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À partir d’avant-hierOrient XXI

Palestine. L'instant de tous les possibles

En réaction aux arrestations massives des Palestiniens d'Israël, les membres du réseau des Médias indépendants sur le monde arabe publient ensemble cet article de Majd Kayyal, écrivain et journaliste d'Haïfa. Il appelle à l'unité de tous les Palestiniens contre les coups de butoir sécuritaires et idéologiques du gouvernement Israélien.

C'est à ce moment précis que j'ai le plus peur. Parce que je sais que la guerre la plus profonde et la plus difficile commence maintenant.

Cette guerre-là se mène sur deux fronts. D'abord sur le front sécuritaire : Israël cherche à remettre à jour l'image du « monstre » que nous avions brisée. La presse en hébreu explique que la police a été « choquée » par le soulèvement populaire et qu'elle essaie maintenant de restaurer une « force de dissuasion », c'est-à-dire qu'elle souhaite afficher puis exercer sa violence et sa brutalité afin de nous ramener à la peur et la soumission, de nous terroriser de nouveau, de nous empêcher de sortir dans la rue, et que nous ne lancions pas de nouvel appel à l'unité palestinienne.

Empêcher par la force l'unité

Après l'arrestation dans les territoires de 1948 de plus de 1 500 jeunes femmes et hommes ces deux dernières semaines, le ministère de l'intérieur a annoncé le 21 mai (en même temps que le « cessez-le-feu »), une campagne intitulée « Le droit et l'ordre ». Dans ce cadre seront utilisés des unités de garde-frontières, de la police secrète, des unités spéciales et des bataillons de réserve, afin de procéder à l'arrestation de plus de 500 personnes dans les heures et jours à venir. Ces 500 personnes ont été ciblées dans le but de « régler des comptes » avec les jeunes. D'une ampleur sans précédent, cette campagne est une déclaration de guerre qui ne doit pas passer inaperçue1.

Les forces d'oppression israéliennes essaient de restaurer leur autorité par la violence et les prisons en détruisant la vie de nos jeunes.

Un second front a des répercussions plus profondes et plus dangereuses : l'institution sécuritaire commence à étendre ses campagnes et activités sociales afin de réécrire la mémoire populaire, avec comme objectif de remplacer l'histoire que la population a édifiée dans la rue et les sacrifices qu'elle a faits par un narratif qui renforce notre division et sert la stratégie coloniale israélienne.

Il est vrai que les gens qui sont descendus dans la rue ont donné un exemple de force, de courage, de défi, d'unité et de solidarité merveilleux et différent. Il est de notre responsabilité de nous appuyer sur leur exemple. Cette fois-ci, nous ne devons pas répéter les erreurs du passé, et nous ne devons pas permettre que notre histoire soit volée.

La fable de « l'exception de l'intérieur »

Cette révolte populaire est une matière première et la question est de savoir qui d'entre nous saura au mieux la faire fructifier. Israël va essayer de l'utiliser afin de porter un coup douloureux au niveau de la prise de conscience, en accordant des privilèges sociaux, économiques et politiques à tous ceux qui le rejoindront.

Les Israéliens vont utiliser toutes les ressources possibles et monter des projets afin de créer une classe politique et sociale « haut de gamme », afin de renforcer la croyance en une citoyenneté israélienne des Palestiniens vivant sur le territoire de 1948. Dans les mois et les années à venir, ils créeront et formeront des élites sociales, universitaires, « droits-de-l'hommistes », politiques, culturelles, des capitalistes, des associations, des institutions, des entreprises et une presse, afin de récolter les fruits de nos sacrifices, ceux de la jeunesse palestinienne écrasée par les horreurs du colonialisme et de ses conditions sociales — violence, pauvreté, manque d'éducation de qualité et marginalisation.

Ils essaieront de transformer l'esprit de la révolution du peuple et l'appartenance inébranlable à la Palestine, à Jérusalem et à Al-Aqsa ; ils essaieront d'en faire une histoire des « Palestiniens en Israël » et reviendront nous parler de « l'exception de l'intérieur ». Et qui sait, il se peut même qu'ils déploient une seconde « Commission Or »2.

Sortir de la cage

Tout cela représente une sombre perspective. Mais il en existe une autre : nous-mêmes, et nous ne sommes pas insignifiants. Durant la deuxième Intifada, nous étions des enfants ; certains n'étaient même pas encore nés, d'autres étaient suffisamment âgés, mais n'avaient pas les moyens de lutter. Aujourd'hui, nous en sommes capables, et notre participation n'est pas seulement un devoir ; elle relève d'une responsabilité vitale.

Notre responsabilité existentielle est de bâtir et consolider l'idée de l'unité de la Palestine, de considérer la citoyenneté israélienne comme une cage, une prison qui nous empêche de nous retrouver en nombre, de nous connaître mutuellement, de bouger, de nous organiser ensemble, de fonder une réelle force politique qui puisse formuler et penser sa vie, ses aspirations, ses rêves.

Nous avons la responsabilité de créer et de développer des projets, des initiatives, des cercles qui promeuvent et renforcent l'idée que nous sommes un seul peuple, et que nous souhaitons une vie sociale et politique unitaire et libre. Nos luttes doivent être encadrées de manière à rompre la « spécificité » et les « cages » de chaque espace géographique.

Nous avons la responsabilité de commencer à construire et mettre en œuvre une nouvelle vision qui redéfinisse la lutte palestinienne après des années d'enfermement dans le piège de l'État d'Oslo et les absurdités de « l'égalité à l'intérieur d'Israël ».

Nous vivons un moment important, porteur de possibilités nouvelles et nous devons nous en saisir, agir avec force et rapidement, parler, communiquer, construire, penser…

Nous devons imposer un nouveau discours, une nouvelle narration. Nous devons rejeter cette « vie en cage » et faire en sorte que ceux qui souhaitent diviser les Palestiniens aient honte de leurs choix.

Nous devons lutter pour des changements dans les cadres existants, et en créer de nouveaux, basés sur le principe de l'unité de la lutte palestinienne et de la destruction de la ségrégation.

Nous souhaitons voir l'avenir devant nous, un avenir dans lequel le natif de Khan Yunis (Gaza) bénéficie de soins médicaux de même qualité que celui de Haïfa ; où celui qui est né à Nazareth accède aux mêmes curriculums scolaires et académiques (et qu'il puisse se rebeller contre ces mêmes curriculums) que celui qui est né à Jérusalem.

Un avenir sans checkpoints dans toute la Palestine, un avenir dans lequel les enfants d'Umm Al-Fahm jouent avec ceux de Gaza dans les parcs de Jérusalem.

Je ne suis ni optimiste ni pessimiste. J'ai la conviction que nous vivons un moment des possibles, et que nous avons la capacité d'en faire ce que nous voulons si nous nous montrons à la hauteur de la responsabilité. Et nous nous devons d'être à la hauteur, non seulement pour construire un avenir meilleur, mais afin de donner une valeur réelle à notre présent et à nos vies aujourd'hui. Pour redonner leurs droits à tous ceux qui avant nous ont existé, lutté et souffert.

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Traduit de l'arabe par Kawthar Guediri. Cette tribune est publiée par le réseau Médias indépendants sur le monde arabe, dont fait partie Orient XXI.


2NDLR. La Commission d'enquête sur la répression par les forces de sécurité des citoyens palestiniens d'Israël en octobre 2000 (provoquant treize morts), ou « Commission Or » — du nom de l'enquêteur en chef, Theodor Or, juge de la Cour suprême — était une commission d'enquête nommée par le gouvernement israélien pour enquêter sur les événements d'octobre 2000, au début de la deuxième Intifada.

Mohamed Ben Salman, le prince qui murmure à l'oreille de la jeunesse

Les études d'opinion sont rares en Arabie saoudite, ce qui renforce l'intérêt d'un récent rapport de la spécialiste de la péninsule Arabique Fatiha Dazi-Héni. Il porte sur « le pari sur la jeunesse » de Mohamed Ben Salman et offre un tableau complexe de la perception du style princier dans le royaume. Compte-rendu.

Un vent nouveau souffle sur le royaume des Al-Saoud. Un nouveau règne se prépare et arrivera tôt ou tard. Mohamed Ben Salman (MBS), prince héritier depuis 2017, n'a cessé depuis sa nomination de défrayer la chronique internationale, en partie pour son mégaprojet de réforme intitulé « Vision 2030 », censé moderniser le pays et en diversifier l'économie en 15 ans, mais surtout pour sa gouvernance qui ne souffre pas la demi-mesure. Pour l'un comme pour l'autre, il est difficile de savoir ce que pense la population du pays. Dans son étude intitulée Arabie saoudite. Le pari sur la jeunesse de Mohammed Bin Salman, c'est justement le ressenti des Saoudiens, notamment celui des jeunes de la capitale Riyad, que Fatiha Dazi-Héni sonde.

Pour ce faire, l'enseignante à Sciences Po Lille et chercheuse à l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM) fait à la fois appel à un riche appareil théorique constitué des études publiées sur le royaume, mais également — voire surtout — à un travail de terrain mené entre 2016 et 2019. Ainsi, à chacun de ses séjours, elle s'est entretenue avec nombre de Saoudiens, appartenant autant à l'appareil institutionnel qu'au milieu intellectuel ou de l'entrepreneuriat. Elle a également constitué un échantillon de 50 jeunes Riyadotes de moins de 30 ans, afin de les interroger quant à leur perception de la politique menée par le prince héritier.

« Pour une fois, dans ce pays, on pense aux jeunes et aux femmes »

Que peut souhaiter un prince, sinon des sujets à son image ? C'est là indéniablement la plus grande opportunité de MBS : être dauphin à 35 ans, alors que 60 % de la population saoudienne (qui compte 21 millions de nationaux) a moins de 30 ans, et qu'elle vit dans les trois principales provinces du pays : Riyad, la Mecque — dont Djeddah est la capitale — et Al-Charqiya. Cette démographie est doublée d'une répartition entre villes et campagne largement en faveur des grands centres urbains : l'Arabie saoudite compte en effet 87 % de citadins — en 1970, un quart seulement des Saoudiens vivait dans les villes —, « une moyenne supérieure à l'Europe occidentale ». Parmi eux, 6,5 millions se concentrent à Riyad, « troisième mégapole la plus peuplée du monde arabe après le Caire et Bagdad et, de loin, la ville la plus importante de la péninsule Arabique ».

Voilà donc « le public cible du prince : urbanisés, ultra-connectés et hypermondialisés ». Une jeunesse oubliée jusque-là des pouvoirs publics et qui se révèle moins politisée qu'ailleurs dans le monde arabe, puisque 62 % des jeunes Saoudiens estiment qu'il est plus important d'assurer la stabilité du pays que de promouvoir la démocratie, contre 56 % au Levant.

Dans leurs rangs, c'est d'abord un soupir de soulagement que fait pousser toutes classes confondues la politique de MBS, marquée dès 2017 par un libéralisme ostentatoire, dans un pays à la doctrine religieuse jusque-là ultra-rigide : ouverture de cinémas et de théâtres, lancement d'une Autorité générale pour le divertissement, organisation de concerts, autorisation de conduire pour les femmes qui ne sont plus obligées de porter le voile, espaces de mixité… « Pour une fois, dans ce pays, on pense aux jeunes et aux femmes », confie un des jeunes interviewés à Fatiha Dazi-Héni.

Pour cette jeune génération qui oscille encore entre les bancs de la faculté et l'arrivée sur le marché du travail souvent retardée par le manque d'emplois, l'ascension du prince permet d'en finir avec une schizophrénie sociale qui marquait le fossé séparant la vie dans les espaces privés et le comportement très policé en public. Ils sont séduits par la « Vision 2030 » de MBS, ou du moins par l'image qu'il en véhicule en parlant leur langue, notamment à travers une communication tous azimuts menée sur les réseaux sociaux. Comme le rappelle le rapport, « le royaume se place en tête des pays utilisateurs des différentes plateformes […] par habitant dans le monde ».

Ce canal d'information est privilégié par les millénariaux saoudiens1 qui, de fait, ne passent plus par la case famille pour se forger une opinion. De quoi créer « une rupture générationnelle au sein de la société ». S'il est souvent recommandé de prendre avec précaution ce qui se dit sur les réseaux sociaux saoudiens, investis de bots Twitter2, de « mouches électroniques »3 et champ de bataille pour les Saoudiens expatriés, l'anonymat garanti lors de ces entretiens permet de confirmer certaines tendances de l'espace virtuel.

Mais la logique sociale et régionale est toujours à l'œuvre. Et là où il y a des laissés-pour-compte, l'enthousiasme est moins palpable. Ainsi, les jeunes des périphéries — où la police religieuse opère toujours —, vivant loin de la province de Riyad ou issus de milieux plus ruraux et conservateurs, se laissent moins séduire par la communication du palais et ne tournent pas le dos à leur ancrage familial qui se confond avec l'appartenance tribale. Des réserves qu'ils ne sont pas les seuls à exprimer.

Scepticisme chez les aînés

Si le royaume a échappé à la vague de révoltes de 2011, il fait pourtant face à des défis similaires à ceux des autres pays du monde arabe, et à la tête desquels se trouve un chômage massif des jeunes, notamment les diplômés (entre 30 et 40 % pour les moins de 25 ans). À cela MBS répond par sa volonté de révolutionner le secteur économique : créer de nouveaux emplois, attirer la jeunesse vers le secteur privé et notamment vers un de ses « dadas », l'industrie de défense (Saudi Arabia Military Industry, SAMI) et de cybersécurité. Les étudiants peuvent également ambitionner de travailler dans des secteurs jusque-là inexistants, comme le tourisme culturel ou le divertissement. La libéralisation sociétale contre une nouvelle culture du travail, où l'État ne garantirait plus des fonctions publiques à vie, c'est le marché que propose MBS et que la jeunesse riyadote a tout l'air d'accepter.

Mais cet enthousiasme fait défaut chez les jeunes actifs. Ils ont pour leur part éprouvé de plein fouet la politique d'austérité qui a marqué 2016, année de lancement de la « Vision 2030 », et dans le contexte de la coûteuse offensive saoudienne au Yémen : réduction des prix subventionnés de l'énergie, introduction d'une fiscalité avec l'annonce d'une TVA à 5 %, suppression des allocations versées aux salariés du public (qui représentent 70 % des nationaux actifs)… Certes, l'État a fini par reculer devant le mécontentement exprimé par les Saoudiens sur les réseaux sociaux. Mais l'épisode rappelle une des faiblesses de la politique de réforme mise en place par MBS : elle est le reflet d'une époque moins faste pour le royaume, dont 80 % des revenus proviennent toujours des hydrocarbures, alors que la chute du prix du baril depuis 2014 affaiblit considérablement l'État-providence.

De plus, l'image d'homme ambitieux et très volontaire du prince se heurte à un manque de compétences flagrant. Dans les principaux secteurs que ce dernier souhaite développer, point de ressources humaines formées et capables de traduire à échelle nationale les impulsions du dauphin. MBS fera d'ailleurs appel à des compétences étrangères, comme on l'a vu en mars 2020 avec la nomination de l'Autrichien Konrad Pesendorfer à la tête de l'Autorité des statistiques. Une première dans le pays, qui contredit la volonté de « saoudisation » des emplois, (mal) amorcée depuis 2005 sous le règne du roi Abdallah.

Une élite peut en cacher une autre

En plus d'un libéralisme sociétal inédit, l'autre arme de séduction dont MBS use à volonté est son discours anti-élitiste. Lui qui s'est mis à dos, par son ascension fulgurante rompant avec une gouvernance jusque-là adelphe et collégiale, la plus grande partie de la famille royale trouve auprès de la population, notamment les jeunes, un allié contre ses adversaires du palais.

Réformer l'appareil bureaucratique est un des piliers de la « Vision 2030 », rappelé lors de la dernière interview du prince héritier sur la chaîne Al-Arabiya, diffusée le 27 avril 2021. Ces élans populistes passent par des campagnes anticorruption dont la plus célèbre reste sans nul doute celle qui a eu lieu dans les locaux de l'hôtel Ritz-Carlton de Riyad en novembre 2017, où plus de 300 princes, ministres et hommes d'affaires ont été retenus prisonniers quelques semaines après la création d'une commission anticorruption présidée par MBS en personne. Une autre vague de purge, touchant cette fois des officiers dont le prince et général Fahd Ben Turki Ben Abd-Al-Aziz Al-Saoud, commandant des forces de la coalition au Yémen, aura lieu en août 2020.

Or là aussi, si la jeunesse voit dans ces méthodes musclées une dynamique nouvelle et nécessaire pour que le pays aille de l'avant, les aînés sont plus suspicieux. Ils constatent aujourd'hui qu'une nouvelle élite a remplacé l'ancienne, composée du cercle étroit du prince. Nommés davantage pour leur allégeance que pour leur compétence, quelques-uns des plus proches collaborateurs de MBS ont défrayé la chronique, soit par leur implication dans l'assassinat du journaliste Jamal Khashoggi au consulat saoudien d'Istanbul, comme cela a été le cas pour Saoud Al-Qahtani qui était à la tête du centre de communications au palais royal et de la nouvelle autorité pour le cyber ; ou pour la surveillance de dissidents saoudiens à l'étranger, comme pour Badr Al-Asaker, secrétaire général de la fondation Misk, dont la mission est de développer et attirer les pôles d'excellence parmi les 18-35 ans. Autant d'événements qui ont terni l'image du royaume à l'international.

Si Dazi-Héni pointe à juste titre que cette nouvelle élite a fait les frais de l'amateurisme et des erreurs de MBS, écartée par le roi Salman qui épargne toujours son fils, force est de constater que la garde rapprochée du prince conserve quand même une place de choix. En témoignent les appels relayés dernièrement sur les réseaux sociaux pour le « retour » d'Al-Qahtani, qui aurait discrètement retrouvé son influence au palais4.

Un nouveau contrat social aux accents nationalistes

Des collaborateurs d'une loyauté sans faille gravitent autour de leur « soleil », le prince. Voilà ce qui résulte de cette restructuration. MBS concentre en effet entre ses mains le pouvoir politique et économique, puisqu'il est entre autres à la tête du Public Investment Fund (PIF), le fonds d'investissement public. L'ambition du prince héritier est d'en faire « le plus important fonds souverain du monde avec la gestion d'actifs financiers d'une valeur de 2 000 milliards de dollars en 2030 » (1640 milliards d'euros) et sur lequel ne s'exerce aucun contrôle public. Plus encore, dans ce pays où le pouvoir s'est toujours reposé sur deux jambes : la politique et le wahhabisme, respectivement incarnées par les deux dynasties Al-Saoud et Al-Cheikh, MBS rebat ici aussi les cartes du jeu. Profitant de l'obéissance absolue au souverain que prône le wahhabisme (ta'at waliy al-amr), il impose un nouveau discours religieux, un islam dit « modéré » et « tolérant », désormais élevé en doctrine d'État.

La politique, l'économie, la religion… bref, le royaume c'est lui. Cet amalgame est facilité par une rhétorique ultranationaliste qui enrichit ce nouveau contrat social. Certains intellectuels interviewés dans le rapport parlent de l'avènement d'un « quatrième État saoudien »5, et là aussi, ce discours trouve un écho chez les jeunes, soucieux désormais de l'image de leur pays et de son « drapeau ». « Cette référence au drapeau, peu commune dans la bouche d'un Saoudien, est pourtant revenue à plusieurs reprises au cours des discussions engagées », note Fatiha Dazi-Héni qui constate l'association chez les jeunes de la figure du prince à « la préservation de la patrie ». Cette terminologie dénote en effet dans un pays où la référence à la oumma islamique a toujours primé. La valorisation de l'histoire antéislamique du royaume, illustrée par la mise à l'honneur du site nabatéen d'Al-Ula lors du dernier sommet du Conseil de coopération du Golfe (CCG) en janvier 2021, est passée par là.

Cette personnification du pouvoir ne va pas sans un contrôle très strict de la vie publique rythmé depuis 2017 par une vague d'arrestations qui n'a épargné ni les membres de la famille royale, ni les dignitaires religieux, ni de jeunes activistes et intellectuels. MBS a aussi pris en main l'appareil sécuritaire, procédé à nombre de nominations, mis en place une « sécurité de l'État », terminologie empruntée à l'Égypte, ce qui en dit long sur ses ambitions autoritaires. Stéphane Lacroix, chercheur au Centre de recherches internationales (CERI), souligne pour Orient XXI les conséquences d'une telle politique sur la société saoudienne : « On a du mal à le croire aujourd'hui, mais il y avait de vrais débats avant, les gens discutaient politique dans les cafés sans regarder par-dessus leur épaule ».

C'est surtout cette image qui l'emporte à l'étranger, celle du dirigeant autoritaire, de l'homme à la tronçonneuse6 que la nouvelle administration américaine ne porte pas dans son cœur. Des poids lourds de l'entourage de Joe Biden, dont le secrétaire d'État Anthony Blinken et le secrétaire à la défense Austin Lloyd, sont connus pour lui préférer de loin l'ex-prince héritier Mohamed Ben Nayef, évincé par l'ambitieux MBS et qui croupit en prison depuis mars 2020, avec Ahmed Ibn Abdulaziz, le plus jeune frère du roi Salman. Mais c'est notamment là que réside l'éclairage précieux qu'apporte ce rapport : montrer que le prince héritier, si décrié à l'international, bénéficie d'une réelle base populaire à l'intérieur du pays, essentiellement incarnée par la jeunesse riyadote dépolitisée de moins de 30 ans. Et ils sont pour l'heure légion.

En se mettant ainsi au cœur de toutes les réformes et de tous les changements qu'il a impulsés, MBS récolte certes des lauriers auprès de ce public, mais il court également le risque d'être tenu pour seul responsable en cas d'échec. En misant ainsi sur les millénariaux et les préadolescents, le message du prince héritier est en tout cas limpide : il est là pour durer.

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Dr Fatiha Dazi-Héni, Arabie saoudite. Le pari sur la jeunesse de Mohammed Bin Salman _ Étude 80, IRSEM, mai 2021


1Les personnes nées entre le début des années 1980 et la fin des années 1990.

2Logiciels contrôlés par le régime et qui permettent de tweeter de manière autonome.

3Nom donné en arabe aux trolls sur les réseaux sociaux.

5Le premier État (1744-1818) est défait par les Ottomans ; le deuxième (1824-1891) succombe aux luttes fratricides ; le troisième et actuel État est celui fondé en 1932 par le grand-père de MBS, Abdulaziz Ibn Saoud.

6Après l'assassinat de Jamal Khashoggi, MBS a hérité dans le monde arabe du surnom d'« Abou Menchar » (l'homme à la scie), en référence à la manière dont le corps du journaliste a été découpé dans les locaux du consulat d'Arabie saoudite à Istanbul.

Raed Bawayah, l'œil sensible de la Palestine

Par : Rita Sabah

Rien ne prédestinait Raed Bawayah à devenir photographe. Né en Cisjordanie occupée dans une famille de paysans, il est berger dans son enfance puis ouvrier du bâtiment et homme de ménage. Puis se lance à l'âge de 29 ans dans la photographie en s'affranchissant de sa condition sociale et culturelle.

Raed Bawayah naît en 1971 à Katana, un village palestinien proche de la « Ligne verte », à 12 kilomètres de Jérusalem. Enfant, après l'école, il fait brouter ses chèvres dans les collines au-dessus du village. Pendant les vacances scolaires, il fait la cueillette des cerises dans la coopérative agricole Shoresh, près de Jérusalem. Et tout l'été, il va chaque jour dans la Vieille Ville vendre les belles grappes de raisin qui poussent à foison sur le terrain familial. En 1980, il est encore facile de rejoindre la capitale en bus. Pour étoffer le maigre budget familial et ne pas attiser la colère de sa mère, il doit vendre plusieurs cagettes de raisin à chaque voyage.

Une fois sa tâche accomplie, il fait du lèche-vitrines dans les rues sinueuses de Jérusalem-Est. Devant les devantures de magasins, les hordes de touristes et de pèlerins, le pas chaloupé des promeneuses en cheveu, blondes, rousses, brunes, il sent le désir monter dans ses veines. Au moins ici il se passe quelque chose. Et surtout son œil s'accroche à cette petite boîte magique noire pendue au cou des passants, qui cliquette sans cesse. Il voudrait bien la saisir dans la main, l'explorer sous toutes ses coutures.

Série ID925596611, ouvriers palestiniens en Israël, 2003
© Raed Bawayah

« Impossible n'est pas palestinien »

Sa passion sensuelle est née pour l'appareil photo. Mais comment faire quand l'objet du désir est interdit ? Quand on est un villageois palestinien sous occupation israélienne, et de surcroît pauvre et orphelin de père, on ne peut pas se permettre de rêver. On travaille pour nourrir sa famille. Après sa scolarité, il devient ouvrier du bâtiment et homme de ménage à Jérusalem. Il a déjà 29 ans quand la photographie resurgit dans sa vie pour ne plus jamais disparaître. Impossible n'est pas palestinien.

Son parcours artistique montre qu'à force d'obstination et de détermination, il est possible de tordre le cou du destin et de s'affranchir de ses chaînes sociales, culturelles, nationales. Sans une obstination à toute épreuve et un instinct de survie féroce, il n'aurait jamais pu dépasser les obstacles qui ont jalonné sa voie vers la photographie et la liberté.

Il noue des liens d'amitié avec Efrat et Orna, deux femmes juives de Jérusalem-Ouest qui l'emploient. Une fois le ménage fini, elles lui offrent un café et ils papotent. Tu ne vas pas faire du ménage toute ta vie, lui chuchotent-elles… Efrat travaille pour la Fondation de Jérusalem, une institution créée par le maire Teddy Kollek, qui transformera la ville en métropole moderne entre 1965 et 1993. Déterminée à aider Raed, elle ignore qu'il vit en Cisjordanie occupée : pour elle et tous les autres, il habite à Jérusalem-Est, un statut plus acceptable aux yeux des Israéliens.

La Fondation de Jérusalem a noué un partenariat avec une école de photographie établie dans le quartier pauvre de Musrara, berceau des Panthères noires israéliennes. Fondée en 1987, la Naggar Multidisciplinary School of Art and Society a pour vocation d'intégrer des étudiants qui subissent une discrimination sociale en Israël, dont des Arabes. Raed a donc une chance. Avi, le directeur de l'école, juif d'origine marocaine diplômé de l'école Bezalel de Jérusalem, le reçoit et le questionne. Tu peins ? Tu lis ? Tu as déjà pratiqué la photo ? Non, rien de tout ça, lui répond Raed. J'ai terminé mon bac. Je suis orphelin de père, il a fallu que je travaille dans le bâtiment pour aider ma famille. Raed avoue aussi qu'il vit à Katana, en territoire palestinien occupé. Un détail qui compte.

Avi est vite convaincu qu'il faut l'aider. Il lui confie un reflex numérique et la mission de revenir la semaine suivante avec des photos. En prenant l'appareil, Raed est saisi d'un tremblement de plaisir indescriptible.

Mais le test imposé par Avi ne porte pas ses fruits. Les clichés manquent d'art. La photo, c'est aussi de la création, lui explique le directeur. Pourrais-tu écrire un petit texte d'une page sur le sujet de ton choix ? Écrire ? Pour parler de quoi ? De poésie, de politique ? La tâche est impossible pour Raed. Il n'a rien à dire et encore moins à écrire. Il a l'impression d'être une coquille vide.

Sur le chemin du retour au village, il trouve pourtant une idée. Il va raconter l'histoire de son neveu Ahmed, balloté entre son père Khaled, le villageois de Katana, et sa mère Rania, l'Arabe israélienne de Jérusalem. Deux classes sociales difficiles à réconcilier dans la société palestinienne. Le couple n'y a pas résisté. Khaled travaille à plein temps dans l'hôtellerie en Israël et ne peut s'occuper d'Ahmed, qui vit chez sa grand-mère à Katana. Le garçon de 6 ans est scolarisé à l'école mixte du village de Neve Shalom, première institution éducative binationale à accepter des enfants Juifs et Palestiniens. C'est donc Raed qui hisse le garçon sur ses épaules tous les matins et marche jusqu'au kibboutz Maale Hamisha, où Ahmed retrouve son père, qui l'emmène jusqu'à l'école. Même scénario le soir, Raed et Ahmed n'arrivent jamais avant 22 h au village. Dans la classe, Ahmed somnole constamment sur son pupitre.

Le directeur de l'école de photographie apprécie le texte et accepte Raed dans son établissement à une condition : personne ne doit savoir qu'il est un Palestinien de Cisjordanie. Commence alors pour l'apprenti photographe une vie de funambule à la recherche constante d'un équilibre sur le fil. Raed s'invente un domicile au mont des Oliviers et démarre ses études de photographie en 2000. Quelques mois plus tard, Ariel Sharon se rend sur l'esplanade des Mosquées et déclenche la deuxième intifada. Le cycle infernal des attentats, de la répression et des représailles est enclenché.

Série ID925596611, ouvriers palestiniens en Israël, 2003
© Raed Bawayah

Le rêve devient alors un cauchemar. Il faut se frayer un chemin à pied chaque jour jusqu'à Musrara, en prenant soin d'éviter les soldats, les balles perdues et les checkpoints. La haine et la violence règnent en Palestine et en Israël, les attentats se multiplient, tout le pays est à feu et à sang. Mais Raed n'a qu'une obsession, poursuivre ses études de photographie. On ne renonce pas si près du but, et il a déjà tellement attendu. Il doit saisir sa chance. Même s'il sent un profond désarroi, déchiré entre son amitié pour ses collègues israéliens, qui l'ont toujours aidé, et son allégeance à ses frères palestiniens.

De surcroît, la langue hébraïque lui pose des problèmes, il a parfois du mal à suivre les cours. L'après-midi, il fait des ménages. Le soir, le cauchemar logistique recommence. Et au bout de longs mois, cette petite musique dissonante s'enraye encore plus. Il se heurte à un checkpoint éphémère, qui n'était pas là la veille. Les soldats ne croient pas à son histoire d'école : comment aurait-il pu échapper à leurs radars si longtemps ? S'ensuivront dix jours de prison au centre de détention de Migrash Harusim, à Jérusalem, d'où l'avocat de l'école de photographie et celui de la famille réussiront à le libérer. Avec un permis de circuler jusqu'à la fin de ses études.

Profession photographe

La chance est de nouveau de son côté. Elle le mène par hasard à l'Institut français de Jérusalem. On y présente une exposition. Il décide de franchir la porte. Et pourquoi ne pas y exposer lui aussi ? Raed prend langue avec le gardien de l'exposition, présente quelques jours plus tard son book à la directrice de l'Institut et finit par organiser deux expositions sur les enfants de son village et les travailleurs palestiniens clandestins rencontrés dans sa cellule de Migrash Harusim. La directrice lui propose alors une résidence de six mois à la Cité internationale des Arts de Paris.

La Couleur du soleil, Roumanie, 2010
© Raed Bawayah

À Paris, sa vie de photographe commence alors. Dès son arrivée en 2005, il expose une série intitulée « Identification no. 925596611 » sur les Palestiniens qui travaillent clandestinement en Israël. En 2006, il participe avec le photographe israélien Pavel Wolberg à l'exposition « Ramallah–Tel-Aviv au jour le jour », à l'Hôtel de Ville de Paris, une commande du maire de Paris Bertrand Delanoë. À la suite de cette exposition, un projet : « Paris le jour Paris la nuit » est commandé aux deux photographes. En 2007, une exposition personnelle, « Vivre en Palestine », est présentée au festival Visa pour l'image de Perpignan.

Le travail en noir et blanc de Raed Bawayah va toujours au-delà de l'actualité brûlante du conflit israélo-palestinien. Ce qu'il veut montrer, ce sont les conditions de vie des hommes et des femmes, dans les hôpitaux, les camps de réfugiés palestiniens, les orphelinats, les camps de gitans. En 2009, il présente dans le cadre du Prix Découverte des Rencontres d'Arles une série de photographies sur les patients de l'hôpital psychiatrique de Bethléem. De 2012 à 2017, il orchestre le festival international de photographie « La Quatrième image », à l'espace des Blancs-Manteaux à Paris, et en 2011 le Vienna International Photo Award en Autriche. Il expose en Malaisie, au Mexique, en Ukraine, au Luxembourg, à la Maison européenne de la photographie de Paris, en Autriche, à Arles, à Jérusalem, Haïfa, au Festival Visa pour l'image de Perpignan.

Lauréat du prix Fondation des Treilles pour la photographie en 2012, et finaliste du prix de photographie Marc Ladreit de Lacharrière en partenariat avec l'Académie des Beaux-Arts en 2020, Raed Bawayah est un photographe hors norme.

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JUSQU'AU 22 JUIN 2021
"HOPE", exposition
Galerie 127
7, rue Arsène Chéreau
93100 Montreuil

Continuer d'y croire

L'absence d'espérance reste la marque des peuples vivant sous des régimes autoritaires. Mais les peuples, une fois encore, étonnent par leur immédiate résilience. Des milliers de Palestiniens ont contesté en vain le faux-fuyant mis en avant par le président Mahmoud Abbas pour ne pas organiser d'élections en ce mois de mai. Dire que ces élections sont impossibles au prétexte qu'Israël ne veut pas qu'elles se tiennent à Jérusalem s'apparente à un demi-mensonge. Pourtant, 93 % des Palestiniens s'étaient inscrits sur les listes électorales en quelques semaines, bien décidés à relancer un processus démocratique à l'arrêt depuis quinze ans. À Gaza, la vie reprend son cours au milieu des ruines. Les bâtiments détruits par Israël commencent à être déblayés, les rues à être nettoyées et les barques de pêche repartent en mer.

Comme si de rien n'était, le régime syrien vient d'organiser une élection présidentielle et la communauté internationale est impuissante, considérant sans doute qu'un régime « stable » est préférable à une aventure démocratique. Les derniers événements de Ceuta où des milliers de Marocains désespérés ont tenté de passer en Europe prouvent que des populations entières tentent de fuir leur pays. Ils révèlent aussi que les gouvernants utilisent, voire favorisent, ces mouvements de migration à des fins politiques et diplomatiques.

En Europe, des dirigeants illibéraux regardent leur extrême droite avec les yeux de Chimène. À Vienne, Prague, Ljubljana ou Nice, on arbore le drapeau israélien sur des bâtiments publics au motif qu'il faut soutenir Israël face au péril du Hamas palestinien. À Budapest, on refuse de parapher un texte européen — pourtant peu susceptible d'être perçu comme un brûlot révolutionnaire — demandant qu'un cessez-le-feu soit décidé entre Gaza et Israël, au prétexte que la position européenne est « partiale et déséquilibrée », quand bien même elle assure le droit d'Israël à se défendre.

Orient XXI entend continuer à rendre compte du sort fait aux peuples auxquels sont déniés le droit à la justice, le droit au respect de la légalité internationale ou le droit à un juste traitement diplomatique et médiatique. C'est dans cet esprit que nous avons publié une enquête en dix volets intitulée « France-Israël : lobby or not lobby ? » pour rappeler combien il est difficile de rendre compte des affaires israélo-palestiniennes de façon indépendante sans avoir à subir les éléments de langage proposés par des politiciens peu soucieux de dire le vrai. C'est en vertu du principe plus simpliste que simplificateur que mieux vaut un régime antidémocratique qu'une direction islamiste que la France a vendu des Rafale à l'Égypte dont les autorités n'ont de cesse de réprimer toute opposition, publique ou supposée, et qui malmène liberté d'expression et liberté d'association.

Contre tous ces vents contraires, Orient XXI continue d'avancer, soucieux de donner l'image la plus juste possible de toutes les sociétés de l'espace arabe et musulman et de rendre compte de leurs efforts pour obtenir plus de libertés. En dépit des difficultés liées à la pandémie, nous avons pu compter sur des journalistes, des chercheur.e.s, des universitaires, des journalistes indépendant.e.s et d'autres contributeurs et contributrices qui, depuis les pays où ils et elles résidaient, ont pu acheminer vers notre journal les informations dont il avait besoin. C'est grâce à eux et à elles que nous avons rendu compte des évolutions perceptibles au Soudan, de l'ouverture par la Cour pénale internationale d'une enquête sur les crimes commis dans les territoires palestiniens ou des nouvelles relations, plus apaisées, entre l'Arabie saoudite et le Qatar. Des centaines d'articles ont ainsi été publiés cette année, abordant le politique comme l'économie, la culture comme les phénomènes de société, les droits humains ou la condition des femmes, l'environnement ou les religions.

Outre le français, Orient XXI publie en arabe, anglais, persan, espagnol et, depuis le début de l'année 2021, en italien grâce à une équipe de bénévoles qui vit et travaille dans la péninsule.

Cette politique résolue de fournir une information vérifiée, indépendante, variée et accessible en plusieurs langues a un coût. Si Orient XXI sait pouvoir compter sur une partie de ses nombreux contributeurs et contributrices qui lui offrent gratuitement leurs articles, leurs illustrations et leurs traductions, le journal a pour politique de rémunérer les plus jeunes ou ceux et celles qui sont en début de carrière. En outre, deux des collaboratrices du journal sont salariées. S'ajoute le fait que la situation sanitaire a eu pour conséquence de réduire les aides ou les subventions que le journal était en droit d'espérer.

C'est pour toutes ces raisons qu'Orient XXI, qui a choisi la gratuité et l'indépendance, fait appel deux fois par an à ses lecteurs et lectrices.

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Kanal Istanbul fait des vagues à Ankara et... dans le monde

Le président turc poursuit son rêve contesté d'un canal reliant la mer Noire à la mer de Marmara. Pour rentabiliser ce mégaprojet, Recep Tayyip Erdoğan ira-t-il jusqu'à tordre le cou à la convention de Montreux de 1936, qui garantit la circulation gratuite des navires ?

Le 4 avril 2021, 104 amiraux à la retraite ont solennellement adressé une lettre ouverte « à la grande nation turque » pour l'avertir des dangers que représenterait la non-application des dispositions de Montreux ou, pire encore, l'abandon de la convention de 1936 dans le grand projet « Kanal Istanbul ». Ce chantier avait été annoncé à la surprise générale en 2011 par Recep Tayyip Erdoğan, alors premier ministre. Il consiste à percer à une trentaine de kilomètres à l'ouest d'Istanbul un canal de 45 kilomètres de longueur reliant la mer Noire à la mer de Marmara : « Un projet fou et magnifique (…) qui éclipsera les canaux de Suez et de Panama », selon Erdoğan. L'inauguration est prévue pour le centenaire de la République de Turquie en 2023.

Carte produite par l'auteur.

Kanal Istanbul est présenté comme une alternative au détroit du Bosphore, lequel resterait consacré au transport des personnes par bateaux, au tourisme et aux sports nautiques. Alors qu'on pensait ce projet pharaonique enterré par les difficultés économiques, Erdoğan, président depuis 2014, le relance en 2019. Le chantier dont le coût est estimé à 20,49 milliards d'euros suscite l'enthousiasme des acteurs économiques proches du pouvoir, mais également les critiques des opposants politiques, dont le maire fraîchement élu du Grand Istanbul, Ekrem Imamoğlu, sans parler des inquiétudes croissantes des organisations environnementales.

Mais surtout, une polémique politico-juridique a pris corps autour d'une possible remise en cause de la convention de Montreux, un traité international qui règle depuis 1936 la circulation maritime dans les détroits turcs.

À son habitude, le président turc a violemment réagi face à la lettre ouverte des amiraux, dénonçant « une démarche putschiste […], un crime contre la sécurité de l'État et l'ordre constitutionnel », avec selon lui un possible « soutien de puissances étrangères ». Dix des ex-amiraux ont immédiatement été arrêtés, et les autres signataires poursuivis par une justice aux ordres.

Un vieux litige entre les empires ottoman et tsariste

Le régime de passage des « Détroits »1 est une composante historique de la « question d'Orient »2. Le nom historique substantivé avec une majuscule englobe le Bosphore, la mer de Marmara et les Dardanelles, tel que mentionné dans les versions officielles de la convention de Lausanne de 1923, et dans la convention de Montreux de 1936. Le Bosphore, limite géographique entre l'Europe et l'Asie, est un chenal d'une trentaine de kilomètres qui relie la mer Noire à la mer de Marmara, laquelle est reliée à la mer Égée par les 60 kilomètres du détroit des Dardanelles. L'empire ottoman avait cherché à exercer sa souveraineté exclusive sur une voie maritime donnant accès à la mer Noire, considérée comme une mer intérieure fermée.

Les tsars de Russie convoitaient les Détroits (et Constantinople) pour permettre à leurs navires marchands et de guerre de sortir de la mer Noire pour accéder aux « mers chaudes », une prétention que Londres et Paris s'employaient à contrarier. De 1841 à 1914, le principe de neutralisation domine et interdit le transit de tous les navires de guerre en temps de paix. Une décision qui devait être mise à mal par le traité de Sèvres de 1920 imposé à un empire ottoman défait, qui prévoit l'internationalisation et la libre circulation dans les Détroits en temps de guerre comme en temps de paix. Mais ce traité ne sera jamais mis en œuvre.

Ces dispositions sont par la suite reprises dans la convention de Lausanne (dite « convention des Détroits ») conclue le 24 juillet 19233. Celle-ci prévoit la démilitarisation des côtes par la Turquie sauf à Constantinople. Elle stipule également qu'aucune flotte d'un État non riverain de taille supérieure à la plus importante flotte d'un État riverain ne serait autorisée à franchir les Détroits. Le contrôle de la libre circulation et de la démilitarisation est confié à une commission internationale de la Société des nations4 (SDN). Bosphore et Dardanelles appartiennent désormais au domaine maritime international.

La convention de Montreux, une victoire de la Turquie

Mais au début des années 1930, la Turquie s'inquiète de la montée des tensions internationales, que confirme la remilitarisation de l'Allemagne et des îles du Dodécanèse par une Italie expansionniste. Ankara réclame donc aux signataires de Lausanne et à la SDN de pouvoir remilitariser les Dardanelles, demande soutenue par Moscou qui y voit un moyen de se protéger sur son flanc sud. Les deux pays entretiennent des relations de bon voisinage, avec un intérêt partagé pour une mer Noire sans ingérences extérieures. Paris et Londres rejoignent la position de Moscou et soutiennent à leur tour les demandes d'Ankara. La conférence se réunit en Suisse, à l'hôtel Montreux Palace du 22 juin au 20 juillet 1936. Les participants sont, outre la Turquie : la France, le Royaume-Uni, la Yougoslavie, l'Australie et le Japon. Mais aussi les États riverains des Détroits et de la mer Noire : Grèce, Bulgarie, Roumanie et Union soviétique. L'Italie a refusé de participer. Les États-Unis isolationnistes n'ont même pas délégué un observateur.

La convention de Montreux est signée le 20 juillet 1936. Elle règle le transit international dans les Détroits en 29 articles, 4 annexes et un protocole, qui garantissent la liberté de navigation commerciale, quels que soient le pavillon et le chargement, sans taxes ni recours à des pilotes. En temps de paix, le passage des navires de guerre est conditionné à un préavis à Ankara. Les sous-marins doivent naviguer en surface et de jour. Le tonnage maximal des navires militaires est très précisément règlementé, selon les normes de l'époque (les porte-avions dans leur forme actuelle n'existant pas à l'époque, ils ne peuvent donc pas franchir les détroits, sauf exception pour les riverains), en distinguant États riverains et non riverains, ces derniers ne pouvant pas dépasser 21 jours de présence en mer Noire. En temps de guerre, Ankara peut imposer de manière discrétionnaire des restrictions de circulation. Par la convention de Montreux, la Turquie de Mustafa Kemal Atatürk, désormais seule autorité de mise en œuvre du traité, a regagné une pleine souveraineté sur les Détroits, et peut les remilitariser.

Mais à partir de 1945, Staline en conteste les dispositions, en demande la révision ainsi qu'une sécurité des Détroits garantie conjointement par Ankara et par Moscou, avec l'installation d'une base aéronavale soviétique. La formulation de ces menaces alors même que la guerre froide s'amorce en Europe centrale et en Iran, va conduire la Turquie à abandonner la neutralité kémaliste, puis à adhérer à l'OTAN en 1952, ce qui maintiendra la flotte soviétique de la mer Noire dans une position toujours inconfortable.

Réactions de la Russie et de la Chine

Signée pour 20 ans, la convention de Montreux est tacitement reconduite jusqu'à ce jour alors que le trafic de franchissement des détroits a explosé : de 4 500 navires par an en 1938, il dépasse largement les 50 000 navires dans la décennie 2000 — soit 120 à 150 par jour —, dont un cinquième transporte une cargaison dangereuse. Après de nombreux accidents impliquant en particulier des pétroliers et des chimiquiers, au prix de lourds dégâts environnementaux et humains au milieu d'une agglomération stambouliote qui dépasse les 15 millions d'habitants, Ankara a imposé une règlementation spécifique aux navires transportant des matières dangereuses, dont l'Organisation maritime internationale a reconnu la légalité et la légitimité. Toutefois, la convention de Montreux bride la capacité règlementaire d'Ankara.

Si le Kanal Istanbul voit le jour, la Turquie, autorité propriétaire et exploitante aurait toute latitude pour y règlementer la navigation et en fixer les péages. Mais si Ankara peut toujours imposer des normes de sécurité plus draconiennes dans le Bosphore, contraindre les navires à passer par le canal serait en contradiction avec Montreux. La Russie s'inquiète vivement d'une possible remise en cause des dispositions qui restreignent la circulation des navires de guerre des États non riverains. Un canal non soumis à Montreux pourrait permettre à l'OTAN d'introduire rapidement en mer Noire une flotte hostile. Au pire, Moscou voudrait donc que Montreux s'applique également à Kanal Istanbul. La Chine, non signataire de Montreux, suit cependant attentivement le dossier. Pékin est favorable au maintien ou au développement de conditions juridiques de navigation restrictives, telles qu'elle entend en imposer en mer de Chine méridionale et dans le détroit de Taïwan, où elle ambitionne de disposer des mêmes prérogatives que celles accordées à Ankara par Montreux.

Les spécialistes du droit maritime international ont multiplié interventions et publications sur le projet de Kanal Istanbul au regard de la convention de Montreux. La majorité d'entre eux estime que la Turquie ne pourra pas bloquer le libre transit dans les détroits garantis par Montreux, et donc forcer les usagers à utiliser le canal. En outre, toute modification de la convention exigerait un vote à l'unanimité des parties. Enfin, même si Montreux devenait caduc, le droit maritime coutumier de « passage innocent » serait garanti, mais Ankara verrait alors l'application de la convention onusienne de Montego Bay de 1982 que la Turquie n'a pas signée, et qui lui serait nettement moins favorable que celle de Montreux.

Certains responsables du Parti de la justice et du développement (AKP) proches d'Erdoğan ont multiplié les déclarations hasardeuses contre la convention de Montreux, « qui ne s'appliquerait pas à Kanal Istanbul », voire « qui pourrait être abandonnée ». De leur côté, les 104 anciens amiraux rappellent dans leur missive que cette convention a été « une grande victoire diplomatique de Mustafa Kemal Atatürk », fondateur de la République de Turquie, de même que le traité de Lausanne avait été un pilier majeur de la Turquie moderne. Or, ces dernières années, engagé dans les conflits en Syrie et en Irak ainsi que dans les tensions en mer Egée et en Méditerranée orientale, Recep Tayyip Erdoğan n'a eu de cesse de critiquer Lausanne, un « texte qui a été incapable de résoudre les contentieux frontaliers avec les voisins de la Turquie » selon lui, et qui aurait privé la Turquie d'un espace maritime digne de la grande puissance qu'elle était.

Autant d'attaques qui ont conforté une partie de la société politique et civile turque dans leur conviction que, plus on approche de l'élection de 2023, plus le chef de l'État accélère sa remise en cause des principes et des acquis fondamentaux de la période kémaliste. Confronté au retentissement de la lettre des 104 officiers à la retraite, le président Erdoğan a dû concéder le 5 avril que « la Turquie n'a pas l'intention de remettre en question cette convention […] Nous considérons les avantages qu'offre Montreux à notre pays comme importants, et nous resterons tenus par cet accord jusqu'à ce que nous trouvions de meilleures opportunités ». Bien qu'elle date de 1936, la convention de Montreux demeure un objet politique sensible dans la Turquie de 2021.


1La Turquie privilégie l'expression de « détroits turcs », la Russie « les détroits de la mer Noire ». Voir Tolga Bilener, « Les détroits, atout stratégique majeur de la Turquie », Annuaire français de relations internationales, 2007, Vol.8, p.740-756.

2NDLR. Expression utilisée pour parler de l'implication des différentes puissances européennes dans la Méditerranée orientale et aux Balkans pendant le XIXe siècle.

3Conformément au traité de Lausanne en date du même jour.

4NDLR. L'ancêtre de l'Organisation des Nations unies.

Gaza. Une offensive israélienne pas comme les autres

Sept ans après l'opération « Bordure protectrice » de 2014, Israël a mené une nouvelle guerre contre Gaza. Si l'histoire semble se répéter à travers cette tragédie, cette offensive est, par certains aspects, différente des autres.

Une nouvelle guerre a eu lieu contre la bande de Gaza. Elle survient six ans après la dernière opération, contrairement aux attaques précédentes qui avaient lieu tous les deux ou trois ans. Une guerre commencée par l'armée israélienne là où elle l'avait arrêtée en 2014 quand elle avait menacé, sans passer à l'exécution, de bombarder la tour Hanadi, après avoir réduit en ruines les treize étages de la tour résidentielle Dhafer. Auparavant, Israël avait ciblé l'immeuble baptisé le « complexe Italien ». Le bâtiment est penché depuis, comme une pâle copie de la tour de Pise.

C'est justement par la tour Hanadi que le bombardement a commencé cette fois. D'autres immeubles ont été ciblés dans la foulée, tous constituent des repères dans la géographie de Gaza. Mais cette attaque ne ressemble pas aux précédentes. Non seulement elle a été plus terrifiante et plus globale, mais les règles ont totalement changé. L'armée israélienne a attaqué des immeubles de toutes tailles, petits, moyens et grands. Des missiles d'avertissement ont été lancés pour forcer les habitants à partir. Parfois, l'armée ne prenait même pas cette peine et les habitants se retrouvaient à courir pieds nus en hurlant, dans la rue.

Mais certains d'entre eux n'ont pas eu le temps de partir. Ils ont été ensevelis sous les décombres de leurs maisons. Des scènes qui rappellent les bombardements du régime et de la Russie en Syrie. Des familles entières ont été décimées, comme les Abou Aouf, Al-Hattab et Al-Masri. Ces scènes se sont répétées dans toutes les villes de la bande de Gaza au cours de cette offensive.

Dans la nuit du dimanche 16 mai 2021, les Israéliens ont bombardé la rue Al-Wehda, l'artère névralgique de la ville de Gaza. Là non plus, il n'y a pas eu d'avertissement préalable : le bilan de ce massacre a été de 42 civils tués, dont 16 femmes et 10 enfants. Quant au bilan total de la guerre contre la bande de Gaza, publié le 22 mai par le ministère de la santé palestinien après l'entrée en vigueur du cessez-le-feu, il fait état de 248 morts, dont 66 enfants et 39 femmes. Au moins 1948 personnes ont été blessées.

Le nombre de victimes civiles, notamment les femmes et les enfants, aurait poussé le premier ministre israélien à reporter une conférence de presse où il devait se vanter des résultats des raids contre le réseau des tunnels et les pertes infligées aux combattants du Hamas. C'est en tout cas ce qu'a affirmé dans ses tweets Amos Harel, chroniqueur militaire du journal Haaretz. Benyamin Nétanyahu aurait également ordonné aux journalistes de supprimer des propos qu'il avait tenus sur le génie militaire du chef d'état-major israélien.

Des journalistes qui travaillent au péril de leur vie

L'aviation israélienne a ciblé les tours où se trouvent de nombreux bureaux de presse, comme les Tours Al-Jawhara, Al-Jalaa et Chorouk. Trente-trois sociétés médiatiques y étaient domiciliées, dont les bureaux des chaînes Al-Arabi et Al-Jazira et l'agence américaine Associated Press (AP). Ces tours ont été bombardées sous le prétexte fallacieux qu'elles abritaient des institutions liées au mouvement Hamas. En ciblant ainsi les médias, les bombardements ont rendu encore plus difficile le travail que mènent les journalistes à Gaza au péril de leurs vies.

Pour le photojournaliste Houssam Salem,

La situation est devenue très compliquée, au point que notre capacité de mouvement est devenue quasi nulle, notamment durant la nuit. Nous avons assisté à une nouvelle forme de bombardement quotidien. Une vingtaine de raids peuvent être menés simultanément par plusieurs avions sur un même carré d'habitations, donnant ainsi lieu à un bombardement d'une rare intensité et à une situation extrêmement dangereuse. Nous prenons beaucoup plus de risques que lors des précédentes attaques contre Gaza, afin de faire parvenir ces images au monde entier.

Même l'usine du célèbre café Bonjour n'a pas été épargnée. Les périphéries rurales au sud et au nord de Gaza ont quant à elles été moins ciblées que durant les guerres précédentes, comme si le but était bien de s'attaquer à ce qui pouvait être considéré comme des symboles de souveraineté : la ville, ses tours et ses bureaux. L'opération de l'armée israélienne avait pour premier objectif la propagation de la terreur, comme avec le ciblage des habitations durant la nuit. De nombreux habitants de Gaza en arrivaient à souhaiter sur les réseaux sociaux que la nuit n'arrive jamais. Ils échangeaient également des conseils sur ce qu'ils devraient faire au cas où ils se retrouveraient pris dans les décombres de leurs maisons, afin de survivre le plus longtemps possible en attendant l'arrivée des secours. Parmi les recommandations, ils devaient continuer autant que faire se peut à bouger les bras et les jambes.

Imène Abed, mère de famille habitant au centre-ville de Gaza, affirme : « Nous aurons besoin de toute une vie pour réparer les traumatismes psychiques subis par nos enfants après cette agression. Cette attaque est différente des autres, son objectif est de briser notre patience et notre endurance ». Cette trentenaire avait cru que la bande de Gaza ne connaîtrait plus de bombardements après 2014. Les gens avaient commencé à reconstruire leur maison, à faire des enfants, à se projeter. Mais ajoute-t-elle, « une attaque plus terrifiante que la précédente arrive à chaque fois pour tout réduire à néant ».

Nouveau positionnement du Hamas

Autre différence cette fois-ci : la communication du Hamas. Contrairement à 2014, les tirs de roquettes ne sont pas partis du centre-ville. Personne n'a été autorisé à les filmer. Le mouvement islamiste n'a pas non plus diffusé sur les réseaux sociaux les images des funérailles de ses combattants, ni leurs photos, ni leurs noms.

Alors que les roquettes lancées vers Israël ont été plus nombreuses cette fois – près de 3 000 —, arrivant jusqu'à Tel-Aviv, le Hamas a choisi de mener cette bataille avec moins de fanfaronnades. Les déclarations des dirigeants du parti vivant dans le territoire gazaoui se sont faites plus rares1. Nous avons tenté, en vain, de recueillir leurs propos. Il semble en effet qu'ils aient veillé à se conformer à l'adage anglais qui veut que les « actions parlent davantage que les paroles ». Cela n'a cependant pas été le cas pour Abou Obeida, le porte-parole des brigades Al-Qassam, qui est intervenu à deux reprises au début des attaques pour parler du nouveau missile dont dispose son groupe.

Israël affirme avoir ciblé un tunnel souterrain du Hamas de plusieurs kilomètres de long au centre-ville. Il l'a affublé du nom de « métro du Hamas » dans une ville dont les habitants n'ont, pour la plupart, jamais vu de métro, puisqu'il leur est impossible de voyager.

Le Hamas a réussi à mener une guerre de guérilla plutôt qu'une guerre de mouvement contre un État, comme c'était le cas auparavant. Mais il n'était pas seul dans la bataille. Des mouvements proches de l'Iran, comme le Djihad islamique, ou ancrés à gauche comme le Front populaire étaient de la partie. Leurs armes et leurs méthodes étaient les mêmes durant les combats.

« C'est l'apocalypse ! »

Les interventions d'Abou Obeida se sont arrêtées, mais les bombardements, eux, ont continué, ainsi que les appels au secours de la population. Les tirs de missiles ont redoublé en férocité et l'utilisation par Israël des bombes anti-bunker à la fin du ramadan a semé la terreur. La ferveur de la fin du ramadan et la joie de l'Aïd (le 13 mai) n'étaient pas de mise pour les habitants.

La peur était omniprésente. Pas d'habits neufs pour les enfants comme d'habitude pour cette fête. Fida Laaraj qui est maman a bien essayé d'habiller ses filles pour l'Aïd quitte à rester cloîtrées à la maison, mais elles n'en ont pas voulu. Elles se sont contentées de rester ensemble, les unes contre les autres, dans l'espoir que les tremblements provoqués par les bombardements cessent.

Les conséquences des bombardements tardent à être révélées également en raison de la censure imposée par les plateformes Facebook et Instagram. Les hashtags liés à la guerre contre Gaza ont été bannis. La société Facebook a imposé de sévères restrictions et supprimé des milliers de publications soutenant Gaza et dénonçant l'opération israélienne. Des milliers de comptes ont été bloqués, rendant la diffusion des nouvelles très difficile. Beaucoup ont eu recours au stratagème qui consiste à changer certaines lettres des hashtags pour éviter que leurs publications ne soient filtrées et supprimées automatiquement par les algorithmes.

« C'est l'apocalypse ! » L'expression a été souvent répétée par les habitants de la bande de Gaza pour décrire une situation insoutenable. Car Gaza fait face à trois crises : un siège qui dure depuis douze ans rendant le coût de la vie particulièrement exorbitant ; une très forte propagation de la Covid-19, avec des salles de réanimation entièrement occupées par des malades nécessitant le recours aux appareils respiratoires ; et une guerre qui vient à son tour saturer les hôpitaux.

Le seul laboratoire permettant de faire des tests de dépistage de la Covid-19 à Gaza a été bombardé. Ashraf Al-Qodra, porte-parole du ministère de la santé, nous a déclaré :

Le système de santé connaissait déjà avant l'agression une sévère pénurie — de l'ordre de 50 % — en matériel médical et en médicaments. Il travaillait de manière intensive pour faire face à la pandémie de la Covid-19 tout en continuant à prodiguer les services habituels. Mais depuis le début de l'agression, nous avons dû activer le plan d'urgence. Malgré ces moyens limités, notre objectif est triple : sauver les vies des blessés des bombardements, poursuivre les efforts face à la pandémie et continuer à prodiguer les soins habituels, comme les accouchements, la chirurgie générale, etc.

Une tragédie qui se répète

Des scènes rappelant la Nakba de 1948 se sont répétées à l'heure où celle-ci était commémorée le 15 mai. On compte près de 50 000 familles qui ont pris ce qu'elles pouvaient de vêtements et de nourriture pour fuir vers les écoles du programme de l'ONU pour l'aide aux réfugiés palestiniens (UNRWA), tandis que les habitations des localités de Beit Lahia et Beit Hanoun, au nord de la bande de Gaza, étaient bombardées.

Adnan Abou Hosna, chargé de la communication à l'UNRWA, fait remarquer que « si l'on jette des pierres dans la bande de Gaza, on est sûr d'atteindre des centaines de personnes du fait de la surpopulation. Imaginez donc avec les bombardements des F16 ». La dévastation dans la bande de Gaza rappelle les destructions subies par la banlieue sud de Beyrouth lors de la guerre de 2006 contre le Liban. Un spectacle de désolation que personne ne s'attendait à voir. Lors des guerres précédentes, les lieux de dévastation étaient épars, désormais ils se concentrent dans des quartiers dont il ne reste plus grand-chose.

Comme dans toute guerre, les hasards prennent l'aspect d'une fiction romanesque. Dans les décombres d'une librairie de Gaza bombardée par l'aviation israélienne trônaient les romans de Ghassan Kanafani et les recueils de poésie de Mahmoud Darwish. Pendant ce temps, Anas Al-Yazji cherchait sa fiancée, Chaimaa Abul Ouf, dans les ruines de la rue d'Al-Wehda. Mais la vie à Gaza ne ressemble pas aux fins heureuses des fictions. Chaimaa est morte.

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Article traduit de l'arabe par Hamid Al-Arabi.


1NDLR. Ces affirmations sont vraies pour les dirigeants de l'intérieur. À Doha, au Qatar, un grand rassemblement a eu lieu le 15 mai en présence du président du bureau politique du Hamas Ismaïl Haniyeh.

Maroc. Silence, des journalistes meurent !

Détenus à la prison Oukacha de Casablanca depuis des mois, les journalistes marocains Omar Radi et Soulaiman Raissouni ont entrepris une grève de la faim, que le premier a suspendue après trois semaines pour raisons de santé tandis que le second la poursuit encore après plus de 55 jours.

Soulaiman Raissouni, 49 ans, est reconnu comme l'un des meilleurs éditorialistes du royaume et un excellent journaliste d'investigation. Fondateur d'Al-Aoual, il avait également collaboré à plusieurs titres de presse avant d'être nommé rédacteur en chef du journal indépendant Akhbar Al-Yaoum après l'arrestation et à la condamnation à quinze ans de prison du rédacteur en chef de ce journal, Taoufik Bouachrine.

C'est bien sa plume critique, voire acerbe, qui lui vaut les foudres des autorités marocaines, et en particulier des services de renseignement qui n'ont pas hésité à organiser une campagne de diffamation et de harcèlement à son encontre, publiant notamment nombre d'articles infamants dans les médias à leur solde. Soulaiman Raissouni a été arrêté pour viol sans qu'aucune plainte n'ait été déposée contre lui auprès des services de police ou auprès des tribunaux. Il a été inculpé et placé en détention provisoire le 22 mai 2020, et son procès, qui n'a débuté que le 9 février 2021 a déjà été reporté par deux fois.

Les foudres du pouvoir se sont également abattues contre son jeune confrère Omar Radi, 34 ans, arrêté à son retour d'un séjour d'Algérie pour outrage à magistrat. Huit mois plus tôt, il avait dénoncé dans un tweet les lourdes peines prononcées à l'encontre des militants du Rif après la révolte qui a mobilisé cette région du nord du Maroc en 2016 et 2017. Grâce à une mobilisation au Maroc et internationale, il est libéré six jours plus tard, avant d'être jugé et condamné à une peine de quatre mois avec sursis en mars 2020. Il n'en est pas quitte pour autant, car il est désormais la cible d'une campagne de dénigrement selon les mêmes méthodes que celles employées contre Raissouni : par le biais de certains médias proches des services de renseignement, il est accusé, cette fois, d'espionnage pour le compte de pays étrangers.

Son téléphone portable est piraté au moyen du logiciel Pegasus développé par la société israélienne NSO. Le 25 juin 2020, le procureur de la cour d'appel de Casablanca ouvre une enquête sur « l'implication présumée du journaliste dans une affaire d'obtention de fonds étrangers en relation avec les services de renseignement ». Entre le 25 juin et le 29 juillet 2020, Omar Radi s'est présenté aux dix convocations du Bureau central d'investigations judiciaires (BNPJ). Les accusations sont étoffées, il se voit également accusé pêle-mêle d'ivresse sur la voie publique, d'enregistrement d'une personne contre son gré et de viol. Autant de chefs d'inculpation qui fusionneront dans une seule affaire : le 29 juillet, il est inculpé, emprisonné et placé à l'isolement total pour atteinte à la sécurité intérieure et extérieure de l'État et pour viol et attentat à la pudeur. La première de ces accusations renvoie à un financement de 2 000 euros qu'il aurait obtenu pour un travail d'audit sur deux sociétés marocaines, et d'une bourse de recherche pour enquêter sur l'accaparement des terres agricoles au Maroc. Ces travaux d'expertise constituaient un gagne-pain pour Radi qui ne pouvait plus exercer son métier : sa carte de presse n'a pas été renouvelée et les directions des journaux nationaux ont reçu de multiples pressions pour le licencier ou ne pas l'embaucher.

Tous dans le viseur

Malheureusement, le cas de ces deux journalistes n'est pas isolé, ils prolongent la liste des journalistes ayant eu maille à partir avec le pouvoir. Que ce soit Maâti Monjib, enseignant-chercheur, journaliste et fondateur de plusieurs institutions de promotion de la liberté d'expression et du journalisme d'investigation est harcelé de façon incessante, lui et sa famille depuis 2013. D'abord inculpé en 2015 avec six autres journalistes pour atteinte à la sûreté de l'État, il est condamné le 27 janvier 2021 à un an de prison et à une amende de 15 000 dirhams (1392 euros), sans que ni lui ni ses avocats n'aient été convoqués et alors qu'il était en prison, cette fois sous une nouvelle accusation de blanchiment d'argent. Après vingt jours de grève de la faim, il a été placé en liberté provisoire avec interdiction de quitter le pays.

Il faut également mentionner Hajar Raissouni, journaliste à Akhbar El-Yaoum, arrêtée le 30 août 2019. Elle a été condamnée un mois plus tard, le 30 septembre, à un an de prison pour avortement et relations sexuelles extraconjugales et libérée le 16 octobre 2019 par grâce royale, à la suite de l'immense indignation provoquée par son arrestation et sa condamnation.

Après le soulèvement du Rif en 2016-2017, plusieurs journalistes rifains ont eu maille à partir avec la justice pour la couverture journalistique qu'ils ont pu faire des manifestations, assimilée à une « incitation à commettre une infraction » ou à une atteinte à la sécurité de l'État. Hamid El-Mahdaoui, Mohammed Asrihi, Jawad Essabiri, Houcein El-Idrissi, Abdelali Haddou et Rabie Al-Ablak cumulent ensemble plusieurs décennies de prison.

Hicham Mansouri a quant à lui purgé une peine de dix mois de prison pour adultère en 2015-2016 et a pris depuis le chemin de l'exil. Il a été condamné par contumace pour atteinte à la sûreté de l'État en janvier 2021 en même temps que Maâti Monjib, Hicham Kribhi et Samad Aït Aïcha, à un an de prison et 10 000 dirhams (1000 euros) d'amende, tandis que quatre autres journalistes dans la même affaire : Hisham Almiraat, Mohamed Essabr, Rachid Tarik et Maria Moukrim étaient condamnés à des peines plus légères.

Ces méthodes ne sont pas nouvelles. Ali Anouzla, directeur de publication du site d'information Lakome a été arrêté le 17 septembre 2013 pour « assistance matérielle et apologie du terrorisme », pour avoir publié un lien avec un article du journal espagnol El País qui donnait accès à une vidéo attribuée au groupe Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI). Après une forte mobilisation de solidarité, il a été placé en liberté provisoire. À ce jour, le verdict n'a toujours pas été prononcé.

Constantes et variantes du système répressif

Mis à part les cas des journalistes du Rif et d'Ali Anouzla, les journalistes ne sont pas poursuivis pour leurs activités ou leurs écrits journalistiques, mais pour les crimes politiques les plus graves (atteinte à la sûreté de l'État, espionnage), ou des délits de droit commun (blanchiment d'argent, crimes sexuels…) dans une tentative de les déconsidérer et de décourager toute volonté de solidarité. Les féministes marocaines ont réagi en dénonçant dans un communiqué l'instrumentalisation des luttes des femmes contre la violence à des fins de répression des journalistes, et les délits de droit commun pour lesquels les journalistes sont accusés ne convainquent personne : Omar Radi et Soulaiman Raissouni ont reçu le soutien de plus de 200 journalistes marocains.

En 2016, le Maroc a pourtant réformé son code de la presse, interdisant l'emprisonnement pour délit de presse. Il s'agit donc désormais de trouver des prétextes pour contourner ce nouveau code. Le régime — qui ne s'est pas modifié — doit à présent composer pour arriver à ses fins en matière de lutte contre la liberté de la presse.

Les persécutions dont Omar Radi fait l'objet sont liées aux recherches qu'il effectuait sur l'accaparement des terres au Maroc. Lors d'un voyage en Algérie, il en a parlé publiquement dans une conférence et à la télévision. Et il a été arrêté à son retour. On sait que les terres agricoles font l'objet d'une intense convoitise de la part des investisseurs nationaux et étrangers, et les accaparements de terre ont permis l'accumulation de fortunes gigantesques jusque dans les plus hautes sphères du pouvoir, tandis que la petite paysannerie disparaît ou tente de survivre dans une immense pauvreté. L'accuser de cela aurait clairement été un délit d'opinion et aurait entraîné l'ouverture d'un débat public sur le sujet. Il était alors préférable de le présenter comme un espion et un violeur.

Une clé pour comprendre

Maâti Monjib nous offre une clé du problème. Dans son livre La monarchie marocaine et la lutte pour le pouvoir (L'Harmattan, 1992), il analyse l'alliance passée à l'époque du protectorat franco-espagnol entre la monarchie et le mouvement national pour obtenir l'indépendance du pays. Et comment, une fois cet objectif atteint, les deux partenaires se sont violemment affrontés pour savoir lequel prendrait les rênes du pays. Le Parti de l'indépendance (Al-Istiqlal) rêvait d'une monarchie qui assurerait la continuité et la légitimité des nouvelles autorités, mais ne gouvernerait pas. La monarchie, elle, entendait reprendre les rênes du pays. La lutte fut âpre et l'assassinat de Mehdi Ben Barka en 1965 marqua la victoire de la monarchie qui utilisera désormais toutes les méthodes à sa disposition contre quiconque en douterait.

Par la suite, elle a continué à manipuler, coopter, diviser et réprimer le mouvement politique puis le mouvement syndical. Le contrôle du pays aurait été absolu si les militaires n'avaient pas tenté par deux fois de déposer le roi, en 1971 et 1972. Mais ils ont échoué, 21 ont été fusillés et les 58 autres sont allés mourir à petit feu dans la prison de Tazmamart, dans le sud du pays1. L'opération « Marche verte » et la récupération des territoires sahraouis abandonnés par l'Espagne en 1975 ont définitivement consacré le pouvoir absolu de la monarchie.

Deux décennies plus tard, Hassan II a tenté de léguer à son fils un pays plus présentable. Il a libéré les prisonniers encore en vie de Tazmamart, vidé les prisons des prisonniers de gauche (tandis qu'elles se remplissaient d'islamistes), permis l'apparition de nouveaux titres de presse, non liés au pouvoir ou aux partis, mais au monde des affaires et dépendants de la publicité. Une presse plus moderne, qui a fortement allégé la langue de bois et commencé à couvrir des sujets inédits dans le pays, comme la fortune du roi, la situation au Sahara, la sexualité, les scandales financiers, la corruption, etc. Peu à peu, le ton libre de certains titres a commencé à agacer et plusieurs journaux ont dû fermer, asphyxiés financièrement, après des condamnations à des amendes impayables ou le retrait de la publicité sous la pression des autorités.

La reprise en main après la révolte

C'est alors que la presse numérique a commencé à émerger. Le nombre de titres en arabe, en français ou en amazigh s'est multiplié, et une presse locale et régionale qui n'avait jamais existé auparavant est apparue un peu partout dans le pays. Avec les soulèvements de 2011 qui ont enflammé une grande partie du monde arabe pendant quelques mois, une nouvelle liberté de ton et d'expression s'est épanouie dans les rues comme dans les colonnes de la presse. Mais la pause a été de courte durée. Avec l'aide de presque tous les partis politiques, la monarchie a réussi à reprendre le contrôle en proposant un programme électoral qui a marginalisé le mouvement populaire et largement spontané dont le terrain était la rue et non les urnes. Malgré cela, il a fallu plusieurs mois et une répression de plus en plus agressive pour vider les rues des manifestants. Et depuis, une chape de plomb s'est à nouveau abattue sur le Maroc. Les quelques organisations encore indépendantes et critiques (Association marocaine des droits humains, Association marocaine pour le journaliste d'investigation, Attac, Freedom now Morocco, Racines) sont harcelées. Des activités culturelles promues par les jeunes sont réprimées, tout comme les impressionnantes révoltes sociales du Rif (octobre 2016-été 2017) puis de la ville minière de Jerada (décembre 2017-janvier 2018) et d'autres protestations dans diverses régions du pays.

Des journalistes indépendants ont couvert et contextualisé ces mouvements sociaux, accompagnés par une intense activité de blogueurs et sur YouTube ou Facebook. Elle rend difficile la dissimulation de ce qui se passe dans le Maroc profond. Pour essayer de faire taire et d'effrayer ces informateurs, nombreux sont ceux qui finissent en prison. Les autorités ont également créé leurs propres titres, organes de propagande d'État, de diffusion de fausses nouvelles, de diffamation des collègues de la presse indépendante et même de préparation des affaires judiciaires qui seront menées à leur encontre. La collusion entre ces médias, les services de sécurité et le pouvoir judiciaire est flagrante. Plus autocratique que jamais, le Makhzen (le pouvoir) s'embourbe dans une vaine tentative de contrôle des idées et de la pensée.


1Lire à ce sujet Ahmed Marzouki, Tazmamart cellule 10, Tarik éditions, 2000.

Ceuta, un confetti d'Europe en Afrique

L'afflux de 8 000 migrants à Ceuta le 17 mai dernier a fait la une de l'actualité. Cette ville espagnole, confetti résiduel des empires coloniaux encastrée dans le territoire marocain reste un enjeu majeur des relations entre Madrid et Rabat.

Ceuta qui vient de faire la une de l'actualité est, comme sa voisine Melilla, une ville totalement à part en Espagne, un vestige de l'empire colonial. Toutes deux se situent au milieu des villes du nord du Maroc dont le revenu par habitant est six fois inférieur à celui des villes espagnoles. Attractives au plan économique, elles ont vu se développer un commerce frontalier qui a oxygéné cette région, moins bien nantie que le reste du Maroc.

Revendiquées par le Maroc en 1961, elles continuent de faire partie du territoire espagnol, comme l'atteste la Constitution espagnole de 1978. Elles constituent le seul point d'entrée terrestre de l'Union européenne (UE) depuis l'Afrique.

Anciens postes avancés

Leur passé de territoires espagnols remonte au XVe siècle. L'Espagne et le Portugal tentent alors d'achever la reconquête de la péninsule ibérique, envahie par les musulmans à partir du VIIIe siècle. C'est en 1415 que les Portugais s'emparent de Ceuta. En 1492, les Rois catholiques d'Espagne, Ferdinand II d'Aragon et Isabelle de Castille mettent fin au royaume musulman d'Al-Andalus par la prise de Grenade. Ils veulent protéger les villes de la côte des incursions des pirates barbaresques, en installant des postes militaires sur la côte nord de l'Afrique. Ils parviennent à conquérir Melilla en 1497, et en 1580 c'est au tour de Ceuta de passer sous la domination espagnole.

Ceuta et Melilla deviennent ce qu'on appelle alors des « présides », ou possessions espagnoles sur la côte marocaine. Madrid y installera des bagnes. En 1906, sous l'égide des États-Unis, la conférence d'Algésiras réunit les puissances européennes pour décider du sort du Maroc, l'un des rares pays du continent africain à ne pas avoir été colonisé. Alors qu'il est question d'aider ce pays à se moderniser, une vraie tutelle se met en place avec l'instauration du protectorat franco-espagnol en 1912. Ceuta et Melilla servent alors de tête de pont à l'installation des Espagnols sur le continent africain. C'est par leurs ports qu'arrive du matériel, mais aussi des hommes et des femmes, paysans et ouvriers venus principalement d'Andalousie, et qui coexisteront dans un premier temps avec les militaires qui étaient déjà sur place. Ils seront suivis par des juifs venus de Tétouan et de Tanger, et par des musulmans venus de plusieurs villes du Maroc, tous ayant été attirés par les avantages qu'offrait le nouveau statut de ces deux villes espagnoles.

En 1956, au moment de l'indépendance, le Maroc se libère du protectorat français, mais les deux enclaves restent espagnoles en vertu de leur appartenance antérieure à l'Espagne. Rabat exprime sa volonté de récupérer tous les territoires de son espace géographique. Tarfaya est récupérée en 1958 et Ifni en 1969. En 1961 le Maroc revendiquera en vain Ceuta et Melilla devant l'Assemblée générale des Nations unies. Alors que pour Rabat, Ceuta et Melilla ne sont qu'une survivance anachronique du colonialisme en Afrique, Madrid continue de revendiquer l'hispanité de ces deux villes et en 2007, le roi Juan Carlos y effectue une visite, au cours de laquelle il réaffirme la ferme volonté de l'Espagne de conserver Ceuta et Melilla sous la souveraineté espagnole, y compris au prix d'une intervention militaire.

Un régime spécial au sein de l'UE

Avec l'adhésion de l'Espagne à la Communauté économique européenne (CEE) en 1986, ces « territoires de souveraineté espagnole » sont naturellement intégrés à l'ensemble de la communauté, même s'il est nécessaire d'ajuster le régime spécial des ports francs au règlement européen. De la sorte, Ceuta et Melilla n'ont pas été concernées par l'Union douanière et par la politique agricole commune (PAC), et ont été exemptées de l'application de la TVA. Elles bénéficient pourtant des fonds européens qui ont été essentiels à leur développement. L'adhésion de l'Espagne aux accords de Schengen en 1991 donnera un caractère encore plus particulier à ces deux villes. En effet, pour une relation harmonieuse entre elles et leurs voisines marocaines, une dérogation a été accordée aux ressortissants marocains de Nador ou de Tétouan de s'y rendre sans visa. Deux conséquences majeures de ces mesures spéciales : d'une part, un commerce de contrebande transfrontalier entre ces deux villes espagnoles et les villes du Maroc du nord ; d'autre part, à partir de la fin des années 1990, une immigration marocaine, rapidement suivie par celle des populations subsahariennes.

Une ville frontalière

Jusqu'au début des années 2000, Ceuta et aussi Melilla, intégrées à l'espace Schengen étaient perçues comme une porte d'entrée facile à l'Europe : pas de mer à traverser, seulement des grillages à escalader pour passer de l'Afrique à l'Europe. Mais face à l'ampleur des arrivées, le gouvernement espagnol a renforcé le dispositif de sécurité de manière drastique. À partir de 2001, l'Espagne a construit une barrière qui a coûté 30 millions d'euros, partiellement financée par l'UE. Tout au long des 8 km qui séparent Ceuta du Maroc, des clôtures parallèles ont été installées, couronnées de barbelés. Des postes de surveillance ou miradors permettent une vision quasi parfaite de jour comme de nuit. Un éclairage puissant et des caméras vidéo facilitant le repérage de migrants tentant d'escalader la barrière. Entre les clôtures des routes étroites permettent le passage des véhicules de la guardia civil espagnole. À ce dispositif s'ajoutent des câbles souterrains reliés à des capteurs électroniques pour détecter les bruits et les mouvements.

Malgré cela, en septembre 2005, plusieurs centaines de migrants tentent de franchir cette barrière, munis d'échelles de fortune. La garde civile espagnole n'hésite pas à tirer sur ceux qui s'accrochent à la clôture, faisant onze morts. Et en juillet 2018, plus de 600 migrants subsahariens pénètrent dans Ceuta à partir du Maroc, en lançant de la chaux vive à la face des agents de sécurité espagnole.

Face à ces tensions récurrentes entre autorités espagnoles et migrants pour l'accès à Ceuta, le Maroc se trouve en porte-à-faux. En effet, dans le cadre de l'externalisation des contrôles migratoires à des pays du sud de la Méditerranée, le Maroc perçoit une subvention par l'UE pour empêcher les migrants de sortir de son territoire et d'accéder à l'Europe. Mais il ne peut accepter la construction de ces barrières et clôtures censées couper l'Europe du Maroc, alors qu'il considère Ceuta comme une partie de son territoire occupé par l'Espagne.

Comme le montre un rapport de la Cimade de décembre 20151, le Maroc revendique ces deux villes, tout en tirant profit de la situation existante. Ce qui explique qu'il collabore volontiers avec l'Espagne dans la lutte contre l'immigration irrégulière vers l'Europe. Mais il revendique également ces deux villes, alors que le nord du Maroc est de plus en plus affecté par la pauvreté. Les quinze derniers mois durant lesquels les frontières ont été fermées ont contribué à appauvrir considérablement les ressortissants des villes de cette région qui vivaient des échanges économiques formels et surtout informels. La fermeture du poste-frontière a provoqué un net déclin du commerce entre Fnideq (Castillejos en espagnol) et Ceuta. De longues années durant, des femmes y passaient quotidiennement, chargées de marchandises espagnoles hors taxes. Ces pratiques d'une contrebande tolérée généraient une activité commerçante qui oxygénait le nord du Maroc.

Aussi, quels que soient les dispositifs de sécurité mis en place, le fossé économique qui se creuse entre l'Espagne et le Maroc incitera de plus en plus les Marocains à s'installer à Ceuta, avec l'idée de rejoindre la péninsule ibérique. En outre, l'externalisation des contrôles migratoires en Méditerranée donne au Maroc les moyens d'instrumentaliser le phénomène migratoire. Aujourd'hui, Rabat reproche à l'Espagne l'accueil et l'hospitalisation de Brahim Ghali, le chef du Front Polisario. Mais par-delà cet accueil, Rabat fait pression sur l'Espagne pour emboîter le pas aux États-Unis qui, en décembre 2020 reconnaissaient que le Sahara occidental était marocain.

Or, l'Espagne est l'ancienne puissance coloniale au Sahara occidental. Elle a quitté ce territoire en 1975 sans y avoir organisé de référendum d'autodétermination. Il y a une culpabilité espagnole à avoir bâclé cette décolonisation, ayant ainsi ouvert la voie à l'installation du Maroc sur un « territoire non autonome » selon la terminologie onusienne. Cette décolonisation inachevée explique l'existence, en Espagne, d'une opinion publique très sensible au règlement du conflit saharien qui ne peut se faire, selon elle, que dans le cadre du droit international et par le biais d'une consultation référendaire des populations concernées. Premier partenaire économique du Maroc, l'Espagne ne peut ni ignorer son opinion ni passer outre un processus de règlement qu'elle a voulu et qu'elle a signé. Aussi, par-delà l'aspect humanitaire mis en avant pour expliquer les soins médicaux prodigués au chef du Front Polisario, l'Espagne, pays démocratique, est également liée par le respect du droit international.


« La révolution palestinienne et les Juifs », un livre pour l'histoire et pour demain

Par : Fatah

Les éditions Libertalia et Orient XXI s'associent pour une collection d'ouvrages consacrés au Proche-Orient. Le premier titre, qui paraît jeudi 3 juin 2021, est un texte lucide et passionnant publié en 1970 par le Fatah, « La révolution palestinienne et les Juifs ».

La crise à Jérusalem, les émeutes et les arrestations dans les villes israéliennes à forte population palestinienne, les attaques contre Gaza ont confirmé que le statu quo n'était pas possible ou, plutôt, qu'il signifiait des guerres à répétition. L'installation de plus de 750 000 colons en Cisjordanie et à Jérusalem-Est a tué l'idée d'une solution à deux États.

C'est la raison pour laquelle le texte La révolution palestinienne et les Juifs, publié en 1970 par le Fatah, l'organisation de Yasser Arafat, aux éditions de Minuit, reprend des couleurs.

Le projet ? L'établissement d'une société progressiste ouverte à tous, juifs, musulmans et chrétiens, et le rejet des slogans « les Arabes dans le désert », « les Juifs à la mer », afin d'en finir avec la société d'apartheid instaurée par l'occupation et que viennent de dénoncer les organisations de défense des droits humains B'Tselem (israélienne) et Human Rights Watch (internationale).

Les éditions Libertalia et Orient XXI rééditent cet ouvrage avec une présentation d'Alain Gresh, ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique et directeur de notre site, qui revient sur les conditions dans lesquelles il fut rédigé et les raisons de son actualité. L'extrait de la première partie du livre ci-dessous témoigne de la volonté des auteurs « d'amorcer un dialogue ».

La Révolution, une ère nouvelle

« Le 1er janvier 1965, le Fatah déclencha, après six années de préparation militaire et de travail politique, le processus de la révolution palestinienne. Les deux premières années furent consacrées à établir une présence dans l'« arène » palestinienne. L'expérience traumatisante de 1967 et le second exode qui s'ensuivit installèrent définitivement les Palestiniens dans la voie de la révolution. Ils pouvaient enfin prendre les armes et rentrer chez eux lutter contre l'occupant.

Les masses palestiniennes avaient compris que leur libération ne pouvait pas venir de l'action des armées arabes, sous la forme d'une guerre classique, mais de la guerre populaire de libération. Le peuple reprenait confiance, une nation renaissait. Karameh1 et les autres victoires, les sacrifices et les combattants morts sur le champ de bataille, l'escalade armée, concrétisaient et renforçaient le sentiment d'appartenir à la Palestine.

En même temps, la révolution apportait la maturité aux combattants. Aussi paradoxal que cela puisse sembler, ceux qui se battent deviennent plus tolérants. La violence en pensées et en paroles accompagne seulement le découragement, le désespoir.

La façon de considérer l'ennemi commença à changer, et la distinction entre Juif et sioniste à prendre un sens. Le désir de vengeance ne suffit pas pour mener une guerre de libération. Les combattants se mirent à réfléchir sur leurs objectifs finaux. Les discussions avec les Juifs intellectuels progressistes venus du monde entier pour entamer le dialogue avec la révolution amenèrent à un approfondissement toujours plus poussé.

La nouvelle doctrine

Les leaders de la révolution entreprirent des études et des discussions amenant à de sérieuses remises en question : les Juifs ont souffert de la persécution du fait de racistes criminels, les nazis, de la même façon que nous, nous souffrons du fait des sionistes. On établit alors des parallèles révélateurs.

Comment pouvons-nous haïr les Juifs en tant que Juifs ?, se demandèrent les révolutionnaires. Comment avons-nous pu tomber dans le piège du racisme ?

Une étude de l'histoire et de la pensée juive fut entreprise : la majorité de ceux qui étaient venus en Palestine fuyaient les camps de concentration allemands. On leur disait : « Vous êtes un peuple sans terre pour une terre sans peuple. » On leur assurait que les Palestiniens avaient quitté la Palestine de leur plein gré, observant en cela les ordres des leaders arabes, dans le cadre d'un plan perfide pour perpétrer un massacre général des Juifs.

Ensuite, la “machine” sioniste répétait aux nouveaux immigrants juifs, comme aux vieux colons, qu'il n'existait qu'une alternative : soit combattre pour survivre et sauvegarder “Israël”, soit être massacré ou, au mieux, s'enfuir dans une chaloupe hasardeuse sur la mer Méditerranée. Même les Juifs arabes – appelés “Juifs orientaux” par les sionistes – qui, à l'intérieur d'Israël, étaient pourtant soumis à la discrimination de la part de l'oligarchie européosioniste devaient finir par accepter l'argumentation et combattre pour ce qu'ils considéraient comme leur survie.

Le combat contre le sionisme devait révéler aux Palestiniens les forces et les limites de la personnalité juive. Les Juifs n'étaient ni des monstres, ni des surhommes, ni des Pygmées. Une image nouvelle, humaine, du juif était en train de se constituer. Martin Buber, Isaac Deutscher, Elmer Berger et Moshé Menuhim, tous ces penseurs humanistes juifs étaient lus et relus.

Une image nouvelle

Le révolutionnaire palestinien s'est affranchi de la plupart de ses anciens stéréotypes.

Les visiteurs étrangers sont étonnés de le constater lorsqu'ils visitent les bases de commandos, et plus particulièrement les camps des “ashbal”, les Lionceaux combattants.

Le révolutionnaire palestinien est prêt à mourir pour la libération de la Palestine et n'acceptera aucun substitut, quel que soit le prix qu'il devra payer. Mais il a une idée claire de l'ennemi et du but final. Lorsque des étudiants juifs sont venus d'Europe passer une partie de l'été en Jordanie dans un camp du Fatah, ils furent adoptés spontanément. Le Fatah attend avec impatience le jour où des milliers de Juifs viendront combattre à ses côtés pour la libération de la Palestine. Vu les récents événements, cela pourrait bien arriver plus tôt qu'on ne le pense.

Le premier pas

Le premier pas, les révolutionnaires palestiniens l'ont franchi en demandant la création d'une Palestine démocratique non confessionnelle.

Un changement d'attitude s'opère : les Palestiniens exilés et persécutés redéfinissent leurs objectifs et veulent créer une Palestine nouvelle englobant aussi les Juifs actuellement en Israël. Pour que ce but devienne réalisable, il faut commencer par prêter attention à l'interlocuteur : quelle est la position actuelle des Juifs par rapport à un tel objectif et qu'est-ce qui pourrait changer leur état d'esprit ?

Ce thème sera traité maintenant. Puis on étudiera la Palestine nouvelle et on examinera comment elle se présente au stade actuel de la révolution. Nous espérons ainsi aider à amorcer un dialogue sur la base d'une étude sérieuse. Notre révolution est jeune et dynamique. Ses militants continueront à combattre et à apprendre jusqu'à la victoire ».

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Sortie en librairie le 3 juin 2021. — 92 pages ; 8 euros

1Le 20 mars 1968, les fedayin imposent une défaite aux blindés israéliens qui attaquaient le camp palestinien de karameh en Jordanie.

Golfe. Le douloureux retour au pays des travailleurs migrants

Longtemps célébrés en héros dans leurs villages, les travailleurs d'Afrique et d'Asie partis pour l'eldorado du Golfe reviennent les mains vides et grossissent les rangs des chômeurs après avoir perdu leur emploi durant la pandémie. Certains tentent de lancer leur propre entreprise.

Autrefois centre du commerce mondial des épices, le district indien de Malappuram dans l'État du Kerala, niché entre les forêts des monts Nilgiri à l'est et la côte luxuriante de la mer d'Arabie à l'ouest s'est mué en arrière-cour des États arabes du golfe Persique. Les devises envoyées à leurs familles par les travailleurs partis à l'étranger sont une source de revenus pour un tiers des ménages de Malappuram. L'argent de la migration Inde-Golfe, vital pour financer dépenses quotidiennes, frais de scolarité, appareils électroniques et biens immobiliers, est menacé depuis le début de la pandémie de la Covid-19.

« Je travaillais à Dubaï pour une entreprise de construction, mais j'ai été licencié », raconte avec regret Vipin, l'un des 1 230 000 pravasikal (migrant dans la langue locale, le malayalam) de retour au Kerala depuis mai 2020. « Je vis actuellement sur mes économies, mais je n'aurai bientôt plus d'argent. Dans notre village, beaucoup de gens sont déjà rentrés du Golfe, mais il n'y a pas d'opportunités d'emploi ici », confiait-il à cette époque. Un an plus tard, il survit avec sa femme et sa fille de deux ans grâce à de petits boulots précaires, dans l'attente de pouvoir repartir vers l'eldorado que représentent les économies du Golfe.

Le taux de chômage au Kerala, déjà supérieur à la moyenne nationale avant la pandémie, s'est envolé durant les premiers mois de la crise sanitaire, passant de 9 % en décembre 2019 à 26 % en mai 2020. « Ma famille est à l'abri de la Covid, mais la situation empire autour de moi », ajoute-t-il alors que l'Inde enregistre des centaines de milliers de contaminations et plus de 4 000 décès par jour avec une terrible deuxième vague depuis mi-avril 2021.

Pour les pravasikal les plus âgés, le retour au pays durant la pandémie de la Covid-19 revient à laisser derrière eux une vie de labeur et le bénéfice de salaires exonérés d'impôt sur le revenu pour de vieux jours sans filet de sécurité sociale. En effet, les économies du Golfe sont construites sur un modèle de migration qui offre à une main d'œuvre étrangère abondante une existence à durée déterminée en contrepartie de salaires plus élevés que dans leur pays d'origine. Exclus des systèmes publics de retraite réservés aux seuls citoyens golfiens, les travailleurs étrangers doivent économiser pour leur vie post-migratoire ou compter sur le soutien financier de la génération suivante. Une approche similaire aux pratiques dans leur pays d'origine où, en l'absence d'État-providence, le financement des retraites repose en grande partie sur la solidité des structures familiales et du tissu social.

Préférence nationale

Le ministre principal du Kerala, Pinarayi Vijayan, indique que l'État est « vraiment redevable » aux pravasikal de leur contribution au développement local. Selon une étude de la Banque mondiale, une augmentation de 10 % de la part dans le PIB des envois d'argent des travailleurs à leurs familles entraîne « une baisse de 1,6 % de la proportion de personnes vivant dans la pauvreté ». Mais certains accusent les migrants d'avoir propagé la Covid-19 lorsqu'ils sont rentrés au pays. D'autres s'interrogent sur le côté éphémère des modèles de migration offerts par les États du Golfe aux travailleurs étrangers. L'accès à la citoyenneté ou à un permis de résidence permanent est un privilège réservé à quelques rarissimes individus. Les Émirats arabes unis ont annoncé en janvier 2021 qu'ils ouvraient les portes de la citoyenneté émiratie à des investisseurs étrangers, des talents spécialisés, médecins, ingénieurs et artistes désignés par des membres de la famille royale ou des officiels émiriens.

De plus, les programmes de nationalisation de la main-d'œuvre se multiplient dans les pays du Golfe pour donner la priorité aux nationaux. Si Dubaï, habité par seulement 270 000 Émiratis, envisage d'accroître sa population de 76 % dans les 20 prochaines années et d'attirer des compétences du monde entier, les voisins saoudiens et omanais doivent composer avec le fléau du chômage. Les migrations inversées durant la pandémie sont l'illustration d'un phénomène de plus long terme à l'heure où le boom des énergies renouvelables laisse les économies pétrolières et gazières du Golfe tâtonner dans un monde où la suprématie du pétrole s'essouffle.

Selon le Centre national de la statistique et de l'information d'Oman, le nombre de travailleurs étrangers dans le pays a chuté de 14 % entre le début de la pandémie et janvier 2021. En Arabie saoudite, près de 13 % des citoyens sont au chômage, et réduire la dépendance à la main-d'œuvre étrangère est un cheval de bataille du prince héritier Mohamed Ben Salman. Une préférence nationale assumée qui se traduit dans le cas du Koweït par un discours anti-migrant aux relents racistes, accusant l'étranger de tous les maux de l'Émirat.

Conscients que le futur du Golfe est suspendu à la capacité de ces pétro- et gazo-États de réadapter leurs modèles économiques et sociaux, les pays asiatiques et africains exportateurs de main d'œuvre tentent de développer de nouvelles routes de migration plus qualifiées vers les pays occidentaux, mais aussi de renforcer leurs tissus économiques locaux. Une volonté qui requiert un changement radical d'approche, tant la migration s'est érigée en symbole de réussite, privant les économies locales de la créativité et du dynamisme économique de sa jeunesse. « Si je migre, cela renforce les pays du Golfe, mais pas l'Inde. Nous ferions mieux de penser différemment », affirmait Afeefa Rasheed, une étudiante indienne de 21 ans interviewée par Orient XXI en 2019. Selon l'Organisation internationale du travail (OIT), les ouvriers indiens peu qualifiés travaillant en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis gagnent entre 1,5 à 3 fois plus que les salaires offerts par les employeurs indiens.

« C'est comme si nous avions gagné la guerre »

À la différence de Vipin au Kerala, d'autres n'ont pas été licenciés au sens premier du terme. Mais ils se trouvaient du mauvais côté de la frontière lorsque l'Arabie saoudite a décidé mi-mars 2020 de fermer ses frontières. Ils ont été dans l'incapacité de rejoindre leur lieu de travail à la suite de la suspension des vols. Et nombreux de ces naufragés de la pandémie ont perdu leur emploi, restant bloqués dans leur pays d'origine. Seuls les plus fortunés ont été en mesure de revenir en Arabie saoudite, finançant un voyage avec une escale de 7 à 14 jours, à Dubaï et aux Maldives par exemple, où les liaisons aériennes avec le Royaume avaient repris. Le compte Twitter Bring Back Saudi Residents vise à attirer l'attention des autorités saoudiennes. « Les vols entre l'Inde et l'Arabie saoudite n'ont toujours pas repris. Cela fait plus d'un an maintenant et pour ceux qui sont toujours coincés en Inde, sans emploi, sans salaire, la situation est terrible », commente la personne à l'origine du compte Twitter qui ne souhaite pas être nommée, car vivant en Arabie saoudite. « Certains se sont rendus à l'évidence et ont demandé à leurs proches ou à leurs collègues de mettre un terme à leurs contrats de location et de vendre leur voiture en Arabie saoudite », ajoute cette personne.

Ces retours au pays imposés laissent celles et ceux qui avaient misé sur la migration vers le Golfe pour grimper l'échelle sociale face au défi de choisir entre recommencer à zéro un processus migratoire — et donc payer les frais liés au processus de recrutement une seconde fois — ou bien tenter leur chance dans leurs pays d'origine. Originaire de Itahari, une ville d'environ 140 000 habitants dans le sud-est du Népal, Praveen, âgé de 27 ans, quitte le domicile familial en janvier 2019 pour partir travailler à Dubaï dans l'espoir de venir à bout des dettes du foyer. En violation des lois de la nation himalayenne, l'agent de migration chargé d'organiser son départ réclame 700 euros de « frais de recrutement ».

Le jeune homme accepte et atterrit quelques semaines plus tard à Dubaï où il supervise le transfert des passagers en fauteuil roulant à l'aéroport international. Un an après son arrivée, l'émergence de la Covid-19 cloue au sol les avions de la compagnie Emirates, provoquant une mise à l'arrêt temporaire du premier hub aéroportuaire mondial où se sont croisés 86 millions de passagers en 2019. « Lorsque la pandémie a commencé, la société a cessé de nous payer. Avec 200 collègues népalais, nous avons fait une sorte de révolution devant l'administration, mais ils nous ont dit de retourner dans notre chambre, dormir et manger les repas qui nous étaient distribués. C'était une situation difficile. Je suis le pilier de la famille avec mon emploi. Mon père de 84 ans et ma mère de 71 ans dépendent de l'argent que j'envoie », raconte-t-il.

En proie à des doutes sur l'avenir de sa profession et privé de son salaire mensuel de 250 euros (en violation des lois des Émirats arabes unis), Praveen démissionne et retourne au pays. Après 20 mois à Dubaï, il doit financer à crédit le trajet de 360 kilomètres pour rallier Katmandou à sa ville natale. « Quand je suis enfin arrivé, j'étais si heureux. C'est comme si nous avions gagné la guerre et que nous célébrions la victoire », confie-t-il. Déçu par son expérience migratoire, il décide alors de prendre son destin en main.

Après plusieurs mois d'un travail temporaire au Népal pour financer une modeste cérémonie de mariage avec l'amour de sa vie (« j'ai minimisé les coûts autant que possible », précise-t-il), Praveen tente aujourd'hui de réunir les fonds nécessaires pour lancer une agence de placement. Sa future entreprise aura pour mission d'aider les habitants de la région à saisir des opportunités d'emplois locaux plutôt que de choisir la migration comme échappatoire. Ils ne sont que 60 000 Népalais à avoir déjà repris la route de la migration après que le pays a rouvert ses frontières en juillet 2020, sur les plus de 240 000 rentrés au pays durant la pandémie. « Je prie pour que ma future entreprise soit prospère ».

« Toutes ces foutaises » ou l'impossible récit de la révolution égyptienne

Le dernier roman de l'écrivain égyptien Ezzedine Fishere revient sur l'héritage en demi-teinte d'une révolution qui a laissé un goût de cendre à celles et ceux qui avaient cru en une Égypte libre.

Ce sont des histoires comme on en raconte dans la nuit aux plus intimes inconnus qui, au petit matin, quittent un lit encore tiède pour s'effacer dans les souvenirs embués d'une soirée trop arrosée. Mais cette fois-ci, l'amant est retenu juste à temps, et se trouve bien forcé de poursuivre son récit : « Je voudrais que tu me racontes ce qui s'est passé pendant mon année en prison. » Amal a 48 heures devant elle pour rattraper le fil de la révolution égyptienne, et attraper l'avion qui l'emportera aux États-Unis. Omar, lui, n'a rien de mieux à faire, et accepte le rôle de Shéhérazade qu'elle lui prête.

Publié en arabe en 2017, le roman d'Ezzedine Fishere vient de paraître dans sa traduction française aux éditions Joëlle Losfeld, sous le titre Toutes ces foutaises] (Kol haḏha al-houra'). L'intrigue amoureuse qui fournit son cadre au récit n'est évidemment qu'un prétexte qui permet de dérouler les chroniques d'une Égypte en mutation : en huit chapitres, Fishere propose de revenir sur des moments clefs de la révolution et de ses lendemains à travers les souvenirs et ouï-dire d'Omar Fakhreddine, personnage déjà connu des lecteurs de Fishere.

Des premières manifestations de janvier 2011 au massacre de la place Rabaa-Al-Adaouia en août 20131, en passant par l'émeute du stade de Port-Saïd en février 20122, sans oublier les luttes féministes et le spectre du terrorisme islamiste : le roman revient sur les espoirs et les désillusions qui ont animé la société ces dernières années. Surtout, il s'écrit à partir d'une série de destins individuels qui se croisent et se séparent, et ressaisissent l'épisode révolutionnaire à travers ses élans, ses temps morts et ses contradictions.

Entre trivialité et héroïsme

Le tour de force d'Ezzedine Fishere est de redonner son épaisseur à l'insignifiant : qu'est-ce qu'une révolution, sinon une somme d'anecdotes qui soudain viennent à faire sens collectivement et créent de l'histoire, mais qui auraient tout aussi bien pu tomber à plat ? Toute révolution engendre sa propre mythologie et Fishere, à travers les voix de ses personnages, s'amuse de ce va-et-vient entre trivialité et héroïsme — c'est ainsi que naissent les martyrs. La révolution est aussi dans le récit qu'on en fait, et ce récit est pluriel : à chaque histoire avancée par Omar, Amal rétorquera des scénarios alternatifs, qui se présentent moins comme une contradiction que comme l'ajout d'une strate supplémentaire. « Aucun évènement, surtout un évènement multidimensionnel comme une révolution, n'est réductible à un récit. Imaginons une série de Rashōmon3 superposés qui se déroulent à l'échelle de la société tout entière », nous propose Fishere.

Quand on l'interroge sur le sens de la révolution et ses récits multiples, l'auteur répond :

La révolution égyptienne est pour moi une annonce solennelle de l'effondrement de la pensée unique, du discours officiel, de la culture traditionnelle et dominante de ce vieux pays. Ceux qui y ont participé se soulevaient contre l'hégémonie de cette culture, la rejetaient, mais sans la remplacer par une autre hégémonie. Ils contestaient, cherchaient, s'interrogeaient, et continuent à le faire. Et c'est ce faisant qu'ils construisent, peu à peu, de nouvelles versions de ce qu'on appelle une culture égyptienne. Le conflit entre Amal et Omar sur les possibles choix et sur le récit du passé fait partie de ce processus de formuler une nouvelle culture. Et il est fort probable qu'Amal et Omar ne finiront pas au même bord.

En même temps qu'elle sape le paresseux fantasme d'une Égypte monolithique, la polyphonie du récit porte des enjeux de mémoire. Le pouvoir actuel s'efforce d'effacer le symbole du 25 janvier en réaffirmant la primauté de la journée de la police, censée commémorer le martyr de policiers égyptiens face aux Britanniques en janvier 1952, sur le jour de la colère marquant le soulèvement populaire de 2011 contre Hosni Moubarak. Toutes ces foutaises ménage quant à lui un espace pour la parole de témoignage et l'archive.

Au chapitre 4 qui revient sur les violences sexuelles et leur reconduction par le régime comme outil d'humiliation, Fishere retranscrit quelques extraits d'un article du média indépendant Mada Masr à propos du viol d'une activiste par trois hommes. Hend, pseudonyme utilisé par le journal pour protéger la victime, devient un personnage dont Omar développe l'histoire : la fiction se nourrit du réel et réciproquement, et semble déjà annoncer le mouvement #MeToo qui devait émerger quelques mois après la publication du roman, alors qu'Amal imaginait une révolution féministe.

Sexualités à mots cachés

Pour Victor Salama, qui a traduit l'œuvre en français avec Hussein Emara,

2011 a été une façon de casser des murs, de voir que tout n'est pas immuable. La question de l'identité a été mise au premier plan des débats, elle n'est pas résolue, et ça agace toutes les autorités, qu'elles soient politiques, religieuses ou culturelles, parce qu'elles aimeraient bien garder le vieux modèle. Or on sort des grands groupes sociologiques, religieux, avec une nouvelle dynamique d'individuation. La question du genre et des droits sexuels est encore assez compliquée en Égypte, peu d'ONG la traitent, et assez peu de livres en parlent. Des romans avec des personnages homosexuels qui ne sont pas critiqués ou caricaturés, il n'y en a pas beaucoup : L'Immeuble Yacoubian d'Alaa El-Aswany, qui était pourtant assez caricatural sur la question, avait énormément choqué en Égypte.

La sexualité et son tabou dans la société égyptienne nouent les différents fils du roman de Fishere, que ce soit à travers l'histoire de Bahaa et Shérif, un couple gay forcé de s'exiler à New York à cause de la violence subie après leur coming out, de Dina, femme adultère coincée entre la médiocrité de son mari et celle de son amant, ou de la narration même, qui s'amuse des précautions d'usage pour parer la censure.

On se souvient de l'affaire Ahmed Naji qui valut au jeune auteur une peine de deux ans de prison pour atteinte à la pudeur, après qu'un lecteur trop pudibond l'a attaqué en justice, faisant valoir les palpitations cardiaques ressenties à la lecture d'une scène de cunnilingus. Fishere, qui y fait allusion dans son avant-propos, menaçant les censeurs trop zélés de les enfermer dans un livre infernal, multiplie ensuite par l'entremise de son narrateur les pieds de nez aux tartuffes, au gré de scènes de sexe absconses et hilarantes, jouant sur l'implicite du « membre dont la seule mention est incriminée par la justice », et de cet « autre endroit dont la seule mention nous vaudrait condamnation à la prison par la justice ».

Fishere affirme :

Toutes ces foutaises essaie de relever le défi de la censure en se moquant non seulement de l'autorité de l'État qui veut réglementer la vie privée, mais également de celui d'une tradition hypocrite qui censure les expressions les plus intimes. Le roman, néanmoins, évite le vulgaire. Il jette le gant dans la face des lecteurs arabes : allez-y, trouvez-vous un langage autre que le vulgaire que vous dénoncez pour exprimer ces sentiments que vous éprouvez tous et passez sous silence – ou utilisez une langue étrangère pour les exprimer. À ce niveau, je mets les lecteurs — et pas seulement les autorités de l'État — devant un miroir, et c'est le rôle de l'écrivain tel que je le comprends.

Le pari risqué de l'auteur a finalement payé, la première édition de l'ouvrage ayant été épuisée seulement quelques jours après sa parution, cependant que les autorités l'ont tranquillement ignorée — du moins jusqu'à présent. « En quelque sorte, le roman est devenu une partie de ce questionnement de la culture égyptienne, donc une partie de cette longue et interminable révolution », estime Fishere, désormais installé aux États-Unis.

Le monde arabe au-delà de ses frontières

Le détour par l'étranger, qu'il soit linguistique ou géographique, se lit aussi à travers le parcours du personnage d'Amal. Égyptienne au dialecte maladroit ayant émigré aux États-Unis dans sa jeunesse, revenue au Caire avec une ONG pour soutenir les actions des manifestants de la place Tahrir et emprisonnée pour trahison, elle voit son identité être disputée de tous côtés. Là où on l'accuse de ne pas être une Égyptienne authentique, Fishere pose la question de l'identité complexe, non pas comme une crise du sujet, mais comme une réconciliation. « Amal a un côté égyptien, un côté américain, et les deux côtés se nourrissent, mais elle est bien dans sa peau, ce sont toujours les autres qui l'accusent de ne pas être ci ou ça, commente Victor Salama. Il y aura un monde arabe hors les murs. La diaspora est une partie du monde arabe qu'on le veuille ou non, et tout le monde s'en rend compte, y compris les autorités ».

Il n'est d'ailleurs pas anodin qu'Amal apparaisse toujours en transit, dans l'attente de ce qui viendra : sa libération, son avion, le prochain récit, toujours inachevé… sans lyrisme ni pessimisme. Elle se trouve à la croisée des chemins, à la fois hors les murs et dans l'intimité de sa chambre à coucher, toujours porteuse des virtualités de la révolution. Pour Salama, « Amal est un personnage de la petite résilience au quotidien, qui permet de ne pas se laisser submerger par l'autoritarisme, lequel n'est pas que politique, mais s'enfonce aussi dans la vie privée ».

Alors que le régime du président Abdel Fattah Al-Sissi est parvenu à vider la parole publique à force de répression, ce qui reste de la révolution, ce serait finalement un pari vers l'avenir.

Si on dit que mai 1968 a façonné l'imaginaire occidental pendant trente ou quarante ans, mai 1968 c'est vraiment une goutte d'eau par rapport au tsunami que sont les révolutions arabes dans tous les pays de la région. Il ne fait aucun doute que tous les imaginaires sociopolitiques et culturels vont être façonnés par ça

relève le traducteur.

Quant à l'auteur, il soutient que les questionnements lancés par la révolution « continuent sous la surface du calme imposé par la force ». Hors des places publiques, reste encore l'espace des réseaux sociaux, fortement investis par la société civile, et qui apparaissent dans le roman de façon récurrente comme un observatoire du pouls social, et un dernier espace de politique intime.

Pas de nostalgie

Alors qu'un certain nombre de romans écrits après la révolution témoignaient d'un désenchantement assez brutal des espoirs qui avaient pu naître des premières manifestations, comme Otared de Mohammad Rabie, récemment traduit par Frédéric Lagrange sous le titre de Trois Saisons en enfer, ou Al-Tabur, de Basmah Abd Al-Aziz, l'œuvre d'Ezzedine Fishere s'interroge davantage sur la façon dont on pourrait essayer de former une communauté de destins pourtant irréconciliables.

Pleurer sur les ruines de la révolution ne m'intéresse pas, tranche Fishere. Toutes ces foutaises s'érige contre la nostalgie de la révolution et contre son idéalisation. Cette révolution est d'abord et avant tout des histoires de gens qui souffrent, qui questionnent et qui se révoltent contre des conditions qui les étouffent. Ils sont unis par leur révolte, mais ils ne partagent pas nécessairement les mêmes convictions ou intérêts — ils n'ont pas les mêmes réponses aux questions qu'ils se posent. Ils ne forment une communauté que provisoirement — tant qu'ils s'opposent à l'ancien ordre qui les opprime.

Et d'ajouter :

Même la liberté qu'ils revendiquent n'a pas le même sens pour tous, comme le montre l'exemple du couple gay qui se fait rejeter — et attaquer — par les mêmes gens qui criaient « pain, liberté et dignité » sur la place Tahrir. La révolution est un effondrement de l'ordre politique, social et culturel et non pas son remplacement par un autre ordre qui est déjà là, prêt à porter ! Le nouvel ordre est souvent vague, flou, et prend du temps à se dessiner. Bien que ces divisions les empêchent de saisir le pouvoir, elles sont la source de la révolution. L'effondrement n'est pas, dans ce sens, un échec de la révolution, mais son aboutissement. Ces divisions continueront jusqu'à ce qu'un nouvel ordre social, politique et culturel — une nouvelle communauté — émerge. Toutes ces foutaises décrit l'interregnum, la condition des Égyptiens qui s'y trouvent prisonniers — leurs luttes, questions, choix, conflits, sentiments de perte et lueurs d'espoir. Il décrit la deuxième phase de la révolution, pas son requiem.

Si l'on retrouve parfois quelques naïvetés dans l'écriture, qui n'échappe pas tout à fait au romantisme révolutionnaire de ceux qui se souviennent avec nostalgie de ce qu'ils auraient pu être, Fishere les désamorce très vite en cultivant l'art de la pirouette ironique et de la dérision, narration plurielle aidant. C'est finalement la dernière parade de Shéhérazade, qui cherche à séduire son auditoire tout en sauvant sa peau : son histoire interminable devient celle de la révolution, entrée dans une longue nuit. Omar n'a d'ailleurs de cesse de le répéter : « En ces jours merdeux, rien ne vaut le sommeil. »

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Ezzedine Fishere, Toutes ces foutaises (Kol hadha al-houra')
Trad. de l'arabe (Égypte) par Hussein Emara et Victor Salama
Collection Littérature étrangère/Joëlle Losfeld, Gallimard
2021
288 pages, 22 euros


1NDLR. Le massacre a été commis par les forces de l'ordre égyptiennes dans la foulée du coup d'État de juillet 2013.

2NDLR. Les émeutes ont éclaté en marge d'un match du championnat de football entre le club local Al-Masry et celui d'Al-Ahly, provoquant la mort de 72 supporters, en l'absence des forces de l'ordre.

3NDLR. L'effet Rashomon fait référence à l'interprétation contradictoire d'un même évènement par plusieurs témoins. Il tire son nom d'un film japonais de 1950 dans lequel quatre témoins décrivent différemment un même meurtre.

La gauche arabe perd trois de ses grandes figures

Trois grandes figures de l'opposition nous ont quittés depuis 2020 : le Tunisien Gilbert Naccache, le Syrien Michel Kilo et le Marocain Abdellah Zaâzaâ. Ils voulaient participer à la vie politique de leurs pays dans un cadre rénové, et exercer leur liberté de penser et d'agir selon leurs propres convictions.

Leur disparition ravive l'interrogation sur la manière dont des hommes et des femmes issus de la gauche se sont opposés à l'autoritarisme de leurs États au lendemain des indépendances, dans les années 1960 et 1970. Si leurs parcours ne sont en rien identiques, ces trois personnalités hors pair ont bien des choses en commun. Issus de la même génération, ils ont fait preuve d'une même détermination à mener un combat difficile pour les libertés et la démocratie. C'était aussi trois laïcs, qui ont trouvé dans les idées et structures communistes une manière de dépasser les appartenances ethniques, sociales, culturelles et religieuses. Ce besoin de vouloir nier ces catégories se comprend plus aisément pour le juif Gilbert Naccache (1939-2020) et le chrétien Michel Kilo (1940-2021), mais il était également partagé par Abdellah Zaâzaâ (1945-2021). Lorsque ce dernier a adhéré au mouvement d'extrême gauche Ilal Amam, il se souvient qu'on ne disait pas aux militants juifs comme Sion Assidon ou Abraham Serfaty qu'ils étaient juifs : ils étaient tous militants, et cela le comblait.

Ces illustres opposants partageaient aussi le sentiment selon lequel l'indépendance de leurs pays n'avait pas tenu les promesses démocratiques et sociales dont le combat nationaliste était porteur. Pour eux, ces promesses avaient été bafouées par ceux qui s'étaient emparés du pouvoir et l'exerçaient sans partage. Ces dirigeants voulaient conserver le pouvoir coûte que coûte, sans considération aucune pour le désenchantement des populations. Ce n'est pas un hasard si, à partir de 1965, dans les milieux étudiants, puis dans les milieux professionnels et syndicalistes, une contestation socialiste s'est dressée contre des États fraîchement indépendants dont les chefs faisaient de plus en plus preuve d'autoritarisme pour écraser les velléités de liberté et de démocratie. Les fils de l'indépendance se retournaient contre « les pères ».

On ne s'oppose pas de la même manière au « Combattant suprême » tunisien Habib Bourguiba, auteur d'une révolution sociale et qui se réclamait à la fois du socialisme et de ses amitiés occidentales, au clan Al-Assad père et fils, et contre un Hassan II prêt à tout pour anéantir ceux qui pouvaient rompre le consensus et l'union autour de son trône.

Naccache et le refus de l'autoritarisme bourguibien

En Tunisie, Gilbert Naccache restera la figure phare de Perspectives, un groupe d'opposition qui a conduit une expérience à part dans les années 1960 et 1970. Son militantisme était plus ancien que celui de ses camarades du groupe. Ancien trotskiste, il avait adhéré au Parti communiste tunisien (PCT) avant de partir pour Paris en 1956, où il s'était inscrit à l'École nationale supérieure d'Agronomie. Il fréquentait la cité universitaire et les cafés parisiens où l'on débattait de marxisme, de léninisme, de la guerre du Vietnam et de l'impérialisme américain.

En cercles plus restreints, avec ses compatriotes, il évoquait le durcissement du régime politique de Habib Bourguiba qui laissait peu de place à ceux qui comme lui, voulaient prendre part à la construction de la Tunisie moderne. Ce petit groupe de déçus a mis en place le Groupe d'études et d'action sociale en Tunisie (GEAST) qui a publié dès 1963 une revue intitulée Perspectives. Par leurs analyses, ils entendaient créer un espace de contestation qu'ils jugeaient nécessaire à la démocratie. Leur action, qui mêlait lutte pour les libertés et la démocratie et réflexion politique se caractérisait par le refus. Refus de la mainmise du Parti socialiste destourien (PSD) de Bourguiba ; refus de l'autoritarisme du chef de l'État et refus de voir la politique étrangère du pays appuyer les États-Unis engagés au Vietnam.

À partir de 1968, Gilbert Naccache sera arrêté à trois reprises, avec d'autres membres du groupe. Jugé par la Cour de sûreté de l'État, il sera condamné à 16 ans de prison pour complot contre la sûreté de l'État. Il restera onze ans en cellule, bénéficiant d'une libération conditionnelle en 1979, et ne retrouvera la totalité de ses droits qu'après la révolution de 2011.

Son combat au sein du groupe Perspectives n'a pas manqué d'ambivalence dans la mesure où il adhérait volontiers aux réformes modernistes de Habib Bourguiba, mais rejetait « son régime autoritaire qui ne tolérait pas la moindre contestation, n'accordait aucune liberté autre que celle d'applaudir, et le culte de sa personne qu'il avait fait se développer transformait toute critique en une atteinte personnelle contre lui »1.

Or, pour Bourguiba, l'indépendance d'esprit et d'action de Naccache et de son groupe n'était qu'ingratitude. C'était un acte de rupture de la part d'une génération que Bourguiba avait le sentiment d'avoir gâtée, les étudiants ayant fait figure de protégés dans sa politique volontariste. Persuadé d'avoir « sauvé » son peuple de la colonisation d'abord, de l'ignorance ensuite, il ne pouvait accepter ces postures critiques à son égard. Le malentendu entre Naccache et Bourguiba était d'autant plus important que Bourguiba ne concevait d'opposition et de dissidence que dans l'objectif de la prise de pouvoir. Ce décalage entre Bourguiba et les « perspectivistes » explique peut-être la disproportion de la répression qui s'est abattue sur ces jeunes qui rêvaient de démocratie et de liberté.

Jamais Naccache et ses compagnons n'ont été reconnus comme prisonniers politiques. Ils ont été envoyés à Borj Er-Roumi, là où le protectorat français mettait jadis à l'isolement les chefs nationalistes, mêlés aux prisonniers de droit commun et aux condamnés à mort. Pourtant, Bourguiba n'était pas complètement hostile à leur libération et peut-être à leur réhabilitation. Il exigeait toutefois de leur part qu'une demande de pardon écrite lui soit adressée à son palais de Carthage. Comme dans d'autres expériences de la dissidence dans le monde arabe, cette demande de grâce présidentielle a divisé profondément le groupe, et Naccache faisait partie des plus récalcitrants à ce sujet.

L'appel de Kilo à la démocratisation de la Syrie

En Syrie, Michel Kilo s'est également battu des décennies durant pour la liberté et le pluralisme. Le combat de cet ancien communiste contre le clan Assad a été autrement plus dur. Il lui aura fallu en effet rester déterminé à conserver ses valeurs et ses idéaux contre un régime structuré autour d'un parti unique, le Baas, qui exerçait un contrôle étroit sur l'ensemble de la vie politique syrienne par le biais d'un vaste appareil policier et de renseignement, les fameux moukhabarat. Là, le prix de la désobéissance se payait encore plus cher que dans la Tunisie de Bourguiba. L'appareil répressif et les techniques de torture y étaient bien plus sophistiqués.

Malgré cela, Kilo, dont l'engagement avait commencé lors de la première vague de contestation du système, dans les années 1970, a été de tous les combats : pour la libération des prisonniers politiques, pour faire abroger la loi qui condamne à mort tous les Frères musulmans. En 2005, il a été à l'origine de la « Déclaration de Damas », un appel à la démocratisation du système politique, au moment où s'organisaient les préparatifs du 10e congrès du parti Baas. Il s'agissait d'un engagement d'unité entre les différentes factions politiques du pays, laïques et religieuses, arabes comme kurdes, pour introduire des réformes « pacifiques et graduelles », basées sur le dialogue et la reconnaissance de l'Autre. Mais Bachar Al-Assad, qui ne retenait aucune des réformes proposées a sévi à l'encontre des signataires de cette déclaration. Michel Kilo a été envoyé en prison pour trois ans.

Zaâzaâ et le mouvement Ilal Amam

Le parcours d'Abdallah Zaâzaâ au sein d'Ilal Amam (En avant) est autrement singulier. Ce groupe marxiste-léniniste a été mis en place à l'été 1970 par des militants issus ou proches du parti communiste marocain et de la revue Souffles pour renverser le pouvoir de Hassan II. Ici aussi la répression qui s'est abattue sur le groupe dès 1972 était totalement disproportionnée par rapport au danger constitué par quelques dizaines d'intellectuels (souvent fonctionnaires) et quelques centaines d'étudiants aux moyens matériels et financiers dérisoires. Mais le contexte des deux coups d'État militaires perpétrés par l'armée contre Hassan II en 1971 et 1972 intensifie la dureté du pouvoir à l'égard de toute forme d'opposition. Abraham Serfaty et Abdallah Zaâzaâ sont rapidement arrêtés, et Ilal Amam se forge une réputation maudite quand Abraham Serfaty affiche son soutien public au Front Polisario qui revendique l'indépendance du Sahara occidental. Une déclaration qui torpillait les plans du roi à la manœuvre à ce moment précis pour faire du Sahara une cause nationale symbolisée par la « Marche verte » de 350 000 personnes le 6 novembre 1975.

Par cet acte politique, Hassan II refondait son régime, réinventant un consensus politique, reprenant en main la société politique, occupant son armée et définissant ses ennemis. L'union politique autour du trône repose sur la reconnaissance et la prééminence spirituelle du roi en tant que Commandeur des croyants (Amir Al Mûminin), et sur un pacte d'allégeance entre le roi et la communauté des Marocains pour défendre « l'intégrité du territoire ». Le refus du groupe de faire partie de ce pacte brisait le consensus. Pour Hassan II l'affront était total et le sort réservé à ceux qui sortaient de la communauté valait anéantissement.

Plus résistant que ses camarades, Abdallah Zaâzaâ était également décalé par rapport aux intellectuels du groupe. Travaillant à l'Office national d'électricité, il s'était initié à la vie politique par le syndicalisme. Sous prétexte de demandes d'augmentation des salaires, une grève avait dénoncé l'enlèvement de Mehdi Ben Barka, mais il a été rebuté par la rigidité des syndicalistes, d'autant qu'il était désigné à tort comme communiste.

Sa vie et son rapport à la politique allaient connaître un véritable tournant en 1968, lorsqu'il est envoyé en formation à Paris et qu'il assiste aux événements de mai 1968. À son retour, il veut absolument militer, et adhère à Ilal Amam : « Je serais rentré dans n'importe quel mouvement politique qui prétendait régler les choses, les changer, une structure où on parlait des grandes causes de l'époque comme la guerre du Vietnam ». Travailleur, discipliné et déterminé, ses camarades l'adoptent aisément et lui font gravir rapidement les échelons, mais un effort de réflexion lui est constamment demandé, ce qui lui plaît moyennement. Rapidement repéré par les services de renseignement, il est arrêté en 1975, on le torture vainement pour obtenir le nom de ses camarades clandestins. Il est condamné à perpétuité.

Durant ses quatorze années passées en prison, il s'est demandé pourquoi il se battait finalement, dans la mesure où l'aspect idéologique et organisationnel d'Ilal Amam lui échappait. Ses camarades du mouvement militaient pour des principes qui n'étaient pas les siens quand ils défendaient l'autodétermination des Sahraouis. Mais pour le pouvoir, tous les militants du groupe étaient identiques dans leurs refus d'adhérer au consensus. Abdallah Zaâzaâ ne partageait pas leurs vues sur le Sahara, mais il était républicain et convaincu qu'aucun changement politique sérieux ne pouvait se faire dans le cadre de la monarchie.

Qu'importaient les nuances puisque personne ne lui demandait d'expliciter ses idées et son combat, et sa libération de prison, il en a fait son deuil puisqu'il refusait catégoriquement de demander pardon à Hassan II. Son seul espoir résidait dans la pression internationale et les mouvements de soutien en France et en Belgique contre la torture au Maroc. Mais Hassan II savait y répondre, en libérant quelques anciens de temps en temps, mettant en avant sa clémence, manière de faire baisser la tension. Un fonctionnaire confie un jour à la mère de Zaâzaâ que le régime, qui « ne voulait pas de fausses notes » serait prêt à accepter ses excuses, mais c'était mal connaître l'homme qui rêvait de liberté sans être disposé à faire allégeance. En 1986, avec des camarades d'infortune, il se met à creuser un tunnel pour fuir la prison et quitter le pays. Deux ans de travaux, mais il fallait encore des faux papiers pour quitter le Maroc, ce n'était pas facile. Or, en novembre 1988, Hassan II donne une conférence de presse au cours de laquelle il précise qu'il n'a aucune haine envers les prisonniers (d'opinion), et que seuls ceux qui ne reconnaissent pas la marocanité du Sahara y resteront (outre Abraham Serfaty, désormais accusé de sionisme).

Zaâzaâ a été libéré à la faveur d'une grâce royale, mais ce n'était absolument pas de cette manière qu'il souhaitait quitter la prison. Dans un livre autobiographique publié en 20192, il explique qu'une colère l'a envahi quand il l'a appris. Il faisait partie de ceux qui ne voulaient pas demander le pardon de Hassan II, et au cours du procès, la question du Sahara et de son autodétermination n'a jamais été évoquée par des juges.

Il ressent alors le besoin d'envoyer une lettre ouverte au roi, qui a été également publiée dans Politis3 Il rappelle d'abord au roi qu'il y a encore des centaines de détenus politiques dans les prisons marocaines, dont certains sont membres de partis politiques représentés au Parlement. Il revient également sur la question du Sahara en exprimant implicitement son propre positionnement sur la question : « Dans notre groupe de détenus à la prison de Kenitra, certains de mes camarades ont toujours clamé haut et fort la marocanité du Sahara, aussi bien au sein du mouvement politique que nous formions que lors du procès, et aujourd'hui même le clament à chaque occasion ». Mais Abdallah Zaâzaâ ajoute plus loin une remarque lourde de sens pour le monarque : « En fait, Majesté, si le Maroc était un État de droit, et si ce droit pouvait légitimer la répression de ceux qui sont pour le droit à l'autodétermination, le premier à passer devant un tribunal devrait être l'État marocain qui s'est engagé devant des instances internationales, OUA et ONU, à permettre le déroulement d'un référendum d'autodétermination au Sahara, mais à en respecter toutes les conséquences, y compris l'indépendance si tel est le vœu des Sahraouis ».

Impossible réhabilitation

Dans ces trois pays, après leurs années de prison, ces dissidents ont prolongé leur engagement dans le monde associatif et la défense des droits humains. Mais l'écriture a été également un refuge pour eux. Abdallah Zaâzaâ fonde en 1991 le journal Al-Mouatten, dont les numéros sont saisis. Il vit de petits boulots, notamment chez un menuisier, avant de mettre en place le Réseau des associations de quartier (Resaq) avec les jeunes des quartiers populaires de Casablanca. En tant que coordinateur de ce réseau, Zaâzaâ s'investit dans un travail d'éducation populaire. Élu conseiller municipal de son quartier, il pratique à l'échelle locale la démocratie participative des habitants.

Malgré sa notoriété, Gilbert Naccache a éprouvé les mêmes difficultés à s'insérer dans la vie professionnelle à partir des années 1980. Il crée alors sa propre maison d'édition, Salambô, qui fera faillite assez rapidement. Mais il n'aura de cesse d'accompagner la vie politique du pays, en s'impliquant dans la défense des droits humains avec sa femme, la féministe Azza Ghanmi. Il s'investit surtout dans l'écriture, laissant un important corpus à la « littérature carcérale », même si lui-même préfère utiliser l'expression de « littérature de la liberté ». Au sein de son groupe, il est l'auteur du premier roman relatif à son expérience carcérale, un livre rédigé en prison sur l'emballage des paquets de cigarettes qu'il fumait alors et qui donneront le nom à son ouvrage Cristal. Publié en 1982, ce roman qui paraîtra en arabe beaucoup plus tard, en 2018, articule la vie en prison et la réflexion sur l'ordre existentiel de l'engagement politique, la liberté de conscience, la dignité et le respect de la vie humaine. Il dira plus tard que Cristal était une réflexion sur la résilience, sur la manière dont les gens libres, ceux qui ne s'indignaient pas, selon ses termes, ont pu vivre ses propres années de prison. D'autres écrits suivront, comme Qu'as-tu fait de ta jeunesse ? (2009), Vers la démocratie, ou encore Comprendre m'a toujours paru essentiel.

S'impliquer dans la vie politique après 2011

Naccache, Kilo et Zaâzaâ ont été contents de voir des peuples arabes se soulever en 2011. Pour Kilo, « C'est la première révolution que nous avons connue dans l'histoire de la Syrie pourtant vieille de 2000 ans […]. Aujourd'hui, nous avons une révolution dont les symboles et les principes sont basés sur l'idée de liberté »4. Son implication dans l'opposition au régime le tente évidemment, mais il ne se sent à l'aise dans aucune des deux grandes structures de l'opposition qui se sont mises en place, jugeant la coalition nationale syrienne (CNS) trop proche des monarchies de Golfe et la coordination pour le changement démocratique quelque peu conciliante avec le régime, malgré son orientation à gauche. Avec Samir Aïta, il met en place le Forum démocratique syrien, qui pourrait constituer un pont entre les plateformes de l'opposition. Mais la guerre des égos fait échouer le projet. Michel Kilo se consacre alors à la publication d'un manuscrit rédigé trente ans plus tôt, Deir Joussour, une satire de l'État policier syrien qui paraît en 2019.

C'est sans doute Gilbert Naccache qui réussira le mieux à devenir un « acteur de la révolution » de 2011, selon l'expression de l'historien Hichem Abdessamad. La vie politique et institutionnelle ayant été à réécrire, il participe activement à la réflexion sur une nouvelle Constitution respectueuse des libertés publiques, au sein du réseau Doustourna. Il prend également part aux débats qui portent sur la nécessité d'une justice transitionnelle. Naccache a également été physiquement présent, avec sa femme, à toutes les manifestations de protestation des blessés et des familles de martyrs de la révolution. Par son implication, il a réussi à forcer l'admiration des jeunes, devenant en quelque sorte un « passeur » entre le groupe Perspectives et les jeunes insurgés de 2011. Le 17 novembre 2016, il est auditionné par l'Instance vérité et dignité (IVD) mise en place en 2013 pour faire la lumière sur les violations des droits humains avant la révolution. Il pense que son témoignage sur ses trois séjours en prison est nécessaire : « Nous n'avons pas le droit de garder ces expériences pour nous, ne pas y participer aurait été comme déserter ». Plus que son témoignage sur la torture subie, c'est le regard qu'il porte sur l'IVD qui est important à noter : « Les Tunisiens ont l'impression de pouvoir enfin parler, pendant des années, ils avaient honte d'être victimes, préférant le silence à l'incompréhension. On aurait pu penser que les victimes et familles des martyrs se lanceraient dans une sorte de vendetta, mais la vérité s'est imposée sur la vengeance ».

De toute évidence et même si la justice transitionnelle entravée par le président Caïd Essebssi n'a pas encore abouti en Tunisie, 2011 n'a pas procuré la même satisfaction à chacun des trois dissidents. Michel Kilo a essayé vainement de faire entendre la voix des opposants syriens, mais a dû se rendre à l'évidence : il lui était impossible de continuer à revendiquer son combat pour les libertés fondamentales alors que les groupes islamistes prenaient le pas sur l'opposition démocratique, et le régime de Bachar Al-Assad comptait de nombreux alliés comme la Russie et l'Iran qui l'ont aidé à se maintenir. Quant à Abdallah Zaâzaâ, il a bien compris qu'il ne verrait jamais de son vivant le changement souhaité au Maroc.


1Gilbert Naccache, Qu'as-tu fait de ta jeunesse ?, Paris/Tunis, Cerf/Mots passants, 2009 ; p. 95

2Le combat d'un homme de gauche, Kalimate éditions, 2019.

3« Lettre ouverte à Hassan II », publiée en janvier 1989.

4« Michel Kilo, figure de l'opposition syrienne », Middle East Eye, 8 décembre 2016.

Regards arabes croisés, dix ans après

Début 2011, des soulèvements populaires secouent Tunis, Le Caire, Tripoli, et font tomber des dictateurs honnis. L'onde de choc est immense dans toute la région, du Maroc à Oman, de la Syrie à l'Irak.

Et puis est venu le temps du statu quo — moindre mal —, de la répression féroce, de la guerre et du malheur. Les peuples voulaient le changement, ils ont souvent hérité le pire.

Dans une série d'articles en partenariat avec notre réseau Médias indépendants sur le monde arabe, plusieurs journalistes et spécialistes issus de la région analysent les printemps arabes et leurs suites.

Naftali Bennett, le triomphe du nationalisme mystique juif

Si Naftali Bennett parvenait à succéder à Benyamin Nétanyahou comme cela semble probable, il deviendrait le premier chef d'un gouvernement israélien issu ni de la frange travailliste du sionisme, ni de sa frange nationaliste. Leader du parti Yamina, il incarne la mouvance coloniale la plus active d'un sionisme religieux aux forts accents mystiques.

Au sein du sionisme ultranationaliste religieux, beaucoup y ont rêvé avant lui ; Naftali Bennett est en train de le faire. Il pourrait être dans les prochains jours le premier chef d'un gouvernement israélien issu ni du sionisme dit « socialiste » qui a régné sur ce mouvement dès les débuts du XXe siècle puis sur l'État d'Israël jusqu'en 1977, ni de la droite sioniste traditionnelle, surnommée « révisionniste », qui a uni conservateurs et ultranationalistes et s'est accaparé la gestion de l'État durant 40 des 44 dernières années.

Après avoir dirigé le résidu politique du Parti national religieux historique (PNR, qui a plusieurs fois changé de nom et dont l'acronyme hébraïque est Mafdal), Naftali Bennett est le leader de Yamina (À droite), un mouvement réunissant des religieux ultranationalistes et des Juifs séculiers tout aussi ultranationalistes. Lui-même appartient à la première des deux fractions. Non seulement il porte une kippa, mais il porte celle, brodée, de la fraction religieuse la plus activiste et la plus ancienne du sionisme religieux nationaliste.

Par sa formation et son parcours, il est l'héritier spirituel du Gouch Emounim, ce Bloc de la foi dont les premiers activistes ont surgi peu de temps après la guerre de juin 1967 de l'intérieur du PNR, et qui a joué un rôle prééminent dans l'accaparement par Israël des territoires qu'elle occupe depuis lors, surtout en Cisjordanie. Le Bloc de la foi a disparu en tant que tel, mais il perdure aujourd'hui, éclaté en diverses mouvances. À commencer par l'appropriation continue de la « Terre d'Israël » dans les territoires conquis en 1967 et son corollaire, l'expropriation des Palestiniens, les idées qu'il a portées sont incarnées depuis dans des faits accomplis qui n'ont jamais cessé.

« Vous grimpiez encore aux arbres »

Vu les méandres et les aléas de la politique institutionnelle israélienne, et les alliances les plus improbables auxquelles on assiste quand la gauche sioniste accepte d'entrer dans un gouvernement qui serait présidé par Bennett, personne ne peut encore savoir où celui-ci va exactement aller dans l'immédiat ni pour combien de temps il est en place. On sait en revanche très bien d'où il vient et ce qu'il veut. Bennett est issu d'une école de pensée qui privilégie la mystique de la terre alliée à une mentalité coloniale et un racisme assumés. Et il veut l'ancrer plus encore qu'elle ne l'est déjà.

En septembre 2010, alors qu'il préside Yesha, l'organisme représentatif des colons israéliens dans les territoires palestiniens occupés, Bennett accepte un débat télévisé avec Ahmed Tibi, un député palestinien. Celui-ci s'emporte, le traite de « colonialiste ». Au début, Bennett reste calme. « Je vais le dire simplement et clairement. La Terre d'Israël est à nous, elle nous a appartenu longtemps avant que l'islam ne soit créé. » Mais Tibi s'entête, le traite d'« usurpateur ». Alors Bennett ouvre les vannes : « Vous grimpiez encore aux arbres quand un État juif existait déjà »1

Cette fois-là, Naftali Bennett avait perdu son sang-froid. L'idée qu'il avait exprimée, assimiler les Arabes aux singes comme le faisaient des noirs les suprémacistes blancs du Sud américain ne lui était pas étrangère. Mais contrairement à une flopée de rabbins des colonies juives ou d'activistes de l'extrême droite coloniale israélienne — personnages souvent ascétiques dont beaucoup exhalent une agressivité raciste sans limites —, il a toujours fait de grands efforts pour montrer une face policée, moderniste, presque rationnelle, de ce que l'association des droits humains israélienne B'Tselem n'appelle désormais plus autrement que le « suprémacisme juif » à l'égard des Palestiniens. Cependant, il incarne aussi une forme de liberté de ton désinhibée qui s'est de plus en plus enracinée dans l'arène politique israélienne. Et de temps à autre, ce qui semble être sa nature profonde ressort de la boite. En août 2013, il déclare : « J'ai tué beaucoup d'Arabes dans ma vie, et ça ne me pose aucun problème. »2 D'ailleurs, cette déclaration ne lui en a pas posé non plus.

Bennett nait en 1972 dans une famille juive californienne qui s'est installée en Israël un mois après la guerre de juin 1967. Sa prime enfance est voyageuse, entre Israël, les États-Unis et le Canada, au gré des pérégrinations d'un père spécialiste de la levée de fonds. Au départ, ses parents sont des juifs modérément pratiquants. Mais leur fils se retrouve vite au sein du mouvement de jeunesse sioniste religieux, le Bnei Akiva. Ce mouvement est alors un maillon très important du bouleversement que connait le sionisme religieux.

Initialement, la direction du PNR fait partie de la frange modérée du sionisme sur les enjeux territoriaux, et plus généralement dans son rapport à son environnement arabe. Sa direction était des plus réticentes à l'entrée en guerre d'Israël en 1967. Elle sera encore hostile à l'invasion du Liban en 1982. Mais un vent de nationalisme mystique a envahi ses troupes après la victoire de 1967, qui pousse la jeunesse du Mafdal à se lever contre une vieille direction perçue comme timorée et à s'engager avec ferveur dans la colonisation des territoires palestiniens conquis. Lorsque Bennett est adolescent, son mouvement de jeunesse, le Bnei Akiva, est totalement acquis à cette mouvance émergente.

Le vrai sens du mot pionnier

Celle-ci créera en 1974 le Gouch Emounim, le Bloc de la foi, qui réunit autour d'une yechiva (école talmudique) nommée Merkaz HaRav (le centre du rabbin) la frange idéologique la plus activiste non seulement de la colonisation, mais aussi du refus radical de tout compromis territorial avec les Palestiniens. Dès 1967, l'un de ses plus célèbres dirigeants, Hanan Porat, s'était écrié devant le mur des Lamentations : « Me voici — pour la prêtrise, pour le royaume, pour tuer, pour être tué. Oh Seigneur, me voici… Voici comment je comprends le vrai sens du mot pionnier ». Bennett va grandir dans cette atmosphère. Il entend être l'un de ces « nouveaux pionniers » pour qui la génération précédente s'est arrêtée en chemin dans sa conquête, quand la sienne entend s'emparer du Grand Israël, de la totalité de la Palestine mandataire.

« Pour le royaume » de Dieu sur terre, Bennett sera lui aussi un « vrai pionnier ». Son parcours va être celui d'un grand nombre des adeptes de cette école, qui allie la foi messianique à une stratégie très élaborée d'investissement dans les structures de l'État et de « guerre culturelle » contre les vieilles élites travaillistes, considérées comme pleutres et vides de contenu idéologique. Les « nouveaux pionniers » entendent non seulement conquérir la terre, mais également faire de cette ambition le cœur idéologique et spirituel de la nation. Ils bâtissent un avenir qui rapproche la rédemption.

À l'initiative du bombardement de Cana

Mobilisé en 1990, Bennett va suivre le parcours le plus brillant possible des adeptes de cette mouvance. Il sert dans la Sayeret Matkal (l'« escouade de l'état-major »), unité d'élite la plus prestigieuse de l'armée israélienne, puis dans les commandos Maglan, spécialisés dans les opérations périlleuses. Le 18 avril 1996, alors qu'Israël mène une vaste offensive contre le Hezbollah au Liban, Bennet y participe avec le grade de commandant. Son unité subissant des tirs de mortier, il peste contre l'état-major, trop lent à ses yeux à prendre les mesures adéquates. Selon divers journalistes israéliens, il décide d'ignorer les directives attentistes de ses supérieurs et ordonne de bombarder le village de Cana, qui accueille un bâtiment des Nations unies où de nombreux villageois ont trouvé refuge. On comptera 102 civils morts sous les décombres, et 4 Casques bleus des forces de l'ONU. Le « massacre de Cana » fera la Une des médias mondiaux. Une enquête des Nations unies conclura à des « bombardements israéliens délibérés ». Elle sera rejetée par le gouvernement israélien.

En 2018, David Zonshein, un ancien capitaine des commandos Maglan sous les ordres de Bennett en 1996, devenu président du directoire de B'Tselem, témoignera en faveur de Bennett pour les faits advenus à Cana, tout en l'accusant de « porter une grande responsabilité dans l'effondrement moral » dans lequel Israël a sombré3 Dans cet effondrement, Zonshein inscrit son rapport général aux Palestiniens.

Après avoir fait fructifier ses compétences, partiellement acquises durant son parcours militaire de six années, Bennett va s'enrichir de manière assez spectaculaire en créant avec des associés en 1999 deux start-up de logiciels de « cyberprotection », nommées Cyota et Soluto, qu'il revendra à des fonds américains en 2009 et 2013 pour une somme totale estimée à plus de 250 millions de dollars (205 millions d'euros). Il peut enfin se tourner vers ce qui constitue son ambition depuis longtemps : la politique. Il devient vite chef de cabinet de Benyamin Nétanyahou (2006-2008).

En 2010, il est directeur de Yesha, l'organisme faîtier de la défense des intérêts des colons israéliens en territoires occupés. Le 20 décembre 2011, il donne une interview à une vedette du petit écran, Nissim Michal. « Vous êtes un haut gradé, lui dit ce dernier. Si vous recevez l'ordre d'évacuer une implantation [dans les territoires occupés], que ferez-vous ? » « Ma conscience ne me permettra pas d'obéir, répond-il. Je demanderai à mon supérieur de m'excuser, et je n'appellerai pas les autres soldats à me suivre. Mais personnellement, je ne peux pas ». Ce faisant, Bennett adopte une attitude factieuse, mais il sait qu'en Israël, elle sera perçue par beaucoup comme l'expression d'une rectitude exemplaire.

Unir la mouvance coloniale

Cependant, si Bennett adhère à la fraction ultra de la mouvance religieuse coloniale, il se dissocie de sa stratégie politique historique. Cette fraction du PNR a toujours voulu faire du sionisme religieux l'avant-garde autonome de ceux qui prônent la souveraineté de l'État juif sur la totalité de la terre d'Israël. Mais lui n'y croit pas. Bennett estime que la mouvance coloniale radicale n'étant pas constituée des seuls religieux, elle ne l'emportera pas si ses deux composantes, la religieuse et la séculière, ne s'unissent pas. Au fond, pense-t-il, l'extrême droite coloniale « laïque » israélienne partage avec lui un même nationalisme ethniciste de type barrésien, le même projet enraciné dans le culte de la « Terre ».

En 2013, Bennett crée donc Le Foyer juif, un parti unissant ces deux factions. Sa numéro deux est une non-pratiquante nommée Ayelet Shaked. Autant Bennett se veut policé, autant celle dernière est une caricature de l'extrême droite vindicative. Un jour elle se présente comme « fasciste » dans une publicité politique de campagne. Un autre jour, elle explique que la préservation de la nature juive de l'État est prioritaire, même au prix du refus d'octroyer des droits égaux aux citoyens non juifs (de fait les Palestiniens citoyens israéliens). Bennett pense la même chose, mais il arrondit les angles en général.

Depuis, il poursuit cette ligne d'unification de la droite extrême avec les séculiers, contribuant à fracturer la mouvance coloniale religieuse en plusieurs petites formations, mais réussissant à faire de la sienne un tremplin qui lui permette d'accéder à la tête du gouvernement.

Mais Naftali Bennett n'est pas qu'un politicien relativement jeune et madré. Il affiche aussi quelques principes fondamentaux. Le premier : la terre d'Israël est un don de Dieu. « Elle est à nous depuis 3 800 ans » et elle est indivisible. Le second : dans l'État d'Israël, aucun citoyen non juif ne peut disposer de droits équivalents à ceux des juifs. Le troisième : la « solution à deux États » n'en est pas une. Comme il l'a expliqué avec franchise : « Si les Palestiniens pouvaient appuyer sur un bouton et nous faire disparaître, ils le feraient — et vice-versa »4

Le conflit étant irréductible, inutile de s'acharner à chercher une solution politique. « Le secret, c'est la paix en partant du bas », expliquait-il en 20145. La seule option pour Israël consiste à imposer sa volonté, tout en offrant aux Palestiniens qui le désireront une lente amélioration conditionnelle de leur vie quotidienne. Donner un petit peu à certains Palestiniens, puis, s'ils filent droit, un petit peu plus, etc. Une sorte de condensé d'esprit colonial. En attendant qu'ils s'y résignent, il faut combattre le « terrorisme », c'est-à-dire toute velléité et même simple expression palestinienne d'indépendance (Bennett a été l'un des promoteurs de la loi israélienne excluant le terme « Nakba » des manuels scolaires).

Quant à la fin de l'histoire, Bennett a fourni à plusieurs reprises des scénarios tous plus rassurants les uns que les autres. Dans un article du New York Times en 2014, il précise qu'à terme les Palestiniens disposeront de 35 à 40 % du territoire cisjordanien (sans préciser qu'ils seront morcelés et que Jérusalem-Est n'y sera pas incluse). Ils bénéficieront d'une forme d'autonomie non étatique (« ce sera une entité en dessous de l'État », précise-t-il), où les gouvernants gèreront les affaires courantes et où Israël maintiendra son autorité sur les enjeux régaliens. Il fut un temps où cela s'appelait un bantoustan. Un « plan » qu'il avait concocté en février 2012, nommé « Initiative pour la stabilité d'Israël », indiquait qu'il entendait annexer immédiatement la zone C de la Cisjordanie, soit 63 % de son espace (qui viendraient s'ajouter aux 8 % déjà formellement annexés par Israël à Jérusalem-Est et autour). Il entendait offrir la citoyenneté israélienne à certains des Palestiniens vivant en zone C. Leur nombre variera dans sa bouche : 75 000, dira-t-il en août 2018, soit environ 20 % d'entre eux ; les autres 80 % restants pourront, s'ils le souhaitent, devenir citoyens jordaniens. Et s'ils ne le souhaitent pas ? Alors, Bennett n'en a cure, ils resteront sans droits.

Quant à Gaza, il entend demander à l'Égypte de gérer la question. Pour le reste, avait précisé Bennett en 2016, les 60 à 70 % restants de la Cisjordanie doivent être annexés, et le plus tôt sera le mieux. « Il faut agir de manière décisive, imposer notre rêve. Et ce rêve est que la Judée et la Samarie fassent partie de l'État souverain d'Israël »6. Dans un futur non précisé, toute la Cisjordanie sera annexée, dira-t-il en août 2018.

Un partisan des démocraties musclées

Enfin, Bennett n'a pas seulement été un supporteur enthousiaste de la loi sur l'État-nation du peuple juif, insérée dans les lois israéliennes dites « fondamentales » (c'est-à-dire à portée constitutionnelle) qui, pour la première fois, établit une différence légale entre les citoyens juifs et ceux qui ne le sont pas (à 95 % des Palestiniens). Il est aussi un partisan des démocraties musclées. Ainsi, lorsqu'il était ministre de l'éducation (2015-2019), a-t-il imposé par décret l'interdiction aux établissements scolaires publics d'accueillir les représentants d'une série d'associations israéliennes hostiles à l'occupation des Palestiniens, à commencer par Breaking the Silence, une ONG qui regroupe d'anciens militaires qui dévoilent la réalité de cette occupation d'un autre peuple.

Bennett premier ministre serait l'aboutissement de plus d'un demi-siècle de poussée du soft power religieux au sein de la société juive israélienne. Un mouvement qui a installé en majesté des notions mystiques initialement très marginales au sein du sionisme. D'une avant-garde militante, le Bloc de la foi aujourd'hui disparu a étendu son influence à une myriade de mouvements et de partis politiques. Ses héritiers sont présents au Likoud et désormais dans des cercles religieux ultra-orthodoxes eux-mêmes issus… de l'antisionisme. Ils sont présents dans Yamina, le parti de Bennett, comme dans le nouveau parti sioniste religieux qui accueille les kahanistes, ces suprémacistes juifs qui ont récemment mené à Jérusalem les ratonnades nocturnes contre les Palestiniens. En d'autres termes, le Bloc de la foi est devenu l'informel parti de la foi. Pour la première fois, et au-delà des batailles internes à ce camp, l'un des siens est parvenu au sommet.


1Liel Leibowitz, « Zionism's New Boss », Tablet, 14 janvier 2013.

2Lire Odeh Bisharat, « Killing Arabs – Not what you thought », Haaretz, 12 août 2013.

3David Zonshein, « Setting record straight on Bennett and Lebanon », Haaretz, 10 avril 2018.

4David Remnick, « The Party Faithful », The New Yorker, 21 janvier 2013.

5Naftali Bennett, « For Israel, the Two-State is no solution », The New York Times, 5 novembre 2014.

Égypte. « J'ai dû fermer les yeux et quand je les ai rouverts… »

Par : Mona Sleem

Entre les morts et les blessés de la révolution égyptienne, il y a les porteurs d'un traumatisme invisible : les compagnons de la dernière heure, celles et ceux qui ont vu l'instant où un ami, un proche, est tombé sous les balles. Témoignages.

Alexandrie, 2013. En cette matinée du 28 janvier, les habitants de l'avenue de la mosquée Salam à Sidi Bichr se sont levés pour filmer avec leurs téléphones cet événement qu'ils attendent fébrilement pour la deuxième année. « Le peuple réclame justice pour le martyr », « Hussein au paradis », scandent les manifestants des « Ultras White Knights » de Zamalek. Dans la soirée, une foule converge vers l'immeuble 42, où règne une atmosphère particulière : le père de Hussein Taha, martyr du « vendredi de la colère »1 a tenu à organiser une veillée commémorative qui réunira la famille et les amis du défunt autour d'un dîner.

Alexandrie, 2021. Nous avons rendu visite au père de Hussein à l'occasion de ce jour anniversaire. « Rien n'est plus comme avant », soupire-t-il. « Pour toutes sortes de raisons, aussi bien générales que personnelles, il n'est plus possible de réunir les gens chaque année, comme j'en avais fait le vœu le jour des funérailles. Certains se manifestent par téléphone, d'autres ont complètement disparu. Je ne leur en veux pas, ces jeunes ont le droit de changer, plus que n'importe qui d'autre ». La mère du défunt nous montre quelques photos de ces veillées. Lorsqu'on lui demande de nous désigner parmi tous ces jeunes Hicham, un ami proche de son fils qui était à ses côtés le jour où ce dernier a été abattu, le couple échange un regard puis le père répond : « J'ai tout fait pour garder contact avec lui, mais j'ai fini par renoncer, pour respecter sa volonté ».

« Des manifestants l'ont pris et l'ont emporté en courant »

« Hicham a disparu quelques mois après le drame », intervient le jeune frère de Hussein. « Je n'ai pas réussi à le joindre, même à la faculté de droit où je me suis inscrit, comme mon frère et lui. Je voulais lui dire qu'on avait reçu la vidéo tournée devant la mosquée Al-Qaed Ibrahim, là où Hussein a été abattu2 et dans laquelle Hicham raconte les événements. Après ce tournage, il a décidé de ne plus venir chez nous ».

La dernière apparition de Hicham devant une caméra remonte en effet au mois de juin 2011, lorsque le père du martyr le contacte pour lui demander de participer avec eux à ce tournage, durant lequel il livre ce témoignage :

Sitôt la prière terminée, les slogans ont fusé et la police a lancé de grandes quantités de gaz lacrymogène. C'était la première fois qu'on faisait face aux grenades. Il y avait beaucoup de manifestants, mais aussi beaucoup de policiers. Les hommes en uniforme noir formaient les trois côtés d'un carré que les manifestants fermaient en avançant vers eux, pour les pousser à reculer. À un moment donné, je me suis dit que cela devenait dangereux, parce que les policiers refusaient de bouger. J'ai attrapé Hussein par le bras en lui disant qu'il valait mieux reculer un peu, mais il voulait continuer à avancer avec les autres, jusqu'à ce qu'ils traversent le rang de policiers en face. C'est là que les balles ont commencé à siffler et que les tirs de lacrymogènes ont redoublé. J'ai dû fermer les yeux et quand je les ai rouverts, on n'était plus ensemble. J'ai aperçu Hussein un peu plus loin, il gisait à terre avec un flot de sang qui coulait de sa poitrine. Des manifestants l'ont pris et l'ont emporté en courant.

La famille a mis trois jours pour se rendre à l'endroit où avait été transporté le martyr. Hicham, l'unique témoin ne pouvait plus bouger et avait été incapable de suivre l'ambulance. Mais il était là lorsque le convoi funéraire a quitté l'hôpital Salam, et il a marché avec des milliers d'autres personnes en priant pour le repos des 52 martyrs. Dans ce cortège funèbre, il a retrouvé tous les amis d'enfance de Hussein. Ce dernier disait d'eux qu'ils n'étaient pas comme lui, qu'ils étaient différents et n'avaient pas l'intention de participer au mouvement de contestation.

« Mon fils s'appellera Hussein »

Ces derniers entretiennent à leur tour le souvenir de leur ami. À Aboukir, dans la banlieue d'Alexandrie, Ramy, Mustapha et d'autres jeunes du quartier Tusun ont l'habitude de se rencontrer chez Salalim Ibad Al-Rahmane, et cela depuis des années. « On se réunit ici depuis l'époque du collège », explique Mustapha. « Aujourd'hui, la plupart des membres du groupe ont quitté le quartier, soit pour aller travailler, soit pour voyager, soit parce qu'ils se sont mariés, mais ils reviennent en vacances et à l'occasion des fêtes pour rendre visite à leurs familles, et on se retrouve ici ». Le portrait de Hussein est toujours là, dans la salle où ils se réunissent, sur une banderole qu'ils refont chaque année pour que les couleurs ne ternissent pas. « On tient beaucoup à ces rencontres. Après sa mort, on n'a pas pu se réunir pendant plusieurs mois, on n'arrivait pas à oublier qu'on se retrouvait ici avec lui. On n'a pas participé à la révolution, jusqu'au jour où quelqu'un est arrivé avec une sacoche et s'est approché de nous pour demander si on connaissait Hussein Taha ».

« Mon fils s'appellera Hussein », déclare Abderrahmane, qui sera bientôt papa. « Je ne sais rien de Hicham, j'aurais aimé avoir de ses nouvelles et pouvoir vous mettre en contact avec lui. Je ne l'ai rencontré qu'une fois, c'était aux funérailles, mais je pense que Hussein voulait nous le présenter. On n'est pas allé manifester avec lui. Hicham a fait ce qu'il pouvait, et cela a été très dur pour lui. En y repensant aujourd'hui, je me dis que j'ai laissé tomber un ami, parce que je n'étais pas à ses côtés ce jour-là ».

Quand nous lui rapportons les propos des jeunes d'Aboukir, le père de Hussein sourit. « Ce sont des amis d'enfance. C'est l'amour du football qui les unissait. Mais ce qu'il partageait avec Hicham, c'était l'amour du pays et la haine de la corruption. Après sa mort, tout le monde s'est retrouvé chez moi ».

Alors que notre visite s'achève, on nous demande de donner des nouvelles de Hicham, si jamais nous arrivions à le contacter. La mère de Hussein soupire : « Quelques jours après le drame, beaucoup de jeunes sont venus chez nous. Ils se sont tous présentés sauf un, qui gardait tout le temps les yeux baissés. Au cours de la conversation, j'ai dit qu'un ami de Hussein avait appelé avant la prière du vendredi en insistant pour que je le réveille. Je ne savais pas qu'ils avaient décidé de participer aux manifestations. En m'entendant raconter cela, ce jeune a éclaté en sanglots et a dit : "Je suis désolée, Tata. Cet ami, c'était moi, Hicham" ».

Entre Alexandrie, Le Caire et Suez, ce sont 1 050 martyrs qui ont été officiellement enregistrés en l'espace de 18 jours. Chacune des victimes avait des camarades qui ont été témoins des événements et ont pu en faire le récit. Pour la plupart d'entre eux, le « vendredi de la colère » était la première expérience de mobilisation, et pour certains, la dernière. Il y a ceux que la mort de leurs proches a déchaînés et qui ont continué à manifester, alors que d'autres ont pris peur et ont fait marche arrière. Les événements se sont ensuite succédé, absorbant la multitude, la digérant et la recomposant. Au milieu de cette confusion, la notion des « compagnons des derniers instants » s'est perdue : les manifestants ont alors vécu au sein de cette multitude comme si toute différence était abolie entre eux, comme si plus rien ne les séparait. Ils n'avaient pas l'impression d'avoir quitté leur foyer ni d'avoir perdu ceux qui étaient à leurs côtés. C'était comme si leurs soucis s'étaient dissipés pour laisser place à leurs rêves communs, au seuil d'une vie nouvelle. Ces témoins ont disparu, et seul subsiste l'étonnement face à la terrible désillusion.

« J'ai beaucoup pensé à la mort »

Il n'a pas été facile de faire parler Souhair. Comment une mère peut-elle, des années plus tard, évoquer l'enfant qu'elle a perdu, non pas parce qu'il est allé manifester à son insu, mais parce que c'est elle-même qui l'a incité à rejoindre le mouvement ?

C'était après la prière du vendredi, dans le quartier populaire de Dar Salam, au Caire. Souhair et son fils étaient descendus dans la rue et criaient avec les manifestants. Mais au moment où elle s'apprêtait à aller déposer ses courses à la maison avant de revenir, quelqu'un l'a appelée pour lui demander de faire demi-tour.

La mère révolutionnaire était alors en convalescence après avoir subi une opération de l'utérus. Elle ne pleure pas. Elle sourit même, comme si une main invisible venait de se poser sur son épaule. Elle se souvient : « Je n'oublierai jamais le jour où il est né. J'ai accouché par césarienne, et dès que je me suis réveillée de l'anesthésie, je n'ai pas cessé de penser à lui. J'ai beaucoup pensé à la mort, avant d'entrer dans le bloc opératoire ».

« Il m'a confié son avenir »

« J'étais venu du Caire pour aller manifester avec mon frère Chérif », raconte Tamer Redouane. « En chemin, il m'a dit qu'il voulait que je revienne à Suez au lieu de m'entêter à mener cette vie instable au Caire. Il disait qu'il essayerait de me faire embaucher à la compagnie pétrolière où il occupait lui-même un petit emploi ». C'est la deuxième fois que nous rencontrons le frère du martyr du « vendredi de la colère » à Suez. La première fois, c'était quelques mois après la destitution de Moubarak. Il ne mentionne pas ce fait, trop occupé à décrire les terribles événements de Suez, lorsqu'il s'est mis à courir en tenant son frère par la main et que ce dernier est tombé. Croyant qu'il avait trébuché, il a tenté de l'aider à se relever en répétant : « Dépêche-toi Cherif, on n'a pas le temps ». C'est alors qu'il a vu une petite tache de sang sur son flanc droit. Le choc.

Les années ont passé et Tamer, l'oncle des enfants de Chérif, est devenu aussi leur père. Il s'est marié en 2013 et s'est installé dans l'appartement voisin du leur après que, en hommage au martyr, on lui a donné un emploi de comptable dans la société où travaillait ce dernier. Il y a deux ans, une promotion lui a permis d'acheter une maison de deux étages pour loger sa famille et celle de son frère.

Il se souvient comme il avait pleuré lors du tournage réalisé quelques années auparavant. « Je ne pleure plus beaucoup », reconnaît-il. « Parfois, en faisant la prière de l'aube, je prie pour lui et je promets de prendre soin de ses enfants. Je le remercie de m'avoir confié son avenir, je n'avais pas compris que c'était cela qu'il me disait alors que nous allions au-devant des balles et de la mort ».

« J'aimerais tellement la trouver là, sur le balcon d'à côté »

Hoda, aujourd'hui professeure de dessin, vit avec sa famille dans l'immeuble voisin de celui où habitait Amira Douider. Chaque fois qu'elle s'installe sur le balcon avec un verre de thé, elle ne peut s'empêcher de réciter la Fatiha3 pour son amie d'enfance.

Nous étions encore au lycée public et Amira était venue chez moi pour qu'on travaille ensemble. Ce vendredi-là, la situation a dégénéré devant le district de Ramleh II et, comme tout le monde, on s'est levées pour voir ce qui se passait. Amira était très en colère, le sniper l'a sans doute repérée et a dû la prendre pour cible. Elle a levé le portable qu'elle venait d'avoir, pour pouvoir filmer sous plusieurs angles, tandis que je rentrais poser mon verre de thé. Elle est tombée là, devant moi, et je n'ai pas compris tout de suite. Le verre aussi est tombé et, pendant un instant, j'ai pensé qu'elle s'était brûlée. Puis j'ai vu le sang qui jaillissait de son ventre. Elle m'a regardée, elle essayait de respirer, puis elle a perdu conscience. Tout ce dont je me souviens, c'est que j'ai crié et que ma famille est arrivée en courant.

La mère de la martyre a de la peine pour Hoda. « Je n'aime pas l'entendre raconter la scène et la revivre encore et encore », confie-t-elle. Pourtant, Hoda affirme qu'elle « ne pleure plus comme avant », lorsqu'un journaliste ou un visiteur lui demande de se rappeler. « Avec le temps, Amira est devenue pour moi un motif de fierté. Mais je suis triste pour elle, j'aimerais tellement la voir là, sur le balcon d'à côté, en train de fêter son diplôme ou de préparer son mariage ».

L'impression d'avoir fait défaut

« Je suis un lâche, parce que je n'ai pas porté secours à Ahmed Bassiouni », confie, sous couvert de l'anonymat, l'auteur d'une lettre adressée au journaliste Ahmed Cheikh.

J'étais à côté du martyr Ahmed, votre ami, que je ne connaissais pas à l'époque, et je ne l'ai pas aidé comme j'aurais dû. Il avait une caméra professionnelle qui lui permettait de zoomer sur les tireurs d'élite et il nous disait : ‟ Je vois l'officier, venez par ici, allez par-là”. Il a ainsi sauvé plusieurs jeunes des balles des snipers, non seulement en les avertissant verbalement, mais aussi en les poussant d'un geste. Je me suis dit qu'en étant près de lui, je serais plus en sécurité et je lui ai demandé si je pouvais rester à ses côtés. Il m'a répondu : ‟Garde les yeux levés”. On a passé trois heures ensemble. À un moment, il s'est retourné pour me montrer où se tenait le tireur, mais la balle a été plus rapide que lui et il est tombé.

Le « compagnon des derniers instants » s'est mis à courir au milieu du déluge de feu qui s'est abattu sur la foule au moment où les gens arrivaient sur la place al-Tahrir. Mais il n'avait pas fait deux pas qu'il s'est mis à hurler, il a voulu revenir et a demandé aux manifestants de l'aider à ramener Ahmed. Un char est alors arrivé à toute vitesse et a écrasé le jeune homme sous leurs yeux incrédules.

Le journaliste raconte :

J'ai rencontré ce jeune à deux reprises. Nous avons échangé des messages électroniques et une certaine amitié s'est installée entre nous. J'ai essayé de le réconforter en lui disant que cela me soulageait un peu de savoir que l'ami avec qui j'aurais dû être ce jour-là n'était pas resté tout seul. Car il était convenu que je viendrais d'Alexandrie pour participer avec lui à la manifestation de la place al-Tahrir, mais au dernier moment, je suis allé à l'avenue du Grand Commandant (al-Qaed Ibrahim). C'est ainsi qu'il est mort au Caire, et que j'ai perdu un œil à Alexandrie.

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Article traduit de l'arabe par Brigitte Trégaro.

Les notes sont de la rédaction.

Dans une série d'articles en partenariat avec notre réseau Médias indépendants sur le monde arabe, plusieurs journalistes et spécialistes issus de la région analysent les printemps arabes et leurs suites.


1L'expression fait référence au vendredi 28 janvier 2011 quand la révolution égyptienne démarrée le 25 connait un tournant dû à une forte mobilisation populaire dans les quatre coins du pays. La police a réprimé les manifestants d'une manière particulièrement violente, n'hésitant pas à tirer sur la foule à balles réelles.

2Une partie des manifestations du « vendredi de la colère » avait eu lieu à la sortie des mosquées, après la prière du vendredi.

3Première sourate du Coran que l'on récite pour le repos des âmes des morts.

À Chatila, la Palestine « c'est l'affaire de tous »

La mort de 250 Palestiniens à Gaza résonne particulièrement au Liban. Si certains Libanais redoutent une « nouvelle guerre des autres » sur leur territoire, à Chatila, camp de réfugiés palestiniens dans la banlieue sud de Beyrouth, le ressentiment est vif, entre impuissance et inquiétude.

À première vue, sous le soleil de plomb de Chatila, lieu symbolique de la cause palestinienne, à quelques centaines de kilomètres de la bande de Gaza, la vie continue. L'avenue principale du marché est pleine de monde. Les déchets qui jonchent le sol nourrissent les vaches. Drapeaux palestiniens et portraits de Yasser Arafat et de Mahmoud Abbas flottent comme à leur habitude. La tranquillité apparente ne dit pourtant rien des vifs sentiments des habitants depuis la nouvelle offensive israélienne à Gaza. Séparées de leur pays d'origine par une frontière infranchissable, les générations de réfugiés palestiniens se sentent impuissantes : « Qu'est-ce que vous voulez qu'on fasse d'ici ? On ne peut pas apporter un soutien direct, alors on suit ce qui se passe sur les réseaux sociaux » regrette Bilal, 20 ans, né dans le camp, fils de deux parents palestiniens. Si les télévisions servent de fenêtre sur l'extérieur, le lien avec leurs proches en Cisjordanie est difficile à maintenir, faute d'électricité suffisante dans certaines localités palestiniennes. À Gaza par exemple, un enfant de 11 ans n'a jamais bénéficié de plus de 12 heures d'électricité en un seul jour de sa vie, selon un rapport des Nations unies.

« Notre combat à tous »

L'embrasement de la situation à Gaza, inédit depuis 2014, a fait souffler un vent de mobilisation à travers le pays. De Baalbek à Tripoli, les Palestiniens du Liban ont défilé sous les drapeaux palestiniens. Les plus déterminés ont sauté dans les bus qui se dirigeaient vers la frontière libano-israélienne pour tenter désespérément de la franchir. Pour Ramis, un réfugié de 50 ans, la cause palestinienne est « l'affaire de tous » à Chatila. « Interpellez les jeunes, ils vous parleront de Jérusalem » explique-t-il avec une once de fierté dans la voix. En 1982, lors de l'invasion israélienne au Liban, il est parti se réfugier dans le camp de Yarmouk à Damas. De la Palestine au Liban en passant par la Syrie, il a passé sa vie à fuir.

Aujourd'hui, il compte encore la moitié de sa famille à Kafr-Kassem, ville voisine de Tel-Aviv, tristement connue pour son massacre en 1956 durant lequel des membres du Magav, la police israélienne des frontières, tuèrent 48 civils Palestiniens d'Israël, notamment des ouvrières agricoles et des enfants après une journée de travail. Si son combat principal reste le sort de Jérusalem, « là où s'ouvre le ciel et où chacun monte aux cieux », Ramis conserve un attachement fort à sa ville d'origine. « Aujourd'hui, les Palestiniens sont minoritaires à Kafr-Kassem. Ils veulent tous nous tuer, mais on va rester présents », assène-t-il. Pour Lama Fakih, directrice de la division Crises et conflits de l'ONG Human Rights Watch à Beyrouth, « c'est un mélange de fierté, de peur et de méfiance qui est ressenti au Liban, notamment par les partisans de ‟l'axe de la résistance”1 ».

Dans le camp, la cause palestinienne ne préoccupe pas seulement les concernés. « La Palestine, c'est notre combat à tous ici. Si les frontières s'ouvrent, on court pour les aider à récupérer leurs terres » clame un jeune réfugié syrien de 18 ans. Peu importe leur passif, les invasions israéliennes successives en 1982 et 2006 ont laissé des traces en chacun d'entre eux. Youssef, réparateur de vélos et habitant du camp depuis la Nakba en 1948, garde dans son arrière-boutique le lourd souvenir d'un missile israélien tombé dans le camp. « On a peur pour eux, on regarde la télévision, on parle au téléphone… Je n'ai plus de famille là-bas, mais si demain les frontières ouvrent, j'y vais directement. Al-Aqsa nous appartient ». Un avis partagé par un couple de Libanais chiites, Ghada et Tarek Farhat, voisins du camp de Chatila « Nous sommes avec la résistance, tout le monde ici l'est. Si on peut aller à Al-Aqsa (Jérusalem), on y va ».

Cheikh Jarrah, un traumatisme au Liban

Si les événements connaissent un tel retentissement, c'est par le caractère inédit de la situation. « Les expulsions dans le quartier historique de Cheikh Jarrah sont très médiatisées parce qu'elles symbolisent une violation pure et simple du droit international et de la justice », explique Lama Fakih. En effet, une loi israélienne accorde un droit rétroactif aux familles juives à récupérer des maisons à Cheikh Jarrah. La condition ? Posséder un bien immobilier dans le quartier avant 1948. Mais cette décision n'a aucun fondement légal, Jérusalem-Est étant considérée par les Nations unies comme un territoire occupé, donc non soumis à la juridiction israélienne. Dans les faits, dix familles palestiniennes ont dû partir depuis 2008 et aujourd'hui, 21 sont menacées d'expulsion.

Ces évictions ont un écho particulièrement insupportable pour les Palestiniens du Liban. Eux-mêmes chassés de leur pays d'origine, ils comprennent intimement le sentiment des familles expulsées. En 1948, quand près de 800 000 Palestiniens furent forcés de rejoindre la Jordanie, la Syrie et le Liban, quelques familles s'installèrent dans le quartier de Cheikh Jarrah à Jérusalem-Est, en espérant que ce serait temporaire. Soixante ans plus tard, le quartier n'est plus un acquis et le Parlement a adopté une loi à valeur constitutionnelle établissant la « colonisation juive » comme une valeur nationale, concluant qu'Israël est l'« État-nation du peuple juif », où le droit à l'autodétermination « est propre au peuple juif ». C'est l'une des raisons pour laquelle la colère prend aujourd'hui le pas sur la résignation : « les Palestiniens refusent d'accepter les miettes de territoire que les Israéliens veulent bien leur laisser », résumé Lama Fakih.

Cette colère a conduit des Palestiniens du Liban jusqu'à la frontière, affirmant vouloir « mourir en martyrs » pour la Palestine. L'un d'eux, Mohamad Kassem Tahhan, membre du Hezbollah, a succombé à des blessures causées par deux tirs d'obus de l'armée israélienne près des manifestants le samedi 15 mai. « Cet engagement pourrait être un élément de division supplémentaire entre les Libanais », analyse Lama Fakih, surtout si le Hezbollah venait à intervenir. Si les deux parties n'ont pas intérêt à s'engager dans un conflit armé selon elle, « une guerre éclatera tôt ou tard, à moins qu'un statu quo légitime l'arsenal sophistiqué du Hezbollah d'une part et les politiques racistes de l'État d'Israël envers les Arabes d'autre part ».

Silencieuse implication du Hezbollah ?

Le Liban a d'ailleurs retenu son souffle ces quinze derniers jours, tant l'intervention du Hezbollah semblait se concrétiser. Par trois fois, les tirs de roquette par une faction palestinienne proche du Hamas, que le Hezbollah considère comme faisant parte de l'Axe de la résistance, ont fait redouter le retour d'un conflit armé avec Israël dans le Sud-Liban. Si le Hezbollah a nié toute implication, il pourrait s'agir d'une intervention indirecte. Le Hamas, en faisant preuve d'une grande capacité militaire, souligne le rôle de premier plan de l'Iran et du Hezbollah dans l'amélioration de son arsenal. Preuve en est, c'est la première fois depuis des années que les brigades Al-Qassam, branche armée du Hamas, atteignent Jérusalem et Tel-Aviv avec des tirs de roquettes.

L'implication du Hezbollah doit cependant être relativisée. S'il y a certainement eu des contacts, voire une coordination avec le Hamas lors de ces dernières opérations, les roquettes tirées à partir du Liban ne sont probablement pas l'œuvre du parti chiite, estime Lama Fakih. « Ce n'est pas son mode opératoire. Il s'agit certainement de groupuscules palestiniens qui ont encore des moyens d'action ». Selon elle, le Hezbollah ne souhaitait pas d'affrontement direct : « Sinon, il aurait réagi lorsque l'un de ses hommes est mort à la frontière à la suite de tirs israéliens ». Approvisionner le Hamas en armes sans impliquer le front libanais semble être alors le compromis envisagé. Une position certainement renforcée par les règles que le secrétaire général du parti chiite Hassan Nasrallah tient à respecter, à savoir que la riposte viendra du Liban uniquement si le parti est agressé au Liban. De fait, si Israël n'ouvre pas le front au nord, le Hezbollah n'a pas l'intention de le faire.

Si les Palestiniens du Liban ont manifesté leur joie, saluant « la victoire du Hamas en Palestine », nombreux sont les Libanais qui refusent l'implication de leur pays. Déjà lourdement affectés par le traumatisme de l'explosion du port et une crise économique sans fin, certains refusent une « nouvelle guerre des autres » sur leur territoire. Pour beaucoup, les souvenirs de la guerre ne sont jamais loin. En 2006, une guerre de 33 jours avait opposé le Hezbollah à Israël et causé plus de 1 200 morts côté libanais, essentiellement des civils. Alors que le général Joseph Aoun, commandant en chef de l'armée libanaise, affirmait lundi 24 mai 2021 que les troupes « continueront à faire face à Israël », la question palestinienne, affaire de tous ou conflit lointain, reste centrale dans l'opinion publique libanaise.


1NDLR. Principalement composé de l'Iran, de la Syrie, et du Hezbollah libanais.

Immersion dans le milieu de la prostitution à Tanger

OXXI Meriam Cheikh - YouTube

Dans le cadre du 4e Congrès des études sur le Moyen-Orient et mondes musulmans qui aura lieu à Aix-en-Provence du 28 juin au 2 juillet 2021, Orient XXI propose une série de portraits de chercheurs et chercheuses participants pour donner à voir ce métier dans ses différentes facettes.

Mériam Cheikh est anthropologue et maîtresse de conférence à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco). Elle a travaillé sur la prostitution au Maroc, essentiellement à Tanger. Sa méthode : l'immersion dans le milieu de vie.

Pour sortir de l'impasse, la Palestine a besoin d'élections démocratiques

Après l'échec des accords d'Oslo, « l'accord du siècle » a définitivement enterré l'idée d'un État palestinien. La récente vague de violences dont le Hamas et Israël ont tiré profit en est la conséquence. La tenue d'élections générales doit permettre à la mobilisation née à Jérusalem-Est de trouver un prolongement en Palestine.

La terrible violence qui a embrasé la Palestine et Israël ce dernier mois signe l'effondrement final de près de trois décennies d'un processus de paix qui n'a jamais fonctionné. Tout a commencé avec les accords d'Oslo, qui n'ont pas mis en place un cadre permettant une réelle coexistence entre Israéliens et Palestiniens sur le long terme ni créé la confiance nécessaire à la mise en œuvre d'une solution à deux États. Par ailleurs, en octroyant certains pouvoirs de gouvernance à l'Autorité palestinienne (AP), ces accords, soutenus par la communauté internationale, ont transformé l'Autorité en gendarme de la Palestine, officiant dans le contexte d'une inexorable occupation.

Les échecs répétés de relance des négociations autour de la solution à deux États ont ensuite abouti à l'« accord du siècle ». Ce projet hégémonique de l'administration Trump a confirmé que les États-Unis avaient renoncé aussi bien à toute stature morale qu'au respect du droit international. Il ont accordé à Israël les pleins pouvoirs afin d'officialiser son annexion illégale des terres palestiniennes et d'en continuer la colonisation. Les États arabes impliqués dans les accords d'Abraham l'ont soutenu pour des raisons stratégiques, car Israël représentait pour eux un allié commode contre l'Iran dans un contexte géopolitique de retrait américain de la région.

« L'accord du siècle » a détruit l'édifice de paix chancelant érigé par Oslo. Il a bradé les droits des Palestiniens et totalement liquidé l'idée d'un État palestinien. La récente vague de violences en est la conséquence inévitable, accentuant encore l'échec de la normalisation. Elle rappelle les conflits passés de 2008 et 2014 à Gaza, entre le Hamas et Israël.

Le jeu pervers du Hamas et d'Israël

Pourtant, à y regarder de plus près, cette crise ne se contente pas de répéter l'histoire récente. Un nouveau développement s'y pointe : la convergence d'intérêts du Hamas et d'Israël pour tuer dans l'œuf la mobilisation populaire. Le Hamas et le gouvernement Nétanyahou craignent tous deux ce que représentent les évènements de Cheikh Jarrah, à savoir la genèse d'un mouvement civique pour les droits des Palestiniens. Comme beaucoup d'autres mouvements sociaux, les Palestiniens de Cheikh Jarrah ont choisi la désobéissance pacifique plutôt que la lutte armée ; de plus, le mouvement est né indépendamment du Hamas à Gaza et de l'AP en Cisjordanie, offrant un cadre inédit de référence politique pour de nombreux Palestiniens.

Cette situation présente un paradoxe historique. Jusqu'à très récemment, la région s'attendait à ce que le problème palestinien infuse le printemps arabe. Pourtant, c'est l'esprit de résistance civique du printemps arabe qui a transformé l'équation palestinienne. La résistance des résidents palestiniens de Jérusalem-Est contre les évictions forcées israéliennes repose sur des réseaux de solidarité horizontale, qu'unissent de nouveaux langages de résistance. Le mouvement a été renforcé par l'activisme transnational et le soutien international, avec des manifestations de solidarité dans une grande partie du monde arabe et occidental.

C'est la non-violence de ce mouvement qui a entraîné une réponse israélienne violente, laquelle, à son tour, a entraîné l'entrée en scène du Hamas qui était, jusqu'aux évènements de Sheikh Jarrah, la seule force politique palestinienne déterminée à résister à l'intransigeance israélienne. La situation en Cisjordanie est des plus révélatrices. Vingt-cinq Palestiniens ont été tués — le plus grand nombre de morts en une seule crise depuis l'Intifada d'Al-Aqsa il y a vingt ans. Pourtant, les manifestations à travers la Palestine et Israël se poursuivent. Nous n'avions pas été témoins d'une mobilisation populaire de cette ampleur depuis la grève générale de 1936. Inversement, nous n'avons pas assisté à un tel nombre d'arrestations de la part des forces israéliennes depuis la deuxième Intifada d'Al-Aqsa : les forces de sécurité détiennent, depuis avril, des milliers de manifestants palestiniens.

C'est la peur de cette mobilisation populaire qui crée pour le Hamas et le gouvernement israélien une convergence d'intérêts, alors que chaque partie souhaite anéantir l'autre, même s'ils se retrouvent aujourd'hui alignés fortuitement sur des positions communes et non par le fait d'une entente mutuelle. Israël est habitué aux conflits violents, mais se trouve complètement désorienté face au vocabulaire moral des droits civils. De même, la vision idéologique du Hamas repose sur la lutte armée et non sur un mouvement populaire démocratique enraciné dans le berceau de la Palestine historique, Jérusalem.

Les accords d'Oslo ont fait de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) une instance gouvernementale, avec l'abrogation de son ancien statut d'« acteur terroriste ». L'ironie de l'histoire du processus de paix est que le Hamas pourrait bien, lui aussi, perdre son étiquette d'« organisation terroriste » car, dans le contexte de la situation actuelle, Israël doit trouver un interlocuteur.

Le Hamas et Israël ont tous deux tiré profit de la violence. Le gouvernement israélien a entériné sa stratégie de militarisation de la question palestinienne en mettant en avant son droit à la légitime défense. Même ceux qui se présentent comme des alternatives politiques à Nétanyahou comme Benny Gantz ont soutenu le bombardement de Gaza. Le Hamas, quant à lui, risque de se transformer en une version palestinienne du Hezbollah. Le conflit lui a permis de passer du statut d'organisation de résistance nationale à celle de puissance militaire dont les capacités armées lui permettent de s'inscrire dans une temporalité millénariste et supranationale, sans se soucier des intérêts de son peuple. Aucun des deux acteurs ne recherche réellement une solution pacifique. Ils se renforcent l'un l'autre de façon perverse, dans le cadre d'une mise en scène ritualisée en continuelle représentation, à l'intérieur de lignes rouges bien définies et connues de chacun d'eux.

À qui profite le crime ?

Plusieurs acteurs régionaux ont renforcé leur stature avec le conflit. L'axe Qatar-Turquie, qui se positionne contre l'axe émirien-saoudien-israélien, est très vite apparu comme le défenseur de la Palestine. Recep Tayyip Erdoğan, en particulier, a été salué dans le monde musulman pour sa rhétorique combative contre Israël et son invocation religieuse à protéger les résidents palestiniens de Jérusalem contre de nouvelles agressions. Et l'émir de Qatar a repris le rôle de protecteur du peuple palestinien.

L'Égypte et la Jordanie ont également, grâce à la crise, gagné en visibilité par leurs efforts déployés dans la négociation d'un cessez-le-feu. La Jordanie se devait d'agir compte tenu de la situation complexe dans laquelle se trouve le royaume hachémite. La monarchie conserve son statut de gardien des lieux saints de Jérusalem, mais elle craint également de payer le prix fort en servant à terme d'État de substitution aux Palestiniens. L'Égypte d'Abdel Fattah Al-Sissi a, de son côté, oscillé entre le militantisme propalestinien et la médiation non partisane de l'ère Moubarak.

D'autres acteurs internationaux se sont très mal sortis de la crise. Les États-Unis se sont encore plus marginalisés en tant qu'arbitre de la paix et ont compromis toute possibilité future de retrouver ce rôle. Les interventions répétées de l'administration Biden pour mettre fin aux discussions du Conseil de sécurité de l'ONU appelant à un cessez-le-feu ont clairement montré que son influence diplomatique avait de sérieuses limites et, surtout, qu'elle ne voulait pas remettre en cause l'exception israélienne.

L'Union européenne (UE) n'a pas fait mieux. Elle n'a su coordonner une action collective entre ses États membres qu'après une semaine de violence, et n'a pas pu faire plus que de lancer un timide appel à la paix. L'UE continue de se tenir dans l'ombre des États-Unis.

Dans le monde arabe, les Émirats arabes unis ont été pris de court, parce qu'ils avaient parié sur la disparition de toute velléité palestinienne de révolte. Après avoir mené les négociations des accords d'Abraham l'année dernière, ils se sont vus félicités pour avoir contribué à donner naissance à une nouvelle ère de paix multilatérale. Cependant, la récente crise a confirmé que l'accord des Émirats arabes unis avec Israël était un outil stratégique de coopération bilatérale sur les questions régionales, et non un levier permettant de faire avancer le dossier palestinien. Alors que des voix officieuses sur les réseaux sociaux avaient adopté le discours israélien de légitime défense, le gouvernement émirati s'est proposé pour servir de médiateur entre le Hamas et Israël, bien que ces tentatives aient été finalement marginalisées par les initiatives égyptiennes et jordaniennes.

Les Émirats arabes unis ont néanmoins une carte importante à jouer : Mohamed Dahlan, ancien leader du Fatah à Gaza et féroce rival de Mahmoud Abbas, ce qui fait de lui une cible du Fatah. Le Hamas reste tout aussi méfiant à l'égard de Dahlan qui conserve une base populaire à Gaza et a critiqué l'organisation islamiste dans le passé. Il pourrait rentrer dans le jeu avec l'appui émirati.

L'Arabie saoudite et l'Iran sont restés en marge de la crise, ce qui reflète clairement leurs faiblesses respectives. L'Arabie saoudite sera maintenant plus prudente et cherchera à trouver un nouvel équilibre entre ses intérêts nationaux et régionaux. L'effusion populaire qui a ravivé le sentiment propalestinien a suffi à freiner, au moins temporairement, sa discrète attirance pour une normalisation avec Israël.

L'Iran est confronté à un autre dilemme : il est devenu trop efficace dans la région. Le régime iranien a transféré ses technologies de missiles au Hamas, qui a adapté son armement et a produit lui-même les roquettes qu'il utilise aujourd'hui. Mais n'a pas rejoint le pseudo axe chiite et a fait le choix de rester dans la famille sunnite, car historiquement il est une branche des Frères musulmans égyptiens. L'Iran n'a donc pas pu exploiter le conflit récent à des fins géopolitiques. Il n'y a d'ailleurs pas eu de réaction militaire du Hezbollah au bombardement de Gaza, ce qui aurait été le signe d'une escalade iranienne. Au lieu de cela, Téhéran reste davantage concentré sur le regroupement de ses forces en Irak et sur la quête d'un nouveau compromis nucléaire avec l'Occident.

Des élections législatives comme unique solution

Ce paysage régional changeant ainsi que la convergence Hamas-Israël plongent la plupart des Palestiniens dans une situation désespérée. Pourtant, la meilleure façon de sortir de la crise serait d'organiser des élections, indéfiniment retardées par le Hamas et le Fatah. Aucun des deux acteurs ne souhaite organiser une telle consultation de peur de perdre ses prérogatives territoriales : le Hamas craint de perdre Gaza au profit du Fatah, et le Fatah craint de perdre la Cisjordanie au profit du Hamas.

Cependant, les élections donneraient au peuple palestinien un avantage fondamental qui leur permettrait de faire leur jonction avec les grandes luttes dans le monde en faveur des droits humains, de Nelson Mandela à Black Lives Matter. Elles lui fourniraient un gouvernement légitime qui pourrait le représenter dans le monde et réactiver la possibilité soit d'une solution à deux États, soit de tout autre statut crédible. Cela permettrait à de nouvelles voix palestiniennes, comme les jeunes militants et les mouvements sociaux qui se sont mobilisés autour de Cheikh Jarrah de remplacer les élites vieillissantes qui les dirigent depuis les accords d'Oslo. Cela permettrait également de favoriser l'émergence d'une alternative politique palestinienne ancrée localement ; et éviterait enfin de se retrouver avec un futur gouvernement chapeauté par le Hamas transformé en Hezbollah palestinien, ou par le Fatah, prisonnier de sa rente de situation de gendarme par procuration.

C'est là que la communauté internationale peut intervenir dans le bon sens. Aucune condamnation diplomatique d'Israël ne mettra fin au processus d'occupation et d'annexion, et aucune sanction ou menace ne convaincra le Hamas d'abandonner sa posture militaire. Au contraire, la communauté internationale doit promouvoir la tenue d'élections démocratiques en Palestine pour donner la parole à la majorité silencieuse, afin de permettre de sortir de l'impasse politique et d'offrir une voie alternative pour assurer les droits du peuple palestinien.

Beyrouth. Carnet intime d'une explosion

Le 4 août 2020 à 18 h 07, Lamia Ziadé est chez elle, à Paris, quand une double explosion ravage Beyrouth et son port. Avec Mon port de Beyrouth, elle compose, en texte et en images, un carnet intime de cette catastrophe dans lequel son histoire personnelle croise celle de son pays. Entretien.

Adèle Surprenant. Comment vous est venue l'idée d'écrire sur le blast, pour reprendre l'expression que vous employez dans le livre ?

Lamia Ziadé. L'idée ne vient pas de moi. Le 5 août j'ai été contactée par la rédaction de M, le magazine du Monde, qui me proposait 15 pages blanches pour raconter le drame en texte et dessins. J'étais tellement effondrée, anéantie à partir du 4 août, que je me sentais incapable de travailler à chaud sur un sujet aussi bouleversant et délicat. J'ai donc commencé par refuser, mais je les ai rappelés deux jours plus tard pour accepter la proposition. Ça ne se refuse pas, une telle opportunité de parler de Beyrouth ! Et puis je me sentais tellement impuissante, étant à Paris, que j'y ai vu un moyen de faire quelque chose pour le Liban. Un mois plus tard, l'article paraissait, et mon éditeur a beaucoup insisté sur le fait qu'il ne fallait pas que je m'arrête là, que je devais en faire un livre, un nouveau chapitre qui serait la suite logique de mes trois livres précédents, Bye Bye Babylone, Ô Nuit Ô mes Yeux et Ma très grande mélancolie arabe. Heureusement que j'ai été poussée avec insistance, sinon je n'aurais probablement rien fait !

© Lamia Ziadé

A. S. Vous avez réalisé cet ouvrage depuis Paris. Était-il plus compliqué ou, au contraire, plus simple de travailler sans être physiquement au Liban ?

L. Z. C'était plus simple ! Si j'avais été au Liban, je n'aurais jamais fait ce livre, j'aurais été dans la rue, à participer aux aides et secours, à la reconstruction, aux manifestations. C'est de me morfondre et me lamenter à Paris, de me sentir impuissante, qui m'a décidée à me lancer dans ce projet qui m'a pris tout mon temps pendant six mois.

Le coeur de Beyrouth

A. S. À plusieurs reprises dans le livre, vous soulignez l'importance historique, politique et économique du port de Beyrouth. Quelle est, pour vous et pour le Liban, son importance symbolique ?

© Lamia Ziadé

L. Z. J'ai grandi dans le quartier qui surplombe le port de Beyrouth. Pour moi, comme pour la majorité des habitants du quartier, le port a surtout une importance personnelle. J'ai un attachement à ce port depuis l'enfance, je raconte dans mon livre plusieurs épisodes de ma vie liés au port, notamment l'année 1979, quand j'étais réfugiée chez ma grand-mère en pleine guerre, dans sa maison qui est à 650 mètres du troisième bassin, avec une vue directe sur les silos (et qui a été totalement détruite le 4 août). Dans un des passages du livre, je calcule d'ailleurs, sur une carte de Beyrouth, les distances qui séparent plusieurs lieux qui me sont familiers du hangar et des silos. L'appartement de mes parents, celui de ma sœur, l'hôpital orthodoxe, etc. Pour nous, plus qu'une importance symbolique, le port est une affaire de proximité et d'attachement.

A. S. Sahar Fares était volontaire auprès des pompiers de Beyrouth et a perdu la vie au port. Pourquoi en avoir fait un personnage central de votre livre ?

L. Z. Le premier visage qui est apparu sur les écrans des Libanais et du monde entier après l'explosion est celui de Sahar. Avec son sourire qui crève l'écran et sa beauté, tellement vivante, tellement jeune ! Le contraste entre ce visage et la monstruosité de l'explosion et des scènes d'apocalypse qui ont suivi frappe les esprits. Sahar a aussi filmé, sur le quai, les derniers instants du hangar qui contenait le nitrate d'ammonium, quelques secondes avant l'explosion. Le seul film dont on dispose.

© Lamia Ziadé

Portraits des victimes

C'est aussi elle qui a pris cette photo — devenue iconique — des trois hommes en train de tenter de forcer la porte du hangar. Sahar est vraiment au cœur du drame. Il n'y a pas que pour moi qu'elle en est un personnage central : pendant les six mois qu'a duré mon travail sur le livre, de nouvelles photos et vidéos de la vie de Sahar ont continué à apparaître sur les téléphones des Libanais. Les fiançailles de Sahar, le dernier Noël de Sahar, Sahar lors d'une soirée, ou d'un pique-nique, ou Sahar au ski… Elle est resplendissante et gaie sur chacune de ces photos ; ça crève le cœur. J'ai pensé que si à moi, ces nouvelles photos me donnaient chaque fois les larmes aux yeux, elles bouleverseraient aussi les lecteurs. J'ai choisi d'en reproduire quelques-unes.

© Lamia Ziadé

A. S. Mon port de Beyrouth est parsemé de portraits de certaines des plus de 200 victimes de la double explosion. Pourquoi avez-vous fait le choix de nommer les victimes, de les dessiner ?

L. Z. C'était tout naturel, alors que je fais un livre sur ce sujet, que les victimes soient présentes dans mon livre. Les Libanais ont vécu les premières semaines et premiers mois après l'explosion avec en permanence les photos des victimes sur leurs écrans, elles emplissaient les réseaux sociaux, inlassablement repostées. Beaucoup d'autres photos que celles de Sahar sont devenues iconiques, comme celle des trois pompiers d'une même famille en smoking ; celle d'Elias, le jeune garçon de 15 ans qui est mort deux semaines après l'explosion ; celle de la petite Alexandra, trois ans, qui a inspiré de nombreux artistes qui l'ont représentée en ange ou avec le drapeau libanais… Et beaucoup d'autres. Très rapidement, j'ai eu l'impression que je connaissais personnellement chaque victime, tant leurs visages m'étaient devenus familiers (c'était d'ailleurs vraiment le cas pour quelques-unes). Le quartier qui surplombe le port de Beyrouth est le quartier où j'ai grandi et où vit encore toute ma famille.

© Lamia Ziadé

Du baume sur les blessures

A. S. Quel rôle les artistes peuvent-ils jouer afin de préserver la mémoire des événements du 4 août 2020 ?

L. Z. Les artistes vont jouer, à mon avis, un rôle évident de mémoire. Bien sûr, de nombreuses formes artistiques très différentes vont se développer autour de ce drame. D'ailleurs ça a largement commencé. Mais je crois que la mémoire et l'archivage sont deux problématiques au cœur du travail artistique en ce moment au Liban, et plus largement au Proche-Orient où cette fonction est complètement inexistante. Les artistes pallient cette lacune par leur travail. Une autre fonction importante de l'artiste dans la région est l'engagement politique, on l'a vue avec la thawra (révolution). Pour finir, l'art met du baume sur les blessures. Et des blessures, nous en avons.

© Lamia Ziadé

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Lamia Ziadé, Mon port de Beyrouth. C'est une malédiction, ton pauvre pays !
P.O.L., 1er avril 2021
256 pages ; 23,90 euros

L'archéologie entre héritage patrimonial et diplomatie

Deux ouvrages récents écrits par deux archéologues américaines nous invitent à une réflexion sur l'idéalisation du patrimoine archéologique, à travers l'histoire de son imbrication dans les politiques nationales et internationales depuis un siècle.

De multiples sens ont été conférés à la notion de patrimoine, un pêle-mêle de monuments (historiques) et de « globish heritage », comme l'a judicieusement montré Françoise Choay dans Le Patrimoine en questions (Seuil, 2009)1. S'il n'y a pas de doute que l'on hérite du patrimoine génétique, le résultat de la transmission n'est jamais prévisible grâce au jeu des mutations. Il en va de même pour le patrimoine archéologique.

La fétichisation du patrimoine

Le livre de Christina Luke, A Pearl in Peril. Heritage and Diplomacy in Turkey, (Oxford University Press, 2019) ainsi que celui de Lynn Meskell A Future in Ruins : UNESCO, World Heritage, and the Dream of Peace (Oxford University Press, 2019) fournissent des points de vue complémentaires de deux archéologues américaines qui travaillent ensemble ou collaborant en Turquie. Elles développent toutes deux une réflexion sur la fétichisation du patrimoine archéologique — considérer les monuments du passé comme sacrés et intouchables, selon la définition de Françoise Choay — au prisme de la diplomatie culturelle, la première en analysant différents acteurs se disputant un terrain archéologique et la deuxième en étudiant l'Unesco.

Ces deux approches montrent comment le patrimoine archéologique, en particulier celui du Proche-Orient est passé du statut de source de l'identité « occidentale » à un objet d'influence de la politique internationale intégré dans une économie d'« industries extractives » (selon le vocabulaire de la Banque mondiale). Elles retracent comment la gestion du patrimoine est devenue un outil d'ingénierie sociale (social engineering) pour les États, afin de contrôler les individus.

Le rôle de la culture « occidentale » émerge ainsi dans la fétichisation des monuments antiques. Les deux livres donnent des pistes pour comprendre les raisons de la destruction médiatisée des bouddhas de Bamyan en Afghanistan en mars 2001 par les talibans, du site de la ville antique de Palmyre en Syrie, ou du musée de Mossoul en Irak en 2015… au-delà de « l'explication » monocausale du fondamentalisme − même si ce sujet n'est pas spécifiquement thématisé.

De la diplomatie à la préférence industrielle

Christina Luke abandonne le traditionnel carcan chronologique de l'antiquité au présent pour brosser un tableau de la ville de Smyrne/Izmir et de sa région dans l'actuelle Turquie. Connue comme « bastion libéral et kémaliste », c'était une ville majeure de l'empire ottoman, désormais troisième ville la plus peuplée de Turquie. Le passé douloureux de Smyrne l'infidèle, ville réduite en cendres pendant la « guerre de libération » est placé au centre par l'évocation de l'entrée des troupes kémalistes le 9 septembre 19222. En effet, c'est sur ces ruines que sont bâties les foires internationales d'Izmir qui se tiennent en septembre de chaque année. L'autrice décrit comment cet outil diplomatique — plus ancienne foire internationale de la République de Turquie (1927) — a servi de lieu de compétition internationale pour capter les investissements étrangers. On découvre en particulier dans le cadre de la guerre froide les efforts de la diplomatie américaine à travers la multiplication des programmes de développement pour imposer un modèle néocapitaliste.

Grâce à des exemples précis et concrets, accompagnés par une impressionnante bibliographie et de nombreuses références, Christina Luke expose les liens entre programmes de développement et populations locales ; on y retrouvera au passage une analyse des plans d'urbanisme tracé par Le Corbusier pour Izmir.

À travers l'exemple de la Mission archéologique américaine d'Harvard-Cornell en 1962 dans la cité antique de Sardes, capitale de l'empire de Lydie (Ⅶe-Ⅵe siècle av. J.-C.), l'autrice retrace comment l'archéologie est tout d'abord au cœur de la diplomatie entre les deux guerres mondiales, puis est vite abandonnée en l'absence de « retour direct sur investissement ». Une dernière touche, non sans une pointe de satire, relie les deux thématiques, car les mêmes mines d'or qui ont permis à l'empire de Lydie (dans l'actuelle Anatolie) de dominer une région conduisent à la destruction de ses vestiges. L'industrie minière, l'extraction de marbre, d'or et l'agriculture extensive menacent en effet aujourd'hui les vestiges archéologiques dont les touristes contemplent les ruines en s'offusquant de « destructions fanatiques » ; le tout grâce à un conglomérat d'entreprises financé par les pays riches avec le soutien des gouvernements successifs de la Turquie, vantant d'un côté le patrimoine tout en soutenant des projets industriels gigantesques. Le patrimoine n'est plus un objet de recherche scientifique et d'échanges, il est devenu un instrument politique.

Quand l'Unesco se passe de la recherche

Le livre de Lynn Meskell aborde la globalisation et la marchandisation du patrimoine à travers l'Unesco, cette fois à l'échelle mondiale. On y trouvera une réflexion sur le rôle de l'organisation onusienne dans la définition d'un avenir commun au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Lynn Meskell se demande si cette institution et, en particulier, la création en 1972 de la Liste du patrimoine mondial rassemblant des sites à « valeur universelle exceptionnelle » promeuvent la paix mondiale ; ou bien si les répercussions de ce programme sont plus négatives que positives. À partir de divers exemples, tels que Catalhöyük3 et Ani4 (Turquie) ou encore Bagan (Myanmar)5, le processus d'inscription d'un site sur la Liste du patrimoine mondial est décortiqué, en partant de la préparation des dossiers jusqu'aux tractations entre nations lors de la session annuelle. L'ouvrage est un exposé saisissant de la bureaucratie écrasante, et le troisième chapitre donne une idée des rouages d'une machine internationale.

L'envergure des enjeux est retracée jusque dans les télégrammes de la diplomatie américaine (WikiLeaks Cablegate) révélant la stratégie de la diplomatie des États-Unis pour tirer un maximum de profit en utilisant l'arène des compétitions lors de l'inscription de sites sur la Liste.

Le livre revient sur la création de l'Unesco puis sur l'unique événement fédérateur : le transfert des temples d'Abou Simbel6. En effet, rétrospectivement, la découpe, le démontage, le transport sur place à Assouan ou dans les musées d'Europe et d'Amérique et le remontage des temples restent loués par la communauté internationale comme un succès, qui ne sera par ailleurs jamais réitéré.

L'Unesco ne chapeauta pas les missions de recherche mises en place dans le cadre du barrage de Tabqa en Syrie ou d'Atatürk en Turquie. Lynn Meskell démontre comment la recherche archéologique n'a jamais joué de rôle prépondérant à l'Unesco, notamment pour l'inscription sur la Liste du patrimoine mondial, à rebours de l'opinion commune qui associe volontiers l'archéologie au concept de patrimoine mondial.

Plusieurs critiques se sont élevés contre ce livre qui jetterait le bébé avec l'eau du bain en faisant pencher la balance du côté des points négatifs. Pourtant, l'autrice donne des pistes de réflexion pour repenser la machine administrative internationale de l'Unesco et atténuer la marchandisation dévastatrice du patrimoine. On peut penser à remplacer une partie de la bureaucratie par la pratique archéologique et des recherches sur le patrimoine dans des collaborations internationales associées à des transferts de savoirs selon un code de déontologie, comme de nombreux projets le font déjà, certes à une échelle moins grandiloquente que les sites à « valeur universelle exceptionnelle ». Cela passe néanmoins par le financement à long terme de la science et par l'encouragement de sa pensée critique plutôt que par la reconstruction opportuniste, spectaculaire et à marche forcée de monuments.

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➞ Christina Luke, A Pearl in Peril. Heritage and Diplomacy in Turkey, Oxford University Press, 2019

➞ Lynn Meskell, A Future in Ruins : UNESCO, World Heritage, and the Dream of Peace, Oxford University Press, 2019


1Pour une revue de littérature sur la notion de patrimoine, voir Julien Boucly, La fabrique nationale du patrimoine mondial : une étude politique de l'action publique patrimoniale en Turquie et à Diyarbakır, thèse de doctorat en études politiques, École des hautes études en sciences sociales (EHESS), 2019 ; p. 51-58.

2Hervé Georgelin, La fin de Smyrne : Du cosmopolitisme aux nationalismes, nouvelle édition en ligne, Paris, CNRS Éditions, 2005.

3NDLR. Site archéologique de Turquie situé en Anatolie centrale, dans la plaine de Konya, sur les bords de la rivière Çarşamba, et l'un des plus grands sites du Néolithique du Proche-Orient.

4NDLR. Cité médiévale arménienne située dans l'est de la Turquie, dans la province de Kars, à l'ouest de la frontière avec l'Arménie. Abandonnée depuis le XIVe siècle, elle est aujourd'hui en ruine.

5NDLR. Site archéologique bouddhiste de près de 50 kilomètres carrés situé dans la région de Mandalay, dans la plaine centrale de la Birmanie, sur la rive gauche de l'Irrawaddy. Du IXe au XIIIe siècle, il a été la capitale du royaume de Pagan, le premier empire birman.

6NDLR. Le président égyptien Gamal Abdel Nasser projette la construction du haut barrage d'Assouan sur le Nil afin de produire de l'électricité, d'augmenter les surfaces cultivables et d'éliminer la crue du Nil en aval du barrage. L'appel à la sauvegarde des monuments de la Nubie est lancé de l'UNESCO le 8 mars 1960. Le chantier est lancé en mars 1964 et durera jusqu'en septembre 1968.

Qui dirige l'Iran ?

Contrairement aux idées reçues qui résument parfois le pays à un « régime des mollahs », le système institutionnel de l'Iran est complexe. Comme partout ailleurs dans le monde, plusieurs structures de pouvoir collaborent ou entrent en concurrence les unes avec les autres.

Une théocratie ?

Plusieurs pôles de pouvoir coexistent en République islamique d'Iran : les pouvoirs exécutif et législatif sont ainsi partagés entre le Parlement, le président et le Guide de la Révolution. Parmi les trois, c'est toutefois bien ce dernier, plus couramment appelé « Guide suprême » en France, qui est la clef de voûte du régime. En plus d'être le chef des armées, il est la véritable autorité décisionnaire lorsque les intérêts fondamentaux de la nation sont en jeu (telle la politique nucléaire) et contrôle l'ensemble des autres organes. En effet, l'Iran est régi selon le principe du « gouvernement du docte » (velayat-e faqih en persan) : seuls les religieux ont la légitimité requise pour diriger le pays.

© Nicolas Lepoutre.

Pour autant, on ne peut considérer l'Iran comme une pure théocratie. En effet, toutes les institutions ne s'appuient pas sur une légitimité religieuse (en vert sur le schéma ci-dessus). Certaines, comme le président, détiennent plutôt une légitimité électorale (en bleu sur le schéma) ou combinent les deux, telle l'Assemblée des experts. Le suffrage universel joue donc un rôle important en Iran. En ce sens, l'article 1er de la Constitution iranienne de 1979 marque bien la dualité du régime puisque la forme de gouvernement du pays y est justifiée à la fois par une référence aux principes coraniques et par le résultat du référendum organisé en mars 1979, au lendemain de la révolution.

Des élections très contrôlées

Même s'il n'existe pas de partis politiques à proprement parler et que les différentes factions en compétition sont souvent peu lisibles pour les observateurs occidentaux, les élections législatives ou l'élection présidentielle iranienne voient s'affronter des candidats au programme varié (y compris au sein du groupe des « conservateurs » ou des « modérés »). Le pays peut ainsi connaître des formes d'alternance politique : à l'ultraconservateur Mahmoud Ahmadinejad succède par exemple le modéré Hassan Rohani comme président en 2013. La vie politique iranienne est encore renforcée par le fait que les différents pôles de pouvoir ne sont pas forcément alignés : le président modéré actuel doit ainsi composer avec un Parlement très largement dominé par les conservateurs depuis 2020.

Si le droit de vote des Iraniens et des Iraniennes n'est pas purement formel, le régime ne peut toutefois pas être qualifié de démocratique. Au-delà même du rôle du Guide de la révolution, il faut souligner que les élections ne sont pas libres. Les candidats sont en effet sélectionnés au préalable par le Conseil des gardiens de la constitution qui vérifie la conformité de toutes les candidatures (cf. schéma) : seuls des partisans du régime peuvent se présenter. Ainsi, 55 % des candidatures pour les élections législatives de 2020 ont-elles été disqualifiées, réduisant considérablement l'ouverture du jeu politique.

De surcroît, le résultat des élections ne semble pas toujours respecté, comme en témoignent en 2009 la réélection très contestée de Mahmoud Ahmadinejad, puis la violente répression du « mouvement vert » (nom donné aux manifestations contre la fraude électorale). La peur d'une militarisation du régime est encore renforcée par le poids majeur du corps des Gardiens de la Révolution islamique (aussi appelés pasdaran), armée d'élite du régime, dans le domaine militaire mais aussi politique et économique.

Faezeh Hashemi. « Je ne voterai pas parce que les élections iraniennes ont été dévoyées »

En raison de ses critiques sévères à l'encontre du régime, la journaliste et militante des droits des femmes Faezeh Hashemi a été arrêtée à plusieurs reprises pour « propagande contre le régime ». À l'occasion de l'élection présidentielle du 18 juin pour laquelle elle s'est portée candidate — bien que les femmes ne puissent pas postuler —, elle nous a accordé un entretien.

Personnalité politique iranienne, militante et journaliste, Faezeh Hashemi est connue comme une réformiste. Fille de l'ancien président Ali Akbar Hashemi Rafsandjani, l'une des figures les plus importantes de la révolution iranienne, elle a été élue députée de Téhéran lors des élections législatives de 1996. Durant son mandat, elle s'est lancée dans la publication de Zen, un quotidien à l'intention des femmes. Le journal n'a pas tardé à être interdit.

***

Adem Yilmaz. Vous avez déclaré que vous seriez candidate à l'élection présidentielle du 18 juin. Qu'attendez-vous de cette candidature symbolique ? Selon ce que l'on sait, l'abstention risque d'être très importante. Bien que vous ne puissiez être candidate, appellerez-vous le peuple à se rendre aux urnes ?

Faezeh Hashemi. En annonçant ma candidature, mon but était d'amener l'Assemblée des experts à préciser le terme « homme politique » que l'on trouve dans l'article 115 de la Constitution et à prendre position par rapport à la campagne d'une femme pour accéder à la présidence. En d'autres termes, il s'agissait de mettre à l'ordre du jour l'un des droits refusés aux femmes, celui d'être candidates à l'élection présidentielle.

Je n'ai l'intention ni de participer ni de voter aux élections. Et, je n'inviterai personne à voter.

A. Y. Sans doute les conservateurs seront-ils les vainqueurs de ces élections. Quelles conséquences en attendez-vous, tant en politique intérieure qu'en politique extérieure ?

F. H. Si les conservateurs ont tout le pouvoir, y compris la présidence, s'ils accordent de l'importance aux intérêts nationaux, aux droits humains, si la situation du peuple et du pays est une préoccupation importante pour eux, s'ils choisissent comme candidat à la présidence une personne raisonnable et sage, peut-être qu'ils peuvent prendre des mesures pour changer celles qui ont été prises et qui ne sont pas bonnes. Et, dans ce cas, leur mauvaise image et la situation du pays peuvent évoluer dans la bonne direction. La victoire des conservateurs ne peut avoir un effet positif que si la rationalité l'emporte et que les intérêts nationaux sont respectés.

A. Y. Vous avez été députée au Majlis1. Quel avis avez-vous sur le système institutionnel iranien et la répartition des pouvoirs en son sein ? Au vu de votre expérience de députée, pensez-vous que les élections sont le mode d'action le plus efficace pour faire aboutir des réformes ? L'ayatollah Rouhollah Khomeiny avait utilisé d'autres méthodes.

F. H. La Constitution iranienne a créé un cadre permettant l'émergence d'une dictature. Pour que la liberté et la République l'emportent, il est nécessaire qu'il y ait une décentralisation du pouvoir. Cependant, le système velayat-e faqih2 domine l'ensemble de notre Constitution. Toutes les institutions et organisations influentes, même celles basées sur des élections relèvent, d'une manière ou d'une autre, de ce système. Dans cette situation, les élections perdent leur sens et les défauts de la Constitution sont plus que jamais évidents. Actuellement, à cause de l'importance du pouvoir absolu et du système de nomination, les élections sont insuffisantes pour contribuer de façon décisive à la réalisation des réformes.

Les élections ne peuvent permettre de réaliser des réformes que si elles se tiennent librement, si les élus ont le pouvoir, la volonté de tenir leurs promesses et de mettre en œuvre les souhaits de leurs électeurs. Je ne voterai pas parce que, depuis des années, les élections iraniennes ont été dévoyées et sont un moyen de légitimer de mauvaises politiques et des pratiques opposées aux intérêts nationaux, aux droits humains et au développement du pays.

A. Y. L'an passé, vous avez sévèrement critiqué la manière dont le pays était gouverné et appelé le Guide suprême l'ayatollah Ali Khamenei à démissionner. Cette prise de position a-t-elle eu des conséquences personnelles ?

F. H. Dans cette interview, j'ai dit à Khamenei qu'il était la seule personne à pouvoir changer de politique et sauver le pays. Je n'ai pas demandé sa démission. Ce discours et bien d'autres ont été falsifiés par l'Organisation de protection du renseignement du corps des gardiens de la révolution islamique et ont déclenché une enquête du bureau du procureur. Environ dix mois plus tard, j'ai été convoquée au tribunal et un procès est en cours.

A. Y. Vous avez été emprisonnée de nombreuses fois à cause de vos opinions politiques. Les conditions de détention en Iran sont-elles compatibles avec le respect des droits humains ?

F. H. Je peux répondre oui pour l'endroit où j'ai été incarcérée, mais ces conditions ne sont pas identiques partout et pour tout le monde.

A. Y. Même si, dans la sphère privée, des assouplissements sont intervenus dans le port du voile, celui-ci reste obligatoire, et la police des mœurs continue à sévir. Soutenez-vous le mouvement des « mercredis blancs » pendant lequel des femmes protestent contre le port de celui-ci dans l'espace public ? Pensez-vous que l'opposition grandissante des femmes et d'une partie de la société civile permettra de mettre un terme à cette obligation ?

F. H. J'ai soutenu à plusieurs reprises le mouvement des « mercredis blancs ». C'est un mouvement juste et qui doit se poursuivre. Donc, je continuerai de le soutenir. Je pense que les mouvements et les manifestations citoyens sont efficaces à court ou à long terme pour faire entendre les demandes de la société, et en particulier celles des femmes. L'expression publique des revendications est nécessaire, car je crois que même les « réformistes » n'ont pas la volonté de faire des réformes.

A. Y. D'une manière générale quelle opinion avez-vous de la politique de l'Iran au Proche-Orient ? Comment évaluez-vous le rôle de l'Iran dans la guerre en Syrie ? Quels sont ses intérêts de puissance régionale dans ce conflit ? Pourquoi nombre d'Iraniens s'élèvent-ils contre l'aide apportée, par exemple, au Hezbollah libanais alors que votre pays est dans de grandes difficultés économiques ?

F. H. Notre politique étrangère en général et notre politique régionale en particulier ne sont pas compatibles avec nos intérêts nationaux, elles entravent le développement du pays, vont à l'encontre des objectifs de l'islam et de la révolution, et sont parfois contraires à la Constitution. Notre politique étrangère vise à protéger certaines personnes plutôt qu'à protéger les intérêts du pays, les droits des peuples et le développement de la société.

La Syrie et Bachar Al-Assad ont toujours soutenu l'Iran. L'Iran doit maintenir ses relations avec la Syrie. Mais le coût en est beaucoup trop élevé. Est-ce que la mort de plus de 500 000 personnes, le déplacement de millions d'autres, la destruction d'un pays et la persécution d'une nation peuvent être le prix de ce soutien ? Y a-t-il une différence entre un musulman et un musulman ? Si le meurtre et la persécution des Palestiniens sont condamnés — et ils doivent l'être —, la façon dont sont traités des musulmans syriens est-elle acceptable ?

Selon moi, les moyens utilisés ne se justifient pas par les objectifs poursuivis. Notre politique en Syrie n'est conforme à aucun principe. Ni à nos principes religieux ni à nos principes révolutionnaires.

A. Y. Pensez-vous que l'Iran va venir en aide aux talibans après le retrait des États-Unis de l'Afghanistan le 11 septembre ?

F. H. Je n'ai pas de réponse à cette question.

A. Y. Comment appréciez-vous les politiques conduites par l'État à l'égard des minorités ethniques et religieuses — plus particulièrement les Kurdes, les Baloutches et les Arabes ?

F. H. Notre traitement envers les minorités est inacceptable. Je ne les approuve en aucune façon. Ces discriminations violent les droits humains, les dogmes islamiques, la Constitution et témoignent de l'intense oppression exercée sur ces personnes. Malheureusement celle-ci s'exerce parfois dans le cadre de la loi. Nous devons donc changer les principes constitutionnels afin que cessent complètement toutes les discriminations envers ces ethnies.


1Assemblée consultative islamique. Elle constitue le parlement monocaméral de l'Iran.

2Principe théologique développé par les ayatollahs Rouhollah Khomeiny et Mohammad Sadeq Al-Sadr. Il confère aux religieux la primauté sur le pouvoir politique.

L'Égypte ouvre le robinet de la dette à tout va

Plusieurs institutions financières internationales ont accordé d'importants prêts ces derniers mois au régime du président Abdel Fattah Al-Sissi. Mais les réformes économiques peinent à voir le jour, et la reprise du tourisme reste timide. Pour la population, l'austérité est au programme.

Le président Abdel Fattah Al-Sissi est à coup sûr le chouchou africain des institutions financières internationales. Entre l'automne 2020 et le printemps 2021, l'Égypte s'est vu attribuer par le seul Fonds monétaire international (FMI) près de 8 milliards de dollars (6,56 milliards d'euros). Ils s'ajoutent aux 12 milliards de dollars (9,84 milliards d'euros) de prêts consentis en 2016 par le même FMI, soit 20 milliards de dollars (16,4 milliards d'euros) en à peine cinq ans. Si on complète par les crédits accordés à des conditions plus favorables que le marché par la Banque mondiale, la Banque africaine de développement (BAD), les établissements financiers européens ou arabes, ce montant doit au moins être doublé. Du coup, la dette extérieure de l'Égypte atteint avant même le dernier coup de pouce du FMI 125,3 milliards de dollars (102,72 milliards d'euros) au 1er trimestre (juin-septembre 2020) de l'année budgétaire égyptienne (1er juillet-30 juin).

La dette de l'État stricto sensu représenterait 92,9 % du PIB en 2021, selon le FMI, soit un accroissement de 35 milliards de dollars (28,69 milliards d'euros) par rapport à 2019, avant l'éclatement de la Covid-19 qui a gravement perturbé l'économie après deux années de croissance à 5 % l'an. L'État n'est pas seul à emprunter, la Banque centrale (CBE) le fait également de son côté auprès des marchés financiers internationaux à des conditions beaucoup plus onéreuses et dangereuses. Le ministre des finances Mohamed Maait s'était donné en février 2021 l'objectif de recueillir 3 milliards de dollars (les intérêts payés ont représenté 2,46 % du PIB, soit près de 10 milliards de dollars par an). L'opération révèle des taux d'intérêt exorbitants, 4,2 % à 5 ans, 6,2 % à 10 ans et 7,8 % à 40 ans contre 1 % pour le FMI. Quatre cents investisseurs étrangers, surtout des Européens et des Américains, lui ont proposé 16 milliards de dollars (13,12 milliards d'euros) et une très légère baisse des taux d'intérêt. S'y ajoute bien sûr le risque de change qui est supporté par l'Égypte et pèse lourd sur le budget de l'État (2,6 % du PIB en 2020-2021). Douloureux souvenir : en 2016, le cours du dollar était passé en une nuit de 8 à 16 livres égyptiennes (LE). La stabilisation de la devise égyptienne n'est pas assurée à 10 ou 40 ans, voire à 5 ans.

La baisse des rentrées de devises

Il n'est pas sûr que cette avalanche de dollars suffise à relancer l'économie dont les rentrées de devises ont été gravement réduites par la pandémie. Selon le Financial Times du 6 juin 2021, 13 milliards de dollars ont abandonné l'Égypte en quelques jours. Le déficit courant extérieur a doublé au second semestre 2020 à 7,6 milliards de dollars (6,23 milliards d'euros). Les rentes du pays ont été touchées les unes après les autres. En 2010, dernière année normale avant l'année révolution de 2011 pour le tourisme, 14,7 millions d'étrangers ont visité le pays, apportant 14,5 milliards de dollars (12,05 milliards d'euros), soit 11 % du PIB, et faisant travailler 12 % de la main d'œuvre. Aujourd'hui, le ministre du tourisme et des antiquités Khaled El-Enany prévoit de 6 à 9 millions de visiteurs cette année et le FMI à peine 6 millions d'entrées. En réalité, sur la base de 500 000 entrées par mois, le premier chiffre est le plus susceptible d'être atteint, composé pour l'essentiel d'Européens de l'Est et de Russes dont le pouvoir d'achat est moindre que celui des touristes d'antan venus surtout d'Europe occidentale et d'Amérique du Nord.

Le retard de l'ouverture du Grand Egyptian Musee (GEM) inauguré en grande pompe par le président Sissi au printemps a privé le tourisme d'un produit d'appel puissant. Avec deux fois moins de visiteurs plus désargentés que leurs prédécesseurs, les felouquiers du Nil et les chameliers des Pyramides ne reprendront pas du service de sitôt.

Le canal de Suez, autre rente, mais plus modeste (5 à 6 milliards de dollars par an, soit entre 4,1 et 4,92 milliards d'euros), est moins touché. Cependant les promotions sont de retour et son gestionnaire a réduit de moitié les droits de passage pour les plus gros pétroliers, les Very Large Crude Carriers (VLCC), en provenance d'Europe et en direction de l'Asie. Les ventes de gaz naturel sont également en baisse (3 à 4 milliards de dollars — 2,46 à 3,28 milliards d'euros — en moins selon le FMI) ; dans les hydrocarbures l'investissement étranger a été divisé par dix durant la même période. Au total, les rentrées au titre des services (transport, tourisme…) ont baissé de 70 % au second semestre 2020. Seul point fort, les remittances, cet argent envoyé par les millions d'Égyptiens expatriés loin de chez eux pour soutenir leurs familles, qui frôlent les 30 milliards de dollars (24,59 milliards d'euros) et jouent désormais un rôle capital dans la balance des paiements nationale. La sueur de ses émigrés rapporte plus de devises à l'Égypte que ses exportations non pétrolières.

Menaces sur le pouvoir d'achat

Au total, le FMI prévoit un modeste retour à la croissance cette année (+ 2,8 %) à condition que la Covid-19 ne frappe pas à nouveau à l'automne. Fin 2021, le PIB en volume sera encore inférieur à ce qu'il était fin 2019 et l'inflation réduite à + 5,4 % en 2020 remonte en 2021/22 à + 8 %. La chute du pouvoir d'achat des Égyptiens est inéluctable. La réduction des subventions aux produits de première nécessité y contribuera largement. Le prix de l'huile comestible a été relevé de plus de 25 % et celui des carburants également pour prendre en compte la reprise des prix du brut. D'autres mesures du même type suivront à coup sûr. En réalité, le récent accord avec le FMI a un objectif central, porter l'excédent primaire, c'est-à-dire la différence positive entre les recettes de l'État et ses dépenses d'environ 0,5 % à 2 % du PIB, soit quelques 8 milliards de dollars (6,56 milliards d'euros). Tout le reste en découle au plan budgétaire, il s'agit de comprimer les dépenses et d'augmenter les recettes autant que faire se peut. Dernière mesure en date, la fermeture de l'usine du fer et de l'acier de Helwan, créée en 1959 et fierté des années Nasser et la mise au chômage de ses 7 000 salariés qui attendent leurs indemnités de licenciement1.

Le gouvernement a bien adopté en mai un plan de réforme structurel, le National Structural Reform Program dont Céline Allard du FMI, qui a négocié la phase finale de l'accord avec Le Caire, observe non sans humour qu'il serait bon de lui donner plus de chair. « Il serait important que dans les mois à venir le gouvernement définisse les mesures retenues à l'appui de ses objectifs, notamment en laissant plus de place au secteur privé pour qu'il opère dans un environnement plus favorable » (Al-Ahram, 25 mai 2021). Tout est dit dans le langage codé propre au FMI. L'aile économique de l'armée égyptienne qui dispose d'un pouvoir absolu depuis le coup d'État de juillet 2013, écrase sans complexe la bourgeoisie nationale locale ou ce qu'il en reste. Entre l'énergie aux mains des compagnies internationales et l'immobilier/BTP, chasse gardée des militaires, le secteur privé a du mal à trouver sa place, l'emploi ne suit pas alors que la démographie reste forte (5 enfants par femme en moyenne). IHS Markit, une organisation internationale qui suit 400 PMI non pétrolières, signale en avril 2021 que son taux pour l'Égypte est le plus bas niveau depuis juin 2020. Il a un peu remonté en mai, mais les clients se font rares à cause de la Covid-19 et le secteur privé a beaucoup de mal à se financer alors que la nouvelle capitale administrative, un projet pharaonique lancé par le président Sissi dont les retombées économiques sont problématiques, bénéficie pour sa première tranche de 25 milliards de dollars (20,5 milliards d'euros) de crédit. « Le privé doit orienter ses investissements vers les projets de l'État », enjoint le premier ministre Moustapha Madbouli, visiblement partisan résolu de l'économie de caserne.

Pour les récalcitrants, l'intimidation est de rigueur. Safwan Thabet, fondateur et patron jusqu'en 2015 de la Juhayna Food Industry, la principale entreprise de jus de fruits du pays, est emprisonné pour « financement des Frères musulmans » et son fils Séif retenu depuis quatre mois sans inculpation. L'entreprise est saisie depuis 2015. Sans doute, lui reproche-t-on, à la différence de beaucoup d'affairistes, d'avoir payé ses impôts du temps où l'un des leurs, Mohamed Morsi, était président de la République. Un général visait-il le fonds de commerce ? Les timides remarques des experts du Fonds en faveur du secteur privé et de l'amélioration du climat des affaires n'y changent pas grand-chose. Derrière chaque obstacle à cette concurrence tant prônée par ses spécialistes se cache un militaire qui entend sauvegarder les privilèges dont jouit la caste des officiers et qu'elle entend bien léguer à ses enfants.


1Orient XXI publiera un article sur cette fermeture.

Algérie. Des élections qui ne règleront rien

Arrêté pour quelques heures à la veille de la tenue des élections législatives, Ihsane El- Kadi explique les raisons des pressions subies par Maghreb émergent et Radio M et souligne que la revendication pour le changement portée par le Hirak reste d'actualité.

Orient XXI. Vous venez d'être arrêté, puis libéré plusieurs heures plus tard. Ce n'est pas la première fois ; le 18 mai dernier, vous avez été mis sous contrôle judiciaire pour « diffusion de fausses informations à même de porter atteinte à l'unité nationale ». Pourquoi ces arrestations ? Que craint le régime ?

Ihsane El-Kadi. Les interpellations ont commencé en juin 2020, c'est-à-dire sous l'ère du président Abdelmadjid Tebboune, et pas avant. J'ai été arrêté par la Direction générale de la sûreté intérieure (DGSI) et conduit à la caserne d'Antar, à Alger. Mais que ce soit le harcèlement juridique du ministre de la communication Amar Belhimer, souvent en service zélé pour le président de la république, ou du fait de l'auto-saisine de la police politique, le fond de l'affaire, même dissimulé, est le même : l'audience de Radio M et de son site d'information posent problème.

Le média couvre le Hirak, l'actualité de la répression et reçoit tous les points de vue qui s'expriment dans le respect des règles républicaines. Il s'agit donc à chaque fois, avec ce rouleau compresseur sécuritaire et judiciaire, de voir dans quelle mesure il est possible de réduire cette audience, d'infléchir la ligne éditoriale, sans avoir à en arriver à la mesure extrême de la fermeture pure et simple.

Le harcèlement dépasse ma seule personne. La Direction générale de la sûreté nationale (DGSN, police) s'est déchainée contre la journaliste Kenza Khatto dès qu'elle a montré son ordre de mission. Elle a eu droit à quatre jours de garde à vue. Un de nos actionnaires, Nabil Mellah, a été jeté en prison alors qu'il représente un modèle d'entreprise de la diversification économique (exportation hors hydrocarbures).

En vérité, le régime ne redoute pas Radio M, un petit web média, mais le repaire exemplaire de résistance qu'il peut proposer à une opinion populaire qui s'est très largement détournée de la propagande officielle dans les médias accrédités. La preuve encore ce samedi 12 juin avec le fiasco du scrutin vanté pendant des semaines dans ces médias. Stopper purement et simplement ce média est une option sur la table. Mais ce n'est pas la seule.

O. X. Le pouvoir pense-t-il avoir réglé le Hirak par cette consultation électorale ? Quel est l'avenir de ce mouvement qui a tant mobilisé ?

I. K. Le colonel avec qui j'ai beaucoup échangé à la caserne Antar ne m'a pas donné le sentiment qu'il considérait que cette législative règlerait la question posée par le Hirak. Il avait sans doute raison. Les Algériens n'ont pas adhéré à cette offre politique supposée renouveler la scène représentative, mais en dehors des acteurs du mouvement populaire. Le Hirak n'a pas subi de défaite en mars 2020 lorsqu'il a interrompu les marches populaires sous l'effet de la pandémie. Il n'en a pas subi non plus en juin 2021 en perdant la possibilité de marcher dans les grandes villes du pays à l'exclusion des villes kabyles. La défaite aurait été de ne plus pouvoir mobiliser en l'absence de répression. Ce n'est pas le cas. Maintenant, il lui faudra compenser son absence dans les espaces publics par un surcroît d'organisation. Une partie de plus en plus large des élites militantes du Hirak en est convaincue et y travaille. D'ailleurs la répression sécuritaire cible de plus en plus les projets de mise en réseau des acteurs du Hirak. La revendication du changement radical exprimée depuis le 22 février 2019 continuera d'être portée dans les prochains mois. Elle le sera différemment. La feuille de route institutionnelle de Tebboune devra en tenir compte tôt ou tard.

O. X. La situation économique étant très mauvaise, quel type de réponse la classe politique peut-elle apporter aux difficultés sociales des Algériens ?

I. K. L'Algérie a besoin d'un consensus politique fort pour engager des réformes de modernisation de l'économie que le régime d'Abdelaziz Bouteflika a reportées parce qu'antinomique avec son fonctionnement autoritaire clientéliste. L'exécutif d'Abdelmadjid Tebboune qui sortira des législatives n'aura pas plus de force politique pour réformer que l'actuel gouvernement. Il y a donc une inclinaison à la poursuite du statu quo bureaucratique qui consomme les réserves de change de la Banque d'Algérie semestre après semestre en attendant un choc d'ajustement qui arrive à grande vitesse. Dans les années 1990, c'est la guerre civile qui a permis au pouvoir politique de faire passer un ajustement structurel brutal comme un moindre mal.

Aujourd'hui, le discours présidentiel est irréaliste et il ne prépare pas les Algériens au consensus sur des réformes qui ne peuvent passer que par une ouverture politique préalable permettant aux perdants de l'ajustement de se défendre librement. La capacité à conduire un changement politique et une réforme économique n'a jamais été aussi faible à la tête de l'État algérien.

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Maghreb émergent/Radio M fait partie du réseau Médias indépendants sur le monde arabe créé par Orient XXI.

Palestine. Fin de partie pour le Fatah

L'écrivain libanais engagé Elias Khoury acte dans cette tribune la fin de l'ère du Fatah, annoncée par le soulèvement qu'a récemment connu la Palestine. Il enjoint le président Mahmoud Abbas à démissionner pour laisser la place à un renouveau qui frappe à sa porte.

Même s'il ne savait pas, il le sait. Mais il fait semblant.

C'est le constat qu'appelle la position de monsieur Mahmoud Abbas face à ce soulèvement palestinien global qui s'est déclenché depuis le quartier de Cheikh Jarrah pour s'étendre à l'ensemble de la Palestine historique, et qui a atteint son paroxysme tragique avec les missiles qui pleuvaient sur Gaza, la mort de dizaines d'enfants palestiniens, et toutes ces familles décimées dans ce territoire.

Cette période est finie. Et l'histoire du gouvernement d'Oslo est désormais d'un ennui mortel.

Je ne veux pas expliquer ici les raisons qui poussent l'Autorité palestinienne à nier la fin de cette période, car elle-même n'a plus aucun poids. Elle n'est qu'un vague souvenir laissé par le temps.

Ceux qui ont transformé le Fatah en ruines n'ont pas le droit de pleurer sur les ruines du Fatah1. Car les ruines ne pleurent pas sur les ruines. Ce sont les vivants, les amoureux qui ont pleuré, fait pleurer, et sorti la poésie arabe du lexique du souvenir.

La question de la division est désormais caduque. Le peuple palestinien a mis fin à la division le jour où il s'est soulevé à Al-Lydd, à Yafa, à Haïfa, en Galilée, à Naplouse, à Ramallah, à Hébron et à Jénine. À la croisée des chemins de la Nakba qui n'en finit pas — mais aussi de la résistance qui se poursuit —, il a rencontré Gaza.

Remplacer le vide par du vide

La véritable question aujourd'hui est l'incapacité des structures politiques, organisationnelles et intellectuelles à formuler les problématiques propres à cette nouvelle étape et à penser les programmes adéquats.

Analyser la politique palestinienne comme étant une lutte pour le pouvoir, c'est labourer la mer. Vous savez, n'est-ce pas, qu'il n'y a aucun pouvoir ? Même Gaza ne pourrait pas représenter un pouvoir, malgré sa résistance héroïque.

C'est pour cela que les manœuvres auxquelles nous assistons aujourd'hui, après que les ruines des bombardements ont été déblayées, ne signifient plus rien. C'est une vaine tentative de remplacer le vide par du vide.

Ce sont là les manœuvres de régimes arabes à bout de souffle, craignant pour leur stabilité, ou d'autres régimes qui pensent pouvoir payer le prix du sang, ou encore celles des Américains et des Israéliens qui imposent leurs conditions pour reconstruire ce qu'ils ont détruit.

Personne ne veut reconnaître que cette ère est arrivée à sa fin.

Les politiques actuelles en Palestine et dans la région seront incapables de se reprendre en main, car elles partent d'une conviction erronée : elles pensent que l'annonce du cessez-le-feu signifie la fin de la bataille.

Cette bataille ne s'est pas achevée avec l'arrêt du bombardement sauvage sur Gaza. Bien au contraire, l'arrêt de ce massacre sanglant marque le début d'un nouveau chapitre de cette bataille, et non sa fin.

L'échec du pragmatisme politique

C'est là ce que les esprits qui se sont trop habitués à lire la politique comme une éternelle bataille de pouvoir ne peuvent comprendre. Car ce qui se passe aujourd'hui en Palestine dépasse l'acceptation communément admise de la politique, souvent réduite à des manœuvres et à la recherche de petits acquis. Ces politiques mesquines ont fait perdre aux Palestiniens leurs droits à deux reprises : la première fois en 1948, lorsque ce qui restait du territoire palestinien a été partagé entre les royaumes jordanien et égyptien ; la deuxième lorsque le leadership palestinien a accepté de jouer le jeu, jusqu'à atteindre le point d'orgue des minables accords d'Oslo.

Aujourd'hui a lieu une bataille historique. Elle n'a rien à voir avec le pédantisme des formules politiques qui essayent de cacher avec leurs mots bien choisis les blessures qui saignent depuis sept décennies.

La résistance palestinienne portait à ses débuts la conscience de son rôle primordial, lorsqu'elle a formulé le projet d'un État démocratique et non confessionnel. Il est vrai que ce projet n'a pas dépassé le stade d'une proposition générale et ne s'est pas transformé en un programme militant. Mais il portait en lui le noyau d'une conscience que la lutte ne se déroule pas seulement sur le terrain, mais également sur le plan du sens humain et profond que l'on donne à la résistance. Cette page a été tournée au profit de ce qu'on a appelé le pragmatisme politique. Une danse macabre sauvage a eu lieu autour de l'interprétation de l'idée de deux États, colportée en tant qu'incarnation de la politique puisqu'elle promouvait les moitiés de solutions.

Cette danse macabre s'est achevée avec l'assassinat de Yasser Arafat, et l'annonce du général Ariel Sharon — alors qu'éclatait la deuxième intifada avec le slogan de la création d'un État palestinien sur une partie de la Palestine historique — qu'Israël menait à nouveau une guerre d'« indépendance », autrement dit une actualisation de la guerre de la Nakba.

Une sortie honorable pour Mahmoud Abbas

L'Autorité palestinienne qui a hérité du pouvoir d'Arafat a fait l'impossible, elle a plié l'échine jusqu'à se briser pour satisfaire le camp d'en face et obtenir un semblant d'État, au détriment de la dignité du peuple palestinien. Tout cela à l'ombre d'une domination israélienne absolue qu'on appelle « la coordination sécuritaire », et d'un discours qui criminalise la résistance à l'occupation.

Quel en a été le résultat ?

Le Fatah est devenu l'ombre de lui-même.

Regardez ce que vous avez fait. Regardez comment vous n'avez cessé d'effacer votre propre histoire. La partie est finie.

« On reprend depuis le début », car c'est là où tout s'est joué pour la Palestine.

Ce retour au commencement a été imposé par la sauvagerie du projet colonial sioniste, sa folie apocalyptique et sa détermination à soumettre la région à son projet qui consiste à transformer le mythe en histoire.

Ce qui s'est passé pendant la révolte de mai 2021 est un retour aux interrogations du commencement, puisque les sionistes ont voulu continuer à spolier les maisons du quartier de Cheikh Jarrah en déclarant que leur projet de Nakba n'aspire qu'à une seule chose, c'est d'effacer toute existence palestinienne. Leur langage raciste s'est manifesté crument au grand jour, de même que les balles de leurs fusils et les bombes de leurs avions.

Lorsque le président palestinien Mahmoud Abbas a décidé l'annulation des élections présidentielle et législatives, il voulait éviter de devoir quitter le pouvoir.

Lorsque l'Autorité palestinienne a mené une campagne de terreur contre la liste « Liberté » menée par le prisonnier Marwan Barghouthi et Nasser Al-Qodwa, elle savait très bien que la question qui allait se poser ne concernait pas le conseil constitutionnel, mais la présidence palestinienne et la fin de son mandat. Elle concernait également la disposition du cœur battant de la résistance qui se trouve à l'intérieur des prisons coloniales à commencer une nouvelle ère, celle de la résistance à la colonisation.

La présidence palestinienne a tenté de fuir sa fin inéluctable en reportant les élections, mais la révolte de Jérusalem est venue annoncer que c'est toute cette ère qui est arrivée à sa fin.

Il est temps pour le président Mahmoud Abbas et pour son groupe de démissionner avec honneur, de manière à préserver autant que faire se peut une histoire à laquelle ils ont jadis appartenu.

Cette nouvelle étape a besoin d'une nouvelle vision qui rende à la cause d'un peuple qui a décidé de ne pas mourir ce qui lui appartient.

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Article paru initialement dans le journal londonien arabophone Al-Qods Al-Araby le 31 mai 2021. Traduit de l'arabe par Sarra Grira.


1NDT. « Pleurer sur les ruines » est une expression qui fait référence à un thème classique de la poésie arabe préislamique, où le poète entame ses vers en se rendant sur les traces des lieux de vie nomade de sa bien-aimée pour évoquer son souvenir.

Présidentielle en Iran. Un candidat « officiel », de multiples divisions

L'élection présidentielle en Iran aura lieu le vendredi 18 juin. Le système a éliminé la majorité des candidats — notamment les réformateurs, mais aussi les femmes, non éligibles. On n'est pourtant pas à l'abri de surprises, et le nouvel élu sera confronté à d'immenses défis, dont les divisions profondes dans la coalition au pouvoir.

Depuis l'élection surprise en 1997 du réformateur Mohammad Khatami, l'élection présidentielle était devenue un des rares moments de débat politique en Iran. Meetings, tribunes, débats télévisés en direct, panneaux publicitaires, controverses et invectives alimentaient les deux ou trois semaines de campagne électorale. On oubliait un instant que le Conseil des gardiens de la Constitution avait sélectionné au préalable les « bons » candidats et que la « main de Dieu » apporterait les voix qui manquent au candidat le plus « légitime » pour être élu au premier tour et éviter ce qui pourrait diviser. L'élection du 18 juin 2021 pour désigner le successeur de Hassan Rohani qui a effectué ses deux mandats (2013-2021) rompt avec cette tradition.

Il est habituel que le Conseil des gardiens qualifie seulement 7 candidats sur les 596 postulants (dont 40 femmes), mais le scandale est venu de l'élimination de toutes les personnalités qui auraient pu perturber l'élection — la désignation — de l'ayatollah Ebrahim Raïssi, le candidat « officiel » soutenu par les factions cléricales et conservatrices. Une occasion ratée de faire évoluer la République iranienne ?

À la surprise générale, même Ali Laridjani, ancien président du Parlement, conseiller du Guide, proche de Gardiens de la révolution (pasdaran) et fils d'un ayatollah très respecté, a été évincé alors que — ou parce que — il aurait pu rivaliser avec le candidat du clergé. Quatre candidats, notoirement conservateurs, semblent être de simples « couvertures » du vainqueur désigné et se désisteront probablement avant l'élection pour éviter un éventuel second tour. Seuls Mohsen Rezaei, ancien commandant des pasdaran pendant toute la guerre Irak-Iran et plusieurs fois candidat a une stature nationale et pourrait obtenir un nombre de voix significatif ; cela aurait pu être le cas également pour le très pieux Saïd Jalili, ancien secrétaire général du Conseil national de sécurité sous Mahmoud Ahmadinejad, mais il a finalement choisi de se désister à la veille de l'élection.

L'absence de candidats « réformateurs » est certes due à la censure du Conseil des gardiens, mais aussi, et c'est peut-être plus grave, à la faiblesse de ce courant politique composé de technocrates et d'intellectuels islamistes et pragmatistes qui ont été déstabilisés par le retrait du président Donald Trump de l'Accord de 2015 sur le nucléaire, les sanctions et le blocage de l'économie. Ils n'ont pas pu devenir les leaders de la nouvelle classe moyenne populaire, désormais écrasée par la crise économique. Ils n'ont pas rebondi après leur lourde défaite aux élections parlementaires de mai 2020. Pour cette élection présidentielle, le Front des réformateurs a été incapable de proposer un ou deux candidats connus, disposant d'un réseau et d'une solide expérience politique. À la dernière minute, seules quelques personnalités « réformatrices » ont donc déposé leur candidature à titre personnel, sans aucun soutien institutionnel.

Après le retrait de Mohsen Mehralizadeh, ingénieur, ancien vice-président de Mohammad Khatami, très apprécié et populaire comme directeur national du sport1, « l'opposition » n'est plus représentée que par Abdolnaser Hemmati, un économiste qui vient de démissionner de son poste de gouverneur de la Banque centrale. Ce technocrate modéré, sans expérience politique est proche du mouvement des Reconstructeurs de l'ancien président Hachemi Rafsandjani.

Ebrahim Raïssi, un conservateur moderne et clérical

Depuis plusieurs mois, la candidature de Seyyed Ebrahim Raïssi, né à Mashhad il y a 60 ans, proche du Guide Ali Khamenei, était évidente. Le titre (hodjatoleslam ou ayatollah) de ce dignitaire religieux est incertain, car il a fait toute sa carrière dans le système judiciaire et non dans les écoles religieuses. Cet homme d'appareil particulièrement habile et énergique a cependant réussi en 2019 à se faire élire vice-président de l'assemblée des experts responsable de l'élection du Guide. Son point fort est sa désignation en 2016 par le Guide suprême comme président de la très riche, influente, respectée et puissante fondation Astaneh Qods Razavi de Mashhad qui gère le mausolée et le pèlerinage de l'imam Reza. Cette position lui confère une autorité religieuse, sociale, économique et nationale sans équivalent.

Le qualificatif de « conservateur » est trop simpliste pour qualifier les idées politiques de celui qui était depuis 2019 chef du pouvoir judiciaire. Son action contre la corruption semble avoir été bien réelle, de même que sa volonté de ne pas bloquer la presse et les réseaux sociaux. Sur le plan international, il soutient un réalisme prudent pour accompagner la levée probable des sanctions américaines, mais refuse les règles de transparence financières du Groupe d'action financière (GAFI) indispensables pour intégrer le marché international. Il est conscient que les discours de « résistance » contre les États-Unis, « l'agression culturelle occidentale » ou Israël, chers au clergé et aux factions conservatrices ne suffisent plus, mais il n'y renonce pas.

Ce pragmatisme « moderne » va de pair bien sûr avec des convictions radicales sur la place du clergé pour diriger la vie politique et les règles sociales islamiques telles qu'on les vit à Mashhad — seconde ville de l'Iran et ville sainte du chiisme. Ce tableau comporte cependant une tache très noire, car le jeune mollah fut longtemps procureur révolutionnaire et l'un des responsables du massacre en prison, en 1988, de milliers d'opposants de gauche, principalement des Moudjahidins du peuple.

Qui va gérer l'ouverture économique ?

À Téhéran, chacun s'attend à ce que les négociations qui ont débuté en avril 2021 à Vienne entre l'Iran et les six grandes puissances aboutissent rapidement pour réactiver l'accord de 2015 sur le nucléaire (Joint Comprehensive Plan of Action, JCPOA) et lever l'embargo américain. Hassan Rohani ironisait le 9 juin sur le fait que tous les candidats critiquaient son bilan, mais défendaient le JCPOA… En déchirant l'accord, Donald Trump a donné un sursis aux conservateurs qui ont pu se renforcer en faisant porter l'échec au président Rohani et préparer avec méthode leur maintien au pouvoir.

Le camp conservateur a bien compris que le pays allait entrer de façon inéluctable dans un nouveau système de rapports de forces, avec le développement économique à l'intérieur, le retrait américain de la région et la probable normalisation avec l'Arabie saoudite. La désignation d'un nouveau Guide en cas de décès d'Ali Khamenei ajoute une incertitude institutionnelle à ces changements de fond.

Pour chacune des trois composantes des élites qui se partagent le pouvoir — clergé, anciens combattants Gardiens de la révolution, et technocrates islamistes —, l'enjeu est donc de savoir qui va gérer, contrôler, utiliser et bénéficier de cette nouvelle phase historique. Qui va gérer la normalisation avec les États-Unis et l'Arabie ? Il s'agit notamment de savoir qui va gérer la transparence financière des activités bancaires qu'impose le GAFI pour le commerce international. Comment révéler les avoirs illicites accumulés depuis des décennies ? Les tensions sont d'autant plus fortes que depuis plus de 40 ans les mêmes personnes se partagent le pouvoir.

Chacun connait les secrets, les qualités, les rivalités, les ombres et parfois les crimes des autres. La bataille politique n'oppose pas partisans et adversaires de la République islamique, mais toutes les composantes du pouvoir en place. Cette élection présidentielle est donc une étape cruciale pour l'avenir politique et personnel de très nombreuses personnes. Cela explique les insultes, invectives, critiques, accusations qui ont rarement atteint un tel niveau, en nombre et en intensité, entre des individus et des factions dont la solidarité avait jusqu'ici fait la force et la stabilité de République islamique. Le premier débat télévisé du 5 juin en principe consacré à l'économie s'est résumé à des invectives personnelles. Rien sur les programmes des candidats.

Changement de génération

Cette élection coïncide également avec un changement de génération. Les compagnons de Khomeiny, ceux qui ont renversé le chah, sont âgés de plus de 80 ans, alors que les candidats à l'élection présidentielle de 2021 ont 60 ans. Ils ont été les acteurs de la guerre Irak-Iran (1980-1988) et des combats politiques féroces de la mise en place de la nouvelle République islamique. Ils peuvent maintenant occuper les postes décisionnels. Les clivages sont donc moins politiques que corporatistes ou de réseaux, pour l'accès à la rente pétrolière et le futur développement économique du pays.

En choisissant Raïssi, la corporation du clergé a choisi de se replier sur elle-même et tente de verrouiller le système, au risque de provoquer la rupture avec ses anciens alliés. Les Gardiens de la Révolution, en particulier Mohammad Bagher Qalibaf, le très actif nouveau président du Parlement, ont finalement renoncé à se présenter. La solution bonapartiste qu'ils proposaient pour remettre le pays en bon ordre de marche ne semblait pas possible pour le moment face à un pouvoir clérical plus habile, mais ils restent en réserve, prêts à « prendre leurs responsabilités » si le clergé ne réussissait pas à relever les nouveaux défis.

Quant aux technocrates qui ont servi le régime islamique et souhaitent une ouverture internationale, ils constatent leur manque de base populaire. Lors des émeutes de 2019, ils ont montré qu'ils ne soutenaient pas le lumpen-prolétariat et craignaient les courants populistes toujours bien enracinés et représentés par l'ancien président Mahmoud Ahmadinejad. Ces élites espèrent le soutien massif de la nouvelle classe moyenne populaire qui pourtant ne leur fait guère confiance et leur reproche souvent leur arrogance et leur corruption.

Abstention massive ?

Dans ce contexte, le « changement de régime » provoqué par une révolution populaire semble plus utopique que jamais, car la crise économique et surtout la déception après l'arrêt brutal des perspectives de développement dès 2017 concentrent les revendications de la majorité de la population sur la vie quotidienne.

La nouvelle classe moyenne populaire, composée de jeunes adultes de 25 à 50 ans issus des couches modestes et traditionnelles de la société, est bien formée et plus nombreuse que les jeunes de moins de 20 ans depuis que le taux de fécondité s'est effondré à partir de 1986. Cette majorité est à la fois attachée aux traditions nationalistes et religieuses iraniennes et aux dynamiques d'un monde contemporain dont elle a la connaissance, mais pas l'expérience, et ne veut pas être une nouvelle génération sacrifiée à la politique et à l'idéologie. Le choix du régime et même la liberté politique passent après la vie quotidienne. L'économie passe avant l'idéologie, même pour de nombreuses femmes qui privilégient la lutte pour l'emploi aux revendications contre le port du voile.

La perte de légitimité du régime islamique, du clergé ou des élites au pouvoir depuis 40 ans est une réalité qui aggrave le désarroi de la plupart des 83 millions d'Iraniens confrontés aux difficultés de la vie quotidienne et au manque de perspectives pour leurs enfants. Peu nombreux sont les partisans d'une vie politique qui ressasse des slogans usés sur la libération de Jérusalem, le rejet des États-Unis ou la force révolutionnaire d'un islam devenu corporatiste. La crise de la Covid-19 ajoute à ce marasme, qui laisse prévoir une abstention massive pour la première fois depuis l'instauration d'une République à laquelle les Iraniens sont attachés.

Des sondages prévoient 38 % de participation, un taux qui rappelle les 42,6 % des élections au Parlement en mai 2020 et surtout la triste époque où n'y avait en lice qu'un seul candidat sérieux à l'élection présidentielle, et où l'abstention était très forte comme en 1993 (50,3 %). Un tel scénario assurerait la victoire d'Ebrahim Raïssi, mais fragiliserait son pouvoir face aux autres acteurs de la vie politique, Gardiens de la révolution, technocrates, et la population qui pourrait manifester son mécontentement au cours d'émeutes locales, mais sans lendemain. Le plus probable est cependant que l'embellie économique qui suivra la fin des sanctions américaines les plus dures répondra à la demande sociale et confortera le présent élu, issu du clergé, pour un autre mandat de quatre ans.

Un sursaut ?

Mais en Iran tout est toujours possible, surtout l'improbable. Les débats télévisés des 5 et 8 juin ont été ennuyeux et n'ont fait émerger ni stratégie alternative ni personnalités qui auraient « crevé l'écran ». Par ailleurs, la perspective d'avoir encore comme président un religieux conservateur au passé parfois sombre pourrait s'ajouter à la crainte que n'éclatent des conflits entre factions, des émeutes qui feraient sombrer l'Iran dans le chaos ou une médiocrité dont la seule issue serait l'exil ou au contraire un sursaut national. Après le premier débat, un sondage de l'Iran Students News Agency (ISNA) donnait 60 % d'opinions favorables à Abdolnaser Hemmati, le très sérieux et modéré ancien gouverneur de la Banque centrale, contre 30 % à Ebrahim Raïssi. De son côté, Mohsen Mehralizdeh, dont l'histoire politique est liée au président réformateur Mohammad Khatami a montré son sérieux et ses convictions, et ses partisans pourraient se reporter sur Hemmati. En 1997 le réformateur Khatami, peu connu, avait battu Ali Akbar Nategh-Nouri, le puissant président du Parlement.

Le camp conservateur est en effet divisé localement au sujet des élections municipales qui ont lieu le même jour. Malgré les désistements de dernière minute, Raïssi ne semble pas très sûr de sa victoire, car on apprend qu'il tente d'amadouer les sunnites kurdes et baloutches qui votent toujours pour les réformateurs. On se souvient du succès de Mehralizadeh chez les Azéris turcophones en 2005 et de Mohsen Rezaei, l'ancien berger bakhtyari en 2013 chez les nomades de langue lori. Un ballotage ouvrant de nouvelles perspectives au second tour serait-il possible, comme en 2005 quand Ahmadinejad avait battu Rafsandjani, le candidat « officiel » ? Dans toutes les hypothèses, il n'est pas impossible que la « main de Dieu » remplace la dynamique bien réelle de la société.

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VOIR AUSSI

Bernard Hourcade, Atlas des élections présidentielles en République islamique d'Iran (1980 - 2017), composé de 25 cartes commentées par l'auteur.


1Candidat en 2005, il avait obtenu un excellent score dans la province de l'Azerbaïdjan dont il est originaire, mais s'était ensuite retiré de la vie politique.

Égypte. Sous les momies, les chars

L'égyptologie née avec l'expédition de Napoléon Bonaparte en Égypte suscite encore une intense activité productive dans le monde entier. Mais si les Égyptiens ont pour leur part bien d'autres soucis en tête que le passé pharaonique, le régime l'instrumentalise à grands frais, pour exalter le sentiment patriotique… et faire revenir les touristes.

Mohamed Ahmed est égyptien. Il a 33 ans et n'a visité que deux fois la Grande Pyramide, la seule des Sept Merveilles du monde encore debout et l'une des plus grandes attractions touristiques d'Égypte, visitée chaque année par des milliers d'experts, d'intéressés et d'amateurs d'égyptologie du monde entier. Lorsqu'on lui demande la raison de ce manque d'intérêt pour les pyramides de Khéops, Khéphren et Mykérinos situées dans la nécropole de Gizeh, Ahmed répond qu'il ne s'intéresse pas à l'archéologie ou à l'histoire, et que « les voir une fois est plus que suffisant ».

Pour comprendre les raisons pour lesquelles les citoyens égyptiens ne se sentent pas de lien particulier avec l'Égypte ancienne et la culture et pourquoi ils ne s'intéressent pas au Livre des morts, ni aux momies pharaoniques ou aux tombes millénaires de la Vallée des Rois, il faut remonter à l'occupation militaire française et britannique des XIXe et XXe siècles.

L'égyptologie, une discipline occidentale

À cette époque, les Allemands, les Français et les Britanniques se disputent la gloire et la célébrité en fouillant les meilleurs sites archéologiques, tandis que les Égyptiens, exclus des missions scientifiques occidentales et relégués au rang de simples travailleurs se battent pour rédiger leurs recherches en arabe et accéder à des postes à responsabilité dans les institutions égyptologiques contre le veto des colonisateurs français. Il faudra plus de cinquante ans après la création du Service de conservation des antiquités de l'Égypte et du musée de Boulaq (qui précède le Musée égyptien du Caire) en 1858 par l'égyptologue français Auguste Mariette, pour que les Égyptiens puissent codiriger et diriger les missions scientifiques occidentales sur un pied d'égalité. Mais Ahmed Kamal Pacha et Selim Hassan, deux des meilleurs égyptologues égyptiens et les premiers à être reconnus comme tels — Kamal est entré au Musée égyptien comme conservateur en 1873 et Hassan en 1921 comme conservateur adjoint — ont été éclipsés par de grands noms européens tels que Jean-François Champollion, Heinrich Karl Brugsch, Gaston Maspero et Howard Carter.

Ce n'est que dans les années 1930, avec la montée du nationalisme égyptien et l'indépendance partielle vis-à-vis des Britanniques en 1922, que les Égyptiens ont commencé à revendiquer l'Égypte ancienne comme faisant partie de leur identité dans un mouvement idéologique : le pharaonisme, mené par des intellectuels tels que Taha Hussein, Moustafa Kamil Pacha et Ahmed Loutfi El-Sayed.

Toutefois, parmi les nationalistes et les islamistes les plus conservateurs, des différends sont apparus quant au rôle que la culture pharaonique devait jouer dans l'identité égyptienne, les islamistes affirmant que l'égyptologie appartenait à « l'âge de l'ignorance » (jahiliyyah) et n'avait donc rien à voir avec la culture arabe, dont les racines étaient étroitement liées à l'islam.

Un vieux fond de colonialisme

L'égyptologie est aujourd'hui plus que jamais une discipline enracinée et inépuisable, grâce à la forte production annuelle de contenus dans le monde entier : recherches, fouilles, documentaires, vidéos informatives sur les plateformes audiovisuelles, débats dans les forums et les réseaux sociaux, conférences, séminaires et cours sur l'Égypte ancienne, dialogues interuniversitaires ; mais aussi au tourisme égyptologique, qui déplace des masses et est fondamental pour l'économie égyptienne.

« Chaque pays sait quel est son principal attrait et, tout comme les Russes utilisent la tombe de Lénine, les Égyptiens mettent en avant les tombes, les pyramides et les momies pour “prouver” que l'Égypte est un pays développé », explique Rosa Pujol, directrice de l'Association espagnole d'égyptologie, l'une des nombreuses organisations réparties dans toute l'Europe chargées de promouvoir l'égyptologie par le biais de cours, de séminaires, de conférences, de bourses et de voyages, entre autres activités.

Face au pillage et à la domination de l'Occident, la chercheuse espagnole argumente qu'« il est vrai qu'ils ont pris beaucoup de patrimoine », mais que « les Égyptiens ne valorisent ni ne comprennent ce qu'ils ont », comme elle a pu le constater de visu, raconte-t-elle, en voyant un homme vêtu de la galabeyya, traditionnelle égyptienne, placer sa bouteille d'eau entre les blocs de pierre d'un mastaba1. « S'il n'y avait pas les Occidentaux, beaucoup de monuments seraient des décharges », conclut-elle. Cette vision du « sauveur blanc » est encore très présente dans l'égyptologie et, comme le rappelle l'analyste politique égyptien Maged Mandour, elle est encore très influente dans l'Égypte d'aujourd'hui. « L'égyptologie égyptienne a des racines coloniales très profondes, car les colonisateurs pensaient qu'ils devaient apprendre à ces sauvages à valoriser leur propre histoire. »

Zahi Hawass, l'homme-caméléon

Le célèbre archéologue égyptien Zahi Hawass, leader histrionique des masses et symbole mondial de l'égyptologie moderne fait figure d'exception. Il a su se camoufler et passer inaperçu auprès des différents régimes dictatoriaux tout en flirtant avec la gloire, toujours proche du pouvoir. Rosa Pujol le définit, de loin, comme un « passionné de son travail qui a mis l'égyptologie et l'Égypte sur le devant de la scène mondiale » et estime que, malgré son « ego monumental », il a joué un rôle fondamental dans la diffusion de la discipline et la conservation du patrimoine, car « sans ses bons offices » il n'aurait pas été possible de récupérer les pièces archéologiques pillées au Musée égyptien du Caire pendant la révolution de 2011.

Pour Majed Mandour, chroniqueur sur OpenDemocracy et Sada, journal du Carnegie Endowment for International Peace, Hawass est « extrêmement corrompu ». Il est la personnification du régime, et a volontairement décidé de faire partie de la machine dictatoriale. « C'est probablement un bon égyptologue, mais il a été un outil conscient de la propagande depuis les années Moubarak », souligne-t-il.

La propagande avant la culture et l'histoire

Pour promouvoir son discours sentimental et patriotique sur la grandeur de l'Égypte antique, le gouvernement d'Abdel Fattah Al-Sissi a proposé d'introduire l'égyptologie dans les collèges à partir de l'an prochain, pour que les écoliers apprennent la signification des hiéroglyphes, la valeur des monuments pharaoniques et le respect de l'histoire antique. « Il ne sert à rien d'enseigner les hiéroglyphes dans les écoles si le système éducatif est un échec et que de nombreux enfants sortent de l'école sans savoir bien écrire l'arabe », critique Mandour. En effet, selon les données recueillies par l'Institut des statistiques de l'Unesco en 2017, près de deux millions de jeunes Égyptiens âgés de 15 à 24 ans ne savaient ni lire ni écrire. Un chiffre qui s'élève à 18,5 millions chez les personnes de plus de 15 ans.

Mandour explique que l'histoire est enseignée d'un point de vue très peu critique : « À l'école, vous apprenez le narratif officiel sur le passé, mais il n'y a pas de dialogue ni de discussion sur les faits historiques, alors tout le monde glorifie le passé impérial. » Comme tout régime dictatorial ou parti populiste qui se respecte, le gouvernement Sissi use des mêmes arguments idéologiques pour se perpétuer au pouvoir, et l'un des plus efficaces est l'utilisation intéressée du passé. « Il existe des parallèles très forts entre l'utilisation du passé pharaonique en Égypte et la manière dont le chah d'Iran, Mohamed Reza Pahlavi, a utilisé l'histoire iranienne lors du défilé pour l'anniversaire de l'empire perse en 1971. Et bien sûr, aussi, avec la façon dont les fascistes italiens ont utilisé l'histoire de l'empire romain », assure l'analyste égyptien.

C'est également l'avis d'Amr Magdi, chercheur à Human Rights Watch, qui explique que l'instrumentalisation de l'histoire pharaonique s'est développée depuis les années 1980, sous le régime de Hosni Moubarak, et s'est poursuivie jusqu'à aujourd'hui : « Il existe un sentiment répandu que le régime instrumentalise cette fierté nationale à des fins politiques et économiques lorsqu'il y a de nouvelles découvertes, au lieu de s'occuper des problèmes des citoyens ». Magdi explique qu'un tiers de la population égyptienne vit dans la pauvreté et que « si les Égyptiens ne peuvent pas satisfaire leurs besoins fondamentaux, on ne peut pas s'attendre à ce qu'ils dépensent leur argent dans le tourisme ou la visite de monuments anciens ».

Un autre facteur qui éloigne les citoyens ordinaires de l'égyptologie est la corruption. « Au fil des ans, nous avons été témoins de la corruption au sein du ministère des antiquités et de la manière dont les objets archéologiques étaient échangés ou volés. » Ces négligences témoignent, selon Magdi, « de l'échec de la promotion des politiques de protection et de restauration du patrimoine ».

Tous ces éléments, ajoutés à l'absence d'organisations indépendantes capables de remettre en question et de critiquer les décisions du gouvernement, au manque de liberté de la presse et à la situation générale des droits humains dans le pays, font de l'égyptologie un outil parfait pour propager un faux sentiment de fierté tout en laissant entendre que le renouveau de l'égyptologie est un produit du gouvernement actuel.

Sissi, nouveau pharaon

Le récit selon lequel le régime actuel est la continuation d'une culture vieille de plus de 7 000 ans a été illustré par la spectaculaire parade de momies organisée en avril dernier sur la célèbre place Tahrir, théâtre de la révolution égyptienne qui a renversé le dictateur Hosni Moubarak. Dans une atmosphère onirique teintée de sentiment national, les corps de 22 rois et reines de l'Égypte ancienne, protégés à l'intérieur de voitures militaires blindées, ont traversé les rues vides du Caire, du Musée égyptien au Musée de la civilisation égyptienne, situé à quelques kilomètres des pyramides de Gizeh.

Accompagné de milliers de lumières colorées, de torches, d'artillerie, de policiers motorisés et d'un hymne épique à la déesse Isis en égyptien ancien joué par un orchestre symphonique, le cortège s'est frayé un chemin à travers Tahrir et des milliers de téléspectateurs du monde entier ont pu apprécier l'événement, qui a été diffusé en direct sur YouTube. Mais ce qui est passé inaperçu, c'est que sous tout ce maquillage archéologique se trouvaient des chars blindés, symboles de la puissance omniprésente de l'armée. « L'Égypte devient de plus en plus un État militaire », affirme Magdi, qui souligne que même dans ce défilé, on pouvait voir « des réminiscences d'une parade militaire. » « Beaucoup de gens comparent la Golden Parade aux parades de l'Allemagne hitlérienne, et nous avons pu voir la façon dont ils ont vidé les rues ; il y a toujours ce sentiment que la population est une menace et non une composante intégrale de l'histoire », ajoute-t-il.

Pour Mandour, la différence avec les régimes fascistes réside dans le fait que ce type de propagande culturelle est subtile et pas « autant agressive ». En effet, le régime égyptien n'a pas besoin de propagande vers l'extérieur, car « il est très lié aux politiques européennes ». L'analyste politique est clair : l'exaltation du passé pharaonique par le régime est un moyen d'inciter les Occidentaux à visiter le pays.

On n'oubliera pas non plus l'image du président Sissi accueillant les momies pharaoniques à la fin du défilé, dans la droite ligne de la stratégie habituelle de glorification du leader que le régime entretient depuis le coup d'État du maréchal en juillet 2013. « Sissi recevant les momies des rois et reines du passé comme s'il était lui-même un roi ou leur héritier », explique Mandour.

Ce « roi » de l'Égypte moderne monté sur son implacable trône rend la justice d'une main de fer en utilisant le bâton et le fléau, deux des symboles pharaoniques qui figurent sur le célèbre sarcophage de Toutankhamon découvert par Howard Carter en 1922. Mais pendant qu'il joue au pharaon, la population égyptienne subit en silence une dictature qui accumule environ 65 000 prisonniers politiques dans les geôles et a le douteux honneur d'être l'un des cinq pays au monde où le nombre de condamnations à la peine de mort est le plus élevé, en concurrence avec la Chine, l'Arabie saoudite et l'Iran.

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Traduit de l'espagnol par Françoise Feugas.


1NDT. Tombeau égyptien privé de l'Ancien Empire, de forme quadrangulaire, abritant une chapelle réservée au culte du mort et surplombant le caveau aménagé au fond d'un puits où l'on déposait le sarcophage.

Maroc. C'est d'abord le virus de la misère qui frappe les paysans

La conjoncture économique difficile liée à la pandémie et de sévères sécheresses depuis deux ans ont fragilisé les agriculteurs marocains. Si l'agrobusiness s'est maintenu à l'export, les inégalités se sont aggravées dans le monde rural, notamment pour les ouvriers agricoles, principales victimes de la Covid-19.

Il fait 38° à l'ombre. Nous sommes dans une exploitation agricole dans la région d'Ouled Ziane, à 30 km de Casablanca. Dans cette plaine fertile, certains agriculteurs, pressés de céder leurs terres à des promoteurs immobiliers, font de la résistance à l'invasion du béton. Abdelatif, 68 ans, fait partie des rares paysans qui refusent l'argent proposé par les promoteurs et leurs intermédiaires, mais l'hécatombe de deux saisons agricoles sèches amplifiée par la crise sanitaire de la Covid-19 ont failli lui faire changer d'avis. « Les temps sont durs. Le petit agriculteur a tout perdu cette année », se plaint ce sexagénaire.

Pour mesurer l'ampleur de la crise, il suffit de savoir que la valeur ajoutée agricole a reculé de 7 % en 2020 et la campagne céréalière nationale a plongé à 32 millions de quintaux (Mqt) contre 70 Mqt pour une bonne saison agricole. Aujourd'hui, Abdelatif est obligé de travailler comme journalier agricole au sein de cette vaste exploitation en échange de quatre sacs de blé de 50 kg, bouffée d'oxygène pour ce paysan paupérisé.

À l'opposé Hicham, 42 ans, gestionnaire de l'exploitation, a réussi à tenir ces deux dernières années grâce à la diversification de son activité. « En plus des cultures céréalières, je dispose d'une activité d'élevage caprin et ovin dédiée à l'Aïd El-Kebir et d'une activité d'engraissage dédiée à mon magasin de boucherie. Malgré les moyens dont je dispose, les charges sont très lourdes. Pour la petite agriculture, je n'en parle même pas », explique-t-il.

Près de 40 % de la population est rurale

La pandémie a fait passer au second plan une des pires années de sécheresse de la décennie. Faute de soutien public efficace et équitable, le monde rural a fait preuve de sa résilience habituelle pour surmonter cette crise. « Dans le rural, la population connait déjà la vulnérabilité. Elle fait face chaque année à la dureté du climat et aux aléas de l'économie de marché », analyse Zakaria Kadiri, sociologue à l'université Hassan II de Casablanca et spécialiste du monde rural. À la campagne, les ruraux craignent davantage le virus de la misère que celui de la Covid-19. Le monde rural représente 39,7 % de la population marocaine, soit 13,4 millions d'habitants. Dans les années 1960, la population rurale recule face à l'urbanisation, mais elle se stabilise dès les années 1990. « Le rural n'est pas un monde social à part, il fait partie de la société dans sa globalité. Dans les oasis ou dans les plaines, tout le monde a été pris par surprise. Surtout par rapport aux restrictions de déplacements », poursuit le sociologue Zakaria Kadiri.

Pour Mohamed Mahdi, socio-anthropologue, les différences avec l'urbain s'observent dans le vécu du confinement. Cet universitaire décrit le quotidien d'un village durant cette période : « Les ruraux ont été confinés dans leurs douars et non pas dans l'enceinte de leurs maisons ; ils ont le privilège du grand espace et ont échappé au contrôle de la circulation, impossible à exercer par les autorités dans les contrées éloignées, enclavées comme le sont la plupart des douars. Le confinement n'a pas suspendu l'activité agricole, ni même l'activité sociale. »

Des inégalités persistantes

Entre plaines et montagnes, entre populations sédentaires et nomades, la situation du monde rural est contrastée. Mais elle demeure dominée dans l'ensemble par la pauvreté et les inégalités criantes en termes d'accès aux ressources, terres et eau.

En dépit de quelques progrès depuis l'accession du roi Mohamed VI au trône en 1999, le monde rural demeure faiblement équipé en infrastructures publiques de qualité (santé, éducation, eau, électricité et assainissement), comme le confirme un récent rapport de la Commission royale pour un nouveau modèle de développement. Deux chiffres résument cette situation d'inégalité. La part des personnes à faible revenu est de 12,7 % au Maroc ; 6,8 % d'entre eux se trouvent en milieu urbain et 22,9 % en milieu rural. Le royaume compte 4,5 millions de personnes pauvres dont les deux tiers (66,4 %) résident en milieu rural.

Une autre caractéristique de la campagne marocaine est la persistance des inégalités structurelles liées au statut des terres. Ainsi, en milieu rural, les 20 % les plus aisés ont un revenu annuel moyen par tête de 40 700 dirhams marocains (DH) (3 800 euros) et détiennent plus de la moitié du revenu total (52,3 %), alors qu'il n'est, pour les 20 % les moins aisés que de 4 900 DH (460 euros) par personne, selon le Haut-Commissariat au plan (HCP). Dans cet océan de misère et d'inégalité, la campagne marocaine est une terre d'enrichissement pour la grande agriculture destinée principalement à l'exportation. Durant la pandémie, ce secteur a fonctionné à plein régime.

Travailleurs agricoles, les grands perdants

Cap sur la plaine du Souss, au sud du Maroc. El Houcine Boulberj est secrétaire général adjoint de la Fédération nationale du secteur agricole (FNSA), premier syndicat agricole du pays. Ce syndicaliste fait le bilan de la Covid-19 : « L'activité n'a jamais cessé. En plein confinement, les unités ont répondu à la demande du marché local et ensuite à l'export », détaille-t-il dans un entretien téléphonique. Pendant toute la crise, le monde rural a continué de fournir en aliments frais le reste du pays. « Il y avait une dichotomie entre sécurité alimentaire et sécurité sanitaire », souligne le sociologue Zakaria Kadiri.

Mais les grands perdants ont été les ouvriers agricoles. « Sans protection suffisante, les ouvriers ont été exposés au virus. Ce qui explique la multiplication des clusters à Lalla Mimouna dans le Gharb et ensuite dans la région du Souss. Le patronat agricole n'a rien fait pour protéger les travailleurs du secteur », dénonce le secrétaire général adjoint de la FNSA. Et selon ce syndicat, 1700 ouvriers ont été licenciés durant cette période, pourtant florissante pour l'agrobusiness.

À l'opposé, dans les oasis du sud-est, la main d'œuvre était quasiment introuvable. Les ruraux ont pu compter — une fois n'est pas coutume — sur leurs enfants travailleurs migrants de retour auprès de leurs familles après la fermeture des activités économiques dans les grands centres urbains (Casablanca, Marrakech et Agadir).

Pour le socio-anthropologue Mohamed Mahdi, la pandémie a mis en avant la situation de dépendance du monde rural « pour s'approvisionner et même pour se nourrir, commercer et travailler ».

L'école débranchée

Partant de ses observations réalisées dans son village d'origine de Tigouliane (500 km au sud de Casablanca) et s'appuyant sur d'autres études sociologiques récentes, Mohamed Mahdi constate d'entrée de jeu que « le monde rural a beaucoup souffert du confinement ». Il analyse quatre domaines en souffrance en raison de la pandémie : les circuits commerciaux, les circuits productifs, les revenus des ménages et la situation du système éducatif durant cette période d'un an et demi.

Dans le cas des circuits commerciaux, les autorités marocaines avaient décidé entre mars et juillet 2020 la fermeture des souks hebdomadaires dans le rural. Cela a eu un impact sur le quotidien et les revenus des paysans. À cause de ces fermetures, les agriculteurs et éleveurs ont été pris à la gorge par les intermédiaires. « Ils venaient chez nous pour acheter le bétail à moitié prix surtout en cette année de sécheresse, et nous n'avions pas le choix durant le confinement », témoigne Aziz, petit éleveur dans la région d'Ouled Ziane.

« Les limitations apportées aux activités de transport et la fermeture des frontières ont rendu la commercialisation des produits agricoles très problématique », note Mahdi. Ce professeur à l'École nationale d'agriculture de Meknès donne l'exemple de la commercialisation de la pastèque dans la vallée du Drâa où des producteurs étaient sous le joug des spéculateurs. L'absence de circuits courts de commercialisation a pénalisé les agriculteurs.

La deuxième observation concerne la situation de l'emploi rural. « Le confinement a mis fin à la mobilité des ruraux vers les petites villes et les centres proches où ils pouvaient être embauchés comme journaliers agricoles », observe Mahdi. Ce que confirme le syndicat des travailleurs agricoles. Plus de 3 000 ouvriers agricoles ont perdu leur emploi, car ils ne pouvaient plus se déplacer entre leurs villes de résidence et les champs agricoles, durant le confinement « Ces ouvriers n'ont jamais reçu d'indemnités de perte d'emploi », déplore avec amertume Boulberj de la FNSA.

La troisième conséquence de la Covid-19 a été le retour des travailleurs migrants à leurs villages d'origine. Ceci a eu pour effet une baisse des revenus des ménages. « Les familles ont été privées des transferts qu'elles recevaient des membres de la famille vivant dans des villes », poursuit Mahdi. Le retour chaotique des ouvriers depuis les villes au moment de l'Aïd El-Kébir en juillet 2020 a contribué à démultiplier le taux de contagion dans certaines zones. Cette année, les ruraux appréhendent le retour de leurs proches en juillet prochain, mais ne peuvent faire l'impasse sur cette fête importante économiquement et symboliquement.

Enfin, le système éducatif dans le rural a beaucoup pâti du confinement et du recours à l'enseignement à distance dans des zones sous-équipées. « La scolarité des enfants dans les écoles rurales demeure le principal point noir. En l'absence de réseau internet, de smartphone ou même d'argent pour se payer une recharge d'internet, la grande majorité des enfants n'ont pas pu suivre les leçons », précise Mahdi.

Et de conclure : « Durant la crise sanitaire, les fragilités et vulnérabilités se sont plutôt amplifiées, devenues plus visibles. Au vu de ces difficultés, les ruraux basculent très vite de la précarité vers la pauvreté ».

Le Maroc isolé par le Parlement européen

La crise entre le Maroc et l'Espagne qui dure depuis un mois est la plus grave depuis l'accession du roi Mohamed VI au pouvoir en 1999. Elle cristallise l'importance des enjeux entre les deux pays et entre le royaume chérifien et l'Union européenne. Elle a également levé le voile sur la crise sociale, dont les conséquences sont imprévisibles.

Elle était très attendue, mais les diplomates marocains ne se faisaient pas d'illusion sur son contenu. Elle, c'est la résolution du Parlement européen, votée le 10 juin à une majorité écrasante1 : 397 voix pour, 85 contre et 196 abstentions — même si les élus français s'y sont opposés dans leur grande majorité. Son contenu ? Accablant pour le royaume, pourtant un allié stratégique de l'Union européenne (UE). Le Maroc est en effet accusé par les eurodéputés d'« utiliser » ses mineurs dans sa crise avec l'Espagne : «  [le Parlement européen] rejette l'utilisation par le Maroc des contrôles aux frontières et de la migration, notamment des mineurs non accompagnés, comme moyen de pression politique sur un État membre de l'Union », précise la résolution européenne [qui] déplore en particulier que des enfants, des mineurs non accompagnés et des familles aient franchi massivement la frontière entre le Maroc et la ville espagnole de Ceuta, mettant ainsi leur vie et leur sécurité clairement en péril.

Comment en est-on arrivé à une issue aussi embarrassante pour la diplomatie marocaine dans ses rapports avec l'Union européenne, un partenaire économique et sécuritaire privilégié du Maroc ?

« Vive l'Espagne ! »

Tout a commencé le 17 mai 2021, deux jours après la fin du ramadan, lorsque des groupes de jeunes Marocains ont commencé à déferler sur Ceuta, une ville au nord du Maroc sous souveraineté espagnole depuis le XVe siècle. Puis au fil des heures et des jours, les dizaines deviennent des centaines, puis des milliers de jeunes déterminés à rejoindre l'enclave espagnole depuis la petite ville frontalière de Fnideq, haut lieu du commerce informel. La marée humaine (entre 8 000 et 10 000 personnes) est composée surtout de jeunes, mais il y a également des familles et beaucoup de mineurs (plus de 2 000). Le pic est atteint le 20 mai avec un relâchement délibéré du contrôle jusque là exercé par les autorités marocaines, dopant ainsi le flux, y compris en provenance des villes du centre.

Bien que le Marocain lambda soit habitué aux images de jeunes embarquant dans des pateras2 pour rejoindre l'Eldorado européen, les innombrables vidéos postées sur les réseaux sociaux montrant des milliers d'adolescents, de femmes et d'enfants se jetant dans une Méditerranée en furie pour atteindre une ville considérée comme « occupée », étaient insoutenables. Plus insupportable — elle a fait le tour du monde — a été l'image d'un membre de la Guardia civil sauvant in extremis un bébé qui avait glissé du dos de sa mère bravant les vagues. Des centaines de vidéos montraient également des jeunes et des enfants exprimer une envie folle de quitter leur pays, d'autres criant « vive l'Espagne ! »

Près de vingt ans plus tôt (juillet 2002), les images aussi dures de deux gendarmes marocains arrêtés et conduits par l'armée espagnole au même poste frontalier de Ceuta après que Mohamed VI eut décidé d'occuper l'îlot dit du Persil, avaient eu un effet aussi dévastateur sur les Marocains. C'était la première crise d'ampleur entre les deux royaumes voisins, la première grande bourde, à l'époque, du jeune roi Mohamed VI, les deux pays ayant été à un doigt du conflit armé.

« Nous n'avons plus rien à manger »

Mais l'actuelle crise est autrement plus profonde : d'un côté, elle implique non seulement l'Espagne dans ses rapports avec le Maroc, mais aussi l'UE dont elle est un membre important ; de l'autre, elle a dévoilé l'ampleur de la crise sociale qui sévit dans le royaume chérifien et dont les conséquences sont aussi imprévisibles qu'inconnues. Petit rappel : la fermeture par le Maroc de sa frontière avec Fnideq en février 2020 a porté un coup fatal à la population de toute cette région, et pour cause : la contrebande et le commerce détaxé avec l'enclave espagnole est sa principale source de revenus. Une telle situation ne pouvait durer, et le 13 février 2021, soit un an après le verrouillage du passage avec Ceuta, d'importantes manifestations ont eu lieu à Fnideq pour réclamer la réouverture de cette frontière : « Nous n'avons plus rien à manger ! », criaient les manifestants.

La décision du président Trump sur le Sahara occidental

C'est dans ce contexte de tension sociale exacerbée qu'interviendra ce que les observateurs qualifient aujourd'hui de « crise hispano-marocaine » la plus grave depuis l'arrivée au pouvoir du roi Mohamed VI en juillet 1999. Qu'est-ce qui a poussé le roi et son entourage à opter pour une décision aussi impulsive pour faire pression contre l'Espagne, pourtant son plus grand avocat (avec la France), non seulement auprès de l'UE, mais aussi dans les instances internationales où la diplomatie marocaine se mobilise chaque année pour promouvoir l'affaire du Sahara occidental ?

Officiellement, c'est l'hospitalisation en Espagne sous une fausse identité de Brahim Ghali, le chef du mouvement indépendantiste sahraoui qui a déclenché la crise. Mais en réalité, il ne s'agit là que d'un prétexte : les autorités marocaines veulent tout simplement que le gouvernement socialiste de Pedro Sánchez suive l'exemple de l'ancien président américain et reconnaisse la marocanité du Sahara occidental. Même la France, connue pour sa connivence avec la monarchie alaouite, n'avait pas subi une telle exigence. Mais pour l'Espagne, la pilule est cette fois difficile à avaler, encore moins à digérer pour un gouvernement socialiste dont les bases ont des sympathies quasi traditionnelles avec le mouvement indépendantiste.

Européaniser la crise

Face à la détermination du Maroc, mais aussi à une certaine ambigüité des arguments souvent avancés par ses diplomates, l'Espagne décide rapidement « d'européaniser » la crise : « Il s'agit d'une agression à l'égard des frontières espagnoles, mais aussi des frontières de l'Union européenne », déclara la ministre espagnole de la défense, Margarita Robles. La réaction du palais, à travers le chef de sa diplomatie Nasser Bourita, ne se fait pas attendre. Elle est conciliante, mais assez curieuse : la vague de migration vers Ceuta est due « à un contexte de fatigue dans la police marocaine après les festivités de fin de ramadan », dit-il le 20 mai 2021.

Pour autant, « l'européanisation » de la crise ne s'est pas arrêtée. Elle a pris la forme d'un processus politico-juridique qui aboutira, le 10 juin, à une résolution du Parlement européen dont le Maroc aurait pu largement se passer. Son impact n'est pas seulement moral, puisque le royaume est présenté comme un État qui utilise ses enfants pour régler ses comptes avec ses voisins ; il est également juridique : l'instance européenne a tenu à affirmer le caractère à la fois espagnol et européen de la ville de Ceuta, que revendique de temps en temps le Maroc : « La protection et la sécurité de Ceuta concernent l'ensemble de l'Union européenne, précise la résolution européenne, car la ville autonome fait partie de ses frontières extérieures. » Et concernant l'affaire du Sahara occidental, considérée comme une « cause sacrée » par beaucoup de Marocains, la position des eurodéputés est tout aussi implacable puisqu'ils affirment explicitement « la position consolidée de l'Union sur le Sahara occidental, fondée sur le plein respect du droit international, des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies et du processus politique conduit par les Nations unies pour parvenir à une solution négociée juste, durable, pacifique et acceptable par les deux parties ».


2NDLR. La patera est à la base une embarcation espagnole à fond plat. Mais ce terme concerne aujourd'hui tout type de bateau utilisé par des groupes d'immigrants clandestins.

Tunisie. La rareté de l'eau, un débat pour noyer le poisson

C'est un lieu commun d'affirmer qu'une pénurie d'eau menace la Tunisie. Ce qui est davantage en jeu, c'est l'évolution de ses usages et la répartition de la ressource. Or, l'agriculture intensive destinée à l'exportation est en tête de la consommation d'eau, alors que le tarif de base pour les Tunisiens est en forte hausse.

Le discours sur la « pauvreté en eau », le « stress hydrique » et le « manque d'eau » en Tunisie s'accompagne généralement de chiffres « effrayants » : la quantité d'eau par habitant ne dépasse pas 450 m3 et pour rappel, les mesures de la pénurie et du stress hydrique sont respectivement moins de 500 m3 et moins de 1000 m3. Ces termes et chiffres sont largement diffusés sans être vérifiés ni que soit vérifiée leur nature.

Il est donc utile de regarder les chiffres, en se basant sur les dernières données connues, celles de 20191. Les précipitations annuelles moyennes en Tunisie ont atteint 283 mm cette année-là, avec des variations considérables entre les différentes régions du pays. Certaines zones situées au nord-ouest enregistrent parfois un taux annuel dépassant les 1000 mm, alors que cette moyenne est inférieure à 100 mm dans les régions du sud bordant le Sahara.

On évalue les ressources en eau de la Tunisie à environ 5 milliards de m3. La plupart des réserves, qu'il s'agisse d'eaux souterraines ou d'eaux de surface, se trouvent au nord (49 %) puis au centre (33 %), et leur taux d'utilisation a atteint plus de 117 %. Quant aux eaux souterraines profondes, leur volume avoisine les 1 400 millions de m3 et elles sont concentrées principalement dans le sud (60 %), avec un taux d'utilisation d'environ 120 %.

Un leitmotiv « idéologique »

L'agriculture s'approprie 80 % de l'eau prélevée, l'industrie 5 %, le tourisme 2 %, et le reste — 13 % — va à la consommation et à l'usage domestique. Afin de comprendre la situation de l'eau en Tunisie, nous avons demandé à des experts et militants de la question de l'eau quel est leur constat : rareté, manque, pauvreté… Habib Ayeb, enseignant-chercheur en géographie, documentariste et fondateur de l'Observatoire de la souveraineté alimentaire et de l'environnement (OSAE) : « De quoi parlons-nous vraiment ? Je ne connais pas l'ampleur de votre consommation, ni vos conditions sociales, ni à quelle catégorie sociale vous appartenez, ni votre mode de vie, mais j'ai décidé par moi-même que vous aviez besoin de ce volume et que vous ne le possédiez pas. Ce discours est basé sur le présupposé que tout le monde consomme la même quantité d'eau ». Habib Ayeb considère qu'il est un prélude à la marchandisation de l'eau : « On ne peut pas créer un marché sans demande… Et pour que le prix de la marchandise augmente, il faut créer la rareté. C'est une logique intégrée, purement idéologique ».

N'y a-t-il donc pas de pénurie en eau en Tunisie, même par rapport au climat aride et semi-aride qui domine la majeure partie du pays ? Il répond : « Bien sûr, le climat joue un rôle, mais encore une fois il ne faut pas séparer les phénomènes les uns des autres. Les changements climatiques ne signifient pas seulement la rareté de l'eau, mais parfois son abondance. La Tunisie peut être menacée par un excès d'eau dû à aux inondations récurrentes de ces dernières années ».

Najeh Bouguerra, ingénieur expert en eau, va plus loin. « Nous avons assez d'eau, mais nous avons aussi des mouvements sociaux réclamant de l'eau, dans la plupart pour les usages domestiques. Il s'agit donc d'une crise de gouvernance et non d'une crise de ressources, et donc l'expression la plus proche, je crois, est que nous souffrons de stress hydrique et non de pénurie d'eau ».

Alaa Marzouki, coordinateur général de l'Observatoire tunisien de l'eau, met en garde contre l'utilisation politique du discours de rareté : « Ces chiffres sont devenus un prétexte pour masquer les vraies problématiques de l'eau en Tunisie. Lorsque les coupures d'eau ont lieu dans plusieurs régions, les responsables réitèrent l'argument du seuil de pauvreté en eau, sans expliquer la signification des chiffres. Des termes communs sont utilisés et imposés par des organisations internationales et nous devons les traiter avec prudence ».

« Nous exportons de l'eau ! »

La majorité des ressources en eau de la Tunisie va à l'irrigation et à l'exploitation agricole, avec un taux d'environ 80 %. Les petites exploitations familiales destinées à la consommation locale ont dominé l'agriculture jusque dans les années 1960. Avec la fondation des coopératives en 1964, le visage de l'agriculture a changé alors que l'État s'efforçait d'atteindre la sécurité alimentaire. L'intensification de l'exploitation des terres et de l'élevage est devenue une obsession des responsables de l'époque et la consommation de l'eau a naturellement augmenté. Au début des années 1970, les orientations socio-économiques se sont libéralisées et l'agriculture en a fait les frais. L'État a commencé à encourager les exportations, notamment de l'huile d'olive, des agrumes, des dattes et quelques autres fruits et légumes primeurs, au détriment des céréales, des légumineuses et de plusieurs produits de base.

Conséquence : la consommation d'eau va exploser. L'État investit des moyens techniques, financiers et humains considérables afin d'encourager la mise en place de périmètres irrigables à forte intensité de production. En dépit de son sempiternel discours sur la pénurie en eau, il poursuit cette politique, au point de signer en juin 2018 un accord de prêt de la Banque mondiale d'une valeur de 140 millions de dollars (118 millions d'euros) pour intensifier les superficies irrigables dans six gouvernorats tunisiens.

Très critique à l'égard de ces politiques, Habib Ayeb dénonce : « Il y a un demi-million d'hectares de terres irriguées dans le sud, et qu'est-ce qu'on y cultive ? Des produits qui vont à l'exportation. Autrement dit, nous exportons de l'eau ! Quel est le pourcentage d'eau réservé à la production agricole de base ? Je l'évalue à environ 30 % seulement. Le reste va à l'agriculture destinée à l'exportation, ainsi qu'aux excédents agricoles, comme la viande ou les récoltes de contre-saison. Et si nous changions l'équation ? »

Des industries gourmandes et polluantes

Malgré la faible consommation par les secteurs de l'industrie et du tourisme, leur répercussion sur la ressource en eau est notable, en ce qui concerne les déchets, la pollution et même dans certaines zones le tarissement de cette ressource.

Depuis les années 1970, l'État a fait le choix d'encourager le tourisme de masse, basé sur la mer et le soleil et des hôtels bon marché sur les côtes. Au plus fort de l'été, alors que nombre de régions tunisiennes souffrent de coupures d'eau ou de l'interruption totale de son approvisionnement, les touristes s'entassent dans des hôtels et profitent des piscines et des jacuzzis. La plupart des hôtels se concentrent dans des zones de stress hydrique. La région la plus hôtelière est le littoral de l'est du pays. De plus, le littoral attire de très nombreux Tunisiens qui viennent y travailler, étudier et se faire soigner.

Les zones industrielles (textile et agroalimentaire) se sont également concentrées dans cette région, où les ressources en eau sont fortement épuisées.

Pour l'industrie, le problème est double. Au volume de consommation s'ajoutent les pratiques polluantes. Nous ne citerons que deux exemples. Le premier concerne l'industrie textile, qui est un secteur vital en Tunisie. Le lavage et le tannage consomment de grandes quantités d'eau et entraînent d'importantes pollutions. « Les étapes du processus de lavage nécessitent l'utilisation de 12 bassins d'eau, incluant le nettoyage du matériel. De nombreux produits chimiques sont utilisés dans le processus de lavage, comme l'eau de javel et l'eau oxygénée », souligne un rapport du Forum tunisien des droits économiques et sociaux. Selon la même source, le processus de production nécessite « 25 litres d'eau pour une chemise et 55 litres pour un pantalon ». Par ailleurs, de nombreuses entreprises opérant dans le secteur textile tarissent les eaux souterraines et ne traitent même pas les eaux usées, les rejetant directement dans la mer.

Le deuxième exemple est celui de l'industrie du phosphate. Le complexe des industries chimiques de Gabès consomme plus de 30 000 m3 par jour et rejette quotidiennement 42 000 m3 de boue de gypse dans la mer et la nappe phréatique. Quant au bassin minier du gouvernorat de Gafsa, il souffre de la soif ou plutôt d'« assoiffement », car les laveries de phosphate de la Compagnie des phosphates de Gafsa accaparent une grande partie de l'eau de la région et utilisent non seulement les nappes phréatiques, mais également une partie de l'eau potable. Elles rejettent une grande quantité d'eaux usées à côté de puits d'eaux souterraines, ce qui les pollue et les rend impropres à la consommation.

Une infrastructure vétuste

Le gaspillage de l'eau est en partie causé par l'état des infrastructures et des réseaux de distribution d'eau. Par exemple, les barrages perdent environ 20 % de leur capacité de stockage en raison de la sédimentation et du manque d'entretien. D'après les chiffres fournis par Hamza Elfil, chercheur et responsable d'un laboratoire au Centre de recherches et de technologies des eaux, le pourcentage d'eaux gaspillées est aux alentours de 30 % pour les réseaux de la Société nationale d'exploitation et de distribution des eaux (Sonede) et dépasse 40 % dans les canaux d'irrigation agricole.

Hamza Elfil énumère les causes les plus importantes du gaspillage de l'eau : « La vétusté des réseaux de distribution et le manque d'entretien. La longueur du réseau de la Sonede dépasse les 55 000 km, dont 40 % ont plus de 29 ans et 17 % plus de 49 ans. Le délai d'intervention pour réparer les parties cassées du réseau (environ 20 000 en 2019) et les défauts de fuite d'eau n'arrangent rien à la situation ». Najeh Bouguerra partage ce constat. Il considère que les pertes sont principalement dues aux installations et non à la consommation. Or la Sonede souffre d'un déficit budgétaire et ne peut compter que sur ses propres revenus pour entretenir et moderniser les réseaux, l'État la laissant se débattre seule.

Parler des « riches », taxer les pauvres

« Lors de mon troisième été en Tunisie, des manifestations ont éclaté un peu partout dans le pays, à une fréquence inhabituelle. (…) La plupart de ces mouvements sociaux ont eu pour enjeu de protester contre les pénuries d'eau », témoigne le directeur de la Banque mondiale, Tony Verheijen en avril 2019 sur le site World Bank Blogs. « Ce pic est principalement attribuable aux quintiles les plus riches (…) qui font usage de l'eau potable même pour le lavage de véhicules et l'arrosage (…). Secundo, l'augmentation significative du nombre de touristes exerce, elle aussi, une pression supplémentaire sur les besoins en eau. Les hôtels ne semblent pas trop se soucier de la façon dont l'eau est utilisée. »

Grand seigneur, Tony Verheijen nous révèle le secret du gaspillage : « L'eau est l'une des ressources les plus rares et précieuses du pays et elle est vendue à un tarif très bas (…). L'eau reste, à ce jour, le seul produit bon marché, ce qui n'encourage pas les citoyens à développer des comportements responsables ». On connaît bien la formule magique : « l'ajustement des tarifs aux seuils de rentabilité ». Bien entendu, cette mesure « aura un impact négligeable sur les pauvres », assure Tony Verhejen en prenant appui sur des chiffres et statistiques de la Banque mondiale.

Verheijen et son organisation ne sont pas les seuls à se soucier des ressources en eau de la Tunisie. En décembre 2018, l'Établissement de crédit allemand pour la reconstruction (KfW) a signé un accord de prêt de 100 millions d'euros avec le gouvernement tunisien pour financer le « Programme de renforcement des réformes dans le secteur de l'eau – Phase II ». L'accord comprend la mise en œuvre de treize réformes, dont l'approbation du nouveau Code de l'eau, l'augmentation des tarifs de l'eau potable, l'amélioration du taux de recouvrement des factures d'eau, une augmentation de la facture d'assainissement de l'eau de 8 % et des propositions sur l'augmentation des prix de l'eau d'irrigation.

L'Agence française de développement (AFD) a pour sa part signé un accord de prêt de 33 millions d'euros avec la Tunisie pour soutenir le programme d'investissement sectoriel Eau Piseau II. Objectif : développer des réseaux d'adduction d'eau dans les zones rurales. Pour s'assurer de la « durabilité des effets du programme », l'agence a mis l'accent sur la nécessité de « poursuivre le processus de transfert de responsabilités de l'État vers les usagers ainsi que la mise en place d'une tarification appropriée ».

L'État entend s'accorder avec ses partenaires internationaux. Aussi, quitte à faire de l'excès de zèle, le gouvernement a augmenté le tarif de l'eau potable à deux reprises en 2016 et en 2020.

Jusqu'en 2015, la Sonede recourt à la tarification progressive à la consommation : les 20 premiers m3 à un prix « bas », les 20 suivants à un prix plus élevé et ainsi de suite. Le consommateur paie selon une tarification différentielle : par exemple, s'il consomme 30 m3, il paiera le prix des 20 premiers à un prix bas et les 10 supplémentaires à un prix plus élevé. Mais à partir de 2016, le tarif de chaque niveau de consommation a été augmenté de près de 30 %. Pour sa part, Alaa Marzouki suggère plutôt qu'« une quantité d'eau potable décente soit fournie gratuitement à chaque personne, puis qu'un prix élevé soit adopté pour le reste de la consommation ».

La très contestable réforme du Code des eaux

Le Code des eaux a été promulgué pour la première fois en 1975. Après la révolution de 2011, la nécessité d'élaborer une législation sur la gestion des ressources en eau est revenue sur le devant de la scène. En juillet 2019, le Conseil des ministres a entériné la réforme du Code des eaux et l'a envoyé au Parlement, qui ne l'a pas encore approuvé.

Pour Alaa Marzouki le projet de réforme ne va pas assez loin. « Nous avons exigé l'établissement du principe du droit à l'eau, l'amendement des chapitres qui utilisent l'expression ‟dans la limite des possibilités disponibles”, la suppression des chapitres qui explicitement ou implicitement incitent à la privatisation de l'eau et à l'indemnisation des groupements de l'eau par une agence nationale de l'eau potable et de l'assainissement en milieu rural, l'adoption de l'empreinte hydrique comme critère contre les politiques agricoles appauvrissantes et l'adoption du principe de responsabilité du pollueur ».

Najeh Bouguerra critique pour sa part l'accaparement de la propriété et de la gestion de l'eau par l'État. « Cela est tout à fait opposé au principe de ‟l'eau comme bien commun”, et exclut totalement la société civile et les usagers de l'eau. Ce projet réduit le rôle de l'État à l'attribution des contrats de concession qui renforcent l'hégémonie des lobbies ». Plusieurs organisations de la société civile ont décidé, à l'issue d'une réunion tenue à Sousse en novembre 2019, de travailler conjointement à l'élaboration d'un « code citoyen de l'eau » proposé à l'initiative de l'Observatoire tunisien de l'eau (Nomade Society).

La réunion de Sousse montre que la gestion de l'eau et des ressources naturelles est aussi une affaire politique et sociale. L'appropriation du dossier de l'eau par les pouvoirs publics et les organisations internationales au détriment de la société civile ne peut qu'accroître les problèmes de l'eau en Tunisie. Les politiques de fuite en avant sur la gestion des ressources en eau risquent d'aggraver les difficultés dans les années à venir.

Ce dossier a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe, avec : Assafir Al-Arabi, Mada Masr, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.


1Rapport national du secteur de l'eau 2019, ministère de l'agriculture.

Histoires d'eau au Maghreb et au Proche-Orient

Dès qu'on s'intéresse à la question de l'eau au Proche-Orient et au Maghreb, la « rareté » de la ressource fait consensus. Les journalistes du réseau Médias indépendants sur le monde arabe ont voulu enquêter sur la perception et les enjeux hydrauliques dans la région. Ils proposent une série d'articles visant à interroger les choix politiques de gestion de l'eau et à montrer leurs impacts sur les populations. Ces textes, dont nous commençons la publication aujourd'hui, seront mis en ligne au cours des prochaines semaines par Orient XXI et ses partenaires du réseau, en français, en arabe et en anglais.

Les faibles disponibilités de l'eau dans le monde arabe et la démographie croissante sont les facteurs sur lesquels repose cette notion de rareté. Parmi les outils utilisés pour rendre compte de la pénurie hydrique figurent d'abord les indices de stress hydrique. Le seuil de pauvreté hydrique est fixé à 1 000 m3 par an et par habitant, et le seuil de pénurie hydrique est à 500 m3 par an et par habitant. Ces indicateurs à vocation universelle ne prennent pas en compte les variations des demandes en eau par habitant selon les pays et les régions à l'intérieur d'un pays, qu'il s'agisse d'espaces urbains ou ruraux.

Aux États-Unis, la consommation journalière moyenne d'eau par habitant est de 225 litres. En Jordanie, pour un ménage à bas revenu, elle est de 34 litres1.

Dans ces calculs, la consommation d'eau utilisée pour l'agriculture et l'industrie est prise en compte. Mais dans des pays peu industrialisés comme la Tunisie ou l'Égypte, les besoins ne sont pas les mêmes. La consommation d'eau varie selon les orientations économiques de chaque État et les industries qu'il développe, et ces politiques ne sont pas forcément déclinables d'un pays à l'autre. Avant de s'interroger sur le manque de la ressource, il faut d'abord questionner son usage.

Plus de 70 % des ressources hydrauliques disponibles au Proche-Orient sont utlisées par l'agriculture (plus de 80 % en Égypte et en Syrie, 55 % en Palestine, 70 % au Liban). Ici comme ailleurs, les agricultures ont été transformées pour s'insérer dans un marché mondial dont les prix et les besoins sont définis par les pays du Nord. Les institutions internationales et les gouvernants arabes ont encouragé les agriculteurs à se spécialiser dans des cultures industrielles dédiées à l'exportation qui répondent à la demande des consommateurs occidentaux. C'est ainsi qu'on a vu apparaitre de plus en plus de projets agricoles visant à développer des productions de primeurs (fraises ou tomates) dans les déserts pendant la période hivernale.

L'agriculture en milieu désertique est problématique, car elle nécessite de grandes quantités d'eau qui ne sont pas disponibles directement, et le volume d'évaporation peut atteindre 40 %. Ce modèle de libéralisme prévu pour permettre des rendements financiers rapides a remplacé l'agriculture traditionnelle destinée à nourrir les populations locales. Or, la forte dépendance des pays arabes à l'égard des marchés internationaux expose dangereusement la région aux rapides fluctuations de prix des produits agricoles. Et accélère la disparition de la souveraineté alimentaire.

Avant la colonisation française de la Tunisie, le pays produisait du blé dur et était autosuffisant. Afin de répondre aux besoins de la France, les colons ont remplacé cette production par du blé souple qui a besoin de plus d'eau et s'accommode mal aux sols en Tunisie. Autre inconvénient, il n'est pas adapté à la production de semoule, produit alimentaire de base des populations locales. Ainsi la Tunisie exporte une variété de blé qui accapare 50 % des ressources hydriques du nord du pays et importe 50 % de ses stocks de semoule. En Égypte, 80 % des productions de terres agricoles du nord du pays sont exportées vers les pays occidentaux. Se pose alors la notion de l'« eau virtuelle » qui correspond à la quantité d'eau contenue dans les produits importés ou exportés. Les ressources hydriques de ces pays sont ainsi détournées par des choix de politiques agricoles auxquels les citoyens ne participent pas.

Un droit qui n'est pas respecté

L'eau est pourtant la condition de la vie sur terre. Un être humain ne peut pas survivre plus de cinq jours sans boire. Elle est essentielle pour l'hygiène personnelle (avoir une vie sociale, être en bonne santé) et l'hygiène collective (avoir des espaces publics propres). Le droit à l'eau est un droit sacré. Mais il n'est pas respecté.

Le discours sur la rareté de l'eau tend à masquer la question de l'inégalité de l'accès à l'eau. Les travaux du chercheur Habib Ayeb2 invitent à interroger les chiffres officiels en observant les multiples réalités quotidiennes que vivent les populations. En Égypte, le taux officiel d'accès à l'eau est de 96 %, mais on ne compte la présence d'un robinet dans un domicile que dans 65 % des foyers3, et le taux d'accès à l'eau en milieu rural est d'environ 40 %. De plus, les chiffres officiels ne tiennent compte ni de l'accessibilité réelle à un point d'eau, ni de la qualité de l'eau, ni de son temps d'accessibilité (un quart d'heure !)

D'autre part, ces indicateurs ne permettent pas de prendre en compte les difficultés de mobilité temporaires. Peut-on considérer qu'une femme enceinte a accès à l'eau lorsque le point d'eau le plus proche est à 15 minutes de marche ? Autre question : l'eau disponible n'est souvent pas potable, elle est même souvent polluée, ce qui constitue un enjeu majeur de santé publique. Les familles doivent trouver d'autres solutions pour boire (achat de bouteilles d'eau minérale, la faire bouillir…) alors que ce service est tarifé. C'est un réel problème pour les familles aux revenus modestes, car si elles ne peuvent plus payer leurs factures d'eau, l'accès leur en sera coupé. L'eau devient ainsi une marchandise et non un droit.

➞ L'article de Mohamed Rami Abdelmoula (Assafir Al-Arabi) débat de l'idée selon laquelle la Tunisie fait face à une pénurie d'eau. Il dresse d'abord un inventaire des ressources, infrastructures et acteurs en présence. Il met en cause l'idée de « rareté » qui ne repose pas sur une réalité tangible, mais contribue à faire de l'eau une marchandise. Des mouvements de protestation revendiquent un meilleur accès à l'eau pour l'usage domestique, mais l'enjeu est moins la disponibilité que la gestion et la répartition des ressources. L'auteur évoque les problèmes liés au modèle agricole promu, qui revient à exporter de l'eau, ou à l'industrie et au tourisme qui polluent et consomment les ressources, ou aux infrastructures vieillissantes et dégradées qui causent du gaspillage… Il critique la vision trop simpliste des organisations internationales et des bailleurs de fonds qui poussent vers une privatisation de l'eau dans l'idée que « l'ajustement des prix » (leur hausse) réduira le gaspillage.

L'article de Helen Lackner (Orient XXI) traite de la crise de l'eau au Yémen qui va au-delà de la guerre en cours. La pénurie est liée à la croissance démographique, au réchauffement climatique et à la surexploitation des ressources en eau du fait de l'usage de pompes électriques pour l'agriculture. Elle tient aussi aux orientations en matière de politiques économiques, avec une convergence entre les institutions internationales promouvant l'insertion dans la mondialisation et les élites locales désireuses de s'enrichir vite grâce à l'exportation de produits agricoles à forte valeur ajoutée. L'autrice plaide en faveur d'une gestion plus durable et équitable des ressources en eau, en donnant la priorité à la consommation domestique sur l'agriculture, et pour éviter que l'eau ne devienne la source de nouvelles tensions politiques dans le futur.

➞ Manel Derbali (Nawaat) rend compte du débat en Tunisie autour de la ratification par le parlement d'un nouveau code des eaux. Le débat a été lancé en 2009 sous l'impulsion de la Banque mondiale qui prônait la privatisation du secteur. Plusieurs projets de code, en 2014 et 2017, ont été mal accueillis par la société civile en raison de la logique économique qui primait sur la logique des droits humains et la justice sociale. La question de l'eau mobilise le débat public en Tunisie avec des mouvements de protestation réguliers liés aux problèmes d'accès à une eau potable ou au gaspillage. Les réserves exprimées par les experts et représentants de syndicat interviewés par Nawaat concernent l'accent mis sur la valeur économique de l'eau. La tarification de l'eau et la privatisation de sa gestion laissent envisager que l'investissement dans des infrastructures puisse se faire en fonction de la rentabilité (laissant les zones rurales sous-équipées) et que l'accès à l'eau dépendra du revenu des ménages.

➞ Nada Arafat et Omaïma Ismaïl (Mada Masr) proposent un reportage à Al-Qara, un village du sud égyptien où l'activité économique principale des habitants est l'agriculture. Dans cette région où l'accès à l'eau est difficile, les agriculteurs ont recours à des pompes à eau électriques pour arroser leurs champs. La décision prise par les autorités égyptiennes il y a quelques années (encouragées par le FMI) de réduire progressivement les subventions à la consommation du diesel a entrainé une hausse du prix de l'énergie, et les agriculteurs ont été nombreux à abandonner leur activité faute de pouvoir couvrir les frais de production croissants liés à l'extraction de l'eau. Après avoir changé d'activité et parfois quitté le village, certains habitants d'Al-Qara sont finalement revenus à l'agriculture en recourant à des panneaux solaires pour produire l'énergie nécessaire à l'extraction de l'eau des puits. Il s'agit d'un investissement parfois supporté par plusieurs familles en fonction de la taille du champ. Cette solution trouvée sans intervention des autorités a permis à ces villageois de retrouver leur autonomie financière. L'article explique comment des orientations économiques plus générales ont un impact sur l'accès à l'eau pour les agriculteurs.

➞ Autre reportage, celui de Dana Gibreel (7iber) qui s'intéresse au projet de concentration en eau de Dis, en Jordanie. Qu'a-t-il apporté à la population locale dans le sud, et comment aurait-il pu être utilisé comme une opportunité pour le développement du sud marginalisé ? Le travail s'appuie sur les données disant que le projet basé sur le puisage de l'eau des pauvres gouvernorats du sud vers la capitale, Amman, n'a pas bénéficié à la communauté locale du bassin de Disi, dont certains membres attaquent le projet dans l'objectif de récupérer l'eau pour l'agriculture et l'irrigation du bétail.

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This dossier was produced as part of the activities of the Independent Media on the Arab World network, with : Assafir Al-Arabi, Mada Masr, Mashallah News, Nawaat, 7iber and Orient XXI.


1Darmame Khadija, Potter Rob. B., « Gestion de la rareté de l'eau à Amman : rationnement de l'offre et pratiques des usagers », Espaces et sociétés, 2009/4 (no. 139), p. 71-89.

2Habib Ayeb est l'auteur de plusieurs ouvrages, notamment L'eau au Proche-Orient. La guerre n'aura pas lieu, Karthala-Cedej, 1998 et avec Ray Bush, Food Insecurity and Revolution in the Middle East and North Africa : Agrarian Questions in Egypt and Tunisia, Anthem Press, 2019.

3Habib Ayeb, « De la pauvreté hydraulique en méditerranée : le cas de l'Égypte », Confluences Méditerranée, 2006/3, no. 58, p. 21-38.

Le Yémen préislamique, berceau des langues sémitiques

Dans le cadre du 4e Congrès des études sur le Moyen-Orient et mondes musulmans qui aura lieu à Aix-en-Provence du 28 juin au 2 juillet 2021, Orient XXI propose une série de portraits de chercheurs et chercheuses participants pour donner à voir ce métier dans ses différentes facettes.

Mounir Arbach est directeur de recherche au CNRS et spécialiste de l'Arabie du sud préislamique. Il est épigraphiste. L'épigraphie est l'étude des inscriptions sur des matières comme la pierre, l'argile ou le métal.

De Moubarak à Sissi, la famille Seif ou la résistance en héritage

Dans la famille Seif, s'opposer à la dictature est une discipline que l'on pratique de père en fils et de mère en filles. Dix ans après le soulèvement populaire de 2011, elle continue d'être dans le collimateur du pouvoir. Portraits.

La vie de Mona Seif, 34 ans, tourne autour d'une visite hebdomadaire. « Chaque mercredi, nous apportons la tableya, c'est-à-dire tout ce qu'on apporte à un proche en prison, mais sans pouvoir le voir », explique la jeune femme dont la sœur, Sanaa, et le frère, le blogueur Alaa Abdel Fattah, se trouvent en prison. Elle est en pleins préparatifs dans l'appartement familial de Dokki, un quartier du centre du Caire. « Je m'occupe de Sanaa à la prison de Qanater, et maman s'occupe d'Alaa à celle de Tora », poursuit-elle.

Dans cette famille où le militantisme se transmet de génération en génération, ce n'est pas la première fois que la prison sépare Mona Seif de son frère et de sa sœur. L'aîné, Alaa, qui a aujourd'hui 39 ans, avait déjà passé cinq ans derrière les barreaux de 2014 à 2019 pour avoir participé à une manifestation illégale à la suite du coup d'État militaire qui a installé, le 3 juillet 2013, le maréchal Sissi au pouvoir. La cadette, Sanaa Seif — 27 ans — avait été interpellée pour le même motif en 2014, puis graciée un peu moins d'un an plus tard.

Fin mars 2019, la fratrie est finalement réunie, mais les retrouvailles sont brèves. Après six mois d'une semi-liberté durant lesquels Alaa Abdel Fattah devait pointer chaque nuit au commissariat, l'activiste est de nouveau incarcéré dans le cadre d'une série d'arrestations qui vise les révolutionnaires de 2011, à la suite de manifestations anti-régime qui ont secoué le pays en septembre 2019. Depuis, il reste en détention provisoire et il a même été placé, en novembre 2020, sur une liste terroriste.

La « cérémonie de bienvenue »

Comme des dizaines de milliers de prisonniers politiques, Alaa Abdel Fattah est gratifié de la rituelle « cérémonie de bienvenue ». Dévêtu et les yeux bandés, il doit alors avancer entre deux rangées de gardes, sous les insultes, les crachats et les coups.

Les prisons surpeuplées du régime d'Abdel Fattah Al-Sissi sont des lieux tristement célèbres de non-droit et de torture, où le manque de soins médicaux tue nombre de détenus, comme cela a été le cas de l'ex-président Mohamed Morsi en 2019. Lorsque les autorités interdisent début 2020 les visites au parloir au motif officiel d'empêcher la propagation du coronavirus dans les prisons, Mona Seif et sa mère, Laila Soueif, se battent pour obtenir une lettre manuscrite d'Alaa. Pour elles, c'est une ultime preuve de vie au moment où un rapport de l'ONG Human Rights Watch fait état du décès d'au moins quatorze détenus en raison de la pandémie.

Dès lors, deux générations de femmes se mobilisent : Mona et Sanaa Seif d'un côté, et de l'autre leur mère Laila Soueif, mathématicienne de renom qui enseigne à l'université du Caire. La sœur de Laila, Ahdaf Soueif, écrivaine engagée aux romans traduits à travers le monde1 n'est pas en reste. Ces femmes n'ont de cesse de repousser les limites imposées par la dictature militaire. Ainsi, les manifestations étant passibles de prison, et légalement définies comme étant la réunion de cinq personnes ou plus, elles veillent à limiter leurs sit-in à elles quatre, tout en comptant sur leur notoriété et les réseaux sociaux pour faire le reste.

Dans sa cellule, Alaa Abdel Fattah entame une grève de la faim. Au terme de 37 jours, une première lettre filtre vers l'extérieur en juin 2020. Laila Soueif décide ensuite de dormir devant la prison de Tora pour faire valoir son droit de recevoir un courrier de son fils chaque semaine. Ses deux filles ne tardent pas à la rejoindre, mais elles sont violemment agressées par des baltagueya, des voyous à la solde du régime. Alors qu'elles tentent de porter plainte auprès du procureur général, Sanaa est enlevée en plein jour devant le bureau de ce dernier et jetée dans un van banalisé de la Sécurité d'État, la police politique.

« Ils ne savent pas à qui ils ont affaire ! »

La deuxième lettre d'Alaa Abdel Fattah parvient au lendemain de l'arrestation de Sanaa. Mona dénonce le « très lourd tribut » payé par sa famille. Après neuf mois de détention provisoire, sa cadette, monteuse de profession, a été condamnée à un an et demi de prison en mars 2021 pour propagation de fausses informations, utilisation abusive des réseaux sociaux et outrage à un policier dans l'exercice de ses fonctions. Depuis, ce n'est plus une, mais deux correspondances qui ponctuent les semaines des deux femmes libres de la famille.

« Nous ne nous attendions pas à ce que Sanaa soit arrêtée », soupire Mona. « J'avais peur qu'elle soit anéantie, mais c'est comme si elle était passée en mode automatique : elle affronte la situation avec résilience », relate-t-elle, avant d'ajouter, en riant : « Même ses geôliers sont surpris, ils ne savent pas à qui ils ont affaire ! »

Dans la cuisine de l'appartement de Dokki, un ragoût de bœuf mijote au four. « Nous avons pensé que ce serait une belle attention pour Sanaa et Alaa de partager le même repas », sourit Mona Seif en humant le plat. Un peu de la chaleur de la maison pour changer de la nourriture infecte servie en prison. « Alaa dépend entièrement de ce qu'on lui apporte, car il est dépourvu du moindre équipement de base, il n'a accès ni à un réchaud, ni à une bouilloire », fulmine-t-elle.

L'informaticien devenu une icône de l'opposition est enfermé dans une prison de haute sécurité réservée aux détenus politiques. Un complexe aussi connu sous le nom glaçant de « Scorpion 2 ». À l'exception d'une visite mensuelle derrière une paroi de plexiglas, il ne quitte jamais sa cellule minuscule et sans matelas, qu'il partage avec deux autres détenus. « En dépit de tout cela, il prend soin de lui et cherche à tirer quelque chose de positif de cette expérience horrible. Je ne comprends pas comment il maintient sa santé mentale et physique en étant privé de soleil, de musique et de livres depuis plus d'un an et demi », s'étonne sa petite sœur.

Faire face à l'arbitraire

Dans la chambre de Sanaa, des paires de chaussures à talon et des baskets s'alignent sous l'armoire à vêtements. Au pied du bureau, les sacs pour la prochaine visite sont prêts. « Cela fait un mois qu'on essaie de faire passer ces feutres de couleur, mais ils ne les autorisent pas, de même pour tout ce qui pourrait constituer un loisir », lâche Mona en levant les yeux au ciel. L'arbitraire des règles et des procédures — un moyen de pression psychologique comme le lui a avoué un officier de la prison — la plonge dans « un état de crise perpétuelle ». Seul remède : se dédier entièrement à son frère et à sa sœur. Depuis plus d'un an, cette biologiste a mis sa carrière en pause. « Ça ne rime à rien de maintenir une vie normale, car tant que ce régime sera en place, ma famille sera en danger », a-t-elle tranché.

Comme les Seif, entre 60 000 et 100 000 opposants — islamistes et libéraux confondus — ont été jetés derrière les barreaux sous le règne de Sissi. Policiers et agents de la sécurité de l'État répriment dans une violence inouïe les rares voix contestataires encore audibles dix ans après la révolution. « Le 25 janvier les hante tellement qu'ils s'obstinent à briser la détermination de tous ceux qui résistent, aussi minime soit la résistance », affirme Mona Seif.

Avec son ex-compagne Manaleddine Hassan, Alaa Abdel Fattah publiait sur son blog manalaa.net des billets politiques qui sont récompensés en 2005 par le prix de Reporters sans frontières. Lorsque la rue égyptienne s'embrase début 2011, Alaa Abdel Fattah est d'emblée une figure pour la jeunesse révoltée. Le couple installé en Afrique du Sud depuis 2008 n'hésite pas : il plie bagage et rentre au pays.

Mais l'euphorie est de courte durée. En octobre 2011, Alaa est jeté en prison. « Jamais je n'aurais cru revivre mon expérience d'il y a cinq ans », écrit-il alors depuis sa cellule, en référence à son incarcération de 45 jours en 2006, pour avoir participé à une manifestation pacifique. « Après la révolution qui a eu raison du tyran, comment retourner à ses geôles ? » s'interroge-t-il quelques lignes plus loin. Son tort n'est autre alors que d'avoir dénoncé la partialité de l'enquête confiée à l'armée après le massacre de Maspero2, où plus de 27 manifestants ont été tués par les forces de l'ordre.

Pour exiger sa libération, sa mère Laila Soueif mène une grève de la faim et célèbre, le 18 novembre 2011 sur la place Tahrir, les 30 ans de son fils emprisonné. Cette mobilisation rejoint également le combat de Mona Seif contre la généralisation du recours aux tribunaux militaires, à l'origine de l'initiative « No to Military Trials for Civilians » (Non aux procès militaires pour les civils) qui appelle à la libération des manifestants arrêtés pendant le soulèvement de 2011.

Bon sang ne saurait mentir

La fratrie est sur tous les fronts de la contestation, mais pour comprendre la place qu'elle occupe dans le cœur des révolutionnaires, il faut remonter l'arbre généalogique. Dans les années 1990, leur père, Ahmed Seif Al-Islam3 est un avocat précurseur du mouvement des droits humains en Égypte. Originaire d'une famille de petits propriétaires terriens du Delta du Nil, c'est en prison que ce leader étudiant communiste s'est formé en droit, pendant ses cinq années d'incarcération à partir de 1983.

En 2000, Ahmed Seif Al-Islam fonde le centre juridique Hicham Moubarak, en hommage à ce jeune avocat défenseur des droits humains. C'est là que Khaled Ali fait sa rencontre, lui qui, à la tête du parti Pain et liberté (Aich w horreya) deviendra une figure de la révolution et de l'opposition au président Sissi. Ce dernier voit en Ahmed Seif Al-Islam un « père spirituel » qui lui a apprend tout du métier. « Il avait cette capacité de transmettre. Il se souciait plus des autres que de lui-même », se souvient le disciple, désormais installé dans son petit cabinet composé d'une seule pièce. Les murs sont nus, à l'exception d'un portrait d'Ahmed Seif Al-Islam accroché au sommet d'une bibliothèque. Le vieil homme a le regard droit et un léger sourire. Il se tient devant un box où des prisonniers en tenue immaculée se pressent aux barreaux.

Quelques jours avant la démission d'Hosni Moubarak, l'influence du père de famille est telle que le chef des renseignements militaires, un certain Abdel Fattah Al-Sissi, l'imagine capable de mettre fin au mouvement révolutionnaire. Le 5 février 2011, l'avocat est en prison depuis 48 heures quand il rencontre le futur président. Ce dernier lui ordonne de renvoyer chez eux les manifestants de la place Tahrir. Ahmed Seif Al-Islam rit de la naïveté de son interlocuteur et lui rétorque que ni lui ni personne ne le peut.

« Je te lègue une cellule de prison »

Une fois relâchée, cette figure tutélaire de la révolution renfile immédiatement sa robe d'avocat. « Dès que des gens se faisaient arrêter lors des manifestations, ils venaient chercher de l'aide au centre Hicham Moubarak. La plupart des jeunes réclamaient Ahmed Seif », se souvient Khaled Ali. Lorsque c'est au tour de son fils d'être incarcéré, l'infatigable militant lui adresse, lors d'une conférence de presse en janvier 2014, des mots qui sonnent comme un testament : « Je voulais que tu hérites d'une société démocratique qui garantisse tes droits, mon fils. Mais au lieu de cela je te lègue une cellule de prison, celle qui m'a enfermé et qui désormais t'enferme. »

Huit mois plus tard, Ahmed Seif Al-Islam décède à l'âge de 63 ans dans un hôpital du Caire. Femmes et hommes de la rue, intellectuels et figures de l'opposition assistent à ses funérailles. Sous son cercueil bringuebalé hors de la mosquée Salah Eddine, une foule compacte scande « Nous continuerons ton œuvre ! ». La révolution semble encore bien vivante. Dans le flot humain, on distingue deux silhouettes blanches : Alaa Abdel Fattah et Sanaa Seif qui n'ont pas pu rendre visite à leur père sur son lit de mort sont relâchés quelques heures, le temps d'assister à la cérémonie. Dans leur uniforme de détenus, côte à côte et main dans la main, le frère et la sœur se tiennent debout au milieu des anonymes.

Cette photo bouleversante publiée dans les journaux du monde entier figure également dans les albums de famille. Ahdaf Soueif confirme : « Il y a toujours eu de la politique dans notre vie familiale ». La romancière est installée dans son salon, sur une péniche accostée en face de l'île de Zamalek, au cœur de la capitale. Même son premier souvenir d'une conversation avec ses parents, des universitaires et sympathisants de gauche, portait sur la politique, alors qu'elle n'avait pas encore 10 ans.

Mais les sacrifices comme l'engagement s'héritent. Après la naissance de Mona Seif, sa mère Laila se rend à la prison de Tora pour que son mari, Ahmed Seif Al-Islam rencontre sa première fille. Le scénario se répète entre Alaa Abdel Fattah et son fils Khaled, qu'il rencontre dans le parloir du même centre pénitencier. « C'est un leitmotiv familial, un thème dont la couleur a changé de manière dramatique à partir de 2011, pour s'assombrir encore après 2013 », regrette l'écrivaine.

Happée par la révolution

Retour dans l'appartement de Dokki. Pour Laila Soueif, cet engagement politique est plutôt « une malédiction ». La mathématicienne, figure de proue du mouvement du 9 mars pour l'indépendance des universités, actif jusqu'en 2014, ne renie aucun de ses combats. « C'est comme un destin auquel on voudrait échapper, mais avec lequel il faut vivre », explique-t-elle.

Elle n'a jamais cherché à imposer le militantisme à ses enfants : « J'ai toujours voulu qu'ils fassent leurs propres choix », assure-t-elle. Son rire est tonitruant lorsqu'elle évoque les années où Sanaa, adolescente, provoquait ses parents en les menaçant de devenir un jour une femme d'affaires et de gagner beaucoup d'argent. « Mais elle a été happée par la révolution », reprend Laila d'une voix soudainement plus calme. « C'était merveilleux, elle avait 18 ans, mais elle était si tenace ! Au moment des affrontements entre manifestants et forces de l'ordre dans la rue Mohamed Mahmoud, elle accompagnait des parents jusque dans les morgues pour retrouver leurs enfants qui étaient aussi ses amis ».

Avec la révolution de 2011, tous les membres du clan deviennent des personnalités publiques. Mais l'universitaire ne se laisse pas impressionner : « Je me méfie des icônes et je voudrais que tout le monde en fasse autant. Nous devons adopter un regard critique sur chaque chose », soutient-elle. Elle veut toutefois croire que cette notoriété est la preuve qu'une conscience politique et que la culture de la défense des droits humains se sont massivement diffusées dans la société à partir de 2011.

Preuve en est avec le soutien des chauffeurs de taxi qui la gratifient d'un « Oum Alaa » (la mère d'Alaa), et même de certains jeunes gardiens de prison qui lui soufflent des encouragements et disent la suivre sur les réseaux sociaux. C'est précisément cet engouement qui alimente l'obsession du pouvoir à l'encontre de cette famille. L'avocat Khaled Ali, qui défendait déjà Alaa Abdel Fattah en 2014, parle même de volonté de revanche : « Il est incarcéré cette fois-ci pour des faits qu'il n'a pas commis et sans qu'aucune enquête ne soit menée. La différence est importante et témoigne de la crise que traverse actuellement la justice », s'alarme-t-il.

« Nous sommes à un point où toutes les institutions sont utilisées comme des outils pour écraser les dernières voix d'opposition. On se bat contre le régime et tout le système judiciaire », abonde Mona Seif, qui dit rêver d'une vie normale. Pour cela « soit nous devons partir d'ici, soit ce régime doit tomber », résume-t-elle. Sans date de procès, Alaa Abdel Fattah est incarcéré pour une durée indéterminée. En attendant sa libération, Mona Seif se raccroche à ses lettres. « Voilà ce qui nous fait tenir chaque semaine », dit-elle malgré tout avec un sourire et la gorge nouée, le bout de papier griffonné dans sa main.


1On lira, en français, Lady Pacha, Jean-Claude Lattès, 2000.

2NDLR. Maspero désigne le siège de la télévision égyptienne, devant laquelle avait eu lieu le 9 octobre 2011 une manifestation de coptes violemment réprimée par la police.

3Lire Alain Gresh, « Dans les prisons égyptiennes », blog « Nouvelles d'Orient », 15 novembre 2011.

Gehad Elgendy lauréate du prix Michel Seurat 2021

Le prix Michel Seurat, institué en 1988 par le CNRS, vise à aider financièrement chaque année un.e jeune chercheur.e, ressortissant d'un pays européen ou d'un pays du Proche-Orient ou du Maghreb, contribuant ainsi à promouvoir connaissance réciproque et compréhension entre la société française et le monde arabe.

Depuis 2017, son organisation a été déléguée au GIS Moyen-Orient et mondes musulmans, en partenariat avec l'IISMM-EHESS et Orient XXI.

Le jury, désigné par la direction du GIS Moyen-Orient et mondes musulmans s'est réuni le 11 juin 2021 pour élire le lauréat ou la lauréate. Après délibération, le prix est attribué à Gehad Elgendy, dont le projet de thèse s'intitule « Les “altérations” génitales féminines médicalisées en Égypte. Sexualité, médecine et gouvernement des corps », en préparation à l'université de Bordeaux, sous la direction d'Isabelle Gobatto.

Le jury a également remarqué le travail des candidates et candidats classé.e.s en deuxième, troisième et quatrième positions et souhaite souligner leur excellence.

➞ En deuxième position, Sixtine Deroure, pour sa thèse de sociologie politique intitulée L'État et ses martyrs : deuil public, institutionnalisation du martyre et luttes politiques dans l'Égypte postrévolutionnaire, préparée à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, sous la direction de Sarah Ben Nefissa.

➞ En troisième position, Mohamed Slim Ben Youssef, pour sa thèse de science politique intitulée Consentement et protestation dans les mondes du travail dans la Tunisie post-2011 : une sociologie comparative, préparée à l'Institut d'études politiques (IEP) d'Aix-en-Provence et à l'L'Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC) de (Tunis) sous la direction d'Éric Gobe et Amin Allal.

➞ Et en quatrième position, Alix Chaplain, pour sa thèse de sociologie intitulée La diversification des configurations de fourniture d'électricité au Liban : vers une différenciation territoriale et sociopolitique des pratiques d'accès, préparée à Sciences Po CERI, sous la direction d'Éric Verdeil.

Le jury, présidé par Iyas Hassan, professeur de littérature arabe à Sorbonne Université, était composé de :

  • Frédéric Abécassis, Maître de Conférences, Directeur des Études à l'Institut français d'archéologie orientale (IFAO), Le Caire.
  • Emma Aubin-Boltanski, Directrice de Recherche au CNRS, Centre d'études en Sciences sociales du religieux (CéSor).
  • Belkacem Benzenine, Chercheur, Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle (CRASC), Oran.
  • Laurent Bonnefoy, Chargé de Recherche au CNRS, Centre français de recherche de la péninsule Arabique (CEFREPA), Mascate.
  • Séverine Gabry-Thienpont, Chargée de Recherche au CNRS, Institut d'ethnologie méditerranéenne, européenne et comparative (Idemec).
  • Alia Gana, Directrice de Recherche au CNRS, laboratoire Dynamiques sociales et recomposition des espaces (LADYSS).
  • Alain Gresh, journaliste, représentant d'Orient XXI
  • Hanan Kassab-Hassan, Professeure des Universités retraitée, ancienne doyenne de l'Institut Supérieur des Arts Dramatiques de Damas.
  • Chantal Verdeil, Professeure des Universités, Institut National des Langues et Civilisations Orientales (Inalco).

Les femmes du Koweït impulsent leur #MeToo

Fin janvier 2021, la blogueuse Ascia Al-Faraj dénonce sur un réseau social le harcèlement sexuel, après avoir été traquée par un homme en voiture. Le meurtre d'une jeune femme quelques semaines plus tard a libéré la parole au Koweït, qui connaît un mouvement inédit dans la région, initié par des femmes.

Lorsqu'elle a dénoncé sur le réseau social Snapchat le problème rencontré avec un homme qui l'avait harcelé au volant alors qu'elle-même conduisait, la célèbre blogueuse Ascia Al-Faraj n'imaginait sans doute pas qu'elle allait impulser un mouvement inédit de libération de la parole des femmes au Koweït. Bénéficiant d'une large notoriété sur les réseaux sociaux avec plus de 2,6 millions d'abonnés, elle a rapidement fait mouche, relayée notamment par le compte Instagram@lan.asket (Je ne me tairai pas). Créé le 28 janvier 2021 par la médecin koweïtienne Shayma Shamo, ce compte recueille rapidement plus de 60 témoignages et 17 700 abonnés.

Ce mouvement a pris de l'ampleur après l'assassinat de Farah Akbar. Le 19 avril 2021, alors qu'elle se trouve avec sa sœur en voiture, la jeune femme est kidnappée par un homme qui jette quelques heures plus tard son corps poignardé devant l'hôpital Al-Adan. La victime avait porté plainte contre lui dix jours auparavant pour menaces de mort et harcèlement. En attendant son procès, l'homme qui a avoué le meurtre de la jeune femme a été relâché sous caution.

« Nous avons besoin d'un moyen de signaler le harcèlement sexuel dont nous sommes victimes. C'est une étape nécessaire pour ce pays », explique Ascia Al-Faraj. Bien que tout acte de violence soit criminalisé par le Code pénal koweïtien, plusieurs témoignages sur les réseaux sociaux déplorent une prise en charge insuffisante des cas de harcèlement sexuel par les autorités, qui décourageraient la victime à porter plainte — cette dernière pouvant « ternir le nom de sa famille ».

La culpabilisation des victimes

Les témoignages sous le hashtag #lan_asket indiquent que la dénonciation du harcèlement sexuel est rendue difficile par une omniprésente culpabilisation des victimes. Pour celles qui osent en parler à leurs proches, l'attention ne se porte pas sur l'agresseur, mais sur l'agressée. On leur demande des choses comme « Que portais-tu ? » ; « Pourquoi étais-tu dehors à cette heure-ci ? » ; « Quel comportement avais-tu vis-à-vis de ton agresseur ? ». L'une d'elles raconte que son père lui a conseillé de porter un hijab après s'être fait harceler sexuellement.

Ce processus de victimisation et d'inversion de la culpabilité prégnant dans de nombreux pays est mis à mal par la diversité des profils des victimes, de toutes nationalités et de tous âges, qui portent pour certaines des jeans, pour d'autres des hijabs et des burqas. Les situations varient elles aussi : de jour comme de nuit, les victimes se font poursuivre en voiture, agresser verbalement aux feux de signalisation ou encercler dans les parkings. Le harcèlement sexuel dans les centres commerciaux est aussi dénoncé, rompant avec cette idée de victimes seules « allant vers le danger » dans des lieux isolés. Ces témoignages révèlent un problème systémique de harcèlement sexuel au Koweït.

Selon Shayma Shamo, la créatrice du compte Instagram @lan.asket, la notion de eib (honte) avec laquelle grandissent les jeunes filles au Proche-Orient empêche la prise au sérieux de telles situations. Les femmes sont aussi garantes de l'honneur de leur famille, et responsables d'une certaine reproduction sociale, car elles donnent naissance aux futurs citoyens. Ce rôle symbolique les contraint souvent au silence, leurs difficultés personnelles affectant finalement, dans l'imaginaire collectif, l'ensemble de la société. Bien qu'égales aux hommes selon la Constitution koweïtienne, et bénéficiant d'un cadre législatif progressiste, les jugements à leur encontre semblent régis par des pratiques conservatrices solidement ancrées. Le divorce, discrétionnaire pour les hommes, doit répondre à des critères spécifiques pour les femmes, comme l'abandon ou la différence de religion.

La loi offre aussi une sentence plus « clémente » aux hommes qui tuent une femme pour « relations sexuelles illégales », selon l'article 153 du Code pénal (« crimes d'honneur »). Ces différences de traitement participent aussi d'une construction sociale particulièrement forte de la virilité. Parmi les témoignages de la page Instagram, un seul homme décrit cette pression masculine après avoir été victime de harcèlement sexuel : « Je ne savais pas comment le dire à ma propre famille parce que j'étais un homme harcelé par d'autres hommes ».

Le retard à l'allumage des politiques

Le Koweït fait pourtant figure d'exception politique dans la péninsule Arabique, où il est considéré comme le pays le plus ouvert et libéral. L'essentiel du pouvoir est détenu par la famille royale Al-Sabah, mais la création de l'Assemblée nationale (majlis al-umma) en 1960 donne un réel poids à l'opposition. Historiquement détenu par les élites traditionnelles et urbaines, ce pouvoir élu s'est « popularisé » pour toucher les classes moyennes du pays, ce qui permet le dynamisme de la société civile. Cette liberté est d'ailleurs visible avec le succès de l'application Club House, où des personnalités animent des discussions avec les internautes.

Le Koweït apparaît aussi comme précurseur de l'émancipation féminine dans la région. Dès les années 1950, l'éducation des femmes est fortement soutenue. Les plus méritantes sont envoyées dans des universités au Caire ou à Beyrouth, avant la création de l'université du Koweït en 1966. Hautement qualifiées, elles s'illustrent ensuite dans des postes à responsabilités. Les Koweïtiennes profitent aussi d'une représentation de la femme très moderne et indépendante dans l'art, les séries télévisées et les médias.

Cependant, le champ politique paraît, lui, encore en retard. Le pays accorde en 2005 le droit de vote et d'éligibilité aux femmes, et en 2009 quatre premières députées sont élues à l'Assemblée nationale. Malgré ce changement novateur dans la région, les femmes ne s'engagent que peu sur un agenda politique féministe. Comme dans la plupart des sociétés, elles essaient avant tout de se calquer sur le travail de leurs collègues hommes, afin de bénéficier d'une légitimité et d'une crédibilité suffisantes. Comme l'explique la professeure et spécialiste du Proche-Orient Mary Ann Tétreault, le fossé entre les genres reste extrêmement visible dans le pays, et pour se faire entendre, « les femmes en politique se comportent comme les hommes […], se retirant du rôle de représentantes de leur genre »1.

Les dernières élections législatives de décembre 2020 confirment une certaine impuissance des femmes en politique, puisqu'aucune députée n'a été élue ou réélue, malgré un nombre record de 29 candidates. À cela s'ajoute l'hétérogénéité du mouvement d'émancipation des femmes au Koweït qui émerge dès les années 1950. Les conflits générationnels et les multiples courants (universel, islamique, postcolonial…) témoignent de la difficulté d'une unité sur la question des droits des femmes. Enfin, la montée en puissance du Mouvement constitutionnel islamique d'obédience frériste lors des mêmes élections de décembre 2020, ainsi que le socle électoral tribal d'autres forces politiques n'ont pas permis d'évolution concrète en matière de libertés individuelles des femmes.

Cependant, l'assassinat de Farah Akbar a fait bouger les lignes. Cinq députés ont demandé la création d'une commission d'enquête parlementaire, afin d'éclairer puis de sanctionner les négligences des autorités compétentes dans la protection de la victime. Mieux encore, les députés Osama Al-Shaheen, Al-Saqabi, Al-Mutairi et Al-Matar ont émis une proposition de loi visant à abolir l'article 153 du Code pénal qui, selon Al-Shaheen « est mal utilisé par certains criminels ».

Cet article vise à alléger les peines des coupables de ces actes, puisque le comportement supposé de la victime justifierait presque son propre meurtre. Cette demande des députés fait écho à la campagne « Abolish article 153 », lancée dès 2015. Enfin, l'Office national des droits humains s'est saisi d'une l'enquête, et assure vouloir endiguer ce phénomène de violence qui touche aujourd'hui la société koweïtienne.

Une manifestation devant l'Assemblée nationale

Montrant l'ampleur de leur mouvement, des dizaines de femmes se sont rassemblées le 21 avril 2021 devant l'Assemblée nationale pour réclamer plus de protection. La récente création de l'Alliance des femmes apporte un vent d'unité. Le 28 avril 2021, le compte Instagram @lan.asket précise, au nom de cette Alliance, représenter « l'entièreté de la nation koweïtienne ». Composée d'une vingtaine d'organisations diverses et autrefois divisées, elle réclame la création d'une hotline pour faciliter le dépôt de plaintes, le recrutement massif de femmes policières, ou encore le renforcement des peines pour les auteurs de violences envers les femmes.

Ce #MeToo koweïtien émergent est à replacer dans un mouvement de libération de la femme qui a démarré il y a près de 70 ans. Il lui apporte une nouvelle impulsion via le « féminisme électronique », mais se situe dans la lignée du travail préalable de grandes associations comme Women's Cultural and Social Society (WCSS) ou The Girls Club. Il participe aussi à une prise de conscience de la jeunesse koweïtienne, plus attentive et plus engagée sur ces enjeux sociétaux, qui pourrait opérer un véritable changement politique, d'autant plus que les députés élus sont de plus en plus jeunes.

Comme d'autres pays de la région, le Koweït semble être en contradiction entre une image de soutien à l'émancipation des femmes et la réalité des violences qu'elles subissent. Cependant, c'est le seul pays de la région à connaître un mouvement de dénonciation du harcèlement sexuel, qui témoigne de la force et de la liberté de la société civile. En investissant l'espace public comme elle le fait, elle laisse espérer un réel changement politique pour faire évoluer la société.

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Cet article a été rédigé dans le cadre d'un stage au sein du Centre français de recherche de la péninsule Arabique (Cefrepa) dans l'antenne d'Abou Dhabi.

L'autrice remercie Abbès Zouache, directeur du Cefrepa, ainsi que les chercheurs et chercheuses Laurent Bonnefoy, Frédéric Lagrange, Philippe Pétriat, Claire Beaugrand et Amélie Le Renard pour leurs conseils et relectures.


1Mary Ann Tétréault, lors du séminaire « MENASource Discussions : Prospects for Kuwait », organisé par Atlantic Council, le 27 août# 2013.

Égypte. « Le Choix 2 » ou la limite de la propagande par la fiction

La deuxième saison de la série Al-Ikhtiyar diffusée pendant le mois du ramadan (mi-avril à mi-mai 2021) revient sur la destitution du président Mohamed Morsi et la violence qui s'en est suivi. Mais la fiction peine à redorer l'image du régime sans provoquer le rire amer de la population.

En mai 2021, plusieurs Égyptiens ont dénoncé sur Facebook la fermeture de la place Tahrir au Caire, occupée par l'équipe de tournage du feuilleton Al-Ikhtiyar 2 (Le Choix 2) qui filmait le dernier épisode de la deuxième saison, diffusée durant le ramadan. Le tournage avait lieu sous haute protection et avec une présence massive des forces de l'ordre. Dans ce volet, le réalisateur Peter Mimi donne à voir la vision officielle des événements qu'a connus le pays lors de la destitution du président élu Mohamed Morsi en juin-juillet 2013, notamment ce qui s'est passé sur les places de Rabaa Al-Adawiya et Ennahda, théâtres de massacres à l'encontre des partisans des Frères musulmans qui ont fait plus de 800 morts. C'est la première fois que les autorités s'expriment sur le sujet à travers une œuvre de fiction d'une aussi grande qualité, du moins d'un point de vue technique.

Le feuilleton repose en effet sur un bon casting, des affrontements d'une grande qualité cinématographique et un scénario bien ficelé. Il commence avec le sit-in des partisans du président Mohamed Morsi le 28 juin 2013 en réaction à la manifestation qui a lieu au même moment place Tahrir, lors de laquelle les opposants aux Frères musulmans appellent à la démission du président. Trois jours plus tard, les militaires posent un ultimatum à ce dernier, dans le cadre de ce qui sera plus tard appelé dans le récit officiel « la révolution de juillet ».

Propagande et contre-effets

Les premiers épisodes d'Al-Ikhtiyar 2 n'ont pas manqué de susciter la curiosité et l'intérêt du public, ce qui est loin d'être facile pour un feuilleton dont les enjeux sont principalement sécuritaires, qui ne compte presque pas de rôles féminins et qui est dépourvu de thématiques sociales.

Pourtant, la série rappelle de prime abord les films hollywoodiens chantant les louanges de l'armée américaine en Irak ou en Afghanistan, en dépeignant les soldats sous un visage humain, quitte à invisibiliser les populations occupées. En cela, Mimi fait appel à une esthétique occidentale et à la tradition des films « patriotiques » qui servent souvent la propagande d'État. L'épisode que tout le monde attendait était celui qui raconterait la fin du sit-in de la place de Rabaa. La série a alors présenté les forces de l'ordre sous une forme angélique, en faisant des héros qui allient une grande culture et une excellente connaissance de l'histoire à une éthique irréprochable, sans parler de leurs qualités de combattants.

À partir de là, la série est devenue un objet de dérision et un inspirateur de mèmes1 sur les réseaux sociaux. Certains utilisateurs l'ont ironiquement classée dans la catégorie science-fiction, tandis que d'autres l'ont qualifiée d'hagiographie comme on en fait pour les prophètes, eu égard à l'aura de sacralité qui entoure le récit. Le personnage principal, l'officier Zakariya Younès interprété par l'acteur Karim Abdelaziz a également été raillé pour la manière très (trop) humaine avec laquelle il mène ses interrogatoires avec les détenus, avec des répliques comme : « Tu ne signeras que les aveux que tu as réellement faits », « Nous ne toucherons pas à ta famille, nous la protègerons », « Tu veux manger ou boire quelque chose ? ». Autant de répliques inimaginables dans la réalité, comme le prouve le nombre de détenus qui croupissent en prison à cause de l'activité d'un de leurs proches, sans parler des conditions de détention déplorables. Un utilisateur égyptien a commenté, sarcastique : « Le problème avec les forces de sécurité en Égypte, c'est qu'ils ne te commandent jamais une pizza pepperoni. »

Ainsi, la propagande des autorités s'est retournée contre elles. Pis encore, en plus des moqueries, les utilisateurs des réseaux sociaux se sont mis à partager les histoires des détenus politiques, et à rappeler la torture, les disparitions et les morts dont sont coupables les forces de sécurité égyptiennes, à l'instar de l'histoire de Giulio Regeni, ce jeune doctorant italien enlevé, torturé et tué en Égypte en 2016.

Un vernis artistique

Le feuilleton s'est acharné à diviser le peuple égyptien entre bons — les forces de sécurité et leurs soutiens — et méchants — les manifestants de Rabaa et tous les soutiens et sympathisants des Frères musulmans. Un discours manichéen qui se manifeste notamment dans cette phrase prononcée par l'acteur Ahmed Mekki qui joue le rôle d'un officier : « Il y a des gens comme ça… Tu veux les aider, tu tends la main pour les sauver et tu découvres qu'ils veulent ta peau . »

Ahmed Mekki est un artiste qui s'est fait connaître du grand public à travers ses chansons de rap et sa participation à une sitcom. Le voir dans un rôle aussi sérieux dénote, sans que son jeu apporte grand-chose. Son personnage tient un discours patriotique sans subtilité, ponctué parfois de références religieuses. On croirait presque que le seul but de l'acteur était de démontrer sa capacité à jouer un rôle sérieux et à tenir un discours « éclaireur ». Mais en se posant en héros dramatique qui prend la défense d'un régime sanguinaire, il a perdu une partie de son public, surtout parmi les jeunes.

Mekki n'est pas le seul dans ce cas. Le feuilleton a fait appel à plusieurs acteurs dont les rôles ne dépassent généralement pas un seul épisode. La plupart d'entre eux n'avaient pas pris une position claire par rapport à la révolution du 25 janvier 2011. Mais aujourd'hui, ils soutiennent le récit officiel de l'État, à l'instar de Mohamed Farag ou Achraf Abdel Baqi, qui ont interprété les rôles d'officiers de police.

Les Frères musulmans ou l'origine de tous les maux

Al-Ikhtiyar 2 n'ambitionne pas tant d'être une œuvre artistique qu'un document historique. Pour ce faire, il mêle les scènes réelles filmées en 2013 aux scènes de fiction, en mentionnant qu'il s'agit d'enregistrements de l'époque. Il donne également des informations précises sur le nom et le rang des officiers dont les personnages sont inspirés de personnes ayant réellement existé. Ces procédés visent à démontrer que nombre de manifestants parmi les partisans des Frères musulmans étaient armés, chose qui a été formellement démentie par les associations de défense des droits humains à l'époque. Le nombre de morts du côté des manifestants qui dépasse de très loin celui des forces de l'ordre suffit à leur donner raison.

Un autre épisode se concentre sur l'incendie du commissariat de Kerdassa, à Guizeh, qui a eu lieu dans les heures qui ont suivi le démantèlement du sit-in de la place Rabaa. Lors de cet incident, les assaillants avaient torturé et tué une douzaine de policiers, dont cinq officiers. Dans la série, un personnage féminin du nom de Samia Chenan participe à cette attaque et asperge les policiers d'acide. Pourtant, aucune enquête ne mentionne l'usage de produits chimiques ce jour-là. D'autres manifestants, dont les procès sont toujours en attente, prennent part à des actes de violence et de terrorisme, tandis que les forces de l'ordre ne font preuve de violence qu'au nom de l'intérêt suprême de l'État et pour le bien du pays.

L'acteur d'origine jordanienne Iyad Nassar joue le rôle du lieutenant-colonel Mohamed Mabrouk, tué à la suite d'une collaboration entre ses collègues et des membres des Frères musulmans. Ces derniers représentent sans conteste la cible privilégiée du feuilleton, qui les accuse de tous les méfaits, quitte à tordre la réalité. En effet, l'assassinat de Mohamed Mabrouk devant chez lui a été revendiqué par Ansar Bayt Al-Maqdis, un groupe djihadiste actif dans le Sinaï. Le personnage parle dans le feuilleton des livres de Sayyid Qotb, l'idéologue des Frères musulmans, comme étant « la Constitution des takfiristes », faisant fi des différences idéologiques entre la confrérie égyptienne et les groupes djihadistes.

Une production étroitement encadrée par l'État

Il est triste de constater la banalité avec laquelle une telle série est diffusée, dix ans après la révolution et après tous les morts et les victimes qu'a connus l'Égypte ces dernières années. Pis encore, encenser le feuilleton était la norme, tandis que la moindre critique était mal vue et associée à une critique directe du régime. Certains ont même pu se racheter auprès du pouvoir grâce à la série. C'est le cas notamment de l'ancien homme d'affaires Achraf Saad qui a fui le pays depuis plusieurs années, après avoir été poursuivi pour détournement d'argent. Curieux hasard : quelques jours après un tweet où il qualifiait la série d'« héroïque », il est rentré en Égypte en toute impunité. Le député et journaliste Mostafa Bakri a quant à lui été plus loin, en qualifiant l'accident de train qui a eu lieu entre Le Caire et Mansourah le 18 avril 2021 — soit quelques jours après le début du ramadan — de « complot visant à détourner l'attention du succès de l'épisode qui traite de la fin du sit-in de Rabaa ».

L'association systématique entre le feuilleton et le régime s'explique par la très grande proximité du directeur de la société de production Synergy, Tamer Morsi, qui a quasiment aujourd'hui le monopole de la production des séries en Égypte, avec le régime. Le président Abdel Farrah Al-Sissi lui-même n'a d'ailleurs pas tari d'éloges sur Al-Ikhtiyar 2.

Par ailleurs, l'État s'est impliqué par le passé dans la production de films et de séries autour de thématiques comme le terrorisme et l'extrémisme, comme le film Les Oiseaux des ténèbres (1995) avec Yosra et Adel Imam.

La deuxième saison d'Al-Ikhtiyar n'a pas eu le même succès que la première, qui mettait en scène les opérations militaires contre les groupes armés dans le Sinaï. La sacralisation des forces de l'ordre est devenue caricaturale, et peu crédible pour les Égyptiens qui en ont une image tout autre dans leur vie quotidienne. De même, Al-Ikhtiyar 2 donne une version très partiale d'une histoire dont les acteurs et les témoins sont encore vivants, et qui ne cesse d'être contestée par les militants des droits humains et les journalistes.

Sur la place Tahrir, les acteurs ont chanté la chanson « Le deuil ne nous ressemble pas » où l'on entend :

Le deuil ne nous ressemble pas
Nous sommes un volcan dont la colère bouillonne
Le droit de chaque martyre est de notre responsabilité
Et son heure viendra _Nous sommes cent millions d'officiers Mabrouk _Quant à Mansy, il peut être ton frère ou ton fils
Chaque martyr qui s'est sacrifié pour nous est toujours vivant

Cette chanson aurait pu avoir une autre symbolique, et la fermeture de la place Tahrir aurait pu être acceptée, si ce qualificatif de « martyrs » incluait les morts dans les rangs des révolutionnaires ou des manifestants de Rabaa, et si la place Tahrir était demeurée le symbole de la révolution de janvier 2011 et pas seulement de juin 2013. Cela aurait pu être le cas, si cette série était là pour parler de tous les Égyptiens.

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Traduit de l'arabe par Sarra Grira.


1Un mème internet est un élément de la culture web : vidéo, GIF, hashtag, etc. repris et diffusé en masse.

L'armée américaine déstabilisée par le dérèglement climatique au Proche-Orient

Les perturbations météorologiques entravent les troupes américaines déployées notamment dans les pays du Golfe. Outre la santé fragilisée des personnels, le matériel s'avère inadapté aux intenses tempêtes de sable et aux violents orages. Malgré ses moyens logistiques, l'armée US est prise au dépourvu devant cette menace inédite.

Le 6 juin 2021, le thermomètre atteint 51,7 °C à Sweihan, une ville à l'est d'Abou Dhabi dans les Émirats arabes unis. Il s'agit de la température la plus élevée jamais enregistrée en juin dans les EAU. Cinq autres pays de la région ont dépassé les 50 °C ce week-end-là, ce qui en fait la vague de chaleur de juin la plus dure de l'histoire dans la région du Golfe. Celle qui a frappé la région en juillet 2020 a gratifié Bagdad de sa température la plus élevée jamais enregistrée : 51,8 °C, tandis qu'à Karbala elle grimpait à 52,4 °C.

Une diminution de l'endurance

Pour l'armée américaine, qui compte en moyenne environ 60 000 personnes opérant dans la région Moyen-0rient et Afrique du nord (MENA) et qui a déployé plus de 2,7 millions de militaires depuis 2001, cette chaleur extrême fait partie des menaces de premier ordre pour ses capacités de combat. Le groupe aéronaval formé autour du porte-avions USS Dwight D. Eisenhower opère actuellement dans « l'espace de combat »1 de la mer d'Arabie du Nord.

Dans de telles conditions, les températures dans l'espace de catapultage des porte-avions peuvent atteindre jusqu'à 65,5 °C, et chaque jour, des marins doivent être soignés pour des pathologies liées à la chaleur. Avec près de 7 000 personnes participant à des opérations de vol et de reconnaissance 24 heures sur 24, et toujours prêtes à faire face à une action de guerre, il est essentiel que le groupe aéronaval dispose de processus permettant de réduire le stress thermique, le coup de chaleur ou l'épuisement par la chaleur chez les marins : il s'agit notamment de programmes de prévention des chocs thermiques ou de « black flag days » au cours desquels la charge de travail est diminuée.

Au cours de la bataille de Najaf en Irak, en août 2004, les Marines américains ont combattu au corps à corps dans des tunnels et sur les toits des mausolées du cimetière de Wadi Al-Salaam par une chaleur de 50 °C. Lorsqu'ils s'entassaient dans leurs véhicules de combat Bradley pour se protéger, la température à l'intérieur pouvait atteindre plus de 65 °C, provoquant de nombreux cas de déshydratation, de perte de conscience, d'épuisement dû à la chaleur et de décès par coup de chaleur. Ce que l'on appelle la « fatigue thermique » chez le personnel effectuant des missions d'infanterie dans de telles conditions peut entraîner une diminution de l'endurance, par la combinaison de températures extrêmes, de l'exercice physique et du poids de l'équipement. Au cours de l'été 2003, 50 pour 1000 des personnels déployés en Irak ont souffert de traumatismes et de dysfonctionnements dus à la chaleur ; parmi les soldats britanniques, 15 % de toutes les hospitalisations étaient des affections dues à la chaleur, avec plus de 800 cas au total.

Changements de tactique

De telles températures sur des périodes prolongées contribuent également à des dysfonctionnements du matériel nécessaire à l'accomplissement de la mission. La climatisation, les systèmes de conduite de tir et l'électronique des Bradley se sont souvent montrés peu fiables dans ces températures extrêmes. Les groupes aéronavals déployés pendant des mois dans le Golfe signalent depuis longtemps une corrosion accrue des équipements, et des problèmes techniques sur leurs navires. La salinité accrue contribue également à la défaillance des turbines. La fiabilité générale des avions de combat F-35 de cinquième génération dans des conditions de chaleur extrême est depuis longtemps un sujet de préoccupation. Il leur est plus difficile de décoller, de transporter la charge utile prévue pour la mission, de maintenir l'état de préparation au combat, de stabiliser le carburant, d'éviter les pannes électroniques et de garder les pilotes au frais dans leurs cockpits. Pour les planificateurs de frappes aériennes dans les centres d'opérations aériennes combinées (CAOC), les dômes de chaleur prolongés augmentent le nombre de jours où le poids emporté par les avions doit être réduit, nécessitant des changements de tactique, diminuant la capacité de frappe et réduisant le rayon d'action de combat.

Les risques combinés de la chaleur extrême, de l'humidité et des températures de surface de la mer, qui produisent des températures extrêmes selon l'indice TW (thermomètre-globe mouillé) et la diminution correspondante des performances individuelles ou la mort, en particulier pour ceux qui travaillent à l'extérieur, constituent une « inconnue connue » (des effets dont on connaît l'existence, mais que l'on a du mal à comprendre). Les tendances à la hausse de la fréquence et de l'ampleur des températures extrêmes supérieures à 30 °C sont désormais évidentes dans toute la région ; une température de 35 °C ou plus mesurée selon l'indice TW dépasse la limite de survie humaine. De tels effets épisodiques de chaleur et d'humidité le long des eaux peu profondes du littoral du Golfe se sont déjà produits chaque année depuis 1979, et on prévoit qu'ils dépasseront régulièrement 35 °C d'ici 2075 ; la mer d'Oman et la mer Rouge pourraient connaître des avancées similaires de TW maximaux.

Pendant les mois d'été, à la base aérienne d'Incirlik en Turquie, qui abrite environ 5 000 personnes et des armes nucléaires et joue un rôle de transit pour les déploiements en Irak et en Afghanistan, il y a des mises à jour quotidiennes des TW, exprimées à l'aide d'une norme militaire à cinq catégories appelée Wet Bulb Globe Temperature (WBGT). La base est particulièrement vulnérable aux conditions WBGT extrêmes qui provoquent fatigue et déshydratation. Les procédures d'acclimatation du personnel au stress thermique élevé déjà mises en œuvre par l'armée américaine ne sont pas très efficaces, car la limite de la survie est régulièrement approchée.

Vulnérabilité de la guerre électromagnétique

Les valeurs élevées de TW, et les épisodes de tempêtes extrêmes peuvent également dégrader les capacités d'attaque, la manœuvrabilité de combat et la résilience sur l'ensemble du spectre électromagnétique (EMS) dans ce que l'US Navy a appelé la « guerre de manœuvre électromagnétique de la flotte », si vitale pour la domination des États-Unis dans la région MENA. Les communications voix et données essentielles, y compris le renseignement par imagerie, l'accès au Cloud, le brouillage des communications ennemies, le relais des données de ciblage sensibles à la météo, le suivi des capteurs terrestres et spatiaux, le contrôle des essaims de drones, les systèmes de commandement et de contrôle autonomes, ou le maintien de la précision attendue des futures armes hypersoniques peuvent tous être vulnérables aux températures extrêmes et aux pluies torrentielles fréquentes dans la région.

D'autres dangers immédiats découlent de la fréquence et de la gravité croissantes des tempêtes de sable et de poussière. La région MENA est la plus poussiéreuse du monde, et le nombre et l'intensité des tempêtes de sable y augmente de façon spectaculaire. Ses effets sur les combats ont été évidents lorsque les Marines américains ont fait route vers Bagdad en mars 2003. Une énorme tempête de poussière de trois jours s'est abattue sur les attaquants, réduisant la visibilité à dix mètres et pénétrant les pièces mécaniques de leurs systèmes d'armes. Les hélicoptères sont restés cloués au sol, mais l'armée de l'air a pu larguer des bombes guidées avec précision sur la garde républicaine irakienne, restée statique, à travers le nuage de poussière. Les tempêtes de sable produisent des effets mécaniques à court terme : d'importants problèmes de blocage ou de dysfonctionnement des fusils M16 et des carabines M4 utilisés en Irak et en Afghanistan, qui semblent avoir été récemment réduits par des corrections et de nouveaux designs.

L'exposition des moteurs d'avion à la poussière, tant sur terre que sur les porte-avions dans le Golfe, a des répercussions à court et à long terme sur le maintien en puissance, la préparation au combat et les opérations sur les aéroports. La visibilité réduite modifie la planification des itinéraires de vol et réduit la capacité à localiser et à attaquer des blindés ou des forces terrestres en mouvement. En outre, les traumatismes aigus liés à l'asthme et les lésions pulmonaires à long terme pour les soldats déployés constituent des risques sanitaires importants.

Les effets dévastateurs des inondations

Les crues soudaines et les orages destructeurs constituent un autre danger climatique immédiat, mettant en danger la préparation au combat des emplacements formels et informels des États-Unis. En juillet 2019, le sud-est de la péninsule Arabique et l'Iran ont connu leurs pires inondations depuis 70 ans, avec de nombreux civils tués et des centaines de blessés. Deux mois plus tard, le port de Duqum et la base aérienne de Masirah à Oman — utilisés par la marine et l'armée de l'air américaines — ont été inondés par 116 mm de pluie et des ondes de tempête provenant du cyclone tropical Hikaa. La base aérienne d'Incirlik a été frappée en décembre 2019 par des crues soudaines, noyant son usine de traitement des eaux sous 1,5 m d'eau. Khazor, une base de l'armée de l'air israélienne qui abrite des avions de combat F-16 et participe à des exercices conjoints avec les chasseurs américains des bases d'Al-Udeid et d'Al-Dhafra aux Émirats arabes unis a vu huit avions inondés en janvier 2020.

Le Pentagone et l'OTAN reconnaissent que la crise climatique a un « impact sur les missions, les plans et les capacités », et produit des climate action failures in combat capabilities (défaillances des capacités de combat). Les conditions météorologiques extrêmes figurent en tête de liste des risques et frappent plus fort et plus rapidement que prévu. Comme on peut s'y attendre de la part de l'armée, des efforts et des ressources considérables ont été consacrés à la réoptimisation du paradigme risque climatique-performance : une recherche et développement considérablement améliorée sur la résilience des matériaux et la conception créative ; de nouvelles pratiques d'acclimatation à la chaleur ; une ingénierie bio-environnementale améliorée ; des scénarios de mission et des jeux de rôle alternatifs ; et le déplacement de la vulnérabilité et de la capacité de frappe « au-delà de l'horizon ».

Depuis l'opération Tempête du désert, d'importantes ressources ont été consacrées à la maîtrise de la météo grâce à une nouvelle modélisation, au renforcement de l'agence météorologique de l'armée de l'air et à une super-informatique capable de fournir les mises à jour météorologiques aux soldats et aux équipes météorologiques de combat spécialisées (CWT) sur le terrain, ce qui permet à cette technologie reachback (retour d'expérience) de fournir des données directement à l'escadron météorologique opérationnel MENA installé sur la base aérienne Shaw en Caroline du Sud. La plus grande installation d'essais climatiques au monde, le McKinley Climatic Laboratory (MCL) de la base aérienne d'Eglin en Floride permet de tester les aéronefs et les équipements militaires dans toute la gamme des conditions climatiques afin de découvrir où et comment les défaillances se produisent, améliorant ainsi la capacité opérationnelle dans cet environnement à risque climatique.

« Des conséquences catastrophiques pour la sécurité »

Le G7 et le sommet de l'OTAN qui s'est tenu le 14 juin 2021 ont inscrit à leur ordre du jour un débat sur le dangereux « éléphant dans la pièce », à savoir le lien hautement probable, à fort impact et pourtant négligé, entre la crise climatique et la sécurité internationale. Le 7 juin, le groupe d'experts du Conseil militaire international sur le climat et la sécurité (IMCCS) a publié son deuxième rapport annuel sur le climat et la sécurité dans le monde, mettant en garde contre les « conséquences catastrophiques du changement climatique sur la sécurité », qui exigent que la sécurité internationale soit immédiatement adaptée au climat à tous les niveaux, et que l'on se concentre davantage sur le rôle des armées dans la réponse aux risques émergents en matière de sécurité climatique.

Ces discussions doivent aller bien au-delà des préoccupations immédiates concernant le risque climatique pour les capacités de combat, et s'intéresser plus largement à l'atténuation des conséquences de la crise climatique sur la sécurité et à ses effets multiplicateurs, en s'efforçant de réduire l'empreinte carbone de l'armée et en transformant l'armée américaine, qui est le plus gros consommateur de pétrole au monde, en une « armée verte » ; en se préparant aux effets croissants de la crise climatique sur les sociétés fragiles en termes de géopolitique, de société, de conflit et de mobilité ; et en réduisant les vulnérabilités opérationnelles dans les domaines de l'énergie, des infrastructures et de la logistique du changement d'approvisionnement, qui deviennent rapidement évidentes. Les menaces de l'élévation du niveau de la mer au cours des vingt prochaines années sur les ports de la marine américaine et les bases de l'armée de l'air, comme celles du Koweït et de Bahreïn, demandent désormais une attention particulière si l'on veut que ces installations continuent à remplir leurs missions.

Pourtant, il existe des points de basculement, des effets en cascade et des « cygnes noirs » totalement inconnus dans l'avenir proche de la région MENA, que « l'affûtage de notre avance technologique » et la « coopération entre militaires » ne permettront pas de résoudre. Les tentatives d'amélioration de la modélisation du climat, de mises à niveau adaptées du matériel, de réorientation des achats de défense, de formation préventive ou de mesures palliatives pour améliorer les performances de combat et la résilience du matériel amènent encore à se battre contre les événements climatiques d'hier.

Le monde se prépare à un avenir de la guerre qui est derrière nous ou n'a jamais existé. Le poète irlandais W. B. Yeats nous avait prévenus en 1919 qu'il y a « une bête brute, dont l'heure a enfin sonné, qui se traîne vers Bethléem pour naître ». L'anthropocène, ce désordre planétaire majeur, est arrivé. Il nous oblige à repenser la région MENA au-delà des programmes de prévention des pathologies thermiques, de la protection contre le climat ou d'une amélioration de la protection du spectre électromagnétique. À commencer à comprendre les risques auxquels sont confrontés les peuples de la région en matière de sécurité alimentaire, d'eau et de santé. À mettre fin aux interventions militaires, et à promouvoir la bonne gouvernance et les droits humains.

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Traduit de l'anglais par Pierre Prier.

Cet article de Bruce Stanley pour Orient XXI est également publié par Médiapart, site d'information indépendant et participatif, dans le cadre d'un partenariat éditorial entre les deux sites. Médiapart et Orient XXI copublieront régulièrement des articles.


1En 2001, l'armée américaine a défini l'espace de combat comme « l'environnement, les facteurs et les conditions que les commandants doivent comprendre pour appliquer avec succès la puissance de combat, protéger la force ou accomplir la mission ». Ce concept rassemble les composantes matérielles, comportementales, cognitives et géographiques du combat et de la conduite de la guerre.

Quelles sont les différentes minorités irakiennes ?

En plus des musulmans chiites et sunnites qui représentent la majeure partie de la population, l'Irak compte plusieurs minorités ethniques et religieuses dont l'existence n'a cessé d'être menacée depuis 2003.

L'une des plus connues est la communauté chrétienne. Qaraqosh, la première ville chrétienne du pays, se trouve à l'est de Mossoul. La plupart de ses 50 000 habitants ont fui en 2014 vers Erbil, capitale du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK), à l'arrivée de l'Organisation de l'État islamique (OEI). En 2003, 90 % des chrétiens irakiens – 1,5 million à l'époque pour une population de 39 millions — se sont exilés après l'intervention américaine.

Cette communauté ne comprend pas les mandéens. Ces derniers vénèrent Jean le Baptiste et ne reconnaissent pas Jésus comme leur messie. Leur principal rituel est le baptême qu'ils célèbrent chaque fin de semaine, et leur lieu de culte se situe toujours près d'un fleuve. L'OEI les avait obligés à se convertir ou à fuir. Alors qu'au début des années 2000 on dénombrait 60 000 mandéens en Irak, ils sont à peine 6 000 aujourd'hui.

Une patrie pour les Kurdes

La Constitution de 2005 reconnaît dans l'article 117 le Kurdistan irakien (4,5 millions d'habitants) comme une « région fédérale » et le kurde comme langue officielle, au côté de l'arabe. La région (nord-est du pays) a souvent été présentée comme une oasis de coexistence entre les différentes minorités. Mais cette image médiatique occulte la nature clientéliste tribale avec laquelle les Barzani contrôlent le territoire. L'utilisation des minorités dans la compétition entre les forces politiques et militaires qui tentent de dominer le Kurdistan et ses ressources rend difficile toute cohabitation harmonieuse.

Désormais installés en partie au Kurdistan, les Yézidis forment une communauté ethnoreligieuse de 500 000 personnes qui vivait principalement dans la province de Ninive. Leur religion mêle des éléments du zoroastrisme, de l'islam, du judaïsme et du christianisme. Ils vénèrent un dieu créateur ainsi que sept anges, dont le principal est Malek Taous, l'ange-paon.

Avec l'arrivée de l'OEI, les peshmergas qui contrôlaient la région et notamment Sinjar — la plus importante ville yézidie d'Irak — ont fui, laissant les Yézidis sans défense. L'organisation terroriste en a exécuté des milliers. Elle a également emprisonné des enfants et réduit des femmes à des esclaves sexuelles. Finalement, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), allié des Unités de protection du peuple (YPG) – les Kurdes syriens – sont venus à leur secours, leur permettant de rejoindre des zones sûres du Kurdistan irakien et syrien.

Bien que la ville de Sinjar ait été officiellement reprise à la fin de l'année 2015, les conditions ne sont pas remplies pour que les 360 000 Yézidis déplacés y retournent, car la région est disputée entre le gouvernement irakien et le GRK. La majorité des Yézidis vit toujours dans des camps de réfugiés dans le nord de l'Irak et dans la région autonome kurde de Syrie. Plus de 3 000 Yézidis demeurent à ce jour prisonniers de l'OEI.

Syncrétismes religieux

Dans le nord de l'Irak, autour de Mossoul, vivent aussi les Chabaks dont la ville principale est Bazwaia. Sur les 250 000 membres de la communauté, 70 % se définissent comme chiites et 30 % comme sunnites. On retrouve également des éléments du soufisme dans leurs rites religieux. De plus, ils n'interdisent pas la consommation d'alcool et pratiquent comme les chrétiens la confession des péchés. Cette communauté a sa propre langue, le chabaki, un dialecte issu du gorani, une langue apparentée au persan et influencée par le kurde ou l'arabe, selon les régions où elle est parlée.

Un débat existe au sein des Chabaks pour déterminer s'ils sont kurdes, arabes, turkmènes ou s'ils représentent un groupe à part. Le GRK comme le gouvernement de Bagdad essayent chacun de son côté de s'attirer leur sympathie afin de contrôler leur territoire. En avril 2013, l'OEI avait donné un ultimatum de 72 heures aux Chabaks de Mossoul pour partir, sous peine d'être jugés par des tribunaux islamiques.

Enfin, les Kakaï vivent également dans le Kurdistan. Leur foi se base sur le yarsanisme, un courant mystique né au XIVe siècle en Iran occidental, qui mélange lui-même des croyances du zoroastrisme et de l'islam chiite. Les siècles de cohabitation avec les musulmans les ont amenés à adopter certaines de leurs traditions, comme l'interdiction de la viande de porc. Mais leur religion n'est pas reconnue par la Constitution irakienne, et leurs papiers d'identité indiquent qu'ils sont musulmans.

« Ne pas se faire dicter les priorités de la recherche »

Dans le cadre du 4e Congrès des études sur le Moyen-Orient et mondes musulmans qui aura lieu à Aix-en-Provence du 28 juin au 2 juillet 2021, Orient XXI propose une série de portraits de chercheurs et chercheuses participants pour donner à voir ce métier dans ses différentes facettes.

Richard Jacquemond est professeur de langue et littérature arabes modernes. Il est le directeur de l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman (Iremam).

Yémen. les politiques néolibérales sans filtre ont aggravé la crise de l'eau

Les ressources en eau se tarissent au Yémen, pays ravagé par une guerre depuis six ans. Les dérèglements climatiques sont en cause, et aussi — surtout — une politique agricole qui a favorisé les grands propriétaires. Ces derniers privilégient des cultures à forte valeur ajoutée, très gourmandes en eau.

En plus d'une guerre désastreuse qui se prolonge depuis six ans, le Yémen souffre d'une grave crise de l'eau. Elle aura des conséquences sur la capacité de sa population à survivre une fois que le conflit aura pris fin. Aujourd'hui, la quantité d'eau renouvelable annuelle per capita est de 72 m3, un niveau très en deçà du seuil limite de rareté de 500 m3, selon l'indicateur international Falkenmark. Alors que la population yéménite croît à un taux proche de 3 % par an, la disponibilité en eau par habitant baisse chaque année. De plus, le changement climatique a un impact néfaste sur les ressources en eau. Alors que la situation est objectivement catastrophique, les politiques néolibérales du régime d'Ali Abdallah Saleh (1978-2011) et des bailleurs de fonds internationaux ont contribué à l'aggraver et à creuser les inégalités.

On se penchera ici sur l'utilisation de l'eau en milieu rural, et particulièrement sur le rôle des politiques agricoles dans l'aggravation de la pénurie d'eau dans le pays. Comme dans beaucoup d'autres pays, au Yémen, 90 % de l'eau est utilisée pour l'agriculture. Environ 70 % des Yéménites vivent dans des zones rurales et plus de la moitié de la population actuelle de 30 millions d'habitants tire une part substantielle de ses ressources des activités liées à l'agriculture, notamment de l'élevage et de la production agricole.

Des villages abandonnés faute de ressources

La pénurie en eau s'explique par trois facteurs directement ou indirectement liés à l'action anthropique. Premièrement, l'essor rapide de la population a accru la demande, réduisant la disponibilité de l'eau et des terres par habitant au fil des générations à des niveaux bien inférieurs au niveau d'autosuffisance. Deuxièmement, le changement climatique se manifeste par des pluies torrentielles de plus en plus violentes et irrégulières, ainsi que par d'autres phénomènes qui ont pour effet de réduire les ressources en eau en limitant la reconstitution des aquifères, car la perte de la couche arable empêche l'absorption des flux, principalement là où les terrasses se sont détériorées par manque d'entretien. Troisièmement, ces dernières décennies, les décisions politiques délibérées de tous les régimes ont favorisé l'extraction par pompes au diesel et la technologie de forage de puits pour l'irrigation qui ont permis l'exploitation des nappes phréatiques nettement au-delà de leur capacité à se reconstituer. De plus, les zones cultivées se sont davantage étendues entraînant l'épuisement des aquifères.

L'ampleur de la pénurie d'eau n'est pas la même à travers tout le pays : malheureusement, les zones les plus densément peuplées sont aussi celles dont les nappes phréatiques sont le moins disponibles, qu'elles proviennent d'aquifères renouvelables ou fossiles. Certaines des régions les plus peuplées, comme les bassins de Sanaa et de Saada connaissent ainsi une baisse considérable des niveaux des nappes phréatiques. Dans certaines régions, des villages ont été abandonnés à cause de l'épuisement complet de leurs nappes. Or, si toute l'eau yéménite était consacrée à l'usage domestique, les ressources par habitant seraient d'environ 200 l/jour, soit plus que ce qui est nécessaire ou utilisé en Europe (environ 150 l/jour). S'il est techniquement impossible et irréaliste d'envisager une redistribution aussi fondamentale, la question de la pénurie d'eau au Yémen a sans doute été exacerbée ces dernières années par des politiques de gestion qui, au mieux, ont ignoré le principe essentiel qui consiste à accorder la priorité aux besoins humains directs.

Forte croissance des surfaces irriguées

Au cours de la décennie qui a précédé la guerre généralisée, le Yémen utilisait chaque année un tiers de plus d'eau que son approvisionnement renouvelable, soit 3,5 milliards de mètres cubes (mmc) tandis que l'approvisionnement renouvelable était de 2,1 mmc. Le déficit de 1,4 mmc était comblé par l'eau pompée grâce à la technologie moderne d'aquifères fossiles non renouvelables1. Ces données couvrent toutes les utilisations d'eau. Bien que de toute évidence l'agriculture pluviale et l'irrigation de crue utilisent également de l'eau, le principal changement ayant causé la pénurie a été généré au XXe siècle par l'introduction de l'irrigation par pompe.

En effet, au cours des trente dernières années, grâce au pompage, l'irrigation au moyen de puits en profondeur et de puits en surface a contribué à la crise de l'eau. L'augmentation des superficies irriguées a été impressionnante, passant de 37 000 ha dans les années 1970 à plus de 400 000 ha dans les années 2000. Durant la même période, alors que les superficies irriguées ont été multipliées par 15, l'agriculture pluviale a diminué de 30 % dans un pays où seulement environ 3 % des terres sont arables, y compris les pâturages au sens large. Selon le seul recensement agricole, organisé en 2002, 25 % des 1,6 million d'hectares de terres cultivées étaient irrigués par puits, bien que les données ne fassent aucune distinction entre les puits profonds et de surface. Ce phénomène s'est produit au détriment de la durabilité des aquifères et a eu pour effet de creuser les inégalités sociales, ce qui aide à comprendre à la fois l'aggravation des crises de l'eau et des crises politiques. La pénurie d'eau a en effet contribué à susciter des conflits entre les communautés, notamment entre celles installées en amont et en aval des ressources en eau, lorsque l'utilisation intensive des premières s'est faite au détriment des dernières. Alors que les puits de surface s'assèchent à cause de l'extraction par des voisins plus riches des puits de profondeur, les petits exploitants se sont appauvris et ont parfois été contraints de vendre leurs terres.

Au Yémen, la distribution des terres est très inégale : sur 1,2 million de propriétaires terriens, 58 % détiennent 8 % de terres cultivables dans des exploitations de moins de 0,5 ha, tandis que 7 % des propriétaires contrôlent 56 % des terres dans des exploitations de plus de 5 ha. L'impact principal sur la disponibilité globale de l'eau provient des puits profonds qui affectent les aquifères fossiles non renouvelables. Ils sont majoritairement exploités par les quelques grands propriétaires terriens qui cultivent des produits de grande valeur tels que le qat, les mangues et les bananes, les deux derniers cultivés surtout pour l'exportation. Grâce à l'irrigation par puits profonds, les sols consacrés à ces cultures se sont considérablement étendus au cours des trois dernières décennies au détriment des cultures de base et des pâturages. Ce processus a été encouragé sans aucune considération pour les questions de durabilité, à la fois par rapport aux problèmes environnementaux en général et à l'accès à l'eau à des fins domestiques pour la population.

Grands propriétaires et soutiens politiques

Alors que la stratégie des institutions financières internationales (IFI) finançant les investissements consacrés au développement consistait à promouvoir le secteur privé au détriment du secteur public, Saleh a renforcé ses appuis politiques parmi les dirigeants ruraux influents. Si son régime n'a pas favorisé délibérément les politiques économiques néolibérales en tant que telles, sa stratégie politique a eu, en pratique, le même effet. Afin de se garantir le soutien électoral des dirigeants ruraux puissants et influents, il a favorisé les politiques qui augmentaient leurs richesses en renforçant leur position. La plupart d'entre eux étaient de grands propriétaires terriens qui tiraient leurs revenus de leurs cultures à grande valeur ajoutée, qu'il s'agisse de qat pour la consommation locale ou de fruits destinés à l'exportation. Une partie de leurs revenus était nécessaire pour assurer le soutien de leurs circonscriptions tribales ou autres. Saleh comptait sur eux pour lui apporter les votes et l'appui de la population dans leurs territoires. Le succès de l'organisation politique de Saleh, le Congrès général du peuple (CGP), était important pour maintenir une façade démocratique vis-à-vis de l'opinion publique nationale et internationale, mais il faut reconnaître aussi que l'opposition politique de plusieurs partis était réelle et significative. La démocratie yéménite n'était pas la caricature qu'elle était dans d'autres pays : l'opposition était réelle et aurait pu remporter des élections sans une manipulation bien organisée des élections.

Il y avait donc une parfaite concordance entre les politiques promues par le régime de Saleh et celles des institutions de Bretton Woods afin de faciliter les ambitions des grands propriétaires terriens pour accroître les cultures d'exportation à haute valeur ajoutée. Au Yémen, ceci s'est traduit par l'irrigation systématique par les puits de profondeur comme seule source régulière d'eau fiable. L'irrigation pluviale a quant à elle été négligée sur le plan du financement et de la recherche agricole, alors qu'elle était adaptée à la culture des céréales nécessaires à la sécurité alimentaire nationale, notamment le sorgho et le maïs et, dans une moindre mesure, le blé qui, sauf dans la Tihama et l'oued Hadhramaut, étaient principalement cultivés par des milliers de petits exploitants pauvres.

Les politiques de l'État, soutenues par les grandes institutions financières internationales de Bretton Woods ont encouragé le développement d'une agriculture irriguée en accordant à la fois des crédits à taux bas pour les infrastructures d'irrigation et en octroyant des subventions pour le diesel (à l'époque utilisé en grande partie pour les pompes). Cela a contribué à l'enrichissement des propriétaires terriens qui ont eu un accès facile aux prêts grâce à leur relation étroite avec le régime de Saleh. Ces politiques ont entraîné une différenciation sociale accrue dans les zones rurales. Les puits de surface des petits exploitants étaient vides et ils ont perdu l'irrigation supplémentaire dont ils avaient besoin. Leurs rendements ont diminué et ils sont devenus plus pauvres et plus dépendants d'autres activités pour survivre. Pris dans un cercle vicieux d'appauvrissement, ils ont souvent été contraints de vendre leurs terres.

Il est important de souligner que la Cooperative and Agriculture Credit Bank (CACB) a été le principal pourvoyeur de ces prêts. Sa gestion était également un défi majeur pour les bailleurs internationaux, car la banque faisait peu d'efforts pour recouvrer les créances, ce qui se traduisait par des bilans nettement douteux. De plus, elle ne s'acquittait pas de sa principale mission d'aider les petits agriculteurs groupés en coopératives, tout en sollicitant un financement international supplémentaire. Au cours des deux premières décennies de la République du Yémen (créée en 1990 par l'unification des deux États yéménites), les efforts demandés par la communauté internationale pour réformer ces procédures ont été un sujet récurrent.

L'énergie solaire pour l'irrigation

Concernant la gestion de l'eau, la situation n'a pas beaucoup changé durant la décennie qui a suivi la fin du régime de Saleh. Pendant la période de transition entre 2012-2014, les priorités de tous les politiciens ont été de consolider et d'étendre leur pouvoir. Ainsi, ils ont négligé les questions du développement et les problèmes à long terme tels que l'agriculture ou la pénurie d'eau, et plus encore les besoins immédiats de la majorité de la population. De fait, l'aide internationale au développement a cessé en raison des désaccords entre le gouvernement yéménite et les institutions de financement pour la gestion des 7,9 milliards de dollars (6,63 milliards d'euros) promis en septembre 2012, qui ne se sont jamais concrétisés sur le terrain par la mise en œuvre de projets opérationnels.

L'énergie solaire financée par les foyers pour l'électricité domestique s'est considérablement développée tout au long de la décennie dans les zones urbaines et rurales en raison de l'absence d'approvisionnement en réseau. La même chose s'est produite pour l'extraction de l'eau, initialement à des fins domestiques. Depuis le début de la guerre en 2015, l'énergie solaire pour l'irrigation a également a connu une croissance spectaculaire2, contrebalançant ainsi toute protection potentielle des aquifères qui aurait pu résulter de la pénurie de carburant pour les pompes diesel, les crises régulières du carburant étant une des caractéristiques majeures de l'économie de guerre. Compte tenu des coûts d'investissement élevés liés à l'accès aux aquifères profonds, le pompage solaire de l'eau n'est en fait une option que pour les plus riches propriétaires terriens. Il est donc susceptible de contribuer à l'accélération de l'épuisement des aquifères.

Alors que la période de guerre a entraîné une légère évolution dans l'identité des bénéficiaires individuels d'une économie de guerre bouleversée par l'absence de règles et réglementations, les mécanismes globaux restent inchangés pour l'accumulation de richesses par une minorité.

Instaurer une gestion durable de l'eau

L'importance d'introduire et de mettre concrètement en œuvre des politiques de gestion durable de l'eau ne peut être surestimée et doit être prise en compte non seulement par les Yéménites, mais aussi par les dirigeants des pays voisins, ainsi que par la communauté internationale qui est engagée dans le financement du Yémen au sens large. Si des zones importantes deviennent inhabitables en raison du manque d'eau, leurs habitants émigreront d'abord vers les régions pourvues en eau, exacerbant les tensions politiques et les sources de conflit. Éventuellement, ceux-ci traverseront les frontières du Yémen et subiront des migrations forcées : un rapide coup d'œil à la carte montre qu'ils iront plutôt vers d'autres États de la péninsule Arabique que vers la Corne de l'Afrique ou ailleurs.

La guerre va finir par s'arrêter. Il serait préférable pour le Yémen et les Yéménites d'appliquer immédiatement des politiques de gestion durable de l'eau, mais il est peu probable que cela puisse avoir lieu tant que ses dirigeants sont préoccupés par le pouvoir, les conflits et la corruption. Néanmoins, même actuellement, il existe au niveau communautaire des domaines où les politiques de gestion de l'eau améliorées pourraient être mises en œuvre, à condition que les bassins hydrographiques petits ou grands soient sous l'autorité d'une seule entité chargée des conditions de vie des populations. Les bailleurs de fonds du développement devraient soutenir ce genre d'initiatives, ce qui permettrait de poser les bases d'un avenir meilleur.

Afin d'instaurer une gestion durable de l'eau au Yémen, ses dirigeants et sa population doivent adopter des stratégies innovantes, abandonner l'approche néolibérale et la remplacer par des mécanismes donnant avant tout la priorité aux besoins de l'ensemble de la population en eau potable et domestique, et ensuite aux besoins du bétail. S'il reste suffisamment d'eau après avoir couvert ces besoins, il est possible d'avoir recours à une irrigation supplémentaire pour des cultures à haute valeur ajoutée. Sur ce point, une nouvelle approche accordant la priorité aux petits propriétaires terriens plutôt qu'aux plus riches devrait être adoptée. La recherche sur l'agriculture pluviale commerciale à grande valeur ajoutée et les cultures de base à haut rendement et résistantes à la sécheresse devraient être des priorités pour le gouvernement comme pour les bailleurs internationaux. Ceci aiderait les Yéménites à faire face à la situation de plus en plus difficile due au changement climatique et à l'augmentation de la population.

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Traduit de l'anglais par Elizabeth Grech.


2Musaed M. Aklan et Helen Lackner, Solar Powered Irrigation System and Groundwater Use in Yemen, Sana'a Center for Strategic Studies, 2021.

La mort d'Idriss Déby, une affaire tchadienne, pas un complot russe

Le président Idriss Déby Itno a été tué le 19 avril 2021 dans des circonstances mal élucidées. L'ambassadeur américain en Libye évoque une possible implication russe et un officier de renseignement français confie que « le Tchad n'est qu'une étape [pour les Russes qui] aimeraient prendre pied en République démocratique du Congo ». Qu'en est-il vraiment ?

Les événements de la mi-avril qui ont plongé le Tchad dans une crise politique et sécuritaire aiguë comportent bel et bien une facette russe. Il convient toutefois de ne pas l'exagérer. Présenter le gouvernement russe comme un conspirateur multipliant les manœuvres, ainsi que le font des parlementaires et des diplomates français — la plupart du temps sous couvert d'anonymat — revient à nier les raisons principales qui ont abouti à cette situation, et qui demeurent en grande partie propres au Tchad. Insister sur une complicité du Kremlin permet en outre d'occulter les complaisances des pays occidentaux, à commencer par la France, et de taire la contribution des Émirats arabes unis.

Le système Déby : une autocratie fragile

La crise à N'Djamena, encore mouvante et incertaine, est d'abord une crise tchado-tchadienne dont les ingrédients couvaient depuis des années. Depuis l'indépendance obtenue en 1960, jamais le pouvoir ne s'est transmis de manière pacifique. Les groupes rebelles qui ont pris le maquis se comptent par dizaines. Et tous les successeurs du premier président, François Tombalbaye, ont saisi le pouvoir par la force. En décembre 1990, bénéficiant d'un éphémère alignement en sa faveur du président français François Mitterrand et de son homologue libyen Mouammar Kadhafi, Idriss Déby Itno a renversé Hissène Habré, qu'il avait servi pendant des années, après avoir lancé une offensive éclair depuis le Soudan. Recyclant la même stratégie, nombre de ses opposants ont tenté, ces trois dernières décennies, de mettre fin au règne de Déby en lançant des rébellions depuis les pays voisins (la Libye et le Soudan). La France, quant à elle, a, au nom de la stabilité, presque toujours prêté main-forte aux dictatures de N'Djamena, comme si cette nation était de manière inhérente incompatible avec toute forme de pluralisme politique et de transition pacifique.

« Jamais Déby ne lâchera le pouvoir. Le seul moyen de le lui prendre, c'est en lui faisant la guerre », expliquait le chef d'un groupe rebelle en exil peu avant le décès de l'autocrate. Un autre dissident, lui aussi à l'étranger, indiquait pour sa part avoir longtemps espéré le changement par la voie des urnes, avant de se raviser : « Déby ne comprend que la force. C'est la seule façon de lui faire quitter le pouvoir ».

C'est aussi ce que pensait Mahamat Mahdi Ali, le chef du Front pour l'alternance et la concorde au Tchad (FACT), le mouvement qui a lancé l'offensive le 11 avril depuis le sud libyen et qui a précipité la mort de Déby. Lui aussi a décidé qu'il n'arriverait à rien sans les armes en février 2008, quand son mentor en politique, l'opposant Ibni Oumar Mahamat Saleh, un homme de gauche comme lui, a disparu après avoir été arrêté par les forces de sécurité à N'Djamena. Il a probablement été exécuté dans les geôles du régime. Quand le Front pour l'alternance et la concorde au Tchad (FACT) est passé à l'action le 11 avril, jour de l'élection présidentielle à laquelle Déby se présentait, plusieurs autres mouvements rebelles basés en Centrafrique, en Libye et au Soudan attendaient leur heure.

Mais pour l'autocrate, la menace la plus sérieuse qui pesait sur son règne — et qui pèse toujours sur celui de son fils, Mahamat Idriss Déby, qui lui a succédé à l'issue d'un coup d'État le 20 avril — venait de l'intérieur. De son armée. Et de son propre clan.

Voilà des années que l'armée tchadienne est coupée en deux. D'un côté, il y a l'armée régulière : soldats mal payés, peu formés et mal équipés. De l'autre, il y a la Direction générale de services de sécurité des institutions de l'État (DGSSIE), considérée comme une véritable garde prétorienne, et dont les hommes, pour la plupart issus de la communauté de Déby (les Zaghawa) bénéficient d'une meilleure rémunération, d'un meilleur équipement et d'une meilleure formation. Jusqu'au 19 avril, la DGSSIE était commandée par Mahamat Idriss Déby. Cette iniquité suscite de tenaces frustrations au sein des forces armées, jusqu'au rang des généraux. Certains d'entre eux se sont d'ailleurs publiquement opposés à la prise du pouvoir de Déby fils.

Parmi les Zaghawa eux-mêmes, il existe une âpre remise en question du système Déby. « Aujourd'hui, le régime est très fragilisé, il y a de nombreuses divisions au sein du pouvoir », confie un chef rebelle jouissant de solides contacts à N'Djamena. Au fil des ans, Déby s'était fait de nombreux ennemis parmi les siens, notamment à partir de 2009, lorsqu'il a conclu la paix avec le Soudan, un choix stratégique qui nécessitait d'abandonner les rebelles zaghawa du Darfour soutenus jusqu'alors par N'Djamena. Un autre sujet de crispations est lié à la dernière épouse du président, Hinda Déby Itno, une Arabe originaire du Ouaddaï qui a installé nombre de ses proches à des postes importants.

On comprend ainsi pourquoi la plus grande crainte de Déby, ces derniers temps, n'était pas une insurrection lancée depuis un pays voisin, mais bien une trahison interne. Selon plusieurs sources tchadiennes et françaises, il n'a d'ailleurs pas immédiatement perçu la menace que représentait le FACT au début de son offensive, et a négligé sa force de frappe.

Le FACT, une rébellion née en terre libyenne

Bien qu'officiellement créé dans la ville de Tanoua au nord du Tchad en mars 2016, le FACT a passé toute son existence en Libye. Immédiatement après sa création, issue d'une scission au sein de l'Union des forces pour la démocratie et le développement (UFDD), un mouvement rebelle dirigé par Mahamat Nouri et dont Mahamat Mahdi Ali était le bras droit, le front connaît à son tour un éclatement : les dissidents créent un nouveau mouvement, le Conseil de commandement militaire pour le salut de la république (CCMSR). Ce dernier tente une incursion en août 2018 vers Kouri Bougoudi, dans le nord riche en or du Tchad. Une fois l'attaque repoussée par l'armée tchadienne, le groupe connaît un lent affaiblissement. Des éléments du CCMSR se réconcilieront avec Déby en mars 2021 tandis que d'autres intégreront le FACT.

Au moment de sa création, le FACT est basé au sud de Waddan, dans le district de Joufrah, au centre de la Libye. Il bénéficie de son étroite proximité politique avec Misrata, citadelle révolutionnaire alors représentée militairement par sa « Troisième Force » dans Joufrah et dans le Fezzan (sud-ouest libyen). Les rebelles tchadiens lui vendent leurs services. Quelques-uns aident notamment Misrata à faire barrage à l'organisation de l'État islamique (OEI) au sud de Syrte durant la campagne anti-terroriste de 2016. À la même époque, les avions du maréchal Khalifa Haftar, ennemi de Misrata, frappent les campements du FACT. Les rebelles tchadiens collaborent même avec la Brigade de défense de Benghazi, un groupe radical qui sera plus tard soupçonné du massacre de Brak Al-Shatti, où plus d'une centaine de soldats pro-Haftar sans armes ont été exécutés en mai 2017. Lorsque, le mois suivant, la Troisième Force de Misrata quitte le Fezzan et Joufrah, le FACT se retrouve sans son parrain.

À cette époque, il semblait évident que tout groupe armé tchadien était forcément dans le camp des révolutionnaires et islamistes libyens. Mais le FACT, composé d'environ 1 000 combattants souvent éparpillés en petites grappes, et s'adonnant parfois à des activités criminelles pour survivre a opté pour une posture différente en tissant graduellement, entre 2016 et 2018, une sorte de pacte de non-agression avec le maréchal Haftar. Après s'être affirmé dans Joufrah, ce dernier cherchait justement à accroître ses réseaux dans le Fezzan.

Créé en 2016 par des Oulad Souleymane (une tribu arabe libyenne) près de la côte, à l'est de Syrte, le 128e Bataillon entre vite dans la coalition de Haftar. Pour grossir ses rangs, l'unité libyenne incorpore non seulement des Mahamid du Fezzan et des centaines de mercenaires soudanais originaires du Darfour, mais aussi quelques éléments du FACT. Leur rémunération se fait souvent en nature, sous la forme de véhicules offerts ou de citernes de carburant de contrebande qui sont ensuite revendues plus au sud, notamment au Niger.

L'offensive sur Tripoli redistribue les cartes

Tout s'accélère fin 2018. Les brigades liées à Haftar et positionnées à Joufrah et à Benghazi préparent une manœuvre importante vers le sud-ouest visant à « prendre » le Fezzan. Une partie du FACT s'active également : elle accompagnera l'armada disparate du commandeur.

Après l'annonce que Sebha, plus grande ville du Fezzan, est désormais sous l'autorité de Haftar, le 128e Bataillon et d'autres brigades libyennes ainsi que des centaines de supplétifs darfouris foncent en direction de la ville de Mourzouq un peu plus au sud. « L'opération de Mourzouq, en février 2019, c'était de la violence ethnique : Oulad Souleymane et Zouaï [tribus arabes] contre Toubous », se souvient un citadin de Sebha, selon lequel « des membres du FACT, eux-mêmes des Toubous pour la plupart, étaient aux côtés des brigades de Haftar ». Mais il semble également que des officiers de l'armée tchadienne étaient là. La présence simultanée de combattants anti-Déby du FACT et de quelques agents fidèles à l'autocrate peut paraître surréaliste, mais « à ce moment, le FACT n'était pas perçu comme un problème, car beaucoup pensaient que Haftar allait l'emporter et prendre le contrôle du pays », ajoute le même témoin sud-libyen.

Début mars 2019, les principales brigades liées à Haftar quittent subitement le sud libyen pour se positionner dans le nord et se concentrer sur l'imminente marche vers la capitale Tripoli — une décision qui déplaît à Déby. Durant l'attaque sur la capitale libyenne, des combattants du FACT sont présents dans les faubourgs sud. Ils auraient participé aux combats et plusieurs y auraient péri. Dans les premiers mois, certains membres du FACT sont stationnés dans la ville de Gharyan, la base arrière de Haftar, là où les milices de Tripoli découvriront plus tard, abandonnés, des missiles antichars de l'armée française. Le camp de Tripoli, notamment le général Oussama Jouaili, emploie aussi quelques centaines de mercenaires tchadiens, mais pas les membres du FACT.

En 2019-2020, plusieurs États étrangers ont fourni ressources militaires et bienveillance diplomatique au maréchal dans l'espoir qu'il prenne Tripoli par la force, en vain. Trop peu de jeunes Libyens acceptaient de risquer leur vie sur la ligne de front pour Haftar, ce qui l'obligeait à employer des milliers de mercenaires étrangers. L'affiliation du FACT à la grande caravane Haftar a permis au groupe d'être au contact d'une opération qui fut certes un échec, mais fut généreuse en matériel de guerre.

Le groupe Wagner entre en scène

Près d'un an avant l'arrivée début septembre 2019 des mercenaires russes sur le front tripolitain, le groupe Wagner jouait déjà un rôle dans la logistique, la protection et la formation au sein de la coalition de Haftar, dont l'équipement provenait avant tout d'un parrain crucial : Abou Dhabi.

Selon Mahamat Mahdi Ali, les Russes de Wagner n'étaient pas particulièrement enthousiastes lorsqu'ils ont dû cohabiter avec ses hommes dans le centre libyen. « Au début, ils nous considéraient comme des ennemis. Ils me voyaient, moi, comme un suppôt de la France, étant donné que j'y avais vécu. Et ils pensaient qu'on était les mêmes que les Tchadiens qu'ils avaient combattus en République centrafricaine. Au fil du temps, ils ont fini par nous tolérer. Mais moi aussi, je m'en méfiais beaucoup. » Les deux groupes avaient une mission commune : combattre auprès de l'Armée nationale libyenne (ANL) de Haftar. « Les Russes nous ont formés à l'utilisation de certaines armes », admet Mahamat Mahdi Ali, selon qui la coopération n'est pas allée au-delà.

Après l'intervention massive de la Turquie en janvier 2020, augmentée de milliers de mercenaires syriens, les Russes se retirent de la Tripolitaine le 22 mai. Privée de ce soutien indispensable, la coalition de Haftar est expulsée de force le mois suivant. La fin de la guerre pour Tripoli s'accompagne d'une démobilisation vers le sud des Tchadiens.

Selon certains témoignages, la proximité opérationnelle entre Wagner et le FACT se serait resserrée à partir de l'été 2020. Les Russes ne contrôlaient pas pour autant le groupe tchadien. Il se peut cependant qu'en apportant une aide technique au FACT, Moscou ait perçu une occasion de contribuer indirectement au désordre à N'Djamena, à un moment où cela pouvait servir ses intérêts en Centrafrique. Moscou a mis un pied dans cette autre ancienne colonie française il y a trois ans à la faveur d'un accord de coopération militaire conclu avec le président Faustin-Archange Touadéra. Ce dernier est persuadé que l'un de ses prédécesseurs, François Bozizé, qui avait pris la tête de la Coalition des patriotes pour le changement (CPC) a bénéficié du soutien de N'Djamena jusqu'à la mort de Déby.

Le désordre et la fragmentation servent la stratégie de la Russie dans l'ancien « pré carré » français en Afrique. Cela étant dit, il est impossible aujourd'hui d'imputer l'origine de la crise tchadienne à la malveillance russe. En outre, la France ne peut se dire surprise des effets secondaires émanant du lien indémêlable et grandissant entre Wagner et le camp Haftar, puisqu'elle l'a indirectement encouragé (de même qu'elle a involontairement envoyé Touadéra dans les bras des Russes en 2017, en votant, au Conseil de sécurité de l'ONU, l'envoi de « coopérants » russes à Bangui). Enfin, son alignement stratégique, voire sacro-saint, sur Abou Dhabi concernant la Libye et certains autres dossiers, rend Paris aveugle aux composantes problématiques de la coalition de Haftar.

L'usine du fer et de l'acier d'Helwan. La liquidation d'un symbole nassérien

Le mardi 1er juin 2021, l'usine de la Compagnie de fer et d'acier d'Helwan, fondée en 1958 au sud du Caire, a fermé ses portes. Cette institution a été au cœur de toutes les transformations qu'a connues le pays durant les six dernières décennies.

La création de la compagnie publique des fers et aciers d'Helwan était étroitement liée au projet politique et économique de l'époque du président Gamal Abdel Nasser, qui visait l'indépendance et la capacité de reposer sur l'industrie locale, notamment pour des produits aussi essentiels que le fer et l'acier. Cette idéologie a forgé la relation qu'entretenaient les ouvriers avec leur outil de production. Beaucoup ont relaté avec fierté le rôle qu'ils ont joué durant la guerre de juin 1967, qu'il s'agisse des soldats qui se sont battus au front ou de ceux qui ont continué à fournir l'effort de guerre à l'usine. D'anciens ouvriers ont témoigné que nombre d'entre eux avaient travaillé bénévolement pendant leurs jours de repos durant cette période. Ils ont également raconté comment ils inventaient des solutions pour remplacer des pièces défectueuses ou réparer les machines qui ne marchaient plus. Ainsi avaient-ils réussi à augmenter le volume de production pendant cette période et prenaient-ils des initiatives pour accomplir les tâches nécessaires, sans attendre les ordres.

Les prises de position patriotiques des ouvriers ne se limitaient pas aux périodes de guerre, quand elles se confondaient avec les positions officielles de l'État, mais comprenaient également les périodes de paix. En 1980, durant la visite du président israélien Yitzhak Navon en Égypte sur invitation du président Anouar El-Sadate, à la suite de la signature des accords de paix de Camp David entre les deux pays, le programme de la visite présidentielle incluait une visite à l'usine de fer et d'acier. Mais des leaders ouvriers publièrent un communiqué disant qu'ils refusaient cette visite et toute forme de normalisation avec Israël, décision qui finit par être adoptée par le comité syndical. Cet événement demeure aujourd'hui un objet de fierté pour les ouvriers, car il était le premier geste par lequel des Égyptiens refusaient la normalisation avec Israël.

Au cœur de la société ouvrière

Le lien qu'entretenaient les ouvriers avec leur usine n'était pas purement professionnel. Il avait également une dimension sociale et politique qui touchait jusqu'à leur sphère familiale. Celle-ci constituait en effet le noyau de la ville résidentielle de Helwan qui s'est développée autour d'elle, puisque les ouvriers logeaient dans des résidences assurées par la compagnie. Ils disposaient également de tous les services nécessaires et vivaient ainsi que leurs familles dans de bonnes conditions. Ils étaient généralement issus de l'école qui faisait partie de l'entreprise elle-même, et leur poste était garanti même après leur retour du service militaire. Ils bénéficiaient d'une stabilité d'emploi jusqu'à la retraite, à l'âge de 60 ans, et leur pension égalait leur salaire. La compagnie avait également son propre club de sport et les ouvriers avaient une couverture santé étendue à l'ensemble de leur famille.

Cette fusion entre la vie des ouvriers et celle de la compagnie explique sans doute l'attitude des ouvriers lors du mouvement de contestation de 1989. Ces derniers avaient organisé un sit-in afin de réclamer l'augmentation de leurs primes tout en continuant à travailler, en respectant les « trois-huit ». La manifestation a failli aboutir mais les forces de l'ordre sont intervenues pour arrêter Mohamed Mostafa, le représentant des ouvriers au conseil d'administration. De nombreux politiques et intellectuels ont été solidaires de ce mouvement qui s'est poursuivi bien après la dispersion du sit-in en août 1989. Des dizaines d'entre eux, qui étaient des cadres dans des organisations de gauche radicale, ont été arrêtés à ce moment-là.

La compagnie du fer et de l'acier d'Helwan a en effet une place de choix dans l'histoire du mouvement ouvrier, avec ceci de particulier qu'elle a été un lieu de rencontre pour les partis politiques et les organisations syndicales. Contrairement à ce qui était de mise chez la plupart des syndicalistes, ceux d'Helwan appartenaient à diverses organisations de la gauche radicale, à l'instar du Parti des ouvriers, du Parti du rassemblement et du Parti communiste. Mais on y comptait également des nassériens et même des Frères musulmans. Les divergences politiques n'empêchaient cependant pas l'union des ouvriers, et cette coexistence a participé à la création d'une véritable conscience politique.

Berceau de l'auto-organisation syndicale

Cette conscience politique ouvrière s'est manifestée à travers l'expérience de la presse ouvrière, notamment le Bulletin des ouvriers, dont la publication a commencé dans les années 1970 et s'est poursuivie jusqu'aux années 1990. Réalisé exclusivement par les ouvriers, ce journal leur a permis de resserrer leurs rangs et d'améliorer leur auto-organisation.

Une autre expérience a été également marquante pour la démocratie ouvrière, celle des « comités de représentants ». Il s'agissait d'ouvriers élus en dehors des comités syndicaux qui se réunissaient régulièrement avec ces derniers pour leur faire parvenir les revendications. Cette organisation a permis de sortir d'une hiérarchie pyramidale classique et de fonder un système syndical plus démocratique afin de faire pression sur les bureaucrates. Bien que cette expérience ait vu le jour dans d'autres usines, notamment celle de textile à Helwan, ce sont les ouvriers de la société de fer et d'acier qui ont su la développer et la mettre en application.

De même que l'action ouvrière a été influencée par l'activité politique, la réciproque est vraie. L'exemple le plus probant en est les élections législatives de 1990. Un an après le sit-in réprimé d'août 1989, l'influence du mouvement ouvrier était encore palpable, à tel point que le leader ouvrier Mohamed Mostafa remporta les élections face au candidat du parti au pouvoir à l'époque (le Parti national démocrate), donnant l'impression que c'était toute la circonscription du Caire sud qui venait soutenir l'ouvrier contre le représentant du pouvoir qui a mis fin au sit-in. Plus tard, quand ce même candidat ouvrier intègrera le parti au pouvoir, il échouera systématiquement.

Ce lien historique entre action politique et action syndicale a sans doute convaincu un groupe de jeunes de la gauche radicale à voir dans l'usine un port d'attache pour la gauche en 1991, une année particulièrement déstabilisante pour la gauche mondiale, notamment égyptienne. En plus de la chute du bloc soviétique, cette année a connu le début de l'opération « Tempête du désert » menée par l'armée américaine contre l'Irak de Saddam Hussein après l'invasion du Koweït, et qui a symbolisé la mainmise des États-Unis sur la région. C'est également cette année-là qu'eut lieu la Conférence de Madrid, considérée par beaucoup dans le pays comme une tentative de liquider la question palestinienne à travers un projet américain.

La boussole de la gauche

Au milieu de tous ces basculements, un groupe de jeunes estimait que la compagnie publique du fer et de l'acier d'Helwan, avec son historique militant, était la meilleure boussole pour que la gauche retrouve ses repères. Ces jeunes s'adressèrent aux ouvriers de l'usine lors des élections syndicales de 1991 pour soutenir les leaders du sit-in de 1989 dont la réputation était alors encore vivace. À partir de là, une nouvelle tentative de recréer la gauche a vu le jour, rompant avec la vision stalinienne et actualisant la logique de lutte des classes.

La dernière bataille livrée par les ouvriers de l'usine fut celle de sa dissolution, survenue dans un contexte similaire à celui de sa création. En effet, en 1957, un an avant la création de l'usine, Gamal Abdel Nasser avait créé l'Union générale des syndicats égyptiens. En nationalisant les syndicats, il mit fin à une longue période durant laquelle le mouvement syndical avait été indépendant du pouvoir. Désormais, les syndicats devenaient le bras ouvrier de l'autorité. Ceux qui avaient participé à l'effort de guerre sous Nasser étaient d'ailleurs les mêmes qui accompagnèrent Sadate à Jérusalem en 1977. Nasser a ainsi neutralisé les forces capables de faire contrepoids dans les entreprises nationales.

َAu plus fort de son activité, l'usine comptait 20 000 ouvriers, pour finir avec à peine plus de 7 000. Ces entreprises publiques fondées dans le cadre de la bataille pour l'indépendance n'ont pas pu résister à la vague de privatisation. Et les syndicats placés sous contrôle du pouvoir n'étaient pas en mesure de faire face aux décisions de celui-ci.

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Traduit de l'arabe par Sarra Grira.

Algérie. Le coup d'État de juin 1965, la révolution et l'Internationale situationniste

Le 19 juin 1965, Houari Boumediene renverse le président algérien Ahmed Ben Bella et lance une répression contre la gauche. L'Internationaliste situationniste s'apprête alors à publier une sévère critique du régime avec son Adresse aux révolutionnaires d'Algérie et de tous les pays. Des archives dévoilent l'histoire de ce fameux tract et de sa diffusion sous le manteau dans un contexte désabusé.

Le lien entre le renversement du président algérien Ahmed Ben Bella par le colonel Houari Boumediene le 19 juin 1965 et l'Internationale situationniste ne semble pas évident a priori. Héritiers du surréalisme et du mouvement dada, les situationnistes formulent à la fin des années 1950 une théorie révolutionnaire se voulant globale. Associée à la dénonciation de « la société du spectacle »1 dans les pays capitalistes, cette théorie portait également une critique des pays communistes et du tiers-monde. Les situationnistes, qui côtoyaient en France les travailleurs et étudiants de l'émigration nord-africaine, avaient soutenu la lutte contre la colonisation tout en critiquant sa dimension nationaliste2.

L'engagement anticolonial des situationnistes se prolonge après l'indépendance par des textes appelant à la concrétisation d'une révolution socialiste dans les pays décolonisés. L'Adresse aux révolutionnaires d'Algérie et de tous les pays est certainement leur intervention la plus notable. Ce tract distribué à Alger en 1965, durant les semaines suivant le putsch de Boumediene, est souvent évoqué dans la littérature situationniste, mais nous savons peu de choses sur son impact en Algérie. La consultation des archives du situationniste tunisien Mustapha Khayati, conservés à la Beinecke Library de Yale, et de lettres inédites d'un étudiant algérien permettent de retracer l'histoire de la confection et de la diffusion de ce tract.

« Il n'y a qu'à voir les bourgeois se réjouir »

« Réactionnaire ! », répond nerveusement un étudiant algérois interrogé par la télévision française. Sa voix est tendue, il se mord les lèvres. « Typiquement fasciste dans la manière et les prolongements vont forcément suivre. Il n'y a qu'à voir les bourgeois se réjouir », martèle-t-il. Incroyable courage de ce jeune homme dont on ne saura pas le sort, mais qui laisse une archive fascinante. Il exprime sans détour son opposition au putsch, s'adresse à un journaliste étranger sans maquiller ses idées et les articule dans un vocabulaire marxiste. Ses propos vont contre l'idée reçue sur l'époque du Front de libération nationale (FLN). Il y avait évidemment le Parti communiste algérien et le Mouvement national algérien (MNA) interdits, les courants dissidents de Hocine Ait-Ahmed et de Mohamed Boudiaf, mais aussi, et surtout, une diversité au sein même du FLN. De 1962 à 1965, le FLN comprenait une aile gauche représentée notamment par Mohamed Harbi et Hocine Zahouane. Ben Bella avait également des conseillers très à gauche, comme le trotskiste grec Michel Raptis, dit « Pablo », fondateur de la IVe Internationale. Sans en exagérer la portée, on peut supposer que les idées de gauche traversaient aussi la société, notamment parmi les étudiants organisés au sein de l'Union nationale des étudiants algériens (UNEA) liée au Parti communiste algérien.

Au sortir de 132 ans de colonisation, le pays comptait 80 % d'analphabètes et une grande partie de la population vivait dans la misère. Tout était à reconstruire et différents idéaux se confrontaient. Exemple du bouillonnement politique à Alger : le 8 mars 1965, les Algéroises ont transformé un défilé officiel en manifestation réclamant l'égalité des droits. Sous la pression des manifestantes, Ben Bella s'engage dans ce sens lors de son discours à la salle Majestic de Bab El-Oued3. Auparavant, en décembre 1964, au congrès de la Fédération de travailleurs de la terre, les agriculteurs ont exprimé sans détour leur insatisfaction. Un délégué de Saïda lance : « Soixante-trois fermes n'ont pas été payées depuis deux mois. Il y a des ouvriers qui dorment à la belle étoile. Et il y a des cadres qui ont dix maisons (…). Soixante-trois comités de gestion m'ont chargé de dire que nous sommes encore colonisés par les bourgeois »4.

Durant les premières années de l'indépendance, la gauche était présente dans la presse avec l'hebdomadaire en arabe El Moudjahid de Lemenouar Merouche, Alger ce soir de Mohamed Boudia et Révolution africaine sous la direction de Mohamed Harbi. À la radio, média de masse par excellence, les Algériens pouvaient écouter le poète Jean Sénac auteur du fameux vers « Belle comme un comité de gestion », les billets de Michel Raptis (théoricien de l'autogestion), les émissions de Fadhela M'Rabet et Maurice Tarik Maschino sur la situation des femmes. Autant dire que le public était largement exposé aux idées révolutionnaires. Cela dit, deux visions du socialisme s'opposaient au sein du FLN : d'un côté l'aile gauche internationaliste, de l'autre l'armée ainsi que les conservateurs qui voyaient d'un mauvais œil ce « cosmopolitisme » et appelaient à un socialisme respectueux des « valeurs traditionnelles » algériennes. Ils rejettent l'idée marxiste de lutte des classes au profit de la vision d'un peuple uni par son histoire et son identité. La gauche était dans une position minoritaire sous Ben Bella, avant d'être clairement pourchassée avec l'arrivée de Boumediene au pouvoir.

Dans sa thèse (à paraitre), Yassine Temlali écrit :

Bien contenues pendant la cohabitation difficile entre l'armée et Ahmed Ben Bella, les critiques du cosmopolitisme du socialisme benbellien et de son "inauthenticité" se sont exprimées brutalement dès le renversement de celui-ci. Dans un discours prononcé le 30 juin 1965, Houari Boumediene a sévèrement critiqué le recours à des conseillers non algériens les qualifiant d'"aventuriers" et affirmant que l'Algérie "n'[avait] pas besoin de guides étrangers qui lui donnent des leçons sur la façon de construire le socialisme" »5.

Dans ses mémoires filmés, Mohamed Harbi6 parle des mois suivant le putsch du 19 juin comme une période d'intense activisme. Le coup de force de Boumediene a poussé différentes tendances de la gauche algérienne, plus particulièrement les communistes et l'aile gauche du FLN, à se rejoindre dans la clandestinité au sein de l'organisation de la résistance populaire. Dans un des tracts de l'Organisation de la résistance populaire (ORP), signé Hocine Zahouane, on peut lire :

Peuple algérien ! Il serait illusoire d'attendre du pouvoir militaire formé sur le régime du sabre et le sang des enfants du peuple, une vie politique démocratique (…) Coupé du peuple travailleur, fondamentalement méfiant à son égard, il ne pourra régner que par le mensonge, la démagogie sociale et la répression.

Les manifestations contre le putsch organisées par des étudiants n'ont généralement pas été réprimées dans un premier temps, mais une vague d'arrestations suivra et nombre de militants de gauche seront torturés. C'est dans ce contexte explosif qu'est distribué l'Adresse aux révolutionnaires d'Algérie et du monde entier.

« Tout est à refaire ! »

Avant d'être publié dans le bulletin de l'Internationale situationniste, ce texte non signé a été distribué à Alger ainsi que dans plusieurs capitales européennes en 1965. La correspondance de Mustapha Khayati montre qu'il a été rédigé entre Strasbourg où il étudiait et Paris, en collaboration avec Guy Debord. Les situationnistes pratiquaient un « communisme littéraire » qui se traduisait par la rédaction collective de textes non signés. L'importance de la correspondance autour de ce projet montre que les situationnistes y tenaient particulièrement7. L'Adresse sera traduite en plusieurs langues (anglais, allemand, espagnol, arabe) afin d'être « lisible sur toute la planète », selon les mots de Debord, qui portait un intérêt particulier à la stratégie de communication du groupe.

Le choix de publier ce texte à Alger en juin 1965 n'est pas fortuit. La ville s'apprête à accueillir le Festival international de la jeunesse sous le signe de « la solidarité avec la jeunesse et le peuple algériens en lutte pour l'édification socialiste de la République démocratique et populaire algérienne ». Mais l'évènement est annulé et le tract tout de même distribué dans le bouillonnement politique qui suit le putsch de Boumediene contre Ben Bella.

Les « révolutionnaires d'Algérie » du titre sont donc les militants et acteurs politiques soutenant l'accomplissement d'une révolution socialiste. Il faut souligner que la critique situationniste du « masque révolutionnaire » de l'État algérien était d'abord portée contre le gouvernement de Ben Bella. Ses décisions n'allaient pas toujours dans le sens des orientations que les militants de gauche proposaient et le secteur autogéré était déjà en crise. Les situationnistes se positionnaient donc dans une critique des intellectuels qui croyaient en une réalisation de l'autogestion dans le cadre étatique.

Le titre initial du tract était « Tout est à refaire ». C'est Guy Debord qui propose « Adresse aux révolutionnaires algériens et de tous les pays » en sous-titre. L'évolution du manuscrit va vers l'internationalisation du propos. Différentes tentatives révolutionnaires sont mises en perspective : le « mouvement d'émancipation des Noirs » aux États-Unis, les étudiants japonais ; la répression à Saint-Domingue, l'assassinat de Patrice Lumumba au Congo, la lutte contre Francisco Franco en Espagne… Dans tous ces exemples, les auteurs montrent le peu de solidarité des États dits socialistes. La révolution, assurent-ils, ne peut s'accomplir qu'à une échelle mondiale hors du cadre étatique. « Partout des révolutionnaires, mais nulle part la Révolution », écrivent les situationnistes avec leur art de la formule-choc. Le socialisme, assurent-ils, n'existe « ni en Russie ni en Chine ni ailleurs ». Plus largement, il s'agit d'une critique du Parti communiste, mais aussi des trotskistes qui voyaient dans l'URSS un « État ouvrier dégénéré », quand les situationnistes le classaient au rang des « capitalismes d'État », de même que la Chine et les États du tiers monde.

« La discussion avec eux est déprimante »

« Aux explosions sporadiques de la contestation révolutionnaire répond une organisation internationale de la répression ». La négation est radicale et le texte n'annonce rien moins que « la défaite du projet révolutionnaire » à l'échelle mondiale et aspire à une « nouvelle théorie révolutionnaire »8. S'avançant sur des terrains plus expérimentaux, il fait référence à la « libération de la vie quotidienne » ou encore au « contenu libérateur » de la psychanalyse. La question de la reprise en main de la « réalité » est exprimée dans les termes que développera Debord dans La Société du spectacle. Le spectacle est celui de la consommation dans les pays capitalistes, mais aussi celui du « spectaculaire concentré » incarné par le « chef unique » dans les pays sous-développés. Deux paragraphes sont d'ailleurs ajoutés pour expliquer ces notions dans la version publiée dans L'Internationale socialiste, avec en illustration d'une part le « conducteur du peuple » indonésien Soekarno en « séducteur de cinéma » et d'autre part une photo du magazine Lui montrant une panoplie d'objets censée représenter l'homme d'affaires.

Après le coup d'État du 19 juin 1965, les situationnistes n'en démordent pas : la chute de Ben Bella confirme, estiment-ils, leur critique du masque révolutionnaire dans les pays du tiers-monde. C'est ce que souligne le paragraphe qu'ils ajoutent dans l'urgence pour coller à l'actualité. Les caméras du monde sont braquées sur Alger durant les mois qui suivent le putsch. Ce qui en fait « la ville du monde où la diffusion de ce texte ferait le plus sensation », s'enthousiasme Debord dans une de ses nombreuses lettres à Khayati.

Le tract est envoyé à Nasri Boumechal, étudiant algérien à Strasbourg, qui se charge de la distribution à Alger. D'infinies précautions sont prises pour ne pas compromettre ce contact à un moment où la répression fait rage. Les tracts sont camouflés en polycopiés de cours. Une lettre du 8 juillet 1965 envoyée par Nasri Boumechal à Khayati offre un précieux aperçu sur l'ambiance à Alger. Les communistes, rapporte-t-il, soutiennent toujours Ben Bella, mais « comptent sur les contradictions internes du CNR et sur un éventuel incident d'une éventuelle gravité qui pourrait mettre le feu aux poudres. La discussion avec eux est déprimante : il n'y a rien à tirer ». La lettre poursuit sur le même ton de désillusion affirmant que ceux qui ne regrettent pas Ben Bella estiment que « cela ne pourra pas être pire ». Pourtant la répression est déjà palpable : « Les membres du CE et de l'UNEA sont soit en prison soit à l'hôpital (tortures) ou en clandestinité », écrit Nasri, avant de conclure : « La situation est quand même encore assez trouble en définitive : je crois que le pouvoir nouveau est bien installé. Les patrouilles militaires n'apparaissent qu'à la tombée de la nuit ».

« Leur révolutionarisme est très conservateur »

De son côté, Debord suit de près la distribution et les échos médiatiques du tract… finalement minimes. À peine relève-t-il la mention d'un « texte non précisé » dans Le Monde. Malgré cette maigre revue de presse, Debord se demande si Mohamed Harbi n'a pas été arrêté parce que soupçonné d'être l'auteur de l'Adresse. Engagé dans la clandestinité avec l'ORP, Harbi avait bien d'autres raisons d'être arrêté. Les lettres venant d'Alger décrivent la chape de plomb qui s'abat sur les militants de gauche. En octobre 1966, Nasri Boumechal parle d'une crise de confiance et d'un désintérêt de la population pour la politique : « La réflexion la plus répandue : "ce sont tous les mêmes ; chacun se remplit les poches et fout le camp. À quand le tour de Boumediene ou de tel ou tel autre ministre" ». La lettre évoque également les échos de l'Adresse parmi les étudiants :

Peut-être certains étudiants s'intéressent-ils de près, mais il manque une base : les milieux les plus avancés vivent en pleine idéologie et manquent d'audace révolutionnaire en ce qu'ils ne peuvent concevoir un pays sans gouvernement fort : « Sinon cela va être l'anarchie ». Leur révolutionarisme est très conservateur (…) Je pense que si on veut que l'IS développe son audience, il faudrait être sur place : même les plus staliniens (donc les plus bornés) ne peuvent résister à une rétrospective sur la Révolution d'octobre et toute l'idéologie stalinienne pseudo-trotskiste (mots raturés) peut être balayée. Le risque est que cet éclaircissement théorique ne se transforme à son tour en pure idéologie.

La rencontre entre l'Internationale situationniste et la gauche algérienne se clôt sur une note amère. Une incompréhension sépare ce groupe indépendant de théoriciens révolutionnaires des militants de gauche algériens qui espèrent encore orienter la fondation de l'État vers le socialisme.

D'autres connexions existeront plus tard, comme le montre l'excellent ouvrage Internationale situationniste. Adresse aux révolutionnaires d'Algérie présenté par Nedjib Sidi Moussa. Toutefois la distribution du tract sera l'action situationniste la plus importante en Algérie même. Son évocation permet d'avoir un aperçu de l'ambiance politique d'Alger en juin 1965. Comme l'analyse Malika Rahal : « On ne passe pas, en général, de la colonisation à des régimes autoritaires de parti unique. En général, il y a une transition avec une période où il y a une certaine ouverture politique possible ».

Si on a souvent abordé l'Algérie des premières années de l'indépendance comme terre d'accueil des révolutionnaires du monde entier, il reste à mettre en relief le potentiel révolutionnaire des Algériens eux-mêmes en dépit des limites imposées par le système du parti unique. L'évolution de cet activisme, allant de la dissidence à la participation en passant par le « soutien critique », ressurgit aujourd'hui comme une nécessaire histoire populaire permettant de mettre en perspective les développements politiques actuels.

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Internationale situationniste. Adresse aux révolutionnaires d'Algérie et de tous les pays (et autres textes)
Libertalia, 22 août 2019
Textes rassemblés et présentés par Nedjib Sidi Moussa
Édition établie par Charles Jacquier
120 pages — 8 €


1NDLR. Titre de l'essai de Guy Debord, l'un des fondateurs de l'Internationale situationniste. La Société du spectacle paru pour la première fois en 1967, a eu un fort retentissement dans le contexte de Mai 68.

2Nedjib Sidi Moussa, Sophie Dolto, « The Situationists' Anti-colonialism : An Internationalist Perspective » in The Situationist International : A Critical Handbook. Alastair Hemmens, Gabriel Zacarias (éd.). Pluto Press, London, 2020.

3Catherine Lévy, « La journée du 8 mars 1965 à Alger », Clio, coll. Histoire‚ femmes et sociétés

4« Révolution prolétarienne, mai 1965 », in Daniel Guérin, L'Algérie caporalisée ?, CES, 1965 ; p. 66.

5Pour une autre histoire des rapports de l'État central à la Kabylie dans l'Algérie algérienne : 1962-1965. Loyalisme et dissidences, arabisation et affirmation berbère (kabyle), thèse de doctorat soutenue à Aix-Marseille Université, 29 mars 2021.

6Publiées sur Youtube ici.

7Dans les archives Khayati, les lettres de Debord sont au nombre de 45 pour l'année 1965. À titre de comparaison, elles sont trois pour l'année précédente et 25 pour l'année suivante. Ces lettres peuvent être consultées dans les sept volumes de la Correspondance de Guy Debord publiées chez Fayard

8L'Adresse s'inspire d'un texte précédent de Debord intitulé Les situationnistes et les nouvelles formes d'action dans la politique ou l'art, Paris, Mille et une nuits, « La petite collection », 2006.

Algérie. Les racines de la terreur

Écrit sobrement, le premier roman de l'ancien ambassadeur de France au Yémen tient de l'intime et de l'histoire. Au départ, la passion amoureuse dévorante d'un jeune coopérant français nommé professeur dans les années 1970 au lycée de Biskra dans le sud algérien, pour un élève de terminale avec qui il quitte chaque week-end la petite ville pour gagner la vallée des roses de l'enfance et découvrir les réalités parfois dérangeantes d'une famille traditionnelle.

Le détournement en décembre 1994, le lendemain de Noël, d'un Airbus d'Air France sur l'aéroport d'Alger survient en pleine guerre civile algérienne entre un régime autoritaire et une révolte islamiste. L'évènement est considérable, la France officielle en pleine cohabitation entre un président de la République de gauche — François Mitterrand — et un premier ministre de droite — Édouard Balladur — se raidit et envisage une intervention quasi militaire sur le sol algérien. Une première ! L'affaire est suivie au Quai d'Orsay, siège du ministère des affaires étrangères, par une poignée de diplomates, dont le jeune coopérant devenu au fil des ans responsable du bureau Maghreb et qui découvre que son ancien amant est l'un des pirates.

Vingt années ont passé et les retrouvailles entre le diplomate et le terroriste seront dramatiques à souhait. Qu'est-ce qui conduit un jeune lycéen prometteur à se rebeller et à plonger dans la violence ? Gilles Gauthier répond à sa manière à cette question qui concerne des millions de jeunes dans tout le monde arabe.

Dans le chapitre final de son livre, il raconte le dialogue intense entre les deux anciens amants à bord de l'Airbus garé à proximité de la tour de contrôle de Marseille-Marignane d'où les agents français se préparent à l'assaut. L'un invoque la réalité algérienne, les ambitions démesurées des vainqueurs de 1962, date de l'indépendance de l'Algérie, qui ont privé les oasis logées derrière les hauts plateaux de l'eau des rigoles au profit de projets grandioses inspirés de l'Arabie saoudite et de son agriculture industrielle, accaparé les richesses du pays, subi la poigne des quatre ou cinq polices qui défendent avec hargne le régime. Le sentiment est répandu dans la population que l'injustice est partout et le droit nulle part.

Le diplomate comprend les raisons de la révolte de son ami ; il connaît les turpitudes des gouvernants de l'Algérie où il a été en poste, mais il ne peut plaider que l'inutilité du sacrifice et exalter la vie. Un épilogue existentiel conclut ce roman qui mêle fiction et réalité dans une proportion connue du seul auteur :

… Sous une vérité, il y en a toujours une autre plus profonde et ainsi de suite jusqu'à l'infini… D'abord on croit et puis on marche et au bout de quelque temps on finit par marcher sans plus se poser de questions.

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Gilles Gauthier, Un si proche ennemi
Éditions Riveneuve, Paris, 2021
175 pages — 17 euros

Le Code des eaux tunisien. Le spectre de la privatisation

Avec des ressources en eau par habitant estimées à 460 m3 par an, la Tunisie est sous le seuil de pauvreté hydrique. Le projet de nouveau Code des eaux se veut respectueux du développement durable, des droits des générations futures, et de l'égalité entre les régions. Mais des activistes mettent en garde contre les dangers d'une possible privatisation.

La première mouture du projet de Code des eaux a été déposée au Parlement le 3 octobre 2019. Les députés ont entamé les débats à ce sujet lors de la session parlementaire actuelle, le 17 décembre 2020. Le Code des eaux a fait l'objet de cinq réunions et de six conférences régionales, avec la participation de représentants des autorités locales et de la société civile. L'ancienne ministre de l'agriculture Akissa Bahri, des experts, des représentants du Syndicat des agriculteurs (Synagri), de l'Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat (Utica, patronat), et de l'Union tunisienne de l'agriculture et de la pêche (Utap) ont été auditionnés. Cependant, le Code continue de susciter les réserves de nombreuses associations et ONG, qui relèvent le manque de vision stratégique du projet. En clair, le Code en friche est accusé d'appréhender la question hydrique sous l'angle de la logique économique, en reléguant le volet des droits humains au second plan.

Un retard justifié ?

La réflexion sur un nouveau Code des eaux a commencé en 2009 « sur recommandation de la Banque mondiale, et en prélude à la privatisation du secteur », affirme Houcine Rhili, expert en eau et en développement durable. Dans un rapport élaboré en 2009, la Banque mondiale a évoqué la nécessité d'une intervention du secteur privé dans la distribution et l'assainissement de l'eau. Cette participation privée devrait ainsi passer du stade de la sous-traitance à celui du partenariat avec le secteur public. C'est donc dans ce contexte que le nouveau projet de Code des eaux a commencé à prendre forme. L'avènement de la Révolution remisera momentanément le dossier au placard. Mais la nouvelle Constitution tunisienne approuvée en 2014 mentionnera explicitement le droit à l'eau. Et un projet de Code a donc été préparé conformément à ces principes constitutionnels. Mais de nombreuses organisations et associations ont jugé cette version en deçà de leurs attentes, au motif qu'elle est « incompatible avec la gestion durable des ressources en eau ».

Puis une nouvelle version a été présentée en 2017, et examinée par le ministère de l'agriculture et le syndicat des employés de la Société nationale d'exploitation et de distribution des eaux (Sonede). Or la partie syndicale a exprimé ses inquiétudes au sujet d'une éventuelle privatisation. L'article 61 du projet dispose en effet que l'État encourage le partenariat entre les secteurs public et privé dans la gestion des ressources et des installations hydrauliques.

Après des réunions entre le syndicat et le gouvernement, l'édition 2017 du Code des eaux a fini par être abandonnée. Une nouvelle mouture devait donc être préparée pour répondre aux attentes des organisations du secteur. Et c'est ainsi que le projet du Code actuel a été présenté lors de la session parlementaire en cours.

Des chiffres alarmants

Selon une étude préparée par l'expert Houcine Rhili et publiée en 2018 par le bureau de Tunis de la fondation allemande Friedrich-Ebert (FES), les ressources en eau disponibles par habitant dans notre pays sont estimées à 460 m3 par an. Alors que la consommation moyenne dans la zone Moyen-Orient et Afrique du Nord (MENA) est de 550 m3. Des chiffres faibles par rapport au niveau recommandé par l'Organisation mondiale de la santé (OMS), préconisant une consommation annuelle par habitant de 700 à 900 m3 par an.

Ces trois dernières années, en Tunisie, le secteur agricole a représenté 77 % de la consommation d'eau selon l'étude de la FES, contre 8 % pour l'industrie et 1,5 % pour le tourisme. L'eau potable a constitué 13,5 % de la consommation globale. Pour l'année 2016, la consommation d'eau potable a été estimée à 470 millions de m3, tandis que le secteur agricole s'est accaparé 2,2 milliards de m3.

Dans ce contexte, Rhili a noté que les cultures irriguées destinées à l'exportation tendent à épuiser les ressources hydriques. En 2019, la production d'agrumes a été estimée à 440 000 tonnes. L'exportation d'oranges maltaises a rapporté 28 millions de dinars (8,51 millions d'euros), alors qu'il a fallu consacrer 320 millions de m3 d'eau coûtant 400 millions de dinars (121,54 millions d'euros) pour les produire. Or cette quantité d'eau aurait pu être utilisée pour répondre à 20 % de nos besoins en céréales, afin d'assurer la sécurité alimentaire nationale, a déclaré l'expert à Nawaat.

En outre, certaines industries consomment d'importantes ressources en eau, tel le textile dans la région côtière de Monastir, et les laveries de phosphate dans le bassin minier du sud-ouest de la Tunisie. Selon les chiffres du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES), 9 millions de jeans sont fabriqués à Monastir. Or la production d'un de ces pantalons nécessite en moyenne 55 L d'eau, soit 495 000 m3 consommés annuellement par cette industrie dans une région fortement affectée en été par les coupures d'eau.

Dans la zone du bassin minier (sud-ouest), la production d'une tonne de phosphate brut nécessite entre 1 et 1,5 million de m3 d'eau. Selon l'étude de la FES, la Tunisie consomme entre 18 et 20 millions de m3 par an pour assurer sa production annuelle de phosphate, estimée à 12,5 millions de tonnes.

Manifestations contre la soif

Pour le seul mois de juillet 2018, le FTDES a recensé quarante manifestations dans différentes régions du pays au sujet du problème de l'eau. Certaines dénonçaient les coupures, alors que d'autres en réclamaient pour les cultures irriguées. La qualité de l'eau potable distribuée a également été mise en cause.

Au total, 1 345 problèmes de distribution de l'eau ont été signalés en 2020, contre 497 au cours du premier trimestre de 2021, selon l'Observatoire tunisien de l'eau (OTE). La région de Kairouan au centre du pays arrive en tête des manifestations de la soif, avec 75 actions conduites en 2020. Tandis que 80 alertes de coupures d'eau ont été comptabilisées à Gafsa (sud-ouest) la même année.

Lors de la rentrée scolaire de septembre 2020, le ministre de l'éducation a révélé que 461 écoles primaires ne disposent pas d'eau potable, alors même que la propagation de l'épidémie du Covid-19 exige des mesures renforcées d'hygiène. Les précipitations ont accusé une baisse de 28 %, et les réserves en eau ont diminué de 25 % depuis 2016, selon une étude du FTDES.

En outre, 29,7 % des eaux usées ne sont pas épurées et réutilisées, comme l'indique le bureau de Tunis de la Fondation allemande Heinrich Böll dans une étude sur le nouveau Code des eaux en projet. Le manque d'entretien des barrages cause une perte de 24 millions de m3 d'eau par an, souligne la même étude.

Le cadre juridique du secteur

Le Code des eaux promulgué en 1975 a visé à rassembler tous les textes juridiques antérieurs dans un cadre légal unifié. Il s'agit en particulier du décret du 24 septembre 1885 définissant le domaine public de l'eau, celui du 24 mai 1920 relatif à la constitution d'un fonds de l'hydraulique agricole et industriel et d'un Comité des eaux, et le décret du 5 août 1933 régissant la conservation et l'utilisation des eaux du domaine public.

Le Code a ainsi permis de définir les eaux du domaine public, de surface ou souterraines, telles que les eaux des rivières, de sources, ou relatives à la nappe phréatique. Ces dispositions ont été révisées par la loi du 26 novembre 2001, faisant de l'eau une ressource nationale qui doit être protégée et utilisée de manière à répondre durablement aux besoins de tous les citoyens.

Face aux nouvelles données environnementales et à la consommation croissante des secteurs agricoles, industriels et énergétiques, l'Etat a œuvré à mettre en place un nouveau cadre légal régulant la question de l'eau. Le but étant de garantir un accès équitable aux différentes catégories sociales, en tenant compte de l'aspect environnemental et de la rareté de cette ressource.

En somme, le projet de Code actuel veut se pencher sur des éléments non couverts par la version de 1975. Il est ainsi question du droit d'accès à l'information dans le domaine de l'eau, d'adopter une approche respectueuse des principes du développement durable, de protéger les droits des générations futures à disposer des ressources en eau, et de soutenir la décentralisation et l'égalité entre les régions. ONG contre la privatisation de l'eau potable

L'actuel projet, déposé devant la commission de l'agriculture et de la sécurité alimentaire du Parlement, suscite certaines réserves du côté de la société civile. Le coordinateur de l'OTE Alaa Marzouki considère que sur la forme, le projet se propose de défendre une gestion écologique de l'eau, en relevant la valeur économique de cette ressource, en détaillant la question du domaine public, et en considérant l'eau comme un droit, tel que garanti par l'article 44 de la Constitution. « Mais sur le fond, le projet du Code des eaux contredit totalement ces principes », déclare Alaa Marzouki à Nawaat. Pour le coordinateur de l'OTE, l'article 3 du nouveau projet « porte atteinte au droit à l'eau ». L'article en question indique que « l'autorité compétente doit œuvrer, dans les limites des moyens disponibles, à permettre à chacun d'avoir droit à l'eau potable, à l'assainissement et aux services afférents ». Or en l'occurrence, Marzouki estime que la mention explicite des « limites des moyens disponibles » indique que l'État a éludé ses responsabilités l'enjoignant à fournir de l'eau à tous ses citoyens.

Selon lui, le projet du Code ouvre également la voie à la privatisation, en autorisant le partenariat entre les secteurs public et privé dans la distribution d'eau potable. En effet, l'article 64 du Code stipule que les privés peuvent distribuer et vendre de l'eau traitée pour la consommation, sous réserve de l'obtention des permis nécessaires. Pour ce faire, les sociétés privées sont appelées à demander une autorisation et à respecter le cahier des charges approuvé par le ministre de l'agriculture et des ressources hydrauliques. En outre, elles sont soumises au contrôle de la qualité de l'eau traitée pour la consommation humaine, sur décision du ministre de la santé. A priori, il s'agit d'autant de garde-fous évitant que l'eau potable ne soit dominée par le secteur privé. Néanmoins, de nombreux activistes de la société civile craignent que ces dispositions ne soient un prélude à la privatisation de l'eau potable. « Si vous avez de l'argent, vous pourrez boire, et si vous n'en avez pas, vous crèverez de soif », résume Marzouki.

En outre, ouvrir la voie aux investisseurs privés dans ce secteur pourrait menacer le principe de discrimination positive inscrit dans l'article 12 de la Constitution, qui accorde en matière de développement la priorité aux zones pauvres et marginalisées. Cet article énonce :

L'État a pour objectif de réaliser la justice sociale, le développement durable, l'équilibre entre les régions et une exploitation rationnelle des richesses nationales en se référant aux indicateurs de développement et en se basant sur le principe de discrimination positive ; l'État œuvre également à la bonne exploitation des richesses nationales.

Or les intervenants privés peuvent refuser d'investir dans des zones rurales jugées non rentables.

De son côté, le président de la commission parlementaire de l'agriculture, Moez Belhaj Rhouma, a affirmé à Nawaat que la privatisation de l'eau potable a été rejetée par les différentes parties qui en ont débattu. Le chef de la commission, comme plusieurs de ses membres, ainsi que les parties auditionnées sur la question ont tous refusé la privatisation de l'eau potable, a-t-il souligné.

« Il est inconvenant d'instrumentaliser certaines questions. Cela relève du populisme et d'une volonté de se mettre en avant. Le ministère de l'agriculture a réagi positivement aux différentes propositions d'amendements concernant le partenariat entre les secteurs public et privé, et les contrats d'exploitation de l'eau. Dans ce contexte, les Groupements de développement agricole (GDA, chargés de la distribution de l'eau en milieu rural) devraient céder la place à une agence. Ces propositions ont été incluses dans une brochure de 120 pages et seront prises en considération lors de la discussion des articles du projet de Code », a précisé le député à Nawaat.

Discrimination positive : réalité ou slogan ?

Pour sa part, l'activiste Alaa Marzouki déplore que les habitants des zones rurales ne bénéficient pas du raccordement au réseau d'assainissement, « en flagrante contradiction avec les objectifs de développement durable des Nations unies ». « C'est une atteinte au principe d'égalité des citoyens en droits et devoirs », a-t-il noté.

Et c'est l'article 74 du projet de Code des eaux qui suscite cette réserve. En effet, il stipule que « les institutions publiques spécialisées dans l'assainissement doivent raccorder aux réseaux d'assainissement les logements et les institutions économiques et sociales dans les zones urbaines ». Cependant, concernant le milieu rural, la loi n'ordonne de raccorder aux réseaux d'assainissement que « des groupements d'habitations déterminés ».

Plusieurs organisations de la société civile ont dénoncé une inégalité de traitement, considérant que le projet de loi conditionne le raccordement au réseau d'assainissement par un nombre minimal d'habitants. Alors même que l'article 21 de la Constitution dispose : « les citoyens et les citoyennes sont égaux en droits et devoirs. Ils sont égaux devant la loi sans discrimination aucune ».

Lors d'une conférence de presse tenue le 9 mars 2021, des représentants de l'association Nomad 08 ont déclaré que l'eau est un service public et non une marchandise. C'est pourquoi leurs actions visent à « faire de l'eau une affaire d'opinion publique », ont-ils souligné.

Pour sa part, Houcine Rhili, expert en eau et en développement durable, considère qu'en Tunisie, l'objectif suprême est de garantir la gratuité de la quantité d'eau vitale, dont l'individu a besoin pour son hygiène et pour s'hydrater.

Selon les normes en cours dans les pays disposant d'importantes ressources hydriques, un individu a besoin de 150 L par jour. « Nous ne demandons que 50 litres gratuits par jour et par personne. Ainsi, nous garantirons une consommation d'eau rationnelle et sans gaspillage. Une fois ce quota dépassé, la consommation supplémentaire sera payante », affirme Alaa Marzouki. Et de conclure : le coût de la quantité d'eau vitale par individu ne dépassera pas les 6 dinars (1,82 euro) par an.

Covid-19. La Tunisie à bout de souffle

La situation pandémique en Tunisie est plus que jamais alarmante. L'heure n'est plus au sauvetage de la saison touristique, mais à contenir l'hécatombe. Or, au manque d'infrastructures sanitaires s'ajoute l'amateurisme d'une classe politique, mis à nu par un pays en crise.

La scène se répète, inlassablement. Vendredi 25 juin 2021 à la Kasbah, Hasna Ben Slimane, porte-parole du gouvernement est à son pupitre. D'une voix monocorde et dans un arabe littéraire et administratif qui ne dit rien de la gravité de la situation, elle rappelle les mesures censées être toujours en cours et ânonne celles qui entreront en vigueur pour les deux semaines suivantes, au vu des nouveaux chiffres alarmants qu'a fait remonter le ministère de la santé. Le confinement général est décrété dans quatre gouvernorats où l'incidence a dépassé le seuil de 400 cas pour 100 000 habitants.

Une semaine plus tard, c'est le cas de la moitié des gouvernorats du pays. Le couvre-feu y est avancé à 20 heures au lieu de 22 heures. Les gouverneurs du Grand Tunis interdisent l'entrée et la sortie de la région, sauf cas de force majeure. Vœu pieux dont on ne verra pas la traduction sur le terrain.

Cela fait un moment déjà que les mesures décrétées par le gouvernement relèvent du non-événement. Cafés bondés, non-respect du port du masque ou de la distanciation, mariages et rassemblements… Rares sont ceux et celles qui respectent les consignes, même s'ils en ont les moyens. Pour justifier l'absence flagrante de sanctions, Hasna Ben Slimane coupe court : « L'État ne peut pas mettre un policier derrière chaque citoyen. » Une rhétorique défensive, qui oscille entre la responsabilité individuelle et la réfutation de toute « exception tunisienne » dans cette crise sanitaire mondiale.

Un bien triste record

Pourtant, le bilan est plus que jamais inquiétant. Le nombre de morts a dépassé la barre des 15 000, faisant de la Tunisie le premier pays africain en nombre de décès par million d'habitants (selon les chiffres officiels déclarés). Le taux d'occupation des hôpitaux frôle les 100 % au niveau national et les dépasse dans certaines régions. « On est au-delà de la médecine de catastrophe », alerte Ahlem Belhaj, secrétaire générale du syndicat des médecins, des dentistes et des pharmaciens hospitaliers au micro d'une radio nationale.

Pour compléter le tableau, le taux de tests positifs dépasse les 35 % dans un pays où le coût du test PCR dans le privé (170 dinars, soit 51 euros) aux frais du citoyen limite de fait un dépistage à grande échelle. Mais surtout, la présence du variant Delta est désormais actée. Et lorsque le conseil scientifique déclare que seul un confinement général de six semaines pourrait faire retomber cette pression, Nissaf Ben Alaya, porte-parole du ministère de la santé répond timidement que l'État n'a pas les moyens de verser des aides à la population, faisant valoir la crise économique qui gangrène la Tunisie où 1,5 million de personnes travaille dans le secteur informel, soit presque la moitié des actifs.

La pandémie a également rendu flagrant le manque d'infrastructure médicale et de ressources humaines. Entre 700 et 800 praticiens quittent le pays chaque année, principalement pour la France ou l'Allemagne, et leur nombre ne fait qu'augmenter. Les médecins réanimateurs, indispensables en pareille période, sont au nombre de 160 dans le secteur public, 250 dans le privé… et 500 à l'étranger.

Des régions sinistrées

À l'hôpital régional de Nabeul qui accueille tous les patients de la région du Cap-Bon (nord-est), des chambres pour deux hébergent désormais cinq ou six patients, souvent à deux par lit. Dans les salles d'observation, les malades atteints du coronavirus côtoient faute de place ceux venus consulter pour d'autres urgences. Des salles de repos ou des chambres de garde pour les médecins et les infirmiers sont désormais consacrées aux soins. Voir deux patients en détresse respiratoire qui se partagent un masque à oxygène dans un couloir d'hôpital est devenu une scène d'une triste banalité. Quant au personnel médical et paramédical, il est à bout de force, travaillant sept jours sur sept.

Dans sa conférence de presse du 22 juin, le ministre de la santé Faouzi Mehdi a imputé la situation très critique de certaines régions à « une immunité plus faible que la moyenne nationale ». Curieux hasard, il s'agit souvent de régions périphériques et délaissées. Le gouvernorat de Kairouan fait office de cas d'école. Cette région cumule le plus haut taux de pauvreté national (29,2 %), un taux de chômage à plus de 15 % et le plus grand nombre de suicides dans le pays. Malgré l'implantation en urgence de deux hôpitaux de campagne — rapidement saturés —, la situation sanitaire y est toujours catastrophique : 50 % de tests positifs par jour et un médecin réanimateur pour neuf patients. Fin juin, 180 patients Covid de Kairouan ont été envoyés vers les hôpitaux de Sousse et de Sfax, faute de place.

Pourtant, Kairouan a été inondée de promesses. Connue pour sa Grande Mosquée datant du IXe siècle, c'est la plus ancienne ville musulmane d'Afrique du Nord, ce qui lui vaut en 2016 une enveloppe de 85 millions de dollars (71,63 millions d'euros) allongée par l'Arabie saoudite pour construire le Centre hospitalo-universitaire du roi Salman. Arrivé au pouvoir en octobre 2019, le président de la République Kaïs Saïed joue la surenchère et promet quant à lui une « cité de la santé ». À ce jour, aucune pierre n'a été posée pour l'un ou l'autre de ces projets.

Constater, étudier, réfléchir… faute d'agir

Si la Tunisie se trouve dans un tel état de détresse, sa classe politique y est pour beaucoup. Non contentes d'avoir fait tomber un gouvernement (juillet 2020) pendant la crise sanitaire dont il avait pourtant géré la première vague avec un succès certain (51 morts), nombre d'organisations politiques — qu'elles soient soutiens de l'exécutif ou dans l'opposition — ont à maintes reprises enfreint les réglementations sanitaires. Le parti islamiste Ennahda, son allié plus conservateur Al-Karama, Qalb Tounès du sulfureux homme d'affaires Nabil Karoui, ou encore le Parti destourien libre nostalgique de Zine El-Abidine Ben Ali d'Abir Moussi : tous ont organisé des rassemblements, enfreint le couvre-feu ou l'interdiction de se déplacer entre les régions quand elle était de mise. Quant au gouvernement, il semble incapable de tout effort de prévision. Ce n'est qu'une fois que la catastrophe — pourtant annoncée longtemps à l'avance — a lieu qu'il appelle timidement à des mesures attendues, mais que personne ne prend au sérieux. Ainsi, trois jours après la conférence de presse du 25 juin, le chef du gouvernement Hichem Mechichi convoque la Commission nationale de lutte contre le coronavirus pour « étudier les propositions du conseil scientifique ». La principale conclusion à l'issue de la réunion a été… de continuer à mettre en place les mesures annoncées, ou de réactiver celles qui ont été suspendues, comme la priorité au télétravail.

Le personnel médical et paramédical aux abois ne cesse de dénoncer l'absence de toute politique sanitaire. L'état d'urgence sanitaire, attendu depuis avril et censé permettre la mobilisation des cliniques privées dans l'effort national se fait toujours attendre. Depuis neuf mois, des infirmiers recrutés à durée déterminée pour faire face à la crise sanitaire n'ont pas vu la couleur de leur salaire. Vendredi 2 juillet à Tozeur (sud-ouest), 1643 doses de vaccins ont été perdues à cause d'une coupure d'électricité, dans cette région où le thermomètre approche les 50 degrés en ce début d'été. L'exécutif de son côté s'embourbe dans la bureaucratie et les réunions qui n'en finissent pas. Sa priorité semble surtout de donner l'impression d'agir. Acculé autant par la population, les médias que par le conseil scientifique, le gouvernement annonce qu'il envoie ses ministres en tournée aux quatre coins du pays du 1er au 6 juillet « pour constater les manquements dans les hôpitaux et dans la campagne de vaccination, et y répondre dans les meilleurs délais ». Tant pis s'ils sont réduits à brasser de l'air devenu irrespirable devant les caméras.

Pas mieux du côté du palais de Carthage : le samedi 3 juillet, le président de la République se réunit « en urgence » avec des responsables militaires et sécuritaires. Saïed les appelle à « réfléchir avec toutes les institutions concernées à une nouvelle stratégie pour faire face à cette situation ».

La priorité est ailleurs

Côté vaccination non plus, les chiffres ne portent guère à l'optimisme. Pour une population de presque 12 millions d'habitants, il n'y a pour l'heure que 2,3 millions de doses disponibles. Et sur l'ensemble des 1,9 million de vaccinés, seulement 574 505 ont reçu leurs deux doses. Le ministre de la santé promettait pourtant en avril que la Tunisie serait « noyée de vaccins » fin juin. Mais la seule vague qui submerge le pays pour l'heure est bien celle de la pandémie, en l'absence d'un véritable effort diplomatique pour l'obtention de vaccins. À la suite de sa rencontre avec le directeur général de l'Organisation mondiale de la Santé (OMS) le 9 juin à Genève, Mechichi annonce l'acheminement bientôt de 600 000 doses supplémentaires, inch Allah.

Quid de Kaïs Saïed qui compte parmi ses prérogatives la politique étrangère du pays ? Le président de la République élu à une majorité écrasante n'a pas daigné jusque-là mettre sa popularité au service de la lutte contre la pandémie et s'adresser à la population pour la sensibiliser aux dangers du coronavirus et l'enjoindre à respecter le protocole sanitaire. Pourtant, Saïed n'est pas avare de déclarations dans lesquelles il fustige à mots à peine couverts ses deux meilleurs ennemis, à savoir le chef du gouvernement Hichem Mechichi et le président du Parlement Rached Ghannouchi.

Devant l'hécatombe qui s'annonce, Saïed a fini par sortir de son silence, mais ne déroge pas à ses habitudes. Lors de son déplacement le 2 juillet à l'hôpital militaire de Tunis où il inaugure un nouveau service de réanimation, il tonne : « Ce ne sont pas les moyens qui manquent. S'il y avait une volonté politique sincère, nous serions dans une situation bien meilleure que celle que nous connaissons aujourd'hui. » Plus tard dans la journée, le président se rend au ministère de l'intérieur, dont le chef (par intérim) n'est autre que Mechichi. Là aussi, sans masque et en présence de hauts responsables, Saïed déclare : « La propagation de la pandémie est le résultat de toute une série de décisions politiques guidées par la pression de certains lobbys. » Et d'ajouter : « Des décisions sont prises sur proposition du conseil scientifique, mais ne sont pas maintenues », avant d'affirmer que l'instauration du couvre-feu relève uniquement des prérogatives du président de la République ou de celle des gouverneurs. Tant pis si pour attaquer le chef du gouvernement, Saïed oublie qu'au mois d'avril, c'est lui-même qui a cassé la décision de Mechichi instaurant un couvre-feu à 19 heures pour le mois du ramadan, afin de limiter les rassemblements pendant la rupture du jeûne.

Le jour de la conférence de presse à la Kasbah, le 25 juin, les chiffres de la Covid-19 disputaient la une des quotidiens au principal titre du jour : la rencontre entre Kaïs Saïed et Rached Ghannouchi, après plusieurs mois de conflit par discours interposés. Ainsi, les crises — sanitaire, politique, économique — ne se suivent plus en Tunisie, elles s'accumulent. L'été, saison du jasmin, porte déjà l'odeur des chrysanthèmes.

Pourquoi l'Algérie est hors-jeu en Libye

Après s'être marginalisée en Libye par son soutien jusqu'au bout à Mouammar Kadhafi, l'Algérie a fini par perdre son influence, même au Fezzan et dans le pays touareg qui faisaient traditionnellement partie de son aire d'influence.

Abdel Hamid Dbeibah, le nouveau chef du gouvernement libyen depuis le 15 mars 2021 a dès son investiture entamé une tournée diplomatique dans de nombreuses capitales. Il a également reçu les chefs de gouvernement de pays proches comme la Tunisie, l'Égypte et l'Italie, ou plus éloignés comme la Grèce. Mais il a attendu deux mois et demi avant de se rendre le 29 mai à Alger, simple étape d'un périple sur le chemin de l'Europe.

Depuis au moins un an, la marginalisation de l'Algérie sur le dossier libyen ne fait plus de doute, avec les négociations entre belligérants débutées en octobre 2020 qui ont abouti à l'accord actuel de gouvernement. Ces négociations menées pour l'essentiel à Tunis et à Skhirat (non loin de Rabat) ont vu se multiplier les allées et venues des acteurs libyens entre ces deux capitales maghrébines, enjambant à chaque fois Alger.

Depuis longtemps, ces acteurs libyens — favorables ou hostiles à l'Algérie — ne se font plus d'illusions sur ses capacités à exercer une influence sur la scène libyenne. Elle s'est d'abord marginalisée depuis son soutien jusqu'au-boutiste à Mouammar Kadhafi par peur d'une contagion des « printemps arabes », puis en allant jusqu'à accueillir toute sa famille en exil. Elle a fini par perdre son influence même au Fezzan et dans le pays touareg qui faisaient traditionnellement partie de son aire d'influence. Ainsi le maréchal Khalifa Haftar ne s'est pas limité à menacer publiquement l'Algérie, ce qui avait alors été pris pour une rodomontade. Il est ensuite passé à des provocations.

Réticences des Touaregs

Lorsqu'en prélude à son attaque de Tripoli, Haftar tente deux mois plus tôt, en février 2019, de prendre le contrôle de la région du Fezzan, la présence effective de ses troupes se limite à Sebha, la capitale. Dans cette région qui a une longue frontière avec l'Algérie, il marque par procuration le passage des territoires sous son contrôle. Les Touaregs, comme la plupart des autres communautés, ont accordé leur allégeance à Khalifa Haftar, plaçant sous son autorité le champ pétrolifère d'El-Fil qu'ils contrôlaient. Mais le maréchal tint exceptionnellement à faire défiler et bivouaquer ses troupes à Ghât, une oasis proche de la frontière algérienne. Avant de les retirer 48 h plus tard.

Le pays touareg (targui)
berberoscope.com

Les Touaregs, soucieux de leurs bonnes relations avec l'Algérie frontalière, auraient voulu éviter cette démonstration de force. Ghât, à moins d'une dizaine de kilomètres de la frontière, fonctionne en interaction avec sa jumelle algérienne Djanet, à moins d'une cinquantaine de kilomètres. D'une façon générale, l'influence de l'Algérie est forte dans la région. On est dans le pays de la confédération targuie des Kell Ajjer répartie des deux côtés de la frontière, avec des parentés croisées qui tissent un continuum humain et qui avaient fait de Ghât une base arrière de la lutte contre la colonisation française puis de la lutte de libération de l'Algérie. La zaouia Tidjani, espace où se concluent depuis toujours les rencontres et accords entre les tribus targuies, située quasiment sur la frontière, a été une des bases du Front de libération nationale (FLN) durant la guerre d'indépendance, abritant armes, combattants et réunions. Le prestige de l'Algérie en est resté fort.

Ses réseaux sont servis par des parentés transfrontalières, comme l'illustrait le lien entre Mabrouka Sherif, la cheffe de la garde amazone de Kadhafi, native de Ghât, avec son oncle le sénateur Gouma de Djanet. Ce sénateur avait été nommé dans le tiers présidentiel1, ce qui, dans ces régions frontalières, signifie un apparentement au puissant Département du renseignement et de la sécurité (DRS), les services secrets algériens. Pourtant lorsque le conflit entre les Touaregs et les Toubous prend en 2016 le chemin de la réconciliation, c'est le Qatar qui parraine et structure les négociations côté Touaregs. Il le fait par le biais d'un sous-traitant, un intermittent du renseignement, le Mauritanien Mustapha Limane Chaffei. Les services algériens sont associés aux négociations pour les neutraliser. Lorsque le Tchadien Idriss Deby décide de s'y impliquer pour reprendre pied dans la Libye post-Kadhafi et surtout dans la communauté touboue qui fournit et abrite une partie de ses opposants, il pousse dans les négociations l'ancien président tchadien Goukouni Oueddei, Toubou lui-même et considéré comme un « homme de l'Algérie » où il a séjourné en exil. Deby continue à penser que l'Algérie est un acteur-clé qu'il ne faut pas se mettre à dos. Mais les Qataris, voyant d'abord dans le Tchad un allié de Haftar et des Émirats arabes unis, poussent Oueddei vers la sortie par Touaregs interposés, passant outre les intérêts de l'Algérie qu'ils privent d'une carte maîtresse.

Un an plus tard, en 2017, l'Algérie annonce en grande pompe la visite de son ministre des affaires étrangères dans le sud de la Libye. Les liens y sont forts avec l'Algérie, tissés depuis la fin du XIXe siècle et la colonisation française. Mais la visite du ministre tourne vite court. Après une brève escale à Ghât, il s'envole pour Tripoli en ignorant les autres villes du Fezzan et notamment sa capitale, Sebha, où il était attendu. La déception est alors grande, mais c'est aussi la certitude d'un affaiblissement de la puissance de l'Algérie, illustrée par ce qui a été interprété comme une fuite.

Cependant, les Algériens avaient utilisé auparavant le peu de puissance qui leur restait dans le périmètre de Ghât pour mettre à l'écart autoritairement — avec l'aide des Qataris — le Haut Conseil des Touaregs, constitué de jeunes qui s'étaient associés à la révolution, et le réduire à un cadre formel. Ils lui substituent un Conseil social des Touaregs et remettent en selle les deux caciques touaregs du régime de Kadhafi : Hocine El-Kaouni, l'ancien responsable des « comités populaires » de Ghât, et Ali Kena, le responsable de la milice targuie El-Mawaghir.

La jonction avec les Imazighen

Face aux tentatives de Haftar de s'implanter au Fezzan, l'unanimité se fait dans les communautés du Fezzan pour désigner Ali Kena comme chef de la région militaire du Fezzan. Paradoxalement, l'Algérie s'y oppose, ajoutant son refus à celui des puissances comme la France et les Émirats arabes unis qui le voyaient plutôt comme un homme des Algériens. Ces pressions paralyseront longtemps Fayez Al-Sarraj, premier ministre depuis décembre 2015, et l'empêchent de nommer un gouverneur militaire au Fezzan, laissant un vide qui favorise Haftar.

En lâchant Ali Kena, les Algériens perdent la dernière branche par laquelle ils pouvaient se raccrocher à la Libye. Leur attitude se fonde sur une double méfiance, à l'égard d'une minorité ethnique ayant son prolongement en Algérie, mais surtout face aux prémices d'une alliance entre Touaregs et Imazighen du djebel Nefoussa. Les Touaregs avaient majoritairement soutenu Kadhafi. Cependant une de leurs deux branches2, celle minoritaire de Terga, avait dès son début rejoint la révolution en emboitant le pas aux Zintan du Djebel auxquels les liait une très ancienne alliance tribale.

Dans les combats en juillet-août 2011 autour du djebel puis de la prise de Tripoli se fit la jonction avec les Imazighen qui tentèrent de structurer une alliance incluant les Touaregs sahéliens inquiets pour leur devenir en Libye, où, contrairement aux promesses de Kadhafi, la plupart d'entre eux n'ont pas étés naturalisés. À la chute de Kadhafi, les troupes amazighes sont les seules à entrer dans le pays targui pour prévenir d'éventuelles représailles contre ces derniers et leur tendre la main. Lorsque le leader amazigh Fethi Ben Khalifa lance son parti Lebou (en référence à la tribu amazighe qui occupait la région et donnera son nom au pays), il ne le fait pas au djebel Nefoussa, môle de peuplement des Imazighen libyens, mais à Oubari en pays targui où se trouvent les membres de la branche Terga et les Touaregs du Sahel.

Pour le régime algérien, préoccupé de se prémunir d'une contestation interne dont la Kabylie est un des épicentres, mais dont l'influence s'étend au Sahara, au Mzab particulièrement, la constitution d'un tel axe autour de l'amazighité est vue comme une menace qu'il faut endiguer. Aussi l'Algérie s'emploie-t-elle à brider l'action des Touaregs. Elle se tourne vers les Frères musulmans par l'intermédiaire du Qatar, d'autant qu'un de leurs leaders libyens, Abdelkader Touhami, est responsable des services du gouvernement Sarraj jusqu'à sa mort à la fin de l'année 2020. De surcroit, il est originaire du Fezzan. Mais les Frères connaissent eux-mêmes une crise profonde, avec une hémorragie de cadres et une érosion continue de leur influence, et ont moins à offrir à l'Algérie qu'à en attendre. Vivant sous la menace existentielle que fait peser sur eux le puissant voisin égyptien, ils tournent casaque et s'engagent dans une opération de séduction de son allié le maréchal Haftar en prenant leurs distances avec l'Algérie dont ils comprennent l'impuissance, la laissant sans relais en Libye.

L'Algérie se retrouve acculée dans une position passive. Pour se protéger des retombées du conflit, elle se lance à grands frais dans la construction d'un mur allègrement franchi au quotidien par les Touaregs, y compris pour se rendre au Niger dont l'accès direct leur est barré par leurs rivaux toubous.

La corruption des services

Cette marginalisation de l'Algérie sur le dossier libyen n'est qu'une des facettes de la dilution de la puissance algérienne, conséquence de la crise d'un régime dont le Hirak débuté en février 2019 a révélé l'immobilisme et la corruption de ses services de sécurité et de sa diplomatie. Ses effets sur le dossier libyen s'illustrent de façon frappante à Ouargla, siège de la quatrième région militaire algérienne qui gère entre autres le dossier libyen.

Le 18 octobre 2018, le général Abderrazak Cherif, qui a dirigé quinze ans durant cette région militaire, est arrêté pour trafic de cocaïne. Les services de sécurité américains et espagnols avaient mis en lumière la filière qu'il couvrait et opérait depuis plusieurs années à partir de la Colombie, sommant les autorités algériennes d'agir. Le général Cherif est aussi le responsable militaire qui a géré le dossier libyen dans ses moments charnières, de 2004 à 2018. La quatrième région militaire est en effet celle où s'élabore la diplomatie sécuritaire sahélienne de l'Algérie, héritière du « Territoire du Sud » de Ouargla qui fut le siège du commandement militaire français pour l'ensemble du Sahara3. Sa position en bout de chaine de l'axe d'échange méridien le plus important du Sahara central en fait un carrefour de réseaux d'échanges informels.

À partir des années 2000, la quatrième région militaire de Ouargla où se trouve l'essentiel des gisements algériens d'hydrocarbures se transforme en terrain d'affrontement autour des dividendes de la privatisation de l'économie, estompant les questions sécuritaires et diplomatiques régionales. Après plusieurs péripéties, notamment la révélation par le DRS de la corruption autour des contrats pétroliers de l'entourage du président Abdelaziz Bouteflika4, et la prise d'otages en janvier 2013 par des islamistes au complexe gazier de Tiguentourine, non loin de la frontière libyenne, où les tiraillements entre l'armée et le DRS alourdissent le bilan des otages tués — 37 selon des sources officielles algériennes —, le DRS est finalement dissous. À Ouargla, une de ses bases fortes, on assiste au démantèlement de ses réseaux qui, depuis cette base, s'étendaient en Libye, au Sahel et même jusqu'à Paris.

Au-delà des péripéties de ces luttes au sommet, à Ouargla, les activités privatisées notamment dans le pétrole sont accaparées pour l'essentiel par de hauts gradés et leurs enfants ou leurs protégés, en association avec des multinationales. Les populations autochtones qui étaient reléguées dans les emplois subalternes non qualifiés ne peuvent même plus y accéder. La privatisation a aggravé le clientélisme de sociétés privées qui préfèrent « importer » du Nord même les travailleurs non qualifiés, et enfreignent en toute impunité Code du travail et les règles environnementales.

Une révolte sociale, structurée autour du « Mouvement des enfants du Sud pour la justice » (MSJ) a subi une répression violente, le régime usant de moyens de guerre pour traquer les contestataires. Les autorités ont justifié ces représailles par le passage d'une partie de ce mouvement à la lutte armée. Mais une enquête très fouillée du journal El Watan (28 mars 2014) sous le titre « L'histoire secrète du Mouvement des enfants du Sud » a révélé nombre de zones d'ombre sur les motivations de ce passage à la lutte armée, des amalgames sur l'identité des militants et la violence de l'armée face aux tentatives de médiation.

Le « front interne » a ainsi pris le pas sur les considérations sécuritaires régionales dans la région de Ouargla. L'armée algérienne n'y est plus perçue comme un pouvoir de l'ombre, mais comme un acteur banalisé dans la course au profit. Cette délégitimation permet aux langues de se délier pour critiquer ouvertement « le pouvoir de la casquette » et « les nouveaux colons » dans des meetings de protestation. Près de deux décennies avant le Hirak, le pouvoir des militaires était mis en cause à Ouargla.

La mutation de ce territoire qui constitue le cœur atomique du dispositif sécuritaire algérien révélait une évolution plus globale. L'inculpation du général Abderazak était intervenue en même temps que celle des plus grands patrons de l'appareil sécuritaire : celui de la police, celui de la gendarmerie, les chefs de la première et deuxième région militaire (la première couvrant tout l'Algérois et vouée à la protection du régime et la deuxième les frontières avec le Maroc). Après le déclenchement du Hirak et sous sa pression, vont s'y ajouter les deux patrons de la sécurité de l'armée, trois autres du puissant service de renseignements et plusieurs directeurs de départements du ministère de la défense.

L'influence des Émirats arabes unis

Cette plongée de la haute hiérarchie sécuritaire dans la criminalité aura plusieurs effets collatéraux à Ouargla sur la gestion du dossier libyen. D'abord un désinvestissement dans les réseaux d'influence traditionnels dans le Fezzan, voire leur désorganisation et leur détournement au profit de réseaux criminels voués à l'acheminement de la drogue et la méfiance et la coercition envers les acteurs politiques influents au Fezzan, susceptibles de perturber ce trafic, et qui, par ailleurs, à l'instar de certains Touaregs et Imazighen, sont perçus par le pouvoir officiel comme porteurs d'un risque de contagion contestataire. En écho, la féroce répression du mouvement social comme celui des enfants du Sud a participé à couper le lien, sur le versant algérien, avec les Touaregs et autres populations sahariennes algériennes, relais d'influence en Libye. Le trafic de drogue s'est instillé dans les luttes de clan au sein du sérail algérien, avec comme terrain les frontières libyennes.

Le général Abderrazak, commandant de la région, a été le principal artisan de la chute en août 2015 du général Hassan, numéro deux du DRS, qui organisait une opération de récupération des armes en circulation en Libye, au motif d'une dissimulation par celui-ci d'une partie de ces armes. Cette chute signera le début du démantèlement du DRS. Par cette opération, le général Abderrazak conforte à la fois sa position auprès de la présidence et se débarrasse d'un intrus, gagnant plus de marges de manœuvre sur son territoire. Le prix en est la destruction des derniers réseaux du DRS dans le Fezzan.

Le fait que ce soient des services étrangers qui aient mis à jour ce trafic a fait ressurgir le fantôme du général Manuel Noriega, ferré par la CIA sur un trafic de drogue puis devenu chef d'État panaméen, a espionné pour le compte de celle-ci les États latino-américains, particulièrement Cuba. Comment ne pas penser aux excellentes relations du général Abderrazak avec les princes émiratis qui prenaient depuis deux décennies leurs quartiers d'hiver sur son territoire, chassant la gazelle et l'outarde, protégés par ses soldats. L'ancien premier ministre Ahmed Ouyahia, justifiant l'équivalent de plusieurs millions d'euros sur son compte, a révélé qu'ils ont arrosé généreusement tous les responsables politiques et militaires5.

Ce sont ces mêmes Émiratis, principaux soutiens de Haftar, qui ont poussé celui-ci à précipiter son attaque contre Tripoli. Elle s'est faite au petit matin du 4 avril 2019, c'est-à-dire quasiment le lendemain du jour de la démission de Bouteflika, le 2 avril, tard dans la soirée, basculant l'Algérie dans une période d'incertitude. Ce jour-là, à la frontière algéro-libyenne, des princes émiratis chassaient et d'autres, en nombre, peuplaient les luxueux palaces d'Alger sous haute protection.

Pour l'opinion algérienne des questions se posent désormais : l'Algérie dispose-t-elle réellement d'un bouclier sécuritaire fonctionnel ? Le basculement d'un nombre important de ses responsables dans la criminalité ne l'a-t-elle pas rendue perméable aux services étrangers ?


1NDLR. Le tiers présidentiel est l'ensemble des députés (un tiers des 176 sièges) nommés directement par le président de la République au Conseil de la nation, chambre haute du parlement algérien.

2Les Touaregs libyens se divisent en deux branches : celle de Ghât où se trouve la chefferie mère et celle de Targa, constituée autour du clan des Imenghassaten, qui s'en est autonomisée et qui s'est installé à Oubari et ailleurs dans le Fezzan et a noué des alliances tribales propres comme celle avec les Zintan.

3En 1981 est créée la sixième région militaire basée à Tamanrasset qui prend sur une partie du territoire de la quatrième, mais celle-ci garde la prééminence sur les questions sécuritaires au Sahel.

4Notamment Chakib Khlil, ministre des pétroles, un des successeurs putatifs de Bouteflika et membre de sa garde rapprochée. Confondu par les services judiciaires du DRS pour des pots-de-vin se chiffrant à plusieurs milliards d'euros lors de contrats pétroliers, il fut exfiltré par les services de la présidence.

5« Les lingots d'or de Ouyahia, El-Watan, 10 janvier 2021.

¿Quién dirige Irán ?

Contrariamente a la creencia común que suele reducir al país al “régimen de los mulás”, el sistema institucional iraní resulta más complejo que eso. Al igual que en todo el resto del mundo, varias estructuras de poder colaboran o compiten entre sí.

¿UNA TEOCRACIA ?

En la República Islámica de Irán coexisten varios polos de poder : los poderes ejecutivo y legislativo se comparten entre el Parlamento, el presidente y el Guía de la Revolución. De los tres, el último, que suele ser llamado “Guía supremo”, es la pieza central del régimen. Además de ser el jefe de las fuerzas armadas, controla al conjunto de los otros órganos y es la verdadera autoridad decisiva cuando entran en riesgo los intereses fundamentales de la nación (como la política nuclear). De hecho, Irán se rige por el principio del “gobierno del docto” (velayat-e faqih en persa) : solamente los religiosos tienen la legitimidad requerida para dirigir el país.

Sin embargo, no se puede considerar a Irán como una pura teocracia. En efecto, no todas las instituciones se fundamentan en una legitimidad religiosa. Algunas, como el presidente, poseen más bien una legitimidad electoral, y otras, como la Asamblea de Expertos, combinan ambas. Por lo tanto, el sufragio universal juega un papel importante en Irán. En este sentido, el artículo 1º de la Constitución Iraní de 1979 deja asentada la dualidad del régimen, ya que justifica la forma de gobierno del país remitiéndose a los principios coránicos y al resultado del referéndum organizado luego de la revolución, en marzo de 1979.

ELECCIONES MUY CONTROLADAS

Aunque no existen partidos políticos propiamente dichos y las diferentes facciones en competencia suelen pasar casi inadvertidas para los observadores occidentales, las elecciones legislativas o la elección presidencial en Irán enfrentan a candidatos con programas variados (incluso dentro del grupo de los “conservadores” o de los “moderados”). Así, el país puede experimentar formas de alternancia política : al ultraconservador Mahmud Ahmadineyad lo sucedió por ejemplo el moderado Hasán Rohaní como presidente en 2013. La vida política iraní es reforzada por el hecho de que los diferentes polos de poder no necesariamente están alineados : el presidente moderado actual tiene que contemporizar con un Parlamento ampliamente dominado por los conservadores desde 2020.

Si bien el sufragio de los iraníes hombres y mujeres no es puramente formal, no se puede calificar al régimen de democrático. Más allá del papel del Guía de la Revolución, cabe destacar que las elecciones no son libres. En efecto, los candidatos son seleccionados previamente por el Consejo de Guardianes de la Constitución, que verifica la conformidad de todas las candidaturas (ver esquema) : solo pueden presentarse los partidarios del régimen. Así, para las elecciones legislativas de 2020 fueron descalificadas el 55% de las candidaturas, reduciendo considerablemente la apertura del juego político.

Además, el resultado de las elecciones no siempre parece ser respetado, como ocurrió en 2009, con la reelección muy cuestionada de Mahmud Ahmadineyad y la violenta represión del “movimiento verde” (nombre dado a los manifestantes contra el fraude electoral). El temor a la militarización del régimen se ve corroborado por el peso considerable del cuerpo de la Guardia Revolucionaria Islámica (también llamada Pasdaran), las fuerzas armadas de élite del régimen, tanto en el campo militar como en el político y económico.

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Traducido del francés por Ignacio Mackinze.

Israël-Liban. Les frontières maritimes de la discorde

Par : Doha Chams

Malgré la relance américaine, les négociations sur les frontières maritimes entre Beyrouth et Tel-Aviv restent suspendues. Si Israël veut grignoter le plus de superficie possible, les dirigeants libanais, divisés sur la stratégie et mus par leurs intérêts individuels desservent ceux de leur pays.

La visite à Beyrouth à la mi-juin de l'ambassadeur John Desrocher, médiateur américain dans les négociations pour la délimitation des frontières maritimes entre le Liban et Israël, a remis ce dossier sensible sur le devant de la scène. Des informations qui ont fuité sur des rencontres avec les responsables libanais laissent penser que la pression américaine pousse Beyrouth à ne mettre aucune condition préalable aux négociations. John Desrocher a ainsi laissé entendre que le Liban ne pourrait pas obtenir plus de 860 km² sur la zone disputée, au lieu des 2293 km² réclamés lors du dernier cycle de négociations en mai 2021. Cette exigence avait poussé les Israéliens en colère à se retirer des pourparlers sans pour autant en annoncer la fin.

Or, entre un effondrement économique et social prolongé, le blocus américain non déclaré dont s'accommodent certains pays du Golfe et des pays européens historiquement concernés par la situation du Liban, celui-ci se trouve dans un état de faiblesse extrême face à l'ennemi israélien. De plus, ce dernier est soutenu par la puissance américaine, médiateur peu impartial entre le Liban et Israël.

Une erreur fatale

La question des frontières maritimes entre le Liban et Israël a surgi en 2006, lorsque Chypre a voulu délimiter les siennes avec ces deux pays en prélude à l'exploitation de ses richesses pétrogazières en Méditerranée, en raison de l'imbrication des gisements. Le chef du gouvernement libanais de l'époque Fouad Siniora charge l'Institut hydrographique du Royaume-Uni (UK Hydrographic Office) de dessiner des cartes en se basant sur le tracé de la ligne d'armistice avec Israël (1949), la frontière sud avec la Palestine historique telle que définie par les accords Paulet-Newcombe (1923) et les documents certifiés déposés aux Nations unies par le Liban et Israël.

Avec l'aimable autorisation de © L'Orient-Le Jour.
Cette carte figure dans l'article « Frontière maritime : Aoun donne ses directives à la délégation libanaise ».

Or, selon une étude de l'armée libanaise réalisée par la suite, le point de départ de l'institut britannique est erroné, car il s'est basé sur des points terrestres devenus litigieux entre le Liban et Israël à la suite du retrait israélien du Sud-Liban en 2000. Beyrouth ne se rend compte de cette erreur –- qui lui coûte 1430 km2 de ses frontières maritimes — qu'après le paraphe d'un accord avec Chypre, dont l'adoption définitive nécessite toutefois la double signature du président et du chef du gouvernement.

Une fois l'erreur corrigée, les experts libanais transmettent les cartes à la commission de l'énergie et de l'eau du Parlement pour validation, afin de les déposer auprès des Nations unies pour que la délimitation des frontières maritimes soit officiellement adoptée. Mais le Liban traversant à ce moment-là (entre 2006 et 2008, puis entre 2014 et 2018) une période de vide politique, le dossier demeure dans les tiroirs.

Une boussole qui pointe vers Ankara

C'est là du moins la version officielle. Une version officieuse affirme toutefois qu'il ne s'agit pas d'un simple oubli, mais surtout de calculs confessionnels et économiques de la part de l'homme d'affaires milliardaire Najib Mikati, premier ministre en 2013. En effet, parler des frontières chypriotes ne va pas sans l'évocation de la Turquie. Or selon une source officielle qui souhaite préserver son anonymat, « la relation de Mikati avec les Turcs était excellente pour deux raisons. D'abord, ce dernier occupait le plus haut poste de responsabilité qu'un sunnite peut obtenir au Liban. Ensuite, Mikati avait de grands intérêts économiques en Turquie, ayant investi dans divers secteurs du pays comme les télécommunications, l'énergie, l'immobilier, la finance, etc. »

De son côté, la Turquie voit d'un mauvais œil les forages des Chypriotes dans une zone où elle estimait détenir des droits. Aussi Mikati bloque-t-il la signature de l'accord sous prétexte que son gouvernement est démissionnaire en 2013 et ne peut adopter un accord de ce type. Mais, ajoute la source, « en réalité, il avait promis à Erdoğan que l'accord avec Chypre ne serait pas conclu ». Entretemps, Nicosie signe en juillet 2011 un accord de délimitation de ses frontières avec Israël, faisant fi de la nécessité de consulter au préalable le Liban, comme l'exige le droit maritime.

L'année suivante, Israël désire entamer une prospection au niveau des frontières communes avec le Liban. Les États-Unis envoient leur premier médiateur, Frederic Charles Hof. Ce dernier signifie aux Libanais que la zone disputée est désormais de 860 km² au lieu des 2 293 évalués par le Liban après la rectification de son erreur. Il propose un compromis baptisé « ligne d'Hof » : 55 % de la zone disputée (860 km²) irait pour le Liban et 45 % pour Israël. Une entreprise américaine privée exploiterait ensuite la zone commune et répartirait les revenus selon la proportion convenue. Le Liban rejette cette proposition considérée comme partiale et favorable à Israël. Les Américains envoient ensuite Amos Hochstein en 2014, lequel réitère la proposition de Hof, et le Liban signifie de nouveau son refus.

L'incontournable Nabih Berri

La situation demeure inchangée jusqu'au début de la révolte libanaise du 17 octobre 2019. Les Américains intensifient alors les pressions sur Nabih Berri, responsable de la question. Profitant du vide politique qu'a connu le pays entre 2012 et 2016, Berri — le seul des trois présidents (président de la République, président du conseil et président du parlement) demeuré en poste — avait mis la main sur le dossier de la délimitation des frontières, ce qui devait pourtant relever uniquement des prérogatives du président de la République ou du premier ministre, selon l'article 54 de la Constitution. Il continue à accaparer le dossier malgré l'élection de Michel Aoun à la présidence de la République en 2016.

Washington estime le moment propice pour arracher une « victoire », quitte à se contenter du symbole d'une négociation directe entre Libanais et Israéliens, à mettre au crédit du président Donald Trump à la veille des élections américaines. Mais les Libanais refusent de négocier en étant dans une telle position de faiblesse, craignant des concessions non seulement sur les richesses en hydrocarbures, mais également une forme de normalisation de fait qu'imposeraient les négociations directes avec Israël, si jamais le dossier se trouvait entre les mains de négociateurs libanais trop conciliants avec les Américains. L'avenir leur donnera raison.

Après son élection en 2016, Michel Aoun tente de reprendre le dossier à Nabih Berri. Des sources indiquent qu'il lui envoie même de nombreux émissaires à cet effet, mais Berri refuse, espérant parvenir à un « accomplissement historique ». Aoun fait alors appel au Hezbollah, son allié commun avec le chef du Parlement. Hassan Nasrallah, secrétaire général du parti, prend cependant position pour Berri, qu'il estime plus ferme qu'Aoun à l'égard d'Israël.

Nabih Berri est au cœur des négociations avec les émissaires américains successifs, de Frederic Hof jusqu'au sous-secrétaire d'État adjoint David Schenker en octobre 2020. Soucieux d'éviter les sanctions brandies par les Américains contre lui et sa famille, il finit par annoncer le 1er octobre 2020 un « accord cadre » pour des négociations indirectes avec Israël, avant de « refiler » le dossier à Michel Aoun.

Un risque de normalisation ?

Rapidement, cet accord-cadre est adopté officiellement par Israël, Washington, les Nations unies et les Forces intérimaires des Nations unies au Liban (Finul)1. Au Liban, le transfert de la gestion du dossier au président Michel Aoun est salué, notamment par les partis chrétiens. Ce dernier a pris l'initiative de souhaiter la bienvenue à la médiation américaine.

Cinq cycles de négociations s'ensuivent. Au premier, les Israéliens violent l'accord-cadre en élargissant la composition de leur délégation qui passe de militaire à militaro-technique et politique, avec notamment la présence du directeur général du ministère de l'énergie et le conseiller diplomatique de Benyamin Nétanyahou. Aoun répond à l'initiative israélienne en élargissant à son tour la délégation libanaise, notamment avec deux experts civils. Or, en acceptant de négocier avec une délégation comprenant un homme politique et un diplomate israéliens, le président libanais fait indirectement un pas vers la normalisation avec Israël.

Pire encore, le président de la République veut avoir dans la délégation des négociateurs des personnalités officielles comme le directeur général de la présidence ainsi qu'un représentant du ministère des affaires étrangères, sur proposition de son gendre, l'ancien ministre des affaires étrangères Gebran Bassil. Il faudra un communiqué commun du Hezbollah et du mouvement Amal, le parti de Nabih Berri, mettant en garde Michel Aoun contre une telle démarche pour que ce dernier fasse marche arrière.

Vers un statu quo

La position officielle du Hezbollah, rappelée à maintes reprises par Hassan Nasrallah à l'occasion de ses différentes allocutions, peut se résumer ainsi : ce dossier est entre les mains de l'État libanais et nous adopterons sa position. Cependant, il est évident que le parti ne souhaite pas ces négociations, estimant sans doute que le rapport de forces n'est pas favorable au Liban.

Cela explique la décision du Liban d'élever le plafond de la négociation en revendiquant une superficie de 2 293 km2, soit la superficie allant de la ligne no. 1 — celle de délimitation erronée avec Chypre — jusqu'à la ligne no. 29, que Nabih Berri aurait qualifiée de « ligne de négociation et non de droit ».

De fait, Beyrouth suscite le mécontentement des Israéliens et des Américains qui ont relevé à leur tour le plafond de leurs exigences à la ligne 310, qui part de la ville de Saïda située à 35 km au sud de Beyrouth. Une demande risible selon les experts libanais, Israël ne disposant d'aucun document prouvant ses droits sur cette zone, contrairement au Liban.

Au cours des deux cycles de négociation suivants, les Israéliens insistent pour limiter la négociation à la zone des 860 km². Or le Liban n'a toujours pas mis à jour ses cartes auprès des Nations unies pour pouvoir exiger une plus grande superficie. Même si le gouvernement de Hassan Diab est démissionnaire depuis août 2020 et expédie les affaires courantes, le président de la République avait quant à lui la possibilité de promulguer un décret exceptionnel afin de régulariser cette situation. Il en a d'ailleurs signé près de deux cents durant le gouvernement de gestion des affaires courantes. Mais à la suite des pressions américaines, Aoun refuse en prétextant l'absence d'un gouvernement et la nécessité d'un consensus national pour une telle question.

Sur instruction du président, la délégation libanaise refuse de tenir un sixième cycle « en raison des conditions préalables posées par Tel-Aviv pour limiter la négociation à une superficie de 860 km² ».

Les négociations sont suspendues sans qu'aucune des parties n'en annonce la fin. Le Liban comme Israël attend les évolutions régionales et internationales pour saisir le moment opportun de la reprise des négociations : élections américaines, changement des priorités pour la nouvelle administration, négociations sur l'accord nucléaire entre les États-Unis et l'Iran, élections iraniennes, formation d'un nouveau gouvernement israélien… De tous ces changements survenus à temps, seule la formation du gouvernement libanais reste suspendue, alors que le pays ne connaît pas le fond du gouffre dans lequel il ne finit pas de tomber.

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Traduit de l'arabe par Hamid Al-Arabi.


1Mission onusienne pour confirmer le retrait des troupes israéliennes du sud du Liban, rétablir la paix et la sécurité internationales et aider le gouvernement libanais à rétablir son autorité effective dans la région.

Ombres et lumières d'une histoire égyptienne

La poétesse et écrivaine Iman Mersal ressuscite Enayat Zayyat, une autre écrivaine égyptienne comme elle, qui s'est suicidée en 1963 à 27 ans avant la publication de son unique roman. Une quête et un récit atypiques, mais aussi une invitation à revisiter la nostalgie égyptienne des années 1950-1960.

Surprenante trajectoire dans l'écriture que celle de la poétesse Iman Mersal qui, après la parution de cinq recueils de poèmes entre 1990 et 2013, publie en 2019 son premier récit en prose, Sur les traces d'Enayat Zayyat. Il vient de paraître en français dans la traduction de Richard Jacquemond.

Et pourtant, la trace d'Enayat Zayyat, jeune écrivaine égyptienne morte prématurément et dont l'unique roman, L'amour et le silence (1967) semble avoir été écartée de l'histoire littéraire officielle, a surgi très tôt dans la vie d'Iman Mersal. En 1993, elle découvre chez un bouquiniste du Caire un roman qui lui apparaît, sinon comme un chef d'œuvre inconnu, du moins comme un livre qui « vous ébranle […] parce que, de manière fortuite, il vous envoie un message qui vous aide à comprendre ce par quoi vous passez exactement au moment même où vous en avez besoin ».

Iman Mersal a alors 27 ans —l'âge exact d'Enayat lors de son suicide en 1963. Sans doute ignore-t-elle alors avec quelle force et quelle persévérance le livre qu'elle tient dans ses mains et qu'elle relit avec frénésie en en recopiant des passages dans son carnet la suivra. À lire aujourd'hui ce récit captivant, il semble qu'Enayat Zayyat ait toujours voyagé avec elle : du Caire au Canada (où Iman Mersal s'installe en 1998), des premiers poèmes aux plus tardifs, de ses travaux universitaires à son essai sur la maternité (Comment réparer ? Sur la maternité et ses fantômes, 2017), de celle qui fut, jeune poétesse, une figure importante de la génération des années 1990 (gîl at-tis‘înât) à la femme d'aujourd'hui, lauréate du prestigieux prix littéraire Cheikh Zayed qui vient de récompenser le récit.

Mais il a fallu à Iman Mersal des années, la même persévérance que son héroïne, des phases d'atermoiement, d'oubli, de nouvelles recherches, de découragement, de regain d'enthousiasme et d'énergie, ainsi que de multiples trajets entre Edmonton, Le Caire et Boston, pour tenter de comprendre qui fut l'écrivaine Enayat Zayyat et nous faire entendre sa voix. Car le livre est tout à la fois enquête sur la vie et la mort d'une jeune femme de la bourgeoisie intellectuelle cairote, exploration critique du champ littéraire de l'Égypte d'avant et après la révolution de 1952, étroitement lié à l'histoire nationale et à la construction du nassérisme, et plongée dans la conscience de plusieurs femmes. Il parvient réellement à « faire revivre la voix d'Enayat ».

« la lectrice qui ne lit pas et la peintre qui ne peint pas »

Cette voix est d'abord celle de Nagla, narratrice du roman L'amour et le silence, dont la détresse habite les nombreux passages cités tout au long du récit. Ceux-ci figurent en retrait et en italique, ce qui facilite leur identification et permet de faire exister sous nos yeux ce texte resté longtemps invisible. Nous lisons donc, en même temps que le récit d'Iman Mersal paru en 2019, le roman d'Enayat Zayyat L'amour et le silence, paru en 1967 — la page de garde est d'ailleurs reproduite.

Dans ces extraits dont la longueur atteint parfois une page, nous entendons à la fois la voix singulière de Nagla/Enayat, avec ses images saisissantes : désir d'une « amnistie en faveur de mon âme », sensation que ses pas « ne laissent aucune trace, comme si je marchais sur l'eau, […] comme si j'étais un être invisible ». Mais il nous semble entendre aussi d'autres voix désemparées qui traversent les âges de la littérature mondiale, comme si cette jeune Égyptienne de 1950 s'en faisait le réceptacle. Les pressentiments de Nagla (« le monde entier poursuit sa course, sauf moi ») rappellent Didon près du bûcher ; ce qu'elle imagine être la mort, « une terre entourée de mystère, aux rivages inconnus, dont celui qui les découvre ne revient jamais » évoque Hamlet.

Ses images font renaître aussi les personnages de Virginia Woolf, de Clarissa Dalloway à Rhoda, sentant leur existence se dissoudre dans le flux du monde jusqu'à disparaître. Enfin, le portrait de Nagla comme « la lectrice qui ne lit pas et la peintre qui ne peint pas » fait résonner les mots de Marguerite Yourcenar qui exprimait, dans le Carnet de notes des Mémoires d'Hadrien, l'« enfoncement dans le désespoir d'un écrivain qui n'écrit pas. » Ce texte, puissant témoignage sur l'écriture et la quête d'une « voix » autre, éclaire aussi, comme par l'effet d'une complicité d'écrivaines ignorée, l'entreprise d'Iman Mersal sur les traces de son personnage.

Parallèlement à la voix de Nagla, Iman Mersal nous livre des extraits du journal intime d'Enayat Zayat, tantôt rédigé à la troisième personne : (« Elle s'est mariée sans amour […]. Elle a refermé le paradis précoce de l'enfance […]. Elle venait de découvrir que sa maison reposait sur des sables mouvants […] », tantôt assumant un je ou un tu (« Ô toi, la belle à la fenêtre, toi la triste […]. Toi qui es perdue avec un mari grossier qui exige madame à l'heure de la sieste puis dort et ronfle ».

Au-delà de leur teneur poétique et tragique, ces notes constituent un vrai document sociologique sur la condition féminine au sein d'une certaine société égyptienne, mais aussi sur la genèse d'une pensée féministe chez la romancière Enayat Zayyat. Car si le livre d'Iman Mersal s'ouvre sur un second livre, cette construction va bien au-delà d'un simple procédé de mise en abîme de l'écriture de soi où, à travers un jeu de poupées russes, la même voix se re-dupliquerait à l'infini. D'autres voix surgissent pour tisser, sur la trame principale (la courte vie d'Enayat Zayyat et les circonstances, à la fois conjugales et éditoriales, qui la poussèrent à y mettre fin), d'autres fils narratifs : la voix de l'amie de cœur et « sœur de lait », Paula Chafik, devenue la célèbre actrice Nadia Lutfi ; la voix brisée d'Azima Zayyat, sœur d'Enayat, avec ses mystérieux silences ; la voix de Réda, assistante de la grande actrice, qui chuchote au téléphone pour dissimuler le « trésor », carton contenant les lettres et photos — dans un moment où le récit d'enquête pourrait basculer vers le roman noir.

Celle d'Iman Mersal enfin, qui nous emmène avec elle dans cette tentative de déchiffrage des indices et des silences. Nous arpentons avec elle le cimetière à la recherche de la tombe d'Enayat, partageons sa cigarette au café, découvrons avec elle un sms, un dossier d'archive. La reconstitution des épisodes de la vie d'une femme et de l'histoire égyptienne est rendue possible par sa position d'observatrice, et la place qu'elle accorde aux personnages qui sont à la fois les témoins et les acteurs de cette histoire.

Les vies parallèles des femmes illustres

Suivre la trace d'Enayat Zayyat nous fait entrer dans d'autres existences liées à la sienne, à la manière de droites parallèles ou de figures symétriques. La force du récit consiste à nous parler d'elle tout en prenant le temps de bifurquer par des chemins qui ont croisé le sien. En bonne chercheuse, Iman Mersal multiplie les investigations et les mises au point : sur le cinéma égyptien, les cliniques psychiatriques et leur développement en Égypte, la juridiction relative au divorce, l'égyptologie allemande, etc., et n'abandonne jamais son lecteur dans cet apprentissage.

La place occupée par l'actrice Nadia Lutfi (morte quelques mois après la parution du récit en Égypte) oriente doublement l'enquête. D'une part, l'évocation de ses tournages et d'une partie de sa filmographie permet une plongée dans le cinéma égyptien des années 1950 et 1960 dont elle fut une icône. Si le visage que l'on l'aperçoit sur les photos rassemblées dans le livre, où elle pose avec Enayat, est celui de Paula Chafik, l'amie d'enfance qui n'est pas encore devenue l'actrice Nadia Lutfi, sa personnalité de star et sa carrière en arrière-plan font surgir sous nos yeux ces affiches de film peintes, au couleurs criardes, qui ornaient le centre-ville du Caire et d'Alexandrie jusque dans les années 1990 et parfois au-delà. D'autre part, son amitié intime avec Enayat dans cette vie où, dira-t-elle, « on avançait toujours ensemble » et que seul le suicide d'Enayat interrompit, donne l'image de destinées à la fois parallèles et inversées, de trajectoires que l'on serait tenté de schématiser : l'isolement ou la célébrité, l'ombre ou la lumière.

Autre forme de gémellité inversée : celle qui relie Enayat à l'intellectuelle égyptienne Latifa Zayyat, dont le roman le plus célèbre La Porte ouverte (1960) fait également l'objet d'une vraie lecture au sein du récit. Après la confusion engendrée par l'homonymie, Iman Mersal ayant d'abord cru qu'Enayat était la petite sœur de Latifa, la suite du récit rend hommage à cette écrivaine. Le lecteur parcourt ses textes et sa vie, marquée par le militantisme et une vraie reconnaissance littéraire et politique. Iman Mersal, en même temps qu'elle souligne la divergence de leurs trajectoires respectives, parvient à faire dialoguer les mots et les images de Latifa Zayyat – « le silence est une pièce hermétiquement fermée, où l'air explose des appels au secours étouffés dans nos gorges […] » – avec ceux de L'Amour et le silence.

Si la figure d'Enayat reste en partie floue jusqu'à la fin du livre, comme le reflète la belle photo choisie pour la couverture de l'édition française, c'est peut-être parce qu'elle ne cesse de s'effacer au profit d'autres femmes. C'est là toute la grandeur de ce personnage, et celle du livre : nous permettre de saisir ces existences qui ont marqué la seconde moitié du siècle. Écrire sur Enayat Zayyat, c'est à la fois suivre et rassembler ses traces, mais aussi les relier à une période de l'histoire nationale comme de l'histoire du livre égyptien qui ont particulièrement pesé sur sa vie.

Le livre des livres

Si elle parvient à nous emmener, à travers Enayat, sur les traces de l'histoire égyptienne, et en particulier de l'édition étatique, Iman Mersal ne fait pas de son personnage un pur prétexte. Ces digressions servent directement la compréhension de la jeune femme et de son difficile rapport au monde. La conduite de la narration suit d'ailleurs une véritable éthique en lien avec le destin tragique d'Enayat Zayyat qui, quoi qu'en dise la maxime lancée par Hosn Shah : « une femme heureuse ne se suicide pas pour un livre », se confond en partie avec l'histoire de son livre, l'histoire d'autres livres et d'autres écrivains.

Le récit retrace, non sans ironie ni colère, le jeu d'influence et de dupe dont la romancière suicidée a fait l'objet, elle que plusieurs écrivains et journalistes établis dans la vie culturelle égyptienne prétendirent avoir alors écoutée et conseillée. Cette récupération du destin d'Enayat Zayyat après sa mort et la parution de son roman est un enjeu important du récit — qui n'épargne pas non plus les défenseurs d'une certaine conception de ce qu'est « une bonne écriture féminine », à savoir « douce et sensible ». Car Iman Mersal se fait également critique et penseuse de la littérature comme des rapports de force politiques et socioculturels qui la régissent. Sa prose rythmée, parfois drôle, souvent poétique, interroge cette ère du nassérisme avec sa littérature officielle, en en dévoilant les mécanismes pervers dont Enayat Zayyat et son livre furent, en quelque sorte, les victimes.

À cet égard, la traduction française, établie par un bon connaisseur de la sociologie littéraire du champ égyptien, apporte quelques précisions éclairantes, en plus des nombreuses notes qui figurent dans la version arabe. L'exploration des archives, tout en révélant les propos tenus par ces garants littéraires d'une romancière qui ne publia pas, nous plonge dans l'univers opaque des politiques éditoriales de l'État égyptien au tournant des années 1950 et 1960.

L'Amour et le silence, désigné comme « roman égyptien » à sa parution en 1967, devient donc lui aussi le héros du récit. L'épopée du manuscrit, entre janvier 1961 où il fut déposé par Enayat et son père dans l'établissement public d'édition du ministère de la culture et janvier 1963, date du suicide d'Enayat après l'annonce du refus de l'éditeur, fait l'objet d'un récit proprement poignant, où le lecteur entend grandir l'angoisse de la jeune femme à mesure qu'elle guette les signes d'une publication qu'elle croit imminente. Sans excès d'éloges ni de pathos, l'hommage rendu à Enayat Zayyat consiste à tenter de lire les traces laissées ou effacées, comme des signaux dans la nuit, et à redonner une vie au livre qu'elle n'a jamais tenu dans ses mains.

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Iman Mersal, Sur les traces d'Enayat Zayyat
Traduit de l'arabe (Égypte) par Richard Jacquemond
Actes Sud, avril 2021
288 pages — 22 euros

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