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À partir d’avant-hierOrient XXI

Immigration « choisie » par l'Europe. La Tunisie exsangue

En France comme dans beaucoup de pays du Nord, l'économie repose en partie sur l'immigration. Or, le durcissement du discours sur les immigrés et l'externalisation des frontières européennes, conditionnés par les enjeux électoraux, se fait en parallèle d'une politique d'immigration dite « choisie », qui vide les pays du Sud de leurs travailleurs qualifiés. Un exemple, la Tunisie.

En mai 2023, un vent frais et sec balaie les hauteurs de Tunis. Idriss Hamza, diplômé en psychiatrie, se prépare à émigrer en France en sirotant un expresso. Dans un café populaire de la cité Mahrajène, non loin du centre-ville, il explique que sur 27 psychiatres diplômés cette année-là dans la capitale tunisienne, 12 sont partis à l'étranger et 6 ou 7 se préparent à quitter le pays. « Les autres temporisent », poursuit-il en racontant la réalité des hôpitaux tunisiens.

Pas assez de matériel, de médicaments, ni même de personnel : dans certains établissements publics, seuls quelques médecins se relayent jour et nuit. « Je ne peux rien faire pour mes patients, c'est du gâchis et c'est frustrant », raconte le jeune homme qui mentionne aussi que la Tunisie ne lui offre aucune possibilité de développement professionnel. Cette situation est due à un système de santé à deux vitesses, le privé pour les plus aisés et le public pour les autres. Ceci s'explique par le désengagement de l'État des secteurs de la santé et de l'éducation sous le régime de Zine El-Abidine Ben Ali au profit d'une libéralisation favorisant le secteur privé.

Depuis notre entretien, Idriss Hamza est parti s'installer à Paris et travaille sur ses équivalences de diplômes, comme la plupart de ses amis en médecine.

« Ces dernières années, c'est sauve-qui-peut »

Ce départ est encouragé par la crise politique, économique et sociale dans laquelle la Tunisie s'enlise, et qui a empiré depuis le coup d'État du président Kaïs Saïed en 2021. Les pénuries de denrées sont nombreuses, les systèmes éducatifs et de santé s'écroulent, et le chômage des jeunes atteint 35,2 % selon un rapport de l'Observatoire national de la jeunesse publié en 20211.

Alors que le pays croule sous les dettes, le Fonds monétaire international (FMI) et le président de la République ne semblent pas trouver de terrain d'entente pour l'obtention d'un prêt auprès de l'institution. Ce dernier refuse d'appliquer certains diktats du FMI, à l'instar de l'arrêt d'une partie des subventions et la restructuration de certaines entreprises publiques. L'enlisement de ces négociations et l'incertitude financière ont amené l'agence de notation Fitch Ratings à dégrader la note de la dette tunisienne en décembre 2023 de CCC+ a CCC-.

Face à cet horizon trouble — voire bloqué — bon nombre de jeunes ne pensent qu'à une chose : émigrer. Selon un sondage du Baromètre arabe publié en mars 2024, 71 % d'entre eux souhaitent quitter le pays. Le pourcentage est de 46 % pour l'ensemble de la population — un taux multiplié par deux depuis 2011. Pour les jeunes qualifiés, c'est une véritable hémorragie. Dans un pays où il y a moins d'un médecin pour 1 000 habitants dans le secteur public2, ils sont en moyenne 970 à partir chaque année depuis 2021.

Le constat est le même dans d'autres secteurs, comme chez les enseignants, les ingénieurs et autres personnels qualifiés. « Ces dernières années, c'est sauve-qui-peut », résume Idriss Hamza.

Un cercle vicieux

La plupart des médecins tunisiens partent en France pour rejoindre des hôpitaux qui sont là aussi sous tension. D'autres choisissent le Canada ou l'Allemagne, selon la demande, leurs ressources et leur réseau. À défaut de pouvoir s'épanouir dans leur pays d'origine, ces immigrés qualifiés viennent combler les besoins des pays d'accueil au Nord, dont la pénurie de main-d'œuvre s'explique entre autres par une chute de la natalité et des conditions de travail difficiles.

En France, c'est le secteur des services qui a le plus besoin de travailleurs, avec 62 % de projets de recrutement selon l'enquête « Besoins en main-d'œuvre 2023 » dirigée par Pôle emploi. Les couvreurs, pharmaciens ou encore les aides à domicile et aides ménagères sont parmi les métiers où il est le plus difficile de recruter. De son côté, l'Allemagne a besoin de 400 000 travailleurs qualifiés supplémentaires par an (surtout dans les secteurs de la santé et de l'industrie), avec 1,75 million de postes à pourvoir en mai 20233.

Mais ce qui profite au Nord dessert le Sud, et enfonce ses pays dans un cercle vicieux. « Si l'émigration fait diminuer le capital humain des pays en développement, la capacité de développement de ces pays diminue également et la migration, régulière comme irrégulière, augmente », explique Manon Domingues Dos Santos, professeure en économie des migrations à l'Université Gustave Eiffel, en région parisienne. Un cercle vicieux qui perpétue les crises.

De son côté, Amade M'Charek, anthropologue et professeure tunisienne à l'université d'Amsterdam travaillant actuellement sur les causes de la migration et les relations coloniales en cours, évoque la responsabilité des pays du Nord :

Ils ne font pas le lien : si vous sélectionnez des ressources humaines, vous créez un désastre [en encourageant l'augmentation de l'immigration irrégulière]. Il y a toujours un prix à payer. Un prix qui sera bien plus élevé pour les pays de départ comme la Tunisie.

Et cela ne risque pas de s'arrêter si l'on en croit les politiques migratoires qui se dessinent en France ou en Allemagne.

Vision à court terme

Avec l'adoption de la Loi immigration intégration asile le 26 janvier 2024, la France ancre sa politique migratoire dans un système de sélection, marquant une volonté de « contrôler l'immigration et d'améliorer l'intégration », selon les mots d'Emmanuel Macron durant sa campagne présidentielle en 2022.

Pour exemple, concernant la santé, une nouvelle carte de séjour de 4 ans a été instaurée, une carte « talent – profession médicale et de la pharmacie », pour attirer les professionnels extra-communautaires. L'Allemagne a pour sa part développé ces dernières années des programmes de recrutement de ses futurs infirmiers et professionnels de la santé, mais aussi des formations presqu'entièrement financées dans les pays de départ.

Ainsi, dans le lot de tous ceux qui ne rêvent que d'émigrer, les « talents » sont privilégiés par rapport aux autres. « On prive les pays du Sud de personnel de santé dont ils ont financé la formation et dont les conditions d'accueil sont problématiques », explique Manon Domingues Dos Santos en référence aux salaires plus bas octroyés à ces travailleurs, mais aussi aux processus de reconnaissance des diplômes et d'équivalence.

Pour elle, cette approche sélective a également pour écueil de ne pas être pensée de manière durable. « La situation des médecins en France est un cas d'école pour montrer l'inefficacité des politiques à court-terme et non coordonnées du pays en matière d'immigration », estime l'économiste. Il serait possible de répondre au manque de médecins d'abord en réformant la filière universitaire (dont le numerus clausus, même si une telle réforme ne porte ses fruits qu'après 10 ans).

Une préoccupation chronique

Si la loi « immigration » marque un durcissement majeur, elle se situe dans une lignée de textes cherchant à encadrer l'immigration (118 lois depuis 1945). Elle s'inscrit aussi dans une vision qui oppose « l'immigration choisie » et « l'immigration subie », comme l'avait établie Nicolas Sarkozy en 2006, en instaurant de nouveaux types d'autorisation de séjour liés au statut des travailleurs.

Pourtant, comme tient à le rappeler Manon Domingues Dos Santos, l'immigration favorise l'économie.

L'utilité de l'immigration pour l'économie ne se résume pas aux personnes qui arrivent pour des motifs économiques, il faut le rappeler ! Les personnes en regroupement familial ou venant pour des raisons humanitaires contribuent aussi à l'économie.

La dernière « loi immigration » en France a réjoui nombre d'élus du Rassemblement national (RN) par la reprise de plusieurs propositions du parti, dont la suppression de l'accès automatique à la nationalité pour les personnes nées en France de parents étrangers, ou la réforme à venir de l'aide médicale d'État qui permet l'accès gratuit aux soins, y compris pour les sans-papiers. L'adoption d'une telle loi par la majorité présidentielle dit quelque chose de la généralisation des thématiques de l'extrême droite dans le paysage politique national.

Une tendance qui se traduit aussi au niveau européen, dont la Commission sortante a poursuivi une fermeture des frontières, dépensant 26,2 milliards d'euros pour la migration et la gestion des frontières (dont 5,6 milliards pour Frontex, son agence de protection des frontières entre 2021 et 2027). Selon un rapport de la Cour des comptes publié en janvier 2024, la France a dépensé 1,8 milliard d'euros pour lutter contre l'immigration « illégale » en 2022, dont 1,46 milliard pour les forces de sécurité et 152 millions pour la rétention et l'éloignement.

Quant à l'Allemagne, le gouvernement tente depuis novembre 2023 de mieux « contrôler et limiter la migration irrégulière ». Face à une hausse de 50 % des demandes d'asile en 2023, la police obtiendra davantage de prérogatives, la durée maximale de détention augmentant de 10 à 28 jours.

Réfléchir au niveau de l'Union africaine

Interrogé sur cette situation, l'historien et professeur spécialisé sur les migrations méditerranéennes à l'université de Tunis Riadh Ben Khalifa propose de penser la migration collectivement.

La politique de l'UE profite des crises économiques dans les pays du Sud. Face à cela, il nous faudrait une politique migratoire au niveau de l'Union africaine, mais aussi des politiques de développement dans les pays de départ et de transit. Pas par la corruption des régimes, mais par de véritables moyens pour soutenir la population et les migrants.

Manon Domingues Dos Santos s'autorise toutefois à nuancer :

La migration permet aussi aux personnes des pays de départ d'accumuler des compétences qu'elles n'auraient peut-être pas eues et qu'elles pourront ensuite utiliser dans leur pays d'origine.

Alors que ce sont les pays de départ qui prennent en charge les formations des futures élites pour le Nord, elle aimerait que la migration pour le travail soit pensée de manière circulaire, et propose ainsi une « gestion coopérative entre les pays de départ et d'accueil ». « La migration est essentielle quand on parle de codéveloppement », poursuit la professeure en référence à un modèle d'aide au développement qui lisse les rapports de force entre pays aidant du Nord et pays aidés du Sud.

C'est ainsi qu'Idriss Hamza aujourd'hui psychiatre à Paris conçoit son départ. « Je n'ai pas de rancune envers mon pays. Bien au contraire ! Je vais partir pour mûrir et mieux revenir », réfléchit-il avant de filer à un atelier de théâtre. Ce jour-là, il devait interpréter un monologue sur sa migration et l'ensemble des questions qu'elle soulève pour lui : un flot de réflexions et de remises en question. « On ne quitte pas son pays de gaîté de cœur, le paradis n'est pas ailleurs ». S'il avait pu, il serait resté.

Un parcours du combattant
En France, obtenir un visa peut être un véritable parcours du combattant, dénoncé par les défenseurs des droits en avril 2023 : opacité administrative, multiplication des documents, obligation de francophonie, difficulté à se régulariser, longs délais de procédure, etc. Selon les données du ministère de l'intérieur, 323 260 nouveaux titres de séjours ont été délivrés en 2023 (avec une majorité d'étudiants et de regroupements familiaux), une hausse de 1,4 % par rapport à 2022, avec seulement 54 630 visas économiques. Par ailleurs, se naturaliser4 n'est pas plus simple. Elle nécessite de remplir plusieurs conditions strictes, et avoir été irrégulier peut conduire à un refus de naturalisation. De même, il faut prouver d'une « intégration réussie »5, de ressources financières suffisantes, d'un casier judiciaire vierge et, surtout, être patient. Autant de critères qui compliquent les demandes des travailleurs ou des personnes demandant l'asile, réfugiées ou protégées. Selon les données du ministère de l'intérieur, 61 640 personnes ont acquis la nationalité française en 2023, une baisse de 21,7 % par rapport à 2022. De son côté, l'Allemagne votait durant l'été 2023 une loi assouplissant fortement l'accès à la nationalité, mais facilitant l'immigration en fonction des secteurs en demande de main-d'œuvre. En 2021, ce sont 68 924 visas de travail qui ont été délivrés selon l'Organisation de coopération et du développement économique (OCDE). Or, cette orientation est à concilier avec une généralisation des discours d'extrême droite dont le parti phare, l'AFD (Alternative pour l'Allemagne), gagne électoralement du terrain, ainsi que leur banalisation sur les réseaux sociaux ou dans les médias. Depuis décembre 2024, le land de Saxe-Anhalt conditionne aussi toute demande de naturalisation à la reconnaissance du « droit à l'existence » d'Israël.

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Ce dossier a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Al-Jumhuriya, Assafir Al-Arabi, BabelMed, Mada Masr, Maghreb Émergent, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.


1Rapport d'analyse de l'enquête nationale auprès des jeunes en Tunisie, Volet « Participation Civique et Politique », Observatoire national de la jeunesse, ministère de la jeunesse et des sports, 2021.

2NDLR. À titre de comparaison, en France, ils sont un peu plus de 3 médecins - tous secteurs confondus.

3« Pénurie de main-d'oeuvre en Allemagne ? Entre réalité démographique et besoins du marché du travail », Anne Salles, Comité d'études des relations franco-allemandes (Cerfa), IFRI, 2023.

4NDLR. La naturalisation permet de passer certains concours de fonction publique et donc une titularisation, comme pour les professeurs de l'enseignement secondaire.

5NDLR. Les candidats doivent répondre à une série de questions en entretien, qui peuvent concerner arbitrairement l'histoire, la géographie, ou l'actualité de la France. Beaucoup de candidats malheureux dénoncent des questions difficiles auxquelles les Français eux-mêmes ne sauraient pas répondre.

Arabie saoudite. Les ratés du pari économique

Après plusieurs années de tâtonnement, la machine économique saoudienne semble désormais corps et âme dévouée à faire sortir de terre la stratégie portée par le prince héritier saoudien Mohamed Ben Salman pour diversifier l'économie pétrolière du royaume. Des projets dont la rentabilité économique comme la faisabilité restent à démontrer.

Le Fonds d'investissement public d'Arabie saoudite (PIF) engloutit peu à peu l'économie du royaume, engagé dans le très ambitieux plan dit Vision 2030. Le fond souverain fondé en 1971 sort de sa torpeur en 2015 pour passer sous la houlette de Mohamed Ben Salman (MBS), alors nouvellement nommé ministre de la défense par son père, le roi Salman. Depuis, le PIF, jugé modérément transparent par l'indice de transparence des fonds souverains Linaburg-Maduell, dépossède progressivement l'État de son pouvoir de supervision sur la dépense d'investissement de long terme. En mars 2024, le gouvernement transfère au PIF et à ses filiales une nouvelle tranche de 8 % du capital de la vache à lait du royaume Saudi Aramco, portant à 16 % la part du producteur de combustibles fossiles détenus par le fonds.

Une telle opération contribue ainsi à détourner des coffres de l'État vers le bilan comptable du PIF une part grandissante du dividende versé par l'entreprise, estimée à près de 90 milliards d'euros pour l'année 2023. Outre des flux de capitaux frais, le transfert d'actifs vers le PIF permet au fonds souverain de renforcer son bilan et d'accroître son effet de levier. Sur les deux premiers mois de 2024, la pile de dette accumulée par le PIF a augmenté de sept milliards de dollars pour atteindre un total estimé à 36 milliards de dollars (33 milliards d'euros). « L'Arabie saoudite et le PIF en particulier semble avoir un peu appuyé sur la pédale d'accélérateur en ce qui concerne l'augmentation des dettes extérieures », commente Vineet Tyagi, un spécialiste de la gestion des risques financiers qui a travaillé pendant plus d'une décennie pour plusieurs banques dans le pays et aux Émirats arabes unis. Il note que la dette n'est en soi « pas une si mauvaise chose » si elle est allouée à des projets viables. Et ajoute que le taux d'endettement de l'Arabie saoudite, qui a plus que quadruplé depuis 2015 pour atteindre 25 % de son produit intérieur brut en 2023 demeure largement inférieur au 111 % d'endettement d'un pays comme la France.

Dans le cadre de cette stratégie, la course au crédit est amenée à se poursuivre selon des informations obtenues par l'agence d'informations économiques et financières Bloomberg. Les besoins en capitaux du PIF sont en effet aussi gargantuesques que pressants. Le fonds chargé de financer les projets Vision 2030 prévoit de déployer 70 milliards de dollars d'investissement chaque année à partir de 2025. Portée par MBS depuis 2016, Vision 2030 promet une transformation brutale de l'économie pour s'extirper de la dépendance à la vente d'énergies fossiles. « J'espère que d'ici 2030, je me moquerai de savoir si le prix du pétrole est à zéro », assurait confiant le ministre des finances Mohamed Al-Jadaan, en 2017. Une prédiction illusoire : la rente pétrolière comptait toujours pour 62 % des revenus du gouvernement en 2023.

Les loisirs au cœur de la diversification

La thérapie de choc promise par MBS englobe une flopée de projets aux natures très diverses. Neom est le symbole le plus connu. Il s'agit d'un ensemble de villes thématiques disséminé sur une surface de la taille de la Belgique, loin des centres urbains mais proche de la frontière jordanienne. Ainsi, le projet The Line qui consiste en deux gratte-ciels parallèles de 170 kilomètres de long s'affiche comme « le plus grand défi immobilier jamais entrepris par l'humanité »1, tandis que celui d'Oxagon promet de réinventer « l'approche du développement industriel ». Neom affirme que 60 000 ouvriers s'affairent déjà à donner vie aux présentations Power Point souvent lunaires.

Tel est le cas notamment de Trojena, vantée comme la première station de ski du Golfe qui « redéfinira le tourisme de montagne », et qui est censée accueillir les Jeux asiatiques d'hiver en 2029 sur une neige artificielle pour les trois quarts. Les spectateurs arriveront à bord d'aéronefs Riyad Air, une compagnie aérienne lancée par le PIF et qui a commandé 39 Boeing 787-9 en mars 2023 avec une option pour 33 avions supplémentaires. Ces mêmes appareils achemineront les fans de la Coupe du monde 2034, dont le royaume est assuré de remporter l'organisation suite à une « série de changements abrupts » dans la procédure d'appel d'offres de la FIFA qui ont conduit à faire de l'Arabie saoudite l'unique candidat.

Car le sport est la touche glamour de Vision 2030, visant à faire du royaume un pôle sportif de rang mondial. Les clubs de football saoudiens pour certains appuyés par le PIF ont déboursé lors du mercato estival de 2023 près d'un milliard de dollars pour s'adjoindre les services de près de 100 joueurs internationaux, dont le Brésilien Neymar, le Portugais Cristiano Ronaldo et le Français Karim Benzema, et faire vibrer la Saudi Pro League. Si l'intérêt est extrêmement limité sur le plan international, l'échec est également remarquable à l'intérieur du pays. La jeunesse saoudienne est aux abonnés absents : le nombre de fans moyen par match a chuté de 10 % par rapport à la saison précédente. Une déconvenue qui questionne l'adhésion jugée inconditionnelle de la jeunesse à Vision 2030.

« La grande question que tout le monde se pose je pense est : le pays tout entier est-il derrière Vision 2030, ou seulement un leader visionnaire ? Car la seconde situation créera ce que nous appelons dans le jargon du crédit un risque de concentration », commente Vineet Tyagi. Un risque de concentration qui s'étend au développement du pays. Les villes nouvelles de Vision 2030, façonnées par et pour des étrangers, engloutissent la majeure partie de l'attention et des dépenses d'investissement. Une dynamique qui laisse les Saoudiens résidant dans les villes historiques du pays face au risque d'un développement à deux vitesses, dont l'existant pourrait être le grand perdant.

La rentabilité en question

Au-delà des projets tape-à-l'œil, les composantes les plus pragmatiques de la Vision sont une lueur d'espoir. Parmi l'avalanche de nouvelles d'entreprises lancées par le PIF, certaines sont assises sur des modèles économiques matures dans des secteurs d'activité historiques, tels que l'agriculture, l'industrie minière ou encore le tourisme avec des complexes balnéaires sur les rives de la mer Rouge. Certains projets touristiques démontrent déjà le potentiel du royaume dans ce secteur. L'aéroport d'Al-Ula, porte d'entrée vers le site archéologique éponyme où se trouvent des vestiges de la civilisation nabatéenne a accueilli plus de deux millions de passagers en 2023, contre seulement 52 000 quatre ans plus tôt. Pour assurer la promotion de son ouverture au tourisme international, le royaume peut compter sur une armée d'influenceurs invités dans le pays pour en chanter les louanges. Lors d'une visite à Al-Ula en 2022, le couple vedette de l'émission de téléréalité « Les Marseillais », Maddy Burciaga et Benjamin Samat, postait sur Instagram une photo ayant pour légende : « Les amis, tellement surpris de Saudi, on en prend plein la vue chaque jour, des paysages et des lieux uniques au monde. » Le pays peut aussi compter sur le monde du septième art qui se retrouve chaque année à Djeddah pour le Red Sea International Film Festival.

Le but recherché n'est pas tant des retombées économiques immédiates que le virage à 180 degrés en termes d'image que ces opérations de séduction permettent au royaume de s'acheter. La présence d'influenceurs et du monde du showbiz aide à vendre à l'international l'image d'un royaume en changement, sur les cendres encore chaudes des scènes de flagellation et d'exécutions publiques fréquentes dans le pays au début des années 2010.

Mais là encore, le PIF doit prouver que la myriade d'entreprises qu'il déploie pour se placer au centre de l'économie saoudienne, une stratégie accusée de « remplacer un groupe d'hommes d'affaires favoris par un autre »2, peuvent générer des revenus ainsi que des emplois conséquents. Selon le Fonds monétaire international, la rentabilité de l'entreprise médiane dans les pays du Golfe se détériore de façon structurelle, chutant de 15,2 % en 2007 à 4,1 % en 2021.

Dès lors, les flux de capitaux internationaux sont aussi sceptiques et rechignent à s'investir dans la frange la plus spéculative de Vision 2030 dont le taux de retour sur investissement à moyen terme demeure très incertain. Avant le lancement fin 2023 par les autorités financières et statistiques saoudiennes d'une nouvelle méthodologie de calcul des investissements directs étrangers, ces derniers faisaient état d'une chute de la confiance des capitaux internationaux. Au cours des six années qui précèdent le lancement de Vision 2030, les investissements directs étrangers s'élèvent à 61 milliards de dollars (plus de 56 milliards d'euros). Un chiffre qui chute à 43 milliards de dollars (40 milliards d'euros) au cours des six années qui ont suivi 2016, et une douche froide pour l'espoir saoudien d'attirer 100 milliards de dollars (92 milliards d'euros) d'investissement étrangers par an d'ici à 2030. « Ils sont très, très loin d'avoir atteint le niveau souhaité en termes d'investissements directs étrangers », résume Vineet Tyagi. Mais le spécialiste des risques financiers tient à nuancer. Les investissements étrangers « pourraient bien arriver dans un second temps », lorsque les projets bâtis à coup de dette commencent à prouver leur viabilité économique de long terme. C'est là indéniablement un vœu pieux pour certains projets.

La société instamment mise à contribution

« La Vision n'est pas un rêve, c'est une réalité qui se concrétisera », assurait Mohamed Ben Salman en 2016. Et les citoyens saoudiens sont priés d'acquiescer aux choix d'investissement, au risque de faire face à une répression implacable.

Le PIF est une richesse publique qui appartient aux citoyens saoudiens. Or, Mohamed Ben Salman dépense et dirige à sa guise une vaste quantité d'argent public, avec peu de garde-fous et de possibilités pour les citoyens saoudiens de donner leur avis sur la manière dont leurs ressources sont dépensées,

confie Joey Shea, spécialiste de l'Arabie saoudite et des Émirats arabes unis auprès de Human Rights Watch.

À la mise au pas des élites du pays3 a succédé une vague de poursuite plus large. Le 9 juillet 2023, le Tribunal pénal spécial a condamné à mort un enseignant à la retraite âgé de 54 ans, accusé d'avoir protesté contre la flambée des prix et émis des critiques contre les dirigeants du pays sur ses deux comptes X (ex-Twitter) anonymes suivis par 10 personnes.

Les chefs d'entreprises sont également tenus de soutenir la croisade en solo de l'homme fort de l'Arabie saoudite, y compris lorsque cela n'est pas nécessairement dans l'intérêt immédiat de leurs activités. En 2021, le royaume lance l'initiative Shareek (« Participe » en arabe) qui exhorte les entreprises phares du royaume de réduire leurs dividendes pour réallouer ces montants à des dépenses d'investissement dans le cadre de Vision 2030.

Le système bancaire est également mis à contribution. Selon Bloomberg, les banques saoudiennes pourraient avoir besoin d'émettre au moins 11,5 milliards de dollars de dette (10,5 milliards d'euros) en 2024, afin de lever des fonds pour Vision 2030. Ce montant record fait suite à celui de 10 milliards de dollars (9,31 milliards d'euros) déjà levés en 2022. Ces émissions de dette doivent ainsi donner vie à Vision 2030, défiant la réalité formulée par le cabinet de conseil britannique Control Risks : « Il n'y a tout simplement pas assez de moyens en Arabie saoudite pour atteindre les objectifs économiques. »

Selon des documents confidentiels révélés par le Wall Street Journal en 2022, la construction de la seule mégastructure The Line pourrait coûter la bagatelle de 1 000 milliards de dollars (931 milliards d'euros). Le sujet est voilé de mystère : l'Arabie saoudite n'a jamais divulgué le budget requis pour financer les projets de Mohamed Ben Salman sur la période 2016-2030, mais les premières fissures apparaissent déjà. Sur X, Ali Shihabi, un des membres du conseil consultatif de Neom et proche du pouvoir en place révèle dans une publication de mars 2024 :

Certains projets ont soulevé des doutes en raison de leurs coûts d'investissement considérables. Leur développement est toutefois tempéré par des contraintes financières et de moyens, le gouvernement réagissant aux signaux du marché et ralentissant la réalisation pour l'inscrire dans une période plus longue que celle initialement prévue.

Un aveu de l'échec de projets phares de Vision 2030 soumis au cruel crash test de la rationalité économique.


1Mariam Nihal, « The Line in Neom is 'the greatest real estate challenge that humans have faced' », The National, 17 août 2022.

2Samer Al-Atrush, « Saudi Crown Prince turns to 'state capitalism' after change in the guard », The Financial Times, 28 mai 2023.

3NDLR. Notamment la rafle de près de 400 personnes parmi les plus influentes de la société saoudienne en 2017 et l'assassinat du journaliste Jamal Khashoggi en 2018 par des agents saoudiens au consulat du royaume à Istanbul.

Dubaï, le nouvel eldorado des kleptocrates d'Afrique centrale

Enquête Appartements, villas, boutiques : ils sont des dizaines de ressortissants des pays d'Afrique centrale – responsables politiques, hommes et femmes d'affaires, hauts fonctionnaires – à posséder des biens immobiliers à Dubaï, pour une valeur totale supérieure à 50 millions d'euros. Une version émiratie des biens mal acquis.

Les « kargo » d'Istanbul, l'autre facette de la Turquie-Afrique

Les Turcs éliront leurs maires ce 31 mars. À Istanbul, où la campagne électorale se joue sur le terrain du nationalisme, les Africains venus faire du business sont malmenés. Ces dernières années, nombre d'entre eux s'y sont installés, et se sont fait une place dans le commerce à la valise et dans les sociétés de transport de marchandises appelées « kargo ».

Pourquoi l'Occident se trompe si souvent sur la Tunisie

Après la révolte de 2011 qui a chassé Zine El-Abidine Ben Ali du pouvoir, de nombreux observateurs et responsables occidentaux se sont bercés d'illusions en pensant que la Tunisie allait construire une démocratie pérenne. Après s'être trompés sur la situation en Libye, en Algérie ou au Maroc, ils ont dû encore une fois reconnaître leurs erreurs. Cela ne les a pourtant pas empêché de recommencer, comme aujourd'hui avec le président Kaïs Saïed.

« Nous avons juré de défendre la Constitution », clame Samira Chaouachi, vice-présidente de l'Assemblée tunisienne. « Nous avons juré de défendre la patrie », lui rétorque un jeune soldat. Cet échange devant les portes fermées du Parlement, au petit matin du 22 juillet 2021, résume le paradoxe d'un pays longtemps considéré comme le seul succès des « printemps arabes ». La décision du président Kaïs Saïed quelques heures plus tôt de destituer le gouvernement et de suspendre l'Assemblée des représentants du peuple a provoqué la colère de son président islamiste et de sa vice-présidente qui cherchaient à entrer dans le bâtiment, désormais gardé par des troupes armées.

Cette décision présidentielle a surpris de nombreux diplomates étrangers visiblement peu au fait de la situation. Les Tunisiens beaucoup moins. Des milliers de personnes se sont précipitées dans les rues de chaque ville et village afin d'exprimer leur soulagement face à cette classe politique qu'ils estimaient corrompue et incompétente.

Le 17 avril 2023, Rached Ghannouchi, leader suprême d'Ennahda depuis sa fondation dans les années 19801 a été arrêté. Douze ans après son retour triomphal à Tunis, le 20 janvier 2011, au lendemain de l'éviction du président Zine El-Abidine Ben Ali qui avait dirigé le pays pendant vingt-quatre ans. La boucle est bouclée. La contre-révolution a été plus longue à venir en Tunisie que dans tout autre pays arabe.

Le consensus de Washington enterré

Il est trop tôt pour écrire les nécrologies des soulèvements qui, en deux vagues (2011 puis 2019), ont englouti la plupart des pays arabes. En Tunisie, au lieu de produire une nouvelle génération de dirigeants politiques, la révolte de 2011 « a ramené les élites marginalisées de l'ère Ben Ali »2.

Malgré tout, un processus révolutionnaire à long terme est à l'œuvre dans la région. Les gouvernements occidentaux, en particulier en Europe, se font des illusions s'ils pensent pouvoir compter sur des hommes forts pour assurer la stabilité des pays de la rive sud de la Méditerranée. Des changements politiques et économiques radicaux sont nécessaires et, par définition, imprévisibles. Les inégalités sociales et le sous-emploi des ressources humaines continuent de générer une énorme frustration sociale que les jeunes ne supporteront pas. Les dirigeants de l'Union européenne sont obsédés par les vagues d'immigrants en provenance du sud et par la montée du populisme que celles-ci alimentent, tout en restant dans le déni des causes sous-jacentes.

Pourquoi l'Union européenne (UE) et les États-Unis n'ont-ils pas compris que la contre-révolution a commencé immédiatement après les « révolutions » tunisienne et égyptienne ayant chassé Ben Ali et Hosni Moubarak du pouvoir ? Pourquoi n'ont-ils pas compris qu'après avoir échoué à lancer des réformes audacieuses dans la gestion de l'appareil sécuritaire et de l'économie, les responsables politiques et syndicaux tunisiens ont conduit leur pays dans une impasse ? La réponse réside avant tout dans la nature même de l'État. En 2011, il était clair pour les observateurs chevronnés que la politique économique libérale favorisée par l'Occident – le fameux « consensus de Washington » que l'on peut résumer dans un rôle strictement minimum alloué à l'État au profit de l'investissement privé – ne parviendrait pas à produire les résultats économiques escomptés. Entre cette date et l'élection du président Kaïs Saïed en 2019, tous les voyants économiques étaient au rouge.

Aujourd'hui, le consensus de Washington est mort. Le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale et l'UE reverront-ils leurs prescriptions politiques pour autant ? Pour avoir une chance de réussir, leurs ordonnances devront être fondées sur la reconstruction de l'État, l'utilisation de l'investissement public et la lutte contre la corruption engendrée par le capitalisme de connivence. C'est à cette condition seulement qu'une partie des centaines de milliards de dollars évadés à l'étranger reviendra. L'État s'est déjà montré incapable d'arrêter la fuite des capitaux, dont la plupart sont illégaux. On peut donc se demander pourquoi, tout en reconnaissant qu'ils se sont trompés, les gouvernements tunisiens successifs, le FMI, la Banque mondiale et l'Europe continueront de se battre pour stopper les sorties de fonds et appliquer la même recette qui a échoué.

Il n'y a pas eu de révolution

La plupart des politiciens et des groupes de réflexion occidentaux ont accueilli les révoltes arabes avec incrédulité. C'est surprenant car les multiples rapports du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) en 2003, 2005 et 2009 montraient l'explosion du taux de chômage, et une tendance à la baisse de la part du produit intérieur brut (PIB) consacré à l'investissement au cours du dernier quart de siècle. Une preuve de « l'échec des élites arabes à investir localement ou régionalement [qui] est le plus grand obstacle à la croissance économique soutenue »3. En 2011, la directrice générale du FMI Christine Lagarde déclarait : « Soyons francs : nous ne prêtons pas suffisamment attention à la façon dont les fruits de la croissance économique sont partagés »4.

La Banque mondiale a fini par admettre dans un rapport publié en 2014 qu'elle s'était trompée sur la Tunisie avant 2011. Une telle humilité est inhabituelle, sinon sans précédent. Elle élude toutefois la question des raisons pour lesquelles les dirigeants politiques et les experts occidentaux font aussi souvent fausse route, alors que certains observateurs sont capables d'établir une juste analyse.

Au fur et à mesure de l'extension des révoltes, les capitales occidentales, tout d'abord incrédules, ont fait place à l'enthousiasme. Cela n'a pas duré longtemps. Face au désir de changement, les dirigeants ont opposé une force brutale, et les soulèvements se sont bien vite transformés en bains de sang en Égypte, en Libye, au Bahreïn, au Yémen ou en Syrie. Les puissants groupes d'intérêts nationaux, en premier lieu les forces de sécurité, fortement soutenus de l'extérieur - notamment par les pays du Golfe -, n'étaient pas disposés à autoriser des réformes susceptibles de remettre en cause le statu quo. D'autres, comme le Qatar, étaient prêts à le renverser complètement, toutefois en faveur de leurs « clients » islamistes. Les « amis » étrangers n'ont pas eu le temps d'influencer sérieusement les évènements en Tunisie, dont l'importance stratégique pour les grands acteurs internationaux est inférieure à celle de l'Égypte ou de la Syrie. Le fait que la Tunisie ait été le premier pays arabe à se révolter peut également expliquer l'absence d'ingérence extérieure.

Quoi qu'il en soit, l'utilisation même de l'expression « révolution de jasmin »5 suggère un malentendu. Aucune révolution n'a eu lieu en Tunisie en 2011. Une révolte violente a contraint les appareils dirigeants à prendre leurs distances avec le chef de l'État qu'ils ont poussé vers la sortie pour sauver leurs privilèges. C'est la raison pour laquelle il n'y a pas eu de redistribution des richesses ou du pouvoir entre les classes sociales et les régions.

Des malentendus occidentaux tout aussi flagrants se sont manifestés après que les États-Unis sont intervenus militairement en Libye, au nom d'une urgence humanitaire, sans tenir compte de ce qui se passerait lorsqu'un petit groupe d'islamistes très organisés et lourdement armés (qu'ils avaient aidés pendant les dernières années de Mouammar Kadhafi) s'opposerait à une majorité non islamiste mal organisée, dont une grande partie était jeune et sans emploi. Leur départ après l'attaque du 11 septembre 2012 contre la mission américaine à Benghazi a transformé l'est de la Libye en arrière-garde d'Al-Qaida et de l'organisation de l'État islamique (EI). Cela a accéléré l'exportation du terrorisme et des réfugiés vers l'Europe, tout en déstabilisant davantage une grande partie de l'Afrique du Nord et du Sahel. Et bien sûr de la Tunisie dont de nombreux djihadistes ont été formés dans des camps libyens près de la frontière.

Dans le pays, les amis politiques des principaux partis se sont vu proposer des emplois au sein d'une fonction publique gonflée à l'extrême - des postes qui n'existaient souvent que sur le papier, mais pour lesquels ils étaient payés. Résultat : la destruction de toute efficacité publique, l'augmentation considérable de la masse salariale et des emprunts. Cette hausse de la dette (et donc des intérêts à payer) a évincé les investissements publics dans la santé, l'éducation et les infrastructures. Les présidents et les gouvernements se sont succédé, chacun empruntant de l'argent au FMI, à la Banque mondiale et à la Banque européenne d'investissement (BEI). Tous se sont contentés d'évoquer les conditions liées à ces prêts, mais n'ont jamais eu l'intention de les mettre en œuvre. Le FMI et l'Europe ont continué à prêcher l'évangile du libéralisme et ont fait semblant de croire que des réformes étaient mises en œuvre. Pourquoi a t-il été si facile de se tromper une deuxième fois alors que la prescription et la situation étaient identiques ?

Une pure idéologie

Pendant ce temps, les investissements privés – tant nationaux qu'étrangers – ont diminué. Des secteurs clés tels que les phosphates et les engrais ont vu leur production s'effondrer, de même que le tourisme, victime du terrorisme et de la pandémie de Covid-19. L'arrière-pays le plus pauvre, d'où partent toutes les révoltes en Tunisie, a continué d'être exploité par ceux de la côte, plus riches, afin d'assurer la majeure partie de l'eau, du blé et des phosphates nécessaires au pays.

Pour les Occidentaux,

la démocratie est une idée si belle qu'elle semble échapper à la réalité. Pour l'élite américaine, les pays en développement qui réussissent sont ceux qui organisent des élections, et les pays qui échouent sont ceux qui ne le font pas. Il ne s'agit pas de logique, ni de croyance fondée sur l'histoire ou même sur la science politique. Il s'agit de pure idéologie – et d'idéologie missionnaire, en plus. Regardez l'échec du printemps arabe ! Bien sûr, les populations de ces nations aspirent à la démocratie, mais cela ne signifie pas que celle-ci apportera automatiquement de bons résultats face à la grande pauvreté, aux clivages ethniques et sectaires, etc. Elle a fonctionné en Corée [du Sud] ou à Taïwan, par exemple, parce qu'elle est venue après l'industrialisation et la création de classes moyennes.6

Les élites européennes et américaines se sont trompées quand, après 2011, elles se sont convaincues que des élections libres et équitables annonçaient un avenir prometteur pour la Tunisie. Les jeunes en étaient moins convaincus et les gens ont de plus en plus délaissé les urnes, beaucoup ne se donnant même pas la peine de s'inscrire. Quant aux mouvements islamistes, ils n'ont jamais montré d'intérêt pour relever les défis d'une économie moderne. Ennahda n'a pas fait exception. Les élites tunisiennes, bien éduquées, n'ont pas pu s'entendre sur un plan de réforme économique. Elles ont laissé tomber leur pays.

La théorie de Lénine

Douze ans après la chute de Ben Ali, Kaïs Saïed a ramené la fine fleur d'hier, notamment dans les forces de sécurité. Ghannouchi, le puissant dirigeant d'Ennahda qui dirigeait le parti islamiste « comme l'organisation clandestine qu'il avait été dans les années 1990 »7 s'est retrouvé en prison, incapable de rallier l'armée. Cette dernière a jeté son dévolu sur Saïed qui « défend la patrie ».

Selon certains observateurs attentifs,

le soulèvement arabe a atteint son apogée, le 11 février 2011, quand le président égyptien Hosni Moubarak a été contraint de démissionner. Selon la théorie de Lénine, une révolution victorieuse nécessite un parti politique structuré et discipliné, un leadership robuste et un programme clair. La révolution égyptienne, comme son précurseur tunisien et contrairement à la révolution iranienne de 1979 n'avait ni organisation ni dirigeant identifiable, ni d'ordre du jour sans équivoque.8

Alors que les manifestations sont devenues violentes dans de nombreux pays, les forces se sont divisées. Les anciens partis politiques et les dirigeants économiques se sont disputés le pouvoir, « laissant à de nombreux manifestants le sentiment que l'histoire qu'ils faisaient il n'y a pas si longtemps les dépassait »9. Ceux qui ont mené la révolte en Tunisie n'avaient ni les moyens ni le temps de s'organiser. Les forces établies ont donc pu détourner leur agenda et bloquer le changement.

Cela n'a pas empêché certains universitaires, tel Safwan Masri, de parler d'« anomalie arabe »10, et des journaux de clamer que la Tunisie était le seul pays des révoltes arabes à avoir donné naissance à une véritable démocratie. Illusion caractéristique de nombreuses attitudes occidentales. Avant la chute de Ben Ali, la Banque mondiale et les observateurs ont loué les performances économiques du pays. Après, ils ont salué son succès en tant que démocratie. On comprend pourquoi les dirigeants européens n'ont pas eu de pensée stratégique sur la Tunisie…

La nature de l'État entrave les réformes

En fait, les analystes occidentaux projettent trop souvent leur propre vision du monde sur des pays dont l'histoire est différente. Ainsi, l'intense débat intellectuel et politique autour des idées de John Maynard Keynes (1883-1946) sur l'intervention de la puissance publique dans l'économie n'a pas d'équivalent dans la région. En partie parce que la diplomatie des canonnières et le colonialisme ont interrompu les débats qui se déroulaient dans le Sud, notamment en Tunisie. Au moment de l'indépendance, les nouveaux régimes ont compris que l'État devait être partie prenante de la création d'une économie nationale, qu'elle soit liée ou non au Nord. Or les dirigeants se sont rarement concentrés sur l'augmentation de la richesse du pays, mais davantage sur leur maintien au pouvoir, en contrôlant notamment les nouveaux arrivants au sein de la classe privilégiée, le Makhzen11.

À partir des années 1980, le FMI et la Banque mondiale ont appliqué un ensemble de principes idéologiques contenus dans le consensus de Washington. Cette doxa néolibérale avait déjà échoué en Tunisie au tournant du siècle, pourtant cela n'a pas arrêté la Banque mondiale qui l'a présentée comme modèle de « bonne gouvernance économique » à suivre en Afrique et au Proche-Orient. L'Europe a chanté la même partition et s'est retrouvée dans l'impasse.

Malgré l'émancipation des femmes et les attitudes tolérantes envers les étrangers, la Tunisie a vu ses richesses contrôlées par quelques familles dont l'emprise est renforcée dans un système corporatiste leur permettant de surveiller l'État. Loin d'apporter de nouvelles idées et de contribuer à la création d'un vaste parti de gauche après 2011, le puissant syndicat de l'Union générale tunisienne du travail (UGTT) s'est contenté de regarder le pouvoir gonfler le nombre de fonctionnaires (et par conséquent ses adhérents), ce qui a ruiné le pays. Au lieu de promouvoir un débat ouvert sur ce qu'il fallait entreprendre, les dirigeants tunisiens ont agi en fossoyeurs des réformes. Auparavant, Zine El-Abidine Ben Ali avait géré l'économie en prélevant de plus en plus de rentes pour sa famille, sans jamais la réformer.

Peut-on changer le scénario néolibéral ?

Alors que la région est riche en hydrocarbures, les institutions internationales pourraient suggérer que « les monarchies pétrolières cessent d'investir leur capital dans les économies occidentales, en particulier aux États-Unis, et le transfèrent plutôt aux gouvernements arabes, sur le modèle de l'aide que les États-Unis ont fournie à leurs alliés européens de 1948 à 1951, le Plan Marshall »12. Peu de chance que cela arrive car les banques occidentales perdraient d'énormes opportunités de gagner de l'argent et les monarchies du Golfe ont beaucoup d'influence à Paris, Londres et Washington. Pendant ce temps, le capital déserte la région pour trouver refuge dans des banques et des entreprises occidentales. L'Afrique du Nord à elle seule dispose de centaines de milliards de fonds « privés » dans des établissements financiers étrangers.

Aujourd'hui, les jeunes issus des milieux favorisés et formés se sauvent aussi au bénéfice immédiat du Golfe, du Canada, de la France et de ses voisins, et au détriment de la stabilité à long terme en Méditerranée. En Afrique du Nord, la « guerre froide » entre l'Algérie et le Maroc explique que les flux commerciaux et d'investissement soient au plus bas. Cette situation est d'autant plus absurde que le pétrole, le gaz, le soufre et l'ammoniac algériens pourraient, avec les phosphates marocains, générer de nombreux emplois et de grandes exportations. Les tensions entre les deux pays conviennent à l'Occident depuis des décennies, néanmoins la pression des nouveaux immigrants en Europe alimente les partis populistes et le risque de turbulences intérieures dans des pays comme l'Italie ou la France.

Autre ironie de ce scénario néolibéral, la Chine et la Turquie renforcent leurs liens commerciaux avec l'Afrique du Nord — la Chine est ainsi devenue son deuxième fournisseur étranger après l'Italie, et la Turquie le quatrième —, sans accroitre leurs investissements. En Algérie, au Maroc et en Tunisie, le capital privé occidental continue par contre de jouer un rôle clé.

Aujourd'hui, l'Union européenne et les États-Unis découvrent à leur grand désarroi que les dirigeants nord-africains, comme ailleurs dans le Sud, ne partagent pas leur lecture de la guerre en Ukraine. Ils notent que l'Occident considère ses problèmes comme les problèmes du monde, et ils ne sont pas d'accord. Le monde multipolaire dans lequel nous nous trouvons rend familier l'ancien tiers-mondisme algérien. Les élites se méfient de l'ancienne puissance coloniale et expriment publiquement leur critique du comportement français, passé et présent, comme jamais auparavant.

Plus tôt l'Europe s'éveillera au fait que les pays au-delà de ses côtes méridionales méritent une politique ambitieuse, un nouveau processus de Barcelone13 plus audacieux, mieux ce sera. Plus tôt elle comprendra que l'islamisme n'est pas l'inclination naturelle de la région, comme beaucoup l'ont cru après 2011, notamment les États-Unis et le Royaume-Uni, plus tôt elle abandonnera son orientalisme de pacotille, mieux ce sera. En finir avec l'État patrimonial ou néo-patrimonial où quelques familles contrôlent tout représente un défi historique pour la région autant que pour l'Europe.

Comme le montre sa réaction modérée au renversement du président égyptien Mohamed Morsi un an après les élections libres de juillet 2012, l'Occident ne semble guère accorder autant d'importance au vote qu'il le prétend. Son attitude face au mépris de Kaïs Saïed pour les règles fondamentales de la démocratie le confirme. Il faudrait une refonte complète de l'État — condition préalable pour une croissance plus rapide —, mais aussi une plus grande inclusion sociale afin d'atteindre une stabilité à long terme en Tunisie et dans la région. Tant qu'elle n'acceptera pas ce principe, la Commission européenne devra se faire à l'idée que ses interminables prises de position visant à « améliorer » les politiques de voisinage donnent l'impression de jouer avec les peuples.

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Ce texte est adapté de l'article de Francis Ghilès, « Why does the West so often get Tunisia wrong ? », Notes Internacionals 289, Barcelona Center for International Affairs (CIDOB), mai 2023.
Traduit de l'anglais par Martine Bulard.


1Rached Ghannouchi a joué un rôle central dans le mouvement islamique tunisien depuis la fondation d'Ennahda au début des années 1980. Après deux décennies d'exil à Londres, il est rentré en Tunisie en 2011, et joue depuis un rôle clé et souvent controversé dans la politique tunisienne.

2Tom Stevenson, « The Revolutionary Decade : Tunisia since the Coup », London Review of Books, 17 novembre 2022.

3Ray Bush, « Marginality or abjection ? The political economy of poverty production in Egypt », dans Ray Bush et Habib Ayeb, Marginality and Exclusion in Egypt, Zed, Londres, 2012.

4Christine Lagarde, « The Arab Spring, One Year On », Fonds monétaire international, Washington DC, 6 décembre 2011.

5NDLR. Cette désignation médiatique francophone est par ailleurs rejetée par les Tunisiens qui préfèrent parler de « révolution de la dignité ».

6Robert D. Kaplan, « Anarchy unbound : the new scramble for Africa », The New Statesman, Londres, 16 août 2023.

7Tom Stevenson, « The Revolutionary Decade : Tunisia since the Coup », The London Review of Books, 17 novembre 2022.

8Hussein Agha et Robert Malley, « The Arab Counterrevolution », The New York Review of Books, 29 septembre 2011.

9Hussein Agha et Robert Malley, op.cit.

10Safwan Masri, Tunisia : an Arab Anomaly, Columbia University Press, 2017.

11NDLR. Le terme désigne la classe au pouvoir au Maroc.

12Gilbert Achcar, People Want : A Radical Exploration of the Arab Uprising, Saqi Books, Londres, 2013, réédité avec une nouvelle introduction en 2023.

13Partenariat euro-méditerranéen pour le développement et la sécurité lancé en 1995 et au point mort actuellement.

Algérie. Au pays du mouton, les petits éleveurs sont pénalisés

Dans un sud algérien malmené par la désertification, la concurrence entre éleveurs de moutons devient plus intense. Alors que la nourriture des animaux est en partie gérée par l'État et souvent détournée par la corruption, le gouvernement permet aux grands propriétaires d'accaparer les steppes et parfois de les clôturer. Conséquence : les prix s'envolent et les éleveurs modestes s'estiment lésés.

En Algérie, la viande de mouton est devenue hors de prix pour de nombreux ménages. Selon l'office national des statistiques, en 20 ans son prix a quintuplé, passant de 500 à 2 500 dinars algériens (DA) le kilo (environ 17 euros) soit 10 % du salaire minimum. La consommation est tirée par l'augmentation de la population qui croît en moyenne d'un million par an. La région frontalière avec le sud marocain est souvent appelée le pays du mouton. Avec 25 millions d'hectares de parcours steppiques, elle représente à elle seule 4 fois les superficies cultivées du pays et compte à peine 200 000 habitants. Mais la pluviométrie y est réduite et les sols arides. Dans ce milieu hostile, la seule forme d'exploitation a de tout temps été le nomadisme pastoral, aujourd'hui bouleversé par les politiques publiques.

Dans l'élevage traditionnel, les troupeaux se déplacent en quête de nourriture. Mais dans les années 1970, le camion s'est imposé sur les pistes pour le transport des animaux, des tentes, de l'eau et de l'orge, un complément alimentaire pour le bétail. Cette mobilité nouvelle des troupeaux a facilité la diversification des stratégies face à des ressources fourragères aléatoires. Grâce au camion, les gros éleveurs peuvent déplacer leurs troupeaux d'une wilaya (ou département) à l'autre. Les plus modestes se contentent de déplacements pédestres dans les communes voisines voire, pour les plus démunis, aux alentours de leur bergerie, surexploitant ainsi leurs maigres pâturages. En octobre dernier, la chaîne d'information algérienne Ennahar TV témoignait qu'à El Bayadh, dans un paysage rocailleux, les brebis erraient d'un buisson desséché à un autre. En moins de 40 ans, la végétation du sud oranais a régressé de 50 à 80 %.

Pression accrue sur les pâturages

À la fin des années 1980, la multiplication des tracteurs a encouragé la culture de l'orge dans les dayat, des dépressions steppiques où la terre est plus fertile. Depuis 1968, les surfaces dédiées à l'orge ont ainsi doublé. Ailleurs, l'extension des labours se traduit par l'élimination des touffes d'alfa et d'armoise. Pour faire face aux périodes de soudure, à partir des années 1970, les pouvoirs publics ont importé l'orge vendue à des prix subventionnés aux éleveurs. 570 000 tonnes importées en 2022 n'ont permis aux éleveurs de recevoir que 300 grammes d'orge par brebis. La distribution s'effectue à partir d'un recensement officiel souvent détourné avec des attestations frauduleuses. Face aux protestations des éleveurs floués, un nouveau recensement a révélé que le cheptel comprenait 19 millions de têtes et non 29, comme estimé auparavant.

Loin de soulager les pâturages, ces ventes d'orge ont favorisé un surpâturage des parcours, début d'un processus de désertification. Les opérations de réhabilitation lancées dès 1983 par le Haut Commissariat au développement de la steppe (HCDS) ont permis la mise en pause de trois millions d'hectares et la plantation d'arbustes fourragers sur 300 000 hectares. Prisés par les éleveurs, les mahmiyat, des parcours protégés, leur sont aujourd'hui loués de novembre à décembre, puis d'avril à juin. Un éleveur témoigne : « la location de 100 à 200 hectares de parcours nous revient entre 100 000 et 200 000 DA (entre 685 et 1370 euros). Quand les parcours sont fermés, tous les 10 à 15 jours, on dépense l'équivalent de ces sommes en orge ».

Les locations se font sous l'égide des collectivités locales qui perçoivent 70 % des recettes, le reste étant versé au Trésor public. Certaines mairies emploient jusqu'à 40 gardiens chargés de faire respecter les périodes de location des parcours. L'attribution des lots fait aujourd'hui l'objet d'une concurrence féroce entre éleveurs.

Engraissement des agneaux pour l'Aïd

Face à la pression sur les parcours, les éleveurs se sont spécialisés. Aux naisseurs sont venus s'ajouter les engraisseurs. L'engraissement des agneaux vise les périodes religieuses comme le mois de ramadan ou l'Aïd. Le choix des animaux se porte alors sur ceux qui ont des cornes, une toison blanche, ou une plus grande hauteur au garrot. Les riches éleveurs achètent des agneaux quand les cours sont au plus bas alors que les naisseurs ne peuvent plus nourrir leur cheptel et décapitalisent pour acheter des fourrages. Période qu'ils résument par l'expression : « la brebis mange sa sœur ». Seuls les maquignons tirent leur épingle du jeu : « Les revendeurs s'en sortent mieux que nous. Ils prennent entre 10 000 et 15 000 DA (entre 68 et 103 euros) de bénéfice sur un seul mouton, alors qu'il nous arrive de vendre à perte », témoigne Mohamed, éleveur à Djelfa1.

Le déficit de fourrages pousse les engraisseurs à diversifier leurs approvisionnements : aliments concentrés industriels, orge, son, et même blé destiné à la fabrication de pain détourné frauduleusement. En deux ans, les prix ont augmenté en moyenne de 40 % et le quintal d'orge atteint 5 000 DA (34 euros), celui du son 7 000 DA (48 euros) et celui à base de soja plus de 10 000 DA (68 euros).

À la diversité des modes d'élevage s'ajoute une diversité d'éleveurs : chômeur dont le troupeau d'une trentaine de têtes assure l'essentiel du revenu, éleveur absentéiste (fonctionnaire, commerçant, profession libérale) confiant 300 brebis par berger rémunéré au prorata de 1/5 des naissances, ou gros éleveurs possédant jusqu'à 6 000 têtes. Les éleveurs absentéistes côtoient les investisseurs : commerçants ou entrepreneurs dotés d'importants moyens (motorisation, bergeries, terres de parcours). Ils ont souvent recours à des techniques modernes de production et à l'élevage intensif. Ces investisseurs n'hésitent pas à s'associer à des vétérinaires ou à des agronomes. Récemment à Tiaret, un investisseur a confié la direction de son exploitation à un jeune retraité autrefois directeur des Services agricoles de la wilaya.

Propriété privée favorisée

À l'appropriation des ressources fourragères s'ajoute l'appropriation de la terre favorisée par les politiques publiques, en particulier la loi relative à l'accession à la propriété foncière agricole de 1983, qui tend à remplacer les droits d'usage traditionnels par la propriété privée. «  Les clôtures des terres mises en valeur, ou en attente d'une régularisation, se multiplient et peuvent bloquer le passage des troupeaux. Elles concernent parfois des zones épargnées par la mise en valeur, faisant ainsi valoir le fait accompli », écrit Mohamed Hadeid, co-auteur d'une étude sur le sujet2. À plusieurs reprises, des éleveurs ont dénoncé les restrictions qui leur interdisent l'accès aux parcours communautaires. En 2020, brandissant des touffes d'alfa et d'armoise arrachées après le passage de charrues, ils dénoncent face aux caméras d'Ennahar TV, le labour des terres de parcours : « Il n'y a plus de parcours pour nourrir les bêtes, on a recours à l'orge en grain qui est cher ». Les clôtures, souvent précédées d'une simple bande de terre labourée, interdisent le passage des troupeaux.

La loi relative à l'accession à la propriété foncière agricole a été suivie en 2000 du Plan national de développement agricole (PNDA) doté de plus de 500 millions de dollars, soit dix fois les montants alloués au cours des années 1990. Ce plan permet d'allouer aux investisseurs des subventions de l'ordre de 60 % pour l'acquisition de matériel d'irrigation, le forage de puits et l'aménagement de bassines. Ce coup de pouce renforce la concurrence sur la terre. Au trait de labour servant à marquer une limite de propriété, viennent s'ajouter des murets édifiés avec des pierres retirées du sol suite au défoncement par bulldozer du sol calcaire. Une opération indispensable pour planter oliviers et arbres fruitiers. À Djelfa, des Algérois ont acquis des terres et produisent aujourd'hui olives, pistaches, pommes, grenades et nectarines.

Développement des forages et des bassines

À l'appropriation de la terre s'est ajoutée celle de l'eau, indispensable à l'arboriculture et au développement de la production de fourrages. Les subventions ont permis l'extension des fourrages irrigués. Jusqu'à 40 000 hectares dans la région de Msila, quinze ans après le lancement du PNDA. Il s'agit le plus souvent de fourrages cultivés par des éleveurs détenant des troupeaux de 200 à 400 têtes et produisant sur une vingtaine d'hectares de l'orge, de l'avoine ou de la luzerne. À El-Bayadh et Naâma, les surfaces irriguées sont passées de 3 000 hectares en 1984 à plus de 24 000 en 2008. D'abord cantonné à l'agriculture saharienne, le maïs fourrager a rapidement conquis les éleveurs. Il leur a permis d'accéder à une autonomie fourragère inespérée mais aussi à dégager des excédents dont la vente leur procure aujourd'hui une importante source de revenus, d'autant plus que l'eau des nappes est gratuite.

L'essor du maïs fourrage a été rendu possible grâce à la gratuité des terres et de l'eau mais aussi par une plus grande disponibilité en matériel agricole et d'irrigation. Pour les éleveurs, disposer de fourrages est une question de survie. À El Bayadh, selon un représentant syndical local, sur 1 300 éleveurs recensés ces cinq dernières années, un tiers ont cessé leur activité.

Précarisation foncière des éleveurs

Traditionnellement, l'utilisation des parcours steppiques mettait en compétition des tribus ou des familles élargies. L'accession à la propriété foncière a eu pour corolaire de la ramener au niveau des individus. Aujourd'hui, la multiplication des forages structure l'espace. Ce nouvel environnement technique associé à une demande croissante en produits agricoles et à un accès gratuit à la terre a attiré de nouveaux investisseurs. La compétition concerne non seulement les natifs mais également les investisseurs venus du nord du pays.

Les protagonistes se sont diversifiés et on assiste à une course pour l'appropriation des ressources naturelles relate Mohamed Hadeid : « Sur les plans spatial et fonctionnel, cette politique s'est soldée par un morcellement de la steppe en une multitude de propriétés privées dans une région où l'usage collectif des parcours est ancestral et a, toujours, caractérisé les sociétés pastorales locales »3. Loin d'Alger, les décisions des autorités font l'objet d'interprétations divergentes. « L'ambiguïté de l'aspect foncier et la crise du pastoralisme tendent à détourner l'opération de mise en valeur vers une appropriation progressive des terres pastorales », relèvent ces universitaires. Le plus souvent « Le statut de concessionnaire est de fait assimilé, par les bénéficiaires, à celui de propriétaire, la reprise des terres concédées par l'État, n'étant pas envisagée », comme l'indique une étude réalisée dans la région d'Aflou. On est passé d'un pastoralisme exclusif à des productions fourragères ou maraîchères ainsi qu'à une arboriculture fruitière et oléicole.

Ces mutations majeures ont conduit à une précarisation foncière des éleveurs associée à un sentiment d'insécurité juridique. Une situation que devraient méditer les autorités algériennes. En décembre 2010, dans la Tunisie voisine, le jeune marchand de légumes de Sidi Bouzid Mohamed Bouazizi qui s'est immolé faisait partie d'une famille tout juste dépossédée de ses terres.


1« L'élevage ovin victime de la sécheresse dans la steppe de Djelfa », El Watan, 8 juin 2023.

2« Impact du foncier agricole sur une région pastorale, » Études rurales, 2018.

3« Le marché du faire-valoir indirect vecteur de nouvelles formes d'exploitation dans la néo-agriculture saharienne (Algérie) », Géographie, Économie, Société, 2017.

Partie compliquée pour l'Égypte sur l'échiquier libyen

Pour l'Égypte, la Libye est un enjeu à multiples facettes. Le pays s'inscrit dans sa sphère d'influence régionale et peut représenter un risque de nature sécuritaire, en raison d'une longue frontière commune. Sur le plan économique, Le Caire a besoin des emplois que son riche voisin a longtemps assurés à nombre de travailleurs égyptiens, et lorgne sur le marché de la reconstruction, après les dégâts provoqués par la guerre civile et plus récemment par les inondations de Dernah.

Quand la Libye plonge dans la guerre civile le 17 février 2011, une large partie de l'opposition libyenne s'organise depuis l'Égypte voisine qui a déjà entamé sa « transition » avec le départ de Hosni Moubarak. Abdel Moneim Al-Houni, représentant libyen en poste à la Ligue arabe, fait défection dès le début des révoltes et s'engage activement depuis Le Caire dans des actions de lobbying auprès d'acteurs étrangers influents pour apporter soutien et reconnaissance au Conseil national de transition (CNT) libyen1. Mission accomplie : le 22 février, le secrétaire général de la Ligue arabe, Amr Moussa, condamne publiquement les actions conduites par Mouammar Kadhafi contre sa population, suspend Tripoli et va jusqu'à soutenir l'idée d'une no fly zone auprès de la communauté internationale.

Après ça, nous avons pu regrouper les Libyens pro-révolution pour reprendre les représentations diplomatiques libyennes au Caire et y établir une antenne en faveur de notre cause. Les Égyptiens ont été tenus informés. Tant que nos actions étaient conduites en interne, il n'y avait pas de problème,

se souvient Al-Houni. À cette période, le positionnement de l'Égypte est plutôt discret. Le Conseil suprême des forces armées (CSFA) égyptien qui a repris les rênes du pouvoir a des préoccupations plus urgentes.

Face à l'effondrement de la Jamahiriya, nombre de personnalités du régime se réfugient en Égypte. Attachés à une certaine vision de l'État militaire égyptien, ils gardent en mémoire le mouvement des Officiers libres et l'idéologie panarabe de Gamal Abdel Nasser dont s'était très largement inspiré Mouammar Kadhafi. Le cercle proche et les « durs » du régime sont parmi ceux que l'on retrouve sur la route de l'exil, à l'instar d'Ahmad Gaddaf Al-Dam, cousin du « Guide » chargé des relations égypto-libyennes, de Mustafa Al-Zaidi, leaders des comités révolutionnaires2 et, plus tard, de feu Abou Zeid Dorda, chef des renseignements extérieurs. Tous ont été exclus de toute vie politique en Libye par les députés de la nouvelle assemblée transitoire, le Congrès général national (CGN). Les membres du parti islamiste Justice et construction (PJC), combattus par Kadhafi, ont œuvré à la promulgation de la loi d'isolation politique votée le 8 mai 2013. L'élection présidentielle de janvier 2012, qui consacre la victoire du candidat frériste Mohamed Morsi, resserre les liens. Rapidement, les nouvelles autorités libyennes et égyptiennes s'entendent sur l'extradition de certaines personnalités en échange de contrats d'investissement dans l'économie égyptienne. L'ancien responsable des finances, Mohamed Ibrahim Mansour, et l'ancien ambassadeur en Égypte, Mohamed Amin Maria, sont ainsi livrés à leur pays d'origine au mois de mars 2013.

Mais à peine deux mois plus tard, l'arrivée au pouvoir du maréchal Abdel Fattah Al-Sissi et la dégradation du contexte politique et sécuritaire en Libye reconfigurent radicalement la nature des relations entre les deux pays.

Le Caire face à la crise de légitimité libyenne

À l'été 2014, la Libye est en proie à une profonde fragmentation politique. N'obtenant pas le vote de confiance du CGN basé à Tripoli, la Chambre des représentants (Parlement) élue depuis le 25 juin est contrainte de se replier à Tobrouk et nomme son propre gouvernement dans l'est libyen. En dépit des efforts de la communauté internationale pour résoudre la crise de leadership que traverse le pays, la situation devient de plus en plus complexe à la suite de l'installation d'un nouveau Gouvernement d'accord national (GAN) dans la capitale en mars 2016. Cette fois, ce sont les députés de l'Est qui ne reconnaissent pas le nouvel organe exécutif. Les combats reprennent entre factions libyennes, et plusieurs groupes terroristes s'implantent sur le territoire.

Contrainte de tenir compte des réalités politiques tout en mesurant les enjeux sécuritaires, l'Égypte va louvoyer entre interventions militaires directes et respect des directives de la communauté internationale. Dans un contexte de grande instabilité, les relations entre l'Égypte et une Libye divisée ne se jouent pas en bilatéral, mais selon une équation tripartite.

Entre 2016 et 2017, la compétition entre ces différentes élites libyennes conduit à la scission de la représentation diplomatique au Caire en deux ambassades : l'une répondant au GAN, l'autre au gouvernement de l'Est. « Le ministère des affaires étrangères a toujours été un enjeu, traversé par des injonctions contradictoires. Les intérêts divergents des acteurs rendent les missions difficiles » déplore un fonctionnaire du ministère de Tripoli interrogé en décembre 2022. Plus récemment le poste d'ambassadeur au Caire a fait l'objet d'une transaction : le président du Parlement Aguilah Saleh a pu faire nommer l'un de ses cousins à la tête de l'ambassade3 Si Le Caire reconnait officiellement la légitimité du GAN, des liens privilégiés ont aussi été noués avec Aguilah Saleh en raison de l'autorité et des réseaux qu'il détient en Cyrénaïque, région frontalière, et du soutien qu'il apporte au maréchal Khalifa Haftar, principal allié de l'Égypte dans la lutte contre le terrorisme.

En février 2021, lors de la nomination d'un nouveau Gouvernement intérimaire d'union nationale (GUN), l'Égypte soutient clairement la liste d'Aguilah Saleh — finalement perdante —, contre celle d'Abdelhamid Dbeibah. Ce dernier, devenu premier ministre à titre provisoire, avait la charge d'organiser des élections présidentielles avant la fin 2021. Mais autant à l'ouest qu'à l'est, les dirigeants ont œuvré à l'enlisement de la situation, préférant conserver des positions illégitimes plutôt que de perdre leur pré carré à l'issue des élections. Sans surprise, le Parlement a fini par retirer sa confiance au gouvernement, déclaré désormais illégitime. Il a nommé Fathi Bachagha à la tête d'un nouvel exécutif parallèle (installé d'abord à Tobrouk, puis à Syrte). Le GUN reste cependant reconnu par la communauté internationale, bien que plusieurs pays de la région aient manifesté leurs réticences. Le 23 janvier 2023, seuls cinq des 22 pays de la Ligue arabe ont dépêché leur ministre des affaires étrangères à la réunion consultative tenue à Tripoli (l'Algérie, la Tunisie, le Soudan, la Palestine et les Comores). L'Égyptien Sameh Choukri n'a pas fait le voyage.

Quand les acteurs régionaux s'en mêlent

À l'échelle régionale une polarisation s'est opérée entre deux grands axes à partir de 2014 avec, d'un côté les leaders du mouvement « contre-révolutionnaire » incarné par l'Égypte, les Émirats arabes unis et l'Arabie saoudite et de l'autre, les promoteurs ou partisans de l'islam politique représentés par le Qatar et la Turquie.

Ces dynamiques se retrouvent ainsi dans le conflit libyen alors que s'opposent l'autoproclamée Armée nationale libyenne (ANL) de Khalifa Haftar, en campagne contre le terrorisme, et les forces islamistes de la coalition Fajr Al-Libya. Le maréchal libyen incarne parfaitement cette image de l'ancien ordre autoritaire que cherchent à soutenir les leaders contre-révolutionnaires : il devient rapidement l'acteur central des diplomaties parallèles menées par ses parrains égyptien et émirati qui lui octroient un large soutien financier, logistique et militaire, tout en permettant aux officiers et aux dignitaires de l'ancien régime de revenir d'exil pour rallier son camp4.

L'arrivée de la Turquie sur le terrain libyen va rebattre les cartes. L'échec de l'offensive conduite par les forces affiliées à Khalifa Haftar contre la capitale en avril 2019 est notamment attribuée à l'aide logistique apportée par Recep Tayyip Erdoğan aux forces de l'ouest. La coopération entre Ankara et Tripoli s'accroit rapidement et s'étend au domaine économique. La redéfinition des frontières maritimes en Méditerranée et la signature de contrats pour l'exploitation et le transport des hydrocarbures sont mis en jeu par les Turcs dans le cadre d'un rapprochement avec Tripoli, au grand dam de l'Égypte. Le 20 juin 2020, Le Caire menace ainsi d'intervenir militairement en Libye si les forces alliées à Tripoli viennent à franchir la ville côtière de Syrte décrétée comme la « ligne rouge » à ne pas franchir. Le directeur des services de renseignements généraux égyptien, Abbas Kamel, se rend plusieurs fois en Libye au cours de l'année 2021 pour discuter du retrait des forces étrangères du territoire et, en particulier, des troupes turques et des mercenaires syriens combattant à leurs côtés.

Dans le jeu mouvant des recompositions régionales

Sous ses airs de « guerre par procuration », le conflit semble davantage répondre à des logiques conjoncturelles et opportunistes plutôt qu'à de grands principes idéologiques clairement définis. Pour les acteurs locaux et régionaux, il s'agit surtout d'établir des relais pour faire valoir leurs intérêts à la fois politiques et économiques. En ce sens, on observe l'évolution de l'environnement stratégique vers une plus grande fluidité des alliances laissant entrevoir le dépassement de certains clivages : le réchauffement des relations turco-émiraties, la réintégration du Qatar dans le jeu régional, le rapprochement de plusieurs pays arabes avec les grands ennemis d'antan comme Israël et l'Iran, etc. À l'échelle des relations égypto-libyennes, le soutien du Caire au gouvernement parallèle formé par Fathi Bachagha est un exemple de ces reconfigurations : cet ancien ministre de l'intérieur du GAN, leader milicien de Misrata (berceau des révolutionnaires et de plusieurs groupes islamistes) et réputé proche des Frères musulmans, a finalement passé des accords avec ses anciens rivaux de l'Est, Aguilah Saleh et le clan Haftar, pour se positionner politiquement.

Des rapprochements sont aussi observés entre les grandes figures de l'est libyen et la puissance turque, les deux parties cherchant à diversifier leurs réseaux d'influence et à bénéficier de nouvelles opportunités économiques. Si Le Caire est toujours hostile à la présence des forces turques sur le territoire libyen, le réchauffement des relations entre les deux pays est tout de même à l'ordre du jour : des échanges d'ambassadeurs ont mis un terme à dix ans de rupture diplomatique. Parallèlement, le délitement progressif de l'axe égypto-émirati sur les grands dossiers de politique étrangère (en Éthiopie et au Soudan notamment) peut entraîner des répercussions sur la sortie de crise libyenne. L'émirat semble pousser un axe Haftar-Dbeibah, avec lesquels la coopération sécuritaire et économique est de plus en plus forte. De son côté, L'Égypte a affirmé sa volonté d'écarter le clan Dbeibah du pouvoir en allant jusqu'à contrecarrer les ambitions du représentant onusien pour la Libye, Abdoulaye Bathily. Le Caire a ainsi soutenu le projet d'Aguilah Saleh d'un treizième amendement à la Déclaration constitutionnelle de 2011 fixant les prérogatives du futur président et des chambres, et poussé pour la nomination d'un énième gouvernement intérimaire avant la relance du processus électoral.

Quand le marché de la reconstruction aiguise les appétits

En septembre 2023, le déferlement de la tempête Daniel dans l'est et les inondations dévastatrices qui s'en suivent révèlent au monde entier les conséquences de la crise de gouvernance libyenne. L'Égypte est parmi l'un des premiers pays à contribuer à l'aide humanitaire internationale dans la région sinistrée et envoie sur place son chef d'état-major égyptien, Osama Askar, pour échanger directement avec les autorités locales et superviser les secours.

Quelques jours après les inondations, le gouvernement de l'Est annonce l'organisation d'une conférence internationale pour la reconstruction de la région et invite les grandes puissances et les fonds monétaires et financiers internationaux à y participer. Les contrats sont estimés à plusieurs centaines de milliards de dollars. En concurrence avec la Turquie et les Émirats arabes unis, l'Égypte a dépêché rapidement une délégation de représentants d'entreprises de BTP auprès du premier ministre du gouvernement de l'Est et du président du Comité de reconstruction et de stabilisation de Benghazi. Les acteurs dans ce secteur anticipent sur la saturation du marché égyptien et visent déjà d'autres pays de la région à reconstruire : Irak, Syrie. Préalable indispensable aux ambitions économiques de l'Égypte, la stabilisation de la région permettrait aussi le retour de travailleurs égyptiens en Libye, estimés à plus d'un million avant 2014, ainsi que le développement de grands axes commerciaux et industriels transfrontaliers entre la ville de Marsa Matrouh et la Cyrénaïque.


1Cet ancien camarade de Mouammar Kadhafi et membre du Conseil de commandement de la Révolution (CCR) faisait partie des élites au pouvoir entrées en dissidence au milieu des années 1970 puis réintégrées au début des années 2000 à la faveur de la politique de libéralisation engagée par le régime.

2Organes chargés de diffuser l'idéologie de la Jamahiriya, du contrôle de la société et de la sécurité du territoire.

3Soraya Rahem, « Pratiques néopatrimoniales et stratégies de classement des élites libyennes en temps de conflit », Mondes en développement, no. 198, 2022 ; p. 73-90.

4Soraya Rahem, « Les élites de l'ancien régime libyen : reconfigurations politiques en contexte transnational », L'Année du Maghreb, no. 28, vol. 2, 2022.

Israël. Une économie résiliente malgré la guerre

La guerre et la mobilisation de centaines de milliers de personnes sous les drapeaux pèsent sur l'économie israélienne. Pourtant, à court et à moyen terme, elle semble capable de résister.

La guerre déclenchée à la suite de l'attaque du Hamas du 7 octobre 2023 a cueilli à froid une économie israélienne en forme : une croissance à plus de 3 % l'an, une inflation contenue malgré tout à 3,7 %, un taux de chômage à 3,2 %, et une balance des paiements courants excédentaire de 4,2 % du produit intérieur brut (PIB) qui est la plus élevée du Proche-Orient avec celle de l'Arabie saoudite. Deux mois après, la constatation à chaud d'Amir Yaron, gouverneur de la banque centrale, la Banque d'Israël (BOI), parlant « d'un choc majeur » se vérifie tous les jours. Boutiques cadenassées, chantiers arrêtés, bars désertés, un restaurant sur trois fermés à Tel-Aviv, les dizaines de milliers d'Israéliens déplacés (du nord comme du sud), disparition des touristes européens et américains, fin de la desserte de l'aéroport international David Ben Gourion par les compagnies aériennes étrangères, exode de 300 000 Israéliens détenteurs d'un passeport étranger… L'ambiance est lourde et la déprime quasi générale.

Entre les 360 000 réservistes appelés sous les drapeaux et les 164 000 travailleurs palestiniens interdits de séjour, plus d'un demi-million d'actifs manquent à l'appel sur une population active de moins de 4 millions et dépriment l'activité. Selon la BOI, son recul aurait été de 6 % en cinq semaines à cause de la baisse des effectifs. On manque, par exemple, de chauffeurs de camion, ce qui désorganise le réseau des transports intérieurs ; l'agriculture souffre du départ de milliers de travailleurs asiatiques. Beaucoup d'habitants ont perdu leur emploi sans être mobilisés par l'armée, le nombre de chômeurs a augmenté de 264 000 selon le Bureau central des statistiques. Au total, 750 000 Israéliens auraient été retirés du marché du travail en quelques semaines. Dans un hebdomadaire financier important, le Barron's du 22 novembre 2023, Daniel Egel, directeur à la RAND Corporation, prévoit une perte d'activité de 400 milliards de dollars (372,15 milliards d'euros) dans les dix ans à venir. « C'est une menace à terme pour l'économie du pays », écrit-il.

De solides lignes de défense

C'est peut-être une vue trop pessimiste, au moins à court terme. L'économie israélienne dispose de solides lignes de défense. Son endettement est limité (60 % du PIB). Ses réserves de devises dépassent 191 milliards de dollars (177,7 milliards d'euros) et l'excédent de la balance des paiements courants (plus de 20 milliards de dollars, soit 18,61 milliards d'euros) ne disparaîtra pas en quelques semaines. Le shekel, la monnaie nationale, tient face au dollar et à l'euro, l'accès aux marchés financiers internationaux fonctionne, la signature de l'État est respectée et la situation financière du pays inspire confiance. Un emprunt de 6 milliards de dollars (5,58 milliards d'euros) aurait été conclu discrètement à Wall Street après le 7 octobre, un placement privé en euros, yens et dollars souscrit en partie par Goldman Sachs Group Inc. En cas de problème sur les marchés, la Réserve fédérale, la banque centrale américaine, pourrait alimenter directement en liquidités les grandes banques israéliennes comme elle l'a fait en 2008, avec les grands établissements de quelque quinze pays, quand les marchés ont cessé de fonctionner du fait de la crise. La BOI n'a pas trop relevé ses taux d'intérêt et la bourse de Tel-Aviv a baissé seulement de 4 % depuis le 31 décembre 2022. Depuis le 7 octobre, ce recul est de l'ordre de moins de 1 % par semaine.

En réalité, Israël peut autofinancer la guerre avec ses propres ressources et l'aide américaine. « Nous sommes à même de financer l'État d'Israël y compris dans les scénarios les plus extrêmes », estime Yali Rothenberg, technocrate en chef du ministère des finances. Leader Capital Markets, le principal conseiller fiscal du pays, estime à 48 milliards de dollars (44,66 milliards d'euros) les besoins de financement israéliens en 2023-2024, dont les États-Unis supporteraient le tiers sous forme de livraisons de matériel militaire.

Aucune pression financière ne peut donc obliger le gouvernement à changer de politique, à la différence, par exemple, du conflit entre la Russie et le Japon au début du XXe siècle qui prit fin parce que les banques françaises et anglo-saxonnes refusaient de consentir davantage de crédits aux deux belligérants à bout de souffle.

Le secteur de haute technologie, locomotive de l'économie, est lui ultra performant. Avec 14 % des emplois, il assure plus de la moitié des exportations, notamment de services. Plus de 500 multinationales sont implantés dans le pays qui abrite une bonne centaine de start-up high-tech. À terme, une partie de l'activité pourrait s'expatrier vers des cieux plus cléments, mais pour l'instant ce n'est pas le cas en dehors d'un exode plus ou moins maitrisé des cerveaux entamé avant la guerre.

Bien sûr, les investisseurs s'inquiètent. L'incertitude, ennemie des affaires, est à son maximum. Dans le secteur des hydrocarbures, le gisement de Tamar a interrompu ses activités durant un mois avant de les reprendre le 9 novembre. Mais le pays le plus touché a été l'Égypte qui revend le gaz israélien aux consommateurs européens.

Le point faible des finances publiques

Le point faible du dispositif tient peut-être aux finances publiques. Avant la guerre, le déficit budgétaire était estimé pour 2023 par The Economist Intelligence Unit à 4,6 % du PIB, un taux proche de celui de plusieurs pays membres de l'Union européenne (UE). Il pourrait passer à environ 10 %. Le coût de la guerre est estimé par le ministre des finances Bezalel Smotrich à 270 millions de dollars (251,2 millions d'euros) par semaine, entre l'entretien de près de 400 000 soldats, le coût des bombes largement utilisées par les avions de l'Israeli Air Force et souvent importées des États-Unis ou du Royaume-Uni, et de nombreux manques à gagner nés du recul de l'activité et de la consommation des ménages. Une guerre longue ou sa généralisation à tout ou partie du Proche-Orient alourdirait la facture et provoquerait des tensions inflationnistes plus vives, à moins que le gouvernement n'adopte des mesures d'austérité (hausse des impôts, baisse des aides et subventions publiques…) guère populaires, même en temps de paix.

C'est le contraire qui a été décidé dans le budget rectificatif 2023 de 13,5 milliards de dollars (12,56 milliards d'euros) adopté après le 7 octobre et financé entièrement par emprunt. Un poste de dépenses inquiète particulièrement : le nombre des Israéliens évacués des frontières sud et nord du pays où les villes et les villages ont été abandonnés sur ordre du gouvernement. Ils sont actuellement environ 300 000 hébergés dans les grands hôtels du pays désertés par les touristes, notamment sur la mer Morte et à Eilat, le grand port sur la mer Rouge. Combien de temps y resteront-ils ? Pour l'instant, le front financier tient le choc, la demande d'obligations d'État et de bons du Trésor était la dernière semaine de novembre six fois plus élevée que les demandes du Trésor.

Reste un souci plus politique : le package alloué en mai dernier aux cinq parties de la coalition gouvernementale, les special allotments pour construire des écoles religieuses ou des villages de colons en Cisjordanie. Ces 3,6 milliards de dollars (3,35 milliards d'euros) font l'objet d'une âpre bataille politique entre partis ultra-orthodoxes et d'extrême droite, tel le Mafdal — sionisme religieux du ministre des finances pris entre deux feux. Personne ne veut y renoncer. Les technocrates du ministère qui ont mal accepté son maintien réclament sa suppression pour 2024. Bezalel Smotrich est accusé de fuir ses responsabilités et de mettre en péril l'avenir des finances publiques israéliennes, lesquelles, en attendant, tiennent le choc.

Le « Sud global » à l'assaut du FMI

À l'occasion de trois sommets organisés à Johannesburg, New Delhi et Marrakech entre août et octobre 2023, le « Sud global » a montré sa force dans les négociations économiques internationales. Une première qui aura des conséquences majeures à plus ou moins brève échéance.

Tout commence à Johannesburg le 24 août 2023. Un changement important passe largement inaperçu. Il modifie pourtant le rapport des forces au sein des institutions financières multilatérales qui siègent à Washington. L'élargissement du groupe des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) lui donne, de fait, un droit de veto sur le fonctionnement du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale, clé de voûte du financement de l'économie mondiale.

Avec le renfort de ses six nouveaux membres (Argentine, Égypte, Éthiopie, Iran, Émirats arabes unis et Arabie saoudite), les onze pays du BRICS contrôlent désormais près de 20 % du capital du FMI, soit l'équivalent en droits de vote. Ensemble, ils peuvent bloquer l'adhésion d'un nouveau membre (comme Taïwan) ou peser sur les grandes mesures politico-financières du FMI comme la révision du poids des 189 adhérents à son capital, toutes décisions qui exigent 85 % des votes. « Le Sud global1 aura un rôle plus grand dans la gouvernance globale et le développement mondiale », titrait le 25 août dernier l'agence de presse chinoise Xinhua2.

La « menace » de la Chine

Le président américain Joe Biden, dont le pays est actuellement le seul à disposer d'une minorité de blocage avec 17,43 % des quotas et donc des droits de vote3, ne s'y trompe pas.

Le 22 août 2023, à la veille de l'élargissement des BRICS, la Maison Blanche fait savoir qu'au prochain sommet du G20 en septembre suivant à New Delhi, « la question de la modernisation des banques de développement dans le monde, y compris le FMI et la Banque mondiale, sera abordée4  ». Et coup de pied de l'âne, Washington compare le financement « effectif et transparent » des institutions internationales avec un autre financement des investissements, dont la Chine serait le protagoniste — une attaque rituelle de l'administration démocrate qui reproche aux financiers chinois le flou de leurs contrats. Plus diplomate, Jake Sullivan, conseiller national à la sécurité affirmait, contrairement au verbatim des propos de Biden, que la Chine n'était pas visée par les propos présidentiels…

De fait, le poids démographique et économique des pays émergents n'est pas pris en compte par le FMI. Les BRICS, qui représentent entre 42 % et 46 % de la population mondiale et environ un bon tiers de l'économie internationale, ont moins de voix que quatre pays européens « moyens » (Royaume-Uni, Allemagne, Italie et France). Les économies avancées disposent de 59,1 % des droits de vote alors qu'elles ne constituent que 13,9 % de la population mondiale. Au moment de la fondation des institutions de Breton Woods, en 1944, la plupart de ces pays émergents appartenaient à des empires coloniaux et n'étaient pas souverains. Depuis, les tentatives de corriger ces inégalités n'ont pas manqué sans réellement déboucher, sauf en 20095.

Le veto des États-Unis

La révision des quotas — c'est-à-dire les parts du capital du FMI dont disposent ses adhérents —, occupe une grande partie du temps de son état-major. Il faut à la fois corriger les inégalités nées de l'Histoire et augmenter le nombre total de parts pour financer les prêts du Fonds. Depuis une bonne quinzaine d'années, la révision est en panne pour une seule et unique raison : le Congrès américain refuse d'abaisser les quotas des États-Unis au profit des nouveaux venus, car Washington ne veut pas perdre son droit de veto, ce qui serait immanquablement le cas si leurs quotas tombaient en dessous de 15 %. En 2023-2024, période électorale aux États-Unis, ceux-ci sont plus opposés que jamais à abandonner des quotas qui leur donnent un droit à intervenir dans les affaires du monde.

Le président Biden propose de fixer à 200 milliards de dollars l'augmentation du capital du FMI. Le G7, qui regroupe les pays les plus riches de la planète, a du mal à mettre sur pied le fonds de 100 milliards de dollars déjà promis. Mais comment financer cette avalanche de billets verts ? Théoriquement, la vente de quotas supplémentaires à chaque pays membre doit fournir la ressource. Actuellement, l'absence d'accord sur la redistribution des quotas bloque cette solution. À défaut, le FMI emprunte sur les marchés financiers internationaux grâce à des arrangements multilatéraux (408 milliards de dollars) ou bilatéraux (152 milliards de dollars) auprès de riches prêteurs, dont les États-Unis, à des taux d'intérêt qui augmentent et frôlent désormais 5 % outre-Atlantique.

Au G20 de New Delhi en septembre dernier qui a réuni les 18 principales puissances économiques du monde, dont les grands pays occidentaux, la question des quotas n'a pas fait l'objet de débats publics. Le point 53 de la déclaration des chefs d'État et de gouvernements du G20 revient sur la réforme des banques multilatérales de développement, et surtout sur la question de la révision des quotas qui doit prendre fin en décembre prochain :

Nous demeurons résolus à réexaminer l'adéquation des quotes-parts et nous poursuivrons le processus de réforme de la gouvernance du FMI dans le cadre de la seizième révision générale des quotes-parts, en utilisant notamment comme référence une nouvelle formule de calcul et en veillant à ce que les quotes-parts jouent un rôle de premier plan dans les ressources du FMI, ce processus devant s'achever d'ici le 15 décembre 20236.

Supplanter les financements du Nord

Quelle sera la nouvelle forme de calcul mentionnée au point 18 ? Rien jusqu'ici n'a été divulgué. L'engagement des membres du G20 vaut bien sûr en principe pour les États-Unis et l'Europe. Mais les pays riches ne semblent pas disposés à rogner sur leurs quotas au profit du Sud global. La Chine, qui a fêté le 18 octobre 2023 en compagnie d'une centaine de chefs d'États le dixième anniversaire du lancement de l'Initiative ceinture et route (Belt and Road Initiative, BRI) — dite aussi « nouvelle route de la soie » —, leur a déjà prêté plus de 1 000 milliards de dollars. Ses engagements à venir dépassent les 107 milliards de dollars. La République populaire ne finance plus le déficit budgétaire des États-Unis en achetant des bons du Trésor américains, mais place son épargne dans les investissements en infrastructure (routes, barrages, ponts, centrales électriques…) des pays pauvres. Le Président chinois Xi Jinping s'est engagé à continuer dans les années à venir et, de fait, à supplanter le FMI et la Banque mondiale dans les soutiens financiers au Sud grâce, bon an mal an, à l'excédent confortable de la balance des paiements chinoise (plus de 150 milliards de dollars par an).

À Marrakech, début octobre, les traditionnelles assemblées annuelles des actionnaires du FMI et de la Banque mondiale ont largement été étouffées par l'explosion de violence au Proche-Orient. Elles ont débouché sur un nouvel affrontement feutré entre les deux principales économies du monde, les États-Unis et la Chine. Pour la première fois, Pékin a refusé de céder aux pressions américaines sur le financement du Fonds. La menace implicite d'un veto des BRICS a empêché l'adoption de la solution préconisée par la secrétaire américaine au Trésor Janet Yellen. Du coup, la « 16th General Review of Quotas » (« 16e Révision générale des quotas ») en cours porte sur l'augmentation du nombre des quotas, pas sur leur distribution relative entre États membres, qui demeure inchangée. Elle a peu d'avenir malgré le cavalier seul de l'Inde, unique membre des BRICS à s'y être plus ou moins rallié. Désormais, deux puissances - les États-Unis et les BRICS - peuvent imposer leur veto au sein des institutions financières internationales.


1Ce terme est contesté dans la mesure où il englobe des pays comme la Russie, mais il recouvre une réalité politique.

2« Vibrant BRICS to play bigger role in global development, governance », Xinuha, 25 août 2023.

3Les quotas d'un membre du FMI déterminent : 1) Ses obligations financières vis-à-vis du FMI ; 2) Le nombre de ses droits de vote ; 3) L'aide financière maximale du FMI à laquelle il peut prétendre.

4« Press Gaggle by National Security Advisor Jake Sullivan », 22 août 2023.

5La réforme a été modeste : à peine 6 % des quotas ont été réalloués en 2016.

6« G20 New Delhi Leaders' Declaration », 9-10 septembre 2023.

Entre la France et le Maghreb, l'ambiance vire à l'aigre

Paris entretient des relations médiocres voire mauvaises avec les dirigeants marocains, algériens et tunisiens. Au-delà d'un désamour diplomatique, économique et culturel, la réduction des visas délivrés aux citoyens des pays du Maghreb et la position officielle française sur l'offensive israélienne contre Gaza ont contribué à l'amertume des populations.

Ambiance, ambiance… Rabat écarte sans ménagement la proposition d'assistance humanitaire française après le tremblement de terre du sud du Maroc (plus de 3 000 morts), Alger supprime l'enseignement du français dans les écoles privées algériennes au-delà des horaires officiels, Tunis entend interdire prochainement le financement des ONG du pays par des fonds étrangers… Entre les chefs d'États maghrébins et le président français, les relations ne sont pas bonnes. Pour le moins.

De notoriété publique, le roi du Maroc Mohamed VI et Emmanuel Macron ne s'entendent pas. Avec le voisin algérien, l'amitié affichée est à éclipses, et retenir une date pour une éventuelle visite officielle du président Abdelmadjid Tebboune à Paris relève de la mission impossible. Quant au raïs tunisien Kaïs Saïed, il est visiblement absent des préoccupations élyséennes. Dans la tumultueuse suite des relations entre la France et le Maghreb, ce n'est pas le premier coup de froid. Charles de Gaulle avait expulsé l'ambassadeur du royaume chérifien après l'assassinat de Medhi Ben Barka en 1964, et trois ans auparavant Habib Bourguiba avait subi la colère de Paris pour avoir attaqué la base française de Bizerte. Alger avait vu son pétrole soumis à embargo par le président Georges Pompidou après la nationalisation des compagnies pétrolières françaises en 1971. Rien de tel cette fois-ci : aucun évènement n'a précipité la crise. Pourtant, c'est sans aucun doute la plus grave depuis plus d'un demi-siècle.

Le recul du « made in France »

Cette crise vient de loin, dépasse largement la région et implique en partie seulement la responsabilité du seul président Macron. La désindustrialisation de la France, survenue pour l'essentiel à partir du milieu des années 1980, a eu pour effet la réduction des produits « made in France » disponibles à l'exportation. Sa spécialisation dans les articles de luxe et l'aéronautique passe au-dessus de la tête de ses derniers clients au Maghreb. La part de l'Hexagone dans les importations des trois pays maghrébins a reculé au profit de nouvelles puissances commerciales comme la Chine, devenue leur premier fournisseur, suivie par la Turquie — Istanbul est aujourd'hui la capitale du commerce informel partout florissant.

Les compagnies pétrolières françaises, à commencer par le géant TotalÉnergies, se sont éloignées de l'Algérie, pour le plus grand bénéfice de la société italienne ENI, désormais le principal producteur étranger sur place. Même scénario pour le gaz : l'Italie importe plus des deux-tiers du gaz naturel algérien, l'Espagne le reste et Engie, l'importateur français qui a pris la relève de Gaz de France autrefois dominant, n'a plus qu'une présence secondaire.

Au Maroc, un pays de l'Union européenne — l'Espagne — a remplacé la France comme premier partenaire commercial du Royaume. En Italie, la première ministre Georgia Meloni a pris en main le périlleux sauvetage financier de la Tunisie voisine avec la collaboration de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, à la recherche d'alliés pour les élections européennes de juin 2024. Selon le site spécialisé algérien ALN54DZ, bien introduit dans les milieux militaires, le partenariat et la coopération militaire entre Rome et Alger se sont renforcés ces dernières années et devraient continuer à se développer. Les arsenaux italiens livrent régulièrement des navires de guerre à la marine algérienne, alors que Paris multiplie de son côté visites et rencontres entre généraux des deux pays sans aucun résultat tangible.

Le recul est politique, commercial, économique. Les grandes entreprises nationales n'investissent plus au Maghreb, sauf au Maroc qui a accueilli le plus gros investissement industriel français dans la région, avec la construction d'une usine Renault, produisant aujourd'hui plus d'un demi-million de véhicules exportés dans toute l'Europe, et participe à la désindustrialisation de la France. La présence dans le royaume chérifien de la quasi-totalité des entreprises du CAC 40, le principal indice boursier français, ne pèse visiblement d'aucun poids dans les relations extra-économiques franco-marocaines. En réalité, chacun cherche en période de tempête à faire oublier d'où il vient. Les Chinois prennent la suite : la société chinoise CNGR a investi 2 milliards de dollars dans une usine de batteries électriques destinées au marché européen où les produits marocains sont admis en franchise de douane.

Le ratage des visas

À ce recul français est venu s'ajouter une initiative malencontreuse du président Macron, la diminution du nombre de visas accordés par la France aux ressortissants des pays maghrébins : – 30 % pour la Tunisie, – 50 % pour l'Algérie et le Maroc. La décision a été prise discrètement à l'Élysée en octobre 2019 et rendu publique l'année suivante, en septembre 2020, par le ministre de l'intérieur Gérald Darmanin. Les explications données pour justifier cette décision sont caricaturales : les consulats maghrébins refusent de délivrer des laissez-passer consulaires pour des milliers d'immigrés illégaux faisant l'objet d'une obligation de quitter le territoire national (OQTF), et qui ne peuvent donc pas être expulsés. Qu'à cela ne tienne : désormais, il faudra échanger des expulsés contre des visas ! Le calcul s'avère vain, il n'y a pas de progression sensible du nombre de personnes reconduites à la frontière, l'administration française ne publie pas les chiffres d'une politique qui vise à flatter la droite et l'extrême-droite. En décembre 2022, en visite à Alger, Darmanin promet un retour à la « normale ». En réalité, il n'en sera rien et la dématérialisation des procédures de demandes de visas avant d'accéder aux consulats français rend les candidats au voyage en France prisonniers de mafias qui les rançonnent et retiennent leurs passeports pendant des mois.

Moins de visas, plus de tracasseries administratives : la querelle dépasse vite les milieux politiques pour devenir une cause nationale de l'autre côté de la Méditerranée. Des millions de Maghrébins vivent en France et la visite à la famille installée dans l'Hexagone est un « must » permettant d'oublier momentanément les pénuries et l'inflation qui sévit localement. La principale erreur des responsables français est de ne pas avoir compris que les populations, plus que les régimes, étaient les premières victimes de la chute du nombre de visas. Au-delà des milieux politiques, la rancune a gagné une grande partie des peuples de la région.

Moscou et ses réseaux de désinformation n'ont pas eu à sonner une charge anti-française : l'opinion maghrébine a basculé d'autant plus facilement qu'en pleine période électorale, à la veille des élections présidentielles du printemps 2022 en France, la presse et le secteur de l'édition ont multiplié les publications hostiles aux musulmans. Vue de Paris, par exemple, l'interdiction de l'abaya est considérée comme un (petit) geste en direction des électorats conservateurs de la part d'un gouvernement fragile et privé de majorité parlementaire. Vu de la rive sud de la Méditerranée, c'est la preuve, s'il en était besoin, d'une antipathie très répandue dans l'Hexagone contre l'islam, antipathie que les médias locaux dénoncent avec force. La guerre à Gaza illustre la rupture entre les deux rives de la Méditerranée : le Sud se montre solidaire de la Palestine, tandis qu'au Nord, les autorités publiques et les médias dénoncent en boucle les « terroristes » du Hamas et interdisent les manifestations de soutien aux Palestiniens.

Le recul économique et la perception que la société française ne goûte guère ses voisins maghrébins (à la différence des Ukrainiens accueillis sur le territoire français), marquent une nouvelle étape dans les relations entre la France et ses trois anciennes colonies : celle d'une normalisation froide basée sur les intérêts et non plus sur une histoire commune ou sur les habitudes.

La course désespérée de l'Algérie pour séduire les pétroliers étrangers

La production de pétrole stagne en Algérie, boudée par des compagnies étrangères après leurs déboires avec la bureaucratie. Le gouvernement déploie les grands moyens pour faire revenir ExxonMobil, Shell, BP, Engie, TotalÉnergies et beaucoup d'autres. La partie n'est pas gagnée, car la demande intérieure explose et les réserves s'épuisent rapidement.

Dimanche 13 août 2023, dans une capitale écrasée par une vague de chaleur sans précédent et désertée par nombre de ses élites, un nouveau directeur est installé à la tête d'un modeste maillon par sa dimension (à peine 200 employés) de la pléthorique bureaucratie algérienne, mais essentiel à son pouvoir. L'Agence nationale pour la valorisation des hydrocarbures (Alnaft, acronyme signifiant littéralement « le pétrole ») a pour mission d'accorder des contrats aux compagnies étrangères disposées à investir dans le pays, de contrôler les plans de développement des gisements, de ratifier la vente des droits miniers qu'elles détiennent. En un mot, l'agence est le notaire et le greffier de l'industrie pétrolière nationale.

Pour marquer l'importance du moment, le ministre de l'énergie et des mines Mohamed Arkab — qui supervise le secteur — s'est déplacé en personne. En poste depuis plus de quatre ans, avec une éclipse inexpliquée, il parcourt depuis le monde et les grands centres pétroliers, de Houston (Texas) à Singapour, à la recherche d'investisseurs. Sans grand succès jusqu'ici. Son message est clair et pressant :

Nous voulons intensifier la production en coordination avec Alnaft et [la] Sonatrach ainsi qu'avec nos partenaires des compagnies mondiales implantées en Algérie et celles qui viendront s'y établir à l'avenir1.

Faire rentrer de l'argent frais

Ce n'est pas son premier appel du genre, mais jamais sans doute la collaboration extérieure n'a été aussi espérée par l'industrie algérienne des hydrocarbures, pourtant stimulée en 2022 par les cours élevés du brut et momentanément du gaz naturel à la suite de la guerre entre la Russie et l'Ukraine. L'année 2023 s'annonce moins faste. Les cours du brut ont reculé d'environ 20 %, ceux du gaz se sont effondrés, et les réductions de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) ne sont pas négligeables (— 11 % sur un an). D'où la nécessité de trouver de l'argent frais pour développer le secteur. La compagnie nationale n'en a plus. L'État l'oblige à financer la production d'eau potable ou les salaires des joueurs professionnels de football du pays.

Le nouveau directeur général de l'Agence, Mourad Beldjehem, un ingénieur venu de la Sonatrach où il gérait les relations (difficiles) de la compagnie nationale avec ses homologues étrangères « associées » sur des projets communs en Algérie, a été tout aussi accommodant que son chef. Il connait leurs rapports laborieux avec les Algériens, les maux qui les affectent traditionnellement, la bureaucratisation excessive, des contrôles et contestations sur leurs comptes jusqu'à la quasi-confiscation de la rente par l'État.

Mourad Beldjehem entend repositionner l'Agence « pour que nous puissions passer de la réaction à l'anticipation des événements et [qu'elle] devienne un refuge pour les clients ».2 Le partenariat entre la Sonatrach et ses « associés », qui fournissent bon an mal an près d'un tiers de la production nationale, sera à l'avenir bâti sur « la confiance, le respect, la transparence et les intérêts communs, dans le cadre d'une approche gagnant-gagnant ».3.

Les déçus de l'Eldorado algérien

Autant de promesses qui ne suffiront sans doute pas à effacer les doutes qui assaillent les rares candidats étrangers disposés à explorer le sous-sol algérien. Au fil des ans, nombre d'associés parmi les grands noms du gotha pétrolier international se sont retirés sur la pointe des pieds ou à l'issue de conflits éprouvants, sanctionnés le plus souvent par un jugement défavorable à l'Algérie des tribunaux internationaux d'arbitrage. Sur les 77 « associés » que comptait la Sonatrach à l'apogée de sa réussite, il en reste moins d'une dizaine. La liste est longue des déçus de l'Eldorado algérien. ExxonMobil, Shell, BP, Engie, TotalÉnergies, Anadarko ou Anaconda et beaucoup d'autres ont jeté l'éponge ou ont vendu tout ou partie de leurs actifs. Et la relève se fait cruellement attendre. Le dernier appel d'offres lancé par l'Alnaft en 2020 a dû être annulé faute de candidats. L'italien ENI, devenu le principal client du gaz algérien, a signé seul un contrat sous l'emprise de la nouvelle loi sur les hydrocarbures de 2019. C'est le premier et il est modeste.

Résultat, faute d'investissements extérieurs substantiels comme durant la période bénie 1986-2006, la production stagne depuis près de vingt ans sous la barre des 200 millions de tonnes d'équivalent pétrole (Mtep), ce qui fait de l'Algérie une puissance pétrolière secondaire à côté des géants comme l'Arabie saoudite, la Russie ou l'Irak qui produisent dix à quinze fois plus. L'inventaire périodique des ressources nationales d'hydrocarbures liquides et gazeux, une publication officielle parue pour la dernière fois en 2015, dresse un tableau inquiétant des réserves en terre. En gros, il reste à peine un tiers de pétrole récupérable, le reste ayant déjà été consommé. Pour le gaz naturel, la situation est moins désastreuse, à peine la moitié serait encore prélevable.

Un marché local de plus en plus gourmand

À cette paralysie de l'offre, s'ajoute une demande domestique en folie de carburants et de gaz. Près de la moitié de la production commercialisée est aujourd'hui consommée sur place, non dans les rares usines, mais par les ménages algériens, leurs automobiles, leurs climatiseurs ou leur chauffage électrique. Sa part augmente année après année et grignote — au rythme débridé de + 9 à 10 % chaque année —, la production exportable. Certains experts prédisent qu'en 2030, c'est-à-dire demain, la Sonatrach n'aura plus rien à vendre à l'extérieur, l'autoconsommation atteignant alors 100 % de la production ! La consommation intérieure représente 70 % des volumes exportés et à peine 5 % du chiffre d'affaires de la compagnie nationale, qui court le marathon économique mondiale sur une seule jambe face à des concurrents qui en ont deux.

Cet écart entre les cours internationaux et les prix subventionnés à l'intérieur du pays est ruineux pour l'économie nationale privée de devises et pour les Algériens eux-mêmes condamnés à une détérioration permanente de leur niveau de vie depuis dix ans. Il a pour origine une politique tarifaire incohérente. Les autorités vendent les carburants, le gaz et l'électricité produite à partir du gaz, moins cher que leurs coûts de production pour de multiples raisons, bonnes ou surtout mauvaises4. Au plan politique, il est normal de faire profiter le peuple algérien de la principale richesse du pays. Mais pas dans ces proportions totalement insoutenables à long terme. « Il manquera 40 milliards de m3 de gaz naturel avant 2030 », a prévenu en juin 2021, devant le Club de l'Énergie à Alger, l'ex-numéro 2 de la Sonatrach Ali Hached5. Un ancien ministre de l'énergie, géologue de formation, Abdelmajid Attar, écrit dans une synthèse sur l'Algérie pétrolière :

Une attention particulière devrait être accordée au maintien d'une bonne adéquation entre les ressources disponibles et la répartition qui doit en être faite pour la satisfaction des besoins énergétiques du pays à long terme, la satisfaction de ses nécessaires besoins financiers immédiats ou lointains et les quantités pouvant être mises à la disposition des tiers clients6.

Visiblement, les pouvoirs publics semblent oublier que les hydrocarbures fournissent plus de 95 % des devises indispensables au fonctionnement de l'économie. Plutôt que d'augmenter les prix des carburants et de l'électricité pour accroître la part exportable des hydrocarbures, ses responsables lancent de la poudre aux yeux des Algériens, des solutions illusoires comme l'encouragement frénétique des « exportations hors hydrocarbures » composées, en fin de compte, de plus de 70 % de produits fabriqués avec du gaz naturel ultra-subventionné dont on augmente encore la consommation intérieure7.

Une autre piste est le rationnement des importations : près d'un millier d'articles dont les automobiles neuves, des médicaments ou les bananes sont officiellement interdits à l'import. Il s'en suit d'importantes pénuries aggravées par la spéculation et la domination de l'économie informelle. Très impopulaires, elles amènent le président de la République, Abdelmajid Tebboune, à multiplier les interventions au ministère du commerce censé gérer la rareté. Il a longtemps confié le poste à l'un de ses fidèles, Kamel Rezig, avant de le sacrifier devant les colères de l'opinion. Quelques jours après sa disgrâce Rezig a été nommé conseiller technique à la présidence avant de travailler à la dernière trouvaille de Abdelmajid Tebboune, un Conseil supérieur de régulation des importations où tous les ministères sont représentés. La coordination y sera-t-elle de meilleure qualité qu'au gouvernement où tous siègent déjà ? On peut en douter.

La chimère des BRICS

Autre leurre fort en vogue depuis la visite officielle du président algérien en Chine, en juillet dernier, une éventuelle adhésion de l'Algérie au club des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), ce quintette disparate qui se pose comme le leader du Global South (« Sud global »). Finalement, ni le président ni son premier ministre n'ont fait le voyage à Johannesburg pour assister au quinzième sommet des BRICS. Seul le ministre des finances, un obscur fonctionnaire qui parle anglais, s'est déplacé pour apprendre que l'Algérie, candidate avec une vingtaine d'autres pays, n'avait pas été retenue par une organisation dont on voit mal ce qu'elle peut apporter à l'économie algérienne.

La pêche aux investisseurs pétroliers internationaux de l'Alnaft et de son directeur général, Mourad Beldjehem, sera-t-elle plus efficiente que celles de ses prédécesseurs ? Même s'il réussit mieux, il restera la partie la plus difficile du rétablissement du secteur, la stabilisation au minimum de la consommation intérieure de carburant et de gaz grâce à un relèvement des tarifs publics de l'énergie. Depuis 2016, les équipes successives au pouvoir y renoncent de peur d'une réaction populaire qui pourrait anéantir le régime. En sera-t-il de même cette fois ? L'Algérie « avance à grands pas »8, affirmait récemment un éditorial d'El-Moudjahid, le journal du régime, reprenant des propos du président de la République. Mais dans quelle direction ?


1« Nouveau président, nouveau challenge », Le Courrier d'Algérie, Alger, 14 août 2023.

4La majeure partie du carburant est consommée dans les quatre wilayas situées autour de la capitale, ce qui relativise le côté social des subventions.

7Dans le coût de production d'une tonne de ciment (principal produit exporté), par exemple, le gaz représente 80 %. Ce matériau ne constitue donc pas une « exportation hors hydrocarbures ».

8« À grand pas », El-Moudjahid, Alger, 4 septembre 2023.

Pétrole. Entre la Turquie et l'Irak, les Kurdes échec et mat

La Turquie a été condamnée en mars 2023 par un tribunal international pour avoir directement acheté du pétrole au Kurdistan irakien entre 2014 et 2018. Depuis, la reprise des exportations de l'Irak vers la Turquie est au point mort. Cela entraîne une lourde perte de revenus pour les autorités d'Erbil, même si l'Irak s'est engagé à couvrir ses besoins financiers en contrepartie du contrôle des revenus pétroliers de la région autonome.

C'est avec une satisfaction bruyante que l'Irak a accueilli, fin mars 2023, la décision de la Chambre internationale de commerce de Paris, tranchant le conflit pétrolier qui minait les relations entre Bagdad, Erbil et Ankara depuis 2014. La cour d'arbitrage basée à Paris a jugé qu'Ankara avait violé un accord sur les oléoducs conclu en 1973 entre l'Irak et la Turquie, qui obligeait le gouvernement turc à respecter les instructions de l'Irak sur le transport du pétrole brut exporté depuis ce pays. La Turquie a été condamnée à payer 1,5 milliard de dollars (1,39 milliard d'euros) de compensation à l'Irak.

Cette décision forçait dans le même temps le Gouvernement régional du Kurdistan irakien (GRK) à trouver un accord avec Bagdad, ce qu'il refusait au nom de son autonomie stratégique, en dépit d'une décision de la Cour suprême fédérale irakienne de février 2022. La plus haute juridiction du pays avait jugé inconstitutionnelle la loi du GRK de 2007 sur le pétrole et le gaz donnant toute latitude à la région pour l'extraction et la gestion de ses ressources naturelles. Une loi sur laquelle le GRK s'était basé pour conclure des dizaines de contrats avec ExxonMobil ou Total, ainsi que des accords d'exportation avec la Turquie à un prix inférieur à celui du marché. Pour justifier sa décision, qualifiée de « politique » par le GRK, la Cour suprême irakienne s'était appuyée sur les articles 111 et 112 de la Constitution irakienne de 2005. Il y est stipulé que « le pétrole et le gaz appartiennent à l'ensemble du peuple irakien dans toutes les régions et tous les gouvernorats » et que « le gouvernement fédéral, les gouvernorats producteurs et les gouvernements régionaux formulent ensemble les politiques stratégiques nécessaires pour développer les richesses pétrolières et gazières ».

Un accord budgétaire d'une ampleur inédite

Le 4 avril 2023 fut un jour marqué d'une pierre blanche dans le conflit autour des revenus pétroliers qui oppose l'Irak et sa région autonome du Kurdistan. Ce jour-là, les dirigeants des deux parties ont annoncé un accord, confirmé dans les articles 13 et 14 de la loi sur le budget irakien ratifié le 21 juin. Cette loi a consacré un budget annuel record pour l'Irak de 152 milliards de dollars (140,81 milliards d'euros), basé à 90 % sur les revenus de son pétrole dont 30 % est produit dans la région kurde, prouvant la totale dépendance de l'Irak a son économie de rente.

Si Erbil a accepté de perdre la gestion des riches champs de pétrole de Ninive et de Kirkouk qu'il contrôlait jusque-là, cette loi lui assure des revenus suffisants pour les trois prochaines années avant même d'avoir vendu son or noir. Cet accord sur le budget 2023-2025 prévoit que Bagdad pourra abonder jusqu'à 12,67 % de son budget à la région kurde, sous condition de ressources. Autrement dit, si les revenus pétroliers kurdes n'atteignent pas ce seuil, ils seront complétés par Bagdad pour permettre au GRK d'assurer les dépenses nécessaires à son fonctionnement.

Après l'adoption de cette loi, le sous-secrétaire du ministre du pétrole irakien, Mohamed Al-Abadi, annonçait que son ministère était prêt à reprendre le pompage du pétrole dans la région du Kurdistan à raison de 500 000 barils par jour. La loi budgétaire approuvée évoquait l'exportation de 400 000 barils par jour produits dans la région vers les entrepôts de l'Organisation nationale pour la commercialisation du pétrole (SOMO) dans le port turc de Ceyhan. Les revenus de ces ventes seront déposés par la région kurde irakienne sur un compte à la banque centrale irakienne, dont elle aura la gestion, mais qui sera sous le contrôle direct du premier ministre irakien.

De sérieuses tensions entre les partis kurdes

Ce contrôle devrait, en pratique, forcer le GRK à utiliser cet argent à bon escient et réduire la corruption et le détournement des fonds. La loi impose également qu'en cas de conflit entre les provinces kurdes — celles de Dohuk et Erbil, sous le contrôle du Parti démocratique du Kurdistan (PDK) et celles de Souleimaniye et de Halabja sous celui de l'Union patriotique du Kurdistan (UPK)—, dans la distribution des revenus alloués à la région kurde, le gouvernement irakien pourra, après un délai de 30 jours, reprendre le contrôle des fonds destinés à la partie lésée.

Les tensions sont en effet au plus haut entre le PDK et l'UPK. Les deux partis gèrent de manière indépendante leur zone de contrôle au sein du GRK, au point d'avoir chacune leurs propres forces peshmergas. Leurs désaccords ont fait craindre une implosion du GRK, principalement contrôlé par le PDK, au point d'avoir effrayé la communauté internationale qui table sur la stabilité de la région kurde et son alliance avec elle. Certains responsables américains, français, allemands ou encore britanniques se sont rendus dans la région ces derniers mois afin, officiellement ou en coulisses, de pousser à une reprise du dialogue entre les deux parties.

Les tensions sont en effet telles que l'UPK a cessé de siéger au parlement kurde depuis plusieurs mois, tandis que la cour de justice d'Erbil a, le 5 juin, condamné à mort in absentia plusieurs hauts cadres des services de contre-terrorisme de l'UPK, dont son chef. Ils ont été jugés responsables de l'assassinat de Hawkar Jaff, l'un des leurs, à Erbil en 2022, celui-ci ayant été soupçonné d'avoir été retourné par le PDK.

Quant aux élections parlementaires dans la région du Kurdistan, elles auraient dû avoir lieu à l'automne 2022, mais un désaccord entre le PDK et l'UPK sur leurs modalités et une nouvelle loi électorale les ont repoussées au 18 novembre 2023. Leur organisation sera gérée par la commission électorale irakienne plutôt que par les Kurdes eux-mêmes dont toutes les décisions parlementaires depuis octobre dernier ont été rendues caduques par la Cour suprême irakienne qui les a jugées hors mandat.

Enfin, les alliances politiques et géopolitiques des deux partis kurdes n'ont pas apaisé les choses : l'UPK est réputé proche de l'Iran — qui a bombardé à plusieurs reprises des groupes d'opposition kurdes iraniens réfugiés au GRK ces derniers mois — mais également du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et des milices chiites irakiennes du Hashed Al-Chaabi et de son bloc politique qui contrôle le gouvernement irakien. Le PDK est lui un allié fidèle de la Turquie (Netchirvan Barzani, son président a même été le premier à féliciter Recep Tayyip Erdoğan pour sa réélection après les résultats… du premier tour de la présidentielle en Turquie) dont les forces bombardent le PKK sur le sol du GRK avec la bénédiction du PDK. Il est aussi proche du bloc sunnite du président du parlement irakien, Mohamed Al-Halboussi.

C'est dans en plein tension interkurde que survient donc la reprise partielle du contrôle du pétrole kurde par l'Irak. « La région du Kurdistan est pleinement consciente que depuis le référendum sur l'indépendance de la région en 2017, elle a perdu beaucoup de sa force, non seulement à cause de la confrontation avec Bagdad, mais aussi à cause de la sévérité de la division interne kurde, analyse le chercheur Yahya Al-Koubaissi, spécialiste de l'Irak. Les décisions de la Cour fédérale puis de la Cour de Paris ont encore affaibli la situation d'Erbil, et la loi budgétaire a été le dernier maillon de cette chaîne ».

La Turquie ne veut pas payer l'amende

Tout cela aurait pu signer la fin de l'histoire et la reprise des exportations du Kurdistan vers le port turc de Ceyhan. C'était sans compter sur la réaction d'orgueil de la Turquie, mécontente d'avoir été sanctionnée par la Chambre internationale de commerce de Paris et craignant une nouvelle sanction, une seconde plainte de l'Irak sur la période 2019-2023 étant en cours d'instruction. Ankara a donc décidé de ne pas rouvrir le port de Ceyhan et le pipeline y conduisant pour faire pression sur Bagdad. « Le gouvernement irakien est désireux de parvenir à un accord en raison de l'important déficit budgétaire et, par conséquent, de la nécessité d'exporter la plus grande quantité de pétrole possible afin d'éviter l'aggravation de ce déficit », souligne Yahya Al-Koubaissi. Pour lui, « la partie turque fait pression sur la partie irakienne afin d'obtenir un accord sur les 1,5 milliard de dollars qu'elle lui doit conformément à la décision de la Cour de Paris, d'autant plus qu'elle sait très bien que l'Irak peut perdre ce montant tous les deux mois s'il n'exporte pas son pétrole à partir de Ceyhan ».

Le manque à gagner côté irakien se chiffrait déjà à 2,5 milliards de dollars (2,32 milliards d'euros) au 1er juillet 2023. Si des discussions sont en cours au plus haut niveau des États turcs et irakiens, elles n'ont jusqu'ici toujours pas abouti. « Les problèmes qui bloquent la reprise des exportations de pétrole sont plus politiques que techniques », expliquait d'ailleurs un officiel irakien à Reuters dans la foulée d'une réunion le 19 juin. Déjà, l'arrêt du pipeline a provoqué la chute de 80 % des revenus du GRK selon une lettre envoyée le 15 juin par des membres du Congrès américain au secrétaire d'État Antony Blinken, lui demandant de faire pression sur la Turquie et l'Irak pour parvenir à un accord rapide.

Bagdad s'apprête pour l'heure à rediriger 400 000 barils de pétrole kurde vers sa consommation intérieure. Et le GRK, dont les poches ne se remplissent plus depuis fin mars, doit plus que jamais compter sur l'apport financier de Bagdad prévu dans le cadre de la nouvelle loi budgétaire, faute de quoi la stabilité économique, humanitaire et sociale de la région pourrait en pâtir lourdement. En attendant, la Turquie fait chanter l'Irak et c'est le GRK qui trinque.

La libéralisation du hadj. Nusuk, une plateforme saoudienne pour réserver son voyage

Le pèlerinage à La Mecque est un enjeu religieux autant qu'économique et politique. La réforme des procédures de gestion des pèlerins à travers la création d'une plateforme unique sur internet offre matière à réflexion sur les bouleversements en cours en Arabie saoudite ainsi que sur les ambitions du Royaume en termes de rayonnement international.

Comme chaque année, le ministère saoudien du hadj répertorie les pays dits « non musulmans » dont il autorise l'arrivée de pèlerins1. La France, qui fait partie de cette liste, voit l'organisation du marché du hadj connaître des transformations radicales depuis 2022. Alors que ces pays bénéficiaient d'un nombre de « visas hadj » largement supérieur - proportionnellement - à ceux octroyés aux pays « musulmans », l'institution saoudienne décide de réduire drastiquement leur quota, officiellement pour mettre en place une répartition plus équitable et plus juste2. En 2022, la France se voit ainsi allouée 7 000 visas, la Grande-Bretagne seulement 3 649 alors que le nombre de pèlerins partis de ces deux pays était auparavant quasi identique (20 000 visas)3.

Le choix des acteurs du marché

Pour les résidents de ces pays, notamment les États-Unis et l'Europe, l'organisation de ce voyage passait traditionnellement par des agences de voyages agréées par le ministère saoudien du hadj. En France, une soixantaine de structures commerciales disposait de l'agrément et s'étaient ainsi positionnées sur ce marché lucratif. Subitement, lors de la saison 2022, l'Arabie saoudite a donc retiré à ces agences leur privilège d'exercice du pèlerinage4. Ces dernières ont été écartées du marché et les pèlerins devaient dès lors nécessairement recourir à une plateforme numérique pour acheter leur place et recevoir leur visa. Dénommée Motawif, cette première plateforme, filiale dubaïote d'une société indienne - détenue par plusieurs actionnaires dont un proche de Narendra Modi - a connu des problèmes à la fois techniques et organisationnels : lenteur du processus, échec des paiements en ligne, chute vertigineuse du nombre de voyageurs avec seulement 1 057 départs de France. Motawif ne s'appuyait que sur un seul prestataire, manifestement autant insuffisant que défaillant.

Pour la saison 2023 culminant fin juin, le ministère du hadj a donc décidé d'opérer des changements substantiels en élargissant notamment le nombre d'entreprises impliquées. Douze structures saoudiennes ont ainsi été sélectionnées pour mettre en place une toute nouvelle plateforme, Nusuk, chargée exclusivement de gérer les pèlerins résidant dans les pays « non musulmans ». Cette interface se distingue de Motawif non seulement par la suppression du tirage au sort au profit de la règle « premier arrivé premier servi », mais aussi par la diversité des packages et le choix des accompagnateurs. L'analyse du fonctionnement du marché cette année a surtout montré que, dans la pratique, les prestataires saoudiens ont été amenés à travailler officieusement avec les agences de voyages françaises, réintroduites ainsi provisoirement dans un marché dont la régulation par l'État saoudien devait pourtant conduire à l'éviction.

Un « deal » pour les agences françaises

Face au fiasco 2022, le ministère du hadj en Arabie saoudite a convié les agences françaises en décembre 2022 à Djeddah pour une mise au point. Cette rencontre a été suivie d'un grand rassemblement : « Expo Hajj 2023 » le 9 janvier dans la grande ville côtière. Les douze prestataires saoudiens privés délégués par le ministère du hadj et hébergés par la nouvelle plateforme y ont proposé un « deal » aux agences françaises : aider à recruter des clients en contrepartie d'une commission par pèlerin. Toutes les agences françaises n'ont toutefois pas accepté ce nouveau partenariat. Trois types de réactions se dessinent : les agences qui ont joué le jeu, comme Méridianis, Dogan Voyages et Go-Makkah ; celles qui ont refusé la proposition, considérant que les conditions étaient trop floues comme Ariane Voyages ; enfin, celles ayant accepté l'offre avant de faire marche arrière comme Carnot Voyages.

D'après un entretien avec un directeur d'agence qui a refusé ce nouveau rôle, les Saoudiens n'auraient rien proposé de concret :

Ils nous ont invités à Djeddah, car ils se sont rendu compte des difficultés qu'ils avaient à réserver les hôtels, les vols, etc. Ils ont voulu prendre notre savoir-faire. C'est véritablement un transfert de compétences qu'ils voulaient. Je ne vois pas pourquoi j'accepterais cela. Moi et d'autres avions proposé un accord plus officiel en contrat B2B (entreprise à entreprise), mais ils ont refusé. Ils ne veulent plus rien avoir à faire avec les Occidentaux et souhaitent que les agences françaises disparaissent, du moins officiellement.

Restées en retrait, ces agences ont choisi de se concentrer sur d'autres produits comme la Omra, le « petit pèlerinage », moins régulé, car non soumis aux quotas, ou les voyages éthiques.

Plusieurs motivations expliquent à l'inverse le choix des agences qui ont accepté les nouvelles modalités. Pour leurs dirigeants, continuer de « faire le hadj », c'est d'abord une vitrine. Surtout, cette forme de sous-traitance est lucrative puisqu'une agence peut gagner entre 400 et 1000 euros par pèlerin. Cette commission est rendue possible par la signature d'un contrat en France que le directeur d'agence présente par la suite au prestataire saoudien témoignant ainsi de son rôle dans le « recrutement » du pèlerin.

D'après Fateh Kimouche, rédacteur en chef du média francophone musulman Al-Kanz, il s'agit d'un deal certes contraignant pour l'agence, mais qui témoigne d'un accord banal entre deux structures commerciales :

En décembre, les agences sont parties en Arabie saoudite et on leur a fixé une échéance à fin février pour recruter des clients. Certaines seulement ont accepté ce deal. Toutefois elles auraient dû dire au pèlerin : “Nous allons participer au hadj, mais tout n'est pas défini ; nous sommes en train d'élaborer une nouvelle version avec les Saoudiens ; le temps est court et on ne peut vous donner des informations précises”.

Pour le pèlerin cette réforme n'a pas été à son avantage puisqu'elle a accéléré l'augmentation des prix du hadj. Alors que lors de l'évènement « Expo Hajj 2023 » un responsable du ministère saoudien avait annoncé une baisse des prix pour la saison 2023, aussi bien pour les pèlerins des « pays musulmans » que pour ceux des pays « non musulmans », force est de constater que si la réduction des prix a bien eu lieu pour les premiers (1,4 million de personnes)5, pour les seconds inscrits sur la plateforme Nusuk (environ 34 000 personnes), les prix ont atteint des montants considérables. Il faut débourser jusqu'à 15 000 euros frais inclus (les frais de virements bancaires pouvant atteindre les 800 euros selon les conditions spécifiques à chaque banque ainsi que les frais de conversion de 450 euros). D'après des témoignages recueillis cette année sur les réseaux sociaux, Nusuk n'aurait pas entièrement corrigé les défaillances de Motawif : difficultés d'obtention du visa dans les temps, lenteur des procédures de paiement, mais aussi attribution de chambres séparées pour des couples ayant pourtant réservé leur package ensemble6. Plus généralement, le fait de payer un voyage si cher sur une interface numérique sans interlocuteur identifiable s'avère particulièrement anxiogène.

En supprimant la présence officielle des agences françaises, l'Arabie saoudite a repris la main sur le marché du hadj dans les pays « non musulmans ». Cette restructuration lui permet de laisser l'agence saoudienne et le pèlerin dans un face-à-face faisant disparaître tout autre intermédiaire. Loin de signifier un retrait de l'État, cette dynamique de privatisation donne à voir des assemblages public-privé symptomatiques de la gouvernance néolibérale. Mais celle-ci vient aussi éclairer une certaine improvisation.

Un guide à la carte

Dans ces accords entre agences françaises et prestataires saoudiens, le guide apparait comme une figure clé. Les difficultés de la saison 2022 sous l'égide de la plateforme Motawif étaient aussi liées à l'absence d'accompagnement : le pèlerin voyageant seul, quand bien même il ne maitrise pas la langue arabe et n'a que peu l'habitude de tels déplacements. Aussi, Nusuk propose dorénavant au pèlerin de choisir son guide, certains ayant été proposés par les directeurs d'agences en France en contrepartie d'une commission. Les compétences développées sur le marché du hadj depuis des décennies se voient ainsi recyclées par les prestataires saoudiens. Al-Bait Guests, l'un des plus gros acteurs parmi les douze propose ainsi trois types de guides (murshidi al-hujjaj) : les guides spirituels (al-murshid al-dini) — pour les pèlerins venus de France ils ne sont que trois — ; les « team leaders » (ru'asa' al-mujmu'at) (19 recensés) ; enfin les guides logistiques (murshid al-hujjaj), au nombre de 101. Les profils de chacun de ces guides sont disponibles sur le site d'Al-Bait Guests. Ainsi, on remarque que d'anciens cadres d'agences agréées (munazim) occupent dans le nouveau dispositif les fonctions de guide, à l'instar de Houssain Marfouq, directeur de l'agence française Méridianis devenu « team leader » pour Al Bait Guests7.

La nouveauté de cette plateforme réside aussi et surtout dans le fait qu'un guide peut désormais organiser le hadj seul, sans passer par une agence. En effet, il existe sur Nusuk un package Mashair qui comporte exclusivement les prestations des rites du hadj et le visa, et qui permet donc à n'importe quel individu d'acheter sa place pour le hadj sans prendre l'hébergement ni le vol. Comme l'exprime un ancien guide du hadj, accompagnateur régulier d'une ancienne agence agréée manifestement satisfait de cette évolution :

Je peux maintenant payer mon package Mashair et aller au hadj. Sans entrer dans les suggestions de guides proposés par Nusuk, je peux m'autodéclarer guide auprès de mes pèlerins qui me retrouvent directement à La Mecque et qui me payent en cash sur place. Ils ont chacun pris leur forfait Mashair individuellement.

S'élevant à 2 600 euros, le package Mashair inscrit donc le hadj dans une forme de libéralisation déjà entamée pour le petit pèlerinage, Omra, depuis quatre ans. En 2019, les autorités saoudiennes avaient annoncé la dématérialisation des visas et les réservations en ligne, mesures qui témoignaient plus largement d'une ouverture du Royaume au tourisme. Les nationaux de 25 pays européens ainsi que des États-Unis pouvaient désormais prendre un visa touristique valable 90 jours et effectuer leur Omra indépendamment de l'agence.

Ainsi, la suppression des agences agréées hadj n'étaient une surprise pour personne. Le lancement de la « Vision 2030 » et l'annonce de la numérisation préfiguraient en effet la disparition graduelle de celles-ci. Pour certains, ces évolutions inaugurées dans les pays « non musulmans » constitueraient un « mini laboratoire » duplicable à l'avenir dans les pays « musulmans ».

Contrôler les données des pèlerins

Si l'on en croit la « Vision 2030 », les pèlerinages à La Mecque sont appelés à devenir la seconde source de revenu du Royaume après le pétrole, avec comme objectif d'atteindre les 30 millions de pèlerins d'ici 2030. Un représentant de la Commission royale pour la ville de La Mecque et les lieux saints établit un lien entre pèlerinage et tourisme dès 2019 :

Comment faites-vous en France pour qu'un touriste qui visite Paris et la tour Eiffel se rende ensuite dans les Pays de la Loire puis à Biarritz ? Quel est votre secret ? Nous voulons que le pèlerin se déplace de La Mecque à Tabuk ou encore à Al-‘Ula.

Ce facteur économique participe donc à expliquer ces réformes, notamment la centralisation des flux financiers sur une plateforme saoudienne. Mais au-delà de l'argument économique, il faut aussi y voir une volonté de contrôler le hadj, aussi bien par la captation des informations sur les pèlerins qu'à travers le renouvellement d'un discours sur l'islam.

Nusuk est une plateforme e-commerce qui invite le pèlerin à s'inscrire et à entrer ses données. Ce n'est qu'ensuite qu'il reçoit un lien qui lui permettra de choisir et de payer son package jusqu'à l'obtention de son visa. Ainsi, les Saoudiens sont désormais détenteurs des données personnelles et du nombre de pèlerins venus d'Europe, du Canada, d'Australie, des États-Unis, mais aussi de nombreux pays d'Amérique latine. Avec l'ancienne organisation, chaque agence agréée disposait d'un certain nombre de visas ; il était donc possible d'estimer le nombre de pèlerins ainsi que leurs profils. Le consulat d'Arabie saoudite jouait également son rôle en tant que fournisseur de visas aux pèlerins. La fin de ce rôle ainsi que celui des agences implique donc dans le même temps une relocalisation des données. Les autorités saoudiennes ont pleinement conscience de leur valeur, qu'elles pourraient monnayer avec les pays occidentaux soucieux de mieux « connaître » leur population musulmane. Le rôle des entreprises privées dans la collecte des données personnelles des pèlerins est déjà ancien puisqu'il y a une dizaine d'années, les autorités saoudiennes avaient octroyé à une filiale israélienne de l'entreprise britannique G4S un contrat pour la surveillance du hadj et la mise en œuvre de la sécurité de certains périmètres à Djeddah.

Un islam « modéré »

Par ailleurs, le renouvellement du discours religieux en faveur d'un islam « modéré » et « déwahhabisé » — qui est aussi une manière d'exercer un contrôle sur les individus — est également manifeste. Cet islam « libéral » euphémise le savoir religieux dans l'accomplissement du pèlerinage. C'est ce que confirme un directeur d'agence qui restitue devant nous une conversation avec un représentant du ministère du hadj :

Ils m'ont dit : « Pourquoi le pèlerin doit-il avoir un guide spirituel ou connaître les textes et la langue ? Regardez les chrétiens qui vont au Vatican ! Ils y vont seuls, ils sont présents là-bas et ça suffit ! »

Ces discours sont corroborés par le fait que la plateforme Nusuk propose quasi exclusivement des accompagnements logistiques et très peu de guides spirituels. L'autre changement majeur dans cette libéralisation du hadj est la levée des restrictions de la règle du mahram qui imposait à toute femme de moins de 45 ans de voyager accompagnée de son père, mari, frère ou oncle. L'individualisation du pèlerin n'est donc pas seulement une forme de tourification ; elle a également des implications sur les pratiques des pèlerines et leur autonomisation vis-à-vis des pèlerins. En proposant des femmes guides (6 murshidat sur 101 murshidi al-hujjaj pour le prestataire Al Bait Guests), Nusuk participe également à transformer les relations sociales entre hommes et femmes durant le pèlerinage.

Les discours officiels affichent également une volonté de faciliter l'accomplissement des pèlerinages. L'islam serait « une religion qui ferait tout pour faciliter (yusahil) la vie du pratiquant », virage idéologique qui amène à une réinterprétation du hadj, puisque l'accomplissement des rites est repensé d'une manière minimaliste. À titre d'exemple, quitter la station de Mouzdalifa avant la prière du fajr n'invaliderait plus le hadj, le paiement d'une simple compensation financière (fidya) étant suffisant pour poursuivre les rites. L'ancien consul d'Arabie saoudite à Paris évoque cette simplification du parcours du hadj en le réduisant, hadith à l'appui, à sa plus simple expression : « Les fatwas sont là pour faciliter l'islam. Le hadj, c'est Arafat »8.

Le hadj est une entrée particulièrement intéressante pour penser les transformations en cours en Arabie saoudite. La réforme de l'organisation du pèlerinage pour les pays « non musulmans » ainsi que la création de la plateforme Nusuk permet en effet de tirer plusieurs constats : grâce à cette libéralisation-privatisation, l'Arabie saoudite parvient certes à capter les ressources économiques du marché du hadj dans ces pays, mais pour l'heure elle ne peut se passer entièrement du savoir-faire des agences locales dont une majorité répugne à partager son expertise. Autre constat, le hadj s'individualise et se féminise sur le modèle de la Omra. Mais, au-delà d'une apparente modernisation, ces évolutions aussi bien des pratiques que des discours sont aussi le reflet d'une gestion sécuritaire et d'une nouvelle forme de gouvernance des pèlerins.


1La liste est passée en 2023 de 52 à 58 pays, incluant des pays d'Amérique latine comme la Colombie, l'Équateur et le Panama.

2Les pèlerins des pays dits musulmans sont organisés selon un système de tirage au sort et disposent d'un quota d'un pèlerin pour mille habitants.

4L'agrément n'était pas octroyé pour une durée indéterminée mais chaque année, l'agence agréée se voyait réattribuer ses visas sous condition de bonne conduite. Ainsi, le ministère du hadj pouvait sanctionner une agence en baissant le nombre de visas ou en lui supprimant son agrément.

6Sarah Belouezzane et Apolline Convain, « Pèlerinage à La Mecque : des difficultés persistantes pour les Français », Le Monde, 25 juin 2023.

7Des critiques sur les réseaux sociaux ont émergé, dénonçant la présence de guides sur la plateforme Nusuk qui avaient pourtant floué des pèlerins en 2019.

8NDLR. Après le fajr, la prière d'avant l'aube, les pèlerins se rendent sur le mont Arafat. Ils y multiplient les invocations et y prient toute la journée. Ce deuxième jour du hadj est un moment intense, le « cœur » du pèlerinage. Le consul veut dire ici qu'il est inutile de compliquer les choses, l'essentiel étant l'accomplissement du « jour d'Arafat », et ce en citant un hadith du prophète Mohamed : « Le hadj, c'est Arafat »

Algérie. Affrontements feutrés au cœur du pouvoir

À mots feutrés, les polémiques entre l'armée et la présidence se poursuivent en Algérie. Au cœur des débats, le renouvellement du mandat d'Abdelmajid Tebboune en 2024. Rien n'est encore joué, mais le journaliste Ihsane El Kadi a été la victime indirecte de cet affrontement.

Vendredi 17 décembre 2022 paraît à Alger, sous la signature du journaliste Ihsane El Kadi, un article remarqué qu'Orient XXI a reproduit. Il reflète les doutes de généraux algériens sur l'opportunité de se prononcer sans tarder en faveur d'un deuxième mandat de l'actuel président de la République Abdelmajid Tebboune, alors que celui-ci a démarré une discrète campagne électorale qui ne dit pas son nom. À deux ans de l'élection présidentielle fixée en principe à décembre 2024, ce n'est pas le moment. Il ne serait pas prudent de se déclarer trop tôt en sa faveur et de se retrouver piégés, disent en substance ces généraux.

Six jours plus tard, le journaliste et patron du dernier groupe de presse indépendant d'Algérie est emprisonné en pleine nuit, ses locaux perquisitionnés et ses 25 salariés expulsés de leur lieu de travail. Il rejoint les quelques 300 prisonniers politiques que compte le pays selon les organisations de défense des droits humains. Trois mois plus tard, El Kadi est condamné à cinq ans de prison dont deux avec sursis pour « des actes susceptibles de porter atteinte à la sécurité et au fonctionnement normal des institutions ». La rapidité du « jugement » et la sévérité de la peine traduisent la nervosité et l'embarras de Tebboune qui a ses (mauvaises) raisons de se venger du journaliste.

En quoi un article de presse menace-t-il « la sécurité » (nationale) et interrompt-il « le fonctionnement normal des institutions » de la République algérienne démocratique et populaire ? En rien a priori, à moins qu'il ne soit publié dans une phase de tension entre deux institutions majeures, la présidence et l'armée.

Un pouvoir, trois piliers

Depuis l'indépendance, le système algérien repose sur un trépied : la présidence de la République en assume, chichement, l'expression publique suivant une règle du secret héritée de la guerre contre les Français il y a plus de soixante ans ; l'Armée nationale populaire (ANP) assure sa sécurité dans les rues d'Alger comme aux frontières du pays. Enfin les « services » dits de sécurité, de renseignement ou de documentation, sont en charge, entre autres, de la surveillance du peuple et du contrôle des serviteurs du régime. Ils en sont l'œil et sont plus ou moins influents selon qu'ils sont unifiés sous une seule férule ou éparpillés en féodalités autonomes et rivales. Suivant les périodes, l'une ou l'autre de ces trois institutions impose ses vues aux deux autres. Depuis dix ans, les cartes ont été largement redistribuées entre elles.

Le trépied a perdu deux de ses pieds. D'abord avec la mise à la retraite en 2015 du patron des services, le général Mohamed Médiène, dit Tewfik, en poste depuis un quart de siècle. Son empire a été démantelé, ses lieutenants écartés et lui-même emprisonné avant d'être réhabilité. À son tour, en avril 2019, la présidence de la République est marginalisée par la démission forcée du président de la République Abdelaziz Bouteflika. Il ne reste du trio initial que le chef militaire, Ahmed Gaïd Salah, qui désigne à l'automne 2019 Abdelaziz Tebboune à la tête de l'État. Patatras, quatre jours après son intronisation, le général et protecteur décède aussi subitement que mystérieusement. Un autre général, Saïd Chanegriha, lui succède, avec qui le nouveau président va devoir s'accorder au fil des jours.

Une demi-douzaine de décideurs pour la présidentielle

Les règles du jeu de 2019 s'appliqueront pour 2024 : les décideurs sélectionneront un candidat que de maigres cohortes d'électeurs approuveront sans barguigner. L'étape capitale n'est donc pas l'élection par le peuple — acquise dès le départ —, mais le choix du prétendant qui sera élu sans difficulté par le suffrage universel pris en main par les services de sécurité. Les décideurs sont tout au plus une demi-douzaine, avec en tête le chef d'état-major, le général d'armée Saïd Chanegriha, les chefs des plus importantes régions militaires de l'ouest, le patron de l'armée de terre, et celui de la gendarmerie nationale qui quadrille le pays.

L'article d'Ihsane El Kadi est d'autant plus mal venu en cette période préélectorale que le bilan de la présidence paresseuse de Tebboune n'a rien d'enthousiasmant pour ses « grands électeurs » militaires. Sur le front diplomatique, domaine important à leurs yeux, il a perdu l'appui de l'Espagne dans le conflit du Sahara occidental, rompu les relations diplomatiques avec le Maroc, favorisé par son inertie l'arrivée des Israéliens sur sa frontière occidentale, et il entretient des relations heurtées qui sont plus personnelles avec Emmanuel Macron que bilatérales entre l'Algérie et la France. L'ampleur de la bronca anti-Macron en France comme sans doute des arrière-pensées à Alger sur son opportunité politique à 18 mois de l'élection présidentielle ont fait reporter le déplacement parisien.

Au dernier sommet de la Ligue arabe qui s'est tenu à Alger en novembre 2022, la réintroduction de la Syrie a été bloquée par un veto saoudien sans appel en l'absence du prince héritier Mohamed Ben Salman qui, depuis, néglige ostensiblement Alger. De plus, Tebboune, personnalité peu connue au plan international, a boudé deux sommets internationaux, l'un de l'Union africaine avec l'Union européenne (février 2022), et l'autre de la même UE avec les États-Unis (décembre 2022) et perdu deux occasions de nouer des liens avec ses pairs.

Il est vrai qu'il n'est guère aidé par son entourage : le directeur du cabinet présidentiel a été jusqu'en mars dernier Abdelaziz Khallef, 79 ans, à la santé chancelante, tandis que son conseiller aux affaires extérieures, Abdelhafid Allahoum, un ancien député avec qui le futur président jouait aux cartes l'après-midi durant sa disgrâce, a été expédié récemment comme ambassadeur à Budapest après avoir occupé le plus clair de son temps à faire acclamer son patron par les supporteurs du club de football champion d'Algérie, le Chabab Riadhi Belouizdad (CRB), dirigé par un de ses proches. Avec son nouveau directeur de cabinet Mohamed Nadir Larbaoui, un diplomate qui représentait son pays aux Nations unies à New York, l'équipe présidentielle, plus jeune, devait gérer en mai et juin 2023 deux visites périlleuses du président, en Russie en France, deux pays en conflit presque ouvert en Ukraine.

Un bilan bien maigre

Au plan intérieur, la guerre en Ukraine a sauvé l'économie algérienne de la stagnation en doublant les prix des hydrocarbures, sa seule exportation, ou presque : 42 dollars (38 euros) le baril en 2020, plus de 100 dollars (91 euros) en 2022. Fort de ses 60 milliards de dollars (54,51 milliards d'euros) rapportés en 2022 par la compagnie nationale Sonatrach, le président Tebboune peut espérer tenir ses promesses d'augmenter de 40 % sur trois ans (2022-2024) les revenus de 2,9 millions de fonctionnaires et de 3 millions de retraités qui seront d'ici là, il est vrai, immanquablement « mangés » aux deux tiers par l'inflation (plus de 9 % par an).

La production pétrolière stagne avec un de ses plus mauvais chiffres depuis dix ans et, selon la Banque mondiale, la croissance de l'économie ne dépassera pas 2 % cette année, soit à peine celle de la population, sans parler de promesses inconsidérées d'allocations aux 2 millions de chômeurs diplômés qui encombrent les bureaux de poste au détriment des retraités. Vu de Tagarins, siège du ministère de la défense, il est donc plus urgent que jamais d'attendre avant de reconduire Tebboune, comme le remarque l'article courageux d'Ihsane El Kadi.

Début avril, la controverse rebondit. Dans une interview à la télévision qatarie Al Jazira, Tebboune avance que la sécurité du pays repose d'abord sur une économie puissante. La réplique des militaires ne traine pas, le numéro d'avril d'El Djeich, le mensuel de l'armée, répond qu'en ce monde incertain, la sécurité de l'Algérie dépend plus que jamais de cette dernière. L'épisode signifie-t-il qu'il n'y aura pas de second mandat pour Tebboune ? Il est trop tôt pour le dire et cela suppose que les décideurs, désormais moins nombreux, soient d'accord sur le nom du successeur. Dans le passé, Abdelaziz Bouteflika a gagné trois mandats parce que clans et factions ne parvenaient pas à s'entendre sur un autre nom. Mais aucun journaliste n'avait été atteint au passage par une balle perdue.

Pays du Golfe. Débats autour d'un nouveau contrat social

Le contrat social en vigueur dans les monarchies pétrolières du Golfe se base traditionnellement sur la garantie d'un emploi public pour les nationaux. Mais il se délite progressivement, la charge budgétaire que cela représente devenant de plus en plus lourde. Comment et par quoi le renouveler ? Esquisses de solutions, à partir du cas du Bahreïn.

À Bahreïn, à Oman et en Arabie saoudite, pays dont le revenu pétrolier par habitant est devenu passablement plus faible, les jeunes ont perdu de facto l'accès à la garantie d'emploi dont bénéficiaient leurs parents. Dans le même temps, ils sont mal placés sur le marché du travail privé en raison de la concurrence acharnée avec un grand nombre de migrants à bas salaires. Les trois autres pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) disposent de ressources fiscales relativement plus importantes pour maintenir l'emploi public, mais risquent d'être confrontés à des défis similaires à long terme.

Segmentation du marché du travail

Le contrat social traditionnel dans les pays du Golfe repose essentiellement sur l'emploi public : historiquement, depuis au moins le boom pétrolier de 1973, la plupart des ressortissants masculins s'attendent à décrocher tôt ou tard un emploi public sûr et raisonnablement bien rémunéré. Il en résulte des niveaux de dotation en personnel nettement supérieurs à ce qui est réellement nécessaire pour faire fonctionner le secteur public.

Si les gouvernements des pays du CCG répartissent la richesse nationale par d'autres moyens : subventions énergétiques, éducation gratuite, soins de santé gratuits, aides sociales directes et aides au logement, l'emploi public est de loin le principal canal de redistribution de la richesse. D'où des dépenses salariales inhabituelles : dans le cas de Bahreïn, elles atteindront 1,4 milliard de BHD (3,38 milliards d'euros) en 2021, ce qui correspond à 39,5 % des dépenses publiques totales et à 56 % si l'on soustrait le service de la dette.

Bahreïn supporte une charge particulièrement élevée du fait des emplois au sein du ministère de la défense et du ministère de l'intérieur, qui dépensent tous deux beaucoup plus en salaires que les plus grands employeurs publics tels que les ministères de la santé ou de l'éducation. Avec la Garde nationale, les dépenses salariales liées à la sécuritéreprésentent 55,4 % de l'ensemble des dépenses salariales, ce qui, là encore, est inhabituellement élevé si on les compare à d'autres pays au plan international. Le contrat social bahreïni est hautement sécurisé et, par la même occasion, hautement "confessionnalisé", puisque l'emploi dans le secteur de la sécurité est presque exclusivement sunnite, ce qui rajoute une couche de complexité aux défis généraux du contrat social.

Bien que le secteur public soit très important, les dépenses salariales dans les pays du Golfe à faible revenu ont commencé à plafonner au cours de la dernière décennie en raison de déficits budgétaires persistants. Alors que la population en âge de travailler continue d'augmenter, le gel de l'emploi public signifie que les nouveaux arrivants sur le marché du travail n'ont qu'une faible chance d'obtenir un emploi public, ce qui les exclut du contrat social traditionnel. À Bahreïn, ce phénomène a d'abord touché principalement les citoyens chiites, mais la plupart des jeunes sunnites sont aujourd'hui également exclus des emplois publics.

Cette situation a créé une nouvelle catégorie de citoyens qui sont exclus du marché du travail et doivent se débrouiller dans le secteur privé, où il est difficile de trouver un bon emploi, et ce pour plusieurs raisons : tout d'abord — et c'est le plus important —, les citoyens des segments peu ou moyennement qualifiés du marché sont confrontés à une concurrence exceptionnellement rude avec une main-d'œuvre migrante bon marché, les économies nationales étant largement tributaires des travailleurs étrangers du Sud. La classe moyenne employée par l'État et le secteur privé en profitent, mais les outsiders du marché du travail en paient le prix fort, car les salaires sont bas en dehors de petits segments de marché hautement qualifiés. Comme le montre le tableau ci-dessous, les salaires moyens des citoyens dans le secteur privé sont nettement inférieurs à ceux du secteur public.

Salaires mensuels moyens des nationaux dans certains pays du CCG
Bahreïn (BHD, 2022)Koweït (KWD, 2015)Arabie saoudite (SAR, 2020)EAU (AED, 2009)
Secteur public 733 (médian) 1 481 11 668 16 940
Secteur privé 462 (médian) 1 269 8 031 13 550

Deuxièmement, l'intervention de l'État dans le secteur privé est limitée : bien qu'il existe des salaires minimums et des quotas d'emplois réservés aux nationaux pour les entreprises, celles-ci ne contribuent guère à fournir des emplois de qualité ou des salaires du niveau de la classe moyenne (au contraire, les salaires minimums défavorisent les nationaux par rapport aux travailleurs étrangers qui ne sont pas soumis à de telles règles). Et il n'y a pas de soutien salarial pour ceux d'entre eux qui ont de faibles revenus. Cela contraste avec la subvention implicite qui est sans doute intégrée dans les salaires plus élevés du secteur public pour les fonctionnaires.

Résultat, on assiste à un phénomène à grande échelle de « travailleurs pauvres » : plus d'un tiers des Bahreïnis employés dans le secteur privé en 2022 gagnaient moins de 350 BHD par mois (844 euros), cette proportion étant beaucoup plus élevée chez les jeunes. L'inégalité salariale dans les secteurs privés des pays du CCG est exceptionnellement élevée.

Les travailleurs pauvres, une nouvelle classe sociale

Tout porte à croire que la présence de couches marginales de plus en plus importantes a façonné la politique dans l'ensemble du CCG au cours de la dernière ou des deux dernières décennies. La majorité des manifestations publiques dans la région ont été motivées par des raisons économiques. Les principales revendications des manifestants portaient généralement sur a) la création d'emplois publics et b) un soutien accru du gouvernement pour créer des emplois mieux rémunérés dans le secteur privé.

Même le soulèvement de Bahreïn en 2011, qui visait pourtant principalement un changement de régime, s'appuyait sur une longue tradition de protestation de la part de jeunes sans emploi ou sous-employés. Les événements de 2011 ont toutefois contribué à la marginalisation politique de mouvements qui représentaient historiquement les intérêts des exclus, notamment Al-Wifaq, un mouvement d'opposition fortement enraciné dans la classe ouvrière chiite. Al-Wifaq avait en fait été un partenaire clé du prince héritier pour les réformes progressistes du travail au milieu des années 2000, notamment l'abolition partielle du système de parrainage des migrants (la kafala, ndlr.]]. Cette réforme a contribué à améliorer la compétitivité des travailleurs du secteur privé bahreïni, car il était plus difficile pour les employeurs d'exploiter et de sous-payer les migrants. Le retrait d'Al-Wifaq de la politique officielle après 2011 a rendu plus difficile la négociation d'un nouveau contrat social qui pourrait offrir de meilleures perspectives économiques.

Cela dit, comme les jeunes sunnites bahreïnis ont rejoint les rangs des exclus du marché du travail, il existe désormais un nouveau groupe d'intérêt transsectaire qui tirerait bénéfice d'une réforme plus large du travail.

Réduire le fossé entre « privilégiés » et exclus

À quoi ressemblerait une réforme qui rendrait le contrat social plus inclusif et réduirait le fossé entre les « privilégiés » et les exclus ?

Dans le segment du marché du travail peu ou moyennement qualifié, les citoyens sont confrontés à la concurrence la plus rude avec les travailleurs étrangers, et il est peu probable que les salaires du secteur privé atteignent un jour le niveau de la classe moyenne. Cela signifie que si les pays du CCG veulent lutter contre le phénomène des travailleurs pauvres, ils doivent mettre en place des politiques d'aide au revenu pour les bas salaires du secteur privé. Les modèles de ce type de soutien sont par exemple le crédit d'impôt sur le revenu gagné aux États-Unis (EITC) ou le supplément de revenu pour les travailleurs à Singapour. Il s'agit d'impôts « négatifs » en vertu desquels les bas salaires inférieurs à un certain seuil sont complétés par des subventions qui réduisent les inégalités salariales.

De tels systèmes d'aide coûtent de l'argent. Mais ils seraient facilement finançables par des réformes d'autres parties du système de protection sociale du CCG. L'une des pistes serait une réforme de l'emploi public, qui consisterait notamment à offrir davantage d'options de « golden handshake » (parachute doré)1 aux fonctionnaires en poste. Bahreïn a déjà créé un plan de retraite volontaire pour les employés de l'État, introduit dans le cadre de l'accord de soutien budgétaire de 10 milliards de dollars (environ 9 milliards d'euros) conclu avec les pays voisins du CCG ; ce programme pourrait être approfondi. La nouvelle possibilité de bénéficier d'une aide au revenu rendrait également l'emploi privé attrayant, au moins pour les travailleurs peu qualifiés qui quittent le secteur public.

Environ 100 000 Bahreïnis travaillent actuellement dans le secteur privé. Une réduction de 10 % de la masse salariale du secteur public permettrait de libérer environ 140 millions de BHD (340 millions d'euros) de dépenses par an. Cela représenterait potentiellement 1 400 BHD (3 400 euros) par salarié dans le privé si l'économie réalisée était intégralement redistribuée dans le privé, et bien plus si la politique d'aide au revenu se concentrait uniquement sur les revenus les plus faibles. Les personnes gagnant moins de 600 BHD par mois (1457 euros) pourraient obtenir jusqu'à 2 200 BHD (5 343 euros). Le gouvernement pourrait en tout cas facilement verser aux travailleurs gagnant 300 BHD (729 euros) par mois une subvention de 200 BHD par mois (486 euros) tout en conservant des économies fiscales. Cela réduirait l'écart salarial avec le secteur public, diminuerait considérablement le nombre de travailleurs pauvres et constituerait un signal fort indiquant que les (anciens) exclus font partie d'un nouveau contrat social.

Par ailleurs, si le gouvernement décidait de supprimer ses subventions actuelles à l'électricité pour les ménages — une autre façon très régressive et inefficace de partager les richesses —, cela pourrait également libérer des fonds d'environ 140 millions de BHD (340 millions d'euros), permettant des réformes sociales et des économies fiscales similaires à grande échelle. Il existe de nombreuses possibilités de remodeler les politiques actuelles de partage des richesses tout en maintenant la stabilité fiscale.

Taxer l'emploi des étrangers

L'aide pourrait également être financée par une augmentation des taxes prélevées sur l'emploi des travailleurs étrangers. De telles taxes sont déjà en vigueur et à grande échelle en Arabie saoudite. Ces droits réduiraient également l'écart de coût salarial entre les nationaux et les travailleurs étrangers, ce qui inciterait les entreprises à embaucher des ressortissants nationaux. Il serait toutefois important de créer un salaire minimum pour les travailleurs étrangers afin de s'assurer que ces taxes ne sont pas répercutées sous la forme d'une baisse des salaires — et d'améliorer de manière générale les droits du travail pour les étrangers afin de réduire la concurrence illicite. Dans la pratique, les entreprises récupéreraient au moins une partie des coûts salariaux, car les citoyens bénéficiant d'une aide au revenu réduiraient généralement leurs exigences, du moins dans une certaine mesure, étant donné que leurs revenus après subvention seraient toujours supérieurs.

À Bahreïn en particulier, et alors que la réconciliation après les troubles de 2011 reste incertaine, une gestion du marché du travail plus intelligente pourrait favoriser l'intégration sociale — un premier pas vers une réduction de la polarisation sectaire et de la dépression politique.

Arguments pour convaincre

Partout dans le CCG, les réformes susmentionnées susciteront le scepticisme des entreprises et d'une partie des salariés du secteur public. Du côté des entreprises, cela peut être dissipé en soulignant que les politiques de soutien au revenu réduiront les coûts salariaux liés à l'emploi de ressortissants nationaux.

Le scepticisme des fonctionnaires peut être contré par l'argument selon lequel les politiques d'aide au revenu et de parachutes dorés leur donneront en fait de nouvelles options qu'ils n'avaient pas auparavant. Plus important encore, le système actuel n'est pas viable à moyen terme au plan budgétaire, et une réduction progressive (volontaire) des effectifs de la fonction publique permettra d'éviter des ajustements forcés beaucoup plus sévères par la suite, qui pourraient consister en des réductions de salaire drastiques, des licenciements massifs ou une dévaluation de la monnaie qui réduirait fortement les salaires réels.

Enfin, de nombreux fonctionnaires ont des enfants qui sont eux-mêmes exclus du marché du travail. S'ils s'intéressent au bien-être à long terme de leur famille, ils devraient soutenir les politiques qui garantissent de bons emplois à leur progéniture.

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Traduit de l'anglais par Françoise Feugas.
Article original : « The End of the Old Social Contract in the Gulf – and What Could Replace I »t, 6 mars 2023.


1NDLR. Clause d'un contrat de travail qui fournit une indemnité de départ importante dans le cas où le cadre perd son emploi en raison d'un licenciement, d'une restructuration ou d'une retraite.

Liban. Rafic Hariri, les secrets du banquier diplomate

En construisant à la fin des années 1970 un réseau financier à la confluence des intérêts franco-saoudiens, l'homme d'affaires et ancien premier ministre Rafic Hariri, assassiné en 2005, a joué un rôle pivot dans la région. Des documents sur la tête de pont de réseaux politico-financiers entre la France, l'Arabie saoudite et le Liban commencent à livrer leurs secrets.

L'effondrement récent du clan Hariri reflète la perte d'influence des réseaux de l'ancien premier ministre Rafic Hariri1 au Liban. Parrain des accords de paix signés à Taëf en 1989, « reconstructeur » de Beyrouth, puis opposant à la présence militaire syrienne, le self-made man originaire de Saïda constituait une pièce centrale de la partie d'échecs transnationale à l'œuvre dans ce petit pays au cœur des principaux enjeux géopolitiques du Moyen-Orient.

Entre 1977, date à laquelle il entre dans les bonnes grâces du prince héritier d'Arabie saoudite et 1983, quand il devient un soutien clé du projet de « pacification » porté par l'État libanais sept ans après l'éclatement de la guerre civile (1975-1991), Rafic Hariri pose les fondations d'un réseau politico-financier transnational qui lui ouvrira, au sortir de la guerre, les portes du pouvoir. Proche des intérêts stratégiques de la diplomatie française et de la faction de Fahd Ben Abdoul Aziz, successivement prince héritier puis roi d'Arabie à partir de juin 1982, ce réseau fait de lui le principal ambassadeur d'un axe franco-saoudien qui devient, à cette période, structurant sur la scène libanaise.

La consultation d'archives inédite jette une lumière neuve sur le parcours d'Hariri. Elle permet de reconsidérer la place des banques dans son ascension politique ainsi que la nature de ses liens avec la France — souvent réduits à sa relation avec l'ancien président Jacques Chirac — tout en envisageant l'homme comme le produit d'un contexte historique particulier : celui des « chocs » pétroliers des années 1970 qui bouleversent l'équilibre des puissances au Proche-Orient.

La France lorgne vers l'Arabie saoudite

En 1973, les pays producteurs de pétrole font pour la première fois de leur mainmise sur les prix de l'énergie une arme de négociation à l'encontre des pays occidentaux. Le royaume d'Arabie s'affirme comme incontournable aux yeux de la communauté internationale en général et de la diplomatie française en particulier. La France veut renforcer des relations encore lâches avec une monarchie arabe qui, au tournant des années 1970, est l'une des pierres angulaires de ses approvisionnements en pétrole. L'approfondissement de la « coopération économique bilatérale » constitue un moyen d'accompagner l'expansion des entreprises françaises au Proche-Orient tout en servant cet objectif stratégique de premier plan2. En cette période de tafra3, les capitaux tirés de l'« or noir » permettent aux élites du pays de soutenir une modernisation inédite de leur territoire. Le secteur des travaux publics (BTP) saoudien, et plus particulièrement celui des chantiers royaux s'affirme comme prometteur.

Au début 1979, deux ans après avoir introduit la firme française Oger sur le marché naissant de l'Arabie saoudite et permis la mise en place de la joint venture Saudi Oger, Rafic Hariri devient l'actionnaire majoritaire de cette entreprise conjointe. Contrôlée par un homme d'affaires saoudien proche du prince Fahd Ben Abdoul Aziz, qui joue un rôle de premier plan dans l'adjudication des chantiers royaux, la firme obtient un véritable monopole sur la construction des palais en Arabie. Elle s'impose, de ce fait, comme l'une des pièces cardinales de la diplomatie économique française dans le pays. Principal architecte de cette opération, Rafic Hariri. Ce rapprochement franco-saoudien joue en faveur d'un alignement diplomatique croissant des deux pays au Proche-Orient, notamment sur le dossier libanais.

Grâce à ses nouvelles activités de chef d'entreprise proche des notables gravitant autour du prince Fahd et lié aux intérêts de la France, il tisse dès la fin des années 1970, en parallèle de son réseau diplomatique et industriel, un réseau bancaire qui lui permet de renforcer ses liens avec les cercles financiers français et saoudiens, tout en rentrant dans l'arène libanaise.

De puissants alliés dans le système bancaire saoudien

Fort de son nouveau statut, Rafic Hariri approfondit ses liens avec les milieux bancaires d'Arabie saoudite, faisant converger ses intérêts avec ceux d'hommes d'affaires liés au clan royal. Il tisse une relation suivie avec l'Arab Bank qui lui octroie, pour ses chantiers, des avances de plusieurs centaines de millions de dollars. La maison mère jordanienne de l'Arab Bank est contrôlée à hauteur de 30 % par la National Commercial Bank (NCB) des Ben Mahfouz, principale famille d'entrepreneurs bancaires du royaume saoudien.

Cette même année 1979, Rafic Hariri lance au Liban la Banque saoudo-libanaise (SLB), dont il est l'actionnaire majoritaire. Le banquier Abdallah Bahamdane, lui aussi membre éminent du conseil d'administration de la SLB, a, quant à lui, été impliqué dans le développement de la NCB avant de se lancer dans l'aventure libanaise avec son partenaire Hariri. Cet autre proche du clan royal au pouvoir, intégré aux milieux bancaires d'Arabie, manifeste la proximité de la SLB avec le pouvoir saoudien et plus généralement celle des réseaux financiers au sein desquels se positionne Hariri lorsqu'il se met à investir au Liban.

C'est en France que la SLB ouvre l'une de ses premières succursales. Paris concentre alors la majorité des intérêts bancaires libanais à l'étranger et l'interpénétration des intérêts financiers franco-libanais constitue un fait structurel au moins depuis la période coloniale. Des établissements comme la Banque de la Méditerranée (BM), fondée au moment du mandat et bien implantée sur la place parisienne, sont le résultat de cette proximité historique.

Les étroites relations de l'homme d'affaires Taha Mikati — frère de l'actuel premier ministre sortant — associé de la première heure d'Hariri dans l'aventure de la SLB avec cet établissement dont il est membre du conseil d'administration4 indiquent une polarisation française du réseau financier qui se structure autour de Rafic Hariri à la fin des années 1970. En 1981, ce tropisme se renforce lorsqu'il entame la prise de contrôle, achevée début 1983, du Méditerranée Investors Group (MIG) détenteur de la BM

Ce rachat lui permet d'approfondir son implantation en France. Il hérite à cette occasion du réseau de la BM, particulièrement puissant sur la place parisienne. Elle est, à ce moment, le deuxième établissement libanais de crédits le mieux implanté à Paris.

Hariri profite aussi de cette opération pour placer son ami d'enfance de Sidon Fouad Siniora à la vice-présidence du groupe Méditerranée. Ancien président de la Commission libanaise de contrôle des banques (CCB), cet homme est l'un des banquiers les plus respectés de la place beyrouthine. Au début des années 1980, alors que Rafic Hariri est encore largement inconnu du grand public, ses réseaux bancaires lui permettent de bâtir un empire financier à cheval entre la France et l'Arabie saoudite. Ceci ne fait pas seulement de lui une pièce centrale de l'intrication croissante des intérêts financiers entre les deux pays à partir des années 1970. Ces réseaux financiers donnent aussi accès aux cercles fermés et influents des élites libanaises contrôlant le secteur des crédits.

La banque, clé vers l'État et la reconstruction

L'intégration d'Hariri à ces cercles est une étape importante de son ascension politique au Liban. Le secteur bancaire, premier pilier économique du pays depuis les années 1960, se trouve au cœur des dynamiques politiques. Pendant la guerre civile, la reconstruction occupe l'esprit des hommes d'affaires politiciens, et il s'agit d'en financer les chantiers. Dès le début du conflit, le gouvernement libanais avait fait de cet horizon une priorité politique, ce qui avait abouti à la création de structures, comme le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR) et la Banque de l'habitat, censées planifier les chantiers et réunir les fonds nécessaires à leur réalisation.

Au début des années 1980, le pays est de nouveau livré au feu et à la mitraille. Et le réseau libanais de Rafic Hariri s'étend à ces organismes publics et financiers impliqués dans la reconstruction. Lorsque Hariri crée la SLB en 1979, il choisit pour la présider Sabbah Al-Hajj, ingénieur, mais surtout vice-président du CDR.

Cette entrée dans le cercle fermé des élites étatiques et financières libanaises met aussi Rafic Hariri en position de défendre les intérêts des acteurs transnationaux dont il s'est rapproché grâce à ses affaires dans la finance et le BTP.

Modélisation simplifiée du réseau bancaire gravitant autour de la Banque saoudo-libanaise suite au remaniement de mai 1981
© Samir Legrand

Les nouveaux piliers du capitalisme arabe

À partir de 1973, l'explosion des profits liés à la vente de l'or noir et l'investissement progressif de ces revenus dans le système financier international permettent aux élites financières du Golfe de devenir les principaux piliers d'un capitalisme arabe centré sur la péninsule Arabique. Si des places comme Bahreïn imposent une concurrence sérieuse au marché beyrouthin déjà fragilisé par la guerre, les banques de l'ancienne « Suisse du Moyen-Orient » attirent tout de même des capitaux originaires des pays du Golfe. Un certain nombre de fortunes de la région, gavés de profits engrangés de près ou de loin par la vente d'hydrocarbures, injectent leurs capitaux dans le secteur bancaire libanais.

C'est le cas d'Abdallah Bahamdane, de Taha Mikati ou de Rafic Hariri, lorsqu'ils investissent dans la SLB ou la Banque de la Méditerranée à la fin des années 1970. Ces hommes deviennent les acteurs clefs du secteur au côté des investisseurs historiques, en particulier français, puissants dans la finance beyrouthine depuis le mandat5.

Rapports de forces et collaborations bien comprises

Alors que l'emprise des réseaux français sur le secteur bancaire libanais tend à se desserrer durant la guerre civile, on voit poindre un nouvel équilibre diplomatique au Liban. Le maintien de l'influence française auprès de l'État libanais peut de moins en moins faire l'économie d'une collaboration avec ses partenaires du Golfe, l'Arabie saoudite en particulier. Hariri accompagne cette mutation en se plaçant grâce à son réseau politico-financier en position d'interlocuteur privilégié entre les gouvernements saoudien, français et libanais.

Monté sur le trône d'Arabie en juin 1982, le roi Fahd cherche à tirer son épingle du jeu libanais et apporte le soutien de son clan à la tentative d'« union nationale » promue par Amine Gemayel, chef des phalanges chrétiennes, propulsé à la tête de l'appareil d'État libanais par l'invasion israélienne de l'été 1982.

Tranchant avec son héritage familial, Gemayel cherche à se présenter comme l'homme de la conciliation, et la remise sur pied de Beyrouth, détruite par les combats, constitue la pierre angulaire de son projet politique. Un certain nombre d'hommes d'affaires liés au pouvoir saoudien renforcent, à cette occasion, leurs activités dans la capitale. C'est le cas de Rafic Hariri, qui devient à ce moment-là la tête de pont de la diplomatie saoudienne au Liban.

Dès la fin du siège de Beyrouth (1982), il cherche à renforcer son partenariat avec le clan Gemayel et donne carte blanche à son bras droit d'Oger, Fadl Shalaq, sur les deniers de la SLB pour mener à bien la mission de déblaiement de la capitale6. Cet engagement au Liban de personnalités liées au clan Fahd concerne aussi le domaine financier. Plusieurs hommes proches du roi investissent dans le secteur bancaire du pays au moment où le plan de reconstruction est lancé. C'est le cas de l'émir Mohamed Ben Fahd, fils du roi, qui prend le contrôle de 20 % de la Beirut Bank en février 1983, au moment même où Rafic Hariri assoit sa domination sur la banque de la Méditerranée (BM). Nouveau vaisseau amiral de l'empire financier d'Hariri, la BM participe à débloquer les fonds essentiels à la réalisation de divers chantiers gouvernementaux, certains adjugés par le CDR en faveur d'Oger7.

Les têtes de pont de la banque Indosuez

Si Rafic Hariri prend part à la montée en puissance des capitaux saoudiens au Liban pendant la guerre, il conserve cette spécificité, due à l'histoire et à la forme de son réseau d'affaires, de rester particulièrement proche des intérêts de l'État français malgré la force de ses liens avec le clan du roi Fahd. Au sein des regroupements bancaires qu'elle met en place pour réunir les fonds nécessaires aux chantiers qu'elle finance, la Banque de la Méditerranée collabore avec des banques libanaises qui, comme elle, entretiennent des liens étroits avec les intérêts stratégiques de la France au Liban.

C'est par exemple le cas de la Banque libano-française (BLF) de Farid Raphael et de la Fransabank des frères Kassar, toutes deux fondées au moment du mandat et encore largement détenues, en 1983, par la banque Indosuez, ancienne pointe avancée de la finance coloniale française. À l'approche de l'été 1983, la Méditerranée d'Hariri finance les travaux de la voie littorale censée relier le nord et le sud de Beyrouth, assurés par une joint venture impliquant la compagnie Dragage et travaux publics (DTP) dont la candidature avait été suivie de près par la mission diplomatique française, soucieuse de positionner ses entreprises nationales sur le marché de la reconstruction libanaise8.

Dès la fin des années 1970, s'entremêle donc autour de Rafic Hariri un conglomérat puissant d'acteurs industriels et financiers en lien étroit avec les réseaux politiques et diplomatiques qui s'intéressent, en France comme dans le royaume des Saoud, à l'évolution de la situation libanaise et aux nouvelles perspectives économiques nées du choc pétrolier pour les deux pays. Ces réseaux, dont la frange diplomatique sera particulièrement impliquée dans le processus de paix soldé, en 1989, par les accords de Taëf, seront aussi à l'avant-garde des plans de reconstruction chapeautés, au sortir de la guerre, par le nouveau premier ministre : Rafic Hariri.

En tant que principal représentant de cet axe franco-saoudien allié des États-Unis, il joue dès le milieu des années 1980 un rôle central dans le dialogue avec la Syrie. L'implantation profonde de Damas sur le terrain libanais au sortir du conflit fait de ce régime un interlocuteur incontournable, notamment pour la mise en œuvre de la reconstruction.

Le temps de l'affaiblissement continu

La montée des tensions avec le clan Assad à la fin des années 1990 et le rôle central joué par Hariri dans la résolution 1559 prise par l'ONU en septembre 2004 qui implique le retrait des troupes syriennes du Liban aboutiront à son assassinat cinq mois plus tard. Malgré la mort de leur principale figure, ces réseaux conserveront une forte présence au Pays du cèdre. En témoignent l'entrée en poste, comme premier ministre, de Fouad Siniora quatre mois après l'assassinat de Rafic Hariri, puis le retrait de ce dernier au profit du fils de Rafic, Saad, en novembre 2009. Cependant, ils sont confrontés à de nombreuses difficultés — la montée en puissance du Hezbollah, la crise avec Riyad et l'effondrement du système bancaire sont les plus notables — qui consacrent, avec la déprise du clan Hariri sur la scène libanaise, l'affaiblissement du conglomérat franco-saoudien dont il représentait les intérêts.


1Premier ministre sunnite du Liban d'octobre 1992 à décembre 1998 (période de la reconstruction d'après-guerre) et d'octobre 2000 à octobre 2004. Il est assassiné par un attentat à la voiture piégée le 14 février 2005 alors qu'il s'oppose à la présence militaire syrienne sur le territoire libanais.

2Direction des affaires économiques et financières (DAEF), Service des accords bilatéraux, Les relations économiques franco-saoudienne, 19 mai 1978, carton 548INVA/2135, Fonds DAEF, Centre des archives diplomatiques de La Courneuve (CADC).

3Mot arabe pour désigner la période d'effervescence modernisatrice causée par la hausse des revenus du pétrole au début des années 1970.

4« La Méditerranée absorbe la Saudi Lebanese Bank », Le Commerce du Levant, no. 5050, Beyrouth, 21 mars 1986. Voir aussi : Le Commerce du Levant, nos. 7416 et 4893.

5Hicham Safieddine, Banking on the state. The Financial Foundations of Lebanon, Standford University Press, Standford, 2019. Étude la plus complète sur le système bancaire libanais dans la période d'avant-guerre. Il aborde notamment la lutte d'influence entre les investisseurs français et états-uniens, principaux acteurs étrangers détenteurs de capitaux au sein des banques libanaises depuis le banking boom des années 1960.

6Cet engagement d'Oger au Liban est développé dans Hannes Baumann, Citizen Hariri. Lebanon's neoliberal reconstruction, Oxford University Press, New York, 2016.

7C'est par exemple le cas du projet de remblaiement de la côte nord de Beyrouth, adjugé à la joint venture Hariri (Oger)— Joseph George Khoury (Société nationale d'entreprise) à la fin du mois de juillet 1983. Rapporté dans Le Commerce du Levant, no. 4917, 23 juillet 1983.

8Ambassade de France à Beyrouth, Paul Marc Henry, Lancement adjudication de la voie littorale dite de l'unité, 2 mai 1983, carton 47SUP/90, fond ANMO. L'ambassadeur évoque même, à cette occasion, la possibilité d'un financement « soit en totalité soit en partie » de ce chantier par la diplomatie française.

Alger rêve d'une agriculture sans participation des agriculteurs

Alors que les importations algériennes de produits alimentaires explosent, le pays a du mal à développer une agriculture locale, faute de s'appuyer sur les paysans.

Mi-décembre 2022, le président Abdelmajid Tebboune inaugure, à Alger, la Foire de la production nationale. Arrêt sur le stand de la laiterie Soummam qu'il félicite pour son travail. Il évoque des discussions pour installer une mégaferme de 12 000 vaches dans le sud et lance au représentant de l'entreprise : « Demandez 10 000 hectares, c'est sans problème ; je vous assure que vous les aurez. » Les importations de poudre de lait dépassent annuellement un milliard de dollars (environ 940 millions d'euros). Le lait constitue un important apport en protéines pour les ménages à faible revenu.

Pour le président algérien, « le consommateur algérien a le droit au fromage, au camembert, au yaourt1 ». Face au fardeau des importations, le ministère de l'agriculture a une seule obsession : promouvoir la production locale.

La chute de la production laitière

Une mission difficile. Ainsi, les volumes de lait collectés par la laiterie Soummam sont en baisse : 400 000 litres contre 700 000 en 2021. Lors de la précédente foire, la société en a fait part au premier ministre et a lâché d'étonnantes révélations. « Nous avons distribué 15 000 vaches à des agriculteurs. La moitié a été vendue. Certains se sont mariés avec l'argent de la vente, d'autres sont partis en pèlerinage », rapporte le média en ligne TSA2. En cause, la hausse du prix des fourrages. En zone de montagne comme en Kabylie, de nombreux élevages ne possèdent pas assez de surface et sont dans l'obligation d'en acheter. Aussi, l'idée de mégafermes comme celles installées au Qatar ou en Arabie saoudite séduit les autorités. D'où la proposition faîte à la laiterie Soummam par le président Tebboune : « Si vous voulez vous intégrer à ce type de projets, c'est possible », puis se tournant vers son ministre de l'agriculture : « S'ils veulent un terrain à Adrar, à Ménéa ou à Aïn Salah, donnez-le-leur tout de suite. Je préfère qu'ils en bénéficient, qu'ils mettent en valeur la terre et produisent du lait au lieu d'importer de la poudre de lait. »

Le schéma est le même pour le blé. Cosider, une des rares entreprises publiques dynamiques, doit sa réussite à la réussite de son directeur général, Lakhdar Rekhroukh, récemment nommé ministre des travaux publics. Le pouvoir lui a demandé de produire du blé. Dès 2018, à Khenchela (500 km au sud-est d'Alger), ce géant du BTP s'est vu confier une mégaferme de 16 000 hectares (ha) où il s'est lancé dans la réalisation de 33 forages, 7 bassins de 20 000 m3 et de 36 pivots d'irrigation de 40 ha chacun. Une centaine de jeunes chômeurs ont été recrutés.

Mais plus au nord, un agriculteur venu acheter des semences de céréales dans une coopérative de l'Office algérien des céréales (OAIC) se plaint. « On m'a dit : “c'est à prendre ou à laisser”, alors que je ne trouvais pas la variété désirée… » Des coopératives dont les conseils de gestion n'ont pas été renouvelés depuis plus de vingt ans.

Instaurer une cogestion avec les paysans

Mostafa est un éleveur en colère, installé en zone steppique à Saïda (450 km au sud-ouest d'Alger). Il n'arrive plus à nourrir ses moutons. En cause, l'attribution par l'État de concessions agricoles à des investisseurs et l'extension des labours sauvages. « Les parcours se réduisent d'année en année », confie-t-il à Ennahar TV en décembre. Il élevait 600 moutons, mais n'en possède plus que 400 et craint le pire. « Tu vois ce troupeau ? Pour le nourrir, il a fallu que je vende 120 bêtes, » ajoute-t-il, amer. En 2021, les éleveurs réclamaient l'ouverture des mahmiyate, ces parcours dégradés mis en défens3 durant quatre années par le Haut-Commissariat au développement de la steppe (HCDS).

Pour l'universitaire Abdelkader Khaldi, les activités agricoles dans les espaces steppiques sont menées de façon anarchique. Partout, le désert avance. Il ne cesse de dénoncer la gestion non durable de la steppe. La cogestion lui paraît le seul moyen pour impliquer les populations dans la protection d'un bien naturel commun. Il insiste sur « le principe de subsidiarité, car il assure la décentralisation de la décision et il est porteur d'efficacité. Il signifie une délégation de pouvoir aux instances de base de la hiérarchie, plus proches des usagers. »

Selon Khaldi, il est possible de créer une synergie salvatrice par « l'union des communautés d'éleveurs et d'agriculteurs, par des associations de défense de l'environnement, des autorités municipales et l'agence de protection de l'écosystème steppique (HCDS). » Dénonçant le rôle de figurant des éleveurs dans les coopératives, il suggère un partage du pouvoir entre les pouvoirs publics et les communautés locales. C'est là un discours rarement entendu. Pour lui, seule la cogestion « responsabilise les individus et les communautés et accroît la propension à la coopération. Elle atténue les conflits entre les populations et l'État et diminue les comportements déviants. » Il suggère la construction, dans la concertation, de nouvelles règles de gestion des espaces de parcours. Des règles qui pourraient évoluer avec l'expérience acquise. Ainsi, pour cet universitaire bon connaisseur du milieu, « les antennes locales du HCDS, qui apportent des ressources financières, matérielles et des compétences techniques, doivent associer des représentants des tribus à la prise de décision ». Ces expériences pourraient être menées et généralisées au fur et à mesure des progrès du nouveau mode de gouvernance ». « Le nouveau modèle de gestion des terres communes dépendra en définitive de l'amélioration de la qualité de la gouvernance publique. » Point d'agriculture sans participation des agriculteurs. Pour l'heure, le message est difficilement audible à Alger.


1« Vous êtes une locomotive » TSA-Algérie.com, 17 décembre 2022.

2Ibid.

3La « mise en défens » d'une parcelle ou d'une partie de parcelle est l'installation de clôtures, assortie de l'interdiction de pénétrer durant une période donnée.

Égypte. Avis de gros temps

Depuis le début de l'année, en application d'un accord avec le FMI, la Banque centrale égyptienne a cessé de soutenir la livre égyptienne. Elle s'échange le 12 janvier à environ 30 livres contre un dollar, quand en 2013 il fallait 7 livres pour un dollar. Inflation galopante, rationnements et pénuries, creusement de la dette, alimentent des critiques inédites contre le gouvernement des militaires.

Abdel Fattah Al-Sissi, habitué des projets grandioses et des discours triomphalistes, peine manifestement à relancer l'Égypte dans le concert des nations et à asseoir l'avenir national sur une économie en expansion. Dix ans après sa prise du pouvoir en juillet 2013, le doute s'instaure. Diplomatiquement et financièrement, le Golfe a éclipsé Le Caire et le pays affronte une déconfiture qui rappelle les désastres du temps des khédives et des pachas. Comment en est-on arrivé là ?

Issu du renseignement militaire, le président égyptien a été porté au pouvoir par la révolution de 2011. Promu d'abord maréchal par le Conseil suprême des forces armées (CSFA) qui prend le pays en main après la chute de Hosni Moubarak, il est nommé ministre de la défense par l'éphémère président issu des Frères musulmans, Mohamed Morsi. Stratège pour le moins mal avisé, ce dernier croit pouvoir composer avec l'armée avant qu'elle ne le renverse lors du coup d'État de l'été 2013. Les militaires ont gardé un très mauvais souvenir de la fin de l'ère Moubarak et de la promotion d'oligarques proches du fils du raïs, Gamal Moubarak, qui avaient fait main basse sur l'économie à leur détriment et ne cachaient plus leurs ambitions politiques. Après avoir rongé leur frein plusieurs années, ils estiment — à raison — que leur heure est venue. À eux les postes et la fortune.

Le mirage immobilier

La partie va se jouer et se perdre en trois épisodes. Fasciné par le modèle des pays du Golfe, Sissi rêve d'immobilier et de finance pour moderniser l'Égypte. Il privilégie les projets grandioses comme l'élargissement du canal de Suez ou la construction d'une nouvelle capitale en plein désert, annonce une floraison d'autres villes nouvelles, et ambitionne de construire au pied des pyramides le plus grand musée du monde (le Grand Egyptian Museum). L'argent des émirs du Golfe et les crédits chinois payeront ces aménagements, pour le plus grand profit des entreprises militaires chargées des grands travaux. En même temps, les mêmes sociétés en kaki mettent la main sur des affaires privées juteuses et agrandissent leur empire par tous les moyens. Dispensées de taxes, elles rétribuent chichement leur main-d'œuvre, souvent des appelés du contingent, utilisent les banques d'État qui ne peuvent rien leur refuser, appellent à la rescousse le Trésor public, corvéable à merci, sans négliger les opérations policières pour intimider les patrons les moins compréhensifs.

Il faut dire que l'armée égyptienne est dépourvue d'un régime de retraite solide, en mesure d'assurer un train de vie convenable aux généraux et colonels qui quittent chaque année la vie militaire. Il faut donc leur trouver des postes et des sinécures, sous peine de s'attirer la grogne d'un appareil qui peut vite se montrer menaçant. Mais le scénario des constructions somptuaires révèle ses faiblesses. Les envois des millions de travailleurs égyptiens installés dans le Golfe et en Europe, le canal de Suez et les touristes, ne suffisent plus à faire vivre l'Égypte.

Il faut trouver autre chose. Mais quoi ? Le secteur privé, saigné à blanc par les militaires qui lui opposent une concurrence déloyale, manque de dynamisme. Les perspectives gazières ouvertes par la découverte en 2015 d'un important gisement en Méditerranée orientale (le champ d'Al-Zhor dont les réserves estimées s'élèvent à 850 milliards de m3) ne seront appréciables que sur le long terme en raison des difficultés d'exploitation, et le pays a dû consentir des économies d'énergie en interne pour tirer davantage profit de ses exportations. Les investisseurs étrangers restent circonspects et les pays du Golfe, qui ont déjà beaucoup mis au pot pour s'assurer de l'éviction définitive des Frères musulmans exigent désormais un retour sur investissement. Du fait d'un secteur productif trop longtemps négligé en raison des logiques de rente (hydrocarbures, tourisme, revenus du canal), les exportations sont médiocres, à peine supérieures à celles de la Tunisie voisine. Conséquence : la livre égyptienne périclite déjà face aux devises fortes, ce qui compromet le financement de l'économie. On entre dans un cercle non vertueux.

Décembre 2016, le Fonds monétaire international (FMI) offre une issue : 12 milliards de dollars (11,14 milliards d'euros) de prêts, en échange d'une baisse drastique des subventions aux carburants comme aux produits alimentaires et d'une flopée de réformes structurelles, souvent annoncées déjà par le passé, mais restées à l'état d'intention par peur de leurs effets sociaux déstabilisants. Surtout, l'accord ouvre la voie à de l'argent frais. Des bons du Trésor à très court terme (de 1 à 6 mois, exceptionnellement à un an) offrent un risque limité aux épargnants arabes, européens et américains, vu sa durée très brève et des taux d'intérêt parmi les plus élevés du monde (15-17 %). Sissi s'engouffre dans cette dangereuse opportunité. En quelques mois, de 20 à 30 milliards de dollars (18,57 à 27,85 milliards d'euros) affluent dans les caisses tandis que la vie quotidienne des Égyptiens, notamment de la classe moyenne, se dégrade sous l'effet combiné d'une flambée des prix de produits importés et de subventions passées au papier de verre. Mais pendant environ deux ans et demi, l'Égypte fait illusion et affiche un taux de croissance honorable d'environ 5 %. C'est alors qu'en 2021 la pandémie de Covid-19 porte un premier coup à deux de ses principales sources de devises : les touristes, qui disparaissent, et la fréquentation du canal de Suez, qui diminue fortement. Mais le pire est à venir.

Les réticences du FMI

Février 2022 : la Russie envahit l'Ukraine. En quelques jours, la « hot money » s'enfuit d'Égypte au profit du dollar, le trou dans les réserves et la balance des paiements devient intolérable. En mars, la Banque centrale rationne la délivrance du billet vert : il ne suffit plus pour en acheter d'avoir des livres égyptiennes, il faut aussi le feu vert des autorités monétaires. Les cargaisons en attente de règlements s'amoncellent dans les ports, jusqu'à représenter plus de 10 milliards de dollars (9,28 milliards d'euros) de marchandises immobilisées.

Le Caire se tourne vers le FMI qui est plus mordant qu'en 2013. Les Égyptiens demandent 9 milliards de dollars (8,36 milliards d'euros), le Fonds en offre 3 (à peine plus que ce qu'il propose à la Tunisie qui compte dix fois moins d'habitants), et réclame des réformes encore plus sévères que la fois précédente, dont la fin des interventions de la Banque centrale sur le marché des changes pour soutenir la livre. Il continue de réclamer en outre la privatisation du secteur public. La normalisation doit inclure « tous les secteurs, y compris les entreprises militaires », avait prévenu le Fonds au printemps 2021.

Pour Sissi, la question devient politique. Comment satisfaire le FMI sans se mettre à dos ses soutiens militaires ? Comment obtenir des entreprises gérées par l'armée et qui pourraient être mises sur le marché qu'elles présentent une comptabilité transparente aux potentiels acquéreurs ? Comment éviter que les pays du Golfe, encore enrichis par les effets de la guerre en Ukraine sur le prix des hydrocarbures, ne fassent main basse sur le pays au détriment d'une souveraineté dont les militaires se posent en premiers garants ? Face à cette quadrature du cercle, le président multiplie les diversions et critique, en décembre 2021, la gestion « inefficace depuis quarante ans » des 943 entreprises publiques comme des 52 autorités de régulation, et appelle tous les Égyptiens à prendre leur part dans le processus de réforme qui s'annonce.

Le 4 janvier 2023, en application de l'accord avec le FMI, la Banque centrale cesse de soutenir la livre qui chute lourdement les jours suivants. Les cours se rapprochent de ceux du marché noir (30 à 31 livres pour un dollar), et le manque de confiance dans les autorités risque de plonger la devise nationale dans les abysses.

Des critiques de moins en moins voilées

La crise libère une parole critique d'autant plus audible qu'elle était devenue inhabituelle dans un pays où toute forme d'opposition se trouve sévèrement réprimée. Après les attentes suscitées par un discours euphorique autour de la COP 27 organisée à Charm El-Cheikh en novembre dernier, événement qui devait, aux dires des autorités, consacrer l'apothéose de l'Égypte et attirer des flux de capitaux, le pays se réveille avec la gueule de bois.

De manière significative, Abdel Fattah Al-Sissi a changé de registre. De triomphaliste, son propos est devenu très défensif : les difficultés que rencontre le pays ne sont que le résultat de facteurs extérieurs, crise du Covid et guerre en Ukraine. Le président débonnaire se fait menaçant et avertit que les Égyptiens doivent cesser de « jacasser », expression mal accueillie, car jugée offensante pour le peuple égyptien. De même qu'a été peu appréciée et largement brocardée sur les réseaux sociaux, l'incitation à manger des pattes de poulet dont les qualités nutritives auraient été jusqu'à présent sous-estimées. Manière d'inviter les Égyptiens à se contenter de peu.

Après dix ans de pouvoir, le maréchal-président paraît confronté à la réalité de son régime et quasiment acculé. Il est impossible de continuer à engraisser la haute hiérarchie militaire si l'on veut remettre l'économie sur les rails d'un développement même modeste. Un choix s'impose ; il risque de lui coûter cher.

Turquie. Recep Tayyip Erdoğan joue son va-tout

L'attentat commis le 13 novembre 2022 au cœur d'Istanbul a été le prétexte pour le président Erdoğan, qui se présente dans sept mois à sa propre succession, à de sévères représailles contre les Kurdes. Rien ne semble encore gagné pour le président sortant. Les incertitudes politiques et économiques dominent en Turquie, et sa géostratégie inquiète ses alliés et partenaires.

Le drame de la rue Istiklal qui a fait 6 morts et 81 blessés a été pour le président turc l'occasion d'accuser le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ainsi que le Parti de l'union démocratique (PYD) — force politique essentielle de l'Administration autonome du nord et de l'est de la Syrie (AANES) — d'en être les auteurs. D'emblée, les deux organisations ont nié toute responsabilité dans cette action terroriste, et l'accusation n'a pas tardé à se révéler sans fondement. La présumée coupable est une Arabe en relation avec l'organisation de l'État islamique (OEI) par ses liens familiaux et mariages successifs. En outre, son téléphone portable comportait le numéro d'un responsable d'un parti turc d'extrême droite.

Pour autant, Ankara a déclenché un déluge de fer et de feu sur les Kurdes, éternels boucs émissaires. Des avions F-16 ont bombardé le Rojava (le Kurdistan syrien), en particulier Tal Rifaat et Kobané. Des frappes qui ont détruit des hôpitaux, des écoles, des silos à blé, des installations pétrolières et occasionné des victimes civiles. L'agence de presse Hawar News, basée au Rojava, a indiqué que l'armée turque a procédé à des tirs de mortiers et de chars sur les districts de Shera et Sherawa ainsi que sur les cantons d'Afrin et de Shehba, où se trouvent des réfugiés d'Afrin par suite de l'invasion turque de 2018.

Le 18 juin 2023, les peuples de Turquie vont être appelés aux urnes pour l'élection présidentielle et les législatives. Le président sortant est de nouveau candidat. Il a contre lui le maire d'Istanbul, Ekrem Imamoğlu, membre du Parti républicain du peuple (CHP, gauche kémaliste), qui, à ce jour, le distance dans les sondages. Erdoğan, crédité de 36 % des intentions de vote selon l'institut de sondages Metropoll doit aussi compter avec la position exprimée conjointement par six partis d'opposition, à savoir le Parti républicain du peuple (CHP), le Parti du bien-être (RP), le Parti de l'avenir, fondé par Ahmet Davutoğlu, ancien premier ministre et compagnon de route du président, le Parti de la félicité (à tendance islamiste) et le Parti démocratique des peuples (HDP), tous favorables au retour à un système parlementaire renforcé.

Des hausses importantes du salaire minimum

À ces difficultés politiques se greffe une situation économique paradoxale. Malgré une inflation qui galope (85 % selon les données officielles, soit 5 points de plus qu'en septembre), une monnaie qui s'est effondrée, perdant plus de 28 % face au dollar depuis le 1er janvier, un appauvrissement généralisé des populations à l'exclusion de quelques privilégiés, la Turquie voit son produit intérieur brut (PIB) et sa croissance augmenter, faisant d'elle la 17e puissance économique mondiale. Croissance et exportation restent les deux mantras du président, persuadé qu'à terme ses choix économiques porteront leurs fruits.

Pour faire patienter les classes populaires, cette année, il a déjà augmenté par deux fois le salaire minimum, 50 % en janvier, 30 % de plus en juillet. Une nouvelle hausse est prévue en début d'année prochaine1. Parallèlement, afin de renflouer les caisses de la banque centrale, deux généreux donateurs, l'Arabie saoudite et le Qatar se proposent, pour le premier d'y déposer 5 milliards de dollars (4,75 milliards d'euros) et, pour le second, le double. Afin de justifier cet ensemble hétérodoxe, le ministre des finances Nureddin Nebati explique que sa politique « représente une rupture épistémologique avec la pensée économique néoclassique et gagne en importance avec les sciences comportementales et neuro-économiques »2. Un argumentaire qui doit peiner à rassurer ceux qui ont vu les dépenses alimentaires bondir de 99 %, de 85 % pour le logement et de 117 % pour les transports.

S'il veut être reconduit à la magistrature suprême, Erdoğan doit donc convaincre au-delà de son camp et s'assurer plus que les voix de ses supporters du Parti de la justice et du développement (AKP) ainsi que celles de son allié le Parti d'action nationaliste (MHP) et les affidés de sa branche paramilitaire, les Loups gris fascisants. Pour ce faire, le levier du nationalisme et du racisme antikurde a de nouveau été actionné. Dans ce contexte, la bombe de la rue Istiklal à Istanbul (si elle n'a pas été déposée par les services secrets turcs) fut une heureuse surprise.

La multiplication des menaces contre les Kurdes

Maintenant, pour le président, la priorité est de rassembler « autour du drapeau » ceux qui se souviennent avec effroi de la prolifération d'attentats survenus entre 2015 et 2017. Il s'agit aussi de désigner à la vindicte populaire les ennemis qui lui résistent : le PKK dans les monts Qandil au nord de l'Irak, et le PYD dans le Rojava syrien. Des ennemis contre lesquels il a multiplié les opérations militaires, utilisant les drones Bayraktar TB2 pour commettre des assassinats ciblés de responsables du PKK et du PYD et envahissant par trois fois le nord de la Syrie.

À ce sujet, Hisyar Özsoy, député kurde, membre du HDP, rappelle que le gouvernement a recouru à une série d'attaques avant chaque élection : « Avant les élections de 2015, des opérations transfrontalières ont été menées. Une opération militaire a été lancée à Jarablus avant le référendum de 2017, à Afrin avant les élections législatives de 2018 et à Serêkaniyê-Grî Spî avant les élections locales de 2019 »3.

Après l'attentat, Erdoğan a précisé les menaces, les bombardements sur le Rojava étant pour lui le prélude à une nouvelle opération militaire visant à instaurer en Syrie une « zone de sécurité » de 30 kilomètres de profondeur tout au long de la frontière. Pour autant, jusqu'ici, il s'est heurté à une double réticence : celle des Nord-Américains et celle des Russes.

Les inquiétudes des Américains et des Russes

Les États-Unis se déclarent particulièrement préoccupés par les conséquences d'une telle hypothèse dès lors que les 900 militaires états-uniens qui collaborent au quotidien avec les Forces démocratiques syriennes (FDS), une alliance de combattants kurdes, arabes et syriaques, sont confrontés à une résilience inquiétante de l'OEI, estimant les djihadistes à 6 000, voire 10 000 hommes. La perspective que les FDS qui gardent dans le camp d'Al-Hol 50 000 prisonniers islamistes les abandonnent pour se porter au-devant des envahisseurs turcs a de quoi donner des sueurs froides au Pentagone. L'exemple de la prison d'Hassaké dans le nord-est où les djihadistes ont réussi, après six jours d'âpres combats avec les FDS soutenus par les forces de la coalition, à faire évader plusieurs centaines des leurs a laissé un cuisant souvenir aux forces américaines.

En ce qui concerne les Russes, leur inquiétude en cas d'attaque turque est liée au soutien qu'ils apportent à Bachar Al-Assad. Une invasion turque suivie d'une occupation pérenne du territoire conquis serait un élément supplémentaire dans la fragmentation du pays et contribuerait à affaiblir la situation déjà incertaine du raïs de Damas qui, bien qu'il prétende contrôler 70 % du pays, n'est maître que de 15 % de ses frontières. De plus Vladimir Poutine et Bachar Al-Assad soupçonnent Erdoğan, au terme d'une éventuelle conquête de Tal Rifaat et de Manbij, de vouloir mettre la main sur Alep.

Pour contrer les réticences américaines, le président turc détient la carte du veto de l'entrée dans l'OTAN de la Suède et de la Finlande et pour Moscou, il reste un indispensable intermédiaire entre l'Ukraine et la Russie. Ces deux atouts sont-ils suffisants pour qu'il l'emporte ?

Comme on le voit, rien n'est joué, mais les menaces se précisent. Les Kurdes du Rojava, porteurs d'un projet de société en rupture avec ceux qui dominent au Proche-Orient, sont donc en grand danger.

Accroître son aire d'influence en Syrie

Si finalement l'aventure militaire se révèle impossible, ce ne sera pas uniquement un camouflet pour le président turc, mais aussi un frein à son expansionnisme néo-ottoman. Car au-delà d'une victoire espérée à la présidence, il s'agit d'étendre son aire d'influence en Syrie. Prendre Tal Rifaat et Manbij à l'ouest de l'Euphrate et Kobané, Ayn Issa et Tell Tamer à l'est du fleuve, poursuivre l'épuration ethnique commencée à Afrin, chasser les Kurdes pour réinstaller des exilés syriens, ce serait parachever ses premières conquêtes en attendant mieux. Le « sultan d'Ankara » exerce déjà un contrôle absolu sur la région d'Idleb (trois millions d'habitants) via le groupe takfiriste Hayat Tharir Al-Cham (HTS) que dirige son obligé Mohamed Al-Golani.

En Irak, une défaite militaire du PKK lui permettrait de conforter la présence de ses 120 bases reliées par des routes construites par l'armée turque et, malgré les exigences réitérées du Parlement de Bagdad, de conserver celle située à 30 kilomètres de Mossoul, ville qu'il revendique comme ayant fait partie de l'Empire ottoman. Cette remise en cause implicite du traité de Lausanne de 1923 qui définit les frontières de la Turquie l'a conduit à proférer des menaces sans ambiguïté à l'encontre de la Grèce : « Votre occupation des îles de la mer Égée proches de la Turquie ne nous lie en rien. Le moment venu, nous ferons le nécessaire. Nous pouvons arriver subitement la nuit »4.

Une rhétorique guerrière passéiste qui a servi à cautionner l'immixtion de la Turquie dans la guerre civile libyenne aux côtés du gouvernement de Tripoli, et pour ce qui est de Chypre, Erdoğan inflexible refuse toute négociation qui conduirait à la réunification de l'île.

Cette boulimie d'appropriation territoriale et cette volonté d'influence s'est aussi récemment exprimée dans le Caucase lorsqu'au grand dam de l'Iran, il a soutenu Elham Aliyev, le président azéri, évoquant le rattachement de la partie iranienne de l'Azerbaïdjan à son pays. On se souvient que le président turc, lors des affrontements entre l'Azerbaïdjan et l'Arménie à propos du Haut-Karabakh en décembre 2020, a déclaré « une seule nation, deux États » pour légitimer son aide à Bakou au nom de la « turcité ». Cette solidarité s'est concrétisée par un envoi d'armes et de 1 500 mercenaires syriens, forces supplétives constituées de rescapés de l'Armée syrienne libre (ASL) ou de groupes djihadistes et qui sont montés au front en lieu et place de l'armée turque.

Dans ce contexte de « réveil des empires », Erdoğan a aussi réactivé le concept de panturquisme forgé par le mouvement identitaire des Jeunes-Turcs au début du XXe siècle afin de suggérer une unité linguistique et signer des accords économiques et sécuritaires entre les anciennes républiques soviétiques d'Asie centrale (Azerbaïdjan, Turkménistan, Ouzbékistan, Kirghizstan et Kazakhstan). Une initiative qui a fortement déplu à Moscou.

Une nouvelle réélection de Recep Tayyip Erdoğan ne serait donc pas seulement le renforcement d'un régime autoritaire qui a appauvri le pays, multiplié les arrestations arbitraires et provoqué des exils en grand nombre (plus de 20 000 personnes ont fait une demande d'asile à l'Union européenne en 2022). Ce serait aussi un blanc-seing donné à un despote pour poursuivre ses ambitions territoriales.


1Marie-Pierre Verot, France Info, 26 novembre 2022.

2Nicolas Bourcier, Le Monde, 20 novembre 2022.

3AFN News, 25 novembre 2022.

4Fabien Perrier, Libération, 3 septembre 2022.

Le Maroc et l'Algérie lorgnent le gaz du Nigeria pour alimenter l'Europe

Alors que les Européens espèrent se passer du gaz russe d'ici à 2027 en s'appuyant notamment sur les énormes réserves du Nigeria, Alger et Rabat développent des projets concurrents de gazoducs transcontinentaux. Mais entre le risque sécuritaire, les coûts faramineux et les enjeux diplomatiques, leur construction doit relever de nombreux défis.

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L'Algérie amorce son retour en Afrique

Longtemps à l'avant-garde des combats africains, l'Algérie avait perdu de l'influence diplomatique et politique et du poids économique sur le continent. Elle souhaite y redorer son blason, mais sans se donner véritablement les moyens de ses ambitions.

Après des mois de discussions, de visites croisées et d'atermoiements, l'Algérie, le Niger et le Nigeria ont signé, fin juillet 2022 à Alger, un mémorandum d'entente portant sur la réalisation, d'ici 2024, d'un gazoduc qui devra transporter du gaz nigérian vers l'Europe, alors que le Maroc tente de développer un projet parallèle. Longue de plus de 4 000 km, cette canalisation permettra d'acheminer plus de 30 milliards de m3 de gaz du Nigeria vers le Vieux Continent. Ce projet, longtemps resté au stade des intentions avant de connaître un coup d'accélérateur à la lumière de la crise énergétique que connaît l'Europe par suite de la guerre russo-ukrainienne, est vu par les dirigeants algériens comme un nouveau pont entre leur pays et l'Afrique subsaharienne. « C'est une œuvre africaine ! », s'est exclamé début août le président Abdelmadjid Tebboune.

Quelques jours plus tard, l'Algérie a annoncé le projet d'une route reliant Tindouf à Zoueirat en Mauritanie, soit 700 km. L'objectif est d'acheminer les marchandises de Zoueirat au port de Nouadhibou sur l'Atlantique. Depuis plus de trois ans en effet, des dizaines de caravanes transportant des produits algériens ont été acheminées, par route dans un premier temps, vers la Mauritanie avant qu'une ligne maritime ne soit carrément ouverte entre les côtes algériennes et mauritaniennes dans le but d'exporter de gros volumes de marchandises. Une manière de retrouver un terrain longtemps perdu, un Eldorado laissé entre les mains d'autres puissances, notamment le Maroc voisin qui a tissé, depuis des décennies, une toile d'araignée de petites entreprises disséminées en Afrique de l'Ouest.

Cette route permettra également à l'Algérie d'exporter le fer extrait du gisement de Gara Djebilet, situé dans la plaine désertique de Tindouf, par les ports mauritaniens. Or, pour l'instant, les premiers volumes de terres sortis de ce qui est présenté comme le plus grand gisement de fer au monde sont transportés par voie routière à Zouerate, un trajet de 1 500 km qui fait exploser les coûts de l'exploitation de la mine.

L'Algérie a également organisé depuis le début de 2022 des foires commerciales dans plusieurs capitales africaines. Par exemple des dizaines de sociétés pharmaceutiques ont présenté leurs produits à Dakar, au Sénégal, afin de capter les marchés d'Afrique de l'Ouest et centrale. À Addis-Abeba, en Éthiopie, en mars, une foire similaire ciblera les marchés de l'Afrique orientale et de la Corne.

Pour accompagner ce mouvement, les autorités algériennes ont décidé d'ouvrir ou de rouvrir certaines liaisons aériennes. Bamako, Dakar, Luanda, Johannesburg et Addis-Abeba vont être desservies par Air Algérie. Depuis longtemps, le pouvoir politique interfère souvent dans la gestion de la compagnie aérienne, et certaines destinations sont subventionnées par l'État. La compagnie avait cessé de desservir l'Afrique, à l'exception de la Tunisie et de l'Égypte.

Les autorités algériennes ont également annoncé l'installation de la Banque extérieure d'Algérie (BEA) à Dakar au Sénégal, pour accompagner d'éventuels investisseurs tentés par le marché africain. Les Algériens veulent ainsi imiter le Maroc dont la banque Wafa Bank est présente dans une bonne partie des pays d'Afrique de l'Ouest. Puis, des compagnies d'assurance algériennes ont « réussi » à arracher l'organisation, en 2023, de la conférence des compagnies d'assurance du Continent. Une occasion de nouer des contacts et, éventuellement, d'exporter leurs services.

Un élan freiné par des démons internes

Mais tout cela reste relatif. L'économie algérienne demeurant administrée, il est difficile pour les entrepreneurs de s'installer en dehors de leur territoire. Un homme d'affaires connu sur la place d'Alger qui a visité plusieurs capitales africaines ces derniers mois dans le cadre de cette nouvelle stratégie gouvernementale doute de l'efficience de ces annonces politiques. « En l'état actuel des pratiques dans le pays, personne n'osera s'aventurer » en terre africaine, tranche-t-il.

Il en donne pour preuve le non-aboutissement de la réalisation d'une zone franche à la frontière algéro-libyenne. Alors que les deux pays ont rouvert les frontières communes pour faciliter notamment l'exportation de produits algériens, les opérateurs sont confrontés à la rigidité du système bancaire qui refuse d'accepter le paiement par cash des importateurs libyens, peu habitués aux opérations bancaires.

Mais cela n'est que la partie apparente de l'iceberg. Pour s'implanter à l'étranger, les entreprises algériennes doivent expatrier des devises, ce qui nécessite l'assentiment de la Banque d'Algérie, propriétaire exclusif des devises entrant dans le pays. Ce quitus ne vient que très rarement et beaucoup d'opérateurs économiques ont dû renoncer à des investissements dans certains pays africains. En effet, pour préserver la cagnotte en devises gagnées grâce aux exportations des hydrocarbures, la Banque centrale se montre avare et n'ouvre les vannes que lorsqu'il s'agit de payer des importations nécessaires.

Même les devises gagnées par des exportateurs privés doivent être restituées à cette institution qui leur donne l'équivalent en dinars algériens. Et à chaque fois qu'il faut importer des marchandises ou des équipements nécessaires au fonctionnement de l'économie du pays, il faut demander des devises à la Banque d'Algérie. Cela dissuade beaucoup d'opérateurs économiques qui craignent également d'être poursuivis en justice pour fuite de capitaux s'ils utilisaient le système D pour contourner les contraintes des autorités.

La reconquête politique

En plus du levier économique, l'Algérie tente de jouer la carte politique pour se redéployer en Afrique. Cela passe nécessairement par la maitrise de son environnement immédiat. Partageant plus de 6 000 km de frontière avec sept pays, quasiment tous instables à l'exception du Maroc et de la Tunisie, le plus grand pays d'Afrique dispose de voisins comme la Libye et le Mali, en proie à une instabilité chronique. Elle constitue un danger permanent pour leur grand voisin, contraint de déployer d'énormes moyens militaires pour sécuriser ses frontières. Pendant de longues années, notamment durant le long règne de Abdelaziz Bouteflika (1999-2019), le pays s'était contenté de jouer les médiations, selon le chercheur Raouf Farah. Il remarque que durant cette période, l'Algérie s'était concentrée sur les relations multilatérales dans le cadre de l'Union africaine (UA), négligeant de facto les liens bilatéraux.

En 20 ans de règne, Abdelaziz Bouteflika, chassé du pouvoir en 2019 par de géantes manifestations populaires, ne s'était jamais rendu en visite officielle dans les pays voisins, à l'image du Mali pourtant considéré comme l'arrière-garde de son pays. Pis, Alger s'est toujours défendu de toute ingérence dans les affaires internes des pays voisins, même si le président déchu avait autorisé, en catimini, les avions militaires français opérant au Mali à traverser l'espace aérien de son pays.

Depuis son arrivée au pouvoir en décembre 2019, l'actuel chef de l'État, Abdelmadjid Tebboune, veut changer la donne. Il a fait sauter le verrou qui empêchait l'armée d'opérer en dehors des frontières de son pays, même si cela est assorti de conditions puisque, officiellement, l'Armée nationale populaire (ANP) ne peut intervenir dans des terrains extérieurs que dans le cadre d'opérations de maintien de la paix des Nations unies ou de l'UA.

Pour marquer ce changement de doctrine, Abdelmadjid Tebboune s'est même montré menaçant en indiquant, en janvier 2020, que la capitale libyenne, Tripoli, était « une ligne rouge à ne pas franchir ». Il s'adressait alors à l'homme fort de l'est libyen, Khalifa Haftar, qui voulait envahir la ville où siège le « gouvernement d'union nationale » reconnu par la communauté internationale. « Nous allions intervenir d'une manière ou d'une autre : nous n'allions pas rester les mains croisées », dira-t-il plus tard. Le signe que quelque chose a changé.

Si Abdelmadjid Tebboune n'a effectué aucune visite dans une capitale africaine, son ministre des affaires étrangères Ramtane Lamamra s'est rendu plusieurs fois dans certains pays de la région. Particulièrement au Mali où l'Algérie souhaite désormais jouer un rôle central depuis le retrait de l'armée française en août 2022. En plus de présider le comité de mise en œuvre de l'Accord d'Alger, signé en 2015 par la majorité des belligérants dans la crise politico-sécuritaire que vit ce pays stratégique du Sahel, l'Algérie veut peser dans la transition actuelle au Mali. Son expérience dans la lutte contre le terrorisme, acquise durant la guerre contre les maquis islamistes dans les années 1990 et des liens qu'elle entretient avec des tribus vivant à la frontière entre les deux États voisins lui donnent un rôle central dans la gestion de la crise malienne.

Une place influente dans l'Union africaine

En plus de l'économie, l'Algérie mise, depuis quelques années, sur l'aide humanitaire pour se rapprocher de certains pays africains. Des avions-cargos remplis de vivres et de médicaments atterrissent souvent à Bamako, Niamey, N'Djamena ou Nouakchott pour aider « les pays frères » à faire face à la sécheresse ou à des famines qui touchent de plus en plus de populations dans ces zones inhospitalières du sud du Sahara. C'est une des tâches assignées à l'agence de coopération internationale, créée en 2020. À l'image de l'US Aid, cette institution devait être le bras humanitaire et de renseignement pour les autorités algériennes. Elle est moins visible ces derniers mois, la tâche de distribuer les aides humanitaires a été confiée au Croissant rouge algérien.

S'il change de visage, l'intérêt de l'Algérie pour l'Afrique ne date pas d'aujourd'hui. Depuis son indépendance en 1962, l'Algérie a toujours joué un rôle important au sein de l'Organisation de l'unité africaine (OUA), devenue Union africaine depuis le Congrès d'Alger de 1999. Alger fut un refuge pour de nombreux révolutionnaires du continent dans les années 1970 et 1980. C'était l'époque où Alger était « la Mecque des révolutionnaires ». Cette réputation, l'Algérie l'a aussi acquise grâce à sa position hostile au système de l'apartheid en Afrique du Sud. C'est Abdelaziz Bouteflika, présidant l'Assemblée générale des Nations unies en 1974 qui a exclu Pretoria de l'institution onusienne.

Mais l'Algérie n'a jamais cherché à tirer profit de ces soutiens inconditionnels aux pays africains. Même lorsqu'à deux reprises, Abdelaziz Bouteflika a pris la décision, au début des années 2000, d'effacer de manière unilatérale la dette de certains pays africains, il n'avait rien exigé en contrepartie. Une partie de ces pays s'alignait sur la position algérienne dans le conflit du Sahara occidental. Mais il leur arrivait aussi de changer de position au gré de leurs relations avec le Maroc, plus offensif dans ses relations avec les pays africains.

Jusqu'en 2017, l'Algérie avait, avec l'Afrique du Sud, le Nigeria et l'Égypte, la haute main sur l'UA. Mais l'entrée cette année-là du Maroc a changé la donne. Le royaume chérifien y manœuvre pour chasser la République arabe sahraouie démocratique (RASD) en tentant de rallier un maximum de pays africains à son plan d'autonomie. De plus, le retour du Maroc à l'UA — le Royaume avait quitté la défunte OUA en 1984 pour protester contre la présence sahraouie — a créé un nouveau terrain d'affrontement avec l'Algérie qui est récemment montée au front contre l'entrée d'Israël, nouvel allié marocain, au sein de l'organisation panafricaine comme membre observateur.

Pour cela, Alger a fait valoir un des principes de l'UA qui fait de la décolonisation un principe inaliénable et en mettant en avant le « soutien indéfectible » de l'organisation à la cause palestinienne. Cela a fonctionné en partie puisque Israël doit désormais attendre une hypothétique réunion avant d'espérer avoir une place d'observateur dans les bureaux de l'UA à Addis-Abeba. En attendant, cette organisation est plus que jamais divisée.

Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le FMI

FMI : trois lettres qui hantent l'actualité économique de nombreux États devenus indépendants après la seconde guerre mondiale. L'institution financière internationale, après son net recul au début des années 2000 dû aux conséquences des politique imposées, dépêche à nouveau ses experts pour « porter secours » à des pays en difficulté sur tous les continents. Pourquoi et comment ? Orient XXI répond aux questions que vous vous posez à ce sujet.

Pourquoi un État souverain fait-il appel au FMI ?

Sur les 193 Etats membres de l'ONU, trois seulement n'appartiennent pas au Fonds monétaire international (FMI). Étonnant paradoxe qui conduit un État souverain — par conséquent supposé en mesure de prendre ses décisions politiques, économiques ou diplomatiques en toute indépendance —, à partager avec une lointaine institution financière des mesures susceptibles de peser gravement sur la vie quotidienne de ses compatriotes. Pour les 33 pays actuellement signataires d'un accord avec celle-ci, la réponse est identique : c'est la crise économique et sociale qui les amène à frapper à sa porte.

Les origines des malheurs des uns et des autres sont multiples, mais le plus souvent, ils s'additionnent. En interne, la politique monétaire, les pratiques fiscales, des dépenses publiques excessives ou un taux de change inadapté entraînent tôt ou tard un blocage de la croissance économique et une pénurie grandissante de devises. On ne peut plus acheter l'essentiel, l'alimentation ou l'énergie, le fret des bateaux qui les transportent, assurer ses exportations, évacuer les grands malades à l'étranger vers des hôpitaux de pointe… En un mot, la « mauvaise gouvernance » en est responsable au Pakistan, comme en Tunisie, au Sri Lanka ou au Ghana.

En externe, c'est un évènement comme la quasi-disparition des touristes à la suite d'une épidémie, de campagnes terroristes qui dissuadent les voyageurs de s'y rendre, d'un effondrement des cours d'une matière première particulièrement importante dans l'économie nationale (comme le cuivre au Chili), ou une hausse des taux d'intérêt dans le monde.

Concrètement, le résultat est le même dans les deux cas, interne ou externe : il faut trouver d'urgence un prêteur qui accorde à l'État en difficulté des concours financiers importants, en un mot des devises pour réamorcer la pompe.

Existe-t-il des solutions de rechange ?

S'il ne peut pas y avoir d'accord entre le Fonds et l'État qui sollicite son aide, que ce soit du fait de l'une ou de l'autre partie, existe-t-il une autre porte où frapper ? Pas vraiment. Côté privé, les marchés financiers organisés, surveillés par les grandes agences de notation comme les américaines S&P et Moody's ou la française Fitch, se ferment complètement. Des prêteurs marginaux peuvent accorder quelques miettes, mais à des conditions financières extravagantes qui aggravent en réalité la détresse du « bénéficiaire ». Historiquement, des empires coloniaux comme la France ont continué peu après les indépendances à venir au secours de leurs anciennes colonies pour éviter que leurs rivaux ne mettent le nez dans les affaires de la « Françafrique ». Mais c'est fini depuis longtemps. Même chose pour les anciens satellites de l'Union soviétique. Jusqu'à sa disparition, l'URSS excluait que ses protégés recourent au FMI et payait elle-même leurs ardoises. Aujourd'hui, des pétromonarchies du Golfe font encore des chèques pour des amis politiques, mais seulement après qu'ils ont signé leur accord avec l'institution internationale. Ce n'est jamais qu'un appoint, incapable de remplacer l'essentiel — qui vient toujours du FMI.

Que se passe-t-il en l'absence d'accord ?

Sans accord avec le Fonds, l'État à l'index doit faire en solitaire l'effort de rétablissement de ses comptes extérieurs et publics. Il lui faut réduire ses dépenses en devises et en monnaie nationale dans des proportions encore plus importantes. D'où le peu de cas constatés dans l'histoire. Tôt ou tard, le Fonds reprend la main et engage des négociations avec le « fautif » pour aboutir à une solution moins coûteuse que l'ajustement sauvage, mais plus onéreuse que le projet initial avant la rupture.

L'effort en solitaire est exceptionnel, et peu (ou pas) de pays y sont parvenus. Un exemple mémorable reste la Roumanie de Nicolae Ceausescu qui a affamé son peuple pendant vingt ans pour rembourser la dette extérieure du régime. Il est mort fusillé. Le plus souvent, dans une telle situation, les choses s'aggravent et bientôt c'est l'État lui-même qui est menacé de faillite. L'un des rares exemples est peut-être la Somalie, en proie à une guerre civile de plus de trente ans.

Quels sont les montants des prêts ?

Chaque membre du Fonds est à la tête d'un capital constitué par la souscription versée au moment de son adhésion et par des distributions d'actions gratuites au fil des ans. Les prêts prennent plusieurs formes quant à leur durée, brève par principe (trois ou quatre ans en moyenne). En contrepartie, le triptyque de base comprend des mesures dans trois domaines : le rétablissement des comptes publics, les réformes de structure, l'assainissement d'un endettement trop lourd.

Les objectifs, multiples, sont astreints à des conditions plus ou moins sévères qui varient avec l'importance du prêt demandé. Plus on veut d'argent, plus les conditions se durcissent et s'allongent. Les versements sont échelonnés dans le temps (souvent un par trimestre) et réglés si les clauses attachées au prêt sont respectées par le gouvernement qui a signé l'accord avec le Fonds.

L'ampleur du prêt dépend de la surface économique et diplomatique du contractant, de la conjoncture et de ses relations avec Washington. Prenons l'exemple de la Tunisie qui négocie depuis de longs mois avec le Fonds. Le Trésor tunisien prévoit pour 2022 un déficit budgétaire de - 408 millions de dinars (MDT), soit environ 128 millions d'euros, des engagements externes pour un montant total de - 293 MDT (92 millions d'euros), et un énorme service de la dette de - 5 000 MDT (1569 millions d'euros) qui représente dix fois le déficit budgétaire du pays. Les réserves officielles de devises appartenant à l'État tunisien ne sont pas à la hauteur des échéances et le spectre du défaut de paiement, c'est-à-dire l'incapacité à honorer une échéance, pèse sur les finances publiques du pays. Les besoins de financement de la Tunisie sont de l'ordre de 2 milliards de dollars (ou d'euros) par an.

Combien le Fonds peut-il accorder à la Tunisie ? Cela repose en partie sur son quota de 545,2 millions de droit de tirage spécial (DTS), une monnaie de compte où le dollar et l'euro pèsent plus de 70 % de leur valeur. Si le prêt représente trois fois la valeur du quota, norme habituellement acquise, mais qui n'a rien d'automatique, le besoin de financement de la Tunisie sera globalement assuré pour l'exercice à venir. Mais ses versements seront fractionnés sur deux ou trois ans et seulement une partie du besoin de financement tunisien sera couvert. Ici, on n'est plus dans l'arithmétique, mais dans la politique. Si grâce à l'accord et à l'application qu'il en fait, Tunis rétablit la confiance de ses créanciers, d'autres prêts viendront s'ajouter à celui du Fonds venant d'autres institutions internationales (Banque mondiale, Banque africaine de développement, banques publiques européennes…) comme des partenaires diplomatiques et commerciaux de la Tunisie. L'opération sera alors réussie et le pays remis à flot.

Le Pakistan a fait un autre calcul. Son nouveau ministre des finances ne demande que 1,17 milliard de dollars (1,17 milliard d'euros) à l'institution alors que ses besoins de financement dépassent 35 milliards de dollars (35 milliards d'euros). La Chine, son principal créancier, comme l'Arabie saoudite, serait disposée à retarder des remboursements et les milieux financiers — notamment saoudiens — prêts à se laisser convaincre que les perspectives sont meilleures que prévu.

Autre exemple un peu caricatural : le gouverneur de la banque centrale d'Ukraine demande 20 milliards de dollars (20 milliards d'euros). Son pays est en guerre, mais l'institution hésite, de peur d'être cataloguée comme un instrument de la diplomatie occidentale et non comme une organisation mondialisée non alignée. Plus prudent, un conseiller du président Volodymyr Zelensky parle de 5 milliards de dollars (5 milliards d'euros).

D'où provient l'argent des prêts ?

En principe, des arrangements pluriannuels fixent la contribution des États membres et financent la politique de l'institution. Actuellement, ses réserves seraient de plus de 1 000 milliards de dollars (1 000 milliards d'euros). L'été dernier, il a été créé l'équivalent de 650 milliards de dollars (650 milliards d'euros) en DTS distribués aux 189 pays membres selon leur participation au capital. Si les engagements, qui sont actuellement de plus de 200 milliards de dollars (200 milliards d'euros), dépassent les montants autorisés, le recours au marché financier international est une option. Le Fonds reste très discret sur sa propre politique financière dont on ne sait pas grand-chose. Seule certitude, ses prêts ont le privilège d'être remboursés avant tous les autres en cas de difficultés financières du pays contractant.

Qui décide ?

Le FMI est dirigé par un conseil d'administration composé de 24 membres dont 8 sont permanents1. Le Trésor américain est le principal actionnaire (16,50 %), suivi du Japon (6,14 %), puis de la Chine (6,08 %). Les pays européens détiennent ensemble autant d'actions que les États-Unis. La réforme du Fonds est bloquée depuis 2010 en raison de l'opposition de Washington de voir sa participation baisser au profit de nouveaux venus comme la Chine. La partie américaine détient un droit de veto de fait qui lui permet d'interdire toute opération jugée contraire à ses intérêts. Par exemple, à l'automne 1956, au moment de l'attaque de l'Égypte par le Royaume-Uni, la France et Israël, la Maison Blanche a bloqué un prêt demandé par Londres, ce qui a mis la livre sterling en difficulté et obligé le gouvernement britannique à renoncer à l'expédition de Suez.

Plus près de nous, le maréchal-président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi démarcherait actuellement ses « amis » européens pour obtenir un assouplissement de la position du Fonds sur l'ampleur de son prêt et en contrepartie la baisse de la valeur de la livre égyptienne. Le Caire lorgne un gros prêt et une faible dévaluation de sa monnaie ; le FMI résiste, soutenu sans doute par le Trésor américain ; l'appui européen mobilisé peut adoucir les conditions.

De tels débats ont lieu au conseil d'administration, mieux placée que les experts pour évaluer les enjeux sécuritaires, diplomatiques et politiques que peut cacher une réforme technique du marché des changes. Une libéralisation trop large risque d'abaisser la valeur de la monnaie nationale et de renchérir les importations, notamment de produits alimentaires.

Chez beaucoup de « clients » du Fonds, la population consacre au moins la moitié de ses ressources à se nourrir, proportion qui grimpe encore plus haut pour le cinquième des habitants les plus pauvres. Une trop forte hausse des prix peut provoquer des manifestations, des émeutes, voire des révolutions. Le risque n'est pas à prendre à la légère : sur un an l'inflation alimentaire a atteint 332 % au Liban, 94 % en Turquie et 80 % au Sri Lanka.

L'Europe redoute la déstabilisation de pays voisins qui seraient malmenés par le Fonds et provoqueraient l'arrivée de migrants sur ses plages, d'où en général sa relative « compréhension » de leurs problèmes.

La surveillance permanente du Fonds qui dispose de représentants chez ses principaux clients et 17 départements spécialisés à son siège, lui permet de suivre de près les politiques pratiquées par les débiteurs, grâce notamment à l'article IV de ses statuts qui exige des pays membres de présenter chaque année un rapport sur leur situation comprenant une partie rédigée par les fonctionnaires du Fonds, avec les réponses des autorités nationales.

Le FMI est présent en permanence dans beaucoup de pays anciennement colonisés. Le Ghana, indépendant depuis 1957, a engagé 17 programmes avec l'institution, soit un tous les deux ans et demi, et négocie actuellement le 18e.

Existe-t-il des a priori idéologiques ?

Les objectifs officiels sont la coopération internationale, la défense de la monnaie et la convergence vers un système financier où les obstacles aux échanges soient les plus modestes possibles. La liberté de circulation des capitaux, et auparavant l'établissement de marchés des changes où la main de l'État est absente sont des objectifs centraux du Fonds. À long terme, mais il faut noter que des progrès considérables ont été accomplis dans ce sens depuis une bonne trentaine d'années. La foi quasi exclusive dans les mécanismes de marché explique que le retrait de l'État en tant qu'opérateur économique soit un impératif répété dans tous ses rapports, du Royaume-Uni au Pakistan.

Les projets de réforme n'ont pas manqué au fil des années, surtout avec la globalisation de l'économie mondiale. À travers eux, il existe une aspiration en général à plus de coordination entre acteurs et à moins de domination des plus riches sur les autres. Mais aucun n'a débouché jusqu'ici, le Congrès des États-Unis défend bec et ongles le statu quo, et monte une garde intransigeante autour des accommodements qui assurent à Oncle Sam une prééminence incontestée. Pour combien de temps ?


1Lire Renaud Lambert, « FMI, les trois lettres les plus détestées du monde », Le Monde diplomatique, juillet 2022.

Algérie. L'informel prospère sur fond de déficit budgétaire

L'économie informelle, florissante, emploie un Algérien sur deux, et échappe à tout impôt. Ses dizaines de milliers d'acteurs exercent avec succès leurs talents dans le commerce, l'agriculture et la spéculation immobilière, tout en privant le pays d'une bonne partie des revenus fiscaux nécessaires pour financer la protection sociale et lutter contre les inégalités.

Il y a près de trente ans, le 24 mai 1994, l'Algérie signait un programme d'ajustement structurel avec le Fonds monétaire international (FMI) qui, entre autres, abolissait le monopole de l'État sur le commerce extérieur. C'est de là que tout, ou presque, est parti dans l'opacité et la débrouille. Aujourd'hui, si l'exportation reste le fait d'une seule entreprise : la compagnie nationale des hydrocarbures Sonatrach (plus de 90 % des recettes), l'importation est l'affaire de dizaines de milliers d'acteurs privés dont la grande majorité ne paie pas d'impôts — ou peu — ni de cotisations sociales. Ils sont souvent en dehors de toute règle de droit et constituent ce qu'on appelle l'économie parallèle ou encore le secteur informel, qui emploie au moins un Algérien sur deux.

« Informel », on l'est rarement un peu, souvent beaucoup et encore plus souvent complètement, surtout dans le commerce. Le respect des lois et des règlements est à coup sûr variable. Difficile d'être plus précis et d'avancer des chiffres, car le sujet n'intéresse pas le gouvernement algérien qui dénonce volontiers l'argent sale, mais n'a publié aucune étude sur le sujet. Et les institutions internationales qui suivent l'économie algérienne comme le FMI ou la Banque mondiale ne sont pas plus curieuses.

Ses conséquences sont pourtant gravissimes pour l'économie nationale et les Algériens. Les impôts, non pétroliers, axés surtout sur la consommation (TVA, droits de douane…), y rapportent à peine 50 % de ce qu'ils ramènent dans des pays comparables. La sécurité sociale est menacée de banqueroute ; l'assurance maladie, en coma dépassé faute de cotisations, survit grâce au budget de l'État. Résultat, un déficit budgétaire record qui avoisine le cinquième du PIB les mauvaises années quand la monnaie nationale, le dinar (DA), plonge année après année et a perdu 100 % de sa valeur depuis septembre 2001.

Des affaires juteuses qui échappent à l'impôt

Mais l'informel est aussi une bonne affaire pour ses pratiquants. Un modèle de remplacement de l'économie administrée d'avant les années 1980 s'est mis progressivement en place qui allie un indéniable dynamisme et l'enrichissement des nantis. Il repose sur un triptyque original : le commerce, l'agriculture et l'immobilier. Le commerce est partout. Il occupe les trottoirs des grandes villes, les commerçants y entassent leurs stocks de marchandises, interdisent aux voitures de se garer en face de chez eux et obligent les passants à des périples dangereux sur la chaussée au milieu des flots de voitures. À Oran, durant les Jeux méditerranéens (25 juin-6 juillet 2022), la police est parvenue à libérer les trottoirs au prix d'une bataille de tous les instants. Mais dès la fin des Jeux, le 7 juillet, les habitués étaient de retour.

Les prix sont élevés et les marges indécentes. En Oranie cet été, le kilo de cerises vendu sur pied à la ferme se vend 250 DA (1,78 euro). Des gens de Sétif identifiés grâce à l'immatriculation de leurs camions viennent sur place, récoltent les cerises, les lavent, les mettent en cageots et les revendent sur des micromarchés comme les beaux quartiers d'Alger, à Hydra, ou sur les bases pétrolières du Sahara. Prix de vente à l'arrivée ; 1 500 DA (10,67 euros), six fois plus élevé que le prix d'achat !

Le mouton, indispensable à la réussite des grandes fêtes religieuses, que les familles recherchent loin dans la campagne au moment de l'Aïd coûte ici le prix le plus élevé du monde arabe après la Palestine, à 70 000 DA (498 euros) par tête. Les services à la personne suivent le même rythme. Un chauffeur de taxi pas trop maladroit gagne 10 000 DA (71 euros) par jour, en partie grâce à l'essence, bon marché parce que largement subventionnée, soit la moitié du salaire minimum mensuel fixé par le gouvernement et rarement respecté. Un restaurant du côté de la Colonne Voirol, en plein centre d'Alger, livre à domicile ses clients ; le plat coûte 1 000 DA (7 euros) et laisse au patron une marge appréciable.

En dehors du pain, de la semoule, des huiles ou du sucre et de l'énergie (gaz et électricité, carburants) fournis par le secteur public à des prix très bas grâce aux subventions qui grèvent les finances publiques, le reste de la consommation vient de l'informel qui se ravitaille, notamment en produits textiles, essentiellement en Chine et en Turquie, devenue en quelques années un des principaux fournisseurs du pays, à égalité ou presque avec la France. C'est un marché juteux de plusieurs dizaines de millions de consommateurs dans les villes, surtout dans le secteur très spéculatif des fruits et légumes, qui n'a que l'informel comme fournisseur.

Devises au marché noir

Pour se ravitailler en partie à l'étranger, le secteur achète ses devises non pas aux banques, mais au marché noir. Square Ex-Besson, rebaptisé square Port-Saïd, en plein centre d'Alger, des centaines de changeurs proposent ouvertement des fonds à des cours supérieurs de 30 à 40 % au taux de change officiel sans poser de questions sur leur destination1. Quelle est l'importance de ce marché qui fonctionne tous les jours de l'année d'un bout à l'autre du pays avec les mêmes cours et la même rectitude ? Officiellement on n'en sait rien, mais des observateurs privés l'évaluent autour de 10 milliards de dollars (10 milliards d'euros), soit 50 % des exportations algériennes en 2020. Échaudés par une répression financière très ancienne, les quatre à cinq millions d'Algériens de la diaspora ont l'habitude de passer par les changeurs de la « banque kabyle », un réseau solidement établi des deux côtés de la Méditerranée plus rémunérateur que les circuits officiels, pour aider les familles restées au pays.

Une accumulation de richesses incontrôlée

La marge nette de l'informel finance une accumulation sans précédent de richesses. Une partie s'évade à l'extérieur du pays, une autre va à l'achat des anciennes terres coloniales nationalisées après l'indépendance. En 1987, l'ancien chef redouté des services de sécurité devenu ministre de l'agriculture, Kasdi Merbah, a liquidé le secteur socialiste et ses deux millions d'hectares, les meilleurs du pays. Environ 100 000 exploitations agricoles individuelles (EAI) et une poignée de coopératives leur ont succédé. Trente-cinq ans après, la quasi-totalité des bénéficiaires n'ont toujours pas reçu leurs titres de propriété. Ils vieillissent sur place et ne peuvent se moderniser faute d'accès au crédit agricole. Alors, ils sont de plus en plus nombreux à vendre. À qui ? Une ferme de 12 hectares dans la région de Tlemcen à l'ouest a été cédée pour l'équivalent de 60 000 euros à un prestataire de services qui a fait fortune dans l'informel et que l'absence de titre de propriété n'effraie pas. « Je ne lui demande rien », dit-il, sûr de son influence et de sa surface sociale. Informaticiens, commerçants, garagistes, artisans achètent des terres et souvent embauchent l'ancien « propriétaire » comme ouvrier agricole. Ils modernisent les exploitations, achètent des machines, construisent des hangars, vont chercher l'eau de la nappe phréatique…

Encore plus ambitieux, d'autres se lancent dans la promotion immobilière. Si l'État bâtit de grands ensembles dans des banlieues lointaines, mal desservies, les privés lorgnent les centres-villes. Les vieilles villas coloniales d'Alger, d'Oran, de Bordj-Bou-Arreridj ou de Sétif disparaissent rapidement. Des promoteurs audacieux les achètent un bon prix, les démolissent et à la place construisent un immeuble sur quatre ou cinq niveaux, sans charme, mais au-dessus de garages très recherchés. À Alger, une villa sans prétention sur 300 m2 de jardin se vend facilement 190 à 200 millions de DA (1,35 à 1,42 million d'euros). Dessus, on peut construire 3 000 m2 d'appartements et revendre le tout pour 1,2 milliard de DA (environ 85 millions d'euros). Six fois la mise !

Toute cette activité se déroule à l'écart des autorités. « Je ne leur demande rien, car je ne veux rien avoir à faire avec eux », s'exclame un néo-fermier. L'administration n'a pas bonne presse. « La population déteste la bureaucratie encore plus que les militaires », constate un ancien ministre. Et pour cause. Les agents de l'État n'ont pas été augmentés depuis 2011, à part quelques rares revalorisations du point d'indice, à peine l'équivalent de 10 dollars (10 euros) sur une année. Aux prises avec une hausse des prix parfois à deux chiffres, qui a mangé au moins la moitié de leur pouvoir d'achat, beaucoup se rattrapent en faisant payer le moindre coup de tampon. Et Dieu sait si l'administration algérienne en consomme !

La fabrique des laissés-pour-compte

L'informel conforte les inégalités sociales. Les patrons ne font preuve d'aucune solidarité avec leurs employés, privés des droits sociaux les plus élémentaires. « L'État social » que revendique le régime se fait sans eux à la charge de la seule rente pétrolière qui tôt ou tard se révèle insuffisante pour faire face à tous les besoins. La caisse de chômage mise en place sous la présidence Tebboune est financée par le budget, et non par les entreprises comme partout ailleurs. Les jeunes — et d'abord les filles — sont les premières victimes de cette société schizophrène qui n'offre guère d'emplois rémunérateurs à ses millions de diplômés de l'université, en dehors du secteur public qui ne recrute presque plus.

Parmi les laissés-pour-compte, sans relations ni parrains influents, ils sont nombreux à choisir l'exil, quitte à s'embarquer sur des bateaux de fortune et à prendre le risque de se faire tirer dessus par les garde-côtes. D'autres se réfugient dans la drogue et en consomment ouvertement jusque devant les policiers. « Ils ne veulent pas de manifestation, mais pour la drogue, ils laissent faire », relève Ahmed, un marchand forain installé en France qui est allé voir sa mère après quatre ans d'absence. Le kif venu du Maroc est peu à peu supplanté par ce que les autorités rangent sous le nom générique de « comprimés psychotropes » qui, de Maghnia dans l'ouest à Laghouat dans le sud, inondent le pays malgré les saisies record des forces de l'ordre.


1Le taux officiel est d'environ 150 DA pour un dollar comme pour un euro. Au marché noir, ces deux devises dépassent 200 DA.

Maroc. Répression antisyndicale dans les centres d'appels

Dans les centres d'appels au Maroc, les employé·es travaillent à bon compte pour des entreprises multinationales qui tentent de faire taire toute revendication syndicale. Un Code pénal hérité de la colonisation leur facilite le travail.

Lorsque Ayoub Saoud veut se rendre à son travail au centre d'appel Casablanca B2S, vingt agents de sécurité lui barrent la route. Ils lui refusent, ainsi qu'à six autres employés, l'accès à leur poste. L'entreprise a gelé leurs salaires, les a suspendus de leurs fonctions et a déposé plainte contre eux. La raison : les sept travailleurs sont membres du comité d'entreprise et syndicalistes. Et ils ont participé à une grève le 21 avril 2022.

La répression antisyndicale est le lot quotidien des syndicalistes dans le secteur des centres d'appels au Maroc. Les entreprises, généralement des groupes multinationaux, licencient, intimident et offrent des chèques de transfert pour empêcher toute syndicalisation. Dans le cas de B2S qui fait partie du groupe italien Comdata, l'existence d'un syndicat représentant 80 % du personnel ne va pas de soi et a été obtenue de haute lutte.

Un rêve « offshore »

Avec 120 000 emplois, le secteur est un employeur important dans le pays, surtout pour les jeunes diplômés. Depuis les années 1990, les multinationales européennes délocalisent leurs centres d'appels vers le Sud. De nombreuses entreprises francophones choisissent le Maroc comme destination « offshore ». Les programmes incitatifs du royaume leur procurent des avantages fiscaux, et elles espèrent une main-d'œuvre bon marché et des syndicats faibles. L'État marocain, quant à lui, mise sur la création d'emplois.

Des emplois, mais à quel prix ? demande un compagnon de lutte de Saoud qui travaille chez Majorel, « s'il s'agit d'user toute une génération, alors non merci ». Majorel est une multinationale germano-marocaine spécialisée dans les centres d'appels qui fusionnera bientôt avec Sitel, un autre géant du secteur1. Car le travail dans les sites des multinationales est épuisant. Semaine de 44 heures, pas de salaire en cas de maladie. La pression pour atteindre certains objectifs, comme passer un certain nombre d'appels en un temps donné, est élevée : les salaires sont constitués jusqu'à 40 % de primes. Si celles-ci disparaissent, les fins de mois sont difficiles. Et ce, bien que les rémunérations des employés dans les centres d'appels, qui se situent entre 4 000 et 5 000 dirhams (entre 381 et 476 euros), soient largement supérieurs au salaire minimum de 2 800 dirhams (environ 280 euros).

Ayoub Saoud, qui a été suspendu de son emploi chez B2S, est secrétaire général de la Fédération nationale des centres d'appels et des métiers de l'offshoring (FNCAMO), qui est membre de l'Union marocaine du travail (UMT). En décembre 2021, lui et ses camarades de B2S ont présenté un cahier de revendications pour entamer des négociations collectives avec leur employeur. Le point principal était l'alignement des salaires sur l'inflation galopante.

La direction française de l'entreprise a refusé de négocier. Plutôt, le conseiller juridique de Comdata Maroc a proposé des indemnités aux syndicalistes s'ils présentaient leur démission. Ces derniers ont refusé et ont fait appel à l'Inspection du travail avant d'aller jusqu'au gouverneur local et au ministère du travail à Rabat. Même après trois convocations des autorités, B2S n'a toujours pas réagi. « Nous avons donc dû passer à des actions plus militantes », dit Saoud, et finalement 400 des 1 400 employés ont entamé une grève d'une demi-journée le 21 avril, qui s'est terminée pour sept d'entre eux au poste de police quelques jours plus tard.

Un Code pénal hérité de l'époque coloniale

L'article 288 du Code pénal marocain a été introduit à l'époque de la colonisation française. Il dispose :

Est puni de l'emprisonnement d'un mois à deux ans et d'une amende de 120 à 5 000 dirhams ou de l'une de ces deux peines seulement, quiconque, à l'aide de violences, voies de fait, menaces ou manœuvres frauduleuses, a amené ou maintenu, tenté d'amener ou de maintenir, une cessation concertée du travail, dans le but de forcer la hausse ou la baisse des salaires ou de porter atteinte au libre exercice de l'industrie ou du travail.
Lorsque les violences, voies de fait, menaces ou manœuvres ont été commises par suite d'un plan concerté, les coupables peuvent être frappés de l'interdiction de séjour pour une durée de deux à cinq ans2.

L'autorité française voulait ainsi empêcher les travailleurs marocains d'organiser des grèves. L'État marocain indépendant a adopté ce Code pénal, y compris l'article 288. Aujourd'hui c'est B2S qui l'invoque pour s'attaquer aux syndicalistes marocains. Ils risquent une amende et une peine d'emprisonnement de deux mois à cinq ans.

« Ce sont vraiment des pratiques mafieuses, s'indigne Saoud, ça touche des familles. Que faire quand le salaire est soudainement supprimé ? » Lui et les six autres syndicalistes ont perdu leur emploi et leur salaire à la suite de la grève. La plupart d'entre eux ont des enfants. Une fois connus en tant que syndicalistes, ils ont du mal à retrouver un emploi dans le secteur, les autres entreprises ne les embaucheront pas non plus.

Sous la menace constante des délocalisations

De nombreux agents de centres d'appels sont de jeunes diplômés qui ne cherchaient qu'un job provisoire. Le turnover y est important, les employés s'échangent entre les différents sites et employeurs. Beaucoup de migrants originaires d'Afrique subsaharienne francophone travaillent également dans ce secteur. Les personnes sans permis de séjour se retrouvent souvent dans des centres d'appel informels, où les conditions de travail sont bien pires. La loi n'autorise que les citoyens marocains à s'affilier à un syndicat. Cette instabilité au niveau du personnel est un obstacle à l'organisation syndicale. En face de cas comme celui de Saoud, les travailleurs et travailleuses ont tout simplement peur de se faire licencier s'ils se syndicalisent. À cela s'ajoute la stigmatisation comme fauteurs de troubles nuisant à l'entreprise qui risque de leur faire perdre leur emploi. La menace de délocaliser la production dans des pays aux conditions encore plus favorables, là où les syndicats ne sont pas gênants plane sans cesse.

La syndicalisation dans les centres d'appels marocains avance cependant, petit à petit, grâce au travail de la FNCAMO depuis plus que dix ans. Dans plusieurs sites des multinationales comme Intelcia, Sitel ou Webhelp, les syndicalistes ont pu s'imposer et créer un bureau. Avec Majorel, ils ont même pu négocier le premier accord d'entreprise de l'histoire du secteur offshore marocain. Mais souvent, cela ne marche pas du premier coup et plusieurs « générations » d'employés sont licenciés avant que l'entreprise cède enfin. Ainsi, l'année dernière, Sitel et Webhelp à Rabat ont « remercié » plusieurs employés qui voulaient s'affilier au syndicat3. Lorsque la FNCAMO a protesté contre le licenciement devant le site de Webhelp, la police est arrivée quelques minutes plus tard avec casques et boucliers et a dispersé le rassemblement.

La revendication d'un « travail décent »

Les libertés syndicales et le droit de grève sont pourtant garantis par la Constitution marocaine. Une loi réglementant davantage le cadre des conflits du travail a été annoncée à maintes reprises, mais n'a jamais été adoptée. L'État se comporte de manière ambivalente vis-à-vis des syndicats. Ainsi, le roi Hassan II avait certes initié dès les années 1990 le « dialogue social », qui devait réunir les syndicats de salariés et la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM) autour d'une table. Mais il n'a été ensuite réactivé qu'en 2011, lorsque Mohamed VI a également voulu calmer le jeu et mettre fin aux revendications par des concessions sociales.

Le rôle historique des syndicats au Maroc a considérablement changé : d'acteurs politiques d'opposition, ils sont devenus des « partenaires sociaux ». Alors que dans les années 1980 et 1990, la Confédération démocratique du travail (CDT) et l'UMT menaient encore des grèves générales contre la politique d'austérité néolibérale, elles se montrent désormais beaucoup plus modérées. Un nouveau langage a fait son apparition, relayé par des institutions internationales comme l'Organisation internationale du travail (OIT). Les syndicats se basent dans leurs revendications sur la notion de « travail décent » défini par l'OIT en ces termes :

Le travail décent résume les aspirations des êtres humains au travail. Il regroupe l'accès à un travail productif et convenablement rémunéré, la sécurité sur le lieu de travail et la protection sociale pour tous, de meilleures perspectives de développement personnel et d'insertion sociale, la liberté pour les individus d'exprimer leurs revendications, de s'organiser et de participer aux décisions qui affectent leur vie, et l'égalité des chances et de traitement pour tous, hommes et femmes4.

mais ils prétendent en même temps contribuer à la hausse de la productivité des entreprises. L'image du syndicat radical et fauteur de troubles est évitée à tout prix.

Malgré ce glissement, les syndicalistes de l'UMT critiquent le dialogue social qu'ils jugent insuffisant. Pour eux, il aurait pour fonction d'apaiser les esprits plutôt que d'apporter de réelles améliorations sociales. Quant à l'Inspection du travail, elle ne dispose pas de suffisamment de personnel et de moyens pour faire respecter les droits des travailleurs. Les multinationales comme Comdata profitent de ces lacunes, tandis que l'État ferme les yeux. Le secteur des centres d'appels fait partie de la politique économique activement promue par le Maroc et revêt donc une importance stratégique.

Coopération syndicale internationale

Du point de vue des syndicats, la coopération internationale est donc tout aussi stratégique. La FNCAMO est par exemple en contact avec le syndicat français Sud et le syndicat international des services UNI Global Union. C'est aussi ce qui a déplu à la direction de B2S : l'organisation internationale entre les syndicats de la maison mère italienne Comdata, à laquelle Saoud et ses collègues ont participé. Comdata est actuellement en train de préparer sa revente à un autre géant des centres d'appels. Dans ce contexte, la direction de l'entreprise agit de manière particulièrement antisyndicale.

Les syndicats font aussi pression sur les donneurs d'ordre au niveau international. Il s'agit à nouveau de multinationales comme l'entreprise française de télécommunications Orange, la société de transport parisienne RATP ou le groupe énergétique Total Energies. Elles sont mises au défi d'assumer leurs responsabilités de veiller aux droits des travailleurs dans leurs chaînes d'approvisionnement. « Elles ont une réputation à tenir », commente Saoud. La Fédération Conseil communication culture (F3C) de la Confédération française du travail (CFDT), active chez Orange, a publié à ce sujet un appel à la direction de l'entreprise de télécommunications, dans lequel il est demandé à Orange de contrôler davantage ses sous-traitants.

Alors que Comdata au Maroc vient d'obtenir le label « Best place to work » au Maroc5, Ayoub Saoud doit s'occuper de son avenir personnel. Lui et les autres syndicalistes de l'UMT se battent pour réintégrer leur poste de travail. Ils ont adressé un courrier au directeur général de Comdata et également déposé plainte auprès du Point de contact national (PCN) pour une conduite responsable des entreprises au Maroc6 par rapport à cette atteinte à leurs droits fondamentaux. Le fait que toutes les entreprises internationales présentes au Maroc ne respectent pas les lois, ne se laissent impressionner ni par les autorités ni par les syndicats, est considéré par Saoud comme une injustice : « En France, vous licencieriez des membres du comité d'entreprise ? Non. Pourquoi ces entreprises se considèrent-elles au Maroc comme en terrain conquis ? C'est du néocolonialisme. »


1Lire Yassine Benargane, « Le groupe Saham annonce un projet de fusion de Majorel et de Sitel », Yabiladi, 20 juin 2022.

2Code pénal, version consolidée en date du 15 septembre 2011, ministère de la justice et des libertés.

5Ce programme international de certification des entreprises est organisé depuis douze ans au Maroc. Il vise à récompenser des entreprises qui se distinguent par la qualité des politiques et des pratiques en ressources humaines et l'engagement de leurs collaborateurs. Lire « Best Places to Work : les 13 meilleurs employeurs 2022 au Maroc dévoilés », industries.ma, 20 juin 2022.

6Les PCN sont des instances nationales de promotion des principes directeurs de l'OCDE, sous la forme de plateformes de médiation et de conciliation.

En Égypte, la chasse aux tuk-tuks est ouverte

Les tuk-tuks, ces taxis du pauvre devenus familiers du paysage urbain égyptien, sont de plus en plus décriés par la classe politique et les administrateurs des villes nouvelles. Moteurs parmi d'autres de l'économie informelle, ils ont longtemps été un expédient pour les anciens artisans, victimes collatérales des changements économiques qu'a connus le pays depuis sa libéralisation.

Depuis près d'un an, le gouvernement égyptien travaille, par la voie de sa ministre du commerce et de l'industrie Nevine Gamea à réduire le nombre de tuk-tuks, ces véhicules légers à trois roues qui remplissent la fonction de taxis dans les grandes villes d'Égypte. Cette orientation s'inscrit dans le cadre de la mise en œuvre du plan de l'État visant, selon le ministère, à développer le réseau des transports et à fournir des véhicules sûrs pour assurer la sécurité des usagers. La ministre a également affirmé que cette volonté intervient après une étude approfondie qui vise à mettre en place des véhicules à « énergie propre », fonctionnant en particulier au gaz naturel. Il s'agirait aussi de réglementer l'usage des tuk-tuks qui sont désormais présents dans toutes les régions du pays, en octroyant des permis à ceux dont les véhicules sont conformes aux normes techniques.

En effet, les tuk-tuks sont devenus depuis une quinzaine d'années un débouché majeur pour l'économie informelle en Égypte. Le secteur absorbe en effet une partie du chômage (qui s'élève officiellement à 7,4 % en 2022), notamment celui des artisans qui s'étaient tournés vers ce secteur d'activité, faute de pouvoir vivre de leur activité d'origine.

Cette initiative vient également en réponse au discours de nombre de responsables politiques et de médias qui voient en ce véhicule le responsable de l'augmentation du taux de criminalité, des vols et des enlèvements d'enfants. Ainsi, loin d'être perçu comme n'importe quel phénomène d'économie parallèle qui cherche à être absorbé par le système législatif, le tuk-tuk est un secteur d'activité qui ne bénéficie pas d'une bonne image. En témoignent la requête formulée en juin 2021 par la députée Maha Abdel Nasser au premier ministre et au ministre de l'intérieur concernant l'augmentation des crimes et du désordre public à cause des tuk-tuks, ou encore les pages de faits divers dans la presse qui les accuse de tous les maux. À croire que les criminels n'avaient pas de moyen de transport avant leur apparition. En outre, ces véhicules légers sont régulièrement accusés de mettre en danger la vie des piétons malgré l'absence de statistiques qui prouveraient une augmentation du nombre d'accidents depuis leur entrée en service.

Agonie du secteur artisanal

Nombreuses et variées sont les activités artisanales en Égypte qui s'exécutent encore à la main, comme la céramique, la filature, la poterie, l'ébénisterie, la menuiserie, le travail du cuivre, le tannage, etc. J'ai moi-même travaillé en parallèle de mes études, entre 2009 et 2020, dans le métier de mon père, ébéniste et peintre. J'ai pu ainsi être témoin de l'agonie de ce secteur, dont les artisans se concentraient dans la zone de Bab Al-Charia qui est aujourd'hui en pleine métamorphose. De nouveaux immeubles y ont en effet vu le jour pour les boutiques de prêt-à-porter ou de luminaires importés de Chine, aux côtés des appartements censés accueillir les habitants du Caire qui ne cessent de croître.

La détérioration des conditions de vie et de travail des artisans a commencé depuis la politique de l'infitah (l'ouverture) amorcée par Anouar El-Sadate au lendemain de la guerre d'octobre 1973. Le désengagement de l'État et l'ouverture du marché au secteur privé tant interne qu'étranger a favorisé l'apparition de nombreux produits d'importation sur le marché local, faisant ainsi concurrence aux produits artisanaux égyptiens — meubles, textiles, etc., soit en raison de leur moindre coût, soit parce qu'il s'agissait de produits manufacturés que ne pouvaient concurrencer les produits artisanaux faits main, comme le rappelle le chercheur Karim Mogahed dans l'ouvrage collectif Propriétaires de l'Égypte, l'histoire de l'émergence du capitalisme égyptien (2018).

Ces politiques néolibérales ont atteint leur pic sous le régime d'Abdel Fattah Al-Sissi, surtout après l'autorisation par la Banque centrale égyptienne du flottement de la livre1, impactant ainsi les prix en livres des produits importés en dollars. Or, beaucoup de matières premières utilisées par les artisans sont importées, ce qui les pousse à en répercuter le coût sur le prix de leurs marchandises, et incite les acheteurs à leur préférer les produits fabriqués en Chine, de moindre qualité certes, mais surtout moins chers. Le tout en l'absence d'une organisation syndicale forte pour ces artisans trop divisés, qui aurait pu les protéger ou veiller à défendre leurs intérêts. Devant cette dégradation de leurs conditions de vie, nombre d'entre eux sont devenus chauffeurs de tuk-tuks, ces taxis pour pauvres.

Une alternative plus rentable

Le tuk-tuk a fait son entrée en Égypte en 2005. Son commerce demeure monopolisé par un petit nombre d'hommes d'affaires qui en contrôlent le processus d'importation (depuis l'Inde ou de la Chine) et d'assemblage. La société Ghabbour Auto, qui détient la franchise de la société indienne Bajaj en Égypte, a fait main basse sur plus de 90 % du volume du marché du tuk-tuk dans le pays, la Société égyptienne des industries mécaniques et quelques autres sociétés qui se partageant les 10 % restants.

Le profil des chauffeurs de tuk-tuk varie entre les propriétaires du véhicule qui travaillent à leur compte, et ceux qui, issus d'un quartier populaire, travaillent pour un commerçant qui en possède plusieurs. Leur nombre est d'environ 2,5 millions selon les chiffres officiels (5,4 millions selon l'Association des propriétaires de tuk-tuks), dont 10 % seulement seraient dans les normes (autorisation de circuler, etc.). Selon Hamdi Arafa, professeur d'administration locale et consultant en développement des constructions illégales, il y a 730 000 étudiants qui travaillent chaque année comme chauffeurs de tuk-tuk.

En plus d'offrir un travail pour les chauffeurs et un moyen de transport pour les passagers, les tuk-tuks donnent du travail également aux métiers annexes, comme les mécaniciens ou les gardiens de parkings. Il existe également des milliers de magasins spécialisés dans la vente d'accessoires pour les tuk-tuks, avec des autocollants contenant des versets coraniques, des slogans ou des locutions issues de la sagesse populaire, en plus des ateliers qui s'occupent de la rénovation de l'intérieur. Des laveries spécialisées, différentes de celles pour voitures, proposent le nettoyage de ces véhicules pour un prix variant entre dix et trente livres (entre 50 centimes et 1,5 euro), selon les régions.

Beaucoup de jeunes — et même des enfants — qui cherchent à gagner leur pain quotidien abandonnent l'artisanat pour se tourner vers le tuk-tuk pour deux raisons principales. D'abord, la facilité d'apprentissage de la conduite, comparativement aux métiers artisanaux. La seconde est que le salaire du travail journalier dans les ateliers n'est plus attractif, et ne suit plus ni l'inflation ni le coût élevé de la vie. En effet, un artisan gagne en moyenne 200 livres égyptiennes par jour (environ 10 euros), desquels il doit déduire le prix de son transport du domicile à l'atelier et de son repas, ce qui revient à peu près à 4 euros. De son côté, le chauffeur de tuk-tuk travaille en général principalement autour de son quartier puisque c'est la zone qu'il connaît le mieux. Son moyen de transport est en même temps son instrument de travail, et il a régulièrement la possibilité de rentrer manger chez lui au lieu d'acheter sa nourriture dehors. Avec une moyenne de 5 livres par course, on estime son revenu journalier à 400 livres (environ 20 euros), soit le double de celui de l'artisan. Un gain qui reste largement plus attractif, même lorsque le chauffeur n'est pas son propre patron et qu'il doit donner un pourcentage au propriétaire du véhicule.

Le taxi des pauvres

Enfin, le tuk-tuk s'avère un moyen de transport bon marché pour les couches populaires. Il est moins cher que les taxis ordinaires, et le prix de la course est en général fixé à l'avance, sans mauvaise surprise à l'arrivée. Mais il peut s'avérer également moins cher que les transports publics : un trajet de 5 livres (25 centimes) en coûte souvent 3 en tuk-tuk. Et il a l'avantage de pouvoir se faufiler dans les petites ruelles et dans les quartiers très populaires, là où les bus ne passent généralement pas.

Selon les quartiers où ils circulent, les tuk-tuks sont traités différemment. En effet, leurs chauffeurs ne craignent rien en général tant qu'ils circulent dans les quartiers populaires ou ceux habités par les classes moyennes. Ainsi peut-on même les voir passer devant les commissariats de police dans certaines zones du Caire, sans conséquences. Mais ils ne manquent pas d'être poursuivis par la police dès qu'ils passent dans les quartiers résidentiels des villes nouvelles. En témoigne l'incident qui a eu lieu à Shorouk City, près du Caire, en juin 2021, lorsqu'un tuk-tuk a été confisqué à l'entrée de la ville sur ordre du chef de l'autorité municipale Abdel Latif Bishara, ce dernier estimant que ces véhicules ne sont « ni légaux ni sûrs », et afin que la chose serve d'exemple aux chauffeurs qui seraient tentés de s'aventurer dans les parages. Cette anecdote s'inscrit dans les politiques gouvernementales plus larges qui visent à réduire l'activité du véhicule à trois roues. En juin 2021, la ministre du commerce et de l'industrie Nevine Gamea a annoncé l'arrêt de l'importation des composantes de base des tuk-tuks.

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Traduit de l'arabe par Sarra Grira.


1La devise égyptienne n'étant plus rattachée à une autre devise ou au cours de l'or, sa valeur peut baisser ou augmenter selon la politique de l'offre et de la demande.

Égypte. L'aménagement du Nil au fil de l'eau

Dès qu'on parle de l'Égypte, il est convenu de commencer le propos par la formule d'Hérodote : « l'Égypte est un don du Nil ». C'est d'ailleurs Hérodote, en décrivant le Nil, qui utilise la lettre grecque delta pour qualifier l'embouchure d'un fleuve qui est évasée. Selon les sources gréco-romaines, le delta du Nil était composé de sept branches (ou bouches), mais Hérodote parle de cinq branches seulement, considérant que les deux autres ne sont pas naturelles, mais auraient été creusées par l'homme. En effet, le cours du Nil a beaucoup évolué depuis l'Antiquité : les éléments naturels (l'érosion, les dépôts de sédiment, la force des crues) et l'action de l'homme ont abouti à des changements importants1. Il faut se départir de cette image d'une « Égypte éternelle », associée à sa civilisation pharaonique, qui serait complètement figée.

Le delta, pionnier pour le développement agricole

En Égypte, l'œkoumène, c'est-à-dire l'espace habitable, correspond à 5 % du territoire national. Le delta y occupe la plus grande surface, avec à peu près la moitié de la population égyptienne2 et les deux tiers des terres agricoles. Mais la région n'a pas toujours eu cette importance pour l'Égypte. En réalité, le limon charrié par la crue du fleuve a progressivement étendu le delta en direction du nord, formant au passage les lacs littoraux, et lorsque Hérodote évoque un « don du Nil », il ne parle pas de l'eau, mais de ces alluvions qui ont fait la richesse agricole du pays3. Néanmoins, il ne faut pas en conclure que la qualité des terres agricoles est partout la même, y compris lorsqu'on parle des « vieilles terres »4

Malgré les reliefs qui sont dessinés, cette carte ne montre pas deux choses essentielles pour comprendre l'organisation de l'agriculture en Égypte. D'une part, on ne peut pas s'apercevoir de la faible déclivité du Nil entre Assouan et la Méditerranée : sur les quelque mille kilomètres qui séparent la première cataracte du Nil de la mer, le dénivelé n'est à peu près que de 200 mètres. D'autre part, la nappe phréatique est très proche de la surface. Ces deux facteurs nécessitent donc d'importants travaux d'aménagement et notamment de drainage de l'eau dans le delta. Celui-ci a donc, à plusieurs reprises, été un front pionnier pour le développement agricole de l'Égypte. Il l'a été durant l'Antiquité, puis à nouveau à partir du XIXe siècle, afin d'étendre les terres cultivables sur des zones plutôt marécageuses ou plutôt désertiques, entre les branches principales du Nil et à leurs périphéries.

« Le Paris du Nil »

Tout ceci a bien sûr influencé l'évolution de l'occupation humaine. Il n'est pas possible de multiplier les informations sur une carte, mais, si on devait représenter la distribution spatiale des populations, à cette échelle, on ne distinguerait plus les terres agricoles. Aujourd'hui, les vieilles terres sont mitées par l'urbanisme et l'artificialisation des sols. En grossissant l'échelle de la carte pour représenter l'évolution d'une ville comme Le Caire, on pourrait voir les transformations importantes qu'a permises la domestication progressive du fleuve.

L'extension de l'agglomération reprend au XIXe siècle et ne s'est plus arrêtée depuis. Pour l'inauguration en grande pompe du canal de Suez, en 1869, le khédive d'Égypte, Ismaïl, entreprend d'importants travaux d'agrandissement et d'embellissement de sa capitale pour changer l'image de l'Égypte auprès des élites européennes. Lui-même impressionné par l'exposition universelle de 1867 à Paris, il s'inspire du style haussmannien pour faire construire de nouveaux quartiers (l'actuel centre-ville). On donnera alors à la ville le surnom de « Paris d'Orient » ou de « Paris du Nil ».

Ces premiers chantiers sont en partie rendus possibles par les aménagements faits sur le Nil à partir des années 1830, avec notamment l'établissement d'une digue pour protéger la ville des crues du fleuve. Ismaïl fait construire un premier pont qui relie la rive occidentale au reste de la ville, permettant ainsi aux hôtes de marque de traverser les immenses jardins qu'il vient de faire planter et de rejoindre le plateau de Giza pour admirer les pyramides.

Parallèlement, l'extension agricole permise par les aménagements hydrauliques et les progrès de la médecine vont générer une augmentation de la population. Le Caire va devenir le principal réceptacle de l'exode rural. Avec la construction d'un premier barrage d'Assouan en 1902, la régulation partielle du débit du fleuve permet l'aménagement des berges (la Corniche), la construction de nouveaux ponts, le développement du quartier Zamalek sur l'une des deux îles principales de la ville et l'implantation de nouveaux quartiers sur la rive ouest du Nil.

Exploitation hydraulique de la déclivité sud-nord

Entre la première cataracte au niveau d'Assouan et la mer, le Nil a un faible débit du fait de sa pente très douce. Or, un autre facteur à prendre en compte et que la carte ne peut pas montrer, c'est le fait qu'il y a un dénivelé plus important derrière les rives du lit majeur du fleuve (la zone inondée en période de hautes eaux) que dans le sens de son écoulement. Ces rives sont surélevées par les dépôts de limon successifs, mais, lors des crues, l'eau se déversait dans tout l'espace bordé par le plateau désertique.

Le contexte désertique, avec une pluviométrie très faible et des crues très irrégulières d'une année sur l'autre (pouvant être trop faibles ou trop fortes) a contribué au développement de l'État de manière plus précoce aux abords du Nil qu'autour d'autres grands fleuves. L'aménagement du fleuve pour faciliter le développement de l'agriculture nécessitait de canaliser l'eau, de la stocker, de la répartir, etc. En d'autres termes, cela nécessitait la présence d'une administration pour, de manière constante, aménager le territoire et mobiliser une main-d'œuvre nombreuse afin d'entretenir toutes les infrastructures, notamment les différentes digues. L'agriculture alors pratiquée était une agriculture de décrue qui exploitait le dénivelé entre le lit majeur et le plateau désertique qui entoure la vallée. Le territoire était organisé en bassins — constitués en élevant des digues autour de la surface à inonder —, reliés entre eux pour submerger les terres de manière optimale en répartissant au mieux l'eau de la crue dans l'espace : le système des hods.

Au milieu de cette organisation, il pouvait y avoir des canaux « naturels », des défluents, comme le Bahr Youssef qui reprenait la pente sud-nord5. Cependant, le reste des canaux présents sur la carte est en fait une réalité assez récente qui traduit une transformation radicale de l'aménagement hydraulique. Sous Mehmet Ali, le développement de cultures d'exportation pour financer, à travers des monopoles, la constitution d'un État et d'une armée moderne a conduit à remettre en cause l'organisation de l'agriculture. D'immenses travaux sont entrepris pour exploiter la déclivité qui va du sud au nord, plutôt que d'utiliser les pentes transversales au Nil, afin de rentabiliser l'utilisation de l'eau.

Au sud du pays, au niveau d'Assouan, on peut voir deux barrages collés. Le plus en aval et le moins connu, c'est le barrage d'Assouan, dit « barrage des Anglais », « vieux barrage d'Assouan » ou encore « bas barrage d'Assouan » inauguré en 1902, à ne pas confondre avec le haut barrage d'Assouan, construit dans les années 1960. L'enjeu de la construction d'un nouveau barrage était d'augmenter les capacités du lac de réserve. Le premier a été rehaussé en 1912 et 1932 : la population nubienne a donc subi plusieurs fois une modification de son environnement, avant d'être définitivement déplacée en raison de la construction du haut barrage. Ce dernier submerge l'antique Nubie, avec la création d'un immense réservoir appelé lac Nasser, mais qu'on appelle, au Soudan, le lac Nubia. Cette distinction n'a rien d'anodin : il s'agit d'une manifestation des rivalités qui entourent le partage des eaux du Nil6. Le géographe Alain Gascon soulignait que l'Égypte avait ainsi, en quelque sorte, « rapatrié les sources du Nil à sa frontière »7. On pourrait même ajouter que l'Égypte, qui a une gestion de l'eau intégrée à l'échelle nationale, contrôle effectivement le débit du fleuve au niveau de sa frontière traditionnelle : la première cataracte du Nil, sur laquelle sont construits les barrages. Pour autant, cela n'empêche ni les incohérences de sa politique hydraulique ni les tensions avec les autres pays riverains du fleuve.

Le barrage d'Assouan, principale ressource en eau

La construction du haut barrage d'Assouan a modifié le rapport à l'espace, mais la carte ne montre pas un autre paramètre fondamental : l'extraordinaire changement opéré par le grand projet nassérien sur le temps. Avec la dernière crue en 1964, la fin de l'inondation du pays un tiers de l'année entre juillet et novembre bouleverse profondément le rythme de la société, calé jusque-là sur les travaux agricoles. Dans le calendrier pharaonique, l'année était divisée en trois saisons : celle de l'inondation, celle des semailles et celle de la récolte. Le Nil était donc étroitement associé, avec la crue annuelle qui apportait l'eau et rendait fertile la terre, au cycle du temps, à l'image de la vie et à l'idée de résurrection. L'érection du haut barrage d'Assouan, symbole par excellence de la modernité, accentue la rupture avec l'appréhension traditionnelle du temps en même temps qu'elle modifie le rapport à l'eau des Égyptiens, en ayant modifié leur rapport au Nil. Le poids de ce dernier sur la vie quotidienne n'est plus le même et, pour la majorité de la population, le lien avec le fleuve est devenu un peu plus abstrait.

Même du point de vue du secteur agricole, qui représente encore presque un quart du PIB et des emplois du pays, l'usage de l'eau a changé. On peut l'observer à travers les évolutions spatiales et sociales. La question des vieilles terres est, dans une certaine mesure, éclipsée par les projets de bonification dans le désert, tandis que les fellahs ont été progressivement marginalisés au profit des « diplômés »8 et des entrepreneurs.

Le Nil est aujourd'hui, sur sa portion égyptienne, un cours d'eau totalement domestiqué : son régime (ou son débit) est régulier et ce n'est plus un « fleuve sauvage » (les fameux crocodiles, par exemple, sont retenus derrière le haut barrage d'Assouan). Son aménagement a eu des impacts environnementaux non négligeables9 et s'est fait au prix d'une forme de réification des liens entre les Égyptiens et le fleuve. Il garde un poids symbolique très fort, mais les dimensions affective, spirituelle et autres se sont quelque peu évaporées au profit de sa dimension économique : il est la principale ressource en eau du pays.


1Certaines cités de l'Égypte antique (ou de la Mésopotamie) sont aujourd'hui éloignées des rives des cours d'eau, au bord desquels elles s'étaient fondées, car les lits des fleuves se déplacent. On pense à Pi-Ramses (ou à la cité d'Ur, en Irak, qui est aujourd'hui en plein désert).

2En 2022, la population égyptienne est évaluée à 102 millions d'habitants.

3La thèse de Sylvie Fanchette, Le delta du Nil : enjeux et limites du contrôle territorial par l'État, avait pour objet ce front pionnier qu'est le delta, et celle, récente, de Delphine Acloque, Conquérir le désert : recomposition des acteurs et des territoires agricoles en Égypte décrit les dynamiques agricoles sur les marges du delta.

4Pour plus d'information sur la géographie de l'Égypte dans l'antiquité, voir Pierre Tallet, Claire Somaglino, Chloé Ragazzoli et Frédéric Payraudeau, L'Égypte pharaonique. Histoire, société, culture, Armand Colin, 2019.

5Le Bahr Youssef est un cours d'eau endoréique, c'est-à-dire qu'il ne se jette pas dans une mer. Initialement, il terminait sa course dans le Qaroun (ou Moéris dans l'Antiquité). On parle ainsi, de manière impropre de l'oasis du Fayoum, alors qu'en réalité il ne s'agit pas d'une source d'eau, mais d'une dépression dans laquelle ce défluent du Nil se jette.

6Wahel Rashid, « Tensions sur le Nil » in Atlas de l'Égypte contemporaine, CNRS Éditions. Paris, 2020.

7« Combat sur le Nil : la guerre de l'eau ? » Bulletin de l'Association de géographes français (BAGF), s. d., juin 015.

8Dans les années 1960-1970, l'État octroyait des terres aux diplômés agricoles pour moderniser l'agriculture, puis dans les années 1980, aux personnes diplômées de l'université en général pour faire face à la progression du chômage.

9La balance entre les avantages (surtout économiques) et les inconvénients (surtout écologiques) est un débat récurrent à propos des barrages. Le géographe Habib Ayeb propose à cet égard une analyse contrefactuelle intéressante dans « L'Égypte et le barrage d'Assouan. Que serait l'Égypte sans ce très grand barrage  ? » Hérodote No. 103, 2001.

Les biens de l'Égypte vendus à l'encan

Lancées aujourd'hui dans une politique d'acquisitions et de grands travaux, les autorités égyptiennes ont accumulé une dette trop lourde qui les contraint à privatiser une partie de l'économie nationale au profit des États du Golfe. Les Émirats arabes unis, le Qatar et l'Arabie saoudite sont entrés en compétition pour conquérir ce marché.

Fin 2021, l'annonce du début de la négociation de la dette locale auprès de la bourse européenne Euroclear, l'une des principales sociétés internationales de compensation, chargée du règlement des opérations sur les actions, les obligations et dérivés financiers dans la zone euro et dans le monde1 a provoqué un véritable tollé. Dans la rue comme au sein de certains groupes de l'opposition, on craint en effet que l'Égypte ne tombe sous « occupation économique », en raison de mesures qui pourraient mettre en péril la souveraineté et la sécurité nationale du pays.

Tout a commencé en avril 2019 avec la signature entre le ministère des finances et la société européenne de services financiers Euroclear d'un « mémorandum d'entente » préliminaire au rattachement et à l'enregistrement des mécanismes de la dette locale de l'État, obligations et bons du Trésor, à la livre égyptienne. Après amendement de la loi no. 93 de l'année 2000 sur le dépôt et le registre central des valeurs mobilières, la Banque centrale égyptienne a créé une nouvelle société chargée de proposer la dette locale, « obligations et bons du Trésor », aux investisseurs étrangers par l'intermédiaire du mécanisme Euroclear. En mai 2021, le ministre des finances déclarait qu'à la fin de cette même année, la dette locale serait éligible à la compensation européenne et cédée aux investisseurs étrangers. Déclaration toutefois rapidement suivie par l'annonce d'un report de plusieurs mois.

Une explosion de la dette

En décembre 2021, le parti de la Coalition populaire (opposition) a publié un communiqué rejetant les mesures prises par le gouvernement. On y lit :

Bien que la propagande gouvernementale cherche à faire croire que la situation ne présente pas de danger, on constate que le recours croissant à l'endettement a pris de graves proportions. La négociation de la dette interne de l'Égypte auprès de la bourse européenne Euroclear signifie l'intervention d'« investisseurs internationaux », qui ne font en réalité que spéculer sur la dette moyennant certaines garanties. Ce qui revient à hypothéquer les biens de l'État égyptien en échange de cette dette. La dette interne a atteint 4,8 trillions de livres [environ 242 billiards d'euros] et la dette extérieure 138 milliards de dollars [environ 130 milliards d'euros], le total de la dette publique avoisinant ainsi 7 trillions de livres [environ 353 billiards d'euros], soit plus de 100 % du PIB, contrairement à ce que prétend le gouvernement.

Selon la documentation officielle, la dette extérieure a augmenté de 360 % en 38 ans, passant de 21 milliards de dollars (environ 19,92 milliards d'euros) en 1981 à 145,5 milliards de dollars (138 milliards d'euros) à la fin du mois de décembre 2021. Tandis que la dette interne s'est envolée de 1 324 % en 18 ans, passant de 15,8 milliards de dollars (14,98 milliards d'euros) en 2001 à 226 milliards de dollars (214 milliards d'euros) en 2019. Des chiffres qui donnent une idée de l'ampleur de l'endettement du pays par les régimes successifs.

Moubarak l'instigateur

Le régime du président Abdel Fattah Al-Sissi n'est pas le premier à entreprendre de troquer les biens publics du pays contre la dette. Déjà en 1991, du temps de l'ancien président Hosni Moubarak, se pliant aux exigences du FMI, le gouvernement avait adopté la loi 203 qui établissait une liste de 314 entreprises publiques privatisables. Cette privatisation s'était déroulée de diverses manières : 26 % des sociétés avaient été vendues à une association d'actionnaires salariés, 28 % introduites en bourse, 24 % placées en liquidation avec vente des biens et 22 % cédées aux investisseurs. Puis en 2008, le ministre de l'investissement Mahmoud Mohieddine et Gamal Moubarak, fils du président déchu et alors vice-président du Parti national démocratique (PND) au pouvoir, avaient publié un projet de loi sur l'administration des biens publics prévoyant la mise en œuvre de la « privatisation par coupons », avec distribution d'actions gratuites à 40 millions d'Égyptiens dans 86 entreprises publiques privatisables, sur un total de 153 sociétés2.

Dans l'un de ses rapports, l'ONG locale Land Center for Human Rights (LCHR) révèle l'ampleur de la corruption qui a accompagné le processus de privatisation entre 1991 et 2008. Ainsi, 623 entreprises auraient été cédées pour 23 milliards de livres (1,15 milliard d'euros), alors que les chiffres officiels font état de 412 ventes ayant rapporté 320 milliards de livres (16,11 milliards d'euros). Lors de la session parlementaire de 2006, certains députés s'étaient interrogés sur l'absence de quelque 13 milliards de livres (654 millions d'euros) de recettes de la privatisation dans les comptes du gouvernement.

Grâce à la révolution du 25 janvier 2011, le tribunal administratif a annulé des contrats de privatisation de plusieurs entreprises du secteur public, à commencer par la société Omar Effendi en mai 20113. Ces efforts ont été cependant réduits à néant par le pouvoir actuel, et le spectre de la privatisation a ressurgi, plus inquiétant que jamais.

Carte blanche de Sissi pour un fonds souverain

C'est en 2018 qu'a été promulguée la loi portant création du fonds souverain d'Égypte sous l'appellation « Fonds d'Égypte », avec un capital de 200 milliards de livres (10,06 milliards d'euros) et un portefeuille d'investissement de quelque 12 milliards de livres (604 millions d'euros). Depuis sa fondation, cette entité a bénéficié du transfert de biens et de terrains d'une valeur de 30 milliards de livres (1,51 milliard d'euros). Les quatre fonds secondaires qui en sont issus sont dotés d'un capital de 120 milliards de livres (6,04 milliards d'euros). La loi donne au chef de l'État le pouvoir de transférer au Fonds la propriété des biens publics, exploités ou non exploités, de vendre, d'acheter, de louer ces biens et d'en jouir. Par suite de l'amendement 197 apporté en 2020, le Fonds d'Égypte est devenu le fonds souverain d'Égypte pour l'investissement et le développement. Celui-ci a rapidement absorbé un grand nombre d'actifs et de terres appartenant à l'État, dont 126 sociétés mères et filiales (dépendant du ministère du secteur public des affaires). Il a aussi absorbé de nombreux terrains, notamment celui du PND dissous, situé sur la corniche du Nil et donnant sur la place Tahrir, ceux du Secrétariat général du ministère de l'intérieur, l'annexe de l'Institut médical Nasser donnant sur le Nil, le Complexe Tahrir au cœur de la capitale, etc. Selon l'Institute of Sovereign Wealth Funds, le Fonds égyptien a ainsi accumulé des biens d'une valeur de 11,9 milliards de dollars (11,27 milliards d'euros), et il occupe le 41e rang mondial dans le classement du G Fund World, spécialisé dans l'analyse des investissements.

Un nouvel amendement de la loi stipule désormais que « le recours contre la décision du président de la République de transférer la propriété d'un bien, ou contre les mesures prises sur la base de cette décision est le fait de la partie possédante ou du fonds auquel a été transférée la propriété de ce bien, à l'exclusion de toute autre partie ». Alors qu'à la fin de l'ère Moubarak, des entités et des individus issus de la société civile pouvaient porter plainte contre la privatisation, le droit de contester les opérations du Fonds est désormais restreint à deux parties : celle du propriétaire du bien et celle à laquelle celui-ci est transféré. Ces amendements ont été adoptés en novembre 2019, alors que Sissi et Mohamed Ben Zayed, désormais président des Émirats arabes unis (EAU), venaient de lancer la Plate-forme commune d'investissement stratégique, dotée de 20 milliards de dollars (18,94 milliards d'euros), répartis à égalité entre l'Abu Dhabi Developmental Holding et le Fonds souverain d'Égypte.

Les Émiratis font leur entrée en bourse

Quelques mois auparavant, la Commission de recensement des biens non exploités de l'État avait publié son bilan concernant la liste des actifs appartenant aux organismes, aux ministères et aux gouvernorats. En tout, 3 692 biens ont ainsi été répertoriés, dont 3 273 dans 24 gouvernorats et 5 ministères. La Commission s'est surtout intéressée aux biens devant faire l'objet soit d'une vente directe, soit d'une introduction en bourse, soit d'un changement de destination. Selon l'article 6 de la loi relative au Fonds souverain,

le président de la République a le droit de transférer au Fonds ou à l'une de ses émanations la propriété de tout bien de l'État non exploité et pleinement détenu par le Fonds sur proposition du premier ministre et du ministre concerné, les biens exploités étant assimilés aux biens non exploités avec, en supplément, l'accord du ministre des finances et le concours du ministre concerné.

Ce qui signifie que la propriété et la gestion de la totalité des biens égyptiens seront transférées progressivement au Fonds souverain, qui a déjà commencé à mettre certains de ces biens en vente afin soit de solder la dette, soit de la convertir. Le directeur général du Fonds souverain d'Égypte a fait savoir en effet que l'État était déterminé à vendre certains de ses actifs pour régler une partie de la dette. En juin 2020, il avait exprimé clairement sa ferme volonté d'investir notamment dans des zones historiques, telle que le centre-ville du Caire (la vieille ville et la ville khédiviale), en commençant par les bâtiments qui dominent la place Tahrir, centre névralgique de la révolution.

En mars 2022, la Bourse égyptienne a indiqué que le Fonds souverain émirati avait signé un marché de 2 milliards de dollars (1,89 milliard d'euros), par lequel il devenait acquéreur des parts détenues par l'État dans cinq sociétés cotées en bourse : la Commercial International Bank (CIB), la société Fawry, Abu Qir Fertilizers, Alexandria Container Handling, et Misr Fertlizers Production Company (MOPCO). Cette annonce a fait l'effet d'un électrochoc pour la population, d'autant que l'affaire a été conclue à l'issue de la visite de Mohamed Ben Zayed qui avait rencontré le président Sissi et le premier ministre israélien Naftali Bennett lors d'un sommet tripartite à Charm El-Cheikh le 22 mars.

Il ne s'agit pas là d'une première pour les Émirats : déjà en février 2022, la Bourse égyptienne signalait que la First Abu Dhabi Bank avait fait une offre de 1,2 milliard de dollars (1,13 milliard d'euros) pour obtenir une part majoritaire de 51 % dans le capital de l'Egyptian Financial Group Hermes. L'année précédente, les EAU avaient également racheté l'Amoun Pharmaceutical Company et la société agroalimentaire Atyab.

Quand l'économie de l'armée est touchée

En novembre 2019, le président égyptien avait souligné la nécessité d'attirer les investisseurs, en proposant en bourse des sociétés dont l'armée était actionnaire, ainsi que des entreprises du secteur public. Il est revenu à la charge en avril 2022 pendant l'iftar (repas de rupture du jeûne pendant le ramadan) que la présidence a organisé, pour demander au gouvernement d'inscrire en bourse des sociétés appartenant à l'armée avant la fin de l'année en cours. Une décision spectaculaire dans un pays où l'économie de l'armée constitue depuis toujours un sujet tabou. La loi interdit en effet de rendre publics les détails du budget militaire, et aucun gouvernement n'a jamais fait de révélations à ce sujet.

Sous le régime actuel, l'armée est devenue propriétaire d'importantes industries et, face à la défaillance des institutions civiles, elle devient de plus en plus souvent un recours lors des crises économiques. Les militaires ont donc vu leur activité économique considérablement renforcée, avec une soixantaine de sociétés opérant dans 19 industries sur les 24 inscrites au classement local, a indiqué récemment la Banque mondiale. Après les sociétés Wataniya Petroleum et SAFI (Société nationale de production et de mise en bouteille d'eaux minérales et d'huiles végétales) appartenant au service national des forces armées, trois autres entreprises de l'armée devraient être inscrites en bourse, selon le ministère du plan. Entre-temps, les déclarations du président du Fonds souverain confirment l'existence d'un programme prioritaire en vue de céder une dizaine de sociétés détenues à 100 % par l'armée.

Le conflit russo-ukrainien a naturellement affecté le secteur des investissements en Égypte : pas moins de 20 milliards de dollars (18,94 milliards d'euros) ont quitté le marché national et, selon la Banque centrale, les réserves monétaires ont baissé de 3 milliards de livres (151 millions d'euros) en un mois. Le coût de l'impact direct de la guerre sur les caisses du pays est estimé à environ 130 milliards de livres (6,54 milliards d'euros), a indiqué le premier ministre dans une déclaration faite le 16 mai 2022. Lors de cette intervention, Mostafa Madbouli a également annoncé l'intégration de sept ports dans une société unique qui sera introduite en bourse, de même que plusieurs hôtels appartenant à l'État, ainsi que des projets dans le secteur des transports. Il s'agit d'amener le secteur privé à réaliser 65 % du total des investissements intérieurs au cours des quatre années à venir. L'objectif est de lever 40 milliards de dollars (37,88 milliards d'euros) grâce à la cession des biens publics, à raison de 10 milliards de dollars (9,47 milliards d'euros) par an. L'État devrait prochainement présenter une feuille de route concernant les entreprises économiques qui seront cédées exclusivement aux investisseurs privés, a conclu le premier ministre sans autres détails.

Devant de telles annonces, la population craint pour l'indépendance du pays. Les autorités semblent en effet bien déterminées à organiser un transfert de propriété des biens publics aux fonds souverains du Golfe, avec des accords manifestement conclus à l'avance. Ainsi, avant que le premier ministre n'annonce l'introduction des ports en bourse, le groupe Abu Dhabi Ports avait déjà fait part, en novembre 2021, de son intention d'investir sérieusement dans les ports égyptiens. Mais alors que la Constitution stipulait auparavant que la propriété publique est sacrée et inviolable et que tout citoyen a le devoir de la protéger, les amendements apportés en 2014 ont supprimé toute mention du rôle des citoyens dans la protection des biens publics. Les Égyptiens se retrouvent donc privés de toute possibilité de donner leur opinion sur la vente des propriétés…, et bien sûr d'exprimer leur colère.

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Traduit de l'arabe par Brigitte Trégaro.
Cet article a d'abord été publié en arabe sur le site d'Assafir Al-Arabi.


1Fin 2019, un ensemble d'actifs d'une valeur de 31,4 trillions d'euros sont passés sous sa tutelle, incluant notamment des biens appartenant aux États argentin et grec.

2La politique du secteur public remonte au régime du président Gamal Abdel Nasser qui prit le pouvoir avec les « officiers libres » le 23 juillet 1952. Jusqu'à l'époque du président Hosni Moubarak, ces biens et sociétés représentaient environ 40 % du total du PIB de l'Égypte.

3NDLR. Il s'agit de la chaîne de magasins la plus ancienne et la plus connue en Égypte.

Pays du Golfe. Le tout-voiture dérape face au défi climatique

Bâties autour de la suprématie du véhicule individuel, les villes du Golfe tentent de concilier infrastructures existantes et mode de transports plus durables. Une équation au coût astronomique imposée par l'urgence climatique et des impératifs économiques.

« Nous devons transformer le concept de ville conventionnelle en celui de ville futuriste. » Ce sont les mots choisis par le prince héritier d'Arabie saoudite Mohamed Ben Salman (MBS) pour annoncer une « révolution civilisationnelle » lors d'une présentation empruntée aux fameuses keynotes de Steve Jobs, le défunt patron de la marque à la pomme. « Et si nous supprimions les voitures, si nous nous débarrassions des rues, si nous innovions dans l'espace public, si nous construisions autour de la nature plutôt que par-dessus celle-ci ? » continue un clip promotionnel dont le ton oscille entre scènes de films de science-fiction et pitch d'une start-up californienne devant un parterre d'investisseurs. The Line, un projet de ville linéaire futuriste, promet un environnement urbain où le tout-voiture laisse place à un transport en commun souterrain à très grande vitesse pour connecter des quartiers/îlots de vie implantés le long d'une ligne droite de 170 kilomètres.

Bâtir de toutes pièces des écosystèmes zéro émission de CO2 propres à l'ère de la lutte contre le changement climatique semble être la direction choisie par le — de facto — dirigeant du royaume, premier exportateur mondial de brut et seul pays du Golfe avec les Émirats arabes unis à s'être engagé à atteindre la neutralité carbone. « La principale question est : investissons-nous dans la mobilité urbaine comme un coup de publicité, ou pour véritablement réinventer la façon dont nous nous déplaçons dans les villes modernes du Golfe ? », interroge, sous couvert d'anonymat, une source au sein des cercles décisionnels pour l'urbanisme dans l'un des pays du Golfe. « Les discours publics dans le Golfe sont pleins de promesses de mobilité durable, mais comment est-ce mis en œuvre sur le terrain ? Il existe un décalage stupéfiant entre les ambitions et les cadres stratégiques réels ».

Le projet de véhicules aériens autonomes aux Émirats arabes unis rencontre le même scepticisme en raison de la facture énergétique de ce mode de déplacement, même électrique. Quelques mois seulement après la présentation de MBS, la promesse de The Line semble avoir changé. Des sources au sein du projet ont confié à Bloomberg que le projet consiste à présent à construire « deux gratte-ciel jumeaux d'environ 500 mètres de haut qui s'étendront horizontalement sur des dizaines de kilomètres ».

Des villes à trop faible densité

Les villes du Golfe bien réelles sont engluées dans leur péché originel. À la suite des premières exportations d'or noir au milieu du XXe siècle, les populations arabes du golfe Persique se détournent progressivement de la pêche et de l'élevage pour migrer vers les villes, poumons économiques de l'ère pétrolière. Face à cet afflux de population, des villes inspirées du rêve américain des années 1950 sortent de terre. Les villes côtières que sont Doha, Dubaï et Mascate, bâties autour du centre névralgique de l'époque qu'est le port connaissent une transformation rapide sur fond de pétrodollars. Les banlieues résidentielles et la mobilité via la voiture individuelle gagnent leurs lettres de noblesse, ce qui cause un étalement urbain aujourd'hui préjudiciable, ainsi que le zonage à usage unique, une stratégie d'aménagement urbain qui consiste à regrouper les logements dans une zone, les commerces dans une autre, les activités industrielles dans une autre encore, etc.

« Je frissonne quand je vois certaines règles de planification encore en vigueur ici qui excluent le commerce de détail ou l'usage mixte dans les zones résidentielles. Pour développer la mobilité durable, nous devons fournir des communautés à usage mixte qui offrent des options vie-travail-loisirs », commente la source anonyme. Un changement d'époque décrit dès 1981 par l'universitaire Mohamed Riad, alors professeur de géographie à l'université du Qatar : les découvertes pétrolières ont « sapé, avec une soudaineté sans pareille, les racines d'un écosystème qui reflétait une parfaite adaptation à un environnement vieux de plusieurs générations ».

Quelques décennies plus tard, ces choix stratégiques un temps encensés reviennent hanter les urbanistes du XXIe siècle alors que la question de la durabilité environnementale occupe une place croissante dans les politiques publiques d'urbanisme. « Les villes du Golfe ont été conçues sur la base d'une planification à faible densité, ce qui ne rend pas les transports publics financièrement viables, car le nombre d'usagers est très faible, tout comme dans de nombreuses villes américaines », indique Karim Elgendy, consultant en durabilité urbaine basé à Londres et fondateur de Carboun, une initiative de promotion de la durabilité dans les villes du Proche-Orient et d'Afrique du Nord.

La difficulté de la desserte par les transports en commun est en grande partie le résultat d'une appétence pour l'étalement urbain. Dans la capitale saoudienne, Riyad, la densité de population est trois fois inférieure aux recommandations du programme des Nations unies ONU-Habitat pour un urbanisme durable — 15 000 personnes par kilomètre carré. Pire, la densité de population dans les centres urbains chute alors que le prince héritier promet la construction de villes nouvelles, décuplant la problématique de l'étalement urbain. À La Mecque, ville sainte de l'islam, la densité par km² diminue de moitié entre 1983 et 2010.

« Des voix ont commencé à s'élever »

Face à une pression internationale croissante sur les questions environnementales, les pays du Golfe, classés parmi les plus urbanisés au monde, se trouvent à un carrefour de leur histoire moderne : s'accrocher coûte que coûte au tout-voiture ou revoir sa copie en termes de mobilité urbaine, et par conséquent d'urbanisme ? La question est également un enjeu de santé publique : le Koweït, suivi des Émirats arabes unis, enregistre les taux les plus élevés au monde d'asthme infantile lié à la pollution routière.

À Dubaï, un carrefour commercial aux avant-postes des changements de tendance dans la région depuis plusieurs décennies, « l'approche a évolué avec la prise de conscience que la question du changement climatique ne pouvait plus être évitée », indique Camille Ammoun, consultant auprès du gouvernement de Dubaï de 2007 à 2018 pour le développement urbain durable. Durant la décennie qu'il passe à Dubaï, Camille Ammoun note une « prise de conscience » chez certains. « Des voix ont commencé à s'élever au sein des organisations gouvernementales et de certaines zones franches pour dire que des alternatives à l'automobile doivent être développées. Ces voix ont commencé à être de plus en plus audibles », commente-t-il.

En 2009, la ville inaugure le premier réseau de métro du Golfe (Doha suit le mouvement en 2019 en vue de l'organisation du mondial de football à l'automne 2022), principalement le long de l'autoroute Sheikh Zayed, une dalle de béton de 14 voies qui traverse la ville de bout en bout. Le métro de Dubaï, emprunté par 151 millions d'usagers en 2021, a éliminé un milliard de trajets en voiture entre 2009 et 2020, estime l'Autorité des routes et des transports. Fort de ce succès, la ville se projette et Karim Elgendy, récemment consulté par le gouvernement de Dubaï, note un « grand intérêt » des autorités pour une mobilité et une planification urbaine en phase avec les enjeux actuels.

Le sujet est éminemment économique pour Dubaï qui attire talents et capitaux internationaux dans l'objectif de se positionner comme un hub mondial de premier plan en mesure de rivaliser avec Singapour, Londres ou encore New York. Au niveau fédéral — les Émirats arabes unis sont formés de sept émirats, dont celui de Dubaï — la carte de la mobilité durable s'inscrit dans un contexte politique, le pays organisant la conférence internationale sur le climat, la COP28, en 2023.

Le plan urbain Dubaï 2040, le septième depuis 1960, dont la ligne directrice est une amélioration de la qualité de vie, vise selon les autorités à « encourager l'utilisation des transports en commun, la marche, le vélo et l'utilisation de moyens de transport flexibles ». L'ambition d'une mobilité douce dans le Golfe devra cependant s'accommoder des dures réalités climatiques de l'une des régions les plus chaudes du globe où la température dépasse les 50°C durant la saison estivale sur fond de taux d'humidité élevés. Un défi majeur, notamment pour le premier et le dernier kilomètre. Si des villes comme Montréal et Hong Kong ont prouvé que des climats peu cléments ne sont pas nécessairement dissuasifs pour l'usage des transports publics, elles ont aussi démontré que leur attractivité auprès de la population est conditionnée à la présence d'infrastructures adéquates, comme des arrêts de bus climatisés.

L'entrain pour redéfinir la mobilité urbaine n'est cependant pas uniforme à travers le Golfe. « Je ne pense pas qu'il y ait un grand intérêt pour les transports publics en ce moment au Koweït, et il y a très peu d'actions sur le terrain. De même, à Oman, il y a eu peu de mouvement », commente Karim Elgendy. Au Koweït, où le nombre de voitures a bondi de 65 % entre 2006 et 2016, « les automobiles ont pris le contrôle de nos vies », s'exclame avec amertume Jassim Al-Awadhi, le fondateur de Kuwait Commute, une initiative créée en 2018 dans le but de sensibiliser les habitants aux transports publics.

La résistance à se détourner du tout-voiture tire également ses racines du statut social souvent conféré par la possession d'une voiture, et dans l'idée commune selon laquelle transports en commun rime avec travailleurs étrangers. Cette dynamique explique en partie l'intérêt de Dubaï et Doha, peuplée à près de 90 % par des travailleurs étrangers, principalement asiatiques et africains, pour les transports en commun. Au Koweït, le projet de métro, toujours à l'état embryonnaire, s'est mué en « une “sale blague”, car rien ne se passe sur le terrain », ajoute Jassim Al-Awadhi. Le seul réseau de transport existant dans le pays, le bus, décline irrémédiablement.

Depuis 1980, la part de la population utilisant le bus quotidiennement a diminué de 86 %. À mesure que le public se détournait des lignes du réseau, les opérateurs de bus ont suspendu des lignes pour se concentrer sur celles desservant les zones à forte densité de population, majoritairement habitées par des travailleurs étrangers à faible revenu, renforçant ainsi l'idée, parmi les citoyens koweïtiens que les bus sont seulement dédiés aux ouvriers étrangers.

Trottinettes électriques ?

« Ces dernières années, les trottinettes électriques se sont imposées comme une solution de mobilité populaire pour résoudre le problème du premier et du dernier kilomètre, en particulier à Dubaï », indique Syed Munawer, spécialiste des questions d'urbanisme au Qatar National Master Plan, qui définit la stratégie pour le développement spatial du pays. Selon lui, la mise en place de voies dédiées aux trottinettes électriques et autres modes de transport actifs, comme le vélo, est un élément clef d'une mobilité durable, permettant, combiné au réseau de métro et de bus, d'offrir une solution de mobilité porte-à-porte similaire à celle offerte par la voiture.

Les analystes interviewés estiment que la solution pour le Golfe réside dans le développement de nœuds intermodaux, ou terminaux de transport combinés où les passagers peuvent changer de mode de transport dans un environnement climatisé, par exemple passer du métro au bus, à un tramway ou même à une solution de micromobilité comme la trottinette électrique. La densité de population autour de ces nœuds doit être accrue via des projets de régénération urbaine, comme par exemple, à Doha, où la reconstruction du quartier centre-ville s'est traduite par une plus forte densité autour de Musheireb, la principale station du métro de Doha. La source anonyme s'exclame : « Nous devons changer la façon dont nous planifions les villes du Golfe. » Un pari audacieux selon Karim Elgendy : « Il est incroyablement difficile de rénover les villes. Cela nécessite des investissements énormes. »

Outre les efforts en cours pour offrir une alternative aux véhicules à essence, les analystes entrevoient une mobilité du futur dans le Golfe, principalement autour du véhicule électrique, possiblement dans sa forme autonome, notamment pour venir en complément du métro pour le premier et le dernier kilomètre. Dubaï prévoit la mise en service des premiers taxis sans chauffeur du Golfe en 2023. Une stratégie tournée vers la préservation des infrastructures existantes, centrées sur le véhicule individuel, souvent liées aux intérêts de plusieurs entreprises familiales influentes, à commencer par les importateurs de voitures et les entreprises du BTP. « La voiture individuelle est encore reine dans les mentalités […] Dubaï a été construite pour les voitures, plus encore que certaines villes américaines, comme Los Angeles », commente Camille Ammoun. Syed Munawer renchérit : « Il n'y a jamais eu parmi les décideurs du Golfe cette idée de supprimer les voitures de l'équation, je ne pense que cela ait jamais été considéré, ni même que c'est envisagé à présent. »

Oman. Le sultan Haïtham prépare les esprits à l'impôt sur le revenu

Héritier de déficits chroniques, le souverain Haïtham Ben Tarek est forcé à la rigueur budgétaire pour assainir des finances publiques omanaises moribondes. Le sultanat compte également introduire l'impôt sur le revenu dès 2023. Mais les conditions de sa mise en œuvre font débat dans un pays dopé à l'État-providence.

« La leçon essentielle à retenir est que ces plans doivent être établis à l'avance et leur mise en œuvre ne doit pas débuter au bord de la crise », lâche Scott Livermore, chef économiste Proche-Orient au cabinet de conseil britannique Oxford Economics. Qabous Ben Saïd Al-Saïd tire sa révérence le 10 janvier 2020 après un demi-siècle aux rênes d'Oman, le seul sultanat du Proche-Orient. Il avait dirigé d'une main de fer un pays alimenté par les revenus de la rente pétrolière. Mais le monarque avait renvoyé aux calendes grecques les réformes structurelles et politiquement sensibles, échouant ainsi à préparer Oman aux défis de long terme.

En 2015, lorsque les cours du brut s'effondrent, le Fonds monétaire international (FMI) tire la sonnette d'alarme :« Les gouvernements du Conseil de coopération du Golfe (CCG) ne peuvent pas compter indéfiniment sur les ressources pétrolières pour financer leurs budgets de manière durable ». Dont acte, les réformes fiscales, économiques et politiques jalonnent les deux premières années du règne du nouveau sultan Haïtham Ben Tarek Ben Taïmour Al-Saïd. Au programme, nouvelles taxes, réduction du nombre de ministères de 26 à 19, diminution des dépenses d'investissements et reprise en main des entreprises publiques par le fonds souverain, révision des tarifs de l'électricité, non-renouvellement du contrat de 70 % des consultants étrangers travaillant pour l'État et mise à la retraite des fonctionnaires en poste depuis plus de 30 ans.

Le leitmotiv « Dépensons-nous bien ? » guide l'action du ministère des finances qui tente de rationaliser l'action publique, y compris dans les domaines de l'éducation et de la santé. La rigueur budgétaire ne touche pourtant pas tous les secteurs de manière uniforme. Oman enregistre toujours l'un des taux les plus élevés au monde de dépenses de défense et de sécurité, estimé à 24 % des dépenses publiques en 2022.

« Notre génération paie le prix des erreurs »

L'agressivité de la campagne de consolidation fiscale surprend et provoque l'ire d'une jeunesse qui ne masque plus son ressentiment à l'égard de l'élite politique : « Notre génération paie le prix des erreurs commises au cours des dernières décennies », s'exclame avec amertume une jeune Omanaise. En mai 2021, des manifestations contre le chômage éclatent, forçant le souverain à annoncer 32 000 emplois pour les jeunes diplômés. Un pas en avant, deux pas en arrière pour prévenir une fissuration de la paix sociale et renforcer sa posture de chef d'État, Haïtham Ben Tarek enregistre pourtant des succès tangibles. L'agence de notation Fitch Ratings relève sa perspective pour Oman en décembre 2021 de « négative » à « stable », en notant une « amélioration des principaux paramètres budgétaires ». La situation fiscale est « très stable et s'améliore », renchérissent, sous couvert d'anonymat, trois employés de Tawazun, un programme pour l'équilibre fiscal sous la houlette du ministère des finances.

Les inquiétudes liées aux dettes à échéance s'éloignent selon Zahabia Saleem Gupta, directrice associée à l'agence de notation S&P Global Ratings, qui place ces dernières à 6,5 milliards de dollars (6,17 milliards d'euros) en 2022 et à une moyenne de 3,5 milliards de dollars (3,32 milliards d'euros) par an entre 2023 et 2026. « Nous pensons qu'Oman sera en mesure de confortablement faire face aux remboursements de sa dette cette année grâce à un prêt syndiqué levé plus tôt dans l'année et en puisant dans les actifs du Fonds de réserve pétrolière », indique-t-elle. Les besoins de financement n'en demeurent pas moins importants, dans un contexte mondial de forte inflation qui force les banques centrales à remonter leurs taux directeurs.

Persistance de la dépendance aux revenus pétroliers

L'apparent assainissement des finances publiques doit être nuancé par une pratique en vogue dans les pays du Golfe : retirer certaines dépenses d'investissement du budget d'État en délestant la responsabilité de ces dernières sur les entités liées à l'État et au gouvernement. Ainsi, la compagnie Energy Development Oman, qui paie un dividende annuel au gouvernement, a contracté un emprunt de 2,3 milliards d'euros en 2021 pour financer des dépenses d'investissement. Dans un rapport daté de mars 2022, S&P Global Ratings note que les budgets des gouvernements du CCG sont « suffisamment solides » pour absorber le risque, hypothétique à ce stade, de détresse financière des entités liées à l'État sans détériorer significativement leur situation budgétaire. Une exception : Oman. Pour garantir la stabilité financière de ces entités, améliorer leurs performances et limiter le risque lié à la dette, le pouvoir les place sous la houlette du fonds souverain omanais qui s'empresse de restructurer plusieurs conseils d'administration.

Malgré son optimisme, Fitch Ratings pointe du doigt la persistance d'une forte corrélation entre les fluctuations des prix du pétrole et la santé budgétaire d'Oman. Selon l'agence de notation, l'augmentation des revenus des hydrocarbures, qui ont crû d'un tiers en 2021, a « probablement contribué pour plus de la moitié » de la réduction du déficit budgétaire la même année. Face à l'envolée des cours au-delà des 100 dollars (9,49 euros) le baril pour la première fois depuis 2014, le budget 2022, prudemment basé sur un baril à 50 dollars (47,44 euros), laisse présager de revenus au-delà des attentes. Une source au programme Tawazun estime que « la majorité » de la manne pétrolière supplémentaire sera allouée à la réduction de la dette publique afin de réduire le poids des paiements d'intérêts dans le budget. Ces derniers flambent, de 35 millions de rials omanais (86,35 millions d'euros) en 2014 à près d'un milliard (2,4 milliards d'euros) en 2020. Si la hausse des cours du brut joue un rôle central dans la stabilité fiscale retrouvée, la trajectoire ascendante des recettes non pétrolières, au premier rang desquelles les taxes, est indicative de progrès dans la diversification des sources de revenus. La TVA de 5 % introduite en avril 2021, dont sont cependant exclus plusieurs centaines de produits, doit rapporter au gouvernement 450 millions de rials en 2022 (1,1 milliard d'euros).

« Inculquer un sentiment d'urgence est tout à fait essentiel »

En dépit de la volonté d'aller de l'avant et de développer plusieurs secteurs économiques prometteurs, le pouvoir choisit de renouer avec les pratiques du défunt monarque : utiliser la hausse des cours du baril pour gagner du temps et faire graduellement « avaler la pilule » fiscale à une population adepte de l'État-providence. La décision de supprimer progressivement les subventions à l'électricité résidentielle d'ici à 2025 est ajournée pour perdurer durant dix ans. La région tente d'« éviter l'inévitable », indique, amère, l'une des sources au programme Tawazun, avant d'ajouter : « Je pense qu'inculquer un sentiment d'urgence est tout à fait essentiel ». En 2021, S&P Global Ratings alerte déjà sur les risques associés à un regain d'optimisme :« La hausse des prix du pétrole a fait dérailler les plans d'assainissement budgétaires des gouvernements du CCG par le passé. »

Face à un parterre de gouverneurs et de chefs tribaux, Haïtham Ben Tarek tient à rappeler son attachement à un contrat social généreux sur lequel repose en partie sa légitimité politique : « Nous suivons de près le coût de la vie et les questions qui affectent la vie de nos citoyens », s'exclame-t-il. Quelques jours plus tard, le souverain ordonne d'allouer 200 millions de rials omanais (486 millions d'euros) supplémentaires au budget de développement pour 2022.

Pour garantir la participation des plus fortunés au bien-être commun, Oman explore la possibilité de lancer le premier impôt sur le revenu de l'histoire du CCG, s'exposant au risque de perdre en compétitivité face aux autres économies du Golfe. En effet, dans leur chasse aux capitaux étrangers, les pays de la péninsule Arabique rivalisent également sur le plan fiscal, à l'image de l'Arabie saoudite qui promet aux entreprises étrangères relocalisant leurs sièges sociaux régionaux dans le royaume d'être exemptées de taxe sur les entreprises pour 50 ans. « L'impôt sur le revenu des personnes physiques est toujours en bonne voie, nous venons de terminer la rédaction de la loi et nous effectuons une certaine préparation opérationnelle. Nous nous attendons à ce que celui-ci soit opérationnel en 2023, à condition qu'il reçoive toutes les approbations, y compris le décret royal », révèlent les trois sources au programme Tawazun.

Selon Anurag Chaturvedi, directeur de la société de conseil fiscal Andersen aux Émirats arabes unis, « Le plus probable est qu'Oman instaure un impôt sur le revenu des personnes physiques. » Il ajoute que les groupes industriels et les agences proches du gouvernement s'attendent à ce que les ressortissants étrangers soient soumis à un impôt sur le revenu compris entre 5 et 9 %, au-delà d'un seuil de 100 000 dollars (246 723 euros). Tandis que les citoyens omanais seraient soumis à une tranche d'imposition de 5 % sur leur revenu du monde entier supérieur à 1 000 000 de dollars (2 467 235 euros). La distinction entre nationaux et étrangers, caractéristique des pays du Golfe, s'étend au domaine fiscal où la taxation frapperait différemment selon la couleur du passeport.

Les sources qui travaillent au programme Tawazun insistent sur la nature sociale de la taxe qui serait mise en œuvre : « Le produit de l'impôt sur le revenu sera affecté aux programmes sociaux ». L'impôt sur le revenu apparaît comme un outil pour imposer le concept de circulation transversale de la richesse, où les plus modestes bénéficient des contributions des plus fortunées, à l'inverse du contrat social vertical actuel où l'État assume le rôle de redistributeur de la rente pétrolière. Au programme Tawazun, la source conclut à propos de l'impôt sur le revenu : « À travers toute la région du CCG, la texture sociale est presque commune : la société est habituée à l'État-providence, donc, à mon avis, nous pouvons nous attendre à un changement majeur dans les mentalités. »

Sur le court terme, la perspective d'un impôt sur le revenu provoque sur les réseaux sociaux un appel à plus de transparence du gouvernement, notamment pour obtenir la garantie que cet impôt ne touche ni les classes modestes ni les classes moyennes. « […] Les taxes en elles-mêmes ne sont pas une mauvaise idée à condition que leur produit soit dépensé de manière judicieuse et efficace et qu'elles soient ponctionnées auprès des riches et non des pauvres », indique dans un tweet l'activiste omanais Alawi Almshahur. En reviendra-t-on au slogan de la révolution américaine, « pas d'imposition sans représentation » (« No taxation without representation ») ?

Tunisie. Kaïs Saïed, un « serviteur » à la peine sur les réformes institutionnelles

Par : Éric Gobe

Le changement de système politique souhaité par Kaïs Saïed doit être parachevé avec des élections qui se tiendront à la fin de l'année. Mais cette volonté de changement imposée par le haut ne limite guère l'omnipotence du président, et contredit le discours officiel de celui qui affirme se plier à la volonté du peuple.

La première étape du calendrier politique de Kaïs Saïed, la consultation populaire en ligne, vient de s'achever avec un très relatif succès : à peine plus de 500 000 participants. Pourtant, et malgré le caractère orienté des questions posées, le président affirme s'appuyer sur les résultats pour définir les prochaines étapes du changement politique.

Depuis son accession à la présidence de la République, Kais Saïed a montré qu'il était résolu à faire prévaloir sa vision de l'ordre constitutionnel et politique, en dépit de la présence d'adversaires politiques bien décidés à le marginaliser. Se saisissant de la forte dégradation de la situation économique et sociale en Tunisie, il a proclamé l'état d'exception le 25 juillet 2021, au nom de la volonté populaire et de la légitimité supérieure de la révolution tunisienne qu'il prétend incarner. Depuis lors, sachant et voulant « ce que le peuple veut », pour reprendre son slogan de la campagne présidentielle de 2019, il procède à un détricotage méthodique des institutions de la démocratie représentative établies par la Constitution de 2014.

Kais Saïed n'a jamais dissimulé que l'exercice du pouvoir par le peuple signifiait pour lui se débarrasser du régime parlementaire, de ses « élites corrompues », ainsi que des corps intermédiaires (notamment les partis politiques) qui détournent la volonté populaire. En ce sens, le président de la République est un leader populiste qui, « serviteur et voix du peuple », s'efforce de « déconflictualiser » le champ politique national en construisant une unité mythique du peuple par l'exclusion de ses ennemis1.

Persuadé désormais d'avoir les coudées franches, il commence à appliquer certains éléments de son programme politique de « construction par la base », censé donner au peuple les instruments de sa volonté. Mais ce projet politique n'est pas exempt de contradictions, ou plutôt il ressortit à ce que le philosophe Bertrand Meheust appelle la « politique de l'oxymore »2, cette figure de style qui associe deux mots de sens contraire. En effet, son projet affirme donner le pouvoir au peuple tout en instituant un régime politique présidentialiste concentrant le pouvoir dans les mains d'un président de la République élu au suffrage universel.

Un « horizontalisme » vertical

Souhaitant « donner au peuple des outils » lui permettant de mettre en œuvre sa volonté, le président de la République propose de construire un mécano institutionnel au sein duquel seraient créés, dans chaque délégation (l'équivalent dans l'ordre administratif des sous-préfectures françaises) des assemblées locales, dont les membres, initialement investis par un nombre égal d'électrices et d'électeurs, seraient élus au scrutin uninominal majoritaire avec un mandat révocable3. Ainsi, ces assemblées locales prépareraient dans des ateliers de travail un projet de plan de développement économique, social et culturel. Au deuxième niveau, seraient mis en place des conseils régionaux composés des directeurs des administrations régionales (sans droit de vote) et d'un membre tiré au sort au sein de chacune des assemblées locales. Ils seraient chargés au niveau du gouvernorat (l'équivalent de la préfecture française) de synthétiser les projets élaborés localement. Enfin, au troisième niveau, un représentant au sein de chaque assemblée locale serait tiré au sort pour devenir député de l'Assemblée nationale législative. Les membres du « parlement » auraient pour rôle de synthétiser et d'adopter la législation permettant aux conseils régionaux et locaux d'appliquer leurs programmes de développement.

Ainsi formulé, ce projet politico-institutionnel se structure autour de la seule décentralisation du pouvoir législatif, les institutions locales supposées être les canaux d'expression de la volonté populaire n'ayant pas d'organes exécutifs pour réaliser leur programme. Dans la mesure où seul le pouvoir exécutif dispose des données et des statistiques générales et est à même d'évaluer les priorités à faire valoir dans la conduite de l'État, une telle architecture revient à confier le pouvoir effectif aux exécutifs locaux et régionaux déconcentrés d'une part, et à l'exécutif national, d'autre part4. La construction par la base signifie la neutralisation du champ politique national en cantonnant la politique aux affaires locales et en niant l'existence d'intérêts et de projets économiques et sociaux nationaux en compétition.

Finalement, l'un des paradoxes est que ce projet se réclamant d'une tabula rasa révolutionnaire et de « paradigmes nouveaux » (leitmotiv dans les discours de Kaïs Saïed et de ses thuriféraires) de la politique institutionnelle « se fonde sur les divisions politico-administratives territoriales telles qu'elles ont été mises en place sous l'ancien régime » et ne s'interroge guère sur ce que pourrait être « un projet cohérent de démocratie qui se voudrait “à la base” »5.

Au regard de l'intérêt que Kaïs Saïed porte à la défunte Constitution présidentialiste de 1959, la construction par la base est destinée à être contrebalancée dans le futur projet de texte constitutionnel par une concentration du pouvoir exécutif dans les mains du président de la République : il pourra probablement nommer et révoquer le gouvernement, ainsi que son premier ministre, présider le conseil des ministres et définir la politique générale de l'exécutif. Ce faisant, « l'inversion de la pyramide des pouvoirs » postulée par la construction par la base devrait paradoxalement déboucher sur la mise en place d'un régime politique pyramidal et présidentialiste avec à sa tête Kaïs Saïed.

Le leurre du développement régional

Les décrets-lois du 20 mars 2021 relatifs à « la réconciliation pénale » ainsi qu'aux entreprises communautaires permettent de comprendre la quintessence de la vision « saïedienne » de l'économie politique de la construction par la base. Les textes mis au point articulent ce que Saïed appelle la « réconciliation pénale », avec la création d'entreprises « communautaires » (ahliyya) au niveau des délégations. L'objectif affiché par le décret-loi du 20 mars 2022 est d'amnistier les hommes d'affaires impliqués dans des malversations financières afin de récupérer « l'argent volé à l'État, aux collectivités locales, aux entreprises, établissements et instances publics », puis de l'investir dans le développement local et régional. Les dossiers des personnes privées et morales concernées par les affaires de corruption seront examinés par une nouvelle entité, la commission nationale de la réconciliation pénale qui fixera le montant que devront payer les « corrompus » qui demandent à bénéficier de l'amnistie. Émanation du présidentialisme saïedien, cette dernière est placée sous la tutelle directe du chef de l'État qui dispose du droit de nommer et de révoquer ses membres.

L'argent ainsi collecté financera les projets de développement en fonction « des spécificités des régions et des besoins des populations ainsi que des priorités nationales et locales ». Les délégations bénéficiant de projets de développement et préalablement classées selon leur niveau de pauvreté se verront attribuer 80 % de ces fonds. Les 20 % restants seront affectés aux collectivités locales afin d'être utilisés sous forme d'apport en capital aux entreprises « communautaires » et aux sociétés d'investissement et de commerce.

L'arrangement institutionnel ainsi conçu ne renvoie nullement à une démocratie économique horizontale, mais s'inscrit plutôt dans la logique d'un classique contrôle administratif vertical opéré par les administrations nationale et régionale. En effet, les projets de développement conçus et réalisés dans le cadre de la réconciliation pénale seront contrôlés par une « commission de suivi de l'exécution des accords et de la réalisation des projets dans les régions » créée au sein du ministère de l'économie, ainsi que par une « commission régionale de suivi et de coordination des projets » mise en place au niveau chaque gouvernorat. Chargée de collecter et d'analyser les propositions de projets présentées par les habitants de la région, la première commission établira la liste finale des projets approuvés.

Le vernis de l'économie sociale et solidaire

En complément de ce texte, le président a publié un autre décret-loi relatif aux entreprises « communautaires ». Celles-ci seront susceptibles de bénéficier d'une partie des fonds issus de la réconciliation par le biais de la participation des collectivités locales à leur capital. Aussi ces entreprises ont-elles pour objectif de contribuer au « développement régional […] selon la volonté collective des populations et en adéquation avec les besoins et les particularités de leur région. »

Par-delà le slogan selon lequel ces entreprises sont mises au service de l'équité sociale et de la distribution équitable des richesses, la valorisation par ce décret-loi des solidarités locales en faveur du développement entre, elle aussi, en contradiction avec le centralisme étatique et paternaliste du président. Certes, le texte semble s'inspirer des mots d'ordre de l'économie sociale et solidaire, mais il lui manque un élément clé : l'indépendance vis-à-vis du pouvoir politico-administratif. En effet, les entreprises communautaires locales sont placées sous la tutelle du gouverneur auxquelles elles doivent transmettre leurs budgets prévisionnels, leurs états financiers, etc. Quant aux entreprises communautaires régionales, elles doivent transmettre au ministre de l'économie pour approbation le statut et le règlement intérieur de l'entreprise, ainsi que la convention collective et le régime des salaires. Elles doivent également lui fournir « en vue de publication et d'autorisation […] leurs budgets prévisionnels », « les PV des assemblées générales », « leurs états financiers », « les PV des conseils d'administration », ainsi que « les rapports d'audit ».

En plus de la question de la viabilité d'une telle architecture institutionnelle, le projet de construction par la base, s'il s'applique un jour, ne manquera pas de provoquer des tensions entre des structures locales dépourvues de toute autonomie et un président de la République, centre de décision unique affirmant donner le pouvoir au peuple.

Le faux discours souverainiste

À l'oxymore institutionnel viennent s'ajouter deux difficultés logiques renvoyant à la manière dont le chef de l'État se positionne par rapport aux questions de l'économique et du social.

En premier lieu, le discours « souverainiste » de Kaïs Saïed entre en contradiction avec la politique économique de son gouvernement. Ses rodomontades verbales — il s'en était pris aux agences de notation internationales — autour de la souveraineté de la Tunisie, ainsi que de la nécessité d'établir une relation d'égal à égal avec les bailleurs de fonds, se situent aux antipodes de la démarche de son gouvernement qui consiste à négocier un nouveau prêt avec le FMI. D'ailleurs, le budget 2022 a été conçu de manière à anticiper les « réformes » préconisées par le FMI. Grosso modo, il s'agit pour l'État de se soumettre à un cahier des charges qui prévoit la réduction de la masse salariale du secteur public, la levée des subventions sur les hydrocarbures — entrée en vigueur depuis le 14 avril 2022 — et les produits de première nécessité, l'allégement de la fiscalité sur des sociétés privées, ainsi que la restructuration et la privatisation des entreprises publiques. Les mesures gouvernementales annoncées sont ainsi en complet décalage avec un discours présidentiel qui prône aussi bien le remplacement du produit intérieur brut (PIB) par le « bonheur intérieur brut » que l'émancipation vis-à-vis des bailleurs de fonds internationaux. Un tel plan de réformes économiques est gros de conflits sociaux dans un proche avenir.

En second lieu, son approche institutionnelle ne peut apporter en tant que telle de réponse aux problèmes économiques et sociaux du pays. Or, la pensée et la pratique de Kaïs Saïed consistent à réduire la crise tunisienne à celle de son régime politique. À cet égard, son discours du 13 décembre 2021, prononcé en vue de présenter sa feuille de route pour l'année 2022, reproduit l'approche politico-institutionnelle structurant la grammaire politique de la décennie précédente. Persuadé que « le problème de la Tunisie d'aujourd'hui est constitutionnel »6, le chef de l'État s'est contenté d'égrener un calendrier politique calé sur les dates symboliques de l'histoire tunisienne : le 25 juillet 2022, jour anniversaire de l'institution de la République, sera organisé un référendum sur les réformes constitutionnelles, et le 17 décembre, nouvelle date anniversaire de la révolution, sera celle des élections législatives anticipées.

Le lexique juridico-politique du président est aux antipodes de celui de la démocratie représentative et de l'État de droit qui a dominé le récit de la « transition démocratique », mais il risque de se heurter à la même incapacité que ses prédécesseurs à répondre aux demandes de reconnaissance des catégories défavorisées dont il s'est fait le champion. Kaïs Saïed attribue aux arrangements institutionnels une efficacité qu'ils n'ont pas.


1Jean-Yves Pranchère, « Quel concept de populisme ? », Revue européenne des sciences sociales, 58/2, 2020.

2Bertrand Meheust, La politique de l'oxymore, Paris, La Découverte, 2015.

3La révocabilité des mandats ne concerne que les délégués de la base, et non le président de la République qui, élu au niveau national, bénéficie ainsi d'un surcroît de légitimité par rapport à des représentants élus localement.

4Zied Krichen, « Au cœur du projet de Kais Saïed, “la construction de la démocratie par la base” et l'illusion de rendre le pouvoir au peuple : lorsqu'on abolit le politique, on instaure le fascisme (en arabe) », Le Maghreb, 29 septembre 2021.

5Sadri Khiari, « Démocratisme et dictature plébiscitaire », Barralaman, 3 janvier 2022.

6Asma Sleymia, « De la révolution du 14 janvier à la révolution du 17 décembre : avec qui Kaïs Saïed règle-t-il ses comptes (en arabe) ? », Legal Agenda, 17 décembre 2021.

Les raisons de la complaisance israélienne envers la Russie

Dans le concert des nations « occidentales », la voix d'Israël détonne sur la crise ukrainienne. Et les dirigeants de ce pays ne veulent pas s'opposer frontalement à Vladimir Poutine auquel ils sont liés par des intérêts stratégiques et économiques. Au risque de fâcher l'allié américain.

Depuis le début de l'invasion russe de l'Ukraine, le 24 février, Israël s'est installé dans une attitude politique unique en son genre du côté de ce qu'on nomme généralement le « camp occidental ». Tout en ayant voté le 2 mars (après quelques hésitations) la résolution adoptée par 141 pays dénonçant la guerre menée par Moscou et exigeant que la Russie retire ses troupes immédiatement, Tel-Aviv a refusé de se joindre aux sanctions économiques engagées contre ce pays et certains de ses dirigeants, et de fournir aux Ukrainiens du matériel militaire, même « défensif ». Jusqu'ici, il n'a pas voulu non plus procurer à Kiev son système de défense antiaérienne « Dôme de fer » qu'il utilise pour contrarier les lancements de roquettes sur son territoire depuis la bande de Gaza ou le sud du Liban, et n'a proposé aux Ukrainiens que des livraisons de vêtements ou un hôpital de campagne. Enfin, il rejette depuis le début de la guerre l'entrée de réfugiés ukrainiens sur son territoire.

Parallèlement, Israël cherche à se présenter sur la scène internationale comme un intermédiaire entre Moscou et Kiev. Son premier ministre Naftali Bennett a été l'un des très rares interlocuteurs internationaux longuement reçus (le 5 mars) à Moscou par Vladimir Poutine. Et le 16 mars, le quotidien britannique Financial Times indiquait qu'il avait fourni aux Russes et aux Ukrainiens un « plan » en 15 points destiné à mettre fin à cette guerre1.

Raids aériens sur la Syrie

Indubitablement, la place occupée par la Russie au Proche-Orient depuis 2015 impacte grandement l'attitude adoptée par Israël. Comme l'a dit Yaïr Lapid, son actuel ministre des affaires étrangères (et selon un accord de coalition, futur premier ministre) depuis cette date, qui a vu Moscou intervenir militairement de manière massive dans le conflit intérieur syrien, « Israël détient une frontière commune avec la Russie », un pays dont il ne peut désormais négliger la puissance politique. De fait, Israël a négocié avec Moscou un accord tacite de coordination lui permettant de bombarder des sites militaires iraniens en Syrie et les convois transférant des armes iraniennes au Hezbollah au Liban. Cet accord, avec quelques menus accrocs, a perduré jusqu'aujourd'hui, permettant à Israël de mener des centaines de raids aériens en Syrie depuis cinq ans et, dans la période récente, de détruire par exemple des centaines de drones iraniens en Syrie.

C'est d'abord cet accord que le gouvernement israélien cherche à préserver en refusant de se joindre aux sanctions internationales contre Moscou. Car « si les Russes décidaient de couper la ligne de téléphone rouge, nous devrions réfléchir à la possibilité de continuer ou pas nos frappes en Syrie »2, explique Giora Eiland, un ancien général et ex-directeur du Conseil de sécurité nationale israélien. L'impact d'une fâcherie avec Moscou pourrait être grave si la Russie, par exemple, décidait en rétorsion de brouiller les signaux de navigation destinés aux transports militaires, et pire encore, ceux des transports civils. Une impossibilité israélienne de poursuivre ses frappes aériennes sur l'Iran en Syrie déboucherait, entend-on aussi dans les milieux sécuritaires israéliens, sur un « triomphe du Hezbollah » libanais, qui verrait ses approvisionnements en armements iraniens atteindre des volumes à ce jour inconnus. Bref, Israël n'aurait pas les moyens de fâcher l'ours russe outre mesure.

Le poids des oligarques

Mais il est un autre motif qui explique l'attitude complaisante d'Israël envers Moscou. Entre le 8 et le 11 mars, un discret ballet a survolé les cieux israéliens. Au moins 14 jets privés, et peut-être plus, ont atterri sur le tarmac de l'aéroport Ben Gourion, près de Tel-Aviv. En sont descendus de nombreux oligarques russes, accompagnés de leurs familles, de leurs proches et sans doute, des quelques avoirs liquides qu'ils avaient pu emporter dans leurs bagages. Parmi ces richards figurait Roman Abramovich, célèbre propriétaire russe du club de football de Chelsea, qui avait trouvé le moyen, juste avant son départ, de se faire octroyer un passeport portugais — moyen pour lui de devenir européen et d'espérer ainsi échapper aux sanctions imposées par les États-Unis et les Européens. En attendant, Abramovich avait jugé plus prudent d'évacuer le continent européen pour se réfugier… chez lui, en Israël (une enquête a été ouverte contre lui au Portugal, suspectant l'oligarque d'avoir obtenu son passeport grâce à un faux témoignage).

Si ces oligarques, dont plusieurs sont très proches de Poutine, ont pu être accueillis sans entrave en Israël, c'est pour deux motifs essentiels : le premier est que, contrairement à la plupart des oligarques russes, ils sont juifs et bénéficient à ce titre de la « loi du retour », qui stipule que tout juif s'installant en Israël reçoit instantanément la citoyenneté du pays. Le second motif est, lui, plus prosaïque : depuis la résolution de l'Assemblée générale de l'ONU et les décisions américaines et européennes d'imposer à la Russie des sanctions économiques d'une dimension encore inédite, incluant des sanctions visant spécifiquement ses oligarques, Israël est, comme on l'a vu, un des très rares États dits « occidentaux » à ne pas y avoir adhéré.

Connexions politiques

Cependant, la motivation des dirigeants israéliens à protéger le sort et les avoirs de « ses » oligarques s'explique aisément. En effet, ces oligarques juifs, dont certains se sont établis en Israël tout en continuant à détenir des avoirs importants en Russie et dans son pourtour (d'autres ne faisant que détenir la citoyenneté israélienne et des investissements en Israël sans y résider de manière régulière, comme Abramovich) sont venus pour l'essentiel de Moscou ou de Leningrad, mais aussi de Kiev, de Tachkent et d'ailleurs après le démembrement de l'URSS. Au nombre de plusieurs dizaines, ils ont aussi contracté des relations d'affaires avec de nombreux hommes politiques israéliens. Les premiers y ont vu une protection supplémentaire, les seconds une amitié généreusement rémunérée. Un homme comme Avigdor Lieberman, chef de file de l'extrême droite coloniale laïque en Israël, aujourd'hui ministre des finances et ex-ministre de la défense, est connu pour ses très nombreuses accointances avec de nombreux oligarques russes. L'actuel ministre du logement Zeev Elkin en a tout autant. L'ancien chef d'état-major Benny Gantz avait bénéficié de l'aide de l'oligarque Viktor Vekselberg pour lancer sa start-up sécuritaire nommée La Cinquième Dimension.

Comme Vekselberg, la plupart des oligarques russes devenus israéliens ont investi dans des sociétés locales. Mais ils ont aussi fait bénéficier de très nombreux hommes politiques israéliens de leur générosité, soit en les installant aux conseils d'administration de leurs sociétés, soit en finançant leurs campagnes électorales, soit les deux. Aujourd'hui, explique l'avocat d'affaires israélien Ram Gamliel, ils naviguent dans « un climat de panique »3. Et ceux qui ont fait affaire avec eux ont beaucoup à y perdre. Car, selon les estimations, en l'espace de trente ans, le poids de ces oligarques aurait atteint entre 5 et 10 % du PIB israélien. De quoi, effectivement, souhaiter limiter au maximum les effets des sanctions auxquelles ils sont soumis. Deux jours seulement avant l'attaque de Poutine en Ukraine, le magnat Abramovich avait offert 3 millions de dollars (2,73 millions d'euros) à Yad VaShem, le musée israélien de la Shoah. « Le timing, écrit le journaliste israélien Anshel Pfeffer, pouvait difficilement être une coïncidence »4. D'ailleurs, le musée est intervenu dans un premier temps auprès des officiels américains pour leur demander d'exclure des sanctions un homme aussi utile à la mémoire juive, avant finalement de se raviser et de refuser le don offert par Abramovich.

« Un aveuglement moral et historique »

L'attitude du gouvernement sur la question des sanctions n'a suscité que peu de réactions en Israël. Le même Anshell Pfeffer s'est montré outré. « La posture honteuse des dirigeants israéliens devant l'invasion d'un pays indépendant par un dictateur, la manière dont Bennett a évité de prononcer le mot Russie dans ses discours, les très faibles condamnations du ministre des affaires étrangères Yaïr Lapid sont les signes d'un aveuglement moral et historique »5, a-t-il écrit. Cette posture honteuse et cet aveuglement moral ont été incarnés plus encore par la ministre de l'intérieur Ayelet Shaked (extrême droite laïque), qui n'a eu de cesse de refuser l'accueil des réfugiés ukrainiens, et surtout ceux qui ne répondraient pas aux critères les plus stricts du judaïsme. Dans un second temps, se ravisant, elle a proposé que lesdits réfugiés non juifs soient admis, à la condition de disposer d'une famille israélienne d'accueil qui verserait une somme de 10 000 shekels (2 820 euros) de caution au cas où ils ne seraient pas repartis avant trois mois. Elle a aussi dénié l'accès aux soins des réfugiés, hormis pour les « urgences ». Devant un début de tollé — le ministre de la santé Nitzan Horowitz (gauche sioniste) a parlé de « honte » —, environ 12 600 réfugiés ukrainiens auraient finalement été accueillis, dont deux tiers de non-juifs, et un millier aurait été refoulé.

Seules quelques rares figures politiques ont critiqué l'attitude conciliante du gouvernement vis-à-vis de Poutine. Et le débat politique en Israël est resté très modeste. L'ex-ministre de la défense (Likoud) Moché Yaalon a estimé que le gouvernement exagérait le risque d'un soutien affiché à l'Ukraine, et qu'Israël disposait de plus de moyens qu'on ne le croit pour pouvoir s'émanciper en Syrie de l'aval russe pour y mener ses frappes. Ex-ministre des affaires étrangères, Tzipi Livni a récusé l'attitude officielle présentant le dilemme auquel Israël est confronté comme un choix cornélien entre « les intérêts sécuritaires » du pays et ses « valeurs démocratiques ». « Nous devrions être du bon côté de l'Histoire, et ce n'est pas celui de Poutine », a-t-elle lancé. L'opposition à Bennett, combien de divisions ? À l'échelon politique, elle s'est très peu fait entendre.

« Plan de paix » ou capitulation

Le premier ministre israélien a donc pu progresser et proposer, le 16 mars, son « plan de paix ». Celui-ci, sans entrer dans les détails, assurerait que l'Ukraine renonce à toute adhésion à l'OTAN et à toute présence de bases militaires ou de forces de l'OTAN sur son territoire, en échange de quoi elle bénéficierait d'une protection de pays alliés tels que les États-Unis, le Royaume-Uni ou la Turquie, tous membres de l'OTAN. La nature des garanties offertes par ce plan à l'Ukraine n'est pas claire, et l'avenir des territoires ukrainiens préalablement annexés par Moscou (la Crimée et le Dombass) n'est pas évoqué. Sans être chaleureux, l'accueil russe à ce « plan » a été favorable. Mais un proche du président ukrainien Volodymir Zelensky a déclaré au Financial Times qu'aucun accord ne sera signé sans évacuation totale des forces russes du territoire ukrainien. Quelques jours auparavant, Naftali Bennett avait proposé au président ukrainien d'accepter une proposition russe de cessez-le-feu. Les Ukrainiens l'avaient perçue comme une « exigence de capitulation »6, faisant alors savoir aux Israéliens qu'ils jugeaient désormais leur médiation inutile.

Washington, de son côté, se montre par moments agacé, et même exaspéré, par la distance que prend avec lui son « meilleur allié » sur la guerre en Ukraine. Steve Cohen, Maria Elvira Salazar et Tom Malinovski — trois élus démocrates — ont écrit à la Maison-Blanche que « sanctionner Abramovich est une affaire urgente », lui demandant de « mettre tous ses moyens en œuvre » pour s'emparer de l'argent que l'oligarque met au service de Poutine afin qu'il « soit utilisé à la défense de l'Ukraine, au rapatriement [des populations émigrées] et à la reconstruction » du pays. Mais la critique la plus véhémente est venue de Victoria Nuland, la sous-secrétaire d'État américaine aux affaires politiques. Interrogée par la chaîne israélienne numéro 12, elle y a tenu des propos peu amènes : « Nous devons pressurer le régime [de Poutine], lui refuser les revenus dont il a besoin, pressurer les oligarques qui l'entourent », avant d'ajouter qu'Israël ne voudrait certainement pas « devenir le dernier refuge de l'argent sale qui alimente les guerres de Poutine ». L'adhésion d'Israël aux sanctions internationales, a-t-elle conclu, est plus importante aux yeux de Washington que les efforts de médiation entrepris par son premier ministre. Ces propos, a commenté Aaron David Miller, membre de premier plan du think tank Carnegie Endowment for International Peace, ont représenté « le pilonnage [par Washington] le plus dur contre la politique israélienne depuis très longtemps »7.


1Max Seddon, Roman Olearchyk, Arrash Massoudi et Neri Zilber, « Ukraine and Russia explore neutrality plan in peace talks », Financial Times, 16 mars 2022.

2Dahlia Scheindlin, « Should Israel arm Ukraine ? Israeli generals speak out », Haaretz, 16 mars 2022.

3Shuki Sadeh, « The great Jewish oligarchs escape : « The ground is trembling. They will steam into Israel » », Haaretz, 11 mars 2022.

4Anshel Pfeffer, « Nothing excuses Israel's moral failure on Putin and his war in Ukraine », Haaretz, 4 mars 2022.

5Ibid.

6Jonathan Lis, « 'Bennett wants Ukraine to surrender' : Ukraine senior official says Israel's mediation is useless », Haaretz, 11 mars 2022.

7Ben Samuels, « U. S. growing alarmed over Israel's safe harbor for Russian oligarchs », Haaretz, 13 mars 2022

Missiles russes sur l'Ukraine, explosion économique en Tunisie

Comme pour d'autres pays de la région, la guerre en Ukraine va peser lourd sur les fragiles équilibres économiques tunisiens. Hausse des coûts des subventions et du blé, chute du tourisme qui a déjà souffert de la pandémie, le tout à un moment où le pays est en pleine négociation avec le FMI pour pouvoir boucler son budget 2022.

Quand le président russe Vladimir Poutine a annoncé, mardi 20 février 2022, son intention d'envahir l'Ukraine, les indicateurs économiques internationaux ont commencé à s'affoler. Les places boursières ont vacillé. À Hongkong, l'indice Hang Seng a reculé de 3,2 %, tandis que le Dow Jones a chuté de 1,5 % à New York, et qu'à Paris, le CAC 40 a baissé de 3 %. Et les bouleversements récents risquent également d'affecter la Tunisie. Dans la loi budgétaire de 2022, le gouvernement a fait ses calculs sur la base d'un prix du baril de pétrole estimé à 75 dollars (68 euros) ; or, celui-ci a largement franchi la barre des 100 dollars (90,59 euros). Et pour ses approvisionnements en blé, le pays est en effet fortement dépendant de l'Ukraine et de la Russie.

Une coopération aux mille facettes

La Tunisie a établi des relations diplomatiques avec l'Ukraine en vertu d'un protocole signé le 24 juin 1992 à Kiev. Ces relations ont commencé les dernières années à connaître un développement et une diversification remarquables. Une commission mixte intergouvernementale sur la coopération économique commerciale, scientifique et technique a été instaurée en vertu d'un accord signé le 7 décembre 1993 à Tunis. En 2016, les deux pays ont conclu une série d'accords de coopération. Ainsi, une équivalence est automatiquement accordée aux diplômes ukrainiens dans les spécialités scientifiques, à l'exception de la médecine. La procédure d'obtention d'un visa ukrainien depuis la Tunisie a été simplifiée. Depuis le 26 avril 2016, un vol direct assure la liaison entre les deux capitales, afin d'encourager notamment l'afflux des touristes. En effet, 11 000 touristes ukrainiens ont visité la Tunisie en 2016. Ce chiffre a doublé l'année suivante pour atteindre les 23 000. Il était même question en 2017 d'installer en Tunisie une usine d'Ukravauto, un constructeur automobile ukrainien.

En 2019, la coopération s'est élargie au secteur bancaire, à travers la signature d'un protocole d'accord entre la Banque centrale d'Ukraine et son homologue tunisienne. L'objectif étant de développer un cadre de coopération et d'échange de connaissances en matière de politique monétaire, de réglementation des changes et de communication. L'accord a été signé le 5 septembre 2019 à Kiev par le gouverneur de la Banque centrale tunisienne Marouane El-Abassi.

En février 2021, à l'issue d'une réunion entre l'ancien ministre tunisien de la défense Ibrahim Bertagi et l'ambassadeur d'Ukraine à Tunis, il a été question de poser les jalons d'une coopération militaire dans les domaines du développement et de la formation — en particulier en médecine —, et des efforts ont été déployés pour faire connaitre les produits tunisiens sur le marché ukrainien. Dans ce contexte, la Fédération tunisienne des artisans et des petites et moyennes entreprises a organisé à Kiev, du 26 octobre au 3 novembre 2021, un salon des produits tunisiens.

La sécurité alimentaire plus que jamais en péril

La guerre lancée par Moscou entraînera des conséquences sur la coopération bilatérale tuniso-ukrainienne, et risque d'affecter l'approvisionnement tunisien en céréales. En effet, la Tunisie dépend à 80 % des marchés russe et ukrainien pour les importations de céréales. Elle importe à hauteur de 60 % de sa consommation en blé auprès de ces deux pays, et en particulier de l'Ukraine. L'année écoulée, la Tunisie a importé 984 000 tonnes de blé ukrainien contre 111 000 tonnes de blé russe.

Or, en 2022, la Tunisie aura sans doute des besoins accrus en céréales, en raison de la sécheresse, des changements climatiques et de l'aggravation des problèmes structurels du secteur agricole. À cet égard, le ministère du commerce a assuré disposer d'un stock de blé tendre couvrant les besoins de la population jusqu'à fin juin 2022, précisant que les provisions de blé dur et d'orge suffiront jusqu'à la fin mai. En outre, le ministère a déclaré qu'il s'adressera à l'Argentine, l'Uruguay, la Bulgarie et la Roumanie pour s'approvisionner en blé tendre, et à la France pour l'orge fourragère.

De fait, l'attaque russe contre l'Ukraine remet en question la sécurité alimentaire tunisienne, alors que le cours mondial des céréales pourrait grimper de 50 %. Le jeudi 24 février 2022, les contrats à terme sur les cargaisons américaines de blé et de maïs ont enregistré leur niveau d'échange le plus élevé. Le prix du soja utilisé dans les huiles végétales a également enregistré son plus haut niveau depuis 2012. Et à moins d'un mois du ramadan, la pénurie commence déjà à se faire ressentir. Les grandes surfaces restreignent les ventes de pâtes et de farine, n'autorisant à chaque client qu'un nombre limité de paquets.

Envolée des cours de l'énergie

L'accès à l'énergie est également gravement affecté par la crise russo-ukrainienne. Le prix du baril de pétrole a franchi la barre symbolique des 100 dollars (90,59 euros). Côté tunisien, cela entraînera une inflation encore plus rapide, surtout avec la décision du ministère tunisien de l'énergie de réduire progressivement les subventions sur le carburant. Les sanctions occidentales — notamment l'exclusion des banques russes de la plateforme interbancaire Swift — pesaient déjà lourd sur les transactions énergétiques. Et voici que les mesures visant les exportations russes contribueront à tendre davantage le marché, en l'absence d'une alternative immédiate.

Certains acteurs du Golfe, notamment le Qatar, tentent actuellement d'exploiter la nouvelle donne énergétique pour répondre aux besoins européens, en coordination avec l'Algérie. À ce niveau, la situation n'est pas complètement dénuée d'avantages pour la Tunisie qui pourrait tirer profit de l'augmentation de sa part des flux de gaz algérien qui transitent par le gazoduc traversant le territoire tunisien. Les pertes engendrées par l'envolée des cours de l'énergie pourraient ainsi être en partie compensées.

Cependant, la crise énergétique qui se profile affectera significativement l'équilibre des finances publiques. Le budget de 2022 ayant été estimé sur la base d'un prix du baril à 75 dollars, il faudra refaire les calculs. D'autant plus que d'importantes ressources en devises seront désormais consacrées aux importations d'énergie. Surtout quand on sait qu'une hausse d'un dollar du prix du baril de pétrole coûte à l'État environ 140 millions de dinars (43,3 millions d'euros).

Par conséquent, le déficit énergétique et alimentaire entraînera au niveau tunisien une hausse des charges de la caisse de compensation et davantage d'inflation. Le secteur du tourisme déjà sérieusement malmené ne sera pas à l'abri. Avant la déferlante de la Covid-19, quelques 633 000 touristes russes et 29 000 Ukrainiens avaient visité la Tunisie en 2019, contre respectivement 2 279 et 1 299 en 2020. Difficile d'imaginer leur retour en 2022, alors que le monde se rétablit progressivement de la pandémie. La guerre russo-ukrainienne et les sanctions économiques risquent donc aussi d'ajourner encore une fois le retour à la normale du tourisme tunisien. Pas de quoi renforcer la position de la Tunisie dans ses négociations actuelles avec le Fonds monétaire international (FMI).

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Article publié initialement sur Nawaat.

Algérie. Les hésitations du pouvoir paralysent la croissance

Inflation en hausse, persistance du chômage massif, importations en berne : par frilosité autant que par choix du duo qui dirige l'Algérie, les réformes économiques sont en suspens. La hausse actuelle du prix du pétrole ne devrait pas changer la donne pour une population gagnée par l'appauvrissement.

Un peu plus de deux ans après son installation au pouvoir, le duo qui dirige officiellement l'Algérie — Abdelmajid Tebboune, chef de l'État, et Saïd Chanegriha, chef de l'armée — s'accroche désespérément à son double refus : non à l'endettement extérieur qui mettrait en péril l'indépendance nationale, et non à une gestion plus économique et moins politique des réserves de devises de la Banque d'Algérie. Le gouvernement les surveille comme le lait sur le feu et les thésaurise au maximum, au détriment des dépenses en monnaies étrangères (marchandises, services, allocations diverses…), comprimées au-delà du raisonnable bien qu'indispensables à tout développement économique et social. Toute la politique économique du pays est en réalité indexée sur le niveau des réserves de devises.

Cette obsession du bas de laine s'explique en partie par l'histoire de la précédente crise pétrolière des années 1985-1999, marquée comme celle de 2014 par un effondrement prolongé du cours des hydrocarbures. À l'époque, Alger n'avait pas réduit ses importations et s'était endetté pour financer, tant bien que mal, son train de vie en période d'effervescence politique puis sécuritaire. Résultat, il fallut en 1994 accepter le recours au Fonds monétaire international (FMI), abandonner le monopole de l'État sur le commerce extérieur en échange d'un rééchelonnement de la dette extérieure qui étranglait le pays, et réduire de moitié la valeur du dinar.

Les importations, variable d'ajustement

Cette fois, le choix a été d'éviter tout emprunt extérieur et de faire des importations la variable d'ajustement. Entre 2014 et 2020, elles ont été presque divisées par deux1, déprimant en profondeur l'activité économique et l'emploi et gonflant les prix.

L'autre raison de ce choix, digne de pays hyper endettés, est politique. Diplomates et (surtout) militaires redoutent qu'en cas de recours au FMI une condition politique non écrite soit l'abandon de la cause de l'indépendance sahraouie dans le conflit du Sahara occidental2, conflit où le Maroc a marqué des points depuis 2019 grâce à l'appui des États-Unis et d'Israël. La haute hiérarchie militaire serait alors placée devant un choix détestable à ses yeux : abandonner une cause qu'elle défend bec et ongles depuis près d'un demi-siècle ou sacrifier une bonne partie de son budget — le premier du pays (11 milliards de dollars, soit 9,85 milliards d'euros cette année) — au nom de l'austérité et du retour vers l'équilibre budgétaire.

Le plus spectaculaire et le plus pénible dans l'amputation des importations aura été pour les populations le retour des grandes pénuries et, pour les industriels, la disparition imprévue des composants indispensables à leur activité. Le lait, l'huile, les médicaments, les automobiles, les pièces de rechange disparaissent périodiquement ou donnent lieu à des queues interminables. Les oukases du ministère du commerce, qui régit les importations à coup de décisions brutales, n'arrangent rien. En juillet 2021, il bloque l'entrée du lait en poudre malgré les mises en garde des professionnels sur le risque d'une rupture de la chaine d'approvisionnement. Mi-décembre, le ministère la rétablit en catastrophe et, en prime, subventionne le blé dur vendu aux fabricants de pâtes alimentaires.

La Loi de finances 2022 publiée le 31 décembre 2021 introduit des taxes très lourdes sur les portables, les logiciels, l'électronique. Moins d'un mois et demi plus tard et à quelques jours du troisième anniversaire du début du Hirak, le président de la République les suspend en plein conseil des ministres et abandonne définitivement les droits de douane sur les produits alimentaires importés. Les achats d'automobiles neuves sont interdits depuis cinq ans, une aberration dans un immense pays dépourvu de transports de masse où c'est le seul mode de transport disponible. Du coup, le prix de l'occasion s'envole, et dans les grandes villes, les embouteillages n'ont rien perdu de leur vigueur.

Cet effort désespéré pour stabiliser les marchés réussira-t-il mieux que les précédents ? On peut en douter, d'autant que le financement du déficit budgétaire (4 175,2 milliards de dinars algériens (DA) avant le gel des taxes du 13 février 2022, soit près de 26,27 milliards d'euros au taux de change officiel) par la planche à billets fait de la banque centrale un satellite du ministère des finances, l'endettement intérieur représentant déjà près de 50 % du PIB. S'y ajoute une dépréciation accélérée du taux de change dont l'écart avec le marché parallèle a rarement été aussi élevé. L'écart entre le taux officiel et le taux du marché parallèle est en effet de 50 % sur le dollar et de 20 % sur l'euro. La Banque d'Algérie déprécie plus le billet vert qui augmente les recettes budgétaires en dinars, et moins la monnaie européenne qui finance le gros des importations (sauf celles en provenance de la Chine, premier fournisseur, et de la Turquie).

Le cocktail est explosif et pourrait déboucher sur une inflation ouverte à deux chiffres sur le modèle latino-américain. Celle-ci est déjà là, avertit un ancien gouverneur de la Banque d'Algérie.3

Une économie qui croît moins vite que la population

Pas étonnant que dans cet environnement négatif, la hausse des prix batte des records : + 9,2 % entre octobre 2020 et octobre 2021 selon l'indice des prix officiel inchangé depuis les années 1970, malgré des subventions onéreuses pour l'énergie et l'alimentation — les statistiques sur le prix et le chômage sont traditionnellement sous-estimées — et une croissance aux abonnés absents. Selon le FMI, dès l'année prochaine, l'économie croîtra moins vite (à peine + 0,2 % par an en moyenne entre 2024 et 2026) que la démographie (environ un million d'Algériens de plus par an).

Le baril de pétrole à 100 dollars (89,6 euros) sauvera-t-il l'Algérie de la catastrophe ? Même s'il trouve son origine davantage dans l'envolée des prix mondiaux que dans celle de la production locale, c'est l'espoir des autorités qui financent grâce aux plus-values de la fiscalité pétrolière leurs récentes mesures sociales — dont une allocation chômage pour les jeunes de moins de 40 ans et des baisses d'impôt —, mais il n'est qu'en partie fondé. Faute d'investissements étrangers depuis une bonne vingtaine d'années maintenant, la production de pétrole baisse ; celle du gaz se maintient, mais le marché intérieur accapare une part croissante des ressources, laissant de moins en moins de volumes disponibles pour l'exportation. Plus du tiers de la production est absorbé par la consommation domestique, en particulier les carburants et le gaz naturel qui sert à produire la quasi-totalité de l'électricité du pays. Certains spécialistes algériens prédisent même la disparition des exportations de brut pour 2030. La hausse de la production en 2021 (+ 5 %) concerne le gaz naturel grâce à l'entrée en production de plusieurs champs exploités par des compagnies étrangères.

D'autre part, le système de prix adopté par la compagnie nationale Sonatrach entraîne également des moins-values importantes. Au début des années 1980, le ministère de l'énergie a indexé les prix du gaz sur les cours de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) publiés chaque mois. Comme les prix du brut ont moins monté que ceux du gaz, Sonatrach a moins profité du boum que ses concurrents sur les ventes de gaz naturel.

Le pétrole à 100 dollars ne réglera pas la question du pouvoir d'achat. La hausse des prix de ces derniers mois et le gel de fait des rémunérations depuis au moins dix ans dans le secteur public — en 2011, le président Abdelaziz Bouteflika avait relevé les traitements de la fonction publique, et en un an la masse salariale avait augmenté de plus de 50 % — créent un risque d'explosion sociale chez les trois millions de fonctionnaires qui forment traditionnellement la base sociale du pouvoir.

Pour la majorité de la population active, les millions de travailleurs du secteur informel sans papiers et sans droits sociaux, la situation est pire encore, comme celle des diplômés de l'enseignement supérieur qui sont des dizaines de milliers à chaque rentrée à ne pas trouver de place sur le marché du travail. Sans parler de la grande pauvreté qui affecte en partie les hauts plateaux et le sud. L'économie n'a rien à leur offrir et la fuite vers l'étranger devient un mirage qui attire de plus en plus de jeunes. Il n'est pas sûr que l'allocation chômage promise le 15 février par le président Tebboune et soumise à des multiples conditions renverse la vapeur. Les jeunes en seront-ils les seuls bénéficiaires ? Les rumeurs les plus folles traversent déjà les grandes villes, et les modestes bureaux de l'Agence nationale de la main-d'œuvre (ANEM), sans grands moyens, sont depuis l'annonce présidentielle assaillis par les quémandeurs.

Échecs en politique étrangère

Beaucoup reposera sur les épaules du nouveau ministre des finances, Abderrahmane Raouya, 62 ans, ancien directeur général des impôts, qui remplace Aïmane Benabderrahmane, premier ministre qui cumulait sa fonction avec celle de grand argentier. Sera-t-il bientôt évincé ? Il a à son passif quelques ratages fiscaux d'importance comme l'imposition des avocats, finalement abrogée après une grève de ces derniers. L'échec est rarement sanctionné par le régime algérien, à l'exemple du ministre des affaires étrangères qui collectionne les revers diplomatiques comme la position ambiguë de Washington sur le Sahara occidental, l'absence de date pour le prochain sommet arabe d'Alger ou l'échec de la suspension de l'adhésion d'Israël à l'Union africaine lors de sa dernière réunion de février 2022. Des rumeurs ont évoqué son renvoi, mais, dit-on, le chef de l'armée s'y serait opposé…

Un rayon de soleil dans cette atmosphère sombre : la nomination comme ministre de la culture de Soraya Mouloudji, une parente du célèbre chanteur parolier du Saint-Germain d'après-guerre à Paris. L'un de ses tubes ne s'intitulait-il pas « Un jour, tu verras » ?


158,5 milliards de dollars en 2014 (52,4 milliards d'euros), 34,4 milliards (30,81 milliards d'euros) en 2020 selon le ministère des finances.

2En 1994, Alger avait dû renoncer à ses ambitions nucléaires et signer le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) sans que cela figure officiellement dans l'accord.

3Mohamed Laksaci, « Résurgences de l'inflation et stabilisation en perspectives : références au cas algérien », 20 février 2022. Ancien gouverneur de la banque centrale (2001-2016), il est favorable à l'emprunt extérieur et dénonce le financement monétaire du déficit budgétaire.

L'Égypte tente le non-alignement

Les conséquences de la guerre menée par la Russie en Ukraine vont bien au-delà du territoire européen. L'Égypte qui tente depuis quelques temps de retrouver son rôle de leader régional n'est pas épargnée. Appelant à une réunion d'urgence de la Ligue des États arabes, elle veille à préserver ses intérêts sans s'aliéner aucune des parties.

Les répercussions sur l'Égypte de la guerre russe en Ukraine pourraient se limiter aux conséquences sur l'approvisionnement en blé ou sur le recul du tourisme. Mais d'autres conséquences stratégiques directes ou indirectes pourraient toucher plus généralement le Proche-Orient, y compris l'Égypte, au vu du rôle de cette dernière et de son poids central au niveau régional. Le Caire a par ailleurs développé au cours des dernières années une politique étrangère équilibrée entre la Russie et les puissances occidentales, de même que de très bonnes relations à la fois avec la Russie et l'Ukraine.

Les scénarios possibles quant à l'évolution de la situation laissent difficilement penser que l'Ukraine sera un pays stable à l'avenir. Cela aura forcément pour conséquence un changement dans les relations à venir.

Le grenier à blé

Dans les circonstances actuelles, la priorité de la cellule de crise du gouvernement égyptien, présidée par le premier ministre, est la dimension économique. Selon les experts économiques, les politiques menées par Le Caire sur la dernière période devraient lui permettre d'éviter un impact instantané de la crise ukrainienne, notamment concernant la question du blé. L'Égypte importe 50 % de ses besoins en blé de la Russie, et 30 % de l'Ukraine. Or le pays a adopté un plan de stockage du blé en plus de sa production locale qui viendra s'y ajouter au début du printemps. Toute cette quantité devrait garantir les besoins du pays pour les neuf prochains mois.

Si la crise se prolongeait, le pays devrait alors se tourner vers d'autres partenaires, comme les États-Unis, le Brésil ou l'Australie, ce qui se révélerait plus coûteux, d'autant que cette différence de prix sera assumée par le programme de subvention du pain qui concerne une large frange de la population. Il faudrait alors procéder à une révision de ce programme. Les experts estiment en effet qu'en l'état actuel les bénéficiaires des subventions ne sont pas seulement les catégories sociales qui en ont réellement besoin et que des économies pourraient être réalisées en ciblant les seules populations fragiles. Quoi qu'il en soit, pour l'heure, c'est le gouvernement qui devra assumer le coût de son financement au vu de ses implications politiques, le blé étant un produit stratégique dont il n'est pas question de se passer.

On pourrait considérer que la question de l'approvisionnement en blé est à l'Égypte ce que celle du gaz est à l'Europe. Mais c'est un défi supplémentaire, car la production du gaz russe qui passe par les gazoducs pourrait continuer même en temps de guerre, tandis que la production et l'exportation agricole — et en l'occurrence celle du blé — dépendent de plusieurs moyens de transport qui seront forcément impactés par la guerre.

Coup dur pour le tourisme

D'un autre côté, on commence déjà à voir les effets de la guerre en Ukraine sur le tourisme égyptien, et ce alors que ce secteur vient tout juste de connaître une amélioration après le recul accusé à cause de la pandémie de la Covid-19, et la crise entre Le Caire et Moscou à la suite du crash d'un avion russe fin octobre 2015. Ainsi, les revenus du tourisme sont passés de 4 milliards de dollars (3,58 milliards d'euros) en 2020 à 13,03 milliards de dollars (11,67 milliards d'euros) en 2021. De plus, le tourisme russe et ukrainien n'est pas juste un indicateur pour le marché, en particulier dans les villes qui donnent sur la mer Rouge. Il représente également un gage de sécurité avec un effet d'entraînement pour les touristes européens, notamment pour ceux en provenance d'Allemagne et du Royaume-Uni. Autant dire que tout ce marché sera fortement impacté par la situation actuelle, faisant peser une autre difficulté sur l'économie du pays.

On peut distinguer deux attitudes de la politique étrangère égyptienne dans la gestion des crises. La première est celle de « l'adaptation », que l'on pourrait appliquer à la crise actuelle. Le Caire a toujours entretenu d'excellentes relations avec Kiev, abstraction faite des polarisations externes dont les différents pouvoirs successifs ukrainiens ont fait l'objet, que ce soit avant 2014 avec un gouvernement prorusse, ou bien après, avec un pouvoir pro-occidental.

Pour l'heure, il n'y a pas de changement de direction prévu, surtout si l'on prend en considération le fait que l'Égypte ne modifiera pas sa stratégie et qu'elle continuera à mener une politique étrangère équilibrée dans ses relations avec la Russie et les États-Unis. En effet, elle n'est pas en mesure de se passer de l'une en échange d'une polarisation en faveur de l'autre.

Indéniablement, cette guerre aura des conséquences au plan international, mais ces changements mettront plusieurs années à s'installer, et le retour à un ordre bipolaire n'en demeurera pas moins exclu, surtout avec la montée en puissance de la Chine qui tend à faire preuve d'une sagesse diplomatique dans la crise russo-ukrainienne. Son rôle crée de fait une marge de manœuvre à l'international, et permettra à l'Égypte d'avoir plusieurs options avec l'une ou l'autre de ces deux parties. L'évolution des positions internationales pourrait même permettre à l'Égypte de renforcer sa stratégie d'adaptation dans le cadre de sa politique étrangère.

Les vertus d'un armement diversifié

D'un autre côté, la question de la coopération militaire demeure importante dans le cadre des équilibres internationaux et de la lutte contre le terrorisme, ce qui joue là aussi en faveur de la politique étrangère égyptienne. L'Égypte a en effet une position claire consistant à rester neutre dans les crises qui ne la touchent pas directement. Cela semble évident pour qui observe sa politique étrangère sur les dernières années. Si elle a militairement pris part à des crises régionales récentes, elle ne l'a fait que pour garantir sa sécurité nationale, en s'appuyant sur les moyens stratégiques à sa disposition. Ce fut le cas en Libye où l'Égypte a tracé ses lignes rouges dans une logique géopolitique tout en réussissant à gagner la confiance des différentes parties, malgré leurs divergences. Mais la situation avec la Russie est différente, car la relation avec Moscou n'est en aucun cas un poids pour l'Égypte, ni un motif qui la forcerait à opter pour une partie plutôt que pour une autre dans la crise actuelle.

De même, les importations égyptiennes en armes depuis la Russie ne constituent pas pour l'instant un problème, tant que les chaînes d'exportation des pièces de rechange ne sont pas impactées. En cela, l'Égypte est logée à la même enseigne que les autres pouvoirs de la région qui partagent ce genre d'intérêt avec la Russie. Elle demeure mieux lotie qu'un pays comme l'Algérie qui dépend principalement des armes russes et serait plus concerné par les sanctions imposées à Moscou. L'Égypte ayant quant à elle diversifié la provenance de son armement, la question est moins stratégique pour elle.

Au niveau régional, il est indéniable que l'Égypte entend se placer comme un acteur central durant cette crise en demandant une réunion d'urgence des délégués permanents de la Ligue des États arabes. Ce faisant, elle cherche à identifier les positions des différents États membres, car bien que la Ligue ne constitue plus un levier de la politique arabe, elle n'en demeure pas moins un mécanisme pour coordonner les différentes tendances. L'adoption d'une politique de non-alignement, l'appel à arrêter toute opération militaire ainsi que l'invitation à passer par les voies diplomatiques pour solutionner la crise constituent probablement la voie idéale pour adopter une position arabe quasi unanime.

En somme, L'Égypte veut minimiser l'impact économique de cette crise et trouver des solutions qui lui permettraient de la traverser. Le régime part du principe qu'il n'a pas à se battre dans les guerres des autres, tout en s'efforçant de construire une politique équilibrée qui préserve ses intérêts et ses relations de coopération avec les différents acteurs, d'autant plus que Le Caire est loin de la Russie et de l'Ukraine, ce qui lui donne une marge de manœuvre.

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Traduit de l'arabe par Sarra Grira.

Les Émirats arabes unis et l'Arabie saoudite, partenaires mais aussi rivaux

Depuis quelques mois, des tensions ont surgi entre les Émirats arabes unis et l'Arabie saoudite, nées des ambitions régionales et internationales de cette dernière. Mais si des divergences peuvent surgir sur tel ou tel dossier régional, comme le Yémen ou les relations avec Israël, les deux pays maintiennent une coopération active.

Pierre Prier. Vous revenez d'un voyage dans le Golfe. Quelles conclusions en rapportez-vous ?

Fatiha Dazi-Heni. Je suis allée aux Émirats arabes unis (EAU) et en Arabie saoudite, où j'ai visité la province orientale. Mes entretiens ont eu lieu essentiellement à Riyad, Abou Dhabi et Dubaï. Aux Émirats, c'étaient surtout des entretiens politiques. Je voulais essayer de comprendre les évolutions de la politique étrangère des EAU et de leurs positions régionales, qui fluctuent entre l'interventionnisme et un narratif très pacifique. J'ai vu des directeurs de think tanks, des conseillers diplomatiques, des chercheurs ; alors qu'en Arabie saoudite j'ai mon réseau d'amis et de personnes avec qui je discute de questions sociales, économiques, qui débouchent souvent sur le politique. J'y ai eu aussi, comme aux Émirats, des entretiens avec des think tanks, pour essayer de comprendre la politique régionale de l'Arabie sous le prince Mohamed Ben Salman (MBS) envers l'Iran et le Yémen.

P. P. Qu'est-ce qui vous a le plus frappée ?

F. D.-H. En Arabie, ce qui m'a frappée c'est à quel point tant les responsables de pouvoir que les Saoudiens en général sont sûrs d'eux et de leur pays, contrairement aux Émirats, où j'ai senti une grande fébrilité de la part des politiques, notamment sur la compétition économique avec l'Arabie saoudite. Leur discours se situe beaucoup plus sur la défensive, et est en même temps agressif vis-à-vis de l'Arabie saoudite. Ils ne m'ont pas dit que l'Arabie était leur principal ennemi, mais c'est tout comme. Un ancien dirigeant, qui n'a plus de position officielle et qui est retiré de la vie publique m'a expliqué : « Il est aujourd'hui plus facile de parler aux Iraniens qu'aux Saoudiens. » Pas des questions régionales, mais de la compétition et de la coopération économiques. Les Émiratis vivent comme une quasi-agression les dernières décisions de Riyad qui consistaient à demander aux grandes multinationales installées dans la région — pour ne pas nommer les fameux hubs de Dubaï —, de venir installer leurs QG à Riyad d'ici février 2024, sinon il n'y aurait plus de contrats qui tiendraient.

Concurrence économique

Évidemment, le grand marché de la région, en dehors de l'Iran, c'est l'Arabie saoudite. Les EAU se sentent vulnérables parce qu'ils ont sous-estimé l'ambition de MBS de vouloir faire de son pays une force de frappe économique. Il a la volonté de creuser la niche de l'industrie du divertissement et du tourisme que l'Arabie a créée, mais aussi la finance, la communication, la technologie et tout ce qui a trait à l'exploration minière hors pétrole, pour exploiter la très grande richesse en minerais de l'Arabie saoudite. La capacité de l'Arabie dans ce domaine n'est pas sous-estimée par les Émiratis, mais ils ont sous-estimé celle d'attirer des investisseurs dans le domaine des services. Et là, cela fait directement concurrence aux Émirats, en particulier à Dubaï.

P. P. Les EAU vont-ils jusqu'à craindre de devenir une sorte de satellite de l'Arabie saoudite ?

F. D.-H. Ils se sentent effectivement menacés de ce point de vue-là ; les Saoudiens, eux, se sentent très à l'aise dans ce domaine, et disent : « Les Émiratis sont bien plus avancés que nous dans le domaine de services, de quoi ont-ils peur ? La concurrence peut être constructive, on peut collaborer avec les EAU ». Il y a chez les Saoudiens une certaine nonchalance, qui ne prend pas du tout au sérieux les Émiratis. Alors que pendant mon séjour, ceux-ci ont pris des mesures visiblement dirigées contre l'Arabie saoudite, par exemple en devenant du jour au lendemain le premier pays arabo-musulman de la région à instaurer le week-end à l'occidentale, samedi et dimanche. C'est une mesure clairement destinée à se positionner comme le pays le plus accessible aux Occidentaux dans la région, en réponse à une décision récente de l'Arabie saoudite de réformer complètement le calendrier scolaire. Les congés d'été ont été considérablement raccourcis, et des vacances courtes de dix à quinze jours ont été fixées au cours de l'année, un peu comme en France, pour contraindre les Saoudiens à consommer chez eux, et à ne pas partir en vacances loin du royaume. L'Arabie a aussi instauré quelques longs week-ends, ce qui n'existait pas avant. Les Émiratis sentent que dans ce domaine la concurrence leur sera très défavorable, car les Saoudiens figurent parmi les touristes les plus assidus aux Émirats. Il y a eu beaucoup moins de touristes saoudiens pendant la pandémie, car les offres de divertissements, de week-ends, etc. se sont multipliées chez eux. Avant, il n'y avait rien de ce genre.

P. P. La future cité saoudienne « Neom » est-elle vue comme une concurrente directe par les Émiratis ?

F. D.-H. Pas pour le moment, car le projet est lent à émerger en Arabie même. On ne peut pas dire que les investisseurs étrangers se bousculent. Peut-être que dans dix ou quinze ans ce sera différent. Mais pour l'instant, les Émirats s'inquiètent de voir que le « Saudi First » a pris en Arabie saoudite, et que cela a un impact sur leur propre économie.

Un nouveau récit national saoudien

P. P. Cette volonté de « saoudiser » la consommation accompagne-t-elle un changement plus profond ? Il semble que les dirigeants saoudiens veuillent redéfinir l'identité du pays sur une base plus nationale que religieuse. On parle d'un changement de date significatif de la fête nationale…

Attention, il ne faut pas confondre la fête nationale, qui célèbre la fondation du royaume moderne d'Arabie saoudite —cela ne change pas — avec une nouvelle date, qui a pris effet cette année, le 22 février, et qui célèbre la création du premier État saoudien en 1727. C'est une mesure interne, je ne pense pas que les Émirats la voient comme une menace. C'est la confirmation, au-delà du Saudi First en matière économique, d'un récit national fort qui s'inscrit dans la longue durée.

P. P. Cette date précède celle de 1744, l'alliance historique entre le Al-Saoud et le prédicateur rigoriste Mohamed Ibn Abdulwahhab, considérée jusqu'ici comme la matrice de l'identité saoudienne… MBS est-il en train de refonder l'Arabie et de mettre fin au « wahhabisme » ?

L'année 1744 était jusque-là celle qui marquait la fondation du premier État Al-Saoud dans le Najd (province centrale). Elle était associée au pacte scellé entre l'imam Mohamed Ben Saoud et le prédicateur Mohamed Ben Abdulwahhab. Dorénavant, c'est le 22 février 1727, nouveau jour férié, qui sert de référence pour célébrer la figure de la famille fondatrice du premier État Al-Saoud, avec comme berceau Al-Diriyah. Ce quartier situé au nord de Riyad fait l'objet d'un agrandissement et d'un réaménagement, alors qu'il était habité par des foyers huppés dont les maisons ont été expropriées selon la volonté du prince héritier, afin d'en faire un lieu de mémoire consacré à la gloire des « pères fondateurs Al-Saoud » en vue d'établir une filiation historique directe avec la création du troisième État Al-Saoud, lorsque le fondateur du royaume moderne procède à son unification en 1932, célébrée comme fête nationale le 23 septembre. Il est clair que MBS tourne le dos à la page du wahhabisme, en mettant fin à sa doxa et au fait que le wahhabisme régulait le destin national saoudien, même si les Saoudiens n'emploient jamais ce mot et le considèrent même comme une hérésie.

P. P. On sent une volonté de rassembler tous les Saoudiens ?

F. D.-H. On sent derrière ce nouveau récit national la volonté de fouiller dans une histoire longue en remontant parfois avant la naissance de l'islam. Une volonté de faire en sorte que les Saoudiens soient fiers de leur territoire, de leur passé. Une nouvelle mythologie est en train d'être mise en place, mais elle implique de s'aligner derrière un leadership auquel il faut absolument se montrer loyal, sinon on est un mauvais citoyen. MBS devient le centre névralgique de la nouvelle nation qu'il veut construire. La mise en avant de la diversité du territoire, des fortes potentialités de ce pays, participe aussi de cette nouvelle fierté nationale. Le pouvoir veut pousser les Saoudiens à découvrir leur pays, à travers ce tourisme interne qui n'existait pas jusqu'ici. Le ministère du tourisme organise de longs week-ends, des vacances dans toutes les régions, sur les bords de la mer Rouge, dans l'est, mais aussi par exemple dans l'Asir, au sud, province montagneuse et verdoyante où on peut pratiquer des sports de plein air, des randonnées, du rafting…

Convergence stratégique sur le plan régional

P. P. Quel rôle cette nouvelle attitude de fierté nationale joue-t-elle dans les rivalités régionales, avec les Émirats, mais aussi, bien sûr, avec l'Iran ?

F. D.-H. Sur le plan géopolitique, il y a beaucoup de convergences entre l'Arabie saoudite et les Émirats. Par exemple, depuis 2019 aux Émirats, et un peu plus récemment en Arabie, depuis le sommet d'Al-Ula qui a scellé la réconciliation avec le Qatar et l'élection de Joe Biden, les deux pays estiment nécessaire une réorientation de la politique régionale : engager la désescalade, moins d'interventionnisme, plus de flexibilité et de dialogue. Ils font le constat que l'allié américain n'est plus entièrement fiable pour garantir leur sécurité, et qu'il faut recalibrer leur politique étrangère en diversifiant leurs partenariats. Plus ils auront de partenaires, mieux ce sera pour la sécurité de la région.

Les Émirats considèrent que les pactes bilatéraux ont atteint leur maximum d'efficacité, et ils penchent maintenant pour des pactes multilatéraux solides, mais limités : des alliances trilatérales, ou quadrilatérales, qui peuvent aussi bien inclure la Chine, l'Inde ou la Corée du Sud, ou encore Israël, la France, et bien sûr les États-Unis et l'Australie. Ils font cette analyse depuis leur divergence de vues avec l'administration Obama sur les printemps arabes et sur leur sentiment d'abandon quand ce dernier a focalisé ses efforts pour signer un accord avec l'Iran sur le nucléaire. L'épisode Obama les a durablement traumatisés. Ensuite est venu l'épisode Trump, mais Donald Trump était trop transactionnel pour être fiable. Joe Biden est considéré comme à la tête d'une administration « Obama III » et ils la perçoivent en outre comme une administration assez faible, divisée et sans cap stratégique clair sur la région.

Les EAU et l'Arabie sont complètement d'accord sur ces points. Et cela explique leur nouvelle stratégie dans le conflit au Yémen : ils ont mené pendant des années des guerres différentes ; les Émirats étaient surtout engagés dans un combat contre l'islam radical et le parti Al-Islah1, et se souciaient peu des houthistes2. L'Arabie saoudite, au contraire, a toujours eu comme ennemi les houthistes, quitte à faire parfois preuve d'une certaine complaisance envers Al-Qaida, ennemi avéré des houthistes. L'Arabie saoudite, c'était « tous contre les houthistes ». Les EAU avaient clairement un autre agenda : s'investir et s'engager dans le sud, s'intéresser aux ports, et se projeter.

Des approches différentes du conflit au Yémen

C'est certainement à cause de ces deux stratégies parallèles que cette guerre est un fiasco militaire, en entamant sa huitième année au mois de mars prochain. En mai 2019, après avoir subi des attaques contre des pétroliers stationnés dans le port de Foujeyra — attaques apparemment diligentées par l'Iran, mais revendiquées par les houthistes —, les EAU ont annoncé leur retrait tactique partiel du Yémen, avec l'essentiel de leur armement lourd et de leurs effectifs. Ils ont bien sûr maintenu leur présence dans plusieurs ports, et ils financent des groupes armés, dont les puissantes « Brigades des géants » constituées pour l'essentiel de combattants salafistes, et les séparatistes du Conseil de transition du Sud. Ce retrait tactique est le fruit d'une prise de conscience que le conflit ne pouvait pas se régler par les moyens militaires, mais les Émirats estiment qu'en restant présents d'une autre manière, ils peuvent gérer le conflit.

Si les Émirats sont la cible des attaques aériennes des houthistes, c'est donc parce qu'ils se sont réengagés aux côtés des Saoudiens, et que ces deux pays intensifient leurs frappes aériennes sur la capitale Sanaa en représailles. Les Émirats et l'Arabie saoudite n'avaient jamais évoqué publiquement leur approche différente du conflit, aujourd'hui, ils coopèrent. D'une façon générale, il est fascinant de voir comment ces deux pays taisent leurs dissensions géopolitiques. Des deux côtés, on m'a dit que les Occidentaux avaient tendance à exagérer l'importance des différends régionaux. Ils vont tout faire pour prévenir l'éclatement d'un nouveau foyer de tension, comme ce fut le cas avec le Qatar. Il est certain qu'un meilleur dialogue sur le plan économique pourrait rassurer les Émiratis. Mais pour l'Arabie, c'est un faux problème. Ils pensent qu'étant donné l'importance de leur population et leur place dans la région, ils n'ont pas à s'excuser d'entretenir ces ambitions.

Pour l'Arabie saoudite, les suites des attaques contre leurs installations pétrolières à Abqaiq en septembre 2019 ont fourni la réponse à leur questionnement sur la garantie de sécurité des États-Unis : Washington n'a pas du tout réagi à l'agression. Malgré la rupture des relations avec l'Iran depuis janvier 2016, Riyad a commencé, via les Omanais, les Irakiens et les Koweïtiens, à engager un dialogue indirect avec l'Iran. Cela a été plus franchement le cas à partir d'avril 2020 à travers l'Irak. Et quand les Saoudiens se sont réconciliés avec le Qatar, ce dernier a offert son outil diplomatique pour faciliter des embryons de mesures de confiance. Les États-Unis ne sont pas hostiles à cette intervention qatarie. Le Qatar a toujours bénéficié de leur confiance, même sous la précédente administration, Donald Trump ayant rapidement compris l'importance du rôle de Doha dans la région et pour le dispositif militaire américain en place.

Divergence sur les Accords d'Abraham 

P. P. Et comment les Saoudiens considèrent-ils les « Accords d'Abraham » qui ont vu les Émirats instaurer des relations diplomatiques avec Israël ?

F. D.-H. La décision n'a rien d'idéologique. Les motivations sont essentiellement sécuritaires, notamment pour compenser l'absence de volonté politique américaine de protéger ses alliés du Golfe (en référence aux frappes à Foujeyra et Abqaiq en 2019) et compenser l'absence de capacités militaires des pays du Golfe à se protéger des attaques de missiles et de drones, les Patriot n'étant pas conçus pour intercepter des attaques et tirs de missile à basse portée. Les Israéliens ont proposé aux EAU leur Iron Dome capable de faire face à ce type d'attaques et parce qu'ils partagent la même analyse concernant la menace iranienne et la nécessité de renforcer l'Accord de Vienne sur le nucléaire iranien, le JCPoA3 pour réduire l'arsenal de missiles balistiques iraniens et mettre fin aux interférences iraniennes dans la région. Néanmoins les EAU choisissent l'argument économique pour vendre à leur population le principe des  Accords d'Abraham avec Israël en le promouvant comme un accord supplémentaire pour diversifier les partenaires économiques et sécuritaires des EAU.

Pour les Émirats, comme me l'a expliqué un ancien responsable de centre d'études stratégiques proche du prince héritier, cet accord avec Israël sert aussi à rester proches des Occidentaux. Le président américain Joe Biden ne contredit pas cette politique, très encouragée par son prédécesseur Donald Trump. Évidemment, l'Arabie saoudite ne peut pas aller aussi loin. Toutefois MBS a déclaré qu'Israël n'était pas l'ennemi de l'Arabie dans la mesure où les Israéliens n'ont aucune intention de s'attaquer à son territoire ni à son environnement, contrairement à l'Iran. On peut parler matériel et sécurité, dit en substance MBS, mais tant que les Palestiniens n'auront pas recouvré leurs droits, il n'est pas question pour moi, dirigeant du pays des deux lieux saints de l'islam, de normaliser les relations avec Israël, d'autant que ma population y est massivement opposée.

La Chine, premier partenaire économique

P. P. Comment les deux pays gèrent-ils leur partenariat avec la Chine ? Comment s'accommodent-ils de leur alliance avec un pays qui persécute une minorité musulmane, les Ouïghours ?

F. D.-H. Ils disent très clairement qu'ils ne veulent pas discuter publiquement de ce sujet. Il est vrai qu'autant MBS que Mohamed Ben Zayed (MBZ) sont assez mal placés pour faire des reproches à autrui sur les droits humains. Peut-être en parlent-ils en privé ; toutefois ils inscrivent assez facilement les Ouïghours dans l'islam radical, et dans un séparatisme qu'il convient à leurs yeux de mater. De toute façon la coopération avec la Chine est très importante pour eux, sur le plan commercial, technologique ; les deux pays ont adopté le réseau Huaweï, les Émirats ont installé la 5G. C'est aussi une réponse au désengagement américain. Les États-Unis ont exercé de fortes pressions contre l'adoption du réseau chinois, craignant des transferts de technologie. Washington s'inquiète également de l'éventuelle attribution à la Chine d'une base navale à Port Khalifa, à Abou Dhabi qui n'a pas démenti l'information.

Les Émirats et l'Arabie saoudite disent en substance aux États-Unis : « Si vous vous désengagez, vous ne pouvez pas nous reprocher de chercher de nouveaux partenaires. La Chine est notre premier partenaire économique, vous êtes notre premier partenaire stratégique de sécurité, on peut faire avec les deux ». De ce point de vue, Riyad et Abou Dhabi sont exactement sur la même ligne. Ils ne font pas de projections sur un partenariat sécuritaire approfondi avec la Chine. Ils ne pensent pas du tout que la Chine y a intérêt. Force est de constater que les grands pays asiatiques sont devenus les premiers partenaires de deux États du Golfe en énergie fossile, en coopération technologique, et aussi pour tout ce qui concerne l'après-pétrole, le nucléaire civil, l'hydrogène et l'énergie solaire.


1Un parti lié au Frères musulmans au Yémen.

2Leur nom fait référence à la famille des fondateurs de ce mouvement, aussi appelé Ansar Allah, qui s'est affirmé dans les années 2000 comme rebelle au pouvoir central.

3Joint Comprehensive Plan of Action, signé le 14 juillet 2015 par l'Iran, les pays du P5+1 (les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies, Chine, États-Unis, France, Royaume-Uni et Russie plus l'Allemagne), ainsi que l'Union européenne.

Enjolivées et falsifiées, les statistiques publiques dans l'Égypte d'Al-Sissi

Les données sociales et économiques officielles égyptiennes ne donnent pas une image fiable de la réalité de la vie dans le pays. Elles comportent de nombreuses irrégularités. Et pourtant, le plus souvent, elles sont adoptées sans examen critique par les acteurs extérieurs.

Jusqu'à présent, l'Égypte s'est extrêmement bien comportée face à la pandémie de Covid-19. C'est du moins ce que disent les chiffres officiels. Avec un peu moins de 360 000 cas jusqu'à début décembre 2021, le pays est en excellente position au regard des normes internationales. Mesurée par habitant, la pandémie n'a fait qu'une fraction du nombre des victimes aux États-Unis ou dans les pays européens. Le problème, c'est que tout porte à croire que ces chiffres présentés par l'administration du président Abdel Fatah Al-Sissi sont faux. Non seulement les récits de témoins oculaires suggèrent que les infections au Covid ne sont pas enregistrées correctement et que les causes de décès sont déclarées de manière erronée ; mais les premières enquêtes sur la surmortalité montrent également que le nombre de décès dus au Covid pourrait être jusqu'à treize fois supérieur à celui déclaré par les autorités.

Dans ce contexte, d'autres statistiques gouvernementales devraient être examinées de plus près. En effet, de nombreuses données sociales et économiques officielles sont difficilement conciliables avec la réalité. Cela apparaît clairement à l'examen des chiffres du chômage. L'Égypte a un taux de chômage de 10,45 % (2020), ce qui est faible par rapport aux normes régionales, et même inférieur aux taux de chômage de pays industrialisés comme l'Espagne et l'Italie. Le problème avec ces chiffres officiels, cependant, est qu'ils sont basés sur un taux de participation extrêmement faible : il semble que de nombreux Égyptiens ne s'inscrivent pas au chômage, notamment parce qu'ils ont peu d'espoir de trouver un emploi sur le marché du travail officiel. Par conséquent, le taux officiel ne reflète en aucun cas le chômage réel dans le pays. Il pourrait en réalité bien plus que doubler, selon les experts du marché du travail.

Des taux de pauvreté minorés

Il est probable que le taux de pauvreté officiel de 29,7 % a également été enjolivé. Dans le rapport du ministère de la planification et du développement économique sur la mise en œuvre de la stratégie de développement durable, il est affirmé que le taux de pauvreté « a diminué en 2020, pour la première fois depuis vingt ans »1. Une affirmation trompeuse pour deux raisons. D'une part, la période de collecte des données n'est pas 2020, mais 2019. Une différence importante, puisque la situation sociale et économique de la population s'est fondamentalement détériorée en raison du début de la pandémie de Corona. Ensuite, selon la Banque mondiale, il n'est pas possible de comparer les chiffres avec ceux des années précédentes, car le seuil de pauvreté est redéfini à chaque enquête.

Des incohérences apparaissent également lorsqu'on examine les statistiques du budget de l'État égyptien. Certes, les documents budgétaires sont généralement accessibles au public, mais les informations indiquées sont souvent incomplètes. Toutes les recettes et dépenses ne sont pas répertoriées. Il en va de même pour la dette publique. Le rapport 2021 sur la transparence fiscale du département d'État américain souligne que les dettes des entreprises d'État n'apparaissent pas. En ce qui concerne la dette extérieure de l'Égypte, l'Egyptian Initiative for Personal Rights (EIPR) a récemment souligné que les chiffres fournis ne sont ni cohérents ni consistants.. Grâce notamment à la construction de passifs éventuels, le gouvernement pourrait disposer d'un bon instrument pour dissimuler le niveau réel de la dette du pays. Aucune information détaillée sur ce genre de garanties publiques n'est publiée.

Par comparaison avec l'international, l'Égypte est nettement moins performante, selon le récent inventaire des données ouvertes (Open Data Inventory, ODIN), en termes de disponibilité des données, et se classe 153e sur 187 pays. Une loi sur la liberté d'information serait nécessaire pour parvenir à une plus grande transparence. Son impact resterait toutefois discutable au cas où les chiffres respectifs seraient déjà falsifiés en amont. La manipulation dans le processus de collecte de données et de production de statistiques est difficile à prouver. Des études montrent que les dictatures manipulent les chiffres, par exemple le calcul du PIB2.

Dans les États autoritaires, le PIB peut être inférieur d'un tiers au montant annoncé par les statistiques officielles.

Des agences d'État sous influence

En ce qui concerne le PIB de l'Égypte, il n'y a pas d'étude à ce jour, mais on trouve des discordances évidentes entre le discours officiel et la réalité. Le gouvernement se réfère à plusieurs reprises au secteur privé comme étant le « moteur de la croissance économique » alors que, dans le même temps, l'indice des directeurs d'achat (Purchasing Managers Index, PMI), collecté de manière indépendante, montre que les activités économiques dans le secteur privé non pétrolier sont en baisse constante depuis des années.

Le problème de loin le plus important n'est donc pas la disponibilité et l'accessibilité des statistiques, mais le manque d'indépendance dans la collecte des données et la production des statistiques. En Égypte, ces dernières sont généralement compilées par l'Agence centrale pour la mobilisation publique et les statistiques (Central Agency for Public Mobilization and Statistics, Capmas). Malgré l'affirmation répétée de son indépendance professionnelle, la Capmas semble manquer d'impartialité et d'objectivité en raison de son imbrication complexe avec l'appareil de sécurité égyptien. Le dirigeant de cette agence est issu de l'armée, comme tous ses prédécesseurs. Un incident récent a révélé l'affrontement entre les agences honnêtes et la présidence. Les représentants de l'État ont tenté d'empêcher la publication de l'enquête 2017-2018 sur la pauvreté selon laquelle le taux de pauvreté national avait augmenté, dépassant 32 %3.

Même situation lorsqu'il s'agit de l'Organisation centrale d'audit (CAO) qui ne produit pas elle-même de statistiques, mais vérifie les chiffres du budget public, et donc la production de données du ministère des finances. Outre le fait que cette agence de contrôle ne fonctionne pas elle-même de manière totalement transparente, elle n'est pas non plus indépendante du président et des militaires. La nomination d'un nouveau président par le président Al-Sissi en 2016 le démontre clairement : l'ancien chef patron du CAO, qui avait critiqué publiquement la corruption en Égypte, a été condamné à cinq ans de prison lors d'un procès à motivation politique en 2018. Son successeur avait auparavant travaillé comme haut magistrat au célèbre Bureau du procureur général de la sûreté de l'État, décrit comme un « outil de répression » central par Amnesty International.

Qu'il n'y ait aucune indépendance du processus de production des statistiques et de son contrôle dans les régimes autoritaires, ce n'est guère surprenant. Des recherches ont mis en évidence depuis des années qu'il existe une relation entre les institutions politiques d'une part, et la facilité d'accès ainsi que la qualité des variables économiques d'autre part. C'est particulièrement vrai pour un pays comme l'Égypte, où l'armée contrôle une grande partie de l'économie. Les dirigeants politiques sous le président Al-Sissi n'ont aucun intérêt à publier des données objectives.

La complicité du FMI

Cependant, les acteurs internationaux continuent d'ignorer les résultats de ces recherches. Le Fonds monétaire international (FMI) a une responsabilité particulière à cet égard, car il a accompagné de près les politiques économiques et sociales de l'Égypte dans plusieurs programmes depuis 2016. L'inclusion sans critique des statistiques officielles égyptiennes dans les rapports par pays du Fonds n'est pas une coïncidence. Au contraire, la présentation enjolivée de la réalité du développement socioéconomique en Égypte est susceptible de servir les intérêts du FMI, qui a de plus en plus mis l'accent sur la dimension sociale de ses programmes ces dernières années. Il en va de même pour l'adoption des chiffres officiels du budget. L'Égypte est aujourd'hui le deuxième plus grand débiteur du FMI, ce qui amène à se demander si ce dernier a réellement intérêt à remettre en question les statistiques budgétaires officielles, notamment en ce qui concerne la solvabilité du pays.

Le véritable problème, c'est qu'en adoptant sans critique des statistiques gouvernementales, le FMI, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) ou d'autres organisations internationales « blanchissent » ces données. Ces statistiques ne sont plus perçues comme des statistiques égyptiennes, mais comme des chiffres provenant d'organisations internationales. Les pays donateurs et les investisseurs internationaux, mais aussi les universitaires et les groupes de réflexion doivent en tenir compte. Une évaluation réaliste de la situation en Égypte ne peut donc se faire qu'à travers des recherches sur place. Les dirigeants égyptiens en sont pleinement conscients et rendent délibérément difficile l'accès au terrain pour les universitaires et les journalistes.

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Traduit de l'anglais par Pierre Prier.


Oman. Les enjeux de l'aménagement du territoire

Oman fait figure d'îlot de stabilité dans une région marquée par les rivalités entre l'Iran et l'Arabie saoudite. Cependant les défis posés par le développement urbain et l'aménagement du territoire, notamment dans les zones touristiques, créent des mécontements dans le sultanat.

Peuplé d'environ 5 millions d'habitants dont 42 % d'étrangers, sur un territoire de 309 500 km², Oman compose avec quelques données géographiques et démographiques particulières. Dans la péninsule Arabique comme ailleurs, l'urbanisation est souvent un effet de la modernisation. Le sultan Qabous de 1970 à2020 comme son successeur Haytham. ont fait de l'aménagement du territoire un outil pour permettre aux Omanais d'accéder rapidement à la vie moderne. À partir de 1972, il a mis en place un système d'octroi (minḥa) par tirage au sort d'une parcelle de terrain (600 m² en général) pour chaque Omanais, puis chaque Omanaise à partir de 2008, ainsi que d'un prêt à taux zéro pour aider à la construction de maisons individuelles.

Le dispositif a ensuite été complété par d'autres qui permettent d'acquérir une maison dans des lotissements sociaux ou sha‘abiyya. Ces nouvelles maisons ont abandonné le pisé traditionnel pour un béton sans isolation ; sans climatisation, elles sont invivables, d'autant que les règlements d'urbanisme imposent une distance entre elles et les soumettent donc au maximum à la chaleur du soleil. La consommation électrique a ainsi été multipliée par 2,5 dans la décennie 2000 et sa croissance dans la décennie suivante est plus forte que celle de la population.

Les non-sens de l'étalement urbain

Malgré des investissements dans l'énergie solaire, comme dans la zone franche de Mazyuna près du Yémen, l'électricité est produite à 98 % grâce au gaz naturel. La production est passée de 25 à 36,7 milliards de m³ en 10 ans — à ce niveau d'exploitation, les réserves prévues ne sont que de 18 ans —, et près de la moitié va à la consommation domestique. Certes, plusieurs équipes de recherche (Université technologique allemande, Université de Nizwa et Université de technologie et de sciences appliquées) ont réalisé des prototypes de maisons écologiques reprenant des matériaux en pisé et parvenant à atténuer naturellement la chaleur et, en 2016, le Conseil suprême de la planification a mis en place le Conseil omanais pour la construction écologique (Oman Green Building Council, OGBC), chargé d'élaborer un code de la construction « verte ».

Alors que le coût de l'énergie ne peut qu'augmenter à moyen terme, comme cela est déjà le cas pour l'essence, développer un habitat plus intégré à l'environnement et plus sobre en énergie constitue un défi majeur au regard du coût pour le propriétaire et plus généralement pour la société.

Avec plus de 83 % de nationaux propriétaires, Oman fait mieux que les États-Unis (43 %) ou la France (60 %). Mais cette stratégie d'accession à la propriété, portée par des politiques publiques, crée des tensions. Les Omanais découvrent progressivement l'envers du décor pavillonnaire. Le système de tirage au sort des parcelles attribuées ainsi que les règlements d'urbanisme ont conduit à un étalement urbain gigantesque, couplé à une faible densité d'occupation du sol. Alors que les maisons devaient être raccordés aux services urbains, l'accès à l'eau potable et à l'assainissement se fait en grande partie par camions, jusqu'au sein de l'agglomération-capitale de Mascate. Outre le non-sens environnemental, le coût économique de ce choix et les difficultés de raccordement constituent une hypothèque à terme.

L'étalement urbain entraîne aussi une dépendance quasi totale à la voiture, d'un coût élevé pour les ménages les moins riches (20 % du budget d'un ménage moyen), source d'engorgement et de perte de temps dans l'agglomération de Mascate. C'est enfin un défi à l'heure où l'« omanisation » de la main-d'œuvre doit devenir réalité, selon la volonté du sultan Haytham arrivé au pouvoir en janvier 2020. Comment les Omanais ayant reçu une maison à l'intérieur du territoire peuvent-ils accéder aux emplois du secteur privé, majoritairement situés sur le littoral, sinon en faisant de longs trajets quotidiens ou en louant un logement pour la semaine ? Le choix de la maison individuelle pourrait bien se révéler un piège, source de frustrations à terme et de mécontentement, comme cela a été observé par les géographes pour l'espace périurbain pavillonnaire ailleurs dans le monde.

Un tourisme tourné vers le haut-de-gamme

En apparence, Oman est en mesure de développer un tourisme durable en plein essor, loin des extravagances de Dubaï. Le visa touristique a été créé en 1983 et, dans la décennie suivante, le tourisme est apparu dans les discours du sultan Qabous comme un outil d'insertion dans la mondialisation, de diversification économique et d'omanisation de la main-d'œuvre. À la veille de pandémie de Covid-19, Oman recevait 3,2 millions de touristes étrangers par an — le chiffre a doublé en dix ans. Le tourisme contribuait à 2,9 % du PIB, loin des 5 % espérés, mais occupait 109 000 actifs, soit 43 % des Omanais travaillant dans le secteur privé, avec un taux d'omanisation de 38 %, trois fois plus que la moyenne du secteur privé. La nouvelle stratégie touristique nationale (National Tourism Strategy, NTS) lancée en 2016 voulait quintupler le nombre annuel de touristes internationaux d'ici 2040 et créer 500 000 emplois directs, dont 75 % pour les Omanais.

Comme le suggère le slogan de la campagne de promotion : « La beauté a une adresse », les autorités omanaises soulignent à l'envi qu'elles veulent préserver les beautés naturelles du pays et optent pour un tourisme sélectif. S'il ne peut que réjouir quiconque admire la nature omanaise, ce discours n'est pas sans risque à terme. Tout d'abord, il conduit à confier la mise en œuvre de la stratégie touristique à l'agence gouvernementale Compagnie omanaise pour le développement du tourisme (Oman Tourism Development Company, Omran), présentée comme le bras armé du gouvernement pour ce secteur et celui de l'immobilier de luxe. Comme pour le développement de la zone économique spéciale de Duqm (Special Economic Zone at Duq, Sezad), cela illustre le phénomène « d'agencification », qui conduit à une gouvernance plus opaque, sous une apparence de modernité et d'efficacité, avec des structures parallèles à l'État et dépendantes de celui-ci, vidant d'une partie de leur sens les organes consultatifs qui permettent d'associer la population aux décisions.

Privatisation du littoral dans le Dhofar

Plus largement, il y a un risque de remplacer l'aménagement du territoire par une politique de projets autour de lieux privilégiés, dans le but de constituer une rente au profit de l'élite économique. La région du Dhofar illustre cette stratégie avec le Khareef Festival (festival d'automne) organisé de juin à septembre, lorsque la mousson (kharif) fait reverdir la nature, attirant un tourisme venu en particulier d'Arabie saoudite à une saison creuse pour ce secteur, tandis que les Européens viennent plutôt entre octobre et avril pour le littoral. À côté de grands hôtels et de centres commerciaux destinés à la clientèle familiale de ce festival se multiplient les établissements luxueux avec accès privatisé aux plages. Les 9 km de littoral à l'ouest du palais royal de Salalah sont ainsi rendus quasi inaccessibles au public, et 3 km à l'est sont dédiés au projet Al-Hafa Waterfront, destiné, selon la NTS, à devenir une destination de choix. Sa construction occasionne toutefois le déplacement de populations, la privatisation des terrains et la destruction d'un habitat ancien authentique au profit d'un « heritage village ». Si les officiels louent le projet, le mécontentement des habitants est une réalité.

Sur les quelque 30 km de littoral à l'est de Mascate, le même type de scénario est à l'œuvre, avec la multiplication de complexes touristiques intégrés (ITC), gated communities1 ou complexes hôteliers de luxe. Piloté par l'agence Omran après plusieurs changements depuis les premières versions de la fin des années 2000, le projet est présenté comme un modèle d'urbanisme touristique durable et inclusif, appliquant parfaitement les objectifs de la Vision 2040 formulée en 2013 par Qabous.

Dans certains secteurs du littoral, la population locale a été déplacée à la suite du cyclone Gonu de 2007 et relogée dans un ensemble soigné, mais désormais à 10 km environ de la mer à cause du tracé des nouvelles routes. L'aménagement conduit à privatiser le littoral et à en éloigner les populations locales. Là encore, des manifestations discrètes d'un sourd mécontentement sont relevées. On peut objecter qu'il s'agit de créer des emplois et que le taux d'omanisation des établissements d'Omran (50 %) y est supérieur à la moyenne ; la plupart des établissements de ce littoral présentent toutefois un personnel largement issu du sous-continent indien, encadré par des managers européens ou venus du Proche-Orient.

Le « paradoxe de Sohar »

Présentés comme les fleurons de la diversification et du respect de l'environnement, à grand renfort de certifications telles l'américaine « Leadership in Energy and Environmental Design » (LEED), les projets mis en avant par le pouvoir dans le cadre de la Vision 2040 constituent des opportunités pour les grands groupes omanais, et sont inaccessibles à de petits entrepreneurs.

Fondamentalement, la politique touristique peine à intégrer l'idée que la qualité puisse être confiée à des initiatives locales et privées comme on en trouve quelques exemples dans la région des Sables Wahiba, à Nakhl, Nizwa ou Misfaa' Al-'Abriyin. L'avenir dira si elles ont surmonté la crise de la Covid-19 ou si celle-ci a brisé l'élan timide qui s'observait avant elle.

Au-delà des belles plaquettes, la politique touristique reflète les qualités et les risques des choix faits par le gouvernement omanais depuis au moins deux décennies : urbanisme soigné, soutien à des projets de belle facture, mais aussi gouvernance pyramidale, omniprésence de grands groupes liés aux cercles du pouvoir. On ne peut que trouver des parallèles avec l'analyse faite par Marc Valeri du paradoxe sur le fait que le « printemps arabe » se soit manifesté principalement à Sohar en 20112 : c'est là qu'ont eu lieu les plus grandes manifestations, mais d'ampleur limitée par rapport à d'autres pays. On y trouvait des investissements dans de grands projets (industriels dans ce cas), mais une population locale largement mise à l'écart, et des gated communities soignées pour une main-d'œuvre souvent étrangère.

Successeur de Qabous et partie prenante à titre privé de nombreux projets, le nouveau sultan devrait donc poursuivre dans cette voie, ce qui donne tout son sens au slogan officiel au lendemain de sa succession au trône : « L'héritage se perpétue ».


1NDLR. Quartiers socialement homogènes, habités par des populations aisées, clos, et accessibles par un nombre minimal d'entrées gardées par un personnel privé.

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Syrie et Liban. Pilotage à vue, ingérences étrangères et misère

Le Liban et la Syrie sont à l'agonie, leurs populations paient le prix fort de régimes qui n'ont pour but que de s'enrichir et de perdurer. Dépourvus de légitimité, les gouvernants s'accrochent à des systèmes en faillite, dans l'indifférence ou la complicité des grandes puissances.

Plus le temps passe, plus le Liban recule,
Brise nos jours, dévore nos vies et nous exile.

Amal Makarem, écrivaine et journaliste libanaise

Le Liban est désormais pratiquement dépourvu d'État et la Syrie est réduite à un État morcelé en territoires autonomes. Ces ombres de régimes qui se maintiennent pourtant sont en outre dépourvues de légitimité, inefficaces, faillies aux yeux de leur peuple et du monde. « La différence entre ces "intimes étrangers", selon la formule de la sociologue Élisabeth Picard, est qu'au Liban les gens peuvent au moins exprimer leur colère tandis qu'en Syrie c'est la prison », explique un homme d'affaires libano-syrien qui partage son temps entre les deux pays.

Après avoir survécu sans trop de mal à dix ans de conflit syrien, le pays du Cèdre subit depuis trois ans crise après crise, chacune pire que la précédente. Qu'on en juge : un gouvernement qui ne se réunit pas, des élections législatives et une présidentielle cruciales prévues dans trois mois, mais incertaines, une monnaie qui dégringole quotidiennement, quatre taux de change parallèles, pénuries en tout genre et appauvrissement d'une portion toujours plus grande de la population.

Vivre dans le noir

Ici, vivre dans le noir n'est pas qu'une figure de style. L'électricité continue d'être fortement rationnée (comme en Syrie), et le Liban a été pour la première fois totalement plongé dans le noir le 8 janvier 2022, apparemment à cause d'un acte de sabotage perpétré par un groupe de protestataires. Cet acte a causé « un black-out complet à travers le territoire libanais », indiquait alors la compagnie publique Électricité du Liban (EdL) dont la mauvaise gestion alliée à la corruption endémique a coûté plus de 40 milliards de dollars (35,36 milliards d'euros) depuis la fin de la guerre civile (1975-1990). Le pays attend toujours des solutions à cette crise alors qu'une des principales priorités du FMI dans ses négociations — dont on ignore l'issue — avec les responsables libanais est la réforme trop longtemps reportée de ce secteur et des autres services publics.

Le Liban a néanmoins négocié à l'automne 2021 avec l'Égypte et la Jordanie l'acheminement de gaz et d'électricité via la Syrie, tandis que le mouvement chiite Hezbollah a annoncé plusieurs livraisons de fuel iranien pour pallier les pénuries. En attendant, la facture moyenne d'électricité pour une famille utilisant un générateur privé dépasse le salaire minimum de 675 000 livres (moins de 20 euros), en raison de l'effondrement de la monnaie libanaise.

Des grèves alors qu'on ne travaille plus guère

La livre libanaise (LL) a en effet poursuivi sa chute et perdu en moins de trois mois le quart de sa valeur, de 20 000 LL à 30 000 LL pour un dollar (contre 1 507 LL avant octobre 2019) avant de se redresser quelque peu mi-janvier, contribuant à la colère des Libanais qui ont observé une journée d'arrêt du travail à la veille du weekend du 8 janvier 2022. Un arrêt de travail dans un pays où l'on ne travaille plus guère…

Ubuesque aussi est la situation de fonctionnaires de services publics qui avaient décidé en octobre 2021 d'une grève alors qu'ils ne travaillaient plus qu'un jour par semaine. « Dans ces conditions, allez faire avancer des dossiers importants bloqués par des fonctionnaires », se plaint Antoine Mansour, expert immobilier et géographe, actif comme un Don Quichotte libanais.

En réalité, le pays est en faillite. Même le gouverneur de la banque centrale Riad Salamé, soupçonné de détournement de fonds publics et de blanchiment fait l'objet de poursuites judiciaires. Des enquêtes ont été diligentées à son encontre, y compris en Europe. Depuis des années à la tête de cette institution, il avait obtenu de nombreux titres de gloire de la part de ses pairs et d'instituts internationaux pour sa gestion.

Reprise des négociations avec le FMI

Le Liban pourrait probablement s'en sortir si le gouvernement parvenait à conclure un accord avec le FMI et entamer les réformes tous azimuts auxquelles l'oligarchie politique semble allergique. Le cabinet reprendra ses réunions mardi 25 janvier 2022. Si tout va bien. Car avec un gouvernement qui se boude lui-même depuis trois mois (ultime absurdité d'un cabinet qui a été mis en place en septembre 2021 !), la tâche ne sera pas facile. D'autant que, à la veille de cette réunion, l'ex-premier ministre et principal dirigeant sunnite Saad Hariri a annoncé son retrait de la vie politique et invité « ma famille politique au sein du Courant du futur de suivre ma voie », tout en invitant le principal parti sunnite à ne pas présenter de candidats aux prochaines législatives. Bien qu'attendu, le retrait de Hariri constitue un tournant majeur. Trois fois premier ministre après l'assassinat de son père en 2005, il a plusieurs fois dénoncé « l'influence iranienne » sur le pays et « les divisions internes » qui privent le Liban de toute « opportunité positive ». Ses mauvaises relations avec le dirigeant saoudien Mohammed Ben Salman (MBS) ont pesé dans sa décision.

C'est dans ce contexte qu'on commencé les négociations avec le FMI le 24 janvier en visioconférence. Des discussions techniques mais sérieuses au niveau des experts ont déjà commencé, sous l'égide du vice-premier ministre Saadé Chami et comprenant notamment le ministre des finances Youssef Khalil, avec comme priorité le sauvetage du système bancaire et financier, qui croule sous des pertes estimées à environ 70 milliards de dollars, soit environ 62 milliards d'euros. Les pourparlers entre le Liban et le FMI ont été interrompus l'année dernière, en raison notamment de l'incapacité de la banque centrale du pays, des banques et des responsables politiques libanais à se mettre d'accord avec le gouvernement précédent quant à l'ampleur des pertes dans le système financier. Un plan de redressement du FMI avait identifié une perte de 90 milliards de dollars (77,7 milliards d'euros). Un audit fiscal de la Banque du Liban (BdL) et des banques commerciales, tenues pour responsables de la déroute, est également attendu sans qu'on sache si et quand il verra le jour, tant les parties concernées sont en désaccord sur la procédure et les paramètres à suivre. Sur toutes ces questions « il y a une absence totale de transparence », reconnaît Nasser Saidi, ancien vice-gouverneur de la BdL et ancien ministre des finances.

La brouille avec l'Arabie saoudite

L'état des finances et la déconfiture du système bancaire sont tels que les déposants libanais n'ont pas librement accès à leur argent en banque. Pour ne rien arranger, ces monarchies arabes où travaillent de très nombreux Libanais ont décidé cet automne, sous l'impulsion de l'Arabie saoudite, d'arrêter de commercer avec le Liban, leur petit frère qu'ils comblaient de gâteries depuis des décennies. Le royaume wahhabite est allé jusqu'à mettre fin à ses relations diplomatiques avec le Liban en octobre 2021.

En lançant ces actions punitives, les « frères arabes » ont décidé de faire payer au Liban son « crime » : celui d'accepter que le Hezbollah chiite pro-iranien fasse partie du gouvernement et soit considéré comme un parti politique « normal », ce que certains contestent à cause de son armement. Le cabinet de Najib Mikati, un richissime sunnite, est paralysé en raison notamment de tiraillements politiques divers entre pro et anti-Iran et aussi entre chrétiens eux-mêmes. Avec en toile de fond des affaires de justice non réglées (dont l'explosion du port de Beyrouth en août 2020 qui a fait un grand nombre de victimes civiles) qui ont pris un caractère politique.

Dès lors on comprend que le sauvetage du pays dépende d'un accord difficile avec le FMI, nécessitant un courageux consensus politique au sein d'un gouvernement éclaté entre factions adverses, et un système devenu obsolète aux yeux de la plupart des acteurs. Et à supposer que tout cela ne se passe pas trop mal, si les intentions sont relativement bonnes (et les poches des décideurs assez bien remplies au moment des urnes), on pourra alors passer aux élections de mai — si elles ont lieu. Or cela, nul ne peut le prédire.

Plus de la moitié des Syriens en insécurité alimentaire

La Syrie est pour sa part un pays exsangue, dépecé après un interminable conflit qui a fait des centaines de milliers de morts. Aujourd'hui sous sanctions internationales, le pays n'est pas près de se relever. Mais le président Bachar Al-Assad, aux affaires depuis le décès de son père au tournant du siècle, en a-t-il vraiment cure ?

« Quoi qu'on fasse, nous ne voyons plus de signes d'espoir ou d'espérance. Nous vivions mieux à l'époque des combats », va jusqu'à dire Nabil Antaki, un médecin qui a cofondé l'association humanitaire Les Maristes bleus, qui vient en aide aux habitants d'Alep. « La bombe de la pauvreté a vraiment éclaté après la guerre, et 80 % des gens vivent au-dessous du seuil de pauvreté, tandis que l'insécurité alimentaire frappe 60 % de la population », explique-t-il à Orient XXI, précisant que le revenu mensuel moyen est de l'ordre de 20 euros. L'argent manque cruellement et avec le froid hivernal, « le mazout est inexistant pour se chauffer, les habitants fuient la ville pour trouver refuge ailleurs, en Turquie ou en Europe ».

« Rien qu'au mois d'août, affirme encore ce médecin hospitalier, 16 000 ouvriers sont partis vers d'autres cieux tandis que nombre de commerçants et d'industriels ont fui pour la Turquie et surtout pour l'Égypte où ils se sont établis pour travailler ». Chrétien d'Antioche, le Dr Antaki regrette aussi l'exode de ses coreligionnaires d'Alep. « Des 200 000 chrétiens présents avant le conflit, il n'en reste plus qu'environ 30 000 », déplore-t-il.

Financièrement aux abois

Dans un brusque retournement des choses, des dizaines d'hommes d'affaires, pour certains considérés comme des piliers du système, se sont vus récemment écartés de leurs positions et ont eu leurs avoirs confisqués ou mis sous séquestre. Sous prétexte de lutte contre la corruption, ces chefs d'entreprises dont les chutes ou les disgrâces sont au centre des conversations sont les victimes d'un régime financièrement aux abois et qui n'hésite pas à exercer toutes sortes de pressions pour obtenir ce qu'il veut. Tel est le sort du richissime homme d'affaires Samer Foz, 48 ans, au faîte de sa fortune durant les années de guerre avec la bénédiction du clan Assad. Il avait acheté nombre d'entreprises, notamment dans l'immobilier, dont l'emblématique Four Seasons Hôtel de Damas. Il a aujourd'hui cédé son quatre-étoiles, et n'est plus dans les bonnes grâces du pouvoir.

Le nouvel homme fort serait Yasser Ibrahim, qui contrôle désormais un vaste conglomérat d'entreprises. On le dit protégé par la puissante épouse du président. Originaire d'une famille sunnite de Homs, Asma Assad, née à Londres, avait travaillé pour une grande banque d'affaires américaine. « Asma est clairement montrée du doigt. Il y a une concentration significative des ressources économiques dans les mains du couple présidentiel, ce qui provoque beaucoup de mécontentement. On parle beaucoup d'Asma, mais il ne faut pas oublier Maher, le jeune frère de Bachar, qui reste très influent », note Jihad Yazigi, expert économique et fondateur du site Syria Report. Ce va-et-vient d'hommes d'affaires sur fond de combines et de resserrement du pouvoir est raconté avec force détails dans une longue enquête publiée en décembre 2021 par le Washington Post1.

Entre la Russie et l'Iran

Sur le plan extérieur, la Russie et l'Iran, les parrains, sauveteurs et protecteurs du régime, ont mis la main sur les morceaux de choix stratégiques du pays, réduisant à la portion congrue la richesse de l'État. Le port stratégique de Tartous dans le nord-ouest est devenu la première place forte de la Russie en Méditerranée, ce qui n'est pas une mince affaire en ces temps de repli américain. Cette base permanente s'ajoute depuis la guerre au déploiement de batteries de défense antiaériennes S-300. Plus au nord, Moscou possède la base aérienne de Hmeimim, proche du port commercial de Lattaquié (bastion de la famille du président). Outre ces atouts stratégiques, la Russie a également mis la main depuis quelques années sur l'extraction et l'exploitation de phosphates dans la région de Palmyre et d'usines d'engrais dans la région de Homs, à travers un partenariat entre une entreprise privée russe et l'état syrien.

Ce faisant, Damas paie une partie de sa dette envers l'allié russe intervenu massivement depuis 2015 pour sauver le régime de la débâcle. Mais des régions entières, bien que sécurisées par l'armée et des forces supplétives, restent incertaines et sont encore parfois la cible d'attaques de la part d'éléments de l'organisation de l'État islamique (OEI), officiellement vaincue, mais qui continue de sévir à travers le pays2. Et surtout, les principales sources de revenus avant la guerre, le pétrole et le gaz se trouvent pour l'essentiel en dehors de zones sous contrôle du régime, dans les gouvernorats de Deir Ez zor et Hassaka, deux provinces instables où les Américains maintiennent une présence militaire.

De la sorte la Syrie est concrètement réduite aux deux tiers de son territoire depuis le début du conflit en 2011. Et là aussi, il faut se montrer prudent. Jeudi 20 janvier, un commando de l'OEI a lancé une attaque spectaculaire contre une prison où étaient détenus des islamistes en zone kurde dans le nord-est du pays, faisant de nombreuses victimes.

Dans le nord se trouvent une zone d'influence turque (où ont afflué des centaines de milliers de déplacés souvent maltraités), notamment à Idlib, et une zone kurde sous influence américaine à l'est, où les Forces démocratiques syriennes (FDS, une coalition arabo-kurde dominée par les Kurdes) font la loi. Les FDS contrôlent la majorité des gisements pétroliers de cette région. Cette situation conduit le pays à dépendre encore plus de Téhéran. D'une année à l'autre, l'Iran a augmenté de 42 % ses exportations de pétrole à son allié arabe, selon le site économique Syria Report.

Des centaines de contrats dans divers domaines (infrastructures, construction de logements) ont été signés ces dernières années entre les deux pays, les Iraniens poussant par ailleurs leur avantage pour infiltrer de plus en plus des pans de la société syrienne. Outre les Russes et l'Iran, la Chine semble aussi s'intéresser à ce pays, comme en atteste un tout récent accord dans le cadre de la Route de la soie entre Pékin et Damas.

Mis à part le quasi-protectorat de la Turquie sur le nord du pays, Israël intervient là où il juge ses intérêts en jeu. Il a ainsi procédé le 27 décembre à une attaque sans précédent dans le port de Lattaquié. Israël a l'habitude de se conduire en maître du ciel au Liban et en Syrie, mais ces raids visant des entrepôts du Hezbollah dans le principal port commercial syrien ont impressionné, à tel point que l'agence d'information syrienne Sana a évoqué « d'importants dégâts matériels ». « Les bruits des explosions dues aux frappes de missiles étaient telles qu'elles ont été entendues à Tartous, à 60 km plus au sud », a indiqué la TV publique Al-Akhbariya, vidéo d'un énorme incendie à l'appui. Il s'agit du deuxième raid israélien contre le port de Lattaquié depuis le 7 décembre 2021.

Quant au Golan syrien, il est annexé et l'actuel gouvernement israélien prévoit d'en doubler la population juive.


2Azzam Al-Allaf, Salam Said, « Russian investment in Syrian phosphate : opportunities and challenges », European University Institute,} avril 2021.

La Turquie, une nouvelle puissance africaine

En quelques décennies, la Turquie a développé un réseau dense de relations économiques, politiques et militaires avec l'Afrique. Elle est devenue un partenaire incontournable de nombre de pays du continent, au point d'inquiéter d'autres puissances comme la France.

Le troisième sommet Turquie-Afrique s'est tenu à Istanbul les 17 et 18 décembre 2021. Ayant pour thème le « partenariat renforcé pour un développement et une prospérité mutuels », il entendait consacrer plus de vingt ans d'activisme diplomatique turc continu sur le continent africain. C'est en effet avant même l'arrivée du Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir, dès 1998, qu'Ankara a lancé un « plan d'action pour une ouverture à l'Afrique » qui reflétait déjà le souhait de ce pays de s'engager dans une mutation stratégique rendue nécessaire par la fin du monde bipolaire. Si dans les années qui ont suivi, la Turquie a ainsi renoué avec son voisinage balkanique, caucasien ou proche-oriental, elle a donné également un tour multidimensionnel à sa politique étrangère, en prenant pied sur d'autres continents. Située dans son environnement proche, l'Afrique est ainsi devenue son aire d'expansion privilégiée au cours des deux dernières décennies.

Quarante-trois ambassades

L'accroissement de la présence de la Turquie en Afrique s'observe d'abord dans le développement conséquent de ses échanges commerciaux avec cette aire géographique. En l'espace de vingt ans, ils sont passés de moins de 5 milliards à plus de 25 milliards de dollars (21,89 milliards d'euros). Significativement, la Turkish Airlines, en plein développement, est devenue l'une des principales compagnies aériennes en Afrique, et dessert désormais 61 destinations.

Mais d'autres indicateurs illustrent la progression de l'influence turque sur ce continent. Sur le plan politique d'abord : avec 43 ambassades — l'Union africaine (UA) compte 55 États —, Ankara dispose de l'un des réseaux diplomatiques les plus denses en Afrique, alors que ses représentations n'étaient que de 12 au début du millénaire. Parallèlement le nombre d'ambassades africaines à Ankara est passé dans le même temps de 10 à 37. Cette croissance des liens diplomatiques n'aurait pas été possible sans la multiplication de visites officielles de haut niveau qui confinent désormais à la routine. Depuis 2005, il ne s'est pas passé une année sans que le président turc (ou le premier ministre quand il existait encore) n'effectue une tournée africaine, en visitant à chaque fois trois ou quatre États. Il a réalisé la dernière au mois d'octobre 2021, en se rendant en Angola, au Nigeria et au Togo — où une ambassade turque a d'ailleurs été ouverte en avril dernier.

Au-delà cette présence économique et politique assez classique, la Turquie a étoffé sa pénétration du continent africain en lui donnant une dimension humanitaire, culturelle, religieuse et éducative de plus en plus prononcée. Le gouvernement turc a ainsi multiplié l'ouverture de bureaux de son agence de coopération et d'aide au développement, le TIKA (Türk İşbirliği ve Koordinasyon Ajansı), qui sont désormais au nombre de 22 sur le continent. Il s'est aussi investi dans des opérations de restauration de patrimoine comme la réhabilitation de l'ancien port ottoman de Suakin au Soudan, ou dans la construction de mosquées dans des pays musulmans comme le Mali, mais aussi dans des États où le christianisme est majoritaire comme au Ghana. Ainsi, à Accra, « une grande mosquée du peuple », édifiée dans le style des mosquées ottomanes d'Istanbul, a été ouverte en 2017.

Ces constructions religieuses s'accompagnent souvent d'actions caritatives (distribution de vivres au moment du ramadan…) ou humanitaires (soutien à des projets agricoles d'irrigation, construction d'infrastructures hospitalières…). Sont impliqués dans ces initiatives humanitaires, religieuses ou culturelles des organismes publics comme la présidence des affaires religieuses (Diyanet İşleri Başkanlığı), les instituts Yunus Emre (équivalents turcs des Instituts français) ou l'Agence de presse Anadolu, mais aussi de grandes ONG musulmanes comme le Croissant rouge turc (Türk Kizilay), l'Aziz Mahmud Hüdayi Vakfı ou la Fondation d'aide humanitaire IHH.

La reprise en main du réseau Gülen allié

Enfin, l'action éducative a été une des dimensions majeures de ce soft power. C'est pour l'essentiel le mouvement Gülen qui a été à la manœuvre au départ en la matière, créant des écoles anglophones ou francophones dans nombre de pays du continent. Depuis que cette organisation est tombée en disgrâce, devenant même, après la tentative de coup d'État de 2016, une instance considérée comme une organisation terroriste par le gouvernement turc, ce dernier s'est employé à reprendre la main sur le réseau éducatif Gülen par l'intermédiaire de sa fondation Maarif, le cas échéant en faisant pression sur les pays africains qui se montraient réticents. Lors du dernier sommet Turquie-Afrique à Istanbul, Recep Tayyip Erdoğan a rappelé d'ailleurs l'impératif que constitue pour lui la lutte contre l'« Organisation terroriste fethullahiste », le Fethullahçı terör örgütü (FETÖ), acronyme officiel utilisé pour désigner le mouvement Gülen en l'assimilant à celles qui doivent être menées contre Boko Haram, les milices somaliennes Al-Chaabab ou l'Organisation de l'État islamique (OEI).

Un néo tiers-mondisme

Cette suite de résultats économiques, d'initiatives politiques, voire d'actions humanitaires et religieuses a permis à Ankara d'établir avec l'Afrique un véritable partenariat stratégique, dynamisé en permanence par de multiples rencontres techniques sectorielles, mais aussi ponctué par des sommets politiques tous les cinq ou six ans destinés à faire un bilan et à ouvrir des perspectives de coopération nouvelle, comme celui qui s'est tenu à Istanbul les 17 et 18 décembre 2021. La déclaration finale de cette rencontre a adopté une feuille de route. Elle définit cinq champs de coopération prioritaires : sécurité, commerce, éducation, agriculture et santé, et met en place des mécanismes de suivi ou d'évaluation. La Turquie a en outre signé un accord-cadre de coopération avec la nouvelle zone de libre-échange continentale africaine (Zelca). Le prochain sommet Turquie-Afrique est d'ores et déjà programmé en Afrique en 2026.

Pourtant, au-delà de ces aspects fonctionnels, la dimension stratégique prononcée de ce troisième sommet doit être soulignée. Pour s'en convaincre, il suffit d'observer l'ampleur et la qualité des délégations africaines qui avaient fait le déplacement en Turquie. Au total, 54 pays étaient représentés par 16 chefs d'État — dont Félix Tshisekedi, l'actuel président de l'UA, Macky Sall, le président du Sénégal, ou Muhammadu Buhari, le président du Nigeria —, accompagnés par 102 ministres (dont 26 ministres des affaires étrangères), sans parler des très nombreux techniciens ou acteurs officiels engagés dans des opérations de coopération. Tirant parti de cette participation importante et des déclarations ostensibles d'amitié des dirigeants présents, Ankara n'a cessé de louer le climat de confiance établi entre la Turquie et l'Afrique.

Lors du discours qu'il a prononcé le 18 décembre, Recep Tayyip Erdoğan n'a pas ménagé ses efforts pour convaincre que cette relation reposait sur des intérêts mutuels véritables, mais il a surtout cultivé à l'envi le néo-tiers-mondisme qui domine sa rhétorique africaine depuis de longues années. Reprenant son fameux mot d'ordre « dünya beşten büyüktür » le monde est plus grand que cinq1 »), lancé lors de l'Assemblée générale des Nations unies en 2014, le président turc a en effet dénoncé « la grande injustice » du système international actuel qui conduit à ce que le continent africain soit absent du Conseil de sécurité. Il a déploré que seulement 6 % de la population africaine soit actuellement vaccinée et promis d'envoyer au continent 15 millions de doses de Turkovac, le vaccin turc qui vient d'obtenir son homologation. Par ce genre de propos, le président turc entend faire valoir la spécificité de son partenariat, en se démarquant à la fois des anciens colonisateurs qui ne chercheraient qu'à maintenir leur domination par d'autres voies et des superpuissances commerciales comme la Chine dont le tropisme africain ne serait motivé que par l'appât du gain.

La politique africaine de la Turquie n'est pourtant pas désintéressée. Même si l'Afrique ne représente que 10 % des exportations turques, elle recèle un potentiel de développement immense. Le continent apparaît dès lors comme l'une des cibles du nouveau système économique que le président turc affirme vouloir mettre sur pied pour enrayer la crise sans précédent que connait actuellement son pays. Bien que cette approche alimente une inflation galopante qui ruine le pouvoir d'achat des Turcs, Recep Tayyip Erdoğan veut croire en effet à ce qu'il appelle « le modèle chinois ». Il est persuadé que grâce à de faibles taux d'intérêt et une monnaie dévaluée, il pourra inonder les marchés extérieurs de produits turcs, soutenir la croissance, juguler l'inflation et stopper l'effondrement du cours de la livre.

Sur le plan politique, alors qu'elle s'est isolée en 2020, à la suite d'une série d'offensives souvent réussies en Méditerranée orientale, en Libye, dans le Caucase, la Turquie essaye de gagner des soutiens au sein des pays en voie de développement pour conforter le statut de puissance émergente qu'elle revendique. En 2010, c'est l'appui des pays africains qui lui avait permis d'être élue pour la première fois membre non permanent du Conseil de sécurité. Depuis, il s'est confirmé que l'appui de l'Afrique était important pour peser dans les instances internationales.

Un partenaire militaire efficace

Il reste que la présence de la Turquie en Afrique pourrait prendre un tour stratégique encore plus prononcé dans un très proche avenir. L'appui apporté par l'armée turque au gouvernement libyen de Tripoli en 2020, et l'engagement de ses drones qui a permis de stopper l'offensive du général Khalifa Haftar ont révélé aux Africains l'intérêt militaire que pouvait avoir ce nouveau partenaire. Même si, lors du troisième sommet, les questions de sécurité ont été abordées de manière plus feutrée que la coopération économique et humanitaire, il est sûr que le sujet était sur l'agenda d'un très grand nombre de ses participants. Ces derniers ont par ailleurs eu tout loisir d'avoir, en marge des sessions plénières de la manifestation, des contacts bilatéraux avec les dirigeants turcs.

L'implication militaire de la Turquie en Afrique n'est pas nouvelle, mais elle s'est accélérée récemment de façon spectaculaire. Ankara, qui dispose d'une base militaire en Somalie depuis 2017, a multiplié les contrats d'armements et les accords militaires de coopération au cours des derniers mois. Lors de sa tournée africaine en octobre 2021, Recep Tayyip Erdoğan faisait observer, non sans une certaine satisfaction : « Partout où je vais en Afrique, tout le monde me parle de drones ». À l'automne, la Tunisie et le Maroc ont reçu leurs premières livraisons de drones de combat (Anka S pour la première, Barayktar TB2 pour le second), mais plusieurs autres pays comme l'Éthiopie, l'Angola et le Niger s'intéressent de près à ce type d'armement, ou essayent de l'acquérir.

Durant l'été 2021, les puissances occidentales auraient fait pression sur la Turquie pour qu'elle cesse ses premières livraisons de drones à l'Éthiopie, confrontée à l'heure actuelle à la rébellion du Tigré. En novembre 2021, le Niger a signé un contrat d'armement prévoyant entre autres l'acquisition de Bayraktar TB2. Il est sûr que les drones expérimentés en Turquie contre la guérilla kurde du PKK sont susceptibles d'intéresser nombre d'États africains confrontés à des soulèvements sécessionnistes ou djihadistes.

Mais certains d'entre eux (Niger, Togo, Tchad, Éthiopie, Somalie…) achètent déjà d'autres matériels à la Turquie (avions d'exercice Hürkuş, véhicules blindés, camions…). Lors du troisième sommet d'Istanbul, Recep Tayyip Erdoğan a confirmé que pour les onze premiers mois de l'année 2021, le volume des échanges commerciaux entre la Turquie et l'Afrique aurait atteint 30 milliards de dollars (26,27 milliards d'euros), soit un montant supérieur de 5 milliards à celui de l'année précédente. Ainsi lorsqu'il s'est assigné pour objectif de tripler le solde commercial turco-africain dans un proche avenir, Recep Tayyip Erdoğan tablait probablement sur la poursuite et l'accroissement de ses premiers succès africains dans le domaine de l'armement. Pour l'année 2021, les exportations d'Ankara vers l'Éthiopie ont atteint 94,6 millions de dollars (82,84 millions d'euros) alors qu'elles n'étaient que de 250 000 dollars (218 931 euros) pour l'année 2020. Des augmentations ont été observées dans des proportions comparables, pour la même année, avec le Tchad ou le Maroc, autres récipiendaires de matériel militaire turc.

Un engagement plus politique

Ce nouveau statut de pourvoyeur d'armes en Afrique reflète le rôle stratégique joué désormais par la Turquie sur le continent. Ce phénomène s'est au départ manifesté dans la Corne de l'Afrique, en particulier en Somalie où après une implication initiale d'ordre humanitaire, Ankara s'est mis à soutenir de manière de plus en plus ostensible le gouvernement somalien dans la guerre civile qui ravage ce pays depuis plusieurs décennies. Depuis deux ans on observe que l'engagement de la Turquie en Afrique prend un tour de plus en plus politique. En 2020-2021, parallèlement à son engagement militaire en Libye, Ankara a signé des accords de coopération militaire avec le Niger, l'Éthiopie, le Tchad ou le Togo tout étant, au grand dam de la France, le premier pays à prendre contact avec le gouvernement de transition libyen, établi consécutivement au coup d'État d'août 2020.

Cette implication militaire et stratégique turque se confirme au moment où le continent africain est l'objet de nouvelles interventions étrangères. Dans la Corne de l'Afrique, Ankara soutenue par le Qatar n'a pas tardé à rencontrer l'Égypte et les Émirats arabes unis soutenus par l'Arabie saoudite, contribuant ainsi à exporter sur ce continent les antagonismes du Proche-Orient. Mais, dès lors que la présence stratégique turque s'étend à l'ensemble du continent africain, le problème se pose aussi de savoir comment Ankara se positionnera par rapport à d'autres acteurs qui y sont en position ascendante, notamment la Russie. Certes, le conflit libyen a montré que les deux pays étaient loin de partager les mêmes intérêts, mais on a pu voir sur d'autres théâtres de conflit (la Syrie notamment) que, même en désaccord, ces deux frères ennemis pouvaient taire leurs différends immédiats pour opérer des rapprochements ponctuels leur permettant de marginaliser les Occidentaux. Bien sûr, ce scénario est loin d'être joué, mais le risque qu'il représente inquiète beaucoup les anciennes puissances coloniales qui, comme la France ou le Portugal, sont très impliquées en Afrique occidentale.

Quelques jours avant la tenue du troisième sommet Turquie-Afrique, Emmanuel Macron, en charge de la présidence tournante de l'Union européenne (UE) au premier semestre 2022, a annoncé à son tour la tenue d'un sommet UA-UE en février 2022 pour dynamiser la relation « un peu fatiguée » des deux continents. Nul doute que cette initiative doit être comprise dans l'évolution actuelle des équilibres stratégiques en Afrique, où la Turquie occupe une place qui est loin d'être négligeable.


1Allusion aux cinq membres permanents du Conseil de sécurité.

Pays du Golfe. La chasse aux capitaux étrangers

Fonds souverains, endettement discret des entreprises pétrolières ou encore vente d'actions, les pays du Golfe cherchent la martingale pour attirer les capitaux étrangers. Les investissements sont jugés essentiels pour diversifier l'économie régionale au-delà de la rente pétrolière.

En vue de l'introduction en bourse de l'autorité de l'eau et l'électricité de Dubaï (DEWA), le dirigeant de la capitale économique des Émirats arabes unis assure le road show en personne. « Investir dans DEWA, c'est investir dans l'avenir de Dubaï », lance Cheikh Mohamed Ben Rashid Al-Maktoum. Cette marque d'intérêt pour la cotation boursière de l'entreprise publique qui fournit les 3,4 millions d'habitants de l'Émirat en eau et électricité est le dernier signe en date de la volonté de redynamiser le marché financier de Dubaï (Dubai Financial Market, DFM).

Dans le sillage d'Abou Dhabi et de Riyad où les introductions en bourse se multiplient, Dubaï identifie sa place boursière comme un véhicule de choix pour encourager l'afflux de capitaux étrangers. L'entrée en bourse en octobre 2021 de la compagnie d'énergie saoudienne ACWA Power illustre ce lien, parfois abstrait, entre les marchés boursiers du Golfe et le financement des entreprises locales. Durant son introduction, la société a levé 1,2 milliard de dollars (1,06 milliard d'euros) en vendant une partie des actions. L'actionnaire principal, le fonds souverain saoudien Public Investment Fund (PIF), en a profité pour réduire sa participation afin de réorienter du capital vers d'autres projets. La cotation d'un nombre croissant d'entreprises sur les indices boursiers du Golfe, en particulier en Arabie saoudite, offre une stratégie de sortie claire aux investisseurs de la première heure et des opportunités pour les financiers internationaux.

Des bourses en circuit fermé

À ce jour, pourtant, les bourses du Golfe fonctionnent en circuit fermé, faute de parvenir à séduire les acheteurs étrangers. Plus de la moitié des entreprises cotées sur le Tadawul, la Bourse d'Abou Dhabi et le DFM enregistrent moins de 5 % de participation étrangère fin 2021. Ce manque d'intérêt des investisseurs internationaux s'explique en partie par la faible capacité d'innovation et d'expansion à l'international de la plupart des entreprises du Golfe, des indices boursiers peu diversifiés et faiblement représentatifs de la frange non pétrolière des économies et le fait que nombre de grands conglomérats familiaux qui dominent l'économie hors hydrocarbures de la région ne sont pas cotés, pas plus que ne le sont les petites et moyennes entreprises. « Les noms de la pétrochimie et de la banque représentent près de 60 % du poids de l'indice boursier de Tadawul », analyse Mazen Al-Sudairi, responsable de la recherche chez Al-Rajhi Capital à Riyad. Les entreprises publiques qui forment le socle des places boursières du Golfe «  n'ont pas tendance à intéresser les gestionnaires actifs qui craignent que les intérêts de l'État l'emportent souvent sur les leurs en tant qu'actionnaires minoritaires » commente Hasnain Malik, directeur de la stratégie Marchés émergents et frontières chez Tellimer, un fournisseur de données sur les marchés émergents.

Des réformes pour convaincre les investisseurs

En attendant de convaincre les gérants de fonds d'investissement internationaux, les pays de la région doublent la mise pour rendre leurs économies plus attractives aux entreprises étrangères intéressées par des investissements en nature : ouvrir une joint-venture ou une usine, lancer un produit ou implanter un siège social régional à équidistance des marchés africains et asiatiques. Afin d'accroître une image déjà jugée libérale selon les standards régionaux et convaincre des entreprises, mais aussi des personnes fortunées d'établir leur résidence sur les rives du golfe Persique, les Émirats arabes unis lancent un plan de réformes sociales durant la crise de la Covid-19, incluant la démocratisation des visas de résidence longue-durée, la décriminalisation des relations consensuelles hors mariage ou encore le lancement d'un tribunal pour traiter les affaires familiales non musulmanes.

En Arabie saoudite voisine, le prince héritier Mohamed Ben Salman (MBS), engagé dans une compétition à l'attractivité avec les Émirats arabes unis, et en particulier Dubaï, souhaite faire oublier la version ultra-rigoriste de l'islam propagée à travers le monde par le Royaume pendant des décennies et présenter une nouvelle Arabie aux investisseurs étrangers. Les changements sociaux symbolisés par l'octroi aux femmes du droit de conduire et le développement d'une offre de divertissements teintée des paillettes de la globalisation marquent le début d'une nouvelle ère où le potentiel de consommation que représente la jeunesse saoudienne est priorisé.

Transformer les règles de concurrence

Le Royaume dépoussière également sa culture commerciale, autrefois inflexible. Selon le ministre de l'investissement Khalid Al-Falih, plus de la moitié des 400 réglementations relatives aux investissements directs étrangers ont été révisées, afin d'accroître l'intérêt des investisseurs étrangers pour la première économie du monde arabe. Khalid Al-Falih annonce pour la décennie à venir un objectif ambitieux d'investissement « supérieur à 3 000 milliards de dollars » (2 650 milliards d'euros). Depuis le lancement en 2016 du Programme national de transformation, le pays a « non seulement manqué les objectifs, mais a régressé par rapport au point de départ » en termes d'investissements étrangers, analyse Bloomberg.

Le flux actuel de capitaux étrangers demeure en partie contraint par le besoin d'efforts accrus pour protéger les droits de propriété intellectuelle, résoudre les violations existantes et assurer aux investisseurs un accès à une justice transparente et indépendante du pouvoir en place. « La transformation numérique, la poursuite d'une politique commerciale axée sur les exportations pour améliorer l'accès aux principaux marchés, et la garantie d'un processus consultatif pour les réformes réglementaires et l'élaboration de règles sont autant de mesures à prendre pour accroître les investissements », précise Steve Lutes, vice-président des affaires du Proche-Orient à la chambre de commerce américaine. L'interdiction faite aux étrangers de détenir 100 % des parts d'une entreprise enregistrée dans les pays du Golfe — exception faite des Émirats arabes unis — est un autre frein. « J'ai investi des sommes importantes, mais dans le cadre de la kafala, je demeure un simple employé, sous le parrainage d'un Qatari qui est l'actionnaire majoritaire […] Beaucoup d'entrepreneurs veulent investir dans le Golfe, mais nombreux sont ceux qui ne donnent pas suite, car ils veulent pouvoir faire des affaires sans être sous la tutelle d'un sponsor », commentait en janvier 2021 Sayed Ali Zakir Naqvi, un entrepreneur pakistanais qui dirige une flotte Uber au Qatar. De surcroît, les pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) refusent d'aligner leurs pratiques commerciales, privant ainsi les investisseurs étrangers des économies d'échelle que pourrait générer le fait d'approcher la région en tant que marché unique de 60 millions de consommateurs.

Des projets à la rentabilité incertaine

La région, et notamment l'Arabie saoudite, mise également sur une offre de mégaprojets étatiques clefs en main. Neom, une ville futuriste qui n'existe aujourd'hui que sur Power Point, est présentée comme un lieu où peuvent s'investir des centaines de milliards d'euros. Les critiques doutent cependant de la rentabilité du projet et n'hésitent pas à le qualifier de mégalomane, citant l'expérience ratée de la King Abdullah Economic City qui a sombré dans l'oubli avant même de décoller. Pour susciter l'intérêt des investisseurs pour les mégaprojets, Riyad s'attèle à « verdir » ces derniers dans l'espoir d'attirer les flux de capitaux tenant compte de critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG).

Mais face à la frilosité des investisseurs étrangers, le Royaume doit se résigner à l'évidence : diversifier l'économie locale passera avant tout par le déploiement de capitaux saoudiens. Le prince héritier saoudien MBS annonce donc avoir mobilisé dans le cadre du programme Shareek (Partenaire) 24 entreprises du secteur privé, dont le géant pétrolier Saudi Aramco et l'entreprise pétrochimique SABIC. Objectif : réduire les dividendes distribués aux actionnaires pour injecter 1 300 milliards de dollars (1 146 milliards d'euros) dans l'économie au cours de la prochaine décennie. Selon Scott Livermore, économiste en chef à Oxford Economics Proche-Orient, se tourner vers l'intérieur peut également « réduire le risque dans la mise en œuvre de certains des objectifs de Vision 2030 en ne dépendant pas des investissements directs étrangers ». Une participation annoncée volontaire qui, au regard des pratiques passées du pays, laisse planer le soupçon que ces entreprises soient forcées d'investir dans des projets sans lien direct avec leur cœur d'activité. L'initiative s'inscrit dans le cadre d'un vaste plan d'investissement de 3 200 milliards de dollars (2 800 milliards d'euros) impliquant le Public Investment Fund. Le fonds souverain s'engage à injecter 40 milliards de dollars (35 milliards d'euros) dans l'économie saoudienne chaque année jusqu'en 2025, même si les taux de rendement des capitaux déployés localement sont, à ce jour, moins élevés que ceux obtenus sur les marchés boursiers ou immobiliers internationaux. Cela n'échappe pas aux investisseurs étrangers, qui doutent du réel potentiel de profitabilité des projets lancés par le prince héritier saoudien.

En parallèle, les pays du Golfe abattent leur carte maîtresse, les entreprises pétrolières, pour convaincre les investisseurs étrangers. Saudi Aramco et la compagnie pétrolière nationale d'Abou Dhabi, positionnées pour fournir les dernières gouttes de pétrole que le monde consommera, sont des véhicules propices à attirer des investissements étrangers. En 2021, les entreprises énergétiques du Golfe ont émis 30,5 milliards de dollars de dette (27 milliards d'euros), le niveau le plus élevé depuis au moins 25 ans. Ce chiffre rappelle que les économies du Golfe demeurent avant tout associées pour les investisseurs étrangers à la forte rentabilité du capital investi dans les sociétés pétrolières.

La coûteuse stratégie économique de Recep Tayyip Erdoğan

Pour appliquer sa vision de l'économie, le président Recep Tayyip Erdoğan a imposé à la Banque centrale une politique qui entraîne une inflation sans précédent et une fluctuation incessante de la livre turque, laissant les commerces comme la population aux abois. Mais cette stratégie menace ses perspectives pour la présidentielle de 2023.

« Il y a un mois, je gagnais l'équivalent de 340 euros, maintenant j'en gagne moins de 250 », se désole Ceylan. Le pouvoir d'achat de son salaire de serveuse dans un restaurant d'Istanbul diminue de jour en jour en raison de la chute de la livre turque (LT), qui s'est dépréciée de 50 % depuis le début de 2021. En novembre, elle et ses collègues ont téléchargé une application mobile pour suivre le taux de change des devises. « Quand je reçois mon salaire, je change tout en euros. Si je vois que la livre est en baisse, j'en change de petites quantités en livres. Ce mois-ci, par exemple, j'ai gagné environ 500 livres en jouant avec le taux de change », explique-t-il. Cette spéculation de plus en plus courante chez les ménages turcs répond à la forte perte de valeur de la monnaie nationale, et à la hausse de 21 % de l'inflation, qui ampute d'autant le panier de la ménagère.

Plusieurs secteurs comme la boulangerie et les produits pharmaceutiques rencontrent des difficultés de production et de distribution en raison de l'augmentation du prix des importations par rapport à la monnaie nationale. On ne compte plus les files d'attente devant les stations-service et les boutiques de high-tech, pour acheter avant la valse des prix. « Le problème n'est pas seulement une dépréciation sévère, la volatilité de la livre est pire. Les entreprises n'ont pas le temps de réagir et d'ajuster les prix de vente. Cela affecte la production », explique l'économiste Emre Deliveli. « Nous l'avons vu ces jours-ci avec Apple en Turquie. Ils ont dû fermer pendant deux jours, tant ils étaient incapables d'ajuster leurs prix à la fluctuation de la livre », ajoute-t-il.

La chute de la monnaie turque s'est accompagnée d'une forte inflation, qui a approché les 36,1 % en novembre 2021. Toutefois, le chiffre pourrait être plus élevé. Un groupe d'économistes indépendants qui surveille les indices affirme que les chiffres officiels ne correspondent pas à la réalité, et que l'inflation actuelle pourrait dépasser les 50 %. Leur thèse est soutenue par le syndicat des commerçants Market-Sen, qui a obtenu des images de la hausse dans les supermarchés ces derniers jours, avec des augmentations de 30 à 60 % pour les produits de consommation courante.

Acheter l'huile au verre

Sevval Sener, membre du Deep Poverty Network, une ONG qui aide les familles vivant au seuil de pauvreté, se plaint que d'une année à l'autre, les prix ont doublé. Aider de nombreuses familles coûte de plus en plus cher. « Pour couvrir les besoins mensuels de base d'un ménage, nous faisons des paniers avec des légumes, des produits d'hygiène et des couches. En mars 2020, ils coûtaient 250 livres. Le même paquet coûte maintenant le double », explique-t-il. Il est de plus en plus fréquent que les familles achètent à crédit ou en petites portions à l'épicerie. « Parfois, ils achètent un verre d'huile au lieu d'un litre, ou bien trois ou quatre couches individuelles au lieu d'un paquet entier au supermarché », dit Sener.

Ümit Azcan qui tient une épicerie de quartier à Istanbul le confirme :

J'avais l'habitude de faire crédit aux gens du quartier, mais maintenant je ne le fais plus que pour une dizaine de familles. J'achète moins les produits non nécessaires. J'essaye d'ajuster les prix, mais c'est très difficile. Nous souffrons également de l'inflation.

Les syndicats du pays se sont mobilisés pour demander au gouvernement d'augmenter le salaire minimum, afin de compenser le coût de la hausse des prix. Jusqu'à présent, celui-ci était de 2 825 LT. Cela correspondait à 312 euros en janvier, mais cette somme est aujourd'hui inférieure à 150 euros. Selon les données de DISK, l'une des plus grandes confédérations syndicales du pays, 40 % des travailleurs gagnent le salaire minimum. Si l'on inclut ceux qui ne gagnent que 20 % de plus, on parle alors de la moitié de la population active. À la mi-décembre, le président Erdoğan a annoncé une augmentation de 50 % du salaire minimum qui passe à 4 250 livres, soit environ 220 euros.

L'inflation et la levée des restrictions après la vague pandémique ont fait grimper les loyers dans les grandes villes du pays, qui consomment la quasi-totalité du salaire de nombreux travailleurs.

Hilal Basarir, enseignante dans une école primaire, explique :

Avec mon salaire et celui de mon compagnon, nous arrivons à peine à payer le loyer, la nourriture et les factures. Désormais, nous faisons très attention lorsque nous sortons pour dîner ou boire un verre avec nos amis. Le salaire entre et sort. Nous ne parvenons pas à économiser quoi que ce soit.

Les taux d'intérêt, « mère » de tous les maux »

La crise est due à plusieurs mesures de la Banque centrale par suite des pressions du président Erdoğan, qui tente d'imposer sa vision particulière de l'économie. Selon ce dernier, les taux d'intérêt seraient « la mère de tous les maux ». Le président veut par conséquent les faire baisser afin de réduire la hausse des prix. Par conséquent, la Banque centrale a réduit ses taux d'intérêt de 500 points entre la mi-octobre et la mi-décembre 2022, pour les ramener à 14 % en dessous de l'inflation. Or, la plupart des économistes recommandent que les taux d'intérêt soient égaux ou supérieurs à l'inflation.

Les responsables de la Banque centrale qui se sont opposés à la vision économique du président ont été renvoyés. Au cours des 18 derniers mois, le gouverneur a été changé trois fois par décret présidentiel. Trois membres du conseil d'administration ont également été renvoyés par le même moyen. Les interventions présidentielles ont entraîné une grande méfiance sur les marchés, à tel point que la livre se déprécie rapidement à chaque discours économique d'Erdoğan.

Selon des économistes, le gouvernement laisse dévaluer la monnaie afin de stimuler les exportations et le tourisme dans le pays. Emre Deliveli explique les limites d'une telle politique :

Le nouveau modèle économique n'a aucun sens. Ils croient que les exportations turques deviendront plus compétitives et que, par conséquent, le déficit et l'inflation se résorberont. Cette théorie fonctionne sur le papier, mais en Turquie, nous importons beaucoup pour produire, et si la livre baisse, la production devient plus chère. En outre, de nombreuses entreprises ont des dettes en devises étrangères qui sont désormais de plus en plus coûteuses à rembourser.

En effet, bien que les exportations turques aient augmenté depuis le début de l'année, la marge bénéficiaire est mince en raison d'une augmentation des coûts de production et de la dette en devises, qui représente 40 % du PIB.

L'échéance électorale de 2023

En pleine crise de la livre, les sondages révèlent que l'islamo-conservateur Parti de la justice et du développement (AKP) d'Erdoğan perdrait les élections si elles avaient lieu aujourd'hui. Le président, quant à lui, a peu de marge pour gagner une élection présidentielle s'il devait se présenter contre Ekrem Imamoglu ou Mansur Yavas, membres du principal parti d'opposition, le Parti républicain du peuple (CHP) social-démocrate, qui a remporté en 2019 les principales municipalités du pays, dont celles d'Istanbul, d'Ankara et d'Izmir. Son chef Kemal Kiliçdaroglu a appelé à la démission du gouvernement en raison de sa gestion économique, et à la tenue d'élections anticipées (elles sont prévues pour 2023), bien qu'il ne dispose pas d'un soutien suffisant au Parlement pour les convoquer. Entre-temps, le mécontentement de la population monte. Des manifestations spontanées ont eu lieu dans plusieurs villes du pays aux cris de « Gouvernement démission ! ».

Ce slogan a été présent pour la première fois dans plusieurs manifestations au cours des dernières semaines, qu'il s'agisse de réunions syndicales réclamant une augmentation du salaire minimum ou de manifestations féministes. Entre-temps, plusieurs partis de gauche sans représentation parlementaire ont manifesté dans plusieurs villes du pays. Elles ont été réprimées par la police à l'aide de gaz lacrymogènes et ont donné lieu à une centaine d'arrestations. Contrairement à d'autres manifestations de mécontentement, on note cette fois une mobilisation dans les villes côtières de la mer Noire, le bastion électoral de l'AKP. Dans la plus grande ville du pays, Istanbul, la police a fermé des places et installé des barrières dans plusieurs quartiers en prévision de manifestations politiques et syndicales. Les forces de sécurité avaient arrêté 70 manifestants avant même le début de la manifestation.

Zübeyde Dizdar, membre du Parti des travailleurs turcs (TIP) affirme :

Depuis que l'AKP est au pouvoir, la dissidence constitue un crime. Surtout que la situation s'est beaucoup détériorée et qu'ils craignent les protestations. Ils les répriment très violemment. Cette crise, effrayante pour les travailleurs, les familles et les jeunes les appauvrit de jour en jour. La situation économique sera au cœur de toutes les manifestations que nous verrons dans les prochaines semaines.

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Traduit de l'espagnol par Sarra Grira.

Ces expatriés choyés par les pays du Golfe

Dans le but de diversifier leurs revenus avant la fin de l'ère du pétrole et d'attirer vers eux des compétences économiques, l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis octroient désormais leur nationalité à des expatriés triés sur le volet, ignorant la grande masse de la main d'œuvre étrangère, même quand elle réside dans le pays depuis plusieurs générations. Une stratégie qui risque de créer une citoyenneté à deux vitesses.

Lorsqu'en 2013 un éminent observateur émirati a appelé dans une tribune à introduire une voie juridique vers la naturalisation pour les expatriés vivant aux Émirats arabes unis (EAU), son article — pourtant bien argumenté — a suscité une indignation massive. Le hashtag qui en arabe signifie « cet auteur ne me représente pas » a largement circulé sur Twitter, indiquant que la suggestion du commentateur de naturaliser les expatriés qui avaient contribué au développement du pays n'était ni populaire ni acceptée.

En janvier 2021 cependant, le premier ministre des EAU et émir de Dubaï, le cheikh Mohamed Ben Rachid Al-Maktoum, a annoncé sur Twitter que le pays allait modifier la loi pour permettre aux « investisseurs, aux talents spécialisés et aux professionnels, notamment les scientifiques, les médecins, les ingénieurs, les artistes, les auteurs et leurs familles » d'obtenir la citoyenneté émiratie. Il a déclaré que le nouvel amendement visait à « attirer les talents qui contribuent au développement [des EAU]  ». Cette fois, l'annonce n'a suscité aucun débat public, comme on pouvait s'y attendre. Pourtant, une telle décision a un impact direct sur les questions d'« identité nationale » et sur l'économie de l'expansion de la base électorale de l'État rentier.

Conserver une homogénéité identitaire

Les spécialistes des États du Golfe reconnaissent que la citoyenneté est par nature hiérarchisée. Les identités tribales ainsi que la géographie et la chronologie ont largement déterminé l'appartenance formelle à l'un ou l'autre de ces États.

Une grande partie du débat sur la citoyenneté dans les États du Golfese limite à sa forme d'association exclusive, comme s'il s'agissait des membres d'un club fermé bénéficiaires d'un accès privilégié à l'aide sociale de l'État générée par les rentes pétrolières. Cette compréhension trop simpliste de ce qui constitue la citoyenneté dans la région du Golfe a occulté les différences entre les États, ce qui, avec les nouvelles lois sur la citoyenneté, soulève des questions distinctes concernant leurs implications, à la fois entre les pays et entre les différentes couches de la population au sein de chaque pays.

L'Arabie saoudite a par exemple annoncé en novembre 2021 qu'elle allait accorder la citoyenneté à des expatriés « exceptionnels », avant de communiquer leurs noms. Leur nombre semble faible par rapport à la taille de la population du pays (21 millions de nationaux pour une population de presque 35 millions), et le critère d'homogénéité est respecté dans la mesure où les bénéficiaires sont arabes et musulmans. Deux différences qui distinguent sa trajectoire sociale de celle des EAU, et qui soulignent la manière dont les programmes de naturalisation peuvent avoir un impact différent sur les contrats sociaux de chaque État.

Ainsi, alors que l'Arabie saoudite a choisi, malgré son cosmopolitisme, de rendre publique l'attribution de la citoyenneté à des professionnels identifiables comme étant arabes et musulmans, les EAU ont fait preuve de plus de discrétion. Toutefois, des noms ont été révélés par les médias nationaux, et certains ont choisi d'afficher la nouvelle sur les réseaux sociaux, et d'exprimer publiquement leur fierté d'avoir été choisis. Un autre groupe de naturalisés a même envoyé les photos de leurs nouveaux passeports émiratis par le biais d'applications de messagerie instantanée, laissant ainsi deviner que la naturalisation s'était étendue à des non-musulmans.

Ces annonces doivent être considérées dans le contexte plus large des réformes sociales et juridiques qui ont récemment fait la une des journaux aux EAU. En effet, à compter de janvier 2022, les Émirats mettront officiellement en place des réformes sociales et juridiques majeures, qu'ils ont annoncées à intervalles réguliers au cours des derniers mois. Abou Dhabi a été le fer de lance de ces réformes juridiques en introduisant des lois familiales laïques, qui permettront à des juges non musulmans de présider des affaires impliquant des non-musulmans. Bien que ces réformes aient été présentées principalement comme des mesures prises pour attirer les talents étrangers, il y a un élément négligé concernant les tentatives du gouvernement de libéraliser et de séculariser leurs codes juridiques pour que les nouveaux citoyens non musulmans puissent être facilement intégrés. Car ce que ces programmes de citoyenneté ont en commun, tant aux EAU qu'en Arabie saoudite, c'est la motivation économique qui sous-tend la démarche non conventionnelle de naturalisation des expatriés.

De nouveaux agents économiques

La volonté de diversifier les économies des États du Golfe rappelle périodiquement l'imminence de l'ère post-pétrole qui se profile à l'horizon. Or, les exemples les plus évidents de la difficulté de la transition à venir se trouvent peut-être dans les changements apportés aux contrats sociaux de certains États du Golfe au cours de la dernière décennie. Alors que par le passé la citoyenneté exigeait simplement l'obéissance et une loyauté envers les dirigeants, l'introduction de la conscription militairea imposé un nouveau devoir envers l'État qui n'a pas été compensé par des avantages supplémentaires.

Au lieu de cela, les citoyens du Golfe ont dû s'adapter à la réduction des privilèges qui avaient autrefois généré des revenus supplémentaires pour les individus, notamment par le biais du système de la kafala1. Avec la suppression de la nécessité pour les investisseurs et les chefs d'entreprise étrangers de trouver des parrains locaux, les revenus substantiels qui étaient générés par la kafala se sont taris pour les citoyens du Golfe, dont la tolérance à l'égard de l'afflux de travailleurs étrangers était auparavant encouragée par la promesse de récompenses économiques.

Cependant, c'est la sélectivité dans l'octroi de la citoyenneté aux talents étrangers qui a suscité le plus de perplexité chez les citoyens du Golfe. Alors que les plus riches d'entre eux perçoivent la naturalisation des expatriés comme un nouveau rétrécissement du « gâteau », l'État considère ces derniers comme économiquement productifs et indépendants de l'aide sociale de l'État, donc utiles. Contrairement aux natifs du Golfe qui ont hérité une citoyenneté patrilinéaire, les candidats citoyens sont triés sur le volet par les élites dirigeantes en fonction de compétences dont les économies post-pétrolières dépendront de plus en plus. Leur inclusion est censée inciter les citoyens à suivre leur exemple. L'inquiétude principale de nombreux citoyens du Golfe concerne l'accès des citoyens naturalisés aux avantages de l'État. Leur appréhension est probablement déplacée, car ces privilèges supposent le maintien de la classification existante, fondée sur des catégories sociales telles que la tribu. Mais la nouvelle hiérarchisation des citoyens sera fonction de leur utilité économique, selon la capacité de chacun à payer des impôts et à se passer des aides sociales.

Une citoyenneté hiérarchique

Toutes les nationalités du Golfe ne se valent cependant pas. Alors que certaines naturalisations apportent surtout la sécurité en garantissant un titre de résidence illimité, d'autres — comme celle des EAU — offrent des avantages supplémentaires, tels que l'exemption de visa pour se rendre en Europe et dans de nombreuses régions du monde. Cet aspect peut séduire de nombreux investisseurs et individus talentueux, notamment ceux qui sont originaires du Proche-Orient, ou d'autres pays où il est difficile d'obtenir des visas pour les pays du Nord.

Mais les citoyennetés du Golfe étaient jusque-là précaires à cause de leur révocabilité. Alors, pour rassurer leurs futurs citoyens, les gouvernements ont opté pour davantage de souplesse et permettent désormais à leurs ressortissants de posséder une double nationalité. L'acceptation de la double nationalité crée un précédent et entérine la formation d'un double contrat social, auquel les nouveaux citoyens pourront se soustraire s'il cesse de leur profiter. Ils auront ainsi l'avantage de la mobilité politique et économique dont de nombreux citoyens natifs sont privés. En outre, des décennies d'emplois publics et de systèmes éducatifs faibles n'ont pas réussi à doter des générations de Golfiens de compétences professionnelles commercialisables à l'échelle internationale, les rendant difficilement opérationnels en dehors de la région du Golfe.

Le piège économique dont les citoyens du Golfe prennent lentement conscience est encore exacerbé par la concurrence croissante à laquelle ils sont confrontés sur le marché du travail local. Il semble qu'une solution rapide à l'aversion pour le travail dans le secteur privé passe de plus en plus par la « nationalisation des individus » plutôt que par la « nationalisation des postes ». Les naturalisés, en particulier ceux dont la nouvelle appartenance a été célébrée dans les médias nationaux, sont présentés comme des membres qualifiés et productifs de la société, qui ont contribué à la prospérité des États dans lesquels ils résident. L'accent mis sur leur travail et leur utilité économique suggère que tous les travailleurs n'ont pas la même valeur. La nationalisation des professionnels et des entrepreneurs qualifiés reflète les hiérarchies raciales et économiques caractéristiques de la région. Jusque-là, les citoyens des États du Golfe n'avaient pas eu d'appréhension quant à la présence d'un grand nombre de travailleurs migrants, car ils n'étaient pas perçus comme une menace, et ils n'étaient pas en concurrence pour les mêmes emplois.

Un marché du travail encore plus concurrentiel

Les secteurs de la construction et des services continuent d'être dominés par des travailleurs faiblement rémunérés qui, à l'instar de la main-d'œuvre importée dans le reste du monde, effectuent des tâches que les citoyens de ces États ne sont pas disposés à accomplir, surtout après la généralisation de l'éducation de masse et de l'enseignement supérieur. Les expatriés talentueux, en revanche, sont de plus en plus considérés comme les concurrents privilégiés sur le marché du travail, et notamment dans le secteur privé. L'opinion la plus répandue répète une demi-vérité, suggérant que les expatriés qualifiés sont favorisés parce qu'ils sont prêts à accepter des emplois moins bien rémunérés, quand en réalité le marché du travail n'est plus aussi nettement organisé en faveur des nationaux. Mais la naturalisation des expatriés sera le moyen de vérifier cela, si le secteur privé choisit de les recruter pour remplir les quotas de nationaux et bénéficier des incitations gouvernementales.

L'ouverture de la citoyenneté aux étrangers est une mesure attendue depuis longtemps pour accroître la résilience économique des États du Golfe, mais ce n'est pas la panacée pour les problèmes économiques et sociaux imminents de la région. Ces vagues de nouveaux citoyens pourraient commencer à provoquer de l'anxiété et du ressentiment parmi certains segments des sociétés du Golfe. Ce qui pose davantage question pour de nombreux autochtones, c'est de savoir si l'on attendra des citoyens naturalisés qu'ils accomplissent également les mêmes devoirs envers l'État, comme le service militaire.

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Traduit de l'anglais par Sarra Grira.


1NDLR. Système de parrainage par lequel l'État délègue aux employeurs la gestion des travailleurs étrangers et de leur permis de résidence. Il impose également à chaque investisseur étranger de s'associer à un ressortissant du pays qui doit être l'actionnaire majoritaire de son entreprise.

Turquie. La nouvelle « realpolitik » du président Erdoğan

Le président Recep Tayyip Erdoğan n'est plus le même homme. Son agressive flamboyance a laissé la place à une quête d'alliances tous azimuts au Proche-Orient, fût-ce au prix d'amers renoncements idéologiques. C'est que l'argent, nerf de sa diplomatie offensive, lui fait cruellement défaut.

Mais que se passe-t-il en Turquie ? Voilà que le tempétueux président de la République change de ton, révise ses lignes directrices et tend désormais la main à ceux qui, il y a peu, faisaient partie de ses pires ennemis régionaux. Les temps sont difficiles, il est vrai. L'euphorie du début du XXIe siècle a vécu. L'essor économique, le « miracle turc », n'est plus qu'un souvenir. Et la réalité d'une monnaie nationale en perdition impose des choix drastiques qui font mal. La croissance à 7,4 % au troisième trimestre de 2021 pourrait faire illusion, mais avec une inflation officiellement identifiée à 21,31 % sur un an au 3 décembre 2021 — un chiffre que d'aucuns considèrent d'ailleurs comme tronqué, car selon eux largement sous-estimé — le régime d'Erdoğan est entré dans le dur.

Inflation rime avec désaffection

Les rangs des partisans de Recep Tayyip Erdoğan ne cessent de se clairsemer, comme l'indiquent les courbes en berne des résultats électoraux depuis quelques années. L'élection présidentielle et les législatives prévues en juin 2023 se présentent mal. Des sondages le donnent battu pour la magistrature suprême par le maire d'Istanbul comme par celui d'Ankara. La chute de la monnaie nationale — de 45 % en regard du dollar américain depuis le 1er janvier 2021, et même de 30 % depuis fin octobre — n'est pas étrangère à cette désaffection. Elle a en effet induit la hausse des prix susmentionnée, nourrie par le renchérissement des importations, hausse ressentie avec amertume dans une vaste majorité des foyers en Turquie.

Pourtant, le premier remède que propose ou plutôt impose le président Erdoğan ne laisse pas de surprendre et de contrarier les économistes. Il a ainsi fait pression sur la Banque centrale, en théorie indépendante, pour qu'elle baisse ses taux d'intérêt, ce qu'elle vient de faire trois fois en deux mois, alors que les théories économiques classiques considèrent qu'il convient d'augmenter ces taux pour combattre et juguler l'inflation. Face aux attaques, Erdoğan a répondu ce 1er décembre : « Ce que nous faisons est juste. Nous avons suivi et nous suivons un plan politiquement risqué, mais juste (…). Nous savons ce que nous faisons. (…) C'est notre job ». Ceux qui s'y opposent s'exposent aux représailles puisque, comme le notait Reuters le 2 décembre, il « a renvoyé trois gouverneurs de la Banque centrale depuis la mi-2019, et a licencié trois des principaux responsables politiques de la banque en octobre ». »

Renouer les liens rompus

Mais les décisions les plus spectaculaires prises dans ce contexte par l'homme fort de Turquie se situent dans ses orientations de politique étrangère qu'il a commencé à réviser en tentant, dans un difficile exercice d'équilibrisme, de ne pas trahir les alliances et options qui étaient les siennes depuis longtemps. Ainsi, Erdoğan s'efforce-t-il dorénavant de reprendre langue avec des puissances régionales qu'il considérait naguère comme hostiles et qu'il traitait comme telles : l'Égypte, Israël et les Émirats arabes unis.

Le rapprochement le plus concret, le plus ostensible bien que le moins évident concerne Abou Dhabi. Les contacts ont repris au printemps 2021, après une longue rupture datant au moins de 2012. Le contentieux avait quelque consistance, comme l'expliquait James M. Dorsey sur le site ModernDiplomacy le 26 novembre : « Les Émirats arabes unis et la Turquie se sont trouvés dans les camps opposés des guerres civiles en Libye et en Syrie qui ont éclaté à la suite de révoltes populaires, et en désaccord en Méditerranée orientale. Les EAU ont cherché à inverser les résultats des soulèvements soutenus par la Turquie qui avaient réussi à renverser un dirigeant autocratique comme en Égypte [Hosni Moubarak]. La Turquie avait laissé entendre que les Émirats arabes unis avaient financé une tentative de coup d'État militaire ratée en 2016 visant à écarter M. Erdoğan du pouvoir. »

On ajoutera qu'Ankara avait aussi pris fait et cause en faveur du Qatar lors de la crise diplomatique du Golfe, entre juin 2017 et cette année, se positionnant donc contre trois capitales de la région, Riyad, Abou Dhabi et Manama, qui avaient à l'époque décidé de faire le siège du petit émirat coupable, entre autres « crimes », de soutenir, à l'instar de la Turquie, la mouvance des Frères musulmans à travers une région bouleversée par les secousses des mal-nommés « printemps arabes ».

Dix milliards de dollars et une « nouvelle ère »

Ces tensions ont-elles disparu comme par enchantement ? Nullement. Mais les deux plus hauts responsables, Recep Tayyip Erdoğan à Ankara et Mohamed Ben Zayed (MBZ), le prince héritier détenteur de facto du pouvoir à Abou Dhabi, ont estimé que la juste appréciation des intérêts de leurs pays nécessitait une réconciliation. Laquelle a été entérinée par une visite officielle du responsable émirati à Ankara ce 24 novembre. MBZ n'était pas venu les mains vides puisqu'il a fait état d'investissements dans l'économie turque ces prochaines années pour un montant de 10 milliards de dollars (8,86 milliards d'euros). De son côté, tout sourire, Erdoğan a fait l'éloge d'une « nouvelle ère » dans les liens entre son pays et le richissime émirat du Golfe.

Quel prix le président turc a-t-il dû consentir de payer pour cette aide venue d'une puissance jusqu'il y a peu hostile ? Il se dit qu'il aurait accepté d'imposer un profil bas aux Frères musulmans arabes réfugiés sur le sol turc ainsi qu'aux médias à Istanbul qui leur sont proches.

Le site Middle East Eye s'en est fait l'écho le 25 novembre : « Plus tôt cette année, les autorités turques ont demandé à certaines chaînes, dont plusieurs appartenant aux Frères musulmans, ennemis des Émirats arabes unis, de déprogrammer certaines de leurs émissions politiques. Même si ces chaînes n'ont pas été chassées du pays, cette mesure était une déclaration claire indiquant qu'Ankara prenait ses distances avec les Frères musulmans et était prête à resserrer ses liens avec des pays tels que les Émirats arabes unis et l'Égypte. »

On voit en revanche assez mal Erdoğan changer son fusil d'épaule vis-à-vis du Qatar, plus gros investisseur encore que MBZ en Turquie, ou même, modifier son attitude en Libye où Abou Dhabi soutient le camp de Khalifa Haftar, non reconnu par la communauté internationale, mais appuyé par les chantres de la « contre-révolution » dans la région.

Pour les Émiratis aussi, l'affaire peut sembler fructueuse. « L'opinion dominante, écrit Al-Monitor, est que les EAU cherchent à établir des relations avec Ankara, en partie pour compenser la concurrence économique croissante de l'Arabie saoudite et, plus généralement, parce que (à Washington) l'administration Biden signale un engagement plus faible dans la région, laissant des pays comme la Turquie et les EAU se débrouiller seuls. »

Des ambassadeurs bientôt au Caire et à Tel-Aviv

Les choses évoluent vers l'apaisement envers deux autres pays de la région avec lesquels le président turc entretenait des relations problématiques : l'Égypte et Israël. « Tout comme une étape a été franchie entre nous et les Émirats arabes unis, nous prendrons des mesures similaires avec les autres, déclarait le président turc le 29 novembre à propos de ces deux États. Maintenant, lorsque nous aurons pris notre décision, nous serons bien sûr en mesure de nommer des ambassadeurs selon un calendrier défini », avait-il ajouté.

Avec Le Caire, la Turquie d'Erdoğan s'était fâchée très sérieusement à l'été 2013, après le coup d'État orchestré par l'armée égyptienne sous les ordres d'Abdel Fattah Al-Sissi, qui avait brutalement mis fin à l'expérience démocratique — avec ses défauts et ses lacunes — entamée deux ans plus tôt après la chute du régime de Hosni Moubarak. Le président ne pouvait pardonner au militaire d'avoir renversé un gouvernement proche de lui auquel il croyait, celui des Frères musulmans et du président élu, Mohamed Morsi. Les deux pays avaient rappelé leurs ambassadeurs et étaient restés en froid et Erdoğan n'avait pas manqué de critiquer plusieurs fois vertement son alter ego égyptien…

Quant aux rapports de la Turquie avec l'État d'Israël, ils se situaient à un niveau encore infiniment plus médiocre. Depuis l'entrée en fonction d'Erdoğan comme premier ministre en 2003, son soutien à la cause palestinienne en général et au Hamas islamiste en particulier avait motivé une montée des tensions entre la Turquie et Israël, alors que la première avait été, en 1950, le premier État à population musulmane à reconnaître le second.

L'assaut par des commandos israéliens, au large de Gaza, du navire turc Mavi Marmara à la tête d'une flottille humanitaire en 2010 (10 morts) avait encore considérablement envenimé les relations, les ambassadeurs se voyant rappeler dans leur capitale respective pour un laps de temps qui allait durer cinq ans. Toujours à Gaza, au printemps 2018, quand des milliers de Gazaouis avaient organisé des manifestations intitulées « Marche du retour », la terrible répression israélienne (des dizaines de morts) avait conduit Ankara à expulser l'ambassadeur israélien. Durant toutes ces années, Erdoğan multiplia ses plus vives remontrances à l'égard d'Israël, comparant parfois son comportement à celui des nazis.

Cette période semble être déjà entrée dans l'histoire. Car, tout comme la posture politique du président turc envers Abou Dhabi et Le Caire s'est modifiée du tout au tout ces derniers mois, celle qu'il entend adopter concernant l'État d'Israël suit le même chemin. À la mi-novembre, grande première depuis 2013, il s'est ainsi entretenu d'abord avec son homologue israélien Isaac Herzog, puis avec le premier ministre Naftali Bennett. Gage turc de bonne volonté, ces conversations ont eu lieu quelques heures à peine après la libération et le retour dans leur pays d'un couple de touristes israéliens accusés d'espionnage et détenus en Turquie. Le retour des ambassadeurs n'est donc plus qu'une question de semaines, tout au plus.

Comment dit-on « realpolitik » en turc ?

Tout se passe donc comme si les inflexions et même les contorsions politiques ont bien été inspirées au président turc par une sévère dégradation de la situation économique du pays. Il n'en est certes pas à convenir que toutes les options radicales de politique étrangère qu'il avait privilégiées depuis près de vingt ans se sont révélées erronées. Mais son nouveau pragmatisme le persuade que son intérêt consiste à renouer avec des États qu'il vilipendait jusqu'ici parfois de manière très acerbe et à oublier les envolées anti-occidentales et les discours enflammés sur la défense des musulmans ou des intérêts nationalistes de la Turquie.

Pour le moment, son évolution vers plus de modération et d'apaisement convient à beaucoup de monde : à l'OTAN, où un discret soulagement doit poindre ; aux Européens sûrement, alors qu'un Mario Draghi, chef du Conseil italien, le traitait encore de « dictateur » le 8 avril 2021 ; et enfin aux États concernés du Proche-Orient, où le désinvestissement américain les contraint à réviser leurs alliances.

Seule l'Arabie saoudite de l'ombrageux Mohamed Ben Salman (MBS) n'a pas encore avancé ses pions en direction d'Ankara, en tout cas de manière publique. Visiblement, le traitement turc de l'affaire Khashoggi, du nom de ce journaliste saoudien assassiné le 2 octobre 2018 dans les locaux du consulat d'Arabie saoudite à Istanbul, reste encore pour le moment en travers de la gorge de MBS. Erdoğan avait parlé d'un crime « sauvage », « politique », « planifié » dont l'ordre était venu « des plus hauts niveaux du gouvernement saoudien » avant de lancer des mandats d'arrêt internationaux au nom de plusieurs ressortissants saoudiens, dont deux proches de MBS

La Turquie de Recep Tayyip Erdogan, elle-même, n'est guère épargnée par des organisations comme Human Rights Watch ou Amnesty International, qui continuent à la pointer du doigt pour ses nombreuses violations en matière de droits humains. Gageons que les États en train de se réconcilier avec le pouvoir d'Ankara n'y trouveront pas un prétexte pour lui chercher noise. La « realpolitik » est une expression allemande connue des Turcs, mais, d'évidence, elle se décline aussi, notamment, en arabe ou hébreu.

Le « train du Golfe », une voie semée d'embûches

La promesse d'unir les économies du Golfe via une voie de chemin de fer demeure un mirage, la faute à une féroce compétition économique et à un esprit d'union supranationale qui peine à exister. Le grand perdant : Oman.

« Toute la région sera unie, coopérant ensemble pour ne former qu'un seul Conseil de coopération du Golfe ; ce sera utile, bénéfique et productif pour tous », veut se réjouir Omar Haitham Bou Aisha, un jeune Saoudien travaillant dans la communication. Évoqué dès les années 19901, le réseau ferroviaire passagers et fret, qui n'est encore aujourd'hui qu'un projet sur papier glacé, prévoit de serpenter entre les monotones plaines désertiques de la péninsule Arabique, du plus septentrional des États du Golfe, le Koweït, au sultanat d'Oman sur les côtes de l'océan Indien, connectant au passage l'Arabie saoudite, Bahreïn, le Qatar et les Émirats arabes unis. Contrairement aux apparences, le « train du Golfe » n'est pas un projet régional, mais une agrégation d'infrastructures ferroviaires nationales. Aux Émirats arabes unis, un premier tronçon sud-nord de 264 kilomètres de long déjà en service transporte du soufre vers le port de Ruwais, et Etihad Rail annonce des avancées dans la construction de la voie est-ouest2 pour relier le port de Fujairah à Ghuweifat à la frontière saoudienne, où le réseau émirien doit se connecter aux lignes de la Saudi Railway Company.

Source : © Etihad Rail

Unifier les infrastructures nationales de six pays particulièrement attentifs aux questions de souveraineté nationale n'est cependant pas sans présenter son lot de défis. « Nous avons fourni des conseils principalement sur l'harmonisation technique en vue de l'adoption de pratiques communes aux six pays — par exemple, le choix du même système de signalisation pour éviter de changer de locomotive à la frontière », se remémore Olivier Le Ber, responsable des transports pour le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord à la Banque mondiale. Mandatée par le secrétariat général du Conseil de coopération du Golfe (CCG) jusqu'en décembre 2016 pour aider à la conception du projet, l'organisation internationale recommande de confier l'exploitation à un opérateur ferroviaire unique plutôt qu'à six entités indépendantes. « Jusqu'à présent, et à notre connaissance, ils ne semblent pas travailler sur cette option », indique Olivier Le Ber.

Oman à l'affût

Au-delà de l'important message d'union économique régionale que le lancement d'un réseau ferré intra-Golfe symboliserait, le projet est avant tout une opportunité « pivot » pour certains États du Golfe et notamment Oman, analyse Mahmoud Al-Wahaibi, un urbaniste omanais impliqué dans l'élaboration du plan de développement du pays, Vision 2040. Faciliter les mouvements de fret à travers la péninsule Arabique favoriserait en effet l'émergence de hubs alternatifs pour l'importation des marchandises destinées à servir un marché régional d'environ 60 millions d'habitants et pour l'exportation quotidienne de millions de barils d'or noir vers l'Asie. Un rail régional « changerait la dynamique logistique de la région » et propulserait les terminaux portuaires omanais ouverts sur l'océan Indien au rang de porte d'entrée vers les marchés du Golfe, selon Mahmoud Al-Wahaibi. Les ports du sultanat présentent en effet l'avantage, tout comme les terminaux saoudiens localisés sur les côtes de la mer Rouge, de se situer hors du détroit d'Ormuz. L'étroite voie navigable connecte l'économie globalisée au port émirien de Jebel Ali, onzième port mondial et actuel hub logistique pour le Golfe.

Les réexportations entre Dubaï et les pays du Golfe représentent environ la moitié du total des échanges intra-CCG en 2017. Mais les Gardiens de la révolution iraniens menacent régulièrement de fermer ce couloir maritime stratégique pour déstabiliser les marchés énergétiques mondiaux. Cette ombre qui plane pousse ainsi à la hausse les primes d'assurance facturées aux navires qui empruntent la route vers Jebel Ali, dont la contribution au produit intérieur brut de l'émirat à Dubaï est aujourd'hui estimée à 24 %3. Après l'attaque en juin 2019 au large des Émirats arabes unis de deux pétroliers transportant des produits pétrochimiques, le coût pour assurer un tanker dans le détroit a été multiplié par dix.

Pourtant, malgré l'opportunité de valoriser son emplacement au cœur des routes maritimes mondiales et de s'ériger en porte d'entrée du Golfe, Oman reconnaît en 2016 la mise en suspens des études en cours pour la construction des 2 135 kilomètres de voie ferrée destinés à relier les ports de Salalah, Duqm et Sohar aux Émirats arabes unis voisins et son marché de près de 10 millions de consommateurs. Le projet n'est pas annulé, mais « seulement retardé », précise Mohamed Al Shuaili, chargé de communication au ministère des transports, avant d'ajouter, « car d'autres pays du Golfe ont décidé d'arrêter les travaux sur le projet. » L'ouverture en décembre 2021 de la première route transfrontalière reliant Oman à l'Arabie saoudite laisse présager d'une accélération du transport de fret sur cet axe, renforçant de facto l'importance stratégique des ports omanais.

La nature collaborative du projet rend ce dernier particulièrement vulnérable aux décisions nationales et aux coupes budgétaires instaurées en réaction à l'explosion des déficits publics dans les pays du Golfe à la suite de la chute des prix du cours du baril en 2014-2016. La crise économique engendrée par la pandémie mondiale de Covid-19 a contribué à fragiliser les finances publiques des pays les plus vulnérables économiquement, tels Oman et Bahreïn. Mais pour Mahmoud Al-Wahaibi, le manque de progrès dans l'interconnexion ferroviaire des pays du Golfe est avant tout le résultat d'un choix politique solidement ancré dans une féroce compétition économique qui oppose ces pétromonarchies pressées de diversifier leurs économies à l'heure de la transition énergétique.

« Il n'y a pas de volonté politique de la part des autres États du Golfe. Ils ne veulent pas qu'Oman domine le marché de la logistique régionale », regrette l'urbaniste pour qui le projet de train est vital pour renforcer la « confiance mutuelle » entre les pays. Aux dynamiques économiques s'ajoute en effet la réalité de profondes animosités entre les États de la région, mises en lumière par la crise politique qui oppose l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et Bahreïn au voisin qatari entre juin 2017 et janvier 2021. « La perspective d'un réseau ferroviaire unique intégrant les six États du CCG semble incertaine », analyse Kristian Coates Ulrichsen. Selon le chercheur, spécialiste des questions moyen-orientales au Baker Institute for Public Policy de l'université Rice, à Houston, aux États-Unis, certaines portions du « train du Golfe » pourraient cependant voir le jour, sur la base d'intérêts économiques spécifiques, précise-t-il.

Face à ce constat, Olivier Le Ber pointe du doigt l'irrationalité de certains tronçons sans l'interconnectivité régionale. « Le segment ferroviaire au Qatar n'a de sens que s'il est connecté au réseau saoudien », commente-t-il en référence à des aspects techniques. Plus que tout autre mégaprojet en cours de développement dans la région, le chemin de fer du CCG exige une vision commune où l'union supranationale prime face aux intérêts nationaux.

Regain d'intérêt sur fond de neutralité carbone ?

Malgré son apparente mort cérébrale, le projet fait pourtant régulièrement la Une de la presse locale, comme à l'été 2020 lorsque le journal saoudien Al-Jazirah a annoncé une mise en service de la ligne Arabie saoudite-Émirats arabes unis-Oman à horizon 2023, suivi par un ajout de la desserte Bahreïn et Koweït deux ans plus tard. « Ce projet a encore besoin de cinq à dix ans », nuance pour le journal émirati The National le directeur Moyen-Orient de Deutsche Bahn Engineering and Consulting, filiale de la compagnie ferroviaire allemande.

Outre le poids prépondérant du politique dans les incertitudes qui entourent le lancement de cette voie ferrée régionale, souligné par l'absence de toute mention du Qatar dans l'article d'Al-Jazirah, c'est pourtant l'importance croissante accordée à la question climatique par les pays du Golfe qui donne des signes d'espoir pour un sursaut d'union au-delà des lignes de fractures. En amont de la 26e conférence annuelle de l'Organisation des Nations unies sur le climat (COP26) qui s'est tenue en Angleterre à l'automne 2021, les Émirats arabes unis s'engagent à atteindre la neutralité carbone en 2050. L'Arabie saoudite et Bahreïn suivent avec un objectif à horizon 2060, s'engageant de facto à mettre en place des solutions dans les décennies à venir pour réduire ou compenser leurs émissions de dioxyde de carbone (CO2). Un contexte dans lequel le train du Golfe regagne en intérêt pour les décideurs du Golfe. En effet, si les locomotives émiriennes fonctionnent à ce jour au diesel, elles sont techniquement équipées pour tourner à l'électricité le moment venu, et Etihad Rail affirme qu'un réseau ferroviaire sur les rives du golfe Persique permet de réduire les émissions de CO2 du transport de 70 à 80 %4 par rapport aux actuelles colonnes de camions polluants qui circulent sur les autoroutes. Le « train du Golfe » est un potentiel vecteur de réduction de « l'empreinte carbone du CCG », ajoute Olivier Le Ber. Une étude de faisabilité conduite en 2009 par le secrétariat du CCG estimait en effet que la ligne ferroviaire intra-CCG pourrait transporter 29 millions de tonnes de marchandises par an [« GCC rail boom to widen trade routes », Arab News, 1er novembre 2012.]] soit près de la moitié de toutes les marchandises transportées à travers les frontières des six pays du CCG.

Et au-delà de rendre le transport de marchandises plus propre, le chemin de fer régional est également destiné à servir le trafic voyageur, facilitant ainsi une mobilité plus respectueuse de l'environnement dans une région où la voiture individuelle et le transport aérien ont un quasi-monopole sur les déplacements transfrontaliers. À moins que le projet de lancement par Virgin Hyperloop de navettes à lévitation magnétique ne vienne supplanter le projet de train traditionnel à l'étude depuis près de trois décennies. La start-up américaine a signé en 2020 un protocole d'accord avec l'université d'intelligence artificielle Mohamed Ben Zayed (MBZUAI) pour collaborer autour de l'idée de faire des Émirats arabes unis un centre de développement de la technologie hyperloop. L'attrait pour les technologies futuristes et la nécessité de réinventer leurs modèles de sociétés hautement carbonées seront-ils les moteurs qui pousseront les dirigeants du Golfe à s'unir au-delà des clivages politiques ?


1John Duke Antony, U.S.-GCC. Trade and Investment Relations, U.S.-GCC Corporate Cooperation Committee, 1999.

2« Construction of Etihad Rail Phase 2A completed », International Railway Journal, 29 septembre 2021.

4Etihad Rail, Project Update.

Gwadar, un port au cœur du partenariat sino-pakistanais

Au Baloutchistan, sur les côtes de la mer d'Arabie, le Pakistan développe depuis deux décennies un projet portuaire d'envergure dans la ville de Gwadar. Après une première phase achevée en 2007, le développement est désormais porté par les autorités chinoises, qui en font le projet phare du corridor économique sino-pakistanais. Un projet historique qui répond à de multiples impératifs, mais suscite des tensions entre les deux partenaires.

Dorénavant au cœur du projet de développement infrastructurel pakistanais, la ville de Gwadar n'a longtemps été qu'un simple village de pêcheurs, qui n'appartenait ni au raj britannique, ni à l'État pakistanais créé en 1947 à la suite de la partition des Indes. Accordé au sultan d'Oman Ibn Ahmad en 1784, Gwadar est restée intégrée aux possessions du sultanat d'Oman au cours des XIXe et XXe siècle. À la faveur d'un rapport sur la ligne côtière du Pakistan réalisé par l'United States Geological Survey en 1954, le site a été identifié comme idéal pour la construction d'un port en eau profonde. Avec pour ambition d'y développer des infrastructures portuaires, les autorités pakistanaises ont acheté au sultanat d'Oman la péninsule d'environ 800 kilomètres carrés (km2) en 1958, pour 3 millions de dollars de l'époque (l'équivalent de 27,5 millions de dollars — soit 24 millions d'euros — en 2021).

Toutefois, c'est dans la perspective du développement d'un autre port, situé à proximité du port historique de Karachi que les autorités pakistanaises se sont mobilisées à partir de 1973. Alors que Gwadar se situe sur la façade maritime du Baloutchistan, à l'ouest du pays, Port Qasim a été conçu de manière à s'intégrer pleinement à la colonne vertébrale du Pakistan. Cette dernière épouse peu ou prou la trajectoire du fleuve Indus, qui s'écoule des chaines montagneuses de l'Himalaya et de l'Hindou Kouch, jusqu'à son delta, qui se jette dans l'océan Indien. Doté de la plus grande zone industrielle du pays et actif depuis 1980, Port Qasim est étroitement connecté aux axes ferroviaires et autoroutiers qui traversent le pays et mènent les marchandises aux mégalopoles de Lahore et Islamabad-Rawalpindi. Aujourd'hui, Port Qasim et le port de Karachi concentrent plus de 99 % des échanges commerciaux qu'effectue le Pakistan par voie maritime.

L'engouement pour l'exploitation de Gwadar a été renouvelé en 1993, lorsqu'une étude est venue confirmer le potentiel du site pour la mise en place d'un port en eau profonde. La possibilité d'ériger des infrastructures portuaires à l'ouest du delta de l'Indus a été intégrée à l'agenda politique des autorités pakistanaises en raison des critiques de plus en plus pesantes quant à la concentration de l'ensemble des échanges extérieurs du pays dans les ports de Karachi et de Port Qasim. Outre des considérations géostratégiques liées à la proximité de la frontière indienne, les possibilités d'extension des deux ports se sont vues limitées par leur localisation : au centre d'une aire urbaine extrêmement dense pour Karachi, et en lisère d'une forêt de mangrove de 820 km² pour Port Qasim. Pour le Pakistan, avec une population de 220 millions (et qui devrait avoisiner les 350 millions en 2050), la rénovation d'un secteur portuaire vétuste s'avère essentielle, d'autant que les autorités font de la hausse des exportations une priorité.

L'enjeu du Baloutchistan

Outre cette impérative rénovation du secteur portuaire dont Gwadar serait la figure de proue, ce projet sert depuis ses origines un objectif politique : celui de la stabilisation de la province du Baloutchistan. Alors que ses ressources et sa frontière partagée avec l'Iran et l'Afghanistan la rendent particulièrement stratégique, la province souffre d'un climat sécuritaire volatil et de difficultés socio-économiques structurelles. De surcroit, le Baloutchistan est la région qui a payé le plus lourd tribut à la guerre civile qui a ravagé l'Afghanistan depuis plusieurs décennies. Outre les trafics d'armes, de stupéfiants et d'hydrocarbures, ainsi que le transit de centaines de milliers de réfugiés afghans, la capitale Quetta a servi à partir de 2001 de point d'appui au mouvement taliban.

À ces défis s'est agrégée une instabilité endogène, alimentée par un sentiment de spoliation. En effet, le Baloutchistan pakistanais regorge de ressources, que les Baloutches considèrent exploitées au profit des provinces du Pendjab et du Sindh. L'exploitation qui est faite de la mine d'or et de cuivre de Saindak, ainsi que celle du champ de gaz de Sui sont des motifs mobilisés de manière récurrente par les contestataires. De plus, les découvertes de ces dernières années ont confirmé la richesse du sous-sol de la province, où l'on trouve de la chromite, de la magnésite, du gypse, du manganèse, du zinc, du fer et du granite. Ainsi, le port de Gwadar n'est qu'une des nombreuses déclinaisons de la politique menée par les autorités pakistanaises pour renforcer leur mainmise sur le Baloutchistan.

Un projet phare pour Islamabad et Pékin

Longtemps resté au stade de projet en raison du manque de ressources et de compétences techniques nécessaires à une telle entreprise, c'est à l'issue de négociations au long cours qui ont abouti en 2001 que le président pakistanais Pervez Musharraf a obtenu du premier ministre chinois Zhu Rongji que la Chine soit associée au projet portuaire. La China Harbor Engineering Company (CHEC) était responsable du développement du site, et les travaux ont débuté en mars 2002. De conception, financement et exécution chinoise, il a été choisi pour Gwadar un modèle conforme aux normes chinoises de construction portuaire. À hauteur de 248 millions de dollars (216,72 millions d'euros) selon les chiffres officiels, la première phase du développement a été financée par 50 millions de dollars (43,69 millions d'euros) issus d'une allocation budgétaire du gouvernement fédéral pakistanais, complétés par 198 millions de dollars (173 millions d'euros) fournis par la China's Export Import Bank.

Le port a été d'abord exploité par l'Autorité portuaire de Singapour (PSA) dès 2007 selon un bail de construction-exploitation-transfert de 40 ans, puis l'opérateur a fait le choix de se retirer du projet au profit de l'entreprise d'État chinoise China Overseas Port Holdings Company, Ltd. (COPHC), à qui elle a vendu toutes ses parts en 2013. Créé sur mesure pour l'exploitation de Gwadar, ce changement d'opérateur fait suite aux difficultés rencontrées par la PSA. Le fait que ce soit au profit d'une entreprise chinoise s'inscrit par ailleurs dans la volonté de faire de Gwadar le projet phare du corridor économique sino-pakistanais (CPEC), annoncé par Xi Jinping la même année.

Matrice géoéconomique d'ampleur, qui fait partie des six corridors majeurs des nouvelles routes de la soie (Belt & Road Initiative), le CPEC consiste en une nébuleuse de projets énergétiques, de transports, d'infrastructures et de zones franches, tous articulés autour d'un corridor qui lie l'océan Indien à la province chinoise du Xinjiang. Avec des investissements prévus initialement à hauteur de 46 milliards de dollars (40 milliards d'euros), révisés pour atteindre 62 milliards de dollars (52 milliards d'euros), le CPEC porte l'ambition d'un bénéfice mutuel aux économies, chinoise et pakistanaise.

La gestion du port par les autorités chinoises semble marquer un réel tournant dans le développement de Gwadar. Leurs ambitions sont désormais d'en faire un hub portuaire intégré, sur le modèle « port-parc-ville » de Shekou, le complexe portuaire au cœur de la zone économique spéciale de Shenzhen en Chine. De manière à mener à bien ce projet intégré, l'entreprise chinoise qui exploite les infrastructures portuaires a également signé en 2015 un bail de 43 ans pour le développement d'une zone industrielle, logistique, d'entreposage et d'exportation non imposable appelée Gwadar Free Zone, où sont multipliées les incitations financières à destination d'investisseurs publics et privés.

Alors que la phase I se limitait peu ou prou à la construction d'un port moderne en eau profonde, avec pour ambition de devenir un hub de transbordement, cette deuxième phase marque une véritable rupture. Par son rôle d'interface maritime, qui permet une solution au dilemme de Malacca via le désenclavement du Xinjiang chinois, le port de Gwadar est désormais le projet-phare du CPEC. Il est prévu que soit également développée une zone de raffinage, afin de pallier les difficultés que rencontre le pays en matière d'approvisionnement énergétique. La connectivité de la ville avec le reste du pays est elle aussi en cours d'extension, via un raccordement au réseau autoroutier et la construction d'un aéroport. Au total, le plan de la seconde phase prévoit des investissements pour une valeur totale de 1,02 milliard de dollars (890 millions d'euros), initialement accordés sous la forme de prêts concessionnels par des institutions financières chinoises, avant qu'une partie de l'ensemble des encours ait toutefois été transformée en dons et en prêts à taux zéro en août 2015.

Reproches réciproques et défis sécuritaires

Toutefois, le projet portuaire de Gwadar connaît maintes difficultés qui entravent son développement. Alors qu'une intégration accrue aux échanges économiques demeure l'objectif revendiqué, la sous-exploitation du port suscite de vives critiques. Jusqu'ici, l'activité du port de Gwadar demeure très limitée, en dépit de la résonance dont dispose le projet dans les espaces médiatiques chinois et pakistanais. Selon le ministère pakistanais des affaires maritimes, le débit de marchandises a diminué depuis la signature du nouveau bail d'exploitation avec la COPHC en 2013. Entre 2013 et 2017, seul 1,42 million de tonnes de marchandises et 99 navires ont eu recours aux infrastructures portuaires de Gwadar. Sous la gestion de l'opérateur singapourien, l'exploitation du port était plus soutenue, à titre d'exemple, l'année 2009 avait vu un total de 2,25 millions de tonnes de marchandises importées via Gwadar. Ainsi, l'activité du port de Gwadar est-elle largement autocentrée, limitée à l'approvisionnement nécessaire à son propre développement. Or, cette sous-exploitation fait office d'irritant au sein de la relation sino-pakistanaise.

En effet, par média interposés, les déclarations des autorités chinoises et pakistanaises témoignent de multiples pierres d'achoppement relatives à l'avancement du projet portuaire. Les premiers reprochent aux seconds les atermoiements des différents organes institutionnels, dont la complexité serait à l'origine de ces retards. Signe supplémentaire de ces dissensions, la station d'épuration de Gwadar, qui faisait initialement partie des projets intégrés, sera finalement financée par le gouvernement fédéral pakistanais et la province du Baloutchistan. À hauteur de 130 millions de dollars (113,61 millions d'euros), la Chine devait assumer le financement de 90 % du projet, mais n'a jamais répondu à la demande pakistanaise de l'octroyer sous forme de prêt concessionnel.

Outre une remise en question de la confiance accordée aux autorités pakistanaises en raison des défaillances de son administration et de ses faiblesses macro-économiques, ce sont principalement les défis sécuritaires qui pèsent sur la viabilité du projet portuaire de Gwadar. Présenté comme une initiative dont les Baloutches pourraient tirer bénéfice via le développement d'infrastructures et la création d'emplois, le projet portuaire fait au contraire l'objet de vives critiques parmi la population. Selon les contestataires, la majorité des emplois seraient occupés par des travailleurs issus des provinces du Pendjab et du Sindh, ce qui renforce le sentiment de spoliation servant de motif aux contestations politiques et aux rébellions armées depuis des décennies. Ainsi, au cours des derniers mois, des manifestations à l'encontre de la présence chinoise ont réuni plusieurs centaines de personnes. Le port semble devenir l'épicentre d'une double contestation, à l'endroit du gouvernement fédéral et de la présence chinoise.

Or, la déstabilisation du Baloutchistan fait peser le risque d'une dégradation de la relation bilatérale. Récemment, de nombreux observateurs ont mis en lumière une radicalisation de la sinophobie au Pakistan, qui contraint les autorités chinoises à repenser la sécurité de leurs ressortissants. Le 14 juillet 2021, une attaque menée sur un bus transportant du personnel attaché au développement d'un barrage dans le Khyber Pakhtunkhwa avait entrainé la mort de 9 ouvriers chinois, soit l'attaque terroriste la plus meurtrière à l'encontre de ressortissants chinois à l'étranger. Les officiels chinois sont eux aussi menacés, en témoigne la tentative d'assassinat à laquelle a fait face l'ambassadeur de Chine en avril 2021 lors de son passage à Quetta. La multiplication de ces attaques a pour conséquence une détérioration notoire de la relation bilatérale sino-pakistanaise. À la suite de l'attentat présumé sur le bus, la dixième réunion du Comité mixte de coopération sur le CPEC a été reportée, signe de la réévaluation en cours de la relation bilatérale de la part des autorités chinoises.

Compagnies aériennes des pays du Golfe, l'art du copier-voler

Contraints par la transition énergétique à se diversifier, les États du Golfe veulent s'assurer un futur après l'or noir. Mais leurs rivalités s'exacerbent sur plusieurs fronts économiques, notamment dans le transport aérien où l'Arabie saoudite entend contrer le Qatar et les Émirats arabes unis.

Au carrefour des routes aériennes qui relient l'Asie, l'Afrique et l'Europe, les flottes d'Airbus A380 d'Emirates et les Boeing 777 de Qatar Airways règnent en maîtres, tandis qu'au sol l'aéroport international de Dubaï (DXB) se pare pour sa septième année consécutive du titre de hub aéroportuaire le plus fréquenté au monde par des passagers internationaux. Malgré la pandémie de la Covid-19 qui met à genoux un secteur réputé pour ses faibles marges, les transporteurs du Golfe peuvent compter sur d'ambitieuses familles régnantes pour lesquelles chaque appareil battant pavillon émirien ou qatari est un objet de fierté et de soft power. « Des compagnies aériennes à succès les ont placés sur la carte, ont fait de ces pays des noms bien connus », commente l'analyste aéronautique Alex Macheras.

Pressé d'inscrire son nom dans l'histoire arabe moderne et de détourner l'Arabie saoudite de son image de royaume ultraconservateur, gardienne des lieux saints de l'islam et fournisseur d'énergie carbonée bon marché, le prince-héritier Mohamed Ben Salman (MBS) semble parier sur une concurrence frontale avec Dubaï, un carrefour commercial dont l'aura mondiale est enviée par ses voisins.

Le prince héritier annonce 550 milliards de riyals (124 milliards d'euros) pour les secteurs du transport et de la logistique, ainsi que la création d'une seconde compagnie aérienne saoudienne. Son objectif premier est de partir à l'assaut du transit, le segment de marché à l'origine de la domination émirienne et qatarie sur l'aviation golfienne. Un réseau fort de 250 destinations censé catapulter le transporteur au rang de porte-étendard d'une Arabie saoudite avide de faire valoir son statut de première économie du monde arabe.

Mais l'audace est prompte à provoquer la réaction courroucée d'une concurrence déjà engluée dans la protection de ses parts de marchés face à une demande pour les voyages internationaux en chute libre : moins 81 % entre mai 2019 et mai 2021 pour la région du Proche-Orient. « Les hubs aéroportuaires tels que Dubaï ont faim et ils ont besoin d'être nourris » s'exclame Robert Kokonis, président du cabinet de conseil canadien en aviation internationale AirTrav. Et Alex Macheras ajoute qu'« il est tout simplement trop tard, ils ont raté le coche […] Il n'est pas nécessaire qu'une autre compagnie aérienne reproduise ce que Qatar Airways et Emirates ont déjà réalisé ».

« Siphonner du business hors des Émirats arabes unis »

Méticuleusement bâties autour de la rente générée par l'exportation de pétrole brut et de gaz naturel vers les pays occidentaux et l'Asie émergente, les économies golfiennes jettent leur dévolu sur des stratégies de diversification sectorielle dont les similitudes enracinent dans la région un esprit de rivalité économique féroce, contraire à celui inscrit dans la charte du Conseil de coopération du Golfe (CCG). Une âpre concurrence économique qui ne se limite pas aux seuls secteurs perçus comme prestigieux, tel le transport aérien, mais s'étend à tous les pans de l'économie.

La perspective de croissance à trois chiffres au cours des décennies à venir sur les marchés de l'hydrogène et des énergies renouvelables attise les convoitises des deux poids lourds de l'économie golfienne. L'Arabie saoudite, qui entend faire de l'entreprise ACWA Power un fleuron national sur le marché de l'énergie décarbonée, annonce la plus grande installation d'hydrogène vert prévue au monde dans la ville futuriste de Neom. De l'autre côté de la frontière, Abou Dhabi se rêve en l'un des producteurs d'hydrogène bleu les moins chers et les plus importants au monde, tout en faisant du développeur d'énergies renouvelables émirati Masdar un champion mondial.

« Chaque dollar que nous pouvons voler à nos voisins est un dollar que nous avons en plus » est l'attitude qui semble prévaloir dans le golfe Persique, résume Frédéric Schneider, économiste et chercheur associé à l'université de Cambridge, en Angleterre. Le phénomène n'a pourtant rien de nouveau. Dans le courant des années 2000, c'est Dubaï et son Centre financier international (DIFC) qui s'empare de la région du golfe Persique, au détriment du voisin bahreïnien relégué au second rang.

En février 2021, Riyad annonce que toute entreprise étrangère refusant de localiser son siège social régional en Arabie saoudite après 2023 se verra refuser l'accès aux contrats longtemps accordés à des multinationales opérant leurs portfolios d'activités golfiennes depuis Dubaï. « Cette idée d'imposer une hégémonie économique est tout simplement très préjudiciable », ajoute Frédéric Schneider. Nouveau coup d'éclat en juillet 2021. Alors qu'une querelle autour des quotas de production d'or noir au sein du cartel pétrolier OPEP+ oppose les Émirats arabes unis et l'Arabie saoudite, le royaume annonce l'arrêt de tarifs douaniers préférentiels accordés aux entreprises basées dans la région du CCG. Sont concernés les produits fabriqués en zone franche ou qui contiennent des composants provenant d'Israël, deux mentions qui, selon les analystes, visent les Émirats arabes unis où la présence de zones franches est un moteur de l'économie et où la normalisation de relations préexistantes avec l'État hébreu ouvre les portes d'un commerce bilatéral estimé à 712 millions de dollars (604 millions d'euros) entre début 2020 et mi-2021.

« Je pense qu'il n'y a aucun doute que le plan de diversification saoudien va siphonner du business hors des Émirats arabes unis », commente Najah Al-Otaibi. L'analyste politique saoudienne basée à Londres note l'impatience des entreprises multinationales à réaffirmer leur présence en Arabie saoudite, quitte à y relocaliser une partie de leurs équipes. Sous l'impulsion de MBS, Riyad entend s'assurer que les acteurs économiques opérant en Arabie saoudite localisent les chaînes de valeurs dans le royaume. Un enthousiasme que ne partage pas ce cadre basé à Dubaï et interviewé sous couvert d'anonymat par le journal économique britannique Financial Times : « Je te donne trois lettres pour notre chance de déménager à Riyad : NFW (pas question) ». L'Arabie saoudite de MBS souhaite projeter une image d'ouverture après des décennies de promotion d'une version ultraconservatrice et puritaine de l'islam. Mais malgré la mise au pas de la police religieuse et l'octroi aux femmes du droit de conduire — le dernier pays du monde à avoir autorisé ces dernières à prendre le volant — le mode de vie en vigueur dans les centres urbains du royaume peine à rivaliser avec le très libéral cosmopolitisme de Dubaï.

En quête de synergies

Selon Cinzia Bianco, chercheuse au Conseil européen des relations extérieures (European Council on Foreign Relations, ECFR), le défi rencontré par les économies golfiennes est un profond manque de complémentarité. « Les pays du CCG sont tous confrontés aux mêmes défis et doivent se disputer les mêmes ressources, car ils ont tous les mêmes stratégies pour surmonter ces défis », renchérit-elle.

Regrettant la logique du « copier-coller », économistes et analystes recommandent l'émergence de pôles de spécialisations distincts les uns des autres afin de tirer parti des spécificités de chacune des nations golfiennes et ainsi limiter le risque de compétition malsaine autour de quelques secteurs économiques hautement convoités. Si le Sultanat d'Oman a su bâtir une économie prospère autour du secteur de la pêche et de l'agriculture — dont la contribution est néanmoins limitée à seulement 2,5 % du produit intérieur brut (PIB) omanais — et de produits naturels tels que la résine naturelle d'encens, à Bahreïn, le Bahrain FinTech Bay s'attache à développer l'industrie de la technologie financière. L'Arabie saoudite, pour sa part, propose à l'industrie cinématographique de tourner des films dans les nombreux paysages inexplorés que compte un royaume longtemps renfermé sur lui-même. Mais en dépit d'opportunités bien réelles, ces secteurs émergents demeurent à la marge d'économies golfiennes droguées aux centaines de milliards de dollars que l'or noir procure chaque année.

Seul Dubaï a su se positionner sur des maillons vitaux pour la globalisation, les secteurs portuaires et logistiques. L'entreprise émirienne DP World opère plus de 60 terminaux portuaires sur six continents, dont son terminal phare à Jebel Ali, en périphérie de Dubaï, faisant de la firme l'un des leaders mondiaux du secteur.

Outre les opportunités offertes par l'émergence de pôles de spécialisations, le développement de synergies transfrontalières présente également l'avantage de pousser à l'union autour de projets qui contribuent à développer une identité économique golfienne au-delà de la vente d'énergies carbonées. En ce sens, le secteur du tourisme occupe une position privilégiée pour donner vie à une approche de coopération. La promotion de tours régionaux permet de tirer parti de la dimension « multifacettes » offerte par les expériences touristiques dans le Golfe : visite des deux principaux lieux saints de l'islam en Arabie saoudite, événements sportifs internationaux de premier plan au Qatar, vie urbaine et nocturne dans la mégalopole des Émirats arabes unis, Dubaï, et exploration du monde sous-marin sur les côtes omanaises.

La loi du plus fort

En termes de recherche et développement, la coopération entre pays du Golfe est « logique » indique l'économiste bahreïnien Omar Al-Ubaydli. « L'Union européenne a montré comment l'intégration économique peut amplifier la production de R&D, par le biais du programme Erasmus. Il serait très utile que les pays du CCG s'inspirent de cet exemple ». Un projet qui n'est pas à l'ordre du jour, entravé par un CCG qui peine à fédérer les pétromonarchies du Golfe autour de projets centrés sur l'intérêt commun.

En effet, la promotion de synergies économiques intra-Golfe demeure un rêve illusoire sans une coordination des stratégies de diversification économique menées indépendamment par chaque État. Un état d'esprit qui se heurte aux réalités politiques d'une région où « rien ne bouge » sans l'adhésion des deux poids lourds, Arabie saoudite et Émirats arabes unis, indique une source proche des cercles de décideurs dans le Golfe, regrettant que les intérêts des États les plus modestes se trouvent relégués au second rang des priorités. La dynamique de la loi du plus fort est accentuée par la montée du nationalisme et l'accent mis sur le sentiment d'appartenance à la communauté nationale, au détriment de l'identité régionale qu'incarne le CCG. Alors que la région peine à panser les plaies d'une violente crise diplomatique qui a opposé le Qatar à ses voisins entre 2017 et début 2021, les affres de la division, économique cette fois, hantent à nouveau les esprits.

Les nuages s'accumulent sur l'économie égyptienne

Malgré ses bons chiffres, les perspectives de l'économie égyptienne restent incertaines, tant le pays s'est endetté et dépend de capitaux spéculatifs attirés par des taux d'intérêt favorables. Un modèle qui, par certains aspects, ressemble à celui du Liban.

Deux des plus influentes agences internationales de notation, Moody's et Standard & Poor's (S&P), suivies par la plus puissante banque d'affaires du monde, Goldman & Sachs, viennent de lancer coup sur coup un avertissement discret, mais ferme au maréchal-président Abdel Fattah Al-Sissi : attention, l'Égypte pourrait être la prochaine victime de « la volatilité des conditions de financement » dans le monde ; en clair, la remontée des taux d'intérêt aux États-Unis pourrait conduire à une sortie massive de capitaux du pays — et d'une grande partie des pays émergents — comme à une remontée du dollar qui affaiblirait la livre égyptienne et alourdirait le remboursement de la dette extérieure égyptienne (plus de 130 milliards de dollars, soit 112,57 milliards d'euros).

La stratégie financière du gouvernement égyptien depuis l'accord de 2016 avec le Fonds monétaire international (FMI) a visé à rémunérer grassement les capitaux étrangers pour les attirer dans le pays et financer ainsi le déficit budgétaire de l'État comme le déficit courant de la balance des paiements. Bon an mal an, les besoins globaux de financement atteignent le chiffre incroyable de 35 % du PIB. Même en 2020 — année du pic de la pandémie de Covid-19 — ils n'ont pas atteint 10 % dans les principaux pays occidentaux. Le Caire pratique les taux d'intérêt parmi les plus élevés du monde, 13 à 14 % par an pour les emprunts en monnaie locale, 7 à 8 % pour ceux en devises. Selon l'agence financière américaine Bloomberg qui suit régulièrement 50 pays émergents, les taux d'intérêt réels égyptiens (taux d'intérêt nominal - hausse des prix) sont les plus élevés du monde.

Une dette insoutenable

Cette politique a été payante : l'Égypte est l'un des rares pays arabes à avoir connu une croissance positive en 2020 (entre 2 et 3 %), résisté à la pandémie qui a atteint au premier chef son tourisme, un secteur clef de l'économie nationale (10 % du PIB) et à avoir continué à séduire les épargnants étrangers. La moitié des pays arabes ont vu leur note abaissée, pas l'Égypte. En moins d'un an, plus de 20 milliards de dollars (17,32 milliards d'euros) ont acheté des titres d'État, le principal emprunteur.

Le revers est évidemment le coût budgétaire de l'opération : les intérêts versés par le Trésor égyptien représentent 45 % des recettes publiques, soit presque 10 % du PIB. L'attrait du « papier » (obligations, bons du Trésor) égyptien repose sur l'écart entre sa rémunération et celle du papier américain ou européen qui dépasse à peine 0 %. Si ce dernier remonte, comme on s'y attend, Le Caire devra suivre, et aux niveaux déjà atteints ce sera impossible. Si la Réserve fédérale, la banque centrale américaine, aux prises avec une remontée de l'inflation supérieure à 2 % par an relève de 2 points ses taux, la Banque centrale égyptienne (CBE) devra pour le moins suivre et imposer aux finances publiques une charge insupportable. Que restera-t-il alors pour supporter les autres charges de l'État, dont les dépenses militaires et sécuritaires ? La stratégie de l'argent cher aura vécu et il faudra aux responsables égyptiens affronter une crise financière sans précédent.

La reprise de l'inflation n'arrange rien et réduit la marge de manœuvre de la banque centrale égyptienne, qui aimerait bien baisser ses taux d'intérêt, mais qui, le 16 septembre 2021, les a une nouvelle fois maintenus à leur haut niveau. L'indice général des prix devrait augmenter de 6,6 % en 2021-2022 sous la poussée des tarifs publics (énergie) qui progressent de près de 9 % après la baisse drastique des subventions à l'électricité et aux carburants décidée avant l'été. Les consommateurs payent les cadeaux faits aux spéculateurs étrangers.

S&P suggère de réformer le financement du double déficit, de moins recourir à l'endettement et de privilégier l'investissement étranger direct (IDE) qui a l'avantage de ne pas être remboursable. Actuellement, il représente à peine 2 % des capitaux internationaux qui arrivent en Égypte. Et pour cause. L'armée égyptienne verrouille le secteur économique et ne laisse guère de place au privé qu'il soit national ou étranger, en dehors des hydrocarbures, fief avéré de la compagnie italienne ENI. L'indice PMI qui suit le secteur privé recule depuis quatre mois. Les généraux n'ont pas oublié la tentative de l'ex-président Hosni Moubarak et de son fils de muscler les entrepreneurs privés à coup de privatisations et d'avantages multiples. La révolution de 2011 a balayé ce « capitalisme des copains », et les militaires sont à l'offensive pour conquérir de nouveaux secteurs et, à tout le moins, empêcher le retour des civils aux postes de commandement de l'économie égyptienne.

Le rôle déterminant de l'armée

Une autre solution serait de réduire le déficit commercial qui atteint des sommets (– 40 milliards d'euros en 2019) en relançant les exportations. Selon S&P, la base d'exportations est particulièrement faible, à peine 13 % du PIB en ajoutant aux biens les services (tourisme, canal de Suez…). Actuellement, l'Égypte exporte surtout du ciment, des médicaments et des produits de l'artisanat. Les économies des travailleurs émigrés (27,2 milliards d'euros) envoyées au pays dépassent de loin les exportations (21,65 milliards d'euros hors hydrocarbures). L'Égypte gagne plus à vendre le travail de ses enfants à l'étranger qu'à exporter. Encore faudrait-il pour ajouter des marchandises plus rémunératrices à cette modeste liste investir dans de nouvelles activités. La politique d'argent cher du régime ne le permet pas, les PME égyptiennes n'ont de fait pas accès au crédit bancaire, incapables qu'elles sont de supporter les taux d'intérêt usuraires pratiqués à l'instigation de la BCE. L'État de son côté investit dans l'immobilier, concentre une part importante — mais inconnue — des capitaux empruntés à la construction d'une capitale clef en main à l'est du Nil.

Quant à l'armée, elle cherche surtout des rentes perçues sur des niches nationales conquises grâce à l'entregent des généraux et au soutien tous azimuts du gouvernement. Il ne reste pas beaucoup d'acteurs pour relancer les ventes à l'export ! On voit mal dans ces conditions comment la part de la dette extérieure pourrait redescendre de 90 % du PIB aujourd'hui à 84 % en 2024 comme le prévoit le gouvernement égyptien. Il avance une forte croissance à venir (+ 5,5 % par an) et ressort un gri-gri qui a déjà beaucoup servi : les « réformes structurelles ». Au printemps, le cabinet a solennellement adopté un « grand programme de réformes structurelles », le National Structural Reform Program sans en définir précisément le contenu, au grand découragement des experts du FMI. Depuis, on n'en parle plus et les « réformes » se limitent à réduire les subventions alors que le pays s'expose au risque d'une grave crise sociale avec un chômage des jeunes qui dépasse 25 %.

L'Iran repense sa politique étrangère

Avec la prise de fonction du nouveau président Ebrahim Raïssi, l'Iran s'interroge sur les orientations de sa politique étrangère, notamment sur ses relations avec ses voisins arabes. Entre défense des intérêts nationaux et radicalisation idéologique.

L'accord sur le nucléaire a été, depuis sa signature le 14 juillet 2015, une condition nécessaire, mais non suffisante à la désescalade militaire au Proche-Orient. Certes le retrait américain de l'accord en mai 2018 a joué un rôle significatif dans l'échec d'une normalisation des relations internationales de la République islamique, mais il n'en reste pas moins que la montée en puissance de l'appareil de sécurité à Téhéran depuis 2009 et la crise de légitimité du régime iranien empêchent une amélioration des relations entre l'Iran et ses voisins arabes du golfe Persique.

Car il existe une tension entre la défense des intérêts nationaux de l'Iran (la stabilité des frontières et la défense des minorités chiites) et ceux de l'appareil de sécurité qui prône un anti-américanisme militant. Il est par exemple difficile pour Téhéran de mettre en œuvre une politique afghane cohérente sans trahir les choix idéologiques du régime. En d'autres termes, l'alliance avec la communauté hazara qui a bénéficié de l'intervention américaine de 2001 entre en contradiction avec le rapprochement avec les talibans de ces derniers mois, qui s'explique à la fois par la realpolitik et par la dimension idéologique anti-américaine de la République islamique.

Une seule voix à Téhéran

L'arrivée à la présidence d'Ebrahim Raïssi le 5 août 2021 laisse augurer certainement une nouvelle ère dans les relations entre l'Iran et ses voisins. En effet, l'État parallèle, souvent désigné dans les médias occidentaux sous l'appellation générique « les conservateurs » est désormais officiellement aux affaires, et les institutions élues complètement au service de l'appareil de sécurité. Cela pourrait permettre aux voisins de l'Iran d'interagir avec un interlocuteur diplomatique unique et de ne plus être confrontés à la traditionnelle diplomatie à plusieurs voix1 de Téhéran.

En revanche, l'implication directe des acteurs sécuritaires dans la gestion du pays pourrait également renforcer la défiance de la République islamique vis-à-vis de ce qu'elle perçoit comme l'ordre hégémonique américain au Proche-Orient. La volonté affichée du nouveau président iranien de donner la priorité à l'amélioration des relations avec les pays voisins tout en renforçant la capacité de dissuasion de l'Iran dans le golfe Persique revêt le risque de placer Riyad et Abou Dhabi face à un choix difficile : la normalisation avec Téhéran ou la poursuite de leurs alliances avec Washington. Ce dilemme sécuritaire des États de la rive arabe du Golfe est d'ailleurs l'une des raisons principales qui expliquent l'échec des tentatives diplomatiques visant à l'instauration d'une architecture de sécurité régionale.

L'idée d'inclure les questions régionales et balistiques aux négociations nucléaires se heurte à plusieurs obstacles. D'abord, le refus de Téhéran de négocier avec les grandes puissances sur la question de ses relations avec les États voisins. Une solution pourrait être trouvée dans le cadre d'un format de négociation impliquant seulement les puissances régionales, mais il faudrait pour cela que Riyad et, dans une moindre mesure, Abou Dhabi jugent possible que Téhéran utilise son influence régionale non comme une capacité de nuisance, mais de manière constructive. Ensuite, le choix de Téhéran de construire sa doctrine militaire sur l'utilisation des missiles balistiques pour compenser sa vulnérabilité dans le domaine de l'aviation militaire moderne bloque toute perspective d'accord étendu à ces questions au-delà d'une discussion informelle sur la portée des missiles iraniens qui pourrait être limitée à 2 000 kilomètres.

Enfin, Téhéran refuse d'associer les États arabes voisins aux négociations sur le nucléaire alors que l'administration Biden s'est engagée à consulter les alliés de Washington au Proche-Orient sur cette question pour parvenir à un « accord élargi » plus efficace que celui obtenu en 2015 par l'administration Obama2.

Quatorze explosions mystérieuses

Du point de vue israélien, la priorité est d'empêcher que l'Iran ne devienne un État du seuil nucléaire, c'est-à-dire un État disposant des capacités de produire des armes atomiques dès qu'il en a pris la décision politique ; ce qui explique la multiplication des opérations clandestines et la volonté des « faucons » israéliens de remettre l'option militaire sur la table. Pendant la seule année 2020, l'Iran a été visé par au moins quatorze explosions mystérieuses et incendies inexpliqués sur ses sites nucléaires, ses bases militaires, ses capacités industrielles, ses oléoducs, ses centrales électriques ou autres installations stratégiques. De même, selon des sources iraniennes, onze navires marchands iraniens ont subi des attaques israéliennes au cours de l'année écoulée3.

Vu de Riyad et d'Abou Dhabi, il s'agit plutôt de donner la priorité aux questions régionales et balistiques ainsi qu'au programme de drones iraniens qui menacent directement leur sécurité nationale. En dépit de divergences tactiques, on observe une convergence entre ces trois États sur la nécessité d'affronter une « menace iranienne » multidimensionnelle.

En un sens, la montée en puissance de l'appareil de sécurité et la promotion des ultraconservateurs sont une forme de clarification sur la nature du régime de la République islamique et sur son idéologie transnationale qui, selon les rivaux régionaux de l'Iran4 ont toujours dominé le système institutionnel. La fin du gouvernement « modéré » fragilise les partisans du dialogue avec l'Occident et le voisinage, tout en mettant à nu les ambitions idéologiques régionales de Téhéran. Cela est plus particulièrement vrai en Irak où la confrontation militaire entre Téhéran et Washington se poursuit. Ce dossier est contrôlé par les gardiens de la Révolution et l'implication grandissante d'Hossein Taeb, responsable de la branche des renseignements des pasdarans est significative de la priorité donnée à Téhéran à ce dossier. Cela montre aussi que la fragmentation institutionnelle attendue par les faucons américains après l'assassinat de Qassem Soleimani n'a pas eu lieu et que la continuité institutionnelle a prévalu pour gérer l'influence iranienne en Irak.

De plus, avec le retour des conservateurs à la présidence de la République islamique c'est la fin du projet des « modérés » d'ouvrir la négociation internationale aux questions régionales comme l'espérait en 2015 le président Hassan Rohani. Le nouveau président iranien qui a fait campagne sur un « Iran fort » doit néanmoins gérer de difficiles contradictions. D'un côté on observe une influence régionale forte fondée sur des réseaux d'influence sécuritaire, idéologique et économique. De l'autre, l'Iran fait face à une grave crise économique avec une décennie sans croissance de 2010 à 2020.

Dans ce contexte tendu, l'objectif principal du président Raïssi sera l'amélioration de la situation économique par le renforcement des relations économiques entre la République islamique d'Iran et les pays voisins. L'objectif est de construire un modèle économique qui protège l'économie iranienne de l'influence des choix politiques américains. Autrement dit, la levée des sanctions demeure un objectif prioritaire — notamment pour reconquérir les parts de marché pétrolier perdus à cause des pressions maximales de l'administration Trump —, mais pour améliorer qualitativement l'économie et faire progresser en volume les échanges commerciaux entre l'Iran, ses voisins et les États comme la Chine ou la Russie.

Ouverture vers Riyad

Le report des négociations nucléaire au mois de septembre 2021 s'explique par la nécessité de constituer une nouvelle équipe de négociateurs iraniens à la suite du changement de gouvernement ; mais il s'agit aussi de démontrer que Téhéran n'est pas pressé. En faisant durer le processus de négociation, les responsables iraniens ont aussi la possibilité de faire monter les enchères dans le domaine nucléaire pour faire de ce dossier une urgence occidentale et éviter ainsi de négocier un accord élargi aux questions balistiques et régionales. Enfin, il y a des différences de méthode par rapport au gouvernement précédent notamment sur la question de la levée des sanctions. Pour le président Raïssi et le Guide suprême, pour revenir à l'accord il faut pouvoir « vérifier » la levée des sanctions, et ce processus doit durer plusieurs semaines voire plusieurs mois alors que le gouvernement Rohani était d'accord pour un délai de quelques jours. Un délai de vérification plus long retarde d'autant la mise en conformité du programme nucléaire iranien avec les engagements de 2015.

Il y a aussi une question de politique interne et la volonté du nouveau gouvernement conservateur de prouver qu'il peut obtenir un meilleur accord que le précédent. Cette dimension constitue désormais un obstacle supplémentaire à la recherche et à la conclusion d'un compromis à court terme.

Cette volonté de ne négocier que sur les questions nucléaires avec les grandes puissances s'accompagne d'une nouvelle rhétorique diplomatique à Téhéran soulignant sa disponibilité pour une normalisation des relations diplomatiques avec Riyad. Un tel accord serait un succès diplomatique majeur et permettrait un rapprochement avec l'ensemble des États du Conseil de Coopération du Golfe (CCG). Il s'agit d'obtenir une reconnaissance du rôle régional de l'Iran en tant que puissance incontournable.

Cette stratégie vise aussi à renforcer les réseaux économiques iraniens pour limiter l'influence négative des sanctions américaines. Cependant, sur le plan pétrolier, les relations irano-saoudiennes sont plutôt positives et ne sont pas affectées par les problèmes géopolitiques5 . La différence avec le gouvernement précédent est que Rohani voulait utiliser l'accord sur le nucléaire comme une première étape pour une réconciliation avec le rival saoudien. Cette fois-ci la stratégie régionale est définie de manière indépendante de ce processus de négociation sur le dossier nucléaire. Un accord sur le nucléaire est bien une condition nécessaire (réduction de la tension militaire avec Washington), mais non suffisante à une diminution des tensions militaires dans le golfe Persique.


1Mohammad-Reza Djalili, Diplomatie islamique. Stratégie internationale du khomeynisme, Graduate Institute Geneva, 1989 (en accès libre).

2Dans un article paru dans le magazine Foreign Affairs en mars 2020, alors qu'il était candidat à la présidence, Joe Biden écrivait : « Téhéran doit revenir au strict respect de l'accord. S'il le fait, je rejoindrai l'accord et j'utiliserai notre engagement renouvelé envers la diplomatie pour travailler avec nos alliés afin de le renforcer et de l'étendre, tout en luttant plus efficacement contre les autres activités déstabilisatrices de l'Iran ».

3« Iran's new hardline president defiant in face of sanctions and security concerns », Financial Times, 3 août 2021.

4Clément Therme (sous la dir. de), L'Iran et ses rivaux. Entre nation et révolution, Passés/Composés, Paris, 2020.

Yémen. les politiques néolibérales sans filtre ont aggravé la crise de l'eau

Les ressources en eau se tarissent au Yémen, pays ravagé par une guerre depuis six ans. Les dérèglements climatiques sont en cause, et aussi — surtout — une politique agricole qui a favorisé les grands propriétaires. Ces derniers privilégient des cultures à forte valeur ajoutée, très gourmandes en eau.

En plus d'une guerre désastreuse qui se prolonge depuis six ans, le Yémen souffre d'une grave crise de l'eau. Elle aura des conséquences sur la capacité de sa population à survivre une fois que le conflit aura pris fin. Aujourd'hui, la quantité d'eau renouvelable annuelle per capita est de 72 m3, un niveau très en deçà du seuil limite de rareté de 500 m3, selon l'indicateur international Falkenmark. Alors que la population yéménite croît à un taux proche de 3 % par an, la disponibilité en eau par habitant baisse chaque année. De plus, le changement climatique a un impact néfaste sur les ressources en eau. Alors que la situation est objectivement catastrophique, les politiques néolibérales du régime d'Ali Abdallah Saleh (1978-2011) et des bailleurs de fonds internationaux ont contribué à l'aggraver et à creuser les inégalités.

On se penchera ici sur l'utilisation de l'eau en milieu rural, et particulièrement sur le rôle des politiques agricoles dans l'aggravation de la pénurie d'eau dans le pays. Comme dans beaucoup d'autres pays, au Yémen, 90 % de l'eau est utilisée pour l'agriculture. Environ 70 % des Yéménites vivent dans des zones rurales et plus de la moitié de la population actuelle de 30 millions d'habitants tire une part substantielle de ses ressources des activités liées à l'agriculture, notamment de l'élevage et de la production agricole.

Des villages abandonnés faute de ressources

La pénurie en eau s'explique par trois facteurs directement ou indirectement liés à l'action anthropique. Premièrement, l'essor rapide de la population a accru la demande, réduisant la disponibilité de l'eau et des terres par habitant au fil des générations à des niveaux bien inférieurs au niveau d'autosuffisance. Deuxièmement, le changement climatique se manifeste par des pluies torrentielles de plus en plus violentes et irrégulières, ainsi que par d'autres phénomènes qui ont pour effet de réduire les ressources en eau en limitant la reconstitution des aquifères, car la perte de la couche arable empêche l'absorption des flux, principalement là où les terrasses se sont détériorées par manque d'entretien. Troisièmement, ces dernières décennies, les décisions politiques délibérées de tous les régimes ont favorisé l'extraction par pompes au diesel et la technologie de forage de puits pour l'irrigation qui ont permis l'exploitation des nappes phréatiques nettement au-delà de leur capacité à se reconstituer. De plus, les zones cultivées se sont davantage étendues entraînant l'épuisement des aquifères.

L'ampleur de la pénurie d'eau n'est pas la même à travers tout le pays : malheureusement, les zones les plus densément peuplées sont aussi celles dont les nappes phréatiques sont le moins disponibles, qu'elles proviennent d'aquifères renouvelables ou fossiles. Certaines des régions les plus peuplées, comme les bassins de Sanaa et de Saada connaissent ainsi une baisse considérable des niveaux des nappes phréatiques. Dans certaines régions, des villages ont été abandonnés à cause de l'épuisement complet de leurs nappes. Or, si toute l'eau yéménite était consacrée à l'usage domestique, les ressources par habitant seraient d'environ 200 l/jour, soit plus que ce qui est nécessaire ou utilisé en Europe (environ 150 l/jour). S'il est techniquement impossible et irréaliste d'envisager une redistribution aussi fondamentale, la question de la pénurie d'eau au Yémen a sans doute été exacerbée ces dernières années par des politiques de gestion qui, au mieux, ont ignoré le principe essentiel qui consiste à accorder la priorité aux besoins humains directs.

Forte croissance des surfaces irriguées

Au cours de la décennie qui a précédé la guerre généralisée, le Yémen utilisait chaque année un tiers de plus d'eau que son approvisionnement renouvelable, soit 3,5 milliards de mètres cubes (mmc) tandis que l'approvisionnement renouvelable était de 2,1 mmc. Le déficit de 1,4 mmc était comblé par l'eau pompée grâce à la technologie moderne d'aquifères fossiles non renouvelables1. Ces données couvrent toutes les utilisations d'eau. Bien que de toute évidence l'agriculture pluviale et l'irrigation de crue utilisent également de l'eau, le principal changement ayant causé la pénurie a été généré au XXe siècle par l'introduction de l'irrigation par pompe.

En effet, au cours des trente dernières années, grâce au pompage, l'irrigation au moyen de puits en profondeur et de puits en surface a contribué à la crise de l'eau. L'augmentation des superficies irriguées a été impressionnante, passant de 37 000 ha dans les années 1970 à plus de 400 000 ha dans les années 2000. Durant la même période, alors que les superficies irriguées ont été multipliées par 15, l'agriculture pluviale a diminué de 30 % dans un pays où seulement environ 3 % des terres sont arables, y compris les pâturages au sens large. Selon le seul recensement agricole, organisé en 2002, 25 % des 1,6 million d'hectares de terres cultivées étaient irrigués par puits, bien que les données ne fassent aucune distinction entre les puits profonds et de surface. Ce phénomène s'est produit au détriment de la durabilité des aquifères et a eu pour effet de creuser les inégalités sociales, ce qui aide à comprendre à la fois l'aggravation des crises de l'eau et des crises politiques. La pénurie d'eau a en effet contribué à susciter des conflits entre les communautés, notamment entre celles installées en amont et en aval des ressources en eau, lorsque l'utilisation intensive des premières s'est faite au détriment des dernières. Alors que les puits de surface s'assèchent à cause de l'extraction par des voisins plus riches des puits de profondeur, les petits exploitants se sont appauvris et ont parfois été contraints de vendre leurs terres.

Au Yémen, la distribution des terres est très inégale : sur 1,2 million de propriétaires terriens, 58 % détiennent 8 % de terres cultivables dans des exploitations de moins de 0,5 ha, tandis que 7 % des propriétaires contrôlent 56 % des terres dans des exploitations de plus de 5 ha. L'impact principal sur la disponibilité globale de l'eau provient des puits profonds qui affectent les aquifères fossiles non renouvelables. Ils sont majoritairement exploités par les quelques grands propriétaires terriens qui cultivent des produits de grande valeur tels que le qat, les mangues et les bananes, les deux derniers cultivés surtout pour l'exportation. Grâce à l'irrigation par puits profonds, les sols consacrés à ces cultures se sont considérablement étendus au cours des trois dernières décennies au détriment des cultures de base et des pâturages. Ce processus a été encouragé sans aucune considération pour les questions de durabilité, à la fois par rapport aux problèmes environnementaux en général et à l'accès à l'eau à des fins domestiques pour la population.

Grands propriétaires et soutiens politiques

Alors que la stratégie des institutions financières internationales (IFI) finançant les investissements consacrés au développement consistait à promouvoir le secteur privé au détriment du secteur public, Saleh a renforcé ses appuis politiques parmi les dirigeants ruraux influents. Si son régime n'a pas favorisé délibérément les politiques économiques néolibérales en tant que telles, sa stratégie politique a eu, en pratique, le même effet. Afin de se garantir le soutien électoral des dirigeants ruraux puissants et influents, il a favorisé les politiques qui augmentaient leurs richesses en renforçant leur position. La plupart d'entre eux étaient de grands propriétaires terriens qui tiraient leurs revenus de leurs cultures à grande valeur ajoutée, qu'il s'agisse de qat pour la consommation locale ou de fruits destinés à l'exportation. Une partie de leurs revenus était nécessaire pour assurer le soutien de leurs circonscriptions tribales ou autres. Saleh comptait sur eux pour lui apporter les votes et l'appui de la population dans leurs territoires. Le succès de l'organisation politique de Saleh, le Congrès général du peuple (CGP), était important pour maintenir une façade démocratique vis-à-vis de l'opinion publique nationale et internationale, mais il faut reconnaître aussi que l'opposition politique de plusieurs partis était réelle et significative. La démocratie yéménite n'était pas la caricature qu'elle était dans d'autres pays : l'opposition était réelle et aurait pu remporter des élections sans une manipulation bien organisée des élections.

Il y avait donc une parfaite concordance entre les politiques promues par le régime de Saleh et celles des institutions de Bretton Woods afin de faciliter les ambitions des grands propriétaires terriens pour accroître les cultures d'exportation à haute valeur ajoutée. Au Yémen, ceci s'est traduit par l'irrigation systématique par les puits de profondeur comme seule source régulière d'eau fiable. L'irrigation pluviale a quant à elle été négligée sur le plan du financement et de la recherche agricole, alors qu'elle était adaptée à la culture des céréales nécessaires à la sécurité alimentaire nationale, notamment le sorgho et le maïs et, dans une moindre mesure, le blé qui, sauf dans la Tihama et l'oued Hadhramaut, étaient principalement cultivés par des milliers de petits exploitants pauvres.

Les politiques de l'État, soutenues par les grandes institutions financières internationales de Bretton Woods ont encouragé le développement d'une agriculture irriguée en accordant à la fois des crédits à taux bas pour les infrastructures d'irrigation et en octroyant des subventions pour le diesel (à l'époque utilisé en grande partie pour les pompes). Cela a contribué à l'enrichissement des propriétaires terriens qui ont eu un accès facile aux prêts grâce à leur relation étroite avec le régime de Saleh. Ces politiques ont entraîné une différenciation sociale accrue dans les zones rurales. Les puits de surface des petits exploitants étaient vides et ils ont perdu l'irrigation supplémentaire dont ils avaient besoin. Leurs rendements ont diminué et ils sont devenus plus pauvres et plus dépendants d'autres activités pour survivre. Pris dans un cercle vicieux d'appauvrissement, ils ont souvent été contraints de vendre leurs terres.

Il est important de souligner que la Cooperative and Agriculture Credit Bank (CACB) a été le principal pourvoyeur de ces prêts. Sa gestion était également un défi majeur pour les bailleurs internationaux, car la banque faisait peu d'efforts pour recouvrer les créances, ce qui se traduisait par des bilans nettement douteux. De plus, elle ne s'acquittait pas de sa principale mission d'aider les petits agriculteurs groupés en coopératives, tout en sollicitant un financement international supplémentaire. Au cours des deux premières décennies de la République du Yémen (créée en 1990 par l'unification des deux États yéménites), les efforts demandés par la communauté internationale pour réformer ces procédures ont été un sujet récurrent.

L'énergie solaire pour l'irrigation

Concernant la gestion de l'eau, la situation n'a pas beaucoup changé durant la décennie qui a suivi la fin du régime de Saleh. Pendant la période de transition entre 2012-2014, les priorités de tous les politiciens ont été de consolider et d'étendre leur pouvoir. Ainsi, ils ont négligé les questions du développement et les problèmes à long terme tels que l'agriculture ou la pénurie d'eau, et plus encore les besoins immédiats de la majorité de la population. De fait, l'aide internationale au développement a cessé en raison des désaccords entre le gouvernement yéménite et les institutions de financement pour la gestion des 7,9 milliards de dollars (6,63 milliards d'euros) promis en septembre 2012, qui ne se sont jamais concrétisés sur le terrain par la mise en œuvre de projets opérationnels.

L'énergie solaire financée par les foyers pour l'électricité domestique s'est considérablement développée tout au long de la décennie dans les zones urbaines et rurales en raison de l'absence d'approvisionnement en réseau. La même chose s'est produite pour l'extraction de l'eau, initialement à des fins domestiques. Depuis le début de la guerre en 2015, l'énergie solaire pour l'irrigation a également a connu une croissance spectaculaire2, contrebalançant ainsi toute protection potentielle des aquifères qui aurait pu résulter de la pénurie de carburant pour les pompes diesel, les crises régulières du carburant étant une des caractéristiques majeures de l'économie de guerre. Compte tenu des coûts d'investissement élevés liés à l'accès aux aquifères profonds, le pompage solaire de l'eau n'est en fait une option que pour les plus riches propriétaires terriens. Il est donc susceptible de contribuer à l'accélération de l'épuisement des aquifères.

Alors que la période de guerre a entraîné une légère évolution dans l'identité des bénéficiaires individuels d'une économie de guerre bouleversée par l'absence de règles et réglementations, les mécanismes globaux restent inchangés pour l'accumulation de richesses par une minorité.

Instaurer une gestion durable de l'eau

L'importance d'introduire et de mettre concrètement en œuvre des politiques de gestion durable de l'eau ne peut être surestimée et doit être prise en compte non seulement par les Yéménites, mais aussi par les dirigeants des pays voisins, ainsi que par la communauté internationale qui est engagée dans le financement du Yémen au sens large. Si des zones importantes deviennent inhabitables en raison du manque d'eau, leurs habitants émigreront d'abord vers les régions pourvues en eau, exacerbant les tensions politiques et les sources de conflit. Éventuellement, ceux-ci traverseront les frontières du Yémen et subiront des migrations forcées : un rapide coup d'œil à la carte montre qu'ils iront plutôt vers d'autres États de la péninsule Arabique que vers la Corne de l'Afrique ou ailleurs.

La guerre va finir par s'arrêter. Il serait préférable pour le Yémen et les Yéménites d'appliquer immédiatement des politiques de gestion durable de l'eau, mais il est peu probable que cela puisse avoir lieu tant que ses dirigeants sont préoccupés par le pouvoir, les conflits et la corruption. Néanmoins, même actuellement, il existe au niveau communautaire des domaines où les politiques de gestion de l'eau améliorées pourraient être mises en œuvre, à condition que les bassins hydrographiques petits ou grands soient sous l'autorité d'une seule entité chargée des conditions de vie des populations. Les bailleurs de fonds du développement devraient soutenir ce genre d'initiatives, ce qui permettrait de poser les bases d'un avenir meilleur.

Afin d'instaurer une gestion durable de l'eau au Yémen, ses dirigeants et sa population doivent adopter des stratégies innovantes, abandonner l'approche néolibérale et la remplacer par des mécanismes donnant avant tout la priorité aux besoins de l'ensemble de la population en eau potable et domestique, et ensuite aux besoins du bétail. S'il reste suffisamment d'eau après avoir couvert ces besoins, il est possible d'avoir recours à une irrigation supplémentaire pour des cultures à haute valeur ajoutée. Sur ce point, une nouvelle approche accordant la priorité aux petits propriétaires terriens plutôt qu'aux plus riches devrait être adoptée. La recherche sur l'agriculture pluviale commerciale à grande valeur ajoutée et les cultures de base à haut rendement et résistantes à la sécheresse devraient être des priorités pour le gouvernement comme pour les bailleurs internationaux. Ceci aiderait les Yéménites à faire face à la situation de plus en plus difficile due au changement climatique et à l'augmentation de la population.

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Traduit de l'anglais par Elizabeth Grech.


2Musaed M. Aklan et Helen Lackner, Solar Powered Irrigation System and Groundwater Use in Yemen, Sana'a Center for Strategic Studies, 2021.

Histoires d'eau au Maghreb et au Proche-Orient

Dès qu'on s'intéresse à la question de l'eau au Proche-Orient et au Maghreb, la « rareté » de la ressource fait consensus. Les journalistes du réseau Médias indépendants sur le monde arabe ont voulu enquêter sur la perception et les enjeux hydrauliques dans la région. Ils proposent une série d'articles visant à interroger les choix politiques de gestion de l'eau et à montrer leurs impacts sur les populations. Ces textes, dont nous commençons la publication aujourd'hui, seront mis en ligne au cours des prochaines semaines par Orient XXI et ses partenaires du réseau, en français, en arabe et en anglais.

Les faibles disponibilités de l'eau dans le monde arabe et la démographie croissante sont les facteurs sur lesquels repose cette notion de rareté. Parmi les outils utilisés pour rendre compte de la pénurie hydrique figurent d'abord les indices de stress hydrique. Le seuil de pauvreté hydrique est fixé à 1 000 m3 par an et par habitant, et le seuil de pénurie hydrique est à 500 m3 par an et par habitant. Ces indicateurs à vocation universelle ne prennent pas en compte les variations des demandes en eau par habitant selon les pays et les régions à l'intérieur d'un pays, qu'il s'agisse d'espaces urbains ou ruraux.

Aux États-Unis, la consommation journalière moyenne d'eau par habitant est de 225 litres. En Jordanie, pour un ménage à bas revenu, elle est de 34 litres1.

Dans ces calculs, la consommation d'eau utilisée pour l'agriculture et l'industrie est prise en compte. Mais dans des pays peu industrialisés comme la Tunisie ou l'Égypte, les besoins ne sont pas les mêmes. La consommation d'eau varie selon les orientations économiques de chaque État et les industries qu'il développe, et ces politiques ne sont pas forcément déclinables d'un pays à l'autre. Avant de s'interroger sur le manque de la ressource, il faut d'abord questionner son usage.

Plus de 70 % des ressources hydrauliques disponibles au Proche-Orient sont utlisées par l'agriculture (plus de 80 % en Égypte et en Syrie, 55 % en Palestine, 70 % au Liban). Ici comme ailleurs, les agricultures ont été transformées pour s'insérer dans un marché mondial dont les prix et les besoins sont définis par les pays du Nord. Les institutions internationales et les gouvernants arabes ont encouragé les agriculteurs à se spécialiser dans des cultures industrielles dédiées à l'exportation qui répondent à la demande des consommateurs occidentaux. C'est ainsi qu'on a vu apparaitre de plus en plus de projets agricoles visant à développer des productions de primeurs (fraises ou tomates) dans les déserts pendant la période hivernale.

L'agriculture en milieu désertique est problématique, car elle nécessite de grandes quantités d'eau qui ne sont pas disponibles directement, et le volume d'évaporation peut atteindre 40 %. Ce modèle de libéralisme prévu pour permettre des rendements financiers rapides a remplacé l'agriculture traditionnelle destinée à nourrir les populations locales. Or, la forte dépendance des pays arabes à l'égard des marchés internationaux expose dangereusement la région aux rapides fluctuations de prix des produits agricoles. Et accélère la disparition de la souveraineté alimentaire.

Avant la colonisation française de la Tunisie, le pays produisait du blé dur et était autosuffisant. Afin de répondre aux besoins de la France, les colons ont remplacé cette production par du blé souple qui a besoin de plus d'eau et s'accommode mal aux sols en Tunisie. Autre inconvénient, il n'est pas adapté à la production de semoule, produit alimentaire de base des populations locales. Ainsi la Tunisie exporte une variété de blé qui accapare 50 % des ressources hydriques du nord du pays et importe 50 % de ses stocks de semoule. En Égypte, 80 % des productions de terres agricoles du nord du pays sont exportées vers les pays occidentaux. Se pose alors la notion de l'« eau virtuelle » qui correspond à la quantité d'eau contenue dans les produits importés ou exportés. Les ressources hydriques de ces pays sont ainsi détournées par des choix de politiques agricoles auxquels les citoyens ne participent pas.

Un droit qui n'est pas respecté

L'eau est pourtant la condition de la vie sur terre. Un être humain ne peut pas survivre plus de cinq jours sans boire. Elle est essentielle pour l'hygiène personnelle (avoir une vie sociale, être en bonne santé) et l'hygiène collective (avoir des espaces publics propres). Le droit à l'eau est un droit sacré. Mais il n'est pas respecté.

Le discours sur la rareté de l'eau tend à masquer la question de l'inégalité de l'accès à l'eau. Les travaux du chercheur Habib Ayeb2 invitent à interroger les chiffres officiels en observant les multiples réalités quotidiennes que vivent les populations. En Égypte, le taux officiel d'accès à l'eau est de 96 %, mais on ne compte la présence d'un robinet dans un domicile que dans 65 % des foyers3, et le taux d'accès à l'eau en milieu rural est d'environ 40 %. De plus, les chiffres officiels ne tiennent compte ni de l'accessibilité réelle à un point d'eau, ni de la qualité de l'eau, ni de son temps d'accessibilité (un quart d'heure !)

D'autre part, ces indicateurs ne permettent pas de prendre en compte les difficultés de mobilité temporaires. Peut-on considérer qu'une femme enceinte a accès à l'eau lorsque le point d'eau le plus proche est à 15 minutes de marche ? Autre question : l'eau disponible n'est souvent pas potable, elle est même souvent polluée, ce qui constitue un enjeu majeur de santé publique. Les familles doivent trouver d'autres solutions pour boire (achat de bouteilles d'eau minérale, la faire bouillir…) alors que ce service est tarifé. C'est un réel problème pour les familles aux revenus modestes, car si elles ne peuvent plus payer leurs factures d'eau, l'accès leur en sera coupé. L'eau devient ainsi une marchandise et non un droit.

➞ L'article de Mohamed Rami Abdelmoula (Assafir Al-Arabi) débat de l'idée selon laquelle la Tunisie fait face à une pénurie d'eau. Il dresse d'abord un inventaire des ressources, infrastructures et acteurs en présence. Il met en cause l'idée de « rareté » qui ne repose pas sur une réalité tangible, mais contribue à faire de l'eau une marchandise. Des mouvements de protestation revendiquent un meilleur accès à l'eau pour l'usage domestique, mais l'enjeu est moins la disponibilité que la gestion et la répartition des ressources. L'auteur évoque les problèmes liés au modèle agricole promu, qui revient à exporter de l'eau, ou à l'industrie et au tourisme qui polluent et consomment les ressources, ou aux infrastructures vieillissantes et dégradées qui causent du gaspillage… Il critique la vision trop simpliste des organisations internationales et des bailleurs de fonds qui poussent vers une privatisation de l'eau dans l'idée que « l'ajustement des prix » (leur hausse) réduira le gaspillage.

L'article de Helen Lackner (Orient XXI) traite de la crise de l'eau au Yémen qui va au-delà de la guerre en cours. La pénurie est liée à la croissance démographique, au réchauffement climatique et à la surexploitation des ressources en eau du fait de l'usage de pompes électriques pour l'agriculture. Elle tient aussi aux orientations en matière de politiques économiques, avec une convergence entre les institutions internationales promouvant l'insertion dans la mondialisation et les élites locales désireuses de s'enrichir vite grâce à l'exportation de produits agricoles à forte valeur ajoutée. L'autrice plaide en faveur d'une gestion plus durable et équitable des ressources en eau, en donnant la priorité à la consommation domestique sur l'agriculture, et pour éviter que l'eau ne devienne la source de nouvelles tensions politiques dans le futur.

➞ Manel Derbali (Nawaat) rend compte du débat en Tunisie autour de la ratification par le parlement d'un nouveau code des eaux. Le débat a été lancé en 2009 sous l'impulsion de la Banque mondiale qui prônait la privatisation du secteur. Plusieurs projets de code, en 2014 et 2017, ont été mal accueillis par la société civile en raison de la logique économique qui primait sur la logique des droits humains et la justice sociale. La question de l'eau mobilise le débat public en Tunisie avec des mouvements de protestation réguliers liés aux problèmes d'accès à une eau potable ou au gaspillage. Les réserves exprimées par les experts et représentants de syndicat interviewés par Nawaat concernent l'accent mis sur la valeur économique de l'eau. La tarification de l'eau et la privatisation de sa gestion laissent envisager que l'investissement dans des infrastructures puisse se faire en fonction de la rentabilité (laissant les zones rurales sous-équipées) et que l'accès à l'eau dépendra du revenu des ménages.

➞ Nada Arafat et Omaïma Ismaïl (Mada Masr) proposent un reportage à Al-Qara, un village du sud égyptien où l'activité économique principale des habitants est l'agriculture. Dans cette région où l'accès à l'eau est difficile, les agriculteurs ont recours à des pompes à eau électriques pour arroser leurs champs. La décision prise par les autorités égyptiennes il y a quelques années (encouragées par le FMI) de réduire progressivement les subventions à la consommation du diesel a entrainé une hausse du prix de l'énergie, et les agriculteurs ont été nombreux à abandonner leur activité faute de pouvoir couvrir les frais de production croissants liés à l'extraction de l'eau. Après avoir changé d'activité et parfois quitté le village, certains habitants d'Al-Qara sont finalement revenus à l'agriculture en recourant à des panneaux solaires pour produire l'énergie nécessaire à l'extraction de l'eau des puits. Il s'agit d'un investissement parfois supporté par plusieurs familles en fonction de la taille du champ. Cette solution trouvée sans intervention des autorités a permis à ces villageois de retrouver leur autonomie financière. L'article explique comment des orientations économiques plus générales ont un impact sur l'accès à l'eau pour les agriculteurs.

➞ Autre reportage, celui de Dana Gibreel (7iber) qui s'intéresse au projet de concentration en eau de Dis, en Jordanie. Qu'a-t-il apporté à la population locale dans le sud, et comment aurait-il pu être utilisé comme une opportunité pour le développement du sud marginalisé ? Le travail s'appuie sur les données disant que le projet basé sur le puisage de l'eau des pauvres gouvernorats du sud vers la capitale, Amman, n'a pas bénéficié à la communauté locale du bassin de Disi, dont certains membres attaquent le projet dans l'objectif de récupérer l'eau pour l'agriculture et l'irrigation du bétail.

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This dossier was produced as part of the activities of the Independent Media on the Arab World network, with : Assafir Al-Arabi, Mada Masr, Mashallah News, Nawaat, 7iber and Orient XXI.


1Darmame Khadija, Potter Rob. B., « Gestion de la rareté de l'eau à Amman : rationnement de l'offre et pratiques des usagers », Espaces et sociétés, 2009/4 (no. 139), p. 71-89.

2Habib Ayeb est l'auteur de plusieurs ouvrages, notamment L'eau au Proche-Orient. La guerre n'aura pas lieu, Karthala-Cedej, 1998 et avec Ray Bush, Food Insecurity and Revolution in the Middle East and North Africa : Agrarian Questions in Egypt and Tunisia, Anthem Press, 2019.

3Habib Ayeb, « De la pauvreté hydraulique en méditerranée : le cas de l'Égypte », Confluences Méditerranée, 2006/3, no. 58, p. 21-38.

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