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À partir d’avant-hierLa voie de l'épée

Opération Bouclier du Dniepr ?

Il existe de nombreuses possibilités d’emploi de la force armée en situation de « confrontation » (ou de « contestation » si vous préférez le terme de doctrine), c’est-à-dire d’affrontement sous le seuil de cette guerre ouverte et générale qu’aucun des adversaires ne veut. L’une d’entre elles, évoquée à de nombreuses reprises sur les plateaux de télévision, mais que l’on reprend désormais depuis que le président de la République a déclaré qu’on ne pouvait rien exclure, consiste à déployer rapidement des forces afin de sanctuariser une zone. C’est un procédé à distinguer des missions d’interposition, comme les opérations sous Casques bleus ou l’opération française Licorne en Côte d’Ivoire, puisqu’il s’agit de faire face à un adversaire désigné en espérant qu’il ne devienne pas un ennemi. Cela a été fréquemment utilisé pendant la guerre froide afin de dissuader un adversaire de s’emparer d’une partie de son territoire ou de celui d’un allié, mais très rarement en s’introduisant dans une zone déjà en guerre. En fait, je n'ai que deux exemples contemporains en tête. C’est peu pour en tirer des leçons mais intéressant tout de même.

Voile sur le Nil

Le premier exemple date de 1970. Nous sommes en plein dans la guerre dite d’« usure » entre Israël et l’Egypte tout le long du canal de Suez. Le 7 janvier 1970 les Israéliens profitent de la livraison par les Américains d’une trentaine chasseurs-bombardiers F-4E Phantom pour lancer une campagne aérienne du delta du Nil jusqu’au Caire. Les Israéliens espèrent que la contestation intérieure que ces frappes provoqueront poussera Nasser à céder. On imagine même que Nasser pourrait être renversé et remplacé par quelqu’un de plus conciliant. Cela ne fonctionne pas du tout. Les dégâts militaires sont réels mais pas essentiels et surtout ils n’aboutissent pas à l’érosion du soutien au Raïs, bien au contraire. Lorsque deux frappes accidentelles très meurtrières frappent des civils, dont une école, la population égyptienne réclame surtout vengeance.

Dès le début de cette campagne aérienne israélienne, baptisée Floraison, les Soviétiques décident d’intervenir. Cet engagement, baptisé opération Caucase, débute au début du mois de février avec le débarquement par surprise à Alexandrie de la 18e division aérienne. À partir d’avril, le dispositif – dizaines de batteries de missiles SA-2B et de SA-3, accompagnées d’un millier de canons-mitrailleurs ZSU 23-4 et de centaines de missiles SA-7 portables - est en place le long du Nil avec en plus au moins 70 chasseurs Mig-21. L’ensemble représente 12 000 soldats soviétiques, 19 000 à la fin de l’année 1970. Ils sont tous en uniformes égyptiens et présentés comme conseillers, mais le message est clair : attaquer le Nil c’est prendre le risque militaire et politique d’affronter les Soviétiques. Les Israéliens abandonnent dès mi-avril 1970 l’opération Floraison, tout en suggérant en échange aux Soviétiques de ne pas s’approcher à moins de 50 kilomètres du canal de Suez. L’effort aérien israélien redouble en revanche dans la région du canal où les combats atteignent un niveau de violence inégalé.

Au mois de juin et alors que des négociations sont en cours pour un cessez-le-feu, les Soviétiques décident de passer outre et de faire un bond en direction du canal. Cette fois les Israéliens ne reculent pas et poursuivent leurs frappes et raids terrestres le long du canal. Les accrochages entre Israéliens et Soviétiques sont de plus en plus fréquents, avec les batteries au sol d’abord puis fin juin avec les Mig-21 qui ont également été rapprochés du front. Le 22 juin, on assiste à une première tentative d’interception soviétique. Le 29, les Israéliens organisent en réponse une opération héliportée sur une base aérienne occupée par les Soviétiques. En juillet, les choses s’accélèrent. Le 18, une batterie S-3 soviétique est détruite mais abat un F-4E Phantom. Le 25 juillet, après plusieurs tentatives infructueuses, un Mig-21 parvient à endommager un Skyhawk israélien. Tous ces combats sont cachés au public. Alors que le cessez-le-feu se profile, le gouvernement israélien décide d’infliger une défaite aux Soviétiques. Le 30 juillet, un faux raid israélien attire 16 Mig-21 au-dessus du Sinaï où les attendent 12 Mirage III aux mains des meilleurs pilotes israéliens. C’est le plus grand combat aérien du Moyen-Orient, là encore caché de tous. Cinq Mig-21 sont abattus et un endommagé, pour un Mirage III endommagé. Deux pilotes soviétiques sont tués. Le lendemain et une semaine après Nasser, le gouvernement israélien accepte le cessez-le-feu. Le plan américain Rogers, à l’origine de ce cessez-le-feu, prévoyait une démilitarisation du canal de Suez d’armes lourdes. Égyptiens et Soviétiques ne le respectent en rien puisqu’au lieu du retrait, ils renforcent encore plus le dispositif de défense sur le canal. Trois frégates armées de missiles SA-N-6 sont mises en place également à Port-Saïd. Les Israéliens sont tentés un moment de reprendre les hostilités mais ils y renoncent, soulagés d’en finir après dix-huit mois de combats.

Une Manta dans le désert

Au début du mois d’août 1983, le Tchad est en proie à une nouvelle guerre civile où le gouvernement de N’Djamena, dirigé par Hissène Habré, s’oppose à l’ancien Gouvernement d’union nationale tchadienne (GUNT), soutenu par la Libye du Colonel Kadhafi. Les Libyens occupent déjà la bande d’Aouzou à l’extrême nord du pays, sont sur le point de s’emparer de Faya-Largeau et menacent d’attaquer la capitale. Hissène Habré demande l’aide de la France.

Le 9 août, François Mitterrand accepte le principe d’une opération de dissuasion face aux Libyens et d’appui aux Forces armées nationales tchadiennes (FANT) baptisée Manta. À cet effet, les points clés au centre du pays, Moussoro et Abéché en une semaine puis Ati en fin d’année sont occupés chacun un groupement tactique interarmes français. Dans le même temps, la diplomatie française désigne ouvertement le 15e parallèle, au nord de ces points clés, comme une « ligne rouge » dont le franchissement susciterait automatiquement une réaction forte. Derrière le bouclier des GTIA, une force aérienne de plus de 50 appareils de tout type est déployé à N’Djamena et Bangui tandis que le Groupe aéronaval oscille entre les côtes du Liban et de Libye. Avec le détachement d’assistance militaire mis en place pour assister et parfois accompagner discrètement les FANT et le détachement de 31 hélicoptères de l’Aviation légère de l’armée de Terre (ALAT) on se trouve en présence du corps expéditionnaire le complet et le plus puissant déployé par la France depuis 1962.

La Libye, qui ne veut pas d’une guerre ouverte avec la France, riposte de manière indirecte en organisant des attentats à N’Djamena et en soutenant les indépendantistes néo-calédoniens. En janvier 1984, les Libyens et le GUNT testent la détermination française en lançant une attaque au sud du 15e parallèle. Les rebelles se replient avec deux otages civils français. Les Français lancent un raid aérien à sa poursuite, mais les atermoiements du processus de décision politique sont tels qu’un Jaguar est finalement abattu et son pilote tué. Pour compenser cet échec, la ligne rouge est placée au niveau du 16e parallèle, les effectifs français renforcés jusqu’à 3 500 hommes et les conditions d’ouverture du feu plus décentralisées. Le colonel Kadhafi finit par céder et accepte de retirer ses forces du Tchad en échange de la réciprocité française. C’est en réalité une manœuvre diplomatique et une tromperie. Le dispositif français est effectivement retiré en novembre 1984, mais au mépris des accords les Libyens continuent de construire une grande base à Ouadi Doum dans le nord du Tchad. Les hostilités reprennent en février 1986 avec une nouvelle offensive rebelle et libyenne qui franchit 16e parallèle. La France réagit par un raid frappant la base de Ouadi Doum depuis Bangui. La Libye répond à son tour par le raid d’un bombardier sur N’Djamena, qui fait peu de dégâts et s’écrase au retour. Un nouveau dispositif militaire français, limité cette fois à un dispositif aérien et antiaérien, est mis en place au Tchad. Il est baptisé Épervier.

Le déblocage de la situation intervient en octobre 1986 lorsque les rebelles du GUNT se rallient au gouvernement tchadien. Celui-ci est alors assez fort pour lancer en janvier 1987, une vaste offensive de reconquête discrètement appuyée par la France avec les « soldats fantômes » du service Action de la DGSE et plus ouvertement par des frappes aériennes revendiquées ou non. Les forces tchadiennes coalisées s’emparent successivement de toutes les bases libyennes. Le 7 septembre, trois bombardiers libyens sont lancés en réaction contre N’Djamena et Abéché. L’un d’entre eux est abattu par un missile antiaérien français.

Le 11 septembre 1987, un premier cessez-le-feu est déclaré et des négociations commencent qui aboutissent à un accord de paix en mars 1988. Le 31 août 1989, la signature de l’accord d’Alger entre le Tchad et la Libye met fin au conflit. Les hostilités ouvertes cessent, mais le dispositif militaire français reste sur place. Le 19 septembre 1989, les services secrets libyens organisent la destruction d’un avion long-courrier au-dessus du Niger qui fait 170 victimes, dont 54 Français. Comme lors des attentats d’origine iranienne, la « non attribution » de l’attaque permet de justifier de ne rien faire. La confrontation contre la Libye aura donc coûté à la France toutes ces victimes civiles et 13 soldats tués, dont 12 par accident.

Et rien en Ukraine

Ce qu’il faut retenir de ces exemples est qu’une opération de sanctuarisation en pleine guerre est un exercice délicat qui suppose d’abord d’avoir bien anticipé la réaction de l’adversaire et donc de bien le connaître, d’être ensuite très rapide afin de déjouer les contre-mesures éventuelles et enfin d’être suffisamment fort et clair pour être dissuasif. En admettant que la dissuasion réussisse, ce qui a été le cas dans les deux exemples, il faut néanmoins s’attendre à la possibilité d’accrochages, ces morsures sur le seuil de la guerre ouverte, et donc des pertes ainsi qu’un accroissement sensible du stress de l’opinion publique. Il faut surtout que cette opération risquée ait un intérêt stratégique et change véritablement le cours de la guerre en protégeant son allié d’une grave menace à laquelle il ne peut faire face tout seul.

Tous ces éléments ne sont pas réunis dans la guerre en Ukraine. Il n’y a pour l’instant pas de menace existentielle pour le pays, et on notera au passage que lorsque l’Ukraine était beaucoup plus en danger au printemps 2022 personne n’avait envisagé de prendre le risque de sanctuariser quoi que ce soit. Un tel engagement, sur le Dniepr ou aux abords de Kiev et d’Odessa sur les lignes claires, pourrait éventuellement permettre de soulager un peu l’armée ukrainienne qui pourrait ainsi consacrer plus de forces dans le Donbass. Ce n’est cependant évidemment pas avec les 15 000 hommes déployables par la France que l’on aurait la possibilité de tenir unr ligne très longue. L’opération de sanctuarisation ne peut être crédible et efficace qu’avec une masse critique de moyens, très supérieure à celle de Manta et même de Caucase, et nécessiterait donc une coalition de pays un peu courageux. On n’y trouvera donc ni les neutres, ni guère de pays d’Europe occidentale hors le Royaume-Uni et la France ou peut-être encore les Pays-Bas. Avec la Pologne, les pays baltes et scandinaves ainsi que la Tchéquie, on peut atteindre cette force crédible. Avec les Etats-Unis, on doublerait sans doute tout de suite de moyens, mais les Etats-Unis accepteraient-ils de prendre de tels risques ? C’est peu probable. Ajoutons ensuite cette évidence que si on a les moyens matériels, dont des munitions, pour constituer une grande coalition militaire, même entre Européens seulement, on pourrait aussi fournir ces moyens directement à l’armée ukrainienne. Dans tous les cas, cela se ferait dans une grande cacophonie politique où les Russes actionnerait tous leurs alliés sur le thème « plutôt céder à Poutine que mort », et avec suffisamment de délais pour tuer toute surprise. Dès le déploiement de cette force éventuelle, les Russes ne manqueraient pas de la tester et la frappant « accidentellement » par exemple, afin de stresser encore plus les opinions et de jauger la volonté des un et des autres.

Est-ce que cette opération réussirait en dissuadant les Russes d’aller jusqu’à Kiev et Odessa, en admettant encore une fois qu’ils battent l’armée ukrainienne dans le Donbass ou qu’ils décident de reporter leur effort vers Kharkiv et Kiev à partir de la Russie ou la Biélorussie ? On ne sait pas. La vraie dissuasion réside dans le fait que tout le monde redoute que le franchissement du seuil de la guerre ouverte et générale entre puissances nucléaires entraine une escalade rapide vers cet autre seuil que personne ne veut aborder, celui de l’affrontement atomique. Or, le franchissement du seuil de la guerre ouverte contre un corps expéditionnaire en Ukraine signifierait-il automatiquement cette escalade interdite ? C’est ce qu’on laissera entendre dans les opinions publiques européennes afin de les apeurer mais en réalité rien n’est moins sûr. Même en invoquant la désormais fameuse « ambiguïté stratégique », l’Ukraine ne fait incontestablement pas partie des enjeux vitaux français et britanniques, qui justifieraient l’emploi en premier de l’arme atomique, synonyme de riposte de même nature, et c’est la même chose pour la Russie. Autrement-dit, les Russes pourraient vraiment saisir l’occasion d’essayer vaincre un contingent de l’OTAN, surtout si les Américains n’en font pas partie, et ce sans que personne n’ose utiliser d’armes nucléaires. Y parviendraient-ils ? c’est une autre question.

En conclusion, une opération de sanctuarisation au cœur de l'Ukraine est à l’heure actuelle une chimère. Cela aurait pu éventuellement être efficace avant la guerre avec un déploiement rapide de forces de l’OTAN, y compris américaines, à la frontière de l’Ukraine et de la Russie. Que n’aurait-on entendu sur « l’agressivité de l’OTAN et les plans machiavéliques américains face à la gentille Russie qui ne fait que se défendre et n’a aucune intention belliqueuse », mais cela aurait pu, peut-être, effectivement dissuader la Russie d’engager la guerre…si on avait la volonté et les moyens. Nous Européens et nous Français, avions en fait détruit depuis longtemps les moyens nous permettant de réaliser une telle opération sauf avec quelques centaines de soldats français, quelques milliers tout au plus en coalition européenne. L’urgence est pour l’instant de reconstituer ces moyens perdus tout en aidant l’Ukraine autant que possible, y compris éventuellement avec des soldats ou des civils en soutien, et puis de renforcer militairement le flanc Est de l’Europe comme avait pu l’être la République fédérale allemande durant la guerre froide. Il sera alors temps de voir.

L'embrasement


J’ai pris pour habitude de présenter la genèse de mes livres au moment de leur publication. Cet exercice me paraît d’autant plus nécessaire que le sujet est sensible. Je m’attends donc à perdre des amis, ce qui est dommage, ou, c’est moins grave, me faire insulter par des militants qui jugeront que je suis trop complaisant avec Israël et l’action de son armée ou inversement que je suis trop critique. L’expérience du commentaire de la guerre en Ukraine m’a d’ailleurs appris que ces insultes totalement contradictoires pouvaient survenir simultanément. L’embrasement n’est pas un livre militant et je n’y soutiens pas vraiment de thèse politique. J’y fais simplement ce que je fais depuis vingt ans, c’est-à-dire de l’analyse opérationnelle dans un cadre dit politico-stratégique.

Vingt ans, cela correspond au premier travail qui m’a été demandé de faire en 2004 alors que je prenais mes fonctions d’officier en charge d’analyser toutes les opérations en Asie et plus particulièrement au Moyen-Orient. Je faisais le retour d’expérience de nos propres engagements dans la région, à l’époque au Liban et en Afghanistan, mais le plus gros de mon travail consistait à étudier les « guerres d’Israël » d’un côté et celles des Américains en Irak et en Afghanistan. Depuis je n'ai jamais cessé de le faire à travers mes affectations suivantes, au cabinet du chef d’état-major des armées et comme directeur de domaine à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire. J’avais déjà eu l’occasion de réunir dans des livres mes travaux sur la guerre en Irak de 2003 à 2008 (Irak-Les armées du chaos, chez Economica) puis sur la guerre de 2006 entre Israël et le Hezbollah (Israël contre le Hezbollah, aux Editions du Rocher) mais pas encore sur le conflit entre Israël et les organisations palestiniennes, et particulièrement le Hamas. Je me suis engagé dans cet exercice à l’occasion de la nouvelle guerre déclenchée par l’horrible attaque terroriste du 7 octobre. Ce qu’il faut retenir c’est qu’il s’agit d’une analyse militaire et non d’un pamphlet politique et je dis ça surtout pour tout ceux qui vont m’interviewer en espérant qu’ils ne se contenteront pas de me demander si j’ai une solution aux conflits dans le monde arabo-musulman, façon OSS 117.

Pour expliquer maintenant comment j’ai procédé, je reprends maintenant largement le propos introductif du livre. Je me suis d’abord posé la question du cadrage du propos. Il paraissait difficile de de se contenter de décrire la série de conflits entre Israël et le proto-Etat Hamas depuis 2005 sans décrire les racines et le contexte à l’origine de l’esprit et des méthodes de chaque camp. Pour bien expliquer les choses, il faut même remonter bien avant l’existence du Hamas. Concrètement, dès sa création Israël a dû faire face à deux types d’ennemis : les États voisins et des organisations armées que l’on qualifiera d’« irrégulières », depuis les groupes plus ou moins organisés de fedayin dans les années 1950-1960, groupes de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) puis groupes islamistes. Ces deux types d’ennemis sont très différents, mais comme Israël n’a pas les moyens de s’offrir deux armées différentes cela a nécessité de trouver une pratique, c’est-à-dire des capacités militaires et un mode d’emploi, compatibles avec les deux menaces. La menace des États arabes étant d’abord prédominante, c’est d’abord elle qui a engagé la culture stratégique israélienne dans une voie dont il a été de plus en plus difficile de sortir avec le temps, d’autant plus qu’elle a été souvent accompagnée de succès.

Pour faire simple, les groupes palestiniens feront les frais dès les années 1940 d’une vision des choses où il apparaît indispensable aux Israéliens menacés sur un petit territoire de frapper l’ennemi très vite et très fort, avant même si possible la concrétisation de la menace. Il ne s’agissait pas de détruire les États arabes, ni de les obliger à négocier une paix impossible, mais de les dissuader de recommencer.  Comme me l’expliquait un officier israélien « Quand on ne croit pas à la paix, on est obligé de croire en la sécurité ». Plus exactement, la paix israélienne a coïncidé avec le fait de ne pas être attaqué ou même menacé. Israël a finalement fait la paix avec plusieurs États arabes, mais a continué à appliquer cette vision des choses aux organisations armées qui lui faisaient face, d’abord en périphérie puis à l’intérieur des territoires occupés. Tout cela fait l’objet des deux premiers chapitres, Laboratoire du chaos et Intifada.

Et puis est apparu un phénomène nouveau avec l’effacement des États et la montée en puissance d’organisations armées territorialisées. Les deux phénomènes sont liés. Le Hezbollah s’est développé en opposition à l’occupant israélien au sein d’un Liban faible, mais pour beaucoup d’Israéliens c’est aussi un État affaibli ou faible devant les États-Unis qui a accepté la territorialisation en Cisjordanie et à Gaza de l’OLP sous forme d’Autorité palestinienne, entité politique à la fois opposante et partenaire. Dans cette situation complexe, l’État israélien décide de sortir du bourbier libanais mais aussi de Gaza, en croyant maintenir la menace à distance grâce à la barrière de défense et une puissante force de frappe. Ce faisant les Israéliens ont échangé des bourbiers contre un destin de Sisyphe condamné à recommencer éternellement la même petite guerre. Les chapitres Pluies d’été, Tondre le gazon, Nouveau round, Le retour des combats et Neuf ans, sont comme autant de rochers portés au sommet par un Sisyphe israélien et retombant toujours en bas de la colline dans la foulée. La différence avec le mythe grec est qu’Israël se sentait suffisamment fort pour pouvoir faire cela éternellement sans trop en souffrir.

Cet exercice que l’on croyait établi pour l’éternité, cette sécurité minimale au lieu de la paix, n’a finalement duré que dix-sept ans, et s’il y a bien une première leçon stratégique à apprendre est bien que les périodes stratégiques, ces moments où les règles du jeu international sont bien connues et respectées, durent rarement plus d’une génération et qu’elles ont souvent une fin brutale. La journée du 7 octobre 2023 est donc une coupure épistémologique, une rupture, une surprise stratégique, comme on veut pourvu que l’on comprenne que les règles du jeu ont changé d’un coup. L’ouvrage bascule alors dans le commentaire de l’histoire immédiate en revenant bien sûr sur Le choc du 7 octobre 2023 et en décrivant les premières réactions israéliennes, Fureur, puis la campagne de conquête toujours en cours en cette toute fin d’année 2023, Le fer de l’épée. On y verra que quand on ne sait pas quoi faire on se contente de faire ce que l’on sait faire parfois seulement en augmentant les doses. On change d’ailleurs d’autant moins que l’on a un peu contribué à l’apparition des problèmes que l’on doit résoudre, comme Benjamin Netanyahou au pouvoir presque sans interruption de 2009 à aujourd’hui, non que ce soit le gouvernement israélien qui ait créé le monstre du Hamas, mais que celui-ci par la détestation qu’il suscitait dans le monde et sa rivalité avec le Fatah paralysait le mouvement palestinien. L’embrasement se conclut avec un Bilan et absence de perspectives aussi mince que ces dernières. Un historien est excellent pour prédire le passé, mais comme tout le monde ne peut pas faire grand-chose surtout pour une chose aussi complexe que la guerre, l’affaire humaine sans doute la plus incertain par ses interactions multiples et violentes.

Comme disait Paul Veyne, un historien est d’abord quelqu’un qui raconte une histoire en commençant par le début et en finissant par la fin selon les bons conseils du Roi dans Alice au pays des merveilles, c’est-à-dire chronologiquement. Un militaire est quelqu’un qui analyse les choses de son métier le plus froidement possible alors qu’il est surtout question de morts et de souffrances. En combinant les deux, il s’agit d’abord dans cette suite de chapitres d’une description de l’évolution des pratiques des uns et des autres, et même des uns en opposition des autres. Il est donc nécessaire d’introduire au fil de l’histoire des concepts – la pratique militaire, la distinction guerre-police, les niveaux tactiques, le courbe de stress organisationnel, etc. – permettant de mieux appréhender cette évolution. Elle permet aussi de couper les montées et descentes sinon toujours identiques de Sisyphe. Ces évolutions militaires sont, on le verra, largement spécifiques à ce théâtre d’opérations, mais souffrent parfois de comparaisons utiles avec des situations techniquement comparables, comme les guerres en Irak et en Afghanistan. 

La guerre est aussi chose politique, et c’est même ce qui le différencie de la mission de police, l’autre emploi possible de la force légitime. On ne peut donc déconnecter complètement l’action militaire de son contexte politique ne serait-ce que par cette action militaire a pour but justement et normalement de changer ce contexte politique. Je dis bien normalement, car s’il s’agit au contraire de ne pas changer de contexte politique on se trouve plutôt et on y revient dans la recherche de la sécurité et donc au bout du compte une mission de police. On parlera donc de politique en amont et en aval de l’action militaire, le cœur du sujet, pour remarquer combien celle-ci dans les deux camps est au moins autant une politique intérieure où il faut tenter résoudre des tensions internes par une crise externe. Henri Kissinger disait qu’Israël n’avait pas de politique extérieure mais seulement une politique intérieure. On verra combien cela est vrai, surtout depuis qu’Israël est passé de David à Goliath, et on sait que Goliath derrière sa force herculéenne souffrait aussi de maux internes dus à son acromégalie, dont une très mauvaise vue. Mais cela est vrai aussi pour les organisations palestiniennes, souvent corrompues, en conflit permanent pour le leadership entre elles et même à l’intérieur de chacune d’elle. Rien qui puisse contribuer à la stabilité de ce monde. Tous sont condamnés comme dans une tragédie grecque ou comme dans la série israélienne Fauda (chaos) à s’affronter pour des raisons aussi valables qu’incompatibles au cœur d’une arène dont personne ne peut sortir.

Napoléon Solo

Ainsi donc à l’issue d’une conférence de soutien à l’Ukraine le président de la République a dit « qu’il n’y avait pas pour l’instant de consensus parmi les participants, mais qu’« en dynamique » (?) on ne pouvait pas exclure à l’avenir l’envoi de soldats en Ukraine, pour préciser ensuite qu’il s’agissait éventuellement de missions d’appui arrière, pour la formation ou le déminage.

En soi, il n’y a là rien de choquant. Le rôle des décideurs est d’examiner toutes les contingences possibles d’une situation. Il n’est surtout pas question face à un adversaire qui nous a déclaré une confrontation depuis des années et qui ne croît qu’aux rapports de forces d’expliquer que l’on s’interdit absolument d’utiliser les instruments de force dont on dispose. On avait suffisamment reproché à Emmanuel Macron » d’avoir dit que l’emploi de l’arme nucléaire français ne pouvait en aucun cas être justifié dans le cas d’un conflit ou d’une crise en Europe orientale pour lui reprocher maintenant d’expliquer qu’on ne pouvait pas exclure l’emploi de forces conventionnelles. C’est le principe de l’ « ambigüité stratégique ». On ne commence pas un dialogue de force en disant ce qu’on ne fera jamais. Quand Joe Biden s’empresse de déclarer au début de la guerre en Ukraine en février 2022 qu’il n’y aura jamais de soldats américains en Ukraine, Vladimir Poutine perçoit immédiatement le surcroît de liberté de manœuvre que cela lui procure.

Oui, mais si les discours de ce genre visent d’abord un public prioritaire, sans doute l’Ukraine dans le cas de la sortie d’Emmanuel Macron où peut-être la Russie, ils en touchent aussi nécessairement d’autres et les effets peuvent être au bout du compte parfaitement contradictoires. Quand Joe Biden parle en février 2022, il ne veut pas rassurer Poutine, mais son opinion publique. Mais un peu plus tard dans la guerre, il menacera aussi la Russie de rétorsions militaires, donc la guerre, si celle-ci utilisait l’arme nucléaire et il mobilisera son opinion sur ce sujet. Quand Donald Trump, possible président des États-Unis en 2025 déclare que rien ne justifierait de sacrifier des vies ou de l’argent en Europe et qu’il envisage de quitter l’OTAN, il rassure peut-être son électorat mais effraie les Européens dépendants du protectorat américain. Les discours de crises tournent finalement toujours autour de trois idées : menacer, rassurer et mobiliser et toujours plusieurs publics, l’ennemi - en temps de guerre - ou l’adversaire - en temps de confrontation - mais aussi en même temps les alliés et son opinion publique. C’est donc un art subtil qui demande des dosages fins.

Or, notre président parle beaucoup mais n’est pas forcément le plus subtil. Si cette fameuse phrase est en soi parfaitement logique face à l’adversaire et doit satisfaire les Ukrainiens, elle a placé aussi les alliés dans l’embarras et au bout du compte brouillé le message de cette conférence importante. On aurait dû retenir la volonté ferme des Européens à endosser fermement la confrontation avec la Russie et l’aide à l’Ukraine sur la longue durée dans les deux cas et ce sans forcément l’aide américaine. On ne retient finalement que cette petite phrase, qui pousse les autres alliés à se positionner à leur tour et pour le coup en excluant tout engagement même modeste et sans risque, d’hommes en uniformes en Ukraine, autant de cartes jetées dans le pot pour rien. Au bout du compte, Poutine doit se trouver plutôt rassuré par cet empressement au non-agir. On notera au passage avec malice la réaction du Premier ministre grec outré d’une telle perspective mais oubliant que la Grèce avait bien apprécié que la France déploie des navires et des avions de combat pour la soutenir dans sa confrontation avec la Turquie en 2020. Bref, en termes de stratégie déclaratoire le bilan collectif est plutôt maigre. Alors qu’il engageait finalement aussi ses alliés sur un sujet important, il aurait sans doute été opportun pour le président d’avoir leur aval avant d’évoquer ce sujet. On maintient aussi l’ « ambigüité stratégique » en ne disant rien du tout.

Et puis il y a l’opinion publique nationale, où tous les Don Quichotte ont, sur ordre ou par conviction, évidemment enfourché leurs chevaux pour briser des lances sur des moulins à vent. Il n’a jamais été question évidement d’entrer en guerre avec la Russie mais on fait comme si. Ça peut toujours servir pour au moins se montrer et en tout cas continuer à saper le soutien à l’Ukraine « au nom de la paix » lorsqu’on ne veut pas avouer que c’est « au nom de Moscou ».

Il fut un temps où c’était l’extrême gauche qui soutenait Moscou, il faut y ajouter maintenant une bonne proportion de l’extrême-droite, étrange retournement de l’histoire. Entre les deux et selon le principe du levier décrit par le très russophile Vladimir Volkoff dans Le montage, on trouve aussi les « agents » apparemment neutres ou même hostiles à Moscou mais l’aidant discrètement à partir de points d’influence. Plusieurs ouvrages et articles viennent de révéler quelques noms du passé. Il faudra sans doute attendre quelques années et la fin de la peur des procès pour dénoncer ceux d’aujourd’hui. Bref, beaucoup de monde qui par anti-macronisme, anti-américanisme, anticapitalisme ou autres « anti » viennent toujours à la rescousse d’un camp qui doit être forcément être bien puisqu’il est hostile à ce que l’on croit être mal.

Il est évidemment normal d’avoir peur de la guerre. Cela n’excuse pas de dire n’importe quoi du côté de l’opposition, ni de parler vrai à la nation du côté de l’exécutif. On se souvient de Nicolas Sarkozy engageant vraiment la France en guerre en Afghanistan en décidant en 2008 de déployer des forces dans les provinces de Kapisa-Surobi en Afghanistan. Le message était vis-à-vis des États-Unis et des alliés de l’OTAN, mais il avait un peu oublié d’en parler aux Français, ce qui n’a pas manqué de poser quelques problèmes par la suite. Inversement, François Mitterrand, pourtant sans doute le président le plus désastreux dans l’emploi des forces armées depuis la fin de la guerre d’Algérie, avait pris soin d’expliquer pourquoi il fallait faire la guerre à l’Irak en 1991 après l’invasion du Koweït. Il avait même associé le Parlement et les partis dans cette décision. Personne n’avait forcément envie de mourir pour Koweït-City et pourtant l’opinion publique l’avait admis. De la même façon, on avait encore moins de raison de mourir pour Bamako en 2013 que pour Dantzig en 1936, et pourtant François Hollande n’a pas hésité à y engager nos soldats, en expliquant le pourquoi de la chose et y associant les représentants de la nation. Il n’est actuellement absolument pas question de guerre avec la Russie, même s’il faut forcément s’y préparer ne serait-ce que pour augmenter les chances qu’elle ne survienne pas, mais de confrontation. Pour autant, dès qu’il s’agit de franchissements de marches, même petites et très éloignées, vers le seuil de la guerre ouverte cela mérite peut-être aussi de s’appuyer sur un soutien clair de la nation et de la majorité de ses représentants. De la même façon qu’il était peut-être bon de se concerter avec ses alliés, il était peut-être bon aussi de ne pas surprendre sa propre opinion, même très favorable au soutien à l’Ukraine, avec une « sortie » au bout du compte isolée et qui a finalement tapé à côté.

Car si on n’a pas hésité à faire la guerre dans les cinquante dernières années et accepté des milliers de morts et blessés parmi nos soldats, on hésite beaucoup à se rapprocher du seuil de la guerre ouverte avec une puissance nucléaire, Cette prudence est d’ailleurs la ligne de tous les gouvernements, français ou autres, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est cette même prudence qui nous oblige à être forts. Quand on se trouve « à proximité presque immédiate d’un bloc totalitaire ambitieux de dominer et brandissant un terrible armement » (de Gaulle, Strasbourg, 23 novembre 1961) on se doit de disposer d’un terrible armement équivalent, « capable de tuer 80 millions de Russes » selon ses termes (ça c’est pour ceux qui croient que de Gaulle voulait une équidistance entre les États-Unis et l’URSS, voire même une alliance avec cette dernière). Il a voulu aussi une force conventionnelle puissante, car la dissuasion, et c’est bien de cela dont il s’agit, ne se conçoit pas seulement avec des armes nucléaires. De fait, depuis l’équilibre des terreurs, les puissances nucléaires évitent à tout prix de franchir le seuil de guerre ouverte entre elles, de peur d’arriver très vite à celui, forcément désastreux pour tous, de la guerre nucléaire.

Oui, mais comme on se trouve quand même en opposition, il faut bien trouver des solutions pour imposer sa volonté à l’autre sans franchir ce fameux seuil et c’est là qu’intervient tout l’art de la confrontation qui est un art encore plus subtil que celui des discours de crise. Dans les faits, les stratégies de confrontations entre puissances nucléaires ressemblent à des parties de poker où on veut faire se coucher l’autre mais sans avoir à montrer ses cartes. On dose donc savamment les actions non avouées, les fameuses « hybrides », et les escalades de force tout en évitant le pire. Les forces armées, nucléaires ou conventionnelles, ont un rôle à jouer dans cet affrontement normalement non violent et ce rôle est évidemment d’autant plus efficaces qu’elles sont puissantes. Avec près de 80 ans d’expérience de confrontation en ambiance nucléaire, on connaît à peu près toutes les possibilités : démonstrations de forces, aide matérielle – dont on découvre en Ukraine qu’elle pouvait être graduelle tant la peur des réactions russes étaient grandes – puis envoi de conseillers comme les milliers de conseillers soviétiques au Nord-Vietnam, en Angola ou en Égypte, engagement de soldats fantômes ou masqués, sociétés privées, et même des déploiements éclair, les fameux de « piétons imprudents ».

Un bon exemple est celui de la guerre d’usure de 1969-1970 entre Israël et l’Égypte. Après une série d’affrontements sur le canal de Suez, les Américains fournissent des chasseurs-bombardiers F4 Phantom qui sont utilisés par les Israéliens pour lancer une campagne aérienne dans la profondeur de l’Égypte. L’URSS, qui fournit déjà la quasi-totalité du matériel égyptien et a déjà de nombreux conseillers sur place – personne ne parle alors de cobelligérance - déploie par surprise une division de défense aérienne complète sur le Nil. Les Israéliens renoncent à leur campagne aérienne. Les Soviétiques font faire alors un saut à la division en direction du canal de Suez. Cela aboutit finalement à un court affrontement soviéto-israélien puis, effrayés par ce franchissement de seuil, tout le monde se calme et on négocie. Américains, Britanniques et Français ont fait des actions de ce genre avec plus ou moins de succès. La double opération française Manta-Epervier à partir de 1983 au Tchad est ainsi un parfait exemple réussi de « piéton imprudent ».

On notera au passage que des franchissements de seuil peuvent survenir dans ce jeu subtil, y compris entre puissances nucléaires, ce qui est le cas en 1970 entre Israël et l’Union soviétique, mais aussi quelques mois plus tôt entre la Chine et l’URSS, on peut même parler de quasi-guerre à ce sujet, ou plus près de nous entre Russes et Américains en Syrie et Indiens et Chinois dans l’Himalaya. A chaque fois, on n’a jamais été plus loin, toujours par peur de l’emballement.

Pour conclure, oui on peut effectivement déployer des troupes en Ukraine « officielles et assumées », ce qui induit qu’il y a des forces « non officielles », y envoyer des conseillers, des techniciens, des privés, etc. on peut même dans l’absolu faire un « piéton imprudent ». Je précise qu’exposer toutes ces options, notamment sur une chaîne de télévision, ne signifie en rien qu’on les endosse. Je crois pour ma part qu’un tel engagement n’est pas nécessaire, où pour le dire autrement que le rapport risque-efficacité n'est « pour l’instant » (ne jamais rien exclure) pas bon, et qu’il faut surtout poursuivre la politique actuelle avec plus de vigueur, ce qui était, je le rappelle, le seul message que l’on aurait dû retenir de la conférence de Paris de soutien à l’Ukraine. On ne sort de l'ambiguïté qu'à ses dépens paraît il, mais parfois aussi quand on veut y retourner.

Sommes-nous prêts pour la guerre ? Un livre de Jean-Dominique Merchet

Jean-Dominique Merchet vient de publier Sommes-nous prêts pour la guerre ? chez Robert Laffont. C’est un livre important qui traite de choses essentielles pour le présent et l’avenir de notre nation.

On ne le dira jamais assez, ce sont les nations qui font les guerres et non pas les armées. Il faut donc interroger les citoyens français dans leur ensemble sur leur capacité à faire la guerre s’il le faut et pas seulement les forces armées. Le titre du livre n’est d’ailleurs pas L’armée française est-elle prête pour la guerre ? mais Sommes-nous prêts pour la guerre ? Il nous interroge donc tous à travers neuf chapitres qui sont autant de sous-questions à cette interrogation primordiale. Les chapitres sont introduits à chaque fois par une d’une citation de Michel Audiard, qui témoigne une fois de plus que l’on peut être à la fois sérieux et drôle.

Faut-il se préparer à une guerre comme en Ukraine ? Cette première question est la clé de toute la première partie consacrée à l’outil de défense français, comme si ce conflit en constituait un crash test. En clair, cela revient à demander s’il faut se préparer à un conflit conventionnel de haute-intensité et de grande ampleur, autrement dit très violent et avec des centaines d’hommes tués ou blessés chaque jour. La réponse est évidemment oui, par principe. La logique voudrait que l’on se prépare prioritairement aux évènements à forte espérance mathématique (probabilité d’occurrence x ampleur des conséquences). Autrement-dit, il faut à la fois se préparer aux évènements courants et à l’extraordinaire terrible.

Il y a ainsi les évènements très probables et même en cours auxquels il faut forcément faire face, les plus graves en priorité bien sûr mais aussi les plus anodins tout simplement parce qu’ils sont là, qu’on les voit et qu’il faut bien les traiter, plus ou moins bien. Il y a aussi les menaces à faible probabilité mais forte gravité, auxquelles il faut se préparer. La guerre nucléaire en est une et on s’y prépare correctement, c’est l’objet du chapitre 2, mais la guerre conventionnelle « à l’ukrainienne » est une autre et là c’est une autre affaire. Jean-Dominique Merchet rappelle ainsi que probabilité faible n’égale pas probabilité nulle et que sur la longue durée les évènements improbables finissent toujours par arriver, parfois même dès le premier lancé de dés. L’esprit humain est cependant ainsi fait qu’il néglige ces faibles probabilités et se condamne donc à être surpris. Si quelqu’un avait dit à des soldats de ma génération qu’ils combattraient non pas en Allemagne mais en Arabie-Saoudite face à l’Irak, puis dans une Yougoslavie éclatée ou en Afghanistan, sans parler de passages en Somalie, Cambodge et autre, on l’aurait traité de fou et pourtant…

Dans les faits, la capacité de forces armées françaises à mener cette « grande guerre » se résume à son contrat de déploiement. L’auteur souligne combien celui-ci est faible, même à l’horizon 2030 de la nouvelle loi de programmation militaire (LPM).  Jusqu’à peu dans les différents documents stratégiques on indiquait un contrat chiffré : 60 000 hommes déployables dans un conflit majeur dans le « projet 2015 » des années 1990, puis 30 000 en 2008 et enfin 15 000 en 2013. Par pudeur sans doute, on n’a pas indiqué de chiffres dans la nouvelle LPM mais des unités à déployer – pour les forces terrestres, un état-major de corps d’armée, un état-major de divisions, deux brigades interarmes, une brigade aérocombat, et un groupe de forces spéciales – qui sont en fait les mêmes que lors des plans précédents. On peut donc imaginer que l’on n’envisage pas jusqu’à 2030 de pouvoir déployer beaucoup plus qu’avant, non que les hommes manquent mais qu’on est simplement bien en peine de les équiper complètement en nombre et de les soutenir plus sur une longue durée. Le chat est donc maigre. Il est peut-être compétent, agile, équipé des armes les plus sophistiqué, mais il est maigre, voire très maigre. On serait balayé par l’armée ukrainienne si on devait l’affronter dans un wargame, alors que le budget de défense de cette armée ukrainienne représentait 10 % de celui de la France il y a trois ans. L’Ukraine consacre maintenant à peu 22 % de son PIB à son effort de guerre mais cela représente un peu plus de 40 milliards d’euros, soit l’équivalent de notre budget de défense.

Le problème fondamental est que la France ne se donne pas les moyens de ses ambitions, comme le font par exemple les Etats-Unis. Quand on veut à la fois être une puissance « dotée » (nucléaire), défendre ses territoires et ses intérêts hors d’Europe, assurer ses accords de défense, être leader en Europe ou simplement « peser sur les affaires du monde » parce que membre permanent du Conseil de sécurité des Nations-Unies, on doit au moins faire un effort de défense de 3% du PIB. A moins de réduire nos ambitions, il n’y a pas d’autre solution. Avant les attentats terroristes de 2015 on se dirigeait allègrement vers le 1% du PIB, c’est-à-dire la quasi destruction de notre outil militaire. Depuis, on remonte lentement la pente mais on est encore loin du compte. Notons au passage que les Etats-Unis sont à 3,5 % et que cela ne gêne pas, au contraire, l’activité économique.

En attendant, il faut forcément faire des choix, ce que Jean-Dominique Merchet résume d’un slogan efficace : Tahiti ou Varsovie. Et c’est là qu’interviennent les réflexes corporatistes. Les marins et les aviateurs français ne parlent pas beaucoup de cette guerre en Ukraine où les bâtiments de surface se font couler et où la défense aérienne depuis le sol contraint beaucoup l’emploi des avions de combat. Leurs regards se tourne plutôt et légitimement vers le grand large, « Tahiti » donc, en utilisant notamment le concept fourre-tout de l’Indopacifique. La guerre en Ukraine est une guerre de « terriens ». On aurait donc pu imaginer que l’armée de Terre y puise des arguments pour défendre ses conceptions. Cela n’a pas été le cas et cela reste pour moi un mystère. Jean-Dominique Merchet explique aussi cette réticence par la Russophilie supposée du corps des officiers français, la réticence à agir dans un cadre OTAN et le fait que finalement les spécialités qui pourraient jouer le plus la « carte Ukraine », comme l’artillerie, sol-air et sol-sol, ou encore le génie, sont mal représentées au sein des instances de direction. Admettons. Le fait est que la nostalgie de l’alliance (brève) avec la Russie l’emporte sur celle, pourtant plus longue et plus traditionnelle, avec la Pologne.

Pas de corps d’armée français en Europe centrale ou orientale, comme il y avait un corps d’armée en République fédérale allemande durant la guerre froide, mais peut-être des armes nucléaires. C’est la question qui fait le buzz. Le deuxième chapitre du livre est en effet consacré au nucléaire, pour constater d’abord combien la création de cette force désormais complète avec une solide capacité de seconde frappe (on peut toujours frapper n’importe quel pays même après une attaque nucléaire) a été une prouesse technique avec, c’est moi qui le rappelle, des retombées industrielles qui ont rendu l’affaire économiquement rentable pour la France. La nouveauté est qu’après une période de repli du nucléaire, dans les arsenaux comme dans les esprits, celui-ci revient en force avec la guerre en Ukraine. Cette guerre est en effet une grande publicité pour l’armement nucléaire : la Russie est « dotée » et on n’ose pas aller trop loin contre elle, l’Ukraine n’est plus dotée et elle est envahie. Le message est clair. Le buzz, c’est la proposition de l’auteur de partager le nucléaire français, autrement dit de proposer un système « double clés » (en fait, il n’y a pas vraiment de clés) à nos alliés européens, à la manière des Américains. On proposerait des missiles air-sol moyenne portée aux Européens qui pourraient les utiliser avec, bien sûr, notre autorisation. J’avoue mon scepticisme. Outre les problèmes matériels que cela poserait (il faudrait construire de nouvelles têtes nucléaires sans doute de moindre puissance et il faudrait que les Alliés achètent des Rafale) et outre le fait que cela contredit le principe gaullien de la souveraineté nucléaire, je crains surtout qu’il n’y ait aucune demande européenne dans ce sens. Quitte à accepter un protectorat nucléaire les pays européens préfèrent celui des Etats-Unis à celui de la France. On en reparlera peut-être si par extraordinaire, les Etats-Unis désertaient définitivement l’Europe. Troisième point : l’asséchement de la pensée militaire en matière nucléaire, où on est passée de la phase fluide des réflexions libres des années 1960 à une phase dogmatique où il est même interdit dans nos forces armées d’utiliser le terme « dissuasion » sans qu’il soit adossé à « nucléaire ». On a un peu oublié que justement les réflexions des années 1960 avaient abouti à l’idée que la dissuasion était globale et qu’elle impliquait une composante conventionnelle puissante, et notamment terrestre, afin de retarder autant que possible la nécessité d’employer l’arme nucléaire en premier (il n’y a évidemment aucun problème à le faire en second, en riposte). Or, on l’a vu, notre composante conventionnelle est faible. Alors certes nos intérêts ne sont pas forcément menacés, mais nos intérêts stratégiques le sont, notamment en Europe et pour reprendre l’expression du général de Gaulle, l’épée de la France est bien courte.  

Le troisième chapitre est consacré à la production industrielle. C’est celui où j’ai le plus appris. C’est une description rapide mais précise de notre complexe militaro-industriel, au sens de structure de conception et de fabrication de nos équipements militaire depuis la décision politique jusqu’à la chaine de production en passant par les choix des décideurs militaires et industriels. Peut-être devrait-on d’ailleurs parler plutôt de complexe militaro-artisanal quand on voir la manière dont sont construits ces équipements rares et couteux. Il y a en fait deux problèmes à résoudre : sortir du conservatisme technologique - et l’exemple du ratage français en matière de drones est édifiant – et produire en masse. Cela mériterait un ouvrage en soi tant l’affaire est à la fois complexe et importante.  

Après avoir décrit l’outil de défense français, avec ses forces et surtout ses limites, Jean-Dominique Merchet décrit dans les chapitres le contexte et les conditions de son emploi. Il y a d’abord ce constat évident depuis trente ans mais pourtant pas encore complètement intégré que la France est désormais une île stratégique, préservée au moins dans l’immédiat et pour l’Hexagone de toute tentative de conquête territoriale. Cela signifie en premier lieu que les conflits « subis » se déroulent d’abord dans les espaces dits « communs » et vides, qui les seules voies de passage (cyber, espace, communications, ciel, mer, etc.) pour attaquer le territoire national. La première priorité décrite dans le chapitre 4 est donc de mettre en place une « défense opérationnelle du territoire » adapté au siècle. C’est déjà évidemment en partie le cas, mais que de trous encore.

Si l’on est une île et qu’on ne risque pas d’invasion, les guerres « choisies » sont donc au loin (chapitres 5 et 7). On connait le scepticisme de l’auteur sur les opérations extérieures françaises. Difficile de lui donner tort (cf Le temps de guépard). Outre l’oubli, assez fréquent, de toutes les opérations extérieures menées par la France avant 1990, on peut peut-être lui reprocher de sous-estimer le poids de la décision politique par rapport aux orientations militaires dans cette faible efficience. On peut s’interroger aussi sur le poids réel de l’histoire – le désastre de 1940 et la guerre d’Algérie en particulier - dans les décisions du moment. Les organes de décision collective sont finalement comme les individus qui ne gardent en mémoire vive que deux expériences passées : la plus intense et la plus récente. Alors oui, les désastres du passé peuvent influer mais il s’agit bien souvent de faire comme la dernière fois si ça a marché ou de faire l’inverse si cela n’a pas été le cas. J’étais stupéfait lorsqu’on m’a demandé un jour si l’engagement au Rwanda en 1990-1992 n’était pas une revanche sur la guerre d’Algérie, alors qu’on reproduisait simplement ce que l’on venait de faire au Tchad.

On revient dont à cette idée que ce sont les nations qui font les guerres, pas les armées. Les chapitres 6 et 8 s’interrogent sur la résilience de la nation française et sur la nécessité de renouer avec le service militaire. Dans les deux cas, je suis totalement en accord avec la description et les conclusions de l’auteur. Sans trop spoiler, oui je suis persuadé de la résilience du peuple français, et je pense aussi qu’il faut plus l’impliquer dans notre défense et imiter le modèle américain.  

La guerre se fait aussi - presque toujours - entre deux camps et normalement l’outil militaire doit être adapté aux ennemis potentiels. Le dernier chapitre est ainsi un panorama de nos adversaires et alliés actuels et possibles. Aucune surprise et aucun désaccord sur le nom des suspects. Il faut surtout bien distinguer, ce n’est pas forcément si évident pour ceux qui n’ont pas connu la guerre froide, ce qui se passe sous et au-dessus du seuil de la guerre ouverte. La norme est désormais le conflit (pas la guerre) dit « hybride » contre d’autres puissances, et l’exception est le franchissement de ce seuil. Pour autant nous devons préparer ce franchissement, ce qui également un des meilleurs moyens de l’emporter dans ce qui se passe au-dessous. Si on avait pris en compte la nécessité de pouvoir remonter en puissance très vite en cas de surprise stratégique (réserves, stocks, planification, adaptation de l’industrie, etc.), la France serait à la fois en meilleure posture actuellement dans notre confrontation avec la Russie et notre capacité à dissuader tout adversaire à franchir le seuil serait renforcé. Cela nous aurait couté moins cher que de tout faire dans l’urgence. Ce n’est pas faute de l’avoir dit.

En conclusion, l’auteur répond donc à sa propre question initiale, ce n’est pas si fréquent. On se doute de la réponse, et je suis entièrement en accord avec elle. Bref, lisez Sommes-nous prêts pour la guerre ? et discutez-en. Encore une fois, il s’agit de sujets qui doivent par principe intéresser tous les citoyens.

Jean-Dominique Merchet, Sommes-nous prêts pour la guerre ? Robert Laffont, 2024, 18 euros.


A l'est rien de nouveau ?

Fin septembre 2022, je me demandais si le conflit en Ukraine n’était pas en train de connaître son « 1918 », c’est-à-dire le moment où la supériorité tactique d’un des camps lui permet de porter des coups suffisamment répétés et importants par provoquer l’effondrement de l’ennemi. Les Ukrainiens venaient de conduire une percée surprenante dans la province de Kharkiv et pressaient sur la tête de pont de Kherson jusqu’à son abandon par les Russes mi-novembre. Encore deux ou trois autres grandes offensives du même type dans les provinces de Louhansk et surtout de Zaporijjia en direction de Mélitopol et les Ukrainiens auraient pu obtenir une décision, à la condition bien sûr que les Russes ne réagissent pas, non pas dans le champ opérationnel où ils étaient alors plutôt dépassés mais dans le champ organique, celui des moyens. On sentait bien qu’il y avait une réticence de ce côté-là, essentiellement par peur politique des réactions à une mobilisation, mais la peur du désastre est un puissant stimulant à dépassement de blocage. Vladimir Poutine n’a pas franchi le pas de la mobilisation générale et de la nationalisation de l’économie, mais accepté le principe d’un engagement de plusieurs centaines de milliers de réservistes, du « stop-loss » (contrats sans limites de temps) des contrats de volontaires, un raidissement de la législation disciplinaire et des contraintes plus fortes sur l’industrie de défense. Cette mobilisation partielle a, comme prévu, suscité quelques remous mais rien d’incontrôlable, et cela a incontestablement permis de rétablir la situation sur le front.

Pour rester dans l’analogie avec la Grande Guerre, cela correspond au moment où l’Allemagne remobilise ses forces après les terribles batailles de 1916 à Verdun et sur la Somme et s’installe dans une défense ferme sur le front Ouest à l’abri de la ligne dite « Hindenburg ». Le repli de la tête de pont de Kherson sur la ligne que je baptisais « ligne Surovikine » du nom du nouveau commandant en chef russe en Ukraine ressemblait même au repli allemand d’Arras à Soissons jusqu’à la ligne Hindenburg en février-mars 1917 (opération Albéric). À l’époque, le pouvoir politique en France avait repris le contrôle de la guerre sur le général Joffre en lui donnant le bâton de maréchal et une mission d’ambassadeur aux États-Unis pour le remplacer par le plus jeune des généraux d’armée : le général Robert Nivelle. Nivelle a eu la charge d’organiser la grande offensive du printemps 1917 dont on espérait qu’elle permette de casser le nouveau front allemand. Cette offensive a finalement échoué et Nivelle a été remplacé par le général Pétain en mai 1917.

On résume alors la stratégie du nouveau général en chef au « J’attends les Américains – qui viennent d’entrer en guerre contre l’Allemagne – et les chars ». C’est évidemment un peu court mais c’est l’esprit de sa Directive n°1. L’année 1917 sera une année blanche opérationnelle dans la mesure où on renonce à toute grande opération offensive avant 1918 mais une année de réorganisation et de renforcement de l’armée française. On combat peu mais à coup sûr et bien, on innove dans tous les domaines, surtout dans les structures et les méthodes, on produit massivement et on apprend et on travaille. Cela finit par payer l’année suivante.

Dans un contexte où il est difficile d’envisager sérieusement de casser le front russe et de reconquérir tous les territoires occupés dans l’année, il n’y a sans doute guère d’autre solution pour l’Ukraine et ses alliés que d’adopter une stratégie similaire, plus organique qu’opérationnelle. Une différence entre l’Ukraine et la France de 1917 réside dans le fait que l’Ukraine importe 85 % de ses équipements et armements militaires et la seconde est que l’ensemble de son territoire est susceptible d’être frappé par des missiles et drones russes. Le PIB de l’Ukraine est par ailleurs huit fois inférieur à celui de la Russie et ce décalage s’accentue. L’Ukraine peut difficilement consacrer plus de 50 milliards d’euros par an pour son effort de guerre contre le triple pour la Russie sans que celle-ci ait pour l’instant besoin d’une mobilisation générale de l’économie et de la société.

Face à l’ennemi, les deux maîtres-mots de la stratégie ukrainienne doivent être la patience bien sûr mais aussi la rentabilité. Rentabilité sur le front d’abord, même si ce mot est affreux dès lors que l’on parle de vies humaines. C’est un peu le niveau zéro de la stratégie mais il n’y a parfois pas d’autre solution, au moins temporairement. Le but est de tuer ou blesser plus de soldats russes que le système de recrutement et de formation ne peut en fabriquer de façon à ce que le capital humain russe ne progresse et que le niveau tactique des bataillons et régiments de manœuvre ne progresse pas. Cela signifie concrètement ne pas s’accrocher au terrain, ou plus exactement ne résister que tant que les pertes de l’attaquant sont très supérieures aux siennes puis se replier sur de nouvelles lignes de défense. Encore faut-il que ces lignes existent. On n’aime guère cela, mais la priorité opérationnelle est au creusement incessant de retranchements, ce qui signifie au passage une aide particulière occidentale de génie civil.

Les opérations offensives ukrainiennes, comme celles des Français en 1917, doivent être presque exclusivement des raids et des frappes sur des cibles à forte rentabilité mais sans occuper le terrain sous peine de subir une forte contre-attaque. Les Français s’étaient emparés de la position de la Malmaison du 23 au 25 octobre 1917 et ont mis hors de combat définitivement 30 000 soldats ennemis, pour 7 000 Français, mais après avoir lancé trois millions d’obus en six jours sur un front de 12 km, une performance impossible à reproduire en 2024. Les saisies et tenues de terrain ou les têtes de pont au-delà du Dniepr par exemple n’ont d’intérêt que si, encore une fois, elles permettent d’infliger beaucoup plus de pertes que l’inverse. Bien entendu, les coups par drones, missiles, sabotages, raids commandos ou autre, peu importe, peuvent être portés partout où c’est possible et rentable, depuis l’arrière immédiat du front jusqu’à la profondeur du territoire russe et même ailleurs, par exemple. Il serait bienvenu que l’on autorise enfin les Ukrainiens à utiliser nos armes pour frapper où ils veulent - on imagine la frustration des Ukrainiens devant le spectacle des belles cibles qui pourraient être frappés en Russie par des tirs de SCALP ou d’ATCMS – et même les aider à le faire. Si les Ukrainiens veulent attaquer les Russes en Afrique et notamment dans les endroits d’où nous, nous Français, avons été chassés, pourquoi ne pas les y aider ?

Pendant que le front est tenu à l’économie, les Ukrainiens doivent se réorganiser et progresser. L’armée ukrainienne a triplé de volume en deux ans, plus exactement « les » armées ont triplé. On rappellera qu’à côté des petites marine et aviation agissant dans leur milieu, il y sur la ligne de front les brigades de différents types de l’armée de Terre, celles de la marine, des forces aéroportées - aéromobiles, parachutistes, ou d’assaut aérien - mais aussi les forces territoriales – des villes ou des provinces - pour le ministère de la Défense ou encore les brigades de Garde nationale ou d’assaut du ministère de l’Intérieur, les gardes-frontières, la garde présidentielle, les bataillons indépendants, etc. On n’ose imaginer comment peut s’effectuer la gestion humaine et matérielle d’un tel patchwork entre les différents ministères rivaux et les provinces en charge d’une partie du soutien et du recrutement, sans parler des besoins des autres ministères et institutions.

On comprend que les hommes des brigades de manœuvre, ceux qui portent de loin la plus grande charge du combat et des pertes, se sentent un peu seuls entourés de beaucoup d’hommes en uniforme qui prennent peu de risques et où on n’est pas mobilisable à moins de 27 ans (par comparaison les soldats israéliens combattant dans Gaza ont 21 ans d’âge moyen) et où on maintient des équipes de sport sur la scène internationale. Si la mobilisation humaine ukrainienne est largement supérieure à celle de la Russie, où visiblement on hésite à aller aussi loin par crainte politique, elle est encore très inefficiente. Quand un État lutte pour sa survie, les études supérieures, le sport et plein d’autres choses en fait sont renvoyés à plus tard.

Il y a un besoin de standardisation des brigades sur trois modèles au maximum et surtout de constituer une structure de commandement plus solide, avec des états-majors de divisions ou corps d’armée coiffant plusieurs brigades de manœuvre, d’appui et de soutien. Les états-majors ne s’improvisent pas, sinon il n’y aurait pas d’École d’état-major et d’Écoles de guerre en France. Il faut des mois pour former un état-major de division et encore plus pour une avoir division complète habituée à fonctionner ensemble, et c’est encore plus difficile dans un pays où il est difficile de manœuvrer plus d’un bataillon à l’entraînement sous peine de se faire frapper. L’Europe a suffisamment de camps de manœuvre pour permettre à des états-majors et des brigades retirées du front et reconstituées de s’entraîner au complet en coopération avec les armées locales, qui bénéficieront par ailleurs du retour d’expérience ukrainien. Avec du temps ensemble, du retour et de la diffusion d’expérience, une bonne infrastructure d’entraînement, le niveau tactique des brigades s’élèvera et un niveau tactique plus élevé que celui des unités adverses est le meilleur moyen de réduire les pertes. En fait c’est surtout le meilleur moyen de gagner une guerre à condition que ces brigades soient suffisamment nombreuses.

Il y a enfin les armes, les munitions et les équipements. C’est un sujet en soi dont on reparlera.

Champ de bataille 2040

Quelques réflexions rapides en introduction de travaux de groupes de l'Ecole de guerre-Terre.

Je ne sais pas si c’est un réflexe d’historien ou simplement de vieux soldat mais quand on me demande de réfléchir au futur je pense immédiatement au passé. Quand on me demande comment sera le champ de bataille dans vingt ans, je me demande tout de suite comment on voyait le combat d’aujourd’hui il y a vingt ans.

Or, au tout début des années 2000, dans les planches powerpoint de l’EMAT ou du CDES/CDEF on ne parlait que de « manœuvre vectorielle » avec plein de planches décrivant des bulles, des flèches, des éclairs électriques et des écrans. Le « combat infovalorisé », des satellites aux supersoldats connectés FELIN, allait permettre de tout voir, de ses positions à celle de l’ennemi, et donc de frapper très vite avec des munitions de précision dans un combat forcément agile, mobile et tournoyant, fait de regroupements et desserrements permanents comme dans le Perspectives tactiques du général Hubin (2000), qui connaissait alors un grand succès. Bon, en regardant bien ce qui se passe en Ukraine ou précédemment dans le Haut-Karabakh, on trouve quelques éléments de cette vision, notamment avec l’idée d’un champ de bataille (relativement) transparent. En revanche, on est loin du combat tournoyant et encore plus loin des fantassins du futur à la manière FELIN. En fait, en fermant un peu les yeux, cela ressemble quand même toujours dans les méthodes et les équipements majeurs à la Seconde Guerre mondiale.

Contrairement à une idée reçue, les armées modernes ne préparent pas la guerre d’avant. « Être en retard d’une guerre », c’est une réflexion de boomer qui n’est plus d’actualité depuis les années 1950. Jusqu’à cette époque en effet et depuis les années 1840, les changements militaires ont été très rapides et profonds avec d’abord une augmentation considérable de la puissance puis du déplacement dans toutes les dimensions grâce au moteur à explosion et enfin des moyens de communication. Ce cycle prodigieux se termine à la fin de la Seconde Guerre mondiale pour le combat terrestre, un peu plus loin pour le combat aérien et naval avec la généralisation des missiles. Depuis, on fait sensiblement toujours la même chose, avec simplement des moyens plus modernes. Vous téléportez le général Ulysse Grant 80 ans plus tard à la place du général Patton à la tête de la 3e armée américaine en Europe en 1944 et vous risquez d’avoir des problèmes. Vous téléportez le général Leclerc à la tête de la 2e brigade blindée aujourd’hui et il se débrouillera rapidement très bien, idem pour les maréchaux Joukov et Malinovsky si on les faisait revenir de 1945 pour prendre la tête des armées russe et ukrainienne.

En fait, si les combats, mobiles ou de position, ressemblent à la Seconde Guerre mondiale, c’est tout l’environnement des armées qui a changé. Durant la guerre, on pouvait concevoir un char de bataille comme le Panther en moins de deux ans ou un avion de combat comme le Mustang P-51 en trois ans. Il faut désormais multiplier ces chiffres au moins par cinq, pour un temps de possession d’autant plus allongé que les coûts d’achat ont également augmenté en proportion. Avec la crise militaire générale de financement des années 1990-2010, la grande majorité des armées est restée collée aux équipements majeurs de la guerre froide. Si on enlève les drones, la guerre en Ukraine se fait avec les équipements prévus pour combattre en Allemagne dans les années 1980 et ceux-ci constituent toujours l’ossature de la plupart des armées. L’US Army est encore entièrement équipé comme dans les années Reagan, une époque où Blade Runner ou Retour vers le futur 2 décrivent un monde d’androïdes et de voitures volantes dans les années 2020.

L’innovation technique, celle qui accapare toujours les esprits, ne se fait plus que très lentement sur des équipements majeurs, pour lesquels désormais on parle de « génération » en référence à la durée de leur gestation. Elle s’effectue en revanche en périphérie, avec des équipements relativement modestes en volume – drones, missilerie – et sur les emplois de l’électronique, notamment pour rétrofiter les équipements majeurs existants.

Mais ce qu’il surtout comprendre c’est qu’une armée n’est pas simplement qu’un parc technique, mais aussi un ensemble de méthodes, de structures et de façons de voir les choses, ou culture, toutes choses intimement reliées. Cela veut dire que quand on veut vraiment innover par les temps qui courent, il faut d’abord réfléchir à autre chose que les champs techniques. La plus grande innovation militaire française depuis trente ans, ce n’est pas le Rafale F4 ou le SICS, c’est la professionnalisation complète des forces. Ce à quoi il faut réfléchir, c’est à la manière de disposer de plus de soldats, par les réserves, le mercenariat ou autre chose, de produire les équipements différemment, plus vite et moins cher, d’adapter plus efficacement ce que nous avons, de constituer des stocks, etc.

Plus largement, il faut surtout anticiper que le champ de bataille futur sera peut-être conforme à ce qu’on attend, mais qu’il ne sera sans doute pas là où on l’attend et contre qui on l’attend. Le risque n’est plus de préparer la guerre d’avant mais de préparer la guerre d’à côté, de se concentrer comme les Américains des années 1950 sur l’absurde champ de bataille atomique a coup d’armes nucléaires tactiques, jusqu’avant de s’engager au Vietnam où ils feront quelque chose de très différent. Cinquante ans plus tard, les mêmes fantasment sur les perspectives réelles de la guerre high tech infovalorisée en paysage transparent avant de souffrir dans les rues irakiennes ou les montagnes afghanes face à des guérilleros équipés d’armes légères des années 1960, des engins explosifs improvisés et des attaques suicide. Il y a la guerre dont on rêve et celle que l’on fait.

Le problème majeur est donc qu’il faut faire évoluer nos armées équipées des mêmes matériels lourds pendant quarante à soixante ans dans des contextes stratégiques qui changent beaucoup plus vite. Si on remonte sur deux cents ans au tout début de la Révolution industrielle, on s’aperçoit que l’environnement stratégique dans lequel sont engagées les forces armées françaises change, parfois assez brutalement, selon des périodes qui vont de dix à trente ans. Un général sera engagé dans des contextes politiques, et une armée est destinée à faire de la politique, presque toujours différents de ce qu’il aura connu comme lieutenant.

Le 13 juillet 1990, le chef d’état-major de l’armée de Terre, le général Foray, vient voir les gardes au drapeau qui vont défiler le lendemain sur les Champs Élysées. La discussion porte sur notre modèle d’armée, qui selon lui est capable de faire face à toutes les situations : dissuasion du nucléaire par le nucléaire, défense ferme de nos frontières et de l’Allemagne avec notre corps de bataille et petites opérations extérieures avec nos forces professionnelles. Trois semaines plus tard, l’Irak envahit le Koweït et là on nous annonce rapidement qu’il faut se préparer à faire la guerre à l’Irak. Le problème n’est alors pas ce qu’on va faire sur le champ de bataille, mais si on va pouvoir déployer des forces suffisantes, tant l’évènement sort complètement du cadre doctrinal, organisationnel et même psychologique dans lequel nous sommes plongés depuis le début des années 1960.

Le monde change à partir de ce moment ainsi que tout le paysage opérationnel avec la disparition de l’Union soviétique. L’effort de défense s’effondre, et notamment en Europe, et on peine déjà à financer les équipements que l’on a commandés pour affronter ces Soviétiques qui ont disparu pour penser à payer ceux d’après. On passe notre temps entre campagnes aériennes pour châtier les États voyous, gestions de crise puis à partir de 2008 lutte contre des organisations armées, toutes choses que personne n’a vues venir dans les années 1980.

On se trouve engagé depuis dix ans maintenant dans une nouvelle guerre froide et alors que la lutte contre les organisations djihadistes n’est pas terminée, car oui - nouvelle difficulté- on se trouve presque toujours écartelée entre plusieurs missions pas forcément compatibles. Il est probable que cette phase durera encore quinze ou vingt ans, avant qu’un ensemble de facteurs pour l’instant mal connus finissent pour provoquer un bouleversement politique. On peut donc prédire qu’en 2040 nous aurons sensiblement le même modèle d’armées, avec un peu plus de robots et de connexions en tout genre et, on l’espère, un peu plus de masse projetable, mais que n’avons pas la moindre idée de contre qui on s’engagera, comment et de la quantité de moyens nécessaires, sachant qu’il sera très difficile d’improviser et de s’adapter sur le moment.  

La conquête de Gaza

Le devis du sang

Quand on élabore un plan d’opération, on s’efforce normalement d’en évaluer le coût probable et on présente le devis au décideur politique. Ce qui a été demandé aux forces terrestres israéliennes avant le 27 octobre, correspondait sensiblement à quatre fois ce qui leur avait été demandé en 2014 lors de Bordure protectrice. À l’époque, la mission consistait à nettoyer de présence et infrastructures du Hamas et alliés sur 3 km au-delà de la barrière de sécurité et cela avait pris 20 jours et coûté 66 morts à Tsahal. Le niveau tactique des unités israéliennes comme des bataillons de quartiers du Hamas n’a guère évolué de part et d’autre depuis huit ans. Sur un terrain plat, sans l’emploi de véhicules ni de moyens d’appui, les pertes seraient sensiblement équilibrées. Mais les combattants palestiniens bénéficient du terrain urbain préparé, tandis que les Israéliens bénéficient de la protection de leurs véhicules et de leur puissance de feu directe, soit au bilan un échelon tactique de plus.

L’évolution du rapport de pertes étant plutôt logarithmique, à niveau tactique équivalent les pertes sont équivalentes, mais avec un niveau d’écart, on a du 1 contre 10 en faveur du plus fort, et a deux niveaux d’écart on s’approche du 1 pour 100. On pouvait donc s’attendre à au minimum 10 combattants du Hamas tués pour chaque israélien, plus des effets secondaires comme la capture de prisonniers – que seule l’opération de conquête peut obtenir – ou le traitement des blessés, en moyenne plus graves du côté du Hamas du fait des munitions utilisées et plus difficilement soignables, qui vont augmenter encore le nombre et la proportion de pertes définitives. Il faut ajouter aussi les pertes infligées simultanément par l’opération de frappes en profondeur – frappes aériennes et artillerie – qui a débuté dès le 7 octobre et se poursuit en parallèle de l’opération de conquête. Ses effets militaires déjà faibles au regard des effets contre-productifs produits par les dégâts sur la population le sont cependant encore plus avec la raréfaction des cibles. En résumé de cette évaluation macabre, le kill ratio de Bordure protectrice en 2014, opération de frappes et de conquête partielle réunies, avait été au final de l’ordre de 20 combattants palestiniens tués pour chaque soldat israélien tué. On pouvait donc s’attendre en 2023-2024 à des chiffres comparables.

Au bilan, le devis présenté à l’exécutif aurait pu être le suivant : 80 jours de combat et 250 morts pour conquérir le territoire de Gaza et tuer 5 000 combattants ennemis, sachant qu’il ne s’agirait dans tous les cas que d’une première phase, la suivante étant la prise de contrôle du territoire sur une durée indéterminée.

Le déroulement de l’action

L’offensive israélienne commence dans la nuit du 27 au 28 octobre, en bénéficiant de la supériorité israélienne dans le combat nocturne. Elle prend la forme d’une opération séquentielle, conquête du nord du territoire de Gaza puis du sud, ce qui a sans doute pour effet de retarder la fin de l’opération mais au profit d’un rapport de forces local plus favorable. La 36e division (4 brigades) porte l’attaque sur toute la face nord de la bande de Gaza avec un effort porté sur la côte tandis que la 162e division (4 brigades) attaque à l’est avec un effort au centre nord du territoire en direction de la mer. La 143e division de réserve, dite « division de Gaza » surveille pendant ce temps le sud de la frontière avec Gaza.

Après deux semaines de progression plutôt rapides, les deux divisions israéliennes se rejoignent aux alentours du grand hôpital al-Shifa, et la zone dense de Gaza-Ville est encerclée. Le 21 novembre, avec 66 soldats, les pertes israéliennes sont équivalentes à celles de 2014. Le bilan contre l’ennemi est en revanche plus important qu’à l’époque, puisque le 25 novembre Tsahal estime avoir tué 4 000 combattants ennemis contre 1 300 en 2014. Si les pertes ennemies lors de l’attaque initiale du 7 octobre sont assez bien connues puisque les corps ont été retrouvés, celle d’Épée de fer, soit donc environ 2 500, sont plus incertaines, d’autant plus que certains sont de pures « estimations aériennes » après les frappes. Avec au moins le double de blessés rendus inaptes au combat et les prisonniers, peut-être 1 500, de l’opération terrestre, on imagine que les deux brigades du Hamas au nord de Gaza sont très éprouvées. Le Hamas admet aussi le 26 novembre la mort de plusieurs de ses cadres, dont les commandants de ces deux brigades.

L’opération de conquête est interrompue du 24 novembre du 1er décembre, le temps d’une trêve humanitaire et surtout de libération d’otages en échange de celles de prisonniers palestiniens. Elle reprend le 2 décembre, plus lente au fur et à mesure que les abords denses de Gaza-Ville et de Jabaliya sont abordés. Le 3 décembre, la 98e division, forte de trois brigades d’infanterie dont une de réserve et peut-être de la 7e brigade blindée, est engagée au sud du territoire en direction de Khan Yunes. La progression est rapide jusqu’à la ville mais étroite via la route Saladin, elle s’élargit par la suite pour former une nouvelle poche. Le 10 décembre, la 143e division attaque à son tour le bord sud-est du territoire de Gaza, la progression est y est très lente. Le 15 décembre dans la zon nord, trois otages ayant réussi à s’échapper des mains sont abattus par erreur par des soldats israéliens, exemple parfait de « caporal stratégique » désastreux. Tout le reste du mois de décembre se passe à progresser lentement au sein de la zone nord. Entre le 20 et le 25 décembre, la 36e division est relevée par la 99e division de réserve, avec trois brigades. La brigade Givati est retirée de la 162e division pour renforcer la 98e division au sud. À la fin du mois, les deux brigades écoles et trois brigades de réserve auront été retirées de la zone de combat. Le 27 décembre, la 36e division attaque à nouveau, mais en centre en direction de Bureij.

Au 7 janvier 2024, après 67 jours de combat effectif, les forces terrestres israéliennes ont perdu 176 soldats, soit moins de deux par jour de combat contre plus de trois en 2014. Quatre soldats ont été tués dans les sept premiers jours de janvier, ce qui indique une réduction de l’intensité des combats dont on ne sait si cela est dû à un fléchissement de l’ennemi ou à un ralentissement de l’engagement israélien. Elles ont conquis la plus grande partie du nord de Gaza où ne subsistent plus que quatre petites poches de résistance et formé deux trois poches au centre, sud jusqu’à Khan Yunis et au sud-est, soit environ 50 % de la superficie totale. Du point de vue « terrain », on se trouve nettement en dessous de la norme indiquée plus haut de conquête totale en 80 jours. Du côté des effets sur « l’ennemi », l’armée israélienne estime avoir tué 7 860 combattants ennemis, soit environ 6 200 à l’intérieur de Gaza par la campagne de bombardements et les combats terrestres. Si ce chiffre est vrai, on se trouve dans un rapport de pertes entre Israéliens et Palestiniens de 1 pour 35, ce qui est très supérieur au chiffre de 2014. Il est probable que le chiffre estimé dans l’action des pertes ennemies soit, comme souvent lorsqu’on est jugé sur les bilans que l’on est seul à donner, un peu exagéré. Toujours est-il qu’en comptant les blessés graves et les prisonniers, le potentiel du Hamas et de ses alliés, initialement estimé à 25-30 000 combattants mais sans doute renforcé de volontaires en cours d’action, est peut-être entamé à 50 %. Les tirs quotidiens de roquettes sur Israël depuis Gaza ont fortement diminué. 

En résumé, le déroulement de l’opération de conquête et la physionomie des combats sont parfaitement conformes a ce qui était attendu, un phénomène assez rare. Toutes autres choses (autres fronts potentiels, pression internationale, libération des otages) étant égales par ailleurs, le commandement israélien peut estimer à ce rythme avoir terminé la conquête de Gaza pour fin février 2024. Il faudra enchaîner sur une nouvelle opération de nettoyage et contrôle dont, pour le coup, il est extrêmement difficile à ce jour de déterminer la durée, probablement beaucoup plus longue que la conquête, et l’intensité, probablement moins forte quotidiennement mais beaucoup plus usante sur la durée.

Quelques remarques

À ce jour, l’armée de Terre israélienne a engagé 17 ou 18 brigades d’active et de réserve dans l’opération de conquête de Gaza. Combien la France pourrait-elle en engager dans une situation similaire ? Probablement pas plus de 4 ou 5 équivalentes à celles des Israéliens et totalement équipées. Autrement dit, l’armée française ne serait actuellement pas capable de vaincre un ennemi de 25-30 000 fantassins légers retranchés dans une zone urbaine de plusieurs millions d’habitants.

Comme l’Ukraine, Israël n’aurait rien pu faire sans brigades de réserve constituées et équipées. Il n’y a pas de montée en puissance rapide ou de capacité à faire face à une surprise sans stocks de matériels et de réserves humaines.

L’infanterie débarquée, c'est à dire à pied, la poor bloody infantry toujours oubliée, est une priorité stratégique. Il n’est pas normal que des combattants équipés d’armes et d’équipements légers des années 1960 puissent tenir tête à des unités d’infanterie modernes. Ils devraient être foudroyés. L’infanterie débarquée française seule devrait être capable d’infliger un 1 contre 10 seule et 1 pour 20 ou 30 avec ses véhicules (vive les canons-mitrailleurs) sans avoir à faire appel forcément à des appuis extérieurs et quel que soit le terrain.

La foudre et le cancer- Retour dans le futur des années 1980-2

Et maintenant, le cancer

On sera plus bref, car on a déjà beaucoup parlé sur ce blog. Ce qu’il faut d’abord retenir de La foudre et le cancer, c’est qu’on n’a pas attendu la « guerre hybride » pour parler des formes d’affrontement autres que la guerre ouverte. Profitons-en pour re-tuer cette expression de « guerre hybride » qui ne veut pas dire grand-chose car ce que l’on désigne généralement ainsi n’est pas de la guerre et ensuite parce que la guerre elle-même est toujours hybride, au sens où on y combine toujours des actions militaires et civiles.

Pour ma part, je parle toujours de « confrontation » par référence à la Confrontation de Bornéo de 1962 et 1966, exemple parfait d’opposition « avant la guerre » entre le Royaume-Uni et l’Indonésie. On pourra utiliser si on préfère le terme « contestation » situé entre la compétition et l’affrontement dans le Concept d’opérations des armées de 2021. En 1939, le capitaine Beaufre parlait de « paix-guerre » dans la Revue des deux mondes pour décrire cet état intermédiaire entre la paix totale et la guerre totale qui caractérisait les évènements en Europe depuis 1933.

Dans ce champ, rappelons-le tout est possible, y compris l’emploi des forces armées, du moment que l’on modifie favorablement le comportement politique de l’adversaire du moment sans franchir le seuil de la guerre ouverte. La seule limite est l’imagination.

Si on veut classifier les choses, il y a d’abord l’emploi de la force armée à des fins de dissuasion (empêcher un comportement hostile) ou de coercition (modifier un comportement hostile) mais toujours sans (trop de) violence. Ne nous étendons pas, c’est bien connu. Le blocus de Berlin (1948-1949) par l’armée soviétique et la réponse alliée par le pont aérien en est un exemple parfait. Les pays occidentaux savent faire aussi comme lors du « conflit de la langouste » en 1963 lorsque le général de Gaulle engage la marine nationale pour protéger les langoustiers français au large du Brésil ou à plus grande échelle lors du couple d’opérations Manta-Epervier (1983-1987) pour protéger le sud du Tchad contre la Libye de Kadhafi. De temps en temps, ces oppositions peuvent déboucher sur quelques accrochages et quelques frappes aériennes, mais la violence reste limitée. Étrangement, le général Delaunay ne parle pas de cet aspect ou cela m’a échappé, de la même façon qu’il ne parle pas de notre soutien aux armées et groupes armés qui servent nos intérêts, en Afrique en particulier comme l’armée tchadienne ou l’UNITA en Angola.

L’auteur s’intéresse beaucoup plus à ce qu’on appelle alors la « guerre révolutionnaire ». En fait, on l’a un peu oublié mais le terrorisme est le problème sécuritaire majeur des années 1970-1980. Il y a alors en Europe quelques groupes d’extrême-droite comme Charles-Martel en France mais surtout des organisations « rouges », Fraction armée rouge, Brigades rouges, Action directe et quelques autres, qui pratiquent attentats à la bombe et assassinats. Ces groupes rouges s’associent aussi régulièrement aux groupes palestiniens comme le FPLP, les FARL, ou Septembre Noir dans leurs actions, mais aussi aux groupes indépendantistes, tous également classés « révolutionnaires », comme l’ETA, l’IRA mais aussi le FLNC ou le FLNKS. Les attentats sont souvent moins meurtriers que les attentats djihadistes du XXIe siècle, mais très nombreux. Il n’y pas un mois, voire une semaine, à cette époque où on n’entend pas parler d’un attentat à la bombe ou d’un assassinat politique ou tentative d’assassinat. Tous ces groupes ont des motivations diverses, mais Delaunay voit la main de Moscou derrière la plupart d’entre eux, de la même façon que l’URSS soutient la plupart des groupes armés du Tiers-Monde luttant contre leurs États, selon le principe qu’il faut simplement soutenir tout ce qui peut faire du mal à l’adversaire.

Il n’évoque qu’avec quelques mots la menace islamiste montante depuis 1979, qu’elle soit salafiste ou chiite. La France est pourtant dans les années 1980 en confrontation non seulement avec la Libye – rappelons que l’attentat du vol UTA 772 en 1989, 170 morts dont 54 Français, est la plus grande attaque terroriste contre la France jusqu’en 2015 - mais aussi contre l’Iran et le Syrie. Les deux alliés nous ont déjà attaqués au Liban via des groupes libanais sous différentes formes – otages, assassinat de l’ambassadeur, attaques contre le contingent à Beyrouth – mais l’Iran va également porter le fer à Paris quelques mois après la publication de La foudre et le cancer, avec 11 attentats de 1985 à 1986 (13 morts, 303 blessés). La première vague de terrorisme jihadiste viendra d’Algérie quelques années plus tard.

Ce qu’il faut retenir à la lecture de La foudre et le cancer, c’est que le terrorisme est finalement presque une normalité dans l’histoire et la période relativement calme - sauf en Corse - de 1997 à 2012, apparait comme une anomalie. Le terrorisme apparaît comme l’expression violente d’idéologies politiques extrémistes. Son effacement est certes le résultat d’une action répressive, dont on constate à la lecture du livre qu’elle a mis beaucoup de temps à s’organiser et continue visiblement à poser problème, mais aussi et peut-être surtout de l’effacement parallèle des idéologies-mères et des sponsors étrangers. La Chine de Deng Xiaoping, au pouvoir à partir de 1982, a d’autres priorités. L’Iran gagne la confrontation contre nous. L’URSS disparaît. On négocie avec les indépendantistes. On peut donc croire ce cancer-là est endormi au milieu des années 1990, ce qui va certainement endormir la vigilance.

L’autre cancer décrit est l’« orchestre rouge », c’est-à-dire toutes les actions clandestines possibles de l’Union soviétique, comme le sabotage qui reste surtout à l’état de préparation en attente du Grand soir et de la grande offensive, mais qui pensait-on pouvait être très destructeur. Notons que dans les années 1980, on parle déjà de lutte informatique comme dans le roman Soft War (1984) de Denis Beneich et Thierry Breton. L’Union soviétique pratique surtout à grande échelle l’espionnage et l’infiltration des réseaux politiques. On pratique aussi à l’époque bien sûr, la contrainte économique (et de souligner dans le livre que les Soviétiques ont « barre sur nous en nous vendant du gaz »), l’instrumentalisation du sport avec les boycotts de part et d’autre des jeux olympiques de 1980 et 1984 ou des matchs qui virent à l’affrontement politique comme le match de hockey entre les Etats-Unis et l’URSS à Lake Placid en 1980 qui a marqué les esprits. Bref, en la matière les années 2020 n’ont pas inventé grand-chose.

Elles n’ont même pas inventé ce qu’on appelle aujourd’hui l’« influence » mais qu’on baptisait « subversion » jusqu’à la fin des années 1980, lorsque là encore on a cru que c’était terminé avec la fin de l’URSS. Paru en 1982, Le montage de Vladimir Volkoff fait un tabac chez les militaires, dont le top management a fait les guerres d’Indochine et d’Algérie - Delaunay y a été grièvement blessé - et y revenu à la fois imprégné par cette idée de subversion et frustré de ne pas pouvoir en parler, après le fiasco de la « guerre psychologique » en Algérie.

Comme beaucoup, le général Delaunay est persuadé qu’il y a dans notre pays, une entreprise délibérée de corrosion des valeurs afin de l’affaiblir. Il n’est pas loin de penser, d’autres ont moins de retenue, que les militaires voient cela mieux que les autres et qu’il est leur devoir de proposer une contre-offensive psychologique. Je crois pour ma part que les sociétés changent vite en fonction des circonstances (à la suite d’un débat en1933, les étudiants d’Oxford votent que jamais ils n’iront « mourir pour le Roi et la Patrie » et en 1939 ils se portent volontaires en masse pour intégrer la RAF) et qu’il est un peu vain, comme en stratégie, de tracer des lignes de fuite trop lointaines sur l’évolution des sociétés car elles seront forcément démenties et parfois brutalement. Je ne suis par certain non plus que les militaires soient plus légitimes et compétents que les autres, ni moins d’ailleurs, pour évaluer et faire évoluer la société. Après tout, les « colonels » ont pris le pouvoir en Grèce en 1967 au nom de la lutte contre la subversion et le retour des valeurs (interdiction de mini-jupe et des cheveux longs) et cela s’est terminé en pantalonnade sept ans plus tard car ils n’avaient aucunes compétences pour gouverner. Mais c’est un autre débat. Les chapitres que le général Delaunay sur le sujet, la majeure partie du livre, sont tout à fait intéressants et intelligents. Je rejoins totalement tout ce qui est dit sur l’expression libre et large nécessaire sur les questions de Défense ou encore sur la gestion économique de cette Défense.

Le défaut d’un historien est souvent de ne rien trouver de nouveau dans les situations du moment puisqu’il y aura toujours dans le passé quelque chose qui y ressemblait. C’est évidemment trompeur car il y a toujours aussi des choses inédites dans les évènements du jour, mais c’est un défaut utile pour l’action. Il est donc lire et relire les écrits d’un passé que l’on croit ressemblant à notre époque, on y trouve toujours de quoi éclairer celle-ci.

La foudre et le cancer- Retour dans le futur des années 1980-1

En parallèle de l’écriture de mon prochain livre (teasing), en fait la synthèse et l’actualisation de mes notes d’analyse militaire sur le conflit entre Israël et le Hamas depuis dix-sept ans, je m’efforce de faire un peu de «rétro-prospective». Cela rend humble et cela permet aussi de retrouver des éléments utiles pour analyser les choses de notre époque. Aujourd’hui on va parler de La foudre et le cancer du général Jean Delaunay, écrit il y a presque 40 ans et publié en1985. Comme il y a beaucoup de choses à dire, on fera ça en deux fois.

Aujourd’hui, la foudre

Ce qu’il faut retenir, c’est d’abord le titre qui décrit bien la distinction entre les deux formes d’affrontement moderne : sous le seuil de la guerre ouverte et au-delà. C’est une distinction ancienne mais qui a été exacerbée par l’existence des armes nucléaires, car entre «puissances dotées» le franchissement du seuil de la guerre amène très vite à frôler celui, totalement catastrophique, de l’emploi des armes nucléaires. Autrement dit, le seuil de la guerre ouverte entre puissances nucléaires est un champ de force qui freine les mouvements à son approche et peut les accélérer après son franchissement, du moins le croit-on car on n’a jamais essayé. Dans cette situation l’affrontement ne peut être que long et peu violent ou bref et terrible.

Dans la première partie de son livre, présenté sous forme de faux dialogues, le général Delaunay expose d’abord sa conception de la foudre. L’ennemi potentiel de l’époque est alors clairement identifié : l’Union soviétique.

Le monde n’est pourtant pas alors aussi bipolaire qu’on semble le croire aujourd’hui. La Chine populaire mène alors son jeu de manière indépendante, après un franchissement de seuil contre l’URSS en 1969-1970 qui a failli virer à la guerre nucléaire. Le Petit livre rouge fait un tabac dans les universités françaises. Jean Yanne réalise Les Chinois à Paris de Jean Yanne (1974). Il y a des guérillas maoïstes partout dans le Tiers-Monde, on ne dit pas encore «Sud-Global», et certains pays comme la Tanzanie s’inspirent de la pensée du Grand timonier. Pour autant, l’étoile rouge palie quand même pas mal à la fin des années 1970 alors que le pays est en proie à des troubles internes, un phénomène récurrent, et vient de subir un échec militaire cinglant contre le Vietnam. Dans les années 1980, on parle beaucoup du Japon, non pas comme menace militaire ou idéologique, mais comme un État en passe de devenir la première puissance économique et technologique mondiale. Le voyage au Japon est alors un passage obligé pour tout décideur en quête de clés du succès, avant que le pays ne fasse pschitt à son tour quelques années plus tard. Et puis il y a les États-Unis qui ont été eux aussi secoués par des troubles internes dans les années 1960-1970 en parallèle de la désastreuse guerre au Vietnam et à qui on prédisait un long déclin mais qui reviennent sur le devant de la scène politique internationale avec Reagan. Comme quoi, décidément, il faut se méfier des projections sur l’avenir des nations. Après tout, on parlait aussi dans les années 1960 d’un «miracle français», on n’en parle plus dans les années 1980.

Tout cela est une digression. La foudre ne peut alors vraiment venir que de l’URSS ainsi d’ailleurs que le cancer le plus dangereux, on y reviendra plus tard. Il faut bien comprendre que l’époque est aussi très tendue et que la guerre est présente dans le monde sous plusieurs formes, au Liban, entre l’Argentine et le Royaume-Uni, entre l’Iran et l’Irak, en Ulster, en Afghanistan, en Angola ou au Mozambique, sur la frontière de la Namibie où s’affrontent notamment Cubains et Sud-Africains, entre la Somalie et l’Éthiopie où survient également une famine terrible, en Syrie, et dans plein d’autres endroits du Tiers-Monde en proie à des contestations internes. C’est l’époque aussi de grandes catastrophes écologiques et industrielles comme à Bhopal, Tchernobyl ou les grandes marées noires.

Foudre rouge

Il y a surtout la menace nucléaire. L’horloge de la fin du monde ou horloge de l’Apocalypse (Doomsday Clock) est mise à jour régulièrement depuis 1947 par les directeurs du Bulletin of the Atomic Scientists de l’université de Chicago. De 1984 à 1987, elle indique trois minutes avant le minuit de l’emploi de l’arme nucléaire, du jamais vu depuis 1953. Plus précisément, depuis la fin des années 1970, on s’inquiète beaucoup du développement par les Soviétiques d’un arsenal nucléaire de grande précision, en clair les missiles SS-20 capables de frapper non plus seulement les larges cités mais aussi désormais de petites cibles comme des silos de missiles ou des bases aériennes.

Le premier scénario que décrit Jean Delaunay et auquel on pense alors beaucoup est donc celui d’une attaque nucléaire désarmante en Europe. Dans ce scénario, les Soviétiques provoquent une grande explosion à impulsion électromagnétique au-dessus de la France puis après une série de frappes nucléaires précises, des raids aériens et des sabotages parviennent à détruire ou paralyser la majeure partie des capacités nucléaires en Europe. Il ne resterait sans doute vraiment de disponibles que les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) qui auraient maintenu la communication.

A ce stade, l’arsenal nucléaire américain en Europe serait largement mis hors de combat. Les Américains ne pourraient utiliser le nucléaire que depuis leur territoire et avec la certitude qu’une riposte soviétique les frapperait aussi sur ce même territoire. On peut donc considérer qu’ils seraient beaucoup plus dissuadés de le faire que s’ils tiraient de République fédérale allemande (RFA) avec riposte en RFA.

Quant aux pays européens dotés, leur force de frappe attaquée dans ses bases militaires et ces centres de communication aura été très affaiblie mais sans que la population soit beaucoup touchée. Ce qui restera de cette force ne sera peut-être plus capable de franchir les défenses soviétiques, et de toute façon il s’agira surtout de missiles tirés de sous-marins trop peu précis pour frapper autre chose que des cités et là, retour à la case départ : si tu attaques mes cités, je détruis les tiennes, d’où là encore une forte incitation à ne pas le faire. Bref, on serait très embêté et très vulnérable à la grande offensive conventionnelle qui suivrait.

Pour faire face à ce scénario, les États-Unis ont proposé en 1979 de déployer des armes nucléaires, non pas «tactiques» — celles-ci ont été largement retirées, car peu utiles et déstabilisatrices — mais de «théâtre» ou encore «forces nucléaires intermédiaires, FNI» tout en proposant à l’URSS un dégagement simultané d’Europe de ce type d’armes. L’URSS tente d’empêcher ce déploiement en instrumentalisant les mouvements pacifistes sur le thème «s’armer c’est provoquer la guerre» ou «plutôt rouges (c’est-à-dire soumis) que morts !». Les manifestations sont impressionnantes de 1981 à 1983 mais les États de l’Alliance atlantique ne cèdent pas. En 1985, cette crise des «Euromissiles» est pratiquement terminée et ce risque d’attaque désarmante se réduit beaucoup. Gorbatchev, à la tête du Comité central depuis le mois de mars, accepte de négocier et l’accord sur les FNI deux ans plus tard marque le début véritable de la guerre froide.

La guerre des étoiles

Un autre sujet dont on parle beaucoup en 1985 est l’initiative de défense stratégique (IDS) lancée par Reagan en mars 1983, popularisée sous le nom de «Guerre des étoiles», en clair la mise en place d’un bouclier infranchissable antimissile utilisant notamment massivement des «satellites tueurs» armés de puissants lasers. Entre bluff et volontarisme américain sur le mode «conquête de la Lune en dix ans», on ne sait pas très bien dans quelle mesure les initiateurs du projet y croyaient vraiment, mais on ne parle que cela à l’époque. Le général Delaunay a tendance à croire cela comme très possible à terme, ce qui ne manquera pas d’avoir des conséquences très fortes sur toutes les stratégies d’emploi du nucléaire. Ce sera d’abord très déstabilisant, car l’URSS se trouvera désarmée devant ce bouclier, d’où peut-être la tentation d’agir avant qu’il ne soit effectif. Ce sera ensuite paralysant pour la France, car on imagine alors que les Soviétiques feront de même et disposeront aussi de leurs boucliers antimissiles antibalistiques. Delaunay en conclut que : «L’arme nucléaire, qui a préservé la paix pendant quarante ans une certaine paix ne pourra bientôt plus être considérée comme la panacée en matière de défense». Il ne voit pas d’avenir aux SNLE au-delà de vingt ans, mais privilégie le développement des missiles de croisière, moins coûteux et considérés comme invulnérables pendant longtemps.

Le général Delaunay exprime en fait de nombreux doutes sur la priorité absolue accordée au nucléaire (alors à peu près un cinquième du budget de Défense) au détriment du reste des forces. Chef d’état-major de l’armée de Terre depuis 1980, Delauany avait démissionné en 1983 afin de protester contre la faiblesse des crédits accordée à son armée. Il privilégie alors l’idée de «dissuasion par la défense», en clair en disposant d’abord d’une armée conventionnelle forte, plutôt que «par la terreur». Cela nous amène au deuxième scénario, auquel on croit alors en fait beaucoup plus qu’au premier, trop aléatoire.

Moisson rouge

La menace de «foudre» qui inquiète le plus à l’époque est «l’attaque éclair aéromécanisée» conventionnelle. L’idée est simple : «rompre l’encerclement agressif des pays de l’OTAN et préserver l’acquis du socialisme» en conquérant un espace tellement vite que les pays occidentaux n’auront pas le temps de décider de l’emploi l’arme nucléaire. Delaunay décrit un scénario où depuis l’Allemagne de l’Est les Soviétiques essaieraient d’atteindre la côte atlantique de Rotterdam à La Rochelle en cinq jours. Cela paraît à la fois très long et très ambitieux. D’autres scénarios de l’époque comme celui du général britannique Hackett (La troisième guerre mondiale, 1979 ; La guerre planétaire, 1983) décrivent une opération sans doute plus réaliste limitée à la conquête fédérale allemande en deux ou quatre jours, je ne sais plus. Je ne sais plus non plus quel alors est le scénario de Tempête rouge de Tom Clancy (1987) mais il doit être assez proche.

On voit cela comme une grande offensive en profondeur essayant de s’emparer de tout ou presque en même temps : sabotages et partisans dans la grande profondeur, parachutistes et héliportages sur les points clés comme les passages sur le Rhin, groupes mobiles opérationnels (GMO) perçant les lignes le long de la frontière de la RDA et armées blindées les suivant sur les grands axes. Dans le même temps et utilisant tous les moyens possibles, en particulier une flotte de près de 300 sous-marins d’attaque, les Soviétiques s’efforceraient d’entraver autant que possible le franchissement de l’Atlantique aux Américains. Une fois l’objectif choisi «mangé», l’Union soviétique arrêterait ses forces, «ferait pouce !», et proposerait de négocier une nouvelle paix.

Delaunay, comme tout le monde à l’époque et moi compris, croit alors en la puissance de l’armée rouge. Les chiffres sont écrasants, mais la qualité reste floue. Il y a alors un autre livre dont on parle beaucoup, c’est La menace — La machine de guerre soviétique d’Andrew Cockbur (1984) qui donne une image peu reluisante de l’armée soviétique. Tout le monde alors l’a lu, dont le général Delaunay qui l’évoque avec scepticisme. Certains parlent même alors de maskirovka, une habile tromperie. Il est vrai qu’il est toujours aussi difficile de mesurer la valeur d’une armée avant un combat que celle d’une équipe de sport avant son premier match depuis des années. On observe à l’époque que les Soviétiques ne sont pas franchement à l’aise en Afghanistan où ils se signalent surtout par leur immense brutalité, justifiée à l’époque par certains en France de nom de la lutte contre l’impérialisme américain et de la libération des Afghans. C’est cependant un conflit très différent de ce qu’on imagine en Europe. On aurait été très surpris, voire incrédules, si on nous avait présenté des images d’un futur très proche, 1994, montrant des troupes russes humiliées et battues à Grozny par quelques milliers de combattants tchétchènes. On aurait aussi tous dû aussi relire La menace avant la guerre en Ukraine.

Revenons à notre guerre éclair. La menace était donc réelle et elle l’est toujours, puisque c’est ce qui après de nombreux exemples de l’histoire soviétique a été fait en Crimée en février 2014 et tenté à grande échelle en février 2022 à l’échelle de l’Ukraine tout entière. La possession de l’arme nucléaire ne suffit pas à dissuader complètement de tenter des opérations éclair. Même si l’Ukraine avait disposé de l’arme nucléaire en 2014, la Crimée aurait quand même été conquise par les Russes. On peut se demander aussi ce qui se serait passé si au lieu de foncer vers l’Ukraine les forces russes réunies en Biélorussie en 2021 s’étaient retournées contre les petits Pays baltes ou la Pologne. En fait, l’offensive éclair (russe, pas de l’OTAN) est le seul scénario de guerre contre la Russie sur lequel on travaille sérieusement, et avec beaucoup d’incertitudes.

L’affrontement entre puissances nucléaires est un affrontement entre deux hommes armés d’un pistolet face à face, avec cette particularité que celui qui se fait tirer aura quand même toujours le temps (sauf frappe désarmante, voir plus haut) de riposter et tuer l’autre avant de mourir. À quel moment va-t-on tirer en premier ? Au stade des insultes ? Des jets de pierre ? Des coups de poing ? etc. ? Personne ne le sait très bien, mais a priori il faut avoir peur pour sa vie. Le meilleur moyen de dénouer cette incertitude terrible est non seulement de disposer d’une arme mais aussi d’être suffisamment fort, musclé, et maîtrisant les arts martiaux pour repousser le moment où se sentira menacé pour sa vie. En clair, avoir une force conventionnelle puissante et là je rejoins les conclusions du général Delaunay en 1985.

Comment être fort dans les années 1980

En fait dans les années 1980, et même avant, tout le monde est à peu près d’accord là-dessus : si on doit franchir le seuil de la guerre, il faut disposer d’une force conventionnelle suffisamment puissante pour au moins pour retarder l’arrivée au seuil du nucléaire.

Un courant représenté en France en 1975 par Guy Brossolet avec son Essai sur la non-bataille ou encore par le général Copel dans Vaincre la guerre (1984) mais aussi par beaucoup d’autres en Europe, privilégie alors la mise en place d’un réseau défensif de «technoguérilla». L’histoire leur donnera plutôt raison en termes d’efficacité mais ce modèle est jugé trop passif et trop peu dissuasif par la majorité, à moins qu’il ne s’agisse de simple conservatisme.

Le général Delaunay, qui a fait toute sa carrière dans l’Arme blindée cavalerie, est logiquement partisan d’un corps de bataille de type Seconde Guerre mondiale, et le modèle du moment — 1ère armée française, Force d’action rapide et Force aérienne tactique — pour aller porter le fer en République fédérale allemande lui convient très bien. Il aimerait simplement qu’il soit plus richement doté afin de «dissuader par la défense» et si cela ne suffit pas de gagner la bataille sans avoir à utiliser la menace de nos gros missiles thermonucléaires. Il est en cela assez proche de la doctrine américaine volontariste et agressive AirLand battle mise en place en 1986 et déclinée ensuite, comme d’habitude, en doctrine OTAN.

Point particulier, s’il est sceptique sur le primat absolu du nucléaire «stratégique» (pléonasme), le général Delaunay aime bien les armes nucléaires qu’il appelle encore «tactiques». Il a bien conscience que les missiles Pluton qui ne frapperaient que la République fédérale à grands coups d’Hiroshima présentent quelques défauts, surtout pour les Allemands. Leurs successeurs qui ne seront jamais mis en service, les missiles Hadès d’une portée de 480 km permettraient de frapper plutôt en Allemagne de l’Est, avec si je me souviens bien, des têtes de 80 kilotonnes d’explosif (4 à 5 fois Hiroshima), ce qui est quand même un peu lourd pour du «tactique». La grande mode du milieu des années 1980, ce sont les armes à neutrons, des armes atomiques à faible puissance explosive mais fort rayonnement radioactif qui permettraient de ravager des colonnes blindées sans détruire le paysage. Cela plait beaucoup à Delaunay comme à Copel et d’autres, mais on n’osera jamais les mettre en service. On commence aussi à beaucoup parler des armes «intelligentes», en fait des munitions conventionnelles précises au mètre près, dans lesquelles on place beaucoup d’espoir, cette fois plutôt justifié. Vous noterez que c’est pratiquement le seul cas parmi toutes les grandes innovations techniques qui sont évoquées depuis le début.

De fait, il y a un effort considérable qui est quand même fait pour moderniser les forces occidentales. Par les Américains d’abord et massivement, avec un effort de Défense de 7,7 % du PIB en 1985, mais par les Européens aussi, y compris les Allemands qui ont alors une belle armée et les Français qui lancent de nombreux grands programmes industriels, du Rafale au char Leclerc en passant par le porte-avions Charles de Gaulle. Le problème est que tout cet appareillage doctrinal et matériel que l’on met en place pour affronter le Pacte de Varsovie, ne servira jamais contre le Pacte de Varsovie qui disparaît seulement six ans après La foudre et le cancer, mais de manière totalement imprévue contre l’Irak.

Le Hic, c’est X

Ce que ne voit pas le général Delaunay, comme pratiquement tout le monde en France, c’est que le modèle de forces français n’est pas transportable hors d’Europe, ou si on le voit, on s’en fout car cela ne sera jamais nécessaire. Personne n’imagine alors en France avoir à mener une guerre à grande échelle et haute intensité contre un État hors d’Europe. En juillet 1990 encore, le général Forray, chef d’état-major de l’armée de Terre du moment, nous expliquait que le modèle d’armée français permettait de faire face à toutes les situations. Trois semaines plus tard, le même général Forray annonçait qu’il fallait faire la guerre à l’Irak qui venait d’envahir le Koweït, mais comme on ne voulait pas y engager nos soldats appelés on ne savait pas comment on allait faire.

Il n’est, étonnamment, quasiment jamais question des opérations extérieures dans La foudre et le cancer, alors que celles-ci sont déjà nombreuses et violentes, au Tchad et au Liban en particulier. On sent que ce n’est pas son truc et qu’il considère cela comme une activité un peu périphérique et à petite échelle pour laquelle quelques régiments professionnels suffisent. Il ne remet jamais en question le principe de la conscription et du service national, bien au contraire, et comme le général Forray, ne voit pas comment cela pourrait poser problème.

Et c’est bien là le hic. Il est très étonnant de voir comment des grands soldats comme Forray ou Delaunay qui avait 17 ans en 1940, a combattu pendant les guerres de décolonisation, a vu arriver les arsenaux thermonucléaires capables de détruire des nations entières en quelques heures, puissent imaginer que la situation stratégique du moment — qui dure à ce moment-là déjà depuis plus de vingt ans — se perpétue encore pendant des dizaines d’années. De fait, il était impossible à quiconque de prévoir les évènements qui sont allés de l’arrivée de Mikhaïl Gorbatchev à la tête du comité central en mars 1985 jusqu’à la décision de Saddam Hussein d’envahir le Koweït en 1990, à peine cinq ans plus tard. Un simple examen rétrospectif sur les deux derniers siècles, montre de toute façon que jamais personne n’a pleinement anticipé les redistributions brutales des règles du jeu international, et donc de l’emploi de la force, qui se sont succédées tous les dix, vingt ou trente ans, ce qui est un indice fort que c’est sans doute impossible.

La seule chose à admettre est que les arbres ne montent pas jusqu’au ciel et que l’on connaîtra forcément une grande rupture au moins une fois dans sa carrière militaire. Le minimum à faire est de se préparer à être surpris et de conserver en tête ce facteur X dans nos analyses. En 1990, les Américains n’ont pas plus que les autres prévus ce qui allait se passer mais ils s’étaient dotés armée puissante supérieurement équipée et entièrement professionnelle, donc projetable partout. Après le blanc-seing du Conseil de sécurité des Nations-Unies, impensable quelques années plus tôt, il leur a suffi de déplacer leur VIIe corps d’armée d’Allemagne, où il ne servait plus à grand-chose, en Arabie saoudite. Pour nous, qui n’avions pas fait le même effort, l’espoir de peser sur les affaires du monde est resté un espoir.

(à suivre)


Gaza : combien de morts -2 ?

Il y a maintenant dix jours, j’ai effectué une évaluation des pertes humaines provoquées par la campagne de frappes de l’armée de l’Air israélienne sur la bande de Gaza depuis le 7 octobre, en faisant abstraction des déclarations faites qui s’appuyaient presque toujours sur les chiffres du ministère de la Santé palestinien, le même organisme qui avait menti de manière éhontée dans le drame de l’hôpital al-Ahli le 17 octobre.

Je me suis appuyé pour cela sur les campagnes aériennes passées de l’armée de l’Air israélienne sur Gaza (2008, 2012, 2014, 2021), au Liban (2006) ainsi celles des Coalitions américaines en particulier lors de la lutte contre l’État islamique (2014-2019) en considérant la similitude des moyens engagés, des règles d’engagement et des formes des zones cibles.

À la date du 2 novembre, j’estimais ainsi que les frappes menées le 7 octobre par l’armée de l’Air ainsi que, très secondairement, par l’artillerie israélienne, pouvaient avoir provoqué au minimum la mort de 2 000 civils, ainsi bien sûr qu’un nombre proche de combattants ennemis, 1 500 au minimum là encore en fonction les estimations des campagnes passées, soit un total d’environ 3 500. J’aurais dû insister sur le fait qu’il s’agissait qu’une évaluation minimale dans une fourchette macabre pouvant sans doute aller jusqu’à 5 000. Dans tous les cas, il s’agissait d’un chiffre nettement inférieur à celui fourni par le ministère de la Santé palestinien, qui était alors de 8 300 sans aucune distinction de civils ou de combattants.

Bien entendu, cette évaluation a suscité la critique et parfois les insultes de ceux qui jugeaient cela comme une entreprise de minimisation voire de négation des destructions provoquées par Tsahal ou inversement de jouer le jeu des ennemis d’Israël après le drame horrible du 7 octobre.

Dix jours plus tard, je suis obligé d’admettre que ces estimations de pertes étaient trop basses. En premier lieu, parce que des témoignages dignes de foi ne cessent de me dire qu’après avoir vu sur place les effets des campagnes aériennes précédentes, les dégâts provoqués par l’actuelle avaient incontestablement franchi un seuil. En second lieu parce que les éléments nouveaux indiquent effectivement non seulement un nombre quotidien de strikes très élevé - ce que j’avais pris en compte et qui n’est jamais un bon signe car cela signifie par contraste un nombre de missions annulées par précaution beaucoup moindres – mais que chacun d’eux était particulièrement « chargé ». Dans un Tweet en date du 12 octobre, qui m’avait échappé, l’armée de l’Air israélienne se targuait d’avoir « dropped about 6 000 bombs against Hamas targets ». Cela signifie d’abord logiquement l’emploi de plusieurs bombes par objectif puisqu’au même moment Tsahal revendiquait dans un autre tweet avoir frappé 2 687 cibles. Un objectif peut contenir plusieurs cibles.

On notera au passage qu’à ce nombre de cibles, on se trouve déjà au-delà de la liste de ciblage initial, celle qui permet de bien préparer les tirs et d’avertir la population, pour basculer sur du ciblage dynamique, sur les cibles de tir de roquettes par exemple, forcément moins précautionneux.

C’est surtout globalement énorme. À titre de comparaison, lors de l’opération Harmattan en Libye l’armée de l’Air française a lancé très exactement 1 018 bombes de mars à octobre 2011, au cours de 2 700 sorties de Rafale et Mirage 2000 D ou N, auxquelles il faut ajouter les effets de 950 sorties de Rafale M et de SEM. On aurait sans doute été bien incapables à l’époque de lancer 6 000 bombes ou missiles. En considérant une moyenne très basse de 100 kg d’explosif par bombes larguées, 6 000 donnerait déjà l’équivalent de 1500 missiles de croisière russes Kalibr ou Kh-101, mais on très probablement au-delà en termes de puissance, car Tsahal utilise beaucoup de munitions de plus de 900 kg de masse (GBU-15, 27, 28 et 31) afin notamment d’atteindre des infrastructures cachées et les souterrains du Hamas. Il faut donc – si le chiffre de l’armée de l’Air israélienne ne relève pas de la vantardise mal placée - imaginer entre 1 500 et 3 000 missiles russes du même type de ceux qui sont tombés sur les villes ukrainiennes depuis 21 mois frapper les 360 km2 bande de Gaza en une semaine. C’est évidemment colossal et sans doute même inédit, même si le chiffre de propagande que l’on voit passer parlant de l’équivalent de deux bombes de type Hiroshima est évidemment farfelu. C’est en tout cas, au-delà de ce qui s’est passé en Syrie où le site AirWars estime le nombre de civils – et non de combattants - tués par les frappes russes entre 4 300 et 6 400 et en Irak-Syrie, où il est question de 8200-13200 civils tués par les 34 500 frappes de la Coalition américaine en six ans. Notons que dans ce dernier cas, la moitié de ces pertes civiles certaines ou probables se situent dans les mois de combats de 2017 à Mossoul et Raqqa où les règles d’engagement avaient été « élargies ». On ajoutera que l’intensité des frappes est telle que les Israéliens utilisent aussi certainement (Business Insider 17 Octobre) des munitions M117 non guidées, comme on peut le voir là encore sur des tweets de Tsahal.

En résumé, en poursuivant les principes utilisés le 2 novembre, où je parlais d’un total de 7 000 strikes en trois semaines avec une bombe, le chiffre total de pertes devrait être dix jours plus tard de 5 000 dont environ 2800 civils. Je crois désormais qu’il est effectivement nettement plus élevé, et se rapprocherait sans doute de celui proclamé par le ministère de la Santé, actuellement 11 000 tout confondus. Barbara Leaf, Sous-secrétaire d'État américain pour les Affaires du Proche-Orient, peu susceptible d’hostilité pour Israël, disait il y a quelque jours que le chiffre pourrait peut-être même supérieur (“We think they’re very high, frankly, and it could be that they’re even higher than are being cited,” The Time of Israel, 9 novembre 2023). Notons que selon I24 News, là encore une chaîne peu encline à la critique anti-israélienne, il était même question le 04 novembre selon « une source sécuritaire anonyme » de 20 000 morts. Cette fameuse source parlait de 13 000 combattants ennemis tués (selon une méthode de calcul assez étrange de 50 et 100 morts par tunnel touché) mais aussi de manière décomplexée de 7 000 morts civils, dont la responsabilité incomberait au Hamas puisque ces civils sont utilisés comme bouclier.

Ajoutons pour être juste que bien évidemment le Hamas et ses alliés mènent aussi une campagne aérienne à base de mortiers, qassam et roquettes plus évoluées, avec le 9 novembre plus de 9 500 projectiles selon Tsahal lancés depuis Gaza, très majoritairement, le Liban et même le Yemen. C’est beaucoup, par comparaison le Hezbollah en avait lancé 4 400 en 33 jours de guerre en 2006 et le Hamas/Jihad islamique 4 500 dans les 51 jours de la guerre de 2014. Je ne sais pas bien, dans toutes les horreurs de cette guerre, combien ces 9 500 projectiles ont tué de civils israéliens, trop c’est certain, beaucoup ce n’est pas sûr. En tout cas, pas des milliers si le dôme de fer n’existait pas comme j’ai pu l’entendre. En 2006, les projectiles du Hezbollah avaient tué 44 personnes ; en 2014, après la mise en place du Dôme de fer, ceux de Gaza en avaient tué 6. Israël et c’est tout à son honneur, protège bien sa population, au contraire du Hamas qui, c’est un euphémisme, n’a guère mis en place de protection civile et se satisfait même largement de la production de martyrs et d’images tragiques relayées immédiatement par Al-Jazeera. Toujours est-il que ces tirs de roquettes, qui se rajoutent au choc de l’attaque-massacre abominable du 7 octobre, paralysent la vie israélienne aux alentours de Gaza, mais ils ne peuvent se comparer en rien en intensité à ce qui se passe à Gaza.

Si on se réfère aux principes du droit des conflits armés, le Hamas les trahit absolument tous, en plus de tous les actes terroristes qu’il a commis depuis trente ans. Rappelons au passage que des crimes de guerre, commis par une force armée d’une organisation peuvent aussi être des actes terroristes à partir du moment où leur but premier est de susciter l’effroi. Pas son ampleur, l’attaque du 7 octobre dernier est même clairement un crime contre l’humanité et, alors que la volonté du Hamas est également de détruire Israël peut également avoir une visée génocidaire. Le Hamas doit être détruit, il n’y a aucun doute là-dessus. Tout cela n’est pas nouveau et Israël aurait pu essayer vraiment de le faire plus tôt, mais c’est une autre question.

Pour autant, ce n’est pas parce que l’on combat des salauds qu’on a le droit de le devenir soi-même. Tout le monde aurait compris que les soldats de Tsahal pénètrent dans Gaza quelques jours après le massacre du 7 octobre pour aller traquer cet ennemi infâme, d’homme à homme, et en prenant des risques la chose aurait paru encore plus légitime et courageuse qu’en frappant à distance et manifestement trop fort. Je regrette beaucoup moi-même qu’après les attentats 2015 en France, le gouvernement ait préféré envoyer ses soldats dans les rues avec la stérile opération Sentinelle plutôt qu’à la gorge de l’ennemi dans une opération Châtiment. C’est pour cela que les soldats ont été inventés, et mon cœur est tout entier avec les fantassins de Tsahal dans les rues de Gaza.

Les engager plus tôt n’aurait pas empêché les dommages collatéraux, ils sont inévitables alors que 95 % des êtres vivants qui vivent dans la zone des combats sont des innocents, mais on aurait pu espérer, à condition d’avoir des soldats solides et disciplinés, bref de vrais soldats, en prenant le temps et un maximum de précaution atteindre le cœur de l’ennemi, lui tuer le maximum de combattants et détruire ses infrastructures sans tuer des milliers et des milliers de civils. Cela n’obérerait rien de la difficulté de la gestion politique de Gaza après les combats, ni même des causes profondes qui ont fait qu’il y ait des dizaines de milliers de Palestiniens qui acceptent de prendre les armes contre Israël avec une forte chance de mourir, et ce n’est pas une simple question d’endoctrinement.

Au lieu de cela, le gouvernement israélien, qui avant sa recomposition, porte une énorme responsabilité sur la baisse de la garde devant le Hamas, a choisi de commencer par un blocus et une campagne de frappes qui par son gigantisme a nécessairement piétiné au moins quatre des cinq principes du droit des conflits armés – humanité, nécessité, proportion, précaution - et finit donc aussi par flirter avec celui de la distinction (ou intention). On peut argumenter comme on veut, absolue nécessité, mensonges du Hamas, l’ennemi est un salaud qui se cache derrière la population ou dans les lieux sensibles, on laisse la population fuir les combats, etc. mais instaurer un blocus total et frapper avec une telle puissance une zone densément peuplée pour un bilan militaire finalement assez maigre - et qu’on ne présente pas la nième liste de cadres du Hamas tués comme un bilan sérieux - est une catastrophe. C’est une catastrophe pour la population gazaouie, mais aussi pour Israël, à court terme par l’indignation que cela continue de provoquer, mais aussi à long terme parce qu’on vient là de recruter dans les familles meurtries des milliers de futurs combattants ennemis. Aucune tragédie n'en efface une autre.

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Stupeur et fureur

Fin 2004, le général commandant le Centre de doctrine de l’armée de Terre française rendait visite à son homologue israélien à Tel-Aviv. Je faisais partie de la délégation en tant qu’officier en charge de l’analyse des conflits dans la région. Les Israéliens nous firent un exposé de la situation qui commençait par « le problème palestinien est résolu » et de poursuivre en expliquant que grâce à l’édification en cours du « Mur intelligent » le nombre d’attentats terroristes avait drastiquement diminué sur le sol israélien, ce qui était considéré comme un résultat suffisant.

Il fallait désormais selon eux éviter de s’enfermer dans des bourbiers inutiles comme au Liban. Quatre ans plus tôt Tsahal s’était donc retiré du Sud-Liban et il en serait bientôt de même de la bande de Gaza, où 80 % du territoire était déjà sous la responsabilité de l’Autorité palestinienne et où on compliquait la vie pour défendre seulement 8 000 colons (sur 20 % du territoire donc). Beaucoup considéraient alors que Gaza n’avait aucun intérêt et qu’en fait, il aurait même été préférable de rendre ce fardeau à l’Égypte en même temps que le Sinaï une fois la paix conclue. Au moins, les Frères musulmans y auraient été vraiment combattus. Seule importait la Judée-Samarie (Cisjordanie) comme bourbier politico-sécuritaro-religieux acceptable. Pour le reste, leur priorité, presque leur obsession, était clairement la menace balistique et nucléaire iranienne.

Les officiers israéliens pensaient alors avoir conçu un modèle de défense unique capable de faire face simultanément aux organisations armées et aux États hostiles. Sans même parler de la dissuasion nucléaire, un grand bouclier au sol avec la grande barrière intelligente et dans le ciel avec les différentes couches contre les différents aéronefs et missiles permettait de contrer les attaques les plus probables, raids des organisations armées et attaques balistiques. Mais dans la tradition israélienne des « représailles disproportionnées » bâtie dans les guerres contre les États voisins et qui consiste faire le plus mal possible à l’agresseur pour le dissuader de recommencer et dans l’immédiat lui détruire les moyens de le faire, il importait aussi de conserver aussi une épée puissante. On conservait toujours des forces terrestres puissantes, d’active ou de réserve, mais cette épée était surtout une épée volante. Grâce à une force aérienne puissante et inversement la faiblesse de la défense antiaérienne de tous les ennemis potentiels, il devenait possible de frapper et sans grand risque de pertes humaines israéliennes.

Résumons : quadrillage et maintien en Cisjordanie, barrière partout contre les intrusions, défense du ciel devenue de plus en plus hermétique et frappes aériennes et en dernier recours raids terrestres sur les ennemis périphériques. On tendait vers l’idéal du « zéro mort » pour soi mais en transférant le risque sur les autres, sur l’ennemi ce qui est normal, mais aussi sur les civils palestiniens. C’est ainsi qu’Israël a tenté d’assurer sa sécurité pour l’éternité autrement qu’en faisant définitivement la paix. Cela a fonctionné un temps.

La première faille du système a été de laisser dans les zones abandonnées un terrain vide ou presque à des organisations armées qui ont pu y prospérer et se développer en proto-État disposant de l’aide quasi ouverte de sponsors étrangers et de ressources endogènes pour faire des armées de plus en plus puissantes. Après s’être implantés à Gaza sans grande opposition, les Frères musulmans ont pu passer à l’action armée à la fin des années 1980, diffusant par ailleurs, avec le Jihad islamique, dans le monde sunnite l’« innovation » chiite de l’attentat-suicide. Puis alors que Gaza passait en grande partie sous le contrôle de l’Autorité palestinienne après les accords d’Oslo puis complètement en 2005, le Hamas a été assez fort contester au Fatah la prééminence de ce contrôle. Lorsque cette contestation a tourné à la guerre civile palestinienne en 2007, il aurait possible d’intervenir militairement pour empêcher la victoire du Hamas. Le désastreux gouvernement d’Ehoud Olmert a jugé préférable de laisser gagner le Hamas et de poursuivre ainsi l’affaiblissement de l’Autorité palestinienne. A charge pour le Hamas de prendre le fardeau de Gaza tout en gelant par son existence même toute perspective de paix véritable. Gaza devenait une « entité hostile », objet nouveau du droit international qui ne reconnaît toujours juridiquement le territoire de Gaza que comme un territoire occupé par Israël et géré par l’Autorité palestinienne. Par un jeu de carotte - la levée partielle du blocus - et de coups d’épée - les campagnes de frappes et les incursions – on pensait gérer la menace et la conserver à distance grâce au bouclier du mur et du dôme de fer à partir de 2012.

Oui, mais il ne fallait pas être grand expert pour constater que, guerre après guerre, « tonte » après « tonte » selon l’horrible formule - 2006, 2008, 2009, 2012, 2014, 2018, 2021, 2022 – que le gazon devenait toujours plus dur. On pouvait aligner les listes de commandants du Hamas éliminés, multiplier les frappes sur les dépôts de roquettes et les sites de tir, tuer quelques centaines de combattants, la quantité et surtout la puissance et la portée des roquettes du Hamas ne cessait d’augmenter à chaque fois tandis que les incursions terrestres dans le territoire de Gaza se faisaient plus difficiles. Lors de l’opération Hiver chaud en février 2008, les fantassins israéliens constatent que les combattants ennemis ne s’enfuient plus à leur avance. Avec Plomb durci moins d’un an plus tard, les combats ressemblent déjà à de vrais combats d’infanterie et en 2014, avec Bordure protectrice ce sont de vrais combats face à une infanterie largement professionnelle. Tsahal perd trois soldats tués par jour dans ces combats, ce qui paraissait alors énorme. Elle en perd actuellement le double. Bref, malgré les cessez-le-feu et l’arrêt des frappes de roquettes, présentés à chaque fois comme des victoires, et toutes les « têtes coupées », le Hamas a continué inexorablement à monter en puissance au croisement de deux soutiens parfois fluctuants : celui de l’axe iranien-chiite et celui de l’axe Frères musulmans (Égypte du gouvernement Morsi, Turquie d’Erdogan et Qatar) et ce jusqu’à trouver la faille dans le système. Cela devait logiquement arriver un jour et les actions récentes du gouvernement israélien ont accéléré cette arrivée. Celle-ci a été horrible.

Avant même d’évoquer le changement éventuel de leurs objectifs politiques très contestables, les autorités israéliennes doivent donc dans l’immédiat changer leur modèle stratégique et se préparer à une nouvelle longue période de guerre.  

L’objectif immédiat n’est plus de punir le Hamas afin de le dissuader cumulativement, ce qui visiblement n’a pas fonctionné, mais de l’éradiquer. Soyons clairs, c’est impossible à court terme. Quand on prend toutes les organisations armées un peu importantes et avec un minimum de soutien populaire de la côte méditerranéenne jusqu’à l’Afghanistan en passant par l’Irak ou la Syrie, combien ont elles été détruites depuis le début du XXIe siècle ? De fait, aucune ! Il est possible en revanche de parfois réussir à les étouffer. Mais dans ce cas, il ne faut pas se contenter de faire de l’élimination à distance, ce qui reste finalement superficiel et a paradoxalement à plutôt tendance à stimuler l’organisation cible qu’à réduire sa force. Face à une organisation armée, pour éliminer efficace, il faut éliminer beaucoup, sinon on stimule l'organisation plutôt qu'on ne l'écrase. Il faut tuer également le plus proprement et le plus éthiquement possible sinon tout en éliminant on recrute également par ressentiment. La seule solution militaire réaliste est de l’étouffer jusqu’à ce qu’elle retourne à une clandestinité difficile d’où il lui sera compliqué d’organiser à nouveau des attaques, terroristes ou non, importantes et complexes.

Or, pour l’étouffer, il faut occuper son terrain. L’opération Paix en Galilée en 1982 a bien réussi à écraser l’armée de l’OLP au Sud-Liban et même à chasser l’organisation du pays. De fait, malgré les dégâts occasionnés, l’opération Remparts en 2002 a bien réussi à casser les organisations palestiniennes des villes de Cisjordanie. A plus grande échelle, le Surge américano-irakien a également réussi à étouffer l’État islamique en Irak en 2007-2008 en occupant le terrain avec de la masse. Cela a été plus difficile, en grande partie d’ailleurs parce que les forces irakiennes ou syriennes étaient seules pour conquérir et occuper le terrain, mais le nouvel État islamique ne représente plus le même danger depuis qu’il ne constitue plus un califat. Élément important dans les circonstances actuelles, on a récupéré bien plus d’otages dans la conquête du terrain qu’en le bombardant.

Si la méthode est efficace pourquoi n’est-elle pas utilisée plus souvent ? D’abord, parce qu’elle exige de faire prendre des risques à ses soldats et donc d’en perdre. Dans une ambiance de « zéro mort », il est donc beaucoup plus simple de bombarder à distance et donc de reporter le risque sur les autres, les ennemis, ce qui est normal et souhaitable, mais aussi les civils autour de ces ennemis. Le « zéro mort » c’est pour ses soldats, pas pour les civils que l’on bombarde. Ensuite, parce qu’il faut y consacrer des ressources afin d’avoir toujours des unités de combat en nombre et qualité tactique supérieurs à l’adversaire. Or, on l’a vu, la qualité tactique des unités de certaines organisations a beaucoup augmenté alors que les siennes propres ont tendance à stagner. Il faudrait donc investir massivement dans des choses pas sexy comme les sections d’infanterie afin qu’elles soient capables, avec leurs équipements modernes et leurs compétences, de vaincre n’importe qui en combat rapproché en particulier dans un milieu urbain, en limitant aussi leurs propres pertes et les dommages collatéraux. Là encore, pour plusieurs raisons qu’on ne développera pas, on préfère dans la grande majorité des armées modernes investir dans autre chose. Tsahal n’échappe à la règle qui consiste à s’apercevoir que l’on a négligé ses combattants rapprochés juste au moment où on doit les engager. Enfin, même si on parvient à étouffer l’ennemi, encore faut-il maintenir l’étouffement sur la durée tout en évitant de s’enliser. Le souvenir du bourbier libanais, où plus de 900 soldats israéliens ont été tués et des milliers d’autres blessés en dix-huit ans, a beaucoup joué dans les refus successifs du gouvernement Netanyahu de pousser jusqu’à la reconquête complète de Gaza. Désormais, il n’y a pas d’autre solution.

Comme personne n’a jamais, sinon anticipé mais du moins pris en compte, que la stratégie parfaite mise en œuvre depuis presque vingt ans puisse être prise en défaut un jour, tout se fait désormais dans l’urgence et l’improvisation. Quand on ne sait pas quoi faire, on fait ce qu’on sait faire. La première réaction israélienne a donc été d’instaurer un blocus total et de lancer la plus terrible campagne aérienne de leur histoire. Cela avait peu de chance de faire vraiment mal à un adversaire qui s’était préparé à cette situation depuis des mois voire des années, mais il fallait faire quelque chose et montrer que l’on faisait quelque chose même si c’était surtout la population palestinienne qui en pâtirait le plus. Cela a peut-être satisfait un pur désir de vengeance, mais il était difficile de faire plus contre-productif en recrutant de nombreux volontaires à combattre Israël, en attisant encore le ressentiment d’un côté et le désespoir des soutiens d’Israël.

On commence seulement depuis une semaine l’opération de conquête, plus légitime que la première phase, car les soldats israéliens y prennent des risques, plus efficace contre l’ennemi et pour l’instant plus éthique. Pour autant le mal est déjà fait, qui obérera non pas cette conquête, que se fera dans les semaines qui viennent, mais la phase suivante de « stabilisation » dont pas le moindre mot n’a pour l’instant été évoqué, sans doute parce que personne n’en d’idée claire en la matière. La longue guerre a commencé par un choc et se poursuit en tâtonnant.

Gaza : combien de morts ?

Palestinian News and Information Agency (Wafa)
Modifié le 04-11-2023

Un peu de statistiques macabres aujourd’hui. Le ministère de la santé palestinien de Gaza, contrôlé par le Hamas, annonçait 471 morts et presque autant de blessés lors de la frappe accidentelle sur l’hôpital al-Ahli le 17 octobre dernier. Le simple examen de la photo du lieu de l’explosion et la comparaison avec celles d’explosions ayant fait autant de victimes, à Bagdad ou à Mogadiscio par exemple, montrait pourtant que ce chiffre n’était absolument pas crédible. Pour faire autant de victimes, il aurait fallu au moins un projectile aérien d’une tonne tombant au milieu d’une foule dense ou comme c’était le cas dans les exemples cités et bien d’autres, avec des camions bourrés de plusieurs tonnes d’explosif. Un tel mensonge induit forcément le déclassement de cette source du niveau C-D (assez -pas toujours fiable) au regard des conflits passés à E (peu sûre) pour celui-ci. Aussi quand ce même ministère de la santé annonce 8 300 Palestiniens, dont 3 400 enfants, tués par les Israéliens convient-il d’être extrêmement méfiant et le fait que ce ministère contrôlé par le Hamas soit cité par l’UNICEF sans aucune vérification n’en fait pas un « diseur de vérité ».

L’immense majorité des pertes civiles palestiniennes est le fait de la campagne de frappes aériennes lancée par les Israéliens depuis le 7 octobre, le reste venant de l’artillerie, ou plus marginalement des frappes de drones ou d’hélicoptères, voire désormais des forces terrestres. Or, il se trouve malheureusement qu’à la suite des nombreuses campagnes aériennes passées, et notamment au-dessus de Gaza, il est possible de faire des estimations des dégâts de celle qui est en cours.

On précise qu’on ne prend ici en compte que les campagnes n’utilisant que des munitions guidées et sans intention de toucher délibérément la population, ce qui restreint de fait l’analyse aux campagnes occidentales et israéliennes depuis 1999. Rappelons qu’une frappe, ou strike, est une attaque contre une cible précise et qu’elle peut impliquer l’emploi de plusieurs projectiles.

Reprenons juste ici les quatre dernières grandes campagnes sur Gaza, en tenant compte des différentes sources (l’ONG israélienne B’Tselem, AirWars, ONU, Centre palestinien pour les droits de l'homme et même le ministère de la santé palestinien).

2008 : 2 500 strikes. Entre 895 et 1417 morts de civils palestiniens.

2012 : 1 500 strikes - 68 à 105 morts. L'Office (UN) for the Coordination of the Humanitarian Affairs (OCHA) parle seul de 1400 civils. 

2014 : 5 000 - 1 300 à 1 700 morts.

2021 : 1 500 strikes - 151-191 morts.

Dans les guerres de 2012 et 2021, où Israël n’emploie que la force aérienne, il faut donc environ 10 strikes pour tuer un civil. Ces deux guerres sont par ailleurs courtes, une dizaine de jours, ce qui signifie que les frappes s’effectuent surtout sur des cibles bien identifiées avec un plan de tir bien préparé (certitude sur l’identité de la cible, autorisation de tir, avertissement à la population). Avec le temps, lorsque le plan de ciblage est épuisé, les strikes s’effectuent de plus en plus sur des cibles d’opportunité, ce qui laisse moins de temps à la préparation et plus de place aux erreurs. Au passage, les résultats sur l’ennemi sont également moins efficaces surtout si les Israéliens n’ont pas eu l’initiative des opérations et le bénéfice de la surprise. Avec le temps, la proportion de frappes pouvant tuer des civils peut diminuer jusqu’à 5, voire moins, comme dans les derniers temps de la bataille de Mossoul où les troupes irakiennes n’avançaient plus que derrière un tapis de bombes.

Les deux autres guerres - 2008 et 2014 - ont été plus longues, moins « efficaces » dans les frappes aériennes, et les Israéliens y ont fait également beaucoup appel à l’artillerie, notamment pour appuyer les opérations terrestres. On dispose de moins de données pour déterminer les pertes civiles provoquées par l’artillerie. Si on prend l’exemple du siège de Sarajevo, plus de 300 000 obus ont tué au moins 3 000 civils en quatre ans et les snipers au moins 2 000 autres. On a donc un ratio de 100 obus (par ailleurs tirés avec grande précision à cette époque) pour tuer un habitant. De septembre 2005 à mai 2007, Tsahal a également, selon Human Right Watch, tiré 14 900 obus sur Gaza qui ont fait 59 morts, presque tous civils, soit environ 250 pour un. 

J’ignore combien de dizaines de milliers d’obus israéliens ont été lancés durant les différentes campagnes, mais ils ont certainement contribué à tuer des centaines de civils en plus des frappes aériennes.

Qu’en est-il donc de la guerre actuelle ? Dans les campagnes précédentes, les Israéliens ont difficilement pu tenir une cadence de plus de 150 frappes aériennes par jour. En considérant le caractère exceptionnel de la période, on peut, par une grande libéralité, aller jusqu’à 300 par jour, soit désormais un total de plus de 7 000 strikes. En appliquant les pires barèmes (5 pour 1), cela donne 1 400 morts de civils. Tsahal ayant annoncé avoir touché 12 000 cibles, ce qui est impossible uniquement par des frappes aériennes, on peut donc considérer que la grande majorité des autres ont été traitées par l'artillerie et une petite minorité par hélicoptères ou drones. On ajoutera que ces frappes supplémentaires ont presqu'entièrement été effectuées dans la zone nord de la bande de Gaza, en partie évacuée. Elles ont probablement fait plusieurs centaines de morts, soit un total d'environ 2 000 civils et environ 1 500 combattants si on respecte les ratios des opérations précédentes. 

En résumé, sauf à imaginer qu’Israël se moque de l'idée de proportionnalité des frappes, comme les Irakiens en demande et les Etats-Unis en acceptation dans la deuxième phase de la bataille de Mossoul (5 805 morts civils en six mois de 2017 selon Amnesty International) ou qu'il vise délibérément des civils, on ne voit pas comment on pourrait arriver à ce chiffre de 8 300 il y a quelques jours (plus de 9 000 aujourd'hui). Si par ailleurs Israël avait décidé, à la manière du Hamas, d'attaquer directement la population, avec 7 000 frappes aériennes le chiffre serait sans doute beaucoup plus important que 8 300. 

Pour autant, même si chiffre de 2 000 morts civils minore largement celui du ministère de la santé contrôlé par le Hamas - et il faudra peut-être que les institutions et les médias prennent en compte que cet organisme ment tout en instrumentalisant la souffrance – c'est 2 000 de trop. Ce chiffre en soi est déjà énorme. Il est bien au delà de la campagne de frappes en Serbie en 1999, de celle des Américains en Afghanistan fin 2001 ou bien encore de celle d'Israël au Liban en 2006. La coalition anti-Daesh ne reconnaît par ailleurs que 1 437 morts civils pour 33 000 frappes en six ans en Irak-Syrie avec il est vrai des chiffres d'AirWars nettement plus élevés (8 000 à 13 000 confirmés ou probables, en majorité en 2017).

Pour ma part, je pense que ces grandes campagnes de frappes et l'emploi massif de la puissance de feu sont surtout un moyen d'éviter les pertes de ses soldats, mais en reportant le risque sur les civils. C'est comme bombarder pendant des semaines un immeuble où seraient réfugiés des terroristes pour éviter de prendre le risque de s'y engager. Dans un cas comme cela, même si ces terroristes ont commis des atrocités et même si vous savez que les habitants ne vous aiment pas, vous envoyez le GIGN pour éliminer les malfaisants. Gaza est comme cet immeuble. Pour éliminer autant que possible le Hamas, tout en respectant mieux le droit international, de faire moins souffrir la population et donc de recruter pour l'ennemi ou de soulever l'indignation internationale, il faut privilégier à tout prix l'emploi des forces de combat rapproché - l'infanterie en premier lieu - plutôt que la puissance de feu massive à distance qui, au passage n'a pour l'instant au mieux détruit que 10 à 20 % du potentiel ennemi.  

Pour savoir comment il faudrait faire, il suffit de se demander ce que ferait Tsahal si la population de Gaza n'était pas palestinienne mais israélienne et contrôlée par une organisation étrangère de 20 000 terroristes. Il faut quand même rappeler qu’en droit international, toute population est sous la responsabilité d’un État. La population de Gaza, juridiquement toujours un territoire occupé, est donc également toujours sous la responsabilité d’Israël via l’administration de l’Autorité palestinienne (qui n’est pas un État). Le minimum minimorum aurait voulu qu’Israël aide cette dernière à conserver le contrôle de Gaza en 2007 face au Hamas. Cela n’a pas été le cas, car l’occasion était trop belle d’empoisonner la cause palestinienne, mais c'est un autre sujet.

Prodromes d'acier

Modifié le 29-10-2023
Quelques considérations sommaires sur une opération terrestre.

Modelage de la force

On parle beaucoup de la mobilisation des réservistes, inédite depuis 1973, mais ce ne sont pas eux, à l’exception des renforts individuels des brigades d’active, qui porteront l’assaut sur Gaza. Les brigades de réserve servent surtout à tenir les autres fronts, tout en contribuant à dissuader d’autres adversaires potentiels. Certaines brigades interviendront sans doute à Gaza, peut-être en 2e échelon des brigades d’active afin de tenir le terrain conquis ou lorsqu’il s’agira de contrôler la zone, une fois la conquête terminée.

L’attaque sera donc portée à Gaza, comme en 2006, 2008, 2009 et 2014, par les brigades d’active, qui, faut-il le rappeler, ne sont pas professionnelles en Israël. Elles sont armées par des hommes (pas de femmes dans les unités de combat) qui effectuent 32 mois de service et plus pour certains cadres et spécialistes. C’est suffisant pour apprendre un métier, mais insuffisant pour acquérir de l’expérience. La moyenne d’âge d’un bataillon d’infanterie israélien doit être aux alentours de 21 ans, celle d’un régiment d’infanterie en France est à peut-être 30 ans, sinon plus. Cela fait une énorme différence. Un officier israélien me disait : « Ce que l’on vous envie, ce sont vos vieux caporaux-chefs et sergents. Ils ne vont pas forcément défourailler tous azimuts s’ils prennent des cailloux sur la tronche, alors que chez nous cela arrive ». C’est une des raisons pour laquelle les Israéliens préfèrent souvent utiliser les réservistes, plus pondérés, dans les missions de contrôle en Cisjordanie. Cela a pour inconvénient de « désentrainer » les unités de réserve, par ailleurs moins bien équipées que l’active, des missions de combat à grande échelle et haute-intensité (GE-HI) mais permet en revanche aux brigades d’active de s’y consacrer. Cela est par ailleurs nécessaire car cette armée de très jeunes a de l’énergie mais pas de mémoire. Les derniers combats GE-HI datent de 2014, à Gaza justement, et il n’y a plus aucun soldat et cadres subalternes qui y a participé, au contraire de nombreux combattants du Hamas. D’où la nécessité de s’entraîner et se réentraîner y compris dans les jours qui précèdent une opération offensive.

Tsahal peut compter sur 4 brigades blindées (BB) en comptant la 460e brigade « école » et 5 brigades d’infanterie blindée (BI). Ce sont plutôt des brigades de petites dimensions (guère plus de 2000 hommes) et monochromes avec seulement des bataillons (3 parfois 4) d’infanterie ou de chars de bataille. A la mobilisation, ces brigades sont complétées de quelques réservistes (compter 2 jours), puis déplacées sur la zone d’action, ce qui compte tenu du poids moyen énorme des véhicules de combat israéliens impose l’emploi de rares porte-chars et donc là aussi quelques délais même si le pays est petit.

Une fois réunies dans la zone d’action, les brigades se reconfigurent en sous-groupements tactiques interarmes, en jargon militaire français. En clair, elles forment des groupements tactiques (GT) de la taille d’une compagnie avec 100 à 200 hommes sur environ une vingtaine de véhicules blindés, avec un savant dosage de génie pour l’ouverture d’itinéraire et le déminage, de chars de bataille Merkava IV pour le tir au canon et d’infanterie blindée, autant que possible sur véhicules lourds Namer et Achzarit, ou sinon sur les plus vulnérables M113. En fonction des missions, ces GT peuvent recevoir le renfort d’équipes de guidage de tirs (artillerie, hélicoptères, drones et chasseurs-bombardiers), d’équipes de génie spécial Yahalom et du bataillon cynophile Oketz, notamment pour le combat souterrain. Ils peuvent recevoir aussi le renfort de sections de la 89e brigade commando qui réunit les bataillons Duvdevan (popularisé par la série Fauda), Maglan et Egoz, qui peuvent agir aussi en autonome, comme les unités « stratégiques » Matkal (Terre), 13 (Marine), 669 et Shaldag (Air), avec cette difficulté de la pénétration isolée dans l’espace urbain hostile de Gaza.

En résumé, Tsahal a réuni un échelon d’assaut environ 80-100 groupements tactiques de compositions diverses. Notons qu’alors que l’on décrit le rapport de forces Israel-Hamas de manière globale, avec notamment plus de 600 000 hommes et femmes côté Tsahal, cela ne fait au maximum que 20 000 soldats en premier échelon à l’assaut, soit à peu près autant que le nombre de combattants ennemis en face, une situation en fait habituelle dans le combat moderne. Le 3 hommes contre 1 décrit comme absolument nécessaire pour attaquer à un niveau tactique, disons jusqu'au niveau de la brigade, est un mythe. Ce qui est important n’est pas le nombre de soldats mais la masse et la précision de la puissance de feu en tir direct disponible ainsi que le niveau de compétence pour l'utiliser intelligemment. Plus le niveau tactique des unités de contact est élevé et plus le rapport de pertes est favorable et moins les civils sont touchés, ne serait-ce que parce que l'on ressent moins le besoin de compenser par l'appel à des appuis extérieurs destructeurs. Les pertes civiles ont commencé à monter en flèche lors de la bataille de Mossoul (2016-2017) lorsque l'excellente Division dorée irakienne, usée par les combats, a été remplacée par des unités de moindre niveau tactique et qui ont fait massivement appel aux frappes aériennes et à l'artillerie.  

Bien entendu, cet échelon d’assaut est appuyé par un puissant échelon d’artillerie, avec pour les seules trois brigades d’active deux fois plus de pièces que l’armée française avec une mention spéciale pour les mortiers, les plus utiles en combat urbain. Il y a également un échelon d’appui volant drones et d’hélicoptères, qui avec la portée de leurs armes n’ont même pas besoin de survoler Gaza pour prendre tout le territoire sous leur feu. Cet échelon aérien à surtout pour fonction d’interdire les toits, les hauteurs des bâtiments les plus élevés et parfois les grands axes à coups de missiles. Outre les missions autonomes sur des cibles d’opportunité dans la profondeur, obusiers et frappes aériennes servent à encager les zones 100 à 200 mètres au moins devant les troupes d’assaut. C’est une arme puissante mais à manier avec précaution, une seule erreur de frappe pouvant provoquer une catastrophe sur un groupement tactique en tir  fratricide mais aussi bien sûr sur la population.

Bien entendu également, en arrière des brigades d’assaut et d’artillerie, on trouve les « montagnes de fer » de la logistique avec tout ce qu’il faut pour alimenter la bataille pendant des semaines, avec cette difficulté de l’acheminement ou du repli, des blessés en particulier, en zone très hostile. Petit aparté : l’armée israélienne s’était organisée en bases de soutien zonales en 2006, ce qui c’était avéré catastrophique dans la guerre contre le Hezbollah, plus personne ne sachant qui soutenait qui dès lors que l’opération avait pris une certaine ampleur. Ils se sont réorganisés depuis de manière plus classique, c’est-à-dire organiquement, et plus intelligente.  

Phalanges et essaims

Un petit mot de la défense. On parle donc de 30 000 combattants pour le Hamas et les groupes alliés. On peut logiquement estimer à 20-25 000 le nombre de réels fantassins dans le lot, dont au moins 7 000 professionnels (beaucoup ont été perdus dans l’attaque du 7 octobre) et environ 15 000 « réservistes » miliciens. Ils sont plutôt bien équipés sur le modèle classique léger AK-RPG (7 et 29), avec un nombre inconnu de pièces collectives modernes : fusils de snipers lourds à grande portée, postes de tir de missiles et, surtout, mitrailleuses lourdes et canons-mitrailleurs de 23 mm.

Avec 25 000 fantassins pour défendre une frontière de 65 km, on a une densité de 300 à 400 hommes par km2 de frontière, ce qui est assez peu. La défense est donc zonale. Le secteur est découpé en six secteurs de brigade et eux-mêmes en quartiers de défense. Normalement un quartier de défense bien organisé est découpé en quatre espaces : les zones piégées et vides, les grands axes bourrés d’obstacles et de mines et dans l’axe de tirs d’armes à longue portée et de mortiers de 60 mm, des espaces de tir individuel dans les hauteurs –tireurs RPG pour tirer sur les toits des véhicules en haut, snipers un peu plus bas pour des tirs plus rasants et enfin des espaces de manœuvre. Ces espaces de manœuvre sont occupés par des sections de 10 à 30 hommes qui vont s’efforcer d’harceler autant qu’ils peuvent les Israéliens avant leur abordage des zones urbanisées avec des tirs lointains s’ils en ont les moyens, puis à l’intérieur des blocs en trois dimensions avec des caches, des passages à travers les murs ou les tunnels. On peut même des combattants-kamikazes isolés et cachés qui attendront, peut-être pendant des jours, de pouvoir attaquer des soldats israéliens. Tout cela, c’est un peu l’organisation optimale, à la manière de ce que faisaient les rebelles à Falloujah en Irak ou novembre 2003 (moins bien équipés que le Hamas) ou le Hezbollah à Bint Jbeil en juillet 2006, sans parler des combats de l’État islamique dans les villes d’Irak et de Syrie.

Point particulier : avoir quelques centaines de combattants par km2 dans des espaces d’une densité de plusieurs milliers d’habitants (9000 à Gaza-Ville) implique que, même si une grande partie des habitants ont fui, la plupart des gens que les soldats israéliens vont rencontrer dans leur espace de combat seront des civils totalement innocents ou sympathisants du Hamas ou encore des combattants masqués. C’est après les murs, le deuxième bouclier des combattants du Hamas, peut-être encore plus contraignant pour les Israéliens que le premier. À cet égard, si les choses sont bien faites, Tsahal devrait avoir prévu dans ses plans la manière dont elle va gérer, en fait aider, immédiatement cette population dans les zones conquises.

Le combat qui s’annonce sera donc, comme dans les expériences précédentes à Gaza et à plus grande échelle, ou dans les combats similaires à Nadjaf et Falloujah en Irak en 2004, un combat de phalanges contre des essaims. Seule l’expérience du siège de Sadr-City à Bagdad en 2008 pourrait constituer un autre modèle, à condition pour les Israéliens de vouloir in fine négocier et accepter la survie du Hamas, ce qui semble peu probable.

Pour l’instant Tsahal utilise ses groupements tactiques pour mener des raids aux abords. Le but est d’abord de tester l’ennemi, évaluer ses défenses et provoquer des tirs afin de détruire leurs auteurs, notamment les équipes de tir de missiles antichars. Secondairement, on prépare des itinéraires pour des engagements ultérieurs et on continue à poursuivre l’entraînement des troupes. On peut continuer ainsi un certain temps. Si les Israéliens ne font que cela, on sera effectivement sur le mode Sadr City ou même celui de la « tonte de gazon » des guerres précédentes contre le Hamas. Il n’est évidemment pas possible de casser le Hamas de cette façon, ce qui est le but stratégique affiché. Deuxième difficulté, Israël ne peut être en situation de mobilisation totale très longtemps car le pays est paralysé pendant ce temps. Le créneau GE-HI maximum est dont d’environ deux mois. Après il faudra passer à moyenne ou faible ampleur et faible intensité, au moins au sol, pour pouvoir durer à la manière de la guerre d’usure contre l’Égypte en 1969-1970, en espérant que cela ne débouche pas sur une extension du conflit (la guerre d’usure s’est terminée par une petite guerre entre Israël et l’URSS).

À un moment donné, peut-être après avoir eu la certitude qu’il n’y aura pas d’extension du conflit et peut-être épuisé toutes les possibilités de libération rapides d’otages, il faudra sans aucun doute lancer les 80 phalanges à l’assaut. Dans les guerres 1956 et 1967, les conquêtes de Gaza n’avaient pris qu’une journée face aux forces égyptiennes et à la division palestinienne. Cette fois, il faudra des jours et des semaines, mais sauf énorme surprise comme en juillet-août 2006 face au Hezbollah, les phalanges atteindront la mer. Ce sera néanmoins coûteux. Les combats similaires en 2014, limités à 3 kilomètres de la bordure et à une durée de trois semaines, avaient fait 66 morts parmi les soldats de Tsahal. Le « devis du sang » qui a dû être présenté par l’état-major à l’exécutif politique pour cette nouvelle opération doit être beaucoup plus élevé.

Pause !

Chers amis lecteurs,

pour la première fois depuis plus de onze ans maintenant et 809 articles que La voie de l'épée existe, je suis contraint de faire une pause. Trop de travail et trop de soucis par ailleurs pour des idées qui s'épuisent un peu. Je serai donc beaucoup plus rare sur ces pages en attendant de revenir plus fort.

Bien à vous tous.

Hercule empoisonné - 5. Le Sahel peut attendre (2009-2022)

Le Sahel occidental a longtemps été une zone de faible présence française du fait de la proximité hostile de l’Algérie, mais surtout d’un rejet plus fort qu’ailleurs de l’ancien colonisateur. La France n’y est intervenue militairement qu’en 1978-1979 en Mauritanie.

Les choses évoluent avec l’implantation au nord du Mali au début des années 2000 des Algériens du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), qui devient Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) en 2007 et organise des attaques contre les pays voisins et les intérêts français dans la région, en particulier par des prises d’otages.

La réponse française est d’abord discrète, misant sur l’action clandestine de la DGSE et du Commandement des opérations spéciales (COS) qui installe la force Sabre près de Ouagadougou en 2009. Cet engagement s’inscrit dans un « plan Sahel » où il s’agit d’aider les armées locales à lutter contre les groupes djihadistes et à intervenir pour tenter de libérer les otages. Le plan Sahel a peu d’impact, sauf en Mauritanie où le président Aziz, restructure efficacement son armée et développe une stratégie intelligente de lutte contre les djihadistes. Le Mali néglige la proposition française, alors que le nord du pays est devenu une zone franche pour toutes les rébellions.

La situation prend une nouvelle tournure fin 2011 avec la montée en puissance au Mali du mouvement touareg, avec la formation du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) renforcé par le retour de combattants de Libye, mais aussi la formation de nouveaux groupes djihadistes comme Ansar Dine d’Iyad Ag Ghali, et le Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO, futur Al-Mourabitoun). Début 2012, toutes ces organisations s’emparent du nord du Mali avant de se déchirer entre MNLA et djihadistes.

Prétextant l’inaction du gouvernement, un groupe de militaires maliens organise un coup d’État en mars 2012. Commence alors une longue négociation pour rétablir des institutions légitimes au Mali et leur autorité sur l’ensemble du pays. La France saisit l’occasion pour se placer dans la région en soutenant l’idée d’une force interafricaine de 3 300 hommes et d’une mission européenne de formation militaire (European Union Training Mission, EUTM) destinée à reconstituer l’armée malienne. La France annonce qu’elle appuiera toutes ces initiatives, mais sans engagement militaire direct («La France, pour des raisons évidentes, ne peut être en première ligne» Laurent Fabius, 12 juillet 2012).

L’attaque djihadiste de janvier 2013 prend tout le monde de court. On redécouvre alors que la France est toujours la seule « force de réaction rapide » de la région. À la demande du gouvernement malien, le président Hollande décide d’engager des bataillons au combat, une première en Afrique depuis 1979. Avec une mission claire et l’acceptation politique du risque, l’opération Serval est alors logiquement un succès. En deux mois, et pour la perte de six soldats français, nous éliminons 400 combattants, libérons toutes les villes du nord et détruisons les bases. Les trois organisations djihadistes sont neutralisées jusqu’en 2015. Dans la foulée, des élections présidentielles et législatives sont organisées, tandis qu’EUTM et la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA), qui remplace et absorbe la force interafricaine, sont mises en place.

On aurait pu alors retirer nos forces et revenir à la situation antérieure. On décide de rester militairement au Mali, au cœur de nombreux problèmes non résolus, dans un pays parmi les plus sensibles à son indépendance et avec déjà l’accusation de partialité vis-à-vis des Touaregs.

La nouvelle mission des forces françaises est de «contenir l’activité des “groupes armés terroristes (GAT) à un niveau de menace faible jusqu’à ce que les forces armées locales puissent assurer elles-mêmes cette mission dans le cadre d’une autorité restaurée des États».  

L’équation militaire française consiste donc en une course de vitesse entre l’érosion prévisible du soutien des opinions publiques française et régionales à l’engagement français et l’augmentation rapide des capacités des forces de sécurité locales. Pour contenir un ennemi désormais clandestin, il n’y a que deux méthodes possibles : la recherche et la destruction des bandes ennemies par des raids et des frappes ou l’accompagnement des troupes locales au combat pour les aider à contrôler le terrain.

On choisit la première méthode qui paraît moins risquée et plus adaptée à nos moyens matériels et nos faibles effectifs. Nous cherchons donc à éliminer le plus possible de combattants ennemis. Cette approche ne fonctionne cependant que si on élimine suffisamment de combattants pour écraser l’organisation ennemie et l’empêcher de capitaliser sur son expérience. En dessous d’un certain seuil en revanche, l’ennemi tend au contraire à progresser. Jusqu’en 2020, nos pertes sont faibles (un mort tous les quatre mois, souvent par accident) mais nous n’exerçons pas assez de pression, car nos forces, qui mènent alors simultanément quatre opérations majeures (Sangaris en Centrafrique jusqu’en 2016, Chammal en Irak-Syrie et Sentinelle en France en plus de Barkhane) sont insuffisantes pour cela.

Le problème majeur de l’équation militaire reste cependant que l’absence de « relève » locale. Malgré des moyens considérables, la MINUSMA est incapable de faire autre chose que se défendre et n’a donc aucun impact sur la situation sécuritaire. Les Forces armées maliennes (FAMa) évoluent peu depuis 2014 malgré la mission EUTM car personne ne touche vraiment à la faiblesse structurelle, pour ne pas dire la corruption, de leur infrastructure administrative. Il ne sert à rien de former des soldats, s’ils ne sont pas payés et équipés correctement. La Force commune du G5-Sahel créée en 2017 et qui s’efforce de coordonner l’action des armées locales autour des frontières, mène par ailleurs très peu d’opérations.

Dans ces conditions, et compte tenu par ailleurs de l’incapacité des États, à l’exception de la Mauritanie, à assurer leur mission d’administration, de sécurité et de justice, malgré toutes les promesses de l’aide civile internationale, les organisations djihadistes ou autres s’implantent dans les zones rurales, par la peur mais aussi par une offre alternative d’administration. L’aide humanitaire n’y change rien.

Malgré les accords d’Alger de 2015, le conflit du nord Mali contre les séparatistes touaregs reste gelé. De nouvelles organisations djihadistes apparaissent sur de nouveaux espaces comme le Front de libération du Macina (FLM) actif au centre du Mali, qui finit par s’associer aux groupes historiques pour former en 2017 le Rassemblement pour la victoire de l’islam et des musulmans (RVIM ou Groupe de Soutien IM). On voit apparaître également l’État islamique au Grand Sahara (EIGS) dont l’action s’étend dans la zone des « trois frontières » entre le Mali, Niger et Burkina Faso. Par contrecoup, on voit également se multiplier des milices d’autodéfense nourries par les tensions socioethniques croissantes.

L’année 2019 est une année noire. La violence contre la population double par rapport à l’année précédente. Les armées locales subissent des coups très forts et sont au bord de l’effondrement. Dans le même temps, l’image de la France se dégrade. Elle se trouve accusée simultanément de protéger les séparatistes de l’Azawad, de soutenir des gouvernements corrompus et surtout d’être impuissante à contenir le développement des djihadistes malgré tous ses armements modernes.

La France attend finalement la mort de 13 soldats français (accident d’hélicoptères) le 25 novembre 2019 pour vraiment réagir. Le sommet international de Pau en janvier 2020 conclut qu’il faut augmenter les moyens (600 soldats de plus, drones armés) et l’activité de Barkhane. On annonce la mise en place de la Task Force Takuba composée d’équipes de conseillers issues des forces spéciales européennes. Avec ces nouveaux moyens et une plus grande prise de risques (dix soldats français tués en 2020), Barkhane exerce une pression beaucoup plus forte qu’auparavant sur l’ennemi. Abdelmalek Droukdel, leader d’AQMI est tué en juin 2020. On s’approche de la neutralisation de l’EIGS et peut-être aussi d’AQMI. Le discours du RVIM change, expliquant que leur combat est local et qu’il n’est pas question d’attaquer en Europe.

On ne sait pas exploiter politiquement cette nouvelle victoire, alors que l’on sait qu’il n’est plus possible de continuer très longtemps Barkhane à un tel coût humain et financier (un milliard d’euros par an). Il faut à ce moment-là faire évoluer l’opération pour la rendre plus durable. On tarde trop. L’idée de remplacer les bataillons français par Takuba est bonne, mais réalisée en coalition européenne sa constitution prend des années et son objectif n’est pas très clair pour les Maliens (aide véritable ou opération intra- européenne ?).

Surtout, cette évolution militaire s’effectue dans un cadre diplomatique rigide et maladroit. Plusieurs chefs d’État, comme le président Kaboré (Burkina Faso) ont critiqué « la forme et le contenu » du sommet de Pau, qui sonnait comme une convocation autoritaire et qui selon lui « ont manqué de tact ». Le gouvernement de Bamako est obligé de rappeler son ambassadeur à Paris en février 2020 après des propos jugés offensants. Il se trouve au même moment empêché de négocier avec certains groupes djihadistes locaux, jusqu’à ce que le nouveau pouvoir installé par la force à Bamako en août 2020 passe outre et négocie la libération de Soumaïla Cissé, et de la Française Sophie Pétronin, contre la libération de 200 prisonniers. Le 3 janvier 2021, une frappe aérienne française tue 22 hommes près d’un mariage au village de Bounty, au centre du Mali. La France se défend, plutôt mal, en expliquant n’avoir frappé que des combattants djihadistes mais ne fournit aucun élément enrayant la rumeur d’un massacre de civils. La junte malienne s’appuie alors sur un fort sentiment nationaliste dans la rue bamakoise, par ailleurs bien alimentée par la propagande russe, qui rend la France responsable de tous les maux du pays.

La décision de transformation de l’opération Barkhane est finalement annoncée le 10 juin 2021 par le président de la République. Il aurait sans doute été préférable de le faire en février à l’issue du sommet de N’Djamena, et elle est mal présentée. Tout le monde interprète la « fin de Barkhane » (alors qu’il aurait fallu parler de transformation) comme une décision unilatérale en représailles au nouveau coup d’État à Bamako en mai 2021et la prise du pouvoir définitive par le colonel Goïta. Le Premier ministre Maïga se plaint alors à la tribune des Nations-Unies d’être placé devant le fait accompli sans concertation, parle alors d’« abandon en plein vol » et de son intention de faire appel à d’autres partenaires, c’est-à-dire la Russie, ce qui suscite une nouvelle crise.

En décembre 2021, arrivent à Bamako les premiers membres de la société militaire privée Wagner, bras armé de l’ensemble économico-militaro-propagandiste de l’homme d’affaires Evgueni Prigojine au service discret de la Russie. Ils seront un millier quelques mois plus tard, payés à grands frais par la junte malienne pour remplacer l’aide des soldats français d’abord puis des pays européens des différentes organisations militaires internationales. Après plusieurs échanges aigres, l’ambassadeur de France est renvoyé fin janvier 2022 et le gouvernement malien impose des restrictions d’emploi aux forces européennes sur le territoire du pays. Il est alors décidé le 17 février de mettre fin à Takuba et de retirer les forces de Barkhane du territoire malien.

Les soldats de la société Wagner remplacent les Français au fur et à mesure de leur dégagement. En avril, le départ des Français de Gossi s’accompagne de la « découverte » par les FAMa d’un charnier à proximité de la base. Cette tentative de manipulation est rapidement éventée par la diffusion des images du drone qui montrent en réalité des hommes de Wagner qui mettent en place ce faux charnier. Barkhane quitte Ménaka en juin et Gao en août. Le 15 de ce mois marque ainsi la fin de la présence militaire française au Mali après neuf ans. Le même jour, le ministre malien des Affaires étrangères accuse la France de soutenir les groupes terroristes et demande une réunion d’urgence du Conseil de sécurité des Nations-Unies.

Tandis que le gouvernement de transition malien s’enfonce dans le ridicule, le RVIM prend le contrôle d’une grande partie du territoire peut-être plus freiné par sa guerre contre EIGS que par l’action des FAMa et de Wagner qui s’illustrent beaucoup plus par leurs exactions que par leurs succès. A la fin du mois de mars 2022, à la recherche d’Amadou Koufa, le leader de la Katiba Macina, soldats maliens et mercenaires russes massacrent des centaines de personnes – peut-être jusqu’à 600 – dans la ville de Moura au centre du pays. C’est le plus épouvantable massacre de toute cette guerre au Sahel en 2012, mais ce n’est pas le seul. La MINUSMA, qui a aussi pour mission de documenter les exactions, est priée de quitter le pays. Pour autant malgré la désastreuse et coûteuse évidence de l’inefficacité du soutien russe, le « modèle malien » fait des émules. En réalité, les choses avaient déjà commencé en République centrafricaine après le départ de l’opération française Sangaris en 2016 et la double accusation contradictoire d’abandon et de trop grande présence.

Comme c’était prévisible, la force des Nations-Unies MINUSCA et la mission de formation EUTM-RCA n’ont pas suffi à assurer la sécurité du pays. Le président Faustin-Archange Touadéra fait alors appel au groupe Prigojine en 2018 pour assurer son contrôle du pouvoir au prix du pillage du pays par les Russes et de nombreuses exactions des mercenaires de Wagner. Sur fond de grande confrontation entre la Russie et les pays occidentaux en 2022, la RCA est poussée ensuite dans une spirale nationaliste anti-européenne et particulièrement anti-française. En juin 2022, la France annonce en réaction la suspension de toute aide à la République centrafricaine.

Le domino suivant est le Burkina Faso, victime d’un premier coup d’État en janvier 2022 qui renverse le président Kaboré, puis d’un deuxième le 30 septembre qui s’appuie à son tour sur le nationalisme anti-français – alors que la France n’est présente militairement que par le petit groupement de Forces spéciales Sabre – et sa volonté de faire appel à la Russie, dont les drapeaux sont opportunément présents dans les foules. Dès lors, les jours de la Task Force Sabre au Burkina Faso sont comptés. Déjà d’autres manifestations antifrançaises ont eu lieu au Niger à la fin de 2022.

Pendant ce temps, le dispositif actif de Barkhane se réduit à deux pôles : le commandement opérationnel et les capacités de transport aérien restent à N’Djamena tandis que les capacités d’action sont à Niamey, où on trouve une composante aérienne - six avions de combat, cinq drones Reaper, huit hélicoptères – et terrestre avec un dernier groupement tactique, le GT3, qui assure avec efficacité la même mission d’accompagnement que Takuba mais auprès de l’armée nigérienne. L’ensemble représente 3 000 soldats le 9 novembre, lorsque le président Macron annonce officiellement la fin de l’opération Barkhane et son remplacement par des actions effectuées dans le cadre d’accords bilatéraux.

La guerre française au Sahel, commencée triomphalement en 2013, s’estompe donc progressivement et sans bruit. L’opération Serval en 2013, par son adéquation entre des objectifs limités, les moyens engagés et les méthodes utilisées, a été un grand succès. Pour des raisons inverses – objectifs irréalistes, moyens insuffisants, méthodes inadéquates – l’engagement suivant, dont Barkhane ne représentait que la branche militaire, ne pouvait réussir. En admettant même que l’on parvienne à faire travailler ensemble de manière cohérente ses acteurs, l’approche dite « 3D » pour diplomatie, défense et développement, restera toujours une ingénierie sociomilitaire en superficie d’une réalité complexe. Rien de solide ne peut tenir très longtemps de cette approche tant qu’elle reste adossée à des gouvernements et administrations aussi inefficaces que corrompus. Tant que les États ne seront pas structurés pour remplir un tant soit peu leur rôle premier de sécurité et de justice, le désordre régnera dans la région. Cette restructuration profonde est une œuvre immense dont la motivation ne peut venir que des classes politiques locales, et qui prendra beaucoup de temps. Dans ce contexte, le rôle de la France ne peut se limiter qu’à celui d’offreur de services à la hauteur de ce que savons bien faire, comme d’un point de vue militaire les interventions directes d’urgence ou au contraire des accompagnements sur la longue durée, mais sans avoir la prétention de modeler soi-même un environnement qui non seulement nous échappe mais nous rejettera si nous sommes trop visiblement présents.

Dans le même temps, cet échec annoncé au Sahel depuis 2014 est-il si grave pour la France ? La menace terroriste – le principal argument de l’engagement au Mali - semble maîtrisée sur le sol français, où la dernière attaque remonte au mois d’avril 2021, et les troubles locaux au Sahel restent justement locaux et ne débordent encore que de manière rampante hors du Mali et du Burkina Faso. D’une certaine façon, la situation aurait été sans doute la même, si les forces françaises s’étaient retirées dès la fin de l’opération Serval pour se replacer à nouveau en réserve d’intervention. On y aurait évité des pertes humaines, et on serait toujours dans un rôle sympathique de « pompier » plutôt que de partenaire condescendant et encombrant.

Hercule empoisonné - 4. Le gendarme embarrassé (1995-2011)

Après les contrecoups d’État, les évacuations de ressortissants la contre-insurrection, les interventions « coup de poing », une campagne aérienne, l’appui indirect, les opérations humanitaires, on passe en 1995 à de nouvelles formules militaires qui s’efforcent d’être plus efficaces que dans les années précédentes tout en étant moins intrusives et sans ennemi, déclaré ou non. On essaie en fait de transférer sur le continent africain les nouvelles méthodes en œuvre dans les Balkans. La France devient à ce moment-là véritablement le « gendarme de l’Afrique », un surnom dont elle a horreur, mais qui signifie qu’on s’efforce de gérer les crises et de maintenir la stabilité et non de faire la guerre puisqu’on ne désigne pas d’ennemi politique.

Les années 1990 voient un certain nombre d’États africains s’affaiblir d’un coup sous le triple effet du départ des sponsors étrangers, de l’imposition d’un désendettement public massif par les institutions financières internationales et du multipartisme forcé. En attendant des effets positifs à long terme, ces politiques ont d’abord pour effet d'aggraver une crise profonde des administrations et des services publics, tandis que les nombreux partis politiques qui se forment sans aucune pratique de la vie démocratique commencent souvent par se constituer des milices armées. Les élections deviennent souvent des batailles électorales au sens premier. Beaucoup de ces États, aux armées affaiblies, se voient assaillis et contestés par des dizaines, voire des centaines, de groupes armés irréguliers, seigneurs de guerre, bandes criminelles, forces d’autodéfense, etc. parfois soutenus par les États voisins rivaux. On voit ainsi du golfe de Guinée à la Somalie en passant par l’Afrique centrale, se former des «complexes conflictuels » régionaux englobant pendant des années plusieurs États et des organisations armées irrégulières dans une mosaïque compliquée de rivalités violentes. On est loin du monde apaisé libéral-démocratique décrit par les thuriféraires de mondialisation.

L’Afrique subsaharienne devient le lieu principal et presque unique après l’échec en ex-Yougoslavie des opérations de maintien de la paix des Nations-Unies, en conjonction avec la tentative de mettre en place une structure africaine de résolution des conflits sous l’égide de l’Organisation de l’unité africaine, Union africaine (UA) en 2002. À côté des missions de paix onusiennes, les « MI », on voit donc se former aussi des forces régionales, les « FO », qui tentent également gérer les complexes de conflits, avec moins de moyens et pas plus de bonheur. La France reste le seul acteur militaire extérieur en Afrique subsaharienne tout en y étant également le plus puissant. Sa position est forcément délicate au sein de cette instabilité générale. Les opérations d’évacuation de ressortissants se multiplient, au Zaïre, au Togo, au Congo-Brazzaville, en Guinée, au Libéria, etc., mais le pire est de se retrouver au milieu du désordre sans trop savoir quoi faire.

Après le Rwanda et le Zaïre, devenu Congo en 1997, l’instabilité frappe la République centrafricaine où la France est présente militairement depuis 1980.  À partir d’avril 1996, les mutineries se succèdent à Bangui. La France lance l’opération Almandin afin de protéger ou évacuer les ressortissants, la présidence et différents points sensibles.  Almandin connaît plusieurs phases d’accrochages avec les mutins, de mouvements de foule et de répits, avec notamment l’assassinat de deux militaires français, jusqu’à ce que le président Chirac et le Premier ministre Lionel Jospin se mettent d’accord pour désengager les forces françaises d’un environnement aussi instable.  Au printemps 1998, les forces françaises laissent la place à la première d’une longue liste de mission interafricaines qui ne contrôlent en réalité pas grand-chose.

Quelques semaines avant le départ de la dernière unité française, le conseil de Défense du 3 mars 1998, a décidé que selon le slogan «ni ingérence, in indifférence» les forces françaises ne seraient désormais plus engagées que dans le cadre d’opérations sous mandat et drapeau européen, les missions EUFOR, ou en deuxième échelon de forces africaines régionales, que l’on appuie avec le programme de Renforcement des capacités africaines de maintien de la paix (RECAMP) français d’abord puis européen. Il n’est plus question de guerre, avec engagement direct ou indirect de forces auprès d’armées au combat, mais, dans l’esprit de l’époque, de « ramener la violence vers le bas ».

Cela réussit parfois. En juin 2003, à la suite d’une résolution du CSNU, l’Union européenne reçoit le mandat de stabiliser la province d’Ituri dans l’est du Congo, en attendant le renforcement de la Mission des Nations-Unies au Congo (MONUC). C’est une première pour l’UE en Afrique qui s’appuie sur la France pour réaliser la mission.  À partir de la base d’Entebbe en Ouganda, l’opération Artémis déploie donc un GTIA et un groupement de Forces spéciales (GFS) français sur l’aéroport à Bunia, soit un millier d’hommes dans une ville de 300000 habitants. Il y a de nombreux petits accrochages, mais la présence dissuasive française suffit presque sans combat à faire cesser les violences et à protéger la population jusqu’à de nouveaux bataillons de la MONUC mi-août. L’opération Artémis est un succès indéniable et elle devient même une référence. L’Union européenne est donc capable de mener des opérations de stabilisation en Afrique et il est possible de rétablir l’ordre sans faire la guerre. On oublie cependant qu’il s’agit surtout d’une opération militaire française, avec 70 % des effectifs totaux, et que le contingent projeté a été suffisant en volume et surtout en capacité de dissuasion pour établir la sécurité, dans une région de seulement 300 000 habitants.

Les missions européennes qui suivent, baptisées EUFOR (European Union Force), sont moins impressionnantes. Lourdes, longues à monter et coûteuses pour un effet limité, au mieux une présence dissuasive, comme lors des élections au Congo en 2006 ou au Tchad en 2008. Cette dernière opération, baptisé EUFOR Tchad/RCA, est assez typique. Les exactions ont débuté au Darfour soudanais en 2003, la décision européenne d’agir est prise en octobre 2007, l’opération est décidée Conseil de l’Europe en janvier 2008 et la force n’est opérationnelle qu’en mars 2008, le temps de réunir 3700 soldats de 26 pays différents et de laisser passer les combats de février au Tchad entre le président Idriss Déby et ses opposants. L’EUFOR est constituée de trois bataillons multinationaux et d’un bataillon d’hélicoptères, dont un détachement privé russe. EUFOR effectue beaucoup de patrouilles, mais ne combat pas, même si un homme des Forces spéciales françaises est tué au cours d’une infiltration au Soudan. Pour 800 millions d’euros, elle assure de loin la protection des camps de réfugiés, qu’en réalité personne ne menace plus, au Tchad et en République centrafricaine avant d’être remplacée au bout d’un an par une mission des Nations-Unies tout aussi peu utile.

Entre-temps, la République de Côte d’Ivoire (RCI) n’a pas été épargnée par les turbulences. Le leader historique Félix Houphouët-Boigny meurt en 1993 et la dispute pour la succession au pouvoir sur fond de crise économique vire en quelques années à la guerre civile. Henri Konan Bédié, successeur immédiat d’Houphouët-Boigny n’hésite pas à introduire le concept d’ « ivoirité » dans la loi afin d’exclure de la citoyenneté par ce biais plusieurs rivaux à la future élection présidentielle, tout en rejetant de la vie politique un quart de la population, particulièrement celle à majorité musulmane du nord du pays. Henri Bédié gagne ainsi sans concurrence l’élection présidentielle de 1995, avant d’être renversé quatre ans plus tard par le coup d’État du général Guéï qui organise de nouvelles élections. En octobre 2000, ces élections portent Laurent Gbagbo au pouvoir, ce qui suscite la confrontation armée avec le général Guéï, jusqu’à la victoire définitive de Gbagbo. Une nouvelle tentative de coup d’État le 19 décembre 2002 à Abidjan et dans les principales villes de Côte d’Ivoire donne le départ d’une guerre civile. Le coup d’État échoue, mais les rebelles prennent le contrôle de la moitié nord du pays, dont ils sont pour la plupart issus.

Au contraire du Rwanda, la France a de nombreux ressortissants en Côte d’Ivoire, alors plus de 16 000 dont les 600 sociétés génèrent 30 % du PIB ivoirien. Elle ne peut se désintéresser du sort de cet allié qui est apparu longtemps comme un modèle de stabilité. L’opération Licorne est déclenchée dès le 22 septembre avec le bataillon basé à Abidjan renforcé d’une unité venue du Gabon. On ne veut plus appuyer le gouvernement en place et son armée face à une rébellion mais on ne va pas non plus être accusé d’inaction à côté de massacres, éternel dilemme entre l’accusation d’intrusion et celle de non-assistance. On choisit donc d’abord de mener une opération humanitaire armée afin de protéger et d’évacuer les ressortissants français et autres étrangers menacés dans le nord du pays.

Pour le gouvernement ivoirien, la rébellion est soutenue par l’étranger et il n’est pas question de négocier avec elle, mais seulement de l’écraser. Il préférerait que la France la soutienne dans ce sens et il invoque pour cela l’accord de défense d’août 1961. Non seulement la France refuse, mais, en accord avec les organisations internationales, elle appuie l’idée d’une négociation, et donc de concessions à la rébellion. L’opération d’évacuation de ressortissants devient alors une opération d’interposition, un genre que l’on croyait disparu. A la fin de l’année 2002, 2 500 soldats français sont dispersés sur une « ligne de non franchissement » (puis « ligne de cessez-le-feu » et enfin « zone de confiance ») de 600 km qui partage le pays en deux. L’idée est alors de garantir pour un temps limité, le cessez-le-feu instauré le 17 octobre 2002, en attendant le relai d’une force régionale, la Mission de la Communauté économique en Côte d'Ivoire (MICECI) ou « Ecoforce », formée par la CEDEAO.

Comme cela était prévisible, cela ne se passe pas comme prévu. Le premier petit contingent interafricain de 1 200 hommes n’arrive qu’en mars 2003. Avant cela, fin novembre 2002, deux groupes armés, le Mouvement populaire ivoirien du Grand Ouest (MPIGO) et le Mouvement pour la justice et la paix (MJP) se sont ajoutés à la rébellion du nord pour attaquer dans l’ouest du pays à partir de bases au Libéria. Les forces armées nationales de Côte d’Ivoire (FANCI) sont incapables de les refouler. En janvier 2003, devant l’absence d’évolution, la France impose un sommet international à Linas-Marcoussis. Cet aveu d’échec de la concertation africaine sonne comme un rappel à l’ordre de l’ancienne puissance coloniale. Il en ressort un accord que Laurent Gbagbo n’a aucune intention de mettre en œuvre. Les FANCI sont renforcées avec l’achat de nouveaux équipements et l’engagement de mercenaires. De leur côté, les rebelles du nord forment le Mouvement patriotique de la Côte d’Ivoire (MPCI) qui s’associe au MPIGO et au MJP pour former les « Forces nouvelles ». La situation est gelée.

En février 2004, l’Opération des Nations unies en Côte d'Ivoire (ONUCI) relève et englobe l’Ecoforce. Les GTIA français ne sont pas intégrés dans l’ONUCI et restent placés en second échelon sous commandement national. Les choses n’évoluent guère pour autant, il y a toujours à l’époque plus de 4000 soldats français formant trois GTIA placés entre les différentes factions qui les accusent forcément de protéger l’autre camp. Un quatrième GTIA est en réserve opérationnelle en mer, associé à l’opération Corymbe de présence navale dans le golfe de Guinée.

Il y a régulièrement des accrochages entre factions, mais aussi contre ces Français qui gênent tout le monde. En janvier et février 2004, le MJP et le MPIGO tentent des attaques contre les forces françaises au sud-ouest du pays et se font refouler. Le 25 août 2003, une patrouille fluviale française est prise à partie au centre du pays sur la presqu’île de Sakassou et perd deux soldats tués. Les 7 et 8 juin 2004, une compagnie française repousse une attaque rebelle à Gohitafla au centre du pays et lui inflige une vingtaine de morts au prix de huit blessés.  Le 6 novembre 2004, un avion d’attaque Sukhoi Su-25 de l’armée de l’Air ivoirienne bombarde un cantonnement français à Bouaké tuant neuf militaires français ainsi qu’un ressortissant américain et en blessant 31. C’est l’occasion d’une mini-guerre avec l’État ivoirien. Sur ordre du président Chirac, les six avions et hélicoptères de combat ivoiriens sont détruits au sol sur les bases de Yamoussoukro et d’Abidjan. Le gouvernement ivoirien utilise de son côté la désinformation et le mouvement des Jeunes patriotes pour s’en prendre aux ressortissants français. Le GTIA Centre est engagé d’urgence à Abidjan franchissant par combat les barrages des FANCI sur 800 km et se retrouvant par la suite pendant plusieurs jours face aux Jeunes patriotes dans la capitale, ce qui provoque plusieurs morts. Plus de 8000 ressortissants sont évacués dans des conditions très difficiles.

La situation se calme avec le temps et le dispositif de Licorne est progressivement allégé passant de plus de 5 200 hommes au début de 2005 à 1 800 en 2009, alors que dans le même temps Laurent Gbagbo prétexte l’existence du conflit pour retarder l’élection présidentielle jusqu’en 2010. Cette élection est l’occasion d’une nouvelle crise en décembre 2010, lorsque Laurent Gbagbo en conteste les résultats et refuse de quitter le pouvoir. Les combats éclatent entre ses partisans et les Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI) regroupant les anciennes forces rebelles (Forces du nord) et les forces ralliées au nouveau président, Alassane Ouattara. En avril 2011, la force Licorne procède à l’évacuation de 5000 ressortissants, mais surtout grand tournant, on décide à nouveau de faire la guerre, en appuyant les FRCI jusqu’à l’arrestation de Laurent Gbagbo. On parvient ainsi enfin à un résultat décisif et à la paix, presque neuf ans après le début de l’interposition et 27 soldats français tombés.

Bien entendu lorsqu’il est mis fin officiellement à l’opération Licorne en janvier 2015, tout le monde se félicite de son succès, mais tout le monde pense aussi parmi les responsables militaires qu’il n’est plus question de recommencer. 

On se laisse pourtant avoir une nouvelle fois avec un nouvel appel au secours de la Centrafrique où depuis la dissolution des EFAO en 1998, la situation n’a cessé d’empirer, malgré la présence d’une succession de forces multinationales. En mars 2013, le groupement de mouvements armés musulmans venant de l’Est et baptisé Seleka pénètre dans Bangui et s’empare du pouvoir. Ses bandes plus ou moins autonomes ne tardent pas à ravager la capitale et à s’opposer aux anti-balaka, les milices d’autodéfense suscitées par le gouvernement précédent. La violence est alors partout et commence même à déborder sur les pays voisins. Deux Français membres d’une ONG sont assassinés. En septembre 2013, le nouveau président autoproclamé Michel Djotodia se désolidarise de la Seleka, qu’il a contribué à créer, et fait à son tour appel à la France.

François Hollande décide cette fois d’intervenir, appuyé par un mandat du CSNU. Outre l’urgence humanitaire, il s’agit surtout d’éviter que la Centrafrique ne se transforme définitivement en zone de non-droit entraînant les pays voisins dans une grave instabilité avec le risque de développement d’organisations islamistes radicales. Là encore, la France est la seule à avoir la force militaire pour y parvenir et la volonté de s’en servir. Cela ressemble à la situation qui régnait au Mali début 2013 mais cette fois, on décide de ne pas faire la guerre, en grande partie parce que la Seleka est alliée du président tchadien Idriss Déby, que la France ménage. Puisqu’il n’y a pas d’ennemi désigné, ce sera donc une opération de police, ou de « stabilisation » sur le modèle de l’opération Artémis dix ans plus tôt, et dans le cadre d’une force multinationale de maintien de la paix en l’occurrence la Mission internationale de soutien à la Centrafrique sous conduite africaine (MISCA) qui doit remplacer la Mission de consolidation de la paix en République centrafricaine (MICOPAX) et un an avant la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en Centrafrique (MINUSCA).

Dans les faits, on sait bien qu’il s’agira d’abord d’être en première ligne avec l’espoir que les contingents africains viendront le plus vite possible nous épauler, puis nous remplacer. Le problème de ce type d’opération de stabilisation est qu’il faut compenser un emploi très maîtrisé de la force, réduit à la seule légitime défense, par une présence dissuasive, autrement dit par du nombre. Et plus les violences sont importantes et plus il faut du monde pour s’imposer à tout le monde en même temps, de manière à éviter que les désarmés soit les victimes des représailles de ceux qui ne le sont pas encore. Or, du fait des réductions d’effectifs et des engagements déjà en cours, les forces françaises disponibles sont limitées, à peine supérieures à celles de l’opération Artémis alors que Bangui est trois à quatre fois plus peuplée que Bunia, sans parler du reste de la Centrafrique. Pour stabiliser la Bosnie et le Kosovo nettement moins peuplés que la RCA, l’OTAN avait déployé 50000 hommes. Cette fois, on va engager initialement 1600 soldats français aux côtés des bataillons de la MISCA qui elle-même mettra de longs mois avant d’atteindre les 6000 hommes prévus.

Cela aurait pu suffire pour une opération de guerre, c’est forcément un peu faible pour une opération de stabilisation. L’idée de manœuvre est de lancer l’opération juste après avoir reçu le mandat du CSNU le 8 décembre. En réalité, les évènements surprennent tout le monde. Le 5 décembre, ce sont les anti-balaka qui tentent un coup de force à Bangui, échouent et subissent une contre-attaque violente de la Seleka. L’opération baptisée Sangaris (un papillon) est alors lancée prématurément. À l’issue d’un conseil de Défense, François Hollande prononce un discours où il annonce une opération rapide. Le ministre Le Drian parle d’au maximum six mois.

Du 5 au 8, les forces françaises sur place ou arrivées en renfort du Tchad, de Côte d’Ivoire et du Cameroun, occupent les points clés de Bangui puis commencent les opérations de contrôle le lendemain. On avait cru que l’arrivée des troupes françaises provoquerait un choc psychologique. Il n’est en rien, les forces françaises doivent faire face à des manipulations de la foule et des attaques sporadiques des différentes factions et deux soldats français, tout en essayant d’empêcher les exactions intercommunautaires. Deux soldats français sont tués dès les premiers jours. Pas d’enthousiasme non plus des pays européens, qui acceptent de fournir de l’aide logistique et à constituer une mission de formation, mais pas à participer à la stabilisation. La France doit donc se débrouiller seule avec ses 2 000 hommes et trois GTIA, accompagnée de quelques bataillons africains.

Petit à petit, les forces françaises et africaines, hors celles du Tchad qui sont invitées à quitter le pays, parviennent à sécuriser Bangui pour s’implanter au-delà dans la partie ouest du pays. C’est l’occasion de nouveaux combats, au sud à Grimari le 20 avril, dans le nord-ouest à Boguila le 5 mai 2014 ou encore à Batanfago également au nord, les 4 et 5 août. À chaque fois, un petit groupement français est attaqué par une bande de quelques dizaines à une centaine de combattants anti-balaka au sud et Seleka au nord et à chaque fois, la bande est détruite. Il y a près d’une centaine de combattants ennemis tués dans ces seuls combats, pour aucun Français ou soldat de la MISCA. L’opération, qui ne s’est pas déroulée aussi bien que prévu, n’est plus guère mise en avant. Aussi l’opinion publique n’entend presque jamais parler de ces engagements violents, au contraire des fausses accusations d’abus sexuels, classés sans suite par la suite, un classique des intenses campagnes de désinformation de la région.

La force Sangaris est placée en deuxième échelon de la MINUSCA en juin 2015, ce qui n’empêche pas la poursuite d’accrochages, puis désengagée progressivement à partir de l’élection présidentielle et l’investiture de Faustin-Archange Touadéra en mars 2016. L’opération se termine officiellement en décembre de la même année. Il reste alors environ 250 soldats français répartis dans la MINUSCA et EUTM RCA. Pour beaucoup des 15000 soldats français qui y ont été engagés, il s’agissait de la mission la plus difficile depuis vingt ans. Si relativement peu d’entre eux, trois au total dont deux au combat, ont été tués au regard des dangers encourus, le nombre de blessés, 120 au total, et notamment de troubles psychologiques est particulièrement élevé. Grâce à eux, les massacres intercommunautaires ont cessé, et c’est un résultat considérable, mais là encore le problème de la faiblesse de l’État et des institutions n’a pas été résolu et une grande partie du pays échappe à toute autorité.

Depuis 2016 plus personne ne parle de mener à nouveau une grande opération de stabilisation quelque part, ce qui n’était pas arrivé depuis la fin de la guerre froide. L’époque du Nouvel ordre mondial du président Bush est bien révolue, tandis que la France est alors pleinement engagée dans la lutte contre les organisations djihadistes sur trois fronts : au Sahel, au Levant et même sur le territoire français. C’est la version française de la guerre contre le terrorisme annoncée en 2001 par un autre président Bush.

A suivre.

Hercule empoisonné - 3. Humanitaires et impuissants (1992-1994)

Durant tout le temps de l’opération Noroit au Rwanda, le monde a considérablement changé. Plus d’Union soviétique, plus de guerre froide, et même plus de guerre tout court dans le « nouvel ordre mondial » décrit par le président H. W. Bush en septembre 1990. Il n’y a plus que de la police internationale sous l’égide d’un Conseil de sécurité des Nations-Unies (CSNU) qui n’est plus bloqué par les vétos. De fait, il n’y a plus d’interventions militaires que contre les « Etats voyous », comme on vient de le faire en 1991 contre l’Irak, ou pour gérer les crises à l’intérieur des États.

À ce moment-là d’« État voyou » en Afrique, la Libye de Kadhafi rentrant rapidement dans le rang avant de subir la foudre, mais beaucoup de crises internes, provoquées entre autres par la fin de l’aide des sponsors étrangers, la politique de démocratisation forcée associée à des fins toujours délicates de longs règnes mais aussi la politique imposée de désendettement public. La plupart des États africains s’affaiblissent et certains s’effondrent dans de très violentes guerres civiles.

Au début des années 1990, la première réponse à cette situation est l’opération humanitaire armée. C’est la grande époque du « soldat de la paix », venant à la fois aider les populations du monde en souffrance et geler les problèmes internes jusqu’à une paix négociée. La première de ces grandes opérations de paix en Afrique intervient en Somalie effondrée et chaotique. Le CSNU décide d’y lancer en avril 1992 une opération des Nations unies en Somalie (ONUSOM) afin de protéger l’aide humanitaire et de «faciliter la fin de la guerre» entre les factions. Armée seulement de bonnes intentions et sans effectifs, l’opération ne sert évidemment à rien. Elle est relancée en décembre 1992 par les États-Unis qui demande la formation d’une Force d’intervention unifiée (UNITAF) sous la direction des Nations-Unies mais avec un commandement opérationnel autonome des dix-huit États y participant avec l’autorisation d’employer «tous les moyens nécessaires», c’est-à-dire combattre.

La force principale de l’UNITAF est constituée par les 25000 soldats américains de Restore Hope. La France, qui croit indispensable de participer aux affaires du monde, fournit la « brigade type » des grandes opérations extérieures : en l’occurrence 2 400 hommes venant de France, de Djibouti ou de l’Océan indien pour prendre en charge avec trois bataillons et un détachement d’hélicoptères la zone de Baïdoa au nord-est de Mogadiscio et la frontière avec l’Éthiopie.  Avec cette opération, baptisée Oryx, on intervient pour la première fois en Afrique hors d’une ancienne colonie et d’une manière nouvelle puisqu’il s’agit de rétablir la sécurité dans une zone et d’y protéger l’action humanitaire. Le sort des populations s’améliore incontestablement et les Français s’acquittent particulièrement bien de cette mission, qui plaît alors énormément puisqu’ « on fait le bien » sans prendre trop de risques (il n’y a qu’un seul blessé français).

Le problème est que cela ne résout en rien le problème politique de la lutte entre les principales factions, en particulier celle opposant président par intérim Ali Mahdi Mohamed et le général Mohamed Farah Aïdid, principal seigneur de la guerre du Sud somalien.

Le 26 mars 1993, une nouvelle opération, ONUSOM II, est créée en remplacement d’UNITAF afin de poursuive la protection de l’aide humanitaire, mais aussi désormais de désarmer les factions. Mais c’est à ce moment-là que les États-Unis réduisent leur effort et se placent en réserve des bataillons de Casques bleus.

La France est toujours présente avec Oryx II, soit 1 100 hommes avec un GTIA, et plusieurs bataillons multinationaux sous son commandement (Maroc, Nigéria, Botswana) dans le sud-ouest du pays de l’Éthiopie jusqu’à Kenya. Les choses les plus importantes se passent cependant à Mogadiscio où en juin 1993 la situation dégénère en guerre ouverte entre l’ONUSUM II et le général Aïdid. La France y engage pendant dix jours un sous-groupement interarmes de 200 hommes, avec cinquante véhicules dont onze blindés et quatre hélicoptères. Cet engagement est l’occasion le 17 juin 1993 du combat le plus violent mené par des forces françaises depuis 1979. Le sous-groupement français reçoit pour mission de dégager un bataillon marocain encerclé par la foule et les miliciens d’Aïdid. Après une journée de combats, les Français qui déplorent trois blessés ont dégagé le bataillon marocain et éliminé une cinquantaine de miliciens d’Aïdid.  C’est un succès dont les Français n’entendront jamais parler. C’est aussi pratiquement le seul de l’ONUSOM II alors que les accrochages se multiplient. Les Américains, qui mènent en parallèle leur propre guerre contre Aïdid perdent 18 soldats tués dans les combats du 3 et 4 octobre 1993. Le président Clinton décide alors unilatéralement du retrait américain. Sans l’appui des Américains, l’opération l’ONUSOM II s’effondre et connaît la même fin piteuse que la Force multinationale de sécurité de Beyrouth dix ans plus tôt. Les dernières forces françaises se replient de Somalie en décembre 1993.

Cette fin peu glorieuse calme les ardeurs. Lorsque se déclenchent en octobre 1993 les affrontements interethniques au Burundi après l’assassinat du président Ndadaye, la communauté internationale ne réagit pas malgré l’ampleur des massacres qui font entre 80 000 et 200 000 morts selon les estimations. Elle ne le fait non plus lorsque les massacres d’encore plus grande ampleur se déclenchent au Rwanda dès la mort cette fois du président Habyarimana et du nouveau président burundais, Cyprien Ntaryamira, le 6 avril 1994, dans un avion abattu par deux missiles antiaériens SA-16 au-dessus de Kigali. Le lendemain deux sous-officiers français en assistance technique et une épouse sont assassinés à Kigali. Les Hutus radicaux s’emparent du pouvoir et organisent l’assassinat des modérés ainsi que le massacre systématique et déjà préparé de la population tutsie. Le Front patriotique rwandais (FPR) lance de son côté une nouvelle offensive qui s’avère cependant beaucoup plus lente que les précédentes malgré l’absence des Français.

Ce chaos soudain désempare la communauté internationale qui vient donc à peine de sortir du fiasco somalien et se trouve empêtrée dans celui d’ex-Yougoslavie. Échaudés par l’expérience somalienne, les États-Unis, pourtant très informés des projets de massacres via l’Ouganda et le FPR, ne veulent plus bouger et ont même tendance à freiner les décisions du CSNU. À Kigali, la force des Nations-Unies, la MINUAR, en place depuis octobre 1993, est encore plus inefficace que l’ONUSOM à Mogadiscio. Elle est même incapable de protéger la Première ministre Agathe Uwilingiyimana, massacrée par la Garde présidentielle le 7 avril en même temps que dix Casques bleus belges. Le gouvernement belge ordonne le repli de son contingent à Kigali, ce qui finit de vider la MINUAR de sa force.

La France, alors en cohabitation politique, est partagée sur l’attitude à suivre. Mitterrand veut intervenir pour aider ses anciens alliés, alors que le Premier ministre Balladur est réticent. Les tergiversations retardent la décision et surtout aboutissent à une solution de compromis. Balladur accepte une intervention mais sous forme d’opération humanitaire armée, avec un mandat des Nations-Unies et sous commandement national. Il faut attendre le 22 juin 1994 pour que la résolution 929 du CSNU autorise la France à intervenir de «manière impartiale et neutre» afin d’aider autant que possible la population, mais sans réaliser d’interposition. L’opération Turquoise voit donc l’engagement de 2500 soldats français accompagnés de 500 soldats venus de sept pays africains. Le mandat interdit tout contact des troupes françaises avec le FPR qui est en train de conquérir le sud et l’ouest du pays. Cela impose donc de réduire l’action à la zone sud-ouest du pays qui est transformée en «zone humanitaire sûre» (ZHS) où la population et les organisations humanitaires sont protégées alors que les bandes armées qui s’y trouvent ou qui y entrent sont désarmées.

C’est une mission impossible. Malgré tous les gages, il était naïf d’imaginer que l’on pourrait passer pour neutre dans un pays où quelques mois plus tôt, les soldats français étaient à côté des FAR contre le FPR. Il y a des contacts et donc des accrochages violents avec le FPR qui nous considère toujours logiquement comme un ennemi. Il est également impossible pour les Français de désarmer tous ceux qui fuient à travers la ZHS, ni même de pouvoir contrôler toute cette zone avec aussi peu de forces. Les Français n’ont par ailleurs aucun mandat pour arrêter qui que ce soit. Une grande partie des génocidaires mais aussi tous ceux qui pourraient craindre des représailles, soit plusieurs centaines de milliers de personnes, se réfugient au Congo, le plus souvent en passant par la ville frontière de Goma, à la frontière nord-ouest du Rwanda et donc hors de la ZHS protégée par Turquoise. Certains hauts responsables du pouvoir et du génocide se réfugient en France.

L’opération Turquoise se termine fin août 1994. Avec ses moyens réduits, elle a contribué à sauver la vie de 15000 personnes et enrayé une épidémie de choléra. C’est une contribution énorme en soi, même si elle est faible au regard de l’ampleur des massacres passés, mais aussi à venir lorsque l’armée du FPR, devenue Armée patriotique rwandaise, envahit le Congo voisin en 1998 et s’y prend de manière épouvantable aux camps de réfugiés. Pour autant si l’opération Turquoise est une réussite humanitaire, c’est un désastre politique puisqu’elle nous a placés immanquablement en position de cibles non pas physiques, mais médiatiques.

Comment ne pouvait-on imaginer en effet que le FPR n’allait pas profiter de la situation pour accuser — non sans raison — l’Élysée de vouloir sauver ses anciens amis devenus génocidaires ? Par quel aveuglement, a-t-on cru que notre acharnement à soutenir le pouvoir en place au Rwanda, quel qu’il soit et quoi qu’il fasse, n’allait pas avoir des conséquences sur l’image de la France ? Par quelle naïveté n’a-t-on pas vu qu’en intervenant, même de bonne foi et avec les meilleures intentions avec Turquoise, que l’on serait forcément accusés de protéger les génocidaires en fuite, dont certains en France parmi les principaux responsables ?

Associé au fiasco parallèle en Bosnie, l’expérience des grandes opérations humanitaires armées, si séduisantes moralement mais si peu efficaces en réalité, se termine pour la France. Alors qu’il y avait 10 000 soldats français portant simultanément un casque bleu en 1992, la France refuse d’engager à nouveau de bataillon sous-direction onusienne, hormis l’éternelle Force intérimaire des Nations-Unies au Liban. Mais cela ne résout pas le problème de la France en Afrique : comment continuer à être présent militairement et agir éventuellement mais sans apparaître intrusif et colonial ? Comment, pour paraphraser Péguy, avoir les mains pures tout en ayant encore des mains ?

À suivre.


Hercule empoisonné. 2. Assistance, appui et ambiguïté (1981-1993)

Alors qu’on décrit la France comme le « gendarme de l’Afrique », François Mitterrand parle dans les années 1970 du président Giscard d’Estaing comme d’un « pompier pyromane » ajoutant du désordre à l’Afrique par les interventions militaires. Mitterrand accède à la présidence en 1981, mais loin de mettre fin à la Françafrique militaire, il devient à son tour un pompier. Il est trop facile pour un président de la République de faire appel à l’armée et l’Afrique est le seul endroit où il est possible d’exister internationalement – une idée fixe de la France - avec un seul bataillon. La tentation est donc trop forte. Entre dirigeants africains obsédés par leur sécurité et présidents français obsédés par leur position politique en France et sur la scène internationale, l’usage de l’intervention militaire est une drogue.

Mitterrand endosse donc allègrement le costume de pompier, mais c’est un pompier qui craint le feu. Il fait intervenir toujours autant, mais désormais sans combattre, parce que c’est dangereux et que cela rappelle trop les guerres coloniales, nos deux kryptonites. En 1993, au moment de la crise entre le Nigéria et le Cameroun, ce dernier demandera l’aide de la France. En conseil de Défense, le président Mitterrand accepte une formule réduite à l’assistance, mais sans appuis aériens au prétexte suivant : «Imaginez l’effet sur les opinions publiques d’images montrant des avions pilotés par des Blancs écrasant sous les bombes des soldats noirs africains». Tout est dit sur la profondeur de réflexion de certains choix stratégiques et sur l’angoisse de l’étiquette « colonialiste ».

Mais on s’avance. En 1981, alors qu’on décide de ne peut plus combattre directement, du moins au sol (en fait de poursuivre la décision de Giscard d’Estaing depuis 1979) il ne reste plus dans le paquet d’actions possibles que l’aide matérielle, l’assistance technique et l’appui feu – les 3A – ainsi que la présence dissuasive.

On applique la nouvelle méthode comme d’habitude au Tchad, que l’on vient de quitter mais où le nouveau gouvernement, celui d’Hissène Habré cette fois, nous appelle au secours. N’Djamena est menacée cette fois par les forces du GUNT (gouvernement d’union nationale du Tchad) de Goukouni Oueddei, nouvel avatar du Frolinat, et surtout par la Libye qui revendique la bande d’Aouzou au nord du pays. Depuis juillet 1961 et la courte guerre contre la Tunisie, c’est la première fois que l’on peut se trouver face à un État africain. Oubliant allègrement qu’Hissène Habré, futur condamné pour crimes contre l’humanité, a torturé et assassiné un officier français quelques années plus tôt, Mitterrand accepte d’intervenir mais sans combattre.

Assez audacieusement, on joue un « piéton imprudent » en déployant très vite quatre GTIA au centre du pays et une puissante force aérienne à N’Djamena et Bangui (47 avions et 31 hélicoptères), ainsi que le groupe aéronaval au large des côtes libyennes. Le 15e parallèle est immédiatement décrit par la France comme une ligne rouge infranchissable sous peine de déclenchement de la guerre. Tout le monde est placé et bloqué devant le fait accompli.

Avec le détachement d’assistance militaire (DAMI) mis en place pour assister et parfois accompagner discrètement les Forces armées nationales du Tchad (FANT), on se trouve donc avec cette opération baptisée Manta en présence du corps expéditionnaire le plus complet et le plus puissant déployé par la France depuis 1962. La dissuasion fonctionne, même si un raid du GUNT au sud du 15e parallèle s’achève par la perte d’un Jaguar et la mort de son pilote, le président de la République se décidant trop tard à donner l’ordre d’ouverture du feu. Le bruit court qu’il aurait demandé si le Jaguar ne pouvait pas simplement tirer dans les pneus. Bien avant le « caporal stratégique », ce simple soldat pouvant avoir des dégâts d’image considérables par son attitude dans un environnement médiatisé, existait déjà le « président tactique » s’immisçant de manière désastreuse dans la conduite des opérations.

Pour compenser cet échec, la ligne rouge est placée au 16e parallèle, les effectifs français renforcés jusqu’à 3 500 hommes et les conditions d’ouverture du feu plus décentralisées. Le colonel Kadhafi finit par céder à la pression et accepte de retirer ses forces du Tchad en échange de la réciprocité française. C’est en réalité une manœuvre diplomatique et une tromperie. Le dispositif français est effectivement retiré en novembre 1984, mais au mépris des accords les Libyens continuent de construire une grande base à Ouadi Doum dans le nord du Tchad. La France laisse faire.

Les hostilités reprennent en février 1986 avec une nouvelle offensive rebelle et libyenne avec le franchissement du 16e parallèle. La France réagit cette fois par un raid aérien frappant la base de Ouadi Doum depuis Bangui. La Libye répond à son tour par le raid d’un bombardier Tu-22 sur N’Djamena, qui fait peu de dégâts et s’écrase au retour. Un nouveau dispositif militaire français est mis en place au Tchad. Il est baptisé Épervier et durera jusqu’en 2014. Les forces terrestres sont limitées cette fois à la protection du dispositif aérien et aux discrets conseillers placés au sein des Forces armées nationales tchadiennes (FANT).

Le tournant intervient lorsque Goukouni Oueddei se rallie au gouvernement tchadien. Celui-ci est alors assez fort pour lancer en janvier 1987, une vaste offensive de reconquête discrètement appuyée par la France avec les « soldats fantômes » du service Action de la DGSE et plus ouvertement par quelques frappes aériennes. Les FANT s’emparent successivement de toutes les bases libyennes et pénètrent en Libye. Le 7 septembre, trois bombardiers TU-22 libyens sont lancés en réaction contre N’Djamena et Abéché. L’un d’entre eux est abattu par un missile antiaérien français Hawk. Le 31 août 1989, la signature de l’accord d’Alger entre le Tchad et la Libye met fin au conflit. Le 19 septembre 1989, les services libyens organisent la destruction d’un avion long-courrier au-dessus du Niger qui fait 170 victimes, dont 54 Français. C’est jusqu’en novembre 2015, l’attaque terroriste la plus meurtrière menée contre la France. Comme lors des attentats d’origine iranienne de 1986, la « non attribution » de l’attaque permet de justifier de ne rien faire. La confrontation « sous le seuil de la guerre » contre la Libye de 1983 à 1989 aura donc coûté à la France toutes ces victimes civiles et 13 soldats tués, dont 12 par accident.

Malgré ce dernier coup, qui témoigne encore trois ans après les attentats de Paris de notre vulnérabilité aux attaques terroristes, on croît alors avoir trouvé avec le quadriptyque aide-assistance-appui-dissuasion une formule gagnante applicable partout. On oublie cependant une évidence : si un État fait appel à la France, c’est qu’il n’est pas capable de résoudre le problème lui-même avec une armée qui se trouve inférieure à celle de l’ennemi. L’aide française peut certes dissuader et éventuellement aider les troupes locales à gagner des combats, mais si personne ne résout les problèmes structurels qui ont fait que ces troupes étaient nettement plus faibles que celles de l’ennemi, cela ne change que provisoirement la donne opérationnelle.

Sans doute s’est-on un peu leurré sur notre rôle dans la victoire contre la Libye. Les troupes tchadiennes recrutés dans le BET, sensiblement les mêmes que les Français avaient affronté avec difficultés quelques années plus tôt, étaient d’un niveau tactique supérieur aux forces libyennes. Le changement d’alliance du GUNT a sans doute eu plus d’impact sur l’évolution du rapport de forces que l’aide française. C’est pourtant fort de cette croyance, que l’on va renouveler cette expérience à bien moindre échelle dans d’autres pays africains en difficultés.

Nul ne sait très bien pourquoi François Mitterrand a accepté d’intervenir militairement au Rwanda, les intérêts de la France dans les anciennes colonies belges des Grands Lacs étant des plus limités hormis une vague et fumeuse défense de la francophonie face à l’influence anglo-saxonne. Toujours est-il que lorsque le Front patriotique rwandais (FPR) lance sa première offensive au Rwanda depuis l’Ouganda en octobre 1990, le régime de Juvénal Habyarimana, dictateur putschiste depuis 1973 mais fin lettré, se trouve impuissant. Le FPR est un parti armé à l’ancienne qui a fait ses armes en Ouganda et se trouve bien plus fort que les Forces armées rwandaises (FAR). Habyarimana se trouve vers les seuls pompiers possibles : le Zaïre voisin qui envoie une brigade dont l’action se limitera au pillage du nord du pays, l’ancien colonisateur belge qui envoie un bataillon à Kigali et enfin la France qui envoie également un petit GTIA, le détachement Noroit.

La mission est une réussite puisqu’effectivement le FPR, dissuadé, ne tente pas de s’emparer de Kigali tout en restant en place dans le nord du pays. Les Zaïrois sont priés de quitter le territoire au plus vite et les Belges partent dès novembre 1990. Seuls restent les Français. Mitterrand a en effet accepté d’assurer la protection du régime en échange d’une démocratisation forcée du pas, la grande tendance du moment, et la négociation avec le FPR de Paul Kagamé. Le GTIA Noroit reste sur place, facilement renforçable depuis la Centrafrique et le Zaïre, et on forme un DAMI d’une trentaine d’hommes pour aider à la montée en puissance des Forces armées rwandaises qui souhaitent doubler de volume. On reproduit donc, à une échelle réduite, le schéma qui avait fonctionné au Tchad, à cette différence près que les FAR n’ont pas du tout la force de l’armée tchadienne. On reste ainsi pendant trois ans. Le FPR lance régulièrement des offensives qui sont stoppées par les FAR soutenues, conseillées et appuyées par les Français, non pas avec des Jaguar mais avec de l’artillerie (dont une batterie de pièces soviétiques fournies par l’Égypte) franco-rwandaise. Inversement les FAR sont incapables de réduire les forces du FPR.

Pendant ce temps on négocie à Arusha en Tanzanie et Habyarimana accepte le multipartisme. Après un an de négociations, le dernier accord est signé à Arusha en août 1993 par le nouveau gouvernement d’Agathe Uwilingiyimana. Ces accords prévoient l’intégration politique et militaire du FPR au Rwanda avec la mise en place d’un gouvernement et d’une assemblée de transition en attendant une stabilisation définitive. Un bataillon du FPR est autorisé à s’installer dans la capitale en décembre 1993, alors que la force française se retire à l’exception quelques rares conseillers dans le cadre de la coopération. C’est désormais la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (MINUAR) qui est le garant international de l’application des accords et de la sécurité du pays.  

On se félicite alors beaucoup à Paris de la réussite de la méthode française, où sans engagement militaire direct et sans aucune perte au combat, on est parvenu à la fois à imposer la paix et la démocratisation du pays. Tout semble aller pour le mieux. Paul Kagamé, dirigeant du FPR, écrit même une lettre de remerciement au président Mitterrand. C’est en réalité un leurre. Ni le régime ni le FPR ne veulent à terme partager le pouvoir. Nous avons simplement gelé un affrontement, et une fois les soldats français partis, la réalité des rapports de forces reprend immédiatement le dessus et dans un contexte qui s’est radicalisé. Pendant que les forces françaises quittaient le territoire, mais que l’Élysée conservait un œil bienveillant et myope pour le régime de Kigali, certains partis politiques locaux nouvellement créés avec leurs milices se sont lancés dans une surenchère nationaliste sur fond de paranoïa ethnique largement alimentée par le spectacle terrible du Burundi voisin.

À suivre.


Hercule empoisonné - Une toute petite histoire militaire de la France en Afrique subsaharienne 1. Le temps des guépards (1960-1980)

Alors que les autres anciennes puissances coloniales se désengagent militairement de l’Afrique au moment des indépendances, la France y reste très présente par l’intermédiaire d’une série d’accords de défense bilatéraux. Ce que le président ivoirien Houphouët-Boigny a baptisé la «Françafrique» est alors clairement une forme de protectorat parfaitement consenti par certains gouvernements d’anciennes colonies, dont un noyau dur d’Etats, Sénégal, Côte d’Ivoire, Gabon et Djibouti (indépendante en 1977) et certains plus fluctuants comme le Cameroun ou Madagascar, alors que d’autres comme la Guinée ou le Mali, sont très hostiles et se tournent plutôt vers l’Union soviétique.

Pour ces États, l’alliance militaire française, c’est l’assurance de la défense contre les menaces étrangères et surtout un soutien à la stabilité intérieure, en clair la protection du pouvoir. Pour la France, c’est alors un surplus d’audience sur la scène internationale et l’assurance d’un soutien de plusieurs nations aux Nations-Unis. C’est aussi secondairement la possibilité de protéger la route du pétrole du Moyen-Orient et de disposer de l’exclusivité de certains produits stratégiques, en particulier ceux nécessaires à l’industrie nucléaire et à la force de dissuasion en phase de réalisation.

Cet accord très particulier entre ancien colonisateur et nouveaux Etats indépendants, reposant avant tout sur une présence militaire, s’est révélé à l’usage un piège mutuel. Par une sorte de malédiction, la force militaire française reste désespérément la plus efficace dans la région mais chaque appel à elle, quel que soit sa forme et son succès, suscite mécaniquement la critique.

Le temps des guépards

Au moment des indépendances, deux options étaient possibles pour assurer les accords de Défense. La première consistait à intervenir directement depuis la France, mais les capacités aériennes de transport lourd manquent alors cruellement (et toujours) pour pouvoir faire quelque chose à la fois important et rapide et on n’est pas du tout sûr par ailleurs d’avoir l’autorisation de survoler les pays d’Afrique du Nord. On privilégie donc très vite l’idée de maintenir des bases permanentes en Afrique, malgré leur visibilité au cœur de nations jalouses de leur indépendance.

Deuxième problème très concret : De Gaulle se méfie des troupes professionnelles, dont certaines se sont mutinées en Algérie, mais dans le même temps on ne veut toujours pas engager de conscrits en Afrique subsaharienne depuis le désastre de Madagascar en 1895. On trouve une solution en imaginant les volontaires service long outre-mer (VSLOM), des appelés effectuant quelques mois supplémentaires au-delà de la durée légale. Les VSL arment les bases, qui forment aussi des dépôts d’équipements un peu lourds. Ils règleront les problèmes simples et on fera appel à des compagnies légères professionnelles en alerte guépard en France ou, alors, au Cameroun, qui viendront en quelques heures par avions.

Tout cet ensemble ne sert d’abord que de force de « contre-coup d’État » pour aider, dès août 1960 à Dakar, les chefs d’État menacés par un putsch. La présence visible des soldats français suffit généralement à calmer les ambitions. La première opération violente, avec plusieurs dizaines de morts dont deux soldats français, survient en février 1964 lorsqu’il faut libérer le président gabonais M’Ba pris en otage. Ces interventions ne sont pas non plus systématiques. De 1963 à 1968, la France, toujours sollicitée, ne bouge pas alors qu’elle assiste à 15 coups d’État. Par la suite, elle interviendra même de moins en moins dans cette mission qui nous déplaît. On clôt cette période à la fin des années 1990, notamment en octobre 1995 aux Comores, pour mettre fin à la tentative de coup d’état du mercenaire Bob Denard associé à des putschistes locaux, ou encore en 1997-1998 à Bangui pour faire face aux multiples mutineries. A partir du Conseil de Défense du 3 mars 1998, on laisse à d’autres le marché de la protection des pouvoirs contre leur propre armée.

Le premier imprévu au modèle françafricain survient en 1968 d’abord puis surtout fin 1969 lorsque le gouvernement tchadien doit faire face, non pas à une tentative de putsch mais une grande rébellion armée. C’est très embêtant car c’est typiquement le type de guerre que l’on ne veut pas faire quelques années après la guerre d’Algérie, mais on s’aperçoit aussi que l’on est le seul « pompier de la ville ». Personne d’autre n’est militairement capable de régler le problème. On s’y résout donc et on réunit sur place tout ce que l’on a de troupes professionnelles, à peine plus de 2 000 hommes. Cela réussit plutôt bien par une stratégie de présence permanente sur le territoire. On ne détruit pas la rébellion Front de libération nationale (Frolinat) mais on l’affaiblit suffisamment pour sécuriser tout le centre et sud du pays, tandis que le nord (BET) reste incontrôlable (opération Bison). Au bout de trois ans, alors que le succès militaire est au rendez-vous et que nous avons eu 39 soldats tués, les Tchadiens nous rappellent que nous sommes les anciens colonisateurs. D’un commun accord nous mettons fin à l’opération. En 1975, dans un nouveau sursaut nationaliste, le nouveau pouvoir à N’Djamena, issu d’un coup de force que nous n’avons pas empêché, exige le départ des dernières troupes françaises.

Avec des institutions aussi centralisées et hors de tout véritable contrôle parlementaire, la décision d’engagement des forces françaises et la forme de cet engagement dépendent beaucoup de la personnalité du président de la République. Comme Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing n’est initialement pas très interventionniste. Le contexte international l’y contraint. La fin des années 1970 est une époque de troubles dans le monde entier. Les États-Unis post-guerre du Vietnam sont en retrait alors qu’inversement l’Union soviétique se déploie, en Afghanistan d’abord, mais aussi rapidement en Afrique avec l’aide des Cubains et des Européens de l’Est. La France est alors une des rares puissances occidentales qui ait la volonté de combattre et les moyens de le faire, avec l’aide discrète américaine pour le transport aérien. Elle le fait sur un laps de temps très court, de 1977 à 1979, et avec succès. C’est ce que l’amiral Labouérie appelle le temps de la foudroyance et qui constitue pendant longtemps un « âge d’or » de l’intervention « à la française ».

Cela commence en Mauritanie. Le Sahel n’est pas du tout une zone d’influence française, en partie du fait de la proximité de l’Algérie hostile et de l’influence soviétique, mais la question du Sahara occidental ex-espagnol change un peu la donne. Le gouvernement mauritanien attaqué sur son sol par les colonnes du Front Polisario basé en Algérie, fait appel fin 1977 à la France. On accepte de l’aider mais sans troupe sur place. L’opération Lamantin consiste en fait à protéger le train évacuant le minerai de fer de Zouerate vers le port de Nouadhibou, en le surveillant depuis le ciel et le sol par un petit élément discret, puis en frappant les colonnes du Polisario qui viennent l’attaquer avec la dizaine de Jaguar basée à Dakar à 1500 km de la zone d’action. Le seul vrai problème est la centralisation du commandement qui impose l’autorisation présidentielle française pour chaque frappe. Cela fera échouer un raid, mais trois autres en décembre 1977 et mai 1978 détruisent autant de colonnes du Polisario. Ces coups conduisent à la fin des attaques, mais pas à la fin de la guerre. La chute du président mauritanien Moktar Ould Daddah en juillet 1978 à la suite d’un coup d’État militaire entraine la fin des revendications du pays sur le Sahara occidental et du même coup la fin de la guerre contre le Polisario.

Lamantin n’est pas encore terminée que se déclenche une nouvelle crise, dans la province du Katanga, ou Shaba, au sud du Zaïre (ex-­Congo belge). Après l’échec d’une première tentative en 1963, soutenu par des mercenaires, les partisans de l’indépendance de la province s’étaient réfugiés en Angola où ils ont formé le Front national de libération du Congo (FNLC). Les « Tigres katangais » du FLNC, soutenus par les Soviétiques et les Cubains, tentent une première incursion en avril 1977. Dans un contexte plus large où le Zaïre est allié à la France dans la lutte clandestine contre les mouvements prosoviétiques en Angola, le président Joseph Désiré Mobutu appelle à l’aide le président Giscard d’Estaing. Celui-ci répond d’abord timidement par une aide matérielle avec un pont aérien du 6 au 17 avril avec 13 avions de transport pour aider au transport de troupes dans le sud. Cela suffit alors. Le FNLC revient en mai 1978 beaucoup plus fort avec 3 000 combattants. La troupe s’empare de Kolwezi, une ville de 100 000 habitants, dont 3 000 Européens, et point clé du Shaba. Les exactions contre la population et notamment les Européens poussent cette fois le président français à intervenir directement au combat alors que les Belges penchent pour une simple évacuation des ressortissants. Le 19 et le 20 mai 1978, 700 soldats français sont largués directement sur Kolwezi. Au prix de cinq légionnaires tués, le FLNC est écrasé, chassé de la ville, et se replie en Angola. C’est le début d’une présence militaire française importante au Zaïre jusqu’au renversement de Mobutu.

Entre temps, la guerre a repris au Tchad où le Frolinat renforcé par l’aide libyenne lance une offensive vers N’Djamena. Le même gouvernement tchadien qui nous avait demandé de partir en 1975 nous appelle au secours trois ans plus tard.  Nous intervenons, avec quatre groupements tactiques interarmes (GTIA), c’est-à-dire des bataillons de plusieurs centaines d’hommes formés d’unités de régiments professionnels différents, infanterie, cavalerie et artillerie, et la force de frappe des Jaguar revenue de Dakar. L’ensemble représente au maximum 3 200 soldats français. D’avril 1978 à mars 1979, cette opération, baptisée Tacaud, est l’occasion de cinq combats importants de la dimension de celui de Kolwezi, tous gagnés de la même façon par les soldats français. On ne parvient pas cependant à traduire ces succès tactiques en effets stratégiques, en grande partie parce que la situation politique nous échappe. Un peu sous la pression de la communauté internationale et de l’opposition politique française, où on voit d’un très mauvais œil cette intervention qualifiée forcément de « néocoloniale », on se rallie à une « solution négociée ». Les forces françaises et pour la première fois une force interafricaine, sont placées en situation neutre et donc impuissantes à l’imbroglio tchadien. Plusieurs gouvernements tchadiens sont constitués entre les différentes factions en lutte mais se défont rapidement.

C’est de N’Djamena qu’en septembre 1979 décollent les unités des opérations Caban et Barracuda, 500 hommes au total, en direction de Bangui où l’empereur Bokassa 1er que l’on soupçonne de se tourner avec l’Union soviétique est rejeté par la population et les pays voisins pour ses frasques et ses exactions. La ligne de la France est normalement de privilégier la stabilité des Etats, mais cette fois Valéry Giscard d’Estaing, lui-même accusé à tort de corruption avec Jean-Bedel Bokassa, accepte de renverser ce dernier et de le remplacer par son opposant David Dacko. Du 20 au 23 septembre, les forces françaises s’emparent sans combat de l’aéroport de Bangui M’Poko, puis de tous les points clés de la ville. Barracuda fait place juin 1981 aux Eléments français d’assistance opérationnelle (EFAO), qui servent pour longtemps de réserve pour toute l’Afrique centrale.

Sous la pression de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) et à la demande du gouvernement tchadien du moment, la France retire ses forces du Tchad à la fin du mois d’avril 1980 tandis que le pays bascule dans le chaos. Les forces françaises engagées se sont révélées tactiquement excellentes, mais contraintes à une pure posture défensive voire à de l’interposition, cette excellence n’a pour la première fois servi à rien. Dix-huit soldats français sont tombés, et cinq avions Jaguar ont été détruits, pour des effets stratégiques nuls.

Avec Tacaud s’achève piteusement le temps des « guépards », du nom du dispositif d’alerte des forces d’intervention terrestres françaises. En incluant l’intervention de dégagement de la base de Bizerte en juillet 1961, plus de cent soldats français sont morts en moins de vingt ans pour plus de 5 000 combattants ennemis au cours de dizaines de combats dont sept engageant au moins un GTIA ainsi que six grands raids aériens autonomes. S’il n’y a jamais eu de défaite sur le terrain, il y a eu des échecs partiels comme à Salal, en 1978, des surprises comme l’embuscade de Bedo au Tchad en 1970 et des coups dans le vide comme les trois phases de l’opération Bison au nord du Tchad en 1970 mais surtout beaucoup de victoires. Ces victoires ont permis d’obtenir des résultats opérationnels : l’armée tunisienne a été repoussée en 1961, le président de la république gabonaise libérée, la 1ère armée du Frolinat neutralisée, le Polisario stoppé, le FNLC vaincu et repoussé du Zaïre. Seule la 2e armée du Frolinat dans le BET n’a pas été vaincue mais simplement contenue.

Ce sont des résultats assez remarquables, mais qui ont atteint leur point culminant en 1979. Comme Superman face à la kryptonite, les forces armées françaises en Afrique sont invincibles sauf face à deux éléments qui n’effraient pas les soldats mais l’échelon politique à Paris. Le premier est la sempiternelle accusation de néo-colonialisme dès qu’un soldat français combat en Afrique, que cette accusation soit locale, surtout lorsque la présence française se perpétue au milieu des problèmes, ou en France même. Le second est la peur des pertes humaines, françaises au moins, et la croyance que cela trouble l’opinion publique. Ces deux kryptonites ont commencé à agir dès le début des interventions françaises, mais elles prennent une ampleur croissante à la fin des années 1970. Les opérations extérieures françaises sont alors très critiquées par l’opposition de gauche comme autant d’ingérences militaristes et néocoloniales, qu’il s’agisse de soutenir des dictateurs ou au contraire de les renverser comme Bokassa. Et pourtant on va continuer.

A suivre.


Point de situation : 1. Électrons, drones et saboteurs

Si on connaissait le score des matchs à l’avance, il n’y aurait strictement aucun intérêt à les jouer. Il en est de même pour les batailles et même encore moins, car on y meurt. Sauf à constater un rapport de forces initial écrasant en faveur d’un camp au départ d’une opération militaire, il n’est pas possible de prédire ce qui va se passer ensuite, ne serait-ce que parce que les moyens engagés sont énormes et que les interactions entre les différentes forces amies et ennemies relèvent rapidement du problème à trois corps de la science complexe. Décréter dès maintenant le succès de l’échec final d’une opération en cours est donc comme décider qu’une équipe a gagné ou perdu à 30 minutes de la fin du match alors que le score est toujours nul et qu’il n’y a pas de domination outrageuse d’un camp.

Et bien évidemment ces opérations-matchs, sanglantes, ne sont-elles même que des affrontements isolés dans le cadre d’une confrontation-compétition de longue haleine, ce qui implique une réflexion en trois étages, qui forment aussi trois niveaux d’incertitude : la stratégie pour gagner la compétition, l’art opérationnel pour gagner les matchs de différente nature, la tactique pour gagner les actions à l’intérieur des matchs. Ces opérations-matchs, il y en a plusieurs et de nature différente en cours dans la guerre russo-ukrainienne et on assiste donc aussi à beaucoup d’indécisions, au sens de sort hésitant et non de manque de volonté. Faisons-en rapidement le tour, en se concentrant aujourd’hui, pour respecter un format de fiche à 3 pages, seulement sur les « opérations de coups ».

J’avais utilisé initialement l’expression « guerre de corsaires » pour désigner les opérations en profondeur. C’était une expression du général Navarre, commandant le corps expéditionnaire français dans la guerre en Indochine, pour désigner le mode opératoire qu’il souhaitait initialement appliquer contre le corps de bataille Viet-Minh à base de guérilla, de frappes aériennes, d’opérations aéroportées et de camps temporaires. L’idée était bonne mais l’application fut déficiente. Le principe général est de donner de multiples petits « coups » : raids au sol, frappes aériennes ou navales, sabotages, etc. afin d’affaiblir l’ennemi. On peut espérer que cet affaiblissement suffise par cumul à faire émerger un effet stratégique, une reddition par exemple - ce qui arrive rarement - ou une neutralisation de l’ennemi, réduit à une menace résiduelle. Le plus souvent cependant cet affaiblissement est surtout destiné à faciliter les opérations de conquête, l’autre grand mode opératoire où on cherche à occuper le terrain et disloquer le dispositif ennemi.

Les opérations de coups relèvent d’abord des forces des espaces communs, la marine, l’armée de l’Air, la cyber-force, et des Forces spéciales, de manière autonome ou parfois combinée.

Passons rapidement sur les cyber-opérations, non parce que ce n’est pas intéressant mais parce qu’il y a peu d’éléments ouverts sur cette dimension, dont on avait fait grand cas avant-guerre et dont on est obligé de constater que cela n’a pas eu les effets spectaculaires attendus. Peut-être que ce n’est plus un « océan bleu », une zone vierge dans laquelle les possibilités sont considérables, mais un océan très rouge occupé maintenant depuis longtemps, car l’affrontement n’y connaît ni temps de paix ni temps de guerre, et où les parades ont désormais beaucoup réduit l’efficacité initiale des attaques. Peut-être aussi que cet espace n’est simplement pas vu, et donc abusivement négligé par les commentateurs comme moi, d’autant plus quand ce n’est pas leur domaine de compétences. On pressent néanmoins qu’il y a là un champ où les Ukrainiens, avec l’aide occidentale qui peut s’exercer à plein puisqu’elle y est peu visible, peuvent avoir un avantage et donner des coups importants aux réseaux russes.

Le champ aérien est beaucoup plus visible. On peut y distinguer le développement d’une opération ukrainienne spécifique anti-cités, que l’on baptisera « opération Moscou » car la capitale en constitue la cible principale. Sa première particularité est de n’être effectuée, désormais presque quotidiennement, qu’avec des drones aériens à longue portée made in Ukraine, les alliés occidentaux interdisant aux Ukrainiens d’utiliser leurs armes pour frapper le sol russe. Des drones donc, et pour rappel entre trois types de campagnes aériennes utilisant uniquement avions, missiles et drones, la diminution de puissance projetée est quasiment logarithmique. Autrement dit, avec les seuls drones on fait très peu de dégâts. Un seul avion Su-30SM russe peut porter la charge utile de 400 drones ukrainiens Beaver, avec cette particularité qu’il pourra le faire plusieurs fois.

Qu’à cela ne tienne, l’opération Moscou introduit des nuisances – la paralysie des aéroports par exemple – mais fait peu de dégâts et c’est tant mieux puisque cette opération a un but psychologique. Elle satisfait le besoin de réciprocité, sinon de représailles et vengeance, de la population ukrainienne frappée par les missiles russes depuis le premier jour de guerre, et vise également à stresser la population russe, notamment celle de la Russie préservée, urbaine et bourgeoise de Moscovie, en faisant entrer la guerre chez elle.

Sa deuxième particularité est qu’elle est peut-être la première campagne aérienne « non violente » de l’histoire, hormis les bombardements de tracts de la drôle de guerre en 1939-1940, puisqu’il y une volonté claire de ne pas faire de victimes en frappant de nuit des objectifs symboliques (bureaux de ministères ou d’affaires en particulier, voire le Kremlin) vides. Cela le mérite aussi de satisfaire le troisième public : le reste du monde et en particulier l’opinion publique des pays alliés de l’Ukraine qui accepterait mal que celle-ci frappe sciemment la population des villes russes. Il n’est pas sûr que les Ukrainiens y parviennent toujours. Il y a déjà eu des blessés par ces attaques de drones et on n’est statistiquement pas à l’abri d’une bavure qui ferait des morts. Cela aurait pour effet à la fois d’écorner l’image de la cause ukrainienne – et cette image est essentielle pour le maintien ou non du soutien occidental – et de provoquer une réaction anti-ukrainienne de cette population russe que l’on présente surtout comme apathique.

Toutes ces attaques par ailleurs sont autant de défis à la défense aérienne russe qui peut se targuer de petites victoires et de protéger la population lorsqu’elle abat des drones mais se trouve aussi souvent prise en défaut. Dans tous les cas, elle est obligée de consacrer plus de ressources à la défense des villes et donc moins sur le front, et cette présence physique dans les villes contribue encore à faire « entrer la guerre » dans la tête des civils russes, un des buts recherchés par les Ukrainiens.

En bon militaire, je préfère les actions anti-forces aux actions anti-cités et l’opération Bases consistant à attaquer les bases aériennes russes dans la profondeur me paraît beaucoup plus utile que de détruire des bureaux d’affaires. Sur 85 avions et 103 hélicoptères russes identifiés comme détruits ou endommagés par Oryx, respectivement 14 et 25 l’ont été, au minimum, dans les bases. Ces attaques ont surtout eu lieu dans les territoires occupés, dont la Crimée, mais aussi en Russie, près de Rostov le 26 février et le 1er mars avec deux missiles OTR-21 Tochka. Le 30 octobre, c’est un sabotage au sol qui détruit ou endommage dix hélicoptères dans la région d'Ostrov très près de la Lettonie. En septembre 2022, ce sont deux bombardiers qui sont touchés (un Tu-95 et un Tu-22) lors de deux attaques au drone Tu-141 semble-t-il (des vieux drones de reconnaissance à longue portée modifiés) et plus récemment le 19 août près de Novgorod (un Tu-22) de manière plus mystérieuse. On peut rattacher à cette opération, le raid d’hélicoptères Mi-24 du 31 mars 2022 sur un dépôt de carburant à Belgorod, l’attaque aux drones de la raffinerie de Novochakhtinsk le 22 juin 2022. Toute cette campagne anti-forces en profondeur n’est encore qu’une série de coups d’épingle, mais ce sont les coups d’épingle les plus rentables qui soient.

Les Ukrainiens ont tout intérêt à développer encore cette campagne en profondeur avec une force de sabotage, autrement dit clandestine. C’est plus difficile à organiser que des frappes aériennes mais les effets sont peut-être plus forts. Comme les alunissages, la présence d’humains provoque plus d’impact psychologique dans les opérations militaires que celle de simples sondes et machines. Savoir que des hommes ont pénétré, violé presque, l’espace national en l’air et plus encore au sol pour y provoquer des dégâts provoque plus de choc que si les mêmes dégâts avaient été faits par des drones. Si en plus on ne sait pas qui a effectué ces actions et c’est la paranoïa qui se développe, dans la société et le pouvoir russes plus qu’ailleurs. Les Ukrainiens ont tout intérêt surtout à développer encore leur force de frappe à longue portée au-delà des drones, qui apportent surtout le nombre, avec des missiles à portée de plusieurs centaines de kilomètres. C’est ce qu’ils sont en train de faire avec plusieurs projets qu’il ne s’agit pas simplement d’inventer mais surtout de produire en masse. S’ils y parviennent, la campagne de frappes en profondeur prendra une tout autre dimension, qu’elle soit anti-cités avec les risques évoqués ou préférentiellement anti-forces. Peut-être par ailleurs qu’à partir d’un certain seuil, disons si tous les jours le sol russe est attaqué par des drones, missiles ou commandos, l’interdiction d’emploi des armes occidentales n’aura plus de sens et que les Ukrainiens pourront aussi les utiliser, ce qui augmentera les capacités d’un coup.

Si la capacité ukrainienne d’agir dans la profondeur russe n’a cessé d’augmenter, celle de la Russie en Ukraine n’a cessé au contraire de se réduire. Entre une puissante force aérienne, un arsenal imposant de missiles et une dizaine de brigades de forces spéciales, on pouvait imaginer l’Ukraine ravagée dans toute sa profondeur dès le début de la guerre.

L’emploi de tous ces moyens n’a duré en fait que quelques semaines et à un niveau très inférieur à quoi on pouvait s’attendre, la faute à une doctrine incertaine en la matière et surtout à une défense aérienne ukrainienne solide. Les Russes ont donc descendu très vite l’échelle logarithmique de la puissance projetée, en commençant par réduire l’activité de leurs aéronefs pilotés au-dessus du territoire ukrainien pour les consacrer à la ligne de front, puis en réduisant rapidement la cadence de tir de missiles modernes, en leur substituant ensuite de plus en plus d’autres types de missiles aussi dévastateurs mais de moindre précision et souvent de moindre portée, et enfin en utilisant de plus en plus à la place des drones Shahed et des lance-roquettes multiples pour les villes à portée de tir.

Le tonnage d’explosif lancé par les Russes n’a cessé de se réduire, tout en se concentrant sur les villes assez proches de la ligne de front et en faisant quasiment tout autant de victimes civiles par moindre précision. On ne voit d’ailleurs plus désormais de ligne directrice dans ces frappes hormis le besoin de répondre par des représailles aux coups ukrainiens. C’est d’autant plus absurde que cela contribue à dégrader l’image russe, ce dont ils semblent se moquer à part que cela joue sur le soutien de l’opinion publique occidentale à l’Ukraine, une donnée stratégique pour eux. Bien entendu, cela ne diminue en rien la détermination ukrainienne, bien au contraire.

La campagne aérienne en profondeur russe pourrait être relancée par une production accrue de missiles et/ou leur importation cachée auprès de pays alliés, mais surtout par l’affaiblissement soudain de la défense aérienne ukrainienne en grande tension de munitions. Une défense aérienne sans munitions et ce sont les escadres de chasseurs-bombardiers russes qui pourraient pénétrer dans le territoire ukrainien et faire remonter d’un coup le logarithme de la puissance. Un des intérêts des avions F-16, qui sont avant tout des batteries air-air volantes à 150 km de portée, est de pouvoir contribuer à empêcher cela.

Un des mystères de cette guerre est l’emploi étonnant des Forces spéciales par les Russes. Le ministère de la Défense russe avait pris soin de constituer une solide armée. Chaque service de renseignement russe, FSB, SVR, GRU, dispose de ses Spetsnaz (spetsialnoe naznachenie, emploi spécial). Les deux unités du FSB, Alfa and Vympel, totalisent peut-être 500 hommes. Zaslon, l’unité du SVR à vocation internationale en représente peut-être 300. Le gros des forces est évidemment constitué par les sept brigades Spetsnaz à 1 500 hommes du GRU, le plus souvent rattachés à des armées, et les bataillons à 500 hommes affectés à chacune des flottes, soit avec le soutien peut-être 12 000 hommes. Les troupes d’assaut aérien (VDV) ont également formé un régiment puis une brigade spéciale, la 45e, enfin, un commandement des opérations spéciales (KSO) de peut-être 1500 hommes, a été rattaché directement au chef d’état-major des armées, à la grande colère du GRU. Bref, il y avait là, avec l’appui des VDV, de quoi constituer une force de sabotage dans la grande profondeur, ou même de guérilla, par exemple le long de la frontière polonaise en s’appuyant sur la base biélorusse de Brest.

Il n’en a rien été, la défense aérienne ukrainienne empêchant les opérations héliportées et la défense territoriale ou les forces de police ukrainiennes maillant bien le terrain. Les Forces spéciales, 45e brigade et brigades GRU ont d’abord été utilisées en avant, clandestinement ou non, des opérations terrestres, puis de plus en plus en remplacement d’une infanterie de l’armée de Terre totalement déficiente. Une 22e brigade Spetsnaz très réduite et ce qui reste de la 45e brigade sont ainsi actuellement en train de combattre en première ligne devant Robotyne. Des occasions ont très certainement été gâchées en la matière par les Russes et on ne voit pas comment ils pourraient y remédier. Sans doute y songent-ils mais on n’improvise pas une force d’action en profondeur.

Au bilan et il faut le rappeler, les opérations en profondeur apportent rarement seules des effets stratégiques, mais elles contribuent à l’affaiblissement de l’ennemi à condition de ne pas coûter plus cher qu’elles ne « produisent ». À ce titre, les opérations russes ne produisent plus grand-chose, à part des morts et des blessés et des destructions de cathédrale, ou tout ou plus un affaiblissement économique en s’attaquant par exemple aux infrastructures de commerce de céréales. Dans un croisement des courbes stratégiques, selon l’expression de Svetchine, les Ukrainiens montent au contraire en puissance, mais les effets matériels restent minimes au regard de ce qui se passe sur le front et il s’agit surtout d’effets psychologiques, assez flous mais pourtant certains. En 2024, il en sera sans doute autrement.

La prochaine fois on parlera de guérilla d’État terrestre ou navale.

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Neuf mois et après

Dans la guerre moderne, le succès d’une opération de conquête se mesure aux grandes villes dans lesquelles on plante des drapeaux. Or, qu’il s’agisse de l’offensive d’hiver russe ou de l’offensive d’été ukrainienne, nul nom de ville n’est apparu dans le paysage stratégique depuis la libération de Kherson en novembre dernier à l’exception de Bakhmut, une ville de la taille d’Asnières-sur-Seine prise après dix mois de lutte. On ne parle plus en réalité que de villages, voire de lieux-dits ou de points hauts, en considérant que leur prise ou leur défense constitue des victoires. À l’horizon microtactique, celui des hommes sous le feu aux émotions exacerbées par la présence de la mort, cela est vrai. Une rue défendue pendant des jours peut y constituer l’évènement d’une vie. À l’échelon stratégique, celui des nations en guerre, un village ne peut pas en revanche être considéré en soi comme une victoire.

Bras de fer

On peut donc se féliciter de la prise par les Ukrainiens du village d’Urozhaine dans le secteur de Velika Novosilka ainsi que sans doute de celle prochaine de Robotyne dans le secteur d’Orikhiv, mais ce ne sont toujours pas des victoires stratégiques. Les forces ukrainiennes sont toujours dans la zone de couverture d’un dispositif de défense russe qui reste solide. On reste donc toujours très en dessous de la norme de 50 km2/jour qui, assez grossièrement, indique si on est en train de réussir ou non l’opération offensive selon le critère terrain. Ajoutons que dans les opérations ukrainiennes périphériques : l’encerclement de Bakhmut, la guérilla dans la région de Belgorod ou les coups de main sur la rive est du Dniepr dans la région de Kherson, les choses évoluent également peu. La progression autour de Bakhmut semble même arrêtée par la défense russe sur place, mais aussi peut-être par la nécessité ukrainienne de renforcer la zone de Koupiansk à Kerminna où les 6e, 20e et 41e armées russes, renforcées du 2e corps d’armée LNR, exercent une forte pression avec même une petite progression en direction de Koupiansk. Dans les faits, le transfert de forces du secteur de Bakhmut vers les secteurs menacés plus au nord semble être le seul vrai résultat obtenu par l’opération de revers russe. Comme on ne voit pas comment l’armée russe serait montée en gamme d’un coup, on ne voit pas non plus comment elle obtiendrait maintenant ce grand succès offensif qui lui échappe depuis juillet 2022.

On reste donc sur un bras de fer où les mains des deux adversaires bougent peu, mais ce qui importe dans un bras de fer n’est pas visible. À ce stade, l’hypothèse optimiste pour les Ukrainiens est que les muscles russes perdent leur force plus vite que les leurs et les choses basculent d’un coup. Or, les chiffres de pertes matérielles constatées de manière neutre (Oryx et War Spotter) ne donnent toujours pas une image claire d’un camp qui l’importerait nettement selon le critère des pertes.

Premier combat, celui des unités de mêlée : du 7 juin au 15 août, on constate que les Russes ont eu 10 véhicules de combat majeurs (tanks + AFC + IFV + ACP) russes perdus ou endommagés chaque jour, contre 4 à 5 pour les Ukrainiens. Ce qu’il faut retenir c’est que les Ukrainiens perdent chaque jour l’équivalent d’un bataillon de mêlée (chars de bataille-infanterie) sur les 400 dont ils disposent pour conquérir 7 km2. Les Russes perdent sans doute également un bataillon chaque jour mais plus gros que celui des Ukrainiens. La tendance depuis deux semaines est plus favorable aux Ukrainiens, mais sans que cela puisse être considéré comme un écart décisif.

Deuxième combat, celui de la puissance de feu : avec 231 pièces russes détruites ou endommagées, on est dans un rapport de 2,3 pièces par jour depuis le 8 mai, en baisse donc depuis le pointage il y a deux semaines (2,6), pour 0,7 pièce ukrainienne. La bataille de la contre-batterie semble nettement à l’avantage des Ukrainiens et plutôt plus qu’il y a deux semaines, mais l’intensité des feux russes semble finalement peu affectée selon le site Lookerstudio, très favorable aux Ukrainiens, puisque le nombre moyen de tirs quotidiens ne diminue pas, au moins dans la catégorie des lance-roquettes multiples. Il en est de même pour les frappes aériennes russes et les attaques d’hélicoptères, toujours aussi redoutables.

En dehors des quelques images spectaculaires de frappes dans la profondeur, qui perturbent incontestablement les réseaux logistiques (carburant et obus) et les réseaux de commandement, il n’y a pas d’indice flagrant d’une diminution rapide de la puissance de feu russe. L’introduction d’obus à sous-munitions américains, déjà utilisés semble-t-il, pour la prise d’Urozhaine par les brigades d’infanterie de marine ukrainiennes, peut peut-être changer un peu la donne s’ils arrivent en masse, mais il en est de même si les Russes parviennent à compenser la « famine d’obus » par des aides extérieures.

Depuis février 2022, les opérations offensives d’un camp ou de l’autre n’ont jamais duré plus de quatre mois, et en étant larges, du fait de l’usure des hommes, des machines et des ressources logistiques, mais aussi de la météo et surtout de la réaction de l’ennemi en défense. On peut grossièrement estimer qu’il reste un mois et demi pour que l’hypothèse du bras de fer gagnant, ou de la « percée de la digue » selon l’expression de Guillaume Ancel, se réalise. Plus le temps passe et plus sa probabilité d’occurrence au profit de l’hypothèse du bras de fer diminue.

Ajoutons que plus le temps passe et plus l’ampleur de la victoire éventuelle après une percée ou une pression forte sera également faible. Avant l’opération offensive ukrainienne, on évoquait Mélitopol ou Berdiansk comme objectifs dont l’atteinte pourrait être considérée comme des victoires stratégiques. Plus le temps passe, et plus on a tendance à considérer la prise de Tokmak sur l’axe d’Orikhiv ou celle de Bilmak sur l’axe de Veliky Novosilky comme des victoires de substitution, avant l’épuisement de l’opération. Mais même ainsi, et en considérant la possibilité éventuelle de relancer une nouvelle opération à l’automne-hiver, on serait encore très loin de l’objectif de libération totale du territoire ukrainien.

Et après

Si l’hypothèse du bras de fer permanent se confirme, c’est-à-dire qu’il s’avère impossible avec les moyens disponibles de bouger significativement le front, alors il faudra admettre que perdre un bataillon pour libérer 7 km2 n’est pas viable. On n’est pas obligé d’attaquer partout et tout le temps, si cela ne sert pas à grand-chose pour très cher. Le général Pétain a pris le commandement des forces françaises en mai 1917 après l’échec de la grande offensive organisée par Nivelle contre la ligne Hindenburg. Son premier réflexe a été de tout arrêter et d’édicter une série de directives non plus pour organiser une nième grande percée décisive, mais pour transformer l’armée française afin qu’elle puisse enfin gagner la guerre, non pas dans l’année comme tout le monde pressait les chefs militaires jusque-là, mais un an voire deux plus tard. Sa Directive n°1, qui exprimait sa vision générale, a été résumée par la formule « J’attends les Américains et les chars ».  Ce n’était pas évident tant la perspective d’avoir à mener une guerre longue pouvait effrayer une nation en souffrance depuis des années et une armée dont la moitié des divisions venait de se mettre en grève, mais il n’y avait pas d’autre solution et cela s’est avéré gagnant.

On suppose que le comité de guerre ukrainien a déjà sa Directive n°1 en cas d’échec de l’offensive actuelle. Il s’agirait de remplacer un temps les opérations offensives par une posture défensive générale et des « coups » afin de continuer à avoir des victoires afin de maintenir le moral des troupes, de la nation et des soutiens extérieurs tout en affaiblissant celui des Russes, avec toujours le secret espoir que ces coups peuvent par cumul faire chuter le régime russe. En 1917, Pétain a organisé ainsi des victoires « à coup sûr » en réunissant des moyens de feux écrasants sur des objectifs limités à Verdun en août et à la Malmaison en octobre et pour le reste a organisé une grande guerre de « commandos » le long du front.

La France y a peu participé mais Britanniques et Allemands se sont aussi engagés à l’époque dans la bataille des espaces communs afin de frapper directement les forces économiques et morales de la nation, avec les raids de bombardiers, de zeppelins ou de pièces d’artillerie géante sur les capitales ou les centres industriels, ou encore par les blocus maritimes. Dans la guerre actuelle, les raids aériens de machines inhabitées, missiles, roquettes et drones, ont encore de beaux jours devant eux. On y constate même un équilibre croissant qui se forme, les Russes ne tirant plus que ce qu’ils produisent en missiles de 1ère catégorie et complétant avec du tout-venant, et les Ukrainiens développant leur propre force de frappe à longue portée. Tout cela n’a pas la masse critique pour obtenir des effets stratégiques par les dégâts causés – il faudrait que les avions de combat puissent être engagés pour cela – mais maintient les esprits, y compris les nôtres, dans la guerre. Il en est sensiblement de même sur les eaux où missiles et drones navals dominent pour l’instant. Il s’y trouve encore beaucoup de coups à donner et de raids amphibies à réaliser. Peut-être verra-t-on aussi les cyberbatailles qui sont plutôt absentes depuis les premiers jours du conflit et à coup sûr, les trolls s’efforceront de convaincre les opinions occidentales qu’il faut cesser d’aider l’Ukraine pour X raisons, la plus hypocrite étant celle de la « paix à tout prix ».

Et derrière cette agitation, il faudra travailler et innover plus que l’ennemi. Dans les six derniers mois de 1917 l’industrie française enfin organisée en « économie de guerre » a produit autant d’équipement militaire que depuis le début de la guerre. L’armée française, qui subit le moins de pertes de toute la guerre en 1917, en profite pour se transformer en armée motorisée, la première du monde. C’est cette mobilité qui a permis ensuite de faire face aux offensives allemandes du printemps 1918 puis de prendre l’initiative à partir de l’été. Je ne sais pas trop en quoi l’armée ukrainienne se transformera, mais il faudra qu’elle le fasse, pour multiplier par trois ou quatre sa puissance de feu opérationnelle et tactique et ses techniques d’assaut. À l’instar de l’opération Tempête en Croatie en août 1995, il sera alors possible, et seulement à ce moment-là, de reprendre soudainement l’offensive et de libérer tout le territoire ukrainien. Vladimir Poutine et ses fidèles tentent de faire croire que le temps joue pour eux, rien n’est plus faux. L’Ukraine et ses alliés Est européens forment la zone du monde qui s’arme et se transforme militairement le plus vite. Quand on se croit une puissance et que l’on veut participer aux affaires du monde comme la France, c’est sans doute là qu’il faut être.

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La guerre d'usure

C’est l’histoire d’une guerre d’usure et cela se passe de mars 1969 jusqu’au mois d’août 1970 de part et d’autre du canal de Suez. S’il y a quelques prémices durant les deux années précédentes, les choses importantes commencent le 9 mars 1969 sur décision de l’Égypte de Nasser. L’objectif pour les Égyptiens est au mieux d’obtenir le repli du Sinaï, occupé depuis la fin de la guerre des Six Jours par les Israéliens, notamment par une ligne de fortins le long du canal (la « ligne Bar Lev »). Au pire, l’Égypte pourra restaurer son image après le désastre de la guerre des Six Jours et préparer le grand assaut sur le Sinaï. Pour les Israéliens, en défensive, il s’agit simplement de tenir la position au moindre coût et de faire renoncer les Égyptiens à leurs attaques.

Guérillas d’État.

La méthode utilisée par les Égyptiens est celle d’une guérilla d’État à grande échelle et permanente contre la ligne Bar Lev. Les Égyptiens veulent ainsi imposer un rythme lent et une usure constante à des Israéliens très supérieurs dans l’art de la manœuvre mais incapables, croit-on, de mobiliser longtemps la nation sur un effort important et beaucoup plus sensibles aux pertes humaines.

Tous les jours ou presque à partir du 9 mars le long de la centaine de de kilomètres de Port-Saïd à Suez, l’artillerie égyptienne lance des milliers d’obus sur la quarantaine de fortins et leurs abords le long de la ligne Bar Lev. En avril, les Égyptiens combinent ces tirs avec des infiltrations de sections d’infanterie légère qui franchissent le canal pour attaquer les fortins, sans espoir de les prendre, et surtout harceler les convois de ravitaillement et les patrouilles. Nulle recherche de conquête de terrain dans tout cela mais simplement le souci d’infliger des pertes aux Israéliens tout en se moquant d’en subir soi-même. Cela réussit. Tsahal perd environ 50 morts et blessés chaque mois dans une société où leurs noms et leurs visages sont dans les journaux quotidiens. La méthode est quantitative, mais il y a l’espoir pour les Égyptiens de pouvoir provoquer aussi de temps en temps des évènements qui infléchiront directement la politique adverse. C’est chose faite le 10 juillet 1969 lorsque les Égyptiens parviennent à tuer sept soldats israéliens et détruire deux chars Centurion lors d’une embuscade. C’est un choc en Israël, mais contrairement aux espoirs égyptiens cela provoque une réaction forte.

Le général Sharon propose une grande opération de franchissement du canal afin de détruire le dispositif militaire égyptien en Afrique, puis d’y établir une tête de pont qu’il sera possible de négocier ensuite contre la paix. Le gouvernement de Golda Meir refuse en considérant les difficultés matérielles d’une telle opération à ce moment-là, son caractère aléatoire - pourquoi les Égyptiens demanderaient-ils la paix ? – et la possibilité que l’URSS, principal allié d’une Égypte considérée de plus en plus comme un membre officieux du Pacte de Varsovie, saisisse l’occasion d’intervenir directement selon la Doctrine Brejnev. Ni Israël, ni les États-Unis, son principal et presque unique soutien, ne veulent de cette escalade alors que les Israéliens sont en train de constituer une force de frappe nucléaire.

Le 19 juillet, le gouvernement israélien décide donc de se contenter d’une contre-guérilla limitée à la région du canal, mais suffisamment violente pour dissuader les Égyptiens de poursuivre le combat. C’est fondamentalement le principe de la riposte disproportionnée censée calmer les ardeurs hostiles et détruire les moyens de nuire, au moins pour un temps.

Pour cela, les Israéliens qui ne disposent pas d’une artillerie aussi puissante que celle des Égyptiens et ne veulent pas renforcer la ligne Bar Lev de troupes de mêlée qui seraient surtout des cibles, disposent de deux atouts pour donner de grands coups depuis l’arrière.  

Tsahal a d’abord la possibilité d’organiser des coups de main spectaculaires : assaut sur la base égyptienne de l’île verte à l’entrée du canal de Suez en juillet 1969, raid d’une compagnie blindée le long de la rive ouest pendant une journée entière (« la guerre des Dix Heures ») en septembre, capture d’un grand radar d’alerte soviétique P-12 en décembre, occupation de l’île Sheduan dans la mer Rouge en janvier 1970. Outre l’intérêt matériel de chacune de ces opérations, celles-ci sont suffisamment audacieuses pour faire la une des journaux et obtenir ainsi des effets psychologiques importants, y compris en provoquant une crise cardiaque chez Nasser. Derrière ces grands coups, les parachutistes mènent aussi des opérations héliportées plus discrètes, mais efficaces, comme les raids d’artillerie consistant à installer des bases de feux temporaires de mortiers jusqu’à 30 km au-delà du canal, ravager une position d’artillerie sol-air ou sol-sol égyptienne et se replier.

Mais l’atout israélien le plus important est la force de frappe aérienne, un capital jusque-là plutôt préservé pour faire face à des conflits de plus haute intensité et de plus d’enjeu, mais qui est contraint désormais de jouer le rôle d’artillerie volante. Pendant cinq mois à partir du 20 juillet 1969, l’aviation israélienne multiplie les raids contre les forces égyptiennes et lance plusieurs milliers de tonnes d’explosifs (sensiblement le même ordre de grandeur que tous les missiles russes lancés sur l’Ukraine) puis du napalm sur un rectangle de 100 km de long et 20 km de large. Les pertes égyptiennes sont très importantes. Le système de défense aérienne est brisé. L’aviation égyptienne, qui s’était essayée aussi à lancer des raids et à contester ceux des Israéliens, a perdu une cinquantaine d’appareils, dont plus de 30 en combat aérien, contre 8-10 israéliens, dont deux ou trois en combat aérien).

Et pourtant, la guérilla égyptienne continue et s’adapte. Au lieu des moyens de frappe – avions d’attaque et obusiers – les plus puissants mais aussi les plus vulnérables, les Égyptiens privilégient désormais l’emploi de centaines de mortiers, trop petits et mobiles pour constituer des cibles faciles à la force de frappe adverse. Mais surtout, ils multiplient les attaques d’une infanterie qui prend de plus en plus d’assurance. Commandos et parachutistes égyptiens mènent à leur tour des raids héliportés dans le Sinaï afin d’organiser des embuscades et surtout de miner les voies de passage. Les Israéliens continuent donc à subir des pertes. Ils déplorent ainsi plus de 160 morts et plusieurs centaines de blessés à la fin de l’année 1969. L’Égypte s’essaie aussi aux opérations spectaculaires. En novembre, deux destroyers mènent un raid de bombardement le long des côtes du Sinaï en toute impunité et des nageurs de combat sabotent des barges dans le port d’Eilat. Ces nageurs rééditeront l’exploit en février 1970.

Floraison

À la fin du mois de décembre, les deux adversaires constatent à leur grand étonnement qu’ils se trouvent toujours au même point. L’usure est un poison lent dont on peine à déterminer à quel moment il pourra, sans certitude d’ailleurs, faire émerger une décision stratégique. D’une manière comme de l’autre, on néglige la capacité d’encaisse de l’autre. Hors des coups-évènements, la souffrance quotidienne à absorber est finalement faible à l’échelle d’une nation et tant que le sacrifice du lendemain – marginal au sens économique - est accompagné de l’espoir qu’il peut servir à quelque chose, on continue. Cela peut durer ainsi des années, jour après jour.

À la fin du mois de décembre 1969, le gouvernement israélien décide d’« escalader pour désescalader » en allant frapper à l’intérieur même du territoire égyptien. Derrière les attaques de cibles militaires, l’objectif est d’atteindre des esprits maintenus à distance de la guerre par la politique de silence du gouvernement et l’évacuation des villes le long du canal. Les Israéliens s’étaient bien essayés à frapper des infrastructures – ponts, petits barrages, centrales - le long du Nil en 1968 et 1969, mais les moyens manquaient pour lancer de grandes charges explosives dans la grande profondeur du territoire. Il fallait, soit héliporter un commando à proximité avec les charges, soit larguer des futs d’explosifs depuis des avions de transport Noratlas, deux méthodes très incertaines, peu réalisables à grande échelle et surtout de faible effet psychologique. Le passage en vitesse supersonique au-dessus du Caire de deux Mirage III le 17 juin 1969 avait finalement eu plus d’effet, en montrant à tous y compris aux journalistes étrangers que l’Égypte n’était pas vraiment protégée.

Et puis surtout, les États-Unis viennent de livrer une trentaine chasseurs-bombardiers F-4E Phantom, capables de larguer 7 tonnes de bombes tout en étant capables de se défendre contre n’importe quoi. Les États-Unis les ont livré pour accroître les moyens israéliens face à l’armée égyptienne sur le canal de Suez et ils sont très mécontents d’apprendre que les Israéliens ont décidé de les utiliser pour frapper sur le Nil.

L’opération Floraison est lancée le 7 janvier. Pendant trois mois, un raid de deux à huit A-4 ou surtout F-4E est organisé en moyenne tous les quatre jours (118 sorties au total et environ 600 tonnes de bombes) sur des objectifs militaires dans la région du delta du Nil et du Caire, où la population peut ainsi constater de visu l’impuissance de son gouvernement et de son armée. On espère ainsi qu’elle poussera son gouvernement à arrêter la guerre pour arrêter ces frappes. On imagine même que Nasser pourrait être renversé et remplacé par quelqu’un de plus conciliant. Cela ne fonctionne pas du tout. Les dégâts militaires sont réels mais pas essentiels et surtout ils n’aboutissent pas à l’érosion du soutien à Nasser, bien au contraire. Lorsque deux frappes accidentelles très meurtrières frappent des civils, dont une école, la population égyptienne réclame surtout vengeance. L’opération Floraison permet en revanche aux Soviétiques et comme le craignait les Américains de justifier une intervention directe.

À la frontière de la guerre ouverte soviéto-israélienne

Cette intervention directe, baptisée opération Caucase, est annoncée le 31 janvier 1970 alors qu’elle est déjà lancée, selon la méthode du « piéton imprudent ». La 18e division de défense aérienne débarque à Alexandrie en février et place tout le monde devant le fait accompli. À partir d’avril, le dispositif – dizaines de batteries de SA-2B et de SA-3, plus modernes, accompagnées d’un millier de canons-mitrailleurs ZSU 23-4 et de centaines de missiles SA-7 portables - est en place le long du Nil. Il y a au printemps 55 bataillons antiaériens (AA) soviétiques en Égypte. Le système d’écoute israélien repère aussi en avril des intercepteurs Mig-21, il y en a alors 70 et leur nombre augmente, dont les pilotes parlent russe. L’ensemble représente 12 000 soldats soviétiques, 19 000 à la fin de l’année, tous en uniformes égyptiens et présentés comme conseillers.

Soucieux d’éviter une confrontation, les Israéliens abandonnent mi-avril 1970 l’opération Floraison, tout en suggérant en échange aux Soviétiques de ne pas s’approcher à moins de 50 kilomètres du canal de Suez. L’effort aérien israélien redouble en revanche dans la région du canal où les combats atteignent un niveau de violence inégalé.

Au mois de juin et alors que des négociations sont en cours pour un cessez-le-feu, les Egypto-Soviétiques entreprennent de déplacer le bouclier de défense aérienne depuis le Nil jusqu’aux abords du canal. Les Égyptiens construisent un échiquier d’une multitude de positions vides qui sont ensuite occupées progressivement et aléatoirement (elles bougent toutes les nuits) par les batteries AA égyptiennes et soviétiques. L’aviation israélienne tente de freiner cette opération, en lançant plusieurs centaines de bombes et bidons de napalm par jour mais y perd cinq appareils. Dans la nuit du 11 au 12 juin, le général Sharon, désormais commandant du Secteur Sud, organise une opération de franchissement du canal par un bataillon entre Port-Saïd et Qantara, mais la tentative tourne court.

Parvenus au contact, les accrochages entre Israéliens et Soviétiques sont de plus en plus fréquents, avec les batteries au sol d’abord puis avec les Mig-21 qui ont également été rapprochés du front. Le 22 juin, on assiste à une première tentative d’interception soviétique. Le 29, les Israéliens organisent en réponse une opération héliportée sur une base aérienne occupée par les Soviétiques. En juillet, les choses s’accélèrent. Le 18, une batterie S-3 soviétique est détruite mais abat un F-4E Phantom. Le 25 juillet, après plusieurs tentatives infructueuses, un Mig-21 parvient à endommager un Skyhawk israélien. Tous ces combats sont cachés au public.

Alors que le cessez-le-feu se profile, le gouvernement israélien accepte l’idée d’infliger une défaite aux Soviétiques. Le 30 juillet, un faux raid israélien attire 16 Mig-21 au-dessus du Sinaï où les attendent 12 Mirage III aux mains des meilleurs pilotes israéliens. C’est le plus grand combat aérien du Moyen-Orient, là encore caché de tous. Cinq Mig-21 sont abattus et un endommagé, pour un Mirage III endommagé. Deux pilotes soviétiques sont tués. Le lendemain et une semaine après Nasser, le gouvernement israélien accepte le cessez-le-feu.

Le plan américain Rogers, à l’origine de ce cessez-le-feu, prévoyait une démilitarisation du canal de Suez d’armes lourdes. Égyptiens et Soviétiques ne le respectent en rien puisqu’au lieu du retrait, ils renforcent encore plus le dispositif de défense sur le canal. Trois frégates armées de missiles SA-N-6 sont mises en place également à Port-Saïd. Les Israéliens sont tentés un moment de reprendre les hostilités mais ils y renoncent, soulagés d’en finir après dix-huit mois et 500 tués et 2 000 blessés.

La guerre laboratoire

Au bout du compte, les deux parties, épuisées, ont accepté de cesser le combat en s’accordant sur leurs objectifs minimaux. C’est le « point de selle » de la théorie des jeux. Israël obtient l’arrêt des attaques et le maintien des Égyptiens à l’ouest du canal de Suez. Du côté égyptien, si le Sinaï n’a pas été évacué, l’armée égyptienne a montré qu’elle pouvait résister aux Israéliens. Ses pertes sont six fois plus importantes que celles des Israéliens, mais c’est sa meilleure performance en quatre guerres. C’est sur cette base qu’elle fonde la préparation de la guerre du Kippour en 1973.

Quant aux deux superpuissances, l’Union soviétique fait preuve de sa détermination à aller jusqu’au bord du gouffre en poussant jusqu’à la frontière de la guerre ouverte avec une puissance en cours de nucléarisation. Elle fait alors de même, à bien plus grande échelle, au même moment avec la Chine avec qui les combats sont violents depuis 1969 et contre qui les Soviétiques envisagent sérieusement une attaque nucléaire préventive. L’URSS utilise pour la première fois agressivement sa capacité de dissuasion nucléaire pour lancer des opérations offensives alors que les États-Unis sont encore empêtrés dans la guerre au Vietnam. En intervenant directement en appui de l’Égypte et face à Israël soutenu par les États-Unis, on se retrouve dans un scénario inverse de celui des guerres en Corée ou au Vietnam. Ils vont au maximum de ce que peuvent leur permettre les règles du jeu de la guerre froide. Après l’Égypte, l’Union soviétique interviendra à nouveau en Afrique, en liaison avec Cuba qui fournira cette fois le gros des troupes et des pertes humaines du bloc communiste, en Éthiopie et en Angola. Ils affronteront dans ce dernier cas l’Afrique du Sud, autre allié des États-Unis et petite puissance nucléaire en devenir. Avec l’engagement en Afghanistan, ils cloront l’époque des grandes interventions qui a sans doute plus contribué à leur perte qu’à leur gloire.

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Des chiffres et des êtres

Lorsqu’il arrive au 3e bureau (opérations) du Grand quartier général en 1917, le commandant et futur général Emile Laure est frappé de voir de grandes cartes à grande échelle sur les murs et tables et les officiers, normalement en charge de la conduite de grandes opérations, se féliciter de la prise d’un village, de quelques km2 ou de bilans chiffrés comme s’il s’agissait de grandes victoires. Il constate alors la dérive à laquelle a conduit la guerre de positions, avec le besoin d’apprécier les tendances, si possible de proclamer des succès et toujours de calmer son angoisse de l’inconnu, mais sans avoir de noms de villes connues à annoncer comme conquises ou perdues.

Il est ainsi logiquement pour la guerre en Ukraine et dans le grand GQG médiatique où, pour analyser et décrire au quotidien une guerre qui bouge peu depuis qu’elle s’est transformée en guerre de position en avril 2022, on transforme des prises de village ou des avancées de quelques kilomètres en évènements. Pour ceux qui se battent dans ces quelques hectares, les choses sont évidemment essentielles et même vitales, mais au niveau macroscopique, ces évènements tactiques doivent être nécessairement agglomérés afin d’avoir une vision plus claire des choses. Encore faut-il avoir le temps d’exposer cette synthèse.

Obus sur canons égale contre-batterie

Ces précautions étant prises parlons de la situation sur le front. L’offensive ukrainienne se poursuit avec ses trois axes de choc principaux et sa bataille arrière des feux, ainsi que la contre-offensive russe dans la province de Louhansk.  

La bataille des feux est désormais la plus importante car elle conditionne largement le destin des manœuvres. Les uns et les autres poursuivent leurs frappes dans la profondeur et la zone d’artillerie. Sur le site de Ragnar Gudmundsson (lookerstudio.google.com) qui compile les données fournies par les sources officielles ukrainiennes (et donc à prendre avec précautions) on constate toujours une grande intensité des frappes ukrainiennes avec 580 strikes (on ne sait pas trop à quoi cela correspond) en juin et juillet, soit 1580 avec le mois de mai, c’est-à-dire autant de tirs que les sept mois précédents réunis. L’effet sur l’artillerie russe est indéniable avec, selon Oryx cette fois, 191 pièces russes comptabilisées détruites ou endommagées depuis le 8 mai, soit par comparaison 2,6 pièces par jour contre 1,8 pièce jusqu’au début du mois de mai 2023. Les batailles de contre-batteries sont par définition dans les deux sens et l’artillerie ukrainienne souffre aussi avec 69 pièces touchées depuis le 8 mai, et un passage de 0,7 à 1 pièce perdue par jour. Ces chiffres sont comme toujours en dessous de la réalité, et on peut sans doute les doubler pour s’en approcher. Ce qui est sûr, c’est que la bataille est féroce et tend peut-être même à s’intensifier avec dans les deux dernières semaines des pertes quotidiennes de 3 pièces par jour côté russe et 1,4 côté ukrainien. On notera l’écart qui se resserre entre les deux camps.

Coups de béliers au Sud

Mon sentiment était plutôt que le dispositif défensif arrière russe n’était pas encore assez affaibli pour espérer retenter des manœuvres de grande ampleur sur la ligne de front mais le commandement ukrainien, mieux informé que moi, en a jugé autrement. Peut-être s’agit-il d’un nouveau test de résistance ou de profiter des limogeages de généraux importants et surtout compétents dans le groupe d’armées russe attaqué.

Il a donc décidé de renouveler des attaques de brigades dans la zone Sud sur les mêmes points et par les mêmes brigades que le 6-8 juin. On note peut-être une plus grande concentration des efforts, avec du côté d’Orikhiv deux brigades seulement en premier échelon – 65e et 47e Mécanisées (BM) – et quatre en arrière, pour trois – 36e de Marine à l’ouest, 35e de Marine et 68e chasseurs au centre – et cinq en arrière dans le secteur de Velika Novosilki. Les secteurs d’attaque sont peut-être limités aux moyens de déminage disponibles ou peut-être s’agit-il simplement d’une manière générale de mieux accorder les moyens d’appui à ceux de la manœuvre. Ce qu’il faut retenir c’est une progression de la 47e BM relativement importante à l’est de Robotyne, au sud d’Orikhiv, ainsi que celle de la 35e BIM sud de Velika Novosilka avec la prise et le dépassement du village de Saromaiorske. On rappellera que les forces ukrainiennes agissent toujours dans les deux cas dans la zone de couverture russe et non la zone principale, la mieux défendue, et que les Russes y résistent également toujours tout en organisant des contre-attaques. Les autres secteurs de la zone – Piatkatky, Houliaïpole et Vuhledar – sont calmes ou font l’objet de combats minuscules.

Derrière les annonces, et on notera au passage combien les déclarations de la vice-ministre de la Défense Hanna Maliar brouillent et desservent la cause ukrainienne en se plaçant au même niveau d’exagération grossière que celles des officiels russes, il reste à voir si les Ukrainiens vont continuer à progresser à ce rythme. Les gains territoriaux sont très en dessous de la norme de 50 km2/jour qui indiquerait que les choses se passent bien, mais les opérations militaires ne sont pas linéaires mais fractales, du moins l’espère-t-on, quand on est justement en dessous de la norme. Ce n’est donc pas les villages de Saromaiorske ou de Robotyne qui sont importants, mais les tendances et ce qu’il faut espérer est que l’avance continue. L’hypothèse actuelle la plus probable, par projection de tendances, est celle de mois de combat avant de peut-être voir un drapeau planté sur une ville-victoire, et celle-ci a actuellement plus de chance d’être Tokmak ou Bilmak plutôt que Mélitopol ou Berdiansk. Les combats de la semaine peuvent modifier cette hypothèse s’il y a des petits succès répétés.

Alors que la ville-victoire se fait attendre dans le front sud, le troisième axe offensif ukrainien est autour de Bakhmut avec un effort particulier au sud de la ville et dans l’immédiat sur le village Klichkivka, une zone boisée et peu minée plus accessible à la manœuvre qu’au sud mais où les combats sont difficiles et les pertes importantes des deux côtés. Pour l’instant, la résistance russe est forte et les avancées minuscules. La projection actuelle la plus favorable aux Ukrainiens est donc là encore et malgré la petitesse du champ de bataille celle de mois de combat avant le planté de drapeau sur Bakhmut.

Un tout petit Uranus au Nord

La contre-attaque de revers sur un front différent de celui où on est soi-même attaqué est un grand classique de l’art opérationnel. Le 15 juillet 1918, les Français résistent à l’offensive allemande sur la Marne, le 18 juillet ils contre-attaquent de flanc à Villers-Cotterêts. En novembre 1942, les Soviétiques sur le reculoir à Stalingrad contre-attaquent sur les flancs de la 6e armée allemande et enferment celle-ci dans la ville (opération Uranus). Un an plus tôt, les divisions sibériennes faisaient de même au nord et au sud de Moscou attaquée. C’est le même principe qui s’applique ici dans la zone de Louhansk avec une contre-offensive assez réussie vers Koupiansk, l’est de Svatove et le sud-est de Kreminna.

Tenter une contre-attaque de revers signifie d’abord que l’on ne s’estime pas en danger dans la zone dans laquelle on est attaqué, sinon les réserves sont plutôt engagées dans ce secteur. L’existence de cette contre-attaque est donc plutôt un indice de confiance côté russe. Maintenant pour que cela réussisse vraiment, il faut un rapport de forces et de feux vraiment à l’avantage du contre-attaquant. Cela a été le cas dans les exemples cités plus haut, mais en grande partie parce que les Allemands s’étaient engagés à fond dans leur attaque principale, la Marne et Reims dans un cas, Stalingrad dans l’autre, et affaiblissant leur flanc ou en le confiant à des armées alliées peu solides. Cela n’est pas le cas en Ukraine. Les forces ukrainiennes ne sont pas enfoncées et fixées dans le front Sud et il reste par ailleurs suffisamment de brigades pour tenir tous les autres secteurs. Au bout du compte, il n'y a pas eu de renforcements russes massifs dans le secteur nord, par manque de moyens avant tout, et les déclarations ukrainiennes (voir plus haut) ont été très exagérées, comme pour excuser par avance un recul. On n’a pas entendu parler non plus de mise en retrait en recomplètement et en entrainement pendant des semaines de divisions russes. Les attaques russes sont donc toujours menées avec les mêmes capacités que celles qui n’ont pas permis de réussir durant l’offensive d’hiver. On ne voit donc pas très bien pourquoi cela réussirait mieux maintenant, à moins d’innovations d’organisation ou de méthodes cachées. Pour autant, les Russes attaquent beaucoup, avancent un peu et compensent finalement, si on raisonne en km2, les petites avances ukrainiennes au Sud. Cela n’a cependant pas d’impact stratégique puisque les Ukrainiens n’ont pas fondamentalement bougé leurs réserves du Sud au Nord et qu’ils poursuivent leur opération dans les provinces de Zaporijjia et Donetsk, On peut même se demander si les nouvelles attaques ukrainiennes au Sud ne sont pas aussi une manière de montrer que les attaques russes au Nord ne sont pas importantes.  

Pour redonner des chiffres et en reprenant Oryx, ce qui frappe dans les pertes matérielles des deux opérations de manœuvre concurrentes, c’est leur ampleur. On comptabilise depuis 71 jours, 622 véhicules de combat majeurs (tanks, AFV, IFV, APC selon la terminologie Oryx) perdus soit une moyenne de 8 par jour. C’est en soi à peu près équivalent aux pertes quotidiennes moyennes avant l’offensive ukrainienne. Depuis deux semaines en revanche, le taux moyen est monté d’un coup à 11 par jour, sensiblement depuis la contre-attaque russe. Le taux moyen de pertes constatées des Ukrainiens en revanche a augmenté sensiblement dès le 8 mai, passant de 3,5 à 4,5 jours. Pire encore, il est passé à 6 par jour depuis deux semaines. Ces chiffres sont toujours difficiles à interpréter avec les difficultés de mesure, mais ils n’indiquent pas forcément, comme pour l’artillerie, une tendance favorable aux Ukrainiens. On est très loin des rapports de 1 à 4 du début de la guerre.

En résumé, on peut considérer les actions en cours sur le front comme un choc des impuissances ou, de manière plus élogieuse, un bras de fer indécis qui attend qu’un des protagonistes craque. C’est le moment du côté ukrainien de faire entrer sur le terrain les impact players, renforts, moyens nouveaux, opérations périphériques à Kherson, Belgorod, ou ailleurs pourvu que cela détourne l’attention et surtout les moyens russes. Il n’est pas exclu cependant que les Russes disposent aussi de quelques impact players. On y reviendra.

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Théorie de la percée : l'échec de la conduite scientifique de la bataille (1916)

Les doctrines militaires, comme les paradigmes scientifiques, n’évoluent vraiment que lorsqu’elles sont très sérieusement prises en défaut. L’échec sanglant de l’offensive de Champagne fin septembre-début octobre 1915 constitue cette prise en défaut. En fait, c’est même une grande crise au sein de l’armée française où on perçoit les premiers signes de découragement, voire de grogne dans la troupe. En novembre 1915, le général Fayolle note dans son carnet : « Que se passe-t-il en haut lieu ? Il semble que personne ne sache ce qu’il faut faire […] Si on n’y apporte pas de moyens nouveaux, on ne réussira pas ». La crise impose de trouver de nouvelles solutions et on assiste effectivement à une grande activité durant l’hiver1915 dans le « monde des idées » qui aboutit à la victoire de l’« opposition » et de son école de pensée alors baptisée « la conduite scientifique de la bataille ».

Changement de paradigme

L’opposition ce sont d’abord les « méthodiques », comme Foch, alors commandant du groupe d’armées du Nord (GAN) et Pétain, commandant la 2e armée. Le rapport de ce dernier après l’offensive de Champagne, met en évidence l’« impossibilité, dans l’état actuel de l’armement, de la méthode de préparation et des forces qui nous sont opposées, d’emporter d’un même élan les positions successives de l’ennemi ». Le problème majeur qui se pose alors est que s’il est possible d’organiser précisément les feux d’artillerie et l’attaque des lignes de la première position ennemie, cela s’avère beaucoup plus problématique lorsqu’il s’agit de s’en prendre à la deuxième position plusieurs kilomètres en arrière. Pétain en conclut qu’il faut, au moins dans un premier temps, se contenter d’attaquer les premières positions mais sur toute la largeur du front afin d’ébranler celui-ci dans son ensemble. Ce sera la doctrine mise en œuvre – avec succès - à partir de l’été 1918, mais l’idée de grande percée est encore vivace. Une nouvelle majorité se crée autour de quelques Polytechniciens artilleurs, avec Foch comme tête d’affiche, pour concevoir cette bataille décisive comme une succession de préparations d’artillerie-assauts d’infanterie, allant toujours dans le même sens position après position ( Autant de positions, autant de batailles selon Fayolle) et non pas latéralement comme le préconise Pétain et ce jusqu’à ce que « l’ennemi, ses réserves épuisées, ne nous oppose plus de défenses organisées et continues » (Foch, 20 avril 1916).

C’est une réaction contre les « folles équipées » de l’infanterie au cours des batailles de 1915, désormais « la certitude mathématique l’emporte sur les facteurs psychologiques ». Une analyse de tous les détails photographiés du front doit permettre une planification précise de la destruction de tous les obstacles ennemis à partir de barèmes scientifiques. L’imposition de ce nouveau paradigme est la victoire de l’école du feu sur celle du choc mais aussi la revanche des généraux sur les Jeunes-Turcs du Grand quartier général (GQG). Ce sont les idées qui portent les hommes bien plus souvent que l’inverse, et changer d’idées impose souvent de changer les hommes. Les officiers du GQG, qui pour beaucoup avaient été les champions de l’« offensive à outrance » puis de l’ « attaque brusquée », sont envoyés commander au front. A la suite des décisions arrêtées en décembre 1915 à Chantilly entre les Alliés, cette nouvelle doctrine doit être mise en œuvre dans l’offensive franco-britannique sur la Somme prévue pour l’été 1916. Le groupe d’armées du Nord (GAN) de Foch est chargé de sa mise en pratique.

En attendant, toutes les idées nouvelles trouvent leur matérialisation dans le nouveau GQG qui passe l’hiver 1915-1916 à rédiger le nouveau corpus de documents doctrinaux sur l’organisation et les méthodes des différentes armes, infanterie et artillerie lourde en premier lieu ainsi que la coordination entre elles. Ce sera par la suite une habitude, tous les hivers on débat puis on rédige toute la doctrine, soit un rythme douze fois plus rapide qu’en temps de paix avant la guerre. Mais ce n’est pas tout de partir du bas, de faire du retour d’expérience, de débattre puis de voir émerger un nouveau paradigme au sommet, encore faut-il que les nouvelles idées redescendent et que l’explicite des documents se transforme en bas en nouvelles habitudes.

Tout le front est restructuré. On distingue désormais une ligne des armées, tenue désormais par le strict minimum de troupes, des réserves de groupes d’armées à environ 20-30 km du front et enfin des réserves générales encore plus loin. Il se met en place une sorte de « 3 x 8 » où les troupes enchainent secteur difficile, repos-instruction, secteur calme. L’année 1916 se partage ainsi, pour la 13eDivision d’infanterie, en 93 jours de bataille (Verdun et La Somme) contre plus de 200 en 1915, 88 jours de secteur calme et le reste en repos-instruction. Toute cette zone des réserves générales se couvre d’un réseau d’écoles, de camps et de centre de formation où on apprend le service des nouvelles armes et les nouvelles méthodes. On remet en place des inspecteurs de spécialités afin de contrôler les compétences de chaque unité mais aussi de rationaliser les évolutions alors que le combat séparé de chaque unité tend à faire diverger les pratiques. Une innovation majeure de la guerre est la création du centre d’instruction divisionnaire ou CID). Ce centre, base d’instruction mobile de chaque division permet d’accueillir les recrues en provenance des dépôts de garnison de l’intérieur, avant de les envoyer directement dans les unités combattantes. Elles y rencontrent des cadres vétérans, des blessés de retour de convalescence. Les cadres de leurs futures compagnies viennent les visiter. Les hommes ne sont pas envoyés directement sur une ligne de feu avec des compétences faibles ni aucun lien de cohésion avec les autres, mais acclimatés et instruits progressivement.

La transformation des armes

Cette approche permet une évolution plus rationnelle des unités. L’infanterie connaît sa deuxième mutation de la guerre après l’adaptation improvisée et chaotique à la guerre de tranchées. Elle devient vraiment cette fois une infanterie « industrielle ». Les structures sont allégées et assouplies. Les divisions d’infanterie ne sont plus attachées spécifiquement à un corps d’armée et commandent directement à trois régiments et non plus à deux brigades de deux régiments. Les bataillons eux-mêmes passent aussi à une structure ternaire mais la 4e compagnie, grande nouveauté, devient une compagnie d’appui équipée de mitrailleuses, de canons à tir direct de 37 mm et de mortiers. Encore plus innovant, les sections d’infanterie ne combattent plus en ligne mais en demi-sections feu et choc (les demi-sections deviendront identiques et autonomes en 1917, c’est l’invention du groupe de combat), et organisées autour de nouvelles armes comme les fusils-mitrailleurs et les lance-grenades. Les fantassins deviennent spécialisés et interdépendants. D’une manière générale, la puissance de feu portable de l’infanterie fait un bond considérable jusqu’à la fin de 1917. L’étape suivante sera l’intégration des chars légers d’accompagnement à partir de mai 1918.

L’artillerie a la part belle dans le nouveau paradigme. Pour Foch : « Ce n’est pas une attaque d’infanterie à préparer par l’artillerie, c’est une préparation d’artillerie à exploiter par l’infanterie » qui, ajoute-t-il plus tard, Foch ajoute que l’infanterie « doit apporter la plus grande attention à ne jamais entraver la liberté de tir de l’artillerie ». Dans une étude écrite en octobre 1915, son adjoint Carence écrit : « L’artillerie d’abord ; l’infanterie ensuite ! Que tout soit subordonné à l’artillerie dans la préparation et l’exécution des attaques ». Pour autant, le volume de cette arme augmente assez peu avec seulement 590 nouvelles pièces lourdes pour l’ensemble de 1916. Le grand défi pour l’artillerie est celui de l’emploi optimal de l’existant, c’est-à-dire l’artillerie de campagne et les pièces de forteresse récupérées, dans des conditions totalement différentes de celles imaginées avant-guerre. Pour y parvenir on commence par mettre en place de vrais états-majors d’artillerie capables de commander les groupements de feux de centaines de pièces. Le 27 juin 1916, est créé le Centre d’études d’artillerie (CEA) de Châlons chargé d’inspecter les régiments d’artillerie et de synthétiser leurs idées, définir la manœuvre, perfectionner l’instruction technique et faire profiter les commandants de grandes unités de toutes les innovations touchant l’emploi de l’artillerie. Un peu plus tard, on formera aussi des Centres d’organisation d’artillerie (COA), un par spécialité, qui constituent les matrices des nouvelles formations et où les anciens régiments viennent recevoir les nouveaux matériels et apprendre leur emploi. La troisième voie pour mieux maîtriser la complexité croissante des méthodes est la planification. Elle existe sous une forme embryonnaire dès 1915 mais elle connaît un fort développement en 1916 grâce à l’influence du CEA. Celui-ci codifie et vulgarise l’usage des « Plans d’emploi de l’artillerie » qui permettent de gérer les étapes de la séquence de tir. L’aérologie et la météorologie font d’énormes progrès. Le GAN dispose de sa propre section météo commandée par le lieutenant de vaisseau Rouch avec un vaste réseau de transmissions y compris sur des navires.

Le premier effort porte sur la maîtrise de la gestion des informations. Les Français mettent l’accent sur l’emploi de l’avion dans l’observation et la liaison entre les armes. Foch envoie le commandant Pujo à Verdun, la première grande bataille de 1916 et qui est très observée par le GAN qui prépare la seconde. Pujo reprend l’idée d’un « bureau tactique » charger de centraliser toutes les informations des escadrilles et des ballons d’observation (TSF, photos, écrits) afin d’actualiser en permanence un grand panorama photographique et cartographique de la zone de combat. A l’instar des drones aujourd’hui, l’aviation de l’époque est cependant surtout un système d’observation et de liaison en cours d’action, au service de l’artillerie afin de guider les tirs et d’en mesure les effets au-dessus des lignes ennemies, mais aussi de l’infanterie, qui dispose en 1916 de ses propres appareils. Pour l’offensive de la Somme, la 13e DI disposera par exemple d’une vingtaine d’appareils avec tout un panel de moyens de liaisons pour organiser les communications entre l’air, qui envoie des messages en morse ou message lesté, et le sol, qui répond avec des fusées de couleur, fanions ou projecteurs et indique ses positions avec des pots éclairants et ou des panneaux. Lorsque la division sera engagée sur la Somme, ses compagnies d’infanterie seront survolées par huit avions et appuyées par une quarantaine de mitrailleuses, huit canons d’infanterie ou mortiers et surtout 55 pièces d’artillerie…pour chaque kilomètre de front attaqué.

Le GAN reprend également deux grandes innovations de Verdun. La première est l’idée de supériorité aérienne sur un secteur du front. Dès le début de leur offensive sur Verdun, en février 1916, les Allemands concentrent 280 appareils de chasse sur la zone et chassent les quelques appareils français présents. L’artillerie française, qui dépend désormais de l’observation aérienne devient aveugle. Pour faire face à cette menace, les Français sont obligés de livrer la première bataille aérienne de l’Histoire. Le 28 février, le commandant De Rose reçoit carte blanche. Il constitue un groupement « ad hoc » de quinze escadrilles avec ce qui se fait de mieux dans l’aviation de chasse en personnel (Nungesser, Navarre, Guynemer, Brocard, etc.) et en appareils (Nieuport XI). Cette concentration de talents forme un nouveau laboratoire tactique qui met au point progressivement la plupart des techniques de la maîtrise du ciel. On expérimente également l’appui feu air-sol notamment lors de l’attaque sur le fort de Douaumont le 22 mai ou la destruction des ballons d’observation ennemies (fusées à mise à feu électrique Le Prieur d’une portée de 2000 m, balles incendiaires, canon aérien de 37 mm). A son imitation, le GAN groupe de chasse est constitué à Cachy sous le commandement de Brocard avec huit escadrilles Spad.

La seconde innovation est l’œuvre du capitaine Doumenc, l’« entrepreneur » du service automobile, subdivision qui appartient à l’artillerie comme tout ou presque ce qui porte un moteur à explosions. Grâce à lui et quelques autres, l’idée s’impose que le transport automobile peut apporter une souplesse nouvelle dans les transports de la logistique et surtout des hommes, leur évitant les fatigues de la marche tout en multipliant leur mobilité. Les achats à l’étranger et la production nationale permettent de disposer dès 1916 de la première flotte automobile militaire au monde avec près de 40 000 véhicules (200 fois plus qu’en 1914). Cette abondance de moyens autorise la constitution de groupements de 600 camions capables de transporter en 1916 six divisions d’infanterie d’un coup. L’efficacité de cet outil est démontrée lorsqu’il s’agit de soutenir le front de Verdun, saillant relié à Bar-le-Duc, 80 km plus au Sud, par une route départementale et une voie ferrée étroite. Le 20 février 1916, veille de l’attaque allemande, Doumenc y forme la première Commission Régulière Automobile (CRA), organisée sur le modèle des chemins de fer, et dont la mission est d’acheminer 15 à 20 000 hommes et 2 000 tonnes de ravitaillement logistique par jour par ce qui est baptisée rapidement la Voie sacrée. Le GAN copie l’idée et créé sa propre CRA sur l’axe Amiens-Proyart afin d’alimenter la bataille de la Somme, avec un trafic supérieur encore à celui de la Voie sacrée.

La déception de la Somme

En sept mois de préparation, aucun effort n’a été négligé pour faire de l’offensive sur la Somme la bataille décisive tant espérée. Loin des tâtonnements de 1915, la nouvelle doctrine a été aussi scientifique et méthodique dans la préparation qu’elle le sera dans la conduite. L’objectif de l’offensive d’été préparée avec tant de soins est de réaliser la percée sur un front de 40 km, pour atteindre ainsi le terrain libre en direction de Cambrai et de la grande voie de communication qui alimente tout le front allemand du Nord. Le terrain est très compartimenté avec, en surimposition des trois positions de défense, tout un réseau de villages érigés par les Allemands en autant de bastions reliés par des boyaux. La préparation d’artillerie, d’une puissance inégalée s’ouvre le 24 juin et ne s’arrête qu’une semaine plus tard, le 1er juillet après au moins 2,5 millions d’obus lancés (sensiblement sur 40 km tout ce que l’artillerie ukrainienne actuelle a lancé en 15 mois sur l’ensemble du front). L’offensive n’est ensuite n’est déclenchée qu’après avoir constaté l’efficacité des destructions par photographie. Comme prévu, l’aviation alliée bénéficie d’une supériorité aérienne totale, autorisant ainsi la coordination par le ciel alors que comme pour les Français au début de la bataille de Verdun, l’artillerie allemande, privée de ses yeux, manque de renseignements.

Dans cet environnement favorable, la VIe armée française de Fayolle s’élance sur seize kilomètres avec un corps d’armée au nord de la Somme en contact avec les Britanniques, et deux corps au sud du fleuve. Contrairement aux Britanniques, l’attaque initiale française est un succès, en partie du fait de l’efficacité des méthodes employées. Au Nord, le 20e corps d’armée français progresse vite mais doit s’arrêter pour garder le contact avec des Alliés qui, dans la seule journée du 1er juillet, paient leur inexpérience de 21 000 morts et disparus. Au Sud, le 1er corps colonial (un assaut que mon grand-père m'a raconté) et le 35e corps enlèvent d’un bond la première position allemande. En proportion des effectifs, les pertes totales françaises sont plus de six fois inférieures à celles des Britanniques, concrétisant le décalage entre la somme de compétences acquises par les Français et celle de l’armée britannique dont beaucoup de divisions sont de formation récente. Du 2 au 4 juillet, l’attaque, toujours conduite avec méthode, dépasse la deuxième position allemande et s’empare du plateau de Flaucourt. Le front est crevé sur huit kilomètres, mais on ne va pas plus loin car ce n’est pas le plan.

La réaction allemande est très rapide. Dès le 7 juillet, seize divisions sont concentrées dans le secteur attaqué puis vingt et une une semaine plus tard. La réunion de masses aériennes contrebalance peu à peu la supériorité initiale alliée. Dès lors, les combats vont piétiner et la bataille de la Somme comme celle de Verdun se transforme en bataille d’usure. La mésentente s’installe entre les Alliés et les poussées suivantes (14-20 juillet, 30 juillet, 12 septembre) manquent de coordination. Au sud de la Somme, Micheler, avec la Xe armée progresse encore de cinq kilomètres vers Chaulnes mais le 15 septembre Fayolle est obligé de s’arrêter sans résultat notable, au moment où les Britanniques s’engagent (et emploient les chars pour la première fois). Les pluies d’automne, qui rendent le terrain de moins en moins praticable, les réticences de plus en plus marquées des gouvernements, les consommations en munitions d’artillerie qui dépassent la production amènent une extinction progressive de la bataille. Après cinq mois d’effort, l’offensive alliée a à peine modifié le tracé du front. Péronne, à moins de dix kilomètres de la ligne de départ, n’est même pas atteinte. Les pertes françaises sont de 37 000 morts, 29 000 disparus ou prisonniers et 130 000 blessés. Celles des Britanniques et des Allemands sont doubles. En 77 jours d’engagement sur la Somme, la 13e DI n’a progressé que de trois kilomètres et a perdu 2 700 tués ou blessés pour cela.

La percée n’est pas réalisée et la Somme n’est pas la bataille décisive que l’on cherchait, même si elle a beaucoup plus ébranlé l’armée allemande que les Alliés ne le supposaient alors. C’est donc une déception et une nouvelle crise.

L’offensive de la Somme a d’abord échoué par excès de méthode. La centralisation, la dépendance permanente des possibilités de l’artillerie, la « froide rigueur » ont certainement empêché d’exploiter certaines opportunités, comme le 3 juillet avec le corps colonial ou le 14 septembre à Bouchavesnes devant le 7e corps. A chaque fois, ces percées, tant espérées l’année précédente, ne sont pas exploitées. Certains critiquent le manque d’agressivité de l’infanterie. D’un autre côté, pour le sous-lieutenant d’infanterie Jubert du 151e RI, « le fantassin n’a d’autre mérite qu’à se faire écraser ; il meurt sans gloire, sans un élan du cœur, au fond d’un trou, et loin de tout témoin. S’il monte à l’assaut, il n’a d’autre rôle que d’être le porte-fanion qui marque la zone de supériorité de l’artillerie ; toute sa gloire se réduit à reconnaître et à affirmer le mérite des canonniers ».

Les procédés de l’artillerie s’avèrent surtout trop lents. On persiste à chercher la destruction au lieu de se contenter d’une neutralisation, ce qui augmente considérablement le temps nécessaire à la préparation. Les pièces d’artillerie lourde sont toujours d’une cadence de tir très faible, ce qui exclut la surprise. De plus, le terrain battu par la préparation d’artillerie est si labouré qu’il gêne la progression des troupes et des pièces quand il ne fournit pas d’excellents abris aux défenseurs. L’artillerie avait le souci de travailler à la demande des fantassins mais ceux-ci ont eu tendance à demander des tirs de plus en plus massifs avant d’avancer, ce qui a accru la dévastation du terrain et les consommations de munitions. Compenser la faible cadence de tir nécessite d’augmenter le nombre de batteries, ce qui suppose de construire beaucoup d’abris pour le personnel ou les munitions et complique le travail de planification nécessaire pour monter une préparation de grande ampleur. Le temps d’arrêt entre deux attaques dépend uniquement de la capacité de réorganisation de l’artillerie. Or ce délai reste supérieur à celui nécessaire à l’ennemi pour se ressaisir.

Car la guerre se « fait à deux ». La guerre se prolongeant sur plusieurs années, phénomène inédit depuis la guerre de Sécession, les adversaires s’opposent selon une dialectique innovation-parade d’un niveau insoupçonné jusqu’alors. La capacité d’évolution de l’adversaire est désormais une donnée essentielle à prendre en compte dans le processus d’élaboration doctrinal qui prend un tour très dynamique. La puissance de feu de l’artillerie alliée terriblement efficace au début de juillet, est finalement mise en défaut. Les Allemands s’ingénient à ne plus offrir d’objectifs à l’artillerie lourde. Ils cessent de concentrer leurs moyens de défense sur des lignes faciles à déterminer et à battre. Constatant qu’ils peuvent faire confiance à des petits groupes isolés même écrasés sous le feu, ils installent les armes automatiques en échiquier dans les trous d’obus en avant de la zone et celles-ci deviennent insaisissables. En août, Fayolle déclare à Foch : « Enfin, ils ont construit une ligne de tranchés, je vais savoir sur quoi tirer ». Les Allemands vident les zones matraquées, amplifient le procédé de défense en profondeur, procédant à une « défense élastique » qui livre le terrain à l’assaillant, mais lui impose des consommations de munitions énormes et des attaques indéfiniment répétées. Malgré la puissance de l’attaque, ils réussissent ainsi à éviter la rupture de leur front.

L’échec de la « conduite scientifique de la bataille » entraîne donc sa réfutation en tant que paradigme et la mise à l’écart de Foch. Comme à la fin de 1915, l’échec de la doctrine en cours laisse apparaître les autres théories en présence. Pétain propose toujours la patience et le combat d’usure sur l’ensemble du front. Mais l’école du choc revient en force en soulignant la perte de dynamisme, issue selon elle de la sécurité relative qu’apporte un combat où toutes les difficultés sont résolues par une débauche d’artillerie. Elle fait remarquer que les pertes sont plus importantes dans les attaques qui suivent l’offensive initiale. Il est donc tentant de revenir à la « bataille-surprise ».

Extrait et résumé de Michel Goya, L'invention de la guerre moderne, Tallandier (édition 2014)

L’ébouillantement de la Crimée

Ce n’était pas complètement nouveau, mais après la Première Guerre mondiale, on a commencé à s’interroger sur la manière d’obtenir des gains stratégiques face à des puissances adverses sans déclencher la catastrophe d’une nouvelle Grande guerre. Le problème est même devenu encore plus aigu dès lors que cette nouvelle guerre mondiale pouvait être nucléaire. On a ainsi inventé la stratégie du « piéton imprudent » qui s’engage d’un coup sur la chaussée et bloque la circulation ou encore celle de l’« artichaut » où on s’empare de la cible feuille à feuille, souvent par des piétons imprudents. L’Allemagne nazie a pratiqué les deux dans les années 1930 en arrachant chaque feuille - rétablissement du service militaire, remilitarisation de la Rhénanie, Anschluss, annexion de la Bohême et de la Moravie – par des opérations-éclair, jusqu’à la tentative de trop en Pologne. L’Union soviétique-Russie a souvent pratiqué la chose, l’annexion-éclair de la Crimée en février 2014 par exemple.

Depuis l’été dernier, les Ukrainiens sont sans doute en train de tester un nouveau mode opératoire justement pour reconquérir cette même Crimée : l’ébouillantement progressif de la grenouille. Le problème est complexe pour eux puisqu’il s’agit de reprendre à terme un territoire considéré comme faisant partie du territoire national par une puissance nucléaire. Le 17 juillet 2022, le secrétaire adjoint du Conseil de sécurité de Russie et ancien président russe, Dmitri Medvedev, déclarait que l’attaque de la Crimée serait considérée comme une attaque contre le cœur du territoire russe et que toucher à ses deux sites stratégiques : le pont de Kertch qui relie la presqu’île à la Russie ou la base navale de Sébastopol provoquerait le « jour du jugement dernier » en Ukraine, autrement dit des frappes nucléaires. Même si on est alors déjà habitué aux déclarations outrancières de Dmitri Medvedev, la menace nucléaire, portée depuis le début de la guerre par Vladimir Poutine et Sergueï Lavrov son ministre des Affaires étrangères, est malgré tout prise au sérieux par de nombreux experts. La possibilité d’une attaque ukrainienne aérienne et encore moins terrestre en Crimée paraît alors lointaine mais beaucoup pensent que dans un contexte où l’Ukraine n’a aucun moyen de riposter de la même manière, une frappe nucléaire serait possible afin de dissuader de toute autre agression sur le sol russe ou prétendument tel. Selon le principe de l’« escalade pour la désescalade », cette frappe, éventuellement purement démonstrative pour en réduire le coût politique, effraierait aussi les Ukrainiens et peut-être surtout les Occidentaux et imposerait une paix russe.

Et pourtant, quelques jours seulement après la déclaration de Medvedev, le 9 août, deux explosions ravagent la base aérienne de Saki en Crimée avec au moins neuf avions détruits. Sept jours plus tard, c’est un grand dépôt de munitions qui explose à son tour dans le nord de la Crimée dans le district de Djankoï accompagné de sabotages. On ne sait toujours pas très bien comment ces attaques ont pu être réalisées d’autant plus qu’elles ne sont pas revendiquées. Cela permet aux Russes de sauver un peu la face et de minimiser les évènements en parlant, contre toute évidence, d’accidents. Néanmoins, ces premières attaques ont démontré que l’on pouvait attaquer la Crimée sans susciter de riposte de grande ampleur. Elles continuent donc. Le 1er octobre, c’est l’aéroport militaire de Belbek, près de Sébastopol, qui est frappé à son tour, là encore sans provoquer de réaction sérieuse. Toutes ces attaques ont un intérêt opérationnel évident à court terme, la Crimée constituant la base arrière du groupe d’armée russes occupant une partie de provinces ukrainiennes de Kherson, Zaporijjia et Donetsk. Leur logistique et leurs appuis aériens se trouvent évidemment entravés par toutes les attaques sur les axes et les bases de la péninsule de Crimée. Mais ces actions doivent aussi se comprendre dans le cadre d’une stratégie à plus long terme de banalisation de la guerre en Crimée.

Les Ukrainiens effectuent alors le test ultime. Le 8 octobre 2022, le pont de Kertch est très sévèrement touché par une énorme explosion provoquée probablement par un camion rempli d’explosifs. Cette attaque constitue alors une élévation de la température autour de la grenouille mais l’eau est déjà chaude et l’élévation est amoindrie par l’absence de revendication et l’ambiguïté d’une attaque a priori réalisée à l’aide d’un camion rempli d’explosif venant de Russie. L’affront n’est donc pas aussi grand qu’une attaque directe revendiquée et réalisée par surprise, mais la claque est violente et quasi personnelle envers Vladimir Poutine, dont le nom est souvent attaché à se pont qu’il a inauguré en personne au volant d’un camion en 2018. Ce n’est pas cependant pas assez, ou plus assez, pour braver l’opinion des nations et notamment celle de la Chine – très sensible sur le sujet – ou des Etats-Unis – qui ont clairement annoncé une riposte conventionnelle à un tel évènement.  Il n’y a donc pas de frappe nucléaire russe et on ne sait même pas en réalité si cette option a été sérieusement envisagée par le collectif de décision russe. Mais les Russes disposent alors d’une force de frappe conventionnelle. Le 10 octobre, plus de 80 missiles balistiques ou de croisière s’abattent sur l’intérieur de l’Ukraine. C’est la première d’une longue série de salves hebdomadaires sur le réseau énergétique. Cette opération n’a pas été organisée en deux jours, mais le lien est immédiatement fait par effet de proximité entre l’attaque du pont le 8 et cette réponse.

Le problème est que l’ « escalade pour la désescalade » fonctionne rarement. Non seulement les attaques contre la Crimée ne cessent pas mais elles prennent même de l’ampleur, en nombre par le harcèlement de petits drones aériens et en qualité avec des attaques plus complexes. Quelques jours seulement après l’attaque du pont de Kertch, le 29 octobre, c’est la base navale de Sébastopol, l’autre grand site stratégique de la Crimée, qui est attaquée par une combinaison de drones aériens et de drones navals. Trois navires au moins, dont la frégate Amiral Makarov, sont endommagés. Que faire pour marquer le coup alors que l’on fait déjà le maximum ? Pour qu’on puisse malgré tout faire un lien avec l’attaque de Sébastopol, l’effort est porté sur les ports ukrainiens, bases de départ des drones navals. Cela ne suffit pas pour autant pour arrêter les attaques d’autant plus que les Occidentaux, accoutumés aussi à l’idée que la guerre peut se porter en Crimée sans susciter de réaction nucléaire, commencent à fournir des armes à longue portée.

Le 29 avril 2023, un énorme dépôt de carburant est détruit près de Sébastopol. Le 6 et le 7 mai, la base de Sébastopol est attaquée une nouvelle fois par drones aériens. Le 22 juin, c’est la route de Chongar, une des deux routes reliant la Crimée au reste de l’Ukraine, qui est frappée par quatre missiles aéroportés Storm Shadow, une première. Surtout, le lundi 17 juillet au matin, le pont de Kertch est à nouveau attaqué, par drone naval cette fois. Cette nouvelle attaque sur une cible stratégique est pleinement revendiquée cette fois par les Ukrainiens dans une déclaration officielle qui assume aussi rétrospectivement toutes les actions précédentes. Deux jours plus tard, c’est un grand dépôt de munitions à Kirovski, non loin de Kertch, qui explose, puis un autre le 22 juillet à Krasnogvardeysk, au centre de la péninsule.

Mais alors que les attaques se multiplient sur la Crimée, la capacité de riposte russe hors nucléaire est désormais réduite puisque le stock de missiles modernes est désormais au plus bas. Les Russes ratissent les fonds de tiroir en mélangeant les quelques dizaines de missiles de croisière moderne qu’ils fabriquent encore chaque mois avec des drones et des missiles antinavires, dont les très anciens et très imprécis KH22/32. Pour établir un lien avec l’attaque par drone naval, ces projectiles disparates sont lancés pendant plusieurs jours sur les ports ukrainiens, Odessa en particulier. Ces frappes n’ont aucun intérêt militaire et dégradent encore l’image de la Russie en frappant notamment des sites culturels. On est surtout très loin des possibilités d’écrasement, même simplement conventionnelles, que l’on imaginait avant-guerre ou même des salves d’Iskander ou de Kalibr du début de la guerre. Les frappes sur Odessa sont aussi une démonstration d’impuissance.  

Le pouvoir russe a aussi perdu beaucoup de crédibilité dans sa capacité à dépasser cette impuissance pour aller plus haut. Michel Debré expliquait qu’on pouvait difficilement être crédible dans la menace d’emploi de l’arme nucléaire si on se montrait faible par ailleurs. Il n’est pas évident à cet égard que le traitement de la mutinerie d’Evgueny Prigojine et de Wagner le 24 juin, du terrible châtiment annoncé le matin à l’arrangement le soir, ait renforcé la crédibilité nucléaire de Vladimir Poutine. Pour être dissuasif, il faut faire peur et à force de menaces vaines, le pouvoir russe fait de moins en moins peur. Bref, la Crimée est désormais pleinement dans la guerre et si un jour des forces ukrainiennes y débarquent, d’abord ponctuellement lors de raids, puis en force – perspective pour l’instant très hypothétique et lointaine – on sait déjà, ou du moins on croit désormais, que cela ne provoquera pas de guerre nucléaire. C’est déjà beaucoup.



Ce n’était pas complètement nouveau mais après la Première Guerre mondiale, on a commencé à s’interroger sur la manière d’obtenir des gains stratégiques face à des puissances adverses sans déclencher la catastrophe d’une nouvelle Grande guerre. Le problème est même devenu encore plus aiguë dès lors que cette nouvelle guerre mondiale pouvait être nucléaire. On a ainsi inventé la stratégie du « piéton imprudent » qui s’engage d’un coup sur la chaussée et bloque la circulation ou encore celle de l’« artichaud » ou on s’empare de la cible feuille à feuille, souvent par des piétons imprudents. L’Allemagne nazie a pratiqué les deux dans les années 1930 en arrachant chaque feuille - rétablissement du service militaire, remilitarisation de la Rhénanie, Anschluss, annexion de la Bohême et de la Moravie – par des opérations-éclair, jusqu’à la tentative de trop en Pologne. L’Union soviétique-Russie a souvent pratiqué la chose, l’annexion-éclair de la Crimée en février 2014 par exemple.

Depuis l’été dernier, les Ukrainiens sont sans doute en train de tester un nouveau mode opératoire justement pour reconquérir cette même Crimée : l’ébouillantement progressif de la grenouille. Le problème est complexe pour eux puisqu’il s’agit de reprendre à terme un territoire considéré comme faisant partie du territoire national par une puissance nucléaire. Le 17 juillet 2022, le secrétaire adjoint du Conseil de sécurité de Russie et ancien président russe, Dmitri Medvedev, déclarait que l’attaque de la Crimée serait considérée comme une attaque contre le cœur du territoire russe et que toucher à ses deux sites stratégiques : le pont de Kertch qui relie la presqu’île à la Russie ou la base navale de Sébastopol provoquerait le « jour du jugement dernier » en Ukraine, autrement dit des frappes nucléaires. Même si on est alors déjà habitué aux déclarations outrancières de Dmitri Medvedev, la menace nucléaire, portée depuis le début de la guerre par Vladimir Poutine et Sergueï Lavrov son ministre des Affaires étrangères, est malgré tout prise au sérieux par de nombreux experts. La possibilité d’une attaque ukrainienne aérienne et encore moins terrestre en Crimée paraît alors lointaine mais beaucoup pensent que dans un contexte où l’Ukraine n’a aucun moyen de riposter de la même manière, une frappe nucléaire serait possible afin de dissuader de toute autre agression sur le sol russe ou prétendument tel. Selon le principe de l’« escalade pour la désescalade », cette frappe, éventuellement purement démonstrative pour en réduire le coût politique, effraierait aussi les Ukrainiens et peut-être surtout les Occidentaux et imposerait une paix russe.

Et pourtant, quelques jours seulement après la déclaration de Medvedev, le 9 août, deux explosions ravagent la base aérienne de Saki en Crimée avec au moins neuf avions détruits. Sept jours plus tard, c’est un grand dépôt de munitions qui explose à son tour dans le nord de la Crimée dans le district de Djankoï accompagné de sabotages. On ne sait toujours pas très bien comment ces attaques ont pu être réalisées d’autant plus qu’elles ne sont pas revendiquées. Cela permet aux Russes de sauver un peu la face et de minimiser les évènements en parlant, contre toute évidence, d’accidents. Néanmoins, ces premières attaques ont démontré que l’on pouvait attaquer la Crimée sans susciter de riposte de grande ampleur. Elles continuent donc. Le 1er octobre, c’est l’aéroport militaire de Belbek, près de Sébastopol, qui est frappé à son tour, là encore sans provoquer de réaction sérieuse. Toutes ces attaques ont un intérêt opérationnel évident à court terme, la Crimée constituant la base arrière du groupe d’armée russes occupant une partie de provinces ukrainiennes de Kherson, Zaporijjia et Donetsk. Leur logistique et leurs appuis aériens se trouvent évidemment entravés par toutes les attaques sur les axes et les bases de la péninsule de Crimée. Mais ces actions doivent aussi se comprendre dans le cadre d’une stratégie à plus long terme de banalisation de la guerre en Crimée.

Les Ukrainiens effectuent alors le test ultime. Le 8 octobre 2022, le pont de Kertch est très sévèrement touché par une énorme explosion provoquée probablement par un camion rempli d’explosifs. Cette attaque constitue alors une élévation de la température autour de la grenouille mais l’eau est déjà chaude et l’élévation est amoindrie par l’absence de revendication et l’ambiguïté d’une attaque a priori réalisé à l’aide d’un camion rempli d’explosif venant de Russie. L’affront n’est donc pas aussi grand qu’une attaque directe revendiquée et réalisée par surprise, mais la claque est violente et quasi personnelle envers Vladimir Poutine, dont le nom est souvent attaché à se pont qu’il a inauguré en personne au volant d’un camion en 2018. Ce n’est pas cependant pas assez, ou plus assez, pour braver l’opinion des nations et notamment celle de la Chine – très sensible sur le sujet – ou des Etats-Unis – qui ont clairement annoncé une riposte conventionnelle à un tel évènement.  Il n’y a donc pas de frappe nucléaire russe et on ne sait même pas en réalité si cette option a été sérieusement envisagée par le collectif de décision russe. Mais les Russes disposent alors d’une force de frappe conventionnelle. Le 10 octobre, plus de 80 missiles balistiques ou de croisière s’abattent sur l’intérieur de l’Ukraine. C’est la première d’une longue série de salves hebdomadaires sur le réseau énergétique. Cette opération n’a pas été organisée en deux jours, mais le lien est immédiatement fait par effet de proximité entre l’attaque du pont le 8 et cette réponse.

Le problème est que l’ « escalade pour la désescalade » fonctionne rarement. Non seulement les attaques contre la Crimée ne cessent pas mais elles prennent même de l’ampleur, en nombre par le harcèlement de petits drones aériens et en qualité avec des attaques plus complexes. Quelques jours seulement après l’attaque du pont de Kertch, le 29 octobre, c’est la base navale de Sébastopol, l’autre grand site stratégique de la Crimée, qui est attaquée par une combinaison de drones aériens et de drones navals. Trois navires au moins, dont la frégate Amiral Makarov, sont endommagés. Que faire pour marquer le coup alors que l’on fait déjà le maximum ? Pour qu’on puisse malgré tout faire un lien avec l’attaque de Sébastopol, l’effort est porté sur les ports ukrainiens, bases de départ des drones navals. Cela ne suffit pas pour autant pour arrêter les attaques d’autant plus que les Occidentaux, accoutumés aussi à l’idée que la guerre peut se porter en Crimée sans susciter de réaction nucléaire, commencent à fournir des armes à longue portée.

Le 29 avril 2023, un énorme dépôt de carburant est détruit près de Sébastopol. Le 6 et le 7 mai, la base de Sébastopol est attaquée une nouvelle fois par drones aériens. Le 22 juin, c’est la route de Chongar, une des deux routes reliant la Crimée au reste de l’Ukraine, qui est frappée par quatre missiles aéroportés Storm Shadow, une première. Surtout, le lundi 17 juillet au matin, le pont de Kertch est à nouveau attaqué, par drone naval cette fois. Cette nouvelle attaque sur une cible stratégique est pleinement revendiquée cette fois par les Ukrainiens dans une déclaration officielle qui assume aussi rétrospectivement toutes les actions précédentes. Deux jours plus tard, c’est un grand dépôt de munitions à Kirovski, non loin de Kertch, qui explose, puis un autre le 22 juillet à Krasnogvardeysk, au centre de la péninsule.

Mais alors que les attaques se multiplient sur la Crimée, la capacité de riposte russe hors nucléaire est désormais réduite puisque le stock de missiles modernes est désormais au plus bas. Les Russes ratissent les fonds de tiroir en mélangeant les quelques dizaines de missiles de croisière moderne qu’ils fabriquent encore chaque mois avec des drones et des missiles antinavires, dont les très anciens et très imprécis KH22/32. Pour établir un lien avec l’attaque par drone naval, ces projectiles disparates sont lancés pendant plusieurs jours sur les ports ukrainiens, Odessa en particulier. Ces frappes n’ont aucun intérêt militaire et dégradent encore l’image de la Russie en frappant notamment des sites culturels. On est surtout très loin des possibilités d’écrasement, même simplement conventionnelles, que l’on imaginait avant-guerre ou même des salves d’Iskander ou de Kalibr du début de la guerre. Les frappes sur Odessa sont aussi une démonstration d’impuissance.  

Le pouvoir russe a aussi perdu beaucoup de crédibilité dans sa capacité à dépasser cette impuissance pour aller plus haut. Michel Debré expliquait qu’on pouvait difficilement être crédible dans la menace d’emploi de l’arme nucléaire si on se montrait faible par ailleurs. Il n’est pas évident à cet égard que le traitement de la mutinerie d’Evgueny Prigojine et de Wagner le 24 juin, du terrible châtiment annoncé le matin à l’arrangement le soir, ait renforcé la crédibilité nucléaire de Vladimir Poutine. Pour être dissuasif, il faut faire peur et à force de menaces vaines, le pouvoir russe fait de moins en moins peur. Bref, la Crimée est désormais pleinement dans la guerre et si un jour des forces ukrainiennes y débarquent, d’abord ponctuellement lors de raids, puis en force – perspective pour l’instant très hypothétique et lointaine – on sait déjà, ou du moins on croit désormais, que cela ne provoquera pas de guerre nucléaire. C’est déjà beaucoup.

Des nouvelles de la GOO Ukrainienne

Rappel des épisodes précédents : au niveau stratégique l’Ukraine doit nécessairement être offensive si elle veut réaliser son objectif de libération totale de territoire. La Russie, de son côté, peut se contenter - et semble le faire – d’une posture purement défensive. Cette posture stratégique offensive ukrainienne oblige à agir fortement sur le front et/ou sur l’arrière ennemi. Les moyens ukrainiens pour agir directement sur l’arrière politique russe, un champ d’action très incertain, sont très limités. Le seul moyen pour agir directement et efficacement contre le front russe dans un délai raisonnable est d’organiser de grandes opérations offensives (GOO) qui permettront de le percer ou au moins de repousser très largement la ligne vers le sud. L’armée ukrainienne doit planter des drapeaux sur des villes importantes, pas sur des villages, et de coups en coups repousser par la force l’ennemi des territoires occupés et /ou provoquer par résonnance un ébranlement interne politique à Moscou qui obligera la Russie à négocier en position défavorable avant le désastre, façon Allemagne 1918. C’est du moins l’idée de manœuvre.

Deux problèmes opérationnels se posent cependant. Le premier est que l’armée ukrainienne n’a pas l’expérience des grandes opérations offensives, qui constituent certainement une des activités humaines les plus complexes à organiser. Celle en cours actuellement est la troisième seulement de son histoire depuis l’indépendance. La première, dans la province de Kharkiv en septembre 2022, a été très mobile et brillante, mais en profitant de circonstances tout à fait exceptionnelles. Le front russe de 2023 ne présente plus – sauf surprise à la russe – de telles opportunités. La seconde opération, plus conforme à la guerre de positions, s’est déroulée autour de la tête de pont de Kherson. Les choses y ont été beaucoup plus difficiles face à une zone de front russe très bien organisée et commandée, sans doute sur la fin par le général Mikhail Teplinsky, le commandant des troupes d’assaut par air et unanimement reconnu comme un des meilleurs officiers russes. On cite son nom, à retenir, car il fait aussi partie de ceux qui fustigent la manière dont cette guerre est conduite par le haut-commandement. La méthode utilisée à Kherson, martelage du front et interdiction en profondeur (en clair, coupure de la logistique via le Dniepr) s’est révélée payante, obligeant les Russes à se replier en bon ordre, mais humainement coûteuse.

On pouvait s’attendre, par pensée linéaire, à ce que les Ukrainiens fassent à nouveau « du Kherson » en attaquant partout sur la ligne tout en frappant en profondeur, mais c’était sans compter avec les ruptures conceptuelles. Le 23 octobre 1917, l’armée française a attaqué les Allemands à La Malmaison après leur avoir lancé 3 millions d’obus sur un front de 12 km (l’équivalent de plusieurs armes nucléaires tactiques et à peu près tout ce que les Ukrainiens ont utilisé en seize mois) et pourtant la grande offensive française suivante, le 18 juillet 1918 durant la seconde bataille de la Marne s’est effectuée pratiquement sans aucune préparation d’artillerie. Entre-temps, on a compris qu’on ne pouvait continuer de cette manière et on a trouvé autre chose. Cette fois, peut-être après une première phase de test, l’armée ukrainienne a renoncé au martelage, très coûteux en hommes pour des résultats limités tant que la défense était solide, ou plus exactement, elle a décidé de séquencer les choses : neutralisation d’abord du système de défense russe, assaut ensuite lorsque les conditions seront réunies, une sorte de Desert Storm – un mois de pilonnage en janvier-février 1991 du dispositif irakien en profondeur, suivi d’une estocade par une attaque terrestre de 100 heures – mais à l’échelle ukrainienne.

Après le manque d’expérience des GOO, le second problème ukrainien est que le soutien militaire occidental n’est plus forcément adapté à ce type de guerre. Dans les années 1970-1980, les forces de l’OTAN avaient développé tout un arsenal de moyens permettant de frapper fort les troupes du Pacte de Varsovie dans toute la profondeur de son dispositif de la ligne de contact jusqu’aux armées de deuxième échelon traversant la Pologne. On ne s’attendait pas à une guerre de positions de longue durée (mais on avait peut-être tort).

Depuis, on vit sur les restes des années 1980. La grande majorité des équipements encore en service dans l’OTAN a été conçue à cette époque ou dans sa foulée. Même le missile SCALP, le matériel star du moment, ou les canons Caesar ont été conçus au début des années 1990, à une époque où on se battait encore dans nos exercices contre une armée soviétique qui avait cessé d’exister. Le problème de ces équipements est qu’il y en a désormais beaucoup moins qu’à l’époque et avec encore moins de munitions. Pourquoi en effet maintenir ces équipements coûteux alors qu’il y avait l’aviation américaine qui était capable de faire tout le boulot sans grand risque ? Hormis pour l’Irak en 1991, qui a commis l’erreur d’envahir le Koweït alors même que les États-Unis et les Britanniques (pas les Français) pouvaient « roquer » leurs forces alors au top en Allemagne vers l’Arabie saoudite, les autres opérations de guerre contre les États dits voyous, se sont faites sous parapluie aérien américain. Oui, mais là en Ukraine il n’y a pas d’aviation américaine, il y a même assez peu d’aviation tout court et même avec 40 F-16, ce ne sera pas une campagne à l’américaine.

Tout doit donc se faire à l’ancienne et on se trouve fort dépourvu. Heureusement pour les Ukrainiens et contrairement aux pays européens, les États-Unis ont maintenu un effort militaire conséquent, à partir de 2001, et conservent encore des moyens importants dans tous les domaines, même si on est loin des capacités des années 1980. Donc en raclant un peu, on a pu à l’été 2022 rassembler une coalition de matériels d’artillerie pour la plupart prévus pour affronter les Soviétiques (en même temps ça tombe bien, puisque les Russes sont aussi équipés de matériels de l’époque) mais avec des stocks de munitions désormais faibles. Cette artillerie occidentale s’est ainsi adossée à une artillerie ukrainienne ex-soviétique avec peut-être de stocks initiaux sans doute importants (mais avec d’énormes quantités d’obus détruites juste avant-guerre par des sabotages russes) mais une capacité de renouvellement pratiquement réduite à une usine bulgare. Dans cette rareté générale, les Américains font encore figure de demi-riches, ce qui contribue à les maintenir dans cette position d’allié aussi indispensable que versatile. A qui d’autre faire appel en cas de problème important lorsqu’on n’a pas fait d’effort militaire soi-même ? Mais en même temps, comment faire totalement confiance à une puissance qui tous les quatre ans peut changer radicalement de politique étrangère et qui doit défendre ses intérêts simultanément dans le monde entier ?

Bref, le Desert Storm ukrainien est certainement une bonne idée, plus exactement - comme en 1916 - c’est celle que l’on commence à utiliser lorsqu’on commence à manquer d’hommes, mais il faut en avoir les moyens et c’est là que le bât blesse. Ce n’est pas forcément un problème de lanceurs, qu’ils soient au sol ou en l’air d’ailleurs, mais de nombre de projectiles. Les Occidentaux arrivent en fond de cuve en obus de 155 mm, et comme on est encore loin de l’« économie de guerre », il faut continuer à fournir à ce que l’on a, mais aussi penser à autre chose, d’où les roquettes bricolées comme les Trembita ukrainiennes de 400 km de portée, l’option des armes à sous-munitions - indispensables par leur efficacité et leur nombre, pour taper les batteries d’artillerie - et celle des missiles à longue portée Storm-Shadow/SCALP ou, peut-être des ATACMS pour taper les dépôts et axes logistiques. Une autre option serait de faire main basse sur les énormes dépôts de munitions russes en Transnistrie. La bonne nouvelle pour les Ukrainiens est que les Russes sont sensiblement dans la même situation, avec des stocks d’obus tellement raréfiés qu’ils doivent faire appel aux Nord-Coréens, Iraniens et Biélorusses pour les approvisionner, mais aussi une usure du parc considérable.

Plusieurs indices indiquent clairement que la bataille d’artillerie est « la » bataille du moment. Du 1er mai au 21 juin, le commandement ukrainien revendique avoir détruit 1 000 pièces d’artillerie russes. Ce qu’il faut retenir, ce n’est pas le chiffre – sans aucun doute très exagéré – mais le fait que pour la première fois de la guerre les Ukrainiens revendiquent avoir détruit plus de pièces d’artillerie que de véhicules de combat. Du 8 mai au 13 juillet, Oryx indique environ 200 pièces d’artillerie russe détruites ou endommagées à coup sûr, ce qui est déjà considérable et surtout représente en deux mois et demi un quart des pertes totales russes constatées depuis le début de la guerre. Ajoutons à cela les déclarations du général Popov, le commandant de la 58e armée russe limogé depuis peu et qui parle clairement des difficultés russes dans cette bataille. Les Russes souffrent donc incontestablement, et plus que les Ukrainiens dont l’artillerie a perdu selon Oryx une cinquantaine de pièces depuis le 8 mai, ce qui est quand même un record.  

Pour autant, est-ce suffisant pour gagner cette bataille, qui ne serait elle-même que le préambule indispensable à des attaques de martelage de grande ampleur, le fameux « casse-briques », qui se dérouleraient dans de bien meilleures conditions. Il faudra sans doute attendre la fin du mois d’août pour avoir une petite idée de la tournure de la GOO ukrainienne, et donc aussi de la tournure de la guerre. 

Le salut est dans l'obus

Allons droit au but : l’opération offensive ukrainienne, ou peut-être plutôt désormais les trois opérations ukrainiennes séparées à Orikhiv, Velika Novosilka et Bakhmut, ne sont pas des opérations de conquête, de celles que l’on peut suivre sur la carte en voyant la progression rapide des petits drapeaux en direction d’un objectif lointain. Cela viendra peut-être mais pour l’instant, ce n’est pas possible. Or, si ce ne sont pas des opérations de conquête, ce sont forcément des opérations d’usure, opérations cumulatives dont on espère un jour voir émerger quelque chose comme la rupture d’une digue, selon l’expression de Guillaume Ancel (ici). Le problème majeur de ces opérations – assassinats ciblés, sanctions économiques, campagnes aériennes, guérilla, etc. - est qu'on ne sait jamais quand cette fameuse émergence surviendra et on est souvent déçu.

Back in Donbass

Revenons en arrière. La guerre, au sens anglais de warfare, de mouvement s’est transformée en guerre de positions au mois d’avril 2022 selon un phénomène tout à fait classique, même si pas forcément obligatoire. Cette guerre de positions qui signifiait que la guerre, au sens de war cette fois, allait durer longtemps incitait aussi aux actions sur l’arrière (frappes aériennes, sabotages, etc.) ou sur le « grand arrière » ukrainien (nous) par une campagne d’influence, en espérant que l’un de ces éléments arrive au niveau zéro de motivation et nullifie donc l’ensemble de l’effort de guerre. On aura reconnu là des opérations cumulatives.

Sur le front, les Russes étaient un peu plus pressés et s’empressaient de conquérir l’ensemble du Donbass. La méthode utilisée était, de manière tout à fait classique, celle du martelage ou du casse-briques pour reprendre l’expression mise en vogue par @escortert sur Twitter (ici) : neutralisation de la défense par le feu indirect et assaut de bataillons, répétés des centaines de fois autour de la poche dont ils espéraient s’emparer, de Severodonetsk à Kramatorsk. Les Russes ont beaucoup échoué mais ils ont parfois réussi et ils ont même rompu la digue une fois, à Popasna le 9 mai 2022 non loin de Bakhmut. Cette « émergence » n'a pas suffi en soi mais leur a donné un avantage décisif qui, après encore plusieurs semaines de martelage, leur a permis, outre Marioupol, de s’emparer des villes de Severodonetsk et de Lysychansk au tout début du mois de juillet. La moitié du travail de conquête était faite et puis, autre effet émergent plus inattendu cette fois, tout s’est arrêté. Un peu parce que l’arrivée de l’artillerie occidentale avait permis d’équilibrer un peu les débats, un peu aussi faute de combattants, car pour monter à l’assaut…il faut des troupes d’assaut et il n’en restait plus guère du côté russe alors que les Ukrainiens continuaient à fabriquer des brigades. C’était là toute la différence clausewitzienne entre une petite armée professionnelle de prince faite pour des guerres limitées et une armée d’une nation en armes engagée dans une guerre absolue.

Retenons cependant bien la leçon tactique : les forces russes n’ont pu progresser face à des positions retranchées depuis des années que parce qu’elles lançaient trois fois plus de projectiles en tout genre qu’elles n’en recevaient sur le nez. Le principe du 3 contre 1 en hommes pour attaquer n’a en réalité pas beaucoup de sens, celui des 3 obus pour 1 en revanche en a beaucoup dans la guerre de positions. On ne parle pas alors de rapport de forces (RAPFOR) qui est toujours de fait plus ou moins équilibré, mais de rapport de feux (RAPFEU) qui lui ne l’est que rarement.

L’armée russe était devenue stérile offensivement et on pouvait se demander légitimement ce qu’il en était pour les Ukrainiens placés sur la défensive depuis avril. L’attaque de septembre à Kharkiv puis la réduction de la tête de pont de Kherson jusqu’à la mi-novembre par les Ukrainiens ont donné tort à ce scepticisme. D’un seul coup les opérations, quoique très différentes entre les provinces de Kharkiv et de Kherson, sont redevenues dynamiques. Cela n’était pourtant finalement qu’un peu illusoire et transitoire. Illusoire parce qu’il y a eu dans la province de Kharkiv une conjonction de circonstances tout à fait étonnante avec une incroyable faiblesse et un aveuglement des Russes dans ce secteur du front qui a fourni une occasion, brillamment saisie par les Ukrainiens de frapper un grand coup. C’était la deuxième et seule percée à ce jour du front après celle de Popasna et avec beaucoup plus d’effets. La bataille de la tête de pont de Kherson de son côté a été très différente mais a bénéficié aussi de circonstances favorables, la principale étant justement le fait de s’attaquer à une tête de pont. Et puis là encore les opérations offensives se sont arrêtées fin novembre, la faute cette fois en grande partie à un rehaussement significatif de la défense russe. Les Russes ont fait un pas de plus vers la guerre absolue par une forme de stalinisation partielle de la société et les effectifs sur le front ont doublé. Sous la direction du général Sourovikine, ils ont raccourci le front en évacuant la tête de pont de Kherson et en s’appuyant sur l’obstacle du Dniepr. Ils ont ensuite et enfin travaillé, construisant une « ligne Surovikine » dans les secteurs qui étaient jusque-là un peu faibles. L’aspect offensif était surtout le fait des opérations à l’arrière, comme la campagne de frappes sur le réseau électrique, une nouvelle opération cumulative qui n’a pas donné grand-chose, et un peu de l’opération d’attaque de Bakhmut confiée à la société Wagner.

Avec la prise de commandement direct par Gerasimov, les Ruses ont tenté de renouer avec le casse-briques mais ils n’ont conquis que 500 km2 en quatre mois, soit deux fois moins que d’avril à juillet 2022. On peut même se demander, à 3 ou 4 km2 par jour s’il y avait une réelle volonté de conquérir le Donbass comme à l’époque et s’il ne s’agissait pas simplement d’améliorer la position défensive et d’acquérir quelques victoires plus symboliques qu’autre chose à Soledar et Bakhmut. Plus de 1000 km2 et trois villes importantes, Marioupol, Severodonetsk et Lysychansk, conquis pour Donbass 1 et 500 km2 et Bakhmut pour Donbass 2. Le fait que les Russes aient lancé environ 3-4 millions de projectiles divers dans Donbass 1 et seulement un à deux million(s) dans Donbass 2 n’y est pas pour rien.

A la recherche de l’effet émergent

Rappelons que stratégiquement, les Russes peuvent néanmoins se contenter d’un front bloqué ou simplement grignoté par les Ukrainiens. Ils « mènent au score » et si la guerre s’arrêtait demain le Kremlin pourrait s’en accommoder et proclamer victoire (« on a déjoué préventivement une grande offensive contre le Donbass », « on a résisté à l’OTAN », « on a libéré ceci ou cela » etc.). Leur stratégie peut simplement être de résister sur le front et d’attendre que l’arrière et surtout le grand arrière s’épuisent quitte, à l’aider un peu. Il n’en est évidemment pas de même pour les Ukrainiens, dont l’objectif est de libérer l’ensemble du territoire de toute présence russe, ni pour nous, qui sommes (sans doute, car rien n’est affiché clairement) plutôt désireux d’une victoire ukrainienne rapide sinon complète.

Est-ce que les Ukrainiens sont bien partis pour atteindre sinon complètement cet objectif, mais au moins une part significative de cet objectif avant la fin de l’été ? On peut l’espérer mais rien ne l’indique en réalité. Oublions d’emblée l’idée de percer comme dans la province de Kharkiv, tout le front russe est désormais solide. Reste donc le martèlement, ou le fameux « casse-briques », et nous revoici donc dans une opération cumulative dont on espère voir émerger quelque chose avant la fin de l’été.

Parlons terrain d’abord. Selon le site Twitter @War_Mapper les Ukrainiens ont libéré 200 km2 en un mois, soit l’équivalent de cinq cantons français alors qu’il s’agit de reconquérir l’équivalent de l’Occitanie et de la région PACA réunies. Les Ukrainiens ne peuvent évidemment pas se satisfaire de ça. Ils ne gagneront pas la guerre à coup de 7 km2 par jour d’où l’espoir que cela va faire émerger quelque chose comme la fameuse digue qui se brise sous les vagues ou le château de sable qui fond. Le problème est que cela reste pour l’instant dans le domaine du souhait.

Du côté des pertes, le bilan du côté des unités de combat est plutôt mince avec selon « Saint Oryx », 455 matériels majeurs russes touchés depuis le 7 juin 2023 dont 233 véhicules de combat majeurs (chars de bataille et véhicules blindé d’infanterie), soit environ 7,5 VCM par jour. Ce n’est finalement guère plus que depuis le début de l’année. Pire, les pertes ukrainiennes identifiées dans le même temps sont respectivement de 283 matériels et de 126 véhicules de combat majeurs, soit environ 4 par jour, ce qui est plus que depuis le début de la guerre. Jamais depuis le début de la guerre, il n’y a eu un aussi faible écart sur Oryx entre les pertes des deux camps. On peut donc difficilement dire que les Ukrainiens sont en en train de « saigner à blanc » les Russes. Cette perte quotidienne, et il y a une bonne partie de matériels réparables parmi eux voire mêmes quelques-uns récupérés chez les Ukrainiens, correspond sensiblement à la production industrielle. À ce rythme là, à la fin de l’été, le capital matériel russe sera entamé, mais pas de manière catastrophique et celui des Ukrainiens le sera presque autant.

Il faut donc au moins pour l’instant placer son espoir ailleurs. C’est généralement à ce moment-là que l’on parle du moral des troupes russes. Celui-ci serait au plus bas, ce que confirmeraient de nombreuses plaintes filmées ou de messages interceptés. Le problème est qu’on entend ça pratiquement depuis la fin du premier mois de guerre et que l’on ne voit toujours pas d’effets sur le terrain, hormis une certaine apathie offensive. Ce que l’on constate d’abord c’est que ces soldats ne rejettent jamais le pourquoi de la guerre mais seulement les conditions dans laquelle ils la mènent en réclamant de meilleurs équipements et des munitions (des obus en particulier, on y revient toujours). On ne voit pas non plus d’images de redditions massives ou de groupes de déserteurs vivant à l’arrière du front, à la manière de l’armée allemande fin 1918. Or, ce sont les indices les plus sûrs que quelque chose ne va pas du tout. On ne peut pas interpréter la mutinerie de Wagner comme le signe d’un affaiblissement moral de cette troupe. Bref, faire reposer une stratégie sur l’espoir que l’armée russe va s’effondrer comme en 1917 n’est pas absurde mais simplement très aléatoire. Il est délicat de combattre en se fondant juste sur un espoir très incertain.

L’essentiel est invisible pour les yeux

Au bilan, tant que les Ukrainiens n’auront pas une écrasante supériorité des feux, le fameux 3 contre 1 en projectiles de toute sorte, ils ne pourront pas espérer raisonnablement obtenir un succès et pour le rappeler une nouvelle fois, conquérir un village n’est pas un succès stratégique. Un succès majeur c’est aller à Mélitopol ou Berdiansk, un succès mineur mais succès quand même serait de prendre Tokmak. Pour cela, il n’y a pas d’autre solution comme pour percer la ligne d’El Alamein, la ligne Mareth en Tunisie, la ligne Gothique en Italie, les lignes allemandes en Russie à Orel et ailleurs ou encore les défenses allemandes en Normandie, que d’avancer en paralysant les défenses par une force de frappe suffisamment écrasante, une FFSE. Le chef d’état-major des armées américain, Mark Milley, évoquait récemment les deux mois de combat acharné qu’il a fallu mener en Normandie avant la percée d’Avranches. Il a oublié de dire que les Alliés avaient lancé à quatre reprises l’équivalent d’une arme nucléaire tactique sur les Allemands avant de percer, cela a même servi de base aux premières réflexions sur l’emploi des ANT dans les années 1950. A cet égard, je ne peux que recommander la lecture de l’impressionnant Combattre en dictature - 1944 la Wehrmacht face au débarquement de Jean-Luc Leleu pour comprendre ce que cela représentait. Certaines lignes de défense ont pu être contournées, comme celle de la 8e armée britannique à El-Gazala en mai 1942 ou bien sûr deux ans plus tôt notre Ligne Maginot qui avaient toutes les deux le malheur d’être contournables. Pour le reste, pas moyen de passer à travers sans un déluge de projectiles, obus de mortiers, de canons, d’obusiers, roquettes, missiles, peu importe et peu importe le lanceur qu’il soit au sol, en l’air ou sur l’eau pourvu qu’il lance quelque chose.

Or, le malheur de l’artillerie ukrainienne, désormais la plus puissante d’Europe, est qu’elle lance deux fois moins d’obus qu’au plus fort de l’été 2022, époque Kherson et surtout toujours moins que l’artillerie russe qui en plus ajoute des munitions téléopérées plutôt efficaces. Retournons le problème : si les Ukrainiens lançaient autant de projectiles quotidiens que les Russes lors de Donbass 1, l’affaire serait très probablement pliée et ils auraient sans doute déjà atteint et peut-être dépassé la ligne principale de défense de Tokmak. Mais ils ne les ont pas, du moins par encore. Loin de la question des avions F-16, qui serait un apport intéressant pour cette FFSE mais pas décisif, on ne comprend pas très bien pourquoi les Etats-Unis ont tant attendu pour livrer des obus à sous-munitions, qui ont le double mérite d’être très utiles en contre-batterie et abondants. Peut-être s’agissait-il d’une réticence morale à livrer une arme jugée « sale », car il y a un certain nombre de non-explosés (les Forces spéciales françaises ont connu leurs plus fortes pertes, en 1991, à cause de ça) mais livrés beaucoup plus tôt cela aurait changé les choses. Il en est de même pour les missiles ATACMS, beaucoup moins nombreux, mais très efficaces avec une très longue portée. On aurait pu y ajouter aussi depuis longtemps les vénérables avions d’attaque A-10 que réclamaient les Ukrainiens, certes vulnérables dans l’environnement moderne, mais qui terrifieraient les premières lignes russes, etc. Mais surtout le nerf de la guerre en guerre, c’est l’obus de 155 mm qu’il faudrait envoyer par centaines de milliers en Ukraine ou de 152 mm rachetés à tous les pays anciennement équipés par l’Union soviétique et qui ne les utiliseront de toute façon jamais. Il faudra qu’on explique aussi pourquoi, seize mois après le début de la guerre on est toujours incapable de produire plus d’obus. Heureusement que ce n’est pas nous qui avons été envahis.

Bref, si on veut vraiment que l’Ukraine gagne, il faut avant tout lui envoyer beaucoup de projectiles. Cela lui permettra d’abord de gagner la bataille d’artillerie qui est en cours, dont on ne parle jamais, car elle est peu visible et qui est pourtant le préalable indispensable au succès. Je me demande même parfois si les petites attaques des bataillons de mêlée ukrainiens ne s’inscrivent pas d’abord dans cette bataille en faisant tirer l’artillerie russe en barrage afin qu’elle se dévoile et se fasse taper en retour. S’il y a un chiffre finalement encourageant sur Oryx, c’est celui des pertes de l’artillerie russe. En deux mois et au prix d’une quarantaine de pièces touchées ou endommagées, les Ukrainiens ont mis hors de combat le triple de pièces russes, soit l’équivalent de l’artillerie française. En comptant, les destructions non vues et l’usure des pièces d’artillerie, sans doute plus rapide dans l’artillerie russe, ancienne, que dans l’Ukrainienne, c’est peut-être le double qui a été réellement perdu. Les dépôts de munitions comme celui de Makiivka, à une quinzaine de kilomètres seulement de la ligne de contact, continuent à être frappés. En augmentant un peu ce rythme et avec l’apport occidental accéléré, cette bataille des feux peut, peut-être être gagnée fin août ou début septembre.

C’est peut-être le seul effet réaliste que l’on peut voir émerger dans toute cette bataille et sans doute aussi le seul qui puisse débloquer cette situation stratégique figée depuis sept mois. Si on n’y parvient pas à la fin de l’été et alors que les stocks et la production seront à la peine dans les deux cas, on sera probablement parti sur un front gelé et l’espoir de voir émerger quelque chose se reportera sur les arrières.

L’offensive ukrainienne est-elle un échec ? (2)

Considérons maintenant l’articulation des forces. Là encore, l’organisation ukrainienne n’est pas très claire. 

Si on connaît les brigades, la brique de base de cette armée, et si on parvient à les identifier sur le front, on ne sait pas très bien comment elles sont commandées. On trouve ainsi 14 brigades du Dniepr à Huliapole exclue, avec Oirkhiv comme centre de gravité, et 17 de Huliapole inclue à Vuhledar inclue, largement centrées sur Velika Novosilka. Au total, un quart de l’armée ukrainienne se retrouve concentré dans la zone de l’opération Zapo-Donetsk. C’est à la fois beaucoup, car cela suppose des affaiblissements ailleurs, et peu face à un adversaire sensiblement de même volume et placé en défensive.

Cette répartition des brigades laisse supposer deux secteurs opérationnels différents commandées par deux états-majors de corps d’armée, eux-mêmes sous la coupe d’un commandement spécifique pour l’opération, directement de l’état-major central à Kiev ou plus probablement du commandement régional Ouest. Outre ces deux corps d’armée, ce commandement de l’opération doit conserver aussi sous sa coupe une force spécifique de frappes dans la profondeur, pour simplifier tout ce qui peut frapper à plus de 40 km de la ligne de contact.

L’expérience tend à prouver qu’il est difficile de commander plus de cinq unités de même rang en même temps, et tous les échelons militaires sont organisés dans cet esprit. On suppose, on espère en tout cas pour l’organisation ukrainienne, que les deux corps d’armée eux-mêmes s’appuient sur un échelon intermédiaire de niveau division, organisé fonctionnellement et/ou géographiquement.

On peut donc imaginer, même si elles ne portent pas ce titre, qu’il existe trois divisions ou au moins trois petits états-majors de ce niveau, dans le corps d’armée Ouest : une division d’artillerie, forte de la 44e brigade d’artillerie et de la 19e brigade de missiles, ce qui doit représenter un ordre de grandeur de 120 pièces à longue portée ; une division Dniepr avec quatre brigades de manœuvre (128e Montagne, 15e Assaut, 65e et 117e Méca), une brigade de Garde nationale et un échelon de renseignement avec un bataillon de reconnaissance et le groupement des forces spéciales de la Marine ; une division Orikhiv avec cinq brigades de manœuvre (118e, 47e, 33e et 116e Méca 3e Assaut [à confirmer]), deux brigades de Territoriale/Garde nationale et un régiment de Forces spéciales.

On notera que si la division Dniepr est plutôt « pointe avant » (une brigade en premier échelon, les autres en deuxième échelon) la division Orikhiv est très concentrée vers l’avant, ce qui témoigne que visiblement l’effort ukrainien se portait dans cette région avec l’espoir d’y obtenir des résultats plus rapides qu’ailleurs.

Le corps d’armée Est est sans doute organisé de manière similaire avec sa division d’artillerie (45e et 55e brigades, la dernière équipée de Caesar, soit environ 120 à 140 pièces), et trois divisions de manœuvre aux contours plus difficiles à déterminer. On se risquera à distinguer une division Huliaipole, une division Valika Novosilka et une division Vuhledar. La première pourrait être de forte de cinq brigades de manœuvre (23e Méca et 36e Marine en 1er échelon, 67e Méca, 82e Assaut aérien et 3e Blindée en deuxième échelon) avec une brigade territoriale et un bataillon de reconnaissance. La deuxième est encore plus puissante avec la 31e Méca, 68e Chasseurs, 35e et 37e Marine en premier échelon, 1ère et 4e Blindée en 2e échelon avec deux brigades territoriales). La troisième enfin est la plus faible avec seulement la 72e Méca et une brigade territoriale.

On rappellera l’extrême hétérogénéité de touts ces unités dont pas une, jusqu’au niveau de la compagnie/batterie, n’est équipée comme la voisine et une organisation verticale où chacun ne sait pas ce que fait le voisin (et notamment où il est, ce qui induit de nombreux tirs fratricides) pour comprendre une partie de la lenteur des manœuvres ukrainiennes, du fait de « coûts de transaction » pour se coordonner ou simplement s’approvisionner.

Comment cela s’articule-t-il ? En combinant du feu et du choc. Quand on dispose de la surprise et d’un rapport de forces opérationnel très favorable, on peut se passer de cette combinaison pour attaquer, percer et exploiter sans modelage préalable. Cela a été le cas pour les Ukrainiens dans la province de Kharkiv en septembre 2022, mais c’est un cas très isolé, quasiment une anomalie dans cette guerre. Dans tous les autres cas, c’est l’artillerie qui permet d’avancer. Plus exactement, c’est la supériorité des feux qui permet de manœuvrer.

La guerre de position est donc avant tout une bataille dans la 3e dimension. Il y a d’abord les feux dans la profondeur sous les ordres directs du commandement de l’opération ou du commandement central. Le principe est simple, peu importe le vecteur - avions ou artillerie à longue portée – pourvu que l’on envoie des projectiles (roquettes, missiles Storm Shadow, bombes volantes GLSDB, bombes guidées, etc.) sur des cibles fixes ou semi-fixes (dépôts) dans la profondeur. On peut y ajouter les actions de sabotage au sol. On compte alors en dizaines de projectiles, quelques centaines ou plus, mais ceux-ci pourvu qu’ils s’appuient sur un bon réseau de ciblage, contribuent à entraver les mouvements opérationnels ou logistiques en zone arrière ainsi que le fonctionnement du commandement. C’est un « facteur de supériorité opérationnelle » ukrainien, en clair un avantage comparatif, mais qui manque sans doute d’un peu de masse pour être décisif. Les Russes sont gênés et prennent des coups mais ils ne sont pas paralysés. On regrettera pour les Ukrainiens que les États-Unis aient tardé à fournir des ATACMS, ces missiles tirés depuis des HIMARS et d’une portée de 300 km.

Le second étage est la contre-batterie. Ce qui empêche les forces de manœuvre ukrainiennes d’avancer, c’est avant tout l’artillerie russe, combinée aux obstacles et aux points d’appui), qui frappe quelques minutes seulement être apparue dans le paysage. Si on veut avancer, il faut donc commencer par au moins neutraliser l’artillerie russe et si possible la détruire. Ça, c’est le premier travail des deux divisions d’artillerie décrites plus haut et de leurs 204-260 pièces, avec leur environnement de drones et de radars de contre-batterie. Les 20 bataillons d’artillerie des brigades de manœuvre, soit un total d’environ 400 pièces, peuvent se joindre également ponctuellement à cette campagne si les cibles sont à leur portée.

Les chiffres du ministère de la Défense ukrainien sont à prendre avec beaucoup de précautions quant aux bilans annoncés, mais ils indiquent à coup sûr une beaucoup plus grande activité de l’artillerie ukrainienne à partir de la mi-mai, en fait un triplement des tirs par rapport à la moyenne depuis le 1er janvier. Il s’agit de l’activité sur tout le théâtre et pour les toutes les missions, mais ces chiffres indiquent assez clairement le début de la phase de préparation de l’offensive Zapo-Donetsk après des mois de retenues et d’économies des obus. On note aussi une activité un peu plus importante de l’aviation ukrainienne, de l’ordre de 13-14 sorties par jour contre 10, ce qui reste marginal.

Est-ce que tout cela est efficace ? Entre le 8 mai et le 1er juillet, le site Oryx comptabilise une centaine de pièces d’artillerie russe clairement identifiées comme détruites ou endommagées sur l’ensemble du théâtre, dont peut-être un ordre de grandeur réel de 150 dont la majorité (100 ?) dans la zone Zapo-Donetsk. Pour être juste, la bataille d’artillerie est à deux sens et Oryx comptabilise aussi une bonne trentaine de pièces ukrainiennes perdues et donc réellement de l’ordre d’une cinquantaine. On rappellera que l’artillerie de tous les camps connaît aussi des pertes invisibles par son simple fonctionnement. Un canon doit ainsi changer son tube tous les 2 000 obus, en étant très large, sous peine de tirer dans les coins ou, pire, d’éclater. Il y a donc ainsi chaque jour plusieurs dizaines de tubes à changer dans les deux cas. Quelles sont leurs capacités en la matière ? On n’en sait pas grand-chose.

En résumé, l’artillerie russe (3 500 pièces de tout type au début de 2023 en Ukraine, dont peut-être un millier dans le groupe d’armées Zapo-Donetsk) souffre mais n’est pas encore abattue, loin de là, et c’est sans doute pour cela que l’offensive ukrainienne piétine. Son principal problème est peut-être surtout le manque d’obus (le « point Oméga ») avec une production et des importations cachées (Biélorussie, Corée du Nord, Iran, peut-être Chine) qui ne permettent plus d’en consommer comme au printemps 2022. Cette pénurie est cependant compensée en partie par une meilleure technique (l’artillerie russe subissant moins de pertes que les unités de manœuvre a pu capitaliser de l’expérience) et l’apport des munitions téléopérées, les Lancet en particulier.

Au bilan, l’artillerie russe, associée à des forces aériennes – avions et surtout hélicoptères d’attaque - qui ont beaucoup plus de facilité à agir en zone de défense (ils peuvent tirer à distance pratiquement depuis la zone principale de défense) qu’en zone ukrainienne reste encore un excellent empêcheur d’attaquer. On ne voit pas comment, à ce rythme, comment ils pourraient en être autrement pendant encore plusieurs mois. Maintenant le rythme de contre-batterie peut effectivement augmenter avec l’aide occidentale, mais les Russes ont également aussi encore des capacités d’adaptation.

Les deux corps d’armée ukrainiens ont ensuite pour mission d’atteindre les deux effets majeurs probables, Tokmak et Bilmak sur la route T0803, à force d’attaques de groupements tactiques. Pour l’instant, leur avance est très modeste et se limite à deux poches dans la première position, ou position de couverture, russe. La progression moyenne est d’environ 8 km2 par jour sur un espace de bataille d’environ 6 000 km2 de la ligne de contact jusqu’à la ligne Mykhailivka-Tokmak-Bilmik-Volnovakha. C’est évidemment très en dessous de la norme souhaitable pour les Ukrainiens pour atteindre les deux effets majeurs dans un délai de trois mois. Et encore ne s’agit-il pour l’instant que de la zone de couverture tenue par un ensemble disparate de bataillons réguliers complétés d’auxiliaires, bataillons de volontaires BARS, miliciens DNR, bataillons de prisonniers Storm-Z. La bataille pour la zone de défense principale, environ dix kilomètres en arrière de la ligne de contact, sera sans aucun doute plus difficile encore.

La faute en revient d’abord à l’absence de supériorité nette d’artillerie susceptible, une fois l’artillerie russe neutralisée, d’écraser les points d’appui ennemis sous les obus, à l’absence de bulles de protection forte contre les aéronefs et surtout les drones, et sans doute aussi à la faiblesse numérique des équipements de génie indispensables au bréchage. Sans doute aurait-il été préférable de tailler le volume de l’action à la hauteur de celui des appuis disponibles – génie, artillerie, drones, brouillage électronique, défense aérienne mobile – en les concentrant sur un seul corps d’armée et en formant des unités spécialisées, équipées et entrainées pour la seule mission de bréchage. Au lieu de cela, les moyens sont dispersés, peut-être sous-utilisés et surtout s’usent dès la conquête de la ligne de couverture alors que le plus dur reste à faire.

À défaut de conquérir du terrain, on peut essayer d’abord d’user grandement l’ennemi afin de pouvoir conquérir ensuite plus facilement le terrain. Reprenons les chiffres d’Oryx. Oryx comptabilise environ 200 engins principaux de combat (Tanks + AFV +IFV + APC selon la terminologie du site) russes détruits ou endommagés sur l’ensemble du théâtre en un mois. Dans le même temps, il comptabilise 150 EPC ukrainiens. C’est inédit, le rapport de pertes étant plutôt jusque-là de l’ordre de 1 à 3 ou 4 en faveur des Ukrainiens. Je considérais alors que les pertes russes étaient sous-estimées d’environ 50 % (en ajoutant les engins détruits ou en endommagés non vus) et qu’il fallait compter 60 pertes pour 1 EPC perdu. Avec 250 EPC perdus cela donne 15 000 pertes pour le mois de juin, soit une moyenne de 500 pertes par jour, ce qui paraît crédible. Mais en doublant comme d’habitude les pertes matérielles ukrainiennes et en comptant 160 pertes par EPC, cela donnerait 300 engins réellement perdus et avec 120 pertes par EPC, ce qui donnerait 36 000 pertes, soit 1200 par jour, ce qui est manifestement très exagéré. Ce qu’il faut retenir, c’est que les pertes ukrainiennes et russes semblent en réalité s’équilibrer, ce qui n’est pas du tout une bonne nouvelle pour les Ukrainiens à l’offensive. On rappellera que l’attaquant n’est pas condamné à subir des pertes supérieures au défenseur. S’il a forcément un désavantage, c’est bien les différences de qualité tactique et de puissance de feu lourdes qui font les différences de pertes.

En résumé, si le potentiel ukrainien consacré à l’offensive Zapo-Donetsk est à peine entamé, ce qui a été entamé n’a pas permis d’obtenir des résultats probants. Les Ukrainiens peuvent continuer dans cette voie en espérant finalement faire craquer l’artillerie ennemie ou ses forces en ligne et en réserve. Cela peut survenir effectivement, mais pour autant aucun signe ne semble pour l’instant conforter un tel espoir. Ils peuvent également arrêter une opération mal engagée et réorganiser leur dispositif, en concentrant absolument tous les moyens d’appui disponibles dans la zone offensive et même sur une seule partie de cette zone, quitte par exemple à faire l’impasse sur la défense des villes contre les drones Shahed 136 qui absorbent de très précieux moyens antiaériens et d’appui direct. L’aide occidentale doit se porter en urgence sur ces moyens d’appui, génie, canons-mitrailleurs, etc. et en obus de 155 mm bien sûr et munitions à longue portée. Peut-être faut-il aussi envisager d’autres méthodes, comme les bataillons de brèche et l’infanterie d’infiltration, pour évoluer dans un espace dangereux, mais finalement humainement peu dense avec dix fois moins d’hommes qu’en 1918 sur un front de même dimension.  

Rappelons pour conclure que depuis sept mois maintenant le front a à peine bougé dans les deux sens, et on ne peut considérer la prise de Bakhmut comme un grand mouvement. Quand avec les mêmes moyens et méthodes on se trouve à n’avoir plus de résultats, il faut soit renoncer à son objectif, soit accroître considérablement les mêmes moyens, soit changer les méthodes.

L’offensive ukrainienne est-elle un échec ?

Oubliez la question, c’est un leurre pour piéger ceux qui se contentent de réagir à des titres sur les réseaux sociaux sans prendre le temps de lire la suite. Considérez que c’est juste l’occasion de faire sur plusieurs billets un petit point de situation et de se poser quelques questions sur les opérations en cours.

Ce ne sont pas les armées qui font les guerres mais les nations et la force des nations en lutte se mesure selon une équation très simple : F = armée x arrière où si un seul des deux termes est égal est 0, la force totale est nulle. On peut donc agir par des opérations sur l’avant et/ou l’arrière afin de modifier le rapport de forces et d’atteindre son objectif stratégique.

Pour l’instant, car cela a déjà et peut encore évoluer, l’objectif stratégique ukrainien est toujours de chasser l’occupant russe de tous les territoires occupés, Donbass et Crimée. Pour y parvenir l’Ukraine dispose de quelques cartes faibles pour agir sur l’arrière russe : les raids et les frappes sur le sol russe afin de saper le moral russe ou au contraire renforcer celui des Ukrainiens. Elles s’ajoutent aux cartes occidentales « sanctions économiques » et « isolement diplomatique », mais au total il n’y a là rien de suffisant pour, selon les mots du ministère des Affaires étrangères français, « faire renoncer la Russie devant le coût prohibitif de la guerre ». 

L’Ukraine dispose en revanche de quelques cartes fortes pour conduire des opérations militaires offensives ou défensives en Ukraine : un bon réseau de défense aérienne, un corps de défense territoriale solide, une bonne force de frappe en profondeur sur le théâtre et surtout un corps de 80 brigades de manœuvre, dont une soixantaine de bonne qualité tactique (la France pourrait peut-être déployer l’équivalent de 6 à 8 de ces brigades).

La plus importante de ces opérations ukrainiennes, baptisons là définitivement Zapo-Donetsk ou Z-D, a donc débuté maintenant il y a 22 jours au moins dans sa phase d’attaque. C’est déjà beaucoup et on a pourtant encore beaucoup de mal pour en dessiner les contours. On ne voit pas encore très bien en effet quel est l’objectif qui aurait été écrit dans l’ordre d’opérations (ORDOPE). Un objectif opérationnel est un effet à obtenir sur le terrain et/ou l’ennemi. On peut ainsi chercher à défendre ou conquérir un point ou une zone mais on peut aussi chercher à « saigner à blanc » l’ennemi ou encore gagner du temps. Ce qui est absolument nécessaire dans cette opération Z-D est que cet objectif soit à la hauteur des enjeux, des moyens engagés et des attentes, bref, qu’il soit important.

On pourrait donc imaginer que Zapo-Donetsk soit une opération « éventreur » ou « tueur » du nom des opérations américaines en Corée de février à avril 1951, objectif à but terrain limité mais cherchant à tuer le maximum de combattants chinois et nord-coréens sous des déluges de feu autour des phalanges blindées qui avançaient. Ce ne sera pas le cas, les Ukrainiens ne disposant pas du tout de la même puissance de feu que les Américains. Ce ne sera pas le cas non plus car l’armée ukrainienne a toujours été très orientée « terrain » en défensive, ne lâchant pas un mètre - ce qui coûte cher humainement - comme en offensive en préférant occuper l’espace que de poursuivre l’ennemi, ce qui sauve une partie des forces ennemies. Inversement, et cela peut paraître paradoxal pour une armée qui a un tel mépris de ses hommes aux petits échelons mais les Russes ne se sont pas accrochés aux terrains – région de Kiev, île aux serpents, poche de Kherson - où ils pouvaient perdre beaucoup de forces en s’obstinant. Au bilan depuis le 1er avril et le désastre russe autour de Kiev, bataille imbriquée où la défense ukrainienne en grande profondeur a été excellente, les Ukrainiens ont repris beaucoup de terrain, mais les pertes ont eu tendance à s’équilibrer entre les deux camps.

L’objectif assigné à l’opération Z-D a donc été un point à atteindre, entre la centrale nucléaire de Zaporijia, Melitopol et Berdiansk. La prise d’un seul de ces points, surtout parmi les deux derniers serait considérés comme un succès majeur. L’arrivée à proximité de l’un d’entre eux, ce qui suffirait peut-être à rendre le front intenable constituerait déjà un succès important. Il serait sans doute préférable de privilégier un seul objectif afin de concentrer les forces sur une seule zone et d’y obtenir une supériorité des feux. C’est après tout l’avantage principal de l’attaquant que de pouvoir choisir ses points d’attaque là où le défenseur est obligé de se disperser. Là on aurait du mal à définir s’il y a un, deux ou – horreur- trois objectifs ukrainiens dans l’ordre d’opération.

Un fois le ou les objectifs choisis, il faut entrer dans la matrice. En clair, on voit comment on peut faire pour y arriver (les modes d’action, MA) et comment l’ennemi peut nous en empêcher (modes d’action ennemis, ME) et on croise.

Du côté des MA, on pourrait avoir quelque chose comme :

MA 1 : Le torrent lent. On avance partout et puis on voit, position après position. Toute brèche est exploitée le plus profondément possible, sans direction a priori.

MA 2 : Attaque à Tokmak. Concentration des efforts de feu et de choc sans interruption depuis Orikhiv et en direction de Tokmak. Rayonnement ensuite vers le Dniepr et Melitopol.

MA 3 : Vers la mer. Concentration des efforts de feu et de choc sans interruption autour de la poche russe au sud de Velika Novosilka jusqu’à la route T0803. Avance ensuite vers Berdiansk ou Marioupol.

L’officier français reconnaitra des « effets majeurs » possibles dans Tokmak ou la route T0803. C’est le minimum à faire pour être sûr de remplir la mission. Il est vrai que l’atteinte de l’un ou de l’autre donnerait aux Ukrainiens un avantage considérable, et pourrait même constituer de quoi considérer l’opération comme un succès minimal.

Tous ces MA s’accompagnent d’une campagne de frappes en profondeur afin d’affaiblir, sinon d’asphyxier les forces russes dans le secteur à la manière de la poche de Kherson, ainsi que d'attaques secondaires dans d'autres secteurs.

Du côté russe, les choses sont plus simples, comme souvent en défense.

ME 1 : Freiner et tuer. Échanger du terrain contre des pertes ukrainiennes et du temps. Tenir fermement la deuxième position. Préparer une troisième position au nord de Mélitopol et Berdiansk.

ME 2 : Pas un pouce. Résister sur la première position et reprendre tout terrain perdu. Peu importe les pertes russes. Toutes les réserves sont engagés sur le front de Z-D.

ME 3 : Tenir et contre-attaquer. Résister sur la deuxième position et contre-attaquer dans la province de Louhansk, pour au mieux y reprendre le terrain ou au moins fixer les forces ukrainiennes.  

Dans tous les cas, la défense est là aussi complétée par une campagne de frappes en profondeur afin de fixer la défense aérienne ukrainienne à l’arrière et d’entraver les flux vers le front et de petites opérations périphériques.

Normalement, on confronte ensuite MA et ME dans une matrice. C’est généralement un exercice de pensée, mais quand on est sérieux on joue. On fait un jeu de guerre, un wargame, et on voit se qui passe dans toutes les configurations. En fonction des résultats, on choisit MA définitif, et on donne leur mission à toutes les unités subordonnées. Au jour J à l’heure H, on lance la première phase de l’opération, qui peut être une phase de préparation si on ne bénéficie pas de la surprise ou directement une phase d’attaque.

Point important : on a un peu tendance à considérer qu’une opération se déroule toujours en deux étapes distinctes : la planification avant le jour J puis la conduite, au cours de laquelle on déroule le plan et on s’adapte aux aléas des combats tout en conservant le même cap. Ce n’est que lorsque l’objectif est atteint ou au contraire lorsqu’il devient évident qu’il ne le sera pas que l’opération prend fin. Mais il peut y avoir aussi des opérations en fondu-enchaîné où on commence l’action sans avoir vraiment choisi son mode d’action et on le choisit en fonction des évènements. C’est rare et cela demande une certaine sophistication du commandement mais ce n’est pas impossible et c’est peut-être ce à quoi on assiste en ce moment. Car en fait, on l’a dit on a un peu de mal à lire le schéma de l’opération ukrainienne.

(à suivre)

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Les embruns russes

L’État moderne dispose du monopole de la force physique légitime selon la thèse classique de Max Weber. Ce n’est visiblement pas le cas dans la Russie de Poutine, comme si la domination de la société par une oligarchie administrativo-mafieuse devait déboucher également sur un oligopole de l’emploi de la force. On trouve certes en Russie le contrat social de délégation de la sécurité à l’État en échange de l’impôt. On peut même comme dans les empires décrits par le grand historien Ibn Khaldoun voir un cœur de société démilitarisé par le régime afin de ne pas constituer une menace politique et un instrument de force professionnel recruté dans la périphérie sociale et ethnique de ce cœur de société. La première différence est que ce cœur de société est quand même abreuvé de l’idée qu’il est grandement menacé afin d’avoir des citoyens pacifiés mais aussi serrant les rangs. La seconde est que cette force armée et de sécurité est éclatée en asabiyya concurrentes, pour conserver le vocabulaire d’Ibn Khaldoun.

Les forces armées sont toujours organisées de manière classique, mais si elles sont désormais majoritairement composées de professionnels, grande nouveauté en Russie, avec de grands services – terre, air, marine, fusées et assaut par air – relativement concurrents et dont certaines unités, d’élite et loyales à leurs chefs plus qu’à toute autre chose. On pense à la 45e brigade spéciale ou les brigades de Spetsnaz du GRU, le service de renseignement militaire, qui pourraient facilement être utilisées dans un contexte intérieur ainsi que le réseau d’espionnage Agentura. Mais les deux autres services de renseignement, FSB et SVR, disposent également de leurs forces armées. Dans l’absolu, le FSB, qui contrôle les gardes-frontières, disposerait d’autant d’hommes en uniforme que l’armée de Terre russe. Dans les faits pour les coups durs internes, le directeur Alexandre Bortnikov dispose surtout de ses deux bataillons spéciaux, Alfa et Vympel. Le SVR de son côté et son chef Sergueï Narychkine, dispose du bataillon Zaslon, à vocation internationale, comme son service.

Mais ce n’est pas tout. En 2016, la garde nationale (Rosgvardia) est formée réunissant toutes les forces d’intervention (OMON et SOBR encore plus spécialisées) et de maintien de l’ordre de la police – là encore presque autant qu’une armée de Terre - sous les ordres de Victor Zolotov, ancien garde du corps du maire de Saint-Pétersbourg et partenaire de judo et de boxe de Vladimir Poutine. On trouve aussi le FSO, le service de protection des personnalités, encore une force conséquente de 20 000 hommes dont le régiment du Kremlin, plus de 5 500, sous le commandement de Dmitry Kotchnev, là encore choisi pour sa main de fer et sa fidélité espérée totale. Il est possible que le prochain ministre de la Défense en soit issu avec Alexeï Dioumine.

Et il y a enfin les armées personnelles, comme les régiments tchétchènes de Ramzan Kadyrov, en théorie intégrés à la Garde nationale mais en fait autonomes et bien sûr la désormais bien connue société Wagner d’Evgueni Prigojine. Mais les gouverneurs peuvent aussi former des bataillons de volontaires, et toute puissance économique, comme Gazprom, ou tout oligarque pourvu qu’il obtienne un blanc-seing du pouvoir peut transformer de l’argent en force armée. On peut même cumuler les choses, on peut par exemple être ministre de la Défense, comme Sergueï Choïgou, et disposer de sa propre petite armée privée Patriot.

Tout cela fait beaucoup pour un seul État, mais c’est fait exprès. Quitte à avoir plusieurs puissances militaires autonomes et forcément concurrentes dans un contexte mafieux de partage du pouvoir et des richesses, autant en avoir beaucoup afin qu’elles se neutralisent mutuellement. Cette « guerre des tours », par référence aux tours du Kremlin, reste normalement discrète et contrôlée mais pour peu que le leader tombe cette guerre feutrée entre tours peut basculer dans la violence car avec l’éloignement de la démocratie et plus de 23 ans de pouvoir personnel on imagine de plus en plus difficilement une transition tranquille par la voie des urnes. On n’y est sans doute pas encore, Vladimir Poutine semblant en bonne forme physique malgré toutes les rumeurs de maladie.

Ce qui est nouveau en fait est que ce système d’oligopole de la force légitime rencontre depuis plus d’un an une autre tradition depuis la révolte du cuirassé Potemkine en 1905 : les secousses politiques consécutives aux échecs militaires. La faiblesse de l’armée russe en Ukraine a donné par contrecoup plus d’importance aux armées privées qui y étaient engagées, surtout quand elles obtenaient de meilleurs résultats. Elle a autorisé aussi la contestation de la gestion de la guerre et la possibilité pour certains seigneurs de guerre de se mettre en avant jusqu’à tenter de défier le pouvoir. Seul, aucun de ces petits imperators n’a la masse critique pour l’emporter définitivement. Le vrai risque de déstabilisation surviendra lorsque plusieurs se coaliseront contre le pouvoir. Là la guerre des tours se transformerait véritablement en guerre pour le trône, dans un pays à plusieurs milliers de têtes nucléaires.

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Théorie de la tranchée – Intermède historique

L’apparition des grandes lignes de fortifications de campagne est la conséquence du développement considérable de la puissance de feu directe à partir du milieu du XIXe siècle. L’affrontement frontal devient dès les années 1850 de plus en plus difficile et les combats indécis, surtout lorsque les forces ont la possibilité de tirer tout en étant posté avec le chargement des fusils par la culasse et encore plus lorsqu’elles ont été dotées de pelles. Il reste malgré tout toujours possible de surmonter cette défense renforcée mais au prix d’une grande concentration de forces et aux prix de pertes terribles. Les fameux « principes de la guerre » de Foch ne sont en fait qu’une théorisation de cette façon de voir les choses qui réussit parfois. On préfère cependant plutôt contourner cet ennemi plus ou moins retranché afin si possible de l’encercler ou au moins de les menacer d’encerclement. Les Prussiens de l’époque du général Moltke excellent un temps dans cet exercice, jusqu’à ce qu’avec l’augmentation du volume des armées il devienne possible de former un front continu d’un point à l’autre du théâtre d’opérations comme lors de l’hiver 1914 de la mer du Nord à la Suisse. Dans ces conditions le contournement devient impossible et il n’y a pas d’autre solution que d’attaquer directement la ligne de front.

Côté allemand, on s’oriente rapidement vers une posture générale défensive sur ce front Ouest afin de concentrer ses efforts offensifs à l’Est contre les Russes. Côté français, on ne supporte pas de voir une partie du territoire occupée par l’ennemi et on veut aider les Russes. On ne veut pas non plus d’une guerre longue que l’on ne croit pas pouvoir tenir face à la puissante Allemagne. On s’oriente donc vers une stratégie offensive et directe, visant à percer à tout prix le front allemand, en espérant que cette percée suivie d’une exploitation rapide en terrain libre suffira à l’effondrement de l’ennemi.

On tâtonne sur la méthode pour comprendre rapidement que sauf cas rare de surprise, il faut obligatoirement neutraliser les défenseurs – infanterie et artillerie- pour pouvoir avancer et pénétrer dans les lignes de défense. La force de contact – l’infanterie – ne disposant pas suffisamment de puissance de feu portable pour réaliser seule cette neutralisation, il faut obligatoirement disposer aussi d’une force de frappe indirecte – l’artillerie et l’aviation - pour réaliser cette mission. C’est l’introduction de la 3e dimension dans la guerre. En partant de très peu, chaque camp construit en quatre ans un énorme complexe de reconnaissance- frappes, pour employer la terminologie soviétique, capable de lancer des centaines de milliers d’obus à des dizaines de kilomètres de profondeur sous le regard de milliers de petits avions d’observation munis de TSF, l’équivalent des drones d’aujourd’hui. A la fin de la guerre, les avions eux-mêmes, chasseurs ou bombardiers légers, viennent s’ajouter à cette force de frappes comme « artillerie à longue portée ».  

En 1915, en France on organise cela selon la méthode dite de « l’attaque brusquée » qui consiste à utiliser la force de frappe pour écraser tout le système défensif que l’on veut percer et l’artillerie plus en arrière sous un déluge d’obus puis de lancer la force de contact à l’assaut. Cela ne fonctionne pas très bien, d’abord parce que la force de frappe n’est pas encore assez puissante et ensuite parce que les Allemands organisent rapidement, non pas une position, c’est-à-dire tout un réseau de lignes de tranchées et d’obstacle, mais deux, étagés en profondeur. Pendant toute l’année 1915, les Français progressent, parviennent à écraser la première position sous le feu puis à s’en emparer mais ils se trouvent désemparés et désorganisés devant la deuxième, quelques kilomètres plus loin et qui a beaucoup moins été touchée par l’artillerie.

Après les échecs coûteux de 1915, les polytechniciens artilleurs, et en premier lieu Foch qui commande alors le Groupe d’armées du nord, prennent le dessus et proposent de faire autant de batailles qu’il y a de positions. On parle alors de « conduite scientifique de la bataille » selon une séquence simple : l’artillerie écrase la première position, l’infanterie s’en empare, l’artillerie avance puis écrase la deuxième position, l’infanterie s’en empare, et ainsi de suite si besoin jusqu’à atteindre enfin le terrain libre. On résume tout cela par un slogan : « l’artillerie conquiert, l’infanterie occupe » et on le met en œuvre sur la Somme en juillet 1916. Cela ne marche pas. On s’aperçoit d’abord que, quel que soit la puissance projetée, et on parle de centaines de milliers d’obus par jour, il reste toujours des défenseurs qui combattent même de manière isolée. Les Allemands font le même constat en sens inverse au début de la bataille de Verdun en février 1916. Mais au moins les Allemands disposent-ils alors d’une artillerie à tir rapide qui leur permet de réaliser leur « tempête de feu » en quelques heures et de bénéficier de la surprise, là où les Alliés mettent des jours, ce qui laisse le temps aux Allemands de faire venir des renforts. On s’aperçoit ensuite sur la Somme que les Allemands construisent plus vite des positions à l’arrière que les Alliés ne s’emparent des positions à l’avant. Après six mois, et après de très lourdes pertes de part et d’autre, on n’a toujours pas atteint le terrain libre comme il en a été de même pour les Allemands à Verdun, la seule grande opération offensive sur le front Ouest jusqu’en 1918. On arrête donc les frais. Foch devient « chargé de mission ».

Survient alors Robert Nivelle, qui fort de ses succès tactiques à Verdun, prône le retour à l’attaque brusquée en arguant du saut technique réalisée tant dans la force de frappe – aviation moderne, artillerie lourde moderne à tir rapide – que dans la force de contact – armement portatif de l’infanterie (fusil-mitrailleur, lance-grenades, mortiers, canons de 37 mm) et chars – pour estimer que ce qui n’était pas possible en 1915 le devient en 1917. On ne parle pas alors de « game changer » mais l’esprit est là. Ce n’est pas idiot, mais le problème à la guerre est que l’ennemi réfléchit aussi. Après les épreuves de 1916 et alors que le rapport de forces est nettement en faveur des Alliés à l’Ouest, les Allemands renouvellent leur stratégie défensive en raccourcissant le front, en fortifiant considérablement les positions (la fameuse « ligne Hindenburg », en fait un grand ensemble de plusieurs systèmes fortifiés) et en étageant ce dispositif encore plus en profondeur. Le général russe Surovikine n’a rien inventé en octobre 2022 en Ukraine.

Point particulier : constatant à la fois que la première position est toujours écrasée par le feu et le choc mais aussi qu’il est possible de faire confiance à de petits groupes décentralisés pour combattre, on décide côté allemand d’utiliser les premières lignes pour simplement désorganiser l’attaque ennemie. La résistance forte s’exercera désormais complètement sur la deuxième position ou « position principale de résistance », qui sert aussi de position de contre-attaque. La force de frappe est elle-même installée sur une troisième position plus en arrière ainsi que les réserves.

La confrontation des modèles s’effectue le 16 avril 1917 sur l’Aisne. On connaît la suite. Gênée par la pluie qui handicape l’observation aérienne et donc les tirs d’artillerie, la préparation d’artillerie française est très insuffisante et les forces de contact, 33 divisions en premier échelon, butent sur une défense mieux organisée qu’on ne pensait. En neuf jours les Français n’ont progressé que de quelques kilomètres au prix de 130 000 pertes. On commet l’erreur de renouveler l’offensive du 4 au 15 mai, avec les mêmes méthodes et donc sensiblement les mêmes résultats. Après avoir placé tant d’espoir dans cette offensive que l’on espérait décisive, le moral français s’effondre. Pétain remplace Nivelle, qui est envoyé en Tunisie.

Pétain a une autre conception des choses. Il ne croît pas à la possibilité de percer, mais seulement à la possibilité de créer une poche dans le front sensiblement dans l'enveloppe de la force de frappe. Cela a au moins le mérite d’être sûr, surtout si on y concentre le maximum de puissance de feu. Pétain organise ainsi deux opérations offensives dans le second semestre 1917, à Verdun à nouveau en août et surtout à la Malmaison en octobre, qui ne recherchent pas du tout la percée mais simplement à modifier favorablement la ligne de front, infliger des pertes à l’ennemi et donner des victoires aux Français. Les combats sont très planifiés et la puissance de feu déployée est colossale. Plus de trois millions d’obus sont lancés en trois jours sur les positions allemandes, l’équivalent d’une petite arme atomique, à la Malmaison, un record qui ne sera battu qu’en juillet 1943 par les Soviétiques. Les Allemands perdent 50 000 hommes à la Malmaison dont 11 000 prisonniers abasourdis, contre 14 000 pour les Français, comme quoi l’attaquant ne subit pas forcément plus de pertes que de défenseurs. Pour le reste, Pétain développe la petite guerre des corps-francs, on ne parle pas encore de commandos et encore moins de forces spéciales, sur l’ensemble du front.

Sa préoccupation majeure vient surtout du fait que les Allemands sont en train de vaincre la Russie, en proie à de grands troubles politiques à la suite de ses défaites militaires, et qu’ils ne vont pas tarder à revenir en grande force sur le front Ouest. Jusqu’à ce que les forces américaines, dont on rappellera qu’elles sont équipées par les Français parfois au détriment de leurs propres forces, permettent de modifier le rapport de forces à la fin de l’été 1918, l’initiative sera allemande.

Il faut donc se préparer à de grandes offensives allemandes. L’idée de Pétain est alors simple : on va imiter la méthode allemande de défense en profondeur puisqu’on a constaté à nos dépens qu’elle était efficace. Et pourtant, ça ne passe pas. La plupart des généraux français refusent de lâcher le moindre kilomètre de territoire national à l’ennemi. Ils défendront donc la première position avec la plus grande énergie même si cela engendre des pertes. Le problème est que les Allemands ont aussi réfléchi à leur méthode offensive. Leur nouvelle doctrine repose sur deux piliers : une énorme puissance de frappe mais utilisée très brièvement afin de conserver la surprise et une forte puissance de choc grâce aux bataillons d’assaut et aux divisions mobiles. Une offensive allemande de 1918 nécessite au moins un mois de préparation afin d’abord de mettre en place une force de frappe de plusieurs milliers de pièces, dont un millier de Minenwerfer destinés à déployer une grosse puissance d’écrasement à moins de 1 000 mètres, ainsi que les millions d’obus correspondants. Il s’agit ensuite de mettre en place les bataillons d’assaut et une cinquantaine de divisions d’infanterie nécessaires. Le tout doit se faire dans le plus grand secret.

Cela réussit en partie. Le 21 mars 1918, la foudre s’abat sur les 3e et 5e armées britanniques en Picardie. La 5e armée explose et se replie en catastrophe. Pour la première fois depuis le début de la guerre de positions en France et Belgique, le front est percé et les Allemands avancent vers Amiens. Par de nombreux aspects, les belligérants de mai 1940 se trouveront dans une situation similaire. Mais les chefs de 1918 ne sont pas ceux de 1940 et à l’époque, ce sont surtout les défenseurs, en fait les Français, qui sont motorisés.

L’armée française est en effet la seule au monde à disposer d’une armée de réserve aussi mobile. Pétain peut envoyer sur la zone, un corps de cavalerie, en partie motorisé, deux escadres d’aviation de combat avec notamment les excellents bombardiers légers Bréguet XIV B2. Toutes ces escadres et brigades ne tarderont pas à former une division aérienne de 600 avions susceptibles d’être déployés n’importe où en quelques jours. Il y a aussi la réserve d’artillerie, sur voie ferrée mais aussi tirée par camions (37 régiments) ou encore les groupements de chars moyens encore restants, en attendant pour la fin mai les bataillons de chars légers transportables par camions. L’infanterie française elle-même ne se déplace plus sur le front qu’en camion et la France en dispose d’autant que le reste de toutes les armées du monde réunies. Bref, la France est capable de réunir très rapidement une masse de manœuvre de plusieurs armées sur n’importe quel point du front alors qu’une fois le front percé, les Allemands ne peuvent se déplacer qu’à pied. L’offensive allemande est finalement stoppée devant Amiens. La méthode allemande s’avère aussi assez aléatoire et dépend beaucoup de l’organisation de la défense. L’opération suivante, lancée en avril dans les Flandres est ainsi un échec complet malgré l’écrasement du corps d’armée portugais. La France parvient à renforcer le front britannique avec une armée.

Les Allemands veulent abattre les Britanniques mais les réserves mobiles françaises les gênent. Ils décident donc d’attaquer du côté de Reims pour les fixer dans la région avant de se retourner à nouveau contre la British Expeditionary Force (BEF). C’est à cette occasion, le 27 mai, qu’ils écrasent et percent la première position, beaucoup trop occupée par les Français malgré les ordres de Pétain, et avancent vers la Marne. Comme en Picardie, la situation est finalement sauvée en engageant des forces de réserve mobiles qui se déplacent plus vite que les Allemands. Mais à ce moment-là ces derniers commencent à perdre un de leur avantage : la surprise. Les Français sont de mieux en mieux renseignés et parviennent à déceler à l’avance les attaques ce qui permet de s’organiser en conséquence. L’offensive allemande de juin près de Noyon progresse un peu contre la 3e armée (qui était seulement en train de s’organiser enfin en profondeur) avant d’être arrêtée par une contre-attaque de chars. Etrangement, les Allemands décident d’attaquer à nouveau sur la Marne et du côté de Reims et toujours de la même façon. Les Français connaissent désormais les détails de l’offensive. Ils attendent donc les Allemands de pied ferme, stoppent leur attaque du 15 juillet et contre-attaquent trois jours plus tard. Point particulier, cette contre-attaque en direction de Soissons s’effectue pour la première fois sans préparation d’artillerie mais avec un appoint massif de chars, qui servent alors à doper la capacité de choc de l’infanterie.

Les Alliés ont désormais l’initiative. Ils ne vont jamais la perdre car ils sont capables d’organiser des opérations offensives deux fois plus vite que les Allemands. Pétain a fait aménager le front durant l’hiver 1917-1918 afin que chaque armée soit capable d’accueillir dans son secteur, dépôts, abris, etc., un volume supplémentaire équivalent au sien. Grâce également à la mobilité des forces et à la densité des réseaux routier et ferré, il est donc possible de réunir très vite des groupements de manœuvre- frappes et contact – qui permettent de marteler les positions allemandes. En créant leur grande masse de divisions mobiles, complètes en équipements et effectifs, aves les meilleurs soldats, les Allemands ont par contraste appauvri l’armée de position qui tient les grands systèmes fortifiés défensifs.

Chaque attaque alliée, réalisée par une ou deux armées, crée en moyenne, dans le dispositif de combat ennemi, une « poche » de 10 kilomètres de profondeur sur 15 de large après une semaine de combat. La multiplication de ces poches entraîne un ébranlement et l’obligation pour les Allemands de se replier. La grande « ligne Hindenburg » qui avait causé tant de déboires en 1917 est ainsi conquise en deux semaines. Les Allemands se replient sur Hermann-Hunding Brunhild qui subit à son tour de nombreuses attaques. La seule armée française est ainsi capable de monter dix opérations offensives en quatre mois. Il faut y ajouter la manœuvre de l’armée d’Orient qui débute le 15 septembre et qui perce le front de Macédoine (c’est la seule percée décisive de l’armée française de la guerre), amenant la Bulgarie à la paix et portant la guerre sur le territoire austro-hongrois. Le martèlement continue ainsi jusqu’à l’entrée en Belgique et jusqu’à ce que l’armée allemande au bord de l’effondrement général demande grâce.

Rien n’a fondamentalement changé depuis. Quand la guerre s’achève, beaucoup de combattants français se sont demandés pourquoi on n’avait pas mis en place des fortifications de campagne dès 1914 ce qui aurait permis de stopper l’ennemi aux frontières, d’éviter les dévastations et les exactions qu’ont subi les territoires occupés et sans doute évité beaucoup de pertes. Peut-être que de nombreux Ukrainiens se disent aussi qu’ils ne seraient pas là s’ils avaient fortifié leur frontière et organisé le réseau de défense territoriale un an et non quelques jours avant l’invasion. Seule la ligne de front du Donbass était fortifiée et on voit combien il a été difficile de progresser dans le secteur depuis quinze mois. Si les Russes avaient été stoppés sur leur ligne de départ, les Ukrainiens seraient dans une bien meilleure position que de devoir reprendre le terrain perdu.

Si un Français pense immédiatement avec horreur « ligne Maginot » en pensant aux grandes positions fortifiées, il faut quand même rappeler que les différentes armées en ont construit plusieurs par la suite, face à El Alamein par exemple on en Italie, ou bien sûr sur le front de l’Est, preuve que cela avait sans doute une certaine utilité. En Corée, Américains et Chinois s’y convertissent au printemps 1951 et les choses deviennent beaucoup plus compliquées et lentes. Dans tous les cas, les positions fortifiées n’ont pu être surmontées d’abord que par l’emploi d’une puissante force de frappe, avec de l’artillerie, des avions ou des hélicoptères d’attaque, des missiles, des obus, des drones, des bombes volantes, peu importe pourvu qu’il y en ait des dizaines de milliers pour étouffer par la masse et la précision la force de frappe ennemie et les forces de défense au contact, le temps que les forces de choc, aussi blindées que possible, puissent s’exprimer.

Quand on parle de la fameuse « guerre de haute intensité », on pense en fait guerre de mouvement, alors qu’en réalité c’est la guerre de position que l’on a oublié parce que c’est moins prestigieux, si tant est qu’une activité où on fait des trous dans des gens puisse être prestigieuses, parce que les mots « défense », « barrière » ou « fortifications » sont blasphématoires dans une France protégée par l’arme nucléaire ou simplement parce qu’on a tellement pas les moyens de la pratiquer qu’on considère qu’elle n’est pas possible.

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La bataille pour la première position

Partons d’un chiffre : 42. C’est le nombre de véhicules de combat (chars de bataille, véhicules de combat d’infanterie et en comptant cette fois aussi les Léopard 2R équipés de dispositif de bréchage) ukrainiens détruits comptabilisés par le site Oryx du 7 au 14 juin 2023, pour 75 russes. On connaît les grandes limites de l’exercice, le décalage forcé de la mise en ligne par rapport aux évènements et surtout le fait de ne pas comptabiliser ce qui n’a pas été rendu visible. On rappellera aussi que ces chiffres concernent l’ensemble du théâtre ukrainien et non pas seulement l’opération X même si on se doute que c’est là que se situent les plus lourdes pertes.

Ce que l’on peut dire cependant est qu’il s’agit d’un chiffre plus élevé que la moyenne et il faut revenir aux premières semaines de guerre pour trouver des équivalents. En même temps, dans l’absolu ce ne sont pas des chiffres très élevés non plus. On peut considérer que les douze brigades de manœuvre engagées en premier échelon par les Ukrainiens, neuf déjà en place et trois en renfort, comptent environ 1200 véhicules de combat en ordre de marche (autour de 1 400 en théorie). À ce titre, même en doublant l’estimation d’Oryx et en considérant qu'une brigade est neutralisée lorsqu’elle atteint 40 % de ses équipements majeurs, cela donne un potentiel de quatre mois de combats à ce rythme de pertes. Les hommes qui servent ces matériels auront craqué bien avant. Retenons à ce stade que malgré les vidéos servis abondamment par le camp russe, les pertes matérielles ukrainiennes globales semblent plutôt modérées. Montrer cent fois une vidéo d’un char détruit donne toujours un seul char réellement détruit.

Ces pertes matérielles sont en revanche assez inégalement réparties, en qualité d’abord avec sans doute une part non négligeable du parc des précieux engins de génie. Une armée moderne à l’attaque est une horlogerie délicate. Il lui faut engager simultanément des moyens qui protègent les troupes d’assaut des menaces du ciel, drones, obus, avions et hélicoptères d’attaque, d'autres qui neutralisent les points d’appui ennemis par le feu et d'autres enfin qui permettent de s’emparer de ces points d’appui ou de les contourner en franchissant des obstacles de toute sorte. Qu’il manque une pièce essentielle dans cet ensemble et tout s’enraye. La force ukrainienne dispose à peu près de tout ce qu’il faut mais présente quelques points faibles comme la lutte anti-drones, les moyens de franchissement ou la quantité d’obus d’artillerie, qui reflètent d’ailleurs nos propres faiblesses. Il reste à déterminer si l’ensemble sera encore complètement cohérent après la conquête de la première position russe, la désorganisation de la force d’assaut ukrainienne était justement la mission cette première position. Il est intéressant de noter surtout que ces pertes sont inégales selon les unités. Sur 42 véhicules de combat vus comme détruits en une semaine, on trouve en effet 4 Léopard 2A4 et A6, 3 Léopard 2R et 16 VCI Bradley. En considérant que tous ces véhicules occidentaux appartiennent à la même brigade, le 47e mécanisée, cela fait d’un seul coup aussi beaucoup pour une seule unité.

Pour les hommes (94 % des pertes ukrainiennes civiles et militaires sont des hommes), les choses sont plus compliquées à déterminer. Si on reprend une nouvelle fois les chiffres des pertes de véhicules de combat d’Oryx depuis le début de la guerre et si on les compare avec les pertes humaines totales estimées dans les deux camps, on obtient une moyenne de 120 tués et blessés ukrainiens pour un char/véhicule d'infanterie constaté perdu et 60 du côté russe. Il ne s’agit évidemment pas des pertes dans ces véhicules, mais juste d’une estimation grossière par l’application d’un coefficient de corrélation. Cela donnerait donc pour cette semaine un ordre de grandeur de près de 5 000 soldats ukrainiens touchés, donc 2 500 définitivement hors de combat (tués, blessés graves, prisonniers) en une semaine et 2500 qui peuvent revenir rapidement en ligne. En considérant que 3 à 4 000 de ces hommes sont dans l’opération X, cela donne à ce rythme une capacité de combat de trois mois pour les 12 brigades de premier échelon avant d’être réduit à 30 % des effectifs. Là encore les relèves seront, normalement, effectuées avant.

Car derrière ces douze brigades de manœuvre ukrainiennes de premier échelon, et ces six brigades territoriales ou de garde nationale qui tiennent les positions, on trouve au sud de la ville de Zaporijia un deuxième échelon de dix brigades de manœuvre prêt à relever celles de l’avant ou de venir attaquer elles-mêmes la ligne. Entre Zaporijia et Dnipro, on trouve même une réserve stratégique de cinq brigades susceptibles d’être engagées partout. Bref, la ressource ukrainienne est à peine entamée.

Mais il en est sensiblement de même du côté russe. Oryx comptabilise donc 75 véhicules de combat détruits sur l’ensemble du théâtre cette semaine. Là encore, on ne sait trop ce qui relève de l’opération X mais cela représente sans doute la majorité de pertes. C’est, là encore, un peu plus que la moyenne des semaines précédentes, mais pas autant que les 238 véhicules de combat perdus chaque semaine entre le 24 février et le 1er avril 2022, en grande partie dans la bataille de Kiev (le fameux « leurre » cher aux influenceurs prorusses). Cela représenterait aussi environ 4 500 hommes en appliquant le ratio de 60 pour 1 véhicule, dont une majorité face à l’opération X. Ce sont dans les deux cas des taux de pertes encore largement soutenables pour les 28 brigades/régiments identifiés dans ce secteur.

On notera au passage que les pertes des défenseurs russes semblent équivalentes en homme ou supérieures en matériel (on note aussi 14 pièces d'artillerie russes perdues contre quatre ukrainiennes depuis le 1er juin) à celles des attaquants. Cela peut paraître paradoxal, les attaquants étant censés se découvrir plus au feu que les défenseurs, cela ne l’est pas en réalité. Rappelons que les unités engagées de part et d’autre doivent faire face à deux menaces. Elles peuvent s’affronter directement en combat « rapproché », en fait souvent de manière lointaine où il est bien plus fait usage de mitrailleuses lourdes, canons-mitrailleurs et tubes de chars que de fusils d’assaut. Dans ces conditions, l’affaire est bien plus une affaire de qualité que de nombre. 

Le principe est simple en cas de rencontre entre deux unités, l’unité de plus haut niveau tactique sur une échelle de 1 à 10 l’emporte systématiquement et l’ampleur de sa victoire sera plus que proportionnelle à l’écart de niveau entre les deux forces ennemies. La position défensive sur une position retranchée apporte un bonus d'un échelon ainsi que, en attaque comme en défense, l'appui d'un puissant complexe de reconnaissance-frappes. Au bout du compte, à niveau équivalent le combat est indécis et soumis aux aléas du hasard ; avec un niveau de plus on gagne de manière limitée ; avec deux niveaux d’écart, on l’emporte nettement avec beaucoup moins de pertes que l’autre : avec trois niveaux, on écrase l'ennemi. 

Rappelons aussi avant d’aller plus loin que la notion d’un rapport de forces de « 3 pour 1 » à réunir pour pouvoir l’emporter une attaque a du sens au niveau stratégique (l’armée de Terre française de 1990 l’emporterait sans doute sur celle de 2023 car elle était trois fois plus nombreuse) mais pas au niveau tactique, disons au niveau de la brigade et en dessous. Dans ce monde là très dangereux, à partir d’un certain seuil, ajouter des hommes c’est faire monter légèrement le M de l’équation mais c’est surtout ajouter des pertes. C’est donc possible si on se moque des pertes, comme le faisait Wagner à Bakhmut, mais ce n’est pas du tout la norme. Depuis presque cent ans les rapports de force des combats terrestres ne dépassent que très rarement le 2 contre 1 et bien souvent les attaquants sont inférieurs en nombre aux défenseurs. On y revient donc, au niveau tactique la taille ne compte pas beaucoup. Seule compte la différence de niveau tactique. 

Toute la difficulté d’une armée sera de concilier masse et niveau tactique car ce ne sont pas des critères parfaitement compatibles. Le point clé est de disposer et conserver une grande quantité de cadres – officiers et sous-officiers – de bonne qualité, malgré l’intensité des combats et l’ampleur des pertes.

Que constate-t-on maintenant sur le terrain ? Les Ukrainiens ont lancé tout ou presque de leur premier échelon à l’attaque de la première position russe, chaque brigade agissant par colonnes de bataillons interarmes.

D’Ouest en Est, près du Dniepr à Lobkove la 128e brigade de montagne a progressé et a été stoppée par les éléments avancés russes sans subir trop de pertes. La 65e brigade mécanisée à fait de même plus à l’Est dans la zone de Nesterianka. L’engagement des 33e et 47e brigades mécanisées depuis Orikhiv en direction respectivement de Robotyne et Verbove a été en revanche plus intense. La 33e brigade a bien progressé avant d’être stoppée. Elle a même subi une contre-attaque depuis la ligne principale du 291e régiment de la 42e division motorisée mais celle-ci a été stoppée à son tour. Les pertes ont été assez sensibles de part et d’autre. L’échec le plus important est venu de la 47e brigade dont les quatre colonnes d’assaut ont été sévèrement étrillées devant le groupement russe de la 22e brigade Spetsnaz et de la 45e brigade de Forces spéciales, utilisées en formation d’infanterie. Dans le secteur central de Houliaipole, la 46e brigade aéromobile ukrainienne (équipée notamment de véhicules VAB français) a légèrement progressé. On a donc globalement eu à l'Ouest et au centre des combats de niveau équilibré qui n’ont pas donné grand-chose et un combat déséquilibré qui a abouti à un grave échec. La 47e brigade étant censée avoir été formée par les Occidentaux, il faudra peut-être se poser quelques questions.

Si les Ukrainiens ont clairement été contenus dans la partie Ouest du front, ils ont été beaucoup plus victorieux dans la zone de Velika Novosilka. Ils y ont bénéficié de la forme en saillant du front, qui leur permettait de coordonner l’action de flanc de plusieurs brigades (si on forme des poches sur les flancs, les unités russes à l'avant sont menacées d’encerclement et doivent se replier), là où les brigades à l’Ouest devaient attaquer en parallèle en ligne droite sans avoir beaucoup de possibilité de s’aider mutuellement. Les Ukrainiens disposaient d’unités pas forcément parmi les plus lourdement équipées mais de bonne qualité tactique, comme la 37e brigade d’infanterie de marine (avec des AMX-10RC français) venue du secteur de Vuhledar et qui a attaqué avec succès le flanc Est de la poche. La 35e brigade d’infanterie de marine au nord et la 68e brigade de chasseurs ainsi que la 31e Mécanisée  à l’Est ont également martelé la première position jusqu’à imposer le repli russe. Les Ukrainiens ont ainsi conquis la première position russe des deux côtés de la rivière Mokri Yali, repoussé une contre-attaque de la 127e division motorisée depuis la ligne principale et continuent désormais leur progression méthodique vers le Sud. Plus de 75 % du terrain conquis par les Ukrainiens en une semaine l’a été dans ce seul secteur, et il est probable qu’il est de même pour les pertes infligées aux Russes.

En résumé, comme on pouvait s’y attendre, le combat est difficile et ressemble évidemment bien plus aux longs mois nécessaires pour la conquête de la tête de pont de Kherson, où le dispositif russe était moins profond et trois fois plus faible que dans la zone de Zaporijia-Donetsk, qu’à la percée de Kharkiv en septembre 2022, qui était en fait une anomalie tant les Russes y étaient anormalement faibles. Ces combats sont également assez conformes aux attentes. Les brigades expérimentées sont meilleures que les jeunes brigades, et ce quel que soit le matériel de même gamme utilisé et même si bien sûr ce serait encore mieux si les meilleurs avaient le meilleur matériel. Mais même les brigades d'élite ne réussissent pas si elles ne se coordonnent pas bien avec un complexe de reconnaissance-frappes susceptible de leur offrir une protection contre ce qui tombe du ciel et un appui contre ce qui vient du sol.

Cette première semaine de combat ne constitue sans doute qu’un demi-succès par rapport à ce qui était espéré par le commandement ukrainien, mais il ne s’agit justement que de la première semaine. Beaucoup d’autres viendront et il n’y a encore à ce stade aucun moyen de savoir qui l’emportera dans ce bras de fer. 

La Voie de l'épée migre progressivement. Vous pouvez déjà retrouver et commenter ce billet ici

J comme Juin

La multiplication des raids et des frappes depuis un mois avec une accélération ces derniers jours indiquait clairement que l’on entrait dans une autre séquence de la guerre. Nous y sommes désormais complètement.

Le retour de la guerre de corsaires

Il y a eu d’abord la multiplication des raids profonds dans la 3e dimension (3D), avec du côté russe près de 200 drones Shahed, qu’il faut considérer comme des missiles de croisière low cost à faible puissance, et une centaine de missiles, soit les quelques dizaines de missiles de première catégorie fabriqués dans le mois et des missiles « reconvertis », dont surtout des S300 utilisés pour frapper près de la frontière.

La « campagne V » contre le réseau électrique ukrainien lancée en octobre 2022 jusqu’au mois de mars 2023 est définitivement terminée et, comme c’était largement anticipé, a échoué. S’il faut toujours considérer les bilans de victoire ukrainiens avec précaution, le taux d’interception de missiles est désormais très élevé et en conjonction avec une capacité de frappes de missiles de première catégorie limitée à ce qui est produit, cela donne au bout du compte désormais très peu de coups au but. Pourquoi s’obstiner alors puisque cela paraît stérile avec une charge totale explosive arrivant sur cible qui ne doit pas dépasser 10 tonnes en un mois ? Parce que parfois cela passe et permet d’infliger quelques coups, comme sur le QG de l’état-major des armées à Kiev ou le dernier navire un peu important de la flotte ukrainienne à Odessa, et que cela peut peut-être gêner la préparation de l’opération offensive ukrainienne.

Il s’agit peut-être surtout d’épuiser la défense aérienne et fixer dans la défense des villes et des bases des moyens à courte portée qui pourraient être utilisées sur le front. L’affaiblissement de la défense faute de munitions donnerait peut-être plus de liberté d’action aux forces aériennes russes (VKS), ce qui pourrait changer la donne, les VKS étant encore un actif sous-utilisé. Peut-être faut-il voir l’insistance ukrainienne à obtenir et engager des avions F16 comme un moyen de renforcer la défense aérienne avec des plateformes de tir volantes et dont les munitions air-air sont abondantes.

Les Ukrainiens ne sont pas en reste avec une série de frappes utilisant là encore tous les moyens disponibles, depuis de vieux missiles Tochka-U jusqu’aux modernes missiles Storm Shadow en passant par les drones ou l’artillerie à longue portée. L’objectif principal de cette campagne est clairement vers le bas (le 2D) avec une série de destructions d’infrastructures (voie ferrée, dépôt, bases, etc.) à Mélitopol, Berdiansk, Marioupol, Crimée (par drones) ou même le territoire russe à Krasnodar ou Belgorod. L’attaque sur Moscou le 30 mai par plusieurs dizaines de drones, avec de très faibles charges explosives, visait sans doute plutôt la 5e couche (5D) de la communication et de l’influence pour reprendre la classification du Centre de doctrine et d'enseignement du commandement (CDEC). Autrement dit il s’agissait surtout de frapper les esprits russes (« vous n’êtes pas défendus ! ») et ukrainiens (« nous pouvons rendre aux Russes la monnaie de leur pièce ! »). Il en est de même pour le faux discours de Poutine de quarante minutes diffusé sur certains écrans russes le 5 juin dernier en piratant les antennes TV et radio de la Mir (4D, électromagnétique, à destination de la 5D)

Il en est de même au sol (2D) avec les raids dans la région de Belgorod. Dans l’absolu, les Ukrainiens seraient tout à fait légitimes à attaquer le territoire russe puisqu’ils ont eux-mêmes été envahis. On aurait pu même imaginer une prise de gages en Russie, visiblement plus faciles à conquérir que le territoire ukrainien à libérer, en vue d’un échange éventuel de territoires par négociations. Dans le cadre de leur confrontation avec la Russie, les Occidentaux – les Américains surtout - ont peur de rétorsions russes sur leur propre territoire et d’une escalade directe entre les deux camps, aussi sont-ils très réticents à ce que la guerre sorte du territoire ukrainien, surtout si cela s’effectue avec les équipements majeurs qu’ils ont fournis aux Ukrainiens. Ces derniers ont contourné le problème une première fois en lançant des opérations purement clandestines du service de renseignement extérieur ukrainien (SZR) ou des Forces spéciales, puis en ne frappant le territoire russe qu’avec des matériels made in Ukraine, et enfin en utilisant des auxiliaires, des milices russes en l’occurrence pour lancer des raids ouverts. L’emploi de cette nouvelle carte opérationnelle paraît plutôt habile puisqu’on ne peut reprocher à des Russes d’être en Russie et que cela témoigne de l’existence d’une opposition interne armée à Vladimir Poutine et bien sûr, malgré la discrétion officielle, tout cela est organisé par l’armée ukrainienne et appuyé par son artillerie. Les effets militaires sont faibles, sauf à obliger les forces russes à détourner des moyens du front ukrainien pour protéger le nouveau front russe, mais les effets dans la couche médiatique sont importants. On oublie la prise de Bakhmut par les Russes et l’entrée facile d’assaillants sur le sol russe est évidemment une humiliation. Pour autant, cela nourrit aussi le discours officiel d’une grande menace justifiant la guerre préventive et défensive lancée depuis février 2022. Il n’est jamais question cependant dans les discours du fait qu’il s’agit de Russes, mais simplement d’Ukrainiens (ce qui est faux) nazis (ce qui est en partie vrai). Le plus étonnant est la persistance de ces raids, qui n’ont d’ailleurs pas commencé le 22 mai, et la création d’un véritable nouveau front. Peut-être les Ukrainiens peuvent-ils effectivement continuer à alimenter ce front tout en restant en arrière en engageant de nouveaux volontaires russes, l’action actuelle faisant office d’« opération d’appel », et surtout en engageant d’autres unités de la région, tchétchènes, géorgiennes, etc. ou en utilisant des sociétés privées dont on nierait connaître les activités. Après avoir mis le pied dans la porte et si ce front perdure peut-être finiront-ils aussi de l’accoutumance par y engager aussi et ouvertement des unités régulières.

Encore une fois tout cela relève de la guerre de corsaires, faite de coups et non de conquête du terrain. Cela peut constituer une stratégie en soi visant à l’usure de l’adversaire et le renforcement de son propre moral ou de celui des Alliés, avec le risque d’une montée aux extrêmes par la spirale attaques-représailles. L’expérience historique tend à montrer que cela suffit rarement à gagner une guerre, mais on y reviendra peut-être par défaut si le front reste figé. En attendant, tous ces coups et ces frappes s’inscrivent dans la préparation ou la contre-préparation de l’opération offensive ukrainienne, que l’on a baptisé X, visant à percer le front quelque part.

Rendez-vous avec X

On a déjà beaucoup spéculé sur la zone où pourrait être porté l’effort principal ukrainien, pour aboutir à la conclusion qu’il ne pourrait y avoir que deux zones possibles : la province de Louhansk et celle de Zaporijjia. Par l’ampleur des obstacles (Dniepr) et des fortifications (province de Donetsk), il paraît impossible en effet de percer ailleurs, or on le rappelle une nouvelle fois les Ukrainiens sont obligés de percer le front pour espérer atteindre leur objectif stratégique de libération complète du territoire. Cela n’empêche pas de préparer des opérations secondaires en périphérie de l’effort principal afin de leurrer, fixer des forces russes ou de profiter d’un affaiblissement ennemi au profit de la zone principale.

Les attaques ukrainiennes au nord et au sud de Bakhmut s’inscrivent sans doute dans ce cadre, en profitant peut-être justement de l’affaiblissement du secteur russe par la relève de Wagner par des unités qui ne connaissent pas le terrain et sont peut-être de moindre qualité tactique. Peut-être y a-t-il là la possibilité d’une victoire de substitution en cas d’échec de l’offensive X sur la zone principale.

Une autre option périphérique pourrait être l’occupation éclair de la Transnistrie, cette région de Moldavie occupée par une toute petite armée russe. L’intérêt serait d’infliger sans engager beaucoup de moyens une défaite facile aux Russes et de récupérer des stocks considérables de munitions. Bien entendu cela ne pourrait se faire qu’à la demande du gouvernement moldave et en coopération de la petite armée moldave. Cela constituerait cependant l’élargissement de la guerre à un pays voisin alors que, encore une fois, les Américains s’efforcent de contenir autant que possible les opérations en Ukraine. Cette carte pourrait aussi être jouée en cas d’échec de X.

Bien entendu, le camp russe a également tout intérêt à mener à son tour des opérations de contre-préparation. On peut même se demander sur l’opération que l’on avait baptisée Donbass 2 en pensant qu’il s’agissait de conquérir complètement le Donbass n’était pas une vaste opération de contre-préparation visant simplement à solidifier le front russe en occupant notamment des bases de départ possibles pour une offensive ukrainienne. On peut difficilement expliquer autrement l’obstination, toujours mise en échec, à s’emparer de Vuhledar.

C’est logiquement dans le cadre de cette contre-préparation qu’il faut comprendre le sabotage du barrage de Nova Kakhovka, même s’il n’est pas exclu qu’il s’agisse d’un accident. L’inondation est un procédé défensif aussi vieux que les digues. Les Ukrainiens l’ont utilisé, à petite échelle, au tout début de la guerre dans le nord-ouest de Kiev afin d’entraver la progression des 35e et 36e armées russes. Le barrage de Nova Kakhovka, dont on rappellera qu’il est tenu et surveillé par les forces russes depuis le mois de mars 2022, est tel par ses dimensions et sa configuration qu’il ne peut être détruit par un projectile aérien ou d’artillerie. Tout au plus peut-on espérer un tel effet par une série de frappes, dont on ne voit pas comment elle aurait pu échapper à l’attention des Russes. La destruction que l’on a pu constater n’a pu être réellement effectuée que par le placement précis d’une très forte charge d’explosif, ce qui réduit quand même largement le champ des possibles coupables. Tout cela avait déjà été évoqué au mois d’octobre lors du repli russe de la tête de pont de Kherson. Les Russes s’étaient alors contentés de détruire la route d’accès sur la rive ouest et de préparer le sabotage du barrage en cas d’approche ukrainienne.

La destruction du barrage leur permet finalement de neutraliser militairement le secteur en empêchant toute manœuvre un tant soit peu importante à travers la zone inondée. Cela les soulage d’une opération secondaire ukrainienne de raids à travers le fleuve ou le long de la côte, ou peut-être de pouvoir joindre, à partir de la région de Nova Kakhovka justement, une offensive ukrainienne venant de Zaporijjia en direction de la centrale nucléaire d’Enerhodar. Cela crée par ailleurs et à court terme un désastre humanitaire à gérer pour les Ukrainiens, puis à plus long terme la ruine d’une partie de l’agriculture ukrainienne très dépendante de l’irrigation depuis l’immense lac artificiel formé par le barrage. Le prix à payer, la coupure de la fourniture en eau potable de la Crimée par le canal de Crimée du Nord, relevant plus de la gêne que du sacrifice, les Russes ayant appris à se passer de cette eau, qui n’arrivait depuis des années que par intermittence et même plus du tout depuis 2019.

Ce sabotage intervient logiquement alors que la phase d’assaut de X commence.

X à Zaporijjia

Tout indique désormais que les Ukrainiens ont choisi de porter leur effort principal dans le secteur central du front entre le Dniepr et Vuhledar, que pour simplifier on appellera secteur de Zaporrijia même s’il déborde sur la province de Donetsk.

On avait déjà identifié la mise en place d’une dizaine de brigades en arrière du secteur éclaté en bataillons dans les rares forêts et nombreuses localités de la région. On retrouve désormais certaines de ces unités en renforcement des brigades de première ligne, signe clair que les choses sérieuses ont commencé.

Rappelons rapidement le défi : le secteur de Zaporijjia-Vulhedar est tenu par quatre armées russes et un corps d’armée (sur un total de 19 en Ukraine), totalisant a priori 28 brigades/régiments de combat et neuf brigades/régiments d’artillerie. Cet ensemble est organisé en trois niveaux : une première position de plusieurs lignes (une ligne = échiquier de points d’appui au cœur d’obstacles, mines, tranchées, etc.) de densité croissante sur plusieurs kilomètres de profondeur ; une deuxième position reliant les points clés arrière comme Mykhaïlivka, Tokmak, Polohy et enfin la réserve arrière à Mélitopol. Le tout peut encore bien sûr être appuyé en avant de la ligne de contact par l’artillerie à longue portée et drones ainsi que par des forces aériennes toujours actives sur la ligne de front.

La phase actuelle est donc celle du bréchage. Tous les axes du secteur sont attaqués simultanément depuis deux jours par une douzaine de groupements tactiques (bataillons renforcés) ukrainiens. Tout cela est conforme à l’opération prévue. Ce qui est important est de constater est qu’il s’agit d’attaques surtout menées par les unités en ligne, avec néanmoins le renfort de plusieurs brigades de la réserve de manœuvre dont la 33e Méca équipée de Léopard 2 et peut-être aussi la 3e brigade blindée (3e BB) à côté de la 1ère BB, la plus puissante unité ukrainienne déjà sur place. La présence de la 3e BB, si elle est confirmée, indiquerait clairement qu’il s’agit du secteur principal puisqu’elle était stationnée jusque-là près de la province de Louhansk, l’autre option envisagée. Le deuxième échelon n'est pas encore complètement engagé. Les combats sont durs, comme c’était prévisible et il faudra attendre au moins une semaine pour commencer à estimer une tendance.

La progression ukrainienne est plutôt conforme aux normes attendues, mais les images montrant une embuscade d’artillerie réalisée sur une compagnie blindée-mécanisée ukrainienne, sans doute de la 46e brigade mécanisée, approchant de la ligne de contact est beaucoup plus inquiétante. On y voit en effet une colonne de chars de bataille Léopard 2 et de véhicules de combat d’infanterie à quelques mètres seulement de distance les uns des autres coincés sur une route de part et d’autre de zones minées. La colonne n’était pas protégée des drones de l’artillerie russe qui a pu ainsi effectuer frapper les engins groupés. Les pertes sont relativement limitées, un Léopard 2 et sans doute deux M 113, mais le plus important est que cette affaire montre qu’une des compagnies les plus puissantes de l’armée ukrainienne, avec des Léopard 2, n’est pas commandée par un officier du meilleur niveau tactique. Le capital principal d’une armée n’est pas son stock matériel, mais son capital d’officiers et sous-officiers en nombre et en valeur. On sait que ce capital de cadres a fondu du côté russe du fait de pertes considérables ce qui explique la difficulté à organiser des opérations complexes de ce côté. La chose est plus difficile à appréhender pour le côté ukrainien et en cela, cette bataille en cours sera un révélateur de la véritable valeur de l’armée ukrainienne. 

Un ours et un renard sont dans un livre

Après quelque temps préoccupé par d’autres affaires me voici de retour sur La voie de l’épée.  Avant de revenir très vite sur la situation guerrière quelque part dans le monde, et plus particulièrement en Ukraine, commençons par un peu d’auto-promotion.

L’ours et le renard est née d’une idée de Jean Lopez, qui après le succès de La conduite de la guerre écrit avec Benoist Bihan, m’a proposé en septembre dernier d’utiliser la formule du dialogue pour parler du conflit ukrainien. Comment refuser ? J’étais un fan du « Rendez-vous avec X » de France Inter et je trouvais que cette manière de procéder était finalement à la fois la plus didactique qui soit et la plus agréable à lire alors que l’on parle de choses somme toutes complexes. Après avoir songé à compiler les articles de ce blog consacré à la guerre en Ukraine, à la manière d’Olivier Kempf et de ses chroniques hebdomadaires, c’était sans doute aussi la seule manière possible d’écrire un essai un peu complet sur un sujet aussi vaste en aussi peu de temps.  

Nous avons donc commencé aussitôt un jeu de questions-réponses quasi quotidien pour accoucher d’une histoire, car les historiens, comme leur nom l’indique, sont d’abord des gens qui racontent des histoires. Et en bons historiens, nous avons commencé par le début et finit par la fin selon le bon conseil que l’on trouve dans Alice au pays des merveilles. Bien entendu, comme l’écriture du manuscrit a commencé en septembre, il a fallu faire un premier bond dans le temps pour expliquer les racines politiques longues du conflit jusqu’à la guerre de 2014-2015, que l’on peut considérer aussi comme la première phase de la guerre russo-ukrainienne. Cela a été alors l’occasion d’entrer en peu dans la machinerie militaire tactique (la manière de mener les combats) et opérationnelle (la manière de combiner une série de combats pour approcher de l’objectif stratégique). Il a fallu décrire ensuite les évolutions militaires entre 2015 et 2022, jusqu’à la position et la forme des « pièces au départ du coup » en février 2022. Je mesurais une nouvelle fois à cette occasion qu’à condition d’avoir un peu plus travaillé cette période au préalable, il aurait été possible de moins se tromper sur les débuts du conflit.  

L’Histoire immédiate ne commence en fait qu’à la page 125 et au passage « Histoire immédiate » n’est pas un oxymore. Il s’est bien agi à ce moment-là d’analyser des faits récents avec suffisamment de sources et d’informations disponibles (le militaire parlera plutôt de « renseignements ») pour faire une analyse approfondie en cours d’action. Il aurait été impossible pour un historien de faire un tel travail il y a quelques dizaines d’années par manque justement d’informations disponibles. Maintenant c'est possible et il faut comprendre « Histoire immédiate » comme Histoire comme pouvant se faire avec des sources immédiatement disponibles. Comme avec Le Logrus du cycle des Princes d’Ambre chacun peut faire venir à soi de l’information en masse pour simplement se renseigner sur quelque chose, sélectionner ce qui corrobore nos opinions pour les militants et enfin faire un travail scientifique pour ceux qui ont le temps, l’envie et la méthode, 

Pour ma part, j’ai commencé à faire de l’analyse de conflits - de la guerre du feu à la guerre en Ukraine - en 2004 en étant doctorant en Histoire et après été breveté de l’Ecole de guerre, car au passage le militaire n’est pas seulement un spécialiste du combat comme j’ai pu le lire, mais aussi un spécialiste des opérations, et doit être capable aussi de réflexion stratégique, même s’il n’en a pas le monopole évidemment. Ce n’est pas une certitude d’infaillibilité, mais simplement une assurance pour que - si possible – les prévisions tombent juste à 70 %. Les vatniks (ceux qui gobent la propagande du Kremlin depuis l’Union soviétique) s’acharneront évidemment comme des piranhas sur les 30 % restants. Si l’un d’entre eux fait l’effort de lire L’ours et le renard, ce qui est peu probable, il pourra collecter des éléments (quitte à les déformer un peu ou simplement les décontextualiser) susceptibles de nourrir les autres.

Avoir pris le temps d’analyser les choses par écrit régulièrement sur ce blog m’a permis de répondre aux questions et aux commentaires de Jean à temps. Cela m’a permis aussi de m’auto-analyser rétrospectivement, un exercice toujours salutaire, et de voir si je m’approchais de la norme de 70 %. Quand ce n’était pas le cas, je me suis efforcé de rester dans l’esprit du moment pour comprendre il y avait eu erreur. A cet égard, l’intérêt d’un blog réside aussi dans les commentaires et que s’il ne m’est pas possible de les lire tous et encore moins d’y répondre, constitue quand même une source inestimable d’informations brutes ou simplement de ressentis, ce qui constitue aussi des informations. Il appartiendra aux historiens du futur, peut-être Jean et moi d’ailleurs, de compléter et de corriger cette histoire immédiate grâce à l’accès à d’autres sources, ou simplement en allant sur le terrain des combats.

Entre temps, la forme de cette guerre scandée en périodes assez différenciées de quelques semaines à quelques mois a permis de chapitrer assez facilement le livre : blitzkrieg, première offensive du Donbass, contre-offensive ukrainienne, seconde offensive du Donbass. La seule (petite) difficulté comme souvent aura été de concilier la description d’opérations séquentielles au sol et celle des opérations pointillistes et quasi permanentes dans les espaces dits « communs ». On a résolu le problème comme d’habitude en insérant un chapitre spécifique entre deux chapitres d’opérations terrestres.

Si le point de départ était à peu près clair, il a fallu déterminer ensuite où s’arrête ce qui suffit selon un vieux précepte bouddhiste. Cette fin nous l’avons finalement fixé au 6 avril 2023, avec évidemment le risque d’un décalage avec les évènements au moment de la publication le 25 mai. Le hasard des guerres a fait que finalement le livre ne se trouve pas dépassé dès sa sortie. Si le livre rencontre un public, et il semble que ce soit le cas, il y aura forcément un numéro deux. Nous sommes donc preneurs de remarques et corrections qui permettront de faire mieux la prochaine fois.

Dernier point : en voyant le titre proposé, je me suis immédiatement demandé qui était l’ours et qui était le renard entre Jean Lopez et moi. J’endosse volontiers le rôle de l’ours.

Michel Goya, Jean Lopez, L'ours et le renard

Perrin, 2023, 346 p.

Petite histoire d'un armistice


Extraits de Michel Goya, Les vainqueurs, Tallandier, 2018.

...

Le 29 septembre 1918, à l’annonce de l’armistice bulgare, Ludendorff déclare au gouvernement qu’il faut demander un armistice mais aux Etats-Unis seulement. On espère qu’ils autoriseront d’abord le retour de l’armée allemande intacte et, en fondant le processus de paix sur les Quatorze Points proclamés par le président Wilson le 8 janvier 1918, que la paix sera plus clémente pour l’Allemagne que dans les projets du Royaume-Uni et surtout de la France. Wilson ayant déclaré qu’il ne s’adresserait qu’à un réel régime démocratique, l’initiation de ce processus doit être précédée de changements institutionnels. Il faut nommer un nouveau chancelier et rendre celui-ci uniquement dépendant de la confiance du Reichstag. C’est ce nouveau gouvernement qui gérera le processus de paix, déchargeant ainsi le commandement militaire de la responsabilité de la défaite.

Le 3 octobre, le prince Max de Bade, connu pour son libéralisme, devient chancelier et forme un gouvernement de majorité. Ludendorff lui décrit une situation stratégique catastrophique dont est exclue toute responsabilité de l’armée. Par l’intermédiaire de la Suisse, le nouveau chancelier envoie un message au Président Wilson dans la nuit du 4 au 5 octobre. L’accusé de réception arrive le 9, Wilson n’exige alors que l’évacuation des territoires occupés comme préalable à un armistice. Ludendorff fait alors un exposé beaucoup plus rassurant au gouvernement. L’ennemi n’a pas réalisé de percée et piétine désormais, gêné par ses problèmes logistiques. Même si la Roumanie rompait le traité de paix, ce qui couperait l’Allemagne de sa principale ressource en hydrocarbures naturels, l’armée pourrait résister encore deux ou trois mois. Le 12, le gouvernement allemand répond qu’il est prêt à l’évacuation de France et de la Belgique mais demande au préalable la cessation des hostilités.

Pendant toute cette période, les Alliés européens se sont inclus dans le processus de négociation en cours entre les Etats-Unis et l’Allemagne. Furieux de ne pas avoir été consultés, ni même informés par le Président Wilson, ils lui adressent un message lui demandant de tenir compte de l’avis technique des commandants en chef avant d’entamer toute négociation. Wilson accepte. Dans le même temps, contre toute logique diplomatique, la marine allemande poursuit sa campagne sous-marine. Le 4 octobre déjà, le navire japonais Hirano Maru a été coulé au sud de l’Irlande provoquant la mort de 292 personnes. Le 10, c’est au tour du Leinster, avec 771 personnes à bord, d’être coulé par un sous-marin qui est accusé par ailleurs d’avoir tiré aussi sur les canots de sauvetage. L’indignation est énorme et contribue à durcir la nouvelle réponse de Wilson, le 14 octobre. Le Président des Etats-Unis condamne la guerre sous-marine et les destructions dans les territoires occupés. Il exige cette fois des garanties sur le maintien de la suprématie militaire des Alliés et la suppression de tout « pouvoir arbitraire ».

La note de Wilson provoque l’indignation allemande mais les militaires sont à nouveau optimistes lorsque le ministre de la guerre, von Scheuch, déclare, hors de toute réalité, qu’il est possible de mobiliser encore 600 000 hommes. Ludendorff déclare ne plus craindre de percée et espère tenir jusqu’à l’hiver. Malgré les évènements récents et la perte des bases des Flandres, l’amiral Von Scheer se refuse de son côté à interrompre la guerre sous-marine. Le 20 octobre, le gouvernement allemand, à qui la réalité stratégique aura toujours été cachée, répond à Wilson qu’il ne saurait être question de négocier autre chose que l’évacuation des territoires envahis et tout au plus consent il à limiter la guerre sous-marine. Cela suffit à mettre en colère l’Amirauté contre ce gouvernement bourgeois et démocrate qu’elle déteste.

Le 23, la réponse est cinglante. Wilson laisse aux conseillers militaires le soin de proposer des conditions d’armistice « rendant impossible la reprise des hostilités par l’Allemagne » et suggère que le kaiser doit abdiquer. La proposition soulève un tel tollé que le haut commandement allemand lance le 24 octobre un ordre de jour appelant « à combattre jusqu’au bout » et songe à une dictature militaire imposant la guerre totale. Max de Bade exige alors le départ d’Hindenburg et de Ludendorff. Le 26, Guillaume II accepte que ce dernier soit remplacé par le général Wilhelm Grœner. Le 27, le gouvernement allemand déclare à Wilson qu’il accepte ses conditions de négociation.

Le 26 octobre, après avoir consulté les commandants en chef, Foch a terminé de rédiger le projet de conditions d’armistice. Toute la difficulté était de définir ce qui pourrait être acceptable par l’Allemagne tout en interdisant à celle-ci de reprendre éventuellement les opérations en cas de désaccord sur les négociations de paix. Le texte prévoit l’évacuation, sans destruction, des zones occupées et de l’Alsace-Lorraine dans les 15 jours qui suivront la signature. Il prévoit également deux garanties : la livraison d’une grande partie de l’arsenal (150 sous-marins, 5 000 canons, 30 000 mitrailleuses, 3 000 mortiers de tranchées, 1 700 avions) et des moyens de transport (500 locomotives, 15 000 wagons et 5 000 camions) ; la démilitarisation de toute la rive gauche et d’une bande de 40 km sur la rive droite du Rhin. Les Alliés doivent également occuper militairement la région ainsi que trois têtes de pont d’un rayon de 30 km doivent être occupées par les Alliés à Mayence, Coblence et Cologne.

Le projet est ensuite discuté par les différents gouvernements. Il est durci par les Britanniques qui exigent de plus de livrer des navires de surface. Le texte définitif est établi le 4 novembre et envoyé à Wilson. A aucun moment, il n’est demandé de capitulation militaire et la crainte est plutôt que face à des demandes aussi dures, les Allemands ne refusent. Les jours qui suivent agissent comme un grand révélateur de la faiblesse de l’Allemagne, mais on ne modifie par le projet.

Le 5 novembre, le général Grœner ordonne le repli général sur la position Anvers-Meuse mais son armée n’en peut plus. L’infanterie allemande a perdu un quart de son effectif en un seul mois. Le général Hély d’Oissel note alors dans son carnet, qu’il n’y a plus en face de lui de résistance organisée : « nous n’avons plus devant nous qu’un troupeau de fuyards privés de cadres et incapable de la moindre résistance ».

Les estimations du nombre de réfractaires et déserteurs allemands varient de 750 000 à 1,5 million, déserteurs que l’administration militaire renonce à traquer et même à comptabiliser. Il existe des poches entières de « manquants », y compris en Allemagne comme à Cologne ou à Brême où une « division volante » pille la région. Lorsque les Britanniques arrivent à Maubeuge le 9 novembre, ils ont la surprise d’y trouver 40 000 déserteurs. Cinq jours plus tard, plusieurs camps de soldats allemands en Belgique se mutinent et plus d’une centaine d’officiers sont tués.

L’effondrement est aussi matériel. Du 15 juillet au 15 novembre, les Alliés ont pris plus de 6 000 canons et 40 000 mitrailleuses, le nombre d’avions en ligne a été divisé par deux et le carburant manque désespérément pour les mettre en œuvre. La production de guerre s’est effondrée. Plus 3 000 canons avaient été produits en mars 1918, moins de 750 en octobre.

La progression des Alliés n’a plus de limites sinon celle des destructions des territoires évacués, qui freinent l’avancée de la logistique et de tous les moyens lourds, et de la grippe espagnole qui fait alors des ravages, en particulier chez les Américains et à la 4e armée française. Depuis le 11 octobre, le 8e corps d’armée français perdait plus de 1 000 tués et blessés chaque semaine mais il n’en perd que sept dans la dernière semaine de guerre alors qu’il avance de dix kilomètres par jour. Le 8 novembre, le corps apprend le début des négociations d’armistice et reçoit l’ordre de contourner et de simplement bombarder les résistances rencontrées. Le 9 novembre, la ville de Hirson est prise sans combat. Le 11 novembre, la 1e armée française est à 20 km à l’intérieur de la Belgique après avoir parcouru 150 km depuis le 8 août. Parallèlement, la 5e armée atteint Charleville le 9 novembre, alors que la 4e est enfin à Mézières et à Sedan. Le dernier combat intervient lors du franchissement de la rivière à Vrigne-Meuse qui coûte 96 morts et 198 blessés en trois jours au 163e RI dans la plus parfaite inutilité des deux côtés.

La décomposition intérieure allemande est accélérée par les décisions de l’Amirauté, toujours aussi peu inspirée en cette fin de guerre. Le 28 octobre, sans même prévenir le gouvernement, l’amiral von Scheer donne l’ordre à la flotte de Wilhelmshaven de partir au combat. Il espère attirer la flotte britannique dans un traquenard de mines et de sous-marins pour l’attaquer ensuite avec ses navires de ligne et obtenir au mieux une victoire, au pire un baroud d’honneur. Le 29 octobre, les équipages n’acceptent de n’aller qu’à Kiel. Les drapeaux rouges sont hissés sur les navires. La mutinerie se rend maîtresse de la ville, puis des détachements de marins parcourent le pays. Des bandes de pillards s’attaquent aux dépôts de l’armée. Les émeutiers occupent les gares.

Le 28 octobre, les socialistes demandent l’abdication du Kaiser pour faciliter la paix. Guillaume II se rend à Spa où il envisage un temps avec Hindenburg la possibilité de rétablir l’ordre par la force de l’armée. Guillaume II abdique finalement et se réfugie le 10 novembre aux Pays-Bas.

Le 5 novembre, Groener explique au gouvernement que la résistance de l’armée ne peut plus être que de très courte durée et il invoque les mauvaises influences de l’intérieur propres à « précipiter l’armée dans l’abîme ». Le 6, Max de Bade envoie la délégation de négociation des conditions de l’armistice. Le 7, les plénipotentiaires allemands pour signer l’armistice se présentent à la Capelle devant la 1ère armée française.

La délégation allemande est présidée par le ministre d’Etat Matthias Erzberger. Il est accompagné par le comte Oberndorff représentant le ministère des affaires étrangères, le général von Winterfledt ancien attaché militaire à Paris et le capitaine de vaisseau Vanselow, mais c’est bien le civil Erzberger qui porte la responsabilité de la convention d’armistice. Il le paiera de sa vie en 1921.

Les conditions d’armistice sont présentées le 8. Le 10, le Kaiser abdique et se rend aux Pays-Bas. Le 11 à 5h du matin, le texte de la convention d’armistice est signé. La seule modification concerne la réduction de 5 000 du nombre de mitrailleuses à fournir, afin d’armer les forces de l’ordre en Allemagne. A 11h, le soldat Delaluque du 415e RI sonne le cessez-le-feu. L’armistice est conclu pour 30 jours. Le 7 décembre, ce seront les mêmes mais avec quelques officiers supplémentaires qui iront à Trèves pour le renouvellement de l’armistice. Mais Foch ne veut recevoir que les quatre plénipotentiaires du 8 novembre. Le haut commandement allemand n’apparait donc toujours pas. La débâcle militaire allemande est réelle mais le commandement parvient à la cacher en faisant rentrer les unités en apparent bon ordre, oubliant des poches entières de déserteurs en Belgique. Ces troupes sont saluées par le chancelier Ebert comme n’ayant « jamais été surpassées par quiconque ». L’idée du « coup de poignard dans le dos » de l’armée allemande comme responsable de la défaite est déjà là et fera plus tard la fortune de la propagande nationaliste et nazie. Dans l’immédiat ce n’est pas la préoccupation première des Alliés qui sont déjà satisfaits que l’armée allemande, dont ils surestimaient eux aussi la force, ne puisse pas reprendre le combat.

Les discussions préalables au traité de paix avec l’Allemagne sont beaucoup plus difficiles et longues que prévu, les Alliés ayant des visions divergentes. Elles n’aboutissent qu’en mai 1919. Il faut encore plus d’un mois pour faire accepter le traité à l’Allemagne, traité qui n’entre en vigueur que 10 janvier 1920. En droit, la guerre avec l’Allemagne ne s’arrête qu’à ce moment-là.

Assaut à Zapo

Publié le 22 avril 2023

Ce n’est pas tout d’avoir une force de manœuvre. Il faut s’en servir efficacement. Il ne peut être question pour les Ukrainiens de « corriger » le front comme les Russes, mais bien de percer et de s’emparer d’un objectif lointain : Mélitopol, Berdiansk, Marioupol, Donetsk, Horlivka, Lysychansk-Severodonetsk ou Starobilsk. S’il n’y a pas au moins un de ces objectifs avec un drapeau ukrainien après l’offensive, celle-ci sera considérée comme une victoire mineure en admettant même que les Ukrainiens aient réussi à progresser de manière importante sur le terrain. 

C’est une chose difficile. Deux percées seulement ont été réussies dans cette guerre : à Popasna par les Russes au mois de mai 2022 et surtout dans la province de Kharkiv par les Ukrainiens en septembre. Or les positions des deux côtés, surtout du côté russe, sont actuellement bien plus solides qu’elles ne l’étaient qu’à l’époque.

Concrètement, il y a deux problèmes successifs à résoudre pour les Ukrainiens : s’emparer le plus vite possible des positions retranchées et exploiter cette conquête. Voyons ce que cela représente dans la province de Zaporijjia, la zone d’attaque la plus probable.

En position

Les positions retranchées sont un réseau de points d’appui de sections enterrés ou installés dans des localités, protégés et reliés par des lignes successives de mines, de tranchées et d’obstacles comme les « dents de dragon ». Normalement, si le terrain le permet, ces points d’appui sont organisés en triangle base avant (deux sections devant, une derrière – deux compagnies devant, une derrière, etc.) afin qu’ils puissent s’appuyer mutuellement et appliquer des feux sur ceux qui tentent de franchir les obstacles. À ce stade, mitrailleuses lourdes et mortiers sont les armes principales.

On se trouve loin des densités de lignes des deux guerres mondiales, mais une position retranchée russe peut avoir jusqu’à plusieurs kilomètres de profondeur. Pire, dans certaines zones, comme dans la province de Zaporijjia, on trouve une deuxième position parallèle cinq et à six kilomètres en arrière et des môles défensifs autour des villes. Cette deuxième position est alors occupée par le deuxième échelon des grandes unités en charge de la défense et parfois l’artillerie de division ou de brigade. Plus en arrière encore on trouve les unités de réserve de l’armée et l’artillerie à longue portée. Cette artillerie a évidemment pour double mission en défense de contre-battre l’artillerie ukrainienne et de frapper toute concentration de forces en avant de la première position de défense ou à défaut de placer des barrages d’obus devant elle.
Le « front » de Zaporrijia, au sens de structure de commandement russe, dispose ainsi d’un premier échelon composé d’une « division composite » (régiments DNR, Wagner) près du Dniepr et des 19e et 42e divisions motorisées de la 58e armée jusqu’à la limite administrative de la province. Cette première position s’appuie particulièrement à l’Ouest sur la ville de Vassylivka et les coupures des rivières qui se jettent dans le Dniepr, au centre sur un groupe de villages sur les hauteurs (150 m d’altitude) autour de Solodka Balka et à l’Est sur la ville de Polohy.

La deuxième position, de cinq à dix kilomètres en arrière, est organisée d’abord sur la ligne parallèle au front Dniepr-Mykhaïlivka-Tokmak, puis sur la route qui mène de Tokmak à Polohy. On y trouve deux régiments de Garde nationale, Wagner, la 11e brigade d’assaut aérien (à Tokmak) et peut-être la 22e brigade de Spetsnaz ainsi que la 45e brigade des Forces spéciales, utilisées comme infanterie, ainsi que l’artillerie des divisions et plus en arrière, celle de l’armée. Même si on ne connaît pas bien l’attitude de Wagner, on peut considérer l’ensemble du secteur sous la responsabilité de la 58e armée, qui sur place depuis les premiers jours de la guerre.

Plus en arrière encore, constituant sans doute les réserves du front, on trouve la 36e armée (deux brigades seulement) dans la région de la centrale nucléaire d’Enerhodar, le 68e corps d’armée avec 18e division de mitrailleurs et de la 39e brigade à Mélitopol et enfin la 36e armée (deux brigades) dans le carrefour de routes Verkhnii Tokmak 20 km au sud de Polohy et 30 km à l’est de Tokmak. Et si cela ne suffit pas, les Russes peuvent encore faire appel aux renforts de la 49e et à la 29e armée dans la province de Kherson ou, surtout, de la 8e armée à Donetsk, notamment dans le conglomérat de forces au sud de Vuhledar.

Dans la profondeur

Parvenir jusqu’à Melitopol à 60 km des lignes ukrainiennes demandera l’organisation de l’opération la plus complexe de l’histoire de l’armée ukrainienne. Elle devra concerner au moins l’équivalent de vingt brigades de combat ou d’artillerie et escadrons aériens organisés en trois forces soutenues par un réseau logistique particulièrement agile.

On qualifiera la première force de « complexe reconnaissance-frappes » (CRF), selon la terminologie soviétique. Elle est constituée d’un ensemble intégré de capteurs et d’effecteurs susceptibles de frapper de manière autonome dans la profondeur du dispositif ennemi. On y retrouve avions et hélicoptères de combat, missiles, drones, brigades d’artillerie à longue portée, forces spéciales et partisans. Le CRF ukrainien existe depuis l’été 2022. Sa mission avant le jour J de l’offensive sera d’affaiblir autant que possible l’ennemi en attaquant ses bases, ses postes de commandement, ses dépôts et flux logistiques, etc. C’est ce qui a été fait avec succès pendant la campagne de Kherson. Sa mission pendant le jour J sera d’interdire et au moins d’entraver tous les mouvements en arrière de la zone de combat principale.

Le CRF a connu un saut qualitatif important ces derniers mois avec la livraison de Mig-29 polonais et slovaques capables de tirer des bombes guidées JDAM-ER (plus de 70km de portée) et de GLSDB (Ground Launched Small Diameter Bomb) des bombes volantes GBU-39 de 270 kg qui peuvent être lancées par les HIMARS à 150 km avec une grande précision. On ne connaît pas en revanche la quantité réelle de munitions, celles-ci comme les plus classiques, alors que les besoins sont très importants. Si le stock de munitions est plutôt réduit, il faudra plutôt les réserver pour le jour J et se contenter de frapper en préalable les cibles repérées de plus haute valeur, avec aussi cette contrainte de frapper un peu partout sur la ligne de front pour ne pas donner d’indices sur la zone d’attaque.

Reste aussi la possibilité d’attaques au sol, de commandos et/ou de partisans en arrière de l’ennemi. La densité de forces russes sur un espace ouvert (peu de grandes conurbations ou de forêts) et la forte pression exercée sur la population (surveillance coercitive, représailles possibles) rendent compliquée la circulation clandestine de combattants et d’équipements. Il est donc également difficile d’organiser des attaques non-suicidaires (les attaques suicidaires sont très simplifiées par l’absence de repli, la partie la plus difficile à organiser). On ne peut exclure certains « coups » mais il ne faut pas s’attendre à une action importante de ce côté, comme pouvaient l’être les offensives de sabotage précédant les grandes opérations de l’armée rouge en 1943-1944. L’intérêt du réseau clandestin est surtout le renseignement.

Dans la boîte

La seconde force, qui n’est pas encore complètement en place, sera chargée de s’emparer des positions de défense. Elle doit être particulièrement dense et surtout constituée de brigades puissantes. Dans le secteur qui nous intéresse ici, face à la 58e armée russe on trouve six brigades ukrainiennes de Kamianske sur le Dniepr à Houliapole au nord de Polohy. C’est sans doute trop peu, mais l’arrivée soudaine de nouvelles brigades serait évidemment suspecte, à moins là encore que des renforcements interviennent aussi simultanément dans d’autres secteurs et notamment face à la province de Louhansk, l’autre secteur d’attaque probable. Huit brigades constitueraient une densité un peu plus appropriée.

Le plus important est que ces brigades soient suffisamment fortes pour avancer chacune de cinq kilomètres en profondeur dans une défense dense et sur une dizaine de kilomètres de large. On notera que sur les six brigades actuellement en place, on trouve deux brigades territoriales et une brigade de garde nationale, par principe destinées à défendre un secteur plutôt qu’à l’attaquer. Elles devraient être remplacées par des brigades de manœuvre, pas forcément parmi celles nouvelles formées, mais peut-être parmi les plus expérimentées et solides à condition de les avoir mis au repos après le retrait du Donbass. À défaut, on peut peut-être utiliser les brigades territoriales et de garde nationale comme masques, en les renforçant considérablement. Dans tous les cas de figure ces brigades d’assaut doivent être à effectif organique à peu près complet, mais également très renforcées afin d’être capables chacune de battre un régiment russe fortifié. Il leur faut absolument un bataillon de génie au lieu d’une compagnie et sans doute un deuxième bataillon d’artillerie ainsi qu’un bataillon d’infanterie mécanisée. Il serait bon afin d’organiser le combat très complexe qui s’annoncent que ces brigades d’assaut soient regroupées et commandées par des états-majors de divisions, ou corps d’armée, face à chacun des trois axes principaux de l’offensive : le long du Dniepr, au centre en direction de Tokmat et contre Polohy.

Le combat de ces brigades d’assaut consistera à combiner l’action de leur artillerie organique et de leur petite flotte de drones avec celle des bataillons d’assaut, mélange de génie pour franchir les obstacles, d’infanterie mécanisée lourdement blindée et équipée d’armes collectives dont peut-être des mortiers, pour protéger, reconnaître et occuper, et de chars servant de canons d’assaut. Chaque bataillon agit normalement dans une boîte de quelques centaines de mètres de large. Le schéma d’action classique y est le suivant :

1 Frappes d’artillerie sur les premières lignes ennemies afin de neutraliser les défenseurs et de détruire quelques obstacles.

2 Report des frappes d’artillerie au-delà de la boîte pour la fermer à toute intrusion ennemie à l’arrière. Pour appuyer les unités d’assaut dans la boîte, on s’appuie alors sur les tirs directs de canons et surtout de mitrailleuses lourdes placés sur les côtés du bataillon d’assaut. Au fur et à mesure de la progression de ce dernier, ces tirs directs s’écartent et finissent par cloisonner la boîte sur les côtés. Les tirs indirects en revanche, mortiers et parfois mitrailleuses en tir courbe, sont permanents devant les troupes d’assaut.

3 Les unités d’assaut avancent, peut-être précédées de drones harceleurs qui renseignent et frappent quelques dizaines ou centaines de mètres devant eux. La progression s’effectue fondamentalement au rythme des sapeurs qui ouvrent des passages dans les mines ou mettent en place des ponts. Les groupes de fantassins, où prédominent les mitrailleuses et les lance-roquettes antichars, protègent les sapeurs en saturant les défenses, et exploitent les petites brèches qu’ils effectuent. Le combat se fait autant que possible en véhicules très blindés et à pied lorsque que les véhicules ne peuvent passer.

Une progression de 100 mètres ou plus par heure dans une position fortifiée sera considérée comme fulgurante. Tout dépend en réalité de la valeur de la résistance. Celle-ci peut s’effondrer tout de suite, et les défenseurs s’enfuir comme cela s’est parfois vu lors de l’offensive de Kharkiv ou autour de la tête de pont de Kherson. Mais ils peuvent aussi résister, et s’ils résistent (en clair s’ils peuvent tirer avec des armes collectives sans être neutralisés) la progression est tout de suite beaucoup plus lente. Comme tout cela est un peu aléatoire, il faut s’attendre à la formation d’une ligne discontinue avec aucune avancée à certains endroits et des poches par ailleurs. Tout l’art consiste alors à manœuvrer non plus seulement axialement, mais également latéralement afin de menacer l’arrière des poches ennemies. La menace suffit généralement à les faire céder (à condition qu’ils sachent qu’ils sont menacés) mais cette manœuvre demande énormément de coordination ne serait-ce que pour éviter les tirs fratricides. Tout le combat de positions d’une manière générale demande énormément de compétences tactiques et de solidité au feu, ce qui ne s’acquiert que par l’expérience et un entraînement intensif, notamment sur des positions retranchées reconstituées à l’arrière. Les Ukrainiens disposent-ils de cette masse critique de compétences ? C’est la condition première de la réussite. On progresse ainsi jusqu’à obtenir des brèches dans la première position ennemie et si on a encore assez de forces jusqu’à la conquête de la deuxième position.  

En avant

Dès qu’il y a la possibilité de progresser de quelques kilomètres, il faut foncer. C’est là qu’intervient la force d’exploitation, moins puissante que la force d’assaut mais plus mobile. Elle n’est pas nécessairement juste derrière la force d’assaut le jour J mais doit être capable de la rejoindre en quelques heures, comme la 1ère brigade blindée par exemple qui se trouve au nord de Hulvaipole ou les brigades mécanisées proches ou dans la grande ville de Zaporijjia. Il faut compter pour avoir une chance d’obtenir des résultats importants, au moins huit autres brigades, qui viendraient se raccrocher au dernier moment aux trois corps d’armée en ligne.

La mission de la force d’exploitation est de pousser le plus loin possible jusqu’à ne plus pouvoir avancer face à une nouvelle ligne de défense ou rencontrer les réserves ennemies, ce qui donne lieu à des combats dits « de rencontre ». Une première difficulté consiste déjà à franchir la première position ennemie conquise par la force d’assaut. On peut passer à travers cette dernière, mais c’est une manœuvre là encore très délicate ou exploiter un trou dans le dispositif pour « rayonner » ensuite sur tous les axes, avec des forces légères très rapides en tête pour renseigner et des bataillons de reconnaissance pour vaincre les résistances les plus légères. Derrière suivent les bataillons blindés-mécanisés, mélanges systématiques de compagnies de chars et d’infanterie.

Et là c’est la grande incertitude. Les combats aux deux extrémités à Vassylivka et à Polohy peuvent virer au combat urbain, très rapide ou au contraire très lent en fonction de la décision de résister ou non des Russes. Ce sont, surtout le premier, des points clés essentiels qui conditionnent beaucoup la suite des évènements. Les Russes devraient donc essayer de les tenir, mais on a vu dans le passé qu’ils hésitaient devant une défense urbaine qui pourrait se révéler être un piège. On ne sait pas trop qu’elle sera leur attitude. En revanche dans la grande plaine du centre, on peut assister au nord de Tokmak à des combats mobiles entre la force d’exploitation ukrainienne et les brigades russes engagées en contre-attaque, le tout survolé par les drones et les obus guidés. Ce serait une première à cette échelle en Ukraine. On peut miser dans ce cas plutôt sur une victoire des Ukrainiens, plus aptes, semble-t-il, à ce type de combat. Mais les Russes peuvent se contenter aussi de défendre sur une nouvelle ligne en faisant appel à tout leurs renforts. On assistera donc comme dans le cas de l’offensive à Kharkiv en septembre, à une course entre l’avancée ukrainienne et la formation de cette nouvelle ligne de défense.

A moins d’un effondrement de l’armée russe, qu’on pronostique régulièrement mais qui ne vient jamais, cette nouvelle ligne surviendra forcément. Si les Ukrainiens s’emparent de Vassylivka, Tokmat et Polohy, poussent peut-être jusqu’à Enerhodar et sa centrale nucléaire, puis s’arrêtent devant la résistance russe, cela sera considéré comme une victoire, mais loin d’être décisive. S’ils parviennent jusqu’à Mélitopol, ce sera une victoire majeure, mais là encore les Ukrainiens seront encore loin de leur objectif stratégique actuel de reconquête de tous les territoires occupés. Pour avoir un véritable effet stratégique, il faudra monter une nouvelle grande offensive, vers Berdiansk et Marioupol ? Vers la province de Kherson et la limite de la Crimée ? Dans une autre région ? Cela prendra encore beaucoup de temps à organiser, à condition que tout le potentiel offensif et notamment en munitions n’ait pas déjà été consommé. On pourrait cependant atteindre à nouveau les limites du début de la guerre. Comme pendant la guerre de Corée, cela pourrait servir de base à un armistice.

Anatomie du corps de bataille

Cela fait un peu « archaïque » comme diraient certains à l’Élysée regrettant le peu d’avions dans le ciel ou de bâtiments sur l’eau, mais ce sont les brigades de combat terrestres, et actuellement celles de l’armée ukrainienne, qu’il faut observer en priorité pour mieux appréhender les évolutions de la guerre en Ukraine dans les mois à venir. 

La bataille des quatre armées

La brigade, d’environ 3 000 hommes avec d’assez larges variations, est la structure de base de l’armée ukrainienne. Là où ça se complique, c’est que les Ukrainiens ont des brigades d’au moins treize modèles différents appartenant à six grandes forces aux ordres de deux ministères, et on ne parle pas des bataillons réguliers ou de milices qui s’y ajoutent.

Parmi ces forces, la principale est l’armée d’active du ministère de la Défense. Appelons là « force de manœuvre ». Elle compte huit types de brigades de combat (blindée, mécanisée, motorisée, assaut aérien, aéroportée, aéromobile, montagne, chasseurs). On peut y ajouter les brigades d’infanterie de marine et plus récemment la brigade de fusiliers de l’Air car elles sont organisées comme les brigades de l’armée de Terre et commandées opérationnellement par elle. Dix modèles différents au final, c’est évidemment trop d’autant plus que c’est inutile. A horizon visible aucune brigade aéroportée, d’assaut par air ou aéromobile – la différence est subtile - ne sera par exemple larguée ou héliportée, mais cela flatte l’esprit de corps et constituent des petits fiefs de commandement.

En réalité, on peut classer toutes ces brigades en trois grandes catégories : les brigades blindées, d’infanterie mécanisée et d’infanterie motorisée, en fonction de la quantité de chars de bataille dont elles disposent. Les brigades blindées (BB) – trois bataillons de chars, un bataillon d’infanterie, un bataillon d’artillerie, un bataillon de défense aérienne, plusieurs compagnies d’appui et soutien – et les brigades mécanisées (BMe), organisées avec la proportion inverse de bataillons de chars et d’infanterie, constituent la force de choc. Elles sont normalement équipées avec le matériel le plus lourd. Toutes les autres brigades ont la même structure que les brigades mécanisées, mais avec une seule compagnie de chars au lieu d’un bataillon et des véhicules blindés plutôt à roues. La 46e brigade aéromobile est ainsi équipée de VAB français et les 58e et les 59e de Humvees américains. Ce n’est pas complètement satisfaisant, mais on les regroupera sous l’appellation de « brigades motorisées » (BMo).

Au début de la guerre, selon le Military Balance 2021 cette force de manœuvre comprenait 29 brigades d’active et quatre de réserve active. Au cours de la guerre, quelques-unes d’entre elles ont été détruites, à Marioupol, ou dissoutes (des brigades de réserve qui n’ont pas été formées) mais beaucoup d’autres en revanche ont été constituées dans deux périodes intenses de formation, au cours de l’été et au tournant de 2022-2023.

Si on en croit plusieurs sources ouvertes (en particulier Macette Escortet @escortert, Jomini of The West @JominiW et Poulet volant @Pouletvolant3 sur Twitter ou MilitaryLand.net) les BB sont restées au nombre de quatre avec cependant une 5e brigade actuellement à Kryvyï Rih qui n’a jamais été engagée au combat et dont on ne connaît pas bien le sort. Pour faire compliqué, les Ukrainiens ont aussi un 12e bataillon de chars indépendant. Deux brigades blindées seraient en cours de formation avec les chars de bataille et véhicules de combat d’infanterie qui arrivent sur le territoire.

L’effort principal a porté sur les brigades mécanisées qui sont passées de 10 à la mobilisation, pour atteindre 23 au mois de novembre et peut-être 33 ou 34 lorsque les unités actuellement en formation seront prêtes. Il y avait également 14 BMo au début de la guerre, il devrait y en avoir 23 à 25 au printemps 2023.  Avec donc un total de 59 à 62 brigades en avril 2023, la force de manœuvre aura doublé en un peu plus d’un an.

La deuxième grande force du ministère de la Défense est la « force territoriale ». Elle a été créée par une loi en juillet 2021 et activée le 1er janvier 2022, très peu de temps donc avant le début de la guerre.  Une brigade territoriale (BT) a été formée dans chacune des 25 provinces, auxquelles se sont ajoutées six autres dès le début de la guerre dans les principales villes (et à leurs frais), puis encore deux ou trois par la suite. Au total, on compte maintenant 31 ou 32 BT. Ce sont fondamentalement des brigades d’infanterie légère de taille variable avec quelques compagnies d’appui (mortiers, génie) et de soutien, gérées administrativement par les provinces ou les villes et opérationnellement par les commandements militaires régionaux. Composées par des réservistes et des volontaires de la « réserve passive » (des réservistes non formés militairement), les BT ont pour mission première d’assurer la protection des points sensibles d’une région et de mener un combat de guérilla si elles venaient à se trouver sur les arrières de l’ennemi. C’est sensiblement, ce qu’on a appelé initialement en France la « défense intérieure du territoire » devenue « opérationnelle » par la suite. Ces brigades ont été d’une très grande utilité dans le début de la guerre dans la phase de mouvement et alors que les forces russes avaient largement pénétré à l’intérieur du territoire. Elles ont été moins utiles, car trop légères, dans la guerre de positions. L’évolution a surtout consisté à densifier ces brigades, avec un équipement plus lourd en particulier, et parfois en les renforçant de bataillons d’active, afin de leur permettre de « tenir la ligne » à côté de brigades de manœuvre. Elles y tiennent normalement un rôle défensif, plus à la mesure de leurs capacités, mais elles sont parfois engagées à l’attaque. La légion internationale y est rattachée, dont quelques bataillons sont vraiment opérationnels.

Pour une raison étrange, le ministère de l’Intérieur dispose aussi de son armée. C’est une survivance des improvisations de 2014 avec peut-être le souci de ne pas laisser le premier rôle au ministère de la Défense. L’Intérieur a donc militarisé sa garde nationale au début de la guerre pour former, à partir de ses effectifs et des milices de 2014, des brigades de sécurité urbaine. Les brigades de garde nationale,  a priori sept actuellement, agissent fondamentalement comme des brigades territoriales mais plutôt dans un cadre urbain. On les considérera comme des BT par la suite.

Le ministère de l’Intérieur a voulu avoir aussi sa force de manœuvre. Il disposait au début de la guerre de la 4e brigade de réaction rapide, classée BMe, et il s’efforce depuis le début de l’année 2023 de former une Garde offensive à partir de brigades de garde nationale et de milices importantes, comme Azov, transformées en brigades d’assaut. Ce sont des brigades BMo à trois bataillons d’infanterie (parfois quatre) le plus souvent renforcées d’une compagnie de chars de bataille et des appuis normaux d’une brigade de manœuvre de l’armée.  

Au bilan, toutes forces réunies les forces terrestres ukrainiennes devraient donc disposer actuellement de 106 à 111 brigades de combat en ligne ou en formation. Où sont-elles ?

Géographie de la force

La première zone de déploiement est constituée par les 7 secteurs actuellement inactifs ou peu actifs qu’il faut couvrir et surveiller : la frontière ouest avec la Biélorussie, le secteur de Kiev, Soumy et de Kharkiv sur la frontière russe, la zone de Kherson, la côte de la mer Noire et enfin la Transnistrie. Sur le site MilitaryLand.net, sans compter les bataillons indépendants toute cette zone de surveillance considérable est tenue par un total de 26 brigades dont 18 territoriales et cinq de Garde nationale. On ne compte donc parmi elles que deux BMe et une BMo, peut-être d’ailleurs aussi en repos/reconstitution. C’est très peu au regard de l’ampleur des zones à surveiller, ce qui témoigne de la confiance dans les obstacles naturels (le Dniepr, les marais du Pripet, la zone forestière au nord de Kiev, la dangerosité de la côte de la mer Noire) et dans les renseignements disponibles sur la menace russe réelle en Biélorussie ou dans les régions de Koursk et Voronej. Malgré toutes les communications et alertes, l’Ukraine ne craint pas visiblement pour l’instant d’offensive russe par ces régions et n’a pas l’intention non plus d’envahir la Transnistrie. Seule compte vraiment la ligne de front.

Cette grande ligne de front, depuis la frontière russe au nord la province de Louhansk jusqu’au Dniepr dans la province de Zaporijjia, peut être partagée en cinq secteurs de l’échelon corps d’armée/armée : Louhansk, la poche de Siversk, Bakhmut, Donetsk et Zaporijjia. On peut distinguer ces secteurs par la densité et la composition des forces déployées, entre secteurs prioritaires (forte densité, présence importante de BB et BMe) et secondaires (faible densité, forte proportion de BT). La présence de bataillons autonomes, qu’il est toujours compliqué de coordonner dans les opérations offensives, est également un indice de zone défensive. Il est intéressant de voir également la position des brigades entre la première ligne et l’arrière immédiat (quelques dizaines de kilomètres). Dans une posture générale défensive, une forte présence arrière avec des BB et BMe est l’indice d’une certaine inquiétude quant à la possibilité d’une percée ennemie. Leur rareté est au contraire un signe de confiance.

On peut identifier au total 59 brigades sur le front, placées et organisées en symétrie de l’offensive russe. On trouve ainsi une très forte densité de forces dans la province de Donetsk avec 42 brigades et évidemment en premier lieu dans le secteur de Bakhmut. De la route M03 au nord de Bakhmut jusqu’à Kurdiumivka au sud, on trouve 14 brigades sur peut-être une quarantaine de kilomètres, renforcées par ailleurs de 5 à 6 bataillons détachés d’autres brigades ou autonomes. Sur le flanc nord du secteur nord de Bakhmut, on trouve neuf autres brigades jusqu’aux abords de Lysychansk, perdue début juillet, et sur le flanc sud jusqu’à Vuhledar, les Ukrainiens ont encore 14 brigades face à une forte pression russe. En position arrière de toute cette zone prioritaire, on trouve une petite réserve de cinq brigades.

Cette force principale est non seulement dense mais aussi puissante. On y trouve trois BB (4e, 17e et 1ère) ainsi que le 12e bataillon indépendant, en général placés un peu en arrière en réserve d’intervention. La ligne est aussi tenue par 12 BMe, dont la 4e de réaction rapide de la Garde offensive, et 18 BMo, dont deux d’infanterie de marine transférées depuis Kherson et cinq de la Garde offensive. Le ministère de l’Intérieur veut visiblement « en être », même s’il ne commande pas opérationnellement ces unités.  L’ensemble représente presque l’équivalent de toute la force de manœuvre ukrainienne au début de la guerre concentrée dans la seule province de Donetsk. On trouve également neuf brigades territoriales et de garde nationale (dont la brigade présidentielle, difficile à classer), plutôt dans les zones arrière à défendre (Siversk, Kramatorsk, Lyman, Sloviansk) mais parfois aussi en première ligne. On trouve également six brigades d’artillerie pour les appuyer, dont quatre à proximité de la poche de Bakhmut et deux près de Vuhledar (dont la 55e équipée de canons Caesar).

De part et d’autre de cette zone centrale prioritaire, on trouve deux secteurs secondaires. Le premier est au nord, dans la province de Louhansk avec seulement neuf brigades déployées sur une centaine de kilomètres, dont la 3e BB près de la frontière russe, six BMe ou Bmo dont deux de la Garde offensive et deux BT. L’ensemble, très actif côté ukrainien jusqu’à la fin de l’année 2022 est donc maintenant plutôt délaissé, les Ukrainiens se contentant surtout de protéger Koupiansk et de couvrir les sorties sud de Kreminna. Le second secteur « calme » est au sud dans la province de Zaporijia, de Vuhledar (exclue) jusqu’au Dniepr. C’est de loin le secteur le moins dense avec huit brigades seulement dont cinq BT et 3 de manœuvre (mécanisée, assaut, montagne) entre Orikhiv et le Dniepr, ce qui indique, il est vrai, un certain d’intérêt pour cette zone au sud de la grande ville de Zaporijia. La 44e brigade d’artillerie appuie le secteur.

Au bilan, l’Ukraine a donc concentré sur le front la très grande majorité de ses brigades de manœuvre opérationnelles renforcées de quelques BT. Pour autant, à l’exception de la région de Bakhmut, la densité des forces est plutôt faible. Beaucoup de brigades ukrainiennes ont ainsi plus de 10 km de front à défendre. Les réserves sont également très réduites. Cela indique une certaine confiance des Ukrainiens dans leur capacité à résister à l’offensive russe sur la première ligne sans crainte d’être percé. De fait, le bilan des engagements depuis le mois de janvier leur donne raison. Cette faible densité et les réserves très réduites à l’arrière n’autorisent en revanche aucune opération offensive d’ampleur, mais seulement des attaques locales destinées à repousser un peu la ligne ennemie. Pour percer le front quelque part, il faudra obligatoirement faire venir au moins dix brigades de manœuvre de la grande zone arrière à l’intérieur du territoire ukrainien.

Cette grande zone arrière devrait donc abriter les 21 à 26 brigades qui manquent dans le décompte, ce qui correspond à peu près aux brigades qui devraient être en formation plus quelques unités au repos/reconstitution. C’est un grand archipel de garnisons et de centres de formation à l’abri des coups. On peut y distinguer trois groupements. Le premier est sur la rive gauche du Dniepr, immédiatement au nord de Dnipro. Il réunit six BMe et une BMo (chasseurs). Ce sont presque toutes des unités de formation récente. La 46e brigade mécanisée est la première formée avec des équipements occidentaux, sans doute en novembre 2022. Il est intéressant de noter qu’elle était alors près de Kharkiv et qu’elle a été transférée plus au sud, et notamment près de la route E50, axe principal vers le Donbass. Toutes les autres brigades, sauf la 60e BMe qui est peut-être une BMo transformée, ont été créées en janvier ou février 2023 et elles ne sont donc sans doute pas encore complètement opérationnelles.

Le deuxième groupement est au sud de Dnipro. Il comprend également six brigades, cinq mécanisées et une d’assaut aérien, mais seule la 63e brigade mécanisée est ancienne. Toutes les autres datent de début 2023 et même de mars 2023 dans le cas de la 82e d’assaut aérien. On peut y rattacher la mystérieuse 5e brigade blindée apparemment déployée à Kryvyï Rih et dont on disait qu’elle était équipée de T-72 polonais et les YPR-765 PAC néerlandais. Placées autour des axes E50 et H11, toutes ces brigades peuvent franchir rapidement le Dniepr à Dnipro et rejoindre le Donbass.

Le troisième groupement est plus lointain, entre Mykolaev et Odessa. Il comprend cinq brigades, trois mécanisées et deux d’infanterie de marine, toutes formées en 2023. On y trouve notamment la 41e mécanisée, très récemment formée et normalement équipée de véhicules occidentaux.

Au total, on compte donc 19 brigades de manœuvre dans cette zone arrière. Restent deux à sept brigades non identifiées. On ne trouve pas par exemple la 11e brigade motorisée et la brigade de fusiliers de l’air en formation, ni surtout la future « brigade Léopard ».

Le cœur de l’armée bouge

L’Ukraine effectue donc un effort considérable de formation de nouvelles unités. Pour cela, il faut d’abord des hommes. Il en faut déjà peut-être 15 à 20 000 par mois pour combler les pertes dans les brigades déjà existantes. Constituer les nouvelles brigades de manœuvre depuis novembre, mais aussi renforcer toutes les autres composantes des forces armées en a demandé au moins 70 000 de plus. Pour faire face à tous ces besoins, il a fallu sans aucun doute puiser dans les brigades territoriales, les milices, la police nationale ou les gardes-frontières. Le flux de volontaires civils commençant à se tarir, il a fallu aussi appeler autoritairement plus d’hommes sous les drapeaux, par exemple 30 000 hommes pour le seul mois de janvier. Cela ne manque de susciter quelques grincements et un phénomène montant d’esquives au service, facilité par la corruption endémique. Beaucoup des soldats de ces nouvelles brigades ont été formés par les Occidentaux, en particulier au Royaume-Uni. La majorité l’a été et l’est encore en Ukraine même. La principale inconnue humaine est plutôt celle de l’encadrement. Reste-t-il assez d’officiers et de sous-officiers en Ukraine pour occuper les 5 ou 6 000 postes d’encadrement des nouvelles brigades ? Peut-on considérer qu’une année de guerre a formé au feu une génération nouvelle de cadres ? Les écoles de cadres sont-elles suffisantes ? On ne sait pas trop.

Les ressources humaines sont tendues, mais les vrais facteurs limitants sont l’équipement lourd et la logistique qui va avec. Pour équiper ou rééquiper toutes les brigades dans la grande zone arrière, sans parler donc du recomplètement des brigades engagées au front, il faut au moins 400 chars de bataille, 2 000 véhicules blindés d’infanterie et 350 pièces d’artillerie, et des dizaines de milliers de tonnes de munitions ou de carburant. Cela dépasse tout ce que les Occidentaux peuvent fournir. Il faut donc épuiser les stocks et récupérer tout ce qu’il est possible de prendre aux Russes. Tout cela demande du temps pour être acheminé et réuni. Il n’est surtout pas évident qu’il soit possible de faire un effort aussi important une nouvelle fois, au moins jusqu’à ce que les chaînes de production fonctionnent à plein régime en Europe et aux États-Unis.

Mais ce n’est pas tout, il faut aussi travailler pour faire de cet assemblage de ressources des unités militaires cohérentes capables de mener des opérations offensives, les plus complexes. Pour cela, il faut autant d’états-majors que de brigades, mais aussi pour coiffer ces brigades, des états-majors de divisions, selon l’organisation occidentale, ou de corps d’armée/armée, à la manière russe. Il semble que la formation de ces grandes unités ait été décidée. On se demande d’ailleurs pourquoi cela n’a été fait plus tôt afin de gérer plus rationnellement ce capharnaüm d’unités différentes aux équipements les plus variés. Il faudrait cependant que l’armée ukrainienne forme une vingtaine de divisions pour simplement encadrer la force de manœuvre. Tout cela ne s’improvise pas. Il faut des milliers d’officiers formés au travail d’état-major et toute la structure technique de commandement et de circulation de l’information correspondante. C’est un nouveau chantier énorme.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, il fallait environ dix mois pour former une division de l’état-major jusqu’au dernier groupe de combat d’infanterie, et six mois pour une brigade. Les brigades ukrainiennes sont petites. On espère faire ça en quatre mois en Ukraine. C’est court, mais faisable avec beaucoup de motivation et en allant à l’essentiel. Avec quelques états-majors de division formés, on peut considérer que tout cet effort peut commencer à porter ses fruits en avril. Les Ukrainiens auront alors peut-être de quoi constituer une première masse de manœuvre d’une dizaine de brigades leur permettant déjà de mener une offensive de grande ampleur et ils devraient doubler cette capacité en mai, le moment où la météo sera également la plus favorable.

Le défi suivant sera celui de la reconfiguration de l’ordre de bataille afin de passer d’une posture générale défensive à une posture offensive. Comme il est préférable, pour mieux assurer le succès, d’utiliser les meilleures brigades et donc les plus expérimentées en fer de lance, on assistera peut-être d’abord à une relève sur le front d’anciens par les nouveaux. Puis il faudra densifier les brigades de première ligne dans le secteur choisie pour l’offensive (on considérera que les Ukrainiens agiront par offensives successives et non simultanées comme les Russes). Ce ne signifiera pas simplement ajouter plus de brigades de manœuvre mais aussi renforcer ces brigades, en particulier des moyens de génie. Le génie dit d’« assaut » avec ses engins de franchissement d’obstacles, des coupures de tranchées aux champs de mines en passant par les cours d’eau, et de réduction des zones très fortifiées est plus que jamais indispensable à la réussite de la phase 1 de l’offensive : la prise des positions retranchées ennemies. On l’évoque beaucoup moins que les chars de bataille mais dans une guerre de position, ces moyens sont au moins aussi importants. Or, les États-Unis ont, à la demande des Ukrainiens, apporté une aide particulière dans ce domaine depuis la fin de 2022. Au lieu d’une compagnie, on devrait donc voir fleurir des bataillons de génie dans les brigades, et peut-être même des « bataillons de brèche » génie-infanterie, au moins dans les zones d’attaque.

Il faudra aussi réunir sur la rocade arrière à un carrefour d’axes qui permette de rejoindre rapidement plusieurs points du front, les brigades chargées de l’exploitation de l’assaut initial si une percée a pu être obtenue. À défaut, ces brigades pourront renforcer ou relever celles de première ligne afin d’effectuer une « double poussée » jusqu’à faire craquer l’ennemi. Il faut aussi placer au bon endroit les brigades d’artillerie et leurs axes logistiques afin de préparer les frappes brèves mais massives de neutralisation ou d’interdiction. Il est probable que les Ukrainiens ont prévu également un plan de freinage des forces de réserve russes en arrière du secteur attaqué. Cela passe, plutôt dans la province de Zaporijia, par l’action de sabotage de partisans, peut-être aidés de commandos infiltrés via le Dniepr et des frappes dans la profondeur à l’aide des forces aériennes ou surtout des lance-roquettes multiples avec les nouvelles munitions guidées fournies par les Américains. Cette campagne de sabotages et de frappes dans la profondeur peut commencer des semaines avant l'offensive, mais elle devra s'effectuer un peu partout pour ne pas donner d'indices sur les intentions ukrainiennes.

La principale difficulté sera en effet de masquer ces préparatifs aux nombreux capteurs ennemis : agents infiltrés, écoutes, drones, satellites. Après plus d’un an de guerre, les Ukrainiens sont désormais bien rodés à cet exercice : déplacement hors des vues satellitaire (dont les survols sont annoncés par les Américains) et de nuit, discipline radio, camouflage. Mais comme il est pratiquement impossible de tout masquer, il faudra également inclure des feintes et des mouvements trompeurs. Plusieurs bases de départ possibles sur la rocade de Zaporijjia à Koupiansk faisant face à autant d’axes d’attaque possible (le long du Dniepr, Orikhiv vers Tokmak, sud de Vuhledar, nord et/ou sud Bakhmut, Lysychansk, Kreminna ou Svatove) devront sans doute être occupées en même temps.

On le voit, tout le travail nécessaire pour recroiser les courbes d’intensité stratégiques de Svetchine, en clair être plus fort que les Russes et reprendre l’initiative des opérations, est considérable. Beaucoup a été fait par les Ukrainiens et les choses peuvent s’accélérer à partir de maintenant. 

Des roses pour Formose

Dans les années 1980, l’invasion de la République fédérale allemande par les forces du Pacte de Varsovie était le thème le plus joué dans les jeux de guerre, ou wargames, institutionnels ou commerciaux simulant des conflits non plus historiques mais potentiels. Actuellement, le conflit potentiel le plus joué est sans aucun doute celui qui opposerait les États-Unis et la Chine pour la défense de Taïwan. Le détroit de Taïwan est la nouvelle « trouée de Fulda »

On peut ainsi s’appuyer sur des jeux commerciaux particulièrement précis et documentés comme ceux de la série Next War de la société GMT Games, les rapports prospectifs de la RAND Corporation ou encore les 24 wargames effectués récemment par le Center for Strategic and International Studies (CSIS). Tous ces produits et documents sont américains, et donc d’une certaine façon juges et parties. Nous reviendrons sur cette question, mais prenons pour postulat leur objectivité et intéressons-nous d’abord à ce qu’ils établissent.

Tigres et dragons

Plusieurs scénarios de recherche de la conquête de l’île de Taïwan par la République populaire de Chine (RPC) sont envisageables, de la conquête rapide par une invasion à l’absorption progressive, en passant par un blocus accompagné d’une campagne de raids et de frappes. Nous ne parlerons ici que du premier, celui de l’invasion.

Pour tenter cette invasion, l’Armée populaire de libération (APL) dispose de trois forces principales :

Une force de frappe disposant d’au moins 1 200 missiles balistiques à courte portée et 500 à moyenne portée ainsi qu’un millier de missiles de croisière de tout type, dont quelques CJ-100 hypersoniques lancés par air et d’au moins 2 000 km de portée. Associée à un système satellitaire dédié, cette force est capable de frapper non seulement l’île de Taïwan, mais aussi les bases américaines dans toute la région y compris Guam et les bâtiments décelés.

Une force d’assaut avec une composante aérienne d’un corps d’armée de trois divisions aéroportées avec deux escadrons de transport aérien et plusieurs escadrons d’hélicoptères et une composante amphibie de trois brigades de marines et deux divisions mécanisées légères spécialisées. Il y a surtout une flotte spécialisée de 89 bâtiments (4 groupes amphibies dans Next War Taïwan, NWT). Une fois une tête de pont réalisée, la flotte amphibie est capable de porter tous les trois jours une des huit divisions blindées, mécanisées et motorisées immédiatement projetables depuis la côte de la République populaire. Elle peut déployer beaucoup plus et plus vite si des cargos civils peuvent débarquer dans un port conquis à Taïwan.

Une force d’intervention « multi-milieux » composée d’environ 800 avions de combat disponibles dans la région soit 32 escadrons à 24 avions dans NWT dont trois de 5e génération (J-20 et J-31) et six escadrons à 12 bombardiers H-6 porteurs de missiles de croisière. Il faut y ajouter aussi le réseau dense de défense antiaérienne en particulier dans les 39 bases navales et aériennes à 800 km de Taïwan. La force en mer dispose de deux groupes aéronavals (trois à partir de 2024) et trois puissants groupes de combat de surface (SAG), soit deux porte-avions et 75 frégates et destroyers ainsi que cinq patrouilles de quatre sous-marins d’attaque diésel. On peut y ajouter une composante clandestine sur l’île de Taïwan pour renseigner et saboter ainsi qu’une composante cyber visant à entraver les réseaux C4ISR adverses et localiser des cibles. La mission de cette force polyvalente est susceptible de compléter les frappes de la force de missiles, mais surtout de couvrir et protéger la force d’assaut autour de la zone d’opération et dans le détroit.

En face, Taïwan dispose d’une force de dispute des milieux fluides à partir d’un système de défense aérienne intégré sol et air avec 13 escadrons (environ 400 avions de combat) et sur mer de deux SAG réunissant une trentaine de bâtiments. Les forces terrestres sont organisées en trois corps d’armée de 8 à 10 brigades. Cinq îles, dont Quemoy très proche du continent, sont fortifiées et disposent d’une garnison d’une à quatre brigades. Les trois corps d’armée peuvent être renforcés de 24 à 26 brigades de réserve. Quatre brigades aéroportées constituent la Force spéciale aux ordres de l’état-major général.

Les forces américaines dans la région sont évidemment puissantes. Dans NWT la 7e flotte de l’US Navy peut déployer quatre groupes aéronavals, quatre groupes amphibies, un puissant groupe de surface et six patrouilles de sous-marins nucléaires d’attaque. US Air Force, US Navy et US Marines (USMC) totalisent 43 escadrons de combat dont sept de 5e génération (F-22, F-35B et C), sept escadrons de guerre électronique, sept escadrons d’attaque au sol. Hors zone d’opération, l’USAF peut également faire appel à huit escadrons de 12 bombardiers (B-52H, B-1B et B-2A). Les Américains ont également la possibilité de déployer des forces à terre un régiment littoral du corps des Marines (MLR) et/ou une force multi-domaines de l’US Army (MDTF), soit pour faire simple des brigades bardées de missiles antinavires et antiaériens. Si les conditions le permettent, accès sécurisé à des ports et aéroports taïwanais, USMC et US Army peuvent déployer ensuite plusieurs divisions, légères d’abord puis blindées-mécanisées.  

Le problème majeur des forces américaines est qu’elles ne sont pas, au nom de la « politique d’ambiguïté », déjà déployées sur l’île de Taïwan. Politiquement, cela peut toujours conforter le doute sur la détermination américaine à combattre et si le gouvernement de Chine populaire se persuade que les Américains n’interviendront pas, la tentation d’une invasion deviendra très forte. C’est un peu le pendant de l’invasion de la Corée du Nord par les forces des Nations-Unies en octobre 1950 en croyant que la Chine n’interviendra pas. Militairement, la nécessité pour les Américains d’intervenir en quelques jours à partir du début d’une éventuelle invasion de Taïwan leur impose d’être dans des bases proches, au Japon en particulier et à Guam. Or, ces bases sont désormais à portée de tir de la puissante force de frappe chinoise.

La République populaire de Chine (RPC) de son côté est placée devant le dilemme de couvrir son opération d’invasion par des actions préalables – attaque des bases au Japon, occupation des îles Spratleys en mer de Chine du sud ou des îles Senkaku au nord – qui impliqueront des nations tierces dans la guerre, le Japon en particulier, ou bien de ne pas le faire mais de laisser agir trop facilement les forces américaines.

Voyons maintenant comment tout cela s’engeance et les conclusions à en tirer.

D Day à Tainan

Passons rapidement sur le scénario de l’invasion de Taïwan par l’Armée populaire de libération (APL) sans que cela provoque aucune intervention extérieure. Là les choses sont assez simples. La force de missiles détruit rapidement la marine taïwanaise et une grande partie de ses bases aériennes. Pour peu que la défense sol-air soit elle-même rapidement neutralisée et les escadrons de chasseurs-bombardiers porteront le coup de grâce. Presque simultanément, l’assaut est mené sur une des quelques zones de débarquement possibles, soit en pointe sud avec Tainan comme objectif, soit plutôt en pointe nord en direction de Taipeh, soit encore et moins vraisemblablement sur la côte Est de l’île. Malgré une résistance taïwanaise acharnée et une géographie difficile pour la manœuvre, toutes les simulations indiquent une conquête de l’île en environ un mois. Même en modifiant les variables en faveur d’une armée taïwanaise plus forte que prévu et une APL plus faible, s’il n’y a pas d’intervention américaine, l’île est condamnée à être occupée. Et là, pas de scénario à l’ukrainienne avec une aide matérielle venue de l’extérieur puisque Taïwan sera soumise à un blocus.

Le scénario le plus intéressant est évidemment celui où le gouvernement de la RPC est persuadé de l’intervention américaine. Dans ce cas, l’attaque préalable par la force de missiles des bases américaines au Japon et notamment à Okinawa ainsi que sur l’île de Guam paraît indispensable au succès de l’invasion. Ce « Pearl Harbor » en mer du Japon serait dévastateur l’aviation américaine en particulier – on chiffre à plusieurs centaines d’appareils perdus – et secondairement à la marine. Il poserait au Japon le dilemme de rester neutre ou de s’engager à son tour, avec des forces non négligeables (cinq escadrons de combat, un puissant groupe de surface et deux patrouilles de sous-marins).

Cette phase de frappes s’effectue en même temps que des frappes sur Taïwan, prolongées on l’a vu par des raids aériens et un assaut aéro-amphibie que personne ne peut empêcher. Tout l’enjeu pour les Alliés – États-Unis, Taïwan et sans doute le Japon – est alors de résister le plus longtemps possible sur l’île et de détruire la flotte amphibie de l’APL. Sans flotte amphibie et un ciel disputé, il ne sera plus possible de ravitailler la force débarquée et contenue. Celle-ci sera dès lors obligatoirement détruite.

L’opération américaine prendre la triple forme d’une avancée des groupes de la 7e flotte vers le détroit jusqu’à être à portée de tir et de raids avec une pénétration préalable des SNA, d’une bataille pour la conquête la supériorité aérienne au-dessus de Taïwan et le détroit, probablement sans toucher les bases sur le continent pour éviter une escalade, et enfin d’un débarquement par air ou mer de forces terrestres qui aideront les forces taïwanaises à contenir l’ennemi.

Dans la grande majorité des jeux fondés sur ce scénario, la force de missiles chinoise finit mécaniquement par s’épuiser, les forces aériennes américaines prendre le dessus sur la FA-APL et la défense aérienne navale puis les forces navales américaines pénétrer dans le détroit. Tous ces efforts conjugués associés à ceux des batteries antinavires à terre, finissent par détruire la force amphibie ennemie. Le plus souvent la défaite de l’APL est acquise en deux semaines. Dans les scénarios où toutes les variables sont favorables à la RPC et défavorables aux Alliés (qualité des troupes, capacité des missiles de croisière américains JASSM-ER à tirer en anti-naval, nombre de missiles PAL sous-estimé, refus d’emploi des bases par le Japon, etc.) aboutissent à un enlisement dans Taïwan, avec un front figé avec à moyen terme une intervention à terre américaine mieux ravitaillée que celle de l’APL. Il n’y a aucun jeu où la RPC est parvenue à conquérir totalement Taïwan malgré l’intervention américaine.  

Défaite de la Chine populaire quasi obligatoire donc en l’état actuel des choses mais à un prix colossal pour peut-être trois semaines de combats : pertes humaines par dizaines de milliers de morts et des armées ravagées. Même les Américains paieraient un lourd tribut avec de 6 000 à 10 000 morts selon les 24 jeux du CSIS et des dégâts matériels considérables. C’est en soi une donnée politique. Une étude de la RAND Corporation de 2015 montrait clairement que la Chine échouait toujours dans les scénarios d’invasion de Taïwan depuis 1996 mais que l’ampleur de l’échec diminuait avec le temps alors que le prix à payer pour les États-Unis augmentait toujours, jusqu’à ce qu’il puisse être un jour considéré comme rédhibitoire. Et même si les Américains ne sont pas dissuadés, il faudra en persuader les Chinois Au rythme de progression des forces chinoises, une telle vision pourrait dominer à la fin de la décennie.

D’un point de vue opérationnel, ce qui ressort de tous ces jeux est l’extrême vulnérabilité de tous les systèmes d’armes lourds, lents, visibles, dans un environnement où on se lance des milliers de missiles en tout genre, d’une portée très variable mais pouvant aller jusqu’à plusieurs milliers de kilomètres et tous relativement précis. Dans la quasi-totalité des jeux, la grande majorité des bâtiments de surface sont détruits par missiles. C’est le cas de la totalité de la flotte taïwanaise, de la majeure partie de la force navale de surface de l’APL engagée, dont au moins 80 % de la flotte amphibie, mais la marine japonaise perd aussi entre 20 et 30 bâtiments alors que la 7e flotte en perd entre 17 et 25 importants suivant les jeux du CSIS. Point particulier dans absolument tous les jeux : les porte-avions s’avèrent particulièrement vulnérables. Il n’y a pas un jeu où l’US Navy n’en perd pas au moins un (deux en moyenne dans les jeux du CSIS). Les deux porte-avions chinois subissent presque toujours le même sort. Les forces aériennes subissent également d’énormes dégâts. L’armée de l’Air taïwanaise est toujours entièrement détruite, celle de la RPC perd entre 60 et 90 % de ses avions engagés, presque tous dans les airs ou coulés avec les porte-avions puisque les bases ne sont probablement pas attaquées. Les Américains perdent aussi systématiquement plusieurs centaines d’avions, et jusqu’à 700 dans certains jeux. La différence est que la grande majorité des pertes aériennes américaines se fait au sol ou sur les porte-avions coulés.

Quelques systèmes d’armes s’en sortent le mieux dans tous les jeux. En premier lieu, on trouve les sous-marins d’attaque et particulièrement les SNA Los Angeles et Virginia dont chaque patrouille coule une moyenne de 20 navires ennemis au prix de la perte d’un bâtiment. Les sous-marins diesel, comme les Kilo chinois, sont moins efficaces et souffrent mais restent plus efficaces que les bâtiments de surface. Autre système gagnant, en particulier pour le CSIS : les bombardiers à long rayon d’action équipés de missiles de croisière à longue portée. Ces bombardiers sont peu vulnérables puisque leurs bases ne sont pas accessibles aux missiles ennemis et ils peuvent tirer à distance de sécurité. Ils peuvent également emporter beaucoup de munitions, 200 missiles pour un escadron de 12 « camions à bombes » B-52H. Le CSIS fait grand cas des missiles JASSM-ER (Joint air-to-surface standoff missile-Extended range), furtifs, puissants et à longue portée (1 000 km). En considérant, donnée très importante, que ces missiles prévus d’abord pour frapper des cibles à terre, soient efficaces également en antinavires et qu’ils soient produits en nombre suffisant et ils peuvent suffire à eux seuls à enrayer l’offensive chinoise. Troisième système gagnant : les batteries antinavires basées sur l’île de Taïwan ou les îles bastions proches armées de missiles de conception locale Hsiung Feng II et III ou importées comme les Harpoon. Ils seraient également responsables d’une bonne partie des dégâts infligés à la force d’invasion amphibie et pour un rapport coût-efficacité supérieur aux autres systèmes.

Toutes ces simulations (et la guerre en Ukraine) semblent confirmer aussi l’idée de défense en hérisson de l’amiral Lee Hsi-min, ancien chef d’état-major des armées de la République de Chine. Il vaut mieux pour Taïwan investir dans une défense en techno-guérilla selon l’expression popularisée par Joseph Henrotin, à base de nombreuses d’armes anti-accès mobiles, bon marché et de petites tailles plutôt que dans de coûteux bâtiments de surface ou des forces aériennes qui seront rapidement détruits par l’ennemi sans avoir vraiment servi. C’est moins impressionnant qu’une structure classique des forces, et donc peut affaiblir la stratégie déclaratoire, mais sûrement plus efficace opérationnellement. C’est globalement la philosophie des MLR de l’USMC ou des MDTF de l’US Army, efficaces selon les jeux du CSIS, les seuls à les intégrer dans les scénarios, surtout s’ils sont dotés de moyens à longue portée (le CSIS préconise de doter ces forces terrestres de missiles de croisière à longue portée). Le problème est qu’il semble de plus en plus difficile dans un tel environnement « anti-accès » aussi pour les Américains de débarquer dans un port ou un aéroport. Le renforcement des forces locales « avant » la guerre et non pendant prend beaucoup plus d’importance.

Un mot sur la France, qui, comme le Royaume-Uni, n’est jamais intégrée dans les jeux malgré sa proclamation tous azimuts de son caractère de puissance « indo-pacifique ». La faute en revient sans doute et comme souvent à l’absence de moyens à la hauteur de l’ambition proclamée, mais aussi de discours clair sur l’attitude qui serait celle de la France en cas de choses sérieuses. En clair, la France interviendrait-elle aux côtés des États-Unis et éventuellement du Japon en cas de tentative d’invasion de Taïwan et si oui, avec quels moyens puisque ceux-ci, sauf les SNA, ne sont pas adaptés au contexte. Fleuron de notre diplomatie navale, le Charles de Gaulle aurait sans doute un peu de mal à survivre dans le contexte opérationnel du détroit de Taïwan. Quelques bombardiers dans une Nouvelle-Calédonie transformée en porte-avions géant auraient sans doute plus d’effets et d’effets permanents dans la région, si on avait des bombardiers.

De l’importance stratégique de jouer

Dernier point, et non des moindres, sur l’importance stratégique des wargames. « La guerre est une expérience dont l’expérience ne peut se faire » disait Henri Poincaré, en fait il parlait du combat dont effectivement l’expérience au contact de la mort reçue ou donnée ne peut être parfaitement simulée. Mais quelques dizaines d’années auparavant, le grand état-major prussien avait pourtant montré qu’au contraire on pouvait créer expérimentalement une image cohérente des opérations militaires futures en fusionnant un ensemble de données issues de l’histoire, de l’analyse du conflit du moment, des simulations sur le terrain (grandes manœuvres) et in fine, une fois ces données transformées en éléments de jeu, des simulations sur cartes. C’est ainsi que l’armée prussienne seulement pourvue de cette expérience virtuelle jusqu’en 1864 a pu l’emporter sur l’armée française, la plus expérimentée dans le monde réel à ce moment-là. Bien entendu, pour que ce soit utile il faut faire ça avec la rigueur scientifique des sciences expérimentales, comme la médecine décrite par Claude Bernard à la même époque. Bien sûr également, il faut que ces expériences de simulation servent à forger des opinions solides et non à fournir des éléments de confirmation pour des opinions déjà formées. Et si par extraordinaire le résultat des simulations est en contradiction avec une opinion, c’est l’opinion qui doit changer et non le résultat. Tout cela demande, il est vrai une rigueur peu commune avec beaucoup de décisions stratégiques, mais le jeu est la seule méthode sérieuse pour dissiper un peu l’incertitude.

La particularité de la « simulation de Taïwan » comme celle de la trouée de Fulda, ou quelques rares autres, est que ces éléments normalement réservés à un cercle réduit sont offerts au grand public par les publications ouvertes et les jeux commerciaux très sophistiqués. Les mêmes données donnant les mêmes résultats à travers la même équation, des simulations rigoureuses doivent normalement donner des résultats similaires et c’est ainsi que l’on forme une opinion commune sur ce qui peut se passer…et donc l’influencer. Il faut espérer que le haut-commandement chinois simule aussi l’invasion de Taïwan et s’il le fait rigoureusement, pas comme les Japonais supprimant en pleine guerre le groupe de simulation qui prédisait la défaite, il n’attaquera pas tant qu’il n’aura pas, en bon adepte de Sun Tzu, beaucoup plus de chances de réussite. Espérons.

De la même façon, si on s’était concentré sur la simulation commune d’une invasion de l’Ukraine par la Russie peut-être aurait-on eu une meilleure idée de ce qui allait se passer, à condition bien sûr et encore une fois de l’avoir fait rigoureusement en introduisant des variables « plus et moins que prévu ». Mais cela n’a visiblement pas été fait, et surtout pas à Moscou. On voit le résultat.

On peut espérer désormais qu’il y a quelque part à Paris une grande carte de l’Ukraine et ses environs avec des centaines de pions et que l’on y joue des scénarios à la demande. On peut même imaginer une carte de l’Europe ou du monde. Enfin, c’est ce qui se passerait si on était sérieux.

L'empire contre-attaque. Point de situation des opérations en cours

Ceci est le brouillon pour un article de journal à venir beaucoup plus court. Rien de nouveau pour le lecteur habituel de ce blog, mais une courte synthèse des opérations en cours en Ukraine

Rappelons d’abord la théorie : une guerre suppose, dans les deux camps opposés, d’avoir un but politique à atteindre et une stratégie pour y parvenir en fonction des moyens disponibles. Dans le cadre de cette stratégie, on met en œuvre ensuite des opérations dans différents domaines, militaires ou non, qui sont autant de cartes jouées afin d’atteindre ce but politique. Chacune de ces opérations consiste à enchaîner des actions de même nature dans un même cadre espace-temps.

Dans un cadre dialectique, tout cela est le plus souvent très mouvant. Il peut arriver en effet que l’on parvienne à atteindre rapidement le but politique par quelques opérations, voire une seule, qui désarment l’adversaire et le soumettent à sa volonté à la table des négociations. Si ce n’est pas le cas, car le rapport de forces s’avère plus équilibré que prévu et que la stratégie de chacun entraîne l’échec de celle de l’autre, il faudra continuer jusqu’à ce qu’un des camps trouve enfin une combinaison but-stratégie-opérations-actions qui fonctionne, ce qui peut prendre des années.

Duellistes dans un espace mouvant

L’objectif politique russe initial était sans aucun doute la vassalisation de l’Ukraine partagée entre une zone occupée russe et une zone libre soumise. Devant l’échec à prendre Kiev et de vaincre l’armée ukrainienne, il s’est rapidement réduit en « libération » complète du Donbass, puis même simplement à une époque, éviter une défaite militaire et préserver les acquis, pour revenir apparemment à nouveau la conquête du Donbass. L’objectif politique ukrainien a également évolué depuis la survie à l’invasion russe jusqu’à l’ambition de chasser l’ennemi jusqu’à la ligne de départ du 24 février 2022, puis finalement de tout le territoire ukrainien dans ses limites de 1991.

On se trouve donc de part et d’autre avec deux théories de la victoire fondées sur des conquêtes de terrain antagonistes suivies d’une proposition de négociations de paix une fois seulement ces conquêtes assurées par l’un ou par l’autre. C’est un jeu à somme nulle sans limites de temps où les Russes mènent au score depuis leurs conquêtes en début de conflit.

À la conjonction des moyens utilisables sans susciter trop de turbulences intérieures et du but à atteindre, la théorie actuelle russe a produit une stratégie d’étouffement visant à presser l’Ukraine et ses alliés dans tous les domaines jusqu’à les affaiblir suffisamment pour permettre de planter un drapeau russe sur Kramatorsk et de tuer tout espoir ukrainien de reconquête des territoires occupés. La stratégie ukrainienne de son côté consiste d’abord à résister à cette pression par une défense anti-accès tous azimuts, y compris au sol, puis à reprendre l’initiative en lançant de grandes opérations d’anéantissement dans les territoires encore occupés, seul moyen d’atteindre le but politique actuel.   

La guerre est avant tout un duel des armes. Les opérations visent donc in fine à vaincre l’armée adverse, c’est-à-dire lui infliger suffisamment de pertes humaines et/ou de terrain pour qu’elle ne puisse atteindre son but. Elles peuvent y contribuer indirectement en affaiblissant les ressources qui l’alimentent, matérielles (armements, équipements divers, logistique, nombre de combattants) et immatérielles (compétences tactiques et techniques individuelles et collectives, cohésion, détermination, espoir de victoire).  Elles peuvent surtout le faire à s’attaquant directement aux forces de l’autre.

Blackout et Corsaire

Dans le cadre de la guerre contre l’Ukraine, plusieurs opérations russes d’affaiblissement perdurent, comme les attaques numériques et le blocus des ports ukrainiens, hors commerce de céréales, mais elles semblent avoir atteint le maximum de leurs possibilités, probablement assez loin de ce qui était espéré au départ. Il semble en être de même de la dernière opération aérienne de frappes dans la profondeur, commencée le 10 octobre 2022, et que l’on baptisera « Blackout ». Comme les Allemands en 1944-45 avec les missiles V1 et V2, les Russes utilisent des moyens inanimés, missiles en tout genre et drone-rôdeurs, pour frapper dans la profondeur du territoire ennemi et non des aéronefs pilotés, le réseau défensif antiaérien ukrainien s’avérant trop dangereux pour eux. Cela diminue considérablement les risques pour les Russes mais aussi et de très loin la puissance de feu projetable. Cette nouvelle campagne de missiles est cependant la plus cohérente de toutes celles qui ont déjà été lancées par sa concentration sur un objectif critique - le réseau électrique - et sa méthode faite de salves de plusieurs dizaines de missiles et drones sur une seule journée afin de saturer la défense et de frapper les esprits.

Son objectif est d’entraver autant que possible le fonctionnement de la société ukrainienne, son économie, ses déplacements et la vie même des habitants en provoquant une crise humanitaire à la veille de l’hiver. Comme la campagne allemande, il s’est agi aussi de montrer à sa propre population et son armée que l’on ne se contente pas de subir les évènements, tout en espérant au contraire affaiblir la détermination ukrainienne. Mais comme la campagne des V1 et V2, si cela a produit de la souffrance, cela n’a eu que peu d’effets stratégiques. Les salves se sont succédé, 16 au total du 10 octobre au 9 mars, à quoi a répondu une opération ukrainienne de défense aérienne de plus en plus efficace au fur et à mesure de l’acquisition d’expérience et de l’arrivée de systèmes de défense occidentaux. En quantité, de 8 missiles par jour fin 2022 à 3 en février-mars 2023, et en qualité, avec une proportion de plus en plus importante de missiles imprécis, l’efficacité de cette campagne n’a cessé de diminuer. On en est actuellement à environ 1 missile par jour qui atteint sa cible. Les Russes peuvent continuer ainsi très longtemps puisque cela correspond à peu près à la capacité de production, mais sans imaginer avoir le moindre effet stratégique sur un pays aussi vaste que l’Ukraine.

Quant aux drones-rôdeurs iraniens Shahed 136, un sur deux est intercepté et ils sont vingt fois moins puissants qu’un missile. Le principal résultat de cette opération est peut-être d’avoir attiré des moyens de défense aérienne, notamment à basse et très basse altitude qui manquent désormais sur la ligne de front.

À ce stade, la Russie ne pourrait relancer sa campagne de frappes en profondeur qu’en augmentant massivement sa production de missiles et/ou en important des missiles iraniens ou autres (avec un risque de sanctions et même de représailles pour ces pays fournisseurs). Elle pourrait aussi engager à nouveau à l’intérieur sa force aérienne, en mode « kamikaze » avec le risque de la détruire face à la défense aérienne ukrainienne, ou après avoir suffisamment innové techniquement et tactiquement pour être capable de mener des opérations de neutralisation et de pénétration, ce qui est pour l’instant peu probable. Au bilan, il semble que la Russie n’a plus à court terme les moyens d’affaiblir encore plus l’économie ukrainienne, il est vrai déjà très atteinte, ni même de réduire directement l’arrivée de l’aide occidentale.

De leur côté, les Ukrainiens n’ont pas les moyens d’affecter l’économie russe, laissant ce soin aux sanctions imposées par ses alliés, avec pour l’instant un effet plutôt mitigé. Ils ont en revanche la possibilité, un peu inattendue, de frapper des objectifs militaires dans la grande profondeur. C’est l’opération « Corsaire » qui a permis d’attaquer plusieurs bases aériennes et navales russes, au plus près à l’aide de vieux missiles balistiques Tochka et au plus loin jusqu’à proximité de Moscou et sur la Volga par de vieux drones modifiés Tu-141, en passant par des attaques de drones navals contre la base de Sébastopol, des raids de sabotage, des raids héliportés ou des choses encore mystérieuses comme la frappe sur le pont de Kerch, le 8 octobre ainsi que plusieurs attaques en Crimée. Il n’y a là rien de décisif, mais les coups portés ne sont pas négligeables matériellement, notamment par le nombre d’appareils endommagés ou simplement chassés de leur stationnement par précaution. Ils ont néanmoins surtout des effets symboliques, sans doute stimulants pour les Ukrainiens, mais nourrissants également le discours russe d’agression générale contre la Russie et de justification d’une guerre défensive susceptible de monter plus haut vers les extrêmes.

Donbass 2 et l’Opération X

Toutes les opérations sur les ressources évoquées précédemment n’agissent qu’indirectement sur ce duel en affaiblissant les forces armées de l’autre, mais ce n’est que l’usage direct de la violence qui permet au bout du compte de s’imposer à la suite d’une suite de combats, par ailleurs uniquement aéroterrestres, c’est-à-dire au sol et dans le ciel proche. Plusieurs grandes opérations offensives et défensives se sont ainsi succédé sur le sol ukrainien, selon le camp qui avait l’initiative.

Les Russes ont actuellement l’initiative et ont lancé depuis février une opération offensive que l’on baptisera Donbass 2 tant elle semble proche de celle lancée de fin mars à début juillet et visant à contrôler complètement des deux provinces du Donbass. Son objectif concret serait donc la prise de la conurbation Sloviansk-Kramatorsk-Droujkivka-Kostiantynivka, soit l’équivalent de quatre Bakhmut, pour situer l’ampleur de la tâche en admettant que les Russes arrivent jusque-là. Elle est également identique dans la méthode faite d’une multitude de petites attaques simultanées sur l’ensemble du front, du nord de Koupiansk à la province de Zaporijjia, avec des efforts particuliers qui constituent autant de batailles à Koupiansk, Kreminna, Avdiïvka, Vouhledar et surtout à Bakhmut qui a pris une dimension symbolique très au-delà de son intérêt tactique.

Donbass 2 se fait avec plus d’hommes qu’au mois de mars, peut-être 180 bataillons de manœuvre au total, mais moins d’artillerie, car, comme les missiles, les obus commencent aussi à manquer. Il y a surtout, et c’est le plus important, moins de compétences. En dessous d’un certain seuil de pertes une armée progresse tactiquement au cours d’une guerre, au-dessus d’un certain seuil elle régresse. Quand une brigade d’élite avant-guerre comme la 155e brigade d’infanterie de marine est détruite et reconstituée deux fois avec des hommes sans formation, ce n’est plus une unité d’élite et sa très médiocre performance lors de son offensive contre Vuhledar mi-mars 2023 en témoigne. Or, c’est un peu le cas de beaucoup d’unités russes renforcées ou totalement constituées de mobilisés, les mobiks, jetés sur le front sans grande formation.  

En ce sens, Donbass 2 a probablement été lancée trop tôt. Elle fait suite à Hindenburg 1917, l’opération défensive d’octobre à janvier menée par le général Surovikine et visant, comme l’opération allemande en France en 1917, à renforcer le front par raccourcissement (tête de pont de Kherson), fortification et renforcement humain issu de la mobilisation partielle de 300 000 hommes. Cela avait alors réussi puisque les attaques ukrainiennes ont fini par atteindre leur point culminant fin novembre. La suite de la stratégie allemande consistait cependant à reconstituer patiemment ses forces avant de relancer les opérations offensives en 1918 avec une supériorité qualitative et quantitative. Les Russes n’ont pas eu cette patience. Le général Gerasimov, chef d’état-major des armées et placée directement à la tête de l’ « opération militaire spéciale » en janvier 2023 a décidé au contraire de reprendre l’offensive le plus vite possible, sans doute sous une pression politique exigeant paradoxalement des résultats opérationnels rapides tout en annonçant une guerre longue. Accompagnée d’opérations de diversion laissant planer le doute sur une possible intervention depuis et avec la Biélorussie, depuis la région russe de Briansk ou peut-être encore en simulant une déstabilisation de la Moldavie, cette offensive est lancée sur l’ensemble du front ukrainien et donc sans deuxième échelon, ce qui interdit toute possibilité de percée. Tous les combats restent sous couverture d’artillerie.  

Face à Donbass 2 et comme pour Donbass 1 les Ukrainiens opposent aux Russes une défense ferme. Ce n’est pas forcément la meilleure option militaire, car elle permet aux Russes d’exploiter au maximum leur supériorité en artillerie. Il serait sans doute plus efficace de mener plutôt un combat mobile de freinage et harcèlement dans la profondeur comme autour de Kiev en février-mars. Le rapport des pertes avait été beaucoup plus favorable aux Ukrainiens que par la suite dans le Donbass et tout le territoire initialement perdu avait été reconquis. Mais abandonner le terrain pour mieux le reprendre ensuite est contre-intuitif. Cela déplaît aussi et surtout à l’échelon politique qui mesure l’importance symbolique et psychologique de la tenue ou de la conquête des villes. Les Ukrainiens savent également par ailleurs ce qui peut se passer dans les zones occupées par les Russes.

Résistance pied à pied donc, coûteuse pour les Ukrainiens, mais finalement efficace. Il est probable que le rapport de pertes soit encore plus défavorable aux Russes que pour Donbass 1 et pour ce prix, les Russes n’ont réussi à conquérir depuis le 1er janvier 2023 que 500 km2, le dixième d’un département français, soit là encore une performance inférieure à Donbass 1. À court terme et à ce rythme, les Russes peuvent seulement espérer obtenir une victoire tactique à Bakhmut.

Mais ce n’est pas en se contentant de défendre que les Ukrainiens peuvent atteindre dans les six mois leur objectif de reconquête complète. Pour cela, il n’y a toujours pas d’autres solutions que de mener de nouvelles opérations d’anéantissement, combinant de fortes pertes ennemies et une large conquête, comme après Donbass 1. Contrairement aux Russes, ils y travaillent patiemment avec un effort de mobilisation important et peut-être la construction de 19 nouvelles brigades de manœuvre, dont trois ou quatre avec des véhicules de combat fournis par les Alliés. Si les Ukrainiens jouent d’une certaine façon le jeu des Russes en s’accrochant au terrain, les Russes jouent aussi le jeu des Ukrainiens en s’affaiblissant dans des attaques au bout du compte stériles. Cela peut donc paradoxalement renforcer les chances de succès de l’opération X, l’offensive que les Ukrainiens lanceront, probablement dans la province de Louhansk ou dans celle de Zaporajjia, les zones offrant le meilleur rapport probabilité de réussite et de gains espérés.

Il y a cependant deux problèmes. Le premier est que si les Russes sont moins efficaces offensivement qu’à l’époque de Donbass 1, ils semblent en revanche plus solides défensivement. Les opérations Kharkiv et Kherson ont été lancées contre des zones faibles russes, pour des raisons différentes, il n’y a apparemment plus de zones faibles sur le front russe. Le second est que l’opération X devra obligatoirement être suivie d’une opération Y de puissance équivalente, puis Z, si les Ukrainiens veulent atteindre leur objectif stratégique, en admettant que l’ennemi ne réagisse pas et ne se transforme pas à nouveau, ce qui est peu probable.

Russie victoire impossible, Ukraine victoire improbable

En résumé, on se trouve actuellement face à la matrice suivante en considérant les deux opérations, Donbass 2 et X comme successives et non simultanées.

Donbass 2 réussit. Les Russes poursuivent un effort irrésistible, parviennent à percer dans une zone du front, les forces ukrainiennes se découragent, engagent finalement tous les moyens de l’opération X dans la défense de la conurbation de Kramatorsk. Kramatorsk tombe néanmoins durant l’été et Donbass 2 bis prolonge le succès russe jusqu’à Pokrovsk, dernière ville un peu importante du Donbass encore aux mains des Ukrainiens. L’armée ukrainienne consomme toutes ses forces dans la bataille défensive et se retrouve impuissante devant la ligne de front. Considérant sa victoire relative, les forces russes passent en posture défensive et Moscou propose la paix. Découragée, l’Ukraine peut l’accepter, mais il est plus probable qu’elle cherche à reconstituer ses forces pour relancer une opération offensive au plus vite. La probabilité de ce scénario de victoire russe sans doute momentanée semble, au regard des performances actuelles, très faible.

Donbass 2 échoue et l’opération X échoue. Les Russes n’avancent plus dans le Donbass, mais les Ukrainiens échouent à leur tour à percer où que ce soit. C’est finalement une variante du scénario précédent. « Menant au score » avec les territoires conquis et annexés, Poutine laisse la Russie dans cette situation de demi-guerre totale sans mobilisation générale ni nationalisation de l’économie. Du côté ukrainien, le pays s’organise à son tour pour durer et préparer « la revanche » quelques mois ou quelques années plus tard. C’est un scénario plus probable que le précédent.

Donbass 2 échoue et l’opération X réussit : c’est la réédition exacte de la situation de l’été 2022. Après avoir contenu l’offensive russe, les Ukrainiens percent dans la province de Zaporijjia ou dans celle de Louhansk et parviennent jusqu’à Melitopol ou Starobilsk. La situation devient très dangereuse pour les Russes, surtout si l’opération ukrainienne s’effectue au sud. L’armée ukrainienne se rapproche aussi d’objets à « très forte gravité » politique comme les deux républiques séparatistes, la Crimée ou simplement l’ébranlement du pouvoir poutinien. La Russie passe à un stade supérieur de mobilisation de la nation et de nationalisation de l’économie, au prix de possibles troubles internes. Si les Ukrainiens ont les moyens de lancer et réussir l’opération Y après le succès de X, l’instabilité russe s’accroîtra encore sans que l’on sache trop ce que cela va donner entre effondrement ou nouveau rétablissement militaire, acceptation de la défaite ou montée aux extrêmes. D’une réalité stratégique actuelle compliquée mais avec des inconnues connues, on sera passée alors à une réalité complexe puis peut-être chaotique. C’est un scénario également probable.

En résumé, les scénarios les plus probables pour cet été sont la guerre de longue durée sur un front statique peu différent du front actuel ou la rupture de ce même front au profit des Ukrainiens, mais au prix de turbulences en Russie et d’une grande incertitude. Ce ne sera pas facile à gérer, mais comme souvent à la guerre. Et puis, il y a toujours la possibilité, à tout moment, qu'un évènement extraordinaire - mort d'un grand leader, bascule politique, intervention de la Chine, etc. - survienne sous la pression des évènements ordinaires. Tout sera à refaire dans les combinaisons et les prévisions. Ce ne sera pas la première fois.

Conduire la guerre - Entretiens sur l’art opératif, un livre de Benoist Bihan et Jean Lopez

Conduire la guerre - Entretiens sur l’art opératif est un livre important et stimulant, ce qui dans mon esprit revient un peu au même. Son objet est l’art opératif, ce concept qui agite un peu les esprits du métier depuis au moins trente ans. Sa méthode est l’échange épistolaire, un procédé qui rend très vivant et interactif un discours qui risquerait sinon d’être plutôt austère. Quand, en plus, les deux protagonistes de l’échange sont Benoist Bihan, qui est un des stratégistes français qui m’a appris le plus de choses, et Jean Lopez, qu’on ne présente plus, c’est évidemment encore plus intéressant.

Le livre est ainsi une suite de 356 questions regroupées en sept chapitres, depuis la définition du cadre d’étude jusqu’à une conclusion sur le cas français contemporain, en passant par l’expression sur trois chapitres de la pensée et de l’influence d’Alexandre Sviétchine, le général russe devenu le « professeur » de la jeune armée rouge, et auteur en 1927 de Strategiia, la bible de l’art opératif.

Je reviens sur quelques points essentiels.

La tactique est définie comme discipline qui permet d’user le plus efficacement possible de la violence armée pour vaincre un adversaire dans un combat. Sa caractéristique première selon Benoist Bihan est son caractère apolitique et purement technique. Je suis d’accord même si la politique s’insinue parfois jusqu’aux échelons les plus bas, notamment par les règles d’engagement. Le chef au combat pense d’abord à vaincre son adversaire dans le duel des armes ici et maintenant sans réfléchir forcément au contexte politico-stratégique dans lequel il évolue.

La stratégie de son côté est décrite, en bon clausewitzien, comme la manière d’utiliser la violence armée pour atteindre l’objectif militaire de la guerre qui lui-même sert l’objectif politique du Souverain. Il s’agit donc selon Benoist Bihan d’un domaine exclusivement réservé à l’action militaire. Les autres activités comme la mobilisation économique, le champ informationnel, la diplomatie, etc. qui concourent à l’effort de guerre relèveraient alors plutôt de la programmation selon la définition d’Edgar Morin, c’est-à-dire de l’organisation de moyens afin d’atteindre un but, mais sans faire face à une dialectique violente. Cette restriction peut se discuter mais admettons-là.

On voit venir la suite : l’art opératif est ce qui relie les deux. Benoist Bihan parle d’un harnachement de cheval. Je parle pour ma part simplement d’un lien qui permet d’« employer les combats favorablement à la guerre » selon l’expression de Clausewitz répétée à plusieurs reprises dans le livre. En clair, c’est un guide qui maintient toutes les actions sur la même direction ou route, ce que Sviétchine baptise « ligne stratégique ». Cette route peut être courte, mais elle est souvent longue et de toute façon toujours entravée par l’action antagoniste de l’ennemi. Il faudra donc le plus souvent procéder à des étapes ou des bonds, ce que l’on appelle des « opérations ». L’opération elle-même est définie par Sviétchine comme un conglomérat d’actions ininterrompues de nature variée - dont des combats - qui permet de progresser, si possible significativement, le long de cette ligne stratégique. Formé longuement à la notion d’« effet majeur » j’ajouterais peut-être « dans un cadre espace-temps donné ». Dans son livre sur le même sujet, On operations, l’officier et historien américain Brett Friedman parle de son côté de l’« art d’agencer des ressources militaires afin d’atteindre les objectifs stratégiques au cours d’une campagne ». Campagne est alors synonyme d’opération. Cela me va aussi.

Une petite remarque à ce stade. Benoist Bihan critique à raison l’emploi du « terme « opération » à tort et à travers. Dans le haut du spectre, on utilise ainsi parfois le terme « opération » pour ne pas dire « guerre », parce que le mot fait peur, parce que c’est normalement le Parlement qui déclare la guerre, parce que déclarer la guerre à une autre entité - forcément politique, sinon ce n’est pas de la guerre mais de la police - c’est lui donner un statut d’équivalence et cela est parfois difficile à admettre lorsqu’il s’agit d’une organisation non-étatique, etc. Dans le bas du spectre, vers la tactique, on a aussi un peu de mal à distinguer dans la forme l’« opération » des « combats » à différentes échelles, qui sont aussi à la manière de poupées russes des conglomérats d’actions face à un ennemi et planifiés sensiblement de la même façon.

On invoquera alors la notion, assez subjective, d’« intensité » stratégique de l’action, mesurée en distance que l’on espère parcourir sur la fameuse ligne et on voit bien que cette importance peut-être très variable en fonction du rapport de forces matériel mais aussi psychologique. Face à adversaire très faible, une seule action peut ainsi avoir une importance considérable, comme le bombardement de Zanzibar par la flotte britannique le 27 août 1896 qui obtient en 38 minutes la destruction de la flotte ennemie et la capitulation du sultan. Face à un adversaire puissant et/ou dur, il faudra multiplier les coups, mais aussi les parades à ses coups. Sera donc baptisée « campagne » ou « opération », plus moderne, ce qui fait vraiment mal à l’adversaire ou qui inversement empêche d’avoir très mal soi-même dans un combat de boxe qui n’a pas de limites de temps et se termine forcément par un KO (destruction ou capitulation) ou abandon d’un des acteurs (négociation). Il y a une part de subjectivité dans tout cela, et c’est peut-être pour cela que l’on parle d’« art ». Retenons néanmoins ces deux critères : forte intensité et bien sûr bonne direction, car il ne sert à rien de donner de grands coups s’ils ne vont pas dans le bon sens.

C’est là qu’intervient la thèse forte de Benoist Bihan : avant Sviétchine et ce que l’on baptisera l’école soviétique, on n’a pas forcément conscience de tout ça puisque ce n’est pas théorisé, ce qui aboutit à de nombreuses crises entre les stratégies et des tactiques mal accordées. À la limite, lorsqu’il y a accord c’est par hasard et notamment celui qui amène au pouvoir quelqu’un qui se trouve simultanément Souverain avisé-Stratège génial, bon chef de bataille et disposant d’un outil militaire très performant par rapport à ceux de l’adversaire.    

Cette thèse me gêne un peu par sa radicalité. L’apport personnel principal de ce livre est plutôt de m’avoir comprendre que si on fait la guerre, et on rappellera toujours que ce sont les nations qui font les guerres et pas les armées, on pratique aussi forcément l’art opératif. On le fait bien ou mal, sinon cela signifierait que les forces armées sont employées au hasard. L’expédition athénienne en Sicile (415 à 413 av. J.-C.) est un désastre absolu mais elle présente toutes les caractéristiques d’une opération. La manière dont les Athéniens pensent par ce biais employer leurs moyens militaires favorablement à la guerre qui les oppose à la ligue du Péloponnèse est par ailleurs clairement exposée par Thucydide. La campagne française de Normandie en 1449-1450 durant la guerre dite de Cent ans est un autre exemple d’opération et même de « belle » opération, puisqu’il s’il y a art il y a aussi jugement esthétique. Grâce à la supériorité tactique de leurs forces, les Français gagnent tous les combats et ceux-ci font grandement et rapidement avancer le roi Charles VII vers la victoire finale.

Un autre point particulier qui me tient évidemment à cœur : les trois offensives alliées de l’été et automne 1918 en France me paraissent non pas comme la simple application mécanique de la force brute comme c’est présenté dans le livre mais au contraire comme de parfaits exemples de « belles » opérations. On n’y cherche pas de grandes batailles mais la distribution de combats le long du front jusqu’à obtenir un effet stratégique. L’offensive d’ensemble du 27 septembre 1918 qui permet de s’emparer en une semaine de toutes les lignes de défense allemande est alors la plus grande opération jamais menée dans l’histoire. Les Alliés progressent de cette façon beaucoup plus vite sur leur ligne stratégique que les Allemands, tant vantés, dans l’autre sens de mars à juillet et ce jusqu’à placer ces derniers devant le dilemme de la capitulation de fait ou de l’effondrement. La « bataille conduite » comme son nom l’indique n’est en réalité qu’une doctrine tactique, une manière d’organiser des combats locaux au sein d’une opération.

En résumé, je crois que les penseurs soviétiques comme Sviétchine n’ont pas découvert l’art opératif, ils n’ont même pas été les premiers à réfléchir dessus – c’est une question qui préoccupe les esprits militaires depuis au moins le milieu du XIXesiècle – mais ils ont inventé le terme et l’ont théorisé le mieux, ce qui est évidemment un apport considérable.

Au passage, le chapitre sur les débats au sein de l’armée rouge entre Sviétchine et Toukhatchevski est tout à fait passionnant. Je découvre la grande peur fantasmée en URSS à la fin des années 1920 d’une invasion occidentale depuis l’Europe orientale. Sviétchine prône une stratégie défensive initiale faute de moyens suivie d’une stratégie offensive une fois que les « courbes d’intensité stratégique » seront en faveur des Soviétiques (c’est la vision française de 1939) alors que Toukhatchevski prône au contraire une grande offensive brusquée plongeant le plus loin possible chez l’ennemi afin d’en obtenir l’anéantissement (c’est la vision française de 1914). La victoire de Toukhatchevski dans ce débat amènera par la suite à associer art opératif à la soviétique avec les grandes opérations dans la profondeur.

Les trois derniers chapitres poursuivent l’exploration de l’art opératif dans les milieux aériens et maritimes, je passe rapidement mais c’est très intéressant. Puis on évoque, les évolutions sinon de l’art opératif du moins de son appréhension après ce somment qu’aurait constitué les grandes opérations soviétiques de 1943 à 1945. Ce sont des opérations remarquablement organisées j’en conviens mais je ne peux m’empêcher de me demander comment elles se seraient déroulées sans une écrasante supériorité de moyens. On y évoque le problème posé par l’apparition de l’arme nucléaire, un peu comme si les deux boxeurs se trouvaient d’un seul coup munis de pistolets, ce qui évidemment fausse un peu des choses que l’on croyaient désormais établies.

On y évoque surtout, l’échec, selon Benoist Bihan, des pays occidentaux à s’« éveiller à l’art opératif », la faute en partie à la perturbation atomique mais aussi à la domination des conceptions américaines sur le sujet et notamment la création d’un « niveau opératif » qui serait un intermédiaire entre la stratégie et la tactique. Ce niveau (que Friedman attribue plutôt aux Soviétiques) apparaît surtout comme une manière de préserver le militaire de l’intrusion politique. De la même façon que les pères fondateurs des États-Unis se méfiaient tellement de l’armée, « instrument de la tyrannie », qu’elle n’était pas prévue initialement en temps de paix, les militaires américains n’ont pas envie d’être bridés par les contraintes politiques. L’avantage de cet écran est de pouvoir réfléchir professionnellement hors de la surveillance politicienne, mais son grand risque est de laisser les militaires faire « leur guerre » en se donnant des buts stratégiques qui s’écartent du but politique, le seul qui compte. On dérive ainsi souvent à une conception policière de l’emploi de la force, par principe apolitique mais aussi permanente (il n’y a pas traité de paix contre les criminels) et absolue (l’élimination de cet adversaire qui n’est pas considéré comme un ennemi politique équivalent). On ajoutera que dans la conception américaine, suivie intégralement par le biais des procédures OTAN, ce niveau opératif se confond aussi allègrement avec niveau interarmées, ce qui évidemment n’a rien à voir avec de l’art opératif. En même temps, si ce niveau opératif est une illusion, il y a quand même la nécessité d’un commandement opérationnel. Le général Schwarzkopf qui dirige les opérations Desert Shieldet Desert Storm en 1990-1991 cités comme de rares exemples de bon art opératif américain représente bien un échelon de commandement avec une autonomie de décision. Faut-il le considérer comme un « délégué stratégique » ? Les choses ne sont pas claires à ce sujet.

On termine par le cas français moderne. Après tout la France de la VeRépublique est, après les États-Unis, la championne du monde en nombre d’opérations. Le problème est que ces opérations paraissent largement stériles en effets stratégiques. Le problème premier selon Benoist Bihan et je le rejoins pleinement là-dessus est que les opérations militaires sont fondamentalement des opérations de puissance, c’est-à-dire qu’à la fin de la guerre on doit se trouver avec une place de la France renforcée dans le monde. En l’absence de réelle politique de puissance, et « être présent » dans une coalition ou « montrer que l’on fait quelque chose » ne sont pas des objectifs de puissance, on ne risque pas de progresser dans ce sens, surtout si en plus de ne pas avoir d’objectifs clairs on ne se donne pas les moyens de les atteindre.

En résumé, il n’y a pas selon moi ceux qui pratiquent l’art opératif et ceux qui ne le pratiquent pas, mais ceux qui le pratiquent bien et ceux qui le pratiquent mal. La bonne nouvelle est qu’on peut apprendre à le pratiquer mieux et Conduire la guerre y contribue. C’est donc une lecture indispensable pour ceux qui s’intéressent à l’art de la guerre, et pas seulement ceux qui en ont fait leur profession. J’ajouterai même que c’est une lecture intéressante pour toute grande organisation, par principe concernée par le lien réciproque entre les directives du sommet et l’action de la base.  

L’offensive d’hiver – Face B

Rappelons les bases : un affrontement politique, par exemple une guerre, suppose dans les deux camps d’avoir un but à atteindre et une stratégie pour y parvenir en fonction des moyens des uns et des autres. Dans le cadre de cette stratégie on met en œuvre ensuite des opérations dans différents domaines, militaire ou non, afin d’atteindre le but politique. On ajoutera le carburant essentiel de cette machinerie : l’espoir que cela serve à quelque chose.

Branloire pérenne en Ukraine

Tout cela comme disait Montaigne est « branloire pérenne », non pas au sens de spéculation vaine, mais de contextes toujours changeants. L’objectif politique ukrainien a pu ainsi évoluer de simplement survivre à l’invasion russe avec une stratégie défensive, puis l’espoir grandissant à partir de repousser l’ennemi jusqu’aux limites du 24 février, puis les victoires aidants de le chasser complètement de tout le territoire ukrainien dans ses limites de 1991.

Les ambitions russes, qui sont essentiellement celles de Vladimir Poutine, ont également évolué avec le temps dans le sens inverse de celui des Ukrainiens, la guerre étant un jeu à somme nulle. La stratégie actuelle, que l’on pourrait rebaptiser « Anaconda » si cet animal existait dans ces latitudes, est celle de la pression sur l’Ukraine et ses alliés dans tous les domaines jusqu’à ce que ça craque quelque(s) part(s) : le soutien des opinions publiques occidentales ou au moins des classes politiques, le soutien matériel, l’économie ukrainienne, la pouvoir de Volodymyr Zelensky, le corps de bataille ukrainien, le moral de la population, etc. avec possiblement un effet domino jusqu’à l’épuisement de tout espoir et donc in fine l’obligation de négocier défavorablement. On verra ensuite ce qu’il y aura à négocier, l’essentiel est de se présenter en vainqueur à la table. Cela peut prendre trois mois, trois ans ou dix ans, peu importe pour Poutine à partir du moment où l’« arrière » russe tient de gré ou de force.

C’est dans ce cadre-là que l’on peut interpréter l’opération militaire Donbass 2 en cours. En tenant compte de la médiocrité tactique de ses éléments de manœuvre mais de la supériorité de sa puissance de feu, et arguant de l’impossibilité de percer, le commandement russe exerce un martelage de la ligne de front avec un échelon unique. Cela ressemble quand même furieusement à l’opération Donbass 1 d’avril à début juillet, avec simplement plus d’hommes à sacrifier. On peut donc supposer, et les dosages d’efforts semblent le montrer, que l’objectif terrain de l’opération est le même qu’à l’époque : la conquête complète des deux provinces du Donbass.

Face à cela, et en considérant que les buts politiques n’ont pas varié, la stratégie occidentale dans la confrontation avec la Russie est également celle de la « pression craquante » par le biais des sanctions économiques, la recherche de l’isolement diplomatique et l’aide à l’Ukraine. Grâce en partie à cette aide, la stratégie ukrainienne est essentiellement militaire et vise à la destruction du corps expéditionnaire russe en Ukraine suivie de l’incapacité de la Russie à retenter l’expérience de l’invasion.

Pour détruire une armée, on ne connaît guère d’autres modes opératoires que l’attrition ou l’anéantissement. On se bat en essayant d’infliger bien plus de pertes à l’ennemi qu’à soi-même ou bien on essaie de disloquer le dispositif d’une grande unité afin de lui faire perdre sa cohérence. Dans les faits, les deux peuvent se combiner et l’opération d’attrition peut-être simplement une opération d’anéantissement qui n’a pas réussi et se prolonge. C’est un peu le cas de Donbass 1 qui visait à encercler les principales villes du Donbass encore sous contrôle ukrainien et s’est rapidement transformé en une grande bataille d’usure de gagne terrain et de matraquage d’artillerie sur des Ukrainiens qui ne voulaient rien lâcher. Avec l’unique percée de l’opération, à Poposna le 9 mai, la bataille a pu commencer à ressembler à une bataille d’anéantissement avec la possibilité d’un encerclement de forces ukrainiennes dans la poche de Lysychansk. Cela n’a pas été le cas, mais on a pu croire que le rapport de force se trouvait encore plus favorable aux Russes après la bataille du fait des lourdes pertes ukrainiennes.

C’est l’inverse qui s’est passé. Les pertes absolues russes ont été supérieures à celle des Ukrainiens. Les exemples historiques des combats de position tendant à montrer que les pertes des défenseurs sont le plus souvent plus importantes que celles des attaquants dans la phase initiale de la bataille – effet de surprise, emploi maximal de la puissance de feu – mais que les choses s’inversent si l’attaque n’a pas permis de conquérir la position ennemie et que l’on s’acharne malgré tout pendant des jours, des semaines voire des mois sur cette même position. La défense s’adapte, se renforcer, et engage des renforts de force ou de feu sur un ennemi de mieux en mieux connu, la part des feux directs s’accroît également et dans ce cadre-là frappe plus ceux qui ne sont pas enterrés.

Autrement dit, si l’objectif premier n’est pas de percer mais d’éliminer le maximum de combattants ennemis, il faut combiner une débauche d’obus dans un temps très court et une phalange qui puisse progresser protégée par le blindage et le terrain tout en projetant un maximum de feu direct – et dans ce cas mitrailleuses lourdes et canons mitrailleurs font la majorité du bilan – sur ceux qui cherchent à tenir le terrain. Une fois l’avance terminée, il faut immédiatement passer en mode défensif et verrouiller la zone tenue. C’était le principe des opérations américaines contre la ligne fortifiée en Corée au printemps 1951 dont les noms, « Tueur » ou « Eventreur », indiquent bien l’objet premier. Hors de ces conditions et s’il s’obstine, c’est l’attaquant qui finit par s’user comme lors de la bataille de la Somme en 1916.

Et puis les pertes sont relatives. Lancer Donbass 1en avril sous cette forme alors que l’on ne dispose que de 180 000 hommes, déjà très éprouvés par le désastre de Kiev, sans renforts suffisants face à une armée ukrainienne qui a mobilisé la nation et fabrique ou renforce à tour des bras ses brigades est une aberration. On pourra arguer de la médiocrité tactique des unités russes qui ne permettait pas de faire autrement. On répondra qu’il fallait alors prendre le temps de mobiliser des forces à ce moment-là et de travailler à l’arrière pendant des mois avant de relancer une opération offensive. En croyant user l’armée ukrainienne, ce sont les Russes surtout qui se sont épuisés. Le croisement des « courbes d’intensité stratégique », pour reprendre l’expression d’Alexandre Svetchine, se sont finalement croisés encore plus tôt que prévu en faveur des Ukrainiens.

Héritant ainsi de la supériorité opérative, mélange de masse et niveau tactique moyen supérieur (NTM) les Ukrainiens ont pu contre-attaquer en menant cette fois deux opérations d’anéantissement sur les deux zones faibles de l’ennemi. Dans le premier cas dans la province de Kharkiv en septembre, ils ont pu faire une « Uzkub 1918 », c’est-à-dire une percée suivie d’une exploitation en profondeur disloquant le dispositif adverse. Dans le second cas dans la province de Kherson en octobre-novembre en faisant une « Soissons 1918 » en étouffant la tête de pont sur la rive droite du Dniepr. Ils auraient sans doute atteint leur objectif stratégique militaire s’ils avaient pu maintenir ce momentum et accumuler encore plusieurs autres batailles d’anéantissement à Louhansk ou Zaporijjia par exemple. Ils n’y sont pas parvenus, la faute à l’entropie propre des opérations qui a usé aussi les moyens ukrainiens, à la météo et aussi surtout à l’ennemi qui a su réagir. A ce stade, on peut simplement imaginer ce qui se serait passé si tous les moyens, dont les véhicules blindés de tout type, promis pour le printemps 2023 par la coalition de Ramstein avait été donné à l’été 2022.

Donbass, le retour

On se retrouve donc fin novembre au point de départ de l’été 2022 avec simplement une ligne fortifiée russe plus dense qu’à l’époque. Que faire ? Pour atteindre leur objectif stratégique actuel, les Ukrainiens n’ont d’autre choix que d’attaquer la ligne, et ce alors même que les Russes ont pris l’initiative d’une nouvelle opération offensive.

On pourrait imaginer dans l’absolu un combat mobile défensif mobile dans la profondeur. Les forces principales ne tiennent pas le terrain, mais freinent l’ennemi et lui infligent des coups dès que possible, une version à grande échelle de la « trame antichars » que l’on apprenait dans les années 1980, combinée à la corrosion de la guérilla sur les arrières. C’est ainsi que les Ukrainiens ont brillamment vaincu cinq armées russes autour de Kiev en février-mars, leur ont infligé des pertes importantes puis ont repris le terrain abandonné. Tactiquement, ce serait sans aucun doute à l’avantage des Ukrainiens, visiblement supérieur en capacités et moyens dans cette forme de combat. C’est probablement impossible pour des raisons politiques et psychologiques. Il n’est pas question de céder du terrain ukrainien, un peu comme en 1917-1918 lorsque beaucoup de généraux français refusaient de copier l’idée allemande de défense en profondeur. La bataille de Kiev a été une bataille subie.

Une autre option est de tenir fermement le terrain sur certains points mais d’attaquer ailleurs, en opération Killer ou en recherche de percée, à la manière de la résistance à l’« offensive de la paix » 15 juillet 1918 sur la Marne suivie de la contre-attaque de Villers-Cotterêts trois jours plus tard sur le flanc de l’attaque allemande. Cela suppose d’avoir les moyens de maintenir un groupe de forces, pas forcément en premier échelon, prêt à contre-attaquer sur un point faible décelé dans le dispositif adverse. Le problème est qu’on constate aussi une forte absorption des brigades ukrainiennes pour simplement tenir la ligne sous la pression russe et qu’on ne voit pas le deuxième échelon d’au moins dix brigades qui seraient nécessaires pour tenter une contre-attaque. On n’a pas forcément non plus identifié de point faible dans des positions russes qui paraissent plus solides que jamais.

La troisième option est l’usure et l’attente. Faire payer chaque mètre gagné par les Russes par des pertes très supérieures à celles des Ukrainiens, jusqu’affaiblir suffisamment l’armée russe et ensuite, et seulement à ce moment-là, reprendre l’initiative pour lancer à nouveau les batailles d’anéantissement qui seules permettent d’avancer vers la victoire. Cela demande de la patience malgré la pression ennemie, des moyens et du temps pour disposer de la masse critique nécessaire pour attaquer une ligne de défense solide. Cette masse critique est faite de moyens de feu et de choc qui doivent être très nettement supérieurs à ceux de l’ennemi dans la zone attaquée.

Il est difficile de lire dans l’articulation des forces ukrainiennes, peut-être encore plus que dans celles des Russes. Ce que l’on constate est une forte proportion des brigades de manœuvre ou territoriales engagées le long de la ligne de front et donc peu en deuxième échelon, dans la zone Poltava-Krasnohrad en particulier, pour rejoindre n’importe quel point de front, l’attaquer, percer et exploiter. Il est toujours nécessaire par ailleurs de couvrir face aux frontières russes et biélorusse, sans doute avec des brigades au repos/reconstitution. Ce que l’on constate aussi et surtout est un gros travail de fabrication de nouvelles brigades, dont une brigade blindée et huit mécanisées. Plus de 30 000 conscrits ont été appelés au service au mois de janvier, ce qui est très supérieur aux mois précédents. Contrairement aux Russes, et malgré l’urgence stratégique, il semble donc que les Ukrainiens ont apparemment choisi d’être patients avant de pouvoir réattaquer en force.

Il reste donc d’abord maintenir à déterminer si les Ukrainiens peuvent dans les trois mois à venir résister à Donbass 2 en ne perdant ni de terrain décisif (et Bakhmut n’est pas un terrain décisif), ni trop d’hommes, les deux critères rappelons-le n’était pas forcément compatibles. Le plus difficile est peut-être dans ces conditions de résister à l’idée de faire du Verdun partout, car si Verdun a montré aux Allemands la détermination française, cela a été payé de pertes supérieures chez les Français. L’essentiel dans cette phase est que Sloviansk et Kramatorsk ne tombent pas et qu’au moins deux russes tombent pour chaque ukrainien. Il restera ensuite à lancer enfin les deux ou trois batailles d’anéantissement qui manquent pour reprendre les terrains perdus depuis le 24 février et plonger l’armée russe dans l’impuissance et la Russie dans le doute. Cela demandera sans doute encore plus d’efforts que pour les victoires de septembre à novembre et bien plus que la question des véhicules, c’est l’insuffisance de l’artillerie ukrainienne qui est préoccupante.  

Si ces deux paris sont réussis, l’Ukraine se sera rapprochée de son objectif stratégique militaire de destruction de l’armée russe et de son objectif politique de libération totale de ses territoires. Elle se sera rapprochée aussi d’objets à « très forte gravité » politique comme les deux républiques séparatistes, la Crimée ou simplement l’ébranlement du pouvoir poutinien. Or, en politique comme en physique l’approche de la forte gravité transforme la physique à son approche. Nul doute que la branloire pérenne risque de bouger très fort à ce moment-là sans que personne à ce stade sache dans quel sens. Nul doute aussi que ces deux défis ne sont pas relevés, la branloire bougera également.

L' offensive d'hiver

On évoque beaucoup la possibilité d’une nouvelle grande opération offensive russe, à l’occasion notamment de l’anniversaire du début de la guerre le 24 février prochain. Outre que les différentes dates attendues avec angoisse durant cette guerre n’ont guère été fertiles en évènements particuliers, il est quand même très probable que cette grande opération offensive a déjà commencé. Nous y sommes entrés progressivement par une augmentation graduelle du nombre d’attaques jusqu’à un seuil critique où la majorité des moyens sont engagés. Si l’habitude est respectée, nous en sortirons dans deux ou trois mois.

Contournement impossible, percée difficile

Cette offensive russe d’hiver ressemble tellement à celle d’avril à juin que l’on peut la baptiser « deuxième offensive du Donbass » avec probablement le même objectif de conquête complète de la province de Donetsk et toujours le même flou sur l’objectif politique recherché au-delà de cet objectif militaire.

Cette nouvelle offensive a lieu simplement sur une ligne de front plus réduite qu’en avril puisque la tête de pont de Kherson a disparu et que les Russes ont été presque entièrement chassés de la province de Kharkiv, mais elle a lieu uniquement « plein fer » sur cette ligne. Il est vrai qu’il est difficile pour les Russes, comme pour les Ukrainiens d’ailleurs, de faire autrement.

On ne peut projeter de forces par-dessus la ligne par une opération aéroportée ou héliportée, par manque de moyens de transport pour les Ukrainiens et surtout pour tous par la densité des défenses antiaériennes qui rendrait l’expérience extrêmement périlleuse. Il n’est pas possible non plus de contourner par la mer à la manière du débarquement américain à Inchon en Corée en septembre 1950. Là encore, les moyens manquent pour réaliser des opérations amphibies de grande ampleur et les côtes sont trop dangereuses d’accès. Et puis, même y parvenant, il faudrait par air ou par mer, être capable d’alimenter, tenir puis agrandir la tête de pont formée, et ce n’est pas évident. Un franchissement offensif du Dniepr d’un côté comme de l’autre engendrerait des problèmes similaires, tant l’obstacle est important. Les Russes y sont parvenus un peu par surprise au tout de début de la guerre, avant de se retrouver bloqués puis refoulés. Ils ne bénéficieraient plus, ni les Ukrainiens, de telles conditions favorables.

Les Russes peuvent enfin tenter de contourner la ligne de front en passant par leur frontière ou celle de la Biélorussie qui constituent des murs politiques infranchissables pour les Ukrainiens. L’état-major de la 2earmée a été installé en Biélorussie avec peut-être 8 à 10 000 hommes. On assiste aussi à une concentration de forces dans la province de Belgorod, sans doute sous le commandement de la 20e armée. À ce stade, c’est clairement insuffisant pour imaginer menacer à nouveau Kiev. Ces deux armées sont surtout des cadres de formation de troupes à l’heure actuelle, et dans le cas de la province de Belgorod participent à la promotion de l’idée que la Russie et même la Biélorussie sont menacées. D’un point de vue ukrainien, même si on agite cette menace, car il faut toujours stimuler l’attention des Occidentaux et leur désir d’aider, il est probable que l’on aimerait bien que les Russes tentent à nouveau de pénétrer en Ukraine par ces côtés afin de leur infliger presque à coup sûr une défaite majeure.

NTM en Ukraine

Car il n’y a pas que des questions de géographie ou d’équipements adaptés. Il y a aussi ce qu’une armée est réellement capable de faire face à un ennemi donné ce que l’on appeler la « puissance relative ». C’est fondamentalement l’association d’une masse de moyens et de compétences. Ces compétences elles-mêmes peuvent évoluer selon plusieurs facteurs. L’un d’entre eux est l’incitation à apprendre, s’adapter, innover. Cette incitation évolue en fonction de l’ampleur des défis à résoudre et de la confiance que l’on a à y parvenir. Sans stress organisationnel, disons en temps de paix, l’incitation à évoluer est beaucoup plus faible qu’alors qu’il y a des missions dangereuses et des défis multiples à résoudre. Autrement dit, les leçons sont plus chères, mais on apprend et on évolue beaucoup plus vite lorsqu’on combat pour de vrai, justement parce que les leçons sont chères. Le niveau tactique moyen (NTM) progresse et si en parallèle le nombre d’unités augmente, la puissance relative de l’armée augmente au carré.

Bien évidemment, cette incitation va produire des effets plus ou moins importants en fonction de l’écosystème d’apprentissage. Face à des défis similaires, certaines armées vont plus progresser et plus vite que d’autres selon, sans entrer dans le détail, leur capacité interne à susciter, promouvoir puis imposer des idées nouvelles. À cet égard, et même s’il ne faut pas l’idéaliser dans ce domaine, l’armée ukrainienne a incontestablement une plus grande propension à apprendre et innover que l’armée russe. Après un an de guerre, ce constat est inchangé.

Un autre facteur essentiel est le niveau de pertes. Il est difficile de capitaliser une expérience collective quand trop de membres meurent ou disparaissent parce que blessés ou mutés ailleurs. En mars et en mai 1918, les divisions mobiles allemandes percent les lignes de défense britanniques puis françaises et il faut donc les affronter en terrain libre hors de la zone des tranchées. Face à ce nouveau défi, les artilleurs français s’en sortent plutôt bien car il y a encore parmi eux beaucoup de vétérans de 1914. Innover, c’est parfois se souvenir et il leur suffit de puiser dans les expériences passées analogues pour trouver des solutions. Les fantassins français en revanche, qui subissent depuis le début des pertes très supérieures à celle des artilleurs, n’ont de leur côté plus de vétérans de 1914. Ils ne connaissent que le combat de tranchées et il leur faut tout réinventer sous le feu.

Pourquoi parler de cela à l’occasion de cette offensive d’hiver en Ukraine ? Parce que le NTM est une donnée stratégique suprême. L’armée russe en Ukraine est maintenant plus nombreuse qu’à l’été avec l’arrivée des mobilisés, les mobiks. Elle dispose même peut-être de 180 bataillons de manœuvre, mais le taux de perte et de turn over a été tél que ces bataillons, certes très hétérogènes entre un bataillon de mobikset une unité de Wagner + (hors ex-prisonniers), restent d’une qualité tactique médiocre. Quand une unité, pourtant d’élite au départ, comme la 155e brigade d’infanterie navale doit être reconstituée deux fois, on peut imaginer qu’elle a eu du mal à capitaliser sur son expérience ou par exemple que les soldats formés au feu et qui auraient pu constituer de bons sous-officiers ne sont simplement plus là. Le NTM conditionne largement la forme des combats. Avec des soldats, des cadres et des états-majors bien formés on peut organiser des combats ou des batailles complexes, sans cela c’est impossible. Dans ce cas, il n’y a que deux solutions, soit on attend pour rehausser le niveau tactique moyen et pouvoir ensuite organiser des opérations plus ambitieuses, soit on attaque tout de suite mais très pauvrement tactiquement.

Face aux offensives ukrainiennes de l’automne, les Russes ont réussi une « Hindenburg 1917 », du moins ils en ont réussi les premières phases avec la mise en place d’une solide ligne de défense sur le front et la mobilisation des forces en arrière. À l’abri de ce bouclier, les Allemands avaient alors tenté d’étouffer le Royaume-Uni par la guerre sous-marine à outrance. On peut la comparer à la campagne des missiles sur le réseau énergétique ukrainien. Mais ils ont surtout travaillé. Après avoir récupéré des forces du front russe, ils ont durant l’hiver 1917-1918 la patience de reconstituer une masse de manœuvre à base de divisions recomplétées, réorganisées et entraînées pendant des semaines sur de nouvelles méthodes. Le problème pour eux est que les Alliés ont également beaucoup travaillé dans cette période. Les opérations de 1918 se trouvent de part et d’autre d’un niveau de complexité impossible à atteindre avec les compétences de 1916 à l’époque des batailles de Verdun ou de La Somme. Il est d’ailleurs probable que dès les années 1920, après la démobilisation des forces on ne soit déjà plus capable de les organiser.

Bref, devant ce dilemme, par pression politique ou pour prendre l’initiative les stratèges russes ont décidé d’attaquer tout de suite et donc très pauvrement à base, comme d’avril à juin, d’assaut de bataillons sous appui d’artillerie, mais avec peu de fantassins compétents et trois fois moins d’obus. Disons-le tout de suite, cela se paye mécaniquement de lourdes pertes, trois fois plus chaque jour que pendant la première bataille du Donbass selon les chiffres ukrainiens, il est vrai à prendre toujours avec précautions. Les Russes restent donc sciemment dans une trappe à incompétence.

L’assommoir arithmétique

Ces attaques ont lieu sur l’ensemble du théâtre d’opérations avec une distribution des forces russes plutôt dense et équitable, autrement dit dispersée et sans deuxième échelon. Cela indique déjà qu’il n’y a pas de volonté réelle de percer, mais simplement de pousser et à défaut de fixer et d’user.

On se souvient que le secteur de Kherson avait été très renforcé au cours de l’été, trop sans doute. On y retrouve toujours les 49e armée et 5e armée, plus le 22ecorps d’armée et qui tiennent la rive gauche du Dniepr avec des forces réduites. En arrière, la petite 29e armée sert de réserve à proximité de la Crimée. C’est un ensemble disparate privé de la plupart de ses unités de manœuvre les plus lourdes au profit bataillons légers, une vingtaine au total. Le premier échelon sert de « mur du Dniepr » et mène surtout une bataille d’artillerie et de commandos le long du front. L’arrière sert sans doute surtout de zone de réserve et reconstitution. On y trouve notamment plusieurs divisions et brigades d’assaut par air éprouvées par les combats.

Le secteur de Zaporijjia est plus actif. La 35e armée, réduite, tient la centrale nucléaire d’Enerhodar et la rive sud du Dniepr, mais la 36e armée a renforcé la 58earmée sur la ligne de contact. L’ensemble, qui représente entre 30 et 40 bataillons de manœuvre, est insuffisant pour une opération offensive de grande envergure, mais permet de mener des attaques locales sur Orikhiv et Vuhledar, qui fait partie de l’oblast de Donetsk. Ce sont deux points clés de la zone. Orikhiv est un carrefour routier important qui commande toute la manœuvre à l’ouest du front de Zaporijjia, sa possession offrirait à la fois une base de départ éventuelle pour des attaques futures ou au contraire en priverait les Ukrainiens. Vuhledar de son côté est surtout une base de feux, et peut-être plus tard de manœuvre, ukrainienne qui menace avec l’artillerie à longue portée tout le réseau de communication entre Donetsk-ville et Marioupol. Sa conquête, qui est loin d’être réalisée, soulagerait l’approvisionnement de toute la zone sud occupée par les Russes, un axe d’autant plus important que celui venant de Crimée a été endommagé. En résumé, la mission du secteur de Zaporajjia semble être surtout de rectifier la ligne à son avantage en s’emparant de point clés et en fixant le maximum de forces ukrainiennes au profit de l’attaque principale.

Cette attaque principale a lieu évidemment dans le Donbass dont les deux provinces forment en réalité trois secteurs regroupant plus d’une centaine de bataillons de manœuvre. Le plus au sud, le secteur de Donetsk-ville, est occupé par la 8e armée russe et le 1ercorps d’armée DNR et vise, comme depuis le début de la guerre, à repousser les forces ukrainiennes au-delà de la ville et hors de la position fortifiée qu’ils tiennent depuis 2015. Il s’agit plus d’une opération de pression, aux gains limités à quelques villages, que d’une tentative de percée et de dislocation. Le secteur le plus au nord est celui de la province de Kharkiv. On y trouve la 1ère armée blindée de la garde, la 4e division blindée en particulier, et les 14e et 68e corps d’armée. Sa mission semble être de protéger la frontière de la province de Louhansk, en débordant par le nord de la ligne de contact à l’intérieure de la province de Kharkiv. Son objectif immédiat est le bourg de Dvoritchna en tête de pont au-delà de la rivière Oskil et son objectif ultérieur semble être Koupiansk. Plus au sud la 41earmée russe tient la région de Svatove.

L’effort russe est porté entre les deux, sur un secteur que l’on peut baptiser « Kreminna-Bakhmut » du nom des deux batailles aux extrémités d’une opération offensive générale en direction de Sloviansk-Kramatorsk. L’effort à Kreminna est porté par la 20earmée et le 3e corps d’armée, avec la 7e division d’assaut par air (VDV) comme fer de lance. Il s’agit de ce côté de repousser les Ukrainiens vers la rivière Oskil et de pénétrer à nouveau dans la zone forestière de la rivière Donets en direction de Lyman et Siversk. L’effort est appuyé au sud depuis Lysychansk par le 2e corps d’armée LNR renforcé de bataillons de mobilisés russes. De son côté, l’effort à Bakhmut est porté par la société Wagner, dont les effectifs sur place équivalent à celui d’une armée régulière russe, mais renforcée de la 106e division d’assaut aérien et de brigades d’artillerie de la 8e armée. L’attaque sur Bakhmut progresse lentement, mais inexorablement au nord et surtout au sud-ouest de la ville. La zone tenue par les Ukrainiens commence à former nettement une poche qui n’est plus par ailleurs alimentée que par un petit axe. La question de l’abandon de Bakhmut ou d'une contre-attaque par les Ukrainiens se pose forcément.

En résumé, d’un point de vue russe l’offensive progresse et use l’armée ukrainienne. Grâce à un apport régulier de forces par une mobilisation désormais sans limites des hommes et de l’industrie, le général Gérasimov peut espérer par une pression continue conquérir le Donbass pour l’été 2023. Il sera temps alors en fonction des rapports de forces de décider de l’évolution des buts stratégiques. Dans tous les cas, alors que le pays résiste à la pression extérieure des sanctions et qu’il n’y a pas de troubles internes, le temps semble jouer en faveur de l’assommoir arithmétique russe.

On compare parfois le conflit en Ukraine avec la guerre de l’hiver 1939-1940 entre l’URSS et la Finlande, en faisant le parallèle entre la détermination et des succès des Finlandais et des Ukrainiens face à un envahisseur incomparablement plus puissant. On oublie de mentionner que les Soviétiques l’ont finalement emporté par une débauche de moyens et de sacrifices. Après des mois d’efforts et 350 000 morts ou blessés (six fois plus que les défenseurs) les Soviétiques ont finalement percé la ligne Mannerheim et poussé le gouvernement finlandais à reconnaître sa défaite et négocier défavorablement. C’est très probablement comme cela que l’on voit les choses à Moscou. L’expérience de cette guerre tend pourtant à montrer que les prévisions au-delà de trois mois ne valent pas grand-chose.

La guerre se fait toujours au moins à deux, la prochaine fois, on parlera du camp ukrainien.

Pour en finir avec la cobelligérance

Une des rares victoires russes de la confrontation avec l’« Occident global » est d’avoir réussi à introduire le mot « cobelligérant » dans le débat. Dans les faits, ce mot n’apparaît que très rarement dans les affaires stratégiques et pour cause puisqu’il désigne le fait d'être en guerre contre un ennemi commun sans alliance militaire formelle, ce qui n’arrive que très rarement. L’Union soviétique attaquant la Pologne deux semaines après l’Allemagne en septembre 1939 en constitue un exemple. Le terme « cobelligérant » a pourtant été utilisé très tôt par la diplomatie russe dès lors que des pays ont décidé d’aider l’Ukraine envahie, et surtout de l’aider militairement. Il s’agissait alors d’abord de démontrer qu’en aidant militairement l’Ukraine, les pays occidentaux ne devenaient pas complètement des « ennemis », puisque le terme n’était prudemment pas utilisé, mais plutôt des « presque ennemis » s’approchant dangereusement du seuil de la guerre ouverte, ce que personne ne veut. Une aide jugée trop « escalatoire », sans que l’on sache trop en quoi, susciterait alors des réactions du même ordre, sans que l’on sache non plus lesquelles. Bref, il s’agissait d’introduire l’idée, portée ensuite par les sympathisants conscients ou non, que « l’aide c’est la guerre ».

Les gouvernements se sont crûs obligés de répondre à l’accusation. En France, la ministre des armées employait le terme dès le 1er mars pour expliquer qu’au grand jamais ce ne serait le cas (ce qui est une évidence, au pire on serait alliés dans une guerre que la Russie nous aurait déclaré). Emmanuel Macron expliquait dès le 7 mars vouloir « stopper cette guerre sans devenir nous-mêmes des belligérants » tandis que plusieurs personnalités politiques d’opposition estimaient que simplement fournir des armements à l’Ukraine « ferait de nous des cobelligérants ». On rappellera qu’en France la ligne de comportement vis-à-vis de la Russie, telle qu’elle est exprimée dans tous les Livres blancs et revues stratégiques depuis 2008 est, malgré les attaques et l’intrusion en tout genre, le « dialogue ferme ». A ce stade de la guerre russo-ukrainienne, il s’agit donc encore de « persuader » la Russie d’arrêter son invasion par un calcul coûts-profits. On cherche à faire monter les coûts pour la Russie par des sanctions économiques et on aide l’Ukraine à se défendre, obligation morale si on veut que le droit international soit respecté et ce qui a aussi pour effet de faire monter les coûts militaires pour la Russie.

C’est à ce moment-là aussi que l’on se répand en explications sur la distinction entre équipements non létaux et armes qui elles-mêmes sont forcément « défensives », ou encore « non escalatoires » car non agressives. Cela rappelle immanquablement les débats de l’entre-deux-guerres sur le thème « le char est-il une arme offensive ? » et si c’est le cas, un État pacifique doit-il en posséder ? N’est-ce pas une provocation, une menace pour les voisins ? Ligne Maginot = bien ; chars de bataille = pas bien. C’est évidemment absurde, ce sont les opérations qui sont offensives ou défensives, pas les moyens qui y sont utilisés. Les armes « défensives » ou « offensives », pour ne pas dire « offensantes », ont cependant encore de beaux jours devant elle.

Dans les faits, les choses sont pourtant simples. Soutenir un État en guerre sans combattre soi-même n’est pas être en guerre contre l’ennemi de cet État. Quand l’Union soviétique fournit au Nord-Vietnam en guerre contre les États-Unis, le Sud-Vietnam et leurs alliés des centaines de milliers de tonnes d’équipements pour une valeur totale pour 1965-1975 d’environ 110 milliards d’euros actuels, personne ne songe à la qualifier de cobelligérante. Idem pour la Chine qui fait la même chose à moindre échelle. Et pourtant, des milliers de soldats américains vont périr directement à cause de cette aide comme par exemple l’énorme capacité de défense aérienne – canons, missiles et avions de chasse – fournie. Ces choses paraissent comme normales et évidentes dans la cadre de la guerre froide. Cela n’empêche pas dans le même temps des relations diplomatiques presque normales entre Soviétiques et Américains et même des accords importants, comme ceux relatifs à la limitation des armements nucléaires.

On rétorquera que le territoire des États-Unis n’était pas menacé par cette aide, et qu’il n’y avait donc pas au Vietnam d’enjeux vitaux engagés pour les Américains. Malgré des discours grandiloquents du genre « le sud-est asiatique est l’avenir du monde et si on ne combat pas il sera sous le contrôle des communistes chinois, ce qui est inacceptable », ce qui est à peu près la teneur du discours sur l'état de l'Union de Nixon en 1970, cela est vrai. Lorsque les Russes ont voulu déployer des missiles armés nucléairement à Cuba, les réactions ont été plus vives que lorsqu’ils ont été placés en Europe de l’Est, et si la guerre s’était passée au Mexique plutôt qu’au Vietnam, les perceptions auraient sans doute été différentes. Car et c’est bien là toute la difficulté du jeu subtil de l’escalade qui réside, comme au poker, dans sa subjectivité. On ne sait pas forcément très bien ce qui peut provoquer une réaction adverse - pas « ennemie » précisons-bien puisqu’il n’y a pas guerre, mais c’est souvent pareil en temps de guerre -  d’autant plus que les choses peuvent évoluer dans le temps ou que l’on ne se comprend pas forcément très bien.

Au début d’octobre 1950, après avoir vaincu l’armée nord-coréenne dans le sud, les Américains et Sud-Coréens décident de pénétrer en Corée en Nord afin de réunifier le pays. Cela ne plaît ni à l’Union soviétique, ni surtout à la Chine populaire qui multiplie les gestes – déclarations, mouvements de troupes, parades – pour faire comprendre qu’elle est prête à entrer en guerre pour sauver la Corée du Nord. Tout cela paraît trop sibyllin aux Américains qui poursuivent la conquête du Nord. Début novembre, les Chinois effectuent même un ultime avertissement conventionnel en attaquant les forces américaines en pointe, avant de se replier derrière la limite du fleuve Yalu. Les Américains interprètent cela comme un signe de faiblesse et continuent. A la fin du mois, les Chinois lancent donc une offensive générale qui inflige une sévère défaite aux Américains. Cet évènement contribuera plus tard à dissuader ces derniers d’envahir le Nord-Vietnam.

On ne sait pas forcément comment l’adversaire perçoit les choses, à moins d’avoir des renseignements de première main. Et encore une taupe dans le premier cercle du pouvoir adverse peut aussi se tromper et dans tous les cas joue pour son propre compte. On suppute aussi sur ce que cet adversaire peut faire. Si on considère qu’il est impuissant, par manque de moyens ou de volonté, il n’y a, en théorie, aucune limite à l’aide à apporter au pays soutenu puisqu’il n'y aura pas de réaction. Mais dans le cas de la Russie, c’est peu probable. On a donc tâtonné avec l’Ukraine. On a aidé et puis on a vu ce qui se passait. 

Reprenons les trois critères de décision évoqués récemment par Emmanuel Macron quant à l’envoi de chars Leclerc en Ukraine : utile, non escalatoire et sans nous affaiblir. Lorsque la guerre commence en février 2022, on envoie d’abord des équipements légers comme des missiles antichars ou antiaériens portables. C’est évidemment tactiquement utile et ce d’autant plus que c’est assez rapidement absorbable par les forces ukrainiennes. Cela ne nous affaiblit pas trop dans un contexte où on estime généralement que cela ne suffira pas à arrêter les Russes. Il faut peut-être en garder sous le coude au cas où la guerre s’étendrait en Europe de l’Est. On s’empresse aussi de qualifier tout cela de « défensif » pour réduire le coefficient escalatoire de l’aide (CEA) et on se prépare à toutes les rétorsions possibles dans les champs de la confrontation (cyberespace, économie, influence, etc.). Finalement, non seulement la Russie réagit peu, hormis par ses déclarations et une carte nucléaire faible (mise en alerte modérée sans menace concrète), mais en plus les Ukrainiens résistent.

Que faire ? Vladimir Poutine ne renonce évidemment pas devant les coûts induits. Bien que très éloignées des objectifs initiaux, les forces russes ont quand même conquis des territoires non négligeables en Ukraine. Et, puis à partir d’un certain seuil, les coûts incitent même à poursuivre, ne serait-ce que pour les justifier ou « se refaire ».  Poutine n’est donc étrangement pas persuadé par notre diplomatie que « cela ne vaut pas le coup » et ne retire pas ses forces.

On reste dans un schéma de guerre conventionnelle industrielle tout à fait classique, qui lorsqu’elle ne se termine pas très vite (et se transforme éventuellement en guérilla comme en Irak en 2003) a tendance à durer très longtemps. Il faut trouver autre chose. Les Russes imposent une longue guerre d’usure et de positions. On y répond par une aide plus massive. On s’affaiblit forcément un peu tant l’hypothèse d’avoir à mener ou soutenir une guerre conventionnelle longue n’a pas été anticipée. Il n’y a ni stocks ni capacité à remonter en puissance très vite et aider massivement avec des équipements lourds, comme les pièces d’artillerie qui constituent l’urgence du moment, c’est forcément prendre dans notre muscle. Dans le même temps, la Russie perd aussi ses muscles en Ukraine et ne représente plus dans l’immédiat une menace pour les pays d’Europe de l’est.

Et puis, la Russie n’a pas beaucoup réagi à la première vague de soutien militaire, par crainte également de l’escalade ou peut-être simplement parce qu’elle ne pouvait pas faire grand-chose. Elle se contente de ressortir la carte nucléaire et d’ajouter le thème « poursuivre l’aide à l’Ukraine, c’est faire durer ses souffrances » au discours initial. Cela permet à des personnalités en mal d’existence exprimer leur détestation des « va-t-en guerre », mais seulement s’ils sont ukrainiens ou occidentaux. En même temps, cela tombe bien puisque ce conflit dont tout le monde perçoit la dangerosité est peut-être le premier où il n’y a justement pas de courant interventionniste comme on a pu en connaître dans le passé depuis les conflits en ex-Yougoslavie. La très grande majorité de la population soutient l’idée d’aider l’Ukraine, mais personne ne veut faire la guerre à la Russie. On voit donc des Don Quichotte s’élancer contre des monstres imaginaires, qui ont au moins le mérite de permettre de combattre sans autre risque que le ridicule.

Peu de réactions russes donc, et aucune ligne rouge réellement tracée, mais on ne sait jamais. Il y a un consensus pour estimer que le CEA sera élevé si les armes fournies peuvent servir à attaquer en masse et en profondeur (escalade verticale d’intensité) le sol russe (escalade horizontale géographique). On considère alors, sans doute avec raison, que cela nourrirait le discours russe selon lequel cette « opération spéciale » est bien une guerre défensive contre une agression existentielle de l’OTAN, atténuerait les échecs en Ukraine (« ce n’est pas l’Ukraine, c’est tout l’Occident global qui est contre nous ») et justifierait la stalinisation complète du pays ainsi qu’une montée aux extrêmes. Les armes fournies sont donc « bridées », techniquement (pas de munitions à trop longue portée) et politiquement avec la garantie, sous peine de cessation de crédit, de ne pas les utiliser pour attaquer ouvertement la Russie. A cet égard, la fourniture de chars de bataille, à part le fait de nourrir les fantasmes sur les Panzerdivisionen, ne présente pas de CEA particulier, en tout cas moins que des lance-roquettes multiples par exemple. On n’imagine pas une seconde les brigades blindées ukrainiennes foncer vers Kursk.  Ce n’est jamais une bonne idée et les Ukrainiens le savent puisqu’ils étaient dans les rangs de l’Armée rouge. Les avions de combat dont on parle maintenant, c’est un peu autre chose puisqu’ils ont la possibilité, à condition de franchir une défense du ciel très dense, de pénétrer en profondeur dans le territoire russe. CEA plus élevé pour une utilité moindre, cela méritera sans doute plus de débats que pour les chars de bataille.

Soyons un peu clairs dans le flou de l’avenir. Après un tel investissement, une défaite de l’Ukraine serait également une défaite majeure pour nous, pour notre position dans le monde, mais aussi pour le droit international qui pourrait être bafoué impunément. La menace russe peut-être affaiblie un temps par l’effort, et peut-être toujours engluée dans une guérilla sans fin en Ukraine, se reporterait immanquablement sur l’Europe qui est désormais et pour longtemps considérée comme un adversaire par la Russie. Il est vrai que ce sera sans aucune doute encore également le cas si la Russie perd, humiliée ou pas, avec ou sans garanties de sécurité. Il faudra au passage peut-être expliquer un jour par quoi un pays comme la Russie, accessoirement la plus grande puissance nucléaire au monde, peut-il vraiment être menacé. Et puis il y a les fameux troubles russes qu’il faut éviter. Comme si on pouvait quelque chose au fait que la Russie soit devenue un pré-Game of Thrones attendant la mort du roi vieillissant entouré de purs bandits avec leurs armées comme les Zolotov, Prigojine ou Kadyrov, de services de Siloviki rivaux également armés ou d’oligarques mafieux. Dans un an ou dans dix ans, il y aura forcément des troubles en Russie. Ce n’est pas une bonne nouvelle, mais le fait d’aider ou pas l’Ukraine n’y change pas grand-chose. Au pire, on peut se dire qu’il vaut mieux que ce pays soit dans notre camps à ce moment-là.

Donc, continuons à aider l’Ukraine et le plus massivement sera le mieux si on veut des résultats décisifs dans pas trop longtemps, et puis adaptons nous aux problèmes à venir en gardant le cap de nos intérêts stratégiques. Or, des problèmes à résoudre, il y en aura beaucoup. Pour y faire face, il vaudra mieux être costaud militairement et pour une fois y avoir un peu réfléchi avant.  

Pour une nouvelle Force d'action rapide

Après vingt-cinq ans de crise et malgré le hiatus de 2017-2018 les forces armées françaises ont repris des couleurs après avoir été à deux doigts de l’effondrement. Il faut quand même rappeler que nos dirigeants avaient sérieusement envisagé en 2013 de ramener le budget annuel de la Défense à environ 31 milliards d’euros jusqu’en 2019 et moins encore si affinités avec Bercy. Les attentats terroristes de 2015 ont finalement inversé la tendance et en 2019 le budget était en réalité de 35,9 milliards, pour atteindre 44 milliards en 2023.

Cet effort louable se poursuit puisque 413 milliards d’euros sont annoncés dans la nouvelle Loi de programmation militaire 2024-2030, soit 50 milliards de plus de ce que souhaitait Bercy. On rappellera que les LPM respectées sont l’exception, mais comme celle qui se termine en est déjà une, faisons confiance pour la suivante. Faisons aussi confiance à l’inflation, désormais plus élevée, pour ronger au moins 20 % de la somme mais cela reste quand même un effort important. Est-ce le plus important depuis les années 1960 et la création de la force nucléaire, comme on l’entend parfois ? Nullement. Si on faisait le même effort qu’à la fin des années 1980 en termes de % de PIB, cette LPM 2024-2030 représenterait plus de 480 milliards d’euros.

Est-ce une LPM de « transformation » comme cela est annoncé ? Pas vraiment non plus puisqu’elle est assez largement dans la continuité de la précédente, comme si la guerre en Ukraine n’avait pas lieu. Cela peut se comprendre, on ne sort pas de 25 ans de crise en quelques années et on se trouve toujours dans la réparation des dégâts, et puis les programmes d’équipements sont des grands paquebots budgétaires que l’on a toujours du mal à lancer, à dévier une fois lancés et encore plus à stopper lorsqu’ils s’avèrent mauvais.

Il faut bien comprendre dans quelle situation on se trouvait en 2015 après 25 ans de crise. Faisons simple. La force de frappe nucléaire a été réduite (4 SNLE au lieu de 6, moins de 300 têtes nucléaires au lieu de 600), mais les sous-marins et missiles sont modernes et l’ensemble remplit toujours parfaitement sa mission. Il faudra juste y consacrer une part croissante du budget pour, en particulier, financer le remplacement des SNLE.

Au total, en 25 ans la Marine nationale s’est contractée de 40 % de ses effectifs, a perdu un peu de tonnage avec un seul porte-avions au lieu de deux, six sous-marins nucléaires d’attaque au lieu de 12, a conservé sensiblement le même nombre de frégates de premier rang (15) et trois porte-hélicoptères d’attaque au lieu de quatre grands navires amphibies. Le déficit le plus important réside plutôt dans les navires de second rang. Cette réduction de volume a été compensée par des moyens plus modernes qui autorisent au bout du compte une puissance de feu (une « projection de puissance » en termes plus technocratiques) plus importante. La Marine nationale peut toujours assurer toutes ses missions mais a perdu une certaine capacité de présence.

L’Armée de l’Air et de l’Espace a perdu la moitié de ses effectifs et la moitié de ses avions de combat. L’excellence et la polyvalence de l’avion Rafale a compensé en grande partie cette perte de volume mais si les Rafale peuvent faire beaucoup de choses et même à longue distance, ils ne peuvent être partout. La capacité de renseignement aérien s’est accrue. Celle de transport et de ravitaillement en vol s’est amoindrie jusqu’à devenir critique (lire : on est obligé de faire appel aux Américains lorsque cela dépasse un certain seuil). Les choses s’améliorent mais restent insuffisantes.

Le véritable effondrement a touché l’armée de Terre. Plus exactement, on a détruit son corps de bataille. Revenons encore en arrière. Lorsqu’on décide de disposer d’une force de frappe nucléaire au début des années 1960, on admet aussi très vite que c’est insuffisant en soi pour assurer réellement une dissuasion complète. Le nucléaire, c’est très bien pour dissuader du nucléaire. Si le « bloc totalitaire ambitieux de dominer et brandissant un terrible armement » décrit par le général de Gaulle lance des missiles thermonucléaires sur nos villes, nous faisons la même chose sur les siennes. Et c’est parce que nous avons toujours la possibilité de riposter – et cela quelles que soient les tentatives de l’ennemi de détruire notre force nucléaire – que cette attaque n’aura pas lieu.

Mais si l’ennemi ne dispose pas d’armes de destruction massive susceptibles de nous frapper, que faisons-nous ? Nous utilisons nos armes nucléaires en premier ? Si cet ennemi menace nos intérêts vitaux – par une invasion par exemple - et qu’il n’est pas doté de l’arme nucléaire, cela se justifie pleinement. S’il ne menace pas nos intérêts vitaux et qui plus est si la guerre se déroule hors du territoire français, c’est plus compliqué voire impossible tant la réprobation internationale, et peut-être même intérieure, serait forte. Des pays « dotés » ont ainsi subi des échecs parfois lourds face à des pays non dotés sans oser utiliser l’arme nucléaire. Les États unis en 1950 en Corée ou plus gravement au Vietnam, la Chine contre le Vietnam en 1979.

Si les enjeux vitaux sont menacés par une puissance nucléaire, frapper en premier en étant certain d’une riposte de même nature est également très délicat. Valéry Giscard d'Estaing admettra dans ses mémoires qu’il aurait encore préféré une France occupée par les Soviétiques, dans l’espoir que cela soit provisoire comme en 1940-1944, plutôt que détruite par des échanges nucléaires.

C’est essentiellement pour éviter autant que possible d’être placé devant le dilemme de l’emploi en premier ou du renoncement que l’on a formé aussi à côté de la force nucléaire un corps de bataille constitué de la 1ère armée française et de la Force aérienne tactique. En 1984, on regroupera également toutes les grandes unités terrestres sur le territoire métropolitain n’appartenant pas à la 1ère armée dans la Force d’action rapide (FAR). La FAR, formée de divisions légères est alors destinée à venir renforcer très vite le corps de bataille en Allemagne en cas d’attaque du Pacte de Varsovie. En 1989, la 1ère Armée et la FAR regroupent ensemble 82 régiments de mêlée (infanterie/cavalerie) ou d’hélicoptères d’attaque, prêts à entrer en action en quelques jours au complet à nos frontières. En arrière, la Défense opérationnelle du territoire dispose en plus de 55 régiments de mêlée, pour l’immense majorité composé de réservistes. C’est un ensemble cohérent et solide, même si financement du nucléaire oblige, il n’est pas aussi costaud que celui de la République fédérale allemande. Il a un gros défaut : puisqu’on refuse d’engager les soldats appelés et les réservistes dans des opérations extérieures, on est obligé de puiser dans les seuls régiments professionnels pour assurer ces missions. On forme parfois des unités de volontaires service long (VSL), en clair des appelés qui acceptent de servir quelques mois au-delà de la durée légale de service, pour les compléter dans les missions « autres que la guerre », mais tout cela ne représente pas un volume important. Jusqu’au 1990, on ne déploie jamais plus de 3 000 hommes dans une opération de guerre ou de confrontation à l’extérieur.

Tout semble cependant aller pour le mieux jusqu’à ce que survienne l’imprévu, ce changement complet des règles du jeu international qui intervient fatalement toutes les quinze à trente ans depuis deux cent ans. À l’extrême fin des années 1980, la présence soviétique que l’on pensait immuable en Europe orientale disparaît devant la volonté des peuples et l’Union soviétique elle-même se décompose rapidement. La guerre froide se termine. Le Conseil de sécurité peut à nouveau prendre des décisions, comme par exemple condamner l’invasion du Koweit par l’Irak en août 1990. Les États-Unis peuvent désormais prendre la tête d’une grande coalition et déplacer en Arabie saoudite le corps de bataille qui était déployé en Allemagne face au Pacte de Varsovie, plus de nombreux autres renforts. Les Britanniques qui ont également une armée professionnelle font de même et déploient plus de 50 000 hommes. Pour nous, c’est plus compliqué. La participation à la coalition paraît obligatoire, mais malgré le précédent de la confrontation avec la Libye et même de l’Iran dans les années 1980 ou encore le spectacle de la guerre des Malouines en 1982 nous avons abandonné l’idée d’avoir à mener une guerre de haute-intensité contre un État hors d’Europe. Comme François Mitterrand s’oppose absolument à envoyer des appelés (un interdit qui date la fin du XIXe siècle rappelons-le) et comme personne n’a songé à pouvoir faire monter en puissance notre corps professionnel avec une forte réserve opérationnelle d’hommes et d’équipements, on réussit à regrouper péniblement 16 000 hommes pour constituer la division Daguet associée à une petite force aérienne de 42 avions de combat. Petit aparté : tout le monde est alors persuadé que l’affrontement contre l’armée irakienne, inconcevable quelques mois plus tôt, sera meurtrier pour nos soldats et on s’attend à des centaines de morts. La chose est pourtant acceptée par l’opinion publique, ce qui paraissait tout aussi inconcevable.  

Au bout du compte, nos soldats au sol et en l’air font le travail mais relégués à une mission secondaire avec des moyens très inférieurs à ceux de nos alliés, l’expérience est un peu humiliante. Qu’à cela ne tienne, après Mitterrand qui refusait tout changement, Jacques Chirac conclut que pour redonner une capacité de haute intensité lointaine, il faut professionnaliser complètement les forces et les regrouper dans une nouvelle FAR. On envisage de pouvoir déployer en 2015 plus de 60 000 hommes et un peu plus d’une centaine d’avions de combat n’importe où dans les trois cercles stratégiques, France, Europe, Monde.

Et c’est là qu’interviennent les « dividendes de la paix ». Si on avait simplement maintenu l’effort de Défense de 1989, une époque pas forcément florissante par ailleurs, on aurait pu réaliser ce « plan 2015 ». On peut imaginer rétrospectivement ce que l’on aurait pu faire, les morts que l’on aurait évités, les résultats supérieurs que l’on aurait obtenus et quel aurait été le poids de la France, jusqu’à aujourd’hui l’aide à l’Ukraine, si on avait eu cette nouvelle force d’action rapide. On ne l’a pas eu. On a préféré faire des économies.

Ces économies, on l’a vu, ont surtout porté sur l’armée de Terre qui a perdu presque 70 % de ses effectifs et à peu près autant de tous ses équipements majeurs, en conservant des échantillons : une petite artillerie sol-sol, une toute petite artillerie sol-air, une petite force de chars de bataille, etc. A titre de comparaison, on représente entre 10 et 20 % de la capacité de déploiement de l'armée ukrainienne au début de 2022 alors que le budget de cette armée ukrainienne représentait 10 % du notre. Si au moins, on avait prévu une remontée en puissance avec des régiments de réserve, des équipements en stock avec du rétrofit, mais même pas. C’est même ce que l’on a supprimé en premier, au nom du juste suffisant en flux tendus et de la même réticence à engager des réservistes en opérations qu’auparavant des appelés.

Au bout de ce processus de fonte, la capacité de projection de forces diminuait de moitié à chaque livre blanc de la Défense, 30 000 en 2008, 15 000 en 2013 avec 45 avions de combat, dont ceux de l’aéronavale. Autrement-dit on est revenu à la situation de Daguet, après s’être lamenté à l’époque sur la position secondaire de nos forces et la dépendance aux Américains (qui eux ont continué à faire un effort sérieux de Défense). Tout ça pour ça. Le pire est qu’à l’époque, derrière Daguet il y avait le reste de la FAR et tout le corps de bataille. Désormais, il n’y a plus qu’un équivalent Daguet. Au lieu des 82 régiments d’active et des 55 régiments de réserve de 1990, on est maintenant sûr d’équiper complètement six structures équivalentes, peut-être le double en s’arrachant les cheveux comme on l’avait fait pour Daguet, en cherchant surtout cette fois les équipements réellement disponibles derrière les chiffres de dotation, car oui, non seulement on a moins d’équipements qu’à l’époque mais leur disponibilité réelle est également très inférieure : trop vieux pour certains, trop sophistiqués pour d’autres et de toute façon pas assez de sous-systèmes pour les équiper tous en même temps, sans même parler de les alimenter en munitions sur une durée supérieure à quelques semaines.

Soyons clairs, il n’y a pas eu beaucoup de réflexions approfondies derrière cette destruction transformée en « transformation ». On considère rapidement dans les années 1990 qu’il n’y a plus de menace sur nos intérêts vitaux hors la menace nucléaire, et qu’on ne saura donc plus jamais placés devant le dilemme du « tout au rien ».

C’est évidemment une insulte à l’histoire. Petit florilège d’avant-guerres mondiales : en 1899, le jeune Winston Churchill écrit qu’il ne connaîtra jamais de gloire militaire, car il n’y aura plus de guerre en Europe. En 1910, Norman Angell publie La Grande Illusion, un essai dans lequel il explique que toute grande guerre est impossible entre États modernes aux économies interdépendantes. C’est alors une opinion communément admise. En 1925, les accords de Locarno normalisent les relations entre la l’Allemagne et ses vainqueurs de 1918. Trois ans plus tard, toutes les nations du monde signent le pacte Briand-Kellog qui met la guerre hors la loi. En 1933, Norman Angell publie une nouvelle version de La Grande Illusion où il réaffirme la folie que représenterait une nouvelle guerre mondiale. Il obtient même le Prix Nobel de la paix pour cela. Cette année-là, alors qu’Adolf Hitler arrive au pouvoir, la France réduit son budget militaire. En août 1939, le capitaine Beaufre publie un article sur le thème de la « paix-guerre », on ne parle pas encore de « guerre hybride » ou de « confrontation » mais c’est la même chose et c’est plutôt bien vu. Il conclut en revanche qu’il n’y aura plus de guerre en Europe. Les horizons visibles sont toujours victimes d’obsolescence programmée. L’« Extremistan » dont parle Nassim Nicolas Taleb revient toujours, là et à un moment où on ne l’attend pas, y compris éventuellement près de chez nous. Cela peut donner des choses inattendues positives comme la fin de l’URSS et du Pacte de Varsovie ou dangereuses comme le basculement d’une démocratie dans une dictature nationaliste.

En réalité, même si c’est la « fin de l’histoire » et même si les intérêts vitaux ne sont pas en jeu, on peut être amené à mener une guerre contre un autre État ou une organisation armée de la puissance d’un État. En fait c’est ce qu’on a fait une fois tous les quatre ans de 1990 à 2011 en affrontant successivement l’Irak, la République bosno-serbe, la Serbie, l’État taliban et la Libye. Avec un autre président que Jacques Chirac on y aurait même ajouté l’Irak une deuxième fois. On peut ajouter aussi et cette fois à coup sûr la guerre contre Daech qui même s’il n’était pas un État en droit en présentait toutes les caractéristiques lorsque l’organisation s’est territorialisée et a formé une solide petite armée.

Donc oui, la guerre contre des armées puissantes est toujours possible puisqu’en réalité on n’a jamais cessé de la faire. Pour autant, on n’a jamais cessé aussi pendant tout ce temps de réduire nos forces. Pour justifier ce paradoxe, on a sorti la carte magique « projection de puissance », accompagné peut-être de quelques petits raids de Forces spéciales pour faire moderne. En se contentant de lancer à distance des projectiles sur des gens, on peut obtenir la victoire sans grand risque à une époque de suprématie aérienne occidentale et sans utilité d’employer des forces terrestres.

Le premier problème est que pour avoir un effet stratégique sur un ennemi comme tout ceux de la liste évoquée plus haut, il a fallu non seulement des frappes précises mais aussi beaucoup de frappes. Or, ce n’est pas avec les 45 avions de combat déployables, en comptant l’aéronavale, et une capacité de frappes aériennes de 10 à 15 projectiles par jour sur une durée de six mois, comme au Kosovo en 1999 et en Libye en 2011, que nous allons seuls faire plier un État ou même un proto-Etat. Les thuriféraires de la projection de puissance oublient que dans ce cadre, ce sont les Etats-Unis qui ont seuls la masse critique pour faire quelque chose de très important en la matière. Dans les combats cités plus haut, nous n’avons été que des seconds, peut-être brillants mais surtout lointains. Que l'on doive augmenter notre capacité d'action dans le ciel est une évidence, mais dans tous les cas ce ne sera jamais suffisant. 

On oubliait enfin aussi que le ciel seul, même massif, obtient rarement d’effets décisifs sans des combattants au sol, qui prennent des villes, plantent des drapeaux, percent des dispositifs ennemis, occupent le terrain. Dans la guerre contre l’Irak en 1990-1991, le mois de campagne aérienne a fait des ravages dans l’armée irakienne mais ce n’est pas ça qui l’a chassé du Koweït. Mais au moins à l’époque, on a eu le courage d’engager une division. Par la suite, nous n’avons plus eu ce courage, et à une échelle bien moindre, qu’en Afghanistan puis au Mali contre des organisations armés. Pour les gros ennemis, on a laissé faire les locaux, armée bosno-croate, UCK, Alliance du nord, rebelles libyens, armée irakienne, Kurdes, à la fortune de leurs capacités militaires très aléatoires, ce qui avait souvent pour effet de prolonger les guerres. Pour le reste, les forces terrestres ont fait des missions sans ennemis - interpositions, opérations humanitaires armées – ou du « service après-guerre » - stabilisation – sans forcément beaucoup de réussites mais quand même des morts.

Tout cela est à la fois lâche et contre-productif. L’État islamique a cessé d’être une base d’attaques terroristes de grande ampleur et au loin, comme par exemple en France, quand il a cessé d’être un territoire. On aurait engagé les quelques brigades que nous avons encore en Irak et en Syrie contre Daech avant 2015 on aurait peut-être évité les attentats de novembre, et si on les avait engagés après cela aurait au moins servi à les venger et empêcher qu’il y en ait d’autres.

Un pays voisin aurait envoyé un commando en France pour tuer 131 personnes dans une grande ville, on aurait – on peut espérer en tout cas - envoyé notre FAR et notre corps de bataille à l’attaque, à condition qu’il y en ait eu encore. On ne l’a pas fait contre l’État islamique. Michel Debré disait qu’on n’est pas crédible dans notre capacité à défendre nos intérêts vitaux en utilisant l’arme nucléaire si on ne l’est pas dans la défense de nos intérêts secondaires. Être crédible, c’est être fort, or nous ne sommes ni l’un, ni l’autre, si on ne peut rien faire d’important sans les Américains et si on n’a pas des divisions à jeter sur l’ennemi sur très court préavis et sans faiblir. L’opération Serval au Mali était remarquable en tout point, de la volonté politique à la mise en œuvre tactique des forces aéroterrestres. Le problème est qu’on le veuille ou non, on n’aura pas éternellement à n’affronter que des petites organisations armées regroupant au total 3 000 combattants légers. Il faut donc au moins dans un premier temps reconstituer complètement nos brigades existantes avec tous leurs équipements, reformer des régiments de commandement et de soutien, remettre le soutien dans les régiments, créer des montagnes de fer de munitions et de toutes les choses nécessaires pour combattre à grande échelle. Il faut reformer au plus vite des corps de réserve, qui pourront éventuellement être engagés en opérations. Pour faire du vite, fort et loin, il faut aussi repenser nos équipements de transport, des hélicoptères lourds au avions de transport stratégique, un énorme chantier négligé. 

Et puis, il y a la révolution à faire dans nos équipements. Sans doute serait-il plus souple et plus économique que chaque armée s’occupe des équipements qui lui sont propres, avec un budget d’investissement spécifique, en laissant à la DGA la gestion de programmes communs. Il faut faire exploser les normes et contraintes, les soldats réguliers meurent autant que ceux du Commandement des opérations spéciales qui bénéficient de dérogations. On n’est pas obligé d’attendre neuf ans, entre la décision et l’achat sur étagère, pour remplacer un fusil d’assaut. Il faut sortir de l’artisanat de luxe pour retrouver un centre de gravité coût-efficacité, c’est-à-dire sophistication-masse, plus rationnel que l’achat de missiles antichars 17 fois plus chers que ceux qu’ils remplacent. Sur notre incapacité à produire des drones armés qui ne soient pas aussi chers et complexes que des avions de chasse. On n’a visiblement fait aucun retour d’expérience de la guerre en Ukraine pour cette LPM, sinon on aurait découvert que c’est le rétrofit qui a permis aux deux adversaires de combattre à cette échelle et à cette durée. Peut-être qu’un jour à apprendra aussi à en faire. Il parait qu’on se penche enfin sérieusement sur toutes ces questions, c’est la meilleure nouvelle du moment.

En résumé, une armée n’est pas qu’une accumulation de programmes d’équipements, mais un ensemble de forces destinées à faire face aux scénarios d’emploi les plus probables et/ou les plus graves pour la France. Le plus probable, c’est la confrontation sous le seuil de la guerre ouverte et nous n’y sommes pas préparés correctement, oubliant les leçons du passé et ne constituant même pas les stocks et réserves pour remonter en puissance très vite ou aider militairement à grande échelle un pays allié. Le plus grave, c’est la guerre à haute intensité contre un État, et là nous sommes encore moins prêts.

Le tombeau de Poutine - Trois scenarios pour la suite de la guerre en Ukraine


L’anticipation est au futur ce que le souvenir est au passé, une pure construction intellectuelle qui se prend un peu pour de la réalité, cette création permanente. Ces projections passées ou futures sont pourtant indispensables à l’action. On cède souvent aux premières aux anniversaires et aux secondes en début d’année, comme si par un biais optimiste on imaginait que cela pouvait se réaliser avant sa fin. On commence donc à décrire la guerre en Ukraine comme devant se terminer obligatoirement en 2023. Rien n’est moins sûr pourtant comme on va le voir.

Un bon officier d’état-major s’efforce toujours de regrouper les possibilités décrites dans le champ de manipulation cognitive de son chef, pas plus de cinq objets et parfois moins pour certains chefs. On va se contenter de trois scénarios pour la suite des évènements qui, comme les mousquetaires, sont en fait quatre.

1 Reconquista 

La campagne de frappes s’enraye face à la montée en puissance de la défense anti-aérienne et faute de munitions russes. Grâce à l’aide occidentale, qui ne faiblit pas, la mobilisation intérieure et un bon processus d’innovations, les forces aéroterrestres ukrainiennes restent supérieures aux forces russes. Elles le sont suffisamment pour infliger des coups décisifs et des dislocations de dispositifs, a priori d’abord dans les provinces de Louhansk et de Zaporijjia. L’armée russe ne parvient pas à arrêter l’armée ukrainienne qui enveloppe les républiques du Donbass et s’approche de la Crimée. Ces défaites et cette approche de zones très sensibles provoquent forcément un grand stress du côté russe.

Écartons l’hypothèse du stress paralysant. On pouvait imaginer lors des succès ukrainiens de septembre-octobre que le Kremlin reste en situation d’inertie consciente, paralysée par la peur des conséquences intérieures de l’implication de la société russe dans la guerre, seule issue possible pour contrer l’armée ukrainienne. Il n’en a rien été, Vladimir Poutine ordonnant une mobilisation partielle des hommes et de l’industrie, le raidissement de la discipline et procédant même à l’annexion des conquêtes. Ce saut a provoqué quelques troubles, en particulier une fuite massive intérieure et extérieure des mobilisables, mais le test a finalement été réussi. Il n’y a eu aucune révolte sinon très ponctuelle en « Russie périphérique » lors de l’annonce de la mobilisation et la stratégie « Hindenburg 1917 » - rigidification du front + frappes sur la profondeur stratégique de l’ennemi – a permis de stopper, au moins provisoirement, les Ukrainiens. Le surcroît de pertes provoqué par l’engagement massif de mobilisés mal formés, pourtant d’un coefficient de sensibilité politique plus grand que celui des contractuels, n’a pas non plus engendré de troubles sérieux. Dans ces conditions, pourquoi s’arrêter là ?

Dans le champ extérieur, la Russie peut essayer d’accentuer la pression sur les pays occidentaux afin qu’ils cessent enfin leur aide, condition sine qua non de la victoire de l’Ukraine. La menace directe de rétorsion s’avérant inefficace, la Russie peut être tentée par des opérations clandestines en Europe occidentale (cyberattaques, sabotages), « niées mais pas trop » afin de délivrer quand même un message. L’inconvénient de ce mode d’action qui vise à provoquer un stress paralysant peut au contraire produire un stress stimulant, mais contre la Russie. Notons qu’il peut en être de même à l’inverse pour les actions occidentales clandestines ou non menées contre la Russie. La Russie peut jouer sur une mobilisation accrue de ses sympathisants. Mais là encore on semble loin de foules scandant « plutôt Poutiniens que mort », comme les « rouges » en puissance des années 1980, qui quoique plus nombreux n’avaient pas non plus modifié les politiques du moment. Dans tous les cas de figure, les effets stratégiques à attendre dans cette voie seraient sans doute trop lents à survenir pour enrayer la « reconquista » ukrainienne, qui elle-même a plutôt tendance à renforcer le soutien occidental, car on voit que l’aide fournie est utile et efficace, ce qui est plus stimulant que lorsqu’on imagine que c’est à fond perdu.

À défaut de démobiliser les pays occidentaux et bien sûr l’Ukraine, le Kremlin jouera donc la carte de la mobilisation accrue de la société russe. Après la première tranche de 150 000 hommes déjà engagée en Ukraine fin 2022 puis la deuxième bientôt, rien n’interdit désormais d’envoyer de nouvelles classes dans le brasier au fur et à mesure de l’avancée ukrainienne, pour au moins la freiner et au mieux la stopper. Si cela réussit, on basculera dans les scénarios 2 ou 3.

Cela peut aussi échouer parce que les problèmes de l’armée russe sont trop structurels pour que l’envoi de mobilisés ou de conscrits y change vraiment les choses. Dans ce cas, Les défaites continueront, l’armée russe reculera et le doute augmentera dans la société russe par l’accroissement des sacrifices qui apparaissent en plus comme inutiles ainsi qu’au Kremlin où on s’inquiètera aussi de la perte possible du Donbass mais surtout de la Crimée. Dans un pays où on ne pardonne pas les désastres extérieurs, la politique de Vladimir Poutine sera forcément remise en cause. La guerre en Ukraine se doublera alors de troubles en Russie, peut-être dans les rues de Saint-Pétersbourg comme en 1917 et/ou plus sûrement entre les tours du Kremlin. Vladimir Poutine peut alors se retirer en douceur, à la manière de Khrouchtchev en 1964, mais c’est peu probable. Il tentera plus probablement de se maintenir au pouvoir à tout prix.

1 bis, Crimée châtiment

Cette tentative peut passer par une « stalinisation » accrue à l’intérieur, purges et dictature, à condition de pouvoir s’appuyer sur un appareil sécuritaire de confiance, le FSB ou la Rosgvardia, et une escalade vis-à-vis de l’extérieur avec l’emploi de l’arme nucléaire, très probablement d’abord par une frappe d’avertissement en mer Noire ou en haute altitude. Il est certain que ce recours au nucléaire accentuera considérablement le stress en Russie et contribuera probablement aux troubles au sommet de la part de groupes ou d’individus puissants qui ne souhaitent pas être entraînés dans un processus qui apparait désastreux pour la Russie et donc in fine et peut-être surtout pour eux-mêmes.

Si le processus d’engagement des forces nucléaires en riposte d’une attaque de même type peut se faire en très en petit comité du fait de l’urgence de la situation, et dans ce cas-là il n’y a guère de doutes sur la décision, on peut supposer qu’il n’en serait pas de même en cas d’emploi en premier. Dans le seul cas à ce jour, la décision d’Harry Truman d’utiliser l’arme atomique contre le Japon en 1945 a été précédée de longues discussions. Alors que toutes les conditions étaient réunies pour une décision favorable – pas de riposte japonaise possible, niveau de violence déjà inouï à ce moment-là de la guerre, possibilité d’accélérer la fin de la guerre et d’impressionner l’Union soviétique, etc. – Truman a pourtant hésité. On peut imaginer qu’une décision similaire dans une Russie beaucoup plus menacée et vulnérable susciterait quelques débats et quelques doutes au sein de l’appareil d’État. Il est probable qu’un tel « aventurisme », pour reprendre l’accusation portée à Khrouchtchev au moment de son éviction, susciterait, sans doute même avant la fin du processus de décision, quelques réactions parmi les tours et pas forcément dans le sens d’un suicide collectif. Mais nous sommes là dans une zone extrême où les prévisions comportementales sont difficiles. Si Poutine est empêché, il parait difficile cependant de l’imaginer toujours au pouvoir le lendemain.

Admettons qu’il ne soit pas empêché et lance un avertissement nucléaire. Le recours en premier au nucléaire, même sous forme d’avertissement, entraînera immanquablement une condamnation internationale et la perte des quelques alliés, en particulier la Chine. Dans une hypothèse optimiste pour Poutine, on peut cependant imaginer que Joe Biden fasse comme Barack Obama face à Bachar al Assad en 2013 et se dégonfle finalement devant l’emploi d’armes de destruction massive. L’Occident ne bouge pas et l’Ukraine prend peur et accepte de négocier ou du moins d’aller plus loin. Nous voilà plongés dans le scénario 3.

Dans un second cas, le plus probable, la Russie frappe mais n’empêche rien. Les pays de l’OTAN entrent en guerre. Profitons en au passage pour tuer cette idée de cobelligérance instillée par le discours russe et qui n’a en aucun sens dans le cas de la guerre en Ukraine. On est en guerre ou on ne l’est pas. Si on mène deux guerres parallèles contre le même ennemi, là on se trouve en cobelligérance. Dans le cas présent, seule l’Ukraine est en guerre contre la Russie, pas les pays occidentaux qui se contentent de la soutenir et la taille ou la puissance des armements fournis n’y change rien.

En revanche, l’emploi de l’arme nucléaire par la Russie entraîne des frappes conventionnelles de grande ampleur contre les forces russes en Ukraine. L’armée russe se trouve encore plus en difficulté et il n’y a pas d’autre choix pour Vladimir Poutine dans ce poker que de « monter » pour essayer d’obtenir quand même cette paralysie ou de « se coucher » ou d’« être couché ». Alors que son entourage ne peut plus ignorer dans quel engrenage il se trouve impliqué, il est probable qu’il intervienne à un moment donné pour imposer le plus tôt possible la deuxième solution, ce qui, on y revient, implique sans aucun doute le retrait de Poutine. Le nouveau pouvoir –qu’il soit radical ou non et changeant avec le temps, peu importe du moment qu’il renonce à l’emploi de l’arme nucléaire - devra bon gré mal gré admettre la défaite et le retrait forcé de l’Ukraine. Comme il est exclu que l’Ukraine poursuive son avantage sur le sol russe, les choses peuvent en rester là sous une forme de guerre froide prolongée, scénario 3, ou déboucher sur un vrai traité de paix et une normalisation progressive des rapports avec l’Ukraine et les pays occidentaux.

2 La route vers l’inconnu

Comme en politique les courbes se croisent rarement deux fois dans les guerres. On y assiste généralement à des flux qui se terminent par une victoire rapide ou par un inéluctable reflux si l’ennemi attaqué prend le dessus. Mais un croisement peut arriver. La guerre de Corée est ainsi pleine de flux et reflux en 1950 et 1951 et Séoul y change quatre fois de main.

Renverser le rapport de forces en Ukraine suppose d’abord un épuisement ukrainien par les pertes militaires trop lourdes, la ruine du pays et l’essoufflement de l’aide occidentale par manque de volonté ou simplement de moyens une fois les stocks disponibles épuisés. De l’autre côté, il faut imaginer au contraire une mobilisation des ressources humaines et industrielles russe qui réussit ainsi qu’une bonne réorganisation des forces et des innovations. En résumé, le processus que l’on a connu dans les six premiers mois de la guerre mais au profit des Russes cette fois. Le rapport de forces redevient favorable aux Russes. Qu’en faire ? Trois hypothèses sont possibles.

La Russie peut décider de verrouiller le statu quo, en considérant que ce serait déjà une victoire même si largement en deçà de ce qui était espéré au départ. Vladimir Poutine sauve son pouvoir. Il peut espérer obtenir une paix négociée mais il est infiniment plus probable que l’on se tourne vers le scénario 3 de longue guerre.

La Russie peut renouveler sa tentative avortée de s’emparer de tout le Donbass, la « libération » du Donbass de la « menace ukronazie » étant après tout le prétexte de la guerre. On sera donc reparti pour une nouvelle offensive jusqu’à la prise de Kramatorsk, Sloviansk et Pokrovsk. Soit la nouvelle supériorité russe est importante et les choses se feront rapidement, soit et c’est le plus probable, elle n’est pas suffisante pour éviter à nouveau de très longs mois de minuscules combats et de progressions qui se mesurent en mètres. Ce serait la prolongation des tensions et des incertitudes intérieures sur une durée indéterminée, avec la perspective d’un éventuel nouveau croisement des courbes.

Si la supériorité est vraiment écrasante, Vladimir Poutine peut peut-être renouer avec les objectifs initiaux de destruction de l’armée ukrainienne, de conquête de Kiev puis d’occupation du pays. En admettant que cela soit possible, on voit mal comment, alors que la société ukrainienne est militarisée, déterminée et simplement qu’il y ait des armes partout, cette situation ne déboucherait pas sur une Tchétchénie puissance 10 qui serait au bout du compte forcément désastreuse pour la Russie. Que ce soit clandestinement, à partir d’un réduit à l’ouest ou depuis la Pologne, le pouvoir ukrainien actuel pourrait continuer à conduire une résistance centralisée, mais celle-ci peut s’effectuer aussi « à l’afghane » de manière dispersée mais toujours soutenue par les Occidentaux. Ce serait à nouveau le scénario 3 de longue guerre mais sous sa forme sans doute la plus terrible pour tous. A ce stade, c’est quand même la moins probable.  

3 Ni victoire, ni paix

Dans ce scénario, l’effort ukrainien de reconquête se trouve contrebalancé par l’effort russe de mobilisation. Les deux adversaires sont en position d’équilibre sans jamais parvenir à modifier significativement le rapport de forces à leur avantage. La consommation de soldats et de matériels, qu’ils soient produits ou importés, dépasse très largement leur production et les combats diminuent en intensité entre adversaires épuisés. Comme cela a été évoqué plus haut et même si la probabilité en est faible, on peut imaginer aussi que le sentiment d’être au seuil d’un basculement nucléaire, peut aussi contribuer au calme des ardeurs.

Le conflit gelé devient alors comme celui du Donbass de 2015 à 2022 mais à plus grande échelle. Notons que, comme cela a été dit plus haut, l’éviction des troupes russes de tous les territoires ukrainiens, peut aussi déboucher sur un conflit gelé. Les Russes se satisferaient plutôt de la première solution, moins de la seconde, mais dans les deux camps on ne pourra sans doute pas échapper à un état de guerre permanent des sociétés pendant de longues années. À l’instar d’Israël, cela n’empêche pas la démocratie et le dynamisme économique. Sur la longue durée, la victoire de l’Ukraine sur la Russie ou au moins sa sécurité passe en premier lieu par ce dynamisme économique nécessairement supérieur à celui de la Russie. En attendant, tout est à reconstruire.

Avant même toute alliance militaire, il y a toute une architecture de soutien à l’Ukraine, humanitaire d’abord et économique ensuite, à organiser sur la longue durée. L’Union européenne peut être cette structure. L’institution européenne a de gros défauts, mais c’est une machine à développement. Le niveau de vie des Ukrainiens était équivalent à celui des Polonais en 1991, il était devenu quatre fois inférieur avant le début de la guerre. Or, l’Ukraine quatre fois plus riche qu’au début de 2022 serait quatre fois plus puissante face à la Russie. L’Ukraine en paix ou du moins sans combats, c’est aussi un marché où ceux qui ont le plus aidé le pays précédemment et qui ont su en profiter pour se placer en toucheront les dividendes, pour leur bien et celui des Ukrainiens qu’ils aident. À ce jeu-là, les entreprises allemandes sont souvent les premières et les françaises, par manque d’audace et par manque de coopération diplomatico-économique, les dernières.  

Il faut penser aussi à une architecture de sécurité où la priorité ne sera pas de ménager une Russie hostile, mais au contraire de s’en préserver. Qu’on le veuille ou non et quel que soit en fait le scénario, la rupture avec la Russie est consommée et elle le restera tant qu’un régime démocratique et amical ne sera pas en place à Moscou.  En attendant, et cela peut être long, la confrontation avec la Russie sera un état permanent. Les sanctions et les embargos continueront, les actions clandestines également ainsi que les jeux d’influence.

Cela implique aussi une remise en ordre de bataille de nos forces armées, de notre industrie de Défense et de nos divers instruments de puissance (c’est-à-dire tout ce qui peut nuire à la Russie ou à toute autre puissance qui nous ennuierait) et arrêter d’affirmer que le dialogue est la solution à tous les problèmes, ou alors on dialogue avec un gros bâton à la main. Cette nouvelle puissance doit en premier lieu aider l’Ukraine qui se retrouve en première ligne face à l’adversaire principal comme l’était la République fédérale allemande pendant la guerre froide. Cette politique de puissance européenne doit, comme pour la reconstruction, nous aider aussi à nous placer et engranger des gains politiques. Pour l’instant, dans ce contexte-là, ce sont les Américains qui raflent la mise, mais ils se sont dotés, eux, des moyens de le faire.

En conclusion, aucun des scénarios exposés n’est satisfaisant pour qui que ce soit, mais c’est ainsi. Faire des choix en temps de guerre, c’est toujours gérer du difficile.

AMX-Men

Commençons par les termes. On appellera « char de bataille », ce qui est communément appelé « char » ou « tank », un engin porteur d’un canon lourd - au minimum de 75 mm- et fortement protégé, ce qui induit un engin d’au moins une trentaine de tonnes et l’usage de chenilles, pour également d’une bonne mobilité tout terrain.

On considère communément que l’armée ukrainienne disposait au début de la guerre d’un peu moins de 900 chars de bataille, tous ex-soviétiques et pour une large majorité des T-64 modernisés en version BM Bulat et surtout BV (plus de 600) avec une petite minorité de T-72 de différents modèles et quelques T-80. Contrairement à la France, l’Ukraine a eu également la sagesse de conserver des chars de bataille en stock, au moins un millier de T-64 et de T-72 à la disponibilité il est vrai très incertaine.

L’Ukraine a reçu ensuite 40 T-72 M de la part de la Tchéquie et 250 T 72 M, M1 et PT-91 de la Pologne, des engins rapidement utilisables par l’armée ukrainienne, car, à quelques détails près, déjà utilisés. On peut y ajouter une part des 533 chars de bataille russes capturés à ce jour selon le site OSINT Oryx et également utilisables pour ceux qui ont été remis en état. On notera à cet égard, l’importance de la Tchéquie et de la Slovaquie, qui ont conservé la capacité de réparer et de moderniser à grande échelle – environ 150 chars/mois- des engins ex-soviétiques et servent largement d’atelier de réparation pour les Ukrainiens.

De l’autre côté, Oryx comptabilise 441 chars de bataille ukrainiens, toutes origines confondues, perdus au combat. Comme toujours, il s’agit là de pertes documentées et donc inférieures à la réalité. Notons par ailleurs que même parmi ceux qui n’ont pas été détruits, dix mois de guerre et de surutilisation ont induit une grande usure des matériels. Le taux d’indisponibilité du parc restant doit être élevé et s’accroître. En résumé, l’Ukraine a perdu définitivement plus du tiers de ses chars de bataille et qu’un bon tiers doit être en mauvais état. Il y a donc en la matière, comme dans toutes les matières en réalité, urgence et après l’artillerie et la défense sol-air, le débat se porte maintenant sur la fourniture d’engins blindés et notamment de chars de bataille occidentaux.

Le problème est que les pays occidentaux ne fabriquent plus que très peu de chars. Tous leurs modèles datent de la guerre froide et seule l’Allemagne est capable de fabriquer un ou deux châssis de char lourd par mois, châssis qui peut servir pour construire un Léopard 2 ou un PzH 2000, l’obusier fourni à l’Ukraine. Dans les autres pays, on se contente de réparer et moderniser l’existant. Les pays ouest européens hésitent également à engager au loin leurs parcs réduits d’engins de gamme 60 tonnes au service, à la maintenance et à la logistique compliqués. On a préféré, en fait l’Allemagne, qui produisent encore un peu, et les États-Unis qui ont des stocks, mais pas la France qui n’a ni l’une ni l’autre de ses capacités, agir en « roque » en fournissant Léopard 2 et Abrams aux pays est européens qui acceptaient de fournir des chars ex-soviétiques.

C’est dans ce contexte que la France vient de jouer un coup diplomatique en proposant d’envoyer les premiers chars de conception occidentale en Ukraine (après le renoncement de l’Espagne en août). Dans les faits, l’AMX-10RC n’est pas vraiment un char de bataille. L’AMX-10 Roues-Canon et pour les derniers modèles également « Rénové » est un engin de reconnaissance, rapide, mobile et suffisamment léger (moins de 20 tonnes) pour être assez facilement déployé. Il se trouve, performance française, qu’on a pu adjoindre un canon de 105 mm sur ce véhicule léger. C’est ce qui nous permis de l’employer de fait comme « char de bataille déployable » dans presque toutes les opérations extérieures depuis quarante ans, tandis que les vrais chars de bataille français, les AMX-30 B2 et surtout les Leclerc, ne l’étaient que pendant la guerre du Golfe, au Kosovo, au Liban et désormais en Roumanie.

C’est un excellent engin dans son rôle, très utile par sa mobilité opérationnelle pour servir dans les unités de « pompiers » en arrière du front ou exploitation « cavalière » d’une brèche de celui-ci, comme pendant la bataille de septembre dans la province de Kharkiv. Il est plus simple à utiliser qu’un Leclerc et bien moins complexe à nourrir et entretenir, sauf peut-être pour les munitions de 105 mm qui sont spécifiques et dont on ignore les stocks en France. Il n'est pas fait cependant pour le combat face à des chars de bataille, aux canons plus lourds et de plus grande allonge, et se trouve bien moins protégé que ces derniers face à tout l’armement antichar du champ de bataille moderne.

Comme tout ce que l’on fournit, l’AMX-10 RC n’est également disponible qu’à peu d’exemplaires. Au début de 2021, il y avait 250 AMX-10 RC dans l’ordre de bataille théorique français (mais combien de réellement opérationnels ?) et a commencé depuis cette époque à être remplacé par l’EBRC (Engin blindé de reconnaissance et de combat) Jaguar à raison de 3 par mois environ. À moins de prendre dans l’ordre de bataille, et même ainsi, on pourra difficilement engager plus de quelques dizaines d’unités. On pourra par la suite fournir les AMX-10 RC au fur et à mesure des livraisons des Jaguar, mais il y a intérêt à accélérer la production de ces derniers.

En résumé, la France va envoyer de quoi équiper dans les semaines qui viennent un bataillon des brigades de reconnaissance ou peut-être des brigades de chars ukrainiennes d’un bon engin plutôt rustique, endurant et mobile dont ils sauront sans doute faire un excellent usage, mais qui ne va pas changer le cours de la guerre. Au passage, on communique beaucoup moins sur la livraison des Bastion APC de la société Renault Trucks, un excellent véhicule léger de transport de troupes blindé, un besoin au moins aussi important pour les Ukrainiens que les chars de bataille alors qu’ils subissent de lourdes pertes en étant obligés d’utiliser des pick-up non protégés. Là encore, on n’évoque cependant que quelques dizaines d’unités. La France fait de l’artisanat.

Le plus important est sans doute ailleurs. Pour une fois, la France apparaît en pointe dans un domaine dans ce conflit, même si c’est un peu exagéré, et espère y jouer un rôle moteur. On verra si c’est suivi d’effets. Si l’Allemagne décidait d’engager des Léopards 2 A4 en Ukraine ou si les États-Unis y déployaient des Abrams M1 ou M2, on pourra se féliciter d’avoir initié le mouvement à peu de frais. Le problème est qu’il sera difficile d’expliquer pourquoi on n’engage pas non plus de chars Leclerc.

Les joueurs du néant - Point de situation du 27 décembre

La stratégie n’est souvent qu’une résolution de problèmes successifs avec au loin une idée plus ou moins claire de la paix que l’on veut obtenir. La prolongation de la guerre en Ukraine a vu les deux camps accumuler les problèmes à résoudre avec des ressources différentes. Le vainqueur sera celui qui y parviendra le moins mal.  

Stalinisation partielle

Après deux mois et demi d’avancées rapides dans les provinces de Kharkiv et Kherson, l’offensive ukrainienne est désormais à l’arrêt, la faute à la météo d’automne avec ses pluies et sa boue qui gênent les manœuvres, la faute surtout à la nouvelle stratégie russe. Le 11 septembre dernier, on évoquait sur ce blog l’idée que les Russes ne pourraient jamais éviter une défaite cinglante sans un changement radical de posture. Ce changement radical a eu lieu.

Passons sur l’annexion des provinces conquises après un référendum surréaliste. Un tour de magie ne produit un prestige - le coup de théâtre final - que si l’illusion a été parfaite auparavant. Personne, sauf peut-être Vladimir Poutine, n’a pensé que transformer des terres conquises en terres russes allaient changer les perceptions de la population russe devenue, d’un seul coup ardente, à défendre la nouvelle mère patrie ou des ennemis et leurs soutiens qui auraient été dissuadés de provoquer une escalade en s’y attaquant. La carte « annexion » a fait pschitt et les choses sont revenues comme avant. Kherson, a été abandonnée quelques jours après avoir été déclarée « russe à jamais » et l’artillerie russe n’hésite pas visiblement à tuer ceux qui sont normalement des concitoyens. 

Non, le vrai changement a été la stalinisation de l’armée russe. Si la mobilisation de 300 000 réservistes, et l’envoi immédiat de 40 000 d’entre eux sur la ligne de front, en a constitué l’élément le plus visible, il ne faut pas oublier le durcissement de la discipline avec le retour de l’interdiction de se constituer prisonnier comme lors de la Grande Guerre patriotique ou encore l’obligation indéfinie de service une fois déployés en Ukraine. Les commissaires politiques sont déjà là depuis plusieurs années, mais la société privée Wagner a réintroduit récemment les détachements de barrage en deuxième échelon (la mort certaine si on recule contre la mort possible si on avance). Ce n’est pas encore la mobilisation générale, mais personne n’est dupe. Le Rubicon a été franchi.

La formation militaire russe s’effectue directement dans les unités de combat, or les unités et leurs cadres sont presque entièrement en Ukraine, laissant en arrière des conscrits jouant aux cartes ou astiquant le peu de matériel qui reste. Il aurait été logique lorsque l’Ukraine conquise est devenue russe de les envoyer sur place rejoindre leurs unités d’origine. Cela n’a pas été le cas et c’est très étonnant. Peut-être qu’envoyer au combat ces très jeunes hommes était plus délicat qu’envoyer des « vieux » réservistes. Ce non-engagement reste à ce jour un mystère. Maintenant, si on n’avait plus les moyens de former les classes de 130-160 000 conscrits, on en avait encore moins pour 300 000 réservistes. Là encore, peut-être croyait-on que ces anciens militaires, en théorie, n’en avaient pas besoin.

Tout s'est fait dans le plus grand désordre, et, à la guerre, le désordre se paie avec du sang. C’est avec du sang et de lourdes pertes que la ligne Surovikine est tenue, mais elle est finalement tenue et le test est plutôt réussi politiquement. La « stalinisation partielle » a provoqué un grand exode extérieur ou intérieur, de nombreux incidents, des plaintes sur les conditions d’emploi mais toujours pas de révolte. Pourquoi s’arrêter là maintenant que la vie des soldats ne compte plus du tout ? Le sacrifice de la première tranche de mobilisés a sauvé la situation, l’arrivée de la seconde – les 150 000 hommes encore en formation en Biélorussie et en Russie - permettra soit de geler définitivement la situation, soit de reprendre l’initiative. Et si cela ne suffit pas, il sera toujours possible d’en envoyer plusieurs centaines de milliers de plus. Le pot des cartes « poitrines » est encore plein, même s’il y a sans doute une carte « seuil critique de mécontentement » qui peut surgir à tout moment, une carte qui peut devenir explosive si elle est posée sur un fond de défaites et de difficultés économiques.

Mais les hommes ne sont pas tout. L’armée russe est toujours « artillo-centrée » et ce d’autant plus qu’il faut compenser la médiocrité constante de la gamme tactique des bataillons par plus d’obus. Au mois de juin, on évoquait le point oméga, ce moment où il n’est plus possible d’attaquer à grande échelle faute d’obus, la consommation (et les destructions) dépassant alors largement la production. Nouveau problème pour l'armée russe : on semble s’approcher de ce point oméga. Les cadences de tir quotidiennes ont déjà été divisées par trois depuis l’été, tandis qu’on voit des vidéos de soldats réclamer des obus et des images de grands dépôts vides en Russie. Il est vrai que l’Ukraine éprouve les mêmes difficultés et comme c’était également annoncé, s’approche aussi du point oméga. Cela a contribué aussi à limiter les manœuvres ukrainiennes qui se seraient trouvées en bien meilleure position si elles avaient pu conserver les cadences de tir de l’été. De part et d’autre, on cherche partout des cartes « obus ». Celui qui en trouvera aura un avantage majeur sur son adversaire. Y 

parvenir est incertain mais influerait toutefois grandement sur la suite de la guerre.

Du sang et des armes

Le plus étonnant, dans ce contexte, est que les Russes maintiennent une attitude très agressive en multipliant les attaques, forcément petites, le long du Donbass comme si l’objectif de conquête complète annoncée le 25 mars n’avait pas été abandonné. Les Russes n’ont visiblement pas encore admis qu’ils cherchaient systématiquement à atteindre des objectifs démesurés pour leur main et qu’ils y épuisaient à chaque fois leur armée. La bataille de Kiev en février-mars (le fameux « leurre ») a cassé une première fois leur force terrestre. Les pertes matérielles russes documentées et donc sans doute également humaines de ce premier mois de guerre représentent au moins un quart du total des pertes à ce jour. C’est l’extrême érosion des quatre armées engagées autour de Kiev qui a imposé leur repli rapide. Les trois mois suivants de la bataille du Donbass ont à nouveau épuisé l’armée russe et l’ont rendu à nouveau vulnérable. Ne pouvant plus attaquer à grande échelle, ni même tout défendre avec des forces réduites, les Russes ont été obligés de faire l’impasse dans la province de Kharkiv, en partie pour défendre la tête de pont de Kherson. Ils ont fini par exploser à Kharkiv et au bout du compte à devoir abandonner aussi la tête de pont.

Ils viennent maintenant de sauver la situation et pourtant ils attaquent dans des conditions difficiles le long de zones fortifiées et sans espoir de disloquer l’ennemi, mais seulement de dégager la ville de Donetsk ou de s’emparer de Bakhmut, pour la plus grande gloire d’Evgueni Prigojine, à la tête de Wagner. D’une certaine façon, les Russes se créent eux-mêmes des problèmes en s’usant dans des attaques impossibles.

En attaquant à tout va, les Russes s’usent effectivement, mais ils espèrent aussi sans doute faire de même avec les Ukrainiens qui acceptent ce combat. Peut-être s’agit-il pour ces derniers de refuser à tout prix de céder du terrain, ce qui n’est pas forcément une bonne idée. Peut-être choisissent ils aussi ces combats justement pour à nouveau saigner à blanc l’armée russe afin de pouvoir également attaquer ensuite à grande échelle. Chercher simplement à tuer le maximum d’ennemis est le niveau zéro de la tactique, sauf si les pertes infligées sont suffisamment importantes pour empêcher l’ennemi de progresser par l’expérience. Compte tenu de l’actuelle structure de fabrication de soldats toujours aussi médiocre du côté russe et en tout cas inférieure à celle des Ukrainiens, c’est peut-être une bonne carte, sanglante, à jouer.

Créer des problèmes chez l’ennemi

Ce n’est tout de résoudre ses propres problèmes, encore faut-il en créer chez l’ennemi en fonction des cartes dont on dispose dans sa main. Depuis octobre, les Russes dilapident leur arsenal de missiles à longue portée pour ravager le réseau électrique ukrainien, en espérant entraver l’effort de guerre ukrainien, augmenter le coût du soutien occidental et affecter le moral de la population en la plongeant dans le noir et le froid. C’est l’exemple type de carte faible jouée par défaut, parce qu’il n’y en a pas beaucoup d’autres en main et sans trop croire à sa réussite. Là encore, cette campagne de missiles approche de son point oméga, probablement dans deux ou trois mois et là encore on cherche des cartes « drones et missiles », notamment du côté de l’Iran afin de pouvoir continuer les frappes.

Mais cette action a aussi pour effet de provoquer un renforcement de la défense aérienne ukrainienne par la livraison occidentale de systèmes à moyenne et longue portée. Ce renforcement est lent, car ces systèmes sont rares, mais inexorables. La mise en place d’une batterie Patriot Pac-2 permettra de protéger efficacement une grande partie du pays contre les missiles. Deux batteries protégeaient presque tout le pays. Le risque pour les Russes est de se voir interdire totalement le ciel dans la profondeur, mais aussi également de plus en plus sur la ligne de front. Associé à des moyens de neutralisation de défense aérienne russes, et à la livraison d’avions d’attaque comme les A-10 Thunderbolt que les Américains avaient refusé, cela peut changer la donne sur le front et compenser l’affaiblissement de l’artillerie.

Autre carte relativement simple à jouer : la diversion biélorusse. L’entrée en guerre de la Biélorussie est l’Arlésienne du conflit. Le président Loukachenko freine des quatre fers cette entrée en guerre dont il sait qu’elle provoquerait immanquablement des troubles dans son pays et peut-être sa chute. Il est cependant toujours possible de maintenir une menace en direction de Kiev afin au moins de fixer des forces ukrainiennes dans le nord. L’état-major de la 2e armée combinée a été déployé en Biélorussie avec plusieurs milliers d’hommes, l’équipement lourd de quelques bataillons et quelques lanceurs de missiles Iskander et des batteries S-400, peut-être à destination de l’OTAN. Dans les faits, la carte biélorusse est faible. L’armée biélorusse est très faible et sert surtout de stocks de matériels et de munitions pour les Russes. Quant aux milliers de soldats russes, il s’agit surtout de mobilisés utilisant la structure de formation biélorusse. Dans le pire des cas, une nouvelle offensive russe ou russo-biélorusse, forcément limitée par le terrain aux abords du Dniepr, aurait sans doute encore moins de chance de réussir que celle du 24 février.

Côté ukrainien, on joue la carte des frappes de drones en profondeur sur le territoire russe et en particulier par deux fois sur la base de bombardiers d’Engels, sur la Volga. Plusieurs TU-95 ont été endommagés, ce qui est loin d’être négligeable, mais les effets de cette mini-campagne sont encore plus symboliques que matériels. Si les Ukrainiens parvenaient seuls ou avec l’aide d’un allié à fabriquer en série ces nouveaux projectiles (drones TU-141 améliorés ou missile made in Ukraine) pourrait avoir une influence stratégique. Mais, méfiance, ces bombardements peuvent à leur tour alimenter le discours victimaire du gouvernement russe et la population se sentir réellement menacée. Il faut toujours se méfier des effets secondaires de ses actions.

Nous sommes actuellement dans un temps faible, faible au niveau stratégique parce qu’au niveau tactique les choses restent toujours aussi fortes pour ceux qui combattent. Il reste cependant des cartes à tirer au pot et des problèmes à créer jusqu’au moment où aucun des deux camps ne pourra plus les résoudre ou que le pot à cartes soit vide des deux côtés. Actuellement, les paris sont plutôt contre Poutine, avec l’inconnue de sa réaction et de celle de son entourage lorsqu’il ne pourra plus résoudre les problèmes de son armée.

Le cerveau du chef de groupe de combat comme priorité stratégique

Colloque "Pour une gestion optimale du stress"- 28 septembre 2022 Ecole du Val-de-Grâce

En 1997, alors commandant d’une compagnie d’infanterie de marine, je testais mes neuf groupes de combat d’infanterie. Sur un terrain profond de 500 mètres parsemé de trous et d’obstacles, chacun d’eux devait s’emparer d’un point d’appui tenu par trois hommes. Attaquants et défenseurs étaient équipés de « systèmes de tir de combat arbitré par laser » dont chaque coup au but entraîne une mise hors de combat.

A la première attaque, les performances furent très inégales suivant les groupes. Certains ont été étrillés dès le début de l’action alors que deux sont parvenus à réussir la mission, dont un avec des pertes très légères. Après un deuxième passage, le nombre de groupes ayant réussi la mission était passé à quatre, mais la hiérarchie des résultats restait sensiblement la même. Il y avait donc eu un apprentissage très rapide. Dans un troisième passage, les hommes ont été mélangés dans les différents groupes. L’efficacité moyenne a nettement diminué, mais la hiérarchie des chefs de groupe est restée sensiblement la même. J’en concluais que deux facteurs influaient la performance des groupes : la connaissance mutuelle et l’expertise du chef de groupe. Je m’intéressais ensuite plus particulièrement à la manière dont les meilleurs chefs de groupe avaient pris leurs décisions.  

Décider dans la peur

L’instrument premier du chef au combat est sa mémoire à court terme, sorte de « bureau mental » qui permet de réfléchir à partir d’objets mentaux rapidement accessibles. Ces objets sont des informations telles que la position réelle ou supposée des amis et des ennemis, leurs actions possibles, etc. On forme ainsi une vision de la situation. Cette vision est réactualisée en permanence en fonction des informations reçues par ses propres sens ou par les subordonnés, les chefs ou les voisins.

La fiabilité de cette vision par rapport à la réalité est forcément médiocre, très inférieure, par exemple, à celle du joueur d’échecs qui voit toutes les pièces de l’échiquier et dont la seule inconnue est la réflexion de son adversaire. Elle correspond en fait à celle qu’aurait ce joueur d’échecs s’il occupait lui-même la place du Roi, un Roi accroupi ou couché, alourdi d’une vingtaine de kilos d’équipements et évoluant dans le vacarme du champ de bataille. Cette vision est surtout influencée par le stress inévitable du combat, de la même façon qu’en retour elle influe aussi ce degré de stress.

La manière dont un individu réagit à un danger dépend de l’interaction de plusieurs systèmes nerveux. L’amygdale, placée dans le système limbique, est la sentinelle du corps. Lorsqu’elle décèle une menace, elle déclenche immédiatement une alerte vers des circuits nerveux rapides. Les ressources du corps sont alors automatiquement mobilisées par une série d’ordres bioélectriques et des sécrétions chimiques. Cette mobilisation se traduit par une concentration du sang sur les parties vitales au détriment des extrémités, ainsi que par une atténuation de la sensation de douleur. Surtout, elle provoque une augmentation du rythme cardiaque afin de permettre des efforts physiques intenses.

Quelques fractions de seconde plus tard, l’alerte de l’amygdale atteint le néocortex et c’est là que se forme une première vision de la situation et la réponse à cette question fondamentale : est-ce que je suis capable de faire face à la situation ?

Si la réponse oui. Il est probable que la transformation en restera là et sera positive. Si la réponse est non, le stress augmente et le processus de mobilisation s’emballe jusqu’à devenir contre-productif. Au-delà d’un premier seuil, l’habileté manuelle se dégrade et l’accomplissement de gestes jusque-là considérés comme simples peut devenir compliqué. Au stade suivant, ce sont les sensations qui se déforment puis les fonctions cognitives qui sont atteintes et il devient de plus en plus difficile, puis impossible de prendre une décision cohérente. Au mieux, on obéira aux ordres ou on imitera son voisin. Au stade ultime du stress, le comportement de l’individu n’a plus de lien avec la menace extérieure puisque c’est le corps lui-même, et particulièrement le cœur, qui sera la menace principale. Le réflexe est alors de bloquer l’amygdale afin de stopper ce processus de mobilisation générale devenu dangereux. L’individu peut alors rester totalement prostré face à quelqu’un qui va visiblement le tuer (1). Notons que comme l’amygdale est reliée à la mémoire profonde, c’est là qu’elle puise les indices de danger, son blocage souvent influe aussi sur la mémoire. Au mieux, la séquence qui a provoqué la terreur est effacée de la mémoire ; au pire, elle s’y incruste fortement et revient à l’esprit régulièrement.

En résumé, le stress introduit une inégalité de comportement en fonction sa confrontation avec la vision du danger à affronter.  Comme disait Montaigne, la peur de la mort donne des ailes ou plombe les pieds. C’est valable aussi pour les capacités cognitives.  

Alors qu’il était chef d’un poste isolé au nord de Sarajevo en 1995, le lieutenant Pineau reçoit par les Bosno-Serbes l’ultimatum de quitter la zone dans les dix minutes avant d’être attaqué. Il témoigne de son état : « Cœur qui s’emballe, un grand blanc, puis le sentiment d’avoir des capacités décuplées, une extrême clairvoyance ». J’ai eu moi-même exactement la même sensation de « flow » décrit par le psychologue hongrois Mihály Csíkszentmihályi, lors de mon arrivée dans la même ville deux ans plus tôt et le premier accrochage, avec des miliciens bosniaques cette fois. Quelques jours plus tard, je me trouvais dans l’axe de tir d’un sniper et me réfugiais derrière un bulldozer. Je me surpris alors à calculer à quelle distance pouvait se trouver le tireur en fonction des sons entendus, le temps qu’il faudrait à une balle 7,62 x 54 mm R pour parcourir cette distance, ma vitesse de course, la vitesse de réaction du tireur en me voyant, et au bout du compte combien de mètres je pouvais parcourir avec l'arrivée de sa balle. Tout cela en quelques secondes.Autre exemple, après l’explosion d’un engin explosif qui vient de tuer un de ses hommes en Afghanistan, le capitaine Hugues Roul se rend sur place :

Je ne me sens pas submergé par les émotions, et je me concentre sur les différentes tâches à effectuer : bouclage de la zone, reconnaissance afin de déceler un éventuel deuxième IED [Improvised Explosive Device, engin explosif improvisé] coordination avec la section d’alerte qui arrive avec le médecin et l’équipe EOD [Explosive Ordnance Disposal, équipe de neutralisation des explosifs], etc. Tellement concentré que je ne remarquerai même pas le chasseur qui passera en rase motte afin d’effectuer un « show of force », et que je serai incapable de dire combien de temps nous sommes restés sur zone. J’insiste également pour que les hommes qui n’ont pas vu le corps ne se rendent pas sur la zone, afin de les préserver de cette vision (2).

Mais on n’a pas toujours des ailes au cerveau. On peut répondre aussi « je ne sais pas trop » à la question « est-ce que je peux faire face » et se trouver alors dans une contradiction entre l’obligation et le désir d’agir d’un côté et la difficulté à décider de ce qu’il faut faire de l’autre.

Lorsqu’on est simple soldat et que l’on ne doit pas donner d’ordre, il suffit d’obéir pour résoudre cette contradiction. Pour le caporal Gaudy en 1918, « C’est un des bonheurs du soldat de n’avoir qu’à se laisser guider : il se repose sur le chef qui pense pour lui (3)». On se concentre alors sur ses seules actions afin d’accomplir la mission et survivre, mais même ainsi on simplifie aussi la situation pour se concentrer. La vision de beaucoup de combattants est focalisée par une sorte d’effet tunnel sur sa propre situation et son environnement immédiat. Cet isolement s’explique par le cloisonnement du champ de bataille (terrain, poussières, vacarme) et le refus inconscient de voir les dangers contre lesquels on ne peut rien faire. Dans cette réduction du bureau mental, l’esprit se concentre souvent sur une seule idée ou une seule image concrète : le chef, la menace ou l’objectif à atteindre. Dans son analyse des combats de sa compagnie à Bangui en mai 1996, le capitaine Marchand parle d’une « focalisation complète sur l’objectif qui fait rapidement oublier les autres directions potentiellement aussi dangereuses en localité (4)». Les évènements qui surviennent dans ce petit espace-temps sont grossis, ceux qui se déroulent loin sont ignorés. Après les faits, l’interview des combattants donne souvent l’impression qu’ils n’ont pas participé au même combat. D’où la nécessité de reconstituer le plus vite possible pour eux et avec eux le puzzle du combat qui vient de se dérouler.

Pour un chef, obligé de « cheffer » selon les mots de Jacques Chirac, une manière classique de résoudre la contradiction consiste à travailler en dessous de son niveau de responsabilité. L’homme est encore un acteur mais il accepte sciemment un second rôle. Le capitaine Marchand décrit ainsi la contraction du commandement qui se manifeste dans une partie de son encadrement, augmentant par ailleurs la charge de ceux qui restent à leur niveau de responsabilité. Il décrit également « la tendance à exagérer dans ses comptes rendus le volume de l’ennemi et la difficulté de la situation » ce qui perturbe fortement la capacité d’analyse lucide de la situation.

Docteurs en morts violentes

Parlons maintenant de cette analyse qui précède les ordres, y compris les ordres à soi-même. Une situation chaotique ne devient compréhensible que si on possède certaines clefs. De la même façon que Galilée voyait des lunes là où les autres ne voyaient que des tâches sur Jupiter, l’expert tactique qui reste concentré « voit » ainsi tout de suite des choses qui échappent au novice. Mais pour voir, il faut savoir, et en appui du bureau mental de la mémoire à court terme, il y a l’expérience profonde de l’individu, sa mémoire à long terme (5).

À partir de la fusion d’informations réalisée par la mémoire à court terme, le combattant construit son estimation de la situation puis « décide de décider ». Pour cela, il commence par choisir plus ou moins consciemment de la vitesse d’analyse en fonction de l’urgence ou de la complexité de la situation. Il peut choisir un cycle réflexe de quelques secondes pour des décisions simples (tirer, bondir, etc.) ou un cycle de réflexion qui peut durer jusqu’à plusieurs minutes, en fonction de la complexité de l’action à organiser.

Chacun de ces cycles est lui-même une combinaison de souvenirs et d’analyse en fonction des délais disponibles, souvent limités, et du degré d’expérience du combat. Lorsque la situation est familière, l’appel à la « mémoire tactique », va être immédiat et automatique. Or, les souvenirs contiennent des charges affectives émotionnelles. Ces charges ont des intensités différentes et un signe positif ou négatif. Si l’expérience passée a été négative, la charge indiquera que ce n’est pas une chose à faire. Son action sera plutôt inhibitrice. Inversement, si l’expérience passée a été un succès, les émotions pousseront à agir à nouveau de la même façon. Plus la banque de réponses typiques positives est riche, plus le combattant a de chances de trouver de bonnes réponses et, paradoxalement, plus cette recherche est rapide. Ce phénomène, parfaitement analysé par le neurobiologiste Antonio Damasio (6), explique pourquoi le combattant est désemparé devant l’inconnu (il ne peut être aidé par des expériences antérieures) et pourquoi il est préférable d’agir sur un large fond d’expériences positives.

Si la situation ne ressemble pas quelque chose de connu ou si la solution qui vient à l’esprit ne convient pas, l’analyse prend le relais. Or, cette réflexion logique est beaucoup plus longue et coûteuse en énergie que l’appel aux souvenirs. Le novice a donc tendance, soit à concentrer comme on l’a vu sur quelque chose de simple mais connu, au risque de ne pas être au niveau de la situation, soit à utiliser des cycles de réflexion plus longs que ceux de l’expert pour tout analyser. Ce faisant, il risque de s’épuiser plus vite et surtout de se trouver dans une position délicate face à des adversaires plus rapides.

De plus, comme nous l’avons vu, à délais de réflexion équivalents, les experts bénéficient d’une vision de la situation de meilleure qualité qui leur permet et d’un système d’aide à la décision à base de solutions « préenregistrées ». Dans une partie d’échecs officielle, les délais de réflexion sont identiques pour les deux adversaires. La différence se fait donc dans le choix du secteur de jeu sur lequel on fait effort, la confrontation avec des séquences similaires connues et dans la manipulation des solutions possibles. Quand on lui demandait comment il était devenu champion du monde d’échecs, Garry Kasparov répondait « J’ai appris 8 000 parties par cœur ». Son génie, comme celui de Napoléon, qui lui avait appris toutes les batailles de son temps, reposait sur l’art d’utiliser les innombrables situations analogues qui se présentaient dans son esprit face à une situation nouvelle, c’est-à-dire à choisir les plus pertinentes et à les adapter.

En situation de combat rapproché, où celui qui ouvre le feu efficacement le premier sur l’autre dispose d’un avantage considérable, ce choix de la vitesse est essentiel. Si on suit les analyses du major britannique Jim Storr, celui qui prend une décision qui a une chance sur deux d’être une bonne décision a également une chance sur deux de l’emporter, alors que celui qui prend une décision parfaite mais en second n’a qu’une chance sur quatre de gagner. Celui qui est très rapide et peut prendre une deuxième décision avant que son adversaire n’ait encore pris sa première l’emporte presque à coup sûr puisqu’il peut bénéficier des résultats et de l’expérience de la première action. Un des aspects les plus intéressants de ces travaux est par ailleurs de montrer que 80 % des informations nécessaires pour prendre une bonne décision sont souvent acquises très vite et que chercher à obtenir les 20 % manquants est le plus souvent une longue et dangereuse perte de temps (7).

L’analyse offre rarement plus de deux choix. Le choix est alors conditionné par quelques critères : réussir la mission bien sûr, mais également limiter les risques pour ceux dont a la responsabilité ou encore pour les civils, « être à la hauteur », mettre en confiance le groupe, etc. En situation de rationalité limitée et sous pression du temps, la solution choisie n’est pas forcément la meilleure, mais la première qui satisfait à tous ces critères.

Améliorer le fonctionnement du groupe de combat

Voilà sensiblement comme on prend des décisions sous le feu et constatons que dans le cas des chefs de groupe de combat d’infanterie évoqués en introduction, rien n’a été conçu pour leur faciliter la tâche.

Le groupe de combat a été inventé en 1917 afin de résoudre le problème du déplacement sous le feu intense de la guerre industrielle. La solution est venue de la conjonction de plusieurs innovations : l’apparition d’armes nouvelles (grenades à main, à fusil, fusils-mitrailleurs, etc.) qui ont augmenté d’un coup la puissance de feu portable et donc offensives, mais aussi, plus subtilement, l’interdépendance des hommes. La solidité au feu est aussi affaire sociale, et même si ce n’était pas le but recherché, on s’est aperçu que les soldats spécialisés qui dépendaient les uns des autres, s’impliquaient plus dans le combat que les soldats alignés, identiques et indépendants techniquement les uns des autres de 1914. Si on ne répond pas forcément mieux en 1917 qu’en 1914 à la question « Est-ce que je peux faire face ? » (en fait, la réponse est plutôt « oui » puisqu’on a des armes plus puissantes) on répond déjà plus positivement à la question « est-ce que je dois faire quelque chose ? », c’est-à-dire prendre plus de risques. La solidité au feu, c’est-à-dire le choix d’être acteur plutôt que figurant passif, est aussi affaire sociale, plus précisément c’est un mélange de confiance, en soi, ses moyens, ses chefs, ses camarades, et d’obligations, envers ses camarades, son corps d’appartenance, sa patrie. Si en plus, on a la certitude que prendre des risques sert à quelque chose, c’est encore mieux.

On forme donc deux puis trois groupes de combat d’une douzaine d’hommes par section d’infanterie, mais comme il n’est pas possible de multiplier par deux ou trois le nombre d’officiers, les sergents passent du rôle de « serre-rangs » se contentant de faire appliquer les ordres à celui de chef et de donneur d’ordres tactiques. Ce n’est pas parce qu’on travaille à un petit échelon que les choses sont simples. Le commandement d’un groupe de combat est au contraire très complexe, surtout sous le feu. En 1925, déjà, le capitaine Maisonneuve le décrivait ainsi :

Dans l’excitation et la fièvre du combat offensif de première ligne, au milieu de la multitude des sensations qui par tous les sens envahissent son cerveau, au milieu du bruit et de la fumée, ce chef de groupe devra diriger l’emploi, selon le terrain, selon les circonstances multiples du combat, d’un fusil-mitrailleur, d’un tromblon V.B., de grenades, de fusils, de baïonnettes (8). 

Les choses n’ont guère changé. Le chef de groupe de combat actuel doit combiner l’action d’un véhicule de combat et d’une troupe à terre avec sept armes différentes. L’apprentissage du commandement n’est pas non plus facilité par les rotations constantes de personnel et les changements permanents de structure. En seize ans de compagnie d’infanterie, j’ai rencontré quatorze structures différentes de groupes de combat, en fonction de l’évolution des armements, des réductions d’effectifs, de divers tâtonnements (binômes et/ou trinômes, équipes choc, feu, mixtes, « 300 », « 600 ») et surtout des missions extérieures, comme s’il était logique de changer de structure de parce qu’on change de territoire.

Le plus grave est surtout qu’oubliant la réalité psychologique des combats, on a conçu le commandement du groupe de combat de manière très cartésienne.  On a en effet découpé le travail du chef de groupe au combat en situations types et on a défini une check-list, ou cadre d’ordre, pour chacune de ces situations. Pour commander « suivant le manuel », le chef de groupe doit donc connaître par cœur douze cadres d’ordre différents : DPIF (pour « Direction-Point à atteindre-Itinéraire-Formation » pour se déplacer), FFH, MOICP, PMSPCP, HCODF, GDNOF, ODF, IDDOF, PMS, SMEPP, etc. Outre que leur mémorisation occupe une large part de l’instruction, ces ordres « récités à la lettre » ont surtout le défaut majeur de ralentir considérablement le groupe. Si on applique strictement les méthodes de commandement réglementaires, il faut par exemple 2 minutes pour qu’un groupe pris sous le feu puisse à son tour riposter, après avoir donc reçu potentiellement plusieurs centaines de projectiles.

Bien entendu en combat réel, voire en exercice un peu réaliste comme celui évoqué en introduction, toutes ces procédures explosent. Dans le meilleur des cas, le sergent utilise des procédures simplifiées de son invention, dans le pire des cas - le plus fréquent - on assiste à des parodies d’ordres, autrement dit des hurlements variés. Ajoutons qu’en rendant complexe la tâche du chef de groupe, on rend encore plus difficile son remplacement s’il est tué ou blessé. Le groupe comprend normalement deux chefs d’équipe et même désormais, semble-t-il, un adjoint. On s’aperçoit cependant que ces caporaux-chefs qui se retrouvent d’un seul coup placés en situation de commandement ont oublié en grande partie les IDOFF et autres HCODF péniblement appris dans le passé.

Pendant quinze ans, j’ai procédé à plusieurs expérimentations pour tenter de résoudre ce problème et faire en sorte que chaque chef de groupe puisse répondre plus facilement « oui » à la question : « est-ce que je peux faire face et prendre de bonnes décisions ? ».

Le premier axe d’effort a consisté à simplifier sa tâche. Le groupe est partagé en une équipe 300 m pour le combat rapproché et une équipe 600 pour le combat plus lointain. Le problème est que les deux fonctionnent rarement optimalement en même temps. Il est finalement plus rationnel de regrouper toutes les armes à longue portée dans un groupe d’appui au niveau de la section et de faire de chaque groupe de combat un groupe 300. Pour ce qui nous intéresse ici, cela a le mérite de simplifier la tâche du sergent, chef de groupe.

Le deuxième axe, le plus important, a consisté à imiter le commandement à la radio des « tankistes » en remplaçant tous les cadres d’ordre par un seul, applicable à toutes les situations sur le modèle : « voilà l’objectif et sa position, et voilà l’action à mener », c’est le modèle dit OPAC. Ce système, très simple, permet de s’adapter à toutes les situations, même les plus confuses, sans perdre de temps à essayer de se souvenir du cadre d’ordre réglementaire, raccourcit considérablement le processus de décision et augmente sa qualité puisqu’il laisse un peu plus de temps pour réfléchir sur les options.

Le troisième axe a consisté à soulager encore le travail du chef de groupe en responsabilisant ses deux chefs d’équipe. Le chef de groupe donne des ordres à deux ou trois chefs d’équipe, on reste ainsi sous la limite des 5 objets manipulable par la mémoire à court terme, et chaque chef d’équipe commande deux ou trois hommes avec la même méthode OPAC. Utilisant la même méthode simple, un chef d’équipe peut aussi plus facilement remplacer le chef de groupe.

Il s’est agi ensuite de multiplier l’apprentissage des parties, comme Garry Kasparov, afin de constituer la plus grande mémoire tactique possible. On a donc multiplié les simulations de combat, en saisissant toutes les occasions qui se présentaient et en s’efforçant de les rendre les plus réalistes possibles, avec l'emploi de laser et d'arbitres en particulier.

Après des années d’expérimentations, et donc des erreurs, et sans aucune innovation technique, le résultat a été saisissant puisque les groupes, et les sections d’infanterie, formés selon cette méthode l’ont emporté systématiquement dans des confrontations avec des unités classiques agissant selon le règlement INF 202. Toutes capacités à résister au stress par ailleurs, les groupes nouvelle formule fonctionnaient simplement vite et mieux. Dans un combat d’infanterie, fonctionner vite et mieux que l’ennemi, cela signifie au moins réduire les pertes qu’il peut nous infliger et au mieux le battre complètement. A une époque, où la mort de quelques soldats constitue un évènement et où la majorité de ces soldats français qui tombent sont justement des fantassins, on mesure l’importance stratégique que peut avoir le bon fonctionnement du cerveau de leurs chefs.

1 Christophe Jacquemart, Neurocombat. T. I Psychologie de la violence de rue et du combat rapproché, Paris, Fusion froide, 2012.

2 Les témoignages sont extraits de Michel Goya, Sous le feu - La mort comme hypothèse de travail, Tallandier, 2014.

3 Georges Gaudy, L’agonie du Mont-Renaud, Plon, 1921.

4 Rapport du capitaine Marchand, « Enseignements tirés de l'action menée sur la maison de la radio de Bangui (21 mai 1996) ».

5 Raphel, Stivalet et Esquivie, « La vulnérabilité de l’homme au combat : aspects psychologiques », in L’armement  n°53, juillet-août 1996.

6 Antonio Damasio, L’erreur de Descartes, Paris, Odile Jacob, 1985. Voir également son entretien dans Sciences Humaines, n°119, août-septembre 2001.

7 Jim Storr« Des commandants au contact des réalités », in Objectif Doctrine n°50, avril 2001. Jim Storr, The Human Face of War, Continuum Editions, 2011.

Paul-Henri Maisonneuve, L’infanterie sous le feu, Berger-Levrault, 1925.

Tumulte à Bakhmut

Depuis la reconquête de Kherson le 11 novembre, clôturant deux mois d’offensives et deux victoires spectaculaires ukrainiennes, les opérations semblent marquer le pas, ce qui ne veut pas dire qu’elles sont moins violentes. On meurt tout autant dans ces petits combats fragmentés que dans les grandes attaques, mais pour chaque soldat tombé de part et d’autre, il y a infiniment moins de terrain conquis.

Il ne s’agit sans doute là que d’une pause opérationnelle avec la reprise d’opérations d’ampleur lorsque les conditions – météo, logistique, reconstitution des forces, mise en place d’appuis, etc.- le permettront comme après l’arrêt de juillet-août. En attendant et par contraste avec l’absence de grands mouvements, les combats autour de la ville de Bakhmut, ont acquis le statut de bataille et c’est peut-être la principale surprise du moment.

La ligne Surovikine

La défaite cinglante des forces russes au début du mois de septembre dans la province de Kharkiv a agi comme un révélateur. Face à la supériorité désormais manifeste de l’armée ukrainienne, il n’était plus possible pour la Russie de continuer à faire la guerre de cette manière sous peine d’un effondrement militaire. S’il faut faire un parallèle historique, le changement opéré par les Russes à la fin du mois de septembre a ressemblé par de nombreux aspects à celui des Allemands à la fin de 1916 après les deux batailles géantes de Verdun et de la Somme : changement de direction militaire, création d’une grande ligne fortifiée, repli derrière cette ligne, mobilisation industrielle et reconstitution des forces en attendant de pouvoir reprendre l’offensive. Dans le même temps, les Allemands accentuent la pression sur les sociétés ennemies par les bombardements des capitales, le blocus économique du Royaume-Uni par la guerre sous-marine et le soutien aux révolutionnaires russes. En 2022, le Kremlin a ajouté une touche russe avec une mobilisation de réservistes anarchique et l’envoi immédiat au front de dizaines de milliers de poitrines sans formation ni équipements adaptés, mais encadrés par une législation d’inspiration stalinienne punissant par exemple par avance ceux qui se constitueraient prisonniers.

À partir du mois d’octobre, on creuse donc partout côté russe y compris devant la Crimée ou Marioupol, on colmate le front de Louhansk en formant une ligne frontière-Svatove-Kreminna, on se replie derrière le Dniepr dans la province de Kherson et on contre-attaque seulement le long de la province de Donetsk. Des salves hebdomadaires de missiles et de drones frappeurs s’abattent par ailleurs sur les infrastructures énergétiques, en particulier électriques, du pays afin d’entraver l’effort de guerre ukrainien et de saper le moral de la population.

La nouvelle stratégie russe a suscité, comme c’était attendu, quelques troubles intérieurs et en particulier une fuite massive des réfractaires, mais pas de révolte. Elle peut donc, du moins le croit-on au Kremlin, s’inscrire dans la durée en comptant sur un épuisement plus rapide des sociétés ukrainienne et même occidentales que du côté russe, afin d’obtenir au moins un statu quo, qui pourrait être présenté malgré les immenses pertes et dégâts comme une victoire par Vladimir Poutine, et au mieux la possibilité de reprendre l’offensive au début de 2023 avec une armée renouvelée.

Dans l’immédiat et au prix de pertes humaines considérables, cette stratégie semble porter ses fruits malgré la perte de Kherson. Contrariée également par la pluie et la boue de l’automne, l’offensive ukrainienne devant Svatove et Kreminna marque le pas, tandis que les attaques russes dans la province de Donetsk attirent l’attention. Tactiquement, ces attaques semblent étranges puisqu’elles s’effectuent dans des zones solidement tenues par l’ennemi, du fort au fort donc. C’est peut-être parce que la conquête complète de la province de Donetsk reste le dernier, au sens de seul, objectif terrain possible à atteindre pour les Russes. C’est sans doute aussi paradoxalement dans cette longue bande fortifiée que les forces russes sont le plus à même d’utiliser leur seul principal atout : l’artillerie. Ce terrain fortifié édifié depuis 2015 est le plus important au monde après celui qui sépare les deux Corées. Il avantage évidemment le défenseur et nous rappelle l’utilité de la fortification de campagne mais il oblige aussi à rester sur place. Or, coller au terrain, le tenir absolument, c’est offrir des cibles immobiles à la puissance de feu russe. L'artillerie russe est amoindrie par le harcèlement de sa logistique par les frappes ukrainiennes et simplement par la raréfaction des obus, mais même en tirant trois fois moins qu'au moins de juin, elle envoie encore en moyenne 20 000 obus par jour, contre peut-être 7 000 ukrainiens.

Les attaques russes de Donetsk ressemblent ainsi beaucoup à celles du trimestre avril-mai-juin mais en plus petits. Là où ils employaient encore des bataillons, ils n’utilisent plus que des détachements d’assaut de la taille maximale de compagnies - c’est le retour des « compagnies d’avant-garde » bien connues des soldats de la guerre froide – précédées de lourdes frappes d’artillerie pour s’emparer au mieux de quelques centaines de mètres en une journée, voire quelques dizaines dans les zones urbaines. Les détachements d’assaut sont parfois précédés de reconnaissances de « consommables », ceux dont les pertes comptent peu pour les Russes comme certains miliciens du Donbass ou des prisonniers recrutés par Wagner. Contrairement aux « expendables » de cinéma, ce ne sont pas des soldats d’élite et ils sont mal équipés, mais dans le cas des prisonniers de Wagner ils sont moralement soutenus par le plomb des pelotons de barrage. Employés parfois en masse ils ont pu surprendre et subjuguer les Ukrainiens sur quelques positions, mais ils servent surtout à indiquer à l’artillerie où sont les défenseurs. Si l’artillerie fait bien son travail sur ces positions décelées, le détachement d’assaut pourra alors peut-être occuper le terrain. Si ce n’est pas le cas, l’artillerie aura usé les forces ukrainiennes. Dans ces combats, les Ukrainiens tombent bien plus souvent par les éclats ou le souffle des obus et roquettes que par les balles d’AK-12. Un médecin franco-ukrainien déclarait récemment avoir vu passer des centaines de blessés en trois semaines dans son centre de triage dans la région mais pas un seul blessé par balle.

Petit Verdun

Parmi une petite dizaine de combats le long du Donbass, la bataille de Bakhmut est devenue emblématique de cette nouvelle campagne offensive russe. Après la prise de Severodonetsk le 25 juin et de Lysychansk le 3 juillet par les Russes, celle de Bakhmut apparaissait comme l’étape indispensable pour aborder Kramatorsk et Sloviansk par le sud-est. La ville de 70 000 habitants a été frappée sporadiquement depuis la fin du mois de mai et on pensait qu’elle serait subjuguée au mois de juillet, mais les choses avaient changé. Alors que leur avance paraît alors inexorable, les forces russes sont en fait épuisées par l’effort fourni depuis trois mois et frappées d’une sorte d’apathie offensive.

C’est le moment où le groupe Wagner, l’armée de l’entrepreneur Evgueni Prigogjine, saisit l’occasion de se montrer. Le groupe a alors des bataillons sur différents fronts, dont Kherson, mais la zone de Bakhmut est sa zone d’action principale. Il n’en faut pas plus pour décider de s’emparer de la ville, en déconnexion alors avec la tendance générale de l’armée russe et peut-être justement parce qu’en déconnexion avec cette armée alors très critiquée. Bakhmut est alors la plus grande ville prenable par les forces de la coalition russe. Et il ne faut sans doute pas chercher d’autre raison à ces attaques obstinées qui prennent de l’ampleur depuis le 1er août. De ce fait, la bataille devient connue et devient donc aussi un objet stratégique. C’est une sorte de bataille Potemkine qu’on ne peut se permettre de perdre sous peine de perdre aussi la face.

Tactiquement, les grandes villes sont difficiles à prendre. Toutes celles qui ont été prises en Ukraine par un camp l’ont été par surprise, comme Melitopol au début de la guerre, ou après un encerclement ou une menace d’encerclement, comme à Marioupol, Lysychansk voire Kherson. Même ainsi cela n’a pas été certain. Tchernihiv ou Soumy ont résisté en étant encerclées pendant des semaines avant le repli des forces russes. Aucune grande ville n’a pu être saisie alors qu’elle était reliée à son camp et que le défenseur pouvait toujours ravitailler et relever ses forces. Non que ce soit impossible, c’est simplement beaucoup plus difficile.

C’est la raison pour laquelle les Russes, avec Wagner en pointe avec des miliciens du Donbass et l’artillerie régulière, attaquent la ville de trois côtés simultanément, espérant comme au go couper toutes les « vies » de Bakhmut : par le nord via Soledar, le sud via Zaitseve puis Optyne et directement par l’est depuis Poproskve et la route T0504. On est loin des « offensives à grande vitesse ». La progression est millimétrique, de l’ordre parfois de 100 mètres par semaine, mais semble inexorable au moins dans le sud et à l’est. À ce jour, les Russes aborderaient enfin la ville de Bakhmut proprement dite, en particulier à l’est où ils se sont emparés de la zone industrielle le long de la rue Patrice Lumumba et semblent avoir pénétré dans le grand quartier résidentiel à l’est de la rivière Bakumukovka. Ils se seraient également emparés d’Optyne au sud, mais piétinent encore au nord.

Le plus étonnant est que les Ukrainiens ont accepté la bataille dans ce qui apparait pour eux surtout comme un piège à feux. Ils ont déployé une armée de six brigades renforcées de bataillons autonomes sur une douzaine de kilomètres de front, soit plus d’un homme par mètre de front. Les Ukrainiens ont organisé des rotations de brigades, ce qui témoigne de leur volonté de mener le combat sur la durée, un élément de comparaison de plus au-delà des images, des méthodes de combat et la valeur symbolique des combats, avec la bataille de Verdun en 1916. Il est possible que Bakhmut ait fait fonction d’aimant pour les Ukrainiens au détriment de l’attaque qu’ils semblaient organiser en direction de Kreminna ou peut-être dans la province de Zaporijia. Ce serait là un premier succès russe, le deuxième étant de « saigner à blanc » l’armée ukrainienne pour rester dans l’analogie avec Verdun et le troisième serait simplement de planter le drapeau russe (ou de Wagner) au centre de Bakhmut.

Pour autant, comme pour les Allemands en 1916 cette bataille peut aussi être un piège pour les Russes. En premier lieu, il n’est pas du tout certain que la bataille de Bakhmut soit le principal ralentisseur des opérations ukrainiennes. Si, comme le laissent entrevoir certains indices, les Ukrainiens attendent la solidification des sols pour tenter de percer dans la province de Zaporijjia, l’attaque de Bakhmut n’aura pas freiné les ambitions ukrainiennes et passera au second plan. Mais même en devenant la bataille principale, Les Russes subissent aussi des pertes terribles dans les combats autour de Bakhmut et en subiront sans doute encore plus à l’intérieur de la ville, là où le combat rapproché prend le pas sur le pilonnage d’artillerie. S’il est possible pour les Russes de couper la route M03 qui alimente la ville par le nord, un pont clé serait déjà détruit, il leur sera presque impossible de couper celui qui l’alimente par l’ouest. Autrement dit, il y aura toujours des soldats ukrainiens, renouvelés, bien équipés, motivés, souvent compétents dans la ville à moins de prendre chaque bâtiment. La prise de Bakhmut, maison par maison, est un défi majeur pour l’armée russe qui, rappelons-le, ne dispose pas du meilleur capital humain en nombre et qualités. Pire, si même ils parvenaient à prendre la ville, il sera difficile de la tenir puisqu’elle se trouve sous les feux des hauteurs de Tchassiv Iar 4 km à l’ouest.

Au bout du compte, en exagérant un peu Bakhmut peut aussi être le tombeau de l’armée russe et c’est peut-être pour cela que les Ukrainiens acceptent cette bataille, nouvelle surprise dans cette guerre qui n’en manque pas.

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