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Théorie des hybrides (JF Gayraud)

Jean-François Gayraud s’est fait connaître par son analyse de la criminalité du capitalisme, avec notamment un remarquable ouvrage sur « Le nouveau capitalisme criminel » (Odile Jacob, 2014). Il poursuit son œuvre en reprenant une approche similaire, celle de l’accord des contraires, mais cette fois-ci dans un contexte très différent : il évoque la convergence voire la fusion entre la criminalité et les luttes politiques, souvent terroristes. Il désigne ce phénomène sous le nom de « Théorie des hybrides » qui justifie le nom de l’ouvrage. (NB : Fiche de lecture publiée dans le numéro de janvier de la RDN)

Celui-ci est articulé en sept chapitres de taille inégalée, augmentés d’un important appareil de notes (plus de 35 pages) et de 3 annexes. Les trois premiers chapitres décrivent le phénomène et tentent de le conceptualiser, quand les quatre derniers, rassemblés sous une partie intitulée « Géopolitique de l’hybridation », visent à appliquer la théorie à une série de cas.

Le propos central du livre consiste à dire que les catégories que nous croyons étanches, celle du criminel et celle du terrorisme, ne le sont en fait plus et qu’il’ y a convergence voire fusion. Un criminel va de plus en plus utiliser des motifs politiques pour camoufler ses méfaits, un terroriste utilisera de plus en plus de pratiques criminelles à la fois par similitude de pratiques (clandestinité, hors la loi) que pour des raisons de financement opaque. Dès lors, notre approche traditionnelle n’est plus valide et explique pourquoi nous échouons à traiter ces phénomènes : nous n’en voyons qu’une partie, abandonnant à d’autres ce que nous croyons leur appartenir et ignorant une vision globale qui seule permettrait de traiter le problème.

De multiples exemples viennent ainsi appuyer la démonstration : que ce soit les zones peu contrôlées (Sahara, Sahel) ou des Etats fragiles ou faillis ou corrompus (piraterie somalienne, Mexique des cartels, trois frontières d’Amérique du sud, Asie centrale, sans même parler des multiples zones désagrégées du Moyen-Orient), partout on observe la même convergence : des criminalités organisées deviennent des problèmes politiques, voulant maîtriser des territoires à l’abri de l’autorité d’Etats défaillants ; ou des groupes soi-disant terroristes sont fondés principalement sur des moyens criminels.

Le propos est convaincant, appuyé de nombreuses références et décrit les caractéristiques du nouvel environnement chaotique. Chacun sait que le monde westphalien n’est plus aussi dominant et que les frontières s’effacent. Mais elles ne s’effacent pas qu’entre territoires, elle s’effacent aussi entre catégories : intérieur et extérieur, défense et sécurité, criminalité et terrorisme, politique et économique, etc. La théorie des hybrides décrit cette hybridation qui est désormais non l’exception, mais le champ commun.

L’ouvrage est convaincant et apporte énormément. On a ainsi apprécié le chapitre 5 sur « le djihadiste en voyou de banlieue » ou encore le chapitre 2 (« L’hybride est l’irrégulier de l’ère du chaos »). Ainsi, au lieu de seulement constater, l’auteur veut théoriser, seul moyen selon lui de trouver les moyens de traiter le monde nouveau.

On a en revanche moins apprécié quelques traitements rapides : ne discuter le concept de « guerre hybride » qu’en une demi-page est pour le moins leste, même si nous sommes par ailleurs nombreux à ne pas avoir été convaincu de la notion lorsqu’elle a été proposée il y a quatre ans : pourtant, elle demeure un concept encore discuté par les spécialistes des relations internationales et de stratégie. De même, n’évoquer le cyberespace qu’en une page et demie est là aussi court, même si les principes y sont. L’auteur semble pressé d’aller à sa conclusion et ne fait que signaler un champ qui ne lui semble pas contradictoire. Enfin, le dernier chapitre sur le Hezbollah semble moins convaincant : en l’espèce, il nous paraît plus s’agir d’un proto-Etat que d’un hybride.

Là est au fond la limite de ce livre stimulant : celui de proposer une théorie générale qui ne laisse pas assez de place à des exceptions. Celles-ci sont-elles encore les buttes témoins de l’ancien monde ou présagent-elles d’autres circonstances ? Autrement dit, l’hybride est-il notre seul horizon ou simplement un horizon dominant ? Il y a là un léger manque de nuances qui affaiblit peut-être la conclusion, même si l’approche est particulièrement utile à la compréhension de l’environnement contemporain.

Jean-François Gayraud, Théorie des hybrides, terrorisme et crime organisé, CNRS éditions, Paris, 2017

O. Kempf

Institutions régionales au Maghreb

Le dernier numéro du Magazine de géopolitique, Conflits, est consacré au Maghreb (n° 20, janvier-mars, disponible en kiosque (ou sur le site ici) pour 9,9 €).. J'ai l'honneur d'y signer un article qui fait le point des différentes institutions maghrébines ou incorporant des États maghrébins. A lire ci-dessous.

Comme beaucoup de régions, le Maghreb est traversé d’institutions internationales : comme souvent désormais, elles sont bien souvent peu pertinentes.

La première est évidement l’Union du Maghreb Arabe (UMA), créée en 1989 et réunissant les cinq Etats du Maghreb. Toutefois, elle n’a suscité aucune avancée concrète et elle reste bloquée à cause du conflit du Sahara Occidental et donc de la dispute entre l’Algérie et le Maroc. Il s’agit finalement de l’organisation sous-régionale africaine qui est la plus bloquée, alors que les cinq pays ont déjà une civilisation en commun et qu’une intégration économique régionale permettrait un développement important de la zone. Il faut citer l’ONU, présente dans la zone au travers de la MINURSO au Sahara occidental mais aussi de son rôle en Libye.

Institutions arabo-musulmanes

Les pays du Maghreb partagent énormément de fondements culturels et civilisationnels. Pourtant, aucune des institutions du monde arabo-musulman ne leur a donné réellement satisfaction pour développer leurs échanges.

Les cinq pays maghrébins sont membres de la Ligue arabe, qui a été créée en 1945. La Libye rejoint l’organisation en 1953, la Tunisie et le Maroc dès 1958 à la fin du protectorat, l’Algérie en 1962 dès son indépendance, la Mauritanie enfin en 1973. Il ne faut pas méconnaître cependant le sentiment de supériorité des pays du Machrek envers ceux du Maghreb, même si le siège de la Ligue a été installé à Tunis de 1979 à 1990. Si le panarabisme a eu un rôle politique important au cours de la Guerre froide, il est aujourd’hui en panne, les pays arabes peinant à trouver des convergences politiques.

Aussi quelques pays signent en 2001 l’accord d’Agadir (Égypte, Jordanie, Maroc et Tunisie, rejoints par Liban et Palestine en 2016) qui crée une zone de libre-échange arabe. Il entre en vigueur en 2007 et est soutenu par l’UE. Cependant, des difficultés demeurent et il peine à croître. Il s’agit d’une version réduite du Conseil de l’unité économique arabe, créée en 1957 dans le cadre de la Ligue arabe et qui n’a pas donné de résultats. L’organisation de la coopération islamique (OCI) a été créée en 1969 à l’instigation de l’Arabie Saoudite. Les 5 pays maghrébins en sont membres fondateurs. Toutefois, cette organisation religieuse mais aussi politique et culturelle n’est pas un grand cadre de coopération intra-maghrébine

Institutions méditerranéo-européennes

Les pays du Maghreb se sont d’abord tournés vers le nord de la Méditerranée et notamment les pays européens. Les anciennes puissances coloniales de la zone (Espagne, France, Italie) conservent en effet de profonds intérêts. Mais au-delà des nombreux accords bilatéraux, les initiatives institutionnelles donnent peu satisfaction.

Le partenariat Euromed, ou processus de Barcelone, a été créé en 1995 et inclut un certain nombre de pays méditerranéens, dont Algérie, Maroc et Tunisie, ainsi que la Mauritanie depuis 2007 (la Libye a un statut d’observateur). Il constitue le volet méditerranéen de la politique européenne de voisinage (PEV). L’UE distribue ainsi quelques aides financières aux pays bénéficiant d’un statut avancé (Maroc et Tunisie). Le processus de Barcelone a été « renforcé » à partir de 2008 avec la création de l’Union pour la Méditerranée, réunissant tous les pays de l’UE et les pays riverains (la Libye est observateur). Un certain nombre de programmes sont labellisés (transport, énergie, économie bleue, etc…) mais il est à la fois très institutionnel et peu centré sur les problématiques particulières du Maghreb.

Pour justement se concentrer sur la Méditerranée occidentale, les cinq pays de l’UMA ainsi que les cinq riverains du nord (Espagne, France, Italie, Malte, Portugal) créent en 1990 le dialogue 5+5. Les conversations régulières portent sur des sujets sectoriels (intérieur, transports, défense, migrations, finance, enseignement…). Là encore, il s’agit de rencontres formelles avec peu d’effets concrets.

Le dialogue méditerranéen est le partenariat de l’Alliance atlantique dédié « au sud » : y participent l’Algérie, le Maroc, la Mauritanie et la Tunisie (ainsi que d’autres pays du pourtour : Égypte, Israël, Jordanie). Créé en 1995 (l’Algérie ne l’a rejoint qu’en 2000), il n’a pas instauré une dynamique collective et les quelques actions sont principalement bilatérales (OTAN + 1).

Institutions africaines

C’est pourquoi on observe une sorte de mouvement vers l’Afrique. Les cinq sont membres de l’Union Africaine, maintenant que le Maroc à rejoint l’organisation en 2017, après l’avoir quittée en 1984. Le plus intéressant demeure pourtant la question des organisations sous-régionales. Ainsi de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) créée en 1975 (PIB de 817 G$, population de 360 Mh). Avec son retour dans l’UA, le Maroc a demandé dès 2017 l’adhésion à la CEDEAO. Celle-ci a donné son accord de principe mais les modalités de détail traînent. La Mauritanie qui en était membre a quitté l’organisation en 2000 mais a signé un accord d’association en 2017. On observe que la constitution d’un grand bloc commercial à l’ouest de l’Afrique constituerait un puissant facteur de développement, une fois la question de la monnaie résolue.

Le Marché commun de l'Afrique orientale et australe aussi connu sous son acronyme anglais COMESA, a été fondé en 1994 et inclut depuis 2005 la Libye et 2018 la Tunisie (des négociations sont en cours avec l’Algérie). Il s’agit d’un marché commun (677 G$ et 475 Mh). Pour mémoire, citons la Communauté des États sahélo-sahariens (CEN-SAD) a été créée en 1998. Elle comprend 29 États dont les pays maghrébins sauf l’Algérie. Elle a pour ambition d’établir une union économique globale mais aussi de développer les réseaux de transport. On voit ainsi se constituer des blocs sud-sud. Alors que l’histoire et la géographie militent pour une intégration latérale entre les cinq pays du Maghreb, le blocage de l’UMA et une certaine négligence européenne incitent les États maghrébins à développer des stratégies autonomes, principalement en direction du sud, avec un satellite occidental (Maroc et Mauritanie vers la CEDEAO) et un autre oriental (Libye et Tunisie vers la COMESA). Les stratégies sont d’abord économiques mais aussi sécuritaires (notamment le sujet de la coopération sur la question des migrations : on rappelle ici que la Mauritanie appartient au G5 Sahel). L’Algérie reste un peu isolée dans ce mouvement général.

Olivier Kempf dirige la lettre stratégique La Vigie (www.lettrevigie.com). Il a publié « Au cœur de l’islam politique » (UPPR, 2017).

Faire croire et faire douter dans le cyberespace…

Je participerai à une conférence "à trois" le 29 janvier prochain. Elle est organisée par le CSFRS et a pour thème "Faire croire et faire douter dans le cyberespace…: Infox, subversion, cyber-influence". Détails et inscription ICI. Entrée libre mais inscription obligatoire

  • Mardi 29 janvier 2019 - 18:15/20:15
  • ECOLE MILITAIRE / Amphithéâtre DES VALLIERES
  • 1, Place Joffre - 75007 - PARIS

Argument et présentation des thèmes et intervenants ci-dessous.

Avec

  • Olivier KEMPF ; Officier général (2S), docteur en sciences politiques, directeur du cabinet de synthèse stratégique La Vigie, spécialiste des questions de stratégie cyber et digitale.
  • François-Bernard HUYGHE ; Docteur en Sciences Politiques, médiologue, directeur de recherche à l’IRIS, enseignant, spécialisé sur la communication, la cyberstratégie et l’intelligence économique, responsable de l’Observatoire Géostratégique de l’Information.
  • Nicolas MAZZUCHI ; Docteur en géographie économique, chargé de recherche à la FRS sur les questions énergétiques, de matières premières et de cyberstratégie
  • Modérateur / Général (2S) Paul CESARI Conseiller militaire du CSFRS

Le cyberespace couvre trois couches : physique (les matériels), logique (les logiciels) et sémantique (l’information qui circulent dans le cyberespace). La couche sémantique est absolument déterminante. Elle constitue à la fois le champ et l’objectif final ou se déploient des stratégies destinées à « faire croire » et « faire douter », au travers d’attaques de types fake news ou infox, d'influence, de subversion, de propagande…

Parmi les 100 de la cybersécurité

Je suis très flatté et honoré d'avoir été distingué par L'usine nouvelle comme faisant partie des 100 de la cybersécurité en France.

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O. Kempf

Interventions radio (cyber Europe, Huawei)

J'ai donné deux entretiens radio ces derniers jours.

L'un à Euradio, où j'évoque le cyber, l'UE, la question des alliances : un long format de 15 mn, en ligne le 28 janvier dernier.

Ici

L'autre à France Culture, à la suite des ripostes américaines envers Huawei, dans le journal de 12h30 du 29 janvier (2mn).

Bonne écoute

O. Kempf

Biblio 2018

Bien, je viens de terminer la mise à jour de ma bibliographie. Voici l'extrait pour 2018, pour ceux que cela intéresse.

Source

O. Kempf

Contribution à des ouvrages collectifs

  • Préface de Cyber et drones, par Panpi Etchevary, Economica, 2018.
  • « Ville connectée, données massives et algorithmes prédictifs », avec Thierry Berthier, in Biase, A., Ottaviano, N., Zaza, O. (dir.), (2018), Digital Polis. La ville face au numérique : enjeux urbains conjugués au futur, Paris : L’œil d'or (collection critiques & cités).

La Vigie

  • Publication d’un article bimensuel dans La Vigie (www.lettrevigie.com), lettre d’analyse stratégique.

Publications

  • « Supprimer le liquide ? », Conflits, n° 19, octobre-décembre 2018
  • « Le nucléaire militaire français dans un nouveau contexte stratégique », Politique étrangère, 3/18, Automne 2018.
  • « La France face au numérique : une souveraineté rénovée ? », Revue internationale et stratégique, n° 10, été 2018.
  • « La dépendance numérique, source de fragilité », Perspective méditerranéennes (Maroc), été 2018.
  • « Le nouvel âge des cyberconflits », Conflits n° 18, juillet septembre 2018.
  • « « Cyber and digital transformation », Cybersecurity Trends, Avril 2018.
  • « Des différences entre la cybersécurité et la transformation digitale », Stratégiques, n° 117, été 2018.
  • « La blockchain est-elle un tournant stratégique ? », Revue Défense Nationale, Tribune n° 1011, juin 2019. Lien.
  • « La strategia che non c’è », Limes, n° 3/18, mars 2018.
  • « Giu le mani dalla force de frappe », Limes, n° 3/18, mars 2018.
  • Quel débat stratégique en France en 2018 ?

Tenue régulière du blog www.egeablog.net

Recensions

  • B. Liddle Hart, « La vie du colonel Lawrence » (Economica), RDN, avril 2018.

Colloques

  • Symposium cyber : « EU direct workshop », German Marshall Fund et Stiftung Neue Antwortung, Washington, 16 et 17 décembre 2018.
  • MEDays 2018, Institut Amadeus, 2018, Tanger, intervention sur « A l’ère de la disruption et de l’accélération digitale : est-ce la fin des stratégies ? », Tanger, 8 novembre 2018.
  • Colloque « Centenaire de la Première Guerre mondiale », modération table ronde « La France et le Maroc au cours de la Première Guerre mondiale », Institut Charles de Gaulle, 25 octobre 2018.
  • Forum économique rhodanien, Séminaire « Transformation digitale et impact sociétal, Divonne les bains, 21 septembre 2018.
  • NOVAQ, Festival de l’innovation, Table ronde cyber, 14 septembre 2018, Bordeaux.
  • Forum de la Gouvernance de l’Internet, Paris, 5 juillet 20018, intervention sur « Cyber et transformation digitale ».
  • CREOGN, atelier de recherche de la Gendarmerie, « Blockchain, sécurité absolue ? », Paris, 27 juin 2018.
  • FRS, journée d’études sur l’Internet des Objets, Paris, 15 mai 2018.
  • 9ème Festival international de géopolitique, conférence sur « Les relations entre l’Allemagne et les Etats-Unis », Grenoble, 17 mars 2018, vidéo.
  • Forum de sécurité de Marrakech, 9 et 10 février 2018, intervention sur « L’ennemi ? la piraterie du désert ».

Médias

  • Entretien à « Un jour dans le monde » (France Inter, Fabienne Sintes) le 8 octobre 2018 : attaques cyber.
  • Géopolitique du cyberespace, entretien audio pour Conflits, 29 juillet 2018.
  • Interventions autour du sommet de l’OTAN :
  • • Le11 juillet sur Radio Vatican (voir interview ici) et au journal de 13h00 de RFI.
  • • Le jeudi 12 juillet dans l’émission Les Décrypteurs présentée par Vincent Roux et diffusée en direct sur la home du figaro.fr , de 11h00 à 11h50. Puis à 14h00 sur France 24, Enfin à 18h45 sur LCI, avec Patrick Chêne et D. Cohn-Bendit
  • Entretien (6 pages) donné à Communication et influence, mai 2018 notamment sur les liens entre cyberconflictualité et guerre économique. Téléchargement.
  • Entretien donné le 4 mai 2018 à la RTS sur « La France et ses outremers », lien vers audio.
  • Entretien donné à RFI le 28 mars 2018 sur l’expulsion de diplomates russes par l’OTAN, mp3.
  • Entretien sur France 24 à propos de l’avancement de l’horloge de la fin du monde. 2 février 2018

Cours et encadrement

  • Grenoble Ecole de management , M1, cours sur « Internet et les enjeux de la mondialisation », mars juin 2018 (24 h).

France et Italie

Je participerai au festival de géopolitique organisé par la revue italienne Limes, ce weekend à Gênes.

Quelques éléments pour comprendre :

J'y évoquerai les difficiles relations entre la France et l'Italie. Sujet d'actualité, direz-vous ? Oui, mais nous avions décidé de ce sujet, avec Lucio Caracciolo, l'été dernier lors de son passage à Paris, alors que nos constations déjà qu'il y avait de la friture sur la ligne. Les récents événements n'ont fait que rendre visible ce qui était déjà patent pour qui savait observer.

Mon intervention aura trois thèmes successifs :

  • des histoires de politique intérieure (des deux côtés des Alpes)
  • une histoire paradoxalement européenne
  • des réalités géopolitiques bien plus profondes et finalement inquiétantes

O. Kempf

Lundis de la cybersécurité : alliances et cyberespace (18 mars)

Je participerai lundi soir prochain 18 mars (18h30-20h30) aux lundis de la cybersécurité, organisés par l'ami Gérard Peliks et le cercle d'intelligence économique du MEDEF.

Dans le cadre des "Lundi de la cybersécurité" organisés par le Cercle d'Intelligence économique du Medef Hauts-de-Seine, avec ParisTech Entrepreneurs à Télécom ParisTech

Venez assister à l'événement autour du thème : Les alliances dans le cyberespace

Lundi 18 mars 2019 de 18h30 à 20h30, accueil à partir de 18h00

Dans le cyberespace, les États ne comptent pas de vrais amis, seulement des alliés très souvent provisoires, et plus souvent d'autres États dont les intérêts stratégiques ou commerciaux peuvent entrer en concurrence directe. L'espionnage, par des moyens numériques, jusqu'au plus haut niveau, est une pratique courante. Mais tout est feutré jusqu'à ce qu'un média bien informé révèle ces actions inamicales. Parfois même un Etat envoie de fausses informations sur son rival, souvent au moment d'élections, voire essaie de saboter ses infrastructures vitales.

Comment peut-on risquer de toucher une confiance qui est jugée dispensable pour le fonctionnement normal d'une alliance, qu'elle soit bilatérale ou multilatérale ? Comment une telle alliance peut-elle survivre à de tels événements ? Y a-t-il des alliances spécifiques au cyberespace, ou des modalités particulières à ce milieu ?

Nous essaierons de répondre à ces questions le 18 mars 18h30 avec le général (2S) Olivier Kempf.

Lieu : Télécom ParisTech, amphi B310 46, rue Barrault - 75013 M° Corvisart ou Glacière, ligne 6 Participation gratuite

Inscription obligatoire par mail, voir en : http://www.medef92.fr/fr/evenement/lundi-de-lintelligence-economique-ie-4

Nous vous signalons également un autre évènement sur la cybersécurité : les GS Days, le mardi 2 avril, espace St Martin Paris 3e. Voir en https://www.gsdays.fr/

Des fins de l'alliance à la fin de l'alliance ?

Viens de paraître, dans le dernier "Cahiers de l'IDRP", un de mes derniers articles sur l'Alliance atlantique, à la suite notamment des dernières sorties de Trump au début de l'année. Cela s'intitule :

Des fins de l'alliance à la fin de l'alliance ?

Je le reproduis ci-dessous (10 pages quand même).

O. kempf

Des fins de l’Alliance à la fin de l’Alliance ?

Fin de l’Alliance : deux questions se cachent sous cette expression. Celle de la finalité de l’Alliance atlantique, celle également de sa disparition. Or, il faut répondre à la première question pour pouvoir répondre à la seconde. La grande nouveauté tient à ce que plus que jamais, pour la première fois peut-être, il faille poser sérieusement ces questions. Souvent, les apprentis chercheurs intitulent un de leurs premiers articles en disant du sujet qu’il est « à la croisée des chemins ». Cela permet à la fois de problématiser leur texte mais aussi d’en manifester la supposée importance. Ce tic de langage fait sourire avec indulgence les auteurs plus chevronnés. Il est pourtant aujourd’hui pertinent pour décrire l’Alliance atlantique et les défis auxquels elle est confrontée.

En effet, les raisons traditionnelles de l’Alliance sont aujourd’hui moins assurées que par le passé. L’ordre occidental du monde est remis en cause et les voisinages européens, à l’est ou au sud, peinent à justifier pleinement l’Alliance. Les craquements s’accumulent (Brexit, question turque) ; surtout, Donald Trump semble tout sauf convaincu de la nécessité de l’Alliance. Or, un retrait américain signifierait la fin de celle-ci. Le seul fait d’énoncer cette possibilité constitue une nouveauté stratégique unique dans l’histoire de l’Alliance.

L’ordre occidental du monde

Celle-ci, nous l’avons suffisamment écrit par ailleurs , perpétuait un héritage. Ce fut sa fonction au cours de l’après-Guerre froide, décidée finalement très tôt, dès 1991-1992, sans d’ailleurs que la nouvelle finalité fût énoncée avec précision. On savait que pendant la Guerre froide, l’Alliance servait à « exclure les Soviétiques, inclure les Américains et soumettre les Allemands », selon le mot du premier secrétaire général, lord Ismay. Cette Guerre froide « gagnée », du moins dans l’esprit des vainqueurs, l’Alliance devenait le lieu d’un certain Occident, siège de la démocratie libérale triomphante, à l’époque perçue comme la « fin de l’histoire ». Le livre éponyme de Fukuyama paraît d’ailleurs en 1992 et constitue finalement le programme de l’Alliance rénovée qui traversera les 25 années suivantes avec de petits soubresauts mais aucun accident majeur qui remette en cause le programme.

Petits soubresauts ? Le lecteur nous trouvera bien négligent envers des événements qui ont agité la vie de l’Alliance au cours de ces presque trois décennies : guerre dans les Balkans, élargissement, affaire kosovare, attentats du 11 septembre, affaire d’Irak, intervention en Afghanistan, opération en Libye ont été incontestablement des moments importants dans la vie de l’Alliance d’après la Guerre froide. Rien cependant qui remette profondément en cause l’accord sur l’essentiel, à savoir la domination de cet « Occident » sur la marche du monde . L’Alliance restait le lieu principal où les puissances dominantes, assemblées autour (derrière ?) les États-Unis, perpétuaient un certain ordre du monde qui avait été initié par la deuxième vague de colonisation de la terre, au milieu du XIXe siècle . L’Europe l’avait lancée, l’Amérique l’avait poursuivie, les deux s’étaient unies à la sortie de la Seconde Guerre mondiale et rien, vraiment rien ne devait mettre en cause cet « ordre du monde », même si les Européens suivaient de loin la puissance globale que demeuraient les États-Unis.

Aussi l’OTAN noua-t-elle de multiples partenariats hors d’Europe (par ordre d’apparition : Partenariat pour la Paix, Dialogue méditerranéen, Initiative de coopération d’Istamboul, Partenaires à travers le monde), du Maroc au Kazakhstan, des Émirats au Japon, de la Colombie à la Mongolie. Que ces structures soient le plus souvent des coquilles creuses importait peu : elles manifestaient la présence au monde des alliés et donc l’entretien d’un regard sur le monde, sous entendant une domination du monde.

Premiers craquements

De premiers craquements se firent entendre assez tôt, cependant : la crise boursière de 2008 n’eut pas d’effets directs même si elle révélait la fragilité du système tel qu’il avait évolué. Sous couvert de mondialisation, le système capitaliste avait muté et s’était éloigné des fameuses valeurs fondatrices de l’Alliance , énoncées dans le bref préambule du Traité de 1949. Mais on ne s’en était guère rendu compte, à l’époque. Les révoltes arabes en 2011 ou l’affaire ukrainienne à partir de 2014 apparurent comme de nouvelles crises, pouvant être gérées comme les précédentes (Balkans, Irak, Afghanistan). Bientôt pourtant, les attentats en Europe puis la crise des réfugiés montrèrent qu’une polycrise affectait l’Europe.

Simultanément, des puissances différentes remettaient en cause l’ordre du monde tel qu’il était, refusant l’ancienne domination d’autant plus vivement que la supériorité de l’Occident apparaissait moins évidente, dans tous les ordres : militaire (puisque l’Amérique en guerre n’avait pas réussi à produire des succès stratégiques probants malgré l’énormité des moyens mis en œuvre), économique (la croissance était le fait des puissances émergentes, quand l’Amérique se noyait sous ses déficits et l’Europe n’arrivait pas à rebondir), politique (l’Occident forçant régulièrement les délibérations du Conseil de sécurité voire s’en passant sans vergogne, sans même parler d’un goût prononcé et irréfléchi pour les changements de régime) et surtout morale (Abou Ghraib et Guantanamo demeurant des taches qu’on ne peut plus appeler des accidents). Aussi, Chine et Russie poussaient leurs pions, profitant plus des faiblesses de l’Occident que de leurs propres forces, habilement mobilisées cependant. Elles obtenaient des succès au point qu’on les désigna de « puissances révisionnistes », expression curieuse par ses sous-entendus mais finalement exacte : oui, ces puissances poussaient à la révision d’un certain ordre du monde.

Cela suffit-il à penser à la fin de l’Alliance ? Il faut rester prudent. Le Saint Empire, fondé par Charlemagne vers l’an 800, disparu officiellement en 1806 sur décision de Napoléon, même si son rôle politique en Europe avait cessé depuis plus de deux siècles. Une structure peut se perpétuer, cela ne signifie pas pour autant qu’elle conserve un rôle moteur dans l’histoire. En fait, l’Alliance pourrait survivre à ces défis. À ceci près que les évolutions de la Grande-Bretagne, de la Turquie et des États-Unis constituent des défis si profonds qu’ils remettent en cause le programme même de l’Alliance.

Faire comme d’habitude

Bien sûr, les activités se poursuivent et les sommets successifs de ces deux dernières années ont été l’occasion de décisions que, comme d’habitude, l’on nous a présentées comme exceptionnelles, réagissant à un monde nouveau, etc., reprenant tous les mauvais tics de langage de communicants passés par les mêmes écoles et ne voyant pas que ces mots ne convainquent plus.

Car il faut ici rappeler la distinction profonde (et d’abord française) entre l’Alliance et l’Organisation. En effet il ne s’agit pas de la même chose. L’Alliance est le cercle politique réunissant des puissances, s’associant ensemble dans un but déterminé. À l’origine, se défendre contre les Soviétiques puis, ceux-ci ayant chuté, réunir dans un club transatlantique les deux rives de l’océan « occidental ». L’OTAN, elle, n’est qu’une organisation, une « superstructure » pour reprendre un vieux concept marxiste.

Un outil, à l’origine simple secrétariat, élargi ensuite à une série d’états-majors (la structure de commandement) voire de forces placées sous son contrôle (la structure de forces). Les puissances se réunissent dans le cadre du Conseil de l’Atlantique nord par leurs ambassadeurs permanents, ou par leurs ministres (5 réunions ministérielles par an) voire par leurs chefs d’État et de gouvernement (les fameux sommets de l’Alliance, tous les deux ans). Ces grandes réunions permettent de « prendre des décisions », manifestées dans des communiqués. Or, force est de constater que les « décisions » ne paraissent pas répondre à la situation stratégique. En témoigne la profonde hésitation entre le danger à l’est et le danger au sud.

Face à l’est ?

À l’est, l’Alliance ferait face à la résurgence russe, manifestée par le conflit ukrainien, l’annexion de la Crimée, le conflit dans le Donbass ou de prétendues manifestations de force, ici des manœuvres, là des vols d’avions qui seraient « trop près » des espaces aériens nationaux. Les communiqués dénombrent ainsi le nombre d’interceptions aériennes de chasseurs russes. Il faut ici rappeler qu’une interception n’est pas un acte de combat mais juste une prise en compte visuelle d’un aéronef (civil ou militaire) par un autre aéronef (militaire) ; que la Russie a régulièrement organisée de grandes manœuvres avec des chiffres impressionnants mais gonflés de troupes mobilisées ; que cette activité arrange les deux parties : l’Alliance car cela permet de grossir la menace ; la Russie car cela lui permet de prouver à sa population qu’elle est de retour parmi les grands, favorisant ainsi le soutien populaire au président Poutine.

Les spécialistes remarquent quant à eux que les pratiques russes restent conformes aux pratiques historiques, perpétuant les codes stratégiques établis lors de la Guerre froide (ce qui n’est pas le cas de bien des alliés, dont le nombre est entretemps passé de 16 à 28). Ainsi, quand l’OTAN organise une grande manœuvre alliée dans les pays baltes, les avions russes volent dans l’espace aérien international à proximité, à l’instar de ce qui fut fait pendant 45 ans de Guerre froide. Accessoirement, Moscou peut se poser des questions quand elle observe des avions à capacité duale (c’est-à-dire pouvant porter des bombes nucléaires) décoller des bases de l’OTAN pour aller faire des entraînement à proximité de ses frontières : il s’agit probablement pour les planificateurs alliés d’une coïncidence (la disponibilité technique étant ce qu’elle est, on prend aujourd’hui les avions disponibles là où ils sont), mais elle est au moins une maladresse qui peut être interprétée comme un message hostile par la partie d’en face.

Il ne s’agit pas ici de défendre les Russes. Notons que ceux-ci sont encore très fragiles, économiquement comme socialement, dépendant principalement de la vente d’hydrocarbures et d’un peu de matériel de guerre. Ils détiennent l’arme nucléaire et en maîtrisent la grammaire stratégique (ce qui n’est pas le cas de nombreux Alliés, même si l’Alliance conserve cette utilité essentielle de donner un peu d’éducation nucléaire à de nombreuses nations européennes). Mais ils n’ont absolument pas la capacité d’envahir l’Europe, contrairement à ce que certains font semblant de craindre. Rappelons que la Russie à un budget de défense qui est au dixième du budget des Alliés et que les autres ratios de force (effectif, armement conventionnel, etc.) varient du tiers au quart. Pourtant, ils bénéficient d’un avantage comparatif extrêmement important : l’unité de volonté et un dispositif de décision politico-militaire assez resserré pour produire une véritable efficacité stratégique : ils l’ont prouvé avec talent en Crimée ou en Syrie, réussissant à obtenir des gains stratégiques conséquents avec des moyens somme toute limités. Il n’est point besoin d’inventer des concepts baroques de « guerre hybride » pour expliquer ces succès : juste de noter l’application rigoureuse de quelques principes stratégiques (unité de manœuvre, concentration des efforts, etc.). Autrement dit, la Russie pourrait être un adversaire sérieux mais elle ne justifie pas le discours fourni par certains qui font d’elle un véritable ennemi. Les Russes sont plus forts que l’analyse du rapport de force l’indique, moins forts que beaucoup le fantasment.

Constatons pourtant l’instrumentalisation de cette menace orientale par beaucoup, avec des motifs légitimes d’inquiétude pour certains alliés, plus de duplicité d’autres. Ainsi, les États baltes ou la Pologne sont fort inquiets du voisinage de l’ours russe. L’histoire ne plaide pas pour ce dernier et si Moscou ne tient pas un discours menaçant, son discours de la force peut être interprété comme suffisamment ambigu pour que cela inquiète. D’autres en rajoutent, pour des motifs bien différents : Les Néerlandais (à cause de l’avion de ligne abattu au-dessus du Donbass) ou les Britanniques (ayant besoin de diversion européenne à l’heure du Brexit) sont des exemples qui viennent à l’esprit. Mais il ne s’agit pas seulement de positions structurées de certaines capitales : au fond, tout un écosystème atlantiste, présent dans toutes les capitales et encore très influent, agite la menace russe car cela permet de justifier l’OTAN, mais aussi l’effort de défense, mais aussi la permanence du club transatlantique.

Dès lors, la rhétorique de la menace poursuit un autre objectif : non seulement mobiliser les esprits dans le cadre d’un effort de défense, mais aussi désigner l’ennemi afin de maintenir une cohérence autrement fragilisée. Alors qu’en apparence l’objectif est militaire (maintenir un rapport de forces suffisant face à un adversaire aux moyens sérieux), le dessein est en fait politique : pérenniser l’unité du club qui autrement se déferait, compte tenu d’objectifs contradictoires. Il y aurait alors inversion de la fin et des moyens : l’outil (l’OTAN) était un moyen pour assurer une fin (la défense collective). Désormais, la sauvegarde de l’outil (l’Alliance) devient la fin pour lequel on invoque un nouveau moyen (la défense).

Ou face au sud ?

Mais au cours de la dernière décennie, la question du sud est venue également : il ne s’agissait plus des grosses interventions comme en Afghanistan, mais de la réaction à une mutation du djihadisme. Celui-ci avait attaqué (11 septembre), on s’était défendu et pour l’Alliance, ce fut en servant la FIAS puis la mission Soutien déterminé (Resolute Support Mission, RSM). Mais les révoltes arabes en 2011 suscitèrent deux réactions : d’une part une opération alliée en Libye qui mena au renversement de Kadhafi, laissant place à un chaos local et régional où les djihadistes gagnèrent de l’influence ; mais surtout, la guerre civile en Syrie marquée par l’apparition de l’État Islamique (EI) en Irak et en Syrie. L’EI força les Américains à mettre sur pied une coalition internationale hors OTAN, à la demande du gouvernement de Bagdad, afin de chasser les djihadistes d’Irak. Certains alliés en firent partie, tandis que l’OTAN appuyait mais n’intervenait pas directement dans la zone (l’Alliance a un partenariat avec l’Irak).

Mais ce qui était cantonné dans des zones porches (Maghreb, Proche- et Moyen-Orient) devint uen question beaucoup plus centrale à partir de 2015 avec la question des réfugiés, qui suscita de profondes différences intra européennes, et le retour d’attentats en Europe (France, Belgique, Allemagne et Turquie).

En l’espèce, la difficulté était ailleurs. D’une part, la nature de l’ennemi différait radicalement de ce à quoi l’Alliance était préparée : en effet, celle-ci a construit un outil, l’OTAN, impeccable pour des guerres symétriques et classiques, jusqu’à l’emploi d’armes nucléaires. Autrement dit, un paradigme guerrier qui s’est retrouvé très mal à l’aise avec les nouvelles conditions de la guerre au XXIe siècle. Il y eut avalanche de concepts (guerre contre le terrorisme, Opérations de contre-insurrection - COIN, guerre hybride) mais avec malgré tout un gros éléphant dans la pièce : la puissance militaire traditionnelle avait du mal à gagner ces conflits-là. Et même si personne ne le disait tout haut, les résultats en Irak, en Afghanistan ou en Libye avaient été décevants. On avait certes remporté la première bataille, celle où justement les conditions étaient remplies pour une bataille , mais nous fûmes très mauvais pour gérer la suite et transformer le succès en victoire politique. Si l’Alliance se décidait à désigner l’ennemi djihadiste comme l’ennemi principal, cela posait d’énormes problèmes : non pas seulement le fait d’organiser deux dispositifs dans des directions différentes, mais surtout de devoir trouver un nouveau paradigme adapté aux nouvelles conditions conflictuelles. L’expérience montrait qu’on ne savait pas trop comment faire et qu’en tout cas, cela induirait une très profonde remise en cause de la superstructure habituelle, héritée du XXe siècle. Elle était peut-être inadaptée mais si confortable, comparée au coût de l’effort à fournir pour une véritable transformation en profondeur.

À cela s’ajoutèrent d’autres considérations plus nationales. Tout d’abord, les tenants de la menace à l’est voyaient d’un très mauvais œil la concurrence de cette menace alternative, d’autant plus qu’elle faisait beaucoup plus de morts en Europe (plusieurs centaines en 2015), à la différence de l’ennemi russe. Surtout, les pays du front méridional avaient des intérêts divergents : Turcs, Grecs, Italiens ou Français n’avaient pas le même point de vue, sans même parler de certains cercles américains interventionnistes qui se chamaillaient avec d’autres cercles de l’établissement washingtonien. Certains préféraient au fond garder cette question du sud sous leur propre contrôle pour éviter d’avoir à partager trop de choses avec les Alliés. En Irak, la coalition suffisait tandis qu’en Libye, Paris et Rome se faisaient concurrence. Quant aux attentats en Europe, ils mobilisaient plus des responsabilités policières que de défense et donc tenaient à des responsabilités nationales non couvertes par le traité .

Aussi, malgré la pression des événements et le rapprochement de la ligne de conflit (on était passé de l’Afghanistan à la Libye et désormais au sol européen), les communiqués de l’Alliance trouvèrent les mots adéquats pour parler du sud sans prendre de véritables mesures. Mais du coup, comme l’âne de Buridan hésitant entre ses deux seaux et mourant finalement de soif, l’Alliance hésitait entre deux directions stratégiques et ne s’accordait pas sur ses buts réels. Un désaccord latent sur les fins de l’Alliance préexistait aux défis de la seconde moitié de la décennie.

Le grand défi du Brexit

Le Royaume-Uni a décidé, lors d’un référendum de juin 2016, de quitter l’Union Européenne. La procédure a été pleine de péripéties et à l’heure où cet article est écrit, on ne sait toujours pas quel tour prendra finalement l’affaire, entre un retour et un Brexit dur. L’observateur inattentif pourrait penser que cela n’a que peu à voir avec l’Alliance. Les choses sont pourtant plus compliquées car deux questions sous-jacentes sont posées : d’une part, celle de l’avenir du Royaume-Uni (qui pourrait profondément muter voire disparaître stricto sensu), d’autre part la question de l’évolution européenne, notamment sous l’angle de la défense.

Du point de vue intérieur, cela a incité Londres à forcer son enracinement européen alternatif : or, pour beaucoup d’Européen mais surtout d’Américains, l’Alliance est une organisation européenne. Quitter l’UE implique de renforcer sa présence dans l’OTAN, selon une formule également recherchée par Ankara. Ceci explique également le durcissement de Londres envers la Russie : si l’ennemi est menaçant, la nécessité ‘une défense collective est évidente et renforce par là le rôle principal que le Royaume a toujours tenu dans l’Alliance, En effet, Londres a toujours conçu l’OTAN comme un multiplicateur de puissance : elle a peu ou prou réalisé le fantasme que les Français ont eu envers l’UE.

Un Brexit risque de poser d’autres problèmes au Royaume. En effet, en cas de Brexit dur (c’est-à-dire sans accord avec l’UE), il est très probable que cela aurait des conséquences sur la structure même du Royaume : L’Irlande du nord pourrait décider de s’unir à la république d’Irlande tandis que l’Écosse pourrait réclamer un référendum sur l’indépendance qui aurait toutes les chances de réunir une majorité de oui. Cela poserait d’évidents problèmes à ce qui serait alors la moyenne Bretagne puisque ses sous-marins nucléaires sont basés à Faslane, en Écosse, ce qui ne plaît guère aux Écossais . Un Royaume Uni croupion conserverait-il alors (même dans le cas d’un accord sur le nucléaire avec Edimbourg) la place qu’il détient actuellement dans la structure de commandement ? Rien n’est moins sûr.

Du côté européen, beaucoup se sont réjoui in petto du départ britannique. Londres était en effet accusé par beaucoup de bloquer les développements de la défense européenne (ce qu’en France on appelle bizarrement « Europe de la défense », expression ne signifiant rien et qu’il est surtout impossible de traduire). Aussi a-t-on vu certains annoncer les plus importants développements de l’Europe de la défense jamais réalisés. L’emphase a pour limite le ridicule, ce qui a dû échapper à certains commentateurs. Il reste que le départ britannique va paradoxalement renforcer le face-à-face franco-allemand, le moteur étant devenu aujourd’hui un blocage (autre éléphant dans la pièce qu’on ne dit pas trop). Par ailleurs, d’autres Européens ne sont pas du tout partisans d’un renforcement de ce chantier européen, qu’il s’agisse des Polonais ou des Danois, sans même parler des Suédois ou des Finlandais qui discutent ouvertement de rejoindre l’Alliance. Paradoxalement, le départ britannique risque de rendre encore plus visible l’impéritie stratégique européenne.

La question turque.

Si le Brexit a lieu, les Britanniques joueront probablement une stratégie « à la turque ». En effet, depuis une grosse décennie, la Turquie a compris qu’elle ne rejoindrait jamais l’Union Européenne. Par conséquent, elle se raccroche à l’Alliance (plus probablement qu’à l’OTAN) qui demeure une institution « européenne » faisant d’elle un pays européen, et cela quelles que soient ses prises de position politiques ou stratégiques par ailleurs. Ceci explique la contradiction apparente entre des pas de deux avec des adversaires des Occidentaux et le maintien d’Ankara dans le club des alliés atlantiques, même si cela pose évidemment de grosses difficultés à Evère, au siège de l’OTAN. Ainsi, la Turquie a des relations très dégradées avec les États-Unis. Rappelons qu’elle ne leur permit pas de partir d’Anatolie dans la campagne de 2003 contre l’Irak de Saddam Hussein. Mais les différends ont pris un nouveau tour à la suite de deux éléments. Le premier est l’affaire syrienne. La Turquie a joué un jeu compliqué, soutenant tout d’abord un certain nombre de rebelles (plutôt alignés sur les Frères Musulmans) en accord avec les puissances du Golfe, jusqu’à provoquer la Russie, alliée de B. el Hassad. Ils demandèrent alors un soutien allié qui passa par la fourniture de batteries Patriot, à la frontière sud du pays. Cependant, les Américains, constatant que la résistance « indépendante » ne résistait ni aux loyalistes, ni aux djihadistes, firent alliance avec les Kurdes en leur donnant pour mission de les débarrasser de l’État Islamique en Syrie, notamment sur la rive gauche de l’Euphrate (pendant que la coalition s’occupait de l’EI en Irak). Or, les Kurdes syriens (le YPG) sont alliés au PKK turc. Du coup, l’affaire extérieure devenait une affaire intérieure. Pour empêcher la constitution d’une bande kurde tout le long de la frontière avec la Turquie (qui aurait pu servir de base arrière au PKK), la Turquie opéra un changement d’alliance et rejoint la Russie, mais aussi l’Iran : pas tant pour appuyer le gouvernement de Damas que pour entraver les progrès kurdes : ainsi dans la poche d’Afrin, ou sur la rive droite de l’Euphrate.

Pour les Alliés, ce retournement fut dur à avaler d’autant que ni Européens ni Américains ne jouent un quelconque rôle dans le processus d’Astana, mis en place par la Russie pour organiser une solution politique en Syrie. Certains alliés notent par ailleurs que la Turquie est « partenaire de discussion » avec l’Organisation de Coopération de Shangaï depuis 2012, qu’elle envisagea d’acheter du matériel chinois et qu’elle acquiert aussi des S400 russes. Cependant, la décision en décembre 2018 de D. Trump de retirer les troupes américaines de Syrie fut vue par Ankara comme un geste fait en sa faveur.

Le deuxième facteur de crispation, hors du champ opérationnel, fut le coup d’État organisé contre R. Erdogan en 2016. Ankara accusa F. Gülen, à la tête d’une confrérie islamique, d’en être l’instigateur. Or, il demeure aux États-Unis et R. Erdogan accusa à demi-mot les Américains d’avoir sinon soutenu, du moins toléré l’organisation de ce coup d’État. Mais un certain nombre d’officiers turcs, en poste dans l’organisation, demandèrent l’asile politique pour échapper à la répression organisée par le président Erdogan, ce qui suscita un grand malaise dans les pays d’accueil, extrêmement gênés devant la brutalité de la réaction d’Ankara. On le voit, les relations entre Turcs et Américains sont très compliquées et irritantes. Cela rejaillit logiquement sur l’OTAN. Pourtant, malgré toutes ces ambiguïtés, la Turquie demeure dans l’Alliance pour affirmer son caractère occidental.

L’hostilité de Trump

Pourtant, la grande difficulté reste l’arrivée de Trump au pouvoir. Il n’a jamais caché son hostilité à l’Alliance et les hiérarques atlantistes ont donc été horrifiés par ce qu’ils entendaient. Car au fond, D. Trump dit que le roi est nu et que l’ordre du monde habituel ne peut plus continuer comme cela. D’où son mot pendant la campagne : « L’OTAN est obsolète ». Ce n’est pas seulement une question d’argent (même si c’est d’abord une question d’argent) et il ne faut pas se focaliser sur la question des 2 % de PIB à consacrer par chaque allié au budget de défense, conformément aux engagements du sommet de Galles.

Au début, D. Trump était conscient qu’il n’y connaissait pas grand-chose aux affaires stratégiques. Il nomma donc des militaires et des gens de confiance, comme le général Mattis ou Rex Tillerson. Ceux-ci prodiguèrent les paroles apaisantes qui rassurèrent un peu les Européens. Le secrétaire général de l’Alliance fit un déplacement à Washington et Trump déclara que l’OTAN n’était plus obsolète. Au sommet de Bruxelles de juillet 2018, il y eut bien quelques ruptures des convenances diplomatiques de la part du président américain mais finalement, ce fut le soulagement, Trump déclarant même à la fin du sommet que l’OTAN était « bien plus forte » et présentant l’OTAN comme « probablement la plus grande alliance de tous les temps, mais que ce n’était pas juste d’attendre des États-Unis qu’ils paient une telle part des coûts ».

Cependant, D. Trump décida de renouveler son équipe. Ainsi, le général Mattis démissionna en décembre 2018 à la suite de l’annonce par le président du retrait des troupes américaines de Syrie. Il s’attendait à partir effectivement fin février, après une ultime réunion des ministres de la défense mais le président en décida autrement et le poussa vers la sortie au 31 décembre pour le remplacer par Patrick Shanahan, son adjoint au pentagone. Quant à Rex Tillerson, il avait cédé sa place de secrétaire d’État depuis longtemps à Mike Pompeo tandis que le faucon Bolton avait pris la tête du Conseil de sécurité nationale (NSC). M. Pompeo rappelait certes en décembre 2018, lors d’un passage à Paris , son soutien à des « organisations internationales dynamiques, qui respectent la souveraineté nationale, qui accomplissent leurs missions déclarées et qui créent de la valeur pour l’ordre libéral et pour le monde ». « Les Alliés de l’OTAN doivent donc tous œuvrer à la consolidation de ce qui est déjà la plus grande alliance militaire de l’histoire (…) et nos liens historiques doivent perdurer ». Cette dernière remarque signifiait-elle qu’ils pouvaient ne pas durer ? On peut se le demander rétrospectivement.

En effet, dès sa première conférence de presse en 2019, le président américain déclarait : « Je me fiche de l’Europe. (…) Beaucoup de pays ont profité de notre armée. Nous accordons une protection militaire aux pays très riches et ils ne font rien pour nous. Vous pouvez les appeler alliés si vous le souhaitez, , mais nombre de nos alliés profitent de nos contribuables et de notre pays. Nous ne pouvons pas laisser cela se produire. (…) Je veux que l’Europe paye. L’Allemagne paie 1%. Ils devraient payer plus que cela. Ils devraient payer 4% ». Aussi le New-York Times du 15 janvier 2018 titrait que le retrait de l’OTAN était à l’ordre du jour à la Maison Blanche. Selon le journal, il semble que tout au long de 2018, le président en ait eu le désir et l’ait confié à des proches, d’autant qu’il ne voyait pas les alliés (notamment l’Allemagne) augmenter drastiquement leurs budgets de défense.

Il faut prendre D. Trump au sérieux, il fait souvent ce qu’il dit : il s’est retiré de nombre d’accords (accord de libre-échange Asie Pacifique, accord sur le nucléaire iranien, accord de Paris sur le climat, bientôt le traité INF) car il se méfie instinctivement des engagements internationaux des États-Unis. Il n’a aucune affection envers les Européens et une profonde défiance envers l’Allemagne (pour lui, pays leader en Europe) qui profite trop, à ses yeux, de la mondialisation qu’il veut remettre en cause. Comme nombre d’Américains, il assimile l’OTAN à l’Europe et un retrait de l’organisation constitue pour lui le moyen de manifester cette défiance, d’autant qu’il n’est pas du tout sensible à la menace russe (peu importent les raisons) ni à la menace djihadiste (plus exactement, il ne voit pas bien ce que les Américains ont à faire au Moyen-Orient, ce qui explique sa décision de retirer ses troupes de Syrie). On peut d’ailleurs s’attendre à ce qu’une décision prochaine sera le retrait des troupes d’Afghanistan et donc la fin de la Mission RSM, qui est quasiment la dernière mission opérationnelle de l’OTAN.

Il va de soi que les atlantistes historiques et les alliés voient cette possibilité comme absolument horrible tant elle remettrait en cause les cadres mentaux prévalant depuis 70 ans.

Vers la fin de l’alliance ?

Il faut alors revenir à la question d’origine : serions-nous à l’aube d’une fin prévisible de l’Alliance atlantique ? Poser la question est douloureux pour tous les atlantistes. Le simple fait de la poser les gêne car l’intangible devient possible, l’inimaginable devient une hypothèse réaliste. La fin de l’Alliance est désormais une option sur la table, ce qui était impensable et n’avait jamais été expérimenté depuis l’origine.

L’Alliance a bien sûr toujours connu des crises. D’ailleurs, l’Alliance constitue en fait une instance de résolution des crises entre des partenaires : découplage, partage du fardeau, euromissiles, crise yougoslave, attaques du 11 septembre : toutes furent des crises très dures, toutes furent présentées comme « existentielles », « à la croisée des chemins ». Pourtant, toutes portaient sur des questions d’efficacité de l’Alliance : comment faire de l’Alliance l’outil efficace dans la rivalité avec l’ennemi soviétique ? Il s’agissait donc de questions très sérieuses, indubitablement, mais finalement pas « existentielles » au sens où l’existence de l’institution en elle-même aurait été menacée. L’efficacité est moins essentielle que la nécessité.

Voici ce qui change radicalement avec le discours de D. Trump : l’existence de l’institution est en jeu. Car qui imagine que l’Alliance puisse perdurer sans les États-Unis ? Car en dépit de ceux qui en France dénoncent la mainmise américaine sur l’institution, celle-ci n’a été créée que pour encadrer justement, autant que faire se peut, l’engagement des Américains en Europe. Mieux, pour le forcer, après les déceptions de la Première Guerre mondiale (arrivée tardive en 1917, non ratification du traité de Versailles) puis de la Seconde (arrivée là encore tardive, fin 1941). Les Européens l’ont longtemps reproché (discrètement) aux Américains et c’est pourquoi la plupart des Européens (sauf certains Français) sont tout à fait satisfaits de l’existence de l’Alliance et de sa direction par les Américains.

Car l’OTAN n’est puissante que grâce aux capacités américaines (conventionnelles et, rappelons-le, nucléaires, ce qui explique la dénucléarisation de l’Europe hors Royaume-Uni et France) : pour les Européens, il est donc normal que les Américains conduisent le camion qu’ils ont quasiment fabriqué et qui tire le fardeau de la défense de l’Europe. Cela leur permet même de faire des économies, réduisant leurs propres budgets de défense puisque les Américains assurent cette externalité positive. C’est d’ailleurs le principal reproche émis par D. Trump : les Européens et particulièrement les Allemands ne payent pas assez pour leur défense. Notons qu’il ne fait que répéter, en des termes plus crus, ce que déjà Georges Bush Jr et B. Obama avaient dit aux Européens, qui ne l’avaient entendu que d’une oreille discrète. Avec D. Trump, le volume sonore a monté tellement que Européens comme Américains de l’établissement l’entendent. Ils s’en désolent mais surtout, à l’instar d’un fil de tweets de l’ambassadeur Shapiro , ils évaluent les conséquences de l’impensable : ce serait, à coup sûr, un paysage stratégique européen ravagé. Sans aller jusqu’à l’invasion de portions de territoire européens par les Russes (cauchemar immanquablement cité), ils observent l’inéluctable montée des tensions entre pays européens, sans compter l’augmentation très forte des dépenses de défense. On s’intéresse subitement à l’article 13 de l’OTAN (celui qui prévoit les modalités de sortie du traité). Quasiment personne n’imagine réellement qu’un départ des Américains déclenche par magie la construction d’une organisation européenne intégrée de défense, dans le cadre de l’UE. Les tensions actuelles sont aujourd’hui telles entre États-membres, les positions si éloignées que seul le parrain américain a permis à l’ensemble de coexister dans l’Alliance. Il serait d’ailleurs plus que probable que de nombreux États européens chercheront des alliances bilatérales avec Washington, quitte à recréer une mini Alliance (sans l’Allemagne ?).

Conclusion : les fins ou la fin ?

Nous n’en sommes pas encore là. Donald Trump ne pratique pas seulement une « stratégie du fou ». Il ne s’agit pas juste pour lui de « monter les enchères », en homme de poker qu’il est. La grande nouveauté, c’est que chacun de ses partenaires reste persuadé qu’il ne bluffe pas. Il reste qu’implicitement, le président américain pose une question stratégique majeure, que l’on a soigneusement écartée depuis quelques années : à quoi sert l’OTAN ? S’il s’agit de défense commune, qui est défendu ? contre qui ? D. Trump n’est pas persuadé que les États-Unis soient défendus . Il n’est pas non plus persuadé de la menace et donc de l’existence d’un ennemi (sans même évoquer l’hypothèse d’une proximité personnelle avec le système russe). Il constate enfin que les Européens pratiquent allègrement la méthode du passager clandestin, payant peu pour leur défense, envoyant des troupes de façon mesurée sur les différents théâtres d’opération, prenant sur place bien peu de risques opérationnels. Pour lui, « le compte n’y est pas ». C’est un homme d’affaire, habitué aux négociations commerciales et doué par ailleurs d’une intuition vive : non un idéologue, mais un homme qui obéit à ses impulsions, à ce qu’il perçoit comme le sens commun qu’il est intimement persuadé partager avec l’Amérique profonde.

L’OTAN a perdu depuis longtemps sa bonne image outre-Atlantique, ne nous y trompons pas. Si elle ne sert plus, à quoi bon la maintenir ? Voici au fond une logique de destruction créatrice : débarrassons-nous du vieil homme, construisons autre chose. L’Alliance est une vieille dame qui fête cette année ses 70 ans : est-elle trop vieille pour le nouveau siècle ? Le vieux programme de Lord Ismay est bien évidemment inadapté. Il faut certes inclure les Américains, mais il ne s’agit plus de soumettre les Allemands. Quant à exclure les Russes, la question reste ouverte tant une autre approche pourrait être envisageable. À défaut de définir de nouvelles fins, l’Alliance pourrait sinon trouver sa fin.

OK

L'orthodoxie (N. Kazarian)

Sans qu'il soit même besoin de revenir aux thèses de Huntington (que d'ailleurs l'auteur ne mentionne pas !), les récents différends entre le patriarcat de Moscou et celui de Constantinople à propos de la nouvelle église autocéphale de Kiev montrent que l'orthodoxie n'est pas un long fleuve tranquille et qu'elle nécessite de faire le point. C'est l'objet de ce petit livre qui vise à répondre aux questions des curieux de tout type : aussi bien le géopolitologue, comme votre serviteur, que le curieux des religions et des spiritualités.

L'ouvrage est divisé en trois parties : une sur le chemin historique de l'orthodoxie, la deuxième sur le cœur de l'orthodoxie, la troisième sur les rites et le culte. Confessons que cette dernière partie intéressera moins l'amateur de géopolitique, sauf à y trouver quelques repères culturels qui lui seront utiles lors des longues soirées d'hivers sur les bords de la Volga, quand il lui faudra tenir la conversation avec ses hôtes...

Bien évidemment, il lira surtout la première avec la plus grande attention : Évoquant l'église des origines (chap. 1), l'unité de l'empire byzantin (chap. 2), enfin "de la chute de Constantinople à nos jours" (chap. 3), ce parcours historique montrera aussi bien la division entre deux Europe (qui ne peut se résumer au seul schisme de 1054) que la diversité (restons polis) au sein du monde orthodoxe.

La deuxième partie suscitera son intérêt : certes, le chapitre sur la doctrine de l'orthodoxie ou celui sur les pères de l’Église seront éloignés de ses centres d'intérêt, mais le chap. 6 sur la "communion d’Églises" retiendra toute son attention, puisqu'il explique le rapport intime entre diversité et unité du monde orthodoxe, mais aussi les liens entre un certain nationalisme et l'émergence d'églises locales, selon un processus de "fusion ethnoreligieuse". De même, j'ai découvert le rôle des diasporas dans le monde orthodoxe et leur influence sur les Églises mères.

Voici donc un petit livre concis, agréable à lire, pas exclusivement dédié à la géopolitique mais présentant les bases du phénomène étudié. Alors que beaucoup s'attardent sur le retour du religieux dans la géopolitique (on peut toujours reprendre le classique "Géopolitique de l'orthodoxie", écrit par F. Thual en 1993, qui a précédé - et annoncé- le retour du refoulé en Russie, retour qui s'est depuis confirmé), il est tout sauf inutile de creuser un peu les fondements de chaque religion. Ce livre est parfait prou cela assez court pour ne pas se perdre dans des détails, assez précis pour qu'on aille plus loin que Wikipedia.

Nicolas Kazarian, "L'orthodoxie, une introduction", Eyrolles, collection Eyrolles pratique, 175 p. 2019.

O. Kempf

Maïdan in love

La BD peut-elle aborder le genre géopolitique ? On connaît des BD politiques, des BD historiques mais des BD géopolitiques sont plus rares. C'est bien pour cela que cet album attire l'attention et, à la lecture, mérite le détour : car en plus, c'est une bonne BD.

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L'histoire évite surtout le manichéisme qu'on a trop entendu à l'époque dans les médias. C'est d'ailleurs la principale réussite du livre : montrer que tout le monde est un peu dépassé et que les certitudes craquèlent face à la réalité.

Le héros est un apprenti Berkout (CRS ukrainien) qui suit sa petite amie, fille d'ouvrier qui fait des études de sciences politiques et fréquente donc la jeunesse "éclairée" de Kiev. Les émeutes éclatent en 2014 et Bogdan perd la trace d'Oléna. Du coup, il fait tout pour la retrouver, allant jusqu'à la place Maïdan après une série d'aventures haletantes. Une histoire d'amour dans la grande histoire ce qui l'humanise. Bref, le scénario évite d'une part le didactisme, d'autre part la mièvrerie à contre-emploi.

Le rythme y est et l'histoire montre que rien n'est simple, qu'il n'y pas pas des bons contre des méchants (même s'il y a de vrais méchants). De nombreux personnages secondaires viennent enrichir ce portrait général, pour appuyer cette diversité. Le dessin m'a paru original, mélange de ligne claire et d'inspiration américaine (notamment dans le traitement des couleurs, sachant que l'essentiel de la BD se passe de nuit). ON sent qu'il s'est éclaté à rendre le désordre confus de la place Maïdan, qui donne lieu à des scènes épiques et bien rythmées.

Au final, une belle réussite : le deuxième et dernier tome est prévu pour 2020.

Lire aussi : Entretien avec Aurélien Ducoudray, le scénariste.

Aurélien Ducoudray et Christophe Alliel, Maïdan in love, Bamboo, Grand angle, 2019.

O. Kempf

Droits humains et armements (UCO angers)

Je participerai à une master class organisée par l'UCO d'Angers (facultés Théologie/Humanités) dans le cadre du groupe de recherches International network on Peace Studies (Réseau FIUC - Fédération internationale des universités catholiques) avec le soutien de la Chaire Pax Christi France.

Son titre : DROITS HUMAINS ET ARMEMENTS : VERS DE NOUVEAUX DÉFIS ÉTHIQUES (détails)

27-29 mars 2019 amphi Bedouelle | UCO 3 place André Leroy à Angers Inscription angers.uco.fr

Je suis à la troisième journée (demain vendredi) dont voici le programme :

3ème journée - "Nouvelles" armes : cyber et robotique militaire - Matinée | Amphi Bedouelle – Bât. Jeanneteau

9h - 10h | CONFÉRENCE D’OUVERTURE

  • • Brice Erbland (Cabinet du Chef d’état-major de l’Armée de Terre) et Jacques Bordé (Vice-président Pugwash France) : Science et technologie – Utilisations militaires ou pacifiques

10h - 11h | TABLE RONDE 1 : Nouvelles technologies et systèmes d’armes Présidence - François Mabille (Secrétaire général de la FIUC)

  • • Éric Pomes (Juriste, Institut catholique d’Études supérieures - ICES)
  • • Thierry Lorho et Valérie Fert (Mileva) - L’intelligence artificielle
  • • Stéphane Giron (CNAM) - Nouvelles armes et nouvelles technologies
  • • Général Olivier Kempf (G2S) - Les perspectives de cyber-guerre ; nouvel espace de guerre – attaques sur les systèmes d’information

11h – 12h | TABLE RONDE 2 : Discussion : Éthique des conflits et de l’usage des armes Présidence - Marc Finaud (GCSP)

  • • Nadia Elena Vacaru (Faculté de Théologie, Université de Laval)
  • • Hélène Tessier (École d’Études de conflit, Université Saint-Paul)
  • • Philippe Frin (Consultant en droit international, spécialiste des conflits armés)
  • • François Mabille (Secrétaire général de la FIUC)

12h-12h30 | CLÔTURE •* Monseigneur Marc Stenger (Président Pax Christi France) : Conclusions

  • • François Mabille et Dominique Coatanea : Remerciements et lecture du texte du Recteur
  • Vincenzo Buonomo, Université Pontificale Latran
  • • Marc Finaud et Pierre Gueydier : Synthèse

Un no deal probable ?

Allez, un petit billet sur le #Brexit. Pas tellement pour vous expliquer la scène politique anglaise, à laquelle comme vous je ne comprends pas grand chose. Juste pour dire qu'on va encore avoir une surprise et qu'on n'aura rien vu venir.

source

En clair, si on lit la presse française, on comprend que c'est le désordre et que du coup, on va avoir un deuxième référendum et que cette fois, ci, les Anglais vont être raisonnables et voter le remain.

Personne ne note l'intransigeance des Européens qui ont pris la position la plus raide possible, au motif que s'ils négociaient convenablement, cela pourrait inciter d'autres pays à sortir de l'UE. Or, cette raideur exaspère les Anglais, tous partis confondus.

Dès lors, l'imbroglio aux Communes où les solutions alternatives n'apparaissent pas, va conduire à un raidissement général qui va conduire à un no deal. Et là, on va voir tous les commentateurs (notamment européens) être tout surpris, n'ayant encore une fois rien vu venir.

Sans comprendre que la raison de cette sortie brutale ne tient pas seulement à l'égoïsme ou au manque de vision de la classe politique britannique, mais aussi aux mêmes défauts du côté européen.

Enfin, tout le monde annonce une catastrophe, sans remarquer que la croissance britannique est au RDV depuis deux ans, que le taux de chômage est au plus bas, que la City demeure la place financière mondiale et qu'un no deal ne serait pas forcément si mauvais pour les Brits . Et qu'en revanche, une sortie brute du RU risque d'être une très mauvaise nouvelle pour les Européens, et notamment l'Allemagne qui a, cette année, une mauvaise performance. Bref, cette histoire ne va pas forcément aller dans le sens de ce qu'on nous raconte.

Bref, on a été surpris par le vote du Brexit (forcément la faute des Infox), on risque d'être surpris plus encore par le no deal (forcément la faute des autres).

O. Kempf

Le cyber est il un objet des relations internationales ?

Ja participerai samedi 13 avril à la Journée de la Diplomatie, organisée par l'association des politistes de la Sorbonne. J'y évoquerai (de 15h00 à 16h00) le sujet suivant : Le cyber est-il un objet des relations internationales ?

S'inscrire pour venir. Tous les détails ici

Programme ci-dessous

// JOURNÉE DE LA DIPLOMATIE - 3ÈME ÉDITION \\

Vous êtes curieux et intéressé par la diplomatie et les relations internationales ? Pour tous les étudiants désireux de mieux comprendre les enjeux de notre monde actuel, les Politistes Sorbonne, en partenariat avec le Ministère de l’Europe et des Affaires Étrangères, vous invitent à la Journée de la Diplomatie pour sa 3ème édition ! Celle-ci se déroulera le Samedi 13 Avril 2019 de 14h à 18h dans le cadre du programme Quai d’Orsay Hors les Murs. #JDLD

Le programme de l’après-midi :

14h-15h : Conférence Introductive : « Déclin des États, remise en cause de l’ONU, réchauffement climatique… Sommes-nous prêts à entrer dans le nouveau monde ? »

15h15-16h : Deux tables rondes simultanées : « Le cyber est-il un objet des relations internationales ? » « Les relations France-Venezuela dans un contexte de crise économique et politique »

16h15-17h : Deux tables rondes simultanées : « Trois ans après la COP21, une diplomatie verte comme facteur de rassemblement mondial? » « La présence française dans l'Indo-Pacifique et ses enjeux : l'exemple de l'Australie »

Vous pourrez alors échanger directement avec nos intervenants, soit des diplomates ou des chercheurs.

Monuments aux morts

Aujourd'hui il y a des monuments aux morts. Avant, c'étaient des arcs de triomphe...

L'hommage a changé.

Je me faisais ma réflexion du changement de perspective. Rendu visible après la 1ère Guerre mondiale, mais décelable dès la guerre de 1870 avec les premiers monuments aux morts .

Au 19eme siècle, on marqué les batailles de Napoléon, notamment pendant la campagne de France de 1814, et surtout on bâtit l'arc de triomphe de l'étoile vers 1836, donc longtemps après sa mort. C'est le dernier arc de triomphe, alors que les Romains avaient lancé la vogue.

Depuis le 20eme siècle, on ne construit comme monuments commémoratifs que des monuments funéraires, peu importe l'issue de la bataille, victoire ou défaite.

D’ailleurs, un intéressant transfert a eu lieu lorsqu'on plaça le soldat inconnu sous la voûte de l'arc de triomphe de l'étoile.

Plus d'attention aux hommes, moins au succès politique. Effet de la République, d'ailleurs ? Mouvement du temps, plus porté vers l'individu ? Je ne sais....

NB : savez vous qu'il y a quatre arcs de triomphe à Paris : voir ici (source photo d'illustration).

O. Kempf

Vers l'avis de décès de l'Alliance ?

Le dernier numéro de la RDN vient de paraître, avec un beau dossier sur "Relancer la défense de l'Europe" (ici).

J'y signe un article sur "Vers un avis de décès de 'Alliance ?" (ici pour l'aperçu et l'achat). Ci-dessous, les premières lignes... L'Alliance tient sa légitimité et sa crédibilité du lien transatlantique fort entre les Etats-Unis et l'Europe, celle-ci ayant sous-traité sa sécurité à Washington. Or, cette situation stratégiquement confortable est remise en cause par Donald Trump, dont l'intérêt pour l'Europe reste limité et qui s'interroge sur l'utilité de l'Otan.

The legitimacy and credibility of NATO stems from the strong transatlantic link between the United States and Europe, the latter having sub-contracted its security to Washington. Yet this strategically comfortable situation has been called into question by Donald Trump, whose interest in Europe is somewhat limited and who questions the usefulness of NATO.

Les récentes déclarations de Donald Trump, début janvier, ont sonné le tocsin auprès de tous les atlantistes : ainsi, le Président américain continuerait d’envisager de se retirer de l’Alliance atlantique ? Il ne s’agit pas simplement d’une des nombreuses crises d’adaptation de l’Alliance : elles portaient sur l’efficacité. Désormais, la question est celle de la nécessité de l’Alliance – et cela change tout, car l’impensable est devenu une option sur la table.

En effet, les raisons traditionnelles de l’Alliance sont aujourd’hui moins assurées que par le passé. Or, un retrait américain signifierait la fin de l’Alliance. Le seul fait d’énoncer cette possibilité constitue une nouveauté stratégique unique dans l’histoire de l’Alliance.

Sans revenir sur les nombreuses anicroches de la dernière décennie, qu’il s’agisse de la remise en cause de l’ordre occidental du monde, la crise financière de 2008, les affaires ukrainienne ou syrienne, la question des attentats terroristes en Europe, la question des réfugiés, l’Alliance a dû faire face à deux questions politiques majeures : le Brexit et la question turque. Pourtant la déclaration américaine constitue une menace d’une autre nature.

La dalle rouge

Les BD politiques sont un genre difficile. Trop souvent en effet elles récitent une vision de l’histoire ou des événements qui est partiale, puisqu’au service d’une lecture et donc d’un parti-pris. Bref, on y voit rarement de nuances ou d’ambiguïté. Aussi sont-elles souvent décevantes. Tel n’est pas le cas de cet album – à ma surprise, confessons-le.

En effet, tout part de deux auteurs de BD (Thomas Kotlarek et Jef) qui constatent une perte généralisée de sens et du détricotage de structures sociales. Ecoutant Michel Onfray, ils le contactent et celui-ci répond favorablement à leur projet, qui est donc initié avant le début du mouvement des Gilets Jaunes.

C’est d’ailleurs ce qui rend l’album si intéressant. Voici en effet le premier tome d’une pentalogie qui nous emmènera jusqu’à notre environnement. Mais si l’action se passe au présent, les quatre premiers tomes sont organisés en flash-back, d’où le nom de la série « Une histoire de France ».

Le premier tome dont il est question s’organise autour de l’arrestation d’un vidéaste de 30 ans qui a filmé, par hasard et avec un drone, un attentat s’étant déroulé à Lyon. Comme il est anarchiste et que la vidéo a été diffusée sur les réseaux sociaux, on le soupçonne de complicité et il est arrêté, son nom étant soumis à la vindicte populaire. Le volume raconte les efforts de son avocat pour trouver des éléments le disculpant, en allant notamment voir ses grands-parents. Or, ceux-ci ont été des résistants pendant la Deuxième Guerre mondiale.

C’est ici que le livre est le plus convaincant. D’abord, parce que les personnages ne sont pas caricaturaux et que les fêlures, les hésitations, les paradoxes se font jour. On est donc loin de l’habituel tableau de la période où tout est en blanc et noir. Cela est vrai de l’époque, mais aussi des personnages du monde actuel, à l’image de l’avocat, habitué des codes parisiens contemporains, au-delà du germano-pratisme et du boboisme qui relativisent tout en assénant pourtant des hectolitres de moraline : peu à peu, on le sent évoluer. C’est enfin vrai de la résistance telle qu’elle est évoquée, une résistance lyonnaise qui n’est pas celle bien connue de Jean Moulin, mais de la galerie Folklore, autour de personnages comme René Leynaud, Jean Martin, Marcel Michaux et avec la présence d’un Albert Camus qu’on ne savait pas avoir été en ces lieux.

Le dessin est intéressant, travaillé avec pourtant une volonté de ligne claire. J’ai apprécié la composition des scènes. Le rendu des visages est assez déroutant mais convainc peu à peu, notamment dans le très bon travail de rendu des visages à 50 ans d’écart : reconnaître le visage de la fraiche jeune fille dans celui de la grand-mère ridée (idem pour le personnage masculin) constitue une prouesse de dessin rarement vue et ici très bien rendue.

Bref, je me méfiais un peu et en refermant le livre, je suis convaincu. Belle histoire, assez subtile, qui anime une vraie BD et non pas un pamphlet militant.

La dalle rouge, éditions du Lombard.

Transformation digitale : une interview

Le London Speaker Bureau m'a demandé une interview à la fois sur les questions de cyber et de transformation digitale: il était intéressant de relier les deux, c'est si rare. Lien ici, interview ci-dessous.

La chaîne hôtelière Marriott a été récemment victime d’une attaque de piratage qui a causé le vol d’un fichier informatique contenant les données personnelles de 500 millions de clients. Les affaires de piratage informatique à grande échelle font régulièrement la une des journaux. Sommes-nous réellement en mesure de contrer ces cyberattaques ? Sont-elles destinées à s’intensifier ?

Oui, on observe un double phénomène : celui de l’augmentation du nombre d’attaques, mais aussi celui de leur effet puisqu’à la fois elles sont plus évoluées et elles touchent des cibles toujours plus grandes. Malgré leur discrétion, comme la régulation oblige (notamment en Europe) à déclarer ses incidents, notamment touchant les données personnelles, le sujet devient plus visible. Ce qui était autrefois un « secret de famille » devient de notoriété publique, accélérant (heureusement) la prise de conscience du problème. La question de la transformation digitale est aujourd’hui omniprésente dans notre société. Quid de la cybersécurité ? Pensez-vous qu’il y ait une réelle prise de conscience des failles informatiques existantes ?

En fait, la transformation digitale amène toutes les entreprises et organisations à prendre conscience du rôle de leurs données. Pas seulement les données personnelles, mais toutes les données de l’entreprise, ce qui provoque la modification des modèles d’affaire (c’est bien pour cela qu’on parle de transformation). Une des questions collatérales est celle de la maîtrise de la donnée, donc de la protection des données de l’entreprise. De ce point de vue, il y a encore un effort de pédagogie à faire pour que la sécurité des systèmes ne soit pas seulement un problème de spécialistes (le RSSI, la DSI) mais intéresse aussi les autres directions, notamment production, marketing ou finances, qui s’intéressent désormais à la transformation digitale. Bref, l’objectif consiste à conjuguer deux cultures, dans un contexte déstabilisant. Ce n’est à l’évidence pas simple.

Les organisations gouvernementales sont-elles en mesure de faire face aux menaces à la cybersécurité au même titre que les grandes entreprises ou existe-il une course à deux vitesses ?

La différence ne tient pas tellement au secteur (public ou privé) mais plutôt à la taille. J’observe que tous les grands comptes ont des approches très matures et professionnelles, que les organisations de taille intermédiaire se sont saisies du problème mais font évidemment face à une question de moyens, que les petites organisations (par exemple petites villes ou PME) sont souvent désarmées. Mais quelle que soit la taille, tout le monde fait face à une course aux armements, due à l’augmentation de la menace évoquée dans la première question. Des dispositifs existants aujourd’hui auraient été considérés idéaux il y a dix ans et doivent être pourtant améliorés encore et encore…

Vous intervenez en tant que consultant en France et à l’étranger. Selon vous, quelle est la position de la France en termes de compétences en cybersécurité par rapport au reste du monde ?

Sans forfanterie, très bonne. Si on fait la comparaison avec le football, la France fait partie de la première ligue, même si elle ne joue pas le titre, seulement une place européenne. Il y a une véritable prise de conscience et de vrais experts mais évidemment, une limite de ressources, tant financières qu’humaines. Cela étant, la mobilisation des compétences existantes est de bonne qualité et permet à la France de survaloriser ses atouts comparatifs. C’est évidemment en Europe où elle est située en deuxième position, voir première. À l’échelle du monde, on ne se compare évidemment pas aux États-Unis ou à la Chine.

Pouvez-vous nous en dire plus quant au déroulement du processus de transformation numérique de l’armée de Terre ? Quels ont-été les principaux défis auxquels vous avez dû faire face au cours de cette mutation ?

Je me dois de rester discret, ne serait-ce que parce que je ne suis plus aux affaires ! Paradoxalement, une grande facilité a été d’avoir une page blanche et surtout le soutien du numéro un de l’armée de Terre. Du coup, cela aide à vaincre les scepticismes. Car la transformation consiste d’abord à changer les esprits, avant d’être une question de moyens. Bref, il a fallu mener un grand travail de définition du sujet, de conviction, d’identification des premiers projets éclaireurs qui ont permis de répondre à des questions pendantes ; puis de commencer à trouver des relais pour que ce ne soit plus une affaire de petite équipe.

Aujourd’hui, deux projets notamment permettent de répondre aux besoins de l’usager (dans l’armée, c’est le militaire du rang et le cadre de contact) : milistore (une sorte de magasins d’appli dédiées et sécurisées accessibles à partir de mobiles civils) et une appli de gestion des livrets d’instruction, sur l’intranet protégé du Ministère, destiné aux chefs de section. Il demeure deux grands défis (mes successeurs y travaillent) : poursuivre l’articulation avec les besoins de cybersécurité (j’étais également responsable de la politique de cyberdéfense de l’armée de Terre, cela a aidé à conjuguer deux approches en apparence opposées) ; mais aussi « passer à l’échelle », ce qui pose des questions techniques et financières, mais aussi de changement de mentalité et, à terme, de modification de la façon de travailler.

La course à l’innovation s’intensifie et les nouvelles technologies se renouvellent sans cesse. La digitalisation est-il un processus sans fin ?

Oui. La révolution informatique que nous connaissons a débuté il y a une quarantaine d’années avec plusieurs vagues. La première fut celle de l’ordinateur individuel, le PC, au milieu des années 1980. Deuxième vague avec la connexion à Internet, à partir du milieu des années 1990. Puis il y a eu le phénomène 2.0, où l’individu est passé de la consommation de données à la production de données. Puis à la fin des années 2000, il y a eu la prise de conscience de la menace cyber et simultanément l’arrivée de l’IPhone (et la 3G). Ce que nous connaissons depuis cinq ans, la transformation numérique, n’est finalement que la dernière vague de cette révolution, avec l’infonuagique, le Big Data, l’IA, la robotique, la virtualisation…

Cette dernière vague n’est certainement pas la dernière. On ne sait pas quelle sera la prochaine : blockchain, informatique quantique, autre chose ??? Mais on n’a pas fini de bouger, de découvrir, de s’adapter, de changer… La stabilité est une illusion.

Quels sont les leaders qui vous inspirent et pourquoi ?

Je ne vais pas vous citer un héros de la tech, mais plutôt un héros militaire : Leclerc. Ce type-là entre dans la Seconde Guerre mondiale comme capitaine, il en sort général ! Un destin comme au cours des guerres napoléoniennes, un talent fou, et surtout une immense qualité, fondamentale à l’époque mais aussi aujourd’hui : l’initiative. De Gaulle disait de lui : « il a obéi à tous mes ordres, même ceux que je ne lui ai pas donnés ». Autrement dit, il comprenait l’intention de son chef et savait décider au vu des circonstances, dans l’incertitude, assumant donc le risque inhérent à tout destin humain.

C’est une qualité indispensable en temps de transformation ; malheureusement, elle est mal valorisée par les organisations complexes alors qu’elle devient de plus en plus indispensable.

Quelle est votre « citation » favorite ?

« Dux in altium » : avance au large !

Pays du Golfe (S. Boussois)

Voici un livre déconcertant. Au fond, il est mélangé, avec de bonnes choses et quelques unes qui le sont moins. Je n'en suis pas sorti totalement convaincu.

Le titre tout d'abord, qui est finalement assez trompeur. En effet, tout est vu à l'aune de la crise entre l'Arabie Séoudite et le Qatar, déclenchée en 2017. Il s'agit donc moins d'une étude sur les pays du Golfe que sur une crise qataro-séoudienne, qui implique évidemment les autres pays de la péninsule.

Le livre est découpé en une trentaine de courts chapitres, articulés en trois grandes parties : "Aux origines d'une crise", "Une nouvelle guerre froide ?", "D'une crise régionale à une crise mondiale".

La succession de chapitres est finalement assez décousue. Du coup, on se perd un peu à la lecture, sachant que l'appareil de notes est décevant (en plus, reporté à la fin de l'ouvrage, ce qui est profondément agaçant). On n'aperçoit pas de bibliographie ni de carte non plus.

Il reste malgré tout une mine d'informations et de détails qui raviront les spécialistes à l'affut de petites pépites. Mais si l'on cherche un ouvrage de synthèse, permettant un point de situation, il vaut mieux ne pas commencer par cela.

Un autre biais agaçant est le parti-pris de l'auteur, qui charge énormément l'Arabie et se retrouve donc à plaider pour le Qatar. Non pas qu'il faille vouloir établir un équilibre à tout prix, ni même défendre le royaume séoudien et notamment la direction de MBS, qui est comme chacun sait hautement critiquable (brutalité intérieure, interférence au Liban et avec le premier ministre quasi kidnappé, guerre au Yémen, affaire Kashoggi, ... : la liste est longue). Mais du coup, le Qatar est présenté comme un modèle de vertu, ce qui est probablement excessif. Ainsi, le livre de Chesnot et Malbrunot, Nos très chers émirs (ici) n'est pas cité.

Le livre évoque le rôle des Émirats Arabe Unis (on comprend que MBZ est le génie malfaisant derrière MBS) puis très brièvement les autres pays de la région (Oman, Koweït, Barhein). L'Iran ou le Yémen sont rapidement cités, tout comme les États-Unis. Ainsi, l'ouvrage se concentre exclusivement sur une rivalité intra-péninsulaire, ce qui a sa logique mais omet quand même un certain nombre de grands acteurs extérieurs qui auraient mérité une étude plus attentive.

Au final, un livre intéressant, qui vient compléter les connaissances sur un théâtre particulier : encore fait-il avoir des bases assez précises de l'environnement général pour en tirer tout son fruit.

Sébastien Boussois, Pays du Golfe, les dessous d'une crise mondiale, Armand Colin, février 2019, 216 p., 22,9 €. Lien vers l'éditeur

O. Kempf

IA, explicabilité et défense

Près d'un mois sans avoir publié sur ce blog, et je m'en excuse. Pour vous récompenser, l'annonce d'un article paru dans un excellent numéro spécial Intelligence Artificielle, dans la Revue Défense Nationale du mois de mai (n° 80). Il s'intitule"IA, explicabilité et défense" (ici). Je l'ai co-écrit avec Eloïse Berthier, jeune Polytechnicienne, actuellement en thèse d'IA....

Résumé : L’IA est une réalité déjà ancienne mais son champ d’emploi ne cesse de s’élargir et accapare des domaines nouveaux, en particulier pour la défense. L’IA est polymorphe et se retrouve confrontée à un problème d’explicabilité. Pourquoi et comment sont les questions qui se posent pour les applications liées au contexte militaire ?

Abstract : AI is in itself old news but its fields of application never cease to expand and capture new ones, particularly in the defence domain. AI takes on many forms and faces a problem of how it should be described. Why? and how? are the questions to be asked about those applications with a military connection.

Premières lignes ci-dessous.

L’intelligence artificielle (IA) est le concept « numérique » dont on parle le plus depuis ces derniers mois. Les grands noms (Elon Musk, Stephen Hawking) s’en émeuvent, les publicistes en vogue écrivent des livres dessus (Luc Ferry, Laurent Alexandre), le gouvernement appelle une médaille Fields pour écrire un rapport sur le sujet (rapport Villani) : autant dire que tout le monde a entendu parler d’IA, sous les atours les plus flatteurs et les plus inquiétants, d’ailleurs pour la même raison : ce serait capable de tout faire mieux que l’humain.

Il faut bien sûr raison garder et se méfier de ces modes qui animent régulièrement le débat public. Observons au passage qu’il s’agit là d’une résurgence (avec d’autres mots) d’un débat très ancien sur le progrès et son rôle dans nos sociétés humaines : le mythe de Prométhée est antique, lui qui vola le savoir divin pour le donner aux hommes. La tension entre le savoir et la connaissance (voire la sagesse) est une question philosophique classique qui trouve ici de nouveaux atours. Ajoutons le mythe de la créature qui prend le pas sur son créateur : là encore, de Pygmalion à Frankenstein puis Dr Jekyll et Mr Hyde, l’humanité a construit beaucoup de modèles inquiétants : sait-on d’ailleurs que Mary Shelley sous-titra son roman « Le Prométhée moderne » ?

La suite à lire dans la RDN

O. Kempf

L'Algérie, le hirak et la France (La Vigie)

J'ai peu publié sur l'Algérie dans Egéa, même si j'ai toujours suivi attentivement ce qui se passait dans ce pays si proche. C'est pourquoi il est important de vous signaler le récent dossier, en lecture gratuite, que La Vigie consacre au sujet avec son dossier stratégique n° 11 : L'Algérie, le hirak et la France (daté du 30 mai 2019).

En effet, La Vigie suit attentivement le dossier maghrébin depuis de nombreuses années. Au centre du Maghreb et dans une relation ancienne à la France, il y a l’Algérie. Ce pays proche est un thème d’études régulier du Cercle euromaghrébin de La Vigie (CEM : lien) que nous conduisons depuis plus de deux ans. Ce Cercle réunit pour un échange de vues mensuel et informel quelques spécialistes ou experts intéressés par les questions euromaghrébines et par la perspective stratégique de la Méditerranée occidentale. Il va de soi que le Hirak (le mouvement) déclenché en Algérie depuis plusieurs mois a particulièrement mobilisé le CEM, d’autant plus qu’il entretient des contacts multiples avec des acteurs et chercheurs sur place, ce qui lui offre une vue précise de la situation en Algérie.

Aussi, après avoir été relativement discrets jusqu’ici à ce sujet (tout de même : deux lorgnettes du LV 112 et 115, un article du LV 117, un billet sur le site), il nous semble aujourd’hui opportun de faire valoir nos vues sur ce dossier qui intéresse la France au premier chef.

C’est pourquoi les deux rédacteurs habituels de La Vigie se sont associés la compétence et l’autorité du professeur Kader Abderrahim, maître de conférences à Science Po et membre du CEM.

Voici donc un texte à trois voix qui parle surtout de l’Algérie, mais aussi du Maghreb et de la France.

Cliquer ici pour télécharger l'étude au format pdf.

Source image

O. Kempf

Chercheur associé à la FRS

La Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS) m'a fait le très grand honneur de m'accueillir comme chercheur associé. J'y traiterai surtout des questions de cyber mais aussi d'intelligence artificielle et reviendrai vous raconter, en temps utile, les quelques projets que l'on a dans nos cartables.

Lien vers la page de présentation.

O. Kempf

Quel projet pour l'UE ? (parution)

Heureux d’annoncer la parution d’un ouvrage auquel j'ai contribué, ayant proposé un texte sur “L’évolution de l’OTAN : des fins de l’Alliance à la fin de l’Alliance“. Vous trouverez ci-dessous les détails de cet ouvrage et de ses nombreux contributeurs.

QUEL PROJET DEMAIN POUR L’UNION EUROPÉENNE D’AUJOURD’HUI ?

Sous la direction de Pierre Pascallon

« Notre monde est-il au bord du gouffre ? » On a pu montrer que le monde des années 2010-2015 n’était plus celui de « la mondialisation heureuse » (A. Minc) marqué par « la fin de l’Histoire » (F. Fukuyama), mais le monde d’une « mondialisation dure ». Force est de reconnaître que ces dernières années ont confirmé ce désordre grandissant : on en vient à parler de « l’affolement du monde » (Th. Gomart). On ne s’étonnera donc pas qu’à l’heure du redéploiement des cartes de la puissance mondiale, l’Union européenne nous montre aujourd’hui le visage d’un vieux continent en plein doute qui doit à nouveau s’interroger sur ses contenus et finalités, à l’horizon 2030-35.

Ont contribué à cet ouvrage : Ludmila CHERENKO, le général (2S) Etienne COPEL, l’Amiral (2S) Jean DUFOURQ, le Recteur Gérard-François DUMONT, Jean-Claude EMPEREUR, Jean-Marc FERRY, le général (2S) Gilles GALLET, Thierry GARCIN, Pascale JOANNIN, Philippe MOREAU-DEFARGES, le général (2S) Olivier KEMPF, Hartmut MARHOLD, Sylvie MATELLY, Jacques MYARD, Pierre PASCALLON, Charles SAINT-PROT, Jacques SAPIR, Irnério SEMINATORE, Hans STARK, Pierre-Emmanuel THOMANN, Alexandre VAUTRAVERS, le Recteur Charles ZORGBIBE.

Pierre Pascallon est professeur agrégé de faculté. Ancien parlementaire, il anime depuis une vingtaine d’années le Club Participation et Progrès, structure de rencontre ouverte et reconnue dans le paysage français des organismes et des institutions s’ intéressant aux questions de défense et aux problèmes géo-stratégiques.

Avant-propos Introduction générale : l’Europe d’hier à aujourd’hui Partie I : le projet demain, à l’horizon 2030-2035, d’une Union européenne rebâtie dans un vaste ensemble euro-atlantiste I.1) Le projet d’Union européenne dans le cadre, demain, d’un vaste ensemble euro-atlantiste : présentation I.2) Le projet d’Union européenne dans le cadre, demain à l’horizon 2030-2035, d’un vaste ensemble euro-atlantiste : débat Partie II : le projet demain, à l’horizon 2030-2035, d’une Union européenne recentrée sur un petit noyau fédéral ouest-européen II.1) Le projet d’Union européenne dans le cadre, demain, d’un petit noyau fédéral ouest-européen : présentation II.2) Le projet d’Union européenne dans le cadre, demain, d’un petit noyau fédéral ouest-européen : débat

Pour une prélecture : cliquez ici

Le site de l’Harmattan avec lien direct vers l’ouvrage : cliquez ici

Broché – format : 15,5 x 24 cm ISBN : 978-2-343-17407-5 • 12 avril 2019 • 286 pages

Le nouvel équilibre des DSI face à la transformation digitale

Victor Fèvre est un jeune professionnel du secteur de la cybersécurité mais aussi de la transformation digitale. Je suis heureux de l'accueillir. OK

La transformation digitale a révélé que toutes les organisations - publiques ou privées, peu importe leur cœur de métier ou leur business model - étaient concernées par le numérique : paradoxalement, cela a été souvent mal vécu par les directions des systèmes d'informations.

L'irruption des métiers dans ce qui était considéré comme le "pré carré" et le monopole des DSI a rarement été vue d'un bon œil et a plutôt eu tendance à déclencher des réflexes de repli sur soi et de rejet.

La transformation digitale était parfois stigmatisée comme mode, sans chercher à comprendre les mécanismes profonds de cette transformation (le mot digital est accessoire) et la formidable opportunité qu'elle pouvait représenter grâce à une nouvelle approche du numérique.

En effet, le cycle court des métiers en front-office, en prise directe avec les clients et mettant au cœur de la démarche la convivialité de l'expérience utilisateur, n'est pas aisément compatible avec la temporalité plus longue des experts techniques des projets informatiques.

Pourtant, il s'agit bien là de la clé du succès d'une organisation conduisant sa transformation digitale. C'est là où la posture des DSI est en pleine évolution par rapport à la situation d'il y a 2 ou 3 ans.

Aujourd'hui, les DSI se sont réinventées un rôle dans le nouvel équilibre économique et restent régaliennes pour la cybersécurité de leur organisation. La sécurité des systèmes d'information commence de plus en plus à être vécue non plus comme une contrainte, mais bien comme une opportunité "au profit" des organisations.

La vague des rançongiciels de 2017 a marqué les esprits et les PME se sont réellement rendues compte que les cybermenaces n'étaient pas l'apanage de services de renseignement, des militaires ou des OIV. Une cyberagression peut être mesurable et avoir un impact monétaire immédiat.

Ainsi, les DSI peuvent maintenant se positionner en tant que garants d'une cybersécurité considérée comme facteur de réussite et parfaitement indissociable de la transformation numérique de leur organisation. Mieux, elles gagnent en visibilité, en reconnaissance et en importance: ce n'est pas le bastion d'ingénieurs ou d'informaticiens "dans leur monde", mais leur travail est l'affaire de tous. Les DSI deviennent vraiment un acteur incontournable.

La maturité des DSI sur les nouveaux modèles économiques (SaaS, Cloud) augmente notablement et nous pouvons espérer que les entreprises ne s'y précipiteront pas à l'aveugle, mais en ayant bien réfléchi aux avantages qu'un système ou un modèle pouvait apporter à leur SI ou leur produit, tout en prenant les mesures adéquates pour limiter les risques associés.

V. Fèvre

Lune rouge

Je reste attaché à Lefranc, série mineure de Jacques Martin mais qui a été reprise par plusieurs auteurs. Elle est moins réputée que les Blake et Mortimer alors pourtant que la période est la même. DIsons qu'il s'agit là d'une ambiance française, avec moins de tweed mais plus de voitures de sports, et qu'on est plus proche de l'environnement historique quand B&M sont plus distants. Enfin, Lefranc touche plus à l'espionnage quand B&M s'inspire plus de la science fiction.

Évoquons tout de suite les points faibles : un exposé verbeux au cours des trois premières pages, une intrigue un peu poussive et pas très convaincante (Lefranc qui devient un auxiliaire de la CIA pour une opération d'infiltration montée en trois jours) : autrement dit, le scénario peine à convaincre, Corteggiani nous avait habitué à plus de soin. Après, montrer l'alliance spatiale entre la Russie et la Corée du Nord au milieu des années 1950 est quelque chose d'intéressant.... à défaut d'être crédible.

Il reste le dessin qui est très bien troussé, avec un Lefranc qui vieillit : on avait un jeune trentenaire, on sent qu'il est désormais quadra.... J'ai beaucoup apprécié la peine page du site de la fusée, qui rappelle évidemment Objectif lune.

Car voici au fond le grand bonheur de cette BD : ses nombreuses citations de Hergé (Objectif Lune mais aussi L'affaire Tournesol), Blake et Mortimer, voire Buck Danny pour les paysages d'avions dans la jungle.

Autrement dit, ce n'est pas une extraordinaire réussite mais un album plaisant, plus pour les dessins et les citations que pour l'histoire.

Lune rouge (Lefranc, chez Casterman)

O. Kempf

L'avenir de l'OTAN

Vous le savez peut-être, je suis chercheur associé à la FRS. Dans le cadre d'un séminaire tenu l'autre jour à Paris, à l'occasion du 70ème anniversaire de l'OTAN, on m'a demandé quelques mots sur l'avenir de l'OTAN. J'aurais certes pu reprendre ce que j'ai déjà écrit et qui est assez pessimiste (par exemple ici). Je me suis essayé à quelque chose de plus ouvert, sinon optimiste. Vous avez le résultat ci-dessous, en français (et bien sûr en anglais).

source

As you may know, I am an associate researcher at the FRS. At a seminar held the other day in Paris, on the occasion of NATO's 70th anniversary, I was asked to write a few words about the future of NATO. I could certainly have taken what I have already written and which is rather pessimistic (for instance here). I tried something more open, if not optimistic. You have the result below, in French (and of course in English)

Après soixante-dix ans, l’Alliance s’interroge sur son avenir. Certes, l’environnement international est marqué par la montée des risques et la fin de l’ordre mondial auquel nous étions habitués. Mais justement, si la montée des risques devrait favoriser l’OTAN, la remise en cause de l‘ordre mondial la touche également. Voici donc l’Alliance soumise à des mouvements contradictoires.

Ce n’est pas faute de vouloir s’adapter : depuis la fin de la Guerre froide en effet, l’Alliance a passé son temps à se transformer, au point d’ériger cette fonction en commandement stratégique à Norfolk. De même, elle a créé au siège une division des défis de sécurité émergents, qui s’occupent des nouvelles questions : terrorisme, sécurité énergétique, cyber, etc… Enfin, la montée des tensions (et la pression américaine, qui avait d’ailleurs précédé l’arrivée de D. Trump au pouvoir) a suscité une prise de conscience, celle d’accroitre les moyens consacrés à la défense : ce fut l’engagement du sommet de Galles, celui des 2% de PIB consacrés au budget de défense. Les alliés européens s’y dirigent doucement.

Insuffisamment aux yeux du nouveau président américain. Voici en fait une course entre l’impatience budgétaire de ce dernier, qui menace ouvertement de quitter l’Alliance, et le « partage du fardeau », ce qui dans son esprit signifie l’achat croissant de matériels américains. Aux dépens de l’Union européenne. Cela soulève un autre problème : l’Alliance doit conjuguer ce défi stratégique à un autre, celui de l’autonomie européenne. En effet, le raidissement américain suscite une prise de conscience chez nombre d’Européens qui pousse certains à promouvoir une défense européenne. Nous voici revenus au tournant des années 2000, lorsqu’on discutait de la non-duplication. Cette montée en puissance permettrait de soutenir l’autonomie stratégique européenne. Il faudrait alors mieux articuler les deux bras armés, Alliance d’un côté, Défense européenne de l’autre. Est-ce seulement possible, surtout si l’autonomie européenne est conçue par certains comme un moyen de résister à la pression américaine, alors que l’Alliance consiste justement à maintenir les Américains dans la sécurité stratégique européenne ? Le premier objectif de l’alliance reste bien de « keep the Americans in », comme le constatait le premier secrétaire général, lord Ismay.

Pour autant, on peut rester optimiste car ces questions se posent finalement depuis des décennies : le thème du partage du fardeau a émergé dans les années 1960 et l question de l’autonomie européenne depuis les années 1990. Quant au président Donald Trump, chacun commence à décoder ses manières de négociation, toujours brutales, portant très haut les enchères, pour finalement arriver à des deals.

Dans ce cas : Nihil nove sub soli.

  After seventy years, the Alliance is wondering about its future. Admittedly, the international environment is marked by rising risks and the end of the world order to which we were accustomed. But precisely, if the rise in risks should favour NATO, the questioning of the world order also affects it. So the Alliance is subject to contradictory movements.

It is not for lack of willingness to adapt: since the end of the Cold War, indeed, the Alliance has spent its time transforming itself, to the point of establishing this function as a strategic command in Norfolk. Similarly, it has created at NATO HQ a division for emerging security challenges, which deals with new issues: terrorism, energy security, cyber, etc. Finally, the rise of tensions (together with American pressure, which preceded the arrival of D. Trump in power) has raised the awareness of the necessity to increase the resources devoted to defence: this was the commitment of the Wales’ summit, that of the 2% of GDP devoted to the defence budget. The European allies are moving slowly towards it.

Insufficient in the eyes of the new American president. Here is actually a race between the latter's budgetary impatience, which openly threatens to leave the Alliance, and "burden sharing", which in his mind means the increasing purchase of American equipment. At the expense of the European Union. This raises another problem: the Alliance must combine this strategic challenge with another one, that of European autonomy. Indeed, the American stiffening is raising awareness among many Europeans, which is pushing some to promote a European defence. We are back at the beginning of the 2000s, when we were discussing non-duplication. This increase in power would make it possible to support European strategic autonomy. It would then be necessary to better articulate the two armed arms, Alliance on one side and European Defence on the other. Is this only possible, especially if European autonomy is conceived by some as a means of resisting American pressure, whereas the Alliance consists precisely in keeping Americans in European strategic security? The first objective of the alliance remains to "keep the Americans in", as noted by the first Secretary General, Lord Ismay.

Nevertheless, we can remain optimistic because these questions have finally been raised for decades: the theme of burden sharing emerged in the 1960s and the question of European autonomy since the 1990s. As for President Donald Trump, everyone is beginning to decode his ways of negotiating, always brutal, raising the stakes very high, to finally reach deals.

In this case: Nihil nove sub soli.

Olivier Kempf

Quelle Europe dans un monde d'empires ?

Le groupe d'études géopolitiques (GEG) est un cercle de réflexion issu de la rue d'Ulm et résolument pro-européen, mâtiné de beaucoup de culture (je n'ose dire qu'il est élitiste). Adossé à un site, le Grand continent, Il envoie chaque fin de semaine une petite lettre qui est souvent intéressante. La dernière (voir ici) m'a toutefois chagriné. Elle publie en effet la lettre d'un intellectuel italien, Alberto Alemanno, professeur titulaire de la chaire Jean Monnet en droit et politiques publiques européennes à HEC Paris, qui réagissait à un discours récent d'un autre intellectuel, américain celui-là, Tymothy Snyder.

source

Ce dernier, dans un discours prononcé à Vienne le 9 mai dernier, dénonçait "l'un des malentendus les plus prégnants du débat européen : bien plus qu'une union d'États-nations épuisés par des siècles d'affrontement intestins, l'Europe est née de l'effondrement des empires européens. Loin d'avoir précédé l'Europe, l'État-nation est une construction européenne". A. Alemanno réagissait à ce discours dans un long texte publié par GEG.

Or, ce texte me laisse perplexe. Je ne dois pas être très intelligent ni assez cultivé ni possédant assez de connaissances historiques. Mais quand je lis : " Cela signifierait-t-il que c'est l'Union européenne qui a créé l'État-nation européen et non l'inverse ? – C’était ce que je me demandais. C'était pourtant vrai – je le concédais.", j'avoue ne pas comprendre, et encore moins suivre le raisonnement qui me semble spécieux.

L'Union Européenne, juridiquement, date de 1992. Si on remonte à la construction juridique européenne, on va au choix en 1957 (Rome) ou 1951 (CECA). Les États-nations préexistent depuis longtemps, que ce soit en réalité ou même sous la forme d'un accord juridique (le système westphalien). Il me semble donc qu'il y a une antériorité historique d'une forme sur l'autre.

Il reste alors la question de la concurrence entre la forme impériale et la forme étatique : là, pour le coup, on peut tout à fait observer une concomitance historique, sachant que les derniers empires en Europe prennent fin principalement avec la fin de la 1GM et au-delà avec celle de la 2GM (Reich voir URSS). Quant aux empires coloniaux, ils disparaissent concomitamment avec la construction européenne.

Du coup, on pourrait presque émettre l'hypothèse suivante, à rebours de tout ce qui est dit dans votre texte : l'UE est un processus impérial d'un genre nouveau, qui vient renouveler la vieille concurrence entre l’État-nation et l'empire, ce dernier étant traditionnellement construit atour d'une base nationale, ce qui n'est pas le cas dans le cas européen.

Bref, je reste très peu convaincu par le texte du jour.

On se reportera à ce texte de l'an dernier, "Territoire et empire", qui s'interrogeait déjà sur la notion d'empire. Texte que j'avais prévu de compléter par un développement sur l'UE, justement. Signe que cette interrogation demeure pertinente...

O. Kempf

Les Chrétiens dans Al-Andalus (R. Sanchez Saus)

Cet ouvrage est étonnant : j'avais commencé à le feuilleter et je suis tombé dedans, tant il ouvre beaucoup d'horizons et remet des pendules à l'heure. Disons tout de suite que je connais bien mal la géopolitique et l'histoire de l'Espagne et que simultanément, je méfie de beaucoup de propos sur l'islam, tant la plupart me paraissent biaisés : cela fait partie des sujets que l'on peut très difficilement aborder sereinement sans verser dans une approche idéologique.

Ce préambule est nécessaire car il précise d'où je pars : comme beaucoup, j'en étais resté à une vision un peu idyllique de l'al-Andalus musulmane. Bien sûr, les palais de l’Alhambra à Grenade font partie de ce récit mirifique et il est vrai que cette acropole méridionale, tout comme la grande mosquée de Cordoue, manifestent une civilisation raffinée et digne d'estime. C'est pourquoi j'écoutais aussi le discours sur la chrétienté mozarabe, qui aurait été le modèle d'une coexistence harmonieuse entre musulmans et chrétiens dans un régime médiéval : cela démentissait beaucoup de discours sur l'oppression islamique.

Or, ce discours répandu et partagé constitue probablement une construction géopolitique récente car les choses ne se sont pas passées comme cela : c'est tout l'intérêt de ce livre de nous en dresser minutieusement la chronique, avec beaucoup d'érudition. On apprend ainsi que les conquérants étaient beaucoup moins unifiés qu'on se le représente (avec notamment de profondes hostilités entre les Berbères et les Arabes), que le statut de Dhimmi est allé en s'aggravant et que du coup, l'opression sous ses formes les plus diverses aidant, il y a eu un double processus d'assimilation des populations chrétiennes prévalentes, soit par conversion directe, soit par acculturation des Mozarabes.

De même, la chrétienté wisigothique paraît avoir été très divisée ce qui explique probablement non seulement la défaite face au conquérants mais aussi, peut-être, le manque de solidité par éloignement du reste de l'Eglise. On notera d'ailleurs, à la lecture du livre, que les Musulmans d'al-Andalus se sentent eux-mêmes sur une île, à l'autre bout du monde et très éloignés des centres de pouvoir musulmans de l'époque. Au fond, la péninsule est loin des uns et des autres. Comme le dit l'auteur (p. 469), Al Andalus a été tout le temps pétrie de contradictions, entre une soi-disant origine arabe magnifiée et une réalité berbère méprisée et pourtant nécessaire, renforçant le sentiment d'insularité.

D'ailleurs, la reconquête n'interviendra que quand les royaumes du Nord auront rebâti une structure idéologique avec l'appui notamment des clunisiens et des Français, à partir du XIè siècle.. Au fond, ils réussiront à créer une alternative idéologique (réforme grégorienne, féodalité et croisades) nouvelle et non pas à tenter de reprendre une rénovation wisigothique. C'est sous ces conditions qu'ils pourront reprendre la totalité de l'Hispanie.

Au passage, voyons l'évolution des noms : nous avions une Ibérie romaine, puis une Al-Andalus (déformation du mot Atlantide !) et enfin une Hispanie qui donnera notre Espagne.

Mais au-delà de ces précisions historiques qui permettent de mieux comprendre ce qui s'est passé, l'enjeu consiste bien évidemment à déterminer l'identité espagnole. Je sais qu'il faut faire attention à ce mot mais le débat a pris de nos jours une acuité importante à travers l'Europe, puisqu'il s'agit du rapport à l'Autre et des notions associées et contradictoires de multiculturalisme, d'assimilation, de métissage, etc. Dans le cas de l'Espagne, la question a deux traits particuliers : la virulence de l'expression mais aussi l'ancienneté de ce processus. Car au fond, le débat consiste à fixer de quand date l’Espagne ? Du tournant de ce siècle (monarchies constitutionnelles du XIXé s.) ou du fin fond du Moyen-Âge ? Autre risque sous-jacent : critiquer al-Andalus reviendrait à critiquer l'islam... Ce n'est pas anodin puisqu'une partie de l'université espagnole refuse de parler de Reconquista.

Ainsi, il y a beaucoup de mythes et d'idéologies portés par cette question d'al-Andalus et de sa soi-disant tolérance. Constatons qu'elle n'a pas eu lieu, ce qui n'empêche pas qu'elle a des trésors architecturaux qui enchantent encore aujourd’hui le visiteur. Ce n'est pas le premier régime tyrannique qui a laissé de beaux bâtiments. Relever la tyrannie ne signifie pas que "tout était mal" ni non plus que "tout était bien" chez ceux qui ont remplacé les califes de Cordoue. Simplement qu'il est temps de faire oeuvre d'historien en se dégageant des subjectivités idéologiques du temps.

Ce livre y contribue.

Rafael Sanchez Saus, Les Chrétiens dans al-Andalus, de la soumission à l’anéantissement, éditions du Rocher, 527 pages, 24 €.

O. Kempf

Boris Johnson est-il l'homme de la situation ?

Hier, la Deutsche Welle m'a itnerviewé à propos de l'arrivé de Boris Johnson à la primature britannique. Vous trouverez ici l’enregistrement audio de cet entretien.

ICI

O. Kempf

Cryptomonnaie (Morissette et Roulot)

Les vacances arrivent pour beaucoup. Le moment où l'on a du temps et où l'on lit : mais du coup, quelle BD allez-vous lire pendant vos vacances ? Car arrivé sur votre lieu de villégiature, vous allez très vite aller fureter chez votre détaillant de BD habituel. Et pourquoi pas Cryptomonnaie, de D. Morissette-Phan et T. Roulot ? Car voici une BD originale à maints égards et qui vaut le détour.

En effet, les BD traitant du cyberespace sont rares et pas toujours convaincantes. Sympathiques éventuellement, mais ça ne suffit pas. En effet, les auteurs sont confrontés au défi de devoir trouver une intrigue qui tienne la route : pour cela, elle doit obéir aux lois du suspense (parce qu'une BD, ça raconte d'abord une histoire) mais aussi à la cohérence technique du sujet traité. Or, cette dernière caractéristique est particulière au cyberespace et le distingue profondément des BD de SF car celles-ci, malgré leur nom de science, penchent surtout du coté de la fiction. Et l'on ne connaît pas par ailleurs de BD "scientifique".

Or, avec le cyber, la difficulté est double ; cette technologie exige des connaissances réelles qui ne sont pas à portée de tout le public ; et beaucoup des acteurs cyber sont imprégnés de culture BD.

Bref, construire une BD cyber, c'est compliqué, vous l'avez compris.

La BD dont nous parlons aujourd'hui répond à cette exigence. Confessons qu'elle parle de cryptomonnaie et qu'un minimum de culture en la matière n'est pas inutile : sans aller jusqu'à connaître le nom de Sakashi Nakamoto ni les différences entre les protocoles Bitcoin ou Ethereum, il faut savoir quand même qu'il s'agit d'un système sans tiers de confiance qui nécessite de grosses puissances de calcul pour miner la cryptomonnaie. Et puis disons le tout net : Je ne suis pas sûr que Mme Michu regardera cette BD, qui vise un public déjà un peu averti.

Et c'est tant mieux car du coup, l'intrigue est crédible, appuyée sur les deux ressorts de la cryptomonnaie : la technique ... et la crédulité. Et oui, une monnaie moderne est forcément "fiduciaire" : elle ne vaut que ce qu'on croit qu'elle vaut. Dès lors, tout lancement d'une cryptomonnaie suppose une grande mobilisation de marketing pour convaincre les acheteurs d’acquérir la monnaie. Plus il y a d'acheteurs, plus la monnaie vaut. La technique n'est donc pas tout, malgré les discours technolâtres des partisans des cryptomonnaies, il faut aussi de la conviction et de la persuasion : bref, travailler le cerveau humain.

C'est d’ailleurs là-dessus qu'est construite l'intrigue : voici une nouvelle monnaie. Le héros doit-il y croire et y placer toutes ses économies ? Doit-il entrer dans la société pour l'inciter à investir dans son village d'origine, au fin fond du Canada ? A-t-il raison de convaincre ses proches d'accueillir la nouvelle société et de la subventionner ? Doit-il écouter les avertissements méfiants d'un journaliste free-lance ? Et d'ailleurs, qui est à la tête de la société qui lance la cryptomonnaie ? la belle Kristina Orsova ? Volksh ? une bande criminelle ? Bref, un excellent techno-polar (je ne sais si le genre existe mais pour le coup, il vient d'être inventé).

L'auteur (Tristan Roulot) est canadien d'adoption et place donc l'action là-bas, dans une Amérique du nord qui est juste assez décalée par rapport à l'Europe ou aux États-Unis. Quant au dessinateur, Djibril Morissette-Phan, il est Montréalais. J'avoue avoir été particulièrement séduit par son trait qui est d'abord un dessin N&B sur lequel on apporte ensuite de la couleur, celle-ci variant à mesure de l'histoire pour donner des tonalités adaptées aux phases du scénario.

Bref, une belle réussite qui vaut le détour et nous permet, au-delà de la distraction, de réfléchir quand même à ces fichues cryptomonnaies...

Tristan Roulot et Djibril Morissette-Phan, Crytpomonnaie, le futur de l'Argent, Le Lombard, 2019.

O. Kempf

Retour sur l'affaire Legrier

L’affaire Legrier a fait à nouveau parler d’elle en ce creux d’été. En effet, le CEMA a été interrogé à son sujet par la commission de la défense de l’Assemblée et il a eu des mots très fermes à ce sujet (voir ici). D’autres commentateurs se sont crus obligés de commenter, le vernis de leur style cachant mal le vide de leur pensée et leur satisfaction de donner des leçons d’élégance morale et de « j’vous l’avais bien dit ».

Or, cette affaire couvre quatre dimensions, mal isolées par les commentateurs qui confondent souvent tout : Communication, commandement, stratégie et géopolitique sont ainsi les axes de l’affaire (sans même parler de la notion de liberté d’expression, victime collatérale de l’affaire, comme si on n’avait rien appris : mais elle vaudrait à elle seule un développement et elle a déjà été abordée dans ce blog : laissons-la de côté pour l’instant.

Commandement : c’est le principal argument du CEMA et on ne peut ici que lui donner raison. En effet, le colonel Legrier a publié son texte alors qu’il était encore en train de commander son bataillon en opération. Cela pose problème vis-à-vis de ses hommes (ce que relève le CEMA) mais aussi vis-à-vis de la hiérarchie : faut-il rappeler que le commandement consiste dans un double « dialogue » : du haut vers le bas (les ordres) et du bas vers le haut (le compte-rendu). Or, le colonel Legrier a fait part publiquement de ses impressions avant même d’avoir rendu compte (et donc écouté les arguments contraires de sa hiérarchie.

Accessoirement, la prudence et la maturation imposent un certain temps de latence entre une opération et son analyse. Quiconque a été en Opex sait qu’on s’y agace de beaucoup de choses, que les relations humaines ne sont pas toujours simples, que la tension et la fatigue altèrent le jugement. Aussi n’est-ce pas un hasard si les analyses sont publiées après l’opération, pour permettre au temps de faire son œuvre et au cerveau de décanter, ruminer et produire l’essentiel. C’est ainsi pour ma part que j’ai procédé et que font la plupart des auteurs que je connais qui s’essaient à dégager les leçons qu’ils ont apprises de leur opération : le processus est indispensable et d’ailleurs, distinct du processus codifié du Retour d’expérience, tel qu’il est pratiqué dans nos armées.

Communication : L’accumulation d’erreurs en la matière est confondante : d’une part, la publication de l’article par la revue est maladroite car la RDN aurait dû noter cette question du commandement. Un article publié un mois plus tard, l’affaire aurait été différente. Ensuite, la réaction du cabinet (on ne sait d’ailleurs plus très bien de quel cabinet il s’agit : celui de la ministre, celui du CEMA ?). Demander le retrait d’un article (surtout quand il y a une version imprimée) à l’heure du numérique, c’est immanquablement susciter un effet Streisand, ce qui n’a pas manqué : outre les grands médias nationaux, le Washington Post, le New York Times, Reuters, Sputnik et Al Jazeera ont signalé l’article et analysé la question soulevée. Accessoirement, cela a démenti les propos du CEMA incitant les officiers à écrire et penser, ce qui est une de ses profondes convictions : il a dû entrer dans une casuistique désagréable et tirer des bords pour expliquer dans quel cas ceci dans quel cas cela. La question revient d’ailleurs trois mois plus tard avec cette audition parlementaire où on le sent très agacé au moins autant par le colonel Legrier que par la rémanence de l’affaire.

Stratégie : Là, pour le coup, le débat est ouvert. J’ai entendu un certain nombre de commentateurs évacuer d’un revers de main les arguments du colonel Legrier. J’en ai entendu d’autres, au moins aussi avisés (et en général, plus avertis des affaires stratégiques que les premiers), dire qu’il y avait au moins débat. Ce n’est pas un hasard si le CEMAT belge a diffusé le texte aux officiers de son état-major (ici). Car il y a matière à réflexion. Tout d’abord parce que je ne suis pas persuadé qu’on a autant gagné que ça contre les djihadistes. Ne soyons pas désagréables, n’évoquons pas Barkhane et restons au Moyen-Orient. Sommes-nous si persuadés d’avoir trouvé la bonne méthode face aux Djihadistes ? Sont-ils effectivement éradiqués d’Irak (sans même parler de la Syrie) ? Autrement dit, la stratégie adoptée notamment sous direction américaine a-t-elle été convaincante ?

Tentons de la résumer : beaucoup d’appui feu à des troupes au sol qui combattent par procuration (des proxies), un peu aidées par quelques forces spéciales. Cela a permis d’obtenir des effets sur le terrain, incontestablement et après beaucoup d’efforts, l’Etat Islamique a été chassé de Mossoul et du nord de l’Irak. Mais ce succès est-il durable ? si l’on observe d’autres théâtres (Afghanistan, BSS), il est permis d’en douter. Car au fond, on fait la guerre loin des populations, laissant à d’autres le soin d’aller constater les dégâts au sol, sans trop se préoccuper du volume de ces dégâts. ON est donc très loin de la guerre « au milieu des populations » dont on nous expliquait hier qu’elle caractérisait une approche française, distincte de l’approche américaine. Au fond, telle est la question : y a-t-il encore une approche française de la guerre ?

Par ailleurs, Le débat de l’appui feu renoue avec celui initié, entre les deux guerres, par Giulio Douhet. Celui-ci prétendait que l’arme aérienne allait constituer l’arme fatale, celle qui allait décider du cours des batailles par l’intensité du feu déployé. On sait, près d’un siècle plus tard, qu’il s’agit d’une illusion (pas tout à fait : seule l’arme nucléaire a obtenu ce pouvoir d’anéantissement et d’effroi qui a modifié la stratégie ) ; pour le reste, on demeure dans la guerre dite conventionnelle où l’accumulation d’armes complique la guerre mais ne résout pas l’affrontement premier entre deux camps, le fameux duel de Clausewitz. L’appui feu est un appui, voici ce que rappelle le colonel Legrier : il appuie une force au sol qui va risquer l’essentiel pour prendre l’ascendant moral sur l’ennemi. Observons que ce débat est aussi celui des drones et demain de la robotique de bataille. Autant dire que ce n’est pas un débat aussi anodin que d’aucuns l’ont affirmé.

On peut ici s’interroger sur l’intervention russe en Syrie : là encore, quelques milliers d’hommes et beaucoup d’appui feu : au fond, le même schéma que les Américains. Le résultat global est finalement assez proche de celui obtenu par les Etats-Unis en Irak. Dans les deux cas, on n’a pas l’impression que le gouvernement en place maîtrise pleinement le pays ni que la guerre soit pleinement gagnée (les combats actuels autour de la poche d’Idlib l’illustrent assez bien). De même, la résolution politique de la guerre semble très imprécise. En fait, il semble bien que des puissances d’intervention en opération extérieure n’aient guère le choix : comment concentrer les efforts pour peser tout en conservant une économie de moyens nécessitée par l’enjeu relatif, au vu de l’intérêt national ? Telle est la question posée à des pays aussi différents que la Russie, les Etats-Unis ou la France. L’appui feu semble ici constituer une option raisonnable, même si on sait qu’elle ne résout pas tout. La question stratégique complémentaire devient donc la suivante : comment compléter un appui feu pour transformer des succès militaires localisés en une réussite politique ?

Géopolitique : Voici enfin la dernière question, sous-jacente et qui a probablement provoqué l’ire de beaucoup. Au fond, que faisons-nous au Moyen-Orient ? En Irak, nous sommes appelés par un gouvernement légal et l’aidons à faire la guerre à des rebelles (qui se trouvent être aussi nos ennemis, du moins les désignons-nous comme tels). Nous suivons pour cela une direction américaine où, avec des moyens minimes, nous réalisons de belles performances, laissant logiquement la direction stratégique à nos alliés : Ce n’est pas avec 3% ou 5 % des forces que l’on peut réellement peser sur une stratégie ! Il est donc logique que nous soyons en retrait et qu’il n’y ait donc guère d’autonomie stratégique (mais opérative), ce que semble regretter le colonel Legrier.

Mais un autre débat sous-tend l’affaire : celui de notre présence en Syrie. Force est de constater que la ligne française a particulièrement été maladroite ces dernières années. Qu’on a assisté à un retour à une discrétion de bon aloi ces derniers mois, ce dont il faut se féliciter. Que cependant, nous intervenons en Syrie dans un cadre légal douteux car je n’ai pas entendu dire que le gouvernement légal de Damas (celui qui tient le siège de la Syrie aux Nations-Unies) ait demandé notre venue, y compris contre l’Etat Islamique. De même, l’argument de nos alliés kurdes combattant au sol pose évidemment problème : s’agit-il de combattants « réguliers » avec qui nous aurions passé une alliance ?

Pour conclure : le texte du colonel Legrier pose évidemment beaucoup de vraies questions. Il ne s’agit pas de les évacuer sous des prétextes de forme, même s’il y a eu, reconnaissons-le, beaucoup de maladresses. C’est bien parce que nous les avons pointées que nous pensons pouvoir aller au-delà, à l’essentiel, aux points soulevés par le colonel Legrier. L’heure doit désormais être au débat serein.

O. Kempf

Le dernier pharaon

Profitons de l'été pour évoquer des choses plus légères et notamment les BD qu'on a lues au cours de l'année, sans avoir eu le temps de les chroniquer. La rencontre de deux géants, Blake et Mortimer d'un côté, Schuiten de l'autre, constitue une belle occasion à cet égard.

Schuiten s'est fait remarquer avec son complice Peters pour de belles séries que je qualifierait d'urbanistico-bizarres : une fascination pour la ville et l'architecture, un profond enracinement belge (et j'ose dire : wallon), une sensibilité profonde aux légendes et aux spiritualités antiques (égypto-chamaniques), tout cela constituait un cocktail profondément original qui a installé nos deux auteurs au panthéon des grands auteurs de BD.

Finalement, beaucoup de choses le rapprochaient d'Edgar P. Jacobs, outre la BD. C'est donc assez logiquement qu'il propose non pas une suite de Blake et Mortimer (d'autres auteurs ont poursuivi l’œuvre du maître et les aventures du célèbre duo), mais sa propre interprétation qui reprend toutefois, elle aussi, les deux personnages : cependant, alors que d'habitude ils sont dans la force de l'âge et au fait des responsabilités, nous voici en présence d'un Colonel Blake à la retraite et mis de côté par la technocratie militaire, tandis que le professeur Mortimer semble lui aussi légèrement mis de côté par ses collègues de l’université. Mais voici qu'une catastrophe se déroule du côté du palais de justice de Bruxelles et qu'après avoir mis la ville sous cloche, l'humanité se décide à lancer des missiles nucléaires contre la cité "devenue obscure" mais émettant des rayonnements menaçants.

Heureusement, notre duo sort de sa retraite pour résoudre l'énigme. Et naturellement, les deux univers fusionnent, celui de Schuiten comme celui de Jacobs, dans une nouvelle aventure qui nécessita quatre ans de travail.

Publiée en juin 2019, elle est assortie de la déclaration par Schuiten qu'il cessait d’œuvrer : c'est donc un livre testament, à la fois reconnaissance de dette vers l’univers de l'enfance et legs artistique qui clôt une vie. C'est d'ailleurs le sens de ces héros vieillis, dont on sent qu'ils effectuent leur dernière aventure, la dernière fois qu'ils sauvent le monde. La prochaine fois, d'autres devront prendre le relais.... L'album est donc baigné par un léger mélange de nostalgie mais aussi de pessimisme. Cela ne dessert pas l'histoire, bien sûr. Le vieillissement constitue donc un ressort dramatique qui donne une touche douce-amère à l'ensemble. Ce n'est qu'un au-revoir, a-t-on envie de dire, même si à la fin, les héros triomphent et réussissent, une fois encore, la mission, grâce à leur mélange détonnant de connaissances scientifiques et de dialogue avec des spiritualités paranormales.

Voici donc un bon moment qu'il faut savourer, un peu comme un vin de vieille garde qu'on a longtemps gardé et qu'on boit presque trop tard.

Est-il besoin de dire qu'il s'agit d'un chef d’œuvre, au sens premier du mot ?

A avoir absolument.

Le dernier pharaon, aux éditions Blake et Mortimer et France inter (ici).

O. Kempf

Le bouleversement de Trump (ou Trump et la profondeur)

Pour les cinq ans d'Echoradar, nous nous sommes fixés comme thème estival de choisir un événement géopolitique marquant de la dernière demi-décennie. Sans hésiter, j'ai choisi Trump car Trump est plus profond qu'il y paraît.

Quel a été le plus important événement géopolitique de ces cinq dernières années ? Une telle question suggère qu’on a le recul suffisant pour apprécier la portée des événements. Or, il arrive que des événements passent inaperçus sur le moment et ne révèlent leur importance que dans la longue durée, surtout en matière géopolitique. Cette discipline privilégie en effet souvent une approche du temps long qui lui permet de déceler les grands mouvements tectoniques. De même, le qualificatif d’important pose difficulté : de quelle échelle s’agit-il ? pour qui est-ce important ? Par exemple, une vision française diffèrera d’une vision européenne, chinoise ou mondiale… Malgré toutes ces objections de méthode, risquons-nous.

Source

Car au fond, l’élection de Donald Trump en 2016 constitue bien un événement qui affecte tous les points de vue. De plus, il s’inscrit dans une histoire plus longue que les seules trois dernières années, car il vient concrétiser des tendances initiées par G W Bush (sur les relations transatlantiques) et B. Obama (sur le pivotement asiatique). Surtout, il affecte la première puissance globale, ayant des intérêts et des influences dans toutes les parties de la terre. Elle fut la seule depuis la fin de la Guerre froide même si on observe depuis une décennie la montée en puissance de la Chine. Mais la faillite de Lehman Brothers en 2008 ou la maîtrise du pouvoir chinois par Xi Jin Ping depuis 2013, qui pourraient constituer d’autres événements mondiaux, sont advenus avant la période considérée. Enfin, l’accession de Trump au pouvoir constitue autant la concrétisation d’une tendance préalable que l’établissement d’un nouveau cours géopolitique. C’est un tremblement de terre en ce qu’il est la résultante de pressions antérieures, tout comme il produit un nouvel état des choses profondément différent de ce qui existait avant et auquel on ne pourra pas revenir.

La fin de la mondialisation heureuse

Alain Minc, le gourou influent des puissants et des pouvoirs, quelle que soit leur couleur politique (signe peut-être de leur caractère incolore), avait inventé la notion de Mondialisation heureuse, dans un livre de 1997 (ici). Il poursuivait en cela les annonces de Fukuyama (La Fin de l’histoire) et du précurseur Robert Reich (L’économie mondialisée, 1991), avant le livre de Thomas Friedmann qui en 2006 annonçait : La terre est plate. Tous ces prophètes de bonheur écrivaient avant le crash de 2008 qui a constitué une profonde rupture : elle fut politique mais surtout, elle marqua le moment où l’on commença à douter de la mondialisation. Il y avait bien eu des débats auparavant mais ils opposaient de vieux gauchistes dénonçant un système capitaliste forcément critiquable et de jeunes réalistes qui, non contents de s’enrichir, se satisfaisaient de faire sortir la planète de la pauvreté : réunir richesse et confort moral, voici une situation inconnue quand on était libéral. Jusque-là, on avait le cynisme un peu gêné. Avec la mondialisation, tout allait pour le mieux.

Bien sûr, il y avait eu cet accident du référendum de 2005 où une majorité de Français (et de Néerlandais) avaient refusé la Constitution européenne. Ce fut vu à l’époque plus comme l’effet d’un retard (le fameux retard français, si ataviquement dénoncé par les esprits forts) que comme le signal faible de ce qui allait advenir. Au fond, le signal était trop fort pour être un signal.

Patatras ! La faillite de Lehman-Brothers lança une série de mauvaises nouvelles : crise financière, puis crise de l’euro, puis crise de l’Europe (mais il paraît que celle-ci est toujours en crise et que la crise l’aide à grandir et que donc ce n’est pas grave). Il reste que depuis 2008, beaucoup doutent des promesses de prospérité pour tous assurées par l’UE. Celle-ci reste soutenue dans l’opinion mais plus comme une défense que comme une ambition. On est passé du projet au repli. L’UE nous mettait dans le train de la mondialisation, la crise de cette dernière rétroagit sur le primat géoéconomique qui présidait à la construction européenne.

2008 fut aussi l’année du grand retournement en Chine. Plus exactement, ce fut le moment où le gouvernement chinois s’aperçut qu’il ne pouvait plus faire confiance à l’Occident : d’une part à cause de cette crise qu’il dut combler, pour sa part, avec un surcroît d’endettement (chose qu’on a oubliée) ; mais aussi à cause des nombreuses critiques qu’il reçut, alors qu’il organisait les JO de Pékin, à propos du Tibet libre (ce qu’explique très bien E. de La Maisonneuve, dans son dernier ouvrage Les défis chinois, qu’il faut impérativement lire si on veut comprendre stratégiquement quelque chose à la Chine contemporaine). Désormais, Pékin va réfléchir à une nouvelle manière d’ordonner le monde, plus conforme à ses intérêts et à sa vision et distincte de la « mondialisation », représentation géopolitique construite et véhiculée par l’Occident.

2008 fut enfin l’année de l’élection de B. Obama. Souvenez-vous, il fut vécu à la fois comme une rupture (le premier président noir) mais aussi comme un retour aux fondamentaux américains. On ne vit pas qu’il mit en œuvre résolument le « pivotement » (traduction exacte du pivot américain), c’est-à-dire la bascule de priorité géopolitique des Etats-Unis de l’Atlantique vers le Pacifique. Il le fit de façon polie et mesurée, rassurant ainsi les atlantistes européens, mais le mouvement était pris.

Ces trois constats indiquent que le retournement du monde avait commencé dès 2008. C’est pourquoi Trump n’est pas aussi nouveau ni surprenant qu’on l’a dit (on relira ici avec attention l’écho du bocal accordé sur le sujet par J. Ghez, un des meilleurs spécialistes français des Etats-Unis), même si son élection marque un tournant très important, rendant visible ce qui était présent mais latent.

Les options radicales de Trump

Provoquons : Trump est bien plus profond qu’on ne le croit.

Profond ne signifie pas ici qu’il est évolué, subtil, élaboré, cultivé, construit… Ces caractéristiques étaient celles de son prédécesseur et en cela, Trump diffère profondément de l’élégant 44ème POTUS. Mais avec sa brutalité, ses éruptions tweetesques, son manque de maîtrise de soi et tout simplement d’éducation, Trump manifeste quelque chose de beaucoup plus profond : il est en effet doté d’une intuition impressionnante, qualité qu’on n’enseigne pas à la faculté et que les analystes politiques peinent à reconnaître pour telle. Et pourtant, Trump est dotée d’une intuition très profonde qui explique d’ailleurs son succès électoral, mais aussi que malgré le bruit furieux dont sa présidence est environnée, elle ne se déroule pas si mal, permettant à « The Donald » d’avoir des chances sérieuses d’être réélu (à tout le moins, sa défaite est bien loin d’être assurée quand on observe le désastre idéologique qui prévaut dans le camp démocrate).

L’intuition, peut-être bien loin de la raison, mais vraie motivation pour l’action. Souvent, on ne voit que les voiles du bateau pour comprendre sa manœuvre. On oublie la quille alors que le profilage de celle-ci décide d’énormément de choses. L’intuition, c’est la quille des hommes d’Etat. Et elle est souvent omise dans le diagnostic politique et géopolitique.

Et sa première intuition est « globale », au sens à la fois anglais et français. Car il s’agit du rapport au monde et à la mondialisation (la globalization anglo-saxonne) : Trump dit d’abord que l’actuel mode de gouvernance de la planète ne convient plus aux Etats-Unis. La surprise est totale chez beaucoup, tant nous étions persuadés que la mondialisation se faisait justement au profit des Etats-Unis : c’est ainsi en tout cas que nous l’avions comprise, lorsqu’elle se mit en place après la guerre froide. Sauf que c’était vrai au début mais que peu à peu, d’autres en avaient tiré profit et notamment la Chine et l’Allemagne. Nous ne répéterons pas ici à quel point il y a à nouveau un problème allemand en Europe (voir La Vigie n° 115, ici). Force est de constater que l’Allemagne a su tirer profit de la mondialisation et imposer un déséquilibre majeur en Europe. Quant à la Chine, lancée dans un gigantesque rattrapage lancé par le maître Deng en 1979, plus personne ne doute qu’elle est une actrice majeure de cette mondialisation qu’on croyait américaine : si elle fut initiée au début par les États-Unis, à leur grande surprise d’autres en tirent de plus grands bénéfices.

Trump a donc délaissé les mantras qui nous ont bercé : celui de l’échange ricardien profitable à toutes les parties avec spécialisation dans le facteur de production le plus adéquat (ce dont les meilleurs économistes doutent désormais), ou encore celui du fameux gagnant-gagnant, où toutes les parties prennent avantage à un gâteau qui croît. Trump écoute son instinct, son intuition, dans une logique malthusienne : les gains sont limités et celui qui gagne quelque chose le fait aux dépens de l’autre. Cette utilisation maximale par d’autres des nouvelles règles du jeu (règles de l’échange) motive les récriminations de l’Américain à l’encontre des tricheurs (car pour lui, il y a logiquement une triche dans l’utilisation des règles à son profit).

Cette perception globale de la mondialisation entraîne les nouveaux rapports qu’il va introduire avec « les autres ». Ce sera donc deux rapports de force (la seule méthode qu’il connaît) avec d’un côté les Chinois, de l’autre les Européens. Ceux-ci se voient même accusés d’être des « ennemis », le mot révélant l’attitude psychologique de D. Trump.

Ce faisant, il bouscule un ordre du monde auquel nous étions habitués. Il introduit très précocement un rapport de force avec Pékin qui ne s’y attendait pas si tôt et demeure embarrassé : voici donc le président Xi obligé de faire un discours en faveur du libéralisme à Davos, louangé pour l’occasion par les nombreux partisans de l’ordre ancien (qui ignorèrent allégrement l’absence de libéralisme politique au sein de l’empire du milieu). Quant à Angela Merkel, elle connaît avec Trump une nouvelle déstabilisation qui vient marquer une fin de règne pour le moins difficile.

La remise en cause de la mondialisation pousse à celle du multilatéralisme. Bien sûr, tout le monde se lamentait hypocritement sur l’inefficacité de l’ONU dont chacun constatait la réforme impossible mais tout le monde s’en contentait. Trump passe outre et met bas les accords bilatéraux, TPP trans pacifique ou JCPOA iranien (et plus récemment, Traité Forces Nucléaires Intermédiaires). Même l’ALENA a été remis en cause au grand dam des voisins mexicains et canadiens.

De ce point de vue, les théâtres russes ou moyen-orientaux sont secondaires. Voyant chez Poutine un homme de force (le modèle le séduit) il n’hésite pas cependant (alors qu’il est accusé par ses adversaires démocrates d’en être l’otage) d’accroître les sanctions ou de sortir du FNI (probablement pour retrouver des moyens sur le théâtre chinois, il faut le noter). Quant au Moyen-Orient, il vise d’abord un formidable accord commercial avec le royaume séoudien, quitte à épouser les fantasmes anti-perses de ce dernier. Pour le reste, il n’hésite pas aux coups, notamment sur la question nord-coréenne même s’il se fait probablement duper par Kim.

Nous voici sortis du multilatéralisme : La politique trumpienne a installé un nouveau régime dual et même duel : il ne s’agit pourtant pas d’un nouveau régime bipolaire, comme du temps de la guerre froide. En effet, l’affrontement entre les Etats-Unis n’entraîne pas un alignement des puissances derrière les deux chefs de file. Certes, Pékin a lancé son initiative Ceinture et route (depuis 2013) mais la Russie ou l’Inde conservent leur quant-à-soi. Quant à l’Europe, elle se trouve particulièrement gênée devant la nouvelle configuration du monde. Il y a donc un bipôle relatif qui n’aligne pas même s’il structure.

On avait cru que le multilatéralisme, expression politique de la mondialisation économique, constituait la solution à la sortie de la guerre froide et de l’affrontement bipolaire. Force est de reconnaître que les deux sont en crise et que nous faisons désormais face à un système désordonné même si un affrontement principal entre deux géants constitue le fait marquant.

Trump est donc un formidable dynamiteur. Il est certes une conséquence (et on n‘insistera jamais assez sur la continuité qu’il a avec Obama, aussi bien sur la négligence envers l’Europe que sur la priorité donnée à la question chinoise) : il est aussi un détonateur et on ne reviendra jamais au statu quo ante.

O. Kempf

Dialogue franco-russe

J'ai évoqué récemment dans La Vigie (N° 124, ici) une belle séquence diplomatique, qui envisage entre autre une relance du dialogue franco-russe. On se doit d'être circonspect, non pas sur l'objectif mais sur la manière dont il va être conduit.

En effet, pour le dialogue avec la Russie, force est de constater que beaucoup de dirigeants français l'ont évoqué et même initié. Sans que cela soit très satisfaisant. Probablement aussi par ce qu'on n'a pas évalué assez finement les présupposés de la Russie.

En fait, l'analyse de la Russie est divisée en deux visions très caricaturales :

- une vision atlantiste qui y voit la perpétuation de l'URSS menaçant ( ce qu'elle n'est à l'évidence plus) ;

- une vision irénique (souvent caricaturale car elle doit lutter pour s'extraire de la vision politiquement dominante) qui considère que la Russie est une puissance de paix, avec quelques présupposés : elle se pense européenne - elle est cohérente - sa politique européenne peut se distinguer de sa politique vis-à-vis des États-Unis ou de la Chine - la question des minorités et de l'islam se pose pareillement chez nous et chez elle.

Or, aucun de ces présupposés n'est étudié avec soin avant de lancer le reset, ce qui provoque inévitablement des déceptions : on se lance dans une manœuvre de revers sans examiner les intérêts réels du partenaire (par rapport à nos et par rapport au partenaire que l'on essaye de contourner).

Je crains que quelles que soient les velléités audacieuses du pdt Macron, il ne verse dans ses travers classiques.

O. Kempf

Le cyberespace est-il une zone de non-droit ?

Le dernier numéro de la revue Conflits est consacré à la guerre du droit (informations ici). J'ai l'honneur d'y signer un article sur le droit dans le cyberespace.

O. Kempf

Le nouveau numéro de Conflits est consacré à la guerre du droit. Affaire Alstom, piège américain, amendes imposées à BNP PARIBAS, le droit est plus que jamais une arme de guerre. Une arme de la guerre économique. Et le droit est utilisé par les grandes puissances, notamment les Etats-Unis, pour faire valoir leur ordre du monde et pour s’imposer à leurs alliés et à leurs adversaires.

Le droit entre ainsi dans une configuration plurielle : il y a la question de la fiscalité, qui est une arme géopolitique au service des Etats ; c’est évidemment la question monétaire et en premier lieu le dollar, concurrencé par le renminbi chinois, ainsi que par l’émergence des crypto monnaies. Le droit pose également la question de la guerre et du droit de la guerre, de cette conception militaire qui a été forgée avec le procès de Nuremberg et qui continue aujourd’hui de prévaloir dans un grand nombre de conflits : peut-on intervenir au nom du droit ? Peut-on faire la guerre pour préserver le droit ? Pour rétablir un droit qui a été aboli ? Cela pose aussi la question des différents territoires, notamment l’espace et la mer.

Le droit est ainsi pluriel et dans cette guerre du droit, ce sont deux visions juridiques différentes qui s’opposent, une tradition anglo-saxonne et une tradition romaine ; deux visions géopolitiques qui montrent que les idées sont toujours à la conduite de la géopolitique et façonnent le monde qui est le notre. Nous avons aussi voulu montrer dans ce numéro consacré à la guerre du droit qu’il y a la question de l’outil militaire, la question du cyber espace, et qu’il y a aussi la possibilité de répondre à cette guerre du droit, de l’affronter, afin de la gagner.

Chars de combat (Manuel de reconnaissance)

Voici un petit opuscule passionnant, qui m'a rappelé mes années de lieutenant à Saumur, lorsque nous apprenions à identifier les chars soviétiques, mais aussi les VCI, les hélico ou les avions. Il s'agissait à l'époque de compétences indispensables à un officier de reconnaissance dont la mission était d'aller escadronner, en avant du corps d'armée, pour déterminer l'axe d'effort de l'ennemi… et se faire consommer en 12h de temps !

Aussi, quand je l'ai vu passer, je n'ai pas résister. D'un mot, voici de la belle ouvrage car cela me change indéniablement des petites fiches cartonnées Noir et Blanc que nous allions acheter à la bibliothèque de l'école. Chaque char dispose non seulement de plusieurs photos mais aussi de données techniques et d'un texte de présentation. Surtout, les versions successives sont présentées, ce qui permet d'utiles comparaisons. Enfin, des chars de années 60-70 encore en service ici ou là sont encore présentés : l'utilité sert ici plus à comparer les évolutions, me semble-t-il.

Bref, voici une encyclopédie réjouissante et pratique. On pourra dire qu'il ne s'agit que d'un outil nostalgique... Pourtant, à l'heure où la compétition entre grandes puissances renaît, où des risques de guerre interétatiques reviennent au range des préoccupations, se réintéresser au char me semble de bon aloi. Cet ouvrage n'intéressera donc pas seulement les cavaliers blindés ou les fanas milis, mais aussi tous ceux qui ont envie d'approfondir le sujet. Par exemple, si certains journalistes le parcouraient pour comprendre que tout blindé n'est pas un "char", ce serait déjà une grande victoire.

Mais là, je rêve sans nul doute.

Chars de Combat, par Youri Obratsov, Editions HIstoire et collections, collection manuel de reconnaissance, 19,95 euros, 115 pages : lien

Olivier Kempf

Description des cyberagresseurs (sur RFI)

Désolé de mon silence au cours du dernier mois : la rentrée a été chaude, mais chaude... En clair, j'ai été surchargé de boulot. Je ne m'en plains pas... Mais du coup, j'ai dû délaisser quelque peu égéa, avec pourtant plein de trucs à dire et de nouvelles à signaler.

Bon, je passe demain mardi 8 octobre dans l'émission Décryptage, sur RFI (ici), animée par Anne Cantener (photo ci-dessous), de 18h10 à 18h30, pour évoquer les principaux responsables des cyberattaques, à partir du dernier rapport publié par Thalès et Verint (lire ici, très intéressant).

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Le podcast : ici

A demain. J'essaye d'ici une semaine de rattraper toutes les publications en retard.... J'ai plein de choses à vous dire !

O. Kempf

Lire les Déracinés de Barrès

Voici un petit billet paru dans le dernier numéro de Conflits. J'y ouvre une nouvelle chronique intitulée "relire les Classiques". Barrès en est le premier sujet. Barrès oublié et négligé, Barrès décrié, mais Barrès grand écrivain quand même, outre l'influence qu'il a eue sur une génération entière.

Maurice Barrès a aujourd’hui très mauvaise réputation. Le chantre du « nationalisme » est forcément soupçonné d’inspirer tous ceux qui se revendiquent de la nation ou de l’identité. Et par les temps qui courent, le point Godwin est très vite atteint. Pourtant, Barrès est mal connu : faites le test autour de vous, bien peu l’ont lu. Or, c’est un grand écrivain. Oublié comme écrivain, s’il est encore connu pour son rôle politique. Car voici un paradoxe : il est à la fois homme de lettres et homme politique (élu député à maintes reprises et ayant eu une influence incontestable dans la fabrique des idées de son temps). Autrement dit, avant la lettre, un « intellectuel », au sens que l’on donne en France à ce mot : « l’intellectuel est celui qui s’occupe de ce qui ne le regarde pas » (J.-P. Sartre) : celui qui sort de son domaine de compétence pour parler des choses de la cité. Barrès a eu autant d’influence que Sartre…

Rappelons le mot de Blum : « Je sais bien que Monsieur Zola est un grand écrivain ; j'aime son œuvre qui est puissante et belle. Mais on peut le supprimer de son temps par un effort de pensée ; et son temps sera le même. Si Monsieur Barrès n'eût pas vécu, s'il n'eût pas écrit, son temps serait autre et nous serions autres. Je ne vois pas en France d'homme vivant qui ait exercé, par la littérature, une action égale ou comparable ». Et celui de Malraux : « Il était caporal en politique alors que dans le domaine de la littérature, il était général ».

Sait-on que le jeune député boulangiste de Nancy, élu à 27 ans, se veut socialiste et siège à l’extrême-gauche ? rapidement cependant, il adhère ensuite à la ligue des patriotes de Paul Déroulède et est antidreyfusard. Il prône en fait un nationalisme républicain et garde ses distances avec le monarchisme de Maurras. Il s’agit pour lui de « restituer à la France une unité morale, de créer ce qui nous manque depuis la révolution : une conscience nationale ». N’oublions pas qu’en cette fin du XIXe siècle, en ces débuts de IIIe république, la question du régime politique de la France est encore centrale.

Mais il est au fond fédéraliste, partisan de l’attachement aux régions et au local. D’ailleurs, les Déracinés est un roman « décentralisateur » car se méfiant de Paris et de l’uniformisation décidée par la capitale, qui coupe les Français de leurs racines provinciales locales. Il est autant nationaliste lorrain que nationaliste français. Rappelons enfin que Barrès écrit après la guerre de 1870 : c’est un partisan de la revanche sur l’Allemagne. Mort en 1923, il n’a pas connu le nazisme. L’assimiler à ce courant est non seulement anachronique, mais tout simplement faux.

§§§

Pourquoi lire Barrès aujourd’hui ? je notais l’autre jour le vrai clivage actuel, « entre enracinés et déracinés, dans le sillage des intuitions de Barrès et Simone Weil » (La Vigie, n° 116). Écrivant cela, je constatais que je citais l’un des deux sans l’avoir lu. Il fallait réparer cette lacune. Trouvant le volume au fond de ma bibliothèque, je commençais… Ce fut une surprise saisissante.

Voici en effet un roman de grande allure : un style à la Flaubert, des personnages variés, une intrigue multiple et bien tissée. Le lecteur plonge dedans et ne s’en sépare pas, négligeant les autres lecteurs pour avancer dans celle-là, ravi de retrouver les plaisirs de lecture de l’adolescence, quand on dévorait Balzac, Zola, Arsène Lupin ou Jules Romain dans des grandes enfilades de pages tournées compulsivement au cours d’été sans fin.

Les déracinés racontent l’histoire de sept jeunes lycéens de Nancy, aux origines diverses même s’ils sont tous lorrains, qui suivent l’enseignement de leur professeur de philosophie, kantien et républicain, M. Bouteiller. Ce dernier est muté à Paris et les invite à le suivre. Ils montent à Paris où l’on suit leur formation à la vie qu’il s’agisse de leurs expériences amoureuses, de leur initiation politique, de leur insertion professionnelle ou de leurs débats philosophiques et moraux. C’est aussi l’histoire de leur déracinement puisqu’ils abandonnent une part de leur caractère lorrain pour se transformer et, d’une certaine façon, se perdre, dans le maelstrom parisien. Le sujet est au fond très actuel car la critique de la mondialisation s’articule aujourd’hui au clivage entre métropolisation nantie et France périphérique.

Les déracinés est le premier volume d’une trilogie, le Roman de l’énergie nationale. Il fait la transition avec le cycle précédent (Le culte du moi) qui avait permis à Barrès de connaître le succès. Si on voit poindre les thèmes « nationalistes » (la terre et les morts) qui seront la marque de Barrès, le lecteur doit d’abord le lire pour ce qu’il est : Un grand roman, un roman en soi qui se justifie par lui-même, en oubliant la réputation de l’auteur, fût-elle mauvaise.

O. Kempf

Les Algériens de France

J'ai publié, dans la revue italienne Limes, un article qu'ils m'avaient demandé pour leur numéro de juin consacré à l'Algérie. Je ne vais pas poster ici la version italienne (voir I mille volti degli Aglierini di Francia) mais le texte français d'origine, plus accessible au lecteur français.

Semaine après semaine, le renouvellement des manifestations à travers l’Algérie a relancé l’intérêt pour ce pays maghrébin. Cependant cet intérêt n’a pas donné lieu à une mobilisation médiatique en France, comme si les Français regardaient d’un air distant ce pays, ancienne colonie qui au fond ne compterait plus, tant elle s’est enfermée dans un nationalisme ombrageux. Dans le même temps, des signes ont montré que les « Algériens de France » s’étaient quant à eux mobilisés, que ce soit par des manifestations répliquant place de la République celles d’outre-Méditerranée, ou par les voyages de ceux retournant régulièrement à Alger pour descendre dans la rue. Autant de réactions qui varient de la négligence à l’implication la plus passionnée et qui illustrent des relations ambiguës, complexes et entrecroisées entre les deux pays et leurs deux peuples. Au point que l’expression « Algériens de France », pourtant utilisée abondamment, recouvre une réalité malaisée à définir, tant on ne sait pas ce que sont ces « Algériens de France », ni si l’expression désigne la même chose à travers l’histoire, ni même si elle a pareil sens en France ou en Algérie. Or, la question est extrêmement sensible tant elle croise des lignes de passion politique qui ont traversé et traversent encore notre pays, qu’il s’agisse de la guerre d’indépendance algérienne, de l’immigration ou de la place de l’islam et de ses variantes radicales. C’est pourquoi ce texte doit l’apprécier sous un triple regard : démographique, politique et géopolitique.

Des immigrations algériennes

Les Algériens de France sont d’abord le résultat de vagues successives d’immigration (1).

Elles existent très tôt, alors même que les trois départements algériens sont sous administration directe de la métropole. On distingue ici plusieurs vagues de cette immigration des populations autochtones et musulmanes (2) (à distinguer donc des colons), vers la métropole. La première vague, de 1905 à 1913, envoie une dizaine de milliers de personnes dans des emplois de main d’œuvre industrielle. Lors de la Première Guerre mondiale, 80.000 travailleurs algériens et 170.000 soldats viennent en métropole. Après la guerre, la France rapatrie 250.000 d’entre eux vers les colonies. Mais l’immigration reprend dès 1920 jusqu’à 1939, puis à nouveau à l’issue de la Seconde Guerre, jusque 1954, notamment pour accompagner la reconstruction et les Trente glorieuses.

Le flux s’interrompt à l’occasion de la Guerre d’Algérie (1954-1962). La fin de celle-ci (accord d’Evian) organise le « rapatriement » qui n’est pas à proprement parler une immigration mais constitue incontestablement un mouvement migratoire d’ampleur. En effet, les populations en question sont pour la plupart de nationalité française (depuis la loi de 1870 pour les juifs, celle de 1889 pour les Européens et celle de 1947 pour les musulmans). Toutefois, il faut bien distinguer les Pieds-Noirs et les Harkis (3) : l’administration française demande en effet à ces derniers une reconnaissance de nationalité. Entre 1962 et 1965, environ un million de Français d’Algérie arrivent en France (dont 100.000 juifs et 45.000 harkis).

Simultanément à ces rapatriés, une immigration algérienne proprement dite se développa dès 1962, elle aussi en plusieurs vagues. Entre 1962 et 1982, la population algérienne vivant en France passe de 350.000 à 800.000 personnes, principalement des travailleurs venus fournir de la main-d’œuvre à la croissance industrielle des Trente Glorieuses. A partir de 1980, les allers et retours ne sont plus possibles et les Algériens travaillant en France veulent y rester : ils font donc venir leur famille. Les entrées sont désormais principalement le fait du regroupement familial même si d’autres phénomènes ont lieu : soit la fuite de la guerre civile au cours de la décennie noire des années 1990, soit des commerçants illicites entre les deux rives (trabendo) soit même des immigrés clandestins (harragas).

Combien sont-ils ?

Il est difficile de connaître avec précision le nombre de ces Algériens de France.

En 2012, selon une estimation de l’INSEE, les immigrés algériens et leurs enfants (au moins un parent né en Algérie) étaient 1.713.000. Selon d’autres spécialistes, le nombre de résidents d’origine algérienne peut être estimé à 4 millions dont deux millions de binationaux. Enfin, Michèle Tribalat, dans une étude de 2015 (4), estime à 2,5 millions les personnes d’origine algérienne sur trois générations : 737.000 immigrés, 1,17 millions de descendants de 1ère génération, 565.000 descendants de deuxième génération. Sur trois générations, ces personnes représentent donc 4,6 % de la population française. Cette étude inclut donc les harkis et leurs descendants mais exclut les descendants des rapatriés.

Les chiffres les plus récents de l’INSEE datent de 2015 (5) : Il y aurait ainsi en France 6,2 Millions d’immigrés (nés à l’étranger) dont 3,8 millions de nationalité étrangère et 2,4 millions de binationaux. 12,8 % seraient nés en Algérie soit 793.000 (486.000 de nationalité algérienne, 307.000 binationaux).

Les descendants de harkis seraient aujourd’hui entre 500.000 et 800.000. Les descendants de pieds-noirs seraient quant à eux au nombre de 3,2 millions en 2012.

Si l’on conjugue toutes ces études, en additionnant les Français d’origine algérienne et ceux ayant des origines pied-noir, on obtient le chiffre de 5,7 millions de personnes ayant des racines directes en Algérie.

Mais ces chiffres ne doivent pas cacher que ces différentes origines et statuts, mais aussi les différences entre les références chronologiques (vagues d’immigration, générations de 1er, 2ème ou 3ème rang), rendent impossible l’unité des réactions de ces différentes populations. Aussi l’expression « Algériens de France » est-elle trompeuse en ce qu’elle suggère une homogénéité et donc la similitude des comportements.

Liaisons historiques

En effet, les Algériens en France ont très tôt eu un rôle dans l’accession à l’indépendance. En 1926, de jeunes immigrés algériens créent, du côté de Nanterre, l’Etoile nord-africaine, premier mouvement indépendantiste algérien. Messali Hadj, son leader, le transforme en Parti du peuple algérien en 1937 puis en Mouvement National Algérien à partir de 1954. Après la Seconde Guerre mondiale, les revendications nationalistes montent en puissance pour aboutir au déclenchement de la guerre d’Algérie (on parle en Algérie de « Révolution algérienne ») en novembre 1954.

Le Front de libération nationale (FLN) crée des régions militaires (des wilayas) pour conduite son combat. A ce titre, la Wilaya 7 est la branche française du FLN, sous le nom de Fédération de France du FLN, qui va sensibiliser la communauté algérienne en France et en Europe. Les premières années, il s’agit de prendre l’avantage sur l’autre mouvement nationaliste, le MNA (Messali Hadj) ce qui entraîne des règlements de compte meurtriers (on parle de 4.000 morts) afin notamment de collecter « l’impôt révolutionnaire ». En 1961, elle organise des manifestations durement réprimées (plusieurs dizaines de morts). Simultanément, des Français, en général des intellectuels de gauche, soutiennent le mouvement indépendantiste (cf. le réseau Jeanson ou encore ce qu’on a appelé les « porteurs de valise »).

Les Algériens en France ou les Français soutenant les Algériens ont donc joué un rôle important au cours de la guerre d’Algérie. Le souvenir en a laissé des traces dans l’histoire politique mais il s’est estompé, notamment en France, au point qu’il n’agit plus aujourd’hui comme une référence dans le débat public. Quasiment deux générations ont passé et les passions d’hier se sont globalement apaisées. D’autres ont pris le relais.

Nouveaux malaises

En juillet 1998, la France gagnait la coupe du monde de football. Certains, prenant appui sur la figure de Zinedine Zidane, parlait de France black-blanc-beur, y voyant le triomphe d’une France multiculturelle et intégrée. En 2001, le premier match de football entre la France et l’Algérie, joué au stade de France, au même endroit que la finale trois ans plus tôt, renversait cette hypothèse : Lors de la diffusion des hymnes nationaux, de nombreux sifflets se firent entendre au cours de la Marseillaise et le match fut arrêté à la 76ème minute, alors que le terrain était envahi par des milliers de supporters. Les « jeunes de banlieues » avaient ainsi démontré leur piètre attachement à leur pays de nationalité, la France. Étaient-ce des Algériens de France ? ou plutôt des Français de France aux racines algériennes ? En tout cas, cela révélait le trouble identitaire de nombreux segments de la population française.

Ces matchs montraient le malaise d’une partie de la population immigrée et notamment celle d’origine algérienne. Quelques années plus tard, la série des attentats terroristes à Paris renforçait cette impression : en effet, la plupart d’entre eux furent commis par des citoyens français, même si leur origine immigrée (et pour le coup, pas spécialement algérienne) leur donnait souvent un point commun. Le malaise quittait le terrain de l’immigration pour aller vers celui de l’islam et notamment de ses versions extrémistes.

Incidemment, cela posait la question de l’organisation de l’islam de France. Ainsi, la Grande mosquée de Paris est juridiquement indépendante mais reste traditionnellement liée, culturellement et culturellement, à l’Algérie. Cependant, la Grande mosquée de Paris perd de l’influence dans la représentation de musulmans de France (alors qu’elle avait une primauté traditionnelle), notamment au sein du Conseil français du culte musulman (CFCM). Alors que l’islam algérien avait traditionnellement eu le plus d’influence en France, voici qu’il est désormais minoritaire.

Algérien de France ou Algérien en France ?

Ces différents points montrent un trouble. Pourtant, ce trouble ne semble pas propre aux seuls Algériens de France puisque ces questions d’identité traversent le pays (et même l’ensemble des pays d’Europe). En 2007, juste arrivé au pouvoir, Nicolas Sarkozy décide de créer un ministère de l’identité nationale (intitulé exact : ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire). Cela illustre la difficulté de ce nouveau thème politique de l’identité.

Il ne s’agit pas ici d’écrire une nième dissertation sur le sujet : tout a été dit de ces identités multiples, défiées par les conditions contemporaines de la mondialisation qui intensifie les échanges et les mélanges, qu’il s’agisse des cultures, des idées ou des personnes. Cette intensification est géographique mais elle constitue également une accélération, qui laisse moins de temps à la sédimentation, à l’accoutumance et à l’apaisement. Enfin, un certain relativisme occidental accélère cette dissolution des identités, qu’elles soient nationales, régionales ou individuelles. Le refus de la norme sociale rend plus difficile l’intégration.

S’agissant des immigrés et spécialement des Algériens, on peut également pointer les attitudes différentes entre ceux de première génération, qui ont encore les références de leur pays d’origine, et ceux de deuxième et de troisième génération, pour qui ces références sont plus éloignées et donc fantasmées ou reconstruites.

Nombreux sont les témoignages de ces beurs algériens « retournant » au bled (même à l’occasion de leur premier voyage), qui rêvent beaucoup de ce voyage et sont finalement très déçus de ce qu’ils vivent : il y a un choc culturel intense entre la représentation et la réalité, sans même parler de l’accueil qui leur est réservé et qui n’est pas toujours bon.

Les voici donc obligés de construire une identité composite, à la fois algérienne et française, ou plus exactement Français d’origine algérienne (FOA), même si l’insertion dans la société française est difficile. Très souvent en effet, un FOA fait partie de la France périphérique, celle qui a du mal à joindre les deux bouts et qui s’est révélée aux yeux de tous lors de la manifestation des Gilets Jaunes. Et pourtant, les choses ne sont pas aussi simples : ainsi, on vit peu de beurs au sein de ces Gilets Jaunes, de même qu’on en vit peu lors des grandes manifestations à la suite de l’attentat contre Charlie Hebdo : signe d’une division qui demeure profonde et qui touche la France de l’immigration en général, et plus particulièrement celle d’origine maghrébine, et donc algérienne.

Retournements d’identité

Le cas des binationaux est symptomatique de ces difficultés. Ainsi, un grand débat public eut lieu en 2016 à propos de la déchéance de nationalité des terroristes. Rapidement, le sujet dériva vers la question des binationaux (pas seulement des Algériens). Or, il faut constater leur « double absence » (selon le mot du sociologue algérien Abdelmalek Sayad), ici et là-bas, particulièrement dans le cas des Algériens. Regardés avec suspicion par un certain nombre d’hommes politiques français, ils le sont également par les hommes d’Etat algériens qui dénoncent régulièrement le Hizb frança (le parti de la France), nouvelle cinquième colonne qui agirait cette fois non au profit de l’Algérie mais contre elle. « De ce point de vue, les récents débats contradictoires autour des articles 51 et 73 du nouveau projet de Constitution en Algérie sont bien la preuve que les binationaux ne constituent pas uniquement des victimes expiables dans l’ancien État colonial (la France) mais aussi des boucs-émissaires de l’État anciennement colonisé (l’Algérie). En effet, le pouvoir algérien a présenté récemment un nouveau projet de constitution afin de « démocratiser » et de « moderniser » les institutions politiques du pays. Or, parmi les réformes envisagées, l’une vise précisément à exclure les binationaux de certains mandats électifs et des postes à haute responsabilité engageant la souveraineté de l’État. L’argument principal avancé par les auteurs de la réforme est que la binationalité serait susceptible d’introduire un conflit d’allégeance entre l’État d’origine et l’État d’accueil » (6). Les binationaux sont donc soupçonnés d’être considérés comme peu fiables et pas assez loyaux.

Ils sont ainsi un peu des deux pays mais finalement, ils ne seraient d’aucun des deux ? Qu’y peuvent-ils, d’ailleurs, si le droit leur donne deux nationalités, sans qu’on leur ait demandé leur avis et même si beaucoup y trouvent un avantage ? En fait, « leur statut juridique et symbolique fait problème, en ce qu’il témoigne de la péremption des conceptions traditionnelles de l’État-nation territorial qui se combine paradoxalement à un retour en force des nationalismes fondateurs, ce que l’on pourrait appeler également les nationalismes primordiaux ». Les binationaux sont un problème géopolitique très contemporain.

Dans le même temps, on évoque parfois « les centaines de milliers d’Algériens vivant en Algérie mais ayant secrètement la nationalité française (7) ». Il y aurait ainsi des Algériens Français en Algérie même… Sont-ils Algériens de France ou autre chose ?

D’un autre point de vue, les pieds-noirs sont également des Algériens de France : Mais l’expression pied-noir étant jugée péjorative par certains d’entre eux, ils lui préfèrent l’expression de « Français d’Algérie ». Mais ces Français d’Algérie ne sont-ils pas également des Algériens de France, même si leur rapport avec l’Algérie indépendante est très différent de celui des FOA ?

Une normalisation en cours ?

Ainsi, ces parcours très variés montrent que l’expression « Algériens de France » est bien délicate à manier.

Et pourtant, l’observateur peut déceler une certaine normalisation. Le déroulé du hirak (Mouvement) algérien l’illustre. Ainsi, de nombreux binationaux se sont-ils rendus régulièrement à Alger pour participer aux manifestations, occasion pour eux de participer à la vie politique de leur pays, mais dans le sens d’un rapprochement de nature politique. En effet, l’attente d’une forme de démocratisation du régime semble réunir les deux rives.

Ainsi que nous l’avons montré (8), les Algériens (comme tous les Maghrébins) sont imprégnés de culture française et ils observent la vie politique, médiatique et sportive française quotidiennement, grâce aux télévisions par satellite et Internet. D’une certaine façon, ils vivent en France par procuration. Quant aux Algériens de France, ils représentent d’une certaine façon ceux qui prouvent qu’on peut y arriver, à l’instar des nombreux Français d’origine algérienne qui ont réussi (pour les personnalités récentes (9) : les footballeurs Zidane, K. Benzema, N. Fékir, les chanteurs K. Farah, Sheryfa Luna, les politiciens F. Amara, A. Begag, N. Berra, R. Dati, F. Lamzaoui, L. Aïchi, K. Delli, les acteurs M. Achour, A. Belaïdi, F. Khelfa, Smaïn, Ramzy, L. Bekhti, Dany Boon, Kad Merad, …). C’est d’ailleurs ce qui incite probablement les binationaux à se préoccuper de l’évolution politique de l’autre côté de la Méditerranée, car elle représente une évolution qui permet de réduire les distances entre les deux sociétés.

Vers la cicatrisation …

La France se désintéresse de l’Algérie, écrivions-nous. Peut-être les évolutions en cours annoncent-elles un renouveau, activé par ces Algériens de France qui ont besoin, plus que d’autres, de réconcilier non seulement leurs racines mais surtout deux histoires si proches. Car au fond, beaucoup d’Algériens demeurent attachés à la France, tout comme il y a une part très importante de Français qui conservent des liens avec l’Algérie. Ces Algériens de France constitueront alors une richesse géopolitique permettant un rapprochement entre les deux pays que tout rapproche et que l’histoire a un temps éloigné.

Venant d’un « nulle-part identitaire », ils permettront une alchimie créatrice au profit des deux rives.

(1) Les éléments de cette partie sont tirés notamment de Wikipédia, de l’INSEE et de E. Blanchard, Histoire de l’immigration algérienne en France, La Découverte, 2018, 128 pages. (2) Jusqu’en 1947, les autorités parlent des « musulmans » qui sont des sujets français. On parle à la suite du statut de l’Algérie (adopté en 1947) de Français musulmans d’Algérie. Ils ne deviennent à proprement parler Algériens qu’à la suite de l’indépendance en 1962. (3) Les pieds-noirs désignent les Français d’ascendance européenne originaires d’Algérie. Les harkis sont les anciens musulmans combattants, auxiliaires ou supplétifs de l’armée française au cours de la guerre d’Algérie : on les désigne aussi de Français de souche nord-africaine. (4) Michèle Tribalat, « Une estimation des populations d’origine étrangère en France en 2011 », Espace populations sociétés, 2015/1-2. (5) https://www.insee.fr/fr/statistiques/3633212 (6) Vincent Geisser, « Une controverse peut en cacher une autre : Les binationaux suspects « ici et là-bas » ? », Migrations Société 2016/1 (N° 163), pages 3 à 12. (7) http://www.slateafrique.com/2063/en-france-la-binationalite-au-banc-des-accuses (8) « L’Algérie, le hirak et la France », Dossier stratégique n° 11, La Vigie, 18 mai 2019, accessible à https://www.lettrevigie.com/blog/2019/05/30/dossier-n-11-lalgerie-le-hirak-et-la-france-gratuit/ (9) Voir https://www.facebook.com/personnalitespubliquesdoriginealgeriennelapage/

Olivier Kempf

Bienvenue au Kosovo

Voici une BD atypique à bien des égards. Par le thème évoqué comme par le traitement à la fois scénaristique et illustratif. Cela donne un résultat curieux, qui mérite le détour sans pour autant convaincre totalement, ce qui est souvent la marque des œuvres engagées, avec beaucoup de bons côtés et quelques regrets...

L'histoire : en un mot un homme que l'on comprend rapidement être un kosovar d'origine serbe qui a refait sa vie en Italie revient, à travers la Serbie, vers le Kosovo pour aller sur la tombe de son père, récemment disparu. Il rencontre dans le train un vieux Serbe de Sarajevo, ayant lui aussi trente ans de souvenirs à faire passer. Deux tranches de vie se rencontrent jusqu'à la séparation, qui conduit le Kosovar à rejoindre Mitroviça malgré les affrontements entre communautés, albanaise et serbe.

Disons d'entrée que le scénario refuse le schématisme habituel qui a eu cours sur la région, opposant des méchants Serbes à de gentils Musulmans, ici en Bosnie, là au Kosovo. Les deux héros sont justement des Serbes déchirés, qui ont refusé la guerre qu'on voulait leur faire faire : l'un, marié à Sarajevo à une musulman, combat dans l'armée bosniaque tandis que l'autre refuse justement le combat (sous la critique de son père qui le traite de lâche) et revient, deux décennies plus tard essayer de retrouver son enfance disparue.

Cette partie là est peut-être la plus intéressante : A coup de flash-backs (trop, en fait), on se replonge dans une époque où les choses étaient plus ambiguës que beaucoup le disaient alors.

La deuxième partie convainc moins car alors que l'histoire exposait des nuances, elle décrit dsormais les "adversaires" (ici des kosovars albanophones donc musulmans) comme systématiquement brutaux et agressifs : autrement dit, fauteurs de guerre. Il est dommage que ce simplisme contrevienne au premier discours. La fin de la BD est d'ailleurs proprement incroyable et vient casser tous les propos de la première partie.

Du point de vue du dessin, l’ensemble est assez classique sans défaut majeur. Le coloriste a dû changer au milieu du travail et l'on passe d'une ambiance assez opaque à une couleur plus franche et à mon goût plus convaincante.

Voici donc une œuvre ambivalente, séduisante par bien des côtés, notamment le huis-clos dans le train qui permet à deux hommes de se révéler peu à peu, dans une intimité psychologique très réussie ; puis une deuxième partie beaucoup moins convaincante, marquée par l'excès d'arguments, ce qui affaiblit l'ensemble. On retiendra la volonté de tenir un discours décalé sur le sujet.

Bienvenue au Kosovo, par Mogavino, Mirkovic et Quatrocchi, éditions du Rocher.

O. Kempf

Du cyber et de la guerre

Je crois vous l'avoir annoncé, je suis chercheur associé à la FRS depuis quelques mois. J'y ai donc publié ma première note, "Du cyber et de la guerre" (ici). Voici le texte ci-dessous. Version anglaise ici.

Au XXIe siècle, la guerre sera forcément imprégnée de digital. La seule question pertinente reste de savoir si cela constitue une révolution stratégique ou si, comme souvent, il n’y aura pas de bouleversement majeur. Le cyber est aussi l’instrument d’une convergence de luttes dans des champs autrefois distincts. Il y a ainsi de forts liens entre la cyberconflictualité et la guerre économique qui rendent malaisée la juste appréciation du phénomène, pourtant nécessaire pour appréhender une dimension fondamentale de la guerre au XXIe siècle.

Disons un mot rapidement de cette notion de révolution stratégique. Une révolution stratégique change les modalités de la guerre et peut imposer de nouvelles règles stratégiques, sans pour autant que la grammaire de base soit annihilée (que celle-ci trouve son inspiration dans Clausewitz ou Sun-Tsu).

Selon ce critère, plusieurs révolutions stratégiques peuvent être identifiées à partir du révélateur de l’énergie. La vapeur est allée de pair avec le moteur correspondant (locomotive, steamer) qui a influé sur les guerres de la deuxième moitié du XIXe siècle (Guerre civile américaine, Guerre de 1870, mobilisation de 1914, etc.). On inventa alors la guerre industrielle et donc la massification du rôle des fantassins. Avec l’essence vint le trio « camion, char & avion », mis au point au cours de la première moitié du XXe siècle (Seconde Guerre mondiale, Guerre de Corée, Guerre des Six jours) : nul besoin d’expliciter son influence durable (et encore perceptible) sur l’ossature blindée-mécanisée de nombreuses armées contemporaines. La détonation nucléaire de 1945 orienta toute la seconde moitié du XXe siècle, avec la dissuasion et la polarisation de la Guerre froide. Il semble qu’avec la donnée, décrite par certains comme l’énergie de l’âge digital, nous faisions face à une nouvelle révolution stratégique qui conditionnera cette première moitié du XXIe siècle.

Cette mise en perspective permet de relativiser le rôle de ces révolutions stratégiques : elles sont indubitablement importantes, mais n’annihilent pas d’un coup les grammaires stratégiques antérieures. Autrement dit, le digital n’abolira pas la dissuasion qui n’a pas aboli pas le char qui n’avait pas aboli le fantassin suréquipé, etc. Ceci précisé, le digital constitue donc bien une révolution stratégique. Il affecte la conduite de la guerre. Examinons donc les liens entre ce cyberespace et la guerre.

Cyber : Qu’est-ce que cela recouvre ?

Depuis les années 1980, nous avons assisté à plusieurs vagues successives de la révolution informatique, considérée comme un tout continu : la première fut celle des ordinateurs individuels, dans les années 1980. Puis est arrivé l’Internet – dans le grand public -, au cours des années 1990. Ce fut ensuite l’âge des réseaux sociaux et du web 2.0 dans les années 2000. Nous sommes aujourd’hui en présence d’un quatrième cycle, celui de la transformation digitale (TD), qui secoue toujours plus violemment nos sociétés et particulièrement le monde économique. On pourrait bien sûr désigner tout ce monde informatique massif de « cyberespace ».

Ces différents cycles ont eu leurs applications dans le domaine stratégique.

Petite histoire du cyber

Avant l’apparition des notions de numérisation de l’espace de bataille et de guerre réseau-centrée (network centric warfare), l’essor de l’informatique a très tôt suscité des inquiétudes stratégiques.

Si l’on remonte au début des années 1960, les Etats-Unis fondèrent l’ARPA (ancêtre de la DARPA) pour faire face aux efforts remarqués des Soviétiques en calcul et en ce qu’on appelait alors la cybernétique : ce fait mérite d’être rappelé quand on connaît le rôle joué par la DARPA dans l’invention d’Internet. Cette inquiétude fut rappelée plus tard par Zbigniew Brezinski, qui, dès 1970, parlait alors de Révolution technétronique : la puissance informatique est considérée par lui comme le moyen de la victoire sur la puissance soviétique. Plus récemment, il faut se replonger dans les débats des années 1990 sur la Révolution dans les affaires militaires (RMA) : il s’agissait alors de prendre en compte les changements apportés par les ordinateurs individuels, mais aussi par les mises en réseau de masse, autrement dit nos deux premières vagues informatiques. Cyberwar is coming, comme l’affirmaient en 1993 deux auteurs de la Rand.

Tous ces débats n’illustrent finalement qu’une seule perception : l’utilisation de la puissance informatique pour donner de nouveaux moyens aux armées. L’informatique n’est vue que comme un outil, un multiplicateur de puissance. Elle s’applique aux armes comme aux états-majors. C’est d’ailleurs cette même idée qui préside à la définition de la Third offset strategy, lancée par les Etats-Unis depuis quelques années : avancer technologiquement à marche forcée pour ne pas être dépassé par une autre puissance dans le domaine des capacités.

La mise en réseau des états-majors et l’embarquement d’informatique dans les armes a provoqué une augmentation certaine de l’efficacité. On parle aujourd’hui de systèmes d’armes, de systèmes de commandement. Et il est vrai que l’efficacité est obtenue : observez la précision des missiles ou encore les capacités d’un avion de chasse moderne… Désormais, un avion n’est plus un porteur de bombes, c’est un ordinateur qui vole et qui transporte des ordinateurs qui explosent sur leurs cibles préalablement identifiées et désignées par des ordinateurs en réseau.

Cette informatique embarquée est donc la cible naturelle des agresseurs cyber. Face à une bombe qui tombait, on ne pouvait que s’abriter. Désormais, on peut imaginer lui envoyer un code malveillant qui donnerait de fausses informations qui feront dévier le projectile de sa trajectoire.

Mais c’est en matière de commandement que l’évolution est la plus nette. Les Anglo-Saxons utilisent le terme de Command and Control pour le désigner, simplifié en C2.

Au cours des années 1990, l’informatisation de la fonction commandement a conduit à bâtir un C4 puis un C4ISR puis un C4ISTAR et puis… cela s’est arrêté là6. Revenons à notre C4 (la fonction ISR étant particulière au renseignement, et la Target Acquisition au ciblage) : il s’agit non seulement du Command, du Control mais aussi de la Communication et du Computer. On a automatisé les fonctions de commandement grâce à l’informatique en réseau. Il fallait aussi dissiper le brouillard de la guerre mais également accélérer la boucle OODA.

La méthode a pu donner des résultats (que l’on songe aux deux Guerres du Golfe) sans pour autant persuader qu’elle suffisait à gagner la guerre (que l’on songe à l’Afghanistan et à l’Irak).

Au fond, cette guerre en réseau – dans la littérature stratégique américaine des années 1990-2000 on parlait de network centric warfare - est une guerre très utilitaire et très verticale, « du haut vers le bas ». Tous les praticiens savent que bien souvent, les réseaux de commandements servent à nourrir le haut d’informations et au risque d’augmenter le micro-management, tandis que les utilisateurs du bas profitent finalement beaucoup moins du nouvel outil.

Grandeur et imprécision du cyberespace

Quand on parlait de cyberespace à la fin des années 2000, il s’agissait de désigner cette informatique distribuée et en réseau, mais aussi de déceler ses caractéristiques stratégiques. Peu à peu, on a oublié la notion de cyberespace pour passer à celles de cyberdéfense et de cybersécurité que recouvre aujourd’hui dans les organismes chargés de la sécurité et de la défense le préfixe cyber. Ce glissement s’est effectué au cours de la décennie 2010.

Les premiers cas d’agression cyber remontent aux années 1980 (Cuckoo’s egg en 1986, Morris Worm en 1988). Avec des attaques plus systématiques (première attaque par déni de service en 1995, première attaque connue contre le Departement of Defense en 1998, première affaire « internationale » avec Moonlight Maze en 1998), la stratégie s’empare du phénomène. Elle rejoint le débat de l’époque sur la Révolution dans les affaires militaires qui évoque alors la guerre en réseau. C’est la fusion de ces deux approches par Arquilla et Ronfeldt qui leur fait annoncer dès 1993 que « Cyberwar is coming ».

Ces interrogations infusent au cours des années 2000. La création d’un Cybercommand américain en 2009, l’affaire Stuxnet en 2010, les révélations de Snowden sur la NSA (2013) montrent que les Etats-Unis sont très en pointe sur le sujet. En France, dès le Livre blanc de 2008, le cyber est identifié comme un facteur stratégique nouveau, approche encore plus mise en évidence dans l’édition de 2013 et confirmée par la Revue stratégique de 2017. L’OTAN s’empare du sujet à la suite de l’agression contre l’Estonie en 2007, couramment attribuée à la Russie même si, comme quasiment toujours en matière cyber, les preuves manquent.

Jusqu’alors simple sujet d’intérêt, le cyber s’élève dans l’échelle des menaces pour devenir une préoccupation prioritaire. Désormais, une agression cyber pourrait, le cas échéant, provoquer la mise en œuvre de l’article 5 du traité de Washington. Les Alliés s’accordent même à définir le cyber comme « un milieu de combat », au même titre que les autres milieux physiques. Sans entrer dans des débats conceptuels sur l’acuité de cette assimilation, constatons que cette approche globalisante encapsule tout ce qui est informatique dans le terme cyber.

La notion de cyber a évolué

Est-ce pourtant aussi simple ?

Il faut en effet constater que la notion même de « cyber » a évolué. D’autres préfixes et adjectifs lui ont succédé : électronique (e-réputation, e-commerce) ou tout simplement, numérique ou digital. Cette évolution sémantique provoque aujourd’hui un cantonnement du cyber dans le champ de la sécurité, de la défense et de la stratégie. Le Forum de Lille est un Forum international de Cybersécurité, le commandement américain est un Cybercommand.

Au fond, s’il y a dix ans on craignait le peu de prise de conscience de la dangerosité du cyberespace, il faut bien constater que finalement la prise de conscience a eu lieu et que le cyber désigne notamment la fonction de protection qui entoure les activités informatiques de toute nature. Désormais, quand on parle de cyber, on évoque surtout la conflictualité associée au cyberespace, qu’il s’agisse de criminalité ou de défense : d’un côté, on a les caractéristiques de protection et de défense proprement dites, de l’autre les caractéristiques d’agression, classiquement l’espionnage, le sabotage et la subversion. Cette activité s’exerce dans les trois couches du cyberespace (physique, logique, sémantique).

Pour simplifier, le cyber s’occupe désormais de la lutte opposant des acteurs divers utilisant des ordinateurs pour atteindre leurs fins stratégiques ou tactiques. Les réseaux et les ordinateurs sont le véhicule d’armes diverses (vers, virus, chevaux de Troie, DDoS, fakes, hoaxes , etc.) qui permettent d’atteindre le dispositif adverse et de le neutraliser, le corrompre, le détruire ou le leurrer.

Pour conclure sur ce point, la cybersécurité repose sur la maîtrise des réseaux, des données et des flux, ce qui passe souvent par un contingentement de ceux-ci et par des restrictions d'utilisation, qu'il s'agisse d'hygiène informatique ou de dispositifs plus sécurisés, durcis en fonction de l'information manipulée. Autrement dit, la cybersécurité a tendance à restreindre les usages que l’informatique entendait simplifier, automatiser ou libérer.

Il n’y a pas de cyberguerre

Cybersécurité ou cyberdéfense ?

Les notions de cybersécurité et de cyberdéfense sont proches. Les distinguer paraît cependant nécessaire car il existe des liens évidents entre la cybersécurité et la « défensive », tout comme entre la cybersécurité et le ministère de la Défense (aujourd’hui renommé ministère des Armées) : mais ces liens entretiennent une confusion qu’il faut clarifier.

On pourrait tout d’abord considérer que la cybersécurité est du domaine du civil quand la cyberdéfense appartient aux compétences des armées et du militaire. Cette approche est souvent partagée, mais elle est inexacte. Par exemple, dans le cas de la France, c’est l’ANSSI (agence civile) qui est l’autorité nationale en matière de sécurité et de défense des systèmes d’information. Toutefois, le mot défense est un faux-ami qui entraîne ici des confusions.

On pourrait ensuite estimer que la cybersécurité est un état quand la cyberdéfense est un processus. Afin d’atteindre la cybersécurité (d’être en cybersécurité), il faut assurer une cyberdéfense. Dans un cas un verbe d’état, dans l’autre un verbe d’action. Cette approche, conceptuellement juste, est malheureusement peu suivie par les praticiens. Surtout la cyberdéfense est parfois considérée comme le tout (l’action stratégique dans le cyberespace) et comme une partie de ce tout (la fonction défensive de l’action stratégique dans le cyberespace).

Une approche plus opérationnelle est donc recommandée qui évite le mot de cyberdéfense et ne conserve le mot de cybersécurité que dans un cas très précis (que nous décrirons ci-dessous). D’une façon générale, il convient d’éviter le préfixe cyber apposé devant tout substantif, car les termes sont rarement bien définis et cela introduit de nombreuses confusions.

La cyberguerre n’aura pas lieu

Cyberwar will not take place : voici le titre d’un remarquable petit livre de Thomas Rid, paru en 2013 à Oxford.

Déjà, il remettait en cause la notion de cyberguerre. Or, l’expression « cyberguerre » sonne bien. Elle est régulièrement employée par des journalistes ou des commentateurs peu avisés. Pourtant, elle est fausse, ce qui ne signifie pas que la guerre ignore le cyberespace (il y a au contraire toujours plus de cyber dans la conduite des conflits).

Le problème avec l’expression de « cyberguerre », c’est le mot guerre. Nous nous sommes régulièrement interrogés sur sa signification profonde, celle d’autrefois mais aussi d’aujourd’hui. Si la grande guerre d’autrefois est morte, la guerre mortelle subsiste, souvent à bas niveau même si elle peut être alors très meurtrière. Elle n’est plus le monopole des États. On assiste à une forte montée en puissance et une vraie diversification de la criminalité armée où des acteurs s’affrontent et portent des coups, y compris à des États faibles (nous pensons bien sûr au Mali et à nombre de pays africains).

Quand la guerre n’est plus le fait d’armées organisées et ni le plus souvent nationales, quel est alors son critère distinctif ? La létalité : la mort violente de vies humaines pour des motifs politiques. Désormais, le critère de la guerre qui demeure est celui de l’existence – ou non – de morts humaines touchant soit les parties militaires au conflit, soit les populations environnantes (civiles). On peut bien sûr retenir le nombre de mille morts militaires par an, identifié par les polémologues pour marquer le seuil à partir duquel il y a guerre et non pas conflit armé. Sans aller jusque-là (les noyés en Méditerranée, pour avoir tenté de rejoindre l’Europe, sont-ils victimes d’une guerre ?), constatons que pour l’heure, il n’y a pas de mort directement imputable à une agression cyber. Aujourd’hui, le cyber ne tue pas ; du moins pas encore.

Par ailleurs, il faut se méfier de tout le discours produit sur ce thème : un « cyber-Pearl Harbour » menacerait, le cyberespace serait le cinquième théâtre physique de la guerre, il nous faut des cyberarmées, etc. On reconnaît là un schéma de pensée américain qui militarise tout d’emblée, de façon à justifier des budgets et une approche quantitative et destructrice des oppositions politiques. Sans avoir la cruauté de rappeler les échecs répétés de cette approche depuis plus de soixante-dix ans, signalons simplement qu’il n’y a pas d’échanges d’électrons qui se foudroieraient réciproquement avec des vainqueurs et des vaincus.

Les choses sont plus subtiles que ça.

Cela ne veut pas dire que le cyber ne soit pas dangereux, ni qu’il ne soit dans la guerre. Plutôt que de cyberguerre, parlons de cyberconflictualité. Elle est partout.

Opérations dans le cyberespace

Actions cyber

Le livre de T. Rid rappelait déjà l’essentiel, à savoir que les trois types de cyber agressions sont bien connus (l’espionnage, le sabotage et la subversion), et qu’elles ne justifient pas les excès d’une certaine militarisation du cyber.

L’espionnage cyber constitue la première brique de la cyberconflictualité. En effet, quasiment toutes les actions offensives cyber débutent par une phase d’observation de la cible et donc, dans les cas les plus aigus, d’espionnage. Qu’il s’agisse de défacer un site ou de le bombarder de requêtes (technique basique dite des DDoS : déni de service distribué) ou d’aller, au contraire, beaucoup plus avant dans le système à la recherche d’informations sensibles, il faut délimiter le contour de l’objectif, ses points forts et ses points faibles. C’est la première phase commune à toutes les actions. Soit parce qu’on recherche d’abord l’information, soit parce qu’elle va servir à autre chose. Il s’agit là d’ailleurs d’un point commun à toutes les opérations militaires : quoique vous vouliez faire, vous commencez toujours par vous renseigner. Il reste que le cyberespace a pour essence de manipuler de l’information, soit pour la stocker, soit pour l’échanger avec des correspondants dûment identifiés. Il y a une profonde intrication entre les méthodes de renseignement (ou d’information) et les caractéristiques du cyberespace. Or, le cyberespace démultiplie les capacités d’espionnage. On s’en est largement rendu compte avec les révélations d’Edward Snowden qui a appris au monde le potentiel de la NSA américaine, qui passait son temps à espionner le monde entier, y compris ses alliés et amis.

Or, une propriété commune à la souveraineté et à la liberté d’action est la préservation de ses secrets. C’est évident pour les États, mais c’est également vrai pour les entreprises. Dès lors, un cyberespionnage massif peut modifier les relations internationales ou inter-entreprises. Certes, « on s’est toujours espionné, même entre amis », un argument développé par les défenseurs de la NSA, au premier rang desquels Barack Obama.

À ceci près que l’ampleur des moyens mis en œuvre et la profondeur d’intrusion permise par la technique ont modifié le sens de cette pratique. Le cyberespionnage est bien la première forme d’agression cyber.

Le sabotage cyber constitue la deuxième. Elle est perçue comme l’attaque principale par l’opinion populaire qui réduit souvent l’agression cyber à ces virus qui cassent les systèmes des ordinateurs. De Stuxnet à NotPetya, ces vers, virus et maliciels ont défrayé souvent la chronique (les journalistes ratant rarement l’occasion d’expliquer qu’on n’avait jamais connu une telle agression dans toute l’histoire, pour oublier leur assertion imprudente la semaine suivante). Il y a ainsi un grand discours de la peur autour du sabotage, permettant les meilleurs fantasmes, à l’image des scénarios absurdes de James Bond où des pirates informatiques géniaux détruiraient les systèmes collectifs et provoqueraient des morts en pagaille.

La réalité est plus banale : il y a certes beaucoup d’attaques mais aujourd’hui, on observe surtout des opérations de rançonnage (contre des particuliers ou des organisations, notamment des villes : Atlanta ou Baltimore) où les assaillants bloquent le fonctionnement en échange d’une rançon. Mais cela peut aussi avoir des motifs politiques : l’entreprise saoudienne Aramco a ainsi été bloquée il y a quelques années par des agresseurs, visiblement des voisins iraniens.

La subversion cyber est le troisième mode d’agression. Elle vise à modifier les décisions d’un individu ou d’un groupe, que ce soit par des sabotages (par exemple, le défacement d’un site Internet pour faire apparaître la tête d’Hitler à la place du dirigeant de l’entreprise/pays) ou d’autres procédés, plus ou moins évolués. Beaucoup négligeaient cette agression subtile jusqu’au développement des débats sur la post-vérité et la question des infox.

Ainsi, ces trois procédés sont fréquemment utilisés dans ce qu’il faut bien nommer la réelle cyberconflictualité contemporaine. Relevons deux caractères spécifiques. Le premier est celui des acteurs concernés : désormais, tous les acteurs (individus, groupes, agences ou Etats) peuvent être à la fois les auteurs et les cibles de ces agressions. Le second, par conséquent, est que les motifs des attaques sont extrêmement variés (économiques politiques, culturels, réputations, egos, etc.). Cela donne à ce champ de bataille une dimension hobbesienne, celle du conflit de tous contre tous que l’on pensait avoir réglé avec l’ordre westphalien il y a trois siècles et demi. Cela est plus profond que le multisme politique ou que la notion de guerre hybride.

Réponses stratégiques dans le cyberespace

Nier l’existence de la cyberguerre ne revient pas à nier l’importance du cyber dans la conduite de la guerre, bien au contraire. Le cyber est désormais partout dans les opérations militaires. Il est au cœur des armements : on s’interroge sur la grande autonomie de ces armes, envisageable grâce à la robotisation et à l’intelligence artificielle. Le cyber anime tous les réseaux de commandement et de conduite, qu’on désigne sous le terme de Systèmes d’information et de commandement (SIC).

L’action stratégique dans le cyberespace est une approche générale. Considérons qu’elle est normalement à la portée de toutes les organisations (voire des individus) sauf le cas particulier de l’offensive, qui est une prérogative étatique (et pour le coup, spécifique au ministère des Armées, du moins en France). Autrement dit, les actions offensives non-étatiques sont toutes illégales.

Il y a ainsi, d’abord, une première fonction qu’on désignera sous le terme de défensive, aussi appelée cybersécurité (à proprement parler). Elle constitue pour les praticiens l’essentiel de la cyberconflictualité. Elle recouvre :

  • Les mesures de protection (ou cyberprotection, ou de sécurité des systèmes d’information -SSI- au sens strict du terme), qui consistent en l’ensemble des mesures passives qui organisent la sécurité d’un système (pare-feu, antivirus, mesures d’hygiène informatique, procédures de sécurité). Cette notion de « mesures passives » ne signifie pas qu’on reste inactif, au contraire : un responsable SSI sera sans cesse aux aguets, en train de remettre à jour son système et de mobiliser l’attention de ses collaborateurs.
  • Les mesures de défense (ou lutte informatique défensive, LID) qui comprennent l’ensemble de la veille active et des mesures réactives en cas d’incident (systèmes de sonde examinant l’activité du réseau et ses anomalies, mise en place de centres d’opération 24/7, etc.).
  • La résilience consiste en l’ensemble des mesures prises pour faire fonctionner un réseau attaqué pendant la crise, puis revenir à un état normal de fonctionnement après la crise (y compris avec des opérations de reconstruction, dans les cas les plus graves).

La deuxième fonction est celle du renseignement. Il est évident qu’elle a partie liée à la défensive. Cela étant, le renseignement se distingue comme une activité propre. On distingue ici le renseignement d’origine cyberespace (ROC), qui est celui qui vient du cyberespace mais contribue à nourrir la situation globale du renseignement militaire ; et le renseignement d’intérêt cyberdéfense (RIC) (qui n’est pas forcément exclusivement d’origine cyber) et qui vise à construire une situation particulière de l’espace cyber, aussi bien ami et neutre que surtout ennemi. C’est ainsi un renseignement sur le cyberespace. Il est évident que dans une manœuvre militaire globale, le ROC intéresse plus le décideur tandis que dans le cas d’une manœuvre particulière à l’environnement cyber, le RIC sera prédominant. Le RIC permet en effet de renforcer la défensive mais aussi de préparer l’offensive. A titre d’exemple, les mots de passe des comptes des réseaux sociaux de TV5 Monde, visibles dans un reportage de France 2, constituent du RIC, tandis que les cartes dynamiques de course de l’application Strava, permettant par l’observation de l’activité de soldats, de repérer des sites militaires, sont du ROC.

La troisième fonction est logiquement l’offensive. Sans entrer dans trop de subtilités, elle recouvre aussi bien la Lutte informatique offensive (LIO) que l’influence numérique (la LIN). La première est tournée vers le sabotage, la seconde vers la subversion. S’agissant de l’influence, citons l’ex-chef d’état-major des armées (CEMA), le général de Villiers : Il estime ainsi début 2016 qu’un « nouveau théâtre d’engagement » est celui de « l’influence et des perceptions ». « C’est l’ensemble des domaines – dont le cyber espace – qui permet de porter la guerre pour, par et contre l’information. Ce champ de bataille, qui n’est pas lié à une géographie physique, offre de nouvelles possibilités pour la connaissance et l’anticipation, ainsi qu’un champ d’action pour modifier la perception et la volonté́ de l’adversaire ». La propagande de l’Etat Islamique sur les réseaux sociaux a rendu urgente cette prise en compte de la « bataille des perceptions ».

Environnement cyber

Ces opérations se conduisent dans l’environnement cyber. Ce terme d’environnement permet d’échapper à la notion de milieu, bien qu’elle soit devenue une doctrine OTAN. Parler d’environnement cyber (comme on parle d’environnement électromagnétique) met cette fonction cyber à sa juste place. Elle est au fond une arme d’appui bien plus qu’une arme de mêlée. Cette approche favorise d’ailleurs la résolution avantageuse du dilemme entre les échelons stratégiques et tactiques, dilemme qui suscite encore bien des débats feutrés mais essentiels.

C’est dans ces conditions que le cyber est bien présent dans les opérations militaires, et ce dans les trois couches du cyberespace (physique, logique et sémantique). Si les opérations sont discrètes, elles n’en sont pas moins réelles. Mais cela ne signifie pas que le cyber n’interviendra pas dans d’autres opérations, non-militaires cette fois. Il s’agit alors de bien autre chose, même si cela relève de la cyberstratégie.

Cyber et nouvelles formes de conflit

Nous avons parlé jusqu’à présent des liens entre le cyber et les actions militaires, mais aussi avec quelques actions civiles (notion de cybersécurité). Le cyber est incontestablement dans la guerre, avons-nous démontré. Mais la guerre n’est peut-être plus seulement dans la guerre. Autrement dit, on observe désormais de nouvelles formes de conflictualité interétatique qui sont en dessous du seuil de la guerre : sanctions juridiques, blocus économiques, amendes, guerre économique, actions massives d’influence, les formes en sont énormément variées. Le cyberespace est un remarquable outil pour l’ensemble de ces actions hostiles.

Extension du domaine de la cyber-lutte

En effet, cette cyberconflictualité ne se déroule pas seulement sur le terrain des opérations militaires. Celui-ci permet certainement de mieux comprendre ce qui se passe, de déceler les principes opérationnels : pourtant, il ne saurait cacher que la cyberconflictualité se déroule surtout en dehors d’actions militaires classiques.

L’observateur relève en effet plusieurs traits de cette cyber-lutte : elle est accessible à beaucoup, ce qui ne signifie pas que tout le monde est capable de tout faire. S’il n’y a que dans les romans qu’un individu surdoué réussit à défaire les grandes puissances, il est exact que de nombreux individus peuvent agir – et nuire – dans le cyberespace. Celui-ci a en effet deux qualités qui sont utilisées par beaucoup : un relatif anonymat pour peu que l’on prenne des mesures adéquates (et malgré le sentiment d’omnisurveillance suscité aussi bien par la NSA que par les GAFAM) ; et une capacité à agréger des compétences le temps d’une opération (ce qu’on désigne sous le terme de coalescence).

Dès lors, quel que soit le mobile (motivation idéologique ou patriotique, lucre et appât du gain, forfanterie pour prouver sa supériorité technique), de nombreux acteurs peuvent agir dans le cyberespace (ce qui explique notre prudence dans l’analyse du cas estonien). Autrement dit encore, le cyberespace connaît une lutte générale qui mélange aussi bien les intérêts de puissance (traditionnellement réservés aux États), les intérêts économiques (firmes multinationales, mafias), les intérêts politiques ou idéologiques (ONG, djihadistes, Wikileaks, Anonymous, cyberpatriotes) ou encore les intérêts individuels (du petit hacker louant ses services au lanceur d’alerte Edward Snowden).

Il s’ensuit une conflictualité généralisée, mobilisant tous dans une mêlée d’autant plus vivace qu’elle est relativement discrète. En effet, on n’a pas d’exemples de coups mortels donnés via le cyberespace même si le fantasme d’un cyber-Pearl Harbour est sans cesse ressassé par les Cassandre. Avant d’être témoin d’un éventuel drame extrême, constatons que la cyberconflictualité ordinaire fait rage quotidiennement. Et que surtout, elle est fortement teintée de guerre économique, avant d’être politique.

Cyber et guerre économique : la convergence des luttes

Ne nous y trompons pas : l’essentiel réside dans la guerre économique. Celle-ci est allée de pair avec le développement de la mondialisation, elle-même rendue possible par ce qu’on appelait à l’époque les Technologies de l’information et de la communication (TIC). Cela a du coup radicalement modifié le socle préalable qui régissait le monde économique, celui de la concurrence pure et relativement parfaite. Ce socle n’existe plus et désormais, tous les coups sont permis. Le cyberespace favorise justement ce changement profond. Espionner, saboter et subvertir sont désormais des armes quotidiennement et souterrainement employées.

Que nous a en effet appris Snowden ? Que la NSA, sous prétexte de lutte contre le terrorisme, espionnait surtout les concurrents des États-Unis. Qu’elle collaborait activement avec les grands acteurs économiques américains, notamment les GAFAM, dans une relation à double sens. Que si ceux-ci devaient coopérer activement avec les services d’Etat (qui a cru sérieusement qu’Apple refusait de collaborer avec le FBI dans l’attentat de San Bernardino ? en revanche, ce fut un remarquable coup marketing), ces derniers n’hésitaient pas à transmettre des informations pertinentes à leurs industriels.

La Chine a quant à elle pratiqué une stratégie opiniâtre d’espionnage économique, par tous les moyens, notamment cyber. Les exemples abondent et les dénonciations américaines en la matière révèlent une probable vérité. Israël a une symbiose très étroite entre ses services spécialisés (autour de la fameuse unité 8200) et son écosystème de jeunes pousses (ayant été le plus loin dans la construction d’une « start-up nation »). On pourrait relever des liaisons similaires en Russie ou à Singapour.

Autrement dit, il y a désormais une certaine convergence des luttes, bien loin de celle imaginée par les radicaux alter en France : entre acteurs (collaboration entre Etats et entreprises, « contrats » passés entre des entreprises et des hackers souterrains) et entre domaines (la géopolitique n’est jamais très loin des « intérêts » économiques : il n’y a qu’à voir le nombre de chefs d’entreprise qui accompagnent les dirigeants lors de leurs voyages officiels). Le cyber permet cette convergence grâce à ses effets en apparence indolores (sera-t-il jamais possible d’évaluer le coût d’informations sensibles qui ont été volées par un concurrent ?), à sa discrétion évidente, à son anonymat confortable.

Une conflictualité englobante

Le cyber est désormais au centre de toutes les stratégies conflictuelles, qu’elles soient militaires ou non. Sa plasticité et sa transversalité permettent en effet le développement d’une multitude de manœuvres par des acteurs de tout type.

Agir dans le cyberespace, que l’on soit chef militaire, responsable politique, dirigeant économique ou simple RSSI (responsable de sécurité de systèmes d’information), impose de prendre conscience de cette dimension générale. Au fond, le cyberespace ne peut se réduire à un simple environnement technologique dont on laisserait la gestion à des responsables techniques mais subordonnés. Le cyberespace permet la mise en place d’une nouvelle conflictualité qui va, d’une certaine façon, fusionner les champs traditionnels des hostilités : aussi bien les guerres militaires que les oppositions géopolitiques ou les concurrences économiques. C’est pourquoi parler de cyberguerre est extrêmement trompeur : c’est tout d’abord faux (car le critère de létalité n’est pas rempli) et surtout réducteur car la conflictualité du cyberespace a certes des dimensions militaires, mais elles sont également plus larges et souvent plus insidieuses que la « simple » manœuvre de force et de coercition à la base des actions militaires.

En ce sens, il y a une globalisation de la cyberconflictualité. En prendre la mesure est la première étape d’une stratégie adaptée, quelle que soit l’organisation dont on a la charge, Etat, armée ou entreprise.

O. Kempf

France-Italie : une crise plus profonde qu'il y paraît

En février, j'avais été participer à Gênes à un festival de géopolitique organisé par Limes, la revue italienne de Géopolitique. J'étais intervenu sur le thème des rapports entre la France et l'Italie. On était alors au sommet de l'animosité qui s'est depuis calmée. Mais si ces rapports ne démangent plus trop et font moins de bruit, cela ne signifie pas que tout va pour le mieux. Bref, un texte publié 9 mois après.... A vous de vous faire votre idée.

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France-Italie : une crise plus profonde qu’il n’y paraît

Le dissentiment entre la France et l’Italie était observable depuis plusieurs mois : la preuve, ce colloque est organisé depuis l’été et notre table ronde est prévue depuis ce temps-là. Cependant, l’escalade de ce début d’année a fait la une des journaux au point qu’il faille parler de crise « sans précédent depuis la fin de la guerre », selon les mots du quai d’Orsay.

Cette crise a pourtant plusieurs dimensions. Elle est évidemment une affaire de politique intérieure des deux côtés des Alpes, chacun des protagonistes faisant face à de profondes difficultés internes et ayant trouvé dans la dispute le moyen de se positionner. Le calcul politicien l’a largement emporté sur le calcul diplomatique, c’est une évidence. Mais le terreau était là.

Car la crise est aussi, plus profondément, une crise franco-italienne qui remonte loin. Il y a eu incontestablement une certaine arrogance française, il y a eu aussi des maladresses italiennes : il y a surtout un négligence réciproque sous-jacente qui est dommageable, tant elle témoigne de l’absence de vision régionale plus encore que bilatérale.

Car voici au fond le troisième caractère de cette crise : elle est européenne. Aussi bien une crise évidente de l’Union Européenne mais aussi, paradoxalement, une européanisation des débats politiques.

Est-ce seulement une affaire de politique intérieure ?

Le différend franco-italien n’aurait pas existé s’il n’y avait pas eu E. Macron, et s’il n’y avait pas eu L. Di Maio et M. Salvini. Les trois se ressemblent finalement par bien des aspects, malgré leur opposition profonde.

Macron, le Jupiter inconscient

Emmanuel Macron a en effet été élu par surprise au printemps 2017. Il a bénéficié d’un double écroulement : celui de la gauche, entraînée par le fond autant par la présidence de F. Hollande que par un logiciel idéologique épuisé ; celui de la droite qui avait campagne gagnée jusqu’à ce que le favori, François Filon, ne soit plombé par des soupçons sur sa moralité. Il ne restait que Marine Le Pen au deuxième tour. Macron l’emporta aisément mais pas très brillamment (60 % des suffrages au deuxième tour, dans un contexte de Front républicain) sachant que son socle électoral de premier tour était assez faible (24 %) et dans un contexte de grande abstention. Malgré les louanges incessantes de la presse, vantant un mélange de Kennedy et d’Obama, malgré son charme indéniable, malgré sa chance insolente, il n’avait pas convaincu plus que ça. Il crut cependant que son destin n’avait pas été seulement de renverser la table d’un jeu politique épuisé, mais qu’il le mandatait à conduire un programme de réformes finalement très conventionnel, dans la droite ligne du libéralisme européen.

L’état de grâce permit de conduire la réforme de la SNCF, déjà de façon crispée. Cependant, les macroniens étaient très inexpérimentés et leur manque de sens politique assez flagrant. Le président maniait tout le monde à la baguette. Se désignant Jupiter, il se croyait au moins l’égal de De Gaulle. C’était ne pas comprendre que les circonstances avaient changé. Le vieux pays encore ordonné des années 1960 avait beaucoup plus changé qu’on ne l’avait dit. Il se cabra.

C’est le propre des premiers révolutionnaires que de croire qu’ils peuvent maîtriser le flot dont ils ont ouvert les vannes. Quasiment toujours, ils sont finalement emportés par lui et d’autres viennent, encore plus radicaux ou habiles, qui les mettent à l’écart. On le sait depuis le passage de 1789 à 1793, plus tard des mencheviks aux bolcheviques. Elu sur le renvoi du vieux système, Macron croit qu’il pourra s’appuyer quand même sur les institutions.

Une crise française persistante

La crise s’annonça dès l’été. Le président connaissait une décrue dans les sondages, normale pensait-on. Voici qu’au début de l’été, un de ses conseillers, A. Benalla, était accusé d’avoir violenté des manifestants, sous un déguisement de policier. On découvrit alors un système très opaque de privilèges, un président isolé, un entourage mutique et apparemment sourd. Surtout, le président se raidit, couvrit son subordonné, clama d’une vois trop haut perchée, devant des députés réunis pour l’occasion : « Qu’ils viennent me chercher ». La France apprit que le macronisme n’était pas un programme, mais une bande autour d’un chef.

L’automne vint. Avec lui, les Gilets jaunes, mouvement improbable que personne n’avait vu venir et qui jeta des dizaines de milliers de manifestants dans les rues chaque samedi, sans même parler de l’occupation de ronds-points où se recréait une sociabilité perdue dans la vie moderne. Il ne s’agit pas ici d’analyser les ressorts du mouvement : toujours est-il que beaucoup voulaient justement « chercher » le président, qui était finalement le principal point commun des manifestants, à cause de l’hostilité qu’il inspirait.

Trois mois après, les manifestations continuent et le mouvement bénéficie toujours d’un large soutien de l’opinion, 70 % des Français « le comprenant ». Quant au président, il ne rassemble le soutien que d’un cinquième à un quart des Français, ne réussissant pas à élargir son socle électoral, malgré le désordre politique évident. Au fond, il apparaît plus comme un déclencheur que comme une solution : c’est gênant quand on se croit Jupiter.

E. Macron est donc dans une situation difficile car la crise intervient finalement très tôt dans son quinquennat. Il risque d’être bloqué dans sa volonté de réforme et ne veut pas terminer comme un roi fainéant. Aussi est-il enclin à rejouer, plus que jamais, le clivage qui lui a permis d’arriver en tête : celui de l’hostilité à l’extrême droite. Et puisque Marine Le Pen est habilement silencieuse à l’intérieure, il lui faut trouver un adversaire à sa mesure. Ce seront les dirigeants italiens. Passons sous le prétexte qui a causé le rappel de l’ambassadeur de France et l’émission d’un communiqué très dur du ministère des affaires étrangères. Il est vrai que l’expédition de M. Di Maio en France, à la rencontre des Gilets jaunes, est tout sauf courtoise et qu’il venait précisément rencontrer des acteurs de la vie politique intérieure française. C’est à l’évidence contre tous les usages et, à proprement parler, une incursion politique que Paris ne pouvait laisser passer.

MM. Salvini et Di Maio, duettistes improbables

Car à Rome aussi, on avait tout mis par terre. Le gouvernement de Matteo Renzi (élu finalement sur les mêmes prémisses que celui d’E. Macron, ce qui devrait attirer plus d’attention de la part des politistes) était devenu extrêmement impopulaire, perdant les élections qui virent la victoire de deux mouvements contradictoires mais partageant la même volonté de mettre bas le système.

D’un côté, une Lega renouvelée sous la houlette de Mateo Salvini, partie d’un mouvement régional nordiste pour s’élargir à l’ensemble de la péninsule. De l’autre, Luigi Di Maio, à la tête du mouvement Cinque Stelle, regroupement un peu anarchique des refuzniks du système. Deux mouvements marginaux ayant finalement peu de choses en commun, sinon le refus de l’existant et la volonté de passer à autre chose. Il ne s’agit pas ici de vous l’expliquer car vous êtes bien plus au fait de ces nuances, simplement d’exposer comment ces deux mouvements sont perçus de l’autre côté des Alpes.

Or, la dynamique de ces mouvements n’est pas homogène, tant M. Salvini prend des initiatives qui lui donnent l’avantage sur son allié mais concurrent, ce que l’on observe dans les élections régionales récentes. Là réside probablement la cause de l’initiative de M. Di Maio, désireux de trouver des alliés en Europe. En effet, la Lega se rapproche assez facilement des mouvements européens de droite radicale, et notamment du Rassemblement National de Marine Le Pen en France. Cinque stelle est un mouvement différent, sans ligne politique très claire et ayant donc des difficultés à trouver des alliés.

Il s’agissait donc pour M. Di Maio de faire un coup d’éclat, inspiré par deux considérations : tout d’abord, se démarquer de son partenaire de gouvernement qui est en même temps un concurrent sur la scène politique intérieure ; mais aussi démontrer que le mouvement a une signification européenne : de ce point de vue, le mouvement des Gilets jaunes procède finalement des mêmes racines que le M5S et cette rencontre revêtait une signification importante, dans la perspective des élections européennes à venir et au-delà, de la constitution de groupes parlementaires à Strasbourg.

Une signification européenne

Voici donc deux dynamiques politiques intérieures qui s’insèrent dans une perspective européenne, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes. On ne peut en effet résumer la crise à une simple crise bilatérale, sur laquelle nous reviendrons. Elle possède en effet une dimension européenne.

E. Macron n’a cessé de clamer son programme européen, manifesté par exemple dans le discours de la Sorbonne, prononcé en septembre 2017, quelques mois seulement après son élection. Ce plaidoyer a pourtant eu du mal à s’incarner dans la réalité politique européenne : M. Macron s’est en effet fâché avec de nombreux gouvernements européens, notamment d’Europe centrale et orientale. Au fond, il émet une approche morale qui lui fait condamner les mouvements qui s’écartent, à ses yeux, de l’idéal européen : on pense bien sûr à la Hongrie de V. Orban, mais aussi à la Pologne et bien sûr, à l’Italie.

Il dénonce ainsi l’illibéralisme de ces partenaires, suggérant même (novembre 2017) de conditionner l’octroi des fonds européens au respect de l’Etat de droit, à l’occasion du prochain budget pluriannuel de l’Union, qui sera LE débat européen à partir de l’automne. De même, il n’hésite pas à se présenter comme « le principal opposant » de MM. Orban et Salvini sur le dossier des migrants : « Je ne céderai rien aux nationalistes et à ceux qui prônent ce discours de haine. S'ils ont voulu voir en ma personne leur opposant principal, ils ont raison » dit-il en août 2018. E. Macron voit ainsi une opposition politique qui traverse l’Europe, affirmant : « Il se structure une opposition forte entre nationalistes et progressistes ». Ainsi, Macron se voit à la tête d’un « arc progressiste ». Il y a là encore des arrière-pensées politiciennes puisque M. Orban fait partie du groupe PPE au Parlement européen, celui des conservateurs. Au fond, M. Macron souhaite reproduire en Europe le même dynamitage des clivages qui l’a conduit au pouvoir : faire éclater les groupes traditionnels pour constituer un groupe centriste majoritaire. Notons que cet éclatement du clivage ancien entre droite et gauche correspond très fortement à celui réalisé par l’attelage entre Lega et M5S. Au fond, même s’ils ont des lignes différentes, les dirigeants français et italiens ont des points communs.

Le seul problème d’E. Macron vient de ce que ses alliés naturels ne le suivent pas autant qu’il le voudrait : les Allemands poursuivent leur approche prudente qui convient à leurs intérêts et ne ils voient pas la nécessité du grand chambardement suggéré par le président français. Ce sont aujourd’hui les principaux bénéficiaires de la structure politique et économique européenne et ils se méfient de l’activisme d’E. Macron. Ce ne sont pas les seuls : à preuve, le gouvernement hollandais vient d’entrer subrepticement au capital d’Air France KLM, sans avertir Paris, afin de contrôler les initiatives de Paris sur ce dossier économique. Cette initiative défiante montre que l’Italie n’est pas le seul pays avec lequel Paris a des problèmes.

Économiquement en effet, la France continue de ne pas rassurer les tenants de l’ordo-libéralisme européen, rassemblés autour des Allemands. Si les Italiens ont testé les autorités européennes sur leur budget, constatons que les Français ne rassurent pas Bruxelles, surtout après avoir débloqué dix milliards d’euros pour calmer les Gilets jaunes et alors que les fondamentaux du pays ne sont pas des plus brillants.

L’auditeur italien pourra se dire que finalement, les situations des deux pays se rapprochent beaucoup, aussi bien vis-à-vis de la politique économique européenne que de l’établissement politique en place à Bruxelles et Strasbourg.

Ces considérations amènent à une conclusion partielle : la crise franco-italienne est la manifestation d’un débat plus large, européen, qui traverse tous les pays, avec bien sûr des expressions différentes mais qui toutes, tournent autour d’un débat commun : Quelle Europe voulons-nous ? Comment l’amender alors qu’elle est visiblement en crise ? Comment résoudre la « polycrise » décrite par J.-C. Juncker ? stagnation économique, poids dominant de l’Allemagne, crise des migrants, défis de l’Amérique trumpienne, développement de mouvements populaires antisystèmes, voisinage russe, voisinage méditerranéen en sont des expressions multiples mais qui pose une question d’abord européenne.

L’Europe fait évidemment partie de la réponse à ces questions géopolitiques. Mais force est de constater qu’il y a ici un particularisme franco-italien, qu’il s’agit de décrire.

Différends géopolitiques de part et d’autre des Alpes

Obsessions françaises

Il convient de revenir ici sur la psyché française. Elle tourne autour de la question de la puissance. La France a été une superpuissance, elle sait qu’elle ne l’est plus depuis la Seconde Guerre mondiale. Se pose alors la question de son rang : est-elle une grande puissance ou juste une puissance moyenne ?

Objectivement, elle demeure une grande puissance (poids économique, siège au Conseil de Sécurité de l’ONU, langue internationale, rayonnement diplomatique mondial, possession de la bombe nucléaire, activisme militaire). Mais la crainte du déclassement l’obsède, surtout depuis le désastre de juin 1940. Cela explique son besoin d’un multiplicateur de puissance. Ce fut longtemps l’empire colonial mais sa disparition à la fin des années 1950 mit fin à ce rêve. Voici pourquoi elle choisit l’Europe, décision prise par le général De Gaulle au début des années 1960 : une Europe qu’il voulait contrôler afin de faire le poids vis-à-vis de Américains et des Soviétiques. Quelque furent les évolutions politiques depuis soixante ans, cette obsession demeure en France et explique par exemple que les élites parisiennes ne cessent de parler d’« Europe de la défense », expression ambiguë et intraduisible, donc totalement incomprise par nos partenaires européens.

Ce mythe de la puissance perdue explique également l’obsession allemande et corrélativement, la négligence envers les autres Européens. Au fond, il s’agit de tirer parti de la puissance économique allemande pour acquérir un poids politique suffisant et peser dans les affaires du monde. Ce faisant, la France adopte, sans s’en rendre compte, un complexe de supériorité envers les autres : c’est vrai des Belges, des Espagnols et bien sûr, des Italiens. Souvent, la France adopte envers beaucoup l’attitude dominatrice qu’elle reproche tant aux Américains, voire aux Allemands.

Raidissements italiens envers l’expansionnisme économique

Simultanément, la France se trouve très à l’aise avec ses voisins latins et ne se rend pas compte qu’elle agace. Les médias français ont beaucoup évoqué la rivalité entre MM. Macron et Salvini, bien peu ont remarqué à quel point la France était décriée en Italie, avant même l’arrivée d’E. Macron au pouvoir. Cela peut tenir à un certain expansionnisme économique (investissements de Bolloré dans Mediaset ou Telecom Italia, rachat de Moncler par Eurazeo, de Parmalat par Lactalis ou de Bulgari par LVMH). Ainsi, les acquisitions françaises en Italie (52 milliards d’euros entre 2006 et 2016 contre 7,6 milliards d’euros d’acquisitions italiennes en France durant la même période) nourrissent une méfiance croissante et des appels au patriotisme italien. Elles expliquent également la dispute sur la question du rachat des chantiers de l’Atlantique par Fincantieri, qui a été un temps bloqué par le gouvernement français ce qui a été mal vécu par Rome. On pourrait enfin évoquer la question de la ligne à grande vitesse entre Lyon et Turin (le TAV), promue par les Français mais source de trouble chez les Italiens, non pas parce que cela vient de la France mais parce que les deux partenaires principaux de la coalition ont des points de vue différents sur le sujet, la Lega étant d’accord, le M5S s’y opposant.

Méditerranée, cause de discorde

Sur le versant plus géopolitique, les deux voisins ont manifesté leur désaccord notamment sur le problème des réfugiés. Il ne s’agit pas seulement de la question de l’immigration mais aussi des vagues de migrants traversant la Méditerranée et arrivant, pour beaucoup, en Italie. Or, la solidarité européenne et notamment française n’a pas fonctionné. Convenons que cela arrangeait bien Paris qui pouvait poursuivre ses manifestations publiques de vertu européenne sans accroître l’accueil interne de réfugiés, question également très sensible en France. Là encore, le différend bilatéral rend visible une question qui est d’abord européenne, même si les deux pays sont sortis temporairement de Schengen (la France sur la totalité de ses frontières, l’Italie pour sa frontière avec l’Autriche).

Mais ce sujet pose aussi la question de la Méditerranée, espace commun entre les deux pays, notamment la Méditerranée centrale et occidentale. Les deux pays devraient pourtant partager une approche commune et l’ont d’ailleurs longtemps eue (dialogue 5+5, EUROFOR, EUROMARFOR, Force de Gendarmerie européenne). Mais les choses se sont étiolées au cours de la dernière décennie, notamment à la suite de l’affaire libyenne. On sait qu’elle fut déclenchée par Nicolas Sarkozy, sans consulter ses alliés et que l’Italie s’y rallia, obtenant que cela passe sous commandement de l’OTAN. Pourtant, le chaos qui s’ensuivit a renforcé une certaine amertume romaine. D’une part, envers un déclenchement hâtif et des buts de guerre peu identifiés qui allèrent jusqu’à la chute du régime, avec le désordre consécutif, source première des migrations en Méditerranée centrale ; d’autre part, à cause de l’arrivée de la France en Libye, considérée comme un champ traditionnel d’influence italienne, depuis au moins la colonisation du début du XXème siècle. Or, les initiatives diplomatiques de Paris et de Rome se succèdent sans coordination, démontrant une sorte de rivalité latine et de lutte des egos assez infantile et surtout, sans guère d’effets sur le terrain. Mais si le dossier libyen est marginal pour Paris, beaucoup plus préoccupée de la bande sahélo-saharienne ou du Proche-Orient, elle est au contraire beaucoup plus centrale dans la politique extérieure de Rome qui est donc beaucoup plus susceptible sur ce dossier. Ceci explique également les sorties un peu outrées de Matteo Salvini sur le franc CFA ou le néocolonialisme français en Afrique, qui trahit plus l’impensé italien que la réalité actuelle, malgré tout fort éloignée de la « Françafrique » du général De Gaulle.

Conclusion

Nous pourrions évoquer cette psyché italienne qui anime sa géopolitique contemporaine : ce n’est ni le lieu ni le moment mais notons ici que s’il y a des obsessions françaises, il y a également des obsessions italiennes qui jouent incontestablement dans les rapports franco-italiens.

Ces dynamiques de fond s’insèrent dans un double contexte. Il est européen, en arrière-plan mais déterminant car la plupart des discussions entre Paris et Rome portent aussi sur l’Europe que les deux pays fondateurs envisagent pour la construction européenne. Mais il est aussi le fait des circonstances marquées par les personnalités au pouvoir dans les deux voisins transalpins. Les personnalités sont marquées et fortement différentes, tirant d’ailleurs parti de leur opposition qu’elles mettent volontiers en scène. Cependant, elles font courir un risque, celui d’abimer durablement une relation qui est naturellement celle de la proximité ; au-delà de la culture, il s’agit d’abord d’une communauté de tempérament qui font Français et Italiens si proches et si complices. Les responsabilités de cette crise sont évidemment partagées mais il est plus que temps de sonner le holà et de revenir à de meilleurs sentiments et des rapports plus courtois. Il semble que les deux capitales en aient pris conscience et soient en train de raccommoder les choses. Mais les temps sont désormais tellement imprévisibles que l’embellie actuelle reste encore bien fragile.

Olivier Kempf

La réflexion stratégique 2.0

Je participerai, Mercredi 20 novembre prochain, à une conférence sur la Réflexion stratégique 2.0. Elle est organisée à la mairie du 9ème par l'Association des militaires entrepreneurs (AME). Quels sont les effets de la numérisation des supports d’information (sites, newsletters, blogs, réseaux sociaux,...) sur la réflexion stratégique des armées et des entreprises ? Détails ci-dessous.

Soirée Réflexion & Influence - AME-France (site : www.ame-france.com) Mercredi 20 novembre 2019 – de 18h30 à 20h30

THEME :   La Réflexion stratégique 2.0  : Quels sont les effets de la numérisation des supports d’information (sites, newsletters, blogs, réseaux sociaux,...) sur la réflexion stratégique des armées et des entreprises ? 

Discussion avec des influenceurs convaincus  :

  • Frédérique Jeske, DG d’un réseau, auteur du Guide des dirigeants responsables, animatrice du blog Ambitieuse pour l’entreprise
  • Olivier Kempf, général (2s), consultant, auteur, animateur du blog Egea, de la lettre La Vigie
  • Thibault Lamidel, analyste, animateur du blog Le Fauteuil de Colbert (un associé d'Echoradar)
  • Damien Liccia, associé IDS Partners

Avec la participation de deux grands témoins :

  • Caroline Galactéros, dirigeante de Planeting et du Think tank Geopragma, auteur de Vers un nouveau Yalta
  • Yves de Kermabon, général de corps d’armée (2s), ancien conseiller PESD à Bruxelles, associé MARS analogies

Animation : Mériadec Raffray, journaliste et expert des questions de défense & sécurité

Mairie du IXème arrondissement

  • Mairie du 9ème arrondissement,
  • 6 rue Drouot - 75009 Paris
  • Matro : Richelieu-Drouot
  • Salle du Conseil – Escalier D, 2ème étage

Accueil à partir de 18h00 - Les auteurs dédicaceront leurs ouvrages à l’issue

Inscription :  https://www.weezevent.com/soiree-reflexion-strategique-ame-france-20-novembre

Cyber et drones (P. Etcheverry)

Ce livre paru il y a un an n’a pas reçu l’écho qu’il mérite. Il s’inscrit dans ce champ classique de l’art de la guerre qui consiste à analyser le recours à la technique, source de révolution, de rupture et de bouleversement stratégiques.

Après l’arme atomique dont on avait pensé que l’usage interdirait la guerre, ce qui ne fut pas, car la guerre entre sociétés semblables et « du fort au fort » fut remplacée durant les décennies de la guerre froide par des guerres périphériques, révolutionnaires, de décolonisation, où chacun des leaders de chaque camp, détenteur de l’arme ultime, s’ingérait. L’URSS abattue, on pensa alors « tirer les dividendes de la paix » puisque les États-Unis, vainqueurs du duel, se retrouvaient sans ennemi de leur niveau. C’était même la fin de l’histoire1 par la victoire de la liberté.

Illusion. Des tensions contenues par la logique bipolaire resurgirent très vite ou bien éclatèrent prenant la forme de nouvelles guerres interétatiques et surtout de guerres intraétatiques, de guerres urbaines, de guerres asymétriques, certaines menées contre le monde occidental en utilisant le procédé ancien du terrorisme, ce type de combat « du faible au fort ».

La période ouverte par la chute du Mur de Berlin a alors connu sa révolution stratégique avec d’une part, les armes cybernétiques grâce à l’ordinateur individuel interconnecté par Internet au sein d’un nouvel espace : le cyberespace, terme devenu familier dont la définition varie selon l’angle de l’analyse et les intérêts des acteurs. Lieu de rencontre, le réseau des réseaux ne doit cependant pas être réduit à Internet qui n’en est que la dorsale par l’intermédiaire des usagers car il constitue un domaine transversal et singulier de la guerre. Et d’autre part, les drones « pour le moment la forme la plus aboutie de l’extension constante de l’allonge des armes depuis que l’homme fait la guerre »2. Dans un premier temps, les analyses stratégiques et les débats ont porté sur les deux armes séparément. Dès les années 2000, pour les premières, à l’origine de la révolution numérique et depuis les années 2010 pour les secondes alors qu’il existe une continuité entre le cyber et les drones. Là se trouve la raison d’être de l’ouvrage.

Après Pierre Hassner qui constatait que « les deux innovations techniques qui sont actuellement au centre des conflits les plus importants, des débats stratégiques et de la réorganisation des appareils de défense sont les drones et la guerre cybernétique »3 et en se référant aux conclusions du Forum économique mondial de Davos, de janvier 2017 au cours duquel des orateurs mirent en avant le rôle de plus en plus prépondérant des robots dans la conduite de la guerre, l’auteur montre « comment le cyber et les drones bouleversent déjà les champs stratégiques, juridiques, éthiques, géopolitiques et sécuritaires », il met en exergue « le fait que ces deux pans de la rupture technologique en cours ne sont que les prémisses d’un bouleversement plus large » et veut attirer l’attention « sur les évolutions très rapides en termes de robotique, de miniaturisation ou d’intelligence artificielle et leurs implications potentielles dans les guerres du futur. »4 Il le fait selon trois niveaux : celui de la stratégie et des opérations (chapitres 1, 2 et 3), celui de la géopolitique et celui de l’éthique (chapitres 4 et 6) et de ses conséquences sociales puisque le rappelle à juste titre l’auteur de la préface, « la guerre est toujours une manifestation sociale. »

La démonstration est extrêmement bien documentée, la pensée est intellectuellement puissante. Elle se place sans détour dans le contexte d’un monde présentant un paysage géopolitique fragmenté et surtout d’un monde occidental post-moderne en crise, refusant la mort5 et aveuglé par la technologie et le court-termisme.

Un monde où le multilatéralisme (ONU, OTAN) s’effondre, où la souveraineté, attribut des États et du droit international, s’affaisse sous l’es effets conjugués du libéralisme et de la dérégulation à tel point que les États ont perdu le monopole de la guerre, l’un des principes de l’ordre westphalien (chapitre 5). A propos du niveau de la stratégie, l’auteur pointe les conséquences du point de vue d’une pensée marquée par l’absence de direction, « l’indirection » que ce soit en Libye, en Syrie et au Sahel où les forces armées françaises interviennent.

Il faut absolument lire cet essai au contenu dense et décapant qui nous éclaire avec grand réalisme sur notre environnement international.

Par Martine Cuttier

Panpy Etcheverry, Cyber et drones, Économica, Collection Cyberstratégie, 2018, 167 p : ICI

1 Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier Homme, Free Press, 1992.

2 P 75.

3 Pierre Hassner, « La guerre au 21e siècle : entre la bombe humaine et le drone », Sciences humaines, N°1 HS, 2012.

4 P 5.

5 Le symbole en est la théorie du « 0 mort » des militaires aux dépends des civils, victimes à 90% des conflits.

20 ans après la campagne aérienne au Kosovo

J'aurai l'honneur d'intervenir au colloque "20 ans après la campagne aérienne au Kosovo" qui se tiendra le 18 novembre prochain à l'Assemblée Nationale, et qui est organisé par l'armée de l'air, la marine nationale et le service historique de la défense. J'évoquerai notamment la question de la cohésion politique de l’Alliance, mise à l'épreuve pendant les opérations. Détails et inscription ci-dessous.

Du 23 mars au 10 juin 1999, les forces de l’Alliance atlantique mènent une campagne aérienne baptisée Allied Force contre les unités militaires et les infrastructures économiques et stratégiques de la Serbie. Leur objectif est de contraindre le gouvernement serbe à négocier sur la place du Kosovo au sein de la république fédérale de Yougoslavie. Après 78 jours et plus de 37 000 sorties aériennes dont 9 500 missions de frappe, le gouvernement serbe accepte les conditions de l’Alliance et le Conseil de sécurité de l’ONU adopte la résolution 1 244 qui organise le retrait des troupes serbes de la province du Kosovo et le déploiement d’une force internationale de sécurité.

La France a pris une part très active à la campagne aérienne de l’OTAN, engageant plusieurs dizaines d’appareils de l’armée de l’air et de l’aéronavale. Cet engagement marque une étape décisive dans l’histoire des opérations militaires et plus particulièrement de la coercition aérienne. En effet, Allied Force s’inscrit dans la continuité de la guerre du Golfe en 1991 et forme avec elle deux des principales opérations marquant cette décennie où la toute puissance aérienne apparaît, selon l’expression de Churchill, comme une forme de puissance militaire supérieure aux autres.

Organisée par l’armée de l’air avec la marine et le Service historique de la Défense, cette manifestation a pour objet de revenir avec les principaux acteurs politiques, diplomatiques et militaires français de l’époque sur cet engagement opérationnel afin de déterminer quelles ont été les modalités, les contraintes et la valeur de l’engagement français dans cette campagne aérienne.

Programme

Lien vers la présentation du colloque sur le site du SHD

Une pièce d’identité vous sera demandée à l’entrée. Inscription obligatoire avant le 13 novembre 2019 sur l’adresse mail cerpa.contact.fct@intradef.gouv.fr en précisant vos civilité, nom, prénom, date et lieu de naissance.

Salle Victor Hugo Immeuble Chaban-Delmas 101, rue de l’Université – 75007 Paris Métro : Assemblée Nationale (ligne 12); Invalides (ligne 8, 13) RER C : Invalides Bus : 24, 73, 84, 63, 69, 83, 93, 94

Quel avenir pour l'OTAN ?

J'ai donné un entretien l'autre jour à radio Vatican, à la suite du sommet de l'OTAN. Vous pouvez l'écouter :

ici

O. Kempf

Puisqu'il faut des hommes

Alors que se profilent les fêtes de Noël et leurs cadeaux associés, égéa peut aussi contribuer à vous donner des idées de cadeaux à offrir ou à demander. Sans surprise, nous pensons à des livres ou des BD. Celle de ce jour vaut particulièrement le détour, tant elle traite avec grande délicatesse deux sujets difficiles, ceux de la guerre d'Algérie et des TPST (Troubles de stress post-traumatique).

L'histoire est celle d'un jeune homme, rentrant dans son village du Massif central et étant mal accueilli par sa famille, des paysans d'une ferme écartée : en effet, Joseph encourt deux reproches : celui d’avoir laissé son frère qui a subi un grave accident et se retrouve en fauteuil roulant ; et celui d'avoir été planqué dans un bureau pendant son passage sous les drapeaux.

La BD montre le décalage entre l'ancien combattant et ceux qui sont restés au pays, mais aussi entre ce qu'il peut en dire et ce qu'il pense au fond de lui-même, sans même parler des images cruelles qui lui reviennent souvent à l'esprit. Comme l'on peut s'en douter, les choses sont plus compliquées mais il ne faut pas gâcher la fin.

Nous avons apprécié le dessin, au découpage classique, ne cherchant pas le réalisme forcené sans pour autant verser dans une abstraction trop stylée : un dessin simple, qui s'accorde pleinement avec l'ambiance terreuse et de terroir. Quant au scénario, nous avons particulièrement apprécié son traitement délicat qui montre à la fois les rudesses de tempérament mais aussi la noblesse de certains caractères.

La guerre d'Algérie sert de toile de fond de la BD (nous sommes en 1961) et elle est traitée non pas sous l'angle idéologique habituel, mais comme une guerre où des ennemis s’affrontent, dans des circonstances difficiles avec, comme toujours, les drames qui l'accompagnent. Quant aux TPST, ils constituent un arrière-plan central, justifiant le mutisme de Joseph qui ne parle pas de ce qu'il a vu. Si les engagements opérationnels contemporains ont rendu plus connus ces troubles, constatons qu'ils sont communs à toutes les guerres. Et si les soldats qui rentrent ne parlent pas de ce qu'ils ont vécu, ce n'est pas forcément qu'ils sont des planqués, ou des tortionnaires...

Puisqu'il faut des hommes, par Pelaez et L. Pinel, Grand Angle

O. Kempf

"L'Otan n'échappera pas à une profonde remise en question"

J'ai donné un entretien à Charles Hequet, pour l'Express, à la suite du sommet de Londres. Il est accessible ici. Vous avez également le texte complet ci-dessous.

Le sommet de l'Otan s'est achevé le 4 décembre. Pour Olivier Kempf, chercheur et spécialiste de l'Otan, l'organisation doit s'interroger sur sa raison d'être.

De ce 70e anniversaire de l'organisation du traité de l'Atlantique nord (Otan), on retiendra surtout la passe d'armes entre Emmanuel Macron et Donald Trump ou les provocations du président turc Recep Tayyip Erdogan. Mais l'essentiel n'est pas là. Surmontant leurs différends, les 29 pays membres se sont mis d'accord sur une déclaration commune, mardi 3 décembre à Londres, Les apparences sont sauves. Toutefois, des lignes de fracture sont apparues au sein de l'institution. Elles traduisent des divergences profondes, voire existentielles.

À quoi doit servir l'Otan? Qui sont ses ennemis? Que faire lorsque l'un de ses membres - la Turquie - agit à l'encontre des intérêts communs? Pour surmonter cette crise, l'Otan doit se remettre en cause. Revoir ses processus de décision, sa gouvernance, et s'interroger sur sa raison d'être. Général (2S), directeur du cabinet de stratégie La Vigie et auteur de L'Otan au XXIe siècle" (éd. du Rocher), Olivier Kempf nous livre son analyse post-conférence.

1/ Le 70ème sommet de l’Otan vient de s’achever. Quels enseignements peut-on en tirer ?

La déclaration finale, publiée hier après-midi, est remarquable par sa brièveté (9 points au lieu de 79 au sommet de Bruxelles, en 2018). Elle se concentre en effet sur l’essentiel : la réaffirmation de l’Alliance atlantique et, surtout, de l’article 5, qui engage les membres de l’Otan à porter secours à l’un d’entre eux qui serait agressé. C’est un point très important, après les réactions dubitatives de Donald Trump, qui avait affirmé en 2016 que l’Otan était « obsolète » ou, le mois dernier, d’Emmanuel Macron, qui avait déclaré dans le magazine The Economist que l’Alliance était en état de « mort cérébrale ».

Notons également qu’un paragraphe important est consacré au chapitre nucléaire. Il rappelle que « aussi longtemps qu'il y aura des armes nucléaires, l’OTAN restera une alliance nucléaire ». Ce point méritait d’être souligné, après le retrait américain du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) et dans le contexte de prolifération nucléaire que nous connaissons aujourd’hui.

On note également un paragraphe sur la question des budgets, ce qui satisfait le président américain.

2/ Le cas de la Turquie, pays-membre de l’Otan depuis 1952, qui achète un système de défense anti-aérienne à Moscou et s’attaque aux Kurdes en Syrie, en totale contradiction avec les intérêts de ses « alliés » occidentaux, n’est pas mentionné…

Non, car il s‘agissait de manifester l’unité. Le communiqué recense plusieurs sujets d’intérêt stratégique - espace, cyberattaques, 5G, puis « les actions agressives de la Russie », ce qui répond aux attentes des alliés de l’Est. Mais plus loin, il évoque « la perspective d’établir une relation constructive avec la Russie », ce qui répond aux attentes de la France ou de l’Italie.

3/ Il n’y a pas d’allusion, non plus, aux profonds désaccords apparus lors de la passe d’armes entre Emmanuel Macron et Donald Trump…

Le président américain est arrivé à Londres avec une seule préoccupation : sa politique intérieure. Il a voulu tirer parti de ce sommet pour montrer aux électeurs américains qu’il est un leader responsable, capable d’assurer un leadership vis-à-vis des autres dirigeants occidentaux. Une question demeure : s’agit-il d’une posture de circonstance ou d’une position durable ?

Le président français a, quant à lui, posé des questions de fond, notamment sur la définition du terrorisme. Ainsi, le communiqué évoque « le terrorisme sous toutes ses formes et dans toutes ses manifestations », ce qui répond aux préoccupations de la France sans répondre précisément à la demande turque de considérer les rebelles kurdes comme terroristes. Il faut bien faire la distinction entre l’entente de façade et les questions structurelles qui n’ont pas du tout été résolues.

Notons à cet égard que les alliés ont demandé au secrétaire général de l’Otan, Jens Stoltenberg, de plancher sur « un processus de réflexion prospective visant à renforcer encore la dimension politique de l’OTAN pour la prochaine réunion ministérielle, qui aura lieu dans quelques mois. On ne pourra échapper à ce travail en profondeur. C’est clairement dire que la question posée par le président Macron est pertinente.

4/ L’Otan peut-il survivre à un second mandat de Donald Trump ?

C’est une excellente question. Même s’il s’est érigé en défenseur de l’Alliance atlantique à Londres, rien ne garantit qu’il tiendra ce cap sur le long terme, surtout lorsque l’on sait ce qu’il pense, à titre personnel, des grands accords multilatéraux. Peut-être, lors d’un second mandat, se sentirait-il suffisamment fort pour rompre définitivement les amarres avec l’Otan.

5/ Pour la première fois, la Chine est évoquée. L’Empire du Milieu a-t-il été identifié comme le prochain ennemi de l’Occident ?

Non, puisque le texte évoque « ’influence croissante et les politiques internationales de la Chine présentent à la fois des opportunités et des défis », ce qui est une première mention de ce pays dans un communiqué : cela répond là encore au souci des Américains, sans pour autant décrire la Chine comme une menace. Cette position équilibrée permet d’aborder le nouveau rôle chinois, sans insulter l’avenir.

O. Kempf

Mad Maps

Le temps de Noël arrive, vous n'avez pas encore fait vos cadeaux, vous ne savez pas quoi demander (peu crédible) ou offrir à un de vos proches qui lui est fana géopolitique - géographie - cartographie (barrer la mention inutile). Voici ce qu'il vous faut : Mad Maps, sorti à la rentrée mais qui est particulièrement pertinent en ces temps de rêve (non, je n’ai pas dit grève ni trêve).

Voici donc un atlas qui propose de nouvelles "représentations du monde" ; exercice typiquement géopolitique. J'y apprends par exemple que le mot "statistiques" vient de l'anglais "state" : pas de cartographie sérieuse sans bonnes données dessous, c'est ce que j'avais appris en travaillant avec un cartographe sur un de mes bouquins. Du coup, voici par exemple une carte qui donne les taux de natalité en effaçant les frontières (p. 73).

Si les anamorphoses sont désormais choses assez courantes, superposer la France géographique, la France routière et la France ferroviaire présente un intérêt certain (p. 64).

Plus original : écrire sur la carte au moyen de ses traces GPS, c'est désormais possible sur OpenstreetMap (p. 83). On s'interrogera aussi sur les jeux de couleurs de nos cartes : rouge ? jaune ? (PP. 90 à 93), ou on s'amusera de la forme de la prochaine Pangée, dans 250 millions d'années (p. 120).

Vous l'avez compris : cet ouvrage est fait pour surprendre à coups de cartes, donc à interroger, donc à rendre plus intelligent grâce au décalage volontairement recherché avec le sérieux de la discipline. Mais ce n'est pas parce qu'on sourit souvent que cela n'est pas sérieux.

Voici au fond un atlas déclencheur d'interrogations, incitant à aller plus loin. Bref, idéal pour Noël et votre proche sera ravi de la bonne idée que vous avez eue.

Mad Maps, par Nicolas Lambert et Christine Zanin, Armand Colin, 2019, 19,9 euros.

Du côté des western

La période de Noël a vu la parution de tout un tas de nouveautés BD. Parmi elles, plusieurs de Westen. J'évoquerai bien sûr le dernier Blueberry mais aussi deux BD débutant des cycles que l'on espère fructueux : Jusqu'au dernier de Félix et Gastine et Lonesome de Yves Swolf.

Jusqu'au dernier, éditions Grand angle (ici)

Félix et Gastine nous offrent ici une belle BD au dessin réaliste avec des couleurs passionnantes. L'histoire est très belle aussi : celle d'un vieux cowboy qui voit la fin de son métier avec l'irruption du train et qui, s'étant pris d'affection pour un gamin simplet, voit ses derniers espoirs basculer dans un drame. Le traitement graphique comme la maîtrise de l'histoire sont remarquables et surtout, permettent beaucoup d'émotions mais aussi la confrontation de tempéraments très opposés, ici nobles, là vils (c'est un western, quand même). Cependant, l’articulation entre "les bons et les méchants" est beaucoup plus subtile et entraîne le lecteur dans une belle histoire, plein de clairs obscurs, aussi bien du dessin que de l'âme. Une histoire complète (pas de suite prévue)

Lonesome, La piste du précheur et les ruffians, Lombard (ici)

Yves Swolfs s'était fait connaître par Durango, déjà un western. Le voici revenir au genre avec cette série (quatre tomes prévus, deux parus depuis 2018) sur un justicier qui affronte une bande d'excités et de pousse-au-crime, aux confins de l'Arkansas, au moment de la Guerre de Sécession. Ici encore, un coup de crayon très réaliste et étonnamment précis, et des méchants vraiment méchants...

Amertume Apache (Blueberry), Dargaud,ici

Qui ne connaît pas Blueberry, un culte absolu de la BD. Mais voilà, depuis le décès de Jean Giraud en 2012, la série n'avait rien connu.? Aussi est-ce avec une impatience gigantesque que tout le monde attendait cet album, proposé par Sfar et Blain. L'histoire se déroule à Fort Navajo, avec des personnages fragiles qu'il s'agisse de notre héros mais aussi du commandant du fort ou des personnages féminins. Au fond, tout le monde est un peu perdu, dans ce coin perdu de l'Ouest. Malgré tout, l'histoire est bien ficelée. Après, comme toute suite, on débattra à l'infini sur l'équilibre à tenir entre imitation et libération par rapport à l'origine. Convenons que les auteurs ont respecté les albums d'origine sans chercher à faire "du Giraud". J'ai pour ma part beaucoup apprécié le dessin, que j'ai trouvé dépouillé, avec une sorte de simplicité qu'on trouvait dans les albums des années 1960. Pour autant, cela n'est pas un album "rétro". Bref, un grand plaisir à retrouver notre personnage attachant. Vivement la suite (2020).

O. Kempf

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