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À partir d’avant-hierJournal d'un avocat

Les raisons de la colère

Par : Eolas

Il est toujours périlleux d'écrire quand on est en colère. Que de sottises sont écrites ab irato. Mais j'ai laissé passer le délai de prévenance de 24 heures pendant lequel les usages pluricentenaires de la profession nous permettent en toute impunité de haïr nos juges, auxquels on assimile de nos jours les procureurs (sauf à Strasbourg...), et un deuxième laps identique par sécurité. Mais je bous toujours intérieurement.

Rien de tel dans ces cas que de coucher sur le papier, fut-il fait de pixels, l'explication de son ire, et la soumettre aux débats qui font de la section commentaires le meilleur de ce blog. C'est toujours ça qu'Elon Musk n'aura pas.

Pourquoi fulminè-je, me demanderez-vous, car vous utilisez le style soutenu pour vous adresser à moi et je vous en sais gré. À cause d'une bien triste affaire qui se juge ces jours-ci à Paris, et qui est tellement grave par ses conséquences sur la profession que j'exerce que je ne puis attendre que les débats soient clos et la décision rendue, ce qu'en termes juridiques on appelle "trop tard", pour m'exprimer dessus. C'est l'affaire qui concerne, entre autres mais désormais au premier chef, deux de mes confrères du barreau de Paris, un ténor chenu et un ténor jeunot, qui vivent le cauchemar de tout avocat : se retrouver jugé aux côtés de son client pour des actes commis dans le cadre de sa défense. Un troisième avocat était intervenu en défense dans ce dossier mais lui a bénéficié d'un non lieu.

Que leur reproche-t-on exactement ?

Le second, le jeunot, ça lui fera plaisir que je l'appelle ainsi puisqu'il arrive à un âge où on s'entend de moins en moins appelé ainsi, est ancien secrétaire de la conférence. Un jour qu'il était de permanence criminelle, c'est à dire que c'est à lui qu'échoyait toutes les ouvertures d'instruction de dossiers criminels du jour, lui tombe sur les genoux une affaire de stupéfiants d'une ampleur considérable, de celles qu'on ne voit qu'une fois par décennie. Le mis en examen est un baron, placé tout en haut dans la chaine de commandement, et la quantité de drogue saisie dépasse la tonne. On est sur du (très) grand bandistisme. Il assiste l'intéressé lors de la mise en examen, devant le juge des libertés et de la détention, et souhaite rester pour la suite du dossier, qui promet d'être passionnant. Il est rejoint par le premier avocat, le moins jeunot, qui de par sa longue expérience a déjà vu des dossiers de cette ampleur, et, pouvait-on le supposer, avait derrière lui une structure pouvant assurer le volumineux travail que ce dossier exigeait. Précision qui aura son importance : le baron de la drogue en question n'a pas été arrêté concomitamment à la saisie (les boss ne sont jamais sur place quand il y a du risque) mais a été arrêté plus tard, en Espagne, grâce à une enquête menée par la police espagnole. Il a été enregistré lors d'une sonorisation en train de se vanter auprès d'une jeune femme qu'il était à l'origine du gros coup de plus d'une tonne dont on avait parlé à la télé. L'hubris, toujours.

Les choses ne vont pas bien se passer dans le dossier, c'est acquis aux débats. Des fautes ont été commises, elles sont reconnues. Chacun pour des raisons liées à une activité écrasante, ils vont se désintéresser du dossier sans avoir la sagesse de se débarquer. Toujours l'hubris. Le plus jeune, soumis à des pressions de visiteurs nocturnes, a remis au bras droit de son client une copie numérisée du dossier, violant ainsi le secret professionnel. C'est une faute déontologique et possiblement un délit pénal, mais en réalité, cet aspect est totalement secondaire, la suite le démontrera.

L'instruction s'achève et l'affaire est renvoyée devant la cour d'assises, ce qui est rare en matière de stupéfiants mais là, avec l'importation, la quantité et l'organisation derrière, on était au criminel. Et quelques jours avant l'audience, le même bras droit que cité plus haut amène aux avocats, je ne sais pas auquel exactement, mais peu importe, un document qui peut faire exploser le dossier : une décision d'un juge espagnol refusant de prolonger la sonorisation dont faisait l'objet le principal accusé. Or c'est à l'occasion de cette prolongation, apparemment illégale donc, qu'ont été captés les propos l'accablant. Si cette captation était illégale, les aveux étaient irrecevables. On peut deviner que dans un dossier que personne n'avait bossé, un tel argument tombé du ciel était pain bénit. Ils produisent donc ce document au président de la cour quelques jours avant les débats, et demandent un renvoi du jugement à une date ultérieure pour que la cour puisse ordonner un complément d'information pour vérifier ce point auprès des autorités espagnoles, et en profitent pour demander la remise en liberté de leur client. Et là, c'est le drame.

Le président, interloqué, demande aux avocats de justifier de l'origine de cette pièce procédurale essentielle. Les avocats, on l'apprendra par la suite, tergiversent entre eux, sont emmerdés vu la personne qui leur a remis ce document, et expriment leur crainte d'avoir été instrumentalisés. Ce n'est pas tout. Le parquet extirpe du dossier pénal, celui que ces avocats n'ont pas lu, du moins à fond (on parle d'un dossier qui fait plusieurs milliers de pages, hein) les CD contenant la procédure espagnole numérisée, et dans icelle, l'ordonnance du juge espagnol autorisant la prolongation de la sonorisation. Le jugement produit par la défense était donc un faux. Le renvoi est refusé, la défense a perdu toute crédibilité, et l'accusé écope de 22 ans de réclusion criminelle.

Et le parquet va décider de ne pas en rester là.

Il va ouvrir une information du chef de faux en écritures publiques visant les trois avocats de la défense. Elle va être confiée à trois juges d'instruction, qui, je tiens à défendre leur réputation, n'ont JAMAIS été soupçonnés par quiconque d'éprouver un quelconque excès d'affection pour les avocats. Et ils vont s'en donner à cœur-joie, notamment en pratiquant pas moins de six perquisitions aux cabinets et aux domiciles de ces avocats. Il faut savoir ici que s'agissant d'une perquisition au cabinet ou au domicile d'un avocat, eu égard à la protection du secret professionnel dont, Dame ! ces magistrats étaient censés poursuivre la violation, c'est donc qu'ils lui accordaient de l'importance ; la protection de ce secret donc prévoit des règles dérogatoires au droit commun. La perquisition ne peut être menée que par le ou les juge(s) d'instruction en personne, assistés par la police le cas échéant, et en présence du bâtonnier ou d'un de ses représentants, qui peut s'opposer à la saisie de pièces lui paraissant hors sujet. Auquel cas, les pièces sont mises sous scellés sans que le juge d'instruction ne puisse les consulter, pour faire par la suite l'objet d'un débat devant le juge des libertés et de la détention, qui va les consulter et juger si oui ou non elles intéressent l'affaire. Dans l'affirmative, elles sont versées à la procédure, dans la négative, elles sont restituées à l'avocat.

Paris a toujours eu ici un rôle moteur. Depuis des années, un avocat a été délégué à cette tâche, j'ai nommé Vincent Nioré, et la politique de l'ordre a toujours été l'offensive à outrance : tout ou presque tout est contesté, et c'est peu dire que les victoires ont été nombreuses. La jurisprudence, très riche en matière de perquisitions de cabinet s'est pour l'essentiel forgée à Paris (où exercent la moitié des avocats de France, on a de la matière) et Vincent Nioré, fort de son expérience unique en France a effectué de nombreuses formations pour les autres ordres, et publié de nombreux textes sur le droit des perquisitions, dont il est le spécialiste reconnu. La profession lui doit beaucoup.

Forcément, ça ne l'a pas rendu très populaire chez les juges d'instruction dont il a fait annuler les saisies, qui, doit-on le préciser ? Ma foi oui : dont les saisies ont été annulées parce qu'elles étaient illégales et disproportionnées au point qu'un collègue du juge d'instruction ne pouvait pas prétendre ne pas le voir.

(Paragraphe mis à jour, cf. à la fin)Et dans ce dossier, au cours de l'audience dans le cabinet du JLD, qu'on imagine tendue, une collaboratrice du plus chenu des deux avocats, 5 ans de barre ce qui est peu pour tanner le cuir, perquisitionnée à son domicile, a fait une crise de larmes. Ce qui a mis en colère Vincent Nioré, qui dit qu'il trouve "dégueulasse" ce que les juges ont fait subir à cette jeune femme, et dit qu'il en a marre de « nettoyer l’urine pendant les perquisitions » et des « salissures des juges d’instruction ». La mention de l'urine fait allusion à un incident survenu au cours d'une perquisition un an plus tôt où le mari d'une consoeur perquisitionnée avait fait une crise d'épilepsie à l'arrivée des juges et s'était uriné dessus. Vincent Nioré avait aidé à nettoyer cette personne pendant que les magistrats poursuivaient la perquisition après avoir enjambé le patient. Le JLD va rendre une décision faisant droit à la plupart des contestations du représentant du bâtonnier dans une décision qui mentionne qu'il résulte des pièces saisies que les avocats ne pouvaient pas savoir que le document était un faux. Le lendemain de cette décision, les magistrats instructeurs vont déposer une plainte auprès du procureur général, de la procureure générale en l'occurrence, qui va, comme la loi lui en donne le pouvoir, saisir le conseil de discipline à l'encontre de Vincent Nioré pour avoir insulté les magistrats en parlant d'urine et de salissures. L'instruction des poursuites, au cours de laquelle le juge des libertés et de la détention va témoigner, va établir que non, les propos tenus n'insultaient pas les magistrats, et le JLD va confirmer qu'il n'a constaté aucun manquement ni aucun outrage lors de son audience, ce qu'il n'aurait certainement pas accepté. Peu importe, le conseil de discipline devra juger Vincent Nioré. Au cours de cette audience, le bâtonnier Cousi, autorité de poursuite, va absoudre totalement Vincent Nioré et venir symboliquement s'asseoir à côté de ses défenseurs. Le conseil a bien sûr relaxé. Et la procureure générale, quelques mois avant de partir à la retraite, a fait appel de cette relaxe, pour que l'affaire soit rejugée par des magistrats cette fois. La réponse du barreau fut sans équivoque : nous avons élu Vincent Nioré vice-bâtonnier dans la foulée. Le parquet général, revenu à plus de raison avec le successeur de sa prédécesseuse, s'est désisté de son appel, la relaxe est à présent définitive, et la tension est un peu redescendue.

Pas pour longtemps, puisque les trois juges d'instruction ont finalement rendu une ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel de deux des trois avocats du baron de la drogue, outre le baron et son bras droit, pour faux en écriture publique, tentative d'escroquerie au jugement, et violation du secret professionnel. Ordonnance de 120 pages, ce qui pour des faits simples est prou : la violation du secret était reconnue, un faux est un délit simple à caractériser, et l'escroquerie est certes un délit complexe, mais pas au point de nécessiter une thèse : on dit qu'un délit est complexe dès lors qu'il a plus d'un élément matériel à caractériser (l'escroquerie en a trois).

Le faux consiste à altérer la vérité dans tout document visant à établir la preuve d'un droit ou d'un fait ayant des conséquences juridiques. S'agissant d'un jugement, il n'y a aucune difficulté : on a le vrai jugement, on a le faux, on constate que le faux dit le contraire du vrai. L'usage du faux consiste à utiliser un document que l'on sait être faux. L'escroquerie consiste à employer des manoeuvres frauduleuses (la loi donne comme exemples l'usage d'un faux nom ou d'une fausse qualité, ou l'abus d'une qualité vraie) qui vont tromper quelqu'un et le déterminer à remettre des fonds, des valeurs ou un bien quelconque, à fournir un service ou à consentir un acte opérant obligation ou décharge (on parle simplement de "remise" pour désigner tout cela). La tromperie doit être déterminante, c'est à dire que sans elle, il n'y aurait pas eu remise. Voilà les trois éléments matériels : manœuvre, tromperie, remise.

Or ici il ne vous a pas échappé que les avocats ne savaient pas que ce jugement était un faux. Ce point n'est d'ailleurs pas discuté, pas plus que celui qu'ils ne l'ont pas forgé eux-même : parmi les pièces ayant échappé à l'annulation de saisie figurent des échanges entre les avocats montrant qu'ils sont bien ennuyés de devoir expliquer comment ils ont eu la pièce, et se demandent, un peu tard, si on ne les a pas manipulés. Ite missa est : pas d'élément intentionnel, pas d'infraction, programme de L2 de droit. De même s'ils ignoraient que c'était un faux, ils n'ont pu tenter d'escroquer un jugement, d'autant qu'ils n'ont même pas demandé que le juge jugeât, mais qu'il ordonnât un supplément d'information pour vérifier si ce jugement existait bien. Il y avait sans doute de quoi poursuivre ces avocats au disciplinaire pour leur légèreté et leur crédulité. Ils n'auraient certainement pas été radiés, cette affaire ne saurait résumer leur carrière, leur bilan parle de lui-même, mais même la plus légère des sanctions aurait déjà été un châtiment suffisant.

Eh bien non. Deux semaines d'audience ont abouti à un réquisitoire qui a abasourdi l'assistance et votre serviteur, pour tenter d'échaffauder une démonstration de culpabilité, à rebours de la loi, reposant non plus sur la connaissance du caractère de faux de la pièce mais sur l'existence d'un soupçon qu'elle pût être fausse, soupçon qui chez un avocat devient une obligation de s'abstenir de produire à peine de commettre le délit d'usage de faux-qu'on-ne-sait-pas-être-faux-mais-on-est-avocat-alors-on-est-coupable-quand-même (ne le cherchez pas dans le code pénal) et tentative d'escroquerie à cause du crédit qu'un avocat donne à une pièce en la produisant.

Pardonnez ce tintamarre qui vient de m'interrompre, ce sont tous les avocats civilistes ou publicistes qui viennent d'éclater de rire en lisant que le seul fait qu'ils produisent une pièce lui donne un crédit supplémentaire aux yeux du juge. Tous les jours, TOUS LES JOURS, des juges, avec ou sans robe, écartent nos pièces en ne les estimant pas assez probantes voire douteuses pour finalement rejeter les demandes que nous présentons au nom de nos clients, parfois en faisant même droit à la partie adverse sans avocat qui a produit des pièces le jour de l'audience sans nous les communiquer à l'avance, clients dont nous devons gérer l'incompréhension de la décision : "Mais enfin maître comment le juge peut-il dire cela, je lui ai prouvé le contraire".
Nous donnons un supplément de crédit à nos pièces... Eux au moins ont le cœur à rire. Mais pas moi.

Relisez bien cette démonstration, rapportée par la formidable Olivia Dufour dans Actu-Juridique :

si l’avocat apporte son crédit [à ces pièces] et le renforce par la production de conclusions, il contribue délibérément à tromper la religion du juge, à le pousser à donner foi à une pièce qu’il aurait appréciée sinon avec plus de circonspection. Ce n’est pas la même chose pour un juge de recevoir une pièce d’un justiciable ou d’un avocat, car l’avocat est un professionnel qui fait présumer des vertus professionnelles.

D'abord, les conclusions ne renforcent pas les pièces, c'est le contraire : les pièces viennent soutenir les conclusions, qui reposent sur les faits qu'elles établissent. Ensuite, le parquet affirme que la production d'une pièce que l'avocat soupçonne d'être un faux suffit à constituer un délit pénal à son encontre. Mais en revanche, que deux magistrats, un du siège et un du parquet, s'accordent pour altérer une pièce de procédure en en changeant le sens pour que le jugement rendu ne permette plus une remise en liberté ne constitue pas un délit car il avaient certes commis une « erreur », mais « sans intention frauduleuse ». Intention frauduleuse que la loi n'a jamais exigé, elle se contente de la conscience d'altérer la vérité. heureusement pour eux, ces magistrats n'étaient pas avocats, ils n'étaient donc pas tenus aux mêmes très hauts standards de probité et de vérification scrupuleuse : relaxe. Pas plus que le juge d'instruction qui se désigne lui-même postérieurement à des actes qu'il a réalisés illégalement, en antidatant sa désignation pour que cette illégalité soit dissimulée. Pas de faux : il n'était pas avocat, alors YOLO sur les dates. Vous commencez à comprendre pourquoi je suis en colère ?

Et pourquoi disais-je que le volet violation du secret professionnel était en réalité indifférent à tout le monde ici ? Parce que dans ce réquisitoire hommage du vice à la vertu, l'avocat qui a commis la violation du secret professionnel s'est entendu requérir deux ans de prison dont un ferme, et le sénior, trois ans dont deux fermes. Et cinq ans d'interdiction d'exercice, soit le maximum légal et une peine de mort pour tout avocat, dont l'activité et la réputation ne peuvent se remettre d'une telle sanction. Avec exécution provisoire, le mot exécution n'ayant jamais été plus approprié, et provisoire, aussi peu pertinent.

Je n'ai jamais, vous pouvez relire tous les billets de ce blog, jamais sollicité un traitement de faveur pour les avocats. Les seuls droits dérogatoires au droit commun que nous avons n'ont qu'un objet : garantir notre liberté qui est celle de la défense, notre indépendance à l'égard des juges et des clients en nous mettant à l'abri de pressions ou de représailles, et en protégeant le secret de ce que nous révèlent nos clients, secret sans lequel il n'y a plus de défense, donc plus de justice, donc plus de démocratie, rien de moins. Pas de privilège, nous les abhorrons, pas de traitement de faveur, nous luttons contre. Nos droits spécifiques n'existent que dans l'intérêt de l'individu que nous défendons contre le Léviathan. Mais pour nous, nous demandons le même traitement que n'importe quel citoyen en république. Même s'il n'est pas magistrat. Si le premier quidam passant dans la rue avait produit un faux jugement, ignorant qu'il est faux, en disant "ce jugement semble me donner raison, je demande que vous vérifiiez ce qu'il en est", il ne serait pas condamné pour tentative d'escroquerie au jugement, et aucun procureur n'aurait même l'idée d'engager de telles poursuites (en revanche, s'il antidatait une attestation en disant qu'il avait attesté dans sa tête mais oublié de matérialiser cette attestation, il serait poursuivi et condamné pour faux...).

Et faire passer cette exigence exorbitante du droit commun comme un hommage à l'excellente vertu exigée des membres de cette noble profession que celle des avocats qui ont donc d'autres obligations que le commun des mortels n'est rien d'autre qu'un hommage au Tartuffe de Molière, un crachat sur l'égalité républicaine en rétablissant une noblesse de robe abolie une nuit du 4 août il y a fort longtemps, et pire que tout une insulte à mon intelligence.

NB : Mise à jour le 5 février 2023 : la première version du texte disait que l'incident du pipigate était arrivé pendant la perquisition dans l'affaire du faux jugement, ce qui était une erreur de ma part. L'incident était arrivé un an plus tôt, là, c'est une crise de larme de la collaboratrice perquisitionnée qui a remémoré à Vincent Nioré cet incident qui l'avait beaucoup marqué. Merci à celles qui ont attiré mon attention sur ce point, et encore une fois, plutôt que lire mes sornettes, lisons Olivia Dufour qui raconte toute cela en détail ainsi que l'épatante Marine Baboneau chez Dalloz et là aussi.

Eolas contre Institut pour la Justice, épisode 4 : un poubelle espoir

Par : Eolas

Je vous l'avais dit, chers lecteurs et surtout chères lectrices, que je ne vous laisserais pas vous morfondre longtemps.

Ainsi, si un an a passé entre les deux audiences devant le tribunal correctionnel de Nanterre, un jour a passé sur ce blog. C'est à n'y rien comprendre, et cela vous met dans la parfaite disposition d'esprit pour cette audience.

N'étant pas témoin impartial de cette audience et n'ayant aucune prétention à l'être, je vais être, une fois n'est pas coutume, et deux fois non plus en prévision du billet sur l'audience d'appel, un peu personnel. Vous me le pardonnerez, ces billets ayant aussi l’objet d’être une thérapie, et si vous ne le pardonnez pas, alors vous faites partie de la catégorie des gens dont l’avis ne m’importe pas, et ça n’a aucune importance.

La première chose qui me revient en pensant à ce procès, c'est la présence dans le public de personnes qui me sont chères venues me soutenir, et d'autres aussi, à qui je n'avais rien demandé, et qui avaient estimé nécessaire d'être là pour me soutenir. Je ne sais plus si j'avais réussi à bafouiller ma gratitude de manière audible, mais je le répète ici avec le calme et le recul : merci à toutes et à tous, vous m'avez tellement fait plaisir. Merci, merci, merci. Même à toi, Y., qui a eu des ennuis par la suite hélas. Ce jour-là, tu fus un vrai confrère, je ne l’oublie pas.

C'est très étrange de se retrouver debout à la barre, en simple costume-cravate dans un prétoire que l'on connait fort bien. On se sent tout nu. Cela fait bizarre de s’entendre appeler par ses nom et prénom, et d'avancer jusqu'à la barre, aux côtés des autres prévenus — bon, de la seule autre prévenue à avoir fait le déplacement, la formidable et brillante Julie Brafman, après de qui je ne m'excuserai jamais assez de lui avoir imposée d'écouter, dans un silence religieux, le rappel de mes propos contenant beaucoup trop d'informations non sollicitées sur mon caca. Car la loi exige qu’au début de chaque audience correctionnelle, le président rappelle au prévenu pourquoi il est là, et dans le cas de votre serviteur, cela supposait d’entendre un magistrat dire avec tout la solennité possible que j’était prévenu d’avoir injurié l’association Institut pour la Justice en disant que je refusais obstinément de me torcher avec elle afin de ne pas salir mon caca. Julie, pardon, pardon, mille fois pardon, heureusement que nous avons trouvé depuis d'autres sujets de conversation.

Les avocats font les pire clients, tous les avocats le savent, et je ne pense pas avoir fait défaut à Maitre Mô sur ce point. Nous nous étions mis d'accord sur la stratégie de défense suivante : "Dis ce que tu veux, je m'en fous, je me débrouille". Ayant la plus grande confiance en Jean-Yves, je ne doute pas d’avoir, fût-ce involontairement, mis la barre très haut. Ce qui est redoutable, c'est notre trop grande aisance à la barre. Nous sommes dans un prétoire, dans la partie du prétoire qui est la notre, en bas, loin du perchoir du procureur, là où en l’occurrence j’avais déjà plaidé et ai replaidé depuis, et ai l’habitude d’y croiser le verbe. C’est d’ailleurs l’attitude que le tribunal attend d’un avocat : une liberté totale de parole, que seule doit brider la pertinence du propos.

Mais pas d’un prévenu. Et très vite, on oublie qu'on est non pas le conseil du prévenu, mais… le prévenu. Avec l’absurdité de l'accusation, et le mépris, tout légitime qu'il soit, dans lequel on tient la personne morale qui nous poursuit, je ne pense pas avoir été un client facile, mais figurez-vous que Jean-Yves m'avait menti. Il ne s'est pas débrouillé, il a été brillant, ce qui lui était consubstantiel.

Peu lui a importé que le conseil de cette piteuse association lui ait remis ses conclusions, même pas en début d'audience, comme font les mauvais avocats, mais pire encore, en cours d'audience. Les chiens ne font pas des chats.

À ce sujet, puisque je ne cache rien ou presque, l’IPJ ne s’est pas contenté de demander des dommages-intérêts symboliques, le montant total de ses demandes s’élevait à 150.000 euros. Oui, cent cinquante mille. L’IPJ jouait les vierges effarouchées par un vilain mot, mais était bien là pour se venger de mon billet ayant ruiné leur opération de fake news avant l’heure, et visait ma mort économique. Ce n’était pas un jeu pour cette association, et par conséquence, ça ne l’était pas pour moi non plus. L’extrême droite ne plaisante jamais.

Peu a importé à Maître Mô, à Jean-Yves, je ne sais même pas comment l'appeler, que son client préférât avoir les rieurs que les juges de son côté. Il m'a donné une leçon du métier d'avocat, et aujourd’hui je peux dire que je sais ce que ça fait que d'être défendu par maître Mô. Sur le coup, j'ai pensé qu'il ne pourrait rien m'arriver de mieux dans un prétoire, mais heureusement, grâce au tribunal correctionnel de Nanterre, j'ai pu être détrompé deux ans plus tard (Teaser).

J'aurais du mal à faire un récit détaillé de cette audience. Je ne pouvais prendre de notes, ça se serait vu. Je me souviens de bribes.

Puisqu’il y avait exceptio veritatis, il y eut d’abord bataille d’expert. Las, Zythom, qui était bien là en juillet 2014, avait un empêchement professionnel et n’a pu venir soutenir son rapport, mais il fut déposé à la procédure et accessible au tribunal. Qui, on le verra, ne l’a probablement pas lu.

Le rapport de Zythom établissait que tout ce que demandait la page de signature de la pétition en cause était que divers champs remplissent les conditions suivantes : le champ « nom » ne doit pas être vide ; le champ « prénom » ne doit pas être vide ; le champ « e-mail » ne doit pas être vide, et correspondre à une syntaxe d’e-mail valide, c’est-à-dire commençant par au moins un caractère pris parmi les 26 lettres de l'alphabet en majuscules ou minuscules, les dix chiffres, l’underscore ou le tiret, suivi par le caractère « @ », et suivi par un nom de domaine composé d’au moins un caractère alphanumérique, un point, et deux ou trois cratères alphanumériques, sans vérification de l’existence réelle dudit nom de domaine ; le champ « code postal » ne doit pas être vide (mais il n’a pas à correspondre à un vrai code postal et pouvait être rempli avec des lettres, et un seul caractère suffisait) ; l’adresse e-mail saisie ne doit pas déjà être présente dans la base. Aucune vérification n’était faite, pas même par l’envoi d’un e-mail de validation. Ainsi, le facétieux Maître Mô avait signé la pétition au nom de Napoléon Bonaparte, avec une adresse e-mail fantaisiste, et la signature avait été acceptée sans barguigner et aussitôt enregistrée, alors que nous avions des preuves irréfutables que l’Empereur ne pouvait avoir signé ladite pétition.

Je précise que le fichier des signataires ne nous a jamais été accessible (ce n’était pas l’objet de notre demande par ordonnance sur requête) ni communiqué. Encore une fois, ‘’trust me, bro.’’ L’analyse des logs avait confirmé que la courbe droite que j’avais publiée, et qui montrait une rythme de signature absolument stable sur une période de 20 minutes (soit 4500 signatures) était exacte, mais que sur 24 heures, la courbe montrait un aplanissement entre 00h00 et 07h00, avant de reprendre à un rythme élevé et soutenu le reste de la journée. Bref, concluait le rapport, ce compteur n’était pas fiable et il était abusif de présenter comme autant d’êtres humains signataires le nombre de formulaires remplis sans la moindre vérification. Ce qu’on pourrait résumer, pour que ça tienne en un tweet, d’à l’époque 140 caractères maximum, par « compteur bidon ».

Je me souviens aussi que l'avocat de la partie civile a expressément insinué à la barre que j'étais si ça se trouve, peut-être, en train de tweeter en direct depuis le banc des prévenus. Bien sûr, je n'en faisais rien. Bien sûr, il était en embuscade. Bien sûr, il était déçu que je n’en fisse rien. Bien sûr, le tribunal n’a pas pu vérifier ce qu’il en était. Mais j’ai eu droit à un regard soupçonneux de la présidente.

Je me souviens de Xavier Bébin, délégué général de cette association, la représentant à l’audience, et son seul membre actif à l’époque, piètre juriste et piètre écrivain s’attribuant un titre pompeux de criminologue qui avait pour avantage de ne pas exister, partant de ne pas être réglementé et donc de ne pouvoir être usurpé, expliquant à la barre que mon billet sur le blog l’avait laissé indifférent et n’avait pas eu d’incidence sensible sur le rythme des signatures (« Et pour cause ! » avait murmuré Jean-Yves de sa voix trop grave pour qu’on ne l’ait pas entendu jusque dans la salle d’à-côté), mais qu'il avait été frappé d'une quasi dépression dont il ne se remettait que péniblement en lisant le tweet où j'expliquais en quoi sa postérité littéraire et mon postérieur n’étaient jamais destinés à se rencontrer. Son numéro d’homme meurtri a sans doute été le moment le plus involontairement amusant de ce procès. Personne n’y a cru, et c’était gênant par moment.

Et enfin la plaidoirie de Jean-Yves, de celles qui vous font redresser la tête par gros temps, qui, méthodiquement, juridiquement, expliquait pourquoi, j'assume le jeu de mot, la plainte de l'IPJ était de la merde, et notamment que les propos qui m'étaient prêtés n'avaient JAMAIS été tenus tels qu'ils étaient présentés dans la plainte, ce qui en soi aurait dû garantir ma relaxe en vertu du droit de la presse. Son moment de bravoure a été de me présenter comme le prévenu de Schrödinger, l'IPJ disant que mes propos litigieux n'avaient eu aucun effet sensible sur le succès de leur pétition ("Même pas mal !") et en même temps leur avait causé un préjudice qui ne pouvait être réparé qu'à hauteur de 150.000 euros, avions-nous appris en cours d'audience ("On a trop mal on va mourir Eolas m'a tuer"). Et enfin, et surtout, en tout état de cause, ce qui ne pouvait échapper à un juriste tel que lui et fin connaisseur du droit de la presse, quand bien même toutes les objections préalables eussent été balayées comme infondées, il en restait une invincible : la liberté d'expression me protégeait, du fait que c'était un débat public sur un thème d'intérêt général puisque nous parlions d'un débat sur l'autorité judiciaire dans un contexte de campagne présidentielle. Les juristes de mes lecteurs l’auront reconnu : c’est l’article 10 de la convention européenne des droits de l’homme, le totem d’immunité de la Raison face aux factieux qui veulent l’étouffer.

Plutôt rasséréné, je quittais le prétoire après avoir entendu que le jugement serait rendu le 6 octobre 2015. Anecdote qui a son importance pour la suite, en sortant du prétoire, Jean-Yves et moi croisâmes Éric Morain, venu ce jour là à Nanterre botter comme de coutume le postérieur d’un fâcheux. Je le connaissais déjà, d’un temps où Maître Eolas n’existait point encore. Je le présentai à Jean-Yves, ils se connaissaient de réputation, et Éric me déclara qu’il aurait bien aimé que je l’appelasse sur ce dossier, qui lui paraissait aussi intéressant qu’amusant, ce qui chez lui sont deux puissants moteurs de motivation. Nous nous séparâmes moi lui promettant, un peu en plaisantant, que s’il y avait appel, alors je le ferais monter sur ce dossier, comme on dit chez les avocats. Éric prit ma plaisanterie au sérieux, et nous quitta nanti en son for d’une promesse. Je la tins, à mon corps défendant. Bien sûr il y eut coupettes. Bien sûr, il y eut des rires.

Et puis il y eut le jugement. Et ce fut la douche froide.

Et ce sera l’objet du prochain billet.

Eolas contre Institut pour la Justice, épisode 3 : la revanche du site.

Par : Eolas

Comment ça, un peu de temps a passé depuis le précédent billet sur le sujet ? Allons, allons. D’abord, Albert Einstein l’a démontré, le temps est relatif. Ensuite, oui, vous avez raison, et je n’ai aucune excuse. Inutile donc d’y passer trop de temps. Adoncques et sans désemparer :

Bref résumé des épisodes précédents :

Furieuse que j’aie publiquement démonté ses fallacieuses manipulations, l’association Institut pour la Justice (qui n’est ni l’un ni l’autre) a porté plainte contre votre serviteur et d’autres personnes pour injure et diffamation dans ce que l’Histoire retiendra comme le cacagate. L’instruction s’est terminée en 2013, chaque intervenant dans la publication de ces vérités qui dérangent cette association a été identifié, il est temps d’aller à la baston. La citation devant le tribunal de Nanterre nous est arrivée le 18 juin 2014, et nous avons aussitôt réagi, mes défenseurs et moi, en dégainant le Gaffiot et en nous écriant « Exceptio veritatis ! »

Je vous sais tous bilingues en latin, et je vous félicite. Faisons un instant, pour rire, comme si vous ne l’étiez pas. Exceptio veritatis veut dire « exception de vérité ». Une exception, en droit, désigne un argument juridique qui vise à faire échec à l’accusation sans même que ses mérites ne soient examinés plus avant. Dans notre affaire, il s’agissait d’établir que les faits que j’avais dénoncés et qui m’étaient imputés à diffamation, à savoir que le compteur de l’IPJ était « bidon », étaient vrais. Le droit de la presse est facétieux, c’est là son moindre défaut. Il impose que cette exception soit soulevée dans le dix jours de la citation devant le tribunal et prenne la forme d’une signification par commissaire de justice (à l’époque on disait huissier de justice) des éléments de preuve et liste de témoins que nous entendions faire entendre, et ce sans pléonasme, par le tribunal. Ce que nous fîmes.

Car nous n’étions pas restés inactifs de notre côté, appliquant le dicton que la meilleure défense, c’est l’attaque. Dès après la mise en examen de notre serviteur, Maitre Mô avait sollicité et obtenu du président du tribunal de grande instance, comme on disait à l’époque, de Lille une ordonnance sur requête (donc à l’insu de l’IPJ) enjoignant à l’hébergeur du site de la pétition pour le pacte 2012, hébergeur qui, cela tombait bien, a son siège dans une ville voisine de la capitale du septentrion, de communiquer le code source de la page du fameux compteur.

Et parmi les témoins, nous invoquâmes un expert, et pas le moindre, puisque ce n’était nul autre que Zythom, à l’époque expert judiciaire, qui avait analysé le code source du compteur et avait conclu à sa parfaite absence de fiabilité, puisqu’on pouvait résumer son code par « trust me bro ». Comme la loi le lui permet, l’IPJ riposta dans les dix jours de notre offre de preuve par une contre-expertise tentant d’établir que la notre, d’expertise, n’était que billevesées et coquecigrue, et qu’on n’avait pas vu de compteur plus fiable depuis celui utilisé par la Manif pour Tous pour compter ses millions de manifestants. Nous reparlerons de cette contre-expertise mais plus tard que vous ne le pensez.

Et c’est ainsi que nous nous retrouvâmes le 1er juillet 2014 devant le tribunal correctionnel de Nanterre, prévenu(e)s, avocats, experts, prêts à en découdre. Autant vous le dire tout de suite, le combat tourna court.

Comme je vous l’avais expliqué dans le billet précédent, j’avais été renvoyé devant le tribunal pour un fait (l’article paru sur Slate.fr) pour lequel je n’avais point été mis en examen, faute de pouvoir être rattaché d’une quelconque façon à cet article, qui faisait le point sur la controverse en reprenant (fidèlement) mes propos sans m’avoir sollicité à cette fin, ce qui ne me pose rigoureusement aucun problème puisque la reprise de mes propos fut fidèle. Or la règle est d’airain : pas de renvoi devant une juridiction de jugement au terme d’une instruction judiciaire si pas de mise en examen. Il n’y a pas d’exception. C’était une cause de nullité de l’ordonnance de renvoi, le code de procédure pénale prévoyant dans ce cas de renvoyer l’affaire devant le juge d’instruction afin qu’il rectifie sa bévue.

Ce qui fut ordonné le 1er juillet, et le tribunal, constatant qu’il n’était pas saisi de cette affaire, nous renvoya vaquer à nos occupations, et nous vaquâmes comme personne, non sans avoir, comme il était de coutume quand Maître Mô était de la partie, fini l’après midi autour de quelques coupettes. Si comme je vous l’expliquerai à la fin, si je garde quelque amertume de cette expérience, elle est largement compensée par des souvenirs de très bons moments, et celui-là en fit partie, car nous rîmes entre personnes liées par une certaine affection et réunies par la nécessité du combat judiciaire pour une cause qui les tenaient à coeur. Non, pas mon caca, la liberté d’expression, faites un effort sinon on ne s’en sortira jamais.

Ces moments, que je ne savais pas si précieux à l’époque, sont des souvenirs que je n’oublierai jamais.

Le 21 mai 2015, la juge d’instruction de Nanterre corrigea son ordonnance, en supprimant la mention de mon renvoi pour le chef de diffamation pour les propos tenus sur Slate.fr, à savoir

Cependant pour Maître Eolas, blogueur anonyme et avocat au barreau de Paris, cette progression vertigineuse serait factice: D’ailleurs, selon lui, l’ensemble de la démarche de l’IPJ relève de la «manipulation»: sur son blog, il consacre un billet-fleuve à la démonstration des erreurs, lacunes et faux-semblants de cette vidéo qui ne lui inspire «que du mépris».

Et le premier des huit chefs de plainte de l’IPJ roula dans la sciure, inaugurant ce qui allait être un long et humiliant chemin de croix judiciaire pour l’institut qui n’a d’institut que le nom. De renvois en fixations, une nouvelle date de jugement fut arrêtée : plus d’un an après la première audience, le 7 juillet 2015. Cette fois, le combat eut lieu. Il fut sans pitié, et sera l’objet du prochain billet, que vous attendrez moins, nettement moins, je m’y engage.

J’avais un confrère et un ami

Par : Eolas

Jean-Yves Moyart, alias Maitre Mô, nous a quitté le 20 février 2021. Depuis l’annonce de sa disparition, les hommages se sont multipliés, et à raison. De la presse (ou encore ici ou ), du ministre de la Justice, qui fut son confrère, et de la profession judiciaire dans son ensemble : policiers, gendarmes, greffiers, juges, procureurs, avocats.

Ce n’est pas faire dans l’emphase de dire que c’est un avocat d’exception qui est parti, que la perte pour le barreau est immense, et que le trou béant qu’il laisse dans le cœur de ceux qui l’ont connu et aimé (ce sont forcément les mêmes), incommensurable. C'est la pure vérité.

Jean-Yves avait la défense dans le sang, dans les tripes, dans chaque fibre de son être. Il a raconté de manière désopilante son grand oral du barreau, qui s’est joué de justesse car il avait quasiment fait l’impasse sur toutes les matières qui n’étaient pas du pénal, et il est tombé sur les sûretés, qui ne sont pas du pénal. Heureusement, le jury a vu l’avocat qui poignait sous l’étudiant dégingandé qui se liquéfiait devant eux. Il faisait partie de ces confrères qui ont toujours su exactement ce qu’ils voulaient faire, et il ne s’était pas trompé.

Un des dangers qui nous guettent dans un dossier par trop mal engagé, c’est l’abattement. La résignation. Se dire que cela ne vaut pas le coup de trop s’investir dans ce dossier, car le client s’arc-boute sur une stratégie de défense que nous lui déconseillons, qu’il a des antécédents accablants, que la juridiction devant laquelle il va comparaître est réputée impitoyable, que le procureur requerra beaucoup, et obtiendra plus. C’est un combat quotidien de chasser ce fatalisme pour se battre jusqu’au bout. Jean-Yves était immunisé contre cela. Il était incapable d’envisager de ne pas tout donner dans chacun de ces dossiers, quitte à en sortir lessivé, avant d’enchaîner sur le suivant, tout aussi prenant. Parce que Jean-Yves avait une capacité d’empathie qui n’a jamais trouvé ses limites, au point que nous en avons conclu qu’elles n’existaient pas.

Il n’y a pas un réprouvé (il aimait bien ce terme), un paumé, un cabossé, chez qui il ne savait déceler la flamme de l’humanité, et dans la nuit qu’avait jeté autour de lui celui qu’il défendait, amener juges, jurés, et parfois les parties civiles elle-mêmes, à tourner leurs regards vers cette lumière. Non pour le pardon, il a défendu des gens qui avaient commis des actes pour lesquels tout pardon était impossible, mais pour que malgré tout, on se souvienne que c’est un humain, un des nôtres, notre frère, que nous jugeons. C’est l’honneur de notre société de juger sans haine et dans la mesure du possible sans colère, de sanctionner sans humilier, de toujours penser à l’avenir et de s’interroger sur ce que cela prendra pour que celui qui sera un temps mis au ban reprenne un jour sa place dans la fraternité humaine. Cette nécessité était pour lui une évidence, et il avait chevillé au corps l’humanisme qu’il fallait pour cette tâche titanesque.

Il n’en sortait pas indemne, mais se plaindre après avoir défendu des gens dont la vie rend le mot misère insuffisant lui était impensable. Il se rebâtissait en s’entourant des gens qui l’aimaient et qu’il aimait tant en retour, sans réserve, par des bains de joie, et par une consommation de champagne qui n’est par pour rien dans la prospérité de la filière. Parfois, au cours des agapes dionysiaques qu’il organisait, ou rendait telles par sa simple présence, on pouvait apercevoir un bref moment un voile tomber sur son regard, la noirceur qu’il avait combattue hier ou celle qui l’attendait demain s’échapper un instant. Mais très vite, il se rendait compte qu’on le regardait, son regard croisait le nôtre, ses yeux souriants avant même que sa bouche ait eu le temps de prendre la suite, et il dissipait ces ténèbres d’un bon mot ou, plus souvent, d’une remarque scabreuse.

La fidélité en amitié n’était pas un vain mot chez lui, il en avait une conception enfantine, quand les serments se font naturellement sans la moindre arrière-pensée et pour toute la vie, qui à cet âge est synonyme d’éternité. C’est pour cela que j’ai sans hésiter fait appel à lui pour me défendre lorsque des gens dont je n’ai pas envie de parler ici m’ont cherché querelle. Car je savais qu’il accepterait avec joie, outre que le corpus delicti le plongerait dans des abîmes d’hilarité. La confraternité non plus n’était pas un vain mot ; je l’ai rarement entendu prononcer le mot, il préférait pratiquer. Il était irréprochable, et incapable de comprendre qu’on ne le fût pas soi-même. Confronté comme il le fut à des confrères médiocres qui compensaient leur absence de talent par des basses ruses de prétoire, il ne se fâchait pas et ne tenait pas rancœur, mais le coupable était jeté au Tartare de son indifférence, dont on ne revenait pas, non qu’il fût rancunier mais parce que la condamnation était toujours méritée.

Il était de ces confrères qui nous donnent chaque jour, par leur exemple, envie de donner le meilleur de nous-mêmes, de ces humains qui ont compris que la seule chose qui vaille dans cette vallée de larmes, c’est de s’embrasser et de se dire qu’on s’aime autant qu’on peut, et de se retrouver, souvent, pour rire de tout, à commencer par soi-même. Il aurait détesté de tous nous voir pleurer autant que nous avons pleuré ces derniers jours à cause de lui. Qu’importe, je ne puis regretter cette trahison, et il nous a trop donné pour qu’être brutalement privé de lui à jamais ne nous fasse pas mal.

Le confinement de procédure pénale

Par : Eolas

J'inaugure avec ce billet une nouvelle catégorie de billet, qui sera, sinon éphémère, du moins provisoire, sur ce que le confinement que connait la France entraîne comme conséquences sur notre droit.

Et pour commencer, ce blog étant la maison des pénalistes, voici un petit vademecum de ce que l'ordonnance à paraître très prochainement (Mise à jour 26/03/2020 : le texte est paru ce matin.) va changer en procédure pénale, sous réserve des changements de dernière minute avant sa signature et sa publication, qui le cas échéant donneront lieu à correction ici même.

Ces modifications, qui ne sont pas de détail, ont une durée de vie limitée : elles prendront fin un mois après la levée de l'état d'urgence sanitaire qui, attention, ne sera pas forcément la fin du confinement, qui n'en est qu'une des modalités.

Voici les mesures en question (les numéros entre parenthèses renvoie au numéro de l'article de l'ordonnance).

Suspension de tous les délais de prescription de l'action publique et de la peine (3)

Tous ces délais sont suspendus à compter du 12 mars jusqu'à l'expiration de l'ordonnance, un mois après la fin de l'état d'urgence sanitaire.

Aménagement des voies de recours (4)

Tous les délais de recours fixés par le CPP sont doublés, sans pouvoir être inférieurs à 10 jours. Seule disposition exclue : le délai de 4 heures pour un référé détention de l'art. 148-1-1 CPP, on comprend aisément pourquoi. Cette disposition n'a toutefois aucun effet rétroactif, mais une autre ordonnance a suspendu tous les délais notamment de recours à compter du 12 mars 2020 jusqu'à un mois après la levée de l'état d'urgence sanitaire, soit par décret, soit de plein droit deux mois après l'entrée en vigueur de la loi (le 24 mai 2020), fin de l'état d'urgence qui refera courir les délais pour leur durée ordinaire, dans la limite de deux mois.

Tous les recours peuvent être faits par lettre recommandée AR, de même que le dépôt de mémoires ou de conclusions, et les demandes d'actes au greffe du juge d'instruction, et les demandes de mise en liberté ou de modification de contrôle judiciaire, puisque l'alinéa 2 vise "toutes les demandes". Les appels et les pourvois et demandes d'actes au juge d'instruction peuvent être formés également par lettre recommandée AR ou même par courriel si une adresse électronique à cette fin est fournie, auquel cas un accusé de réception électronique sera envoyé par la juridiction. Attention, cela ne vous dispense pas de faire figurer dans la déclaration d'appel ou de pourvoi toutes les mentions légales, faute de quoi vous serez irrecevable, et vous n'aurez pas de greffier pour s'en assurer pour vous en rédigeant la déclaration. NB : la demande par voie électronique ne concerne pas les demandes de mise en liberté ou de modification de contrôle judiciaire. Rappel du droit commun : les demandes d'acte, de mise en liberté, et de modification de contrôle judiciaire sont adressées au greffier du juge d'instruction et non au magistrat, à peine d'irrecevabilité (Cass. crim., 1er avr. 2009, n°09-80056).

Généralisation de la visioconférence (5) Cette généralisation concerne toutes les juridictions pénales, sans qu'il soit nécessaire de recueillir l'accord des parties. La loi dit "si", j'ai envie dire "quand", il est impossible techniquement de recourir à un tel moyen (parce que ça marche pas par exemple) le juge peut décider d'utiliser à la place tout autre moyen de communication électronique, y compris téléphonique. Les conditions légales pour que ce moyen puisse être employé sont que la transmission soit de bonne qualité, qu'il ait été possible de s'assurer de l'identité des personnes, et que cela garantisse la confidentialité des échanges entre les parties et leur avocat. C'est au juge de s'assurer à tout instant que ces conditions sont remplies, respectent les droits de la défense et garantissent le caractère contradictoire des débats. Les opérations sont décrites dans un procès-verbal dressé par le greffier.

Hormis quelques juridictions où les chefs de juridictions et les bâtonniers ont des geeks, ça va être très compliqué à mettre en place si l'avocat n'est pas sur place. Rien n'interdirait à un avocat de plaider depuis son cabinet ou son domicile, mais la visioconférence mise en place par le ministère de la Justice ne relie que les juridictions entre elles, et les établissements pénitentiaires ; quant à recourir à un autre moyen, même si l'ordonnance donne au président de vastes pouvoirs, encore faut-il qu'il sache lesquels utiliser, et comment le faire.

Transfert de compétence d'un tribunal judiciaire à l'autre (6) Si une juridiction du 1er degré n'est plus en capacité de fonctionner, le premier président de la cour d'appel peut transférer tout ou partie de son activité à un autre tribunal identique de son ressort. Ce transfert de compétence vaut pour les affaires en cours. Je doute que ce texte soit applicable à la cour d'assises, qui n'est pas à proprement parler une juridiction du 1er degré, puisqu'elle relève de la cour d'appel, même quand elle siège dans un tribunal judiciaire, et sa lourdeur rend impraticable un tel transfert de compétence (les jurés resteront tirés au sort sur les listes de la première juridiction, avec l'éloignement que cela suppose).

Dérogation à la publicité des audiences (7) Le président de la cour d'assises ou du tribunal de police ou correctionnel peuvent ordonner la publicité restreinte voire le huis clos à toute audience, y compris pour la reddition du jugement, auquel cas il devra être affiché dans un lieu accessible au public. Le président peut décider que les journalistes ne se verront pas opposer le huis clos, mais c'est à sa discrétion, ce qui est regrettable.

Remplacement des juges d'instruction empêchés (12) Un juge d'instruction empêché peut être remplacé par un des juges du siège par simple ordonnance du président, et non par l'assemblée générale des magistrats de ce tribunal.

Dérogation à la présence physique d'un avocat en garde à vue (13) L'assistance de l'avocat lors de la garde à vue, que ce soit pour l'entretien et l'assistance aux auditions et confrontations, peut se faire par télécommunication, comme le téléphone, à la demande de l'avocat ou su proposition de l'OPJ si l'avocat accepte. Je ne sais pas comment on va faire tamponner le CERFA par téléphone. Je ne vois pour ma part pas de difficulté à ce que l'OPJ nous envoie copie intégrale de la procédure par mail sécurisé avant que l'entretien avec nos clients (chut, je tente un truc, là).

Prolongation de la garde à vue des mineurs de 16 à 18 ans sans présentation au procureur (14) Self-explanatory.

Prolongation des délais de détention provisoire (16) En matière correctionnelle, les délais de détention provisoire et d'ARSE sont prolongés de plein droit de deux mois si la peine encourue est ≤ 5 ans, trois mois au-delà. Six mois en matière criminelle, et pour toutes les affaires correctionnelles pendantes devant la cour d'appel. Cela s'applique aux mineurs de plus de seize ans détenus en matière criminelle ou si une peine d'au moins sept ans est encourue.

Délais applicables aux comparutions immédiates (17) Le délai de comparution devant le tribunal en cas de comparution différée et débat devant le JLD pour placement en détention provisoire passe de trois à six jours ouvrable (art. 396 CPP).

Le délai maximal de jugement d'une affaire en comparution immédiate passe de six semaines à dix semaines, et pour les affaires où 7 ans d'emprisonnement ou plus sont encourus, ce délai passe de quatre mois à six mois (397-1 CPP).

La durée de la détention provisoire d'un prévenu passe de deux mois à quatre mois, et en cas de comparution immédiate de quatre à six mois (art. 397-3 CPP).

Le délai pour la chambre des appels correctionnels pour juger un appel de comparution immédiate passe de quatre à six mois (397-4 CPP).

Le délai de deux mois pour une comparution différée (art. 397-1-1 CPP) passe de deux mois à quatre mois.

Allongement des délais en matière de détention provisoire (18) Le JLD saisi par le juge d'instruction d'une demande de mise en liberté a six jours ouvrés pour statuer au lieu de trois (art. 148 CPP).

Les délais qu'a la chambre de l'instruction pour statuer en matière de liberté (dix jours, lorsque l’appel porte sur une ordonnance de placement en détention provisoire, délai porté à quinze jours, lorsque l’appelant a demandé à comparaître à l’audience ; quinze jours, lorsque l’appel porte sur des ordonnances de refus de mise en liberté ou de prolongation de détention, délai porté à vingt jours lorsque l’appelant a demandé à comparaître à l’audience, art. 194 et 199 CPP) sont tous augmentés d'un mois.

La prolongation de détention provisoire en audience de cabinet (19) Le JLD statuant sur une demande de prolongation de détention provisoire statuera sans audience si la visioconférence n'est pas possible, sur la base des réquisitions du parquet et des observations de l'avocat en défense. Si l'avocat en fait la demande, il pourra présenter ses observations devant le juge, les cas échéant par un moyen de communication audiovisuelle. Le juge doit s'assurer du respect du contradictoire et des droits de la défense.

Allongement des délais en matière de pourvoi (20) Le délai de la cour de cassation pour statuer sur un pourvoi en matière de détention provisoire (567-2 CPP), de mise en accusation ou de renvoi devant le tribunal correctionnel (574-1 CPP) passe de trois à six mois et le délai pour déposer un mémoire en défense passe d'un à deux mois. Le délai de la Cour de cassation pour statuer en matière de mandat d'arrêt européen (574-2 CPP) passe de quarante jours à trois mois, et le délai pour déposer un mémoire passe de cinq jours à un mois.

Dispositions en matière d'exécution de peines Les détenus en détention provisoires peuvent être affectés en établissement pour peines (21) et les condamnés peuvent être affectés en maison d'arrêt quelque soit leur quantum restant (22). C'est la suspension de la séparation des longues peines et des courtes peines et présumés innocents qui gouverne le droit pénitentiaire. Le transfert de détenus peut se faire sans accord ou avis des autorités judiciaires pour des fins de lutte contre l'épidémie (23), ces autorités pouvant cependant ordonner leur modification ou leur fin.

Les jugements concernant les mesures de placement à l'extérieur, de semi-liberté, de fractionnement et suspension des peines, de placement sous surveillance électronique et de libération conditionnelle du JAP (712-6 CPP) et les mesures concernant le relèvement de la période de sûreté, la libération conditionnelle ou la suspension de peines relevant du TAP (712-7 CPP) sont rendus, à défaut de visioconférence possible telle que prévue par l'art. 706-71 CPP, sans audience, au vu des écritures du parquet et de l'avocat du condamné. Comme devant le JLD plus haut, l'avocat peut demander à présenter des observations, ce qui pourra se faire par visio (24).

Le délai pour juger sur appel suspensif du parquet (712-14 CPP) passe de deux mois à quatre mois (24).

Le JAP peut accorder les réductions de peine, les autorisations de sorties sous escortes et les permissions de sortir (712-5 CPP) sans CAP sur avis favorable du parquet. Sinon le recueil de l'avis des membres de la CAP se fait par écrit par tout moyen (25). Il peut également accorder lors de l'examen de situation accorder la libération sous contrainte (720 CPP) sur simple avis favorable du procureur si la personne condamnée a un hébergement et peut être placé sous le régime de la libération conditionnelle ; sinon l'avis de la CAP est recueilli par écrit par tout moyen (25).

Le JAP peut ordonner la suspension de la peine sans débat contradictoire si la personne a un hébergement et un reliquat à exécuter d'un an ou moins (720-1 CPP), ou quelle que soit la durée pour raison de santé (720-1-1 CPP) et même sans expertise médicale si le procureur est d'accord (26).

Une réduction supplémentaire de peine de deux mois peut être accordée par le JAP sans consultation de la CAP si avis favorable du procureur. Elle pourra l'être même après la fin de l'état d'urgence, mais après avis de la CAP dans ce cas, retour à la normale. Sont exclus du bénéfice de cette RPS-COVID les condamnés pour terrorisme, pour crime ou délit sur le conjoint, les personnes ayant initié une mutinerie en prison, et les personnes ayant eu un comportement de mise en danger des détenus ou des surveillants au regard des règles imposées par l'épidémie. Vous la voyez, la carotte pour les détenus ? (27)

Les détenus condamnés à une peine de 5 ans ou moins et à qui il reste à subir deux mois d'emprisonnement ou moins sont libérés et assignés à domicile dans les conditions du confinement, seul les motifs pour besoins professionnels, familiaux ou de santé impérieux lui étant autorisés. Cette libération est ordonnée par le procureur de la République sur proposition du directeur du SPIP, et cette mesure ne peut s'appliquer aux condamnés pour crime, pour terrorisme, pour violences sur mineur de 15 ans ou sur conjoint (28). Cette mesure peut être retirée par le juge de l'application des peines en cas de contravention pour violation du confinement. Il en va de même en cas de condamnation pour délit de violation réitéré des règles du confinement (art. L. 3136-1 du code de la santé publique). (28)

La conversion des peines de six mois au plus (747-1 CPP) en une peine de travail d’intérêt général, de détention à domicile sous surveillance électronique, en peine de jours-amende ou en emprisonnement assorti d'un sursis probatoire renforcé est rendue applicable aux peines en cours d'exécution dont le reliquat est de six mois au plus (29).

Enfin dans tous les cas, la chambre de l'application des peines de la cour d'appel peut statuer sur le relèvement de la période de sûreté, la libération conditionnelle ou la suspension de peine sans être composée du responsable d'une association de réinsertion des condamnés et du responsable d'une association d'aide aux victimes (712-13 CPP). (11)

Mesures applicables aux mineurs

Le juge des enfants peut prolonger sans audience des mesures de placement pour une durée de quatre mois (30) et les autres mesures éducatives de sept mois (30).

Attendez, on en a encore sous le pied Les dispositions qui suivent n'entreront en vigueur qu'en cas de décret constatant la persistance de la crise sanitaire malgré les autre mesures (8).

La chambre de l'instruction statuant en matière correctionnelle (9-I), le tribunal correctionnel en toute matière (9-II), la chambre des appels correctionnelle et la chambre spéciale des mineurs de la cour d'appel (9-III), le tribunal pour enfants en matière correctionnelle (10), le tribunal de l'application des peines et la chambre de l'application des peines (11) peuvent statuer à juge unique sur décision du président du tribunal judiciaire ou du premier président de la cour d’appel constatant que la réunion de la formation collégiale de la juridiction n’est pas possible. Cette décision ne semble pas être soumise à recours, faute de texte en ce sens, et on peut supposer que la Cour de cassation la qualifiera de mesure d'administration judiciaire.

En conclusion, on a des mesures largement dérogatoires au droit commun, qui en première approche me paraissent toutes avoir un lien avec l'impact prévisible d'une crise sanitaire majeure sur le fonctionnement des juridictions. Les mesures en droit de l'application des peines feront la joie des avocats pratiquant la matière, et les avocats peuvent toujours demander à être entendus et ne peuvent se voir imposer des mesures entravant leur ministère. Il nous appartiendra d'être vigilant quant à leur application, et vous pourrez compter sur nous, chers concitoyens.

Prenez bien soin de vous, je serais inconsolable que vous ne fussiez plus là pour lire mon prochain billet.

Du bon usage des exceptions (et du mot incident)

Par : Eolas

Ce billet a été inspiré par une série de tweets de mon confrère au barreau de Twitter, Maître McLane (le fil entier est là). Il faisait état de petits accrochages avec le parquet à l'occasion des journées de défense massive organisées par le barreau de Paris dans le cadre du mouvement de grève contre la réforme des retraites, dont je vous ai déjà parlé. Lors de ces journées de défense massive, au lieu d'avoir un avocat affecté à plusieurs dossiers, c'est le contraire : plusieurs avocats sont affectés à un seul dossier, chaque équipe étant en principe animée par un pénaliste chevronné, et le dossier est disséqué minutieusement et tout ce qui peut être critiqué l'est. Dans ce cas, nous prenons, dans l'urgence que supposent nécessairement les comparutions immédiates, des conclusions écrites (rappelons que le terme conclusions indique en droit une argumentation écrite exposant au juge une demande en expliquant son bien-fondé en fait et en droit, et qui le saisissent c'est à dire l'obligent à y répondre, que ce soit pour les rejeter ou y faire droit, dans les deux cas en expliquant pourquoi).

Permettez-moi, comme à l'accoutumée, de vous emmener faire un petit détour avant que je ne vous amène là où je veux en venir.

Quand j’ai le plaisir et l’honneur de participer à la formation de jeunes confrères et consœurs, un des conseils que je leur donne est, dans leur plaidoirie, de ne pas répondre aux réquisitions du procureur. C’est contre-intuitif mais c’est important. Pourquoi ?

Parce que c’est un travers de civiliste. Dans les procédures civiles (ce sont les litiges privés qui opposent des particuliers ou des sociétés ou associations entre eux et entre elles), procédure parfaitement accusatoire, le demandeur expose ses demandes, et le défendeur y réplique point par point. Puis le juge tranche dans sa décision, et à la fin accorde un article 700 ridiculement insuffisant à la partie qui gagne.

Il est normal de répondre point par point dans ces cas car chacune de ces demandes saisit le juge, c’est à dire l’oblige à y répondre. Ne pas répliquer, c’est risquer d’entendre le juge dire que cette demande n’est pas contestée et donc qu'il y fait droit.

La logique du procès pénal, inquisitoire, est toute autre : le juge est saisi des faits par l’acte de citation, et à compter de ce moment, a une très vaste liberté de décision et avant cela, pour mener son audience. Il doit rechercher lui-même la vérité, notamment en interrogeant le prévenu et le plaignant. (Curieusement, il fait montre d’un enthousiasme très modéré face à l’audition de témoins, malgré les injonctions de la CEDH, mais lire un PV c’est tellement plus rapide).

Cette procédure inquisitoire fait que le juge ne donne la parole aux avocats et au procureur pour poser des questions que quand lui-même a fini son interrogatoire. Autant dire que souvent, on n’a plus beaucoup de questions à poser. C’est la différence majeure avec un procès anglais où le juge ne pose éventuellement de questions que quand les parties ont fini leur interrogatoire qui est pour le moins vigoureux.

Les réquisitions du parquet ne constituent pas des demandes proprement dites, comme au civil : le juge n’a pas à y répondre de manière précise. Ce sont des suggestions, un « je serais vous, je prononcerais telle peine » (par ex les galères si vous êtes @Proc_Epique ).

Dès lors, les commenter, les décortiquer, est une perte de temps (la question n'est pas "est-ce que le procureur a raison ?", mais "que doit-on décider pour le prévenu, et le cas échéant le plaignant ?") et de fait revient à les répéter encore et encore, et à les graver dans l’esprit du juge lors du délibéré. En plus, certains confrères ou consœurs se font plaisir et en profitent pour critiquer le procureur lui-même à travers ses réquisitions, puisqu’il n’est pas censé répondre. Il peut demander à répliquer, mais ça impose au tribunal de rendre la parole à la défense qui doit s’exprimer en dernier. Ça agace le juge et ne sert à rien puisque le parquet peut se prendre une deuxième fournée de « le procureur est vraiment méchant ».

Par pitié, chers confrères, ne faites pas ça. C’est moche, c’est même un peu lâche, et pire que tout : c’est inutile. Ça n'aide pas le juge à prendre sa décision, et il sait déjà que le procureur est méchant : ils étaient ensemble à l'ENM.

Mais le droit est la science des exceptions. Il y a deux cas où ma prohibition de principe de répondre au parquet est levée.

Premier cas : si vous êtes d’accord avec lui. Il arrive que le parquet prenne des réquisitions modérées qui sont conformes à ce que vous vouliez obtenir (voire qu’il requière la relaxe). Dans ce cas, bien sûr que vous les répétez, pour les approuver. Il faut qu'elles soient gravées dans l'esprit du juge pour le délibéré, et ajoutez-y vos propres arguments : n'oubliez jamais que les réquisitions n'étant pas des demandes, il n'y a pas d'ultra petita, et le juge peut très bien aller au-delà des réquisitions.

Deuxième cas, plus rare : les réquisitions sont illégales. La peine requise est illégale, que ce soit la principale ou la complémentaire (j’ai vu une peine requise dépassant le maximum légal ou une interdiction du territoire demandée alors que la loi ne la prévoyait pas).

Là, il faut le signaler au tribunal, sans enfoncer le procureur qui sera déjà assez mortifié de son erreur, n’oubliez pas les principes essentiels de délicatesse et de courtoisie. L’élégance sert le discours. Et les procureurs ont de la mémoire.

C’est là que j’en reviens à ces histoires d’exceptions prises par conclusions écrites. Une exception en droit est un argument juridique soulevé en défense (on utilise le verbe exciper) qui vise à faire échec à tout ou partie des prétentions adverses. On le distingue de l'incident, qui est une demande qui modifie le cours de l'instance et sur laquelle il faut statuer avant d'examiner le reste de l'affaire. Si je soulève que l'action publique contre mon client est prescrite, je soulève une exception de prescription. Si je demande une expertise psychiatrique pour voir s'il n'est pas atteint d'un trouble mental, ou la disjonction du cas de mon client d'avec le reste du dossier, je forme un incident. Si je demande que telle ou telle pièce de la procédure soit déclarée nulle, c'est une exception de nullité.

C'est pourquoi je vous en supplie, amis magistrats, cessez de dire que, lorsqu'un avocat excipe de la nullité de tout ou partie de la procédure, l'incident est joint au fond. Ce n'est pas un incident. Vous demandez ou décidez, selon le cas, qu'en réalité l'exception soit jointe au fond.

Ces exceptions sont, en procédure pénale, et s'agissant du tribunal correctionnel, régies par l'article 385 du code de procédure pénale :

Le tribunal correctionnel a qualité pour constater les nullités des procédures qui lui sont soumises sauf lorsqu'il est saisi par le renvoi ordonné par le juge d'instruction ou la chambre de l'instruction.

(suivent deux alinéas réglant le cas où il y a eu une instruction préparatoire, puisque les nullités de procédures sont régies par les dispositions propres à l'instruction : compétence de la chambre de l'instruction, délai de six mois pour agir, purge des nullités à la fin de l'instruction).(NdEolas)

Lorsque la procédure dont il est saisi n'est pas renvoyée devant lui par la juridiction d'instruction, le tribunal statue sur les exceptions tirées de la nullité de la procédure antérieure.

La nullité de la citation ne peut être prononcée que dans les conditions prévues par l'article 565.

Dans tous les cas, les exceptions de nullité doivent être présentées avant toute défense au fond.

Notez bien que le code parle d'exceptions, pas d'incidents.

Cela signifie que si j'entends contester la régularité de la garde à vue, je ne peux le faire que devant le tribunal, et encore dois-je le faire avant toute défense au fond. La jurisprudence, appliquant scrupuleusement la règle du jeu de dupes qui veut que toute règle doit s'interpréter de façon la plus restrictive et en lui donnant le moins d'efficacité possible quand elle s'applique à la défense, a décidé "qu'avant toute défense au fond" s'entendait comme dès le début des débats, avant que l'interrogatoire du prévenu ait commencé, car répondre aux questions du président est déjà une défense au fond. Donc ces débats ont lieu aussitôt l'identité du prévenu constaté et les faits reprochés rappelés. Autre supplique : chers confrères, cessez de dire in limine litis dans vos conclusions pénales : c'est de la procédure civile. Ce n'est pas sale, mais il y a des chambres spécifiques pour faire ça.

Là où l'interprétation de cette règle par la jurisprudence devient manifestement dépourvue de sens, c'est quand on lit l'article 459 du code de procédure pénale, cœur des récriminations de McLane :

Le prévenu, les autres parties et leurs avocats peuvent déposer des conclusions.

Ces conclusions sont visées par le président et le greffier ; ce dernier mentionne ce dépôt aux notes d'audience.

Le tribunal qui est tenu de répondre aux conclusions ainsi régulièrement déposées doit joindre au fond les incidents et exceptions dont il est saisi, et y statuer par un seul et même jugement en se prononçant en premier lieu sur l'exception et ensuite sur le fond.

Il ne peut en être autrement qu'au cas d'impossibilité absolue, ou encore lorsqu'une décision immédiate sur l'incident ou sur l'exception est commandée par une disposition qui touche à l'ordre public.

Voici le résultat de la combinaison de ces articles : si j'estime que la garde à vue au cours de laquelle mon client a avoué les faits était illégale, je dois tout de suite le soulever, dès le début de l'audience. J'explique en quoi le tribunal doit à mon sens annuler cette garde à vue, et donc les aveux qu'il y a fait, puisqu'ils n'ont pas été recueillis dans des conditions légales. Le juge n'est pas censé, sauf exception exceptionnelle (impossibilité absolue, ou décision immédiate commandée par une disposition touchant l'ordre public, rien que ça), me répondre immédiatement, mais il joint l'exception au fond, c'est à dire qu'il me répondra par un seul jugement sur toute la procédure (et appelle ça "joindre l'incident au fond" pour me faire trépigner de rage). Puis le fond est abordé, et le président peut tout à loisir lire le procès verbal dont je viens de soutenir qu'il est illégal. À ce stade, il figure toujours au dossier, puisqu'il n'a pas encore été annulé. Ensuite, le juge se retire pour délibérer sur le tout, et revient en disant que oui, cette garde à vue était parfaitement illégale, et il annule ces aveux ainsi illégalement obtenus, reconnaissant ainsi que les débats au fond n'auraient jamais dû se faire avec cette pièce à la procédure. Et ensuite, il peut condamner le prévenu, estimant que malgré ses dénégations à l'audience, son intime conviction de juge est faite : il est bien coupable. Quelle mystérieuse intuition, n'est-ce pas ? Le jeu de dupes, dans toute sa splendeur.

Comme si cela ne suffisait pas, des juges et des procureurs ont cru devoir inventer une règle supplémentaire : pour que nos exceptions de nullité soient valables, il FAUDRAIT qu'elles fussent écrites. Dans une procédure orale. Mais l'oxymore ne semble pas les gêner. Pourtant, le texte est clair : la défense, comme toute partie PEUT déposer des conclusions. Elle n'y est pas tenue. Quand le législateur veut imposer des conditions de forme, il sait très bien le faire et le fait en des termes dépourvus de toute ambiguïté. Nous avons donc pris l'habitude, quand cette règle nous est sortie d'un mortier, de nous élever en bloc contre cette affirmation. Le code étant, pour une fois, avec nous, les présidents sont bien obligés de céder. Devant le caractère répétitif de ces incidents, nous avons même pris soin d'appeler la jurisprudence à la rescousse, puisque la cour de cassation nous a donné raison dans un arrêt du 26 avril 2017, n°16-82742, publié au bulletin, quand face à un (feu) juge de proximité qui avait refusé de répondre à des exceptions de nullité au motif qu'elles n'avaient pas été déposées par écrit, répond :

c'est à tort que la juridiction de proximité s'est estimée non valablement saisie de ces exceptions, les articles 385 et 522, alinéa 4, du code de procédure pénale n'exigeant pas que les exceptions de nullité soient soutenues par écrit.

C'est, peut-on croire, suffisamment clair. Eh bien non, pas assez, puisqu'à l'audience dont fait état mon confrère, et où j'étais, le procureur avait reproché à la défense de n'avoir pas pu préparer des conclusions écrites et, quand on lui a montré cet arrêt, a répliqué, avec une pointe de mauvaise foi, que ce n'était pas ce qu'il lisait du sens de cet arrêt.

L'info a quand même visiblement circulé un peu car le lendemain, c'est un tout autre argument qui nous a été sorti sur le fondement de cet arrêt : puisque la cour de cassation, dans sa décision, dit que c'est à tort que le juge de proximité s'est estimé non valablement saisi alors qu'il l'était par le moyen soulevé oralement avant toute défense au fond, l'absence de ces conclusions écrite empêchait toutefois la Cour d'être en mesure d'exercer son contrôle sur les réponses apportées par la juridiction. Et à l'audience, un procureur en a déduit que la jurisprudence précité permettait au tribunal de se dispenser de répondre aux moyens ainsi soulevés. D'où une légitime colère que je partage, même si je salue la franchise de ce parquetier, car c'est rare que le jeu de dupes soit ainsi aussi clairement et publiquement assumé.

Un autre argument que j'ai entendu soulevé était tiré du contradictoire. Là encore, les bras m'en tombent. La comparution immédiate est une procédure rapide, pour ne pas dire sommaire, décidée unilatéralement par le parquet, qui veille jalousement à sa prérogative et ne manque jamais de rappeler que son choix est souverain et qu'il n'a pas à en justifier. Et c'est vrai, il a raison. Mais il ne peut choisir souverainement une telle procédure et en pleurer la conséquence logique : le contradictoire est réduit à l'identique que les droits de la défense, prise à la gorge par le peu de temps qui lui est laissé. Nous ferons des conclusions chaque fois que nous le pourrons, et si vous en voulez des belles bien imprimées sur du velin avec la jurisprudence citée en annexe, faites plutôt une convocation par procès verbal, et jugez le prévenu dans quelques semaines. Vous verrez, la qualité des débats en est améliorée. Ou alors, c'est simple : donnez-nous accès à la procédure dès la garde à vue. Comme ça, nous préparerons les conclusions chez nous et vous les aurez en même temps que vous lirez la procédure de police avant d'orienter le dossier. Quand je vous dis que c'est gagnant-gagnant, les droits de la défense.

Donc, car il faut bien conclure (jeu de mot) : dans la mesure du possible, chers confrères, il faut prendre des conclusions écrites. Pour se protéger, en obligeant le tribunal à y répondre et en permettant aux juridictions supérieures d'exercer un contrôle sur les réponses apportées. Mais ce n'est pas obligatoire, seules les QPC prenant obligatoirement une forme écrite. Il faut alors veiller à annoncer dès les premières secondes que l'on soutiendra une exception de nullité. Et tenez tête au tribunal qui râlerait : qu'il se plaigne au législateur, qui a fixé les règles, et au parquet, qui a fixé la chronologie.

Et chers amis magistrats, nous faisons de notre mieux, mais en comparution immédiate, procédure choisie par le parquet où nous avons connaissance de la procédure, épaisse parfois de centaines de pages, au mieux trois heures avant le début de l'audience, vous ne pouvez sérieusement (et en tout cas pas légalement) exiger des avocats qu'ils vous fournissent des conclusions écrites. On essaie, croyez-nous, car c'est aussi dans notre intérêt, la procédure pénale ne nous pardonne rien quand elle pardonne tout au parquet. Mais par pitié, n'inventez pas des règles pour entraver encore plus la défense. Le CPP est là pour ça.

La condamnation de Sandra Muller dans l'affaire #BalanceTonPorc

Par : Eolas

— Ah, cher maître, comme je suis bien aise de vous retrouver en ces lieux.

— Ma chère lectrice ! Je ne puis en croire mes yeux tellement est grande ma joie de vous revoir. J'ai craint que votre serviteur ayant laissé les lieux en jachère, vous ne l'ayez abandonné à votre tour, jetant à jamais sur ce blog d'un voile d'obscurité qui l'eût enlaidi.

— Cher maître, rassurez-vous, je suis fort bien en ces lieux, et ce n'est pas parce que vous fûtes resté un temps coincé dans les toilettes que l'envie de partir me fût venue.

— J'implore votre pardon pour ce retard. Je n'arrivais pas à ouvrir la porte : un institut bloquait le passage.

— Mais on ne peut faire entrer un institut dans des toilettes, maître !

— Je le sais mais il m'a fallu aller jusqu'en cassation pour le faire admettre. Mais n'anticipons pas. Je vous retrouve comme je vous ai laissée : l'œil brillant de colère et la poitrine soulevée d'indignation. Dites-moi tout : d'où vient votre courroux ?

— De chez vous, comme toujours, enfin de la justice, dont vous êtes l'auxiliaire. Elle a ce jour rendu un jugement condamnant lourdement Sandra Muller, pour diffamation, à cause d'un tweet.

— Je sais ce que ça fait, je compatis. Et quel tweet !

— LE tweet, maître, celui qui a lancé en France le hashtag équivalent à l'anglophone #MeToo, à savoir #BalanceTonPorc. Sur Twitter, les réactions à la nouvelle ont été, qu'elles soient approbatives ou désapprobatrices, plutôt modérées et équilibrées. Je plaisante, bien sûr.

— Je suis ravi de voir que votre ire ne vous fait point départir de votre humour.

— Bien que je doute que vos explications parviendront à faire passer cette décision pour acceptable à mes yeux, j'aimerais néanmoins les avoir, pour être certaine de mon opinion, ou le cas échéant en changer.

— Vous fîtes bien. Celles et ceux que les faits intéressent et aiment en prendre connaissance pour se faire leur opinion avant de prendre position publiquement trouveront toujours un havre ici. Voyons ensemble ce que dit réellement cette décision.

— Je vous ois. Vous connaissant, j'ai pris la liberté de vous préparer du thé.

— Un gyokuro Hiki, en hommage au Japon qui accueille la coupe du monde de rugby : vous êtes parfaite. Première précision importante pour notre affaire, il s'agit d'un jugement de la 17e chambre civile. C'est donc un jugement civil, et non pénal. La 17e chambre, spécialisée dans les affaires de presse, a en effet deux sections, une correctionnelle, qui juge les poursuites pénales pour injure et diffamation, et une chambre civile, qui ne juge que des poursuites civiles selon les règles du code de procédure civile.

— Et comment une affaire va-t-elle devant l'une plutôt que l'autre ?

— C'est le choix du plaignant. Ce choix est fait au moment où il lance la procédure, et est en principe irrévocable. Ici, Éric B., visé par le propos en cause, a choisi d'assigner au civil plutôt que de citer au pénal. Les raisons de l'un ou l'autre choix sont subtiles, et relèvent aussi bien de considérations de pur droit que d'opportunité stratégique. Je serais incapables de les donner avec certitude. Je pense que ce qui a pu être un des critères déterminants est la discrétion de la procédure : la procédure civile de droit commun s'appliquant, la représentation par avocat est obligatoire et la procédure est écrite. Cela évitait une audience pénale publique, où les parties et la presse sont présentes, et qui bénéficie d'une large publicité, ce qui peut être désastreux en cas d'échec, demandez à Denis Baupin.

— J'aime autant éviter. Quelle est la conséquence pour Sandra Muller que cette procédure soit civile ?

— Deux avantages : d'une part, elle n'est pas condamnée pénalement et ne peut plus l'être. Quoi qu'il arrive, elle n'aura pas de casier judiciaire. D'autre part, la procédure civile respecte, elle, l'égalité des armes : la défense peut demander au même titre que le demandeur que son adversaire soit condamné à prendre en charge tout ou partie de ses frais d'avocat ; au pénal, c'est impossible.

— Le jeu de dupe dont vous parlez sans cesse ?

— Disons que je constate qu'au pénal, on ne me parle d'égalité des armes que pour donner au procureur le droit d'appel en matière criminelle, ou pour revendiquer pour la victime le droit de faire appel de l'action publique. Quand je demande que le prévenu ou l'accusé bénéficie d'un droit ouvert aux autres parties au procès, on me répond "équilibre de la procédure."

— Revenons à nos moutons, ou plutôt à nos porcs. Quelle était l'argumentation du demandeur ?

— Eric B. poursuivait en réalité deux personnes : Sandra Muller d'une part, et la société ABSM, éditrice de la Lettre Audio, puisque c'est sur le compte Twitter de cette société que le propos funeste a été publié. Il estimait que Sandra Muller a agi en tant que représentante de la société ABSM.

— Et quel était le propos litigieux ?

— Deux tweets enchaînés le 13 octobre 2017, en réaction à l'affaire Weinstein qui venait d'éclater à la suite de la publication d'un article du New York Times. Le premier disait :

#balancetonporc !! toi aussi raconte en donnant le nom et les détails un harcèlent sexuel que tu as connu dans ton boulot. Je vous attends

Quatre heures plus tard, elle publiait ce second tweet (les noms propres ont été supprimés par mes soins, eu égard à la décision rendue) :

“Tu as de gros seins. Tu es mon type de femme. Je vais te faire jouir toute la nuit.” Eric B. ex patron de E. #balancetonporc

C'est ce deuxième tweet, mais lu à la lumière du premier, qui était poursuivi comme diffamatoire. Éric B. a estimé que ce tweet lui imputait la commission du délit de harcèlement sexuel au travail, délit distinct du harcèlement sexuel de droit commun. Or imputer un délit est une diffamation, ce point ne fait plus discussion depuis longtemps.

— Et la défenderesse ?

— Les défenderesses, chère lectrice, puisqu'il y en avait deux : la journaliste et sa société. Elles ont déployé tout l'éventail classique des moyens de défense en la matière, sauf un, qui sera peut-être leur salut en appel. Mes lecteurs habitués connaissent un peu le droit de la diffamation, et se souviendront que le premier moyen de défense est l'exception de vérité : si la personne poursuivie pour diffamation prouve la vérité du fait, elle est immune et impune.

— Mais diffamer n'est donc pas imputer un fait mensonger ?

— Pas du tout, et les personnes qui poursuivent en diffamation, ou surtout font savoir à sors et à cris qu'elles vont poursuivre en diffamation quitte à ce qu'il y ait trop loin de la coupe aux lèvres, le savent et en jouent. Non, la diffamation n'est pas la calomnie. On peut diffamer en disant la vérité, car diffamer est imputer un fait contraire à l'honneur et à la considération. Peu importe qu'il fût vrai. Ainsi, si je dis que Raoul Vilain a tué Jaurès, je le diffame : je le traite de meurtrier. Et pourtant c'est vrai, nonobstant son acquittement par les assises, puisqu'il revendiquait ce geste.

— Et l'exception de vérité ?

— Il fallait tout de même protéger la presse. Ainsi, si la presse publie un article imputant des faits diffamatoires, comme par exemple la révélation qu'un maire de la région parisienne frauderait le fisc (je sais, l'hypothèse est absurde), il ne faudrait point que ledit maire pût obtenir une condamnation pour diffamation. Mais la preuve de la vérité est enserré dans des conditions de forme rigoureuses : la principale étant qu'elle doit être produite dans les dix jours de l'assignation.

— Pourquoi un délai si bref ?

— L'idée de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse était qu'un journal qui publie l'imputation de tels faits se doit d'avoir les preuves sous le coude. S'il doit faire une enquête a posteriori pour réunir les preuves de ce qu'il a publié, c'est qu'il a été téméraire dans ses accusations, et c'est ce que l'on souhaitait sanctionner. De plus, l'idée du législateur était que le procès se tînt promptement pour que le jugement sanctionne la publication alors qu'elle est encore fraîche dans la tête du lecteur. Cet objectif a été oublié depuis longtemps en tout cas à Paris, la 17e chambre étant totalement engorgée (mais à Créteil ou Fontainebleau, on obtient des jugements dans des délais beaucoup plus conformes à l'esprit de la loi).

— Et qu'arguait-elle au titre de la preuve de la vérité des faits ?

— Que les propos en question ont bien été tenus, parce qu'Éric B. a reconnu les avoir tenus et a présenté ses excuses ; que Sandra Muller en parlant de harcèlement ne faisait pas allusion au délit de harcèlement sexuel au travail, faute de lien de subordination entre elle et Éric B., et que le mot harcèlement était utilisé dans son acception courante et non juridique.

— Et que répliquait le demandeur ?

— Que la preuve des propos qu'il avait tenus n'était pas rapportée, et qu'aucun délit de harcèlement n'était prouvé que ce fût le délit spécial de harcèlement sexuel au travail, ou le délit de droit commun de harcèlement sexuel, qui suppose la répétition du comportement, or le propos qui lui est imputé n'avait été ténu qu'une seule fois.

— Et qu'en dit le tribunal ?

— A titre liminaire, je n'ose dire préliminaire, il rappelle le contexte : le 5 octobre 2017, le New York Times publie son enquête sur l'affaire Weinstein. Le 12, le Parisien publie le premier article sur cette affaire. Le 13, Sandra Muller publie les deux tweets ci-dessus. Puis le tribunal donne son interprétation du tweet.

Au vu de ces éléments et dans ce contexte très particulier, le premier tweet de Sandra MULLER fait référence à Harvey WEINSTEIN et à l’affaire en cours en employant le mot “porc” et en commençant par “toi aussi”. Il invite d’autres femmes que celles qui ont déjà témoigné à ce sujet à dénoncer des faits de harcèlement sexuel au travail. Le second tweet, en reprenant le #balancetonporc, renvoie nécessairement au premier, publié de surcroît quelques heures auparavant.

Dans le contexte spécifique de l’affaire WEINSTEIN, et compte tenu de l’emploi des mots “toi aussi” et des termes très forts de “porc” et de “balance”, qui appellent à une dénonciation, ainsi que des faits criminels et délictuels reprochés au magnat du cinéma, le tweet de Sandra MULLER ne peut être compris, contrairement à ce que soutient la défense, comme évoquant un harcèlement au sens commun et non juridique.

Dans la mesure où Sandra MULLER n’écrit pas qu’Eric B. était son supérieur hiérarchique, que le terme “au boulot”, dans une société où le travail indépendant est devenu très développé, n’implique pas nécessairement d’être salarié et où il est notoire que Sandra MULLER est une journaliste indépendante, l’imputation pour ce tweet n’est pas celle d’un harcèlement sexuel au travail au sens de l’article L. 1153-1 du code du travail.

Le tweet litigieux impute à Eric B. d’avoir harcelé sexuellement Sandra MULLER. Il s’agit d’un fait précis, susceptible d’un débat contradictoire sur la preuve de sa vérité, et réprimé par l’article 222-33 du code pénal, qui, dans sa version en vigueur au moment du tweet, réprime :

- le fait d'imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante,

- le fait, même non répété, assimilé au harcèlement sexuel, d'user de toute forme de pression grave dans le but réel ou apparent d'obtenir un acte de nature sexuelle, que celui-ci soit recherché au profit de l'auteur des faits ou au profit d'un tiers.

Ensuite, le tribunal rappelle les conditions d'efficacité de la preuve de vérité :

Pour produire l’effet absolutoire prévu par l’article 35 de la loi du 29 juillet 1881, la preuve de la vérité des faits diffamatoires doit être parfaite, complète et corrélative aux imputations dans toute leur portée et leur signification diffamatoire.

L’offre de preuve ne comporte aucun jugement pénal définitif condamnant Eric B. pour harcèlement sexuel envers Sandra MULLER. Par conséquent, elle n’est pas parfaite, complète et corrélative à l’imputation diffamatoire et la demanderesse échoue dans son offre de preuve.

— En somme, le tribunal n'eût accepté l'offre de preuve que si Éric B. avait été condamné pour harcèlement sexuel antérieurement au tweet litigieux. En somme, le message est "poursuivez ou taisez-vous" ?

— L'interprétation stricte du terme "harcèlement" par le tribunal entraine une interprétation stricte de l'exception de vérité. À suivre le tribunal, les femmes qui voudraient dénoncer un comportement inapproprié d'un homme à leur encontre devront veiller à ne pas utiliser de terme pouvant avoir une connotation juridique.

— Je sens que Sandra Muller aura déjà bien des choses à dire en appel. Soulevait-elle un autre moyen de défense ?

— Bien sûr. Le deuxième moyen classique : la bonne foi. Qui en matière de presse, n'est jamais présumée, même au pénal.

— Qu'est-ce que la bonne foi, en la matière ?

— Sans débat sur la véracité ou non des faits, la personne poursuivie est immune si elle établit quatre éléments cumulatifs : qu'elle a poursuivi un but légitime, étranger à toute animosité personnelle, et qu’elle s’est conformée à un certain nombre d’exigences, en particulier de sérieux de l’enquête, ainsi que de prudence dans l’expression, étant précisé que la bonne foi ne peut être déduite de faits postérieurs à la diffusion des propos. Le tribunal ajoute un paragraphe supplémentaire :

Ces critères s'apprécient également à la lumière des notions "d'intérêt général" s'attachant au sujet de l'information, susceptible de légitimer les propos au regard de la proportionnalité et de la nécessité que doit revêtir toute restriction à la liberté d'expression en application de l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de "base factuelle" suffisante à établir la bonne foi de leur auteur, supposant que l'auteur des propos incriminés détienne au moment de les proférer des éléments suffisamment sérieux pour croire en la vérité de ses allégations et pour engager l'honneur ou la réputation d'autrui et que les propos n’aient pas dégénéré en des attaques personnelles excédant les limites de la liberté d’expression, la prudence dans l'expression étant estimée à l'aune de la consistance de cette base factuelle et de l'intensité de l'intérêt général.

— Houla, c'est un peu obscur.

— Oui, j'ai connu la 17e plus claire. D'autant que cette irruption de l'article 10 de la CEDH dans la bonne foi, alors qu’elle constitue un moyen totalement distinct dans ses conditions me surprend quelque peu. Pour résumer, le tribunal indique qu'il va examiner si Sandra Muller pouvait croire en la vérité des propos au vu des éléments dont elle disposait et que ses propos n'ont pas dégénéré en attaque personnelle.

— Mais le demandeur avait reconnu les faits !

— Il avait reconnu avoir tenu des propos déplacés, on y reviendra : mais le tribunal a estimé que le tweet n'imputait pas à Éric B. d'avoir tenu les propos en cause mais lui imputait de s'être rendu coupable d'un délit de harcèlement, et surtout les excuses d'Éric B. sont postérieures à la publication, alors que la bonne foi s'apprécie au moment de la publication et non sur des éléments postérieurs à icelle.

— Mais cela change tout pour la défenderesse !

— C'est peu de le dire. Voici ce que dit le tribunal :

S’agissant du premier critère de la bonne foi, en pleine affaire Weinstein, médiatisée internationalement et ayant permis la libération de la parole de femmes victimes, et dans une société française où les femmes ont eu le droit de vote en 1944, les maris ont cessé d’être appelés “chefs de famille” dans le code civil en 1970, l’égalité salariale entre hommes et femmes n’est pas atteinte, le viol conjugal a été reconnu par la jurisprudence à partir de 1990 et plusieurs plans interministériels de lutte contre les violences faites aux femmes ont été adoptés, la question des rapports entre hommes et femmes, et plus particulièrement des violences sous toutes leurs formes infligées aux femmes par des hommes, constitue à l’évidence un sujet d’intérêt général.

— Ça commence bien, même si on se demande ce que vient faire ce rappel historique abrégé du retard de la France en matière d'égalité homme/femme.

— Ça continue plutôt bien.

S’agissant du critère de l’animosité personnelle, si le demandeur verse des éléments ayant trait à la déception voire à la colère de Sandra MULLER en raison du refus d’Eric B. de s’abonner à sa lettre entre 2004 et 2008, puis en 2012, ces pièces ne démontrent pas une animosité personnelle au sens du droit de la presse, qui s’entend d'un mobile dissimulé ou de considérations extérieures au sujet traité, ces attestations évoquant des faits anciens et sans commune mesure avec l’imputation diffamatoire.

— Pas d'animosité personnelle donc. Où le bât va-t-il blesser ?

— Sur le sérieux de l'enquête, ou ici le sérieux de la base factuelle, et la prudence dans les propos.

S’agissant des critères de base factuelle et de prudence dans les propos, alors même que, vivement interpellée par tweet, Sandra MULLER répondait avoir la preuve irréfutable de ce qu’elle affirmait, force est de relever que :

- le message du 12 juillet 2016 dans lequel elle indique les propos que lui aurait tenus Eric B. (”j’adore les femmes a gros seins viens avec moi Je vais te faire jouir toute la nuit”) ne comprend pas les mêmes propos que ceux qu’elle lui prête dans le tweet litigieux,

— Le tribunal chipote, là, non ?

— Il n'a pas fini de chipoter :

- si elle écrit dans un message du même jour à Eric B. “Qui est allé trop loin en me harcelant tellement en me manquant tellement de respect que j’ai du appeler le dir com de Orange pour Faire Bouclier ?”, Eric B. répond à ce message “ C’est marrant. Tu ne changes pas. Toujours aussi énervée et rancunière. Au fond, tu ne m’a jamais pardonné de ne pas m’être abonné et tu es prête à écrire n’importe quoi !”, contestant ainsi le harcèlement allégué,

— Le tribunal voit dans cette réponse une contestation des faits ?

— Oui. Ça ne m'est pas aussi manifeste qu'au tribunal.

— Mais la reconnaissance des faits par Éric B. ?

— Nous y arrivons.

- Eric B., dans une tribune au Monde, a reconnu avoir, lors d’un cocktail dans une soirée, tenu des propos à Sandra Muller qu’il a qualifiés de “déplacés” et a affirmé regretter (pièce 24 en défense),

- il a précisé lors d’une interview sur Europe 1 (pièce 25 en défense) avoir dit à la journaliste “lors d’une soirée arrosée” : “t’as de gros seins, tu es mon type de femme” une fois, avoir “été lourd”, avoir “mal agi” puis après que Sandra Muller lui aurait dit “stop”, avoir ajouté “sur un ton ironique : “Dommage je t’aurais fait jouir toute la nuit” et avoir présenté des excuses le lendemain,

- aucune des attestations produites en défense n’évoque la tenue par Eric B. des propos rapportés par Sandra Muller ou de propos proches de ceux-ci ni d’un quelconque harcèlement à son encontre.

Le tribunal en déduit que :

Alors même que l’emploi du terme harcèlement évoque une répétition ou une pression grave, les pièces produites en défense n’établissent aucune répétition des propos qu’Eric B. lui aurait tenus - ni même d’ailleurs qu’il lui ait précisément tenus les propos allégués - ou d’une quelconque attitude susceptible d’être qualifiée de harcèlement envers Sandra Muller, au sens de l’article 222-33 du Code pénal.

Aussi, quel qu’ait pu être le ressenti subjectif de Sandra Muller à la suite de paroles d’Eric B., qui ont pu entrer en résonance avec une agression subie par la journaliste, la base factuelle dont elle disposait était insuffisante pour tenir les propos litigieux accusant publiquement le demandeur d’un fait aussi grave que celui du délit de harcèlement sexuel et elle a manqué de prudence dans son tweet, notamment en employant des termes virulents tels que “porc” pour qualifier le demandeur, l’assimilant dans ce contexte à Harvey Weinstein, et “balance”, indiquant qu’il doit être dénoncé et en le nommant, précisant même ses anciennes fonctions, l’exposant ainsi à la réprobation sociale ; elle a dépassé les limites admissibles de la liberté d’expression, ses propos dégénérant en attaque personnelle.

Le sort de Sandra Muller est dès lors scellé, il ne reste plus qu'à chiffrer ses condamnations.

Compte tenu de l’ensemble des éléments de la cause, du retentissement exceptionnel mondial qu’ont eu ces deux tweets, Eric B. étant devenu connu comme le “premier porc” du mouvement international “balance ton porc”, des justificatifs relatifs à l’état psychologique d’Eric B., en “état dépressif majeur” depuis avril 2018, sous antidépresseurs, anxiolytiques et bénéficiant d’un suivi régulier et à l’isolement social subi à la suite de ces faits, ainsi que du préjudice de réputation établi notamment par la pièce 19, il convient de condamner in solidum - dans la mesure où il s’agit d’une instance civile et où la solidarité ne se présume pas- les défenderesses à lui verser la somme de 15.000 € à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice moral subi, incluant le préjudice de réputation.

En outre s'y ajoutent deux réparations dites en nature : l'obligation de supprimer ledit tweet, et de publier sur le compte Twitter de la lettre Audio ainsi que dans deux journaux le communiqué suivant : Par jugement du 25 septembre 2019, le tribunal de grande instance de PARIS (chambre civile de la presse) a condamné Sandra MULLER pour avoir diffamé publiquement Eric BRION, en diffusant sur ce site le 13 octobre 2017 un tweet sous le #balancetonporc, le mettant en cause. (Je laisse le nom puisqu'il figure en toutes lettres dans le communiqué édicté par le tribunal, par respect pour la décision).

Pour le plaisir, je ne résiste pas à reproduire ci-dessous les exigences précises du tribunal, ce qui fera sourire les utilisateurs de Twitter et suffira à lui seul à justifier l'appel annoncé de ce jugement :

Dit que ce communiqué, placé sous le titre “PUBLICATION JUDICIAIRE”, devra figurer en dehors de toute publicité, être rédigé en caractères gras de taille 12, en police “Times New Roman”, être accessible dans le délai de quinze jours à partir de la date à laquelle le présent jugement sera devenu définitif, sous astreinte de 500 euros par jour de retard, et de manière continue pendant une durée de deux semaines, soit directement en intégralité sur le premier écran de la page d’accueil du compte Twitter https://twitter.com/LettreAudio, soit par l’intermédiaire, depuis ce premier écran, d’un lien hypertexte portant la mention “PUBLICATION JUDICIAIRE” en caractères gras, noirs et d’un centimètre, sur fond blanc,"

Si quelqu'un sait comment faire apparaître sur la page d'accueil d'un compte Twitter une mention en Times New Roman grasse de taille de police 12, ou d'un lien hypertexte mesurant 1 cm de hauteur même sur les écrans de smartphone, je suis preneur.

S'y ajoutent 5000 euros de frais de procédure divers, dont le coût du constat d'huissier, et naturellement les honoraires de l'avocat, qui ne sont à mon avis que partiellement couverts.

— Je suffoque de rage. Sandra Muller a dénoncé quelqu'un qui a reconnu avoir eu un comportement inapproprié, et même franchement grossier à son égard, et elle doit lui payer 20.000 euros ! Ne me dites pas que vous approuvez ce jugement ?

— Chère lectrice, ce jugement est critiquable, et il sera critiqué, par la seule voie que permet la loi : l'appel. Comme je vous l'ai dit, la défense aura du grain à moudre devant la cour, mais je me garderai de prédire sa victoire. Si cela vous rassure, elle a un avocat qui, quelle que soit la discourtoisie dont il a cru devoir faire preuve à l'égard de votre serviteur, demeure incontestablement un excellent avocat, et même un des meilleurs de France. Le tribunal a eu la sagesse de ne pas assortir sa décision de l'exécution provisoire, donc l'appel en suspendra tous les effets. Néanmoins, le tribunal soulève dans sa décision des points non dénués de toute pertinence. Sandra Muller a été victime de quelque chose que je connais bien et que je me garderai de lui reprocher : la précipitation sur Twitter. De celle qui vous fait écrire "institut" au lieu de "pacte", ou employer des mots maladroits, comme le verbe "balancer" et le mot "porc" (ou le mot caca, soit dit en passant). À titre personnel, je comprends l'argument disant que l'important n'est ni le verbe ni le nom mais le comportement dénoncé. Pour tout dire, j'y adhère, pour ce que ça vaut. Le problème avec l'emploi de mots violents pour dénoncer un comportement violent tellement entré dans les mœurs qu'on ne le remarque plus quand on n'est pas celle qui le reçoit, c'est qu'il offre un boulevard aux personnes se demandant si elle n'ont pas un jour été elles-mêmes un porc balançable pour détourner le sujet en surjouant l'indignation sur le vocabulaire employé pour dénoncer le comportement. Et on y a eu droit dans les mois qui ont suivi, à l'indignation vertueuse des exégètes du mot balancer, avec points Godwin à la clé.

Il demeure, est j'espère ne pas subir votre ire de ce chef, que dans ce genre de circonstances, il peut aisément se produire un phénomène de bouc émissaire, où, dès qu'une personne sera pointée du doigt, elle se prendra une avalanche d'opprobre et d'attaques qui en sont pas sans rappeler par leur disproportion les Animaux malades de la peste de La Fontaine. Éric B., cela semble acquis, s'est comporté avec Sandra Muller comme un gougnafier fini lors d'une soirée professionnelle où l'on se doute qu'il n'a pas carburé qu'à l'eau de Vittel. Sandra Muller ne prétend jamais, à aucun moment qu'il serait allé au-delà des paroles, jusqu'à un acte physique transgressant la loi pénale (ce en quoi je diffère avec l'analyse du tribunal qui voit dans les propos l'imputation du délit de harcèlement sexuel). Or Éric B. semble avoir subi en répercussion une mise au ban comme s'il avait commis des faits similaires à ceux imputés à Harvey Weinstein, par un déshonneur par association, alors que les faits sont sans commune mesure, on doit cette vérité aux victimes du producteur américain. Cela semble avoir préoccupé le tribunal, qui a choisi la voie de la sévérité pour dissuader les dérives.

— Je ne suis pas convaincue mais je comprends votre position. Au fait vous disiez qu'un moyen n'avait semble-t-il pas été soulevé qui pourrait changer bien des choses en appel ?

— En effet. Il ressort du jugement, qui est le seul document dont je dispose, que si l'exception de vérité et la bonne foi ont bien été soulevés, un moyen autonome tiré de l'article 10 de la CEDH, lui, ne l'a pas été.

— Et que dit cet article ?

— C'est l'article de la Convention européenne des droits de l'Homme (CEDH) qui protège la liberté d'expression. Or la cour européenne a une vision très libérale (rappel : ce n'est pas un gros mot) de cette liberté, qui devient quasi absolue dès lors que l'on touche à un débat d'intérêt général. La cour exige que plus l'intérêt du propos est général, plus la liberté d'expression soit large, frôlant l'absolu en matière politique. C'est un moyen autonome dans le sens où il n'a pas à se conformer aux conditions restrictives du droit interne liées à l'exception de vérité ou de bonne foi. Si le débat est d'intérêt général, le propos doit être protégé, peu importe qu'il soit excessif dans son expression. Spoiler alert : je dois beaucoup à cet article.

Or ici, le tribunal ne semble pas avoir été saisi expressément d'un argument disant : vu l'intérêt général de la dénonciation du comportement inapproprié que les femmes subissent au quotidien dans leur milieu professionnel, la liberté d'expression protège le propos. Le tribunal enferme l'article 10 dans les conditions de la bonne foi. Je pense qu'un argument d'appel invoquant l'article 10 de la CEDH de manière autonome aura de bonnes chances de triompher. Cela dit avec toutes les réserves du commentateur qui n'a que la décision et pas le détail des écritures des parties.

— Maître, merci de ces lumières. J'attendrai donc le résultat de l'appel.

— Par pitié, n'attendez pas si longtemps pour revenir.

— Promis, maître, à une condition : que vous n'attendiez pas si longtemps pour publier un nouveau billet.

— Le coup est rude, chère lectrice, mais régulier. Vous avez ma promesse en retour.

Battons le pavé en Louboutin et en Weston

Par : Eolas

Encore une fois, la profession d’avocat va manifester. Cette fois, ce sera ce lundi 16 septembre et la raison en est la réforme annoncée des retraites.

Le Gouvernement joue sur du velours, et ses éléments de langage lui sont servis sur un plateau : une profession de nantis s’accroche à ses privilèges probablement fort coûteux pour la collectivité et refuse une réforme voulant mettre tous les citoyens sur un pied d’égalité en supprimant les régimes spéciaux et en alignant tout le monde sur un régime général. Méchants, méchants avocats, bourgeois égoïstes. Quelques idiots utiles qui ont perdu leur procès ou subi un divorce qui n’a pas tourné à leur avantage viendront en renfort vider leur rancœur. On a l’habitude.

Alors, pour ceux qui parmi vous émettraient un doute à la vue de milliers d’avocats venus de toute la France, et quand je dis toute la France, je dis toute la France : certains vont traverser un océan pour être là ; de milliers d’avocats disais-je si âpres au gain qu’ils ont fermé leur cabinet toute une journée pour protester, voici ce qu’il en est.

Le régime de retraite des avocats est un régime autonome. Pas spécial, autonome. La caisse de retraite des avocats s’appelle la Caisse nationale des barreaux de France, CNBF. Rien à voir avec le Conseil National des barreaux (CNB) qui représente la profession au niveau national, même si leurs noms se ressemblent.

La CNBF a des racines anciennes puisque dès l’ancien régime les avocats pouvaient faire payer à leurs clients un droit de plaidoirie (qui existe encore aujourd’hui, et qui est de 13 euros par audience, dû même si vous êtes à l’aide juridictionnelle depuis 2011 (avant, l’Etat l’acquittait, mais n’oubliez jamais qu’il ne répugne à rien plus qu’à payer pour les pauvres). En pratique, ce droit n’est quasiment jamais réclamé (je ne connais aucun confrère qui le fasse), et nous en somme de 13 euros de notre poche que nous prélevons sur l’indemnité d’AJ qui elle est forfaitaire quel que soit le nombre d’audiences.

La loi du 31 décembre 1921 a créé les caisses de prévoyance des avocats, gérées par chaque ordre et qui percevait le droit de plaidoirie. Mais les pensions servies variaient considérablement d’un barreau à l’autre et celle des petits barreaux étaient faméliques. la CNBF a été créée en 1948 pour réunir toutes ces caisses en une seule, et deviendra autonome en 1954.

Autonome, qu’est-ce que cela veut dire ?

Cela signifie qu’elle fonctionne sur un mode qui lui est propre et qui est que chaque avocat cotise en fonction de ses revenus (14% du bénéfice net pour la première tranche, avec pour les avocats en déficit un minimum de cotisation) et sert la même pension à tout le monde. La pension est actuellement de l’ordre de 1416 euros par mois (il est possible d’opter pour une complémentaire, en cotisant plus, pour avoir une pension plus élevée, le choix étant irrévocable). Cela veut dire que notre profession sert la même pension à l’avocat qui a travaillé sans s’arrêter qu’au confrère qui a dû s’arrêter plusieurs années pour soigner un cancer qu’à l’avocate qui a pris des congés maternités. Pas de référence aux six derniers mois ou aux 25 meilleures années.

Elle est abondée uniquement par les avocats. Elle ne touche aucune subvention, aucun versement de l’Etat. A charge pour elle d’être à l’équilibre. Et à l’équilibre, elle l’est. Elle a même constitué des réserves de l’ordre de deux milliards d’euros pour anticiper le choc démographique que va constituer l’arrivée massive à la retraite des avocats dans une profession dont le nombre est en train d’exploser. Au 1er janvier 2006, il y avait 45818 avocats. Au 1er janvier 2016, il y avait 63923 avocats. Et cette tendance ne diminue en rien. Ses comptes prévisionnels garantissent cet équilibre pour les cinquante prochaines années.

Cette gestion saine et ces réserves sont bien évidemment déterminante dans l’arrêt de mort qui la frappe : en fusionnant la CNBF dans un régime général, les réserves seront englouties et ne serviront finalement qu’à une chose : diminuer le déficit des caisses de retraite l’année de la fusion, ce qui permettra au Gouvernement de parader en montrant que son excellente réforme a sauvé les retraites puisque le déficit a déjà baissé. Puis l’année suivante, le déficit replongera de deux milliards, mais on parlera d’autre chose, probablement d’une femme musulmane en maillot de bain. Une opération de comm à deux milliards sur le dos des avocats. Permettez-nous de tiquer.

Mais n’est-ce pas égoïste de notre part de garder notre régime qui fonctionne si bien et laisser les autres encaisser le choc démographique lié au baby-boom ? Ca le serait assurément si c’était vrai. Mais la CNBF participe à la solidarité nationale par le mécanisme de péréquation. La CNBF verse au régime général chaque année entre 80 et 100 millions d’euros au régime général, sans contrepartie. Cela fait entre 1200 et 1500 euros par avocat et par an de participation sans contrepartie au régime général des retraites. On ne demande pas qu’on nous dise merci, juste qu’on ne nous traite pas d’égoïstes.

Les projections faites sur la base du rapport Delevoye sont apocalyptiques : le taux de cotisation pour la première tranche passerait de 14 à 28%, un doublement pur et simple. Les tranches supérieures seront moins taxées par rapport à la situation actuelle, ce qui fait que cette réforme promet d’être avantageuse pour la petite frange des avocats les plus riches et de compromettre la survie des petites structures les plus modestes, qui sont dans les zones les plus pauvres du territoire, et qui concernent les plus jeunes. La pension de base quant à elle passerait de 1400 à environ 1000 euros. Perdants sur tous les tableaux.

Et enfin, chers amis, cela vous concerne aussi. Car nos honoraires sont fixés librement en accord avec le client. Nous avons donc la possibilité d’effectuer un transfert de charge, et même si nous vous aimons du bon du coeur, nous n’allons pas accepter la diminution de nos revenus qu’entraine cette réforme car personne n’accepterait de gagner 14% de moins pour toucher une pension de retraite moindre. Cette augmentation, nous allons dans la mesure du possible la transférer à nos clients en augmentant nos honoraires. Pour les entreprises, ça passera aisément. Ce sera douloureux pour les particuliers. Et si vous pensez que ça ne vous concerne pas car vous ne pensez pas avoir jamais besoin de notre aide, sachez que tous nos clients pensaient ne jamais avoir besoin de nous jusqu’au jour où ils sonnent à notre porte.

Donc demain, nous manifesterons pour exiger qu’on nous laisse notre régime autonome, égalitaire, solidaire et équilibré, qui participe déjà et continuera à soutenir le régime général. Pour une fois, ce sera un peu pour vous, et beaucoup pour nous, et non pas le contraire. Et nous apprécierons beaucoup d’avoir votre soutien.

Hey, après tout, pour une fois qu’on ne vous coûte rien...

Proroger l'inévitable

Par : Eolas

Boris Johnson, premier ministre de sa gracieuse Majesté, vient d'annoncer par surprise la fin de la session parlementaire du Royaume-Uni, provoquant là-bas, la colère de nombres de figures politiques de premier plan, et ici des regards embarrassés sur ce que diable était cette prorogation et pourquoi diable met-elle tout le monde en colère. Le droit français ne me suffisant pas, je me suis toujours intéressé aux droits étrangers, et le droit britannique, et son petit cousin turbulent le droit américain, m'ont toujours passionné. Je ne vais pas me bombarder membre du Privy Council, mes lecteurs plus au fait que moi des us et coutumes au pays de Sa Majesté me pardonneront et auront la légendaire courtoisie de leur pays de rectifier mes quelques erreurs, que je promets de cantonner au strict minimum.

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Au Royaume-Uni, les sessions parlementaires n'ont pas de durée fixe, hormis bien sûr la durée de la législature, qui est de cinq ans. L'usage est qu'elles durent peu ou prou la durée de l'année civile, et jusqu'à ce que l'essentiel soit bouclé. Le Premier ministre décide alors de marquer une étape dans son mandat, comme une respiration démocratique, en suspendant le parlement, ce qu'on appelle, gare au faux-ami, une prorogation. A ne pas confondre avec une simple suspension des travaux (recess) pour les vacances ou les fêtes.

Ça se passe comment ?

Comme toujours chez nos cousins d'outre-manche, avec des paillette, des fanfreluches, et de la pompe. La décision de suspendre la session est prise par le Privy council, le conseil privé de la reine. Ce conseil privé fut du temps de la monarchie exerçant réellement le pouvoir le véritable gouvernement du royaume. Il perdra ce rôle après la guerre civile (1642-1651) et lors de la restauration de la monarchie, ce rôle passa à un conseil plus restreint de membres choisis parmi la chambre des Communes, le Cabinet. C'est encore le nom de l'actuel gouvernement britannique. Aujourd'hui, le Privy Council est présidé par le Lord President, membre de droit du Cabinet, qui est généralement le ministre en charge des relations avec les Communes (Leader of the House of Commons) ou de la chambre des Lords (Leader of the House of Lords). C'est actuellement le premier de ces ministres, Jacob Rees-Mogg, fervent partisan du Brexit, qui a cette charge. Autant dire que les décisions du Privy Council sont toujours une émanation de la volonté du Gouvernement (sauf pour ses attributions judiciaires qu’il conserve sur quelques territoires ultra-marins, sépraration des pouvoirs oblige). Une demande de ‘’prorogation’’ est une formalité : le Privy Council conseille à la reine de suspendre, et aussitôt, la reine suspend, trouvant que c’est une excellente idée.

L’annonce est lue par le ministre des relations avec la Chambre des Lords (Leader of the House of Lords), ainsi formulée : My Lords, it not being convenient for Her Majesty personally to be present here this day, she has been pleased to cause a Commission under the Great Seal to be prepared for proroguing this present Parliament.

Messeigneurs, sa Majesté ne puit être présente ici ce jour, il lui a plu désigner une commission sous le Grand Sceau de se préparer à suspendre le présent Parlement. Entrent alors les cinq Pairs (qui ne sont pas dix) ainsi désignés, tous membres du Privy Council, dans leur robe avec leur bicorne, et prennent place sur l’estrade où siège la reine. Ils enjoignent à la Verge Noire, oui, c’est son titre, Black Rod, où le gentilhomme huissier à la verge noire (Gentleman Usher of the Black Rod) de prier les membres de la chambre des communes de les rejoindre céans, ce qu’il fait sans désemparer. Black Rod est le responsable du service d’ordre de la Chambre des Lords, l’équivalent du sergent d’armes (Serjeant-At-Arms) des Communes. La Chambre des Communes arrive promptement, car les deux chambres siègent chacune à un bout d’un couloir à Westminster. Notez que le Congrès des États-Unis a copié cette disposition, le Sénat et la Chambre des Représentants siégeant chacun dans une aile du Capitole.

Les députés des Communes se massent debout dans un petit parc au fond alors que les Lords sont bien installés, alors que dans le système parlementaire, ce sont les Communes le boss de fin de niveau. Mais la cérémonie emprunte à une étiquette remontant à un temps où les Lords avaient la haute main, et n’a jamais été modifiée depuis. Il en va du parlementarisme britannique comme de la cuisine de ce pays : les apparences sont une chose, la réalité qu’elle cache peut être fort différente. Des représentants de la Chambre des Commune, dont son président, le Speaker, le Clerc et le Sergent d’Armes vont saluer la Commission Royale qui les salue en retour : les Pairs ôtent leur chapeau, sauf les femmes qui inclinent la tête, les représentants se courbent. L’ordre royal désignant sa Commission est lu par le Clerc Lecteur, puis le Clerc de la Couronne lit la liste des lois qui ont été votées (les principales, bien sûr, pour marquer le coup). A chaque fois, le Clerc du Parlement se tournent vers les députés des Communes et dit, en vieux français dans le texte : ‘’La reyne le veult!’’, ce qui représente le consentement royal qui promulgue la loi. Ensuite, le ministre de la Chambre des Lords lit un discours de la reine, écrit par le Cabinet, qui fait un résumé de l’année passée. Elle est immanquablement ravi du bon travail des parlementaires et pleine d’espoir pour l’avenir. Le parlement est alors suspendu jusqu’à la prochaine cérémonie d’Ouverture des États (State Opening) que je vous raconterai une prochaine fois car elle est très drôle avec ses portes qui claquent, mais hors sujet ici.

Disons que cette cérémonie, dont la date est fixée dans une fourchette prévue par l’ordre d’ajournement du parlement, consiste essentiellement en un discours de la reine (écrit par le premier ministre) annonçant les grandes lignes de l’action du Gouvernement, une sorte de discours de politique générale, sans débat ni vote. Ce délai est très court, de l’ordre de quelques jours, typiquement deux semaines, parfois moins, essentiellement pour préparer la réouverture de la session.

Juridiquement, ça a quelles conséquences ?

La prorogation est un coup de balai qui nettoie les étagères : toutes les motions, tous les projets et propositions de loi en cours de discussion sont jetées à la poubelle, les questions écrites non répondues sont considérées comme non avenues, on repart à zéro. Des textes importants peuvent échapper à la mort si elles ont bénéficié d’une motion dite de carry-over, de transport (d’une session à l’autre comme on passe un bien d’une rive à l’autre). Pendant l’ajournement, le parlement a perdu ses prérogatives : il ne peut ni siéger ni délibérer. Cela vient du temps où le parlement n’était convoqué que sur ordre du roi pour légiférer sur les points relevant de sa compétence (essentiellement les finances) et où il lui était interdit de siéger en dehors de cela pour ne pas empiéter sur l’autorité royale.

S’agissant du Brexit, cela peut avoir deux conséquences, diamétralement opposées. L’accord conclu avec l’UE pour la sortie du Royaume-Uni présenté par Theresa May a été rejeté deux fois par le Parlement. En principe, un texte rejeté ne peut pas être représenté au vote durant la même session. Ouvrir une nouvelle session permet de proposer à nouveau aux Communes de ratifier le texte. L’autre est qu’en ajournant durablement le Parlement, le Cabinet le met face au fait accompli, le privant du temps d’empêcher que le temps fasse son œuvre car en l’état, si rien ne se passe, le Royaume-Uni sort de l’UE le 31 octobre sans aucun cadre juridique encadrant cette sortie. C’est l’option kamikaze que semble privilégier Boris Johnson, car l’ajournement qu’il a demandé est de plus d’un mois, allant au plus tard du 12 septembre jusqu’au 14 soit à deux semaines de l’échéance. Cela revient à priver le Parlement du pouvoir de s’opposer à un no-deal Brexit, position qu’il a pourtant expressément adoptée lors de l’actuelle session. C’est un coup de force légal. Cela permet en tous cas au premier ministre d’éviter le risque d’une motion de censure et de neutraliser l’offensive menée par le parti travailliste, qui proposait de se rallier au panache blanc de Jeremy Corbyn le temps pour lui de reporter le Brexit et de convoquer un nouveau referendum sur le Brexit ce qui était sans doute le but premier de la manœuvre.

Le Parlement peut-il s’y opposer ?

Ça me paraît difficile, mais nous entrons dans des terres inexplorées ici vu la nouveauté des événements, et je ne vais pas me prétendre constitutionnaliste du droit anglais. Un acte de la reine, comme l’est l’acte d’ajournement, ne peut être attaqué : la reine est irresponsable politiquement. Mais des juristes planchent déjà sur la possibilité d’attaquer en justice non l’acte de la reine, mais le conseil donné par le Privy Council, dirigé par un membre du cabinet, qui lui est politiquement responsable. La reine ayant été mal conseillée, son ordre pourrait être rapporté une fois que la lumière sera revenue à ses yeux.

La dernière fois qu’un premier ministre a utilisé un ajournement pour esquiver un débat embarrassant pour lui, c’était John Major en 1997, pour suspendre le Parlement jusqu’à son terme à l’approche des élections générales. Qu’il a perdues, amenant au pouvoir Tony Blair et les Travaillistes. La fois précédente remonte à 1948 et la réforme du Parlement voulue par Atlee, et la fois précédente en 1831, là encore dans une crise de réforme des institutions. Ce n’est donc pas un événement anodin.

Eolas contre Institut pour la Justice : Episode 2. L’attaque des clowns

Par : Eolas

Adoncques, en cette fin 2011, mon billet n’était point passé inaperçu, et, eu égard à l’ampleur relative que prenait cette pétition et la nouveauté du phénomène des Fake News sur Facebook, plusieurs médias se sont intéressés à l’affaire. L’association « Institut pour la Justice » (IPJ brevitatis causa car un billet sans latin est une Guinness sans mousse) a donc passé beaucoup de temps à lire mes écrits, ce qui est sans doute ce qu’il a fait de mieux dans son existence, et a retenu plusieurs cibles pour son offensive. Dans la presse généraliste tout d’abord.

Slate.fr le premier a publié le 22 novembre 2011 un article signé Julie Brafman intitulé « Ce qui se cache derrière l’institut pour la justice ». Dans cet article, le passage suivant a déclenché l’ire de cette association, ou plutôt comme on verra de son seul membre actif :

Cependant pour Maître Eolas, blogueur anonyme et avocat au barreau de Paris, cette progression vertigineuse serait factice: D’ailleurs, selon lui, l’ensemble de la démarche de l’IPJ relève de la «manipulation»: sur son blog, il consacre un billet-fleuve à la démonstration des erreurs, lacunes et faux-semblants de cette vidéo qui ne lui inspire «que du mépris».

Ce passage était accompagné d’un insert, en l’occurence un tweet de votre serviteur, où je reprenais une courbe de la progression du compteur de signature, courbe qui n’a de courbe que le nom, progression relevée automatiquement par un script fait par un de mes followers, et qui montrait sur un intervalle de 24mn une progression étrangement régulière. J’accompagnais cette publication du commentaire suivant : « compteur bidon des signatures de l’IPJ, voici la preuve. »

Le 30 novembre 2011, je fus invité chez feu Metro France pour un tchat en direct où je répondis à plusieurs questions. Las, ce tchat n’est plus en ligne, mais un des lecteurs me posa une question sur ledit compteur. À laquelle je répondis

 Je ne crois pas une seconde à la sincérité de ce chiffre. Ce compteur est hébergé par l’Institut, de manière opaque, ce qui fait qu’il se donne à lui-même un certificat de victoire. Sa vitesse de progression, rapide et constante (et qui n’a connu aucun « effet Agnès » lors de ce fait divers terrible) me rend très sceptique. »

Je parlais du meurtre d’Agnès Marin, interne au collège Cévenol du Chambon-Sur-Lignon, survenu le 16 novembre 2011. L’IPJ y vit une diffamation sur leur compteur de signature, sujet qui décidément les rendait fort susceptibles. Petit aparté, lors de ce tchat, j’ai même pris la défense de l’Institut pour la Justice face à un lecteur me demandant si c’était une association d’extrême droite, lui répondant que je ne croyais pas que c’était un sous-marin de ce courant de pensée. La suite me donnera tort. Ça m’apprendra.

Enfin, l’IPJ se tourna vers mon compte Twitter et retint plusieurs tweets de ma plume consacré à cette affaire, en l’occurrence un où j’écrivais : « ça se confirme, l’IPJ a un compteur de signatures bidon. Manipulation, manipulation », le tweet cité dans l’article de Slate ci-dessus (j’étais donc poursuivi plusieurs fois pour le même tweet), et enfin, celui qui allait me faire entrer dans les anales, le désormais célébrissime (et à qui la faute ?) cacagate : « l’Institut pour la Justice en est réduit à utiliser des bots pour spammer sur Twitter pour promouvoir son dernier étron » ; « je me torcherais bien avec l’institut pour la justice si je n’avais pas peur de salir mon caca. Une bouse à ignorer. Je le mettrais bien dans mes chiottes si je n’avais pas peur de les salir. »

Et dans ce dernier cas, j’ai un problème. Je suis bien en peine de mettre un lien vers ledit tweet -, non que je l’aie supprimé, je n’ai supprimé aucun des tweets de cette période. C’est que je ne l’ai jamais écrit. D’ailleurs, c’eût été impossible : mes toilettes sont beaucoup trop petites pour y faire entrer un institut. Mais surtout, à l’époque, les tweets étaient limités à 140 caractères, et le tweet en question en fait 155.

En fait, l’IPJ a fait un montage de trois de mes tweets, dont deux ne parlaient nullement de lui, mais du PACTE pour la justice, nom du pensum qu’ils tentaient de refourguer aux candidats à la présidentielle (et le président sortant, encore plus sortant qu’il ne le pensait d’ailleurs, Nicolas Sarkozy, s’est rendu en personne à un de leurs raouts ; je l’ai connu plus inspiré dans le choix de ses convives). C’est ce pacte, que l’IPJ vous appelait à soutenir (et à faire un don au passage), que j’appelais à ignorer dans un vibrant hommage aux bovidés qui fertilisent le terroir normand et que j’eusse mis dans mes chalets de nécessité si je n’avais craint de souiller leur parfaite asepsie (vous remarquerez que j’ai fait un réel progrès dans mon vocabulaire depuis, mes avocats y ont veillé). Et pour ceux d’entre vous qui douteraient (soyez bénis, c’est ce que je cultive et encourage ici) : voici le premier, qui répondait, le tweet ne semblant plus disponible mais j’en ai gardé copie, à « Qu’est-ce que c’est que ce pacte 2012? Une bonne chose ? Une historie vraie ? Merci. #Justice #2012 » voici le second, qui répondait à «  Bonjour maitre. Que pensez-vous de ceci ? » (suivait un lien vers le site du pacte 2012 où se trouvait la vidéo). Comme disait un philosophe de l’époque : manipulation, manipulation. Je tenais à le souligner ici car l’avocat de l’IPJ, incapable d’utiliser un simple moteur de recherche, pas même celui que propose Twitter, n’a jamais été fichu de les retrouver (ce qui m’a pris cinq secondes), et a insinué que je les avais supprimés. Ils ne l’ont jamais été et sont toujours en ligne à ce jour.

S’agissant du désormais fameux tweet, oui, oui, je l’ai écrit. Là encore, c’était en réponse à une questions sur le pacte pour la justice. Je me souviens fort bien des circonstances dans lesquelles je l’ai écrit. C’était au milieu de la nuit, à 1h43 du matin. Je sortais de garde à vue, après une longue audition sur des vols en bande organisée, et avant d’enfourcher ma fière monture, j’ai checké Twitter. Je suis tombé sur un énième tweet me demandant mon avis sur le Pacte pour la Justice. Fatigué, agacé de devoir répéter sans cesse tout le mal que je pensais de cette opération de comm’ reposant sur de la manipulation et du mensonge, j’ai répondu par cette fulgurance qui m’est venue comme la Marseillaise est venue à Rouget de Lisle. J’ai cherché dans la littérature le souffle de Calliope, et c’est Rabelais qui m’a répondu. Las, au milieu de la nuit, au lieu d’écrire « Pacte » pour la Justice , j’ai écrit « Institut ». Fatalitas. Si on ne peut injurier un pacte (mais on peut se torcher avec), on peut insulter un institut (et on ne peut pas se torcher avec, ce serait trop douloureux). Ce qui est ironique, c’est que s’agissant d’un tweet en réponse, posté à point d’heure, au jour de la plainte, ce tweet avait fait l’objet de 8 vues et d’un seul retweet (au jour où j’écris ces lignes, il en a 11…), ce qui est ridiculement faible. Ce tweet, certes, pas le plus brillant de ma carrière, je dispense la Pléiade, le jour où elle publiera mes œuvres, de l’y faire figurer, ce tweet donc aurait dû passer inaperçu et rester dans les limbes de l’oblivion qui était son destin si l’IPJ ne lui avait pas donné une telle publicité, et une telle postérité. Le droit de la presse a été écrit par Damoclès.

Récapitulons. Au total, l’IPJ a déposé pas moins de huit plaintes.

  • Contre Jean-Marie Colombani, directeur de la publication de Slate, pour diffamation, pour mes propos sur le compteur bidon retranscrits dans l’article du 22 novembre 2011.
  • Contre Julie Brafman, pour complicité de diffamation, comme auteur de l’article.
  • Contre votre serviteur, pour complicité de diffamation, comme, heu, disons, auteur de la citation.
  • Contre Edouard Boccon-Gibod, directeur de la publication de Metro France, pour diffamation, pour avoir publié mes propos lors du tchat du 30 novembre (il a d’ailleurs refusé de révéler mon identité au nom du secret des sources, respect bro).
  • Contre votre serviteur, pour avoir tenus ces propos.
  • Contre votre serviteur pour diffamation pour le tweet sur le compteur bidon, manipulation, manipulation ;
  • Contre votre serviteur, pour diffamation pour le tweet sur le compteur bidon, la preuve avec la courbe pas courbe,
  • Contre votre serviteur encore et enfin, pour injure, pour le tweet semi-imaginaire où je faisais de cette association un usage hygiénique non prévu par leur objet social.

Et comme vous allez le voir, l’IPJ va perdre peu à peu, à chaque stade de la procédure, et à chaque fois de manière particulièrement humiliante. Mais la justice n’est point comme le football : même si vous menez 7 à 1, vous avez perdu, car il suffit que votre adversaire marque un but pour se pavaner comme vainqueur. Il vous faut le 8 à 0, ou vous avez perdu. Et j’obtiendrai le 8 à 0, et c’est là une autre différence avec le football, uniquement grâce à mes défenseurs. Même s’il faudra pour cela aller aux prolongations. Mais n’anticipons pas.

La juge d’instruction saisie de ce dossier a confié une commission rogatoire à la Brigade de Répression de la Délinquance à la Personne (BRDP), habituellement saisie pour des dossiers de ce type. Sans rien retirer au mérite de cette prestigieuse brigade, me retrouver ne fut guère difficile. Ils se rendirent sur la page de mes mentions légales, écrivirent à mon hébergeur de l’époque, qui leur communiqua mes coordonnées comme la loi les y obligeait. La BRDP m’adressa une convocation pour une audition libre le 19 avril 2012, à laquelle je me rendis.

Et là je vous vois venir. Gardai-je le silence, comme je le conseille à cors et à cri ? Non. J’étais jeune. J’admis volontiers, sûr que mon innocence me protégerait, être l’avocat signant Maitre Eolas, et être l’auteur des propos tenus sur Metro France, et être le seul auteur de l’ensemble de mes tweets (à ce stade, le bricolage de trois de mes tweets m’avait échappé, n’ayant pas accès au dossier, accès qui, seule nouveauté, m’était refusé en qualité de témoin et non en qualité d’avocat) . Bref, je ne gardai point le silence, et vous noterez que par la suite je fus condamné à tort à deux reprises. Cela m’apprendra, que cela vous serve de leçon.

Cela dit, ce fut une audition tout à fait agréable, le policier en charge de l’enquête profitant de l’occasion pour me dire tout le bien qu’il pensait de mon blog nonobstant quelque désaccords de-ci de-là qui font tout le piquant des relations entre la maison noire et la maison bleue. J’en profite pour le saluer à l’occasion de ce billet qui inaugure un renouveau de mon blog à présent qu’il a trouvé des cieux plus cléments bien que bretons. Ce fut au demeurant une constante tout au long de cette procédure : je fus condamné avec la plus grande sympathie. J’avoue que je me serais satisfait d’une relaxe méprisante, mais c’est là une autre constante de la justice : on n’obtient pas toujours ce qu’on veut.

La seule information que j’avais à ce stade était que la plainte était déposée à Nanterre. S’agissant de textes publiés sur internet, l’IPJ pouvait choisir n’importe quel tribunal de France. Le choix de Nanterre n’est toutefois pas innocent (mais l’IPJ n’aime pas ce mot). Paris et Nanterre sont les deux gros tribunaux en droit de la presse, du fait que le siège de beaucoup de médias est dans les Hauts de Seine, et Nanterre s’est fait une réputation d’accorder des dommages-intérêts bien plus élevés qu’à Paris. Comme vous allez le voir, l’action de l’IPJ n’avait rien de symbolique, et les montants demandés sembleront calculés par le compteur de signature de la pétition.

La guerre étant ainsi déclarée, il était temps de faire ce que toute personne sensée doit faire dans ces circonstances : se taire (trop tard pour moi, mais j’ai décidé de garder un silence médiatique jusqu’à la fin de l’affaire), et prendre un avocat.

Même si je le suis moi-même. Surtout parce que je le suis moi-même. Outre sa connaissance du droit, un avocat vous apporte ce que vous avez perdu : une vision rationnelle et avec recul du dossier. Dès lors que vous êtes mis en cause, même dans une affaire de diffamation où la prison n’est pas encourue, vous n’êtes plus objectif. Et rien n’est plus dangereux que de croire que vous, vous êtes différent, et que vous pouvez gérer ça. C’est un conseil qu’un de nos respectables anciens nous avaient donné à l’école du barreau : le jour où VOUS êtes assigné, prenez un avocat, ne vous défendez pas vous-même. Je ne le remercierai jamais assez de ce conseil.

Je me suis donc tourné vers le meilleur d’entre nous, ex-æquo verrons-nous plus tard, Maître Mô. Je sais qu’il est trop occupé avec son blog pour encore venir ici donc je profite de son absence pour dire tout le bien que je pense de lui sans froisser sa modestie qui n’a que ses oreilles comme point de comparaison pour son étendue. Maître Mô est un confrère extraordinaire, un avocat compétent et pointu comme j’en ai rarement vu, doté d’un organe qui fait des envieux de Brest à Strasbourg et de Saint-Pierre-et-Miquelon à Nouméa, je parle bien sûr de sa paire de cordes vocales. Et d’organe, il en est un autre qui ne lui fait pas défaut, c’est le cœur, car je n’ai même pas eu besoin de le solliciter qu’il m’avait déjà proposé d’aller botter les fesses de cette association, et que ce serait jusqu’à la victoire ou la mort (fort heureusement, c’est la première qui nous attendait). Il a acquis ma reconnaissance éternelle, quant à mon admiration, il l’avait déjà, elle est juste devenue hors de proportion, comme ses oreilles.

La police ouït également les autres personnes visées par la plainte, et le 27 septembre 2012, je me retrouvai dans le cabinet du juge d’instruction de Nanterre, encadré par mes deux premiers défenseurs, Maître Mô et, comment pourrais-je l’oublier, car je suis sûr que vous, non, Maître Fantômette, une des commensales de ces lieux. J’en profite pour insérer une de ces incises qui font de mon blog ce qu’il est (à savoir mon blog) : non, elle n’écrit plus ici, non, elle n’est pour le moment plus avocate, oui, elle va bien, oui, elle est heureuse. Le reste ne regarde qu’elle.

Une mise en examen pour une affaire d’injure et diffamation n’est qu’une formalité. Le droit de la presse est une matière très particulière, avec énormément de règles dérogatoires et spéciales, vous allez voir. L’une de ces règles est que le juge d’instruction est dépouillé de l’essentiel de ses pouvoirs comme je l’étais de ma robe : son seul rôle est de déterminer qui est l’auteur du texte litigieux. Il lui est rigoureusement interdit de se pencher sur la question de savoir si les délits en cause sont constitués, tout cela relevant exclusivement du débat devant le tribunal. Dès lors qu’il était établi que j’étais bien maître Eolas (ce que je vous confirme encore ce jour), la suite était en principe écrite.

Sauf que.

Vous vous souvenez de ce que je vous ai dit, que l’IPJ s’est pris une claque à chaque stade de la procédure, sans curieusement particulièrement communiquer sur ce point ? La première lui est tombée dessus ce 27 septembre quand la juge d’instruction a refusé de me mettre en examen pour diffamation lié à l’article de slate.fr, en considérant que cet article, qui ne reprenait que des citations de moi publiées sur Twitter sans m’avoir sollicité à ce sujet, m’était totalement étranger, que je ne pouvais en être ni l’auteur ni le complice, et qu’une simple lecture suffisait à s’assurer de l’évidence de cet état de fait. Normalement, cela aurait dû être la fin des poursuites sur ce point. La suite me réservera quelques surprises. J’ajoute pour l’anecdote, et parce qu’en tant que mis en examen, il ne saurait y avoir de foi du palais, que c’est à ce jour la seule fois que j’ai entendu un juge d’instruction dire : « Je vous mets en examen, mais surtout que ça ne vous empêche pas de continuer. »

Le reste des mises en examen avait déjà suivi son petit bonhomme de chemin, et les autres personnes visées avaient déjà été convoquées et mises en examen selon les termes de la plainte, car, je ne le répéterai jamais assez, c’est une obligation légale pesant sur le juge d’instruction. N’oubliez jamais cela quand tel personnage public se vante d’avoir fait mettre en examen Untel pour l’avoir diffamé.

Mais en accord avec mes conseils, nous avons mis en œuvre une stratégie de défense à outrance. Nous avons décidé de soulever tous les moyens possibles : un avocat ne peut avoir de défense à la petite semaine, la réputation de la profession est en cause. Ma mise en examen impliquait que nous avions enfin accès au dossier, et notamment à la plainte qui est à l’origine de tout. Plusieurs problèmes procéduraux nous sont vite apparus, à commencer par le fait que l’IPJ agissait représentée par Xavier Bébin, qui était à l’époque délégué général de l’IPJ, fonction qui avait une particularité amusante qui était de ne pas exister. En effet, les statuts de l’association, que nous nous étions procurés, ne prévoyaient pas de fonction statutaire de délégué général. Ce qui est curieux de prime abord car Xavier Bébin était de loin le membre le plus actif de cette association (de fait, je n’en ai jamais vu un autre, mais je n’ai pas installé de compteur non plus). Gardez ça en tête jusqu’au dernier épisode. D’ailleurs même le conseil de l’association s’y était trompé et l’avait par erreur qualifié de secrétaire général dans la plainte.

Seul son président, qui à l’époque était une présidente, pouvait représenter l’association. Elle pouvait déléguer ses pouvoirs, à condition que cette délégation soit antérieure à la plainte, et pour s’en assurer, il fallait que cette délégation fût produite. Or, oups, elle ne l’était pas et s’il devait s’avérer qu’au jour de la plainte, ce délégué général n’avait pas une telle délégation, la plainte était nulle. Donc notre première contre-attaque consista en une requête en nullité de la plainte pour défaut de qualité à agir, et d’autre part pour défaut d’articulation de la plainte, dont la rédaction était franchement bancale, et de défaut d’articulation du réquisitoire du procureur de la République, qui, lui ne l’était pas du tout. Pas bancal, articulé. Le réquisitoire, pas le procureur. Suivez, un peu.

Le droit de la presse est un droit terriblement formaliste, et les formes y sont rigoureusement sanctionnées, bien plus qu’ailleurs en procédure pénale. C’est une matière redoutable. Et une des exigences de ce droit est que la plainte articule les faits et les qualifie, c’est à dire précise quel extrait de texte est attaqué et de quel délit il s’agit. Spécificité du droit de la presse : cette articulation fige irrévocablement le procès jusqu’à son terme, aucune requalification n’est possible, alors qu’en droit commun, la cour de cassation répète régulièrement qu’il est du devoir du juge de rendre aux faits leur exacte qualification. Ici, nenni. Il faut que d’emblée, on sache, et surtout que la défense sache de quoi il s’agit. Et le parquet de Nanterre avait rendu le réquisitoire introductif suivant, que je vous cite in extenso :

Le procureur de la République près le tribunal de grande instance de Nanterre,

Vu la plainte avec constitution de partie civile de l’Institut pour la justice représenté par Monsieur Xavier BEBIN, en date du 31 janvier 2012, et déposée le 2 février 2012 du chef de :

- diffamation publique et injure publique envers un particulier

Faits prévus et punis par les articles 29 al 1 et 2, 32 ail, 33 al 2 et 42 et suivants de la Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

Vu les articles 80, 85 et 86 du code de procédure pénale,

Requiert qu’il plaise à Madame ou Monsieur le juge d’instruction désigné bien vouloir

informer contre toute personne que l’instruction fera connaître.

Cachet, signature.

C’est à peu près aussi articulé que le tronc d’un chêne.

Je vois déjà les magistrats parmi les quelques lecteurs qu’il me reste vu l’abandon criminel dans lequel j’ai trop longtemps laissé ce blog bondir sur leurs claviers. Qu’ils m’excusent de les interrompre : je sais qu’en matière de presse, les réquisitoires introductifs, ces actes, qui, pour laconiques qu’ils soient n’en sont pas moins la pierre angulaire de l’instruction, sont rarement plus développés, mais je m’insurge, et mes défenseurs avec moi, à moins que ce ne soit le contraire : autant je puis admettre que sur une plainte pour seule diffamation ou seule injure, on puisse se contenter de cela, l’élément essentiel étant la plainte, et aucune ambiguité n’étant possible vu l’unicité du fait soulevé dans la plainte, autant, quand deux infractions sont visées, il me paraît nécessaire d’articuler un minimum pour que l’on puisse savoir qui est quoi.

Et si vous n’êtes point d’accord, réjouissez-vous, la chambre de l’instruction de Versailles, le 29 mars 2013, vous a donné raison.

Sur la délégation de pouvoir, le parquet général, dans ses réquisitions, nous donnait raison, mais la veille des débats, l’IPJ a produit le scan d’un papier gribouillé à la main par lequel Axelle Theillier, la présidente de l’IPJ, donnait au délégué général tout pouvoir pour agir en justice. Cela a satisfait la cour, que j’ai connue plus sourcilleuse. Sur l’articulation de la plainte, la cour a estimé souverainement que la plainte articulait et qualifiait les propos qu’elle critiquait. On se demande donc pourquoi la juge d’instruction s’est crue tenue de devoir la réécrire plutôt que la recopier. Sur le réquisitoire, la cour estimait que peu importait que le réquisitoire n’articulât rien puisque seule la plainte comptait vraiment, invoquant un arrêt du 23 janvier 1996. Nous toussâmes fort puisque dans l’arrêt invoqué, le parquet avait trop articulé, ajoutant des faits nouveaux à la plainte initiale: la cour disait que cet ajout était nul en vertu du principe rappelé ci-dessus, que la plainte fixait irrévocablement le cadre du débat, mais ajoutait que cette nullité n’entachait pas les faits visés dans la plainte initiale qui, elle, restait valable et fondait les poursuites sur les faits qu’elle articulait. Ici nous étions dans l’hypothèse inverse où le parquet, loin d’ajouter quoi que ce soit, n’apportait rien faute d’articuler quoi que ce soit.

Quand on n’est pas d’accord avec une décision, la seule façon de la contester est d’exercer un recours : ce fut l’occasion de former notre premier pourvoi, et là, vous allez adorer le droit de la presse.

Le délai de pourvoi de droit commun est de cinq jours francs. C’est bref. Mais point assez, s’est dit le législateur dans sa grande sagesse. En matière de presse, il n’est que de trois jours, parce que… parce que ça nous fait plaisir, ne nous remerciez pas. Nous nous pourvûmes (et ce verbe a rarement l’occasion d’être conjugué au passé simple, profitez-en) dans les délais sachant que notre pourvoi serait nul, car l’article 59 de la loi du 29 juillet 1881 prévoit que le pourvoi contre les arrêts des cours d’appel qui auront statué sur les incidents et exceptions autres que les exceptions d’incompétence ne sera formé, à peine de nullité, qu’après le jugement ou l’arrêt définitif et en même temps que l’appel ou le pourvoi contre ledit jugement ou arrêt. Rassurez-vous, je vous traduis.

En procédure, un incident est un événement qui perturbe le cours de la procédure sans y mettre fin. C’est un concept issu de la procédure civile, où il est amplement défini et développé, et utilisé par analogie en procédure pénale sans faire l’objet de la même méticulosité dans les textes. Une demande d’expertise psychiatrique est ainsi un incident, qui s’il est admis, impose au tribunal de reporter sa décision pour permettre l’expertise. Une exception est un moyen de défense (dont on excipe, donc) pour paralyser l’action, que ce soit provisoirement ou définitivement. Par exemple, la question préjudicielle, qui impose à une juridiction pénale de surseoir à statuer jusqu’à ce que cette question soit tranchée par le tribunal compétent, quand la question porte sur la propriété d’un bien immobilier ou sur la nationalité du prévenu. La prescription est une exception définitive qui si elle est accueillie, c’est à dire jugée comme bien fondée, met fin définitivement à l’action sans qu’elle soit jugée au fond. J’en profite pour ajouter qu’une demande visant à faire constater la nullité de procès verbaux de la procédure est une exception, pas un incident, l’article 385 du code de procédure pénale le dit expressément, donc les procureurs qui demandent au tribunal de « joindre l’incident au fond » se plantent, entrainant le tribunal dans leur erreur : c’est l’exception qui doit être jointe au fond, et non l’incident. Pardon, il fallait que ça sorte.

Ici, nous avions soulevé la nullité de la plainte, qui était une exception visant à mettre fin à l’instance. Donc notre pourvoi était nul par application de l’article 59. Ce qui fut d’ailleurs constaté par une ordonnance du président de la chambre criminelle de la cour de cassation le 17 juin 2013, oui, j’ai un autographe de Bertrand Louvel, je l’ai fait encadrer.

Pourquoi avoir fait un pourvoi si nous savions qu’il était nul ? Parce que si nous nous étions abstenus, le jour où une éventuelle décision tranchant le fond en appel d’une façon défavorable pour nous était rendue, l’arrêt du 29 mars 2013 aurait été définitif, le délai de trois jours francs ayant couru. Il fallait pour pouvoir attaquer valablement cet arrêt rejetant notre demande sans mettre fin à l’instance, se pourvoir, se prendre une ordonnance constatant la nullité du pourvoi, attendre que l’affaire soit jugée au fond, et le cas échéant reformer un nouveau pourvoi contre cette décision dans les trois jours la suivant, second pourvoi qui ressuscitera le premier qui du coup ne sera plus nul, car c’est l’ordonnance ayant constaté sa nullité qui sera devenue nulle. Je vous l’avais dit, le droit de la presse, c’est de la magie, c’est mieux que Harry Potter, puisque dans ces livres, personne ne ressuscite jamais. Dans ta face, Dumbledore. Le droit de la presse, c’est Gandalf.

Le 2 septembre 2013, l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel était rendue, et j’étais pour ma part renvoyé pour diffamation aux côté d’Edouard Boccon-Gibod pour mes propos sur Métro France, et, vous allez rire, à ma grande surprise, sur les propos rapportés par l’article de Julie Brafman, alors que je n’avais pas été mis en examen pour ces faits-là, et renvoyé seul comme un grand pour les divers tweets, réels ou réécrits, dont le fameux #Cacagate. Cette ordonnance était illégale car elle me renvoyait devant le tribunal pour des propos pour lesquels je n’ai pas été mis en examen. Mais on ne peut faire appel d’une ordonnance de renvoi (le parquet le pouvait et ici s’en est abstenu). À ceux qui se demandaient si la justice n’allait pas m’accorder un traitement de faveur, surtout face à une association dont la seule activité semble, à part me faire des procès, critiquer les juges et leur imputer toutes les défaillances de la société, la réponse est non, clairement non ; pour des raisons que je ne m’explique pas encore à ce jour la justice va même avoir les yeux de Chimène pour cette association. Le masochisme des magistrats reste un profond mystère pour moi, et à mon avis la source de nombre de leurs prédicaments chroniques. Bref, cette ordonnance, pour illégale qu’elle fût, ne pouvait être critiquée que devant le tribunal.

Avec cette ordonnance, la phase de l’instruction prenait fin et l’affaire allait être jugée au fond, avec pas moins de quatre prévenus. Un chef de prévention était déjà tombé mais venait de se relever de nulle part tel un pourvoi sur une exception, et la phase judiciaire publique allait avoir lieu.

Mais ceci est une autre histoire. Et un autre billet.

Annexe : Chronologie résumée
  • 2 février 2012 : Dépôt de la plainte de l’IPJ. Consignation de 600 euros effectuée le 17 février.
  • 14 mars 2012 : Réquisitoire introductif
  • 15 mars 2012 : Désignation du juge d’instruction.
  • 16 mars 2012 : Commission rogatoire du juge d’instruction
  • 19 avril 2012 : Audition de votre serviteur.
  • 29 mai 2012 : audition de Julie Brafman.
  • 6 juin 2012 : retour de la commission rogatoire.
  • 11 septembre 2012 : Mise en examen de Julie Brafman, de Jean-Marie Clombani et d’Edouard Boccon-Gibod.
  • 27 septembre 2012 : mise en examen de votre serviteur.
  • 26 décembre 2012 : Requête en nullité.
  • 1er mars 2013 : Audience devant la chambre de l’instruction.
  • 29 mars 2013 : Arrêt de la chambre de l’instruction rejetant la requête en nullité.
  • 17 juin 2013 : Ordonnance du président de la chambre criminelle déclarant le pourvoi frappé de nullité.
  • 2 septembre 2013 : Ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel.

Eolas contre Institut pour la Justice : Episode 1. Le Compteur Fantôme.

Par : Eolas

L’affaire judiciaire m’ayant opposé à l’association ” Institut pour la Justice “, les guillemets sont importants car cette association n’est ni un institut ni pour la justice, cette affaire donc a donc connu un dénouement heureux après sept ans de procédure. Je suis au fil de ces sept années resté aussi coi qu’un de mes clients en garde à vue, laissant mes adversaires s’exprimer sur le sujet. À présent, pour citer le grand philosophe Jules Winnfield : « Allow me to retort. »

Ce récit des faits se veut, comme à l’accoutumée ici, factuel. Je citerai les décisions de justice qui ont été rendues, sinon in extenso du moins l’intégralité des passages pertinents. J’y ajouterai mon commentaire, car je suis ici chez moi, vous en ferez ce que vous voudrez (si vous manquez d’idées, vous trouverez au fil de ces billets quelques suggestions sur quoi en faire), l’essentiel étant qu’à la fin, vous saurez tout.


Cette saga aura lieu en cinq chapitres, qui couvriront l’affaire en ordre chronologique. Le premier, que vous tenez sur vos écrans en ce moment, rappellera le corpus delicti : pourquoi ai-je attiré l’ire de l’IPJ ? Ce rappel des faits est utile, vous verrez, car l’évolution de notre société en sept ans leur donne un aspect parfois prophétique. Le deuxième parlera de la phase à l’époque secrète : la plainte, l’enquête, l’instruction, et le premier faux départ avec une première audience avortée. Le troisième portera sur le jugement de Nanterre de 2015. Le quatrième, sur l’arrêt d’appel en 2017, et enfin le cinquième vous ramènera en douceur aujourd’hui avec les pourvois en cassation (car il y en a eu trois, vous verrez), et les conclusions qu’à titre personnel je tire de cette affaire. Ah ! vous vous plaigniez que mon blog végétait ? Vous allez avoir de la lecture, à satiété.

J’espère d’ailleurs que ce sera l’occasion de relancer l’activité régulière de ce blog, les réseaux sociaux commençant à me fatiguer. Je sais, je le dis depuis longtemps, mais la motivation et l’inspiration sont là, mes enfants ont grandi et leur Switch me laisse à présent du temps libre, en somme, les étoiles sont alignées favorablement hormis un petit problème d’hébergement que je vais résoudre promptement. Et si je devais faillir, n’hésitez pas à venir me chercher par la peau des fesses sur Twitter.

A propos de fesses, il est temps de commencer ce récit. Installez-vous confortablement, faites-vous une bonne tasse de thé (un Darjeeling First Flush sera parfait), et remontons le temps de conserve. En selles !

The year is 2011

Les plus perspicaces d’entre vous se souviendront que 2011 était l’année précédant 2012. Année d’élection présidentielle, le président en place, Nicolas Sarkozy, étant candidat à sa succession, et alors qu’il avait été élu sur une plate-forme politique modérée voire centriste (discours ouvert sur l’immigration, rappelant qu’il était Français de sang-mêlé, apaisé sur la laïcité, il avait même recruté quelques personnalités de gauche dans son premier gouvernement, sans compter un goût certain dans le choix de ses convives à déjeuner), il avait opéré un virage sécuritaire pour compenser des résultats économiques décevants. C’est d’ailleurs assez fascinant de voir comment à chaque fois que la droite prend un tel virage elle se prend une déculottée électorale et comment, malgré tout, elle commet régulièrement cette erreur avec la régularité d’un coucou suisse. Je pose ça là.

Bref, Nicolas Sarkozy était vulnérable, et cette position l’a poussé à une fuite en avant, sur les conseils peu avisés, pardon du pléonasme, de Patrick Buisson. C’est dans ce cadre que l’IPJ, association que je connaissais déjà bien avant, et qui sous un fard pesudo-scientifique promeut des thèses sécuritaires réactionnaires que rien, jamais, n’a étayé, a lancé une offensive médiatique à l’adresse des candidats, en les invitant à adhérer à leur “pacte 2012 pour la justice”, en faisant miroiter que le ou les candidats qui s’engageraient à l’intégrer dans leur programme auraient leur soutien.

Quand on est une association sans aucune reconnaissance scientifique dans le milieu universitaire, comment attirer l’attention ? Là, il faut reconnaître à l’IPJ d’avoir été en avance sur son temps : en diffusant sur Facebook un message appelant à l’émotion et à l’indignation, ne fournissant aucun fait mais se contentant d’une interprétation créative de la réalité, et se concluant par un appel à signer la pétition en faveur de leur pacte, à faire circuler ce message, et à faire un don (mais curieusement pas à en vérifier la véracité, mais bon on l’a dit : ce ne sont pas des universitaires).
Et comme de nombreuses personnes de bonne foi ont été touchées par ce message, qui reconnaissons-le était émouvant, mais malgré tout ressentaient à la fin comme un malaise face à cette absence d’explications concrètes, ces personnes se sont tournées vers votre serviteur, sachant que chez moi, on trouvait des réponses claires et étayées sur des faits, fût-ce au prix d’interminables billets et de phrases trop longues.

Le Pacte et la torche

C’est ainsi que fin octobre 2011, j’ai reçu de nombreuses demandes me demandant ce que je pensais de cette pétition. Dans un premier temps, dès que j’ai vu qui en était à l’origine, je me contentais d’une réponse lapidaire (ça me jouera des tours, comme vous allez le voir ; après ça on me reprochera de faire des phrases trop longues…) sur le peu de crédit à y accorder. Mais au fil des jours, les demandes devenaient de plus en plus nombreuses, et émanaient de gens vraiment désemparés qui voyaient leurs proches et amis relayer ce message sur un ton révolté, et se sentaient fort dépourvus pour pouvoir leur répondre en quoi cet appel était factuellement erroné. Ça vous rappelle quelque chose, n’est-ce pas ? Je vous l’avais dit : ce dossier, pour ancien qu’il soit, est furieusement moderne.
Et donc, à mon corps défendant, je suis allé voir de quoi il retournait exactement.
La pétition en faveur du Pacte 2012 pour la Justice reposait sur un témoignage, celui de Joël Censier. Il reposait sur une affaire dont je n’avais pas entendu parler, mais, ai-je découvert par la suite, était un fait divers d’une grande importance dans le sud-ouest, autour du Gers, où les faits avaient eu lieu. Joël Censier, policier à la retraite, était le père de Jérémy Censier, 19 ans, tué d’un coup de couteau lors d’une rixe nocturne où il était intervenu pour séparer les belligérants. Le père était inconsolable, et je le comprends, et avait découvert que parmi les belligérants, il y avait des gens du Voyage qu’il avait eu l’occasion d’interpeller par le passé. Pour lui, sa conviction était faite : ce n’était pas un accident mais une vengeance. Voilà pourquoi cette affaire avait intéressé la presse locale.

En août 2011, S. est mis en accusation devant les assises pour meurtre, les autres intervenants étant renvoyés pour des violences volontaires, la thèse de la vengeance ayant fait long feu au fil de l’instruction. Et en septembre 2011 un incident procédural se produisit : les aveux du du principal suspect, S., mineur au moment des faits, ont été annulés du fait de l’absence d’avocats en garde à vue, et l’intéressé, détenu depuis deux ans, a été remis en liberté par la Cour de cassation à la suite d’une nullité de procédure. Pour être exhaustif : l’avocat de S. avait demandé au président de la chambre de l’instruction de faire examiner l’affaire par la chambre de l’instruction conformément à l’article 221-3 du code de procédure pénale : le président de la chambre de l’instruction avait décidé de faire droit à cette demande, mais l’affaire n’avait pas été audiencée dans le délai légal de trois mois devant la chambre de l’instruction, entrainant une remise en liberté de droit. Il est à noter que l’arrêt est intervenu plus de deux ans après l’incarcération, et que de ce fait, le mineur a fait plus de deux ans de détention provisoire ce que théoriquement la loi interdit. Il aurait dû être libéré quoi qu’il arrive, mais du fait de cette nullité de procédure viciant sa détention, il a fait plus de détention qu’il n’aurait dû. Les mystères du droit.


Mais tout cela n’avait que peu d’importance pour Joël Censier, qui ne voyait qu’une chose, celui qui avait tué son fils était libre et ses aveux étant annulés, il pouvait craindre qu’il s’en tirât. Notons que par la suite, S. s’est présenté librement aux assises pour y être jugé, et a été condamné en février 2013 a 15 ans de réclusion criminelle (la cour a écarté l’excuse de minorité), deux autres des belligérants ont été condamnés pour violences (l’un a quatre ans, l’autre à trois ans dont un avec sursis), les trois autres mis en cause étant acquittés conformément aux réquisitions du parquet. Comme quoi la justice ne semble pas si dysfonctionner que cela, mais l’IPJ a moins fait de publicité sur cet aspect du dossier.

Toujours est-il que l’IPJ en a fait son porte-étendard, et avec quel succès. Car qui, franchement, oserait objecter quoi que ce soit à la douleur d’un père ayant perdu son enfant ? Eh bien devinez qui…
J’ai donc rédigé un long billet, intitulé Attention manip : le “pacte 2012” de “l’Institut pour la Justice”, où je démontais point par point le procédé sur la forme, et le message sur le fond (car même si toutes les mesures du Pacte avaient été en vigueur, cela n’aurait rien changé au déroulement de l’affaire Censier, figurez-vous). Je n’y reviendrai pas, il n’est que de lire le billet de 2011.
Comme d’habitude, un mensonge aura fait deux fois le tour du monde quand la vérité aura à peine mis son pantalon : je ne vais pas prétendre que mon billet a eu un succès similaire au Pacte. Mais il a quand même eu son petit effet, et l’IPJ a commencé à recevoir beaucoup de messages demandant à ce que la signature de leur auteur soit retirée de cette pétition, ayant le sentiment d’avoir été bernés. Ce nombre exact restera à jamais un mystère, l’IPJ laissant au fil de ses argumentaires entendre qu’il y en eût très peu pour dire que je n’étais rien ni personne, et en même temps qu’il y en eût beaucoup pour justifier leur demande de dommages-intérêts qui vous le verrez n’avait rien de symbolique. Bref, des signataires de Schrödinger.

Et cet aspect éthéré des signataires était au cœur du problème : ce qui démontrait le succès de ce pacte, et était sans cesse mis en avant par l’IPJ, était le nombre de signataires, qui a atteint le million en quelques jours. Si je ne doute pas, pour les raisons que je vous ai données plus haut, de la réalité de ce succès, sa quantification m’a posé un problème de méthodologie : ce compteur de signatures était, à l’instar de la pétition, hébergé sur un site dédié appartenant à l’IPJ, et non sur une plate-forme participative comme beaucoup sont apparues depuis. Bref, l’IPJ affichait sur son site un compteur comme garantie de leur succès, compteur dont seul eux avaient la maitrise. Le conflit d’intérêt était patent.
Je veux croire que mon billet eut malgré tout son petit effet car l’IPJ a vu rouge, ce qui est une couleur plutôt rare chez ses partisans. Problème : il ne pouvait rien reprocher à mon billet, qui était factuellement exact, et pour le reste, n’était qu’un jugement de valeur qui ne peut tomber sous le coup de la loi.
Le débat continuant dans les mois qui ont suivi, sur mon blog, sur divers médias et sur Twitter, l’IPJ s’est mis en embuscade et a soudain porté à mes écrits plus d’attention qu’il n’en a jamais porté au code de procédure pénale, ce qui (spoiler alert) lui jouera des tours par la suite.

Mais ceci est une autre histoire, qui fera l’objet du deuxième chapitre de notre saga.

Petite leçon de droit à l’attention de Madame Le Pen (et de M. Mélenchon qui passait par là)

Par : Eolas

Mon ancienne consœur Marion “Marine” Le Pen s’offusque à qui veut l’entendre, mais aussi à qui s’en passerait fort bien, de ce que la justice aurait ordonné une expertise psychiatrique à son encontre, se demandant « jusqu’où vont-ils aller ? » sans préciser qui sont ces « ils » et concluant que « ce régime commence à faire peur ». On peut comprendre que le résultat de cette mesure puisse l’inquiéter, tant ses propos laissent percevoir un possible délire de persécution qui semble récurent chez elle. Même celui qui se veut l’opposant de tous sauf de lui-même et de Maduro, Jean-Luc Mélenchon, a cru devoir lui apporter son soutien.

Désaccord total avec la psychiatrisation de la décision politique. Madame Le Pen est politiquement responsable de ses actes politiques. Tous les moyens ne sont ni bons ni acceptables pour la combattre. Ce n’est pas avec des méthodes pareilles qu’on fera reculer l’extrême droite.

— Jean-Luc Mélenchon (@JLMelenchon) 20 septembre 2018

Rassurons-la donc, tant l’arrêt de la pratique du droit, y compris pendant les périodes où elle était censée contribuer à son élaboration mais a préféré une approche, disons, contemplative, l’a laissée démunie.

Marion Le Pen est mise en examen car il existe à son encontre des indices graves ou concordants d’avoir, le 16 décembre 2015, à Saint-Cloud (Yvelines Hauts-de-Seine), diffusé un message violent, pornographique ou contraire à la dignité accessible à un mineur, délit prévu par l’article 227-24 du code pénal. Le juge d’instruction du tribunal de grande instance de Nanterre a pour tâche d’établir les faits et d’en réunir les preuves et indices, qu’ils soient à charge pour la mise en examen ou à sa décharge : seule lui importe la réalité des faits (ce qui la distingue de la candidate malheureuse à la présidentielle).

Une fois ces éléments rassemblés, elle dira s’il y a des charges suffisantes contre Marion Le Pen d’avoir commis ce délit (auquel cas elle sera renvoyée devant le tribunal correctionnel de Nanterre, ce qui arrive à des gens très bien), ou bien s’il n’y a pas lieu de poursuivre la procédure : c’est le non lieu.

Mais la tâche de la juge d’instruction ne se cantonne pas à cela. Elle doit mettre le dossier en état d’être jugé, et pour cela, s’assurer que la procédure est respectée. Et que dit la loi sur la question ?

L’article 227-24 relève d’une des nombreuses procédures dérogatoires instaurées par le législateur, en l’occurrence de la procédure applicable aux infractions de nature sexuelle et de la protection des mineurs victimes. Car ne l’oublions pas, ce qui est reproché à Marion Le Pen est d’avoir mis des images d’une extrême violence à portée de clic de mineurs. Cette procédure s’applique aux crimes et délits listés à l’article 706-47 du code de procédure pénale parmi lesquels se trouve bien l’article 227-24 du code pénal, c’est écrit au 11°.

Parmi les particularismes procéduraux, l’article 706-47-1 du code de procédure pénale dispose que « Les personnes poursuivies pour l’une des infractions mentionnées à l’article 706-47 du présent code doivent être soumises, avant tout jugement au fond, à une expertise médicale. L’expert est interrogé sur l’opportunité d’une injonction de soins. »

Par expertise médicale, on entend expertise psychiatrique, pour déceler un éventuel trouble de la personnalité nécessitant des mesures de suivi sur le long terme, ce que la loi appelle l’injonction de soin, voire le suivi socio-judiciaire pour les infractions les plus graves, voire une maladie mentale pouvant affecter le discernement de l’auteur, parfois au point de le rendre carrément irresponsable pénalement.

Ainsi, la décision que Marion Le Pen s’est vue notifiée est tout à fait normale, et obligatoire. La loi est la même pour tous.

À ce sujet d’ailleurs, j’attire l’attention de mon ex-consœur sur un autre délit, prévu à l’article 114-1 du code de procédure pénale. Ce délit prévoit une amende de 10.000 euros pour quiconque diffuse auprès d’un tiers une pièce issue d’une instruction en cours. MmeLe Pen, pour avoir accès à une copie de la procédure, a même dû signer une attestation écrite disant qu’elle avait pris connaissance de cet article. La seule exception porte sur les expertises, afin de pouvoir facilement solliciter l’avis d’un sachant sur la qualité du rapport d’expertise, mais pas aux décisions ordonnant une expertise. Ainsi, en diffusant sur son compte Twitter copie de ladite décision, Marion Le Pen a je le crains fort commis ce délit, et elle aura cette fois-ci bien du mal à accuser « ils ». Nul n’est censé ignorer la loi ; et une ancienne avocate, qui a été 13 ans conseillère régionale et 12 ans députée, est censée la connaître, sinon la respecter. 

Pour en finir avec les fiches S

Par : Eolas

Comme après chaque attentat, des démagogues relancent l’idée, en apparence frappée au coin du bon sens, de priver de liberté d’une façon ou d’une autre les « fichés S » au nom du réalisme et du pragmatisme, qui en réalité sont les cache-sexes de leur idéologie.
Face aux objections qui leur sont faites, notamment que cette mesure serait inefficace et gravement attentatoire aux droits de l’homme, leur réplique est toute prête : eux sont prêts à assumer des mesures fermes qui nous protégeraient.
Cette mécanique aussi fiable qu’un coucou suisse me lasse depuis longtemps. Il est temps d’en finir avec les fiches S, une bonne fois pour toutes. Non pas en les supprimant, elles ont leur utilité, qui est faible, mais qui a le mérite d’exister. En comprenant de quoi il s’agit et pourquoi l’internement des fichés S serait une idée profondément stupide, tellement stupide qu’elle devrait faire perdre à celui qui la professe tout espoir de poursuivre une carrière politique.
Alors de quoi parle-t-on exactement ?
Une fiche fait partie d’un fichier, comme l’aurait dit monsieur de la Palice. En l’occurrence, du Fichier des Personnes Recherchées (FPR). Ce fichier existe depuis fort longtemps, à tel point que nul ne saurait le dire avec exactitude, du fait que les premiers fichiers de police étaient créés par simple circulaire interne et ne faisaient l’objet d’aucun encadrement. Aujourd’hui, le FPR repose sur le décret n° 2010-569 du 28 mai 2010 relatif au fichier des personnes recherchées. C’est un fichier informatisé, accessible aux services de police et de gendarmerie. Il est en principe consulté lors des contrôles d’identité, des contrôles routiers, et de toute procédure où l’identité d’un suspect est enregistrée, comme une garde à vue. Chaque fiche relève d’une catégorie, il y en a 21, dont l’objet varie grandement (voyez l’article 2 du décret pour un aperçu). Elle indique l’identité complète de la personne (pour éviter toute confusion avec un homonyme), et c’est un point essentiel, la conduite à tenir en présence de l’individu et l’autorité ayant ordonné l’inscription, pour lui en référer.
À titre d’exemple, il existe les fiches M, concernant les mineurs en fugue, les E, qui concernent les étrangers faisant l’objet d’une obligation de quitter le territoire, les V, qui concernent les évadés, les AL, pour aliénés, qui font l’objet d’une hospitalisation sous contrainte mais se sont échappés, on y trouve même les fiches T, pour débiteurs du Trésor, et les fiches PJ, qui sont celles auxquelles je suis le plus souvent confronté, qui concernent la justice. Pas nécessairement les mandats d’arrêt, qui font bien sûr l’objet d’une telle fiche, mais aussi les personnes sous contrôle judiciaire. Ainsi, un conjoint violent, placé sous contrôle judiciaire dans l’attente de son jugement, sera inscrit au FPR avec la mention des lieux où il a interdiction de paraître et les personnes qu’il lui est interdit de rencontrer. S’il est contrôlé dans un de ces lieux ou en présence d’un de ces individus, la conduite à tenir précisera qu’il faudra l’appréhender et informer le parquet de tel tribunal pour une éventuelle révocation du contrôle judiciaire et placement en détention.
Les fiches PJ sont donc créées sur ordre de la justice, mais ce n’est pas le cas de toutes.
Et notamment des fiches S, pour sûreté de l’État.
Les fiches S sont créées à l’initiative des services de renseignement (principalement, la Direction Générale de la Sûreté Intérieure, la DGSI). Notamment donc, mais pas seulement, les services antiterroristes. Les fiches S ne concernent pas seulement les djihadistes, mais aussi l’extrême droite et l’extrême gauche, dont certains éléments sont susceptibles d’actions violentes qui ne s’inscrivent pas dans une démarche terroriste au sens du code pénal.
Ce que ne comprennent pas, ou feignent de ne pas comprendre nos thuriféraires de l’internement, c’est que ce ne sont pas des fiches de recherche dans le sens de “nous savons que cet individu se prépare à commettre un attentat, il faut le retrouver avant qu’il ne passe à l’acte”. C’est une fiche de surveillance. La conduite à tenir en présence d’un fiché S est toujours peu ou prou la même (il existe 16 variantes de la fiche S) : laisser repartir l’individu et signaler les date, heure et lieu de ce contrôle à tel service de renseignement. Cela permet à ces services d’être “pingué” comme ont dit en informatique, c’est à dire qu’on leur envoie l’information que tel individu sur lequel ils gardent un œil a été vu tel jour à tel endroit. Si c’est en bas de son domicile, le signalement sera archivé (mais gardé, ça peut toujours servir de savoir où il était ce jour-là dans une enquête future). Si c’est loin de chez lui, mais à proximité du domicile d’une autre personne surveillée, ou à proximité d’un objectif potentiel, ce “ping” peut donner lieu à ouverture d’une enquête, en tout cas attirer l’attention des services de renseignement sur lui. Les fiches S, dont le nombre exact est inconnu, mais semble tourner autour des 20 000 dont 10 500 liés à la mouvance djihadiste1, permettent aux services de renseignement de placer sous surveillance un grand nombre de personnes repérées comme potentiellement dangereuses sans mobiliser des milliers de fonctionnaires sur la tâche alors que la plupart de ces personnes ne commettront aucun acte terroriste.
Lorsqu’un attentat est perpétré, on découvre assez souvent que l’auteur, ou les auteurs, étaient fichés S. Si je ne m’abuse, sur les 32 personnes ayant commis un attentat en France depuis 2012, en comptant celui de la rue Monsigny, 21 étaient fichées S.
Ce qui veut dire a contrario que 11 ne l’étaient pas, ce qui fait 34%, mais surtout que 99,79% des fichés S ne sont pas passés à l’acte ces six dernières années. Ce sont des pourcentages qui devraient déjà faire réfléchir les amateurs de solutions simplistes.
Mais surtout, puisque même 99,79% de marge d’erreur n’est pas de nature à effrayer ceux qui sont sûrs (à tort ou à raison) de ne pas faire partie des victimes collatérales, tant «on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs » est un proverbe de mangeurs d’omelettes mais pas un proverbe œuf, la surveillance d’un grand nombre de suspects opérée par le FPR-S suppose une condition sine qua non pour être un tant soit peu efficace : il faut que l’intéressé ne sache pas qu’il fait l’objet d’une telle fiche. Il est indispensable qu’un fiché S contrôlé dans la rue se voit rendre sa carte d’identité avec un “merci monsieur, tout est en ordre” par le policier et puisse vaquer à ses activités pendant que le signalement remonte aux services de renseignement.
Or l’internement dans un centre serait, arrêtez-moi si je me trompe, un indice certes subtil mais assez révélateur qui pourrait faire déduire à la personne internée qu’elle fait l’objet d’une telle surveillance. Ainsi, l’internement des fichés S, qui est matériellement irréaliste, juridiquement infaisable, serait en outre un coup porté au renseignement intérieur dont le rôle est de déjouer les attentats en préparation, et un cadeau royal fait aux cellules terroristes, en leur révélant lesquels de leur sympathisants sont repérés et a contrario lesquels ne le sont pas. Autant leur donner une copie du fichier S, ça coûterait moins cher pour le même résultat.
Face à la menace terroriste, nous devons, sans cesse, garder à l’esprit un point essentiel. Le terrorisme ne vise pas à nous anéantir. Il en est incapable. Abou Djaffar le dit mieux que je ne saurais le faire, alors je lui emprunte la conclusion de son billet que je vous invite à lire, car j’en partage jusqu’à la moindre virgule :

 

le succès d’un attentat se mesure à ses conséquences politiques, pas à son bilan initial, qui relève de l’opérationnel. Plus un attentat est meurtrier, évidemment, et plus ses conséquences seront importantes en raison de l’émotion suscitée, mais le dernier mot appartient, in fine, aux victimes, aux élus et à nous tous, communauté nationale. Face à une menace jihadiste très élevée, durable et évolutive, nous sommes les acteurs de notre survie en tant que société. Celles et ceux qui hurlent à la mort, écrivent des horreurs définitives après chaque tragédie sans rien en connaître (souvenez-vous des saillies de Manuel Valls après Münster) et appellent à de (fausses) solutions foulant au pied l’État de droit et les valeurs pour lesquelles nous nous battons et pour lesquelles nous sommes attaqués sont plus que les idiots utiles de nos ennemis : ils en sont, selon une tradition solidement établie dans ce pays, les collaborateurs candides et zélés.


  1. Source : déclaration de Manuel Valls, alors premier ministre, sur le plateau du Petit Journal, 24 novembre 2015. ↩︎

« Aujourd’hui, j’ai découvert que le droit à la sûreté n’était pas garanti en France en 2018 »

Par : Eolas

Aujourd’hui, j’accueille sur mon blog un confrère, BetterCallBen, qui a voulu exprimer par écrit son désarroi après avoir assisté en garde à vue un mineur interpellé lors de la manifestation du 1er mai dernier. Voici son récit, que je commenterai ensuite dans une postface. Bonne lecture.%%Eolas

Je suis avocat. D’aucuns diraient un jeune avocat puisque je n’exerce que depuis un peu plus de 3 ans. Je pratique essentiellement le droit des étrangers et le droit pénal, que j’enseigne par ailleurs à l’Université depuis plusieurs années. Au travers de ces enseignements, je distille modestement à mes étudiants un certain nombre de principes, dont certains me semblaient jusque-là immuables et inscrits dans le marbre de l’évidence : le principe de légalité, impliquant que nul ne peut être poursuivi ni condamné sans texte ; le principe d’interprétation stricte de la loi pénale, qui veut que celle-ci soit claire et intelligible pour que personne ne puisse être poursuivi ou condamné pour un comportement qui ne serait pas strictement prescrit ; ou encore le droit à la sûreté, entendu comme la garantie de ne pas être poursuivi, condamné ou détenu arbitrairement. En somme, le sceau de la confiance des citoyens en une réaction de l’État justifiée, nécessaire et proportionnée. Erigés au rang de droits de l’Homme en 1789, héritage de la pensée précurseure de Cesare Beccaria, je n’avais naïvement que peu de doute dans leur parfaite effectivité, tant ils relèvent aujourd’hui de l’évidence.

Or, sans doute tout aussi naïvement, j’ai pu récemment faire le constat de mon erreur en croisant le chemin de celui que l’on appellera Paul, un mineur de 15 ans, privé pendant plus de 50 heures de sa liberté pour avoir simplement décidé, un mardi 1er mai 2018, de se rendre à sa première manifestation.

Paul a 15 ans donc. Il vit dans un milieu social en apparence confortable, en banlieue parisienne. Précoce à la curiosité débordante et doté d’une maturité certaine pour son âge, Paul se passionne pour nombre de sujets qui croisent son quotidien, un jour la mécanique, un autre la photo, et ce jour ce fût les mouvements sociaux se cristallisant en cette grande messe annuelle qu’est le 1er mai. « Je veux y aller pour défendre tes droits » dira-t-il à sa mère. Il veut surtout y aller par goût de la curiosité, de la découverte du monde des adultes, l’envie de jouer les reporters en culotte courte et sans doute aussi par le caractère transgressif de la contestation sociale, fût-elle légalement orchestrée. Derrière son côté tête brûlée, Paul reste raisonnable et se renseigne sur Internet sur ce qu’implique la participation à une telle manifestation, sa première ! Il découvre les risques d’échauffourées, les groupuscules extrémistes sources de violences et de dégradations, et la réaction étatique au goût âcre et asphyxiant des lacrymos. Prudent, il décide donc de se munir d’un masque de ski et d’un masque de chantier pouvant filtrer l’air ambiant, celui que l’on trouve à la quincaillerie du coin de la rue, rudimentaire mais qui fait le job.

Et le voilà parti pour Paris, accompagné de son Sancho Pança, à la conquête de l’assouvissement de sa curiosité juvénile. Il se mêle à la foule, sous les banderoles de la CGT. Il filme la foule, en immersion avec sa Go Pro, se sentant l’âme d’un journaliste d’investigation. Quand soudain, son périple le conduit dans une masse plus sombre, plus enragée, plus vindicative. Et tout s’accélère. Il voit la masse se mettre à courir, s’en prendre au mobilier urbain, envahir et mettre à sac un fast-food, piller une concession automobile, tout ça au vu et au su de tous. Mais où est passé l’État ? Notre Bernard de la Villardière en herbe constate les stigmates de ces invasions barbares au moment où les CRS interviennent enfin, exhortant les badauds présents à se réunir à distance des assaillants, entre deux rangées de l’unité d’intervention.

Ai-je croisé le chemin de Paul à l’occasion de cette manifestation, dans ce groupe de rescapés ? Non, je n’y étais pas. J’avoue que cela ne m’intéresse guère et pour en avoir vu le déroulement, je loue mon désintérêt. Puis, je ne l’aurais sans doute jamais remarqué. Ou bien si, et je l’aurais sans doute jugé du haut de son mètre soixante et à son air de poupon. Jugé sa présence à un tel évènement, sur fond d’une morale sans origine ni fondement, dictant qu’il serait trop jeune, qu’il n’aurait rien à faire, « mais que font ses parents ?! » Bref, une morale qui n’a finalement que peu lieu d’être, la sagesse n’attendant pas le nombre des années et, en tout état de cause, la loi n’interdisant pas une telle présence à un tel évènement. Non. J’ai croisé le chemin de Paul en garde à vue après avoir reçu un appel me désignant pour l’assister dans le cadre de cette procédure.

Car la prétendue oasis de protection formée par les unités d’intervention se mua progressivement, sans crier gare, sans violence ni d’un côté ni de l’autre, sans heurts, sans cris, en une nasse d’interpellation, arbitraire, indifférenciée, impartiale, conduisant tout ce beau monde en fourgons vers le SAIP (service d’accueil et d’investigation de proximité) compétent. Ils partirent 34.500 ; mais par un prompt renfort, ils se virent 102 à payer le prix fort. 102 placés en garde à vue. Taclé de toute part pour sa carence dans la gestion des violences et dégradations, l’exécutif a fait le coq en s’enorgueillissant de ce chiffre brandi comme une panacée. 102 parmi lesquels Paul, 15 ans. Première manifestation, première garde à vue, grosse journée pour notre assoiffé de curiosité.

Motifs de la garde à vue ? Participation à un groupement en vue de commettre des violences et/ou dégradations, d’une part, alors qu’il n’était qu’un marcheur passif, qu’un témoin malgré lui ? et port d’arme catégorisée d’autre part. Comment ? une arme ? Ah oui, ce qui sera considéré comme un masque à gaz, soit ce qui s’analyse en une arme défensive (Catégorie A-2) suivant le procès d’intention aux termes duquel la détention d’un tel objet est la preuve d’une volonté de participer à un groupement dont les agissements sont de nature à entrainer la projection de gaz et donc susceptible de commettre des violences et/ou dégradations. CQFD, la boucle est bouclée, au trou le présumé forcené.

Et c’est donc là que j’interviens enfin, « dès le début de la garde à vue », suivant les prescriptions de l’article 63-3-1 du Code de procédure pénale ? Si seulement.

Car voyez-vous, le scénario n’est pas nouveau et se déroule de façon similaire à l’issue de chaque mouvement social, de chaque manifestation. Arrestations en masse, engorgement du commissariat compétent, nécessité d’un « dispatching » des gardés à vue dans d’autres commissariats de la capitale aux geôles vacantes et donc transport subséquent des susnommés pour qu’enfin l’effectivité des droits de la défense puisse pleinement s’exprimer. Si on n’est pas au milieu de la nuit et si on n’a pas d’autres chats à fouetter.

Bilan : un mineur de 15 ans (il n’est pas vain de le rappeler), placé en garde à vue vers 18h, dont l’avocat est prévenu vers 19h, et qui cherche en vain à joindre un service compétent et rencontrer son client, mineur, de 15 ans, jusqu’à ce qu’il apprenne la localisation de ce dernier 10h plus tard, soit à 4h du matin, tandis que l’audition matérialisant la substance même de la garde à vue ne se fera que 10 nouvelles heures plus tard, soit à 14h, donc 20h après le début de la garde à vue, par des services débordés et exsangues, également victimes de ces décisions d’arrestation massive et irréfléchie et contraint de multiplier la paperasse pour des dossiers vides de tout fondement infractionnel.

Et Paul subit cette mesure, dans l’incompréhension la plus totale, ses parents ayant été prévenus de façon sibylline quelques heures après le début de la mesure, les laissant dans la même ignorance et incompréhension, quand d’autres ne furent informés que par un message furtif laissé sur un répondeur sur les coups de 4h du matin, soit plus de 10h après le début de la mesure, 10h à ignorer où leurs progénitures étaient passées et se morfondre en conséquence.

Je découvre alors un garçon fluet, un esprit mature dans un corps d’enfant, un ado à la nature hyperactive qui, enfermé entre 4 murs depuis près de 20h, cherche des réponses à des questions qu’il ne connait pas et qu’il se doit d’inventer, se dessine des griefs pour donner un sens à une mesure qui n’en a pas, intellectualise l’inique pour ne pas perdre la raison. Et, alors que son audition touche à sa fin et que le glas des 24h tinte déjà au loin, l’évidence d’une libération s’impose tant cette garde à vue paulienne n’a de sens. Une querelle de clochers intra/extramuros se fait alors jour au sein du ministère public : à un ordre parisien de prolongation répond un ordre ultrapériphériquien de classement 21 (infraction insuffisamment caractérisée ; en d’autres termes, il n’y a pas d’infractions, pas de motifs, nada, peanut), battu en brèche du quasi tac au tac par un contrordre capital imposant la prolongation. Vous n’y comprenez rien ? Moi non plus. Du jamais vu. D’autant plus que la prolongation dans une garde à vue de mineur est un fait relativement rare, qui se doit d’être justifié par l’impérieuse nécessité de réaliser des actes d’enquêtes cruciaux pour la révélation de la vérité, souvent en réaction à la gravité ou la complexité des faits reprochés. Ici, le fait d’avoir manifesté et d’avoir pris les précautions nécessaires pour le faire. Crime de lèse-majesté.

Si le doute eut pu être permis jusque-là, il n’en est plus rien. L’opportunisme supplante la raison, le coup de filet se mue en coup de com’ numérique. Ils partirent 102, mais par un prompt renfort, ils se virent 43 à en subir le sort. 43 prolongations, quasi exclusivement des mineurs dans le commissariat dans lequel j’interviens tandis que la plupart des majeurs sortent. Mais 43 prolongations sur lesquelles on ne manquera pas de communiquer, de gloser, de pavaner comme une fierté du devoir étatique accompli.

En définitive, la garde à vue de Paul est levée au bout de 46 heures d’enfermement et de privation de liberté, après qu’une exploitation de ses appareils d’enregistrement ait révélé des photos de lui avec son chat, un cliché d’une blessure soignée par 5 points de suture après une chute à vélo qu’il conserve comme un trophée, et quelques photos et vidéos de la mobilisation en journaliste d’investigation du dimanche qu’il était, maigre butin qui le conduira à poser régulièrement la question « c’est grave d’avoir pris ces photos ? Je vais avoir des ennuis ? » se voyant déjà devant un juge, puis envoyé en foyer. Il psychote, il délire, on le rassure, on le tempère face à l’hérésie de ces hypothèses incongrues.

Pourtant, l’épilogue de ces 46 heures sonne comme un coup de théâtre. Du classement 21 envisagé avant la prolongation, on passe à un déferrement pour rappel à la loi qui se muera en réparation pénale, soit un stage de citoyenneté de 2 jours, mesure bénigne en apparence mais empreinte d’une symbolique nauséabonde, celle d’un ministère public s’arrogeant le monopole de la morale au-delà du droit, au-delà de la vacuité des faits reprochés. Rappel à la loi, mais quelle loi ? Réparation pénale, mais réparation de quoi ?

Si la pédagogie doit rester le leitmotiv de toute intervention de la justice répressive, cette pédagogie ne peut être effective sans que la sanction soit comprise et que donc que la procédure engagée à l’encontre d’un individu et les raisons sous-jacentes à celle-ci soient entendues et assimilée par ce dernier, qu’il y ait donc une cohérence et une proportionnalité entre les faits et la réponse. Comme j’ai pu le lire « il aura compris la leçon comme ça ». Oui mais quelle leçon ? Quel est le contenu de cette leçon ? Ne participe pas à des manifestations publiques et légalement organisées ? Ne te retrouve pas au mauvais endroit au mauvais moment ? Cette leçon m’échappe tout autant qu’elle échappe au droit.

Si la mésaventure de Paul peut sembler anodine et si elle sera peut-être un jour le point de départ du récit quasi héroïque d’un militantisme naissant, ou restera une simple anecdote de vie, elle est le reflet, espérons ponctuel et isolé, mais non moins alarmant, d’une justice instrumentalisée à des fins de communication politique que l’on fait peser sur les épaules d’un gamin de 15 ans, un axiome de la démonstration d’un exécutif omnipotent et répressif, et conduit à remettre en cause la confiance que chacun se devrait d’avoir dans la justesse de la réaction étatique, ce droit à la sûreté proclamé il y a près de 230 ans qui, force est de constater, ne relève toujours pas de l’évidence.


Merci à BetterCallBen pour ce témoignage. Quelques commentaires de ma part, pour anticiper d’éventuelles questions et remarques de mes lecteurs, on se connait bien depuis le temps.

Rappelons d’abord pour les mékéskidis que la garde à vue est l’état d’arrestation d’une personne soupçonnée d’avoir commis ou tenté de commettre un crime ou un délit passible de prison. Sur le principe, nul ne conteste que la police judiciaire, chargée de rechercher les infractions, d’en réunir les preuves et d’identifier leurs auteurs, doit avoir les moyens légaux de s’assurer de la personne d’un suspect pendant un laps de temps nécessaire à sa mission. Le problème est ailleurs. Il est dans l’arbitraire dans lequel baigne cette mesure. J’y reviendrai.

La place de Paul était-elle à cette manif ? En tant que parent, j’opinerais que la place d’un mineur n’est en principe pas dans des endroits potentiellement dangereux, ce qu’est toujours une foule en colère. En tant que juriste, j’opinerai qu’aucun texte ne l’interdit, et que la manifestation publique au soutien d’une cause est une façon légale et légitime d’exprimer et soutenir cette cause, et qu’il serait absurde de vouloir qu’un mineur se mue en citoyen actif et éclairé le jour de ses 18 ans mais ne soit pas autorisé à exprimer une quelconque opinion avant cette date. Ainsi, le droit est du côté de Paul.

Le masque à gaz est-il une arme ? Oui, de catégorie A2, 17°, armes et matériel de guerre. Sa détention est punie de 5 ans de prison, autant qu’un fusil d’assaut. Mais il est douteux qu’un masque de peinture, dont le port est obligatoire sur les chantiers, soit qualifiable de matériel spécialement conçu pour l’usage militaire de protection contre les agents chimiques, sauf à faire des magasins de bricolage des dépôts d’arme. Mais lors pourquoi cette garde à vue ? Excellente question. J’y reviendrai.

Pourquoi la querelle de clocher entre deux parquets ? J’ai déjà connu une situation similaire en 2013, lors de la manif pour tous du mois de mai qui a dégénéré esplanade des Invalides. Beaucoup de manifestants interpellés (plus de 200), au point de saturer les commissariats parisiens, et du coup certains ont été envoyés en banlieue, donc dans des ressorts périphériques (Bobigny, Nanterre ou Créteil). Du coup leur parquet devenait compétent pour surveiller la mesure. Sauf que les déferrements (pour des rappels à la loi, seule fois de ma vie que j’ai vu cela) ont bien eu lieu à Paris. J’aime autant vous dire qu’une telle procédure devant un tribunal aurait eu une espérance de vie inférieure à celle d’un débat serein sur Twitter.

Ce que ce récit montre, une fois de plus dirai-je, est le problème fondamental de la garde à vue. Elle a une tare congénitale : elle a été conçue pour violer les droits de la défense. Elle est née d’une pratique apparue avec la loi de 1897 qui a fait entrer l’avocat dans le cabinet des juges d’instructions, qui à l’époque du code d’instruction criminelle instruisait quasiment toutes les affaires pénales, hormis les contraventions. C’était le juge de la mise en état du pénal, l’instruction pouvant se résumer à une audition, avec ordonnance de renvoi rendue dans la foulée. En 1897, après un siècle de tranquillité, les avocats arrivent dans les cabinets d’instruction. Fureur des juges d’instruction, qui perçoivent cette mesure comme dirigée contre eux, et y voient la fin de la répression et l’aube de l’ère du crime impuni (oui, la même ritournelle qu’en 2011 lors de l’arrivée de l’avocat en garde à vue, on a l’habitude d’être mal accueillis). Et pour contourner la loi, ils vont avoir une idée géniale. Le code d’instruction criminelle, comme le code de procédure qui lui a succédé désormais, prévoit que le mis en examen (l’inculpé, à l’époque) ne peut être interrogé que par le juge d’instruction, la police se contentant de recueillir les témoignages. Or le suspect, avant d’être coupable de son crime, en est forcément le témoin. Il peut donc être entendu comme témoin avant d’être inculpé et qu’un vilain avocat ne vienne déranger une si belle machine à punir. Voilà la naissance de la garde à vue. Qui, par retour de karma, va devenir la norme avec la généralisation de l’enquête préliminaire, et a fait que le juge d’instruction ne s’occupe plus que de 5% des procédures, et a rendu possible d’envisager sa suppression en 2008.

Cette tare congénitale a encore des effets sensibles aujourd’hui. La garde à vue est conçue comme le règne de l’arbitraire, pudiquement dissimulé sous des paillettes et des fanfreluches juridiques pour faire semblant que c’est rigoureusement encadré. Par exemple, en empilant des droits inutiles, qui alourdissent inutilement la tâche des enquêteurs (et du coup rallongent la garde à vue), comme l’obligation de recueillir les observations du gardé à vue sur une éventuelle prolongation. Vu qu’il est contraint de rester là, on se doute qu’il n’est pas d’accord, et qu’il le dise ne changera rien. À Paris, on lui notifie même les droits liés à une arrestation en haute mer. Oui, à Paris. (C’est sur le PV de notif, entre le droit de faire des observations et la remise du document prévu par l’article 803-6 qu’en fait on ne lui a pas remis mais on lui fait signer un papier qui dit que si). La jurisprudence veille à protéger cet arbitraire, même si la CEDH tente d’y mettre bon ordre, et y parviendra, quitte à ce que ça mette le temps. Ainsi, la cour de cassation fait de la décision de placement en garde à vue une décision souveraine, ce sont ses mots, de l’officier de police judiciaire. Pas de contrôle de nécessité ou de proportionnalité.

La garde à vue a lieu sous le contrôle du procureur de la République, sauf quand elle a lieu dans le cadre d’une instruction. Oui, le juge d’instruction, qui seul peut interroger les mis en examen, chapeaute leur audition par les services de police tant qu’ils ne sont pas mis en examen. La loi a consacré leur rébellion de 1897 et a fait de cette tartufferie la loi.

Ce contrôle suppose l’information immédiate du procureur. Qui à Paris se fait par… l’envoi d’un fax. Qui entre 19 heures et 9 heures arrivera dans un bureau vide. Mais la cour de cassation juge que cette information est suffisante. Le procureur a ensuite des compte-rendus téléphoniques avec l’OPJ. Il ne lit aucun PV (et certainement pas les observations de l’avocat). Ça ne lui est pas interdit, il n’a pas le temps. Il ne sait du dossier que ce que l’OPJ lui en dit. C’est là le seul contrôle que prévoit la loi. Il n’existe aucune action permettant de contester devant un juge une privation de liberté en cours pouvant aller jusqu’à 48 heures, et même dépasser cette durée, mais cette fois avec l’autorisation du juge des libertés et de la détention, devant qui le gardé à vue comparaît. Tout va bien alors ? Ahah. Devinez qui n’est pas invité ? L’avocat. Oui, le JLD rend une décision sur un maintien de privation de liberté sans que l’avocat ne soit entendu, ce même si le gardé à vue en a choisi un dès le début.

L’avocat, enfin, qui peut assister son client lors des auditions et confrontations, mais depuis 2011 seulement, les lecteurs de ce blog auront suivi ce combat en direct. Sa présence a été imposée par la CEDH. Mais le législateur a veillé à entraver au maximum sa tâche, en lui interdisant l’accès au dossier. Pourquoi ? La réponse figure aux débats parlementaires de l’époque, et se trouve dans la bouche du garde des Sceaux de l’époque : mais parce que le dossier n’existe pas en flagrance. D’où mon combat pour un usage plus répandu du droit de garder le silence : l’OPJ aura accès à mon client quand j’aurai accès à son dossier. Donnant donnant.

Enfin, cerise sur le gâteau : vous ne pouvez contester la légalité d’une garde à vue que devant la juridiction de jugement. Ce qui implique nécessairement une chose et en suppose une autre. Cela implique que la garde à vue est nécessairement terminée, donc aussi illégale fut-elle, elle sera allée à son terme sans que vous n’ayez rien pu y faire ; et cela suppose qu’un tribunal soit effectivement saisi, faute de quoi, vous n’avez aucun recours (mais hey vous dira-t-on, de quoi vous plaignez-vous, vous n’êtes pas poursuivi ?). C’est précisément le cas de Paul, qui au terme de sa garde à vue a semble-t-il accepté une alternative aux poursuites, c’est à dire accepté une sanction, donc reconnu sa faute, donc admis que sa garde à vue était justifiée, en échange de quoi cette mesure alternative, qui n’est pas une peine, n’est pas inscrite à son casier judiciaire. Aucun juge ne connaitra jamais de cette procédure.

Ceci est le mode normal de fonctionnement de la garde à vue, et, hormis les avocats, personne ne trouve à y redire, tant le “on a toujours fait comme ça” est un argument puissant dans le monde judiciaire. La loi prévoit que votre liberté peut être suspendue discrétionnairement, arbitrairement, sans recours, pendant 48 heures, sans que vous n’ayez aucun moyen de le contester.

Ceci, BetterCallBen a raison, viole le droit à la sûreté proclamé par les Révolutionnaires. Nous sommes indignes de leur héritage.


Retrouvez BetterCallBen sur Twitter : @BetterCallBen

Why we fight

Par : Eolas

Aujourd’hui, la profession d’avocat, mais pas qu’elle, il y aura d’autres professions judiciaires à ses côtés, manifeste. C’est assez rare dans son histoire, encore que ces dernières années, ça devient récurrent. Et cet après-midi, c’est avec joie et fierté que je serai à côté de centaines de mes confrères, venus de toute la France dans le cadre de cette journée justice morte, pour porter la colère croissante d’année en année qui nous anime.

Mais battre le pavé, c’est bien. Cela attire l’attention des médias, donc du gouvernement, mais se présente aussitôt une difficulté de taille. Faire comprendre à nos concitoyens, nos égaux, nos frères dans la République, pourquoi nous défilons, et en quoi c’est un peu pour nous, et beaucoup pour vous. Une réforme de la justice, c’est un catalogue de mesures, sans lien entre elles hormis un : faire des économies de bouts de chandelles pour pousser un système déjà à bout de souffle à faire un peu plus pour beaucoup moins. Donc les revendications deviennent aisément une liste de doléances, qui chacune méritent une explication, car en face, l’argumentation est toute faite : on vous promet de la simplicité et de la gratuité, faites-nous confiance. Vous savez, comme Facebook.

Ainsi donc, une nouvelle fois, et je le redoute, pas la dernière, des milliers d’avocats vont, une fois de plus, et pro bono cette fois, défendre vos droits. Rappeler cette vérité têtue, aussi inflexible que l’obstination des gouvernements successifs à refuser de la voir ; la justice française est famélique et indigne de la place que la France prétend occuper dans le monde. La France consacre à la justice un budget par habitant de 64 euros. Le Luxembourg, 139. Les Pays-Bas, 122. La Suède, 103. L’Allemagne, 96. La France consacre aux plus démunis 300 millions au titre de l’aide juridictionnel. Le Royaume Uni a sabré son budget de Legal Aid sous David Cameron, en l’abaissant à… deux milliards. Et toute la communication gouvernementale qui met en avant les augmentations du budget de la justice d’une année à l’autre oublie de vous dire que l’administration pénitentiaire, qui a vu ses missions se diversifier considérablement, absorbe la quasi intégralité des ces moyens.

Il y a des centaines de postes de juges ou de procureurs vacants. Cela veut dire une surcharge de travail pour les autres, et une répercussion sur les délais de traitement des dossiers. On en est à plus de deux ans pour l’appel de dossiers de licenciements. Sans oublier la souffrance humaine qui est derrière, ceux qui ont connu des charges de travail excessifs avec la pression de la hiérarchie pour tenir des chiffres arbitraires comprendront. Pas seulement pour les magistrats, mais selon la théorie du ruissellement, cela impacte aussi, et plus lourdement, les professions, appelons les de soutien faute de mieux, que sont les greffiers et les adjoints administratifs, les petites mains sans qui rien ne se fait. Un mot pour les greffiers, alors même qu’ils mériteraient un livre. Les greffiers ne sont pas les secrétaires des juges. Ils ne sont pas leurs subordonnées, ils en sont indépendants (ils ne sont même pas notés par eux) mais sont les garants de la procédure et de la sincérité des actes de la justice. Un jugement n’est qu’une feuille de papier imprimée tant que le greffier n’a pas apposé dessus le sceau de la République (la Liberté sous forme de Junon, que curieusement ont appelle la Marianne) et sa signature. C’est le greffier qui s’assure que le juge rend sa décision au terme d’un processus fidèlement décrit pour que chacun puisse en apprécier, et au besoin en contester, la légalité. C’est le contre-pouvoir du juge. Et toutes ces réformes de bout de ficelle, ce sont elles et eux qui se les prennent dans la figure. Nous, avocats, on ne se prend que les ricochets, et déjà on chancelle sous l’impact. Pour ma part, je ne suis pas sûr que je pourrais encaisser ce que le greffe encaisse depuis des années. Greffiers, et greffières, vous avez mon respect et mon admiration. Voilà, c’est dit.

Et donc comme d’habitude, plutôt que de lancer la seule réforme dont la justice a besoin, une augmentation drastique de ses moyens sur une période de quelques années, car soyons clairs : en 5 à 10 ans, on pourrait se doter d’une justice efficace, rapide, qui ferait l’envie de bien des pays, et sans grever le budget de l’Etat, car la Justice, c’est 6,980 milliards d’euros par an (en incluant la pénitentiaire), c’est à dire, 1,8% du budget national, pour un pouvoir régalien essentiel qui concerne tous les citoyens au quotidien.

Voilà ce que nous voulons avant tout : une justice de qualité, qui a assez de moyens humains pour consacrer à votre affaire le temps nécessaire et parvient à la trancher dans un délai raisonnable. Bien sûr, cela aura un impact plutôt agréable sur ma pratique professionnelle au quotidien, je ne vous le cache pas. Mais pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que ne plus avoir à gérer les angoisses d’un client dans une situation personnelle critique qui attend le jugement qui y mettra fin a surtout un impact positif pour le client dans une situation critique. Et ce client, ce sera peut-être vous un jour.

Et au lieu de ça, quel est l’inventaire à la Prévert que nous a annoncé la Chancellerie ?

La suppression de la justice d’instance, celle qui traite les affaires de moins de 10.000 euros, à la procédure simplifiée, sans avocat obligatoire mais ce n’est pas une bonne idée de s’en passer surtout s’il y en a un en face, pour en faire une chambre détachée du tribunal de grande instance. “On ne fermera aucun lieu de justice” nous répète la chancelelrie comme un mantra. Elle ne parle même plus de tribunal : c’est un simple lieu.

Et pour cause, les petits litiges seront traités en ligne. Et tant pis pour ceux qui n’ont pas internet ou ne sont pas à l’aise avec un ordinateur, ils ne sont pas StartUp Nation Ready. Ils iront dans un “lieu de justice” ou une borne interactive les attendra. Et si vous vous plantez ? Vous découvrirez l’autorité de la chose jugée. C’est comme le droit à l’erreur, mais en exactement le contraire.

La réforme se propose aussi de retirer à la justice des contentieux comme celui des révisions de pensions alimentaires, pour la confier à la Caisse d’Allocation Familiale. En quoi une caisse de sécurité sociale a les compétences pour fixer une dette civile, on s’en fout c’est moins cher (en vrai, ce sera un algorithme que fixera ça mais vous n’en saurez rien, la formule ne sera jamais publiée). Et de rendre obligatoire avant tout procès une tentative de règlement amiable, médiation (payante), conciliateur de justice, et à terme des sociétés privées agréées qui règleront ça à coups d’algorithmes (payants), la nouvelle drogue des comptables qui nous dirigent. La médiation, c’est comme le sexe, c’est bien, mais à condition que ce ne soit pas forcé. Obliger des gens qui ne le souhaitent pas, ou ont déjà essayé mais échoué, est une perte de temps, qui retarde d’autant la prise d’une décision qui tranche le litige. Sans oublier qu’une fois un procès lancé, la recherche d’une solution amiable est toujours possible, et même peut la faciliter quand une partie sent le sol se dérober sous ses pieds une fois que les preuves sont produites et argumentées.

Au pénal, c’est la cour d’assises qui est dans le collimateur. On veut créer un tribunal criminel qui jugera les crimes sans les jurés. Eh oui, même vous, citoyens appelés à participer à l’œuvre de justice, vous êtes un coût dont on veut se débarrasser. Et comme même quand on vous poursuit, vous dérangez, on vous met dans des cages, des cages partout (même les interprètes seront en cage au nouveau palais à Paris), ça permet d’économiser sur les escortes ; ou mieux encore, des visioconférences depuis les prisons, dans des pièces vides qui résonnent, où vous verrez votre liberté se jouer sur un écran. Hop, un transfèrement d’économisé. En attendant qu’un algorithme règle tout ça, probablement.

Des rustines, des gadgets, du bricolage, aucune ambition.

Donc cet après midi, je marcherai, car les rustines, c’est bon pour les vélos, mais pas pour la justice, qui en démocratie est la seule forme valable de règlement des litiges, qui les tranche non par le recours à la force et la violence, mais par le débat, par le droit, par l’argumentation et fondamentalement par la Raison.

Un peu pour moi, beaucoup pour vous.

La République vaut-elle plus que 35 euros ? (Spoiler : oui)

Par : Eolas

Un éditorial de l’Opinion, sur lequel mon ami Bruce d’e-penser (ce “de” est bien sûr une particule) a attiré mon attention, réussit l’exploit de condenser l’essence de l’incompréhension des non-juristes sur la logique juridique, qui est toute pardonnable, et des clichés que cette incompréhension peut susciter pour peu que l’aveuglement idéologique s’en mêle, ce qui l’est moins, pardonnable. Bravo à Olivier Auguste donc pour ce tour de force. Pour les esprits un peu plus curieux qui voudraient comprendre avant de se faire une opinion, sans majuscule celle-ci, je propose quelques mots d’explication qui je l’espère vous feront comprendre que dans cette affaire, non seulement la Cour de cassation ne pouvait faire autrement que de statuer ainsi, mais qu’en outre, c’est très bien qu’elle ait statué ainsi, eu égard aux enjeux, qui dépassent, et de loin, un trottoir devant la propriété de notre héros malgré lui dans cette affaire.
Avouez que mes phrases interminables vous avaient manqué.

Voici les faits, tels qu’ils ressortent de la décision de la Cour de cassation, c’est à dire ceux que toute personne un peu curieuse, comme un journaliste est censé l’être, pouvait savoir rien qu’en la lisant. Il suffisait de cliquer sur le lien “en savoir plus” sur la page qui a inspiré cet éditorial à notre ami Olivier Auguste.

Sébastien X. est l’heureux propriétaire d’un lot dans le Lot, sur lequel se trouve une maison d’habitation et un garage. On y accède par un portail donnant sur la voie publique, par lequel une automobile peut passer afin de rejoindre le garage. Le trottoir devant cet accès est abaissé, formant ce que l’on appelle une entrée carrossable et plus couramment un bateau.

Un jour, mû par la flemme ou peut-être parce qu’il ne comptait pas rester longtemps chez lui, peu importe, Sébastien X. a garé sa voiture devant l’accès à sa propriété, au niveau du bateau. “Que diable, a-t-il dû se dire, je ne gêne pas puisque seul moi ai vocation à utiliser cet accès. Or en me garant ainsi, je manifeste de façon univoque que je n’ai nulle intention d’user de ce dit passage”. Oui, Sébastien X. s’exprime dans un langage soutenu, ai-je décidé.

Fatalitas. Un agent de police passant par là voit la chose, et la voit d’un mauvais œil ; sans désemparer, il dresse procès-verbal d’une contravention de 4e classe prévue par l’article R.417-10 du code de la route : stationnement gênant la circulation. Sébastien X., fort marri, décide de contester l’amende qui le frappe, fort injustement selon lui.

C’est ici qu’une pause s’impose.

Une contravention est une infraction, la première et la moins grave des trois catégories que connait le droit pénal, on en a déjà parlé. Elle n’est punie que de peines d’amendes depuis 1994 et la fin des peines de prison contraventionnelles. La circulation routière est une source féconde de ces infractions, mais elle est loin d’être la seule (pensons à la police des transports, c’est à dire les contrôleurs qui égayent nos voyages en train et en autobus) ; mais c’est sans doute celle à laquelle le plus de Français sont confrontés, ce qui fait que les mots contravention et procès verbal sont entrés dans le vocabulaire courant comme synonyme d’infraction routière et d’avis de contravention, le petit rectangle de papier laissé sous l’essuie-glace pour informer le possesseur du véhicule qu’il va à son corps défendant contribuer à résorber le déficit budgétaire. En principe, une contravention relève du tribunal de police, siégeant à juge unique, selon une procédure assez proche de la correctionnelle. On est en matière pénale, que diantre.

Mais en matière routière, vu la masse considérable de contraventions constatées (on parle de plusieurs millions par an), un système dérogatoire du droit commun a été mis en place qui donne à ces contraventions de faible gravité de plus en plus le caractère d’une sanction administrative : la procédure dite de l’amende forfaitaire, prévue par les articles 529 et suivants du code de procédure pénale.

Ainsi, la plupart des contraventions routières ne passent pas devant un juge, ni même devant un magistrat du parquet.

Je ne vais pas rentrer dans les détails, qui sont aussi passionnants qu’une notice de montage Ikea, les dessins en moins. Pour faire simple : on vous propose de payer une somme réduite, paiement qui éteint l’action publique, c’est-à-dire que vous ne pouvez plus être poursuivi pour ces faits, comme si vous aviez déjà été jugé (alors que par définition, vous ne le fûtes point). Si vous payez spontanément dans un délai de généralement 45 jours, vous payez une amende forfaitaire minorée dont le montant est fixé par décret. Au-delà, vous passez à l’amende forfaitaire normale, en raison du surcoût du traitement du dossier. Si la contravention est mise en recouvrement forcée, c’est une somme majorée qui vous est réclamée. Dans le cas de notre ami Sébastien, le stationnement gênant est une contravention de 4e classe. L’avis de contravention l’invitait à s’acquitter de la somme minorée de 35 euros, sous peine de devoir payer l’amende forfaitaire de 68 euros, l’amende majorée étant de 180 euros.

La loi prévoit cependant une possibilité de recours. Fichu pays de droitdelhommiste, on ne peut être condamné sans avoir droit à défendre sa cause devant un juge.

La procédure de l’amende forfaitaire est interrompue par l’envoi d’une requête au ministère public, qui dans ce cas doit porter l’affaire devant la juridiction compétente, aujourd’hui le tribunal de police, mais à l’époque la juridiction de proximité, juridiction supprimée depuis. Les juges de proximité sont nés d’une de ces mesures gadget que les présidents nouvellement élus affectionnent tant, laissant le soin à leurs ministres de gérer son caprice et à son successeur d’y mettre fin. En l’occurrence, c’était l’idée du président Chirac de recruter des juges non professionnels, fort mal payés, pour siéger dans les affaires les plus simples, un peu comme les anciens juges de paix. Ils jugeaient les affaires civiles jusqu’à 4000 euros, et les contraventions des classes 1 à 4. Ils pouvaient aussi compléter une formation correctionnelle collégiale.

Sébastien X. présente sa requête, qui aboutit devant le juge de proximité de Cahors, qui y fait droit et le relaxe le 18 octobre 2016, au motif “qu’il n’est pas contesté que l’entrée carrossable devant laquelle était stationné le véhicule de M. X. est celle de l’immeuble lui appartenant qui constitue son domicile et dessert son garage, et que le stationnement de ce véhicule, sur le bord droit de la chaussée, ne gêne pas le passage des piétons, le trottoir étant laissé libre, mais, le cas échéant, seulement celui des véhicules entrant ou sortant de l’immeuble riverain par son entrée carrossable, c’est à dire uniquement les véhicules autorisés à emprunter ce passage par le prévenu ou lui appartenant”.

Le code de procédure pénale prévoit que l’appel n’est possible que d’un jugement prononçant une peine, ce qui par définition n’est pas le cas d’un jugement de relaxe. L’officier du ministère public, qui représente le parquet devant les juridictions de proximité et le tribunal de police, et qui était un fin juriste, s’est étranglé en lisant cela et a formé le seul recours possible contre cette décision : le pourvoi en cassation.

Et bien lui en a pris car le 20 juin dernier, la cour de cassation a cassé, c’est-à-dire annulé ledit jugement. Et là encore conformément à la procédure en vigueur depuis Napoléon, a renvoyé l’affaire pour être à nouveau jugé devant une juridiction identique à celle dont la décision vient d’être cassée et que la cour désigne dans sa décision, en l’occurrence le tribunal de police de Figeac.

Pourquoi la cour de cassation a-t-elle mis à l’amende ce jugement ? Pour deux séries de motif dont chacun à lui seul justifiait la cassation.

Le premier, et donc le plus important, est une violation par le juge de l’article R. 417-10, III, 1° du code de la route, ce qu’un coup d’œil à l’article nous apprend qu’il dispose : “Est également considéré comme gênant la circulation publique le stationnement d’un véhicule :
1° Devant les entrées carrossables des immeubles riverains.
Or, nous dit la cour de cassation, les mots “circulation publique”, désignent aussi celle des véhicules de secours ou de sécurité, et ainsi le stationnement, sur le domaine public, devant les entrées carrossables des immeubles riverains, est également applicable aux véhicules utilisés par une personne ayant l’usage exclusif de cet accès. Le juge de proximité s’est planté grave (ça c’est de moi, je résume).

Le second est un problème procédural qui fait les cauchemars des avocats plaidant devant les tribunaux de police : la force probante des procès verbaux en matière de police de la circulation. Alors que le principe, fort méconnu des magistrats il est vrai, est qu’un procès-verbal constatant une infraction n’a valeur que de simple renseignement (art. 430 du code de procédure pénale), en matière de police, ils font foi jusqu’à preuve contraire qui ne peut être apportée que de deux façons : par écrit ou par témoin (art. 537 du code de procédure pénale, très bien connu des magistrats celui-là). Il faut comprendre que les faits constituant une contravention sont par nature matériellement très simples (le feu était rouge, la voiture garée sur une piste cyclable, etc.). Les constater ne demande aucune analyse en droit, aucune interprétation des faits, juste de les constater. En conséquence, la loi donne à cette constatation une force probante qui suffit à triompher de la présomption d’innocence. Si le prévenu conteste, ce n’est pas parole contre parole, la loi dit que la preuve a été rapportée. Il faut dans ce cas battre cette preuve en brèche, en apportant la preuve que ce qui est constaté est inexact, soit en produisant un témoin des faits, soit un écrit qui prouve que les faits ne se sont pas produits comme le dit le procès-verbal. Or Sébastien X. n’a produit ni écrit ni témoin prouvant que son stationnement n’était pas gênant pour la circulation, contrairement à ce que dit le procès-verbal. Dans ces conditions, le juge de proximité ne pouvait pas se contenter de dire qu’il n’est pas contesté par l’officier du ministère public que le stationnement ne gênait ni la circulation des automobile ni celles des piétons. Le juge devait exiger que cette preuve fût rapportée, par écrits ou par témoin. En ajoutant au procès-verbal des précisions qu’il ne contenait pas, le juge de proximité a violé l’article 537 du code de procédure pénale.

Bref, ce jugement violait deux textes de loi. Et il faudrait s’émouvoir qu’un recours ait été formé pour l’annuler ?

Eh bien oui, visiblement, puisque cela a ému notre ami Olivier Auguste qui ne trouvant les mots pour démontrer son indignation, récite la vulgate libertarienne de son journal : “Il y aurait de quoi en rire si le cas n’était pas symptomatique d’une administration qui justifie son hypertrophie en produisant règlements, procédures, obligations, interdictions, puis réclame encore plus de « moyens » pour sanctionner leur non-respect (les chefs d’entreprise, agriculteurs, directeurs d’hôpitaux ou maires de petite commune ne nous démentiront pas). Au passage, il est légitime de se demander combien a pu coûter à l’Etat la mobilisation d’un agent de police judiciaire, d’une juridiction première instance, de quatre magistrats et un greffier de la Cour de cassation, et bientôt d’un nouveau tribunal pour rejuger l’affaire cassée, dans l’objectif de récupérer une amende à… 35 euros.

Wow. Du calme, Olivier. Ce cas n’est pas “symptomatique d’une administration” prétendument hypertrophiée, puisque l’administration, qui est le bras séculier de l’exécutif, n’a rien à voir avec une affaire judiciaire. Et crois-moi, pour la fréquenter depuis 20 ans, je peux te le dire : l’autorité judiciaire est tout sauf hypertrophiée. Elle est même en état d’atrophie chronique depuis avant ta naissance. Alors oui, elle réclame plus de moyens, vu qu’elle est en sous-effectif, n’a pas de budget de fonctionnement suffisant pour l’année, paye ses créanciers avec beaucoup de retard, ce qui ne se fait pas et peut remettre en cause leur survie économique. Les chefs d’entreprise, agriculteurs, directeurs d’hôpitaux ou maires de petite commune ne nous démentiront pas. Bref, elle se comporte pire que bien des sociétés en cessation des paiements dont elle ordonne la liquidation judiciaire.

Il est légitime de demander combien a pu coûter à l’Etat le temps de travail de tous ceux qui se sont penchés sur la question ? Difficile à dire. Moins qu’un hélitreuillage présidentiel dont le seul objet était de servir d’opération de comm’ à celui-ci, sans nul doute. Mais là où tu te trompes encore plus que sur le reste, c’est en disant que l’enjeu était de 35 euros. Outre qu’il est en réalité de 750 euros, maximum de l’éventuelle condamnation du contrevenant, puisque la procédure forfaitaire a pris fin à la demande du prévenu, outre le fait qu’on peut s’étonner que tu t’étrangles face au recours fait par l’officier du ministère public sans rien trouver à redire que notre ami Sébastien ait le premier fait un recours contre une amende à 35 euros, l’enjeu véritable est en réalité de taille.

En droit comme en économie, il y a ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas. Cette formule n’est pas de moi, c’est de quelqu’un qui est plutôt bien vu dans ta rédaction. Et je vais te faire une confidence, à toi et à tous les lecteurs qui me lisent. Le fait que l’enjeu était de 750 euros maximum et que l’affaire ne va probablement pas être rentable pour l’Etat n’a pas échappé au président Guérin, ni à M. Parlos, conseiller rapporteur, ni à M. Straehli, conseiller de la chambre ; ni à l’excellente Mme Guichard, greffière de chambre, ni à M. l’avocat général Cuny qui tous ont dû se pencher sur la question. Mais la question n’était pas financière, elle était juridique.

La loi, en interdisant de se garer devant un bateau, ne crée pas un privilège pour les occupants de la propriété concernée leur allouant à perpétuelle demeure une fraction du trottoir réservée à leur usage personnel. Elle ne crée pas une place de parking gratuite et réservée aux propriétaires fonciers. Comme le précise la cour de cassation, l’obligation de laisser cet accès libre est aussi destinée à permettre le cas échéant l’intervention des services de secours et d’urgence ; par exemple en cas d’incendie, le portail grand ouvert, au besoin par la force, permettra de faire passer tous les tuyaux et au personnel de circuler rapidement et aisément, pour évacuer des blessés. C’est cela que protège avant tout la loi, et cela protège toute personne se trouvant dans la propriété, qu’elle soit la seule personne usant le garage ou non. Cela peut paraître évident mais en fait ça ne l’est pas, et pas mal de gens croient à tort qu’ils peuvent se garer devant leur garage, puisque ça ne peut gêner personne d’autre qu’eux même. Dame ! Le juge de proximité de Cahors lui-même a fait cette erreur. Le problème est que laisser cette décision subsister, ne fut-ce que par pragmatique souci de faire des économies, crée une décision judiciaire validant cette erreur. Que ne commettra pas la juridiction voisine. Ce que ne comprendront pas les citoyens : pourquoi à Cahors peut-on se garer devant son garage et pas à Figeac ou à Guéret ?

L’égalité devant la loi est un principe fondamental. Les révolutionnaires, qui comme leur nom ne l’indique pas étaient de sacrés libéraux, l’ont dit eux-même un 26 juillet 1789 : la loi doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, article 5. Et oui, cela s’applique même aux règles de stationnement. Car si chaque citoyen commence à considérer que chacun peut adapter la loi à sa sauce, que le “bon sens”, ce sens qui curieusement nous donne toujours raison même quand on a tort, l’emporte sur les “réglementations”, ce sont rien de moins que la fondation de la société qu’on attaque. Sans hyperbole. Cela promeut l’idée que ceux qui suivent les règles sont au mieux des naïfs psychorigides et au pire des idiots. C’est une évidence qu’il faut pourtant rappeler : le respect généralisé de la loi est mieux que son irrespect généralisé (une simple ballade en voiture dans Catane en Sicile vous le démontrera) et ce respect généralisé repose sur une condition préalable : que ce respect soit imposé à tous de la même façon. Et c’est là l’essence du rôle du pouvoir judiciaire, depuis son invention par les Lumières.

Comme vous le voyez, les enjeux derrière cette décision dépassent largement Sébastien X., Cahors, ou 35 ou 750 euros. C’est pourquoi, sans même avoir besoin de les consulter, je peux vous dire que ni le président Guérin, ni M. Parlos, conseiller rapporteur, ni M. Straehli, conseiller de la chambre ; ni Mme Guichard, greffière de chambre, ni M. l’avocat général Cuny n’ont eu l’impression de perdre leur temps en rendant cette décision.

I concur.


Mise à jour du 21 août :

Olivier Auguste a pris la peine de rédiger une réponse à ce billet, qu’il a choisi de publier sur Facebook. En voici le lien.

Pour en finir avec la séparation des pouvoirs

Par : Eolas

Dans ce qu’il est convenu d’appeler l’affaire Fillon, une étrange argumentation juridique a fait son apparition qui, au-delà du fond de l’affaire, sur laquelle je me garderai bien de me prononcer, du moins avant d’avoir reçu une solide provision sur honoraires, me laisse pour le moins pantois.

Rappelons brièvement les faits : des révélations successives par la presse ont mis au jour le fait que le candidat LR à la présidence de la République a longtemps salarié son épouse grâce à l’enveloppe attribuée à chaque député pour pouvoir salarier des assistants parlementaires, que ce soit à l’assemblée pour le travail parlementaire proprement dit ou dans la circonscription pour assurer une présence permanente de l’élu. Ce qui en soit est critiquable mais, en l’état des textes, légal. Là où le bat blesse, c’est qu’il semble n’y avoir eu aucune contrepartie réelle à un salaire largement au-dessus des montants habituels, les explications fournies par l’intéressés ou ses soutiens (dans le sens où la corde soutient le pendu) étant embrouillées, contradictoires, et parfois accablantes.

Le parquet national financier a donc ouvert une enquête préliminaire sur ces faits, qui est encore en cours au moment où j’écris ces lignes.

Et c’est dans ces circonstances qu’une tribune de juristes courroucés a été publiée sur Atlantico (oui, je sais, Atlantico…), prétendant opposer des arguments juridiques à l’existence même de ces poursuites (promesse rarement tenue vous allez voir). D’ailleurs, les soutiens plus ou moins affichés à François Fillon se sont tous bien gardés de reprendre à leur compte ces arguments, se contentant de dire “Si autant de juristes le disent, ça ne peut pas être inexact”. Etant moi-même juriste, je suis flatté de l’image d’infaillibilité qu’ils souhaitent ainsi conférer à ma discipline, mais je crains que cette prémisse ne soit fausse. Les juristes se trompent, parfois volontairement, car c’est leur devoir de se tromper pour qu’une contradiction ait lieu. Mais jamais la signature du plus éminent des juristes n’a été la garantie de la véracité irréfutable de ce qu’il avance. Écartons donc l’argument d’autorité, qui est haïssable par principe, et inadmissible en droit.

Voyons donc en quoi consiste cette démonstration.

D’emblée, les auteurs, craignant sans doute le reproche de la modération, qualifient cette affaire de “Coup d’État institutionnel”. Rien que ça. Un coup d’Etat consiste à renverser par la force les institutions d’un régime afin d’y substituer un pouvoir provisoire non prévu par les textes en vigueur. N’en déplaise à ces augustes jurisconsultes, M. Fillon n’est que candidat déclaré, accessoirement député de Paris, mandat qu’il a exercé avec parcimonie, et s’en prendre à lui en cette qualité de candidat, fût-ce illégalement, ne saurait s’apparenter à un coup d’Etat, puisqu’on ne saurait renverser un simple impétrant. Néanmoins, ce texte dit que ce terme “définit parfaitement” les “manœuvres” employées pour l’empêcher de concourir à l’élection. Ce n’est pas une métaphore ni une hyperbole : c’est une “définition parfaite”. Voilà qui commence mal.

Passons sur les passages complotistes des deux paragraphes suivants, car oui, c’est un complot, et le coupable est désigné : c’est François Hollande, qui fait cela pour que son “héritier” Benoît Hamon soit élu. Visiblement, ces juristes connaissent aussi mal la loi que les mœurs du parti socialiste, car imaginer un complot de Hollande pour porter Hamon au pouvoir, pour qui sait l’état des relations des deux hommes, prête à sourire. Voici les arguments de droit :

1 - On imputerait à François Fillon des faits qui ne tombent pas sous le coup de la loi pénale car le délit de détournement de fond public ne pourrait être juridiquement constitué.

Tout d’abord, si j’en crois le communiqué du parquet national financier, l’enquête porte sur des faits qualifiés de détournements de fonds publics, abus de biens sociaux et recels de ces délits, or la tribune de ces juristes passe sous silence ces dernières qualifications.

Sur le détournement de fonds publics, les auteurs rappellent que ce délit ne peut être reproché qu’à une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public, un comptable public, un dépositaire public ou l’un de ses subordonnés, ce qui selon eux n’inclurait pas les parlementaires.

Cette affirmation mériterait d’être étayée, ce qu’elle n’est pas. Et pour tout dire, elle est douteuse.

La loi ne donne pas de définition d’une personne chargée d’une mission de service public. Mais cette notion se retrouve dans d’autres délits, tels que l’outrage, ou dans des circonstances aggravantes, comme pour les violences. Si une brève recherche ne m’a pas permis de trouver un arrêt de la cour de cassation consacrant qu’un parlementaire serait une personne chargée d’une mission de service public, je n’ai trouvé aucun arrêt rejetant cette possibilité. Dire qu’un représentant de la Nation (ou des territoires pour le Sénat), chargé de voter la loi et de contrôler l’exécutif, qui a le pouvoir de se faire ouvrir sans préavis tout lieu de privation de liberté pour qu’il puisse le contrôler, et bénéficie du fait de ses fonctions d’une immunité et d’une inviolabilité ne remplirait pas une mission de service public, tandis qu’un président d’une fédération départementale de chasseurs (Crim. 8 nov. 2006, no 05-86.325), un interprète agissant sur réquisitions (Crim. 20 nov. 1952, Bull. crim. n°276) ou les responsables d’une association exerçant une activité de formation financée par des fonds publics (Crim. 11 oct. 2000, n° 00-81.879) oui, serait insultant pour le parlement. En tout cas ça mériterait une démonstration plus élaborée qu’un simple “évidemment”, qui est l’intégralité de la démonstration des auteurs.

Et comme le rappelle le professeur Beaussonie sur son blog, quand bien même cet outrage serait fait aux parlementaires que nous retomberions dans le droit commun de l’abus de confiance, puni certes seulement de trois ans de prison et non dix, mais qui n’exige aucune qualité particulière de l’agent. Une simple requalification réglerait le problème juridique, s’il y en avait un.

2 - Il serait “plus que douteux” que les sommes versées à un parlementaire pour organiser son travail de participation au pouvoir législatif et au contrôle du pouvoir exécutif puissent être qualifiés de fonds publics.

Là encore, ce “plus que douteux” n’est pas étayé. Pour ma part, je suis dubitatif sur le fait que des fonds, tirés du budget de l’assemblée (lui même abondé par l’impôt), remis à des élus pour l’exercice de leur mandat ne seraient pas des fonds publics.

Mais soit. Admettons un instant que ces fonds soient, on ne sait comment, privés. Eh bien peu importe. L’article 432-15 du code pénal punit le détournement de fonds “publics ou privés” dès lors qu’ils ont été remis à une personne chargée d’une mission de service public à raison de sa mission, ce qui s’agissant de l’enveloppe salariale pour les assistants parlementaires me paraît difficilement contestable.

4 - La procédure pénale serait engagée illégalement.

Oui, je sais, il n’y a pas de 3. En fait si, il est plus loin car il sera le cœur de ce billet et lui a donné son titre.

L’argument est ici plus étayé. Les auteurs rappellent que le domaine d’action du parquet national financier est fixé par l’article 705 du code de procédure pénale, qui dispose, en version élaguée, que

Le procureur de la République financier (vrai nom du procureur national financier, NdEolas), le juge d’instruction et le tribunal correctionnel de Paris exercent une compétence concurrente à celle qui résulte [des règles habituelles] pour la poursuite, l’instruction et le jugement des infractions suivantes :

1° Délits prévus aux articles 432-10 à 432-15,[…] du code pénal, dans les affaires qui sont ou apparaîtraient d’une grande complexité, en raison notamment du grand nombre d’auteurs, de complices ou de victimes ou du ressort géographique sur lequel elles s’étendent […].

Or, s’exclament nos jurisconsultes, cette affaire ne relève d’aucun de ces délits (puisqu’ils contestent que le délit de détournement de fonds publics de l’article 432-15 soit constitué) et en tout état de cause ne sont pas d’une grande complexité. Dès lors, selon eux, le procureur national financier a excédé ses pouvoirs, et ces poursuites sont illégales.

Well, allow me to retort.

Première question : quelles poursuites ? À ce jour, aucune poursuite n’est engagée. Le Parquet national financier a ouvert une enquête préliminaire qui vise à déterminer ce qui s’est passé, mettre les preuves des faits à l’abri de toute broyeuse facétieuse, afin que, dûment éclairé, il pût décider d’engager ou non, des poursuites. Engager des poursuites signifie que le parquet prend la décision irrévocable de confier le dossier à un juge. Soit directement la juridiction de jugement, soit un juge enquêteur, le juge d’instruction, qui continuera la recherche de la vérité avec des moyens juridique accrus, mais décidera des suites à donner sans que le parquet puisse s’y opposer autrement qu’en donnant son avis.

Deuxièmement, nos éminents juristes font une confusion de débutant, en appliquant au parquet les règles de compétence des juges. Rappelons qu’en droit, le mot compétence a un sens précis qui n’a rien à voir avec les qualités de juriste. La compétence est le pouvoir de juger telle affaire, pouvoir conféré par la loi. Si je dis à un juge qu’il est incompétent, il n’est pas outragé, au contraire, il est ravi, puisque je lui offre la possibilité de se débarrasser d’un dossier.

Pouvoir de juger, donc qui ne concerne que les juges. Et pour eux c’est une règle essentielle : un jugement rendu par un juge incompétent est nul. C’est une limite essentielle au pouvoir du juge. La compétence est traditionnellement divisée en deux types : la compétence matérielle et la compétence territoriale. La compétence matérielle est celle qui définit les attributions de tel ou tel juge. Un juge aux affaires familiales peut vous divorcer, il ne peut pas vous envoyer en prison. Le juge correctionnel, lui, peut vous envoyer en prison, mais pas vous divorcer. La compétence matérielle détermine aussi la procédure applicable pour lui soumettre une demande qu’il est obligé de traiter. Cet acte, qui consiste à mettre un juge dans l’obligation de statuer, s’appelle saisir un juge. Une demande adressée à un juge incompétent ne peut être reçue par lui, elle est dite irrecevable. Le juge la rejette sans même l’examiner, car la loi ne lui donne pas le pouvoir de trancher. La compétence territoriale est purement géographique. De tous les juges aux affaires familiales de France, un seul peut effectivement vous divorcer : celui du tribunal où est la résidence de la famille. Cette règle a aussi son importance : elle empêche de choisir son juge, puisque la loi s’en occupe. Dans certaines situations, plusieurs juges peuvent être compétents territorialement. Dans ce cas, on peut saisir n’importe lequel, sachant que ce choix est irrévocable.

S’agissant du ministère public, la question de la compétence matérielle ne s’est jamais posée. Le ministère public est compétent pour tout. Il peut même s’inviter dans votre divorce s’il le veut, comme partie jointe, pour donner son avis. Il est le bienvenu partout, et même les salles d’audience civiles ont un bureau prévu pour que le procureur vienne s’y asseoir s’il le souhaite (c’est rare, je ne vous le cache pas). Seule se pose la question de sa compétence territoriale. Le ministère public est divisé en parquets, un par tribunal de grande instance et par cour d’appel, où il prend le titre de parquet général et chapeaute les parquets des tribunaux de son ressort. Ces dernières années ont vu des réformes créant des exceptions à cette division géographique bien sage, avec la création de la section antiterroriste dans les années 80, du pôle financier et santé publique de Paris en 2000, des JIRS, les Juridictions Inter-Régionales Spécialisées en 2004, et des pôles de l’instruction en 2007, qui font échapper les affaires complexes aux petits tribunaux de grande instance. Le procureur national financier est la dernière des ces exceptions, créé en 2013. Dans notre affaire, les parquets naturellement compétents pour engager des poursuites seraient ceux de Paris (siège de l’assemblée, où les fonds ont été confiés) et du Mans (domicile du détourneur, domicile de la bénéficiaire, et lieu du détournement, constitué par le dépôt sur un compte de l’agence du Crédit Agricole de Sablé Sur Sarthe). Le procureur national financier tire quant à lui sa compétence de la qualification de détournement de fonds public (ou privé), compétence concurrente, conflit qui a été réglé par l’ouverture de la préliminaire : premier à avoir agi, il reste en charge de ce dossier, et ses collègues parisien et manceau n’ont aucun moyen d’exiger que ce dossier leur soit transmis (je doute qu’ils en aient envie, cela dit).

Mais quelle est la sanction du non respect de ces règles de compétence territoriale ? La cour de cassation a répondu à la question en 2008 par un attendu lapidaire : un justiciable soulevait la nullité du réquisitoire introductif ayant saisi le juge d’instruction en disant que le procureur de la République était territorialement incompétent ; la cour lui répond ” seuls peuvent être annulés les actes accomplis par un juge manifestement incompétent” : Crim. 15 janv. 2008, n°07-86.944.

La question de la compétence matérielle du ministère public ne s’est jamais posée pour les raisons ci-dessus rappelées : le ministère public est partout chez lui dans le prétoire. Les auteurs de cette tribune tentent de la soulever, en considérant que la compétence prévue par l’article 705 serait prévue à peine de nullité. C’est audacieux, reconnaissons-le, de créer une compétence matérielle du parquet, et j’avoue apprécier beaucoup en tant qu’avocat de la défense l’idée de pouvoir interdire à un procureur d’agir ; mais hélas ça ne tient pas. D’abord, il n’y a pas de nullité sans texte ; or jamais la loi du 6 décembre 2013 n’a posé cette sanction au domaine d’action du procureur national financier et jamais le législateur ne l’a envisagé, dont François Fillon qui a voté le texte prévoyant la création du procureur national financier.

Poser la question à ce stade est d’ailleurs absurde et juridiquement prématuré. Absurde, car comment peut-on savoir si des faits sont ou non des détournements de fonds, et particulièrement complexes (et à partir de quel stade de complexité est-ce particulièrement complexe ?) avant d’avoir enquêté sur eux ? Si l’enquête révélait des faits délictueux mais d’une simplicité enfantine, le parquet national financier pourrait se livrer au sport favori des parquetiers : refiler le dossier à des collègues territorialement compétents, discipline très pratiquée et qui porte le nom de shootage de dossier. L’enquête qu’il aura menée n’en sera pas affectée dans sa validité et pourra être utilisée telle quelle par le procureur local naturellement compétent. Prématuré enfin car cette question ne peut être posée qu’au moment où le dossier arrive pour la première fois devant un juge, que ce soit pour le jugement au fond, ou devant le juge d’instruction si celui-ci est saisi. C’est la loi. Oui, c’est agaçant quand on est avocat de voir une belle nullité en garde à vue et de devoir attendre plusieurs mois pour pouvoir la soulever devant un juge, soit bien après la fin de la garde à vue même manifestement illégale. Mais c’est la règle que le législateur a instauré pour les contestations des procédures. Contestation qui, comme je l’ai expliqué, aura fort peu de chances de prospérer.

3 - Cette enquête serait contraire aux principes constitutionnels, à savoir la séparation des pouvoirs

C’est cette critique, plusieurs fois entendue, qui a retenu mon attention et a donné le nom à cet article. Parce que là, on touche au crime de Lèse-Montesquieu, et avec moi, on ne touche pas à Montesqueu et à Beccaria.

L’argument consiste à dire : “C’est un député, c’est le pognon de l’Assemblée nationale, donc tout ça, c’est le pouvoir législatif, le judiciaire n’a pas le droit de s’y intéresser”, sinon c’est la tyrannie. C’est un vrai élément de langage, d’ailleurs, la “dictature de la transparence” propre au despostisme (car qui connait un pays plus transparent que la Corée du Nord, en vérité ?).

La séparation des pouvoirs est bien un principe essentiel de la République démocratique. Rappelons toutefois le sens exact de cette expression. Et pour cela un peu d’histoire s’impose.

L’Ancien Régime n’a pas été deux millénaires d’absolutisme. Loin de là. L’absolutisme fut en fait une invention récente et ne couvre le règne que de trois rois. En fait, pendant l’essentiel de l’ancien régime, le pouvoir royal, qui va peu à peu prendre en importance, a toujours été limité, non par des règles écrites et clairement définies, mais par la tradition et les usages, qu’un roi n’aurait pu transgresser sans provoquer bien des troubles intérieurs. Ainsi, le roi sera longtemps considéré comme tenu de gouverner après avoir pris conseil, ces conseillers étant issus de la haute noblesse et du clergé. C’est l’époque dite du gouvernement à grand conseil. Il y avait même un cas de conseil très élargi réunissant sur convocation du roi des représentants de toute la population du royaume, pour prendre les décisions les plus graves comme la création d’un nouvel impôt : les États Généraux. Immanquablement, la haute noblesse va tirer de ce droit de conseiller le roi l’idée que finalement elle ne vaut pas moins que lui, et ma foi serait peut-être à son aise sur ce trône, ou à tout le moins, assises à côté en permanence. Les guerres de religion sont une occasion pour les plus puissants de lorgner sur le trône (coucou le Duc de Guise) et un point de non retour est atteint avec la Fronde. Le jeune Louis XIV ne pardonnera pas sa révolte à la noblesse et va consacrer son règne à la domestiquer. C’est sous son règne que naît l’absolutisme de droit divin : le roi est roi car Dieu l’a voulu, et le contrecarrer, c’est contrecarrer Dieu, rep a sa la noblesse.

Le roi absolu est législateur, il fait la paix et la guerre, gère son royaume, et est fontaine de justice : les juges jugent en son nom et par délégation (voilà pourquoi les magistrats de la cour de cassation portent encore aujourd’hui le manteau royal d’hermine), et il peut décider de juger lui-même n’importe quelle affaire, Nicolas Fouquet en fera les frais. Et c’est cet absolutisme que les Lumières vont critiquer, dont tonton Charles, Montesquieu lui même. Notons que les Lumières n’étaient pas majoritairement pro-démocratie. Il faut se souvenir que la majorité du peuple était illettrée et sans éducation, et l’idée de lui confier la souveraineté était peu attirante pour les bourgeois et la petite noblesse dont étaient issus les philosophes. Ainsi, le modèle de bien des philosophes des lumières est le despotisme éclairé (par des philosophes), ou, pour Montesquieu, un retour de l’aristocratie aux côtés du roi, l’aristocratie incluant les noblesses d’épée, la plus ancienne, mais aussi celle de robe, à laquelle, tiens, quel hasard, appartenait Montesquieu. L’évolution de l’Angleterre, avec ces rois soumis au Parlement, était la référence (cela changera plus tard avec la Révolution américaine qui montrera que la bourgeoisie terrienne, lettrée et éduquée, est parfaitement apte à se prendre en main, et c’est ce modèle qui inspirera le début de la Révolution française).

Dans son Esprit des Lois, il distingue les trois pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire (Livre XI, chap 6) :

Il y a, dans chaque État, trois sortes de pouvoir : la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du choix des gens et la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil. […] Lorsque, dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté ; […] il n’y a point encore de liberté, si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice.

Et pose le principe que

“C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser […] Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir” (Livre XI, chap. 4).

Et pour cela, il faut que ce ne soit pas la même personne qui exerce chacun de ces pouvoirs, car on ne peut se contrôler soi-même (puisqu’on est porté à abuser de son pouvoir, soyez à ce qu’on vous dit).

Voilà le sens de la séparation des pouvoirs : ils sont exercés par des entités séparées POUR POUVOIR SE CONTRÔLER RÉCIPROQUEMENT. L’expression “équilibre des pouvoirs” est d’ailleurs plus proche de la pensée de Montesquieu que le mot séparation, qui n’est qu’un moyen de parvenir à cet équilibre. Les américains ont parfaitement compris Montesquieu et leur Constitution est un modèle de ces checks and balances, le président Trump vient d’en faire l’expérience. La France s’est fourvoyée d’emblée et est poursuivie par cet atavisme : depuis la révolution, la séparation des pouvoirs implique que chacun fait ses affaires dans son coin sans regarder ce qui se passe chez l’autre. Ainsi, la loi des 16 et 24 août 1790, qui posera le principe en son article 13 :

Les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler de quelque manière que ce soit les opérations du corps administratif ni citer devant eux les administrateurs en raison de leurs fonctions.

De là l’idée, encore vivace aujourd’hui, que le gouvernement et la légifération sont des choses trop sérieuses pour que les juges puissent en connaître, et devraient être des zones de non-droit, qui, contrairement à celles des périphéries, ne posent aucun problème républicain.

Mais à y réfléchir, c’est totalement incompatible avec un autre principe essentiel en démocratie : l’égalité devant la loi. Comment peut-on admettre qu’une catégorie de personnes, qui n’ont de cesse de présenter leurs fonctions comme un service du peuple et de la république, presque un sacrifice, les dispenserait de respecter la loi et les mettrait à l’abri de la loi pénale ? Même l’immunité présidentielle absolue de notre Constitution est critiquable ; quant au privilège de juridiction dont jouissent les ministres avec la Cour de Justice de la République, je crois que la récente affaire Lagarde a condamné cette anomalie. Que certaines immunités attachées aux fonctions existent, soit. Ainsi en est-il de l’immunité de parole dont jouit un parlementaire en séance (immunité non absolue, il encourt des sanctions disciplinaires prononcées par l’assemblée, mais ne peut être condamné pour injure ou diffamation par exemple). Les avocats jouissent de la même immunité à la barre d’ailleurs. Mais comment justifier une absence de contrôle de la dépense de l’argent de l’État ? Comment soutenir que les députés pourraient faire bénéficier leurs proches de l’argent qui leur est confié pour l’exercice de leur mandat, voire à leur propre profit, non parce que ça serait légal, mais parce qu’il serait interdit de leur reprocher de l’utiliser à d’autres fins sous peine de mettre fin à la démocratie ? Imaginons qu’un député irritable et mécontent de son assistant parlementaire l’abatte froidement dans son bureau. Invoquera-t-on la séparation des pouvoirs pour refuser qu’on le juge pour meurtre ? Absurde, n’est-ce pas ? C’est pourtant ce raisonnement que proposent les auteurs de cette tribune.

Aujourd’hui, cette séparation des pouvoirs s’exprime essentiellement par le jeu des incompatibilités : un ministre ne peut être député ou sénateur (même si la réforme de 2008 lui permet de récupérer son siège sans élection quand il démissionne) ; un magistrat élu député cesse provisoirement d’exercer ses fonctions (la magistrature s’est débarrassée de quelques boulets grâce à la politique). Les contrôles réciproques existent : l’exécutif peut dissoudre l’assemblée, l’assemblée peut renverser le gouvernement. Le fameux 49.3 s’inscrit dans ce système de contrôle et d’équilibre des pouvoirs, quoiqu’on en dise, puisque l’exécutif met le législatif face à ses responsabilités, en disant “c’est cette loi ou moi”. Soit le législatif renverse le gouvernement, soit il ne le fait pas, et dans ce cas, il est regardé comme ayant adopté la loi casus belli. Mais il ne peut refuser au gouvernement les moyens de son action tout en prétendant le soutenir (ce qui était le mode de fonctionnement habituel de la IVe république).

Et le judiciaire est là pour assurer l’égalité de tous face à la loi, à commencer par ceux qui la votent et qui sont d’autant plus inexcusables de ne pas la respecter.

Ainsi, l’enquête visant un député, fut-il candidat, loin de violer la séparation des pouvoirs, en est une excellente application, de conserve avec un autre principe essentiel qui fait que notre république mérite malgré tout ce titre : l’État de droit, dont le pouvoir judiciaire est le gardien.

Brèves considérations sur l'affaire Christine Lagarde

Par : Eolas

La Cour de justice de la République (CJR) a rendu ce lundi son arrêt dans le volet ministériel de l’arbitrage Tapie. L’ancienne ministre de l’économie a été reconnue coupable du délit de l’article 432-16 du code pénal, à savoir avoir permis, par sa négligence la destruction, le détournement ou la soustraction d’un bien public, en l’espèce des fonds publics, contre les réquisitions du parquet, mais dispensée de peine, avec cet ajout que cette condamnation, comme le permet la loi, ne sera pas mentionnée casier judiciaire, pas même le bulletin n°1, le plus complet, réservé à la justice.

Mon ami Authueil a traité cette affaire du point de vue politique, dans un billet très critique et documenté. Judge Marie, qui n’est pas moins mon amie, a traité sur son blog l’aspect juridique. Il me serait bien difficile d’écrire des choses plus intelligentes qu’eux, et vous épargnerai de la paraphrase, puisque je rejoins en tout point leurs conclusions. La dispense de peine ne me paraissait pas juridiquement possible, non pas tant du fait que la victime n’a pas été indemnisée, mais parce que le trouble à l’ordre public n’a pas cessé. Quant à prononcer une déclaration de culpabilité contre les réquisitions du parquet, mais dispenser et de peine et de B1, c’est à dire ne donner strictement aucune portée à cette condamnation n’a aucune explication juridique.

Je vais donc me risquer à une hypothèse pour trouver un sens à cette décision d’une cour composée, rappelons-le, majoritairement de politiques : douze juges sur quinze sont des parlementaires, députés ou sénateurs, et les décisions se votent à la majorité ; autant dire que les trois magistrats sont réduits à la portion congrue quant au sens de la décision mais la France n’ayant jamais fait sienne la tradition de l’opinion dissidente, ils sont obligés d’être solidaires de la décision quoi qu’elle dise.

Tout au cours du procès, Christine Lagarde a opposé une défense qui laisse Authueil, fin connaisseur des arcanes de l’État, circonspect, pour le moins. Et les douze juges politiques ont dû être tout aussi réservés sur le fait que ce dossier ait pu échapper de son écran radar. Le plus probable est que ce dossier a dû être retiré de sa compétence par le n+1 et le n+2 de Christine Lagarde, c’est à dire le premier ministre et le président de la République d’alors, du fait du caractère sensible du dossier et du caractère intrusif dudit chef. Christine Lagarde a probablement reçu l’ordre de ne pas intenter ce recours. Mais le dire revenait à se fâcher avec l’ancien et le prochain président de la République, ce qui ne se fait pas quand on veut faire carrière. Elle a d’ailleurs expressément assuré que ce n’était pas le cas, et que François Fillon et Nicolas Sarkozy ont donc appris sa décision de ne pas faire de recours en lisant la presse, sans doute.

Cette condamnation sans condamnation, alors que le parquet a requis la relaxe, peut s’interpréter comme une façon de dire “nous ne sommes pas dupes de votre histoire, mais nous comprenons que vous n’aviez pas votre mot à dire”. Ça n’a rien de juridique, et de fait le juriste perdra son latin avant de trouver un sens juridique à cette décision, mais politiquement, ça a du sens. Ça n’en fait certainement pas une bonne décision, et devrait être, espérons-le, l’arrêt de mort de cette juridiction d’exception dont il n’est jamais rien sorti de bon.

D'ombre et de lumière

Par : Eolas

La justice est rendue publiquement. C’est un des piliers de la démocratie, qui permet à tout citoyen, au nom de qui la justice est rendue, d’aller voir par lui-même comment elle est rendue. Et c’est le devoir et l’honneur de la presse que d’aller assister à ces procès, et d’en rendre compte pour le plus grand nombre qui n’ont pu assister audit procès.

Mais en pratique, il faut bien le reconnaître, les bancs du publics sont le plus souvent clairsemés, et vides en fin d’audience, car seules les parties aux affaires jugées du jour sont présentes. Parfois, un correspondant de la presse quotidienne régionale est présent pour faire un entrefilet sur l’affaire sortant du lot que le hasard de l’audiencement aura programmé ce jour. La présence d’un chroniqueur judiciaire est rare, et il faut saluer l’initiative du site Épris de justice, consacré à ce genre journalistique, et qui ne couvre que des dossiers d’anonymes, même si certains sont plus connus que d’autres

En revanche, pour certaines affaires, c’est tout le ban et l’arrière-ban qui vient. Tous les journaux locaux, mais aussi la presse nationale.

La question du critère de choix de ces affaires qu’il faut couvrir contre celles qui n’ont que peu d’intérêt relève de la souveraineté des rédactions. Mais ces critères se devinent facilement. Les procès qui attirent en nombre la presse sont les procès où les parties sont des célébrités, titre qui est distribué de plus en plus aisément de nos jours (Affaire Nabilla, par exemple) ; les procès dont les faits constitutifs ont fait les titres de la presse à l’époque, ce qui se rapproche, sans se confondre pour autant, avec le critère précédent (procès des Femen, qui donne en outre un prétexte déontologiquement correct au rédac’chef de diffuser des images de nichons à des heures de grande écoute, ça ne fait pas de mal à l’audimat)  ; mais aussi des critères plus nobles comme les affaires à portée historique (Procès Papon ou Barbie), et enfin les affaires à mystère, où on ne sait pas ce qui s’est passé, où la cour devra trancher face à l’incertitude, et où des coups de théâtre peuvent survenir. C’est là le cœur de la chronique judiciaire : narrer ces histoires banales qui ont basculé dans l’inouï, à cause des circonstances extraordinaires ou des personnalités en cause. La chronique judiciaire partage avec le roman que l’intrigue, les personnages et le mystère font vendre.

Ainsi, ces derniers jours, le procès Fiona a retenu toute l’attention de la presse car elle remplit tous les critères de la dernière catégorie en piochant aussi dans la seconde. Dans un degré de gravité moindre, deux affaires mettant en cause des policiers ont récemment bénéficié aussi d’une large couverture, même si elles demeurent sans comparaison avec la première : celle dite du lycée Bergson, où un policier a été condamné pour avoir frappé violemment un lycéen mineur, et du Flashball, où un policier est poursuivi pour avoir fait usage de cette arme sans raison valable.

Un autre procès s’est ouvert cette semaine, qui attire l’attention de la police mais pas tellement de la presse. Le procès de Malamine Traoré pour le meurtre de deux policiers sur le périphérique parisien le 21 février 2013, Boris Voelckel, 32 ans et Cyril Genest, 40 ans, et pour avoir grièvement blessé le lieutenant Frederic Kremer, qui en a gardé des séquelles.

Sur Twitter, plusieurs policiers et gendarmes ont exprimé leur amertume et leur incompréhension face à cette faible couverture d’une affaire qui eux, les bouleverse. Surtout par contraste avec la couverture dont ont bénéficié les procès “Bergson” et “Flashball”. Et d’y percevoir un signe de deux poids deux mesures à leur détriment, et de leur statut de mal-aimé.

Vous l’avez compris, je ne partage pas cette analyse sur les causes de cette différence. À mon humble avis, le fait que les circonstances sont simples et connues et qu’il n’y a pas de mystère, l’auteur des faits ayant été identifié, a joué un plus grand rôle dans cette désaffection que le métier des victimes. L’audience sera surtout un lieu d’émotion des victimes et de leurs proches relatant cette terrible nuit. Et cette souffrance, terrible dans son intensité et par sa fausse banalité (car de tels faits ne doivent jamais devenirs banals) mérite pourtant d’être entendue par le plus grand nombre, non par voyeurisme (la télévision s’occupe désormais de rassasier cette pulsion), mais par empathie, et pour comprendre la réalité de cette angoisse qui étreint tout policier quand il quitte son domicile pour gagner son travail, cette incertitude sur le fait d’être là ce soir pour embrasser ses enfants.

Et il faut savoir gré à Chris_PJ d’avoir pris sur ses temps de repos pour aller à cette audience et, avec sa sensibilité de flic (car oui, les flics sont sensibles, il faut entendre leurs sanglots quand je fais annuler leurs procédures), avec sa subjectivité assumée et c’est bien, de nous raconter ce qu’il entend et ce que ça provoque chez lui, et sans doute chez tous les hommes et femmes en bleu qui liront ces lignes. C’est à lire sur son blog invité, sur le site de France Info.

Au commencement était l'émotion

Par : Eolas

Aujourd’hui, je cède la plume à Gray Fox, juge d’instruction, qui a assisté, pour des motifs personnels, au procès de Berkane Makhlouf et Cécile Bourgeon, affaire qui, comme cela arrive parfois, a pris le nom non des accusés mais de la victime, Fiona, fille de la seconde. Je précise que Gray Fox n’a jamais eu à connaître de cette affaire à titre professionnel.
Eolas


J’ai décidé voilà plusieurs semaines de prendre dix jours de congés afin de suivre le procès de Berkane Makhlouf et de Cécile Bourgeon. L’opinion publique parle en effet d’affaire « Fiona » mais juridiquement, il s’agit de juger la mère et le beau-père, mis tous deux en examen dans le cours de l’instruction pour coups mortels sur mineur de 15 ans par personne ayant autorité / ascendant, et en réunion, outre divers délits connexes.

Pourquoi un juge d’instruction prendrait-il des congés afin d’aller aux assises du Puy-de-Dôme ? Je me suis interrogée. Etait-ce une forme de voyeurisme ? J’ai sondé, moi aussi, ma conscience. Et me suis dit que c’était tout d’abord parce que ma famille et mes amis vivent dans la région. Parce que je suis amie avec des avocats qui se trouvent être dans le dossier, que je pourrais donc voir durant les suspensions. Parce que c’est un dossier que j’ai pu côtoyer à titre professionnel. Et aussi parce qu’en tant que juge d’instruction, je suis toujours intéressée par le traitement oral qui est fait d’un dossier pensé à l’écrit durant la phase préalable à la mise en accusation. Et qu’il est parfois malaisé d’aller voir les audiences de ses propres dossiers. Finalement, les accusés ne m’intéressaient qu’à titre infiniment subsidiaire.

C’est là que j’ai compris que je ne faisais pas partie de la majorité. De ceux qui parlaient d’eux comme des « monstres ». De ceux qui chaque jour postent sur la page Facebook de Cécile Bourgeon, hélas pour elle encore publique, d’odieux messages d’insultes et des menaces de mort et d’autres crimes qui pourraient faire l’objet de poursuites.

Riom est une ville de 18000 habitants, où l’on vit très bien. Pas de problèmes socio-économiques majeurs. Une proximité avec Clermont-Ferrand au sud et Vichy au nord. Quelques procès intéressants à la Cour d’appel ou aux assises, le tribunal de grande instance ayant été fermé suite à la réforme Dati, mais rien qui en général ne déplace d’autres personnes que les proches des parties et les habitués du prétoire. Là, où que j’aille durant mes 10 jours dans cette ville, j’entendais les bruissements de haine. Même chez mes proches. Même ma grand-mère, qui « la » pensait coupable. Pourquoi, Mamy ? « parce que c’est la mère. Et une mère ne tue pas son enfant ». Je me suis retenue, j’aime ma grand-mère. Retenue d’expliquer ce que dit le droit. De la nécessité d’établir les preuves des coups, et de leur lien direct et certain avec le décès.

J’ai l’habitude de voir les gens vêtus de jaune et bleu les jours de matchs de l’ASM, fierté locale. Je n’avais pas anticipé le fait qu’une même ferveur collective pouvait s’être instaurée afin d’assister au châtiment judiciaire de ceux qu’ils voudraient voir guillotinés.

Aux assises, on voit souvent des étudiants en droit. Des retraités qui ont une passion pour les faits-divers et avec qui l’on peut discuter. Je sais que dans le TGI où j’exerce, ces derniers ont sympathisé avec les avocats et commentent leurs plaidoiries. Il m’arrive moi-même de m’adresser à eux pour savoir où en est l’audience. On y croise aussi des journalistes. Des avocats venant soutenir leurs confrères dans ce difficile exercice qu’est l’adresse aux jurés, que l’on soit côté partie civile ou côté accusé. Et quelques curieux, plus ou moins nombreux selon les particularités des dossiers.

Pour le procès de Cécile Bourgeon et Berkane Makhlouf, une foule se pressait. Grâce à certains journalistes qui ont live-tweeté l’audience, j’ai pu apprendre que les premiers étaient présents dès 06h du matin, et 04h30 le dernier jour. Que l’on proposait de payer afin de pouvoir rentrer. En sortant prendre l’air un jour à 17h30, j’ai vu une queue d’une quarantaine de personnes souhaitant rentrer. Dans la salle, je voyais un grand nombre de gens se lever et se coller aux vitres afin de pouvoir assister à l’arrivée des accusés, durant les quelques secondes où les fonctionnaires de l’administration pénitentiaire les escortaient du véhicule jusqu’aux geôles de la Cour. Malaise : on aurait dit la visite d’un zoo.

Durant l’audience, je n’ai rien entendu de spécial. Je ne me suis pas rendue compte là encore que j’étais dans une sorte de bulle, entre les chroniqueurs judiciaires fins connaisseurs de la procédure, bien plus habitués d’ailleurs que moi aux Assises, un doctorant et les avocats qui venaient régulièrement discuter. Et qui me faisaient bien remarquer que ma lecture du procès tel qu’il se construisait jour après jour était fortement déformée par le prisme professionnel.

Par contre sur les réseaux sociaux, je constatais que l’ambiance était électrique. Que certains de ceux qui avaient participé aux marches blanches, qui avaient mis une bougie à la fenêtre pour penser au « petit ange parti trop tôt », avaient déjà jugé. J’ai vu une pétition pour que les accusés soient condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité, peine qui n’était même pas encourue dans le cadre du crime de coups mortels aggravés.

Parce que certains ont déduit du mensonge du couple quant à « la disparition » de Fiona au parc Montjuzet en mai 2013, - pour lequel ils ont tous deux été condamnés du chef de dénonciation calomnieuse -, qu’ils mentaient sur tout. Et qu’ils ne pouvaient pas avoir oublié ou ne plus se rappeler où était le corps. Et qu’ils ne pouvaient pas ne pas avoir tué. Quand bien même les experts psychologues et psychiatres sont venus exposer, et notamment brillamment comme l’a fait le docteur Blachère, la possibilité d’une sidération empêchant un souvenir précis sur le lieu des faits. Qu’importe les ressorts des explications qu’ils ont données, il en est ressorti d’une manière unanime qu’il était possible qu’il y ait impossibilité de se souvenir de l’endroit où ils avaient mis en terre le corps de l’enfant. Mais non. La « France de Fiona », comme l’a appelée Pascale Robert-Diard dans un article paru dans Le Monde du 27 novembre 2016 (€), ne pouvait l’entendre.

Quelquefois la salle a réagi. Lorsque l’accusée a indiqué vouloir d’autres enfants. Ou lorsqu’elle a voulu exercer son droit au silence. Rien de criminel, mais ça ne plaisait pas avec l’image que certains s’en étaient faite. Ou bien lorsqu’elle indiquait ne pas pouvoir pleurer sur commande, quand une avocate d’une association partie civile lui reprochait d’avoir pleuré à l’évocation de membres de sa famille mais pas en parlant de sa fille.

Comme s’il fallait montrer un comportement en particulier. Oublier que les accusés sont soumis à une camisole chimique depuis leur incarcération. Qu’ils se présentent derrière un box, entourés de plusieurs membres de l’administration pénitentiaire. Qu’ils sont soumis aux questions, voire à la question, de la Cour, de l’avocat général et de nombreux avocats. Que dès lors, il n’y a aucun comportement « normal » à rechercher. Comme si déjà il existait un comportement « normal ». Un peu à l’instar de ceux à qui l’on reproche de pas avoir, ou pas avoir assez, pleuré à un enterrement. Signe selon l’opinion publique qu’ils ne sont pas réellement tristes.

J’ai senti qu’il allait se passer quelque chose en voyant une demi-douzaine de fonctionnaires de police supplémentaires se poster dans la salle au moment où nous avons été prévenus du délibéré. Le président leur a indiqué d’expulser quiconque manifesterait un mouvement d’humeur pendant ou après la lecture du verdict. A l’annonce de l’acquittement de Cécile Bourgeon du chef de coups mortels aggravés, quelques voix se sont levées, mais personne n’a été bouté hors du prétoire : les mécontents ont quitté la salle.

J’entendais de là où j’étais des bruits dehors, mais je n’y prêtais pas davantage attention que cela, occupée à comprendre le verdict avec les collègues et avocats présents. À l’issue de l’audience sur intérêts civils, les condamnés ont été conduits au véhicule de l’ARPEJ (Autorité de régulation et de programmation des extractions judiciaires, service de l’administration pénitentiaire en charge des escortes de détenus entre les établissements et les palais de justice - NdEolas).

Et là, la foule s’est déchaînée. Les gens se sont mis à hurler leur haine à l’égard de Cécile Bourgeon. Insultes, menaces de mort, menaces de viol. Les images captées par les journalistes et des badauds ont été mises en ligne : on y voit une quarantaine de personnes, parfois montées en hauteur sur des éléments urbains, vociférant à l’encontre de l’acquittée, par ailleurs condamnée pour les délits connexes pour lesquels elle était en outre renvoyée. Une scène glaçante et effrayante.

Rapidement, les réseaux sociaux ont été submergés de commentaires de la haine la plus abjecte à l’encontre de Cécile Bourgeon, et des magistrats et jurés populaires qui l’avaient acquittée. Un « Je suis Fiona » est devenu image de profil. J’ai dû expliquer, en pleine nuit, le droit. Sans avoir la motivation de la Cour sur l’acquittement, mais avec ce que j’avais entendu, m’étant mise dans la peau d’un assesseur. La notion de charges, celle du doute. J’ai tenté d’expliquer que non, on ne « prenait pas 5 ans en tuant son enfant » : on ne prenait « que » 5 ans justement parce qu’on n’avait pas tué son enfant, mais été déclarée coupable de délits et condamnée à de l’emprisonnement en conséquence.

On parle parfois de vérité « judiciaire ». Personne n’était là lors des faits. Vérité judiciaire ou vérité tout court, cela importe peu : en l’absence d’appel, Cécile Bourgeon est acquittée. N’a pas tué sa fille. Quand bien même il y aurait appel, elle redeviendrait présumée innocente. J’essaye d’expliquer qu’il faut essayer de voir les choses à l’envers. Qu’il s’agit d’une femme qui a, comme le père de Fiona, perdu sa fille, décédée des coups de son compagnon de l’époque, reconnu coupable de tous les chefs (à l’exception de la circonstance aggravante de réunion, devenue sans objet). Qu’en outre, elle est devenue la femme la plus détestée de France. Qu’on la traquera très certainement à sa sortie de prison.

J’essaye de comprendre cela. Je suis bien consciente que des gens ont perdu du temps pour participer aux recherches de Fiona suite à sa prétendue disparition à Montjuzet. Qu’ils se sont sentis floués lorsque le couple a reconnu cette mise en scène. Mais après ? Est-ce eux qui ont souffert la mort d’un enfant ? Doivent-ils vivre avec cette blessure à l’instar du père de la fillette ? L’ont-ils découverte décédée, comme Cécile Bourgeon ? En quoi le fait d’avoir été trompés leur donne-t-il le droit de savoir mieux qu’une cour d’assises ce qui s’est passé ? Je reste subjuguée par cette appropriation de l’affaire par la France entière. Par les « marches blanches » auxquelles se greffent, sous le coup de l’émotion, un peu tout le monde, et même ceux qui ne sont eux-mêmes pas irréprochables (voir ainsi l’excellent Laëtitia ou la Fin des Hommes de Ivan Jablonka, prix littéraire du Monde et prix Médicis 2016)

Je pense aux jurés. Que les magistrats soient critiqués suite à une décision, c’est habituel. C’est loin d’être plaisant de se voir, parfois dans la presse, attaqué pour un prétendu « laxisme », mais, malheureusement, on sait que ça fait partie du métier. Mais les jurés. Qui ont vécu 15 jours durant l’horreur des faits, et qui ont été forcés par la loi de se prononcer sur une affaire juridiquement compliquée, et dans laquelle l’émotion menaçait de l’emporter sur la raison, alors même que l’article 353 du Code de procédure pénale ne mentionne que cette dernière. J’espère qu’on ne leur demandera pas de se justifier. Leur serment les protège, mais quand même. Qu’ils n’auront pas à subir des commentaires désobligeants de la part de leurs proches ou de leurs collègues, voire de ceux qui ont insulté l’acquittée et qui les reconnaîtraient en ville.

Je pense également aux journalistes. Durant l’audience, je me suis essayée au live-tweet, parce que certains me l’avaient demandé. Et j’ai réellement trouvé cela intéressant, y voyant des liens avec l’activité de retranscription des cabinets d’instruction, mais très complexe. Cependant, n’étant « suivie » que par un nombre restreint de personnes, je n’ai pas eu à subir les réflexions et commentaires désobligeants que recevaient les chroniqueurs judiciaires. Je voyais quelques grands noms de l’exercice, des médias nationaux, dont Corinne Audouin (France Inter), Salomé Legrand (Europe 1), Delphine Gotcheaux (France Info), Vincent Vantighem (20Minutes), ou locaux comme Olivier Vidal (France Bleu pays d’Auvergne) et les journalistes de La Montagne répondre parfois en pleine nuit à ceux qui jugeaient sans avoir assisté aux débats, ou qui s’insurgeaient contre le verdict. Je salue la manière dont ils ont pu tenter d’expliquer les raisons qui ont pu conduire la Cour à un acquittement.

Aussi usant finalement que cela puisse être, j’aimerais pouvoir expliquer toujours davantage les décisions. Pourquoi ce qui peut paraître simple d’un point de vue complètement extérieur peut être extrêmement plus complexe à l’audience. Alors, oui, on motive nos décisions pour le justiciable concerné, les avocats et la Cour d’appel. Mais rien pour le public qui verra cela possiblement sur un réseau social et qui, sans connaître aucunement l’affaire, ne pourra qu’être tenté par les raccourcis et par les références à d’autres dossiers, qu’ils pensent similaires, dans lesquels l’issue a été tout autre. J’aimerais pouvoir dire que le droit ce n’est pas de la morale, mais je crois que dans ce dossier-là, c’est peine perdue. L’émotion créée par la disparition de la fillette a érigé certains de ceux qui se sont mobilisés en véritables censeurs estimant qu’il doit exister une justice qui ne s’embarrasse pas de détails comme les charges suffisantes et le doute raisonnable.


Pour les personnes qui ne sont pas abonnées au Monde, un lien vers une émission de France Culture du samedi 26 novembre 2016, où Pascale Robert-Diard et Corinne Audouin échangent sur leur ressenti vis-à-vis de ce procès hors normes.

Quelques mots sur la primaire de la droite et du centre

Par : Eolas

Le parti Les Républicains organise ce dimanche le premier tour des primaires dites “de la droite et du centre”, curieuse dénomination quand aucun candidat centriste n’y figure, alors qu’il y a un candidat d’extrême droite. La pratique des primaires est assez récente en France, et n’est prévue par aucun texte législatif, ce qui donne immanquablement envie au juriste de chausser ses bésicles et d’en faire une analyse juridique, exercice auquel je me propose de me livrer sans désemparer.

Avant toute chose, évacuons un cliché que j’abhorre comme vous le savez : celui du vide juridique. Le droit, tel la nature, a horreur du vide, et où que vous alliez, vous trouverez le droit. Serais-je en train de dire que les primaires, bien que prévues par aucun texte, auraient une base légale ? Comme le disait mon regretté confrère Cicéron : “un peu mon neveu”.

À tout seigneur tout honneur, la Constitution, qui consacre le rôle des partis dans son article 4 :

Les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage. Ils se forment et exercent leur activité librement. Ils doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie.(…)

Les partis fonctionnent comme ils le veulent, en respectant les principes de la démocratie. Dès lors, une primaire, qui est la désignation par suffrage du candidat que ce parti soutiendra à une élection, relève de sa liberté de fonctionnement, et est conforme à la démocratie s’agissant d’un scrutin.

Un parti politique est une association à but non lucratif (ne riez pas : c’est le parti qui n’a pas la volonté de s’enrichir, non pas ses dirigeants) relevant de la loi du 1er juillet 1901, avec quelques adaptations liées à ses caractéristiques (notamment les lois sur le financement, et des règles fiscales et comptables spécifiques, nous n’entrerons pas dans les détails ici). Une association est un contrat qui crée une personne morale, et les modalités de fonctionnement sont fixées par ses statuts, qui n’est autre que le contrat d’association rédigé. Ces statuts fixent les modalités de fonctionnement du parti, et désigne les organes compétents pour prendre les décisions non déjà tranchées par les statuts. Les statuts sont un peu la Constitution du parti.

Les partis désignent comme ils l’entendent leur candidat à l’élection présidentielle. Pendant longtemps, le principe était que le candidat naturel était le dirigeant du parti, et sa désignation revenait à opter aussi pour un candidat. Le système des primaires s’impose peu à peu depuis 10 ans. D’abord fermées, c’est à dire réservées aux seuls militants à jour de leur cotisation (primaire du PS de 2006 qui a opposé Dominique Strauss-Khan, Laurent Fabius et Ségolène Royal, primaire de l’UMP de la même année, qui a tourné court, tous les adversaires de Nicolas Sarkozy ayant alors renoncé, les temps changent…), elles sont devenues ouvertes c’est à dire que toute personne inscrite sur les listes électorales nationales (donc pouvant voter à la présidentielle) peuvent y participer selon des modalités fixées par le parti. La première primaire ouverte, celle du Parti socialiste en 2011 a fixé la pratique : les personnes participant au scrutin signent une charte des valeurs du parti, et s’acquittent d’une contribution modeste pour couvrir le coût de l’organisation de la primaire, un ou deux euros selon les cas.

Ces élections, si elles imitent le fonctionnement et le décorum des élections nationales (listes d’émargement, isoloirs, urne transparente, bureau de vote) n’en sont pas : ce sont des élections internes à une personne morale de droit privé. Voilà qui éclaire le juriste : nous sommes dans le domaine du droit privé, exit le code électoral, il ne s’applique pas ici, et bienvenue Code civil, le seul dont nous aurons besoin (gardons néanmoins à portée de la main le Code pénal, on trouve toujours à s’en servir).

Le parti propose à qui le souhaite de participer à une élection. Ceux qui l’acceptent signent une Charte et s’acquittent d’un écot. À la lecture de ces mots, le juriste frétille.Si vous avez un juriste dans votre famille, essayez, vous le verrez frétiller, je vous garantis. “C’est un contrat !” s’exclamera-t-il. Et il aura raison. Il y a une offre (les juristes disent pollicitation, avec deux L, parce que nous avons horreur d’être compris par les mékéskidis), une acceptation conforme, qui crée des obligations réciproques : pour l’association Les Républicains, vous laisser participer à la primaire et prendre votre vote en compte à égalité avec tous les autres, dans le respect de sa confidentialité, et pour vous, payer deux euros.

Et la Charte, qu’en faites-vous, demanderez-vous, éveillant l’attention des amateurs de contrepèterie ? Eh bien je m’interroge sur la portée juridique de la fameuse “Charte de l’alternance”. Non pas que sa validité légale soit en doute, ce n’est nullement le cas. Mais un engagement auquel on adhère ne crée des obligations que si ces obligations sont explicites. Or rappelons le terme de cette charte, qui comme son nom l’indique, n’est que cela : une Charte, c’est à dire une proclamation de principes. Et cette charte, à laquelle le votant affirme adhérer, est rédigée ainsi :

Je partage les valeurs républicaines de la droite et du centre et je m’engage pour l’alternance afin de réussir le redressement de la France.

Ce texte contient une affirmation, celle de partager les valeurs républicaines de la droite. Que peut-on en déduire ? A contrario, vous n’êtes pas obligé de partager les valeurs non républicaines de la droite. A fortiori, cela semble vous exclure si vous prônez la collectivisation des moyens de production et la dictature du prolétariat. En dehors de ça, et n’en déplaise à ceux qui veulent caricaturer la droite française comme l’antichambre du satanisme, les valeurs républicaines de la droite sont de nature à être partagées par le plus grand nombre.

Il contient enfin un engagement, en faveur de l’alternance afin de réussir le redressement de la France. Outre ceux qui souhaiteraient que la France s’enfonce dans le marasme et la crise, cet engagement ne semble exclure que ceux qui ont la ferme intention de voter pour François Hollande, ce qui serait contraire à un engagement pour l’alternance. Hormis cela, avoir l’intention de voter pour quelqu’autre candidat que ce soit est conforme à cet engagement pour l’alternance.

Je laisse de côte l’épineuse question de la charge de la preuve de ce qu’en son for intérieur, tel participant à la primaire n’est pas réellement désireux d’une alternance ou ne partage pas les valeurs républicaines de la droite. Je présumerai que la plupart des participants sont honnêtes et sincères et que cela ne concerne qu’un si petit nombre que les résultats de la primaire ne sauraient être altérés.

Bref, un engagement tellement vague qu’il ne contient même pas l’engagement de voter pour tel candidat que la primaire désignera. De fait, vous pourrez voter le 23 avril prochain pour un candidat d’un autre parti, hormis François Hollande, et ne pas avoir violé votre engagement. Rappelons le règle en la matière d’interprétation de contrat. Nous sommes ici en présence d’un contrat d’adhésion, par opposition à contrat de gré à gré : vous n’avez pas pu négocier les termes de votre engagement avec LR, c’est la Charte décidée par LR ou rien. En ce cas, l’article 1190 du code civil nous dit :

Dans le doute, le contrat de gré à gré s’interprète contre le créancier et en faveur du débiteur, et le contrat d’adhésion contre celui qui l’a proposé.

C’est à dire qu’en cas de conflit d’interprétation de la portée de cet engagement, le juge doit opter pour l’interprétation qui vous engage le moins et engage le plus LR.

Autant vous le dire, il n’y a rien à tirer de cette Charte côté obligation juridique. Elle ne relève que de l’opinion, mâtinée d’un brin de morale, bref, terres stériles pour le droit, dont le juriste se retire sans traînasser.

Je comptais rajouter un paragraphe sur le droit pénal, mais je découvre que @Judge_Marie s’en est déjà occupé, et fort bien. Je partage ses conclusions : même voter alors qu’en connaissance de cause on n’adhère pas à cette Charte (auquel cas vous devez vous sentir malheureux sur ce blog fort républicain) ne tombe sous le coup de la moindre infraction pénale. À la rigueur, si LR pouvait prouver votre duplicité (mais comment diable ?), vous pourriez être condamné à lui verser des dommages-intérêts, dont le montant serait symbolique faute de pouvoir établir un préjudice certain et actuel du fait de votre vote noyé parmi plus d’un million d’autres. Sachant que le fait d’être un militant de gauche convaincu et affiché ne serait pas suffisant pour prouver votre duplicité, car vous pourrez toujours arguer que quand bien même vous n’aviez nulle intention de voter LR au premier tour (ce à quoi la Charte de l’alternance ne vous engageait nullement rappelons-le), vous avez désiré opter pour un candidat de droit le plus conforme à vos idées possible en prévision d’un second tour LR - FN qui est hélas d’une forte probabilité.

Bref, allez voter en paix, si vous êtes républicain, cela va de soi.

De la présomption de légitime défense appliquée aux policiers

Par : Eolas

À l’occasion des manifestations de policier, un élu de l’opposition a remis sur le tapis une de ses propositions récurrentes, présentée comme un cadeau aux policiers et un signe de la confiance que l’exécutif leur accorde — confiance telle que le même exécutif estime inutile de les doter de matériel adéquat et moderne pour leur mission, c’est beau une telle confiance— à savoir instaurer une présomption de légitime défense au profit des policiers faisant usage de leurs armes dans l’exercice de leurs fonctions. Un des arguments soulevés est que cela reviendrait à aligner le statut de la police nationale sur celui de la gendarmerie nationale qui bénéficierait d’une telle présomption (spoiler alert : c’est faux), et un des arguments parfois lu contre une telle mesure est que cela instaurerait un permis de tuer, ou pire que tout, que cela ferait de la police française un clone de la police américaine, car rien n’est pire pour certains que d’être américain ou que de leur ressembler. En fait, une telle mesure serait, en pratique, totalement inutile, et probablement pernicieuse.

Inutile, pourquoi ?

Rappelons brièvement ce qu’est la légitime défense, thème dont j’ai déjà eu l’occasion de parler. La légitime défense fait partie des causes d’irresponsabilité pénale ; c’est à dire qu’une infraction intentionnelle a été commise, mais que les circonstances dans lesquelles elle a été commise font que la loi l’excuse et lui fait perdre son caractère d’infraction. Ces conditions sont posées à l’article 122-5 du code pénal, et sont :

  • — une atteinte injustifiée envers la personne qui a réagi ou envers autrui (on peut être en légitime défense quand c’est la vie d’une autre personne qui est menacée) ;
  • — une réaction immédiate, dans le même temps que l’agression ;
  • — une réaction proportionnée à la menace, étant précisé que la loi exclut expressément qu’un homicide volontaire soit une réaction proportionnée à une atteinte aux biens.

Ainsi, il ne peut y avoir de légitime défense face à la police qui emploierait la force dans l’exercice de ses fonctions (une dispersion d’attroupement par exemple) ; il ne peut y avoir légitime défense si l’agression a cessé et que l’agressé revient se venger ; il ne peut y avoir légitime défense si vous ouvrez le feu sur une personne qui vous a souffleté.

Procéduralement, les causes d’irresponsabilité pénale sont ce qu’en droit on appelle des exceptions, c’est à dire des moyens de défense dont la preuve incombe à celui qui s’en prévaut. La présomption d’innocence n’oblige pas à présumer la légitime défense dès que l’auteur des faits s’en prévaudrait sous prétexte que ça l’innocenterait. La présomption d’innocence est une règle de preuve : c’est sur le parquet que pèse la charge de prouver l’infraction, point. Une fois cette infraction caractérisée, c’est à son auteur d’apporter la preuve qu’elle est excusée par la loi. Notons que cela n’interdit pas non plus au parquet de caractériser lui-même la légitime défense, quand elle lui apparaît assez manifeste. Cela peut être un motif de classement sans suite, ou si une instruction a été ouverte (obligatoire en matière de crime), de requérir un non lieu pour ce motif.

La difficulté à laquelle se heurte la défense est précisément celle d’apporter la preuve de la légitime défense. Par nature, elle est imprévisible, donc on ne peut pas prendre de précautions pour se constituer une preuve (filmer la scène par exemple) ; on a rarement des témoins ; et l’auteur de l’agression racontera une version des faits qui lui est forcément favorable, sans oublier que l’état de stress intense inhérent à une situation de légitime défense ne permet pas d’avoir des souvenirs précis et fiables, pour des raisons neurologiques tout simplement : le cerveau n’est pas en mode concentration, il est en mode survie, et sollicite des zones totalement différentes. Le récit risque fort, sans être mensonger, d’être incohérent, incomplet, décousu, et de paraître aisément suspect.

La loi a pallié partiellement à cette difficulté en créant des présomptions de légitime défense. Le mot présomption a plusieurs sens en droit ; ici, cela signifie que la loi renverse la charge de la preuve. Si les circonstances qu’elle édicte sont réunies, vous êtes dispensé d’apporter la preuve que vous étiez en légitime défense : la loi dit que vous l’étiez, sauf preuve contraire apportée contre vous. Vous êtes dans une situation bien plus confortable : l’absence de preuve des circonstances précises des faits ne vous nuit pas.

Ces circonstances qui font présumer la légitime défense sont à l’article 122-6 du code pénal :

  • — les faits commis l’ont été pour repousser, de nuit, l’entrée par effraction, violence ou ruse dans un lieu habité,
  • — ou pour se défendre contre les auteurs de vols ou de pillages exécutés avec violence.

La différence est donc que la nuit, on n’exige pas que des violences soient commises : le seul fait de vouloir forcer l’entrée chez vous ou un tiers justifie une réaction violente.

Notez bien que ces présomptions sont uniquement liées aux circonstances, pas à la qualité de la personne se défendant. Jamais la loi n’a conféré à la fonction de quelqu’un un reversement de la charge de la preuve en matière de légitime défense. Ce serait aller loin dans la fiction de sagesse et d’infaillibilité. Notez aussi que ces deux présomptions ont aussi vocation à s’appliquer à des policiers agissant dans l’exercice de leurs fonctions. Si un individu tente de défoncer votre porte à une heure du matin, la police bénéficiera en arrivant sur les lieux de la même présomption de légitime défense de l’article 122-6, 1°. De même si elle arrive sur les lieux où un attroupement se livre au pillage de magasins en défonçant les vitrines, elle est présumée en état de légitime défense pour employer la force, sauf en cas d’homicide volontaire (car atteinte aux biens et non aux personnes), qui ne deviendrait justifié que si la foule se retournait contre elle et l’agressait (on serait dans une hypothèse d’atteinte aux personnes).

Ceci posé, pourquoi cette présomption générale liée à la fonction serait-elle inutile ?

Pour une raison fort simple : contrairement à un particulier surpris par une agression qu’il ne saurait avoir prévu, la police agit dans un cadre qui fait qu’on a toujours une abondance de preuves de ce qui s’est passé. Tout d’abord, un policier n’agit jamais seul. Les patrouilles se font au moins en binôme, ou en équipage de trois policiers voire plus. Si ces collègues ne sont pas forcément témoins direct de l’acte de défense, ils peuvent confirmer les circonstances de l’intervention, et caractériser ainsi la réalité de la menace pesant sur chacun d’eux. De plus, les policiers confrontés à une situation où l’emploi de la force est nécessaire sont formés à ces situations, et acquièrent une expérience de terrain qui leur donne un meilleur contrôle de soi. Les récits des policiers des interventions qu’ils effectuent, même les plus périlleuses, restent toujours très détaillés, construites, et sont de vrais documents de travail. De plus, pendant les événements, ils rendent compte de ce qui se passe dès que possible à leurs autorités et aussi régulièrement que possible, par radio, et en cas d’usage des armes, aussitôt que la situation est stabilisée. Ces échanges sont enregistrés et horodatés. Dès lors, on a d’emblée confirmation du cadre dans lequel les policiers sont intervenus, les témoignages des policiers présents sur place, recueillis dans un temps voisin des faits, et séparément, généralement sous le régime de la garde à vue pour protéger leurs droits et éviter toute concertation, et les échanges radios, connus à la seconde près. Croyez-moi, les magistrats rêveraient d’avoir autant d’informations dans tous les dossiers d’homicide.

Dès lors que l’on a une telle abondance d’informations, la présomption de légitime défense n’a plus guère d’intérêt pratique. Rappelons que cette présomption est une présomption simple, c’est à dire qu’elle peut se renverser. Or tous ces éléments d’information disponibles permettront rapidement de renverser une telle présomption si les faits révèlent un usage abusif de la force ou au contraire confirmeront très rapidement la légitime défense. En tout état de cause, s’il y a mort d’homme, une instruction judiciaire menée par un juge d’instruction est inévitable, outre une enquête interne administrative, et il y aura discussion sur les circonstances exactes de l’usage de la force, pour savoir si cet usage était nécessaire, proportionné et immédiat, présomption de légitime défense ou pas. Vous le voyez, le résultat est le même.

Les policiers qui croient voir en une telle présomption une immunité a priori contre des poursuites en seront pour leurs frais. Enfin, pour les frais de la préfecture puisque c’est elle qui règle les honoraires de leur avocat.

Inutile, cette présomption, mais pas seulement. Elle peut aussi être pernicieuse. Une certitude d’impunité, fût-elle erronée, et elle l’est souvent, est dangereuse. La pensée que le geste défensif que l’on se propose d’effectuer pourrait attirer des tracas peut retenir un geste que l’on sait au fond de soi excessif, tandis que face à une menace réelle, on agit, on ne réfléchit pas. Ce barrage psychologique peut disparaître si ceux investis du pouvoir d’user de la force pensent que cet usage n’est plus contrôlé en aval, ou moins. Peu importe que la réalité, par la suite, leur donne tort : le geste est accompli. Voter une telle disposition envoie un mauvais message. Pas celui que l’on ne fait pas confiance aux policiers : on leur fait confiance puisqu’on leur confie des armes mortelles. Celui qu’on leur fait une confiance aveugle, et qu’ils sont les seuls juges de la violence à employer. C’est inacceptable dans une société démocratique et un État de droit. La contrepartie du fait qu’on leur confie des armes et le monopole de la violence légale, c’est qu’ils doivent rendre compte de l’usage qu’ils en font. Toute mesure dont la portée symbolique signifie : « On n’exercera pas ce contrôle » porte en elle-même les germes de la catastrophe.

Un dernier mot sur le régime applicable à la gendarmerie nationale. Les gendarmes n’ont pas un régime de légitime défense différent que les policiers. C’est rigoureusement le même. La différence est que les gendarmes, qui sont des militaires, censés être plus formés à l’usage des armes, bénéficient d’autorisations de la loi pour employer la force armée dans des circonstances où leur vie n’est pas directement menacée. C’est l’article L.2338-3 du Code de la défense :

1° Lorsque des violences ou des voies de fait sont exercées contre eux ou lorsqu’ils sont menacés par des individus armés (on retrouve ici la légitime défense);

2° Lorsqu’ils ne peuvent défendre autrement le terrain qu’ils occupent, les postes ou les personnes qui leur sont confiés ou, enfin, si la résistance est telle qu’elle ne puisse être vaincue que par la force des armes ;

3° Lorsque les personnes invitées à s’arrêter par des appels répétés de ” Halte gendarmerie ” faits à haute voix cherchent à échapper à leur garde ou à leurs investigations et ne peuvent être contraintes de s’arrêter que par l’usage des armes ;

4° Lorsqu’ils ne peuvent immobiliser autrement les véhicules, embarcations ou autres moyens de transport dont les conducteurs n’obtempèrent pas à l’ordre d’arrêt.

On est donc ici hors sujet : une présomption de légitime défense ne changerait rien à cet état du droit. En l’état actuel, l’extension de ces autorisations à la police nationale ne me paraissent pas se justifier. Et nul ne semble les réclamer dans la police nationale.

Avis de Berryer : Cédric Klapisch

Par : Eolas

La Conférence Berryer renaîtra de ses cendres le 9 novembre prochain et aura l’immense joie d’accueillir Monsieur Cédric Klapisch, réalisateur, scénariste, prestidigitateur…

Les candidats traiteront les sujets suivants :

- Sommes-nous sortis de l’auberge ?
- Faut-il préférer le ramoneur au poinçonneur ?

Le portrait tout à fait approximatif de l’invité sera dressé par Karim Laouafi, fou, pianiste et accessoirement 11ème Secrétaire.

L’entrée est libre sans réservation possible, et attention, la salle est très petite.

L’accès à la salle haute de la Bibliothèque de l’Ordre débutera à 19 heures 30

Les candidats (et non les spectateurs) sont invités à s’inscrire auprès de Clémence Cottineau, 4ème Secrétaire, par simple courriel : ccottineau.avocat@gmail.com

Tout au bout de nos peines...

Par : Eolas

Billet écrit à quatre mains par Titetinotino, conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation, et votre serviteur. Des quatre mains, trois furent celles de Titetinotino, outre quatre bons doigts. Tout ce que ce billet contiendra de bon est la seule œuvre de Titetinotino, les maladresses, erreurs et approximations seront de mon seul fait.
Eolas


« Tout au bout de nos peines
Si le ciel est le même
Tout au bout de nos vies
Aurons nous tout écrit ?
De nos chagrins immenses
De nos simples violences
Qu’aurons nous fait de vivre ?
Qu’aurons nous fait de nous ?… »

Qu’aurons-nous fait de nous ?

C’est par cette chanson d’Isabelle Boulay, -ay, et non -et, que m’est venue l’idée de ce billet.

En effet, en cette période pré-électorale où il est de bon ton de parler de Justice et de sécurité, la question de la prison et des peines occupe régulièrement ceusses et celles qui s’interrogent sur leur efficacité (cherchent à récolter le maximum de voix – rayer la mention inutile).

Je suis conseillère pénitentiaire d’insertion et de probation (CPIP). On nous appelle SPIP (« je veux voir ma SPIP » revient régulièrement en détention alors que le SPIP, c’est le Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation) , travailleurs sociaux, éducateurs (c’était le cas dans un autre temps, avant 1999), c’est selon. On nous appelle également les bisounours, les gôchistes qui ne pensent rien qu’à faire libérer les personnes placées sous main de justice (PPSMJ) incarcérées. On parle très peu de nous, sauf quand un fait divers vient faire la une de l’actualité et qu’il s’avère que le mis en cause était suivi par le SPIP. Le scandale absolu !

Quoi ?
Comment est-ce possible ?
Comment la justice laxiste (ce qui est un pléonasme dans l’esprit de nombre de gens) a-t-elle pu ne pas prévoir que cette personne allait passer à l’acte ?
Comment le CPIP, avec sa boule de cristal de dotation, n’a t-il pas pu prévoir cette récidive ?
Comment le CPIP responsable de son suivi n’a pu l’empêcher d’agir ?
Comment le Juge de l’application des peines, cet inconscient, a t-il pu décider de la libération anticipée de cette personne ?
Ces questions alimentent sans cesse les débats, par besoin de chercher des responsabilités là où on peut en trouver, ou simplement parce qu’aujourd’hui, la part d’humanité et d’imprévisibilité qui siège en chaque être humain est de moins en moins tolérée. On veut tout prévoir, tout contrôler, même si ce qui ne peut l’être, parce que ça rassure.

Mais au fait, l’aménagement des peines est-il vraiment un signe de laxisme ? J’en vois certains qui, de prime abord, répondront forcément oui. Aussi, j’espère pouvoir leur faire changer d’avis. Derrière ce questionnement, c’est le sens de la sanction et son utilité sociale qui sont interrogées. Punir ! Oui, punir, mais pourquoi ? A une époque, on parlait de châtiment. Ah qu’il était bon ce temps où sur la place publique, les bonnes gens assistaient aux exécutions publiques, aux châtiments corporels. La sanction devait avoir un impact sur la société, devait faire peur pour soit-disant dissuader ceux qui auraient été tentés par le crime ou les délits. L’impétrant devait également expier pour ses péchés, ce qui donnait un sens particulièrement judéo-chrétien à la peine infligée. Arf, arrêtez donc de vous délecter de cette époque pas si lointaine, nous sommes en pays civilisé (enfin, il paraît) ! Il a donc fallu que des droits de l’hommistes (encore eux) considèrent qu’il n’était pas admissible de faire subir des sévices au nom de la Justice pour que progressivement la sanction pénale prenne une autre dimension, notamment par l’emprisonnement. C’est donc la prison, aujourd’hui, qui représente le summum de la sanction, celle qui enferme et tient à l’écart de la société tous ceux qui à un moment de leur existence n’ont pas respecté le pacte social qui nous permet de vivre (ou survivre, merci Daniel Balavoine) entre nous, sans que cela ne tourne à l’archaïsme. Mais ? Et oui, parce qu’il y a un mais. On en revient toujours à la même interrogation.

A quoi doit servir cette peine ? Punir ? Eduquer ? Réparer ? Protéger la société ? Prévenir une éventuelle récidive ? Permettre la réinsertion (oh le vilain gros mot!) ?

Un peu tout ça à la fois, je dirais. Et c’est là que le bât blesse. Oublier l’un de ces objectifs, c’est simplifier cette équation fragile qui pourtant est si nécessaire au vivre ensemble. C’est dans ce cadre que se situe l’aménagement des peines, qui n’est pas la mesure phare du laxisme, mais plutôt un pari sur l’avenir qui tient compte de ces multiples objectifs, et contribue, à terme, à la sécurité publique, terme si cher à une fange d’un certain électorat. Non, ce n’est pas une connerie que de dire cela !

Ce qui va suivre est tiré de mon expérience de CPIP. Le prénom, ainsi que certains éléments ont été modifiés, afin de préserver l’anonymat, sans que cela ne nuise à la réalité de la situation.

Jean-Pierre est incarcéré depuis 14 ans. Il a été condamné suite à des faits graves, il ne le nie pas. Avant son incarcération, il menait une vie d’errance, faite de larcins, de beuveries, et d’aller-retours en prison. Jamais il n’a pu vraiment se stabiliser, et… arriva ce drame. Imbibé d’alcool, de stupéfiants, il n’a pas pu se contrôler ce soir-là. Une dispute, une énième, et la violence laissa la place à la parole. Il se demande encore aujourd’hui comment il a pu en arriver là, ce n’est pas ce qu’il voulait. C’était son ami. Il partageait avec lui tous ses moments d’infortune, et pourtant… Cette sensation de ne jamais pouvoir réparer le hante. Il purge sa peine, comme on dit. Avec le crédit de réduction de peine accordé dès le début de sa détention et les remises de peine, il sort dans 3 ans. 3 ans, c’est loin, mais en même temps si proche.

Une première parenthèse s’impose ici sur le droit de l’application des peines, cette belle matière qui provoque bien des nœuds au cerveau des pénalistes qui préfèrent la lumière des Cour d’Assises que la petite salle à côté du parloir avocat qui sert de salle d’audience, au sein de l’établissement pénitentiaire. Beaucoup de mékéskidis ne comprennent pas que celui qui a été condamné à 10 ans ne les fassent pas (mais certains semblent tout aussi choqués que celle qui a été condamnée à 10 ans puisse les faire). A quoi diable riment ces réductions de peine ? Le tribunal a prononcé X ans, de quel droit réduit-on cette peine ? Et qu’est-ce que ces réductions à crédit, et ces réductions supplémentaires ? Y a-t-il des soldes dans la répression ?

La première question trouve sa réponse dans ce billet. Il s’agit de la lutte contre la récidive. On va y revenir avec Jean-Pierre.

La deuxième question a une réponse aussi simple : du même droit que celui avec lequel on a prononcé la peine : le droit pénal et sa cousine germaine la procédure pénale. Cette discipline couvre de la découverte de l’infraction et de l’enquête pour en identifier l’auteur jusqu’à l’exécution de la sanction, en passant bien sûr par le jugement des faits, qui n’est en réalité qu’une étape intermédiaire du droit pénal et en aucun cas son aboutissement (sauf en cas de relaxe ou d’acquittement bien sûr, qui n’est pas l’hypothèse la plus fréquente).

Quant aux deux dernières, voici. Jusqu’en 2004, la loi prévoyait des réductions de peine et des réductions de peine supplémentaires. Les premières étaient de fait systématiquement accordées, quitte à être retirées par la suite en cas de comportement problématique en détention. Les juges d’application des peines souffrant de tendinites à force de signer des ordonnances à la pelle, une réforme de 2004 (j’insiste sur l’année : c’est une réforme de droite) a créé le crédit de réduction de peine (CRP), accordé automatiquement au début de la peine, sans intervention du juge de l’application des peines (le crédit est appliqué directement par le greffe de l’établissement). Ce crédit est de 3 mois la première année, 2 mois les années suivantes et pour les durées inférieures à un an, sept jours par mois dans la limite de huit semaines. En outre des remises supplémentaires de peine (RPS) de 3 mois par année de peine à purger peuvent être octroyés par le juge de l’application des peines sous réserve d’avoir justifié d’efforts dans le parcours d’exécution de peine en terme de travail, de formation, d’obtention de diplôme, d’indemnisation des parties civiles, de soins…). Fin de la première leçon de droit de l’application des peines.

— « Qu’est-ce que je vais faire ? Je n’ai rien : ni logement, ni soutien familial, ni travail. Cela m’angoisse. Je n’y arriverai pas tout seul, je vais replonger si je n’ai pas d’aide. Cela fait si longtemps que je suis incarcéré. »

Il a été compliqué pour Jean-Pierre de s’adapter à la détention, au règlement. Il avait envie de tout casser. C’était plus fort que lui. Le temps lui a permis au fur et à mesure de se saisir de l’utilité d’un suivi addictologique, d’un suivi psychologique, de prendre conscience de son impulsivité, puis de penser à son avenir. Tout au bout de la peine, il y a forcément la sortie. Les personnes détenues, entre elles, aiment à dire « la prison, c’est dur, la sortie, c’est sûr » (quoique certains seraient enclins à ce que celle-ci n’intervienne jamais, au détriment de la philosophie de notre droit pénal qui consacre le fait que nul ne peut être condamné pour ce qu’il pourrait être susceptible de commettre ou de penser). Mais la sortie, dans quelles conditions ? Voilà l’alpha et l’omega de la dynamique sous-jacente à un aménagement de peine.

Progressivement, à l’aide de son CPIP référent, Jean-Pierre sollicite des permissions de sortir pour rencontrer des structures qui pourraient le prendre en charge, et ainsi l’aider dans sa reconstruction. Il y a bien longtemps que sa période de sûreté est terminée, et qu’il est dans les délais pour prétendre à ce type de mesure.

Ressortez vos cahiers à spirale.
La période de sûreté est une période de la peine durant laquelle le condamné ne peut prétendre à aucune permission de sortir, ni aménagement de peine, ni fractionnement ou suspension de peine pour raison médicale. Néanmoins, en cas de circonstances familiales graves (oui, le législateur a tout de même eu une once d’humanité), il est possible de solliciter une autorisation de sortie sous escorte qui permet d’aller éventuellement au chevet d’un proche mourant ou d’assister à des obsèques. C’est le refus d’une de ces mesures qui avait provoqué il y a un an des désordres et le blocage de l’autoroute A1 par des Gens du voyage ; étant précisé que cette dernière peut être accordée à tout moment de la peine pour une personne n’ayant jamais obtenu de permission de sortir, et dont il apparaît que cette modalité soit la plus adaptée. Le plus compliqué, c’est d’obtenir une escorte disponible, ce qui, ne nous le cachons pas, n’est pas toujours simple.

Cette période de sûreté est de droit et court jusqu’à la mi-peine (sauf décision motivée de la juridiction qui peut l’allonger jusqu’au deux tiers de la peine, pas la réduire) pour les condamnations à 10 ans et plus d’emprisonnement ou de réclusion criminelle, relatives aux infractions spécialement prévues par la loi (meurtre aggravé, viol, faits de terrorisme etc…). La mi-peine s’entend du fait d’avoir purgé une durée égale à celle restant à purger, néanmoins, sachez que les CRP et RSP ne s’imputent que sur la partie postérieure à la sûreté. Les mineurs condamnés ne font pas l’objet de période de sûreté. Cette période est de 18 ans pour les condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité (RCP, à ne pas confondre avec les CRP, vive l’administration et ses sigles) qui sont primaires (c’est à dire condamnés pour la première fois ou du moins sans être en état de récidive légale), 22 ans pour les récidivistes, et dans certains cas, peut aller jusqu’à 30 ans. Il est toujours possible de solliciter un relèvement de celle-ci en déposant une requête, si la personne condamnée justifie d’efforts exceptionnels, et de gages sérieux de réinsertion et de réadaptation sociale. Le Tribunal de l’application des peines, composé de 3 JAP, un greffier, un représentant du ministère public, et un représentant de l’administration pénitentiaire examine la situation du requérant. A l’issue des débats, et du délibéré, les magistrats peuvent décider d’un rejet, d’un relèvement partiel ou total. Concernant les permissions de sortir, il en existe divers types : maintien des liens familiaux (MLF – art D.145 du code de procédure pénale), préparation à la réinsertion sociale (art D.145 du code de procédure pénale|https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?idArticle=LEGIARTI000006515556&cidTexte=LEGITEXT000006071154) ; participation à une activité sportive ou culturelle, présentation devant un employeur, présentation dans un centre de soins, comparution devant une juridiction (art D.143 du code de procédure pénale).

La loi fait le distinguo selon que le condamné est incarcéré en maison d’arrêt (prévenus et condamnés à des courtes peines, ou en attente de transfert en établissement pour peines), ou en établissement pour peines : centre de détention (condamnés à 2 ans et plus, jusqu’à la perpétuité, au profil considéré comme peu dangereux) ou en maison centrale (profils considérés comme « dangereux », avec de très lourdes peines, souvent la perpétuité).

A présent, bienvenu dans le fameux casse-tête des délais !
L’octroi de ce type de mesure n’est subordonné à aucune condition de délai pour les condamnés à une peine privative de liberté égale ou inférieure à un an.
En maison d’arrêt, comme en maison centrale, pour les autres, ils doivent avoir effectué la moitié de leur peine et avoir un reliquat de peine inférieur ou égal à 3 ans.
En centre de détention, les personnes détenues sont permissionnables (oui je sais, ce n’est pas beau) à partir du tiers de peine pour les permissions Maintien des Liens Familiaux et préparation à la réinsertion sociale, mi-peine pour celles d’une journée relevant de l’article D.143 du code de procédure pénale. Pour les permissions Maintien des Liens Familiaux, elles peuvent être de 1 à 5 jours, et une fois par an, de 10 jours.
Les condamnés en aménagement de peine sous bracelet électronique, semi-liberté ou placement extérieur peuvent aussi bénéficier de permissions de sortir. Concrètement, le placé sous surveillance est dispensé de ses horaires de présence à domicile, le semi-libre, de réintégrer le centre de semi liberté le soir, et le placé à l’extérieur, de toute obligation lié à sa surveillance.

Revenons-en à Jean-Pierre.

Après 14 ans d’incarcération, le retour vers l’extérieur n’est pas si simple, tant la vie en prison diffère de la vie à l’extérieur. En plus, la société a changé. C’est le juge de l’application des peines qui décidera de lui octroyer ou non la permission de sortie, en Commission d’application des peines après avis du représentant du ministère public, du SPIP, de la direction de l’établissement et du gradé de détention. Oui, c’est comme une audience, mais sans le condamné et son avocat. Ça va plus vite. Durant la Commission d’Application des Peines, la situation de Jean-Pierre sera examinée sous toutes les coutures :
Que fait-il en détention ? Travail, formation, cours scolaires, suivi médical ? Quelle réflexion sur les faits ? Effectue t-il des versements volontaires pour indemniser les parties civiles ? Et la sortie, qu’est-ce qu’il envisage ? Il a du soutien ? Respecte t-il le règlement ? Vous voyez, le magistrat ne prend pas sa décision au petit bonheur la chance. Il s’entoure d’éléments qui lui permettront de prendre sa décision, tout en sachant que cela ne saurait préjuger de ce qu’il pourrait éventuellement se passer. Non, personne ne peut prédire l’avenir ! Il y a forcément une part de prise de risque, parce que les personnes détenues sont des êtres humains, comme vous et moi, et pas des machines programmables ou programmées. Lors d’un débat contradictoire (c’est comme une Commission d’Application des Peines, mais en présence du condamné et de son avocat ; ça va moins vite du coup) qui statue sur l’octroi d’un aménagement de peine, ce sont les mêmes enjeux.

Sur le parking de l’établissement, Jean-Pierre se sent mal. La vue sur l’horizon, les arbres, l’espace lui donnent le vertige. Il est trop habitué à évoluer dans un espace confiné, derrière de hauts murs. Mais cela lui fait du bien. Enfin, un pied dehors. Il attend l’éducateur de l’association qui serait susceptible de le prendre en charge ultérieurement. Il appréhende car il souhaite réellement être aidé. Il sait que dans 3 ans, il pourrait très bien se retrouver sur ce même parking, seul, avec ses bagages, et sans endroit où aller (Bien que cela reste possible de travailler une prise en charge à l’issue d’une peine, mais c’est souvent plus délicat faute de place disponible, et de financement. Sans rentrer dans des détails complexes, il existe des conventions entre les SPIP et certaines structures d’accueil qui permettent d’obtenir des places pour les personnes placées sous main de justice dans le cadre d’un aménagement de peine).

Les entretiens se sont bien déroulés. Il a pu visiter les locaux, rencontrer l’équipe de travailleurs sociaux, l’équipe médicale, et certains autres résidents. Cela le rassure de savoir qu’il pourra être accompagné dans ses futures démarches. Il veut s’en sortir mais il a tellement de choses à faire : trouver un travail, un logement, ne plus retomber dans ses addictions. Il a conscience qu’il n’y arrivera pas seul, même s’il lui a fallu du temps pour l’admettre. La structure a donné son aval pour le prendre en charge sous la forme d’un placement extérieur probatoire à la libération conditionnelle dans 3 mois, ce qui va lui laisser le temps de préparer l’audience devant le Tribunal de l’application des peines. Cela fait un an et demi qu’il a déposé sa requête en aménagement de peine. Entretemps, il est allé dans un des trois Centres Nationaux d’Évaluation (CNE) qui a procédé à une évaluation de sa dangerosité pendant 6 semaines. A l’issue, la commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté (CPMS) s’est réunie et a émis un avis, qui n’est que consultatif. Ne me demandez pas pourquoi, mais bien souvent, il est défavorable. Enfin, d’après mon expérience, ce qui n’est peut-être pas représentatif de la jurisprudence nationale.

Un peu d’explications.
A la mi-peine, tout condamné peut former une requête en aménagement de peine. Ceux qui relèvent du CNE et de la CPMS (condamnés à 10 ans et plus pour des infractions spécialement prévues, qui sont les mêmes que celles rentrant dans le champ d’application de la période de sûreté et plus largement de la rétention de sûreté) devront forcément satisfaire à une mesure probatoire de 1 à 3 ans : placement sous surveillance électronique (PSE), le fameux “bracelet électronique”; placement sous surveillance électronique mobile (PSEM), qui suppose de se déplacer avec un boitier qui indique en permanence sa position  ; semi-liberté (SL) où le condamné dort dans un centre de semi liberté et sort dans la journée pour exercer un travail ou suivre une formation par exemple, placement extérieur (PE), avant de bénéficier d’une libération conditionnelle – allez, un dernier petit acronyme pour la route, on aime bien, LC. On parle alors de mesure probatoire à la libération conditionnelle, mesure probatoire, car il s’agit d’une période durant laquelle il doit faire ses preuves. Mais, une mesure probatoire peut être prononcée également pour n’importe quel autre, si le juge de l’application des peines estime qu’il est préférable qu’il fasse d’abord ses preuves en étant plus encadré. Dans ce cas, elle peut être de quelques mois.
Mais, une mesure probatoire à la libération conditionnelle peut aussi être sollicitée avant la moitié de la peine par ceux ne relevant pas du CNE et de la CPMS, et qui devront alors être sous le régime de celle-ci au moins jusqu’à qu’à la date fatidique.

Mais… Mais, non, il n’y a plus de mais.
Quoique…

A deux ans de la fin de peine (un an pour les récidivistes), il est possible de se voir octroyer un PSE, une SL, ou un PE (maintenant que les acronymes n’ont plus de secret pour vous) « sec », sans LC à l’issue.
Et, depuis la réforme Taubira de 2014, la situation de chaque détenu est examinée aux deux tiers de peine pour que, potentiellement, une libération sous contrainte (LSC) puisse leur être accordée (peine ou cumul de peines inférieur ou égal à 5 ans), ou une LC (peine ou cumul de peines supérieur à 5 ans). L’exécution de ces dernières mesures s’effectue selon les mêmes modalités que précédemment, sauf qu’il n’y a pas de mesure probatoire sur la LSC, qui ne nécessite, selon la loi, que d’un lieu d’hébergement stable, alors que pour le reste, il convient nécessairement d’avoir un projet de sortie (travail, formation, prise en charge par une structure).
Indigeste, vous avez dit indigeste, le droit de l’application des peines ?



Jean-Pierre n’a pas pu demander de permissions maintien des liens familiaux, ce que généralement, les autres, ceux qui sont soutenus par leur famille, font. C’est tellement compliqué avec ses proches qu’il a préféré oublier. Tant pis ! Même si dans l’absolu, cela fait aussi partie de la préparation à la sortie, n’en déplaise à ceux qui pensent qu’il ne s’agit que de vacances accordées aux personnes détenues. Reprendre sa place auprès des siens n’est pas chose aisée, les parloirs n’étant bien souvent pas l’endroit pour parler de la réalité parfois dure du quotidien. Cela demande du temps.

Devant le tribunal de l’application des peines, Jean-Pierre revient sur les faits qu’il a commis, son parcours de vie, son parcours de détention qui au départ était fluctuant, le sens qu’il donne à la peine qu’il purge, ses futurs projets de vie, ses difficultés passées et ce qu’il en fait aujourd’hui. L’administration pénitentiaire (SPIP + direction de l’établissement) est favorable à sa requête en aménagement de peine sous la forme d’un placement extérieur probatoire à la libération conditionnelle dans la mesure où il justifie d’efforts sérieux dans sa détention, qu’il a pris conscience de ses fragilités, qu’il a mis en place des suivis médicaux et qu’il dispose d’un projet finalisé avec une prise en charge adaptée à sa situation qui lui permettra de se réinsérer dans la société de manière progressive ; le parquet est sans opposition pour les mêmes raisons même s’il relève que la réflexion sur les faits reste à approfondir (évidemment, cela lui ferait trop mal d’être favorable – bisous les parquetiers). Stressé, Jean-Pierre, qui était accompagné de son avocat commis d’office, quitte la salle d’audience (qui se trouve dans l’établissement), en attendant le délibéré qui sera rendu dans un mois.

Par jugement du tribunal d’application des peines de Trifouillis-les-Oies, Jean-Pierre est admis au bénéfice du placement extérieur probatoire à la libération conditionnelle à compter du 1er avril 2016. La placement extérieur durera 1 an, période durant laquelle il sera écroué et compté dans l’effectif de la maison d’arrêt compétente où se trouve la structure où il sera placé. On appelle ça les personnes écrouées, non hébergées. Durant cette année, il bénéficiera d’une prise en charge complète et devra respecter le règlement intérieur de la structure sous peine que le juge de l’application des peines soit alerté. Il devra poursuivre ses soins, rechercher un travail ou une formation, indemniser les parties civiles, ne pas paraître sur le lieu des faits, et justifier de ses démarches auprès du Conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation qui le suivra. Il pourra en profiter pour faire ses démarches de recherches de logement quand il sera stabilisé. Il aura également des horaires de sortie à respecter. A l’issue de cette année, si tout se passe bien et qu’il respecte ses obligations, il sera admis au régime de la libération conditionnelle, ce qui veut dire qu’il ne sera plus ce numéro d’écrou, le fameux matricule qui identifie toutes les personnes incarcérées de France et de Navarre. C’est symbolique mais cela sous-entend plein de choses, et n’est pas anodin dans le retour à la liberté. Encore une étape de franchie ! Le suivi du SPIP se poursuivra jusqu’à la date de fin de la peine. Il sera convoqué régulièrement pour faire le point. Le juge de l’application des peines se souciera du respect de ses obligations jusqu’à la même date. Si Jean-Pierre faillit, y fait défaut, il sera rappelé à ses obligations. Si cela lui arrive trop souvent, ou qu’il commet des infractions, il peut se voir retirer la mesure, ce qui implique une ré-incarcération pour qu’il finisse d’exécuter le restant de sa peine, et purger la nouvelle en cas de nouvelle condamnation. Comment ça ? L’aménagement de peine n’est donc pas qu’une mesure de faveur qui ne sert qu’à libérer les pôvres détenus avant la date prévue ? Tout n’est donc pas acquis ? Mince alors, ce n’est pas si laxiste que ça finalement. Mais sinon, qu’est-ce que cela apporte de plus à la société ?

Avant son incarcération, Jean-Pierre était isolé, et SDF. Il était parasité par ses addictions et son impulsivité. Il a profité de sa peine pour prendre en compte sa situation et mettre en place des choses en réponse à ses fragilités. Seulement, la prison n’est pas l’extérieur, et il y a tout un tas de difficultés auxquelles il va se retrouver confronté une fois sorti. Ainsi, ne vaut-il pas mieux qu’il bénéficie d’un encadrement et d’un accompagnement pour l’aider à faire face, tout en restant sous contrôle, que de sortir tout au bout de sa peine, qu’aurons nous fait de lui ?

Qu’aurons nous fait de lui, pour qu’il puisse réintégrer notre société dans de meilleures conditions ?
Qu’aurons nous fait de lui, pour éviter qu’il ne récidive ?
Qu’aurons nous fait de lui ?

Nota : Vous noterez que ce récit ne laissait pas la place à l’évocation des alternatives à l’incarcération qui, dans la pratique, ont la même essence philosophique que les mesures d’aménagement de peine, et qui renvoient, elles aussi, à l’utilité sociale de la sanction. Aujourd’hui, l’emprisonnement est la référence de notre système, mais il ne saurait être la réponse absolue, tant les conséquences qui en découlent ne permettent pas de dire qu’il est satisfaisant pour répondre à TOUS les objectifs dévolus à la sanction pénale. Il faut toujours conserver à l’esprit que toute personne incarcérée, en temps normal, à vocation à réintégrer notre société, toute la question étant de savoir dans quelles conditions. Seulement, dans notre société, sommes-nous prêts à accepter que la condamnation n’est pas destinée uniquement à « faire payer » le coupable pour le ou les faits qu’il a commis, comme une sorte de substitut de vengeance ? Tant que nous n’aurons pas dépassé cette idéologie… Autant dire que nous n’avons pas le cul sorti des ronces…

Les déconneurs du Monde

Par : Eolas

Je suis sorti effaré de la lecture d’un article de la rubrique “les Décodeurs” du Monde intitulé “le juge d’application des peines au cœur des accusations. Une tel ramassis d’approximations quand ce ne sont pas des erreurs flagrantes et des confusions grossières a de quoi me laisser sans voix, ce qui chez un avocat est chose rare, et est désespérant à trouver dans une rubrique se voulant de vérification et de pédagogie, et qui d’habitude remplit fort bien ce rôle. Errare humanum est : l’article a été promptement mis hors ligne, mais pas assez promptement pour que je n’aie quasiment fini le premier jet de cet article, que je publie donc néanmoins.

Je n’aurai jamais la prétention de prétendre que la justice est simple, mais elle n’est pas compliquée au point d’être au-delà de la compréhension humaine. Vous allez voir que la rectification n’est pas si longue que cela.

L’article s’intitulait Le juge d’application des peines au cœur des accusations, et reprenait la polémique dans un verre d’eau qui a agité cette semaine les réseaux sociaux, où la patte d’un parti d’extrême droite dont le nom commence par F et finit par haine était nettement perceptible. L’objet de la polémique : l’assassinat odieux du prêtre de la paroisse de Saint-Étienne-du-Rouvray aurait été rendue possible par la décision prise par un juge d’application des peines de libérer l’auteur probable des faits, abattu par la police peu de temps après. Bref, c’est encore une fois de la faute d’un juge. Il faut l’identifier et le punir. La chasse à l’homme a été lancée sur les réseaux et a tourné court, et pour cause : la proie n’existait pas. Aucun juge de l’application des peines n’est intervenu dans ce dossier ni n’a jamais eu à connaître du cas du principal suspect.

Rappelons donc le schéma d’une procédure judiciaire pénale.

Au début est le crime (ou le délit). Un fait est commis que la loi interdit et réprime pénalement (si la loi se contente d’interdire, sans assortir d’une sanction pénale, prison ou amende, ce n’est pas une infraction, on n’est pas dans le droit pénal).

Dans un premier temps a lieu la phase policière[1]. Soit que la police découvre elle-même l’infraction (c’est une de ses missions que de les rechercher en permanence), soit que la victime, un témoin ou le procureur de la République, qui a la haute main sur les poursuites des infractions le lui demande.

Cette phase peut se décomposer en deux temps. Le premier est quand l’infraction vient de se commettre. Les indices sont encore intacts, le suspect n’est pas loin, il y a urgence à agir. Cette phase s’appelle la flagrance. Elle est limitée dans le temps à quinze jours maximum, et laisse à l’officier de police judiciaire (l’OPJ) en charge du dossier une large autonomie d’action et d’initiative. Il peut notamment décider de mesure coercitives sans en référer à quiconque (perquisitions, gardes à vue, etc), autrement que par des comptes-rendus au procureur de la République, qui doivent cependant être faits le plus rapidement possible, pour qu’il exerce sa mission de surveillance des procédures. Le second est l’enquête préliminaire. Elle peut succéder à la flagrance, ou, si les faits sont déjà anciens, en être l’unique composant. Dans cette hypothèse, l’OPJ a perdu son autonomie. Il dépend des instructions du procureur de la République, et même de son autorisations pour l’emploi de moyens coercitifs (les plus puissants étant carrément soumis à l’autorisation d’un juge).

Cette phase peut constituer l’unique phase préparatoire. Si l’enquête de police a réuni tous les éléments utiles pour établir la réalité des faits et identifier leur auteur, le procureur peut envoyer ce dossier (et le suspect) devant le tribunal. Ainsi, tous les dossiers jugés en comparutions immédiates sont préparés uniquement en flagrance.

Cependant, si les faits sont complexes, graves, ou si les suspects ont été interpellés mais que l’enquête n’est pas terminée, le procureur peut décider de recourir à une super-phase préparatoire, confiée à un juge enquêteur, aux pouvoirs très étendus, car il est juge. C’est l’instruction, ou information judiciaire (les deux termes sont synonymes). L’instruction a un intérêt essentiel aux yeux du parquet : c’est la seule hypothèse où les suspects peuvent être incarcérés pendant l’enquête, ce qu’on appelle la détention provisoire. Que ce soit clair : le parquet ne saisit quasiment jamais un juge d’instruction s’il ne veut pas cette détention provisoire, ou à tout le moins une restriction de la liberté du suspect, le contrôle judiciaire. De réforme en réforme, les lois successives ont attribué au parquet des pouvoirs d’enquête très larges (le but étant à terme de supprimer cette fonction, car je ne suis pas sûr que le projet ait été définitivement abandonné, même s’il n’est pas dans les cartons de l’actuel gouvernement). Car l’instruction a une particularité essentielle : confiée à un juge indépendant, elle échappe définitivement aux mains du parquet. Le parquet ne peut plus classer sans suite une affaire qui gênerait soudainement sa hiérarchie, qui, rappelons-le, remonte jusqu’au Garde des Sceaux, membre du Gouvernement. Qui a dit Bettencourt ? Qui a dit Tiberi ?

Le juge d’instruction n’est pas nécessairement saisi une fois que la phase policière a identifié et arrêté les suspects. C’est assez fréquent, mais pas systématique. Il peut aussi être saisi afin de démanteler un réseau organisé, en mettant en place des écoutes, de la géolocalisation, des sonorisations (des micros espion dans des lieux privés), des piratages informatiques même. Mais à l’instant où il décide qu’il a assez d’éléments pour interpeller le suspect, c’est la fin du secret. Le suspect se voit notifier sa mise en cause dans l’enquête, c’est la mise en examen, et a dès cet instant un accès à l’intégralité des pièces de la procédure pour pouvoir se défendre. Et c’est bien. C’est parfois un grand moment de mélancolie pour l’avocat appelé pour assister un client déféré devant le juge d’instruction pour sa première comparution quand il découvre des milliers et des milliers de pages de procédure l’attendant. Le suspect, devenu mis en examen, peut aussi à ce moment être placé en détention provisoire, ce qui est moins bien. L’instruction se poursuit et inclut des expertises confiés à des spécialistes, des interrogatoires et confrontations, et toute mesure que le juge estime utile à la manifestation de la vérité dans la limite posée par la loi. On a écrit des traités sur la chose, permettez-moi de ne pas m’y attarder.

Quand le juge estime avoir achevé son travail, il met fin à son enquête et s’ouvre une phase de débat entre les parties sur les suites à tenir. Cette phase s’appelle le règlement. A son terme, le juge prend une ordonnance dite de règlement, qui marque la fin de son travail. Il est déchargé du dossier.

Cette ordonnance peut être de trois types. Soit elle constate qu’il n’y a pas à donner suite à ce dossier (que ce soit pour des raisons juridiques ou de fait). C’est le non lieu. Soit elle constate qu’il y a des charges suffisantes pour soupçonner un délit, et renvoie le dossier devant le tribunal correctionnel : c’est une ordonnance de renvoi. Soit elle constate qu’il y a des charges suffisantes pour soupçonner un crime et saisit la cour d’assises, c’est une ordonnance de mise en accusation. Notons que seul un juge d’instruction peut saisir la cour d’assises, et que l’instruction est donc obligatoire en matière de crime.

Ajoutons que la victime d’une infraction peut décider de se passer de l’intervention du parquet et saisir elle-même directement le tribunal correctionnel ou le juge d’instruction pour qu’il ouvre une information sur les faits.

Voilà comment un dossier arrive devant un tribunal ou une cour d’assises pour être jugé soit, le plus fréquemment, à l’initiative du parquet après la phase policière, soit par renvoi d’un juge d’instruction, soit directement par un particulier.

Puis le procès a lieu, et la personne poursuivie, qu’on appelle prévenu devant un tribunal et accusé devant la cour d’assises, si elle ne m’a pas pris comme avocat, est condamnée. Elle peut exercer des recours (appel puis pourvoi en cassation), mais si elle ne les exerce pas dans les délais ou qu’ils sont rejetés, la décision devient définitive. La peine doit dès lors être exécutée.

C’est à cette phase, et à cette phase seulement, qu’entre en jeu le juge de l’application des peines (JAP). Son rôle consiste à superviser l’exécution de la peine, et à trancher les questions des modalités de son exécution. En aucun cas, le JAP ne peut trancher les questions liées au contentieux de la peine, questions qui appartiennent à la juridiction ayant prononcé la peine. Le JAP peut décider, avant l’incarcération pour une peine n’excédant pas deux années, d’un éventuel aménagement permettant l’exécution de la peine autrement qu’en détention pure et simple, et pour les condamnés incarcérés, traite des questions liées aux réductions de peine, et à la libération conditionnelle.

Le JAP est le juge le plus mal compris de la chaine pénale, et Dieu sait que ce titre est très disputé. Il est perçu comme le juge du laxisme, le juge qui empêche les peines de prison d’être exécutées. Alors qu’en réalité, il est celui qui s’assure de l’exécution des peines, avec le parquet dont c’est aussi la mission et qui peut reprendre l’initiative si le condamné ne répond pas aux convocations et ne respecte pas les décisions du JAP, et surtout, surtout, il est le juge de la lutte contre la récidive.

Ne vous méprenez pas. La lutte contre la récidive est une obsession chez les magistrats, et quoi qu’on en pense, chez les avocats pénalistes aussi : on n’a pas de programme de fidélité, et moins on voit nos clients, plus eux et nous sommes contents. C’est notre point commun avec les oncologues. Et la lutte contre la récidive ne se mène pas dans les prétoires à coups d’années de prison. Elle se mène dans les cabinets des juges d’application des peines, dans les commissions d’application des peines et dans les débats contradictoires en détention, face à face avec le condamné, en prenant en compte sa personnalité, sa situation, et en cherchant avec lui comment il va s’en sortir. Pour cela, les JAP sont assistés d’un service de l’administration pénitentiaire, qui porte le joli nom de SPIP, le Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation. Ses agents, les Conseillers d’Insertion et de Probation (CIP), sont dans les établissements pénitentiaires et suivent chaque détenu, et à l’extérieur reçoivent les condamnés non détenus, par exemple ceux ayant un sursis avec mise à l’épreuve ou en liberté conditionnelle pour s’assurer du respect de leurs obligations, et en rendent compte au juge qui peut décider de révoquer le sursis si le condamné ne joue pas le jeu. Ils sont nos interlocuteurs pour nos clients détenus, et leur aide nous est précieuse. J’en profite, chers CIP, pour vous le dire au nom de toute ma profession : nous vous aimons d’amour.

Ce que ne comprennent pas ou à mon avis ne veulent pas comprendre les tenants du tout répressif pour qui, si c’est pas la prison, ça n’existe pas, c’est que les aménagements, ça marche. Le taux de récidive sur peine aménagée est beaucoup plus bas, ça responsabilise le condamné qui voit que s’investir dans une démarche de réinsertion est pris en compte en sa faveur, et l’aménagement permet un retour à la liberté avec un domicile et idéalement un travail sinon une formation qui l’attend. C’est mieux que se retrouver seul sur le parking de la maison d’arrêt avec un ticket de bus et quelques euros en poche à titre de pécule.

Le taux de récidive est plus bas : il n’est pas nul. Et c’est sur ces échecs de l’aménagement que s’appuient les démagogues, et ils ont beau jeu : les réussites sont nettement moins spectaculaires et ne font jamais la Une. Il y en a pourtant de belles.

Dernière chose enfin sur la remise en liberté, soit d’une personne en détention provisoire soit d’un condamné avant sa fin de peine. Oui, certaines de ces personnes vont commettre, une fois retournées en liberté, un acte terrible. Mais cela ne signifie pas qu’au moment où cet élargissement a été envisagé et débattu, elles avaient déjà formé ce projet criminel et jouaient les agneaux pour tromper leur monde. Le passage à l’acte est sans doute un mécanisme psychologique complexe, mais il peut être rapide, instantané même face à des circonstances, et on voit dans les dossiers judiciaires beaucoup plus de passages à l’acte impulsifs plutôt que mûrement préparés et réfléchis. Blâmer un juge d’avoir remis quelqu’un en liberté qui est repassé à l’acte alors qu’au moment où il était devant son juge, il avait sincèrement envie de tourner la page, c’est reprocher au juge de ne pas lire l’avenir. Je n’accepterai la critique que de la part de quelqu’un qui m’aura donné d’avance les numéros de l’euromillion, via cette page, merci.

Donc, que s’est-il passé dans le cas du meurtrier du prêtre de Saint-Étienne-du-Rouvray ?

Il semblerait, d’après les éléments publiés dans la presse, qu’il se serait rendu à deux reprises en Turquie dans l’intention de passer en Syrie rejoindre un mouvement djihadiste. À nouveau intercepté par les autorités turques, il a été extradé en France, interpellé à son arrivée, placé en garde à vue (phase de police) puis au terme de cette mesure présenté à un juge d’instruction spécialisé dans l’antiterrorisme. Il a été placé en détention provisoire pendant 10 mois avant que le juge d’instruction ne décide de sa remise en liberté sous surveillance électronique, ce qui implique qu’il était astreint à rester à son domicile pendant des plages horaires fixes, faute de quoi cela déclenche une alerte et il peut être considéré en état d’évasion. Le parquet n’étant pas d’accord, il a fait appel, et la chambre de l’instruction de Paris, composée de trois magistrats expérimentés, tous anciens juges d’instruction généralement, a confirmé cette décision. Ce jeune homme n’ayant pas été condamné, aucun juge de l’application des peine n’a jamais eu à connaître de ce dossier. Quant à blâmer les juges, vous en avez quatre qui ont participé à cette décision, et encore, s’agissant de la chambre de l’instruction, vous ne pouvez pas savoir si l’un d’entre eux n’a pas exprimé son opposition mais a été mis en minorité. Et le secret du délibéré interdit de révéler ce qui fut, sous peine de prison. Et comme je l’ai dit plus haut, rien ne permet à quiconque d’affirmer qu’au moment où il a demandé et obtenu sa libération, l’intéressé avait déjà formé son intention criminelle.

La France traverse actuellement une épreuve par ces attentats répétés. Le vrai défi qui nous guette est de garder l’esprit lucide et de refuser de sacrifier nos valeurs pour se défendre de ceux qui veulent les détruire. L’opposition est en-dessous de tout à cette occasion, car la proximité d’une élection présidentielle qu’elle pense avoir gagné d’avance alors qu’elle n’a toujours pas choisi son candidat a tout pour lui faire perdre la Raison. Ajoutons à cela le sentiment de culpabilité d’élus locaux terrifiés à l’idée qu’on découvre que leurs discours sécuritaires s’accompagnent dans les faits d’un absentéisme à toute prise de décision concrète sur les questions de sécurité, et vous aurez rapidement une course à l’échalote pour accuser quelqu’un d’autre d’être responsable. Et les juges, astreints au silence de par leur statut, sont une proie toujours tentante pour les démagogues.

Note

[1] Policière étant entendu au sens juridique et non organique de la police nationale, corps de fonctionnaires dépendant du ministère de l’intérieur. Ces missions dites de police sont également tenues par les gendarmes et les douanes.

L'indignation de Tartuffe

Par : Eolas

Pas de vacances pour les démagogues, qui profitent toujours du calme de l’actualité politique pour exercer leur passion : montrer leur tête à la télé.

Dans ce rôle où pourtant il ne nous avait pas trop habitué se trouve Thierry Solère, qui a fait usage du droit que lui donne sa fonction de député pour aller visiter un établissement pénitentiaire, ce qui est sur le principe une excellente idée. Il a opté pour Fleury-Mérogis, ce qui en est une meilleure encore, tant la situation du plus grand centre pénitentiaire d’Europe est préoccupante, quand bien même une longue période de travaux vient de s’achever qui a donné une nouvelle jeunesse à cette prison qui en avait bien besoin, du fait de son taux d’occupation. De fait, ce gouvernement, présenté de manière pavlovienne comme laxiste, détient le record du nombre de personnes détenues. Mais personne n’a jamais accusé l’opposition de nourrir une passion dévorante pour les faits.

Comme c’était prévisible, il en est sorti indigné. Hélas pas pour ce qu’on aurait pu croire, c’est le sort d’UN détenu parmi les 4000 (pour 2855 places) qui l’a ému, et parce que ses conditions de détention serait, on a du mal à le croire en l’écrivant, trop bonnes. Tout s’explique par la personne du détenu en question, Salah Abdeslam, suspecté d’avoir pris part à l’organisation et à la commission des attentats du 13 novembre dernier[1].

Fleurant le bon coup médiatique et ne voulant laisser à personne d’autre le soin de dire des âneries dans un micro, Éric Ciotti a sauté sur l’occasion pour s’indigner encore plus fort. Il faut dire qu’il joue sur du velours : l’horreur qui nous a saisis lors de ces attentats n’a pas disparu, et la colère qui nous habite peut aisément inhiber notre Raison, et Éric Ciotti doit son élection au fait que la première prend si aisément le pas sur la seconde.

Que nous vaut ce grand numéro d’ire de l’alopécique de la Baie des Anges et de l’hirsute des Hauts-de-Seine ? Le fait que Salah Abdeslam jouirait d’une salle de sport à son usage exclusif, aménagée dans une cellule de son quartier d’isolement, alors même que, comme on l’a vu, la maison d’arrêt est pleine à craquer. Taubira démission. Ah non zut c’est déjà fait.

Passons sur le fait que cette préoccupation des conditions de détention des autres détenus, dans la partie surpeuplée de la prison, est ce qu’on appelle un sentiment soudain. Il n’est jamais trop tard pour se préoccuper de ces choses-là même si je redoute que cette attention ne soit qu’éphémère. Voyons les raisons (non ce n’est pas un gros mot) qui ont poussé l’administration pénitentiaire à prendre ces dispositions, et profitons-en pour examiner les conditions de détention réelles de M. Abdeslam. Comme le rappelle Judge Marie dans son très bon billet sur la question, écrit du point de vue d’un magistrat, « ce qu’il subit, ce qu’on lui accorde, c’est dans notre intérêt à tous bien plus que dans le sien ».

Salah Abdeslam n’est pas un détenu comme les autres. C’est une évidence, me direz-vous, mais visiblement pas pour MM. Solère et Ciotti. C’est pourtant un premier indice qui pourrait expliquer son régime de détention exorbitant, et certainement pas favorable. Salah Abdeslam a été placé, par décision de l’administration pénitentiaire, au régime dit de l’isolement. On parle donc d’isolement administratif, car décidé par l’administration, par opposition à l’isolement sollicité par le détenu lui-même, qui est levé à sa demande. L’isolement est un régime qui implique que le détenu soit complètement coupé du reste de la population carcérale. Les promenades ont lieu dans des cours dédiées (de 8m sur 3,50 m à Fleury, source CGLPL), entièrement ceintes de murs et recouvertes d’un grillage) où le détenu est seul, et toute activité de type bibliothèque ou culte a lieu à des heures où les autres détenus n’ont pas accès à ces lieux. Dans le cas de Salah Abdeslam, l’administration pénitentiaire, craignant une évasion, un suicide (ce qui est pour elle une variante de l’évasion) ou une agression, a décidé d’un régime renforcé, avec surveillance 24h/24 par des caméras, et surtout de ne jamais l’emmener dans des endroits fréquentés par des autres détenus, de crainte que des messages ne soient transmis (un papier plié et dissimulé, ou le simple déplacement d’objets peuvent constituer un code, les détenus ne manquent pas d’imagination, il faut dire qu’on leur laisse beaucoup de temps libre pour réfléchir à ça).

Je vous laisse méditer un moment sur ce point : Salah Abdeslam ne voit personne d’autre que les surveillants, qui ont pour consigne de ne pas engager de dialogue avec lui. Et ce tous les jours. Réjouissez-vous si vous avez un tempérament de tortionnaire qui ne demande qu’un alibi pour s’exprimer fièrement, mais convenez en tout état de cause que ce n’est pas un traitement de faveur, loin de là.

Cet isolement absolu interdit que les cellules voisines soient occupées ; de fait, qu’aucune cellule à portée de vue ou d’oreille ne soit occupée par un autre détenu, sous peine de perdre toute efficacité. Il est donc seul dans son couloir, là encore, pas pour son confort personnel. Une des cellules a été aménagée pour la surveillance vidéo. C’est là que se trouvent les moniteurs de contrôle et qu’un fonctionnaire les surveille 24 heures sur 24. M. Ciotti, ardent partisan de la viséosurveillance, se plaindra sans doute qu’on veille trop à sa sécurité.

Reste donc le scandale de la salle de sport. Ladite salle de sport est en fait une des cellules inoccupées dans laquelle a été posé… un rameur. Un rameur, c’est tout, même si un autre équipement, pas encore précisé, est annoncé (je suppute un tapis de course). Pour vous donner une idée de ce dont on parle, voici la photo de l’espace aménagé au sein de l’unité dédiée aux détenus radicalisés de la prison d’Osny.Osny_scalewidth_630_1_.jpg

Et pourquoi donc ce déballage ostentatoire d’équipements somptuaires ? Parce que c’est la loi. La loi prévoit une obligation d’activité (ne vous laissez pas abuser par le terme de condamné, ce droit s’applique à toute personne détenue), pas un droit à une activité, une obligation, activité fixée par le directeur d’établissement, et qui doit viser à la réinsertion du détenu. Si le détenu ne maitrise pas le français ou est illettré, ce sera prioritairement un enseignement de la langue. Sinon, une gamme d’activités est offerte, dont des activités sportives, plusieurs fédérations ayant signé un partenariat avec l’administration pénitentiaire, dont des fédérations de sports de combat tels que le karaté et la boxe française savate. Pourvu que M. Ciotti ne l’apprenne jamais. La direction, tenue de lui proposer une activité, a donc eu recours à la plus simple à mettre en place et qui ne supposait pas de contact avec un tiers : le sport.

Au-delà de cette obligation légale, permettre à un détenu confiné à ce point une activité est indispensable, pour des raisons de santé tout simplement. Et oui sa santé compte, tout simplement si on veut qu’il soit physiquement présent à son procès (les autorités ont une trouille bleue d’un éventuel suicide). Il faut avoir un schéma mental sacrément déficient pour considérer un rameur dans un cagibi comme une faveur. Sa mise à disposition exclusive est due à des motifs de sécurité, comme on l’a vu, pas de convenance personnelle (je suis persuadé que Salah Abdeslam ne demande qu’une chose, à part être remis en liberté, c’est être mélangé aux autres détenus). Et lui refuser toute activité physique au point de voir sa santé physique se dégrader lentement, outre le fait que cela entrainerait des frais de prise en charge médicale bien plus élevés qu’un rameur, aboutirait immanquablement à la condamnation de l’État pour traitements inhumains ou dégradants (l’avocat de M. Abdeslam est particulièrement vigilant aux droits de son client, hommage lui soit rendu). En tant que contribuable, avez-vous envie de voir l’argent de l’État finir dans la poche de M. Abdeslam, juste pour le plaisir de le priver d’un rameur, outre l’humiliation de la condamnation ?

Si malgré cela vous vous indignez encore qu’on traite humainement quelqu’un que l’on soupçonne d’avoir participé à un crime si terrible, je vous rappelle que c’est précisément ce qui nous distingue de nos ennemis autoproclamés. Nous refusons de maltraiter nos ennemis, non pas parce que nous n’avons pas encore trouvé de fin assez noble qui le justifie, mais parce que, en toute circonstance, la méthode est contraire à nos valeurs. Si cela vous répugne, alors vous êtes plus proche d’eux que vous ne le soupçonnez.

Ah et un dernier mot pour ceux qui invoquent les victimes ou leur famille pour dire qu’il n’a pas à se plaindre de quoi que ce soit. Vous insultez les victimes et leur famille en les invoquant pour justifier un traitement inhumain sur quelqu’un qui ne vous a rien fait à vous. Vous en faites sans la moindre honte des alibis à votre perversité. Vous devriez être député.

Note

[1] Précision de vocabulaire à l’attention des lecteurs toujours prêts à porter atteinte à l’honneur d’un diptère : j’emploie le terme “suspecté” car le terme “accusé” à ce stade est impropre, puisque la mise en accusation formelle n’a pas encore eu lieu ; la loi m’interdit de le présenter comme coupable tant qu’il fait l’objet de cette instruction, le terme “inculpé” est désuet depuis 1993, le terme soupçonné étant plus approprié au stade de l’enquête de police préalable à la mise en examen, et le terme “présumé” étant réservé au mauvais journalisme ; donc ce sera suspecté.

Le décalogue des avocats

Par : Eolas

Le hasard de mes lectures m’a fait découvrir un fort beau texte écrit par Eduardo Juan Couture Etcheverry (1906-1956), juriste uruguayen et doyen de l’Udelar, l’Université de Montevideo, qui est le décalogue de la profession d’avocat. Ses conseils sont aussi juste qu’ils l’étaient il y a 60 ans et le seront encore dans mille ans et sont pour la plupart aussi valables pour ceux qui embrassent la profession de magistrat. La traduction est de votre serviteur. Il se compose de 10 verbes à l’impératif. Le tutoiement est d’origine et est naturel en espagnol.

Aime ta profession. Tâche d’exercer le barreau de telle façon que le jour où ton enfant te demandera conseil pour choisir sa future profession, tu considères comme un honneur de lui proposer de devenir avocat.

Étudie. Le Droit se transforme constamment. Si tu ne suis pas son pas, tu seras chaque jour un peu moins avocat.

Combats. Tu dois lutter pour le Droit, mais le jour où il sera en conflit avec la Justice, choisis toujours le camp de la Justice.

Oublie. Le barreau est une lutte de passions. Si à chaque bataille tu chargeais ton âme de rancœur, un jour viendrait où la vie te sera devenue impossible. Une fois le combat achevé, oublie aussi vite ta victoire que ta défaite.

Pense. Le Droit s’apprend en étudiant, mais il se pratique en pensant.

Sois loyal. Loyal avec ton client, que tu ne dois pas abandonner sauf si tu réalises qu’il est indigne de toi. Loyal avec ton adversaire, même s’il est déloyal avec toi. Loyal avec le juge, qui ignore les faits et doit pouvoir se fier à ce que tu lui dis, et qui s’agissant du droit, doit pouvoir se fier à ce que tu invoques. Tâche d’être loyal avec tout le monde et tout le monde tâchera d’être loyal avec toi.

Aie la foi. La foi dans le Droit comme le meilleur instrument pour la cohabitation des humains, dans la Justice, comme destination naturelle du Droit, dans la Paix, comme soutien bienveillant de la Justice ; et surtout aie foi en la liberté, sans laquelle il n’est ni Droit, ni Justice, ni Paix.

Aie patience. Le temps se venge des choses qui se font sans sa collaboration.

Tolère. Tolère la vérité des autres dans la même mesure que celle dont tu souhaites que la tienne soit tolérée.

Travaille. Le barreau est une dure tâche car il est au service de la Justice.

Quelques mots sur l'arrestation de Salah Abdeslam

Par : Eolas

L’interpellation ce jour par les forces de police belges (travaillant en conjonction avec la police française) de Salah Abdeslam, seul survivant de ceux soupçonnés d’avoir directement participé aux attentats de novembre est une bonne nouvelle, denrée assez rare pour que nous ne renâclions point à nous réjouir.

À ce stade, la suite des opérations est aussi prévisible qu’une série judiciaire française, ce qui va me permettre de répondre à nombre d’interrogations qui m’ont été faites.

Tout d’abord, un point de vocabulaire : Salah Abdeslam ne sera pas extradé vers la France. Sérieusement, ça fait 12 ans qu’il n’y a plus d’extradition intra-européenne, au sens de l’Union européenne. Il faudrait que la presse s’y fasse. Au sein de l’UE, on parle de mandat d’arrêt européen. Chaque pays de l’UE (même le Royaume-Uni, c’est dire) a adopté une loi transposant une décision-cadre. En droit français, ce sont les articles 695-11 et suivants du code de procédure pénale. En Belgique, c’est la loi du 19 décembre 2003. La procédure du mandat d’arrêt européen est exclusivement judiciaire, ce qui n’est pas le cas de l’extradition. Le gouvernement d’un pays de l’UE n’intervient pas dans l’exécution d’un mandat d’arrêt européen et n’a aucun moyen de s’y opposer. C’est une procédure rapide (un mandat d’arrêt Européen, ou MAE, est en principe exécuté dans un délai maximum de 90 jours) et qui marche très bien. C’est ainsi au titre d’un mandat d’arrêt européen que la France a remis le 24 juillet 2014 à la Belgique Mehdi Nemmouche, soupçonné d’être l’auteur de l’attentat du musée juif de Bruxelles perpétré le 24 mai 2014. Ainsi, différence essentielle, la règle voulant que la France n’extrade pas ses ressortissants ne s’applique pas aux mandats d’arrêt européens.

En l’espèce, la France a émis un mandat d’arrêt européen sur la personne de Salah Abdeslam. La Belgique en a reçu notification, et les autorités judiciaires belges l’ont aussitôt mis à exécution, selon une procédure très similaire dans tous les pays européens.

Concrètement, la personne interpellée en Belgique et visée par un MAE est présentée dans les 24 heures de son interpellation à un juge d’instruction qui lui notifie le mandat et l’informe de sa faculté d’accepter d’être remis à l’État requérant (dans notre affaire, la France). On sait que Salah Abdeslam a été présenté au juge ce samedi après midi à 16h15 et a refusé sa remise. Dans ce cas, c’est la procédure longue qui se déclenche, la décision de remise devant être prise par la chambre du conseil du tribunal de première instance (il n’y a pas d’équivalence en droit français, c’est une chambre collégiale du tribunal exerçant des compétences en matière de liberté et d’instruction ; c’est elle qui règle les instructions et statue sur la détention, notamment).

L’objet du débat va être de s’assurer que les conditions de validité du MAE sont remplies : conditions de forme et de fond. Pour la forme, je ne m’en fais pas trop, outre que les conditions de forme ne sont pas super exigeantes, ce mandat a dû être lu, relu et re-relu avant signature. Sur le fond, il y a des motifs obligatoire de refus d’exécution, et des motifs facultatifs, qui seront appréciés par la chambre du conseil. Les motifs obligatoires sont au nombre de 5 : si l’infraction qui est à la base du mandat d’arrêt est couverte par une loi d’amnistie en Belgique, pour autant que les faits aient pu être poursuivis en Belgique en vertu de la loi belge; s’il résulte des informations à la disposition du juge que la personne recherchée a été définitivement jugée pour les mêmes faits en Belgique ou dans un autre État membre ; Si la personne est trop jeune pour être pénalement responsable selon le droit belge ; lorsqu’il y a prescription de l’action publique ou de la peine selon la loi belge et que les faits relèvent de la compétence des juridictions belges ; et enfin s’il y a des raisons sérieuses de croire que l’exécution du mandat aurait pour effet de porter atteinte aux droits fondamentaux de la personne concernée, tels qu’ils sont consacrés par le droit de l’Union européenne. À ce stade, il est certain que les 4 premières conditions de refus ne trouveront pas à s’appliquer ici. Le défenseur de Salah Abdeslam pourra tenter d’argumenter sur le 5e. Je lui prédis peu de chances de succès.

Les motifs facultatifs peuvent se résumer aux hypothèses où la Belgique est compétente pour juger les faits reprochés à l’intéressé et a déjà engagé de telles poursuites, ou a renoncé à de telles poursuites, ou encore si l’intéressé a été jugé pour ces faits dans un pays extérieur à l’UE. Il existe d’autres cas de refus possibles, mais ils ne concernent que l’hypothèse où le MAE a été émis en vue de l’exécution d’une peine déjà prononcée, ce qui n’est pas le cas ici.

Vous aurez noté qu’il existe ici un cas autorisant les autorités belges à refuser la remise de Salah Abdeslam : les attentats du 13 novembre ayant été préparés en Belgique et en partie perpétrés depuis le territoire belge (on sait que des instructions était émises depuis la Belgique aux membres des équipes de tueurs), la Belgique pourrait parfaitement décider de le garder pour le juger. Cette hypothèse est cependant très peu probable et je n’y crois pas une seconde. Tout simplement parce que les attentats du 13 novembre ont eu lieu principalement en France, à Paris et Saint-Denis et seulement à titre accessoire en Belgique. Il est donc naturel que ces faits soient jugés en France et les autorités judiciaires belges n’ont aucune raison de s’y opposer, hormis un éventuel et déplacé nationalisme judiciaire, ce qui explique que ce soit cette fibre que tente de titiller l’avocat de Salah Abdeslam, qui a dû oublier un instant qu’il s’adressait à des magistrats et non à des supporters de foot.

Salah Abdeslam ayant refusé sa remise, la chambre du conseil doit statuer dans un délai de 15 jours. Si elle ordonne la remise aux autorités françaises, Salah Abdeslam aura 24 heures pour faire appel, appel qui devra être examiné dans les 15 jours par la chambre des mises en accusation de la cour d’appel. Si la cour d’appel confirme la remise, Salah Abdeslam aura 24 heures pour se pourvoir en cassation, qui devra elle aussi statuer dans un délai de 15 jours. Rapellons que la cour de cassation belge comme la notre ne statue qu’en droit et se contentera de vérifier que tant la procédure que le fond ont été respectés : en aucun cas la cour de cassation n’a le pouvoir de décider d’appliquer une cause facultative de refus que la cour d’appel n’aurait pas voulu appliquer. Si l’arrêt est cassé, le dossier repart devant la chambre des mises en accusation (pas la même, une autre que la cour désigne) et rebelotte : elle doit statuer sous 15 jours. En cas de rejet du pourvoi, le mandat est exécutoire, et sa remise a lieu dans les plus brefs délais et au maximum dix jours, en accord avec les autorités de l’État concerné.

Le juge d’instruction peut décider à tout moment de la remise en liberté de la personne concernée, hypothèse qui ici n’a aucune chance de se réaliser. La seule possibilité pour Salah Abdeslam de retrouver la liberté serait qu’un des délais de 15 jours ne soit pas respecté ou le délai de remise de 10 jours une fois la décision de remise devenue définitive. Là encore, on peut supposer que les autorités belges feront particulièrement attention, et encore même pas, il resterait détenu au titre d’un mandat de dépôt prononcé par les autorités belges au titre de l’enquête sur les attentats ouverte en Belgique.

Une fois remis aux autorités françaises, Salah Abdeslam sera conduit directement devant l’un des six juges d’instruction co-saisi des attentats de novembre pour être mis en examen et très certainement placé en détention provisoire, selon le droit commun français. Il ne sera pas placé en garde à vue et n’aura pas droit à ses 6 jours à la DGSI. Il aura le choix entre garder son avocat belge, ou prendre un avocat français (ces choix n’étant pas mutuellement exclusifs), soit choisi soit commis d’office, auquel cas ça tombera sur un, ou plus probablement plusieurs secrétaire de la conférence. Plusieurs, car le travail qui les attend est colossal. Le dossier d’instruction est d’ores et déjà immense (plus de 5000 PV ont été dressés dans les jours qui ont suivi les attentats, et les juges d’instruction n’ont pas chômé depuis). Bon courage à eux (et à elles), ils en auront besoin, mais je sais qu’ils n’en manquent pas.

Reste une question : quand aura lieu le procès ? L’incarcération probable de Salah Abdeslam déclenchera un compte à rebours : il ne peut être détenu plus de 4 ans et 8 mois dans le cadre d’une instruction (délai qui courra à compter de son placement en détention par les autorités française, et non son incarcération en Belgique). Il faudra que l’instruction soit bouclée d’ici là en l’état actuel du droit français. Une fois une éventuelle ordonnance de mise en accusation rendue, il pourra être détenu encore 2 ans avant d’être jugé. Ça peut paraître long, et c’est objectivement très long, mais pour un dossier pareil, ça va passer très vite pour les enquêteurs et les magistrats instructeurs, d’autant que le moindre événement procédural risque de donner lieu à l’émission de centaines de convocations en recommandé AR, une par partie civile et une par avocat. Une pensée émue pour les greffiers en charge de ce dossier.

Et je ne voudrais pas finir sans saluer, une fois n’est pas coutume sur ce blog, le boulot des forces de police belge et française, car retrouver cette personne a nécessité un travail considérable, méticuleux, patient, que je ne puis que deviner mais dont le volume ne peut que donner le tournis.

De grâce…

Par : Eolas

L’affaire de la condamnation de Jacqueline Sauvage en décembre dernier, et de la grâce partielle dont elle vient de faire l’objet provoque beaucoup de commentaires, laudatifs ou non, et surtout beaucoup d’interrogations sur cette affaire, qui est présentée hélas avec beaucoup de complaisance sur certains médias. Quand une affaire devient le symbole d’une cause, ce n’est jamais bon signe pour la personne jugée, qui passe trop souvent au second plan. Faisons donc un point sur cette affaire et sur la situation de cette dame, qui n’est pas simple.

Les faits remontent au 10 septembre 2012, quand Jacqueline Sauvage abat son mari Norbert Marot de trois balles de fusil de chasse, tirées dans son dos. Elle expliquera avoir agi ainsi pour mettre fin à l’enfer que lui faisait vivre son mari, et ce depuis 47 ans, s’en prenant régulièrement à elle mais aussi aux trois filles qu’ils ont eu ensemble. Ces trois filles d’ailleurs soutiendront sans faille leur mère et confirmeront le caractère violent de la victime, que personne n’a jamais contesté au demeurant. Incarcérée dans un premier temps, elle est remise en liberté et comparaît libre devant la cour d’assises d’Orléans en octobre 2014. Elle est déclarée coupable de meurtre aggravé (car sur la personne du conjoint) et condamnée à 10 ans de prison et aussitôt incarcérée, la condamnation à de la prison ferme par la cour d’assises valant de plein droit mandat de dépôt. Elle a fait appel de cette décision, et le 4 décembre 2015, la cour d’assises d’appel de Blois confirme tant la condamnation que la peine.

Pourquoi diable deux cours d’assises ont-elles condamné Jacqueline Sauvage à cette peine, ce qui suppose, pour être précis, que sur les 15 jurés populaires et 6 juges professionnels ayant délibéré, en appliquant les règles de majorité qualifiée, au moins 14 aient voté la culpabilité, et 12 la peine de 10 ans d’emprisonnement[1] ? Comment expliquer une peine aussi lourde pour une femme expliquant être la victime d’un tyran domestique violent et ayant même agressé sexuellement leurs filles ?

Parce que l’examen des faits provoque quelques accrocs à ce récit émouvant. Sans refaire l’ensemble du procès, le récit des faits présenté par l’accusée lors de son interpellation a été battu en brèche par l’enquête (aucune trace des violences qu’elle prétendait avoir subi juste avant, hormis une trace à la lèvre, aucune trace dans son sang du somnifère qu’elle prétendait avoir pris, l’heure des faits ne correspond pas aux témoignages recueillis). De même, s’il est établi que Norbert Marot était colérique et prompt à insulter, les violences physiques qu’il aurait commises n’ont pas été établies avec certitude. Si l’accusée et ses trois filles ont affirmé leur réalité, en dehors de ce cercle familial, aucun voisin n’a jamais vu de coups ni de traces de coups, et les petits-enfants de l’accusée ont déclaré n’avoir jamais vu leur grand-père être physiquement violent avec leur grand-mère. Aucune plainte n’a jamais été déposée, que ce soit pour violences ou pour viol. Une des filles du couple expliquera avoir fugué à 17 ans pour aller porter plainte, mais avoir finalement dérobé le procès verbal et l’avoir brûlé dans les toilettes de la gendarmerie. Mais aucun compte-rendu d’incident n’a été retrouvé. De même, le portrait de Jacqueline Sauvage, femme sous emprise et trop effrayée pour porter plainte et appeler à l’aide ne correspond pas au comportement de l’accusée, qui a par exemple poursuivi en voiture une maitresse de son mari qui a dû se réfugier à la gendarmerie, qui a été décrite comme autoritaire et réfractaire à l’autorité des autres par l’administration pénitentiaire durant son incarcération. Une voisine a même déclaré à la barre avoir vu Jacqueline Sauvage gifler son mari. Dernier argument invoqué par les soutiens de l’accusé : le suicide du fils du couple, la veille des faits, qui aurait pu faire basculer Jacqueline Sauvage, mais il est établi qu’elle ne l’a appris qu’après avoir abattu son mari. Ajoutons que le fusil en question était celui de Jacqueline Sauvage, qui pratiquait la chasse.

Tous ces éléments et d’autres encore débattus lors des deux procès expliquent largement la relative sévérité des juges. Ajoutons à cela qu’en appel, la défense de Jacqueline Sauvage a fait un choix audacieux et dangereux : celui de plaider l’acquittement sur le fondement de la légitime défense, à l’exclusion de toute autre chose. Or il est incontestable que les conditions juridiques de la légitime défense n’étaient pas réunies, faute de simultanéité entre l’agression (dont la réalité était discutable) et la riposte, et la proportionnalité de celle-ci (trois balles dans le dos, contre un coup au visage). Pour pallier cette difficulté, la défense invoquait le syndrome des femmes battues, traumatisme psychologique empêchant la prise de décisions rationnelles, mais sans avoir cité le moindre expert psychiatre à l’appui de cette thèse. Cette stratégie n’a pas payé, puisque l’avocat général a été suivi dans ses réquisitions. Et c’est là que le bat blesse.

Dans ses réquisitions, à l’appui de la peine qu’il demandait, l’avocat général a usé d’un argument puissant sur l’esprit des jurés : il leur a indiqué la date probable de sortie de l’accusée en annonçant qu’elle se situerait, en suivant ses réquisitions et avec le jeu des réductions de peine et de la libération conditionnelle, environ un an après le procès (il a donné la date de janvier 2017). Les jurés sont sensibles à ce critère, qui est dans leur esprit l’effet réel de leur décision, le passé ne comptant guère pour eux dans une affaire qu’ils découvrent à l’audience. Fatalitas, cette information était erronée, et fatalitas fatalitatum, la défense, les yeux fixés sur l’acquittement, n’a pas rectifié cette erreur.

Le droit de l’application des peines est un droit technique, complexe, et méprisé par l’opinion publique et les politiques, la première n’y voyant qu’une expression du laxisme et les seconds, un moyen de gérer le stock des détenus sans avoir à financer de nouveaux établissements. Alors que son fondement, et son utilité, réelle, est de réinsérer et de prévenir la récidive, bref, de protéger la société. On ne manque jamais de fustiger ses échecs, mais le taux de récidive des détenus ayant pu bénéficier de l’adaptation de leur peine aux circonstances postérieures à leur condamnation est bien plus bas que ceux n’ayant pu en bénéficier. Ce n’est pas l’empilement des lois sécuritaires inutiles qui lutte vraiment contre la récidive. Ce sont les juges des applications des peines, et leurs petites mains, les conseillers d’insertion et de probation.

Peu d’avocats s’y connaissent en la matière, tant il est vrai que les détenus n’ont pas le réflexe de faire appel à un avocat pour gérer l’après condamnation. Et c’est un tort, car l’application des peines peut permettre de sauver une affaire où on s’est pris une mauvaise décision. Et même chez les magistrats, ceux qui n’ont pas été juges de l’application des peines ou procureur à l’exécution des peines n’ont de ce droit que des notions et n’ont pas les réflexes que seule donne la pratique quotidienne de cette matière.

Démonstration ici.

Quand une peine de prison ferme est amenée à exécution, on lui applique un crédit de réduction de peine (CRP). Depuis 2004, ces réductions de peine n’ont plus à être prononcées par le juge de l’application des peines (JAP), mais il peut les retirer en cas de comportement problématique du détenu. Cela a soulagé leur charge de travail, ils ne passent plus des heures à signer des ordonnances de réduction de peine, mais n’interviennent qu’en cas de retrait. Ce crédit, prévu par l’article 721 du code de procédure pénale, est de trois mois pour la première année, de deux mois pour les années suivantes, et pour les fractions inférieures à un an, de 7 jours par mois, dans la limite de deux mois. Si le détenu manifeste des efforts sérieux de réadaptation sociale (notamment par des études ou des formations qualifiantes en détention), le juge de l’application des peines peut lui accorder des réductions de peine supplémentaires (RPS) dans la limite de 3 mois par an et de 7 jours par mois pour les fractions inférieures. Et quand le détenu arrive à mi-peine, il peut demander à bénéficier d’une libération conditionnelle, c’est à dire de finir de purger sa peine en liberté, en étant suivi régulièrement par le service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP) et en étant contraint de se soumettre à des obligations (comme le port d’un bracelet électronique) et interdictions (comme de quitter son domicile en dehors de certaines plages horaires) dont la violation peut entraîner (et de fait entraîne très facilement) son retour en détention.

Jacqueline Sauvage avait effectué au jour du verdict d’appel 32 mois de détention (j’arrondis). Or je ne vois pas comment l’avocat général pouvait arriver à janvier 2017. Le calcul est le suivant : condamnée à 10 ans le 4 décembre 2015, fin de peine le 4 décembre 2025. Application des crédits de réduction de peine : 3 mois + 9 fois deux mois soit 21 mois, fin de peine le 4 mars 2024. Puis on impute les 32 mois de détention provisoire, fin de peine le 4 juillet 2021. Ça fait une mi-peine mi septembre 2018. Certes, elle peut bénéficier jusqu’à 30 mois de réduction de peine supplémentaire, mais c’est un peu audacieux de supposer qu’elle les aura, rapidement qui plus est, et de calculer ses réquisitions sur cette hypothèse.

D’autant qu’un deuxième obstacle surgit.

Nous sommes dans une affaire de meurtre aggravé. Or pour ce crime, la période de sûreté de l’article 132-23 du code pénal, qui interdit toute mesure de remise en liberté, y compris la moindre permission de sortie, avant un délai égal à la moitié de la peine prononcée, hors réduction de peine, s’applique automatiquement… dès que le quantum de la peine atteint 10 ans. Si la cour avait prononcé une peine de 9 ans, 11 mois et 29 jours, le calcul de l’avocat général, pour hypothétique qu’il fût, se défendait. Mais à 10 ans, il ne tient plus. Il y a 5 ans de période de sûreté, donc il reste 28 mois d’emprisonnement sec inévitables (5 ans font 60 mois, moins 32 mois déjà effectués). Puis ce délai d’épreuve expiré, seulement alors la libération conditionnelle peut s’envisager, avec généralement des phases préparatoires de permissions de sortie suivies de retour en détention. En tout état de cause, la libération conditionnelle ne pouvait intervenir avant avril 2018. Enfin, ne pouvait : en droit, l’impossible est rare (demandez à mes clients…). On peut demander à être relevé de la période de sûreté par le tribunal de l’application des peines (la cour peut aussi décider de la lever, l’abréger ou au contraire la prolonger mais la question ne semble pas avoir été posée), et d’ailleurs Jacqueline Sauvage avait d’ores et déjà saisi ce tribunal, mais obtenir un tel relevé quelques mois après la décision d’appel, confirmative qui plus est, était une gageure.

C’est en cet état que la grâce présidentielle entre en scène.

La grâce est un pouvoir que la Constitution donne au président de la République (article 17) soumis au contreseing du premier ministre et du ministre de la Justice (art. 19). Son effet est précisé aux articles 133-7 et 133-8 du code pénal : elle est une dispense d’exécuter la peine mais laisse subsister la condamnation, qui figure telle quelle sur le casier, peut constituer le premier terme de la récidive, et ne fait en rien obstacle aux droits des victimes d’être indemnisées. Il est rarement utilisé depuis la réforme constitutionnelle de 2008 qui a mis fin aux grâces collectives traditionnellement prises le 14 juillet. Il ne reste que des grâces individuelles.

Le droit de grâce jouait un rôle considérable à l’époque où la peine de mort était en vigueur, grâce qui pour le coup était une dispense d’exécution au sens propre. Toutes les condamnations à mort étaient soumises au président de la République, donc il n’est pas une exécution capitale qui n’ait été validée par le président en exercice. Depuis l’abolition, elle a perdu de son intérêt, et chacun de ses rares usages entraîne le même rappel de l’origine monarchique de ce pouvoir, comme si c’était un argument pertinent. Le droit de grâce existe dans la plupart des démocraties, notamment aux États-Unis, en Espagne, en Allemagne, au Royaume-Uni, et j’en passe. C’est un contre-pouvoir, et les contre-pouvoirs sont toujours heureux en démocratie. Il n’est pas discrétionnaire puisqu’il est soumis à contreseing et que le premier ministre peut s’y opposer en refusant le contreseing. La grâce a un effet très limité : une dispense d’exécuter tout ou partie d’une peine, sans la faire disparaître, contrairement à l’amnistie, qui pose plus de problèmes, mais n’a plus été utilisée depuis 2002 et semble promise à une quasi-désuétude. Il n’est pas scandaleux que la plus haute autorité de l’État puisse imposer la clémence, du moment qu’il ne peut en aucun cas imposer la sévérité (contrairement au roi qui lui, pouvait prendre un jugement d’acquittement et le transformer en condamnation à mort, ce qui bat en brèche l’argument du résidu monarchique), et cette affaire en est une bonne illustration. On l’a vu, si le principe de la condamnation de Jacqueline Sauvage souffre peu la discussion, n’en déplaise aux militants d’une cause qui dépasse l’accusée, le quantum de la peine semble avoir été décidé par une cour d’assises mal informée sur la portée réelle d’une telle peine. Or il n’existe à ce stade aucune voie de recours sur ce point. La révision n’est possible qu’en cas d’éléments remettant en cause la culpabilité. La peine n’est plus soumise à discussion. Le droit de grâce est la seule échappatoire. Ne nous privons pas de ce garde-fou.

Ainsi, le président de la République a décidé d’accorder à Jacqueline Sauvage une grâce partielle qui, nous allons voir, prend précisément en compte les éléments qui ont vraisemblablement échappé à la cour. La grâce porte en effet sur 2 ans et 4 mois, et sur l’intégralité de la période de sûreté. Ainsi, l’erreur des dix ans est (partiellement, on va voir) corrigée et la période d’épreuve de 5 ans ne s’applique plus, ce qui n’a rien de scandaleux puisque l’avocat général lui-même n’a jamais envisagé qu’elle s’appliquât. La grâce de 2 ans et 4 mois rapproche la fin de peine à début mars 2019, et la mi-peine à janvier 2018, cette date pouvant encore se rapprocher par l’effet de réductions de peine supplémentaires. C’est pourquoi à ce stade j’avoue mon incompréhension quand j’entends parler de perspectives de libération dès avril prochain. Outre un obstacle juridique supplémentaire certain, j’y arrive, en l’état, un retour à la liberté me paraît difficilement envisageable avant un an, quand le reliquat de 2 ans lui permettra d’obtenir un placement à l’extérieur lui permettant de purger sa peine sans être détenue (comme ce dont a bénéficié Jérôme Kerviel, qui n’a été détenu que 150 jours sur une peine de 3 années), conformément à l’article 723-1 du code de procédure pénale, avant d’enchaîner sur la libération conditionnelle. Quelque chose doit m’avoir échappé, et je ne doute pas que des lecteurs plus éclairés que moi pointeront mon erreur dans les commentaires, et je vous mettrai les explicitation dans un paragraphe inséré ci-dessous.

Paragraphe inséré : la clé de l’énigme se trouve aux articles 720-2 et 732-7 du code de procédure pénale. Le premier exclut toute mesure de sortie pendant la période de sûreté sauf le placement sous bracelet électronique (on parle de placement sous surveillance électronique). Le second permet d’ordonner un placement sous surveillance électronique probatoire un an avant la fin de la période de sureté. Ce qui ouvrait la possibilité de libération sous surveillance électronique un an avant la fin de la période de sureté en avril 2018, soit avril 2017. L’erreur de l’avocat général n’est donc plus que de 3 mois, ce qui n’est pas si mal vu les céphalées que ce billet est en train de me donner. L’obstacle de la période de sureté étant levé, et une grâce portant sur 2 ans et 4 mois, ça fait 35 mois à effectuer, soit 17,5 mois pour la mi-peine, donc liberté conditionnelle possible en avril 2017, et placement sous surveillance électronique probatoire en avril 2016, nous voilà retombés sur nos pieds.

Un autre obstacle se dresse encore devant la porte de la prison de Jacqueline Sauvage. L’article 730-2 du code de procédure pénale, créé par une des lois sécuritaires de l’ère Sarkozy, celle instituant aussi les jurés en correctionnelle, une autre grande réussite, impose que les personnes condamnées à 10 ans ou plus pour un des crimes mentionnés à l’article 706-53-13, liste créée par une autres des lois sécuritaires de l’ère Sarkozy, celle créant la rétention de sûreté, liste où figure le meurtre aggravé, que ces personnes donc fassent l’objet d’un double examen devant la commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté. C’est la loi. Et la grâce présidentielle s’applique au temps de détention mais pas aux mesures de sûreté entourant la remise en liberté. Donc, quand bien même une remise en liberté pourrait s’envisager dès avril, en pratique, il est impossible que ces examens aient lieu dans un laps de temps aussi bref. Mon confrère Étienne Noël, bien meilleur spécialiste que moi en matière pénitentiaire, évalue ce délai à neuf mois au moins, et je lui fais confiance.

Je vous avais dit que le droit de l’application des peines était un droit technique ; et encore, je n’ai abordé que la surface de la matière, et je crains d’avoir déjà été indigeste. C’est une des matières liées au pénal la plus touchée par l’empilement sans rime ni raison de textes sécuritaires votés pour des effets d’annonce, sans recherche d’une cohérence et d’une lisibilité qui seraient pourtant de bon aloi, aboutissant à des usines à gaz que même les professionnels maitrisent mal, hormis ceux plongés dedans au quotidien. C’est un retour de bâton que se prennent les politiques, quand leur monstre de Frankenstein se retourne contre eux en frappant une personne, ici Jacqueline Sauvage, à cent mille lieues du profil rêvé du criminel d’habitude caricatural qu’ils ont à l’esprit. Je vous présente la réalité. Elle a toujours plus d’imagination que le législateur.

Note

[1] En première instance, 6 jurés et 3 juges siègent, et il faut que la culpabilité soit votée par 6 voix au moins, la peine étant décidée à la majorité absolue, soit 5 voix moins ; en appel, la culpabilité doit être votée par 8 voix au moins des 9 jurés et 3 juges, et la peine l’est à la majorité absolue, soit 7 voix.

Valérie s'en va-t-en guerre

Par : Eolas

Valérie Pécresse, candidate LR-UDI-MoDem aux élections régionales en Île de France vient d’avoir une brillante idée que Le Point qualifie même “d’idée choc” :

Valérie Pécresse (Les Républicains) a lancé jeudi la proposition « un peu iconoclaste » de faire interdire les « délinquants multirécidivistes » dans les transports en commun […]. « Je ferai de la lutte contre la fraude dans les transports ma priorité avec la proposition un peu iconoclaste d’interdire dans les transports en commun les délinquants multirécidivistes », a indiqué la tête de liste de la droite pour les élections régionales en Ile-de-France.

« L’idée serait de modifier la loi pour que le juge puisse prononcer une peine complémentaire pour les délinquants multirécidivistes, par exemple les pickpockets dans le métro, pour qu’on puisse les interdire de revenir dans le métro, un peu comme les interdictions de stade pour les hooligans », a précisé Valérie Pécresse, qui présentait son programme devant la presse. « Les services de sécurité arrivent à reconnaître les pickpockets quand ils sont sur les voies. Simplement, on les reconnaît, mais on ne peut rien faire », a-t-elle ajouté, précisant qu’« un pickpocket dans le métro, c’est 1 000 actes par an ».

Passons sur cette dernière statistique estampillée Institut National de Pifométrie (rappelons qu’en 2014, la justice a jugé 83492 vols, recels, destructions et dégradations tout confondu[1], visiblement, une poignée de pickpockets en font la quasi totalité), passons sur le fait que la Région n’a aucune compétence en matière législative, domaine du Parlement. Ce n’est pas comme si madame Pécresse était députée et pouvait donc en tant que telle déposer une telle proposition de loi plutôt qu’en faire un argument électoral. Cela n’a aucune importance, car devinez quoi ? La loi permet déjà de prononcer une telle mesure. Même sans attendre qu’ils soient récidivistes (je me demande d’ailleurs pourquoi ce laxisme chez Mme Pécresse). C’est l’article 132-45, 9° du code pénal, qui peut être prononcé comme modalité d’un sursis avec mise à l’épreuve (l’interdiction de paraître dans les transports en commun ne peut être prononcée comme accessoire d’une peine d’emprisonnement ferme, l’incarcération impliquant l’interdiction de paraître en tout lieu autre que son établissement pénitentiaire), ou… d’une contrainte pénale.

Alors, madame Pécresse, on dit merci Mme Taubira, et on se concentre sur ce qui relève du domaine de la région.

La tête de liste LR-UDI-MoDem aux régionales a par ailleurs développé son plan pour « des lycées sans drogue ». « Je me considère comme responsable vis-à-vis des parents, je veux des lycées sanctuaires », a-t-elle expliqué, en détaillant son plan de lutte : le financement par la région de tests de dépistage que serait chargé d’organiser un « référent addiction » dans les lycées, uniquement si le conseil d’administration donne son accord.

« Les résultats ne seront communiqués qu’au lycéen et à ses parents s’il est mineur », a ajouté Valérie Pécresse.

« Le proviseur aura l’information sur la classe. S’il s’aperçoit qu’il y a une trop grosse consommation de drogue dans la classe, il peut déclencher le plan anti-dealer avec vidéo-protection, intervention éventuelle de la police nationale à l’entrée du lycée pour fouiller les cartables et empêcher les dealers de pénétrer dans le lycée. »

Hmmm… Finalement, il vaut peut-être mieux pas. Délinquants 2015

Communiquer les résultats au lycéen est une bonne idée, mais quelque chose me dit qu’il était déjà au courant. Et s’il est majeur, lui seul en est informé. Bien bien bien. Heureusement que ces dépistages en masse ne coûteront rien, n’est-ce pas ?

J’aime beaucoup le plan anti-dealer, avec fouille des cartables, et intervention de la police pour empêcher les dealers d’entrer dans l’établissement (merci à eux de ne pas oublier d’amener leur pancarte “Je suis un dealer” pour faciliter le travail de la police). Je ne doute pas que les lycéens, qui ne se fournissent jamais ailleurs que dans leur bahut, ne trouveront jamais la parade diabolique qui consiste à se fournir ailleurs et à planquer leur shit autre part que dans leur cartable.

Note

[1] Source : Chiffres clés de la justice 2014, Min. Justice, pdf ici.

Maîtres mots

Par : Eolas

Mon excellent quoi que provincial confrère Maître Mô a repris la plume pour s’adresser à nous tous avocats, mais comme sa voix porte, ce qu’il dit concerne tous les citoyens.

Je me suis dit, une fois encore, que nous, fameux “auxiliaires de Justice” (je n’aime pas ce terme, disons ce… diminutif), allions raquer, et puis c’est tout, qu‘“on” plaçait nos “indemnités” exactement là où “on” plaçait l’estime de notre belle profession – et c’est un endroit que la correction m’interdit de nommer…

Mais que nous pourrions écrire et râler et faire grève un jour ou deux, rien n’y changerait – j’en suis à ma quatrième “révolte” autour de l’Aide Juridictionnelle, vous comprenez, j’ai vu les résultats magnifiques des 3 autres : toujours plus de missions et de travail, dans des conditions toujours moins acceptables… Mais que nous acceptons, bien forcés – nous avons un beau serment.

Pourtant je suis avocat, qui plus est pénaleux : qui mieux que nous sait qu’il ne faut jamais renoncer, que tout peut arriver, si l’on se donne ?

Car j’avais tort. Et que cette fois il se passe quelque chose.

Nous étions déjà en route, mais lundi dernier, à Lille, les avocats se réunissaient en Assemblée Générale Extraordinaire – et extraordinaire elle fut.

À lire chez Maître Mô.

(Commentaires fermés sous ce billet, c’est chez lui que ça se passe)

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