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Huit heures à Berlin (Blake et Mortimer)

Plus d'un an que je n'avais publié sur ce blog. Il faut dire que l'Ukraine a pris bien de mon temps et que je consacre finalement mon analyse géopolitique à La Vigie. Dès lors, je vais réorienter ce blog vers d'autres aspects, notamment la BD.

https://www.actuabd.com/local/cache-vignettes/L700xH916/arton30578-78c84.jpg?1668674371

Pour commencer, le dernier Blake et Mortimer, Huit heures à Berlin.

Désormais, il y a dans la série Blake et Mortimer plus d'albums publiés par les suiveurs (19) que par E.P. Jacobs (11). Dans l'ensemble, sauf de rares exceptions (Schuitten voire Ch. Caillaux), les auteurs restent fidèles au trait et à l'esprit du maître. Le comité éditorial est très vigilant à ces principes, ce qui évite les dérives que l'on peut apercevoir dans Spirou, ou de bonnes choses se perdent dans des délires peu intéressants. Chez Blake et Mortimer, la série est maîtrisée, avec un album par an, qui satisfait les Jacobsiens sans les désorienter.

Dans le cas présent, il faut admirer le travail exceptionnel du dessinateur, Antoine Aubin. Tout y est : le trait, les mouvements, les détails mais aussi les citations (telle cette voiture qui plonge dans le lac de Genève, référence à l'affaire Tournesol d'Hergé). C'est absolument bluffant et constitue une réussite exceptionnelle qu'il faut mettre en avant.

En face, le scénario est plaisant mais sans surprendre. Il y a des incohérences (imagine-t-on le chef du MI6 faire l'espion de terrain sans appui ? Comment fait Blake pour passer sans problème d'URSS à Berlin ?) mais  cela fait après tout partie des licences d'un auteur. On a les ressorts classiques d'un roman d'espionage moderne, avec deux héros qui ont des aventures parallèles, trois pages à l'un, trois à l'autre, et qui se retrouvent à la fin. Mais précisément, c'est un peu banal.

Et puis surtout,q uelque chose me gêne beaucoup : jusqu'à présent, les B&M se passaient dans une période d'après-guerre indéterminée : datée mais sans référence à la vraie actualité. La situation politique était le plus souvent absente, malgré quelques citations ici ou là : par exemple, les savants atomiques. Mais finalement, on évitait les personnages historiques et en tout cas, ils ne formaient pas le coeur de l'intrigue. Là au contraire, tout le contexte est désigné : l'URSS et la guerre froide, avec en plus un personnage historique (pas n'importe lequel) qui tien tun rôle important, à savoir JF Kennedy lors de son passage à Berlin pour son discours "Ich bin ein Berliner". Et du coup, nous perdons toute la magie distanciée de B&M qui savait créer un univers en soi, plaqué sur une réalité datable et avec en même temps une dimension fictionnelle fondamentale. Elle a disparu dans cet album ce qui est très dommage. J'ose espérer que ce n'est qu'un ocup de doigt et que les scénaristes ne reprendront pas cette mauvaise méthode.

Pour conclure : un bon album avec un dessin sensationnel et un scénario un peu décevant.

O. Kempf

Quels intérêts français en Nouvelle-Calédonie ?

En 2021, la France s’est intéressée au Pacifique pour deux raisons : d’une part à cause du revirement australien sur le contrat de sous-marins, d’autre part à cause du troisième référendum d’indépendance en Nouvelle-Calédonie. Gageons que 2022 connaîtra moins d’intérêt pour la zone car usuellement, la métropole ne porte guère attention à ces régions éloignées.

La Nouvelle Calédonie est éloignée de 16.000 km de la métropole, quasiment à son opposé géographique du globe (aux antipodes). Cette île de 18.000 km² se situe au nord-est de la grande île australienne. Elle appartient donc de fait au continent océanien, tout comme la Polynésie d’ailleurs. C’est d’ailleurs tout le problème…

En effet, l’Océanie est un continent mal perçu. Si l’on retrace l’histoire des continents, on s’aperçoit que leur nombre a évolué : ils sont passés de deux (cf. la Revue des deux-mondes : l’île Afro-asiatique, l’île Amérique) à trois (conception traditionnelle des Grecs avec l’Asie, l’Europe et l’Afrique) puis à quatre (jonction des deux approches précédentes : Afrique, Amérique, Asie et Europe) puis à cinq (adjonction de l’Océanie) et aujourd’hui à six (car on a découvert que l’Antarctique était un continent). Des six, l’Océanie est le plus problématique car elle est composée d’une agglomération d’îles où la dimension terrestre cède le pas à la dimension maritime. De plus, elle est disposée dans le Pacifique sud, océan lui-même très vaste et peu favorable à la navigation, à cause justement des étendues.

Ainsi, la Nouvelle-Calédonie est éloignée de 1.400 km de l’Australie, de 1.480 km de la Nouvelle-Zélande. L’île la plus proche, Vanuatu, est à 540 km. A titre de comparaison, la Corse est éloignée de 180 km de Menton, quand il faut parcourir 780 km pour aller de Marseille à Alger. En élevant la perspective, le géographe constate que la Nouvelles Calédonie se situe à 4.500 km de la Chine, soit en gros la distance entre Paris et Abidjan ou près de deux fois Paris-Moscou.

La conclusion est assez limpide : la Nouvelle-Calédonie est d’abord assez isolée dans un continent lui-même isolé. Elle ne fait pas vraiment partie de l’espace indopacifique dont on nous parle tant ces derniers mois. Pourtant, certains n’ont cessé de la citer comme pierre angulaire de nos intérêts dans la zone. Cela pouvait avoir du sens quand elle s’insérait dans un réseau plus vaste. En ce sens, le grand contrat de sous-marins signé en 2016 avec l’Australie contribuait à cet objectif, tout comme les négociations toujours en cours avec l’Indonésie. Depuis l’accord AUKUS de l’été 2021 qui a vu la rupture de l’alliance australienne, cette stratégie est à plat et la Nouvelle-Calédonie est redevenue un isolat stratégique, trop loin de la métropole pour réellement appuyer une stratégie régionale.

La Nouvelle-Calédonie a toujours été négligée par la France. Tardivement colonisée, elle paraissait trop loin (même du temps de l’Indochine) pour susciter l’intérêt. Le dispositif militaire actuel est lui-même très juste : les Forces armées de Nouvelle Calédonie (les FANC) sont maigres : le régiment de service militaire adapté a plus un rôle social que militaire. Ne reste donc côté terrestre que le RIMa du Pacifique-Nlle Calédonie (RIMaP-NC), petit bataillon au matériel vieillissant et accueillant surtout des compagnies tournantes venant de métropole. La base aérienne 186 dispose de quelques appareils eux aussi hors d’âge. Quant à la Marine, elle compte une frégate de surveillance et deux patrouilleurs pour assurer le contrôle d’une zone qui fait la moitié de la Méditerranée. Ces bâtiments sont également obsolètes. Ce dispositif malingre ne démontre pas une grande stratégie, même si les enjeux régionaux ne semblent pas d’abord militaires.

Ils pourraient être économiques au travers du nickel, dont le Caillou est le troisième producteur au monde. Toutefois, le manque d’investissement à mis à mal les sociétés locales alors que le métal est de plus en plus recherché. Cependant, cette production minière permet à la Nouvelle Calédonie d’avoir la plus grande richesse des DOM COM avec un PIB / h de plus de 20.000 €/h. A noter que cette richesse est très inégalement répartie avec des disparités territoriales, ethniques et sociales criantes.

Alors, si la France n’a pas d’intérêt positif à la Nouvelle Calédonie, celle-ci demeure un enjeu. En effet, le débat ne porte pas tellement sur l’Asie orientale (le vrai sujet de ce qu’on appelle Indo-Pacifique) mais sur une partie du Pacifique, celui de la mer de Corail et alentours. Un petit détour par l’histoire s’impose : pendant la Deuxième guerre mondiale, la guerre du Pacifique se déroule à proximité. Guadalcanal est à moins de 1.500 km et les Américains s’installent sur le caillou à partir de 1942, allant jusqu’à déployer 20.000 hommes (deuxième garnison du Pacifique après San Francisco). Ainsi, la Nouvelle-Calédonie est une base arrière de la lutte d’influence qui se déroule dans l’ouest du Pacifique, entre Micronésie et Mélanésie.

Tuvalu, Nauru, Fidji, Vanuatu, Tonga, Samoa : autant d’ex-colonies devenues indépendantes et qu sont désormais ciblées par le pouvoir chinois. En effet, Pékin ne cherche plus seulement à prendre le contrôle de la mer intérieure, celle qui sépare son rivage de la première chaîne d’îles partant du Japon jusqu’à Taïwan (mer de Chine Orientale) puis vers les Philippines et l’Indonésie (mer de Chine méridionale) : via la poldérisation des Spratleys et Paracels, l’objectif est quasiment atteint. Pékin veut aller plus loin et prendre pied sur la deuxième chaîne d’îles, comprenant notamment celles que je viens de citer. En vassalisant un certain nombre d’entre elles, la Chine desserrerait l’étau américain sur l’océan.

Observons ce qui s’est passé à Vanuatu : il s’agit du nom des anciennes Nouvelles Hébrides, ce condominium franco-britannique devenu indépendant en 1980. L’île de 12.000 km² compte 300.000 habitants et est surtout connue pour le risque qu’elle court de submersion, avec l’élévation des eaux des continents à la suite du réchauffement climatique. Si au début de son indépendance, Port-Vila (la capitale) noua de nombreux accords avec la France, elle se tourna ensuite vers l’Australie et désormais vers la Chine. Celle-ci prend une place de plus en plus importante, investit dans le secteur économique et construit des bâtiments symboliques et très visibles, en échange d’une dette colossale. On parle d’un port en eau profonde et d’un réseau de télécommunication et d’une base militaire , même si Vanuatu dément et rappelle être non-aligné. « De la Papouasie aux Tonga, cette diplomatie de la dette forme une "ceinture" très fermée. Qu’on en juge. D’ouest en est, la République populaire de Chine a installé son pouvoir financier en Papouasie, aux Etats fédérés de Micronésie, au Vanuatu, aux Fidji, aux Samoa, à Tonga, à Niue. Et plus récemment, en 2019, les îles Salomon et Kiribati sont entrées, à leur tour, dans le giron de Pékin » .

Dans cette perspective, la Nouvelle-Calédonie constitue un pion dans la ceinture entourant l’Australie et joignant Nouvelle-Zélande, Nouvelle-Calédonie, Papouasie-Nouvelle-Guinée et Indonésie. Le soutien probable de la Chine aux indépendantistes kanaks doit être compris à cette aune. Il s’agit bien d’une partie de jeu de go et les îles du Pacifique se prêtent particulièrement à ce calcul.

Ainsi, la Nouvelle Calédonie constitue-t-elle pour la France d’abord un atout passif « je l’ai moins pour ce qu’il me rapporte que par ce que tu obtiendrais si tu l’avais ».

C’est ce qu’on bien compris les indépendantistes. Pour eux, agiter sans cesse le spectre de l’indépendance, trouver les moyens de contester l’incontestable (en l’occurrence la légalité et la légitimité de la série des trois référendums tenus à la suite des accords de Nouméa), permet d’être toujours en position de négocier de nouveaux subsides avec Paris, dans un marchandage délétère qui ne porte aucun projet d’avenir. Et Paris, agacé mais n’en pouvant mais, de mettre la main au portefeuille.

O. Kempf

Quelle puissance relative de la France

Voic le lien vidéo (cliquez ici) d'une conférence que j'ai donnée à l'automne dernier sur la puissance de la France.

https://www.diploweb.com/IMG/jpg/couverture-kempf-500.jpg

Texte du résumé ci-dessous grâce à Diploweb (https://www.diploweb.com/Video-O-Kempf-Quelle-puissance-relative-de-la-France.html) . Enfin, on peut aller plus loin en lisant mon ouvrage Géopolitique de la France (ici)

https://products-images.di-static.com/image/olivier-kempf-geopolitique-de-la-france/9782710810001-475x500-1.webp

 

O. Kempf débute cette intervention en définissant la géopolitique comme une question de représentations. La première représentation est cartographique. La seconde est celle qu’un peuple se fait de lui-même et celle que les autres peuples se font de lui, ce peuple pouvant être incarné ou non dans un État. Selon lui, il existe trois angles majeurs à la puissance relative française.

La caractérisation de la puissance française

En effet, la France est une grande puissance géographique, économique, militaire, politique et d’influence. A tort définie comme une puissance moyenne, elle n’est pas pour autant une « hyper » [1] puissance de nos jours.

Dans un premier temps, la France est une puissance géographique mais n’est pas une géographie. La France s’est construite malgré sa géographie. Elle a su tirer profit de sa géographie à partir d’un petit noyau, l’Ile-de-France, anciennement le Vexin. Ce noyau s’est progressivement étendu vers le sud. Il faut prendre en compte la grande verticale entre la Picardie et le Languedoc et rappeler également les nombreuses volontés historiques françaises de repousser les frontières. Ces dernières ne sont d’ailleurs pas forcément naturelles. La notion de frontière naturelle fut inventée durant la Révolution et fut réaffirmée suite à la mort du Roi, ce n’est pas un hasard. En effet, tout au long de l’Ancien régime, il était question de repousser l’Anglais à l’Ouest, l’Espagnol au Nord (les Pays-Bas espagnol) comme au Sud et d’agrandir le territoire à l’Est. La frontière originale était celle suivant le Rhône et la Saône, puis le territoire français s’est étendu d’environ 200 à 300 kilomètres à l’Est. La France est encore le plus grand pays d’Europe - si l’on écarte la Russie et l’Ukraine - de par sa taille et sa population projetée à 67 millions d’ici 2050. Elle est aussi un unique espace au carrefour du continent européen grâce à ces deux isthmes. Le premier est entre la Méditerranée et l’Atlantique et le second, rarement souligné, est entre la Méditerranée et la Mer du Nord. Enfin, la France est dotée de nombreux et divers écotypes. Une complexité naît de la double diversité des écotypes et du peuple français. Le fil rouge de l’histoire de la France est selon lui, le désir de construire un peuple commun comprenant ces diversités.

Dans un second temps, la France est une grande puissance économique, classée au 6 ou 7ème rang mondial, selon les critères mondiaux retenus. Pourtant, depuis cinquante ans, il nous est répété que la France est en déclin. Finalement, ce n’est pas tant le cas, selon O. Kempf, et ce malgré, l’émergence. Cette puissance est agricole, notamment en raison de son industrie agroalimentaire. Certes, celle-ci est devenue plus faible mais elle reste une grande richesse. Elle est également industrielle, elle compte de très beaux champions, à l’instar d’Airbus et Total. Ces derniers sont une force mais également une faiblesse car ce besoin de champions diminue l’intérêt accordé aux entreprises de taille moyenne. Cette puissance est enfin représentée par le secteur du luxe. LVMH, Kering et l’Oréal sont de grands groupes français mais sont également dans le top 10 mondial.

Dans un troisième temps, elle est une puissance militaire affirmée. La France est incontestablement la première armée de l’UE, une armée d’emploi, n’hésitant pas à aller en opération. Elle bluffe parfois les Américains, notamment lors de la réussite de l’opération Serval, qu’ils n’ont jamais comprise. Enfin, la France possède la bombe atomique et une industrie de défense imposante et respectée à l’échelle du monde. Ces atouts sont majeurs dans le critère de la puissance.

Dans un quatrième temps, la France se caractérise par sa puissance politique aux multiples noms, la « France terre d’asile », la « France des droits de l’Homme », la « France universaliste ». Elle est également l’un des cinq membres permanent du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations-Unies ; un des seuls pays à pouvoir encore dialoguer avec le Liban et partie intégrante du groupe de Minsk dans le cadre de la résolution du conflit en Ukraine. Au sein des institutions internationales, nul ne considère la France comme une puissance moyenne. O. Kempf insiste sur le fait que la France n’est pas la puissance dont le peuple rêverait mais elle reste une grande puissance.

Dans un dernier temps, l’influence française joue un rôle crucial dans le rayonnement de la puissance de l’Hexagone. Elle s’exprime au travers de quatre éléments. D’abord ses outre-mer, résultat de l’histoire française mais aussi de son influence dans le monde, relativement représentée au Proche-Orient même si celle-ci s’étiole mais largement établie au Maghreb et finalement en Afrique. Ensuite, sa langue qui est souvent brocardée, sera pourtant la langue la plus parlée au monde d’ici trente à cinquante ans en raison de la croissance démographique de l’Afrique. Puis il est question de son influence maritime, la France possède la deuxième zone économique exclusive (ZEE) au monde. Enfin, la culture française est un élément central qui participe à son image, son rayonnement, ses succès économiques et son attrait.

Vidéo. O. Kempf Quelle puissance – relative - de la France ?
Oliver Kempf, général de brigade (2S), docteur en Science politique et chercheur associé à la FRS
Image : James Lebreton

La thématique du déclin a au moins une vertu, celle d’aiguillon, qui incite la France à persister, résister, de réformer et s’adapter

Le déclin français

Pourquoi alors entendons-nous un discours aussi négatif au sujet d’un déclin français ? se questionne O. Kempf. Déjà en 1845, existait ce discours annonciateur de déclin et cela est en quelque sorte rassurant. Cette pensée pessimiste est le reflet de la représentation collective de ce que le peuple français se pense être, une puissance perdue. Pourtant, il semble bon de rappeler certaines figures françaises, telles que Saint Louis qui arbitrait tous les conflits en Europe, Louis XIV ou encore Napoléon même si cela fut bref. Plus récemment, lors du défilé de la victoire de 1919, la France est encore la super puissance qui régit le monde. Ce temps-là est abrogé car depuis est né un sentiment de régression, résultat des deux grandes catastrophes que sont les deux Guerres mondiales. Ce sentiment est particulièrement net à partir de 1940. Le traumatisme est extrêmement fort, il retentit dans toute la France et créé le sentiment que plus rien n’est comme avant. Ce même sentiment se renforce lors des guerres de décolonisation, la puissance garantie par son empire colonial dans les années 1930 n’est plus, ce projet géopolitique s’écroule. Elle subit alors deux grandes avanies, la première à Diên Biên Phu en 1954, annonciateur de la fin de ce projet géopolitique puis la seconde lors de l’expédition de Suez en 1956 où elle s’imagine pouvoir agir et est finalement remise à sa place par les deux nouvelles grandes puissances que sont les États-Unis et l’URSS.

Le général Charles De Gaulle a su, en se basant sur la Vème République redonner espoir aux français. Son discours de la puissance et du rang agit comme une grande thérapie de l’inconscient géopolitique français. Homme d’intuition, il a fait le pari européen, celui des années 1960. Il a parié sur l’Europe communautaire comme nouveau multiplicateur de puissance. Cependant l’Europe communautaire qui est construite ne ressemble pas à celle dont la France rêvait et ne possède pas l’influence voulue.

Enfin apparaît, à la fin de la Guerre froide, la mondialisation, qui a elle aussi bouleversée le modèle français. La peur de la domination de la langue anglaise, de la perte de la culture et de bien d’autres choses sont venus renforcer les doutes. Cette suite d’événements explique pourquoi le thème du déclin est si inlassablement repris. Toutefois, il est important de lui reconnaître une vertu, celle d’aiguillon, qui incite la France à persister, résister, de réformer et s’adapter afin de rester une grande puissance.

Comment exprimer ce rêve de puissance ? Quelle stratégie ?

En septembre 2020, nous vivons un nouveau bouleversement, qu’Olivier Kempf interprète comme celui de l’après après-Guerre froide. L’élection américaine de novembre 2020 est inquiétante non pas à cause d’une possible réélection de Donald Trump mais parce qu’elle va rendre plus visible la division américaine qui est pleine de danger. Le Brexit traduit ’une profonde entaille à la construction européenne. La République populaire de Chine devenue la nouvelle super puissance est au centre de la stratégie américaine. Selon O. Kempf, nous vivons finalement la fin de l’Occident, entendu comme cette alliance euro-atlantique.

Ainsi la France a quatre axes d’intérêts dans lesquels rêver, orienter et définir sa puissance.

Le premier est l’axe de l’UE qui lui confère un confort stratégique et une opportunité. Le vrai sujet n’est pas le pari de l’Europe selon lui, mais la façon dont parier sur l’UE. Est-ce que les structures actuelles sont satisfaisantes ? Faut-il en réinventer de nouvelles ? Si oui, lesquelles ?

Le deuxième est l’axe maritime :puisque la France possède aujourd’hui des bordures terrestres stabilisées, elle a peut-être l’occasion désormais de parier sur la mer. Certes, elle l’a toujours fait mais ce n’était que sa seconde priorité. Différents atouts sont à mettre en lumière, ses façades maritimes en premier lieu, ses territoires d’outre-mer, ses ZEE, en second lieu et surtout en troisième lieu la maritimisation résultante de la mondialisation. Quelle est alors la stratégie maritime à adopter ?

Le troisième est l’axe méditerranéen et africain : la France s’illustre comme pivot européen vers la Méditerranée et l’Afrique. Ce continent connaît une explosion démographique et tend à atteindre la masse critique nécessaire pour faire le poids face aux autres masses critiques que sont les Amériques d’un côté et les Asies de l’autre. Que faire vers ce sud ? Que réinventer ?

Enfin l’axe Asie redevient un pôle de puissance. Reléguée pendant deux siècles, l’Asie est désormais à nouveau incontournable. L’Asie est l’autre extrémité du continent : comment faire articuler ces deux pôles, l’Asie à l’Est et l’Europe à l’Ouest ? quel rôle la France doit-elle tenir dans cette articulation ?

Copyright pour le résumé Mars 2020-Monti/Diploweb.com

Quelle coopération internationale pour faire face aux cybermenaces ?

J'interviendrai demain aux Tech Talks de Bordeaux,

https://quiin.s3.us-east-1.amazonaws.com/events/pictures/000/100/920/original/Photo_de_couverture_suite_ajout_d_planning.jpg?1612211842

dans le cadre d'une table-ronde sur le sujet : Quelle coopération internationale pour faire face aux cybermenaces ?

Programme et inscritpion sur le site : https://www.frenchtechbordeaux.com/event/tech-talks-2021-maitriser-le-cyberespace-entre-menaces-solutions-et-innovations/

Olivier Kempf

 

Conflit gelé

La guerre est morte, du moins la guerre classique, l’outil dont on se servait autrefois pour résoudre les différends. Cela ne signifie pas que les différends n’existent plus. Ils peuvent être profonds : Tel État ne reconnait pas la souveraineté de cet État, ce qui pose de vraies difficultés à des État nouveaux (le Kosovo) mais aussi anciens (Taïwan). Au-delà, on peut reconnaître la souveraineté de l’État tout en ayant des différends, notamment sur les frontières et donc l’intégrité territoriale.

https://i.f1g.fr/media/figaro/704x396_cropupscale/2016/06/05/XVM2877f064-2b61-11e6-86a8-5d7e99fec6ff.jpg

Ce qui nous amène à réfléchir sur la notion de "conflit gelé".

 

L’intégrité territoriale peut être considérée comme un des attributs de la souveraineté, car le territoire est une des conditions de l’État. Elle accompagne la souveraineté. Souvent, du moins. Car il arrive, plus fréquemment qu’on ne le pense, que des litiges opposent des États voisins au sujet de leurs frontières communes. C’est par exemple le cas entre Japon et Russie, entre Japon et Chine, entre Chine et voisins des mers du sud, entre.... Les exemples abondent. En fait, et il est probable que la majorité des États ont des litiges territoriaux avec un ou plusieurs voisins. En fait, il est probable qu’une intégrité territoriale entièrement reconnue de ses voisins est l’exception.

Cependant, la plupart du temps, la souveraineté d’un État sur un territoire est un fait. Les Russes occupent les Kouriles, n’en déplaisent aux Japonais. Ceux-ci considèrent que leur intégrité territoriale est mutilée. Cela ne dégénère pas nécessairement en conflit armé. Mais, parfois, ça arrive. Ou encore, une minorité mène une lutte de libération nationale, processus classique qui réussit – ou pas. Bref, souveraineté et intégrité ne coïncident pas – ou rarement.

Ces différends persistent et ne peuvent donc être réglés, ni par la guerre, ni par la négociation. Ils peuvent rester dans le domaine diplomatique pacifié. Ils peuvent avoir été l’occasion de conflits et deviennent alors des conflits gelés. En effet, de même qu’il n’y a plus de déclaration de guerre, il n’y a (presque) plus de traité de paix qui vienne sanctionner la fortune des armes et créer un nouvel état du droit (même si cela arrive, que l’on pense au traité entre le Pérou et l’Equateur, qui a mis fin à un contentieux vieux de plus d’un siècle). Le plus souvent, les parties signent des cessez-le-feu, comme celui qui régit les relations entre les deux Corées depuis 1953. Israël occupe la Cisjordanie et le Golan, sans que cela soit reconnu internationalement. L’ONUST (organisme des nations-Unies pour la surveillance de la trêve) a été mise en place en 1948 à la suite de la première guerre israélo-arabe et demeure toujours en place.

Comment caractériser ces conflits gelés ? Ils ont été l’occasion d’affrontements réels et violents qui prennent fin à un moment. Ils peuvent être suivi d’un accord ou rester dans une terra incognita juridique. Le Cachemire demeure l’objet d’un contentieux entre l’Inde, la Chine et le Pakistan depuis 1947. La plupart du temps la zone est calme même si on assite à de récurrents accès de tension, comme les affrontements qui éclatent en septembre 2020, à la suite d’une fusillade dont les causes restent opaques. Ainsi, un conflit gelé reste souvent meurtrier, même si la létalité demeure basse, « sous le seuil » (nous reviendrons sur cette notion) d’attention de la communauté internationale. Ainsi, l’espace ex-soviétique est rempli de conflits gelés : Moldavie et Transnistrie, Ukraine et Donbass, Géorgie et Abkhazie pour prendre des exemples récents. La plupart du temps, la situation revient au statu quo préalable mais un conflit longtemps gelé peut soudainement s’enflammer et donner une nouvelle situation : le haut Karabakh fut la cause d’une guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan en 1994, situation qui reste longtemps gelée jusqu’à ce que les Azéris relancent une offensive en 2020 et récupèrent une grande partie du territoire qu’ils revendiquaient.

Des disputes frontalières peuvent s’envenimer peu à peu, comme ce qui se passe en mer de Chine, où la Chine militarise son action, que ce soit sur les Spratleys et les Paracels au sud (archipels revendiqués par les États riverains) ou dans les eaux des Senkaku (sous souveraineté japonaise) à l’est. D’autres au contraire s’apaiser progressivement, même si les problèmes ne sont pas résolus au fond : que l’on pense aux Balkans et à la situation peu satisfaisante de la Bosnie-Herzégovine ou du Kossovo. Enfin, des conflits peuvent rester actifs mais ne pas susciter l’attention, étant apparemment gelés, au moins aux yeux de l’opinion publique internationale : que l’on pense à l’Afghanistan ou à la République Centrafricaine.

La notion de conflit gelé recouvre donc des situations très diverses, souvent des différents territoriaux, parfois aussi des guerres civiles dues à la disparition de l’Etat.

Olivier Kempf

Cyber : retour sur 2020

Du point de vue cyber, que penser de 2020 ? Je traite la question un peu tard (février) mais cela a l'avantage d'avoir laissé la poussière retomber et de mieux distinguer les éléments structurants.

Viering van 2020 met futuristische technologische achtergrond van cyber Premium Vector

 

1/ Evidemment, l'élément principal est la pandémie qui a entraîné deux choses : D'une part, une prise de conscience de l'intrication des chaînes d'approvisionnement. Nous y reviendrons quand nous évoquerons ci-après la "supply chain"; D'autre part, avec les confinements et restrictions de mouvements, la généralisation du télétravail, mise en place en urgence, sans préparation et avec donc d'énormes failles  : au niveau des matériels, des processus, sans même parler de la protection des échanges. Ainsi, la pandémie a été l'élément déclencheur de la transformation numérique de la plupart des organisations, ce que l'ancien CDO que je suis a observé avec gourmandise. Aussi ne faut-il pas être surpris de voir que les grandes sociétés informatiques ont tiré d'énormes profits de cette nouvelle situation.

2/ Il s'en est suivi une augmentation massive des cyberagressions. Le premier facteur tient bien sûr à ce que le nombre de cibles faciles s'est considérablement accru. Parallèlement, la technique des rançonnages (ransomware) s'est démocratisée et industrialisée (pour mémoire, il s'agit de chiffrer toutes les données et de demander une rançon à l'organisation piratée pour obtenir la clef de déchiffrement). Les outils sont facilement accessibles à des pirates qui n'ont pas besoin de grandes compétences techniques. Et le rançonnage a une grande utilité : à la différence d'autres techniques de vol de données, il s'agit ici simplement de les chiffrer sans avoir besoin de les revendre : ou plus exactement, l'agresseur ne les revend pas à un acheteur tiers mais au possesseur originel qui veut récupérer ses données. Bref, nul besoin d'organiser un circuit de revente... Dès lors, nulle cible n'est trop petite, toutes suscitent l'intérêt. L'argument "je suis trop petit pour être attaqué" ne tient plus.

3/ Ainsi a-t-on vu la  massification des agressions contre des "petits" acteurs : nous pensons aux hôpitaux (d'autant plus aisés à attaquer qu'ils étaient déjà sous le stress de la gestion de la pandémie) mais aussi aux collectivités territoriales (tendance entamée dès 2018 mais qui a explosé en 2020). La tendance se poursuivra forcément vers l'agression de cibles encore plus petites : TPE, indépendants, notamment les professionnels ayant des données de confiance (médecins, notaires, avocats, experts-comptables, ...). La nécessité de sensibiliser tous  ces échelons devient de plus en plus brûlante.

4/ A l'inverse, la fin de 2020 a été aussi l'année de Solarwinds, en décembre. Alors que nous avions des agressions indsutrialisées, nous voici en présence d'une attaque extrêmement sophistiquée, de l'artisanat de haute couture.... Solarwinds est en effet une société américaine qui développe des logiciels professionnels permettant la gestion centralisée des réseaux, des systèmes et de l'infrastructure informatique. Un de ses produits, Orion, utilisé par des diaines de milliers de clients, a en effet été infiltré de façon particulièrement habile, ce qui a permis d'entrer "par rebond" chez "beaucoup" (nombre encore indéfini) de ses clients. Ainsi, les agresseurs ont pu observer de l'intérieur leurs réseaux dans une vaste opération d'espionnage. La qualité de l'intrusion fait penser à une instance étatique et les regards se sont tournés vers la Russie.

5/ Beaucoup de débats ont eu lieu sur cette "supply chain informatique" qui rend compte de la complexité actuelle des dispositifs. En effet, les grandes organisations externalisent beaucoup de leurs sytèmes avec des produits fournis par des partenaires. A défaut d'attaquer directement ces grands comptes, il est plus futé de passer par leurs fournisseurs qui sont parfois moins bien défendus que les cibles principales : d'où la notion d'attaque par rebond. Cela a plusieurs conséquences : D'une part, comment maîtriser la sécurité des partenaires informatiques ? D'autre part, comme souvent, cette attaque sophistiquée s'est diffusée et des pirates essaieront de la réutiliser contre d'autres cibles, dans d'autres circonstances, avec un phénomène de contagion.

6/ La tendance est alors complémentaire de celle que nous observions avec les rançonnages : celle d'une professionnalisaiton et donc d'une montée en gamme technique des agresseurs. Ceux-ci ne sont pas seulement plus nombreux, ils n'ont pas seulement plus de cibles, ils montent également en compétence ce qui entraîne de devoir augmenter le niveau des défenses. La dialectique du glaive et du bouclier appliquée au cyberspace, dans une course aux armements sans fin, est d'actualité.

7/ Mentionnons enfin la généralisation du cloud. Le dernier baromètre du CESIN, récemment paru (ici), montre que les entreprises ont massivemnt adopté des systèmes d'infonuagiques. Du coup, la question de la maîtrise des sous-traitants et le développement du concept "zéro trust" se pose durablement.

8/ Il faudra suivre enfin les mises en place de technologies qui arrivent à maturité et semblent pouvoir entrer dans des phase d'industrialsiation : IA bien sûr, mais aussi fabrication additive et blockchain.

Olivier Kempf

Source image : : https://nl.freepik.com/premium-vector/viering-van-2020-met-futuristische-technologische-achtergrond-van-cyber_6331677.htm

 

 

Colloque bruxellois sur La numérisation et la modernisation économique

J'interviendrai demain à l'occasion de la Conférence annuelle "Voisinages" organisée par nos amis de l'institut d'études européennes de l'Université Saint-Louis de Bruxelles. Elle portera sur le thème suivant : Quid de l’après Covid 19 pour la relation entre l’UE et ses voisinages : compagnonnage renouvelé ou proximité distanciée face aux défis commun ? (détails ici)

J'interviendrai dans la troisième session qui traitera : La numérisation et la modernisation économique : quelle approche partagée ?

Vous lirez ci-dessous les éléments clef de mon intervention.

1/ La pandémie et la crise économique qui s'ensuit ont suscité deux types de démarches :

  • - d'une part une accélération de la transformation numérique des organisations privées et publiques. Le télétravail est devenu massif alors que la plupart du temps, rien n'était préparé : ni dans les procédures, ni dans le soutien technique. L'adaptation sur le tas ne peut pas dire que ce soit très satisfaisant et il manque encore à consolider cette démarche qui n'est pas une parenthèse.
  • - d'autre part, une réflexion approfondie sur la souveraineté et la maîtrise des chaines de valeur. Il devient de moins en moins pertinent de dépendre exclusivement de productions venues de l'autre bout de la planète, d'autant que cette organisation aggrave le réchauffement climatique.

Il s'ensuit deux phénomènes :

  • - une réorganisation profonde des économies avec l'inclusion de plus de numérique et l'invention de nouveaux modes de production décentralisés : fabrication additive ou edge computing mais aussi amélioration des infrastructures de proximité (smart cities, décentrement du travail, 5G) sont ainsi à la pointe de ce phénomène.
  • - une prise en compte accrue de la cybersécurité.

2/ La cybersécurité, facteur d’attractivité économique

Or, l'accélération en 2020 de la transformation numérique s'est accompagnée d'une accélération de la cybercriminalité qui a touché encore plus d'organisations, de toute taille et en profitant justement de leur impréparation. Beaucoup plus de cibles, une automatisation et une industrialisation des attaques en sont la cause. On a vu ainsi de nombreuses collectivités territoriales ou d'hôpitaux se faire agresser.

Ainsi, la multiplication des rançonnage (ransomware) amplifie une vague qui avait commencé en 2018 et qui devient un tsunami. On ne peut plus dire "je suis trop petit pour passer entre les gouttes". Autrement dit, la cybersécurité n'est pas réservé aux gros, elle est un impératif pour tous.

Or, on ne peut pas imaginer développer l'attractivité économique au niveau national, régional ou local sans comprendre qu'une des demandes des entreprises ou des professionnels venant s'installer sera, au même type que l'infrastructure numérique, la qualité de la cybersécurité fournie.

3/ L'UE a pris enfin en compte ces sujets bien qu'ils soient inégalement compris par les Membres ou par les partenaires

Après des débuts hésitants, l'UE a enfin pris en compte l’impératif de la cybersécurité. Elle admet désormais le thème de la souveraineté numérique face aux prédateurs extérieurs. Cela passe bien sûr par la loi. De ce point de vue, les initiatives récentes sont excellentes : Rénovation de la directive sécurité des réseaux informatiques, mise en place du RGPD, adoption avr. 2019 d’un règlement sur la cybersécurité par le Conseil (instauration d'un système de certification de cybersécurité à l'échelle de l’UE, –la mise en place d'une agence de l'UE pour la cybersécurité dotée de compétences plus étendues à Bucarest), projets de Digital Service Act (loi sur les services numériques et les contenus) et Digital Market act (loi sur les marchés numériques pour faire respecter la libre-concurrence par les mastodontes étrangers du secteur)...

Il reste que la prise de conscience au sein de l'UE est inégale car tout ne peut pas se faire au niveau communautaire. La cybersécurité appartient au cœur de souveraineté et c'est à chaque État de la favoriser chez lui.

De même, il faut insister auprès de nos partenaires pour qu'ils la prennent en compte,s 'ils veulent accéder à un marché européen qui se durcit. Là aussi, la prise de conscience est inégale.

O. Kempf

Les réseaux de connivence

L'IRIS m'a demandé de participer à son quatrième dossier sur "le virus du faux" (j'avis déjà écrit dans le numéro 2 sur l'autorité scientifique disparue). Le thème du mois portait sur les réseaux sociaux (voir [ici : https://www.iris-france.org/wp-content/uploads/2021/01/Dossier-4-Le-virus-du-faux-ok.pdf]). J'ai proposé le texte suivant intitutlé des réseaux de connivence. Vous pouvez le télécharger sur le site de l'IRIS ou le lire ci-dessous.

https://www.iris-france.org/wp-content/themes/iris-th/images/observatoire-desinformation-geopolitique-au-temps-du-covid-19.jpg

Olivier Kempf

Des réseaux de connivence

 

Les réseaux sociaux font l’objet de toutes les accusations : ils seraient antidémocratiques, propagateurs d’infox, prêcheraient la haine en ligne, au point que l’observateur se demande comment on peut encore les tolérer. Dès qu’un gouvernement fait face à un mouvement d’opinion, un mouvement d’humeur ou un mouvement de masse, aussitôt un responsable accuse les réseaux sociaux de toutes les turpitudes et appelle bien sûr à l’édiction d’une loi. Le même observateur se demande d’ailleurs pourquoi les textes régissant la liberté d’expression et donc la censure ne suffisent pas et pourquoi on délègue autant ces fonctions (en bon franglais on parle non de censure mais de modération) aux sociétés qui gèrent ces réseaux sociaux. L’ultime argument consiste à dénoncer l’anonymat qu’ils permettraient, sachant que ledit anonymat est interdit par la loi et qu’on ne parle en fait que de pseudonymat. Or, nous apprenons que le préfet de Police de Paris, M. Lallement, peu suspect d’être léger avec le respect de l’ordre public, aurait un compte « sous pseudo » sur Twitter qui lui permettrait de « suivre ce qui se dit ». Ainsi donc, les réseaux sociaux permettraient aussi de s’informer ? Les pseudonymes seraient utiles, même à des gens qui n’ont rien à se reprocher ? Voici donc bien des contradictions et des paradoxes.

Ils tiennent probablement à une confusion ou une compréhension imparfaite de ce que sont les réseaux sociaux. Cette confusion vient du fait que les réseaux sociaux sont certes des médias de masse, mais non des organes de presse dont le but principal serait d’informer leurs publics.

Les réseaux sont des médias de masse différents

Incontestablement, les réseaux sociaux sont des médias de masse. Ils sont médiateurs en ce qu’ils transmettent des « informations » de tout ordre ; et ils sont massifs, plus encore que tous les autres prédécesseurs, qu’il s’agisse des journaux imprimés, de la TSF devenue radio puis de la télévision. Toutefois, il faut se méfier de cette chronologie qui ressemble à une généalogie, comme si chaque média successif reprenait une partie des attributs du média précédent pour les élargir, mais sans vraiment en changer la logique. Or, tel n’est pas vraiment le cas avec les réseaux sociaux.

Selon Marshall Mac Luhan, éminence de la théorie de la communication, les médias de masse ont quatre caractéristiques : la communication de un vers plusieurs ; l’unilatéralité du message : le public n'interagit pas avec le véhicule du message ; l'information est indifférenciée : tout le monde reçoit la même information au même moment ; l'information est mosaïque et présentée selon des séquences prédéfinies.

Avec les réseaux sociaux, plusieurs de ces caractéristiques s’estompent et disparaissent : la communication se dirige de plusieurs vers plusieurs tandis que le public interagit avec le message, parfois de façon très simple (le bouton « j’aime » de vos RS favoris). L’information est évidemment différenciée et si elle reste mosaïque, elle ne suit aucune séquence prédéfinie. Si le web d’origine pouvait être assimilé à un média de masse, l’avènement des réseaux sociaux et l’expansion de leur audience a probablement changé la donne. Ils diffèrent des premiers médias de masse qui voulaient contrôler ce qu’ils diffusaient, qu’il s’agisse d’information ou de divertissement.

Une logique d’affinité

La logique des réseaux sociaux est différente. Avec un média traditionnel, le récepteur avait le choix entre deux attitudes : regarder ou ne pas regarder ledit média, selon ses goûts et ses affinités. Avec les réseaux sociaux, sa capacité de choix augmente de deux façons : il y a beaucoup plus de plateformes disponibles et il peut lui-même produire du contenu. Au début, cela provoque un éparpillement de l’offre, chacun s’efforçant, plus ou moins, d’imiter les standards (et donc la qualité générale) des médias traditionnels. Mais plus le processus avance, plus cette tendance s’amenuise au point que les consommateurs vont se regrouper par affinité et tolérer de moins en moins les « informations » contradictoires avec leurs opinions d’origine.

Peu à peu, les réseaux sociaux entretiennent les gens dans leurs convictions qui sont peu à peu renforcer, au mépris parfois de la réalité. Tel est le processus psychologique qui aboutit aux dérives que l’on observe aujourd’hui. Cela peut consister à réfuter des vérités scientifiques[1], ce qui explique le succès des antivax ou des platistes. Cela peut aussi conduire à refuser les faits, selon la théorie de l’alt-right ou « autre-vérité ».

De tels propos ont probablement toujours existé. La seule différence tient à ce qu’ils étaient cantonnés dans des cercles très restreints et n’atteignaient pas une audience générale et massive qui était réservé aux médias de masse. Avec les réseaux sociaux, cette massification s’est démocratisée et n’est plus l’apanage des médias traditionnels. Dès lors, les qualités d’une « information » ne suivent plus les standards d’autrefois. On recherchait une certaine vérité ou du moins la certification par des experts du domaine, qui servaient de garde-fous rationnels à l’information diffusée. Ce n’est plus le cas (ou plus exactement, les médias traditionnels ont perdu le monopole relatif dont ils disposaient).

Connivence et socialité

Les réseaux sociaux sont construits sur la connivence. Le lecteur pourra objecter que les médias avaient autrefois une certaine couleur et qu’on ne lisait pas l’Aurore comme on lisait l’Humanité. Cela est vrai mais globalement, chacun tombait d’accord sur les faits racontés simultanément par la presse : les divergences n’apparaissaient qu’au moment de leur interprétation ce qui permettait le débat.

Désormais, même le fait est mis en cause par lui-même. Il ne s’agit plus vraiment de chercher un certain confort idéologique mais de rejoindre un club restreint qui renforce, plus que jamais, le sentiment d’appartenance. En cela, les réseaux sociaux sont la démocratisation de ce qui avait été inventé avec les clubs sociaux de tout type (Jockey club, Automobile Club, dîners du Cercle, …) et qui étaient l’apanage de l’élite, désireuse de se trouver entre-soi. On ne cherche donc plus à obéir aux règles de la société en général mais à celles du club. Le club favorise la connivence, au mépris du réel.

Dès lors, la connivence surpasse la vérité. Il importe moins que ce que nous disions ou lisions soit exact mais que nous le partagions. Il convient ici de s’interroger sur la raison de ce succès. Peut-être est-il dû aux nouvelles conditions de notre vie sociale, où nous rencontrons de moins en moins de personnes et où nous nous trouvons plus seuls. Faisant moins société, étant moins inclus, chacun irait trouver dans les réseaux sociaux la socialité qui lui manque. Quitte pour cela à abandonner au passage la version « officielle » pour adopter celle du club, qui fournit un plus grand sentiment d’appartenance. Cette hypothèse reste à confirmer.

 

Olivier Kempf dirige le cabinet de synthèse stratégique La Vigie. Il est chercheur associé à la FRS.


[1] Voir O. Kempf, « Crise de l’autorité scientifique » in https://www.iris-france.org/wp-content/uploads/2020/11/Dossier-2-Le-virus-du-faux.pdf, IRIS, novembre 2020.

Quelques réflexions sur la non-bataille

Les spécialistes de stratégie connaissent l’Essai sur la non-bataille, ouvrage de 1975 publié par le commandant Brossolet, qui est une forme de critique de la théorie de la dissuasion adoptée comme dogme nucléaire en 1972. Il m'inspire les quelques réflexions suivantes.

http://ultimaratio-blog.org/wp-content/uploads/41wzDKICAJL._SX370_BO1204203200-V2-207x300.jpg

Est-ce un hasard si le commandant conclut son ouvrage en proposant un système de défense modulaire « opposant à la vitesse de l'adversaire, la profondeur du dispositif, à sa masse la légèreté et à son nombre l'efficacité[1] ». L’ouvrage suscita un grand débat à l’époque et couta à son auteur son avancement. Brossolet est un précurseur de ce qu’on désigne aujourd’hui par techno-guérilla.

Au fond, il s’agit de promouvoir le harcèlement comme principe stratégique. Le propos tient évidemment compte des trente ans de guerre de décolonisation où les armées françaises ont fait face à des guérillas agissant sur le modèle de la guerre révolutionnaire. Mais puisque la décolonisation est achevée, puis que le Livre Blanc de 1972a mis en avant la dissuasion nucléaire, comment articuler la nouvelle conception stratégique avec l’expérience militaire des décennies qui viennent de précéder ? La régulière n’a-t-elle pour vocation que d’aller se faire écraser par l’ennemi pour préparer l’emploi de l’arme d’utile avertissement ? Pour éviter ce piège, Brossolet propose une nouvelle façon d’articuler les lourds (ici le nucléaire) avec les légers (ici l’armée « conventionnelle », a qui ont attribue un autre rôle). Le plus intéressant tient à la mise en avant de la mobilité, quand la conception principale (engagement du corps blindé-mécanisé dans la bataille de l’avant) reprend finalement les principes ancestraux et rassurants.

O. Kempf

[1] Note de lecture sur Essai sur la non-bataille, paru dans le site Le conflit le 16 août 2019 http://www.leconflit.com/article-essai-sur-la-non-bataille-de-guy-brossollet-38822163.html . Pour comprendre la pensée de Brossolet, voir aussi https://www.lopinion.fr/blog/secret-defense/mort-guy-brossollet-theoricien-non-bataille-28161

Voir aussi Remy Hémez sur le blog ultima ratio, Guy Brossolet ou la dissolution de la pensée dominante, http://ultimaratio-blog.org/archives/7129

 

Pandémie et surprise stratégique

Juste pour actualiser la bibliographie (car chaque mois de janveir, j'étabvlis la bibliographi de mes ppublications et interventions de l'année écoulée), je signale ma contribution suivante

https://servimg.eyrolles.com/static/media/2048/9782491222048_internet_w290.jpg

« Pandémie et surprise stratégique » in  « Les crises, accélérateur de la cybermalveillance », ouvrage collectif présenté par Didier Spella et Laurent Chrzanovski aux Editions Thalia NeoMedia, ISBN de l’édition papier : 978-2-491222-04-8 

Août 2020.

9 euros en papier, moins en numérique...

Voir ici https://www.eyrolles.com/Informatique/Livre/les-crises-accelerateur-de-la-cybermalveillance-9782491222048/

Olivier Kempf

Pourquoi passer sur Olvid ?

Beaucoup d'utilisateurs de la messagerie instantanée Whastapp ont décidé de la quitter à la suite d'un récent message d'actualisation des Conditions générales d'utilisation (CGU) qui annonçait un fusionnement des données avec celles de Facebook. Certes, cela ne concernait que les clients américains et professionnels, mais le mal était fait : chacun s'est aperçu que quand un service est gratuit, nous sommes le produit et que décidément les GAFAM sont bien menaçants pour nos libertés publiques. L'important n'est pas la nouveauté de cette annonce mais que la prise de conscience soit générale et entraîne la migration d'utilisateurs vers d'autres plateformes : réjouissons-nous donc.

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/fr/thumb/f/f4/Olvid01.png/220px-Olvid01.png

Mais où aller ? Je recommande Olvid : voici pourquoi

 

1/ Evoquons déjà les applications de messagerie disponibles.

Telegram est une application fondée par deux opposants russes à Poutine. Elle est basée à Dubaï et fonctionne selon un logiciel en opensource. Cependant, le protocole de chiffrement (bout en bout) est fermé et propriétaire. (page Wikipedia [ici|https://fr.wikipedia.org/wiki/Telegram_(application)])

Signal est animé par une société, Signal Messenger (peu de données) appuyée par la Signal Foundation, organisation non lucrative américaine. Elle est distribuée comme un logiciel libre, sur une solution opensource avec une architecture centralisée de serveurs.

Pointons les avantages : des solutions opensource, une dimension éthique qui préside à la fondation des deux organisations, de nombreux utilisateurs. Les défauts résident dans une architecture centralisée de serveurs et une nationalité non européenne, donc peu protectrice. Signal stocke désormais des données personnelles chiffrées... Par aileurs, la question des métadonnées se pose. Pour citer Wikipedia ([ici|https://fr.wikipedia.org/wiki/Signal_(application)]) : " Différentes lois permettent aux services de renseignements américains de contraindre l’organisation à communiquer ces métadonnées sans en parler. Les services de renseignement américains peuvent donc potentiellement s’emparer des métadonnées, à savoir avec qui et quand les utilisateurs de Signal communiquent". Rappelons que la CJUE a cassé l'été dernier l'accord Privacy shield qui régissait les échanges de données entre l'UE et les Etats-Unis. Nous sommes donc dans le flou juridique concernant notre protection ultime...

Voici donc la principale difficulté : ces applications reposent sur le fait de faire confiance à des organisations de confiance et à leurs architectures. Elles stockent des données, directes (données personnelles) ou indirectes (métadonnées associés à vos messages). Enfin, elles sont installées dans des pays qui n'assurent pas la protection des citoyens européens.

Accessoirement, la question pose un problème de souveraineté numérique : alors que tout le modne déplore la puissance des GAFAM, pourquoi aller renforcer d'autres plateformes américaines ou non-européennes ? Nous avons chacun une responsbailtié individuelle en la matière. C'est donc la raison qui m'a poussé à choisir Olvid, pour ma messagerie sécurisée sur ordiphone (je précise que d'autres services existent, come Citadel de Thalès qui offre tout un tas d'options supplémentaires mais n'est accessible qu'à des comptes professionnels, quand Olvid est accessible à tout public).

2/ Olvid, qu'est-ce ?

Olvid (page wikipedia [ici|https://fr.wikipedia.org/wiki/Olvid]) est donc un société française, start-up de cybersécurité, qui repose sur un autre principe : aucun message ne passe par ses serveurs et tous les protocoles de chiffrement se font directement entre les deux utilisateurs, qui doivent s'échanger des codes au lancement du contact. C'est donc un soupçon plus laborieux au départ (puisqu'il faut contacter ses correspondants et échanger avec eux son code, idéalement par téléphone) mais une fois ceci fait, tout est ensuite aussi facile que sur Whatsapp ou Signal : chat, mise en place de groupes de discussion, appels vocaux : je parle ici des services gratuits. Les services supplémentaires (appel vidéo notamment) sont payants. Mais pour la plupart des usagers dont moi, cela suffit. Olvid répond évidemment au droit français donc au droit européen, respecte ainsi par construction le RGPD.

Olvid est tellement respectueux que vous devez prendre l'initiative. Sur Signal, j'ai noté qu'on me proposait des contacts qui sont eux-mêmes sur Signal, : est-ce une coïncidence ou une fonction du logiciel qui a donc accès à mon annuaire ?  Je ne sais... Mais sur Olvid, il faut vraiment faire la démarche d'inviter ses contacts (par SMS, message Whatsapp ou autre, mail...). On maîtrise donc les choses. Par exemple, vous devez accepter de rejoindre un groupe auquel vous êtes invité, quand cette disposition n'est pas possible sur Whatsapp (vous êtes invité et vous devez quitter volontairement le groupe si vous ne voulez pas en faire partie).

[ajout 1] : suite à une rafale de commentaires sur mon fil Twitter, je précise que si Olvd a un serveur (pour faire tourner l'application), celui-ci aide uniquement à l'établissement des sessions mais ne voit pas passer les messages qui s'échangent directement entre les ordiphones. Vous trouverez le débat technique entre spécialistes  sous ce fil ici : https://twitter.com/egea_blog/status/1351153946975477763

3/ Objection votre honneur...

Oui mais la popularité de Whatsapp ou Signal  : ce qu'on appelle la loi de Metcalfe affirme que j'ai d'autant plus intérêt à aller sur un réseau que d'autres y sont. Cela peut-être vrai d'un réseau d'information (genre Twitter), ou d'un système dont la performance dépend de la fréquentation (Wikipedia voire Waze). Mais pour une messagerie, cet effet ne joue pas vraiment : je me fiche des 500 Millions, si les 50 personnes avec qui j'échange régulirèemetn y sont. Or, comme je les connais, cela dépend de moi. Donc exit la loi de Metcalfe.

Encore une application ? Certes, cela impose d'avoir un peu de place disponible dans votre ordiphone. Mais si justement cela vous incitait à faire un peu le ménage , à supprimer plein de photos et vidéos débiles ? Avez vous vraiment besoin de Snapchat et d'Instragam ? Car nous sommes d'accord : cette affaire de Whatsapp nous force à nous interroger sur nos usages numériques et sur notre rapport (constant) à notre ordiphone qui occupe tant de place dans nos vies. Un peu de prise de conscience, quoi.... de conscience, au fond...

Vous êtes paranoïaque, Olivier Kempf. Peut-être. Mais se préoccuper de sa sécurité alors que personne ne doute de la nécessiteé de fermer sa voiture ou sa maison à clef ou de protéger les mots de passe de son compte bancaire, est-ce de la paranoïa ? Ce qui est vrai pour vos objets numériques ne l'est-il pas pour vos applications ? D'ailleurs, vous avez bien installé un système d'identification, quand vous ouvrez votre téléphone (code pin, reconnaissance faciale, empreinte digitale) ? c'est proposé en série par votre ordiphone, quelle que soit sa marque. Vous vous y pliez : toujours pas parano ou êtes-vous juste prudent ? Ce qui est vrai pour ça ne le serait pas pour vos messageries ? Bref, soyez prudents...

Je n'ai rien à cacher. Ben si. Vos sentiments, vos préférences sexuelles, vos désirs de voyage ou d'achat compulsif,  vos opinions politiques, et même quelques secrets ou pudeurs que vous ne voulez pas étaler partout dans le monde. Oui mais ce n'est pas partout, je ne suis rien, pas important. Mais si vous êtes important. Dites vous que si c'est gratuit (et Olvid est gratuit pour les services de base, c'est payant ensuite pour les services supplémentaires, ce qui est paradoxalement rassurant), c'est que c'est vous le produit. En analysant vos données et métadonnées, les annonceurs peuvent vous cibler : vous postez un truc sur un réseau social et à votre prochaine recherche, vous voyez une pub pile sur le truc dont vous avez parlé... Car vos données servent à définir votre profil et donc à vous envoyer des publicités ciblées... Nous ne parlons là d'une société libre mais imaginez une société où les libertés publiques sont menacées... Bref, en ce domaine-là aussi, la prudence s'impose.

4/ En conclusion

Je précise que je n'ai aucun intéressement à Olvid (ni en capital ni en mission de promotion ou autre), que je ne connais personne chez eux ni qui y serait directement intéressé. Bref, cet article est du pur militantisme...

Il s'appuie enfin sur une bonne donne de "citoyenneté numérique", si le lecteur me pardonne cette expression : alors qu'on ne cesse de parler de souveraineté numérique menacée par les GAFA (et autres NATU et BATX), alors quo'n ne cesse de dire "en Europe nous n'avons pas de champion du numérique", voici une bonne action à faire : apporter chacun sa petite pierre à l'édifice pour renforcer des acteurs français/ européens à la place des concurrents américains ou asiatiques...

Vous avez les raisons qui me poussent à agir et à soutenir. Voici pourquoi je me suis lancé dans une grande campagne d'évangélisation : cela fonctionne, les gens me suivent... Car enplus, un peu de conviction et les gens suivent. J'ai déjà transféré la plupart de mes contacts et recréé la plupart de mes groupes de discussion. Faites pareil....

Olivier Kempf

A propos des nouvelles règles de Whatsapp

J'interviens ce soir dans le journal de France Culture à 18H00 pour analyser les conséquences des nouvelles conditions d'utilisation promues par Whatsapp (en lien avec Facebook). Bonne écoute.

OK

A propos de souveraineté numérique

Le propos qui suit s'intéresse à ce que peut faire un décideur public pour favoriser une souveraineté numérique. En réfléchissant à la notion de géopolitique du numérique et de ses conséquences sur la France, un des mots clefs paraît être celui de souveraineté. Or, il est intéressant que ce substantif qui, dans une conception classique, était absolu (la souveraineté) s’est vu ajouter des adjectifs : celui de souveraineté numérique (à la suite d’un débat lancé au début des années 2010 par Pierre Bellanger et devenu aujourd’hui commun) mais aussi celui de souveraineté économique, lui aussi ancien : cependant, il était réservé à une certaine partie de l’échiquier politique et il a vu son emploi élargi à la suite de la pandémie de Covid 19, quand  l’opinion s’est rendu compte de la dépendance industrielle de l’Europe envers la Chine.

https://www.rudebaguette.com/wp-content/uploads/thumbs/souverainete-numerique-france-croisee-chemins-Rude-Baguette-38b3v8k8hsnl4b63luncao.jpg

Source

Quelques rappels sur la souveraineté

A l’origine, la souveraineté est un mot issu de la philosophie politique classique. Le terme a traversé les siècles pour reprendre en France un nouveau relief au cours de la seconde partie du XXe siècle. En effet, il est très lié à la puissance et le débat autour de cette notion de souveraineté est typiquement français et continue de contribuer à l’exception française. Entre la France première puissance militaire à la sortie de la 1GM (regardons ici le défilé de la victoire en 1919) et le désastre de 1940, la France a connu les extrêmes de la puissance. Ce traumatisme traverse le XXe siècle, d’autant qu’il a été renforcé par les échecs des guerres de décolonisation et de l’intervention de Suez en 1956.

Aussi le discours sur la souveraineté croise-t-il deux autres thèmes : celui de l’indépendance (qui est très proche de la souveraineté) et celui de la puissance. Ces trois mots font partie de l’ADN des armées dont c’est au fond une mission principale. Le général de Gaulle a réussi à construire un discours sur l’indépendance qui a convaincu une majorité de Français (souvenons-nos toutefois qu’il était très controversé en son temps et que l’unanimité que son nom rencontre aujourd’hui est largement posthume). L’indépendance a été assurée par une autre décision, celle de devenir une puissance nucléaire (décision prise, toutefois, sous la fin de la IVe République), mise en œuvre par l’armée. Au fond, l’armée nouvelle voulue par De Gaulle est celle qui permet d’assurer militairement l’indépendance du pays. Le consensus bâti autour du nucléaire en résulte.

Mais l’indépendance, sous le mot de souveraineté, a aussi été soulignée dans les institutions. Sans parler de la coutume constitutionnelle qui attribue un domaine réservé au Président de la République, observons que le mot de souveraineté est régulièrement employé dans la Constitution : tout d’abord, la souveraineté émane du peuple et c’est sur cette souveraineté populaire qu’est fondée notre démocratie. Mais la souveraineté est aussi la souveraineté extérieure (l’autre face de la souveraineté populaire) et rejoint en ce sens l’indépendance.

Insistons : dans cette conception originelle, la souveraineté est donc d’abord politique et repose sur des moyens militaires pour être garantie. Et puisque nous nous intéressons au numérique en général et au cyber en particulier, examinons plus précisément la question de la souveraineté numérique.

Critères de décision de la souveraineté numérique

A la différence de l’espace physique sur lequel repose la conception traditionnelle de la souveraineté (qui s’entend sur un territoire, celui-ci étant un espace occupé par ses habitants qui en revendiquent l’occupation), le cyberespace n’a pas de limites physiques évidentes. Cela ne signifie pas qu’il n’a pas de limites physiques, simplement qu’elles sont difficiles à appréhender. Aussi, pour les besoins de l’analyse, il nous semble qu’il faille considérer la souveraineté selon les trois couches du cyberespace : couche physique, couche logique, couche sémantique.

De même, il convient de s’interroger sur l’échelle pertinente : s’agit-il de l’échelle française ? de l’échelle européenne ? d’une éventuelle échelle occidentale ? Autrement dit encore, quel niveau d’interdépendance est -on prêt à accepter ? Or, le cyberespace ne bénéficie pas de l’arme ultime (la silver bullet) qui marche à tout coups et assure à son détenteur un pouvoir de destruction imparable sur son adversaire. C’est bien pour cela que tous les discours sur la cyberdissuasion nous paraissent reposer sur une compréhension erronée tant de la dissuasion nucléaire que de la nature du cyberespace et de la conflictualité qui s’y déroule. Dans le monde classique, celui de la souveraineté, l’arme nucléaire a apporté à la France ce qu’elle avait perdu : l’assurance de pouvoir éviter le désastre de 1940, ce qu’elle avait vainement essayer de chercher entre les deux guerres avec la ligne Maginot.

Cela signifie que dans le cyberespace, une sécurité absolue paraît impossible. Ce qui semble invalider la possibilité d’une action seulement solitaire : plus exactement, le traitement de la souveraineté cyber suppose de savoir étager ce qui reste de la responsabilité absolue de l‘échelon national. Cela ne peut être qu’un domaine réduit en volume (peu d’informations à protéger) aussi à cause des moyens nécessaire à mettre en œuvre pour assurer cette protection maximale. Nous sommes alors au cœur de souveraineté et la souveraineté militaire doit obtenir tous les moyens pour l’atteindre. Hormis ce petit échelon national, la question se pose alors de ce que l’on doit protéger en plus (quel périmètre) donc de ce qu’on doit partager relativement (quels moyens).

A titre d’exemple : faut-il conserver en France, en Europe, en Occident, une capacité de fabrication de semi-conducteurs les plus avancés ? si oui, quel en est le modèle économique ? S’il s’agit (c’est probable) d’un bien dual, comment s’assurer que ledit produit rencontre la faveur du public tout en étant rentable ? L’exemple choisi appartient à la couche physique mais on pourrait à l’envi reproduire le raisonnement sur les autres couches, en articulant le besoin, l’échelon géographique pertinent et l’équilibre économique. Il faut ici se méfier de nos visions colbertistes qui ont quand même, en matière de technologie, produits assez d’échecs pour que nous nous méfions de nous-mêmes. Mais l’on voit bien que ces questions sortent du champ de responsabilité du décideur militaire qui peut difficilement les influencer.

Enfin, une troisième série de facteurs vient compliquer l’analyse, il s’agit des évolutions technologiques. Une culture d’ingénieur aurait tendance à ne voir ici que de la science. Or, dans le numérique, ne considérer que les aspects techniques risque souvent d’aboutir à l’échec. Le minitel fut une belle aventure rencontrant un vrai succès populaire, mais sa conception centralisée ne résista pas à l’architecture décentralisée proposée par les Américains. Or, nous avions les ingénieurs (je pense à Louis Pouzin) qui avaient proposé et mis au point cette architecture décentralisée. Ainsi donc, l’innovation est aussi, forcément, une innovation d’usage. On peut mentionner les beaux mots de 5G, de quantique, d’IA, de blockchain, si on n’anticipe pas les usages on court à l’échec. La veille ne doit donc pas être seulement technologique, elle doit s’intéresser aux usages….

L’équation est donc extrêmement difficile. Plus exactement, une fois qu’on a défini le périmètre à défendre absolument, (le cœur de souveraineté que j’évoquais à l’instant), il va falloir travailler pour la sécurité du reste avec un oxymore : une souveraineté relative. Les politistes ont choisi des mots compliqués pour essayer de rendre ce paradoxe : interdépendance, autonomie stratégique, etc… Ce n’est pas très convaincant, d’autant que le décideur en dernier ressort fixera peu de directions claires.

Ici, il me semble qu’une boucle OODA est appropriée. Attention toutefois à ne pas vouloir l’accélérer car la vitesse ne nous semble pas le critère le plus pertinent. Mais il s’agit bien d’organiser une veille (orientation et observation) qui permette d’identifier (dans les trois couches) les points sensibles. Quel serait le critère de la sensibilité ?

  • Cette innovation affecte-t-elle le cœur de souveraineté ?
  • Si oui, comment y suppléé-je ?
  • Sinon, est-elle suffisamment sensible pour que j’envisage de nouer des partenariats plus ou moins approfondis avec tel ou tel acteur ?

Nous voici ici au D de décider. La veille pour la veille n’est pas utile, la veille doit être effectuée aux fins d’action. Le chef doit exiger des comptes-rendus réguliers de la veille mais aussi des propositions de décision associées. C’est d’ailleurs pour cela aussi qu’il ne faut pas accélérer le rythme de la boucle OODA (contrairement à l’intuition de John Boyd). Ce processus est récurrent (à la différence de la bataille qui est temporaire) et il faut suivre le temps du chef (et donc ses disponibilités). La boucle OODA doit ici être lente.

L’action vient ensuite (là encore, la nécessité de l’action signifie que les points de veille ne doivent pas être trop rapprochés). Elle doit être suivie et surtout évaluée, car de ses résultats dépendent l’orientation du cycle suivant. Il faut donc des critères d’évaluation associés à chaque décision. Ces critères permettront de relancer la boucle sur le prochain cycle.

En conclusion, la souveraineté numérique semble impossible à atteindre (sauf pour un cœur très limité de cybersouveraineté nationale). On doit donc décider d’une souveraineté relative, tout paradoxale que soit l’expression. Cela suppose un dispositif de veille mais qui soit articulé sur des décisions, notamment de partage avec des alliés, dûment choisis et évalués.

O. Kempf

Stratégie et confinement : Grande stratégie ?

Dans le cadre du dossier annuel d'ER, voici un premier artticle pour cette année. J'ai un peu l'intention de revenir plus souvent... Il faut juste que je trouve le temps....

Thomas (ici) a en effet parcouru le vocabulaire militaire que notre confinement actuel pouvait évoquer : blocus, embargo, endiguement, autant de termes opératifs qui renvoient à notre expérience présente. A un détail près cependant : notre confinement n’a rien de militaire. On peut certes évoquer les hôpitaux de campagne qui ont été mis en œuvre, les liaisons aériennes par hélicoptères ou kits Morphée, les quelques PHA mis en alerte au profit des DOM-COM mais finalement, l’outil militaire a été peu utilisé. Certes, il faudrait aussi évoquer les conséquences opérationnelles du confinement sur les forces : entre les cas qui se sont déclarés sur le Charles de Gaulle ou sur le bâtiment américain Théodore Roosevelt au printemps, ou les mesures de confinement ajoutées à la préparation opérationnelle avant les Opex (ou au retour d’Opex). Rien là finalement qui n’attire l’intérêt au-delà des spécialistes.

 http://www.contretemps.eu/wp-content/uploads/europe-forteresse-2.jpg

Source

Mais du coup, si l’on réfléchissait en termes de grande stratégie, celle qui est au-dessus de la stratégie militaire, celle que doit conduire le stratège politique qui préside aux destinées de la Nation ? Voyons cela...

Les pays fermés

Car le confinement est une stratégie qui peut se décider pour des raisons politiques et pas seulement sanitaires. Deux exemples viennent à l’esprit : la Corée du Nord et le Turkménistan.

Le cas de la Corée du nord est le plus connu. Pyong-Yang a en effet décidé de fermer ses frontières avec l’extérieur et de ne pas autoriser la libre circulation de ses citoyens à l’extérieur, et même à l’intérieur du pays. Mais l’expression de « royaume ermite », utilisée souvent pour désigner le pays, s’applique en fait à toute la péninsule, tant elle a été prise en tenaille entre de multiples puissances expansionnistes : Chine, Japon et Russie, traditionnellement. Depuis le XVIIe siècle, face à tant d’invasions, la Corée se ferme et se méfie de tout ce qui est étranger. En fait, la dynastie Kim reprend une vieille tradition coréenne. Dès lors, malgré l’ouverture de quelques zones franches, le pays vit refermé sur lui-même, ce qui constitue un de ses piliers géopolitiques.

Le Turkménistan est moins connu. A la suite de l’éclatement de l’URSS, le pays devient indépendant sous la houlette d’un dictateur, Saparmurat Niazov (qui meurt en 2006). Ce « Turkmenbachi » (père des Turkmènes) conduit une politique d’indépendance nationale autour de la langue turkmène, à la fois pour se dégager de l’influence russe et pour dépasser la structure tribale de la société. Cependant, malgré d’énormes richesses en hydrocarbures qui en font un eldorado gazier et constituent l’essentiel de ses relations extérieures, le pays s’enferme. Membre à l’origine de la Communauté des Etats indépendants qui a succédé à l’URSS, il en devient un simple « membre associé », afin de manifester une neutralité officielle. Dès lors, la population, jeune et endoctrinée par l’éducation du régime (autour du livre Ruhnama écrit par Niazov et qui a officiellement autant de valeur que le Coran), se voit interdire toute relation avec l’extérieur. Le système est donc moins dur que celui de Corée du Nord, le pays est plus riche grâce au pétrole, mais il reste enclavé et très distant envers toute communication étrangère.

Les pays murés

Une autre forme de confinement consiste à dresser des murs, des clôtures et des barrières à ses frontières. Certaines sont très anciennes (que l’on pense justement à la DMZ entre les deux Corées, qui date de 1953), d’autres bien plus contemporaines, pour des motifs divers. Constatons qu’en ces temps de mondialisation, donc d’ouverture, les murs et clôtures se multiplient, comme s’ils étaient une externalité de cette mondialisation.

Ils ont différentes formes et ne ressemblent pas tous à l’accumulation de grillages autour des présides de Ceuta et Melilla : ainsi, une marche peut constituer une telle barrière : un espace avec un obstacle naturel (ou pas) mais surtout aucun point de franchissement, manifestant la volonté des deux pays de ne pas échanger : par exemple la marche entre Panama et Colombie, ou celle entre Papouasie et Indonésie. De simples grillages peuvent suffire, comme entre Botswana et Zimbabwe (le Botswana a d’ailleurs invoqué des raisons sanitaires pour justifier, en 2003, l’érection de cette barrière électrifiée). Enfin, de véritables ouvrages avec beaucoup de technologie peuvent s’élever, comme aux frontières du Koweït ou celle d’Arabie Séoudite.

Il est vrai que la plupart de ces murs sont destinés à empêcher l’autre de venir. La barrière est alors tournée vers l’extérieur, créant deux zones : une qui serait « protégée », l’autre qui serait ouverte à tout vent. Le discours sanitaire est sous-jacent car l’autre est censé apporter avec lui bien des inconvénients dont on ne veut pas. L’autre est synonyme de danger. Ce peut être pour des raisons de contrebande (motif invoqué par le sultanat de Brunei face à la Malaisie orientale, ou par l’Inde face au Bengladesh), sécuritaires (Chine, Thaïlande, Ouzbékistan, Iran, Maroc) et bien sûr l’immigration (multiples exemples).

Des pays ouverts utilisent largement ces dispositifs : que l’on pense à l’Union Européenne et son dispositif Schengen (avec des zones très équipées, par exemple en Thrace), aux États-Unis (D. Trump a attiré l’attention sur cette barrière qui restait à terminer d’ériger) et bien sûr à Israël, qui a dressé un véritable mur de plusieurs mètres de haut à l’intérieur de son pays pour se séparer des zones officiellement attribuées à l’autorité palestinienne.

La barrière est un moyen de « réduire le risque », notre société contemporaine manifestant une aversion maximale au risque. De ce point de vue, elle obtient l’assentiment de la population qui y voit l’affirmation d’une souveraineté perçue comme menacée. Mais dans un certain nombre de conflits gelés, la barrière peut aussi constituer un signe d’apaisement permettant l’ouverture de négociation. Aussi bien, la barrière n’est pas aussi rigide que certains la présentent souvent. Elle est d’ailleurs efficace à court terme mais elle perd son usage dans le temps. Car l’étanchéité des murs paraît hypothétique notamment sur de longues distances. Élever une barrière ne suffit pas : il faut la surveiller, l’entretenir, être en mesure d’intervenir en cas de problèmes et de repousser « l’autre » qui voudrait passer en force. Autant de moyens humains qui sont indispensables et qui supposent des ressources constantes, rarement allouées dans la durée.

Confinements intérieurs

Dernier exemple de confinement stratégique, celui du confinement intérieur. Il peut affecter une population entière : la pandémie de 2020 nous a montré comment. Plus habituellement, il concerne certains espaces ou certaines catégories de la population.

On peut bien sûr penser aux zones réservées pour des motifs sécuritaires, telles les zones militaires (aux statuts divers, de la simple zone protégée aux zones sous haute surveillance) mais aussi les centrales nucléaires ou autres emprises Seveso. Nous sommes ici à cheval entre des motifs régaliens et des considérations de sécurité publique, sans même parler des clôtures particulières destinées à protéger la propriété privée. Mais au-delà de ces cas courants, il y a des confinements exceptionnels.

Le cas d’Israël construisant un mur intérieur le long de la ligne verte est symptomatique de ce confinement intérieur des espaces. N’oublions pas non plus les dispositifs d’apartheid comme ceux qu’a connu l’Afrique du sud.

Deux autres phénomènes existent, assez proches et admis socialement. D’une part, les zones d’accueil des gens du voyage, disposées partout sur le territoire. Les gens du voyage ont mauvaise réputation, précisément parce qu’ils n’ont pas de domicile fixe. A défaut d’un passeport individuel retraçant leur itinéraire sur le territoire, les autorités ont mis en place des obligations d’accueil géographique aux alentours des agglomérations. Autre phénomène, celui des « parcos », qui désignent en Italie ces regroupements de maisons entourées et gardées pour des raisons de sécurité. Le phénomène se répand notamment aux États-Unis, sous le nom de gated communities (quartier résidentiel fermé). Ces deux exemples retracent les phénomènes observés aux frontières extérieures. Le premier vise à cantonner les extérieurs dans des enceintes réservées (des sortes de frontières intérieures), quand le second vise à se protéger soi-même de l’extérieur en s’isolant. Dans un cas, le confiné est reflué dans l’espace clos, dans l’autre, l’espace clos sert à protéger le confiné.

Ainsi, le confinement constitue une stratégie générale visant à isoler deux populations, l’une « saine », l’autre « dangereuse ». Finalement, il constitue un outil courant permettant de séparer « le même » de « l’autre ». Il s’applique aussi bien aux frontières extérieures, soit qu’il faille empêcher la population de sortir, soit d’empêcher l’étranger d’entrer. Mais le phénomène existe aussi à l’intérieur, avec des sortes de confinements temporaires ou durables, permettant de confiner relativement telle ou telle population.

De ce point de vue, la situation que nous avons connue avec la pandémie et les confinements nationaux mis en place est extraordinaire, au sens premier du mot : En effet, il ne s’agit pas simplement d’empêcher la population de sortir du pays, mais tout simplement de limiter ses déplacements à l’intérieur du pays, à l’encontre d’une liberté de circulation qui apparaissait traditionnellement comme une liberté publique intangible.

Olivier Kempf

La patrie des frères Werner

Voici une BD qui vaut le détour par deux thèmes rarement traités en BD : la RDA (République Démocratique d'Allemagne) d'une part, la géopolitique du football d'autre part.

L'histoire est assez simple : deux frères (le plus vieux à peine adolescent) s'échappent de la chute de Berlin en 1945. Un peu plus tard, ils se font recruter par la STasi, l'agence d'espionnage du nouveau régime communiste est-allemand. Ce sont de bons éléments au point que l'un d'eux est envoyé en "immersion" dans le pays d'en face, la RFA. Il devient membre de l'équipe nationale de football. Son petit frère reste lui au pays et encadre l'équipe nationale de RDA. Mais les deux équipes vont se rencontrer en match de poule dans un affrontement fratricide et hautement politique. Quelles attitudes vont-ils tenir, alors qu'ils ne se sont pas vus depuis dix ans ?

J'ai beaucoup apprécié, le déroulé de l'histoire, qui mêle de façon harmonieuse le débat affectif et politique entre les deux frères mais aussi leurs relations avec leur hiérarchie et surtout, tout l'environnement de l'époque, celui des deux équipes et celui de la société ouest-allemande. C'est parfaitement troussé et on s'interroge jusqu'au bout de ce qui va advenir, aussi bine pour le match de foot que pour le destin de chacun.

Comme tout roman graphique, le dessin est bien fait sans être trop léché, mais pas pour autant négligé. On reconnait notamment très bien les portraits. Pour les amateurs de football, voir Beckenbauer en fayot intransigeant et Paul Breitner en militant gauchiste est un moment succulent (que je ne connaissais pas....

Enfin, cette page d'histoire qui intervient au moment de la détente et juste après l'Ost-Politiik est si rarement traitée en BD qu'elle vaut à elle seule le détour. Dernier point : c'est aussi un voyage à l'intérieur des mécanismes de la Stasi (mais sur ce sujet, il y a plusieurs films qui sont sortis, vous les connaissez sans doute).

Bref, bonne idée de cadeau pour Noël si vous avez un proche amateur de politique et de football... Ou seulement amateur de BD, d'ailleurs;

O. Kempf

Medays 2020

J'ai participé vendredi 1A3 novembre à la table ronde du Medays 2020, organisée sur les réactions à la pandémie, notamment du point de vue numérique.

Vous trouverez un bref compte-rendu de cette table ronde ici.

J'en extrait ceci : Selon Olivier Kempf, directeur de La Vigie, chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique et directeur de la Collection Cyberstratégie chez Economica, la crise sanitaire a contribué au renforcement des inégalités dans l’utilisation des outils numériques et a augmenté le risque de cyberattaques, appelant ainsi à investir beaucoup plus dans ce domaine en vue de garantir la sécurité des systèmes d’information. Il a dans ce sens mis en exergue l’intérêt de l’Afrique et l’Europe à œuvrer ensemble et mobiliser leurs efforts, à travers un partenariat liant les deux continents et visant à tirer profit de cette révolution numérique. M. Kempf a ajouté que ce partenariat permet aux deux parties d’intégrer un marché potentiel de près de 2 milliards de personnes et de pouvoir ainsi concurrencer la Chine et les États-Unis.

OK

UNe autorité scientifique disparue ?

Cela fait des semaines, des mois que je n'ai pas publié : mille excuses. Je dos être mal organisé ou très pris (au choix). Voici donc un texte paru dans un dossier de l'IRIS sur "le virus du faux" (lien ici). J'y publie un texte sur la disparition de l'autorité scientifique, lisible ci-dessous. OK

La crise de la Covid 19 affecte en profondeur l’année 2020. Cependant, si les conséquences géopolitiques sont relatives, si les conséquences économiques sont énormes, la pandémie a accéléré un autre mouvement, plus discret et moins évident : celui de la perte de confiance envers l’autorité scientifique.

Permanences et accélérations

D’une part, les tendances lourdes du monde d’avant ont persisté. Certes, quelques-uns ont saisi des opportunités, comme la Chine qui en a profité pour accélérer sa maîtrise de Hong-Kong ou l’Arabie Séoudite qui a tenté de s’exfiltrer du Yémen. Le bilan médical de la pandémie sera lourd mais sans constituer par lui-même un choc démographique déstabilisant, à l’image de la Grande peste ou des ravages microbiens lors de l’invasion des Conquistadors. En revanche, les conséquences économiques de l’arrêt de la production mondiale pendant deux mois seront très sensibles et nous mettrons deux ou trois ans à les surmonter.

D’autre part et hormis la question économique, la crise a accéléré des phénomènes qui prévalaient. Mentionnons ici la prégnance accélérée des outils numériques, la radicalisation de la crise intérieure américaine ou encore une radicalisation politique de la gauche mondiale au profit d’une lecture systématique de communautés séparées sur la base de la couleur de peau (ne plus dire race), du genre (ne plus dire sexe) ou de la position victimaire.

Débat scientifique

Au chapitre des accélérations, le débat scientifique est arrivé sur la place publique. Il a pris des détours surprenants pour se concentrer sur les questions de médecine. Il est vrai que le confinement nous y forçait, puisque nous avons tous essayé de comprendre ce virus qui suscitait une réaction aussi radicale que la mise à l’abri de populations entières.

Ainsi, les virus ne sont pas des microbes, la transmission de virus d’animaux à l’homme est chose courante, notre patrimoine génétique s’améliore au fur et à mesure des résistances acquises par la rencontre préalable d’autres virus et maladies, etc. Accessoirement, ces virus se répandent plus facilement grâce à la mondialisation puisque celle-ci passe par des échanges beaucoup plus nombreux que par le passé.

Mais ces explications n’ont pas suffi. Il nous a fallu comprendre comment nous en étions arrivés là : passons sur l’impréparation et la faiblesse des moyens (de lits, de respirateurs, de masques, de tests, ces derniers n’étant toujours pas opérés en assez grand nombre) qui ont suscité leur lot de polémiques ; rapidement, la question a tourné autour des moyens de traiter ce virus, aujourd’hui et demain. Les autorités nous ont promu des tests cliniques de traitement qui étaient faits au niveau européen et dont nous devions avoir les premiers résultats en avril. Constatons que les résultats sont décevants, non seulement parce que les solutions n’ont pas été trouvées mais aussi parce que l’ampleur des tests à déçu.

L’affaire de la chloroquine

Alors est intervenu un personnage haut en couleur, le professeur Raoult, initialement présenté comme un des grands spécialistes mondiaux d’infectiologie. Il prônait un traitement précoce à base de chloroquine et expliquait qu’il obtenait de bons résultats. La planète médiatique prit alors feu. Avec son air de Panoramix, on avait l’impression du druide du village gaulois résistant à l’envahisseur, tandis que les élites poussaient des cris d’orfraie face à cet hérétique qui suivait sa propre voie. Dans cette nouvelle bataille d’Hernani, chacun pouvait avoir son avis d’autant plus que le « Conseil scientifique » mis en place par le gouvernement avait des avis qui semblaient évoluer au gré des circonstances.

Un peu plus tard, une étude tout aussi fracassante était publiée par une revue médicale de renom, the Lancet. Elle s’appuyait sur du Big data et concluait à l’ineptie des traitements par chloroquine. Le Conseil sanitaire décidait aussitôt qu’il fallait interdire la chloroquine (médicament utilisé depuis trois quarts de siècle contre le paludisme en Afrique et dont on ne savait pas qu’il présentait jusqu’alors de si grands dangers). Comme dans tout bon vaudeville, une semaine plus tard on apprenait que l’étude avait été « bidonnée », que les statistiques avaient été inventées par une société plus mercantile que médicale : the Lancet retirait la publication et l’OMS son avis contre la chloroquine.

Précisons ici que nous n’avons aucune idée du bien ou du mal-fondé de ce médicament mais qu’il est révélateur de bien des choses.

Autorité scientifique

Allons au fait : ces affaires, aussi bien celle de la pandémie que de la chloroquine, révèlent la fin de l’autorité scientifique. Voilà une nouveauté dont on discernait pourtant les signes mais qui est désormais établie.

Elle n’est pas surprenante tant les « autorités » traditionnelles se sont affaiblies : ce fut le cas des religions (relisez M. Gauchet sur le désenchantement du monde), des idéologies, des syndicats, des partis politiques ; il y eut le déclin de la presse, celui de l’école, celui de l’hôpital. Toutes ces institutions, toutes ces autorités morales se sont peu à peu affaissées. Voici d’ailleurs une des causes de la fin de l’universalisme.

La dernière autorité restait l’autorité scientifique. Les savants, du fait de leurs longues années d’étude, de leur rare prise de parole publique, de leur rigueur, mais aussi du reliquat d’un certain positivisme, hérité d’Auguste Comte, gardaient leur crédit. Nous croyions tous encore un peu au progrès, avec une part de raison.

Le progrès, toujours le progrès

En effet, nous avons évolué à propos du progrès. Nous avons compris que le progrès scientifique n’entraînait pas, contrairement aux illusions des siècles passés, un progrès social. Pour autant, nous savons bien que le progrès scientifique continue (même s’il est de moins en moins compréhensible) et surtout, nous observons dans notre vie quotidienne l’irruption du progrès technologique. Cela passe bien sûr par les technologies numériques (nous ne parlons pas bien sûr de l’ultime version de votre ordiphone qui appartient plus au domaine du marketing que de la technologie) mais pas uniquement : nos avions, nos voitures, nos outils, nos soins se sont améliorés. Nous attribuons ce progrès technologique au progrès scientifique. Et il est vrai que la science continue son œuvre et que la réponse scientifique à la pandémie a été remarquable, puisqu’on a isolé l’ADN du virus en quelques semaines et que les prototypes de vaccin sont testés partout. Jamais dans l’histoire de l’humanité une maladie nouvelle n’aura été traitée aussi rapidement. Et pourtant…

Impatience et défiance

Par impatience, nous comprenons mal que nous n’y soyons pas arrivés plus vite. Rappelons qu’on n’a toujours pas de vaccin contre le Sida, apparu il y a quarante ans, et qu’on traite difficilement cancer et Alzheimer…

Surtout, nous avons une certaine défiance envers l’aristocratie scientifique. Les premiers signes sont anciens : sans même évoquer les platistes (persuadés que la terre est plate), pensez à la controverse sur le changement climatique ou celle des antivax (anti-vaccins). Des parts toujours plus importantes de la population tiennent des discours (et adaptent parfois leurs comportements) sur la base de conceptions scientifiques manifestement erronées. Encore ne s’agit-il là que d’opinions, considérées comme marginales même si elles ont pris de l’ampleur grâce aux réseaux sociaux.

Avec la chloroquine (dans un contexte de confinement) c’est la population entière qui a pris parti, sachant que les démonstrations des uns et des autres ne convainquaient pas. De plus, la parole des « experts », qu’il s’agisse des membres des différents Conseils scientifiques ou académies, laboratoires ou universités, a semblé être altérée par des intérêts externes, politiques ou pécuniers ou tout simplement d’egos. Les déclarations flamboyantes de l’un, condescendantes des autres, ont toutes contribué au malaise.

Au fond, la science bénéficiait encore d’une image de neutralité qui lui donnait son autorité. Personne ne lui reproche son incertitude : car son objet consiste justement à dissiper, lentement et à tâtons mais avec méthode, cette incertitude. Mais on reproche à ceux qui s’en prévalent de ne pas toujours respecter cette neutralité qui fonde le bien commun ; de verser dans l’émotion, d’en faire l’objet de parti, donc de partition, donc de division. Ils ont abimé l’autorité, une des dernières qui nous restait. C’est dommage car le mal fait ne pourra être réparé.

Pour conclure

Ce propos n’est-il pas u peu sévère ? la science ne continue-t-elle pas, vaille que vaille, obtenant des résultats sans cesse plus étonnants ? Si, bien sûr, et l’attribution récente du prix Nobel de chimie à une chercheuse française nous le rappelle, elle qui mit au point la technique du CRISPR/Cas9 qui permet de réaliser du génie génétique. Observons que ce travail scientifique se fait dans l’ombre, entre experts qui ne sont pas contestés. Au fond, l’autorité scientifique pâtit d’être propulsée au-devant de la scène publique, que ce soit par le politique, par les médias, par l’émotion. La science poursuit son chemin, elle ne tolère plus en revanche d’être confrontée au débat public qui tourne souvent à la polémique (car voici au fond un des grands défauts de l’époque : celui de ne plus avoir de débat, mais seulement des polémistes qui ne s’écoutent pas réciproquement).

Pour autant, peut-elle s’en abstraire ? Car des débats récents se font jour qui manquent visiblement de culture scientifique : par exemple celui sur l’alternative des énergies renouvelables par rapport à l’énergie nucléaire, ou la curieuse polémique entourant le déploiement de la 5G qui serait anti-écologique et mauvaise pour la santé -on connut un peu la même chose avec les éoliennes ou les compteurs Linky). La science est donc placée au milieu d’une contradiction : celle de ne pouvoir trop interférer dans le débat public mais de ne pas non plus le négliger complètement…

Le continent de la douceur (A. Bellanger)

Aurélien Bellanger est un auteur contemporain important, d’une veine houellebecquienne mais dont les préoccupations tournent autour de l’information (on se souvient d’un remarquable Théorie de l’information) mais aussi de l’espace et de son ordonnancement politique. On avait ainsi adoré L’aménagement du territoire mais aussi Le grand Paris.

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Son dernier opus prend l’Europe comme sujet avec une excellente métaphore, celle d’un pays qui n’existe pas, la principauté de Karst (ex-Yougoslavie). La principauté vit l’invention des machines horlogères à la complication diabolique et l’utilité inconnue, mais aussi accueillit un mathématicien hors pair, dont le souvenir irrigue le roman qui conte l’histoire de la diaspora karste et de la « résurrection » de la principauté.

C’est follement drôle avec beaucoup de références en tout sens, une moquerie gentille de l’UE (la nouvelle machine karstienne), l’inclusion géographique et historique des deux hémisphères européens, un BHL traité pour ce qu’il est, à savoir un personnage farce de roman. On s’amuse beaucoup en se sentant intelligent et cultivé avec une douce ironie, pour ne pas dire moquerie, envers cette Europe qui se croit si importante alors qu’elle n’est plus qu’un doux souvenir.

Le continent de la douceur Aurélien Bellanger, ici

O. Kempf

Kisanga (E.

Voici un très bon polar qui nous emmène en RD Congo et la région des Grands lacs.

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L’enjeu : à la fois une opération minière qui allie un géant minier français et de nouveaux investisseurs chinois, le tout servant à illusionner des investisseurs anglo-saxons ; et la recherche d’une opération ratée des services français, dix ans auparavant, du côté du Ruanda et de l’est de la RDC, qui mettrait en cause le dirigeant du groupe français.

On le comprend, le tableau peint une âme humaine bien noire même si le héros, improbable, est un des cadres du groupe qui recherche la vérité au mépris de ses intérêts et au péril de sa vie : on le sent embarqué là un peu par hasard, anti-héros logiquement inattendu mais qui apporte le regard frais sans être pourtant candide. Enfin, on sent cette Afrique profonde du côté du Katanga, avec sa vitalité, ses profondes injustices et ses richesses gâchées.

Kisanga Emmanuel Grand, Livre de poche, 2019. Ici

O. Kempf

Mondes en guerre (Dir. Hervé Drévillon)

Cette somme en quatre volumes (deux parus cette année) réunit, sous la direction d’Hervé Drévillon, les analyses des historiens sur la guerre à leur époque de prédilection.

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Le premier tome est consacré à la période vaquant de la Préhistoire au Moyen-Âge, le second volume à l’époque moderne (jusque 1870). Ces ouvrages sont non seulement bien écrits, ils sont également remarquablement illustrés grâce à une iconographie soigneusement choisie. On attend avec impatience le troisième tome (1870-1945) et le quatrième (de 1945 à nos jours). Un fonds de bibliothèque stratégique.

 

Mondes en guerre (2 tomes sur 4) Dir H. Drévillon, Passés composés, 2019. ici.

O. Kempf

Histoire de l'Atlantique (Paul Butel)

Les ouvrages d’histoire se divisent souvent en des genres bien convenus : biographies, période chronologique, histoire transversale et histoire d’un lieu. Il s’agit souvent de pays ou de villes, plus rarement d’ensembles géographiques (montagnes, mers).

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Cette histoire de l’Atlantique appartient à cette dernière catégorie et a été écrite par un spécialiste des Antilles, Paul Butel. Il est particulièrement à l’aise avec la période du XVIIe au XIXe siècle, qui vit l’essentiel des trafics et migrations transatlantiques et pour laquelle les données sont plus nombreuses.

Est-ce sa perception ou la réalité ? on a l’impression, à le lire, que l’essentiel se fit dans l’Atlantique nord car il y a très peu de relation de ce qui se fît au sud. Il reste qu’on découvre l’importance précoce de Liverpool dans le commerce océanique, le rôle esclavagiste des colonies américaines, la part relative de ce commerce négrier dans l’enrichissement français, l’effacement précoce de l’Espagne, les tentatives de la France qui manquèrent de continuité et l’arrivée, à la fin du XIXe siècle, de la puissance allemande.

Histoire de l’Atlantique Paul Butel, Perrin Tempus, 2012. Ici

O. Kempf

Sept jours avant la nuit (G.-P. Goldstein)

Les bons romans de géopolitiques sont rarissimes. Celui-ci en est un, à l’évidence, qui prend la suite d’un déjà remarqué Babel minute zéro.

http://www.gallimard.fr/var/storage/images/product/865/product_9782072840937_195x320.jpg

Julia O Brien, agente de la CIA, est libérée des geôles russes pour être immédiatement replongée dans une aventure extrême : Un groupe d’extrémistes hindous a réussi à fabriquer des bombes nucléaires et après un premier attentat, annonce en avoir placé une ou plusieurs autres. Le roman n’est pas la simple course au temps, d’usage dans ce genre d’ouvrages, car il témoigne de vraies connaissances des situations géopolitiques locales (en Inde ou en Arabie Séoudite) mais aussi des véritables interrogations liées à la prise de décision d’un homme d’Etat face à la crise.

En cela, il ne s’agit pas seulement de tourner les pages compulsivement (c’est un très bon roman), mais aussi d’en profiter pour comprendre et s’interroger.

Sept jours avant la nuit, G.-P. Goldstein, Folio Gallimard, 2017. ici.

La bombe

Mieux qu’une bande dessinée, ce long album de 500 pages raconte l’histoire de l’invention de la première bombe atomique et de son premier lancement opérationnel sur Hiroshima.

Tout commence en 1933, lorsqu’un physicien hongrois, Leo Szilard, décide de quitter son université à Berlin, devant l’arrivée de Hitler au pouvoir, pour rejoindre les États-Unis. Là commencent les premières recherches puis, à partir de l’entrée en guerre, le lancement du projet Manhattan.

On croise Fermi, Heisenberg, le général Grooves et tous les autres qui ont participé, d’une façon ou d’une autre, à cette histoire. Nous connaissions leurs noms sans savoir exactement qui avait fait quoi.

Cet album de référence, mieux peut-être qu’un essai, nous donne à comprendre ce qui s’est passé, grâce à une documentation impeccable et un dessin (N&B) éblouissant.

La Bombe, par Alcante, Bollée et D. Rodier, Glénat. Ici.

O. Kempf

Introduction à la sécurité internationale

Ci-joint une fiche de lecture, parue en mars dans la RDN (lien ici), sur un manuel concis et précis. Excellent comme introduction au sujet.

https://www.defnat.com/images/articles/828%20(mars%202020)/Deschaux.jpg

Les manuels de relations internationales ont tendance à se ressembler. Aussi faut-il signaler ce petit ouvrage qui se distingue par une approche plus tournée vers les questions de sécurité, sans verser pour autant dans les études de paix. Autrement dit, un heureux équilibre. L’auteur enseigne à l’université de Grenoble depuis plusieurs années et l’on sent, à la lecture, non seulement une connaissance approfondie des auteurs et thématiques de référence, mais aussi le frottement des théories avec les interrogations des étudiants. Ainsi, le livre ne se cantonne pas à réciter les grandes théories et citer les grands auteurs, il s’intéresse au fait de la guerre contemporaine et s’interroge avec lucidité sur « les guerres du XXIe siècle », comme l’auteure le signale dès l’introduction. Le lecteur sent alors qu’il ne s’agit pas de réciter des certitudes, mais de réfléchir face à un phénomène très changeant, dont les règles ont profondément muté et qui laisse aussi les praticiens dans l’expectative.

L’ouvrage est divisé en trois parties. La première reprend les approches théoriques de la sécurité internationale, décrivant les écoles réaliste, libérale et constructiviste en soixante-dix pages : c’est assez précis pour bien comprendre les grands débats et les principaux courants, sans aller trop loin dans les subtilités théoriques ; il s’agit bien d’un ouvrage d’initiation, à jour des références théoriques sur le sujet. La deuxième partie évoque les principaux acteurs de la sécurité internationale : l’État, qui demeure un « acteur clef » ; les organisations internationales de sécurité collective ; les acteurs régionaux et enfin un chapitre qui décrit « deux acteurs non étatiques, les sociétés militaires privées (SMP) et les ONG ». Remarquons ici que cette évocation des SMP constitue une heureuse surprise, tant elle est rarement évoquée. La troisième partie traite des grands enjeux de la sécurité internationale contemporaine (ce dernier adjectif est important) : un chapitre sur les guerres asymétriques et les nouveaux conflits armés, un autre sur le terrorisme, un dernier sur la cybersécurité internationale.

Le lecteur observera qu’il n’est pas fait mention de la dissuasion nucléaire ni de contrôle d’armement ni de lutte contre la prolifération, par exemple : autant de thèmes qui pourraient faire logiquement partie du sujet. Mais l’auteure a fait des choix : celui de la lisibilité (l’ouvrage fait 250 pages, il constitue bien un petit manuel d’initiation) ; celui surtout du centrage sur la conflictualité contemporaine telle qu’elle se déploie activement ; autrement dit, la guerre (ou le conflit) d’aujourd’hui, et non pas tout le champ de la guerre, y compris celui de l’interdiction de la guerre. Le livre a donc les qualités de ses défauts : il est bref et se concentre pour cela sur un certain nombre de thèmes. Mais du coup, c’est un texte original, qui se distingue des autres et constitue une excellente façon de s’initier au sujet. 

O. kempf

Robot, Combat urbain et éthique

Juste pour signaler un article que j'ai publié il y a quelques mois, dans le numéro de mars de la RDN. (lien vers l'article)

Résumé :

Le combat urbain de demain va obliger à l’emploi accru de robots terrestres. Ceux-ci permettront d’élargir le champ des possibles, tout en préservant la vie des soldats. Les règles d’engagements de ces nouveaux moyens devront s’inscrire dans une réflexion éthique déjà bien avancée.

O. Kempf

 

L'échec de la pensée technocratique

Un correspondant m'envoie un texte avec une explication complotiste du confinement. Pas beaucoup d'intérêt, nous sommes d'accord. Mais elle révèle beaucoup de choses, notamment sur notre rapport collectif au discours technocratique venu du haut. Constatons que la gestion de la pandémie, particulièrement en France, démontre de façon sidérante l'inefficacité de l’État (attention, en disant cela, je ne prononce pas l'habituel discours libéral voire libertarien). Il s'agit d'autre chose qui a à voir avec le modèle technocratique.

Source

Le confinement est une mesure irrationnelle prise parce que subitement, la mort est revenue dans nos sociétés. Plus exactement, elle est devenue visible, d'autant que l'hyper médiatisation et les réseaux sociaux ont accentué ce phénomène. Observez cette omnipotence du sujet dans les médias, avec un effet cumulatif. On en parle donc on le craint, on le craint donc on en parle.

Par conséquent la réaction des autorités a été totalement démesurée. On est à 185.000 morts mondiaux, alors qu'une population vaccinée contre la grippe (paraît-il) admet 300.000 morts par an.

Au fond, plutôt que de croire à un complot (sorte d'hyper rationalité), je crois surtout à l’impéritie et à la faillite de la technocratie.

La technocratie est une technique du XXe siècle, (elle est à la base du projet de l'UE, d'ailleurs). Elle suppose que tout est une affaire d'équation et que des experts vont pouvoir la résoudre. Or, aujourd'hui, on constate deux choses :

1/ Le flux d'information fait qu'on ne peut les entrer dans des équations (malgré les illusions du Big Data et de l'IA, autre sujet qu'il faudrait que je développe, ce qui ne signifie pas que les Big Data ou l'IA sont inutiles : mais la pensée magique à leur sujet est typique d'une erreur de pensée).

2/ La parole scientifique démontre toutes ses limites : cf. ce pseudo conseil scientifique dont les opinions varient au fil du temps et des pressions du pouvoir, cf. les polémiques sur le Dr Raoult. On nous promet un vaccin dans 12 mois sachant qu'on n'a pas de vaccin absolu contre la grippe que l'on connaît depuis des siècles, ni contre le Sida apparu en 1983... Imposture. Qui alimente en retour la défiance envers le discours "venu du haut" et donc les explications complotistes, telle celle que je signalai en début de billet.

Or, en se concentrant sur les personnes à risque (plus de 65 ans et comorbidité) on réussirait à contenir aussi bien le virus sans avoir provoqué le foutoir de ce confinement. Mais voilà, nous avons réagi par émotion... Une émotion technocratique !

Olivier Kempf

Quelles postures des services Cyber israéliens dans la lutte contre le COVID-19 ?

''Je suis heureux de publier un texte d'un jeune directeur pays au sein d'une grande société de Défense européenne et officier de réserve au sein des Armées, Romain Queïnnec. Mille mercis à lui. O. Kempf

Le directeur général de l'INCD (comparable à l'ANSSI en France) - Igal Unna - a passé en revue la posture Cyber d'Israël dans le contexte de la crise du COVID-19, à l'occasion du CyberTechLive d'avril 2020

La crise sanitaire mondiale et la course au vaccin que nous vivons actuellement fait naître une crise Cyber aux multiples facettes. D'une part, le contexte est particulièrement favorable aux agresseurs : explosion et déploiement anarchique du télétravail, sécurité affaiblie par la gestion à distance/délais de réactions/procédures non-maîtrisées, utilisateurs stressés moins vigilants, etc. Et, d'autre part, les mobiles d'agressions, quant à eux, sont nombreux et variés : rançons, hacktivisme, espionnage économique, pré-positionnement de dispositifs pour actions ultérieurs, etc.

L'INCD distingue 4 profils rencontrés par leurs équipes lors de la gestion de cette crise Cyber :

  • Cybercriminalité : profiter de la tension liée à la crise sanitaire pour obtenir des rançons.
  • Scriptkiddies et étudiants : "joue" au hacking ou passe-temps pour s'occuper en confinement.
  • Hacktivistes : activités de militantisme politique, religieux, etc.
  • Etatique (direct ou indirect) : espionnage économique, pré-positionnement de dispositifs.

Les 7 missions de l'INCD durant la crise du COVID-19

Bien que déjà en posture d'alerte dans le contexte des élections israéliennes, l'INCD a cependant orienté spécifiquement une partie de ces missions dans le cadre de la crise sanitaire actuelle. Cette posture est doublement renforcée par la célébration par les juifs israéliens de "Pessah" début avril, période habituelle d'attaques Cyber importantes pour ce pays.

Les 7 missions principales que l'INCD a identifiées sont les suivantes :
  • Cybersécurité et continuité d'activité complète du secteur Santé.
  • Cybersécurité des chaînes d'approvisionnements maritimes et aériennes.
  • Cybersécurité des accès à distance aux services "e-Gov".
  • Un accès fluide et continu à Internet malgré le télétravail de masse et l'explosion de la consommation des loisirs numérique durant le confinement.
  • Cybersécurité de la production et de la distribution alimentaire et médical.
  • Assurer une industrie Cyber parfaitement opérationnelle pour soutenir les secteurs publics et privés.
  • Cybersécurité de la R&D autour de l'étude de solutions contre le COVID19 (vaccins et solutions technologiques). Autrement dit, protection contre l'espionnage (y compris économique) des éventuelles découvertes israéliennes.
Les mesures prises par l'autorité Cyber Israélienne

L'INCD a mis en place 8 mesures cyber :

  • Mise en place d'un "Command & Control" dédié à la crise COVID-19 en partenariat avec les "agences habituelles".
  • Alertes et conduites à tenir Cyber publiées sur les sites gouvernementaux (ex: collaboration sur Zoom, télétravail, Vishing et Phising, etc). L'INCD a publié 17 alertes et conseils de conduite à tenir depuis le début de la crise.
  • Conseil et audit de l'application de backtracking "Hamagen" (c.a.d "le bouclier") à destination de la population locale.
  • Coopération internationale : webinar thématique (50 pays, 220 participants, 4 sessions).
  • Mise en place d'un market-place rassemblant environ une centaine de produits/services/solutions Cyber israéliens.
  • La hotline "119" pour signaler les incidents Cyber.
  • Sécurisation des laboratoires liés aux tests ou recherche du coronavirus. Actuellement, 29 laboratoires ont reçu l'aide de l'INCD.
  • Renfort des services et audits ciblés : 136 nouvelles institutions inscrites sur l'outil de scan et d'analyses des risques cyber, 52 organisations passées en niveau "infrastructure critique" (équivalent en France des OIV), 4 audits conjoints menés avec d'autres services, 7 opérations de réponses à incidents menés par les équipes de l'INCD.
Anticipation - Quelles leçons pour demain ?

L'ANSSI israélienne déclare également travailler sur le "day after" et a identifié 6 leçons qui peuvent déjà être retenues de l'expérience de la crise Cyber en cours :

  • Augmenter la capacité de fonctionnement à distance : télétravail, télémedecine, e-learning, service e-gov.
  • Déploiement de la 5G et du cloud pour faire face à la tension sur les infrastructures de télécommunication.
  • Un engagement et une sensibilisation plus large sur la Cyber en cas de crise.
  • Réouverture des discussions concernant la vie privée VS le bien public : géolocalisation, medical, données.
  • Redéfinition de la Cybersécurité comme fournisseur de services critiques.
  • Maitriser des TTP (Tactique, Technique et Procédure) en cas de fonctionnement massif des organisations à distance.
COVID-19 - Opportunité pour notre souveraineté Cyber ?

La posture Cyber israélienne menée par l'INCD est irriguée par la tradition du pays à naviguer entre la gestion de crise et le "day-after", c'est à dire entre l'innovation de contrainte et l'innovation d'anticipation. Bien que temporellement situé au coeur de la crise, il y a un vrai challenge stratégique dans cette innovation d'anticipation, en ce qu'elle est une opportunité de prise de leadership pour demain. Le "chaos fertile" de Sun Tzu.

Pour renforcer et conclure mon propos, je ne peux pas m'empêcher de vous partager cette citation de Mike Rogers (ancien directeur de la NSA américaine) qui répondait à Nadav Zafrir (ancien général de l'unité 8200 - Renseignement militaire Israélien), tous deux participants au CyberTechLive, et liés par leurs activités au sein du think-tank Cyber Team8.

Nadav Zafrir de demander "Les gens sont en train de perdre leurs jobs, comment pouvons-nous penser au futur ?"

Et Mike Rogers de répondre : "Conduisez le changement, ne le subissez pas ! Conduire le changement, c'est sécuriser son futur. Tirez avantage de cette crise et saisissez l'opportunité de créer un monde meilleur".

Meilleur pour qui ?

Conclusion

Au-delà de la pensée "américaine" de Mike Rogers, pour laquelle je laisse chacun avoir son avis, je me demande si effectivement en France et en Europe nous ne sommes pas dans un effet tunnel de gestion de la crise. Mobilisé (à juste titre) sur la continuité d'activité, ne manquons-nous pas des opportunités de conduire activement le changement à court terme ("prendre la main"), et donc des opportunités de prise de leadership à moyen-long terme face à nos challengers stratégiques Cyber ? La crise du COVID-19 n'est-elle pas une opportunité pour le déploiement offensif d'une souveraineté Cyber pour la France et l'Europe ?

Romain QUEINNEC

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Merci à Bernard Barbier, Jean-Noël de Galzain et Julien Provenzano pour leurs relectures et conseils.

La crise accélérateur de l'histoire

La crise est un accélérateur de l'histoire : en fait, elle ne sera probablement pas un point tournant (signifiant une réorientation des choses, d'un point de vue géopolitique du moins) mais un point d'inflexion. Reste alors à discerner quelles sont les tendances géopolitiques qui vont être accélérées.

source

J'en vois plusieurs que je teste avec vous :

- la poursuite de la relativité américaine ou plus exactement : de la sortie de la centralité américaine. L'Amérique restera évidemment une grande puissance, mais de plus en plus relative et donc, reléguée au milieu de ses deux océans. Je ne mentionne pas ici l'hypothèse d'un éclatement américain, qui demeure possible .

- je ne suis pas convaincu de la poursuite de la montée chinoise. Le régime était déjà dans de grandes difficultés, car son modèle économique arrivait à bout de souffle. La crise accélère cette contradiction interne, d'autant qu'à l'extérieur, on va assister à un nouveau regard. De même que les Européens ont découvert l'Amérique de Trump avec un nouveau regard, de même nous allons regarder la Chine de Xi avec un nouveau regard, celui d'une puissance dont nous sommes trop dépendants et qui surtout nous a beaucoup menti.

- sans revenir à la notion de multipolaire, les circonstances permettent un champ des possibles plus ouvert pour l'Europe, pourvu que les Européens cessent de se considérer comme à la traîne, ici des Américains, là des Européens. En fait, il nous faut nous sortir de notre repentance collective, de notre regret d'avoir dominé le monde, de nos complexes. Vous aurez compris que quand je parle de l'Europe, je ne parle pas de l'UE. Cela signifie que les conditions sont possibles pour une nouvelle relation avec la Russie à l'Est et l'Afrique au sud.

O. Kempf

Introduction à la sécurité internationale (D. Deschaux-Dutard)

Les manuels de relations internationales ont tendance à se ressembler. Aussi faut-il signaler ce petit ouvrage qui se distingue par une approche plus tournée vers les questions de sécurité, sans verser pour autant dans les études de paix. Autrement dit, un heureux équilibre.

L’auteur enseigne à l’université de Grenoble depuis plusieurs années et l’on sent, à la lecture, non seulement une connaissance approfondie des auteurs et thématiques de référence, mais aussi le frottement des théories avec les interrogations des étudiants. Ainsi, le livre ne se cantonne pas à réciter les grandes théories et citer les grands auteurs, il s’intéresse au fait de la guerre contemporaine et s’interroge avec lucidité sur « les guerres du XXIe siècle », comme l’auteur le signale dès l’introduction. Le lecteur sent alors qu’il ne s’agit pas de réciter des certitudes mais de réfléchir face à un phénomène très changeant, dont les règles ont profondément muté et qui laisse aussi les praticiens dans l’expectative.

L’ouvrage est divisé en trois parties. La première reprend les approches théoriques de la sécurité internationale, décrivant les écoles réalistes, libérale et constructiviste en soixante-dix pages : c’est assez précis pour bien comprendre les grands débats et les principaux courants, sans aller trop loin dans les subtilités théoriques : il s’agit bien d’un ouvrage d’initiation, à jour des références théoriques sur le sujet. La deuxième partie évoque les principaux acteurs de la sécurité internationale : L’État, qui demeure un « acteur clef » ; les organisations internationales de sécurité collective ; les acteurs régionaux et enfin un chapitre qui décrit « deux acteurs non-étatiques : les sociétés militaires privées et les ONG ». Remarquons ici que cette évocation des SMP constitue une heureuse surprise, tant elle est rarement évoquée. La troisième partie traite des grands enjeux de la sécurité internationale contemporaine (ce dernier adjectif est important) : un chapitre sur les guerres asymétriques et les nouveaux conflits armés, un autre sur le terrorisme, un dernier sur la cybersécurité internationale.

Le lecteur observera qu’il n’est pas fait mention de la dissuasion nucléaire, ni de contrôle d’armement, ni de lutte contre la prolifération, par exemple : autant de thèmes qui pourraient faire logiquement partie du sujet. Mais l’auteur a fait des choix : celui de la lisibilité (l’ouvrage fait 250 p., il constitue bien un petit manuel d’initiation) ; celui surtout du centrage sur la conflictualité contemporaine telle qu’elle se déploie activement : autrement dit, la guerre (ou le conflit) d’aujourd’hui, et non pas tout le champ de la guerre, y compris celui de l’interdiction de la guerre. Le livre a donc les qualités de ses défauts : il est bref et se concentre pour cela sur un certain nombre de thèmes. Mais du coup, c’est un texte original, qui se distingue des autres et constitue une excellente façon de s’initier au sujet.

Introduction à la sécurité internationale D. Deschaux-Dutard, PUG, 2019

Olivier Kempf

Cloud Act, GPDR: International Insights on Privacy and Data Management

J'aurais le plaisir d'être le "Discutant" à cette conférence de la FRS (vous ai-je dit que j'y étais chercheur associé ?) qui se teindra le 24 janveir prochain. Détails ci-dessous.

La Fondation pour la recherche stratégique, en partenariat avec l'ambassade des Etats-Unis à Paris, a le plaisir de vous inviter à la conférence : Cloud Act, GPDR: International Insights on Privacy and Data Management, qui se tiendra le vendredi 24 janvier 2020, de 17h30 à 19h00, dans les locaux de la FRS (4 bis rue des Pâtures - 75016 Paris).

Le professeur Peter Swire du Georgia Institute of Technology y présentera ses travaux sur les politiques et législations sur la vie privée en ligne.

Le Pr. Swire, ancien conseiller des présidents Clinton et Obama sur les enjeux liés à la gestion des données privées et la sécurité nationale, exposera la vision américaine de ces problématiques avant que la discussion ne s'ouvre sur la comparaison avec les orientations européennes et françaises en la matière.

Le général de Brigade (2S) Olivier Kempf, chercheur associé à la FRS, sera le discutant.



Les débats seront animés par Nicolas Mazzucchi, chargé de recherche à la FRS.



La langue de travail sera l’anglais, et la séance se déroulera selon la règle de Chatham House.

Inscription auprès de la FRS (places limitées)

Site de la conférence :

Olivier Kempf

Mad Maps

Le temps de Noël arrive, vous n'avez pas encore fait vos cadeaux, vous ne savez pas quoi demander (peu crédible) ou offrir à un de vos proches qui lui est fana géopolitique - géographie - cartographie (barrer la mention inutile). Voici ce qu'il vous faut : Mad Maps, sorti à la rentrée mais qui est particulièrement pertinent en ces temps de rêve (non, je n’ai pas dit grève ni trêve).

Voici donc un atlas qui propose de nouvelles "représentations du monde" ; exercice typiquement géopolitique. J'y apprends par exemple que le mot "statistiques" vient de l'anglais "state" : pas de cartographie sérieuse sans bonnes données dessous, c'est ce que j'avais appris en travaillant avec un cartographe sur un de mes bouquins. Du coup, voici par exemple une carte qui donne les taux de natalité en effaçant les frontières (p. 73).

Si les anamorphoses sont désormais choses assez courantes, superposer la France géographique, la France routière et la France ferroviaire présente un intérêt certain (p. 64).

Plus original : écrire sur la carte au moyen de ses traces GPS, c'est désormais possible sur OpenstreetMap (p. 83). On s'interrogera aussi sur les jeux de couleurs de nos cartes : rouge ? jaune ? (PP. 90 à 93), ou on s'amusera de la forme de la prochaine Pangée, dans 250 millions d'années (p. 120).

Vous l'avez compris : cet ouvrage est fait pour surprendre à coups de cartes, donc à interroger, donc à rendre plus intelligent grâce au décalage volontairement recherché avec le sérieux de la discipline. Mais ce n'est pas parce qu'on sourit souvent que cela n'est pas sérieux.

Voici au fond un atlas déclencheur d'interrogations, incitant à aller plus loin. Bref, idéal pour Noël et votre proche sera ravi de la bonne idée que vous avez eue.

Mad Maps, par Nicolas Lambert et Christine Zanin, Armand Colin, 2019, 19,9 euros.

"L'Otan n'échappera pas à une profonde remise en question"

J'ai donné un entretien à Charles Hequet, pour l'Express, à la suite du sommet de Londres. Il est accessible ici. Vous avez également le texte complet ci-dessous.

Le sommet de l'Otan s'est achevé le 4 décembre. Pour Olivier Kempf, chercheur et spécialiste de l'Otan, l'organisation doit s'interroger sur sa raison d'être.

De ce 70e anniversaire de l'organisation du traité de l'Atlantique nord (Otan), on retiendra surtout la passe d'armes entre Emmanuel Macron et Donald Trump ou les provocations du président turc Recep Tayyip Erdogan. Mais l'essentiel n'est pas là. Surmontant leurs différends, les 29 pays membres se sont mis d'accord sur une déclaration commune, mardi 3 décembre à Londres, Les apparences sont sauves. Toutefois, des lignes de fracture sont apparues au sein de l'institution. Elles traduisent des divergences profondes, voire existentielles.

À quoi doit servir l'Otan? Qui sont ses ennemis? Que faire lorsque l'un de ses membres - la Turquie - agit à l'encontre des intérêts communs? Pour surmonter cette crise, l'Otan doit se remettre en cause. Revoir ses processus de décision, sa gouvernance, et s'interroger sur sa raison d'être. Général (2S), directeur du cabinet de stratégie La Vigie et auteur de L'Otan au XXIe siècle" (éd. du Rocher), Olivier Kempf nous livre son analyse post-conférence.

1/ Le 70ème sommet de l’Otan vient de s’achever. Quels enseignements peut-on en tirer ?

La déclaration finale, publiée hier après-midi, est remarquable par sa brièveté (9 points au lieu de 79 au sommet de Bruxelles, en 2018). Elle se concentre en effet sur l’essentiel : la réaffirmation de l’Alliance atlantique et, surtout, de l’article 5, qui engage les membres de l’Otan à porter secours à l’un d’entre eux qui serait agressé. C’est un point très important, après les réactions dubitatives de Donald Trump, qui avait affirmé en 2016 que l’Otan était « obsolète » ou, le mois dernier, d’Emmanuel Macron, qui avait déclaré dans le magazine The Economist que l’Alliance était en état de « mort cérébrale ».

Notons également qu’un paragraphe important est consacré au chapitre nucléaire. Il rappelle que « aussi longtemps qu'il y aura des armes nucléaires, l’OTAN restera une alliance nucléaire ». Ce point méritait d’être souligné, après le retrait américain du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) et dans le contexte de prolifération nucléaire que nous connaissons aujourd’hui.

On note également un paragraphe sur la question des budgets, ce qui satisfait le président américain.

2/ Le cas de la Turquie, pays-membre de l’Otan depuis 1952, qui achète un système de défense anti-aérienne à Moscou et s’attaque aux Kurdes en Syrie, en totale contradiction avec les intérêts de ses « alliés » occidentaux, n’est pas mentionné…

Non, car il s‘agissait de manifester l’unité. Le communiqué recense plusieurs sujets d’intérêt stratégique - espace, cyberattaques, 5G, puis « les actions agressives de la Russie », ce qui répond aux attentes des alliés de l’Est. Mais plus loin, il évoque « la perspective d’établir une relation constructive avec la Russie », ce qui répond aux attentes de la France ou de l’Italie.

3/ Il n’y a pas d’allusion, non plus, aux profonds désaccords apparus lors de la passe d’armes entre Emmanuel Macron et Donald Trump…

Le président américain est arrivé à Londres avec une seule préoccupation : sa politique intérieure. Il a voulu tirer parti de ce sommet pour montrer aux électeurs américains qu’il est un leader responsable, capable d’assurer un leadership vis-à-vis des autres dirigeants occidentaux. Une question demeure : s’agit-il d’une posture de circonstance ou d’une position durable ?

Le président français a, quant à lui, posé des questions de fond, notamment sur la définition du terrorisme. Ainsi, le communiqué évoque « le terrorisme sous toutes ses formes et dans toutes ses manifestations », ce qui répond aux préoccupations de la France sans répondre précisément à la demande turque de considérer les rebelles kurdes comme terroristes. Il faut bien faire la distinction entre l’entente de façade et les questions structurelles qui n’ont pas du tout été résolues.

Notons à cet égard que les alliés ont demandé au secrétaire général de l’Otan, Jens Stoltenberg, de plancher sur « un processus de réflexion prospective visant à renforcer encore la dimension politique de l’OTAN pour la prochaine réunion ministérielle, qui aura lieu dans quelques mois. On ne pourra échapper à ce travail en profondeur. C’est clairement dire que la question posée par le président Macron est pertinente.

4/ L’Otan peut-il survivre à un second mandat de Donald Trump ?

C’est une excellente question. Même s’il s’est érigé en défenseur de l’Alliance atlantique à Londres, rien ne garantit qu’il tiendra ce cap sur le long terme, surtout lorsque l’on sait ce qu’il pense, à titre personnel, des grands accords multilatéraux. Peut-être, lors d’un second mandat, se sentirait-il suffisamment fort pour rompre définitivement les amarres avec l’Otan.

5/ Pour la première fois, la Chine est évoquée. L’Empire du Milieu a-t-il été identifié comme le prochain ennemi de l’Occident ?

Non, puisque le texte évoque « ’influence croissante et les politiques internationales de la Chine présentent à la fois des opportunités et des défis », ce qui est une première mention de ce pays dans un communiqué : cela répond là encore au souci des Américains, sans pour autant décrire la Chine comme une menace. Cette position équilibrée permet d’aborder le nouveau rôle chinois, sans insulter l’avenir.

O. Kempf

Puisqu'il faut des hommes

Alors que se profilent les fêtes de Noël et leurs cadeaux associés, égéa peut aussi contribuer à vous donner des idées de cadeaux à offrir ou à demander. Sans surprise, nous pensons à des livres ou des BD. Celle de ce jour vaut particulièrement le détour, tant elle traite avec grande délicatesse deux sujets difficiles, ceux de la guerre d'Algérie et des TPST (Troubles de stress post-traumatique).

L'histoire est celle d'un jeune homme, rentrant dans son village du Massif central et étant mal accueilli par sa famille, des paysans d'une ferme écartée : en effet, Joseph encourt deux reproches : celui d’avoir laissé son frère qui a subi un grave accident et se retrouve en fauteuil roulant ; et celui d'avoir été planqué dans un bureau pendant son passage sous les drapeaux.

La BD montre le décalage entre l'ancien combattant et ceux qui sont restés au pays, mais aussi entre ce qu'il peut en dire et ce qu'il pense au fond de lui-même, sans même parler des images cruelles qui lui reviennent souvent à l'esprit. Comme l'on peut s'en douter, les choses sont plus compliquées mais il ne faut pas gâcher la fin.

Nous avons apprécié le dessin, au découpage classique, ne cherchant pas le réalisme forcené sans pour autant verser dans une abstraction trop stylée : un dessin simple, qui s'accorde pleinement avec l'ambiance terreuse et de terroir. Quant au scénario, nous avons particulièrement apprécié son traitement délicat qui montre à la fois les rudesses de tempérament mais aussi la noblesse de certains caractères.

La guerre d'Algérie sert de toile de fond de la BD (nous sommes en 1961) et elle est traitée non pas sous l'angle idéologique habituel, mais comme une guerre où des ennemis s’affrontent, dans des circonstances difficiles avec, comme toujours, les drames qui l'accompagnent. Quant aux TPST, ils constituent un arrière-plan central, justifiant le mutisme de Joseph qui ne parle pas de ce qu'il a vu. Si les engagements opérationnels contemporains ont rendu plus connus ces troubles, constatons qu'ils sont communs à toutes les guerres. Et si les soldats qui rentrent ne parlent pas de ce qu'ils ont vécu, ce n'est pas forcément qu'ils sont des planqués, ou des tortionnaires...

Puisqu'il faut des hommes, par Pelaez et L. Pinel, Grand Angle

O. Kempf

Quel avenir pour l'OTAN ?

J'ai donné un entretien l'autre jour à radio Vatican, à la suite du sommet de l'OTAN. Vous pouvez l'écouter :

ici

O. Kempf

20 ans après la campagne aérienne au Kosovo

J'aurai l'honneur d'intervenir au colloque "20 ans après la campagne aérienne au Kosovo" qui se tiendra le 18 novembre prochain à l'Assemblée Nationale, et qui est organisé par l'armée de l'air, la marine nationale et le service historique de la défense. J'évoquerai notamment la question de la cohésion politique de l’Alliance, mise à l'épreuve pendant les opérations. Détails et inscription ci-dessous.

Du 23 mars au 10 juin 1999, les forces de l’Alliance atlantique mènent une campagne aérienne baptisée Allied Force contre les unités militaires et les infrastructures économiques et stratégiques de la Serbie. Leur objectif est de contraindre le gouvernement serbe à négocier sur la place du Kosovo au sein de la république fédérale de Yougoslavie. Après 78 jours et plus de 37 000 sorties aériennes dont 9 500 missions de frappe, le gouvernement serbe accepte les conditions de l’Alliance et le Conseil de sécurité de l’ONU adopte la résolution 1 244 qui organise le retrait des troupes serbes de la province du Kosovo et le déploiement d’une force internationale de sécurité.

La France a pris une part très active à la campagne aérienne de l’OTAN, engageant plusieurs dizaines d’appareils de l’armée de l’air et de l’aéronavale. Cet engagement marque une étape décisive dans l’histoire des opérations militaires et plus particulièrement de la coercition aérienne. En effet, Allied Force s’inscrit dans la continuité de la guerre du Golfe en 1991 et forme avec elle deux des principales opérations marquant cette décennie où la toute puissance aérienne apparaît, selon l’expression de Churchill, comme une forme de puissance militaire supérieure aux autres.

Organisée par l’armée de l’air avec la marine et le Service historique de la Défense, cette manifestation a pour objet de revenir avec les principaux acteurs politiques, diplomatiques et militaires français de l’époque sur cet engagement opérationnel afin de déterminer quelles ont été les modalités, les contraintes et la valeur de l’engagement français dans cette campagne aérienne.

Programme

Lien vers la présentation du colloque sur le site du SHD

Une pièce d’identité vous sera demandée à l’entrée. Inscription obligatoire avant le 13 novembre 2019 sur l’adresse mail cerpa.contact.fct@intradef.gouv.fr en précisant vos civilité, nom, prénom, date et lieu de naissance.

Salle Victor Hugo Immeuble Chaban-Delmas 101, rue de l’Université – 75007 Paris Métro : Assemblée Nationale (ligne 12); Invalides (ligne 8, 13) RER C : Invalides Bus : 24, 73, 84, 63, 69, 83, 93, 94

Cyber et drones (P. Etcheverry)

Ce livre paru il y a un an n’a pas reçu l’écho qu’il mérite. Il s’inscrit dans ce champ classique de l’art de la guerre qui consiste à analyser le recours à la technique, source de révolution, de rupture et de bouleversement stratégiques.

Après l’arme atomique dont on avait pensé que l’usage interdirait la guerre, ce qui ne fut pas, car la guerre entre sociétés semblables et « du fort au fort » fut remplacée durant les décennies de la guerre froide par des guerres périphériques, révolutionnaires, de décolonisation, où chacun des leaders de chaque camp, détenteur de l’arme ultime, s’ingérait. L’URSS abattue, on pensa alors « tirer les dividendes de la paix » puisque les États-Unis, vainqueurs du duel, se retrouvaient sans ennemi de leur niveau. C’était même la fin de l’histoire1 par la victoire de la liberté.

Illusion. Des tensions contenues par la logique bipolaire resurgirent très vite ou bien éclatèrent prenant la forme de nouvelles guerres interétatiques et surtout de guerres intraétatiques, de guerres urbaines, de guerres asymétriques, certaines menées contre le monde occidental en utilisant le procédé ancien du terrorisme, ce type de combat « du faible au fort ».

La période ouverte par la chute du Mur de Berlin a alors connu sa révolution stratégique avec d’une part, les armes cybernétiques grâce à l’ordinateur individuel interconnecté par Internet au sein d’un nouvel espace : le cyberespace, terme devenu familier dont la définition varie selon l’angle de l’analyse et les intérêts des acteurs. Lieu de rencontre, le réseau des réseaux ne doit cependant pas être réduit à Internet qui n’en est que la dorsale par l’intermédiaire des usagers car il constitue un domaine transversal et singulier de la guerre. Et d’autre part, les drones « pour le moment la forme la plus aboutie de l’extension constante de l’allonge des armes depuis que l’homme fait la guerre »2. Dans un premier temps, les analyses stratégiques et les débats ont porté sur les deux armes séparément. Dès les années 2000, pour les premières, à l’origine de la révolution numérique et depuis les années 2010 pour les secondes alors qu’il existe une continuité entre le cyber et les drones. Là se trouve la raison d’être de l’ouvrage.

Après Pierre Hassner qui constatait que « les deux innovations techniques qui sont actuellement au centre des conflits les plus importants, des débats stratégiques et de la réorganisation des appareils de défense sont les drones et la guerre cybernétique »3 et en se référant aux conclusions du Forum économique mondial de Davos, de janvier 2017 au cours duquel des orateurs mirent en avant le rôle de plus en plus prépondérant des robots dans la conduite de la guerre, l’auteur montre « comment le cyber et les drones bouleversent déjà les champs stratégiques, juridiques, éthiques, géopolitiques et sécuritaires », il met en exergue « le fait que ces deux pans de la rupture technologique en cours ne sont que les prémisses d’un bouleversement plus large » et veut attirer l’attention « sur les évolutions très rapides en termes de robotique, de miniaturisation ou d’intelligence artificielle et leurs implications potentielles dans les guerres du futur. »4 Il le fait selon trois niveaux : celui de la stratégie et des opérations (chapitres 1, 2 et 3), celui de la géopolitique et celui de l’éthique (chapitres 4 et 6) et de ses conséquences sociales puisque le rappelle à juste titre l’auteur de la préface, « la guerre est toujours une manifestation sociale. »

La démonstration est extrêmement bien documentée, la pensée est intellectuellement puissante. Elle se place sans détour dans le contexte d’un monde présentant un paysage géopolitique fragmenté et surtout d’un monde occidental post-moderne en crise, refusant la mort5 et aveuglé par la technologie et le court-termisme.

Un monde où le multilatéralisme (ONU, OTAN) s’effondre, où la souveraineté, attribut des États et du droit international, s’affaisse sous l’es effets conjugués du libéralisme et de la dérégulation à tel point que les États ont perdu le monopole de la guerre, l’un des principes de l’ordre westphalien (chapitre 5). A propos du niveau de la stratégie, l’auteur pointe les conséquences du point de vue d’une pensée marquée par l’absence de direction, « l’indirection » que ce soit en Libye, en Syrie et au Sahel où les forces armées françaises interviennent.

Il faut absolument lire cet essai au contenu dense et décapant qui nous éclaire avec grand réalisme sur notre environnement international.

Par Martine Cuttier

Panpy Etcheverry, Cyber et drones, Économica, Collection Cyberstratégie, 2018, 167 p : ICI

1 Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier Homme, Free Press, 1992.

2 P 75.

3 Pierre Hassner, « La guerre au 21e siècle : entre la bombe humaine et le drone », Sciences humaines, N°1 HS, 2012.

4 P 5.

5 Le symbole en est la théorie du « 0 mort » des militaires aux dépends des civils, victimes à 90% des conflits.

La réflexion stratégique 2.0

Je participerai, Mercredi 20 novembre prochain, à une conférence sur la Réflexion stratégique 2.0. Elle est organisée à la mairie du 9ème par l'Association des militaires entrepreneurs (AME). Quels sont les effets de la numérisation des supports d’information (sites, newsletters, blogs, réseaux sociaux,...) sur la réflexion stratégique des armées et des entreprises ? Détails ci-dessous.

Soirée Réflexion & Influence - AME-France (site : www.ame-france.com) Mercredi 20 novembre 2019 – de 18h30 à 20h30

THEME :   La Réflexion stratégique 2.0  : Quels sont les effets de la numérisation des supports d’information (sites, newsletters, blogs, réseaux sociaux,...) sur la réflexion stratégique des armées et des entreprises ? 

Discussion avec des influenceurs convaincus  :

  • Frédérique Jeske, DG d’un réseau, auteur du Guide des dirigeants responsables, animatrice du blog Ambitieuse pour l’entreprise
  • Olivier Kempf, général (2s), consultant, auteur, animateur du blog Egea, de la lettre La Vigie
  • Thibault Lamidel, analyste, animateur du blog Le Fauteuil de Colbert (un associé d'Echoradar)
  • Damien Liccia, associé IDS Partners

Avec la participation de deux grands témoins :

  • Caroline Galactéros, dirigeante de Planeting et du Think tank Geopragma, auteur de Vers un nouveau Yalta
  • Yves de Kermabon, général de corps d’armée (2s), ancien conseiller PESD à Bruxelles, associé MARS analogies

Animation : Mériadec Raffray, journaliste et expert des questions de défense & sécurité

Mairie du IXème arrondissement

  • Mairie du 9ème arrondissement,
  • 6 rue Drouot - 75009 Paris
  • Matro : Richelieu-Drouot
  • Salle du Conseil – Escalier D, 2ème étage

Accueil à partir de 18h00 - Les auteurs dédicaceront leurs ouvrages à l’issue

Inscription :  https://www.weezevent.com/soiree-reflexion-strategique-ame-france-20-novembre

France-Italie : une crise plus profonde qu'il y paraît

En février, j'avais été participer à Gênes à un festival de géopolitique organisé par Limes, la revue italienne de Géopolitique. J'étais intervenu sur le thème des rapports entre la France et l'Italie. On était alors au sommet de l'animosité qui s'est depuis calmée. Mais si ces rapports ne démangent plus trop et font moins de bruit, cela ne signifie pas que tout va pour le mieux. Bref, un texte publié 9 mois après.... A vous de vous faire votre idée.

source

France-Italie : une crise plus profonde qu’il n’y paraît

Le dissentiment entre la France et l’Italie était observable depuis plusieurs mois : la preuve, ce colloque est organisé depuis l’été et notre table ronde est prévue depuis ce temps-là. Cependant, l’escalade de ce début d’année a fait la une des journaux au point qu’il faille parler de crise « sans précédent depuis la fin de la guerre », selon les mots du quai d’Orsay.

Cette crise a pourtant plusieurs dimensions. Elle est évidemment une affaire de politique intérieure des deux côtés des Alpes, chacun des protagonistes faisant face à de profondes difficultés internes et ayant trouvé dans la dispute le moyen de se positionner. Le calcul politicien l’a largement emporté sur le calcul diplomatique, c’est une évidence. Mais le terreau était là.

Car la crise est aussi, plus profondément, une crise franco-italienne qui remonte loin. Il y a eu incontestablement une certaine arrogance française, il y a eu aussi des maladresses italiennes : il y a surtout un négligence réciproque sous-jacente qui est dommageable, tant elle témoigne de l’absence de vision régionale plus encore que bilatérale.

Car voici au fond le troisième caractère de cette crise : elle est européenne. Aussi bien une crise évidente de l’Union Européenne mais aussi, paradoxalement, une européanisation des débats politiques.

Est-ce seulement une affaire de politique intérieure ?

Le différend franco-italien n’aurait pas existé s’il n’y avait pas eu E. Macron, et s’il n’y avait pas eu L. Di Maio et M. Salvini. Les trois se ressemblent finalement par bien des aspects, malgré leur opposition profonde.

Macron, le Jupiter inconscient

Emmanuel Macron a en effet été élu par surprise au printemps 2017. Il a bénéficié d’un double écroulement : celui de la gauche, entraînée par le fond autant par la présidence de F. Hollande que par un logiciel idéologique épuisé ; celui de la droite qui avait campagne gagnée jusqu’à ce que le favori, François Filon, ne soit plombé par des soupçons sur sa moralité. Il ne restait que Marine Le Pen au deuxième tour. Macron l’emporta aisément mais pas très brillamment (60 % des suffrages au deuxième tour, dans un contexte de Front républicain) sachant que son socle électoral de premier tour était assez faible (24 %) et dans un contexte de grande abstention. Malgré les louanges incessantes de la presse, vantant un mélange de Kennedy et d’Obama, malgré son charme indéniable, malgré sa chance insolente, il n’avait pas convaincu plus que ça. Il crut cependant que son destin n’avait pas été seulement de renverser la table d’un jeu politique épuisé, mais qu’il le mandatait à conduire un programme de réformes finalement très conventionnel, dans la droite ligne du libéralisme européen.

L’état de grâce permit de conduire la réforme de la SNCF, déjà de façon crispée. Cependant, les macroniens étaient très inexpérimentés et leur manque de sens politique assez flagrant. Le président maniait tout le monde à la baguette. Se désignant Jupiter, il se croyait au moins l’égal de De Gaulle. C’était ne pas comprendre que les circonstances avaient changé. Le vieux pays encore ordonné des années 1960 avait beaucoup plus changé qu’on ne l’avait dit. Il se cabra.

C’est le propre des premiers révolutionnaires que de croire qu’ils peuvent maîtriser le flot dont ils ont ouvert les vannes. Quasiment toujours, ils sont finalement emportés par lui et d’autres viennent, encore plus radicaux ou habiles, qui les mettent à l’écart. On le sait depuis le passage de 1789 à 1793, plus tard des mencheviks aux bolcheviques. Elu sur le renvoi du vieux système, Macron croit qu’il pourra s’appuyer quand même sur les institutions.

Une crise française persistante

La crise s’annonça dès l’été. Le président connaissait une décrue dans les sondages, normale pensait-on. Voici qu’au début de l’été, un de ses conseillers, A. Benalla, était accusé d’avoir violenté des manifestants, sous un déguisement de policier. On découvrit alors un système très opaque de privilèges, un président isolé, un entourage mutique et apparemment sourd. Surtout, le président se raidit, couvrit son subordonné, clama d’une vois trop haut perchée, devant des députés réunis pour l’occasion : « Qu’ils viennent me chercher ». La France apprit que le macronisme n’était pas un programme, mais une bande autour d’un chef.

L’automne vint. Avec lui, les Gilets jaunes, mouvement improbable que personne n’avait vu venir et qui jeta des dizaines de milliers de manifestants dans les rues chaque samedi, sans même parler de l’occupation de ronds-points où se recréait une sociabilité perdue dans la vie moderne. Il ne s’agit pas ici d’analyser les ressorts du mouvement : toujours est-il que beaucoup voulaient justement « chercher » le président, qui était finalement le principal point commun des manifestants, à cause de l’hostilité qu’il inspirait.

Trois mois après, les manifestations continuent et le mouvement bénéficie toujours d’un large soutien de l’opinion, 70 % des Français « le comprenant ». Quant au président, il ne rassemble le soutien que d’un cinquième à un quart des Français, ne réussissant pas à élargir son socle électoral, malgré le désordre politique évident. Au fond, il apparaît plus comme un déclencheur que comme une solution : c’est gênant quand on se croit Jupiter.

E. Macron est donc dans une situation difficile car la crise intervient finalement très tôt dans son quinquennat. Il risque d’être bloqué dans sa volonté de réforme et ne veut pas terminer comme un roi fainéant. Aussi est-il enclin à rejouer, plus que jamais, le clivage qui lui a permis d’arriver en tête : celui de l’hostilité à l’extrême droite. Et puisque Marine Le Pen est habilement silencieuse à l’intérieure, il lui faut trouver un adversaire à sa mesure. Ce seront les dirigeants italiens. Passons sous le prétexte qui a causé le rappel de l’ambassadeur de France et l’émission d’un communiqué très dur du ministère des affaires étrangères. Il est vrai que l’expédition de M. Di Maio en France, à la rencontre des Gilets jaunes, est tout sauf courtoise et qu’il venait précisément rencontrer des acteurs de la vie politique intérieure française. C’est à l’évidence contre tous les usages et, à proprement parler, une incursion politique que Paris ne pouvait laisser passer.

MM. Salvini et Di Maio, duettistes improbables

Car à Rome aussi, on avait tout mis par terre. Le gouvernement de Matteo Renzi (élu finalement sur les mêmes prémisses que celui d’E. Macron, ce qui devrait attirer plus d’attention de la part des politistes) était devenu extrêmement impopulaire, perdant les élections qui virent la victoire de deux mouvements contradictoires mais partageant la même volonté de mettre bas le système.

D’un côté, une Lega renouvelée sous la houlette de Mateo Salvini, partie d’un mouvement régional nordiste pour s’élargir à l’ensemble de la péninsule. De l’autre, Luigi Di Maio, à la tête du mouvement Cinque Stelle, regroupement un peu anarchique des refuzniks du système. Deux mouvements marginaux ayant finalement peu de choses en commun, sinon le refus de l’existant et la volonté de passer à autre chose. Il ne s’agit pas ici de vous l’expliquer car vous êtes bien plus au fait de ces nuances, simplement d’exposer comment ces deux mouvements sont perçus de l’autre côté des Alpes.

Or, la dynamique de ces mouvements n’est pas homogène, tant M. Salvini prend des initiatives qui lui donnent l’avantage sur son allié mais concurrent, ce que l’on observe dans les élections régionales récentes. Là réside probablement la cause de l’initiative de M. Di Maio, désireux de trouver des alliés en Europe. En effet, la Lega se rapproche assez facilement des mouvements européens de droite radicale, et notamment du Rassemblement National de Marine Le Pen en France. Cinque stelle est un mouvement différent, sans ligne politique très claire et ayant donc des difficultés à trouver des alliés.

Il s’agissait donc pour M. Di Maio de faire un coup d’éclat, inspiré par deux considérations : tout d’abord, se démarquer de son partenaire de gouvernement qui est en même temps un concurrent sur la scène politique intérieure ; mais aussi démontrer que le mouvement a une signification européenne : de ce point de vue, le mouvement des Gilets jaunes procède finalement des mêmes racines que le M5S et cette rencontre revêtait une signification importante, dans la perspective des élections européennes à venir et au-delà, de la constitution de groupes parlementaires à Strasbourg.

Une signification européenne

Voici donc deux dynamiques politiques intérieures qui s’insèrent dans une perspective européenne, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes. On ne peut en effet résumer la crise à une simple crise bilatérale, sur laquelle nous reviendrons. Elle possède en effet une dimension européenne.

E. Macron n’a cessé de clamer son programme européen, manifesté par exemple dans le discours de la Sorbonne, prononcé en septembre 2017, quelques mois seulement après son élection. Ce plaidoyer a pourtant eu du mal à s’incarner dans la réalité politique européenne : M. Macron s’est en effet fâché avec de nombreux gouvernements européens, notamment d’Europe centrale et orientale. Au fond, il émet une approche morale qui lui fait condamner les mouvements qui s’écartent, à ses yeux, de l’idéal européen : on pense bien sûr à la Hongrie de V. Orban, mais aussi à la Pologne et bien sûr, à l’Italie.

Il dénonce ainsi l’illibéralisme de ces partenaires, suggérant même (novembre 2017) de conditionner l’octroi des fonds européens au respect de l’Etat de droit, à l’occasion du prochain budget pluriannuel de l’Union, qui sera LE débat européen à partir de l’automne. De même, il n’hésite pas à se présenter comme « le principal opposant » de MM. Orban et Salvini sur le dossier des migrants : « Je ne céderai rien aux nationalistes et à ceux qui prônent ce discours de haine. S'ils ont voulu voir en ma personne leur opposant principal, ils ont raison » dit-il en août 2018. E. Macron voit ainsi une opposition politique qui traverse l’Europe, affirmant : « Il se structure une opposition forte entre nationalistes et progressistes ». Ainsi, Macron se voit à la tête d’un « arc progressiste ». Il y a là encore des arrière-pensées politiciennes puisque M. Orban fait partie du groupe PPE au Parlement européen, celui des conservateurs. Au fond, M. Macron souhaite reproduire en Europe le même dynamitage des clivages qui l’a conduit au pouvoir : faire éclater les groupes traditionnels pour constituer un groupe centriste majoritaire. Notons que cet éclatement du clivage ancien entre droite et gauche correspond très fortement à celui réalisé par l’attelage entre Lega et M5S. Au fond, même s’ils ont des lignes différentes, les dirigeants français et italiens ont des points communs.

Le seul problème d’E. Macron vient de ce que ses alliés naturels ne le suivent pas autant qu’il le voudrait : les Allemands poursuivent leur approche prudente qui convient à leurs intérêts et ne ils voient pas la nécessité du grand chambardement suggéré par le président français. Ce sont aujourd’hui les principaux bénéficiaires de la structure politique et économique européenne et ils se méfient de l’activisme d’E. Macron. Ce ne sont pas les seuls : à preuve, le gouvernement hollandais vient d’entrer subrepticement au capital d’Air France KLM, sans avertir Paris, afin de contrôler les initiatives de Paris sur ce dossier économique. Cette initiative défiante montre que l’Italie n’est pas le seul pays avec lequel Paris a des problèmes.

Économiquement en effet, la France continue de ne pas rassurer les tenants de l’ordo-libéralisme européen, rassemblés autour des Allemands. Si les Italiens ont testé les autorités européennes sur leur budget, constatons que les Français ne rassurent pas Bruxelles, surtout après avoir débloqué dix milliards d’euros pour calmer les Gilets jaunes et alors que les fondamentaux du pays ne sont pas des plus brillants.

L’auditeur italien pourra se dire que finalement, les situations des deux pays se rapprochent beaucoup, aussi bien vis-à-vis de la politique économique européenne que de l’établissement politique en place à Bruxelles et Strasbourg.

Ces considérations amènent à une conclusion partielle : la crise franco-italienne est la manifestation d’un débat plus large, européen, qui traverse tous les pays, avec bien sûr des expressions différentes mais qui toutes, tournent autour d’un débat commun : Quelle Europe voulons-nous ? Comment l’amender alors qu’elle est visiblement en crise ? Comment résoudre la « polycrise » décrite par J.-C. Juncker ? stagnation économique, poids dominant de l’Allemagne, crise des migrants, défis de l’Amérique trumpienne, développement de mouvements populaires antisystèmes, voisinage russe, voisinage méditerranéen en sont des expressions multiples mais qui pose une question d’abord européenne.

L’Europe fait évidemment partie de la réponse à ces questions géopolitiques. Mais force est de constater qu’il y a ici un particularisme franco-italien, qu’il s’agit de décrire.

Différends géopolitiques de part et d’autre des Alpes

Obsessions françaises

Il convient de revenir ici sur la psyché française. Elle tourne autour de la question de la puissance. La France a été une superpuissance, elle sait qu’elle ne l’est plus depuis la Seconde Guerre mondiale. Se pose alors la question de son rang : est-elle une grande puissance ou juste une puissance moyenne ?

Objectivement, elle demeure une grande puissance (poids économique, siège au Conseil de Sécurité de l’ONU, langue internationale, rayonnement diplomatique mondial, possession de la bombe nucléaire, activisme militaire). Mais la crainte du déclassement l’obsède, surtout depuis le désastre de juin 1940. Cela explique son besoin d’un multiplicateur de puissance. Ce fut longtemps l’empire colonial mais sa disparition à la fin des années 1950 mit fin à ce rêve. Voici pourquoi elle choisit l’Europe, décision prise par le général De Gaulle au début des années 1960 : une Europe qu’il voulait contrôler afin de faire le poids vis-à-vis de Américains et des Soviétiques. Quelque furent les évolutions politiques depuis soixante ans, cette obsession demeure en France et explique par exemple que les élites parisiennes ne cessent de parler d’« Europe de la défense », expression ambiguë et intraduisible, donc totalement incomprise par nos partenaires européens.

Ce mythe de la puissance perdue explique également l’obsession allemande et corrélativement, la négligence envers les autres Européens. Au fond, il s’agit de tirer parti de la puissance économique allemande pour acquérir un poids politique suffisant et peser dans les affaires du monde. Ce faisant, la France adopte, sans s’en rendre compte, un complexe de supériorité envers les autres : c’est vrai des Belges, des Espagnols et bien sûr, des Italiens. Souvent, la France adopte envers beaucoup l’attitude dominatrice qu’elle reproche tant aux Américains, voire aux Allemands.

Raidissements italiens envers l’expansionnisme économique

Simultanément, la France se trouve très à l’aise avec ses voisins latins et ne se rend pas compte qu’elle agace. Les médias français ont beaucoup évoqué la rivalité entre MM. Macron et Salvini, bien peu ont remarqué à quel point la France était décriée en Italie, avant même l’arrivée d’E. Macron au pouvoir. Cela peut tenir à un certain expansionnisme économique (investissements de Bolloré dans Mediaset ou Telecom Italia, rachat de Moncler par Eurazeo, de Parmalat par Lactalis ou de Bulgari par LVMH). Ainsi, les acquisitions françaises en Italie (52 milliards d’euros entre 2006 et 2016 contre 7,6 milliards d’euros d’acquisitions italiennes en France durant la même période) nourrissent une méfiance croissante et des appels au patriotisme italien. Elles expliquent également la dispute sur la question du rachat des chantiers de l’Atlantique par Fincantieri, qui a été un temps bloqué par le gouvernement français ce qui a été mal vécu par Rome. On pourrait enfin évoquer la question de la ligne à grande vitesse entre Lyon et Turin (le TAV), promue par les Français mais source de trouble chez les Italiens, non pas parce que cela vient de la France mais parce que les deux partenaires principaux de la coalition ont des points de vue différents sur le sujet, la Lega étant d’accord, le M5S s’y opposant.

Méditerranée, cause de discorde

Sur le versant plus géopolitique, les deux voisins ont manifesté leur désaccord notamment sur le problème des réfugiés. Il ne s’agit pas seulement de la question de l’immigration mais aussi des vagues de migrants traversant la Méditerranée et arrivant, pour beaucoup, en Italie. Or, la solidarité européenne et notamment française n’a pas fonctionné. Convenons que cela arrangeait bien Paris qui pouvait poursuivre ses manifestations publiques de vertu européenne sans accroître l’accueil interne de réfugiés, question également très sensible en France. Là encore, le différend bilatéral rend visible une question qui est d’abord européenne, même si les deux pays sont sortis temporairement de Schengen (la France sur la totalité de ses frontières, l’Italie pour sa frontière avec l’Autriche).

Mais ce sujet pose aussi la question de la Méditerranée, espace commun entre les deux pays, notamment la Méditerranée centrale et occidentale. Les deux pays devraient pourtant partager une approche commune et l’ont d’ailleurs longtemps eue (dialogue 5+5, EUROFOR, EUROMARFOR, Force de Gendarmerie européenne). Mais les choses se sont étiolées au cours de la dernière décennie, notamment à la suite de l’affaire libyenne. On sait qu’elle fut déclenchée par Nicolas Sarkozy, sans consulter ses alliés et que l’Italie s’y rallia, obtenant que cela passe sous commandement de l’OTAN. Pourtant, le chaos qui s’ensuivit a renforcé une certaine amertume romaine. D’une part, envers un déclenchement hâtif et des buts de guerre peu identifiés qui allèrent jusqu’à la chute du régime, avec le désordre consécutif, source première des migrations en Méditerranée centrale ; d’autre part, à cause de l’arrivée de la France en Libye, considérée comme un champ traditionnel d’influence italienne, depuis au moins la colonisation du début du XXème siècle. Or, les initiatives diplomatiques de Paris et de Rome se succèdent sans coordination, démontrant une sorte de rivalité latine et de lutte des egos assez infantile et surtout, sans guère d’effets sur le terrain. Mais si le dossier libyen est marginal pour Paris, beaucoup plus préoccupée de la bande sahélo-saharienne ou du Proche-Orient, elle est au contraire beaucoup plus centrale dans la politique extérieure de Rome qui est donc beaucoup plus susceptible sur ce dossier. Ceci explique également les sorties un peu outrées de Matteo Salvini sur le franc CFA ou le néocolonialisme français en Afrique, qui trahit plus l’impensé italien que la réalité actuelle, malgré tout fort éloignée de la « Françafrique » du général De Gaulle.

Conclusion

Nous pourrions évoquer cette psyché italienne qui anime sa géopolitique contemporaine : ce n’est ni le lieu ni le moment mais notons ici que s’il y a des obsessions françaises, il y a également des obsessions italiennes qui jouent incontestablement dans les rapports franco-italiens.

Ces dynamiques de fond s’insèrent dans un double contexte. Il est européen, en arrière-plan mais déterminant car la plupart des discussions entre Paris et Rome portent aussi sur l’Europe que les deux pays fondateurs envisagent pour la construction européenne. Mais il est aussi le fait des circonstances marquées par les personnalités au pouvoir dans les deux voisins transalpins. Les personnalités sont marquées et fortement différentes, tirant d’ailleurs parti de leur opposition qu’elles mettent volontiers en scène. Cependant, elles font courir un risque, celui d’abimer durablement une relation qui est naturellement celle de la proximité ; au-delà de la culture, il s’agit d’abord d’une communauté de tempérament qui font Français et Italiens si proches et si complices. Les responsabilités de cette crise sont évidemment partagées mais il est plus que temps de sonner le holà et de revenir à de meilleurs sentiments et des rapports plus courtois. Il semble que les deux capitales en aient pris conscience et soient en train de raccommoder les choses. Mais les temps sont désormais tellement imprévisibles que l’embellie actuelle reste encore bien fragile.

Olivier Kempf

Du cyber et de la guerre

Je crois vous l'avoir annoncé, je suis chercheur associé à la FRS depuis quelques mois. J'y ai donc publié ma première note, "Du cyber et de la guerre" (ici). Voici le texte ci-dessous. Version anglaise ici.

Au XXIe siècle, la guerre sera forcément imprégnée de digital. La seule question pertinente reste de savoir si cela constitue une révolution stratégique ou si, comme souvent, il n’y aura pas de bouleversement majeur. Le cyber est aussi l’instrument d’une convergence de luttes dans des champs autrefois distincts. Il y a ainsi de forts liens entre la cyberconflictualité et la guerre économique qui rendent malaisée la juste appréciation du phénomène, pourtant nécessaire pour appréhender une dimension fondamentale de la guerre au XXIe siècle.

Disons un mot rapidement de cette notion de révolution stratégique. Une révolution stratégique change les modalités de la guerre et peut imposer de nouvelles règles stratégiques, sans pour autant que la grammaire de base soit annihilée (que celle-ci trouve son inspiration dans Clausewitz ou Sun-Tsu).

Selon ce critère, plusieurs révolutions stratégiques peuvent être identifiées à partir du révélateur de l’énergie. La vapeur est allée de pair avec le moteur correspondant (locomotive, steamer) qui a influé sur les guerres de la deuxième moitié du XIXe siècle (Guerre civile américaine, Guerre de 1870, mobilisation de 1914, etc.). On inventa alors la guerre industrielle et donc la massification du rôle des fantassins. Avec l’essence vint le trio « camion, char & avion », mis au point au cours de la première moitié du XXe siècle (Seconde Guerre mondiale, Guerre de Corée, Guerre des Six jours) : nul besoin d’expliciter son influence durable (et encore perceptible) sur l’ossature blindée-mécanisée de nombreuses armées contemporaines. La détonation nucléaire de 1945 orienta toute la seconde moitié du XXe siècle, avec la dissuasion et la polarisation de la Guerre froide. Il semble qu’avec la donnée, décrite par certains comme l’énergie de l’âge digital, nous faisions face à une nouvelle révolution stratégique qui conditionnera cette première moitié du XXIe siècle.

Cette mise en perspective permet de relativiser le rôle de ces révolutions stratégiques : elles sont indubitablement importantes, mais n’annihilent pas d’un coup les grammaires stratégiques antérieures. Autrement dit, le digital n’abolira pas la dissuasion qui n’a pas aboli pas le char qui n’avait pas aboli le fantassin suréquipé, etc. Ceci précisé, le digital constitue donc bien une révolution stratégique. Il affecte la conduite de la guerre. Examinons donc les liens entre ce cyberespace et la guerre.

Cyber : Qu’est-ce que cela recouvre ?

Depuis les années 1980, nous avons assisté à plusieurs vagues successives de la révolution informatique, considérée comme un tout continu : la première fut celle des ordinateurs individuels, dans les années 1980. Puis est arrivé l’Internet – dans le grand public -, au cours des années 1990. Ce fut ensuite l’âge des réseaux sociaux et du web 2.0 dans les années 2000. Nous sommes aujourd’hui en présence d’un quatrième cycle, celui de la transformation digitale (TD), qui secoue toujours plus violemment nos sociétés et particulièrement le monde économique. On pourrait bien sûr désigner tout ce monde informatique massif de « cyberespace ».

Ces différents cycles ont eu leurs applications dans le domaine stratégique.

Petite histoire du cyber

Avant l’apparition des notions de numérisation de l’espace de bataille et de guerre réseau-centrée (network centric warfare), l’essor de l’informatique a très tôt suscité des inquiétudes stratégiques.

Si l’on remonte au début des années 1960, les Etats-Unis fondèrent l’ARPA (ancêtre de la DARPA) pour faire face aux efforts remarqués des Soviétiques en calcul et en ce qu’on appelait alors la cybernétique : ce fait mérite d’être rappelé quand on connaît le rôle joué par la DARPA dans l’invention d’Internet. Cette inquiétude fut rappelée plus tard par Zbigniew Brezinski, qui, dès 1970, parlait alors de Révolution technétronique : la puissance informatique est considérée par lui comme le moyen de la victoire sur la puissance soviétique. Plus récemment, il faut se replonger dans les débats des années 1990 sur la Révolution dans les affaires militaires (RMA) : il s’agissait alors de prendre en compte les changements apportés par les ordinateurs individuels, mais aussi par les mises en réseau de masse, autrement dit nos deux premières vagues informatiques. Cyberwar is coming, comme l’affirmaient en 1993 deux auteurs de la Rand.

Tous ces débats n’illustrent finalement qu’une seule perception : l’utilisation de la puissance informatique pour donner de nouveaux moyens aux armées. L’informatique n’est vue que comme un outil, un multiplicateur de puissance. Elle s’applique aux armes comme aux états-majors. C’est d’ailleurs cette même idée qui préside à la définition de la Third offset strategy, lancée par les Etats-Unis depuis quelques années : avancer technologiquement à marche forcée pour ne pas être dépassé par une autre puissance dans le domaine des capacités.

La mise en réseau des états-majors et l’embarquement d’informatique dans les armes a provoqué une augmentation certaine de l’efficacité. On parle aujourd’hui de systèmes d’armes, de systèmes de commandement. Et il est vrai que l’efficacité est obtenue : observez la précision des missiles ou encore les capacités d’un avion de chasse moderne… Désormais, un avion n’est plus un porteur de bombes, c’est un ordinateur qui vole et qui transporte des ordinateurs qui explosent sur leurs cibles préalablement identifiées et désignées par des ordinateurs en réseau.

Cette informatique embarquée est donc la cible naturelle des agresseurs cyber. Face à une bombe qui tombait, on ne pouvait que s’abriter. Désormais, on peut imaginer lui envoyer un code malveillant qui donnerait de fausses informations qui feront dévier le projectile de sa trajectoire.

Mais c’est en matière de commandement que l’évolution est la plus nette. Les Anglo-Saxons utilisent le terme de Command and Control pour le désigner, simplifié en C2.

Au cours des années 1990, l’informatisation de la fonction commandement a conduit à bâtir un C4 puis un C4ISR puis un C4ISTAR et puis… cela s’est arrêté là6. Revenons à notre C4 (la fonction ISR étant particulière au renseignement, et la Target Acquisition au ciblage) : il s’agit non seulement du Command, du Control mais aussi de la Communication et du Computer. On a automatisé les fonctions de commandement grâce à l’informatique en réseau. Il fallait aussi dissiper le brouillard de la guerre mais également accélérer la boucle OODA.

La méthode a pu donner des résultats (que l’on songe aux deux Guerres du Golfe) sans pour autant persuader qu’elle suffisait à gagner la guerre (que l’on songe à l’Afghanistan et à l’Irak).

Au fond, cette guerre en réseau – dans la littérature stratégique américaine des années 1990-2000 on parlait de network centric warfare - est une guerre très utilitaire et très verticale, « du haut vers le bas ». Tous les praticiens savent que bien souvent, les réseaux de commandements servent à nourrir le haut d’informations et au risque d’augmenter le micro-management, tandis que les utilisateurs du bas profitent finalement beaucoup moins du nouvel outil.

Grandeur et imprécision du cyberespace

Quand on parlait de cyberespace à la fin des années 2000, il s’agissait de désigner cette informatique distribuée et en réseau, mais aussi de déceler ses caractéristiques stratégiques. Peu à peu, on a oublié la notion de cyberespace pour passer à celles de cyberdéfense et de cybersécurité que recouvre aujourd’hui dans les organismes chargés de la sécurité et de la défense le préfixe cyber. Ce glissement s’est effectué au cours de la décennie 2010.

Les premiers cas d’agression cyber remontent aux années 1980 (Cuckoo’s egg en 1986, Morris Worm en 1988). Avec des attaques plus systématiques (première attaque par déni de service en 1995, première attaque connue contre le Departement of Defense en 1998, première affaire « internationale » avec Moonlight Maze en 1998), la stratégie s’empare du phénomène. Elle rejoint le débat de l’époque sur la Révolution dans les affaires militaires qui évoque alors la guerre en réseau. C’est la fusion de ces deux approches par Arquilla et Ronfeldt qui leur fait annoncer dès 1993 que « Cyberwar is coming ».

Ces interrogations infusent au cours des années 2000. La création d’un Cybercommand américain en 2009, l’affaire Stuxnet en 2010, les révélations de Snowden sur la NSA (2013) montrent que les Etats-Unis sont très en pointe sur le sujet. En France, dès le Livre blanc de 2008, le cyber est identifié comme un facteur stratégique nouveau, approche encore plus mise en évidence dans l’édition de 2013 et confirmée par la Revue stratégique de 2017. L’OTAN s’empare du sujet à la suite de l’agression contre l’Estonie en 2007, couramment attribuée à la Russie même si, comme quasiment toujours en matière cyber, les preuves manquent.

Jusqu’alors simple sujet d’intérêt, le cyber s’élève dans l’échelle des menaces pour devenir une préoccupation prioritaire. Désormais, une agression cyber pourrait, le cas échéant, provoquer la mise en œuvre de l’article 5 du traité de Washington. Les Alliés s’accordent même à définir le cyber comme « un milieu de combat », au même titre que les autres milieux physiques. Sans entrer dans des débats conceptuels sur l’acuité de cette assimilation, constatons que cette approche globalisante encapsule tout ce qui est informatique dans le terme cyber.

La notion de cyber a évolué

Est-ce pourtant aussi simple ?

Il faut en effet constater que la notion même de « cyber » a évolué. D’autres préfixes et adjectifs lui ont succédé : électronique (e-réputation, e-commerce) ou tout simplement, numérique ou digital. Cette évolution sémantique provoque aujourd’hui un cantonnement du cyber dans le champ de la sécurité, de la défense et de la stratégie. Le Forum de Lille est un Forum international de Cybersécurité, le commandement américain est un Cybercommand.

Au fond, s’il y a dix ans on craignait le peu de prise de conscience de la dangerosité du cyberespace, il faut bien constater que finalement la prise de conscience a eu lieu et que le cyber désigne notamment la fonction de protection qui entoure les activités informatiques de toute nature. Désormais, quand on parle de cyber, on évoque surtout la conflictualité associée au cyberespace, qu’il s’agisse de criminalité ou de défense : d’un côté, on a les caractéristiques de protection et de défense proprement dites, de l’autre les caractéristiques d’agression, classiquement l’espionnage, le sabotage et la subversion. Cette activité s’exerce dans les trois couches du cyberespace (physique, logique, sémantique).

Pour simplifier, le cyber s’occupe désormais de la lutte opposant des acteurs divers utilisant des ordinateurs pour atteindre leurs fins stratégiques ou tactiques. Les réseaux et les ordinateurs sont le véhicule d’armes diverses (vers, virus, chevaux de Troie, DDoS, fakes, hoaxes , etc.) qui permettent d’atteindre le dispositif adverse et de le neutraliser, le corrompre, le détruire ou le leurrer.

Pour conclure sur ce point, la cybersécurité repose sur la maîtrise des réseaux, des données et des flux, ce qui passe souvent par un contingentement de ceux-ci et par des restrictions d'utilisation, qu'il s'agisse d'hygiène informatique ou de dispositifs plus sécurisés, durcis en fonction de l'information manipulée. Autrement dit, la cybersécurité a tendance à restreindre les usages que l’informatique entendait simplifier, automatiser ou libérer.

Il n’y a pas de cyberguerre

Cybersécurité ou cyberdéfense ?

Les notions de cybersécurité et de cyberdéfense sont proches. Les distinguer paraît cependant nécessaire car il existe des liens évidents entre la cybersécurité et la « défensive », tout comme entre la cybersécurité et le ministère de la Défense (aujourd’hui renommé ministère des Armées) : mais ces liens entretiennent une confusion qu’il faut clarifier.

On pourrait tout d’abord considérer que la cybersécurité est du domaine du civil quand la cyberdéfense appartient aux compétences des armées et du militaire. Cette approche est souvent partagée, mais elle est inexacte. Par exemple, dans le cas de la France, c’est l’ANSSI (agence civile) qui est l’autorité nationale en matière de sécurité et de défense des systèmes d’information. Toutefois, le mot défense est un faux-ami qui entraîne ici des confusions.

On pourrait ensuite estimer que la cybersécurité est un état quand la cyberdéfense est un processus. Afin d’atteindre la cybersécurité (d’être en cybersécurité), il faut assurer une cyberdéfense. Dans un cas un verbe d’état, dans l’autre un verbe d’action. Cette approche, conceptuellement juste, est malheureusement peu suivie par les praticiens. Surtout la cyberdéfense est parfois considérée comme le tout (l’action stratégique dans le cyberespace) et comme une partie de ce tout (la fonction défensive de l’action stratégique dans le cyberespace).

Une approche plus opérationnelle est donc recommandée qui évite le mot de cyberdéfense et ne conserve le mot de cybersécurité que dans un cas très précis (que nous décrirons ci-dessous). D’une façon générale, il convient d’éviter le préfixe cyber apposé devant tout substantif, car les termes sont rarement bien définis et cela introduit de nombreuses confusions.

La cyberguerre n’aura pas lieu

Cyberwar will not take place : voici le titre d’un remarquable petit livre de Thomas Rid, paru en 2013 à Oxford.

Déjà, il remettait en cause la notion de cyberguerre. Or, l’expression « cyberguerre » sonne bien. Elle est régulièrement employée par des journalistes ou des commentateurs peu avisés. Pourtant, elle est fausse, ce qui ne signifie pas que la guerre ignore le cyberespace (il y a au contraire toujours plus de cyber dans la conduite des conflits).

Le problème avec l’expression de « cyberguerre », c’est le mot guerre. Nous nous sommes régulièrement interrogés sur sa signification profonde, celle d’autrefois mais aussi d’aujourd’hui. Si la grande guerre d’autrefois est morte, la guerre mortelle subsiste, souvent à bas niveau même si elle peut être alors très meurtrière. Elle n’est plus le monopole des États. On assiste à une forte montée en puissance et une vraie diversification de la criminalité armée où des acteurs s’affrontent et portent des coups, y compris à des États faibles (nous pensons bien sûr au Mali et à nombre de pays africains).

Quand la guerre n’est plus le fait d’armées organisées et ni le plus souvent nationales, quel est alors son critère distinctif ? La létalité : la mort violente de vies humaines pour des motifs politiques. Désormais, le critère de la guerre qui demeure est celui de l’existence – ou non – de morts humaines touchant soit les parties militaires au conflit, soit les populations environnantes (civiles). On peut bien sûr retenir le nombre de mille morts militaires par an, identifié par les polémologues pour marquer le seuil à partir duquel il y a guerre et non pas conflit armé. Sans aller jusque-là (les noyés en Méditerranée, pour avoir tenté de rejoindre l’Europe, sont-ils victimes d’une guerre ?), constatons que pour l’heure, il n’y a pas de mort directement imputable à une agression cyber. Aujourd’hui, le cyber ne tue pas ; du moins pas encore.

Par ailleurs, il faut se méfier de tout le discours produit sur ce thème : un « cyber-Pearl Harbour » menacerait, le cyberespace serait le cinquième théâtre physique de la guerre, il nous faut des cyberarmées, etc. On reconnaît là un schéma de pensée américain qui militarise tout d’emblée, de façon à justifier des budgets et une approche quantitative et destructrice des oppositions politiques. Sans avoir la cruauté de rappeler les échecs répétés de cette approche depuis plus de soixante-dix ans, signalons simplement qu’il n’y a pas d’échanges d’électrons qui se foudroieraient réciproquement avec des vainqueurs et des vaincus.

Les choses sont plus subtiles que ça.

Cela ne veut pas dire que le cyber ne soit pas dangereux, ni qu’il ne soit dans la guerre. Plutôt que de cyberguerre, parlons de cyberconflictualité. Elle est partout.

Opérations dans le cyberespace

Actions cyber

Le livre de T. Rid rappelait déjà l’essentiel, à savoir que les trois types de cyber agressions sont bien connus (l’espionnage, le sabotage et la subversion), et qu’elles ne justifient pas les excès d’une certaine militarisation du cyber.

L’espionnage cyber constitue la première brique de la cyberconflictualité. En effet, quasiment toutes les actions offensives cyber débutent par une phase d’observation de la cible et donc, dans les cas les plus aigus, d’espionnage. Qu’il s’agisse de défacer un site ou de le bombarder de requêtes (technique basique dite des DDoS : déni de service distribué) ou d’aller, au contraire, beaucoup plus avant dans le système à la recherche d’informations sensibles, il faut délimiter le contour de l’objectif, ses points forts et ses points faibles. C’est la première phase commune à toutes les actions. Soit parce qu’on recherche d’abord l’information, soit parce qu’elle va servir à autre chose. Il s’agit là d’ailleurs d’un point commun à toutes les opérations militaires : quoique vous vouliez faire, vous commencez toujours par vous renseigner. Il reste que le cyberespace a pour essence de manipuler de l’information, soit pour la stocker, soit pour l’échanger avec des correspondants dûment identifiés. Il y a une profonde intrication entre les méthodes de renseignement (ou d’information) et les caractéristiques du cyberespace. Or, le cyberespace démultiplie les capacités d’espionnage. On s’en est largement rendu compte avec les révélations d’Edward Snowden qui a appris au monde le potentiel de la NSA américaine, qui passait son temps à espionner le monde entier, y compris ses alliés et amis.

Or, une propriété commune à la souveraineté et à la liberté d’action est la préservation de ses secrets. C’est évident pour les États, mais c’est également vrai pour les entreprises. Dès lors, un cyberespionnage massif peut modifier les relations internationales ou inter-entreprises. Certes, « on s’est toujours espionné, même entre amis », un argument développé par les défenseurs de la NSA, au premier rang desquels Barack Obama.

À ceci près que l’ampleur des moyens mis en œuvre et la profondeur d’intrusion permise par la technique ont modifié le sens de cette pratique. Le cyberespionnage est bien la première forme d’agression cyber.

Le sabotage cyber constitue la deuxième. Elle est perçue comme l’attaque principale par l’opinion populaire qui réduit souvent l’agression cyber à ces virus qui cassent les systèmes des ordinateurs. De Stuxnet à NotPetya, ces vers, virus et maliciels ont défrayé souvent la chronique (les journalistes ratant rarement l’occasion d’expliquer qu’on n’avait jamais connu une telle agression dans toute l’histoire, pour oublier leur assertion imprudente la semaine suivante). Il y a ainsi un grand discours de la peur autour du sabotage, permettant les meilleurs fantasmes, à l’image des scénarios absurdes de James Bond où des pirates informatiques géniaux détruiraient les systèmes collectifs et provoqueraient des morts en pagaille.

La réalité est plus banale : il y a certes beaucoup d’attaques mais aujourd’hui, on observe surtout des opérations de rançonnage (contre des particuliers ou des organisations, notamment des villes : Atlanta ou Baltimore) où les assaillants bloquent le fonctionnement en échange d’une rançon. Mais cela peut aussi avoir des motifs politiques : l’entreprise saoudienne Aramco a ainsi été bloquée il y a quelques années par des agresseurs, visiblement des voisins iraniens.

La subversion cyber est le troisième mode d’agression. Elle vise à modifier les décisions d’un individu ou d’un groupe, que ce soit par des sabotages (par exemple, le défacement d’un site Internet pour faire apparaître la tête d’Hitler à la place du dirigeant de l’entreprise/pays) ou d’autres procédés, plus ou moins évolués. Beaucoup négligeaient cette agression subtile jusqu’au développement des débats sur la post-vérité et la question des infox.

Ainsi, ces trois procédés sont fréquemment utilisés dans ce qu’il faut bien nommer la réelle cyberconflictualité contemporaine. Relevons deux caractères spécifiques. Le premier est celui des acteurs concernés : désormais, tous les acteurs (individus, groupes, agences ou Etats) peuvent être à la fois les auteurs et les cibles de ces agressions. Le second, par conséquent, est que les motifs des attaques sont extrêmement variés (économiques politiques, culturels, réputations, egos, etc.). Cela donne à ce champ de bataille une dimension hobbesienne, celle du conflit de tous contre tous que l’on pensait avoir réglé avec l’ordre westphalien il y a trois siècles et demi. Cela est plus profond que le multisme politique ou que la notion de guerre hybride.

Réponses stratégiques dans le cyberespace

Nier l’existence de la cyberguerre ne revient pas à nier l’importance du cyber dans la conduite de la guerre, bien au contraire. Le cyber est désormais partout dans les opérations militaires. Il est au cœur des armements : on s’interroge sur la grande autonomie de ces armes, envisageable grâce à la robotisation et à l’intelligence artificielle. Le cyber anime tous les réseaux de commandement et de conduite, qu’on désigne sous le terme de Systèmes d’information et de commandement (SIC).

L’action stratégique dans le cyberespace est une approche générale. Considérons qu’elle est normalement à la portée de toutes les organisations (voire des individus) sauf le cas particulier de l’offensive, qui est une prérogative étatique (et pour le coup, spécifique au ministère des Armées, du moins en France). Autrement dit, les actions offensives non-étatiques sont toutes illégales.

Il y a ainsi, d’abord, une première fonction qu’on désignera sous le terme de défensive, aussi appelée cybersécurité (à proprement parler). Elle constitue pour les praticiens l’essentiel de la cyberconflictualité. Elle recouvre :

  • Les mesures de protection (ou cyberprotection, ou de sécurité des systèmes d’information -SSI- au sens strict du terme), qui consistent en l’ensemble des mesures passives qui organisent la sécurité d’un système (pare-feu, antivirus, mesures d’hygiène informatique, procédures de sécurité). Cette notion de « mesures passives » ne signifie pas qu’on reste inactif, au contraire : un responsable SSI sera sans cesse aux aguets, en train de remettre à jour son système et de mobiliser l’attention de ses collaborateurs.
  • Les mesures de défense (ou lutte informatique défensive, LID) qui comprennent l’ensemble de la veille active et des mesures réactives en cas d’incident (systèmes de sonde examinant l’activité du réseau et ses anomalies, mise en place de centres d’opération 24/7, etc.).
  • La résilience consiste en l’ensemble des mesures prises pour faire fonctionner un réseau attaqué pendant la crise, puis revenir à un état normal de fonctionnement après la crise (y compris avec des opérations de reconstruction, dans les cas les plus graves).

La deuxième fonction est celle du renseignement. Il est évident qu’elle a partie liée à la défensive. Cela étant, le renseignement se distingue comme une activité propre. On distingue ici le renseignement d’origine cyberespace (ROC), qui est celui qui vient du cyberespace mais contribue à nourrir la situation globale du renseignement militaire ; et le renseignement d’intérêt cyberdéfense (RIC) (qui n’est pas forcément exclusivement d’origine cyber) et qui vise à construire une situation particulière de l’espace cyber, aussi bien ami et neutre que surtout ennemi. C’est ainsi un renseignement sur le cyberespace. Il est évident que dans une manœuvre militaire globale, le ROC intéresse plus le décideur tandis que dans le cas d’une manœuvre particulière à l’environnement cyber, le RIC sera prédominant. Le RIC permet en effet de renforcer la défensive mais aussi de préparer l’offensive. A titre d’exemple, les mots de passe des comptes des réseaux sociaux de TV5 Monde, visibles dans un reportage de France 2, constituent du RIC, tandis que les cartes dynamiques de course de l’application Strava, permettant par l’observation de l’activité de soldats, de repérer des sites militaires, sont du ROC.

La troisième fonction est logiquement l’offensive. Sans entrer dans trop de subtilités, elle recouvre aussi bien la Lutte informatique offensive (LIO) que l’influence numérique (la LIN). La première est tournée vers le sabotage, la seconde vers la subversion. S’agissant de l’influence, citons l’ex-chef d’état-major des armées (CEMA), le général de Villiers : Il estime ainsi début 2016 qu’un « nouveau théâtre d’engagement » est celui de « l’influence et des perceptions ». « C’est l’ensemble des domaines – dont le cyber espace – qui permet de porter la guerre pour, par et contre l’information. Ce champ de bataille, qui n’est pas lié à une géographie physique, offre de nouvelles possibilités pour la connaissance et l’anticipation, ainsi qu’un champ d’action pour modifier la perception et la volonté́ de l’adversaire ». La propagande de l’Etat Islamique sur les réseaux sociaux a rendu urgente cette prise en compte de la « bataille des perceptions ».

Environnement cyber

Ces opérations se conduisent dans l’environnement cyber. Ce terme d’environnement permet d’échapper à la notion de milieu, bien qu’elle soit devenue une doctrine OTAN. Parler d’environnement cyber (comme on parle d’environnement électromagnétique) met cette fonction cyber à sa juste place. Elle est au fond une arme d’appui bien plus qu’une arme de mêlée. Cette approche favorise d’ailleurs la résolution avantageuse du dilemme entre les échelons stratégiques et tactiques, dilemme qui suscite encore bien des débats feutrés mais essentiels.

C’est dans ces conditions que le cyber est bien présent dans les opérations militaires, et ce dans les trois couches du cyberespace (physique, logique et sémantique). Si les opérations sont discrètes, elles n’en sont pas moins réelles. Mais cela ne signifie pas que le cyber n’interviendra pas dans d’autres opérations, non-militaires cette fois. Il s’agit alors de bien autre chose, même si cela relève de la cyberstratégie.

Cyber et nouvelles formes de conflit

Nous avons parlé jusqu’à présent des liens entre le cyber et les actions militaires, mais aussi avec quelques actions civiles (notion de cybersécurité). Le cyber est incontestablement dans la guerre, avons-nous démontré. Mais la guerre n’est peut-être plus seulement dans la guerre. Autrement dit, on observe désormais de nouvelles formes de conflictualité interétatique qui sont en dessous du seuil de la guerre : sanctions juridiques, blocus économiques, amendes, guerre économique, actions massives d’influence, les formes en sont énormément variées. Le cyberespace est un remarquable outil pour l’ensemble de ces actions hostiles.

Extension du domaine de la cyber-lutte

En effet, cette cyberconflictualité ne se déroule pas seulement sur le terrain des opérations militaires. Celui-ci permet certainement de mieux comprendre ce qui se passe, de déceler les principes opérationnels : pourtant, il ne saurait cacher que la cyberconflictualité se déroule surtout en dehors d’actions militaires classiques.

L’observateur relève en effet plusieurs traits de cette cyber-lutte : elle est accessible à beaucoup, ce qui ne signifie pas que tout le monde est capable de tout faire. S’il n’y a que dans les romans qu’un individu surdoué réussit à défaire les grandes puissances, il est exact que de nombreux individus peuvent agir – et nuire – dans le cyberespace. Celui-ci a en effet deux qualités qui sont utilisées par beaucoup : un relatif anonymat pour peu que l’on prenne des mesures adéquates (et malgré le sentiment d’omnisurveillance suscité aussi bien par la NSA que par les GAFAM) ; et une capacité à agréger des compétences le temps d’une opération (ce qu’on désigne sous le terme de coalescence).

Dès lors, quel que soit le mobile (motivation idéologique ou patriotique, lucre et appât du gain, forfanterie pour prouver sa supériorité technique), de nombreux acteurs peuvent agir dans le cyberespace (ce qui explique notre prudence dans l’analyse du cas estonien). Autrement dit encore, le cyberespace connaît une lutte générale qui mélange aussi bien les intérêts de puissance (traditionnellement réservés aux États), les intérêts économiques (firmes multinationales, mafias), les intérêts politiques ou idéologiques (ONG, djihadistes, Wikileaks, Anonymous, cyberpatriotes) ou encore les intérêts individuels (du petit hacker louant ses services au lanceur d’alerte Edward Snowden).

Il s’ensuit une conflictualité généralisée, mobilisant tous dans une mêlée d’autant plus vivace qu’elle est relativement discrète. En effet, on n’a pas d’exemples de coups mortels donnés via le cyberespace même si le fantasme d’un cyber-Pearl Harbour est sans cesse ressassé par les Cassandre. Avant d’être témoin d’un éventuel drame extrême, constatons que la cyberconflictualité ordinaire fait rage quotidiennement. Et que surtout, elle est fortement teintée de guerre économique, avant d’être politique.

Cyber et guerre économique : la convergence des luttes

Ne nous y trompons pas : l’essentiel réside dans la guerre économique. Celle-ci est allée de pair avec le développement de la mondialisation, elle-même rendue possible par ce qu’on appelait à l’époque les Technologies de l’information et de la communication (TIC). Cela a du coup radicalement modifié le socle préalable qui régissait le monde économique, celui de la concurrence pure et relativement parfaite. Ce socle n’existe plus et désormais, tous les coups sont permis. Le cyberespace favorise justement ce changement profond. Espionner, saboter et subvertir sont désormais des armes quotidiennement et souterrainement employées.

Que nous a en effet appris Snowden ? Que la NSA, sous prétexte de lutte contre le terrorisme, espionnait surtout les concurrents des États-Unis. Qu’elle collaborait activement avec les grands acteurs économiques américains, notamment les GAFAM, dans une relation à double sens. Que si ceux-ci devaient coopérer activement avec les services d’Etat (qui a cru sérieusement qu’Apple refusait de collaborer avec le FBI dans l’attentat de San Bernardino ? en revanche, ce fut un remarquable coup marketing), ces derniers n’hésitaient pas à transmettre des informations pertinentes à leurs industriels.

La Chine a quant à elle pratiqué une stratégie opiniâtre d’espionnage économique, par tous les moyens, notamment cyber. Les exemples abondent et les dénonciations américaines en la matière révèlent une probable vérité. Israël a une symbiose très étroite entre ses services spécialisés (autour de la fameuse unité 8200) et son écosystème de jeunes pousses (ayant été le plus loin dans la construction d’une « start-up nation »). On pourrait relever des liaisons similaires en Russie ou à Singapour.

Autrement dit, il y a désormais une certaine convergence des luttes, bien loin de celle imaginée par les radicaux alter en France : entre acteurs (collaboration entre Etats et entreprises, « contrats » passés entre des entreprises et des hackers souterrains) et entre domaines (la géopolitique n’est jamais très loin des « intérêts » économiques : il n’y a qu’à voir le nombre de chefs d’entreprise qui accompagnent les dirigeants lors de leurs voyages officiels). Le cyber permet cette convergence grâce à ses effets en apparence indolores (sera-t-il jamais possible d’évaluer le coût d’informations sensibles qui ont été volées par un concurrent ?), à sa discrétion évidente, à son anonymat confortable.

Une conflictualité englobante

Le cyber est désormais au centre de toutes les stratégies conflictuelles, qu’elles soient militaires ou non. Sa plasticité et sa transversalité permettent en effet le développement d’une multitude de manœuvres par des acteurs de tout type.

Agir dans le cyberespace, que l’on soit chef militaire, responsable politique, dirigeant économique ou simple RSSI (responsable de sécurité de systèmes d’information), impose de prendre conscience de cette dimension générale. Au fond, le cyberespace ne peut se réduire à un simple environnement technologique dont on laisserait la gestion à des responsables techniques mais subordonnés. Le cyberespace permet la mise en place d’une nouvelle conflictualité qui va, d’une certaine façon, fusionner les champs traditionnels des hostilités : aussi bien les guerres militaires que les oppositions géopolitiques ou les concurrences économiques. C’est pourquoi parler de cyberguerre est extrêmement trompeur : c’est tout d’abord faux (car le critère de létalité n’est pas rempli) et surtout réducteur car la conflictualité du cyberespace a certes des dimensions militaires, mais elles sont également plus larges et souvent plus insidieuses que la « simple » manœuvre de force et de coercition à la base des actions militaires.

En ce sens, il y a une globalisation de la cyberconflictualité. En prendre la mesure est la première étape d’une stratégie adaptée, quelle que soit l’organisation dont on a la charge, Etat, armée ou entreprise.

O. Kempf

Bienvenue au Kosovo

Voici une BD atypique à bien des égards. Par le thème évoqué comme par le traitement à la fois scénaristique et illustratif. Cela donne un résultat curieux, qui mérite le détour sans pour autant convaincre totalement, ce qui est souvent la marque des œuvres engagées, avec beaucoup de bons côtés et quelques regrets...

L'histoire : en un mot un homme que l'on comprend rapidement être un kosovar d'origine serbe qui a refait sa vie en Italie revient, à travers la Serbie, vers le Kosovo pour aller sur la tombe de son père, récemment disparu. Il rencontre dans le train un vieux Serbe de Sarajevo, ayant lui aussi trente ans de souvenirs à faire passer. Deux tranches de vie se rencontrent jusqu'à la séparation, qui conduit le Kosovar à rejoindre Mitroviça malgré les affrontements entre communautés, albanaise et serbe.

Disons d'entrée que le scénario refuse le schématisme habituel qui a eu cours sur la région, opposant des méchants Serbes à de gentils Musulmans, ici en Bosnie, là au Kosovo. Les deux héros sont justement des Serbes déchirés, qui ont refusé la guerre qu'on voulait leur faire faire : l'un, marié à Sarajevo à une musulman, combat dans l'armée bosniaque tandis que l'autre refuse justement le combat (sous la critique de son père qui le traite de lâche) et revient, deux décennies plus tard essayer de retrouver son enfance disparue.

Cette partie là est peut-être la plus intéressante : A coup de flash-backs (trop, en fait), on se replonge dans une époque où les choses étaient plus ambiguës que beaucoup le disaient alors.

La deuxième partie convainc moins car alors que l'histoire exposait des nuances, elle décrit dsormais les "adversaires" (ici des kosovars albanophones donc musulmans) comme systématiquement brutaux et agressifs : autrement dit, fauteurs de guerre. Il est dommage que ce simplisme contrevienne au premier discours. La fin de la BD est d'ailleurs proprement incroyable et vient casser tous les propos de la première partie.

Du point de vue du dessin, l’ensemble est assez classique sans défaut majeur. Le coloriste a dû changer au milieu du travail et l'on passe d'une ambiance assez opaque à une couleur plus franche et à mon goût plus convaincante.

Voici donc une œuvre ambivalente, séduisante par bien des côtés, notamment le huis-clos dans le train qui permet à deux hommes de se révéler peu à peu, dans une intimité psychologique très réussie ; puis une deuxième partie beaucoup moins convaincante, marquée par l'excès d'arguments, ce qui affaiblit l'ensemble. On retiendra la volonté de tenir un discours décalé sur le sujet.

Bienvenue au Kosovo, par Mogavino, Mirkovic et Quatrocchi, éditions du Rocher.

O. Kempf

Les Algériens de France

J'ai publié, dans la revue italienne Limes, un article qu'ils m'avaient demandé pour leur numéro de juin consacré à l'Algérie. Je ne vais pas poster ici la version italienne (voir I mille volti degli Aglierini di Francia) mais le texte français d'origine, plus accessible au lecteur français.

Semaine après semaine, le renouvellement des manifestations à travers l’Algérie a relancé l’intérêt pour ce pays maghrébin. Cependant cet intérêt n’a pas donné lieu à une mobilisation médiatique en France, comme si les Français regardaient d’un air distant ce pays, ancienne colonie qui au fond ne compterait plus, tant elle s’est enfermée dans un nationalisme ombrageux. Dans le même temps, des signes ont montré que les « Algériens de France » s’étaient quant à eux mobilisés, que ce soit par des manifestations répliquant place de la République celles d’outre-Méditerranée, ou par les voyages de ceux retournant régulièrement à Alger pour descendre dans la rue. Autant de réactions qui varient de la négligence à l’implication la plus passionnée et qui illustrent des relations ambiguës, complexes et entrecroisées entre les deux pays et leurs deux peuples. Au point que l’expression « Algériens de France », pourtant utilisée abondamment, recouvre une réalité malaisée à définir, tant on ne sait pas ce que sont ces « Algériens de France », ni si l’expression désigne la même chose à travers l’histoire, ni même si elle a pareil sens en France ou en Algérie. Or, la question est extrêmement sensible tant elle croise des lignes de passion politique qui ont traversé et traversent encore notre pays, qu’il s’agisse de la guerre d’indépendance algérienne, de l’immigration ou de la place de l’islam et de ses variantes radicales. C’est pourquoi ce texte doit l’apprécier sous un triple regard : démographique, politique et géopolitique.

Des immigrations algériennes

Les Algériens de France sont d’abord le résultat de vagues successives d’immigration (1).

Elles existent très tôt, alors même que les trois départements algériens sont sous administration directe de la métropole. On distingue ici plusieurs vagues de cette immigration des populations autochtones et musulmanes (2) (à distinguer donc des colons), vers la métropole. La première vague, de 1905 à 1913, envoie une dizaine de milliers de personnes dans des emplois de main d’œuvre industrielle. Lors de la Première Guerre mondiale, 80.000 travailleurs algériens et 170.000 soldats viennent en métropole. Après la guerre, la France rapatrie 250.000 d’entre eux vers les colonies. Mais l’immigration reprend dès 1920 jusqu’à 1939, puis à nouveau à l’issue de la Seconde Guerre, jusque 1954, notamment pour accompagner la reconstruction et les Trente glorieuses.

Le flux s’interrompt à l’occasion de la Guerre d’Algérie (1954-1962). La fin de celle-ci (accord d’Evian) organise le « rapatriement » qui n’est pas à proprement parler une immigration mais constitue incontestablement un mouvement migratoire d’ampleur. En effet, les populations en question sont pour la plupart de nationalité française (depuis la loi de 1870 pour les juifs, celle de 1889 pour les Européens et celle de 1947 pour les musulmans). Toutefois, il faut bien distinguer les Pieds-Noirs et les Harkis (3) : l’administration française demande en effet à ces derniers une reconnaissance de nationalité. Entre 1962 et 1965, environ un million de Français d’Algérie arrivent en France (dont 100.000 juifs et 45.000 harkis).

Simultanément à ces rapatriés, une immigration algérienne proprement dite se développa dès 1962, elle aussi en plusieurs vagues. Entre 1962 et 1982, la population algérienne vivant en France passe de 350.000 à 800.000 personnes, principalement des travailleurs venus fournir de la main-d’œuvre à la croissance industrielle des Trente Glorieuses. A partir de 1980, les allers et retours ne sont plus possibles et les Algériens travaillant en France veulent y rester : ils font donc venir leur famille. Les entrées sont désormais principalement le fait du regroupement familial même si d’autres phénomènes ont lieu : soit la fuite de la guerre civile au cours de la décennie noire des années 1990, soit des commerçants illicites entre les deux rives (trabendo) soit même des immigrés clandestins (harragas).

Combien sont-ils ?

Il est difficile de connaître avec précision le nombre de ces Algériens de France.

En 2012, selon une estimation de l’INSEE, les immigrés algériens et leurs enfants (au moins un parent né en Algérie) étaient 1.713.000. Selon d’autres spécialistes, le nombre de résidents d’origine algérienne peut être estimé à 4 millions dont deux millions de binationaux. Enfin, Michèle Tribalat, dans une étude de 2015 (4), estime à 2,5 millions les personnes d’origine algérienne sur trois générations : 737.000 immigrés, 1,17 millions de descendants de 1ère génération, 565.000 descendants de deuxième génération. Sur trois générations, ces personnes représentent donc 4,6 % de la population française. Cette étude inclut donc les harkis et leurs descendants mais exclut les descendants des rapatriés.

Les chiffres les plus récents de l’INSEE datent de 2015 (5) : Il y aurait ainsi en France 6,2 Millions d’immigrés (nés à l’étranger) dont 3,8 millions de nationalité étrangère et 2,4 millions de binationaux. 12,8 % seraient nés en Algérie soit 793.000 (486.000 de nationalité algérienne, 307.000 binationaux).

Les descendants de harkis seraient aujourd’hui entre 500.000 et 800.000. Les descendants de pieds-noirs seraient quant à eux au nombre de 3,2 millions en 2012.

Si l’on conjugue toutes ces études, en additionnant les Français d’origine algérienne et ceux ayant des origines pied-noir, on obtient le chiffre de 5,7 millions de personnes ayant des racines directes en Algérie.

Mais ces chiffres ne doivent pas cacher que ces différentes origines et statuts, mais aussi les différences entre les références chronologiques (vagues d’immigration, générations de 1er, 2ème ou 3ème rang), rendent impossible l’unité des réactions de ces différentes populations. Aussi l’expression « Algériens de France » est-elle trompeuse en ce qu’elle suggère une homogénéité et donc la similitude des comportements.

Liaisons historiques

En effet, les Algériens en France ont très tôt eu un rôle dans l’accession à l’indépendance. En 1926, de jeunes immigrés algériens créent, du côté de Nanterre, l’Etoile nord-africaine, premier mouvement indépendantiste algérien. Messali Hadj, son leader, le transforme en Parti du peuple algérien en 1937 puis en Mouvement National Algérien à partir de 1954. Après la Seconde Guerre mondiale, les revendications nationalistes montent en puissance pour aboutir au déclenchement de la guerre d’Algérie (on parle en Algérie de « Révolution algérienne ») en novembre 1954.

Le Front de libération nationale (FLN) crée des régions militaires (des wilayas) pour conduite son combat. A ce titre, la Wilaya 7 est la branche française du FLN, sous le nom de Fédération de France du FLN, qui va sensibiliser la communauté algérienne en France et en Europe. Les premières années, il s’agit de prendre l’avantage sur l’autre mouvement nationaliste, le MNA (Messali Hadj) ce qui entraîne des règlements de compte meurtriers (on parle de 4.000 morts) afin notamment de collecter « l’impôt révolutionnaire ». En 1961, elle organise des manifestations durement réprimées (plusieurs dizaines de morts). Simultanément, des Français, en général des intellectuels de gauche, soutiennent le mouvement indépendantiste (cf. le réseau Jeanson ou encore ce qu’on a appelé les « porteurs de valise »).

Les Algériens en France ou les Français soutenant les Algériens ont donc joué un rôle important au cours de la guerre d’Algérie. Le souvenir en a laissé des traces dans l’histoire politique mais il s’est estompé, notamment en France, au point qu’il n’agit plus aujourd’hui comme une référence dans le débat public. Quasiment deux générations ont passé et les passions d’hier se sont globalement apaisées. D’autres ont pris le relais.

Nouveaux malaises

En juillet 1998, la France gagnait la coupe du monde de football. Certains, prenant appui sur la figure de Zinedine Zidane, parlait de France black-blanc-beur, y voyant le triomphe d’une France multiculturelle et intégrée. En 2001, le premier match de football entre la France et l’Algérie, joué au stade de France, au même endroit que la finale trois ans plus tôt, renversait cette hypothèse : Lors de la diffusion des hymnes nationaux, de nombreux sifflets se firent entendre au cours de la Marseillaise et le match fut arrêté à la 76ème minute, alors que le terrain était envahi par des milliers de supporters. Les « jeunes de banlieues » avaient ainsi démontré leur piètre attachement à leur pays de nationalité, la France. Étaient-ce des Algériens de France ? ou plutôt des Français de France aux racines algériennes ? En tout cas, cela révélait le trouble identitaire de nombreux segments de la population française.

Ces matchs montraient le malaise d’une partie de la population immigrée et notamment celle d’origine algérienne. Quelques années plus tard, la série des attentats terroristes à Paris renforçait cette impression : en effet, la plupart d’entre eux furent commis par des citoyens français, même si leur origine immigrée (et pour le coup, pas spécialement algérienne) leur donnait souvent un point commun. Le malaise quittait le terrain de l’immigration pour aller vers celui de l’islam et notamment de ses versions extrémistes.

Incidemment, cela posait la question de l’organisation de l’islam de France. Ainsi, la Grande mosquée de Paris est juridiquement indépendante mais reste traditionnellement liée, culturellement et culturellement, à l’Algérie. Cependant, la Grande mosquée de Paris perd de l’influence dans la représentation de musulmans de France (alors qu’elle avait une primauté traditionnelle), notamment au sein du Conseil français du culte musulman (CFCM). Alors que l’islam algérien avait traditionnellement eu le plus d’influence en France, voici qu’il est désormais minoritaire.

Algérien de France ou Algérien en France ?

Ces différents points montrent un trouble. Pourtant, ce trouble ne semble pas propre aux seuls Algériens de France puisque ces questions d’identité traversent le pays (et même l’ensemble des pays d’Europe). En 2007, juste arrivé au pouvoir, Nicolas Sarkozy décide de créer un ministère de l’identité nationale (intitulé exact : ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire). Cela illustre la difficulté de ce nouveau thème politique de l’identité.

Il ne s’agit pas ici d’écrire une nième dissertation sur le sujet : tout a été dit de ces identités multiples, défiées par les conditions contemporaines de la mondialisation qui intensifie les échanges et les mélanges, qu’il s’agisse des cultures, des idées ou des personnes. Cette intensification est géographique mais elle constitue également une accélération, qui laisse moins de temps à la sédimentation, à l’accoutumance et à l’apaisement. Enfin, un certain relativisme occidental accélère cette dissolution des identités, qu’elles soient nationales, régionales ou individuelles. Le refus de la norme sociale rend plus difficile l’intégration.

S’agissant des immigrés et spécialement des Algériens, on peut également pointer les attitudes différentes entre ceux de première génération, qui ont encore les références de leur pays d’origine, et ceux de deuxième et de troisième génération, pour qui ces références sont plus éloignées et donc fantasmées ou reconstruites.

Nombreux sont les témoignages de ces beurs algériens « retournant » au bled (même à l’occasion de leur premier voyage), qui rêvent beaucoup de ce voyage et sont finalement très déçus de ce qu’ils vivent : il y a un choc culturel intense entre la représentation et la réalité, sans même parler de l’accueil qui leur est réservé et qui n’est pas toujours bon.

Les voici donc obligés de construire une identité composite, à la fois algérienne et française, ou plus exactement Français d’origine algérienne (FOA), même si l’insertion dans la société française est difficile. Très souvent en effet, un FOA fait partie de la France périphérique, celle qui a du mal à joindre les deux bouts et qui s’est révélée aux yeux de tous lors de la manifestation des Gilets Jaunes. Et pourtant, les choses ne sont pas aussi simples : ainsi, on vit peu de beurs au sein de ces Gilets Jaunes, de même qu’on en vit peu lors des grandes manifestations à la suite de l’attentat contre Charlie Hebdo : signe d’une division qui demeure profonde et qui touche la France de l’immigration en général, et plus particulièrement celle d’origine maghrébine, et donc algérienne.

Retournements d’identité

Le cas des binationaux est symptomatique de ces difficultés. Ainsi, un grand débat public eut lieu en 2016 à propos de la déchéance de nationalité des terroristes. Rapidement, le sujet dériva vers la question des binationaux (pas seulement des Algériens). Or, il faut constater leur « double absence » (selon le mot du sociologue algérien Abdelmalek Sayad), ici et là-bas, particulièrement dans le cas des Algériens. Regardés avec suspicion par un certain nombre d’hommes politiques français, ils le sont également par les hommes d’Etat algériens qui dénoncent régulièrement le Hizb frança (le parti de la France), nouvelle cinquième colonne qui agirait cette fois non au profit de l’Algérie mais contre elle. « De ce point de vue, les récents débats contradictoires autour des articles 51 et 73 du nouveau projet de Constitution en Algérie sont bien la preuve que les binationaux ne constituent pas uniquement des victimes expiables dans l’ancien État colonial (la France) mais aussi des boucs-émissaires de l’État anciennement colonisé (l’Algérie). En effet, le pouvoir algérien a présenté récemment un nouveau projet de constitution afin de « démocratiser » et de « moderniser » les institutions politiques du pays. Or, parmi les réformes envisagées, l’une vise précisément à exclure les binationaux de certains mandats électifs et des postes à haute responsabilité engageant la souveraineté de l’État. L’argument principal avancé par les auteurs de la réforme est que la binationalité serait susceptible d’introduire un conflit d’allégeance entre l’État d’origine et l’État d’accueil » (6). Les binationaux sont donc soupçonnés d’être considérés comme peu fiables et pas assez loyaux.

Ils sont ainsi un peu des deux pays mais finalement, ils ne seraient d’aucun des deux ? Qu’y peuvent-ils, d’ailleurs, si le droit leur donne deux nationalités, sans qu’on leur ait demandé leur avis et même si beaucoup y trouvent un avantage ? En fait, « leur statut juridique et symbolique fait problème, en ce qu’il témoigne de la péremption des conceptions traditionnelles de l’État-nation territorial qui se combine paradoxalement à un retour en force des nationalismes fondateurs, ce que l’on pourrait appeler également les nationalismes primordiaux ». Les binationaux sont un problème géopolitique très contemporain.

Dans le même temps, on évoque parfois « les centaines de milliers d’Algériens vivant en Algérie mais ayant secrètement la nationalité française (7) ». Il y aurait ainsi des Algériens Français en Algérie même… Sont-ils Algériens de France ou autre chose ?

D’un autre point de vue, les pieds-noirs sont également des Algériens de France : Mais l’expression pied-noir étant jugée péjorative par certains d’entre eux, ils lui préfèrent l’expression de « Français d’Algérie ». Mais ces Français d’Algérie ne sont-ils pas également des Algériens de France, même si leur rapport avec l’Algérie indépendante est très différent de celui des FOA ?

Une normalisation en cours ?

Ainsi, ces parcours très variés montrent que l’expression « Algériens de France » est bien délicate à manier.

Et pourtant, l’observateur peut déceler une certaine normalisation. Le déroulé du hirak (Mouvement) algérien l’illustre. Ainsi, de nombreux binationaux se sont-ils rendus régulièrement à Alger pour participer aux manifestations, occasion pour eux de participer à la vie politique de leur pays, mais dans le sens d’un rapprochement de nature politique. En effet, l’attente d’une forme de démocratisation du régime semble réunir les deux rives.

Ainsi que nous l’avons montré (8), les Algériens (comme tous les Maghrébins) sont imprégnés de culture française et ils observent la vie politique, médiatique et sportive française quotidiennement, grâce aux télévisions par satellite et Internet. D’une certaine façon, ils vivent en France par procuration. Quant aux Algériens de France, ils représentent d’une certaine façon ceux qui prouvent qu’on peut y arriver, à l’instar des nombreux Français d’origine algérienne qui ont réussi (pour les personnalités récentes (9) : les footballeurs Zidane, K. Benzema, N. Fékir, les chanteurs K. Farah, Sheryfa Luna, les politiciens F. Amara, A. Begag, N. Berra, R. Dati, F. Lamzaoui, L. Aïchi, K. Delli, les acteurs M. Achour, A. Belaïdi, F. Khelfa, Smaïn, Ramzy, L. Bekhti, Dany Boon, Kad Merad, …). C’est d’ailleurs ce qui incite probablement les binationaux à se préoccuper de l’évolution politique de l’autre côté de la Méditerranée, car elle représente une évolution qui permet de réduire les distances entre les deux sociétés.

Vers la cicatrisation …

La France se désintéresse de l’Algérie, écrivions-nous. Peut-être les évolutions en cours annoncent-elles un renouveau, activé par ces Algériens de France qui ont besoin, plus que d’autres, de réconcilier non seulement leurs racines mais surtout deux histoires si proches. Car au fond, beaucoup d’Algériens demeurent attachés à la France, tout comme il y a une part très importante de Français qui conservent des liens avec l’Algérie. Ces Algériens de France constitueront alors une richesse géopolitique permettant un rapprochement entre les deux pays que tout rapproche et que l’histoire a un temps éloigné.

Venant d’un « nulle-part identitaire », ils permettront une alchimie créatrice au profit des deux rives.

(1) Les éléments de cette partie sont tirés notamment de Wikipédia, de l’INSEE et de E. Blanchard, Histoire de l’immigration algérienne en France, La Découverte, 2018, 128 pages. (2) Jusqu’en 1947, les autorités parlent des « musulmans » qui sont des sujets français. On parle à la suite du statut de l’Algérie (adopté en 1947) de Français musulmans d’Algérie. Ils ne deviennent à proprement parler Algériens qu’à la suite de l’indépendance en 1962. (3) Les pieds-noirs désignent les Français d’ascendance européenne originaires d’Algérie. Les harkis sont les anciens musulmans combattants, auxiliaires ou supplétifs de l’armée française au cours de la guerre d’Algérie : on les désigne aussi de Français de souche nord-africaine. (4) Michèle Tribalat, « Une estimation des populations d’origine étrangère en France en 2011 », Espace populations sociétés, 2015/1-2. (5) https://www.insee.fr/fr/statistiques/3633212 (6) Vincent Geisser, « Une controverse peut en cacher une autre : Les binationaux suspects « ici et là-bas » ? », Migrations Société 2016/1 (N° 163), pages 3 à 12. (7) http://www.slateafrique.com/2063/en-france-la-binationalite-au-banc-des-accuses (8) « L’Algérie, le hirak et la France », Dossier stratégique n° 11, La Vigie, 18 mai 2019, accessible à https://www.lettrevigie.com/blog/2019/05/30/dossier-n-11-lalgerie-le-hirak-et-la-france-gratuit/ (9) Voir https://www.facebook.com/personnalitespubliquesdoriginealgeriennelapage/

Olivier Kempf

Lire les Déracinés de Barrès

Voici un petit billet paru dans le dernier numéro de Conflits. J'y ouvre une nouvelle chronique intitulée "relire les Classiques". Barrès en est le premier sujet. Barrès oublié et négligé, Barrès décrié, mais Barrès grand écrivain quand même, outre l'influence qu'il a eue sur une génération entière.

Maurice Barrès a aujourd’hui très mauvaise réputation. Le chantre du « nationalisme » est forcément soupçonné d’inspirer tous ceux qui se revendiquent de la nation ou de l’identité. Et par les temps qui courent, le point Godwin est très vite atteint. Pourtant, Barrès est mal connu : faites le test autour de vous, bien peu l’ont lu. Or, c’est un grand écrivain. Oublié comme écrivain, s’il est encore connu pour son rôle politique. Car voici un paradoxe : il est à la fois homme de lettres et homme politique (élu député à maintes reprises et ayant eu une influence incontestable dans la fabrique des idées de son temps). Autrement dit, avant la lettre, un « intellectuel », au sens que l’on donne en France à ce mot : « l’intellectuel est celui qui s’occupe de ce qui ne le regarde pas » (J.-P. Sartre) : celui qui sort de son domaine de compétence pour parler des choses de la cité. Barrès a eu autant d’influence que Sartre…

Rappelons le mot de Blum : « Je sais bien que Monsieur Zola est un grand écrivain ; j'aime son œuvre qui est puissante et belle. Mais on peut le supprimer de son temps par un effort de pensée ; et son temps sera le même. Si Monsieur Barrès n'eût pas vécu, s'il n'eût pas écrit, son temps serait autre et nous serions autres. Je ne vois pas en France d'homme vivant qui ait exercé, par la littérature, une action égale ou comparable ». Et celui de Malraux : « Il était caporal en politique alors que dans le domaine de la littérature, il était général ».

Sait-on que le jeune député boulangiste de Nancy, élu à 27 ans, se veut socialiste et siège à l’extrême-gauche ? rapidement cependant, il adhère ensuite à la ligue des patriotes de Paul Déroulède et est antidreyfusard. Il prône en fait un nationalisme républicain et garde ses distances avec le monarchisme de Maurras. Il s’agit pour lui de « restituer à la France une unité morale, de créer ce qui nous manque depuis la révolution : une conscience nationale ». N’oublions pas qu’en cette fin du XIXe siècle, en ces débuts de IIIe république, la question du régime politique de la France est encore centrale.

Mais il est au fond fédéraliste, partisan de l’attachement aux régions et au local. D’ailleurs, les Déracinés est un roman « décentralisateur » car se méfiant de Paris et de l’uniformisation décidée par la capitale, qui coupe les Français de leurs racines provinciales locales. Il est autant nationaliste lorrain que nationaliste français. Rappelons enfin que Barrès écrit après la guerre de 1870 : c’est un partisan de la revanche sur l’Allemagne. Mort en 1923, il n’a pas connu le nazisme. L’assimiler à ce courant est non seulement anachronique, mais tout simplement faux.

§§§

Pourquoi lire Barrès aujourd’hui ? je notais l’autre jour le vrai clivage actuel, « entre enracinés et déracinés, dans le sillage des intuitions de Barrès et Simone Weil » (La Vigie, n° 116). Écrivant cela, je constatais que je citais l’un des deux sans l’avoir lu. Il fallait réparer cette lacune. Trouvant le volume au fond de ma bibliothèque, je commençais… Ce fut une surprise saisissante.

Voici en effet un roman de grande allure : un style à la Flaubert, des personnages variés, une intrigue multiple et bien tissée. Le lecteur plonge dedans et ne s’en sépare pas, négligeant les autres lecteurs pour avancer dans celle-là, ravi de retrouver les plaisirs de lecture de l’adolescence, quand on dévorait Balzac, Zola, Arsène Lupin ou Jules Romain dans des grandes enfilades de pages tournées compulsivement au cours d’été sans fin.

Les déracinés racontent l’histoire de sept jeunes lycéens de Nancy, aux origines diverses même s’ils sont tous lorrains, qui suivent l’enseignement de leur professeur de philosophie, kantien et républicain, M. Bouteiller. Ce dernier est muté à Paris et les invite à le suivre. Ils montent à Paris où l’on suit leur formation à la vie qu’il s’agisse de leurs expériences amoureuses, de leur initiation politique, de leur insertion professionnelle ou de leurs débats philosophiques et moraux. C’est aussi l’histoire de leur déracinement puisqu’ils abandonnent une part de leur caractère lorrain pour se transformer et, d’une certaine façon, se perdre, dans le maelstrom parisien. Le sujet est au fond très actuel car la critique de la mondialisation s’articule aujourd’hui au clivage entre métropolisation nantie et France périphérique.

Les déracinés est le premier volume d’une trilogie, le Roman de l’énergie nationale. Il fait la transition avec le cycle précédent (Le culte du moi) qui avait permis à Barrès de connaître le succès. Si on voit poindre les thèmes « nationalistes » (la terre et les morts) qui seront la marque de Barrès, le lecteur doit d’abord le lire pour ce qu’il est : Un grand roman, un roman en soi qui se justifie par lui-même, en oubliant la réputation de l’auteur, fût-elle mauvaise.

O. Kempf

Description des cyberagresseurs (sur RFI)

Désolé de mon silence au cours du dernier mois : la rentrée a été chaude, mais chaude... En clair, j'ai été surchargé de boulot. Je ne m'en plains pas... Mais du coup, j'ai dû délaisser quelque peu égéa, avec pourtant plein de trucs à dire et de nouvelles à signaler.

Bon, je passe demain mardi 8 octobre dans l'émission Décryptage, sur RFI (ici), animée par Anne Cantener (photo ci-dessous), de 18h10 à 18h30, pour évoquer les principaux responsables des cyberattaques, à partir du dernier rapport publié par Thalès et Verint (lire ici, très intéressant).

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Le podcast : ici

A demain. J'essaye d'ici une semaine de rattraper toutes les publications en retard.... J'ai plein de choses à vous dire !

O. Kempf

Chars de combat (Manuel de reconnaissance)

Voici un petit opuscule passionnant, qui m'a rappelé mes années de lieutenant à Saumur, lorsque nous apprenions à identifier les chars soviétiques, mais aussi les VCI, les hélico ou les avions. Il s'agissait à l'époque de compétences indispensables à un officier de reconnaissance dont la mission était d'aller escadronner, en avant du corps d'armée, pour déterminer l'axe d'effort de l'ennemi… et se faire consommer en 12h de temps !

Aussi, quand je l'ai vu passer, je n'ai pas résister. D'un mot, voici de la belle ouvrage car cela me change indéniablement des petites fiches cartonnées Noir et Blanc que nous allions acheter à la bibliothèque de l'école. Chaque char dispose non seulement de plusieurs photos mais aussi de données techniques et d'un texte de présentation. Surtout, les versions successives sont présentées, ce qui permet d'utiles comparaisons. Enfin, des chars de années 60-70 encore en service ici ou là sont encore présentés : l'utilité sert ici plus à comparer les évolutions, me semble-t-il.

Bref, voici une encyclopédie réjouissante et pratique. On pourra dire qu'il ne s'agit que d'un outil nostalgique... Pourtant, à l'heure où la compétition entre grandes puissances renaît, où des risques de guerre interétatiques reviennent au range des préoccupations, se réintéresser au char me semble de bon aloi. Cet ouvrage n'intéressera donc pas seulement les cavaliers blindés ou les fanas milis, mais aussi tous ceux qui ont envie d'approfondir le sujet. Par exemple, si certains journalistes le parcouraient pour comprendre que tout blindé n'est pas un "char", ce serait déjà une grande victoire.

Mais là, je rêve sans nul doute.

Chars de Combat, par Youri Obratsov, Editions HIstoire et collections, collection manuel de reconnaissance, 19,95 euros, 115 pages : lien

Olivier Kempf

Dialogue franco-russe

J'ai évoqué récemment dans La Vigie (N° 124, ici) une belle séquence diplomatique, qui envisage entre autre une relance du dialogue franco-russe. On se doit d'être circonspect, non pas sur l'objectif mais sur la manière dont il va être conduit.

En effet, pour le dialogue avec la Russie, force est de constater que beaucoup de dirigeants français l'ont évoqué et même initié. Sans que cela soit très satisfaisant. Probablement aussi par ce qu'on n'a pas évalué assez finement les présupposés de la Russie.

En fait, l'analyse de la Russie est divisée en deux visions très caricaturales :

- une vision atlantiste qui y voit la perpétuation de l'URSS menaçant ( ce qu'elle n'est à l'évidence plus) ;

- une vision irénique (souvent caricaturale car elle doit lutter pour s'extraire de la vision politiquement dominante) qui considère que la Russie est une puissance de paix, avec quelques présupposés : elle se pense européenne - elle est cohérente - sa politique européenne peut se distinguer de sa politique vis-à-vis des États-Unis ou de la Chine - la question des minorités et de l'islam se pose pareillement chez nous et chez elle.

Or, aucun de ces présupposés n'est étudié avec soin avant de lancer le reset, ce qui provoque inévitablement des déceptions : on se lance dans une manœuvre de revers sans examiner les intérêts réels du partenaire (par rapport à nos et par rapport au partenaire que l'on essaye de contourner).

Je crains que quelles que soient les velléités audacieuses du pdt Macron, il ne verse dans ses travers classiques.

O. Kempf

Le bouleversement de Trump (ou Trump et la profondeur)

Pour les cinq ans d'Echoradar, nous nous sommes fixés comme thème estival de choisir un événement géopolitique marquant de la dernière demi-décennie. Sans hésiter, j'ai choisi Trump car Trump est plus profond qu'il y paraît.

Quel a été le plus important événement géopolitique de ces cinq dernières années ? Une telle question suggère qu’on a le recul suffisant pour apprécier la portée des événements. Or, il arrive que des événements passent inaperçus sur le moment et ne révèlent leur importance que dans la longue durée, surtout en matière géopolitique. Cette discipline privilégie en effet souvent une approche du temps long qui lui permet de déceler les grands mouvements tectoniques. De même, le qualificatif d’important pose difficulté : de quelle échelle s’agit-il ? pour qui est-ce important ? Par exemple, une vision française diffèrera d’une vision européenne, chinoise ou mondiale… Malgré toutes ces objections de méthode, risquons-nous.

Source

Car au fond, l’élection de Donald Trump en 2016 constitue bien un événement qui affecte tous les points de vue. De plus, il s’inscrit dans une histoire plus longue que les seules trois dernières années, car il vient concrétiser des tendances initiées par G W Bush (sur les relations transatlantiques) et B. Obama (sur le pivotement asiatique). Surtout, il affecte la première puissance globale, ayant des intérêts et des influences dans toutes les parties de la terre. Elle fut la seule depuis la fin de la Guerre froide même si on observe depuis une décennie la montée en puissance de la Chine. Mais la faillite de Lehman Brothers en 2008 ou la maîtrise du pouvoir chinois par Xi Jin Ping depuis 2013, qui pourraient constituer d’autres événements mondiaux, sont advenus avant la période considérée. Enfin, l’accession de Trump au pouvoir constitue autant la concrétisation d’une tendance préalable que l’établissement d’un nouveau cours géopolitique. C’est un tremblement de terre en ce qu’il est la résultante de pressions antérieures, tout comme il produit un nouvel état des choses profondément différent de ce qui existait avant et auquel on ne pourra pas revenir.

La fin de la mondialisation heureuse

Alain Minc, le gourou influent des puissants et des pouvoirs, quelle que soit leur couleur politique (signe peut-être de leur caractère incolore), avait inventé la notion de Mondialisation heureuse, dans un livre de 1997 (ici). Il poursuivait en cela les annonces de Fukuyama (La Fin de l’histoire) et du précurseur Robert Reich (L’économie mondialisée, 1991), avant le livre de Thomas Friedmann qui en 2006 annonçait : La terre est plate. Tous ces prophètes de bonheur écrivaient avant le crash de 2008 qui a constitué une profonde rupture : elle fut politique mais surtout, elle marqua le moment où l’on commença à douter de la mondialisation. Il y avait bien eu des débats auparavant mais ils opposaient de vieux gauchistes dénonçant un système capitaliste forcément critiquable et de jeunes réalistes qui, non contents de s’enrichir, se satisfaisaient de faire sortir la planète de la pauvreté : réunir richesse et confort moral, voici une situation inconnue quand on était libéral. Jusque-là, on avait le cynisme un peu gêné. Avec la mondialisation, tout allait pour le mieux.

Bien sûr, il y avait eu cet accident du référendum de 2005 où une majorité de Français (et de Néerlandais) avaient refusé la Constitution européenne. Ce fut vu à l’époque plus comme l’effet d’un retard (le fameux retard français, si ataviquement dénoncé par les esprits forts) que comme le signal faible de ce qui allait advenir. Au fond, le signal était trop fort pour être un signal.

Patatras ! La faillite de Lehman-Brothers lança une série de mauvaises nouvelles : crise financière, puis crise de l’euro, puis crise de l’Europe (mais il paraît que celle-ci est toujours en crise et que la crise l’aide à grandir et que donc ce n’est pas grave). Il reste que depuis 2008, beaucoup doutent des promesses de prospérité pour tous assurées par l’UE. Celle-ci reste soutenue dans l’opinion mais plus comme une défense que comme une ambition. On est passé du projet au repli. L’UE nous mettait dans le train de la mondialisation, la crise de cette dernière rétroagit sur le primat géoéconomique qui présidait à la construction européenne.

2008 fut aussi l’année du grand retournement en Chine. Plus exactement, ce fut le moment où le gouvernement chinois s’aperçut qu’il ne pouvait plus faire confiance à l’Occident : d’une part à cause de cette crise qu’il dut combler, pour sa part, avec un surcroît d’endettement (chose qu’on a oubliée) ; mais aussi à cause des nombreuses critiques qu’il reçut, alors qu’il organisait les JO de Pékin, à propos du Tibet libre (ce qu’explique très bien E. de La Maisonneuve, dans son dernier ouvrage Les défis chinois, qu’il faut impérativement lire si on veut comprendre stratégiquement quelque chose à la Chine contemporaine). Désormais, Pékin va réfléchir à une nouvelle manière d’ordonner le monde, plus conforme à ses intérêts et à sa vision et distincte de la « mondialisation », représentation géopolitique construite et véhiculée par l’Occident.

2008 fut enfin l’année de l’élection de B. Obama. Souvenez-vous, il fut vécu à la fois comme une rupture (le premier président noir) mais aussi comme un retour aux fondamentaux américains. On ne vit pas qu’il mit en œuvre résolument le « pivotement » (traduction exacte du pivot américain), c’est-à-dire la bascule de priorité géopolitique des Etats-Unis de l’Atlantique vers le Pacifique. Il le fit de façon polie et mesurée, rassurant ainsi les atlantistes européens, mais le mouvement était pris.

Ces trois constats indiquent que le retournement du monde avait commencé dès 2008. C’est pourquoi Trump n’est pas aussi nouveau ni surprenant qu’on l’a dit (on relira ici avec attention l’écho du bocal accordé sur le sujet par J. Ghez, un des meilleurs spécialistes français des Etats-Unis), même si son élection marque un tournant très important, rendant visible ce qui était présent mais latent.

Les options radicales de Trump

Provoquons : Trump est bien plus profond qu’on ne le croit.

Profond ne signifie pas ici qu’il est évolué, subtil, élaboré, cultivé, construit… Ces caractéristiques étaient celles de son prédécesseur et en cela, Trump diffère profondément de l’élégant 44ème POTUS. Mais avec sa brutalité, ses éruptions tweetesques, son manque de maîtrise de soi et tout simplement d’éducation, Trump manifeste quelque chose de beaucoup plus profond : il est en effet doté d’une intuition impressionnante, qualité qu’on n’enseigne pas à la faculté et que les analystes politiques peinent à reconnaître pour telle. Et pourtant, Trump est dotée d’une intuition très profonde qui explique d’ailleurs son succès électoral, mais aussi que malgré le bruit furieux dont sa présidence est environnée, elle ne se déroule pas si mal, permettant à « The Donald » d’avoir des chances sérieuses d’être réélu (à tout le moins, sa défaite est bien loin d’être assurée quand on observe le désastre idéologique qui prévaut dans le camp démocrate).

L’intuition, peut-être bien loin de la raison, mais vraie motivation pour l’action. Souvent, on ne voit que les voiles du bateau pour comprendre sa manœuvre. On oublie la quille alors que le profilage de celle-ci décide d’énormément de choses. L’intuition, c’est la quille des hommes d’Etat. Et elle est souvent omise dans le diagnostic politique et géopolitique.

Et sa première intuition est « globale », au sens à la fois anglais et français. Car il s’agit du rapport au monde et à la mondialisation (la globalization anglo-saxonne) : Trump dit d’abord que l’actuel mode de gouvernance de la planète ne convient plus aux Etats-Unis. La surprise est totale chez beaucoup, tant nous étions persuadés que la mondialisation se faisait justement au profit des Etats-Unis : c’est ainsi en tout cas que nous l’avions comprise, lorsqu’elle se mit en place après la guerre froide. Sauf que c’était vrai au début mais que peu à peu, d’autres en avaient tiré profit et notamment la Chine et l’Allemagne. Nous ne répéterons pas ici à quel point il y a à nouveau un problème allemand en Europe (voir La Vigie n° 115, ici). Force est de constater que l’Allemagne a su tirer profit de la mondialisation et imposer un déséquilibre majeur en Europe. Quant à la Chine, lancée dans un gigantesque rattrapage lancé par le maître Deng en 1979, plus personne ne doute qu’elle est une actrice majeure de cette mondialisation qu’on croyait américaine : si elle fut initiée au début par les États-Unis, à leur grande surprise d’autres en tirent de plus grands bénéfices.

Trump a donc délaissé les mantras qui nous ont bercé : celui de l’échange ricardien profitable à toutes les parties avec spécialisation dans le facteur de production le plus adéquat (ce dont les meilleurs économistes doutent désormais), ou encore celui du fameux gagnant-gagnant, où toutes les parties prennent avantage à un gâteau qui croît. Trump écoute son instinct, son intuition, dans une logique malthusienne : les gains sont limités et celui qui gagne quelque chose le fait aux dépens de l’autre. Cette utilisation maximale par d’autres des nouvelles règles du jeu (règles de l’échange) motive les récriminations de l’Américain à l’encontre des tricheurs (car pour lui, il y a logiquement une triche dans l’utilisation des règles à son profit).

Cette perception globale de la mondialisation entraîne les nouveaux rapports qu’il va introduire avec « les autres ». Ce sera donc deux rapports de force (la seule méthode qu’il connaît) avec d’un côté les Chinois, de l’autre les Européens. Ceux-ci se voient même accusés d’être des « ennemis », le mot révélant l’attitude psychologique de D. Trump.

Ce faisant, il bouscule un ordre du monde auquel nous étions habitués. Il introduit très précocement un rapport de force avec Pékin qui ne s’y attendait pas si tôt et demeure embarrassé : voici donc le président Xi obligé de faire un discours en faveur du libéralisme à Davos, louangé pour l’occasion par les nombreux partisans de l’ordre ancien (qui ignorèrent allégrement l’absence de libéralisme politique au sein de l’empire du milieu). Quant à Angela Merkel, elle connaît avec Trump une nouvelle déstabilisation qui vient marquer une fin de règne pour le moins difficile.

La remise en cause de la mondialisation pousse à celle du multilatéralisme. Bien sûr, tout le monde se lamentait hypocritement sur l’inefficacité de l’ONU dont chacun constatait la réforme impossible mais tout le monde s’en contentait. Trump passe outre et met bas les accords bilatéraux, TPP trans pacifique ou JCPOA iranien (et plus récemment, Traité Forces Nucléaires Intermédiaires). Même l’ALENA a été remis en cause au grand dam des voisins mexicains et canadiens.

De ce point de vue, les théâtres russes ou moyen-orientaux sont secondaires. Voyant chez Poutine un homme de force (le modèle le séduit) il n’hésite pas cependant (alors qu’il est accusé par ses adversaires démocrates d’en être l’otage) d’accroître les sanctions ou de sortir du FNI (probablement pour retrouver des moyens sur le théâtre chinois, il faut le noter). Quant au Moyen-Orient, il vise d’abord un formidable accord commercial avec le royaume séoudien, quitte à épouser les fantasmes anti-perses de ce dernier. Pour le reste, il n’hésite pas aux coups, notamment sur la question nord-coréenne même s’il se fait probablement duper par Kim.

Nous voici sortis du multilatéralisme : La politique trumpienne a installé un nouveau régime dual et même duel : il ne s’agit pourtant pas d’un nouveau régime bipolaire, comme du temps de la guerre froide. En effet, l’affrontement entre les Etats-Unis n’entraîne pas un alignement des puissances derrière les deux chefs de file. Certes, Pékin a lancé son initiative Ceinture et route (depuis 2013) mais la Russie ou l’Inde conservent leur quant-à-soi. Quant à l’Europe, elle se trouve particulièrement gênée devant la nouvelle configuration du monde. Il y a donc un bipôle relatif qui n’aligne pas même s’il structure.

On avait cru que le multilatéralisme, expression politique de la mondialisation économique, constituait la solution à la sortie de la guerre froide et de l’affrontement bipolaire. Force est de reconnaître que les deux sont en crise et que nous faisons désormais face à un système désordonné même si un affrontement principal entre deux géants constitue le fait marquant.

Trump est donc un formidable dynamiteur. Il est certes une conséquence (et on n‘insistera jamais assez sur la continuité qu’il a avec Obama, aussi bien sur la négligence envers l’Europe que sur la priorité donnée à la question chinoise) : il est aussi un détonateur et on ne reviendra jamais au statu quo ante.

O. Kempf

Le dernier pharaon

Profitons de l'été pour évoquer des choses plus légères et notamment les BD qu'on a lues au cours de l'année, sans avoir eu le temps de les chroniquer. La rencontre de deux géants, Blake et Mortimer d'un côté, Schuiten de l'autre, constitue une belle occasion à cet égard.

Schuiten s'est fait remarquer avec son complice Peters pour de belles séries que je qualifierait d'urbanistico-bizarres : une fascination pour la ville et l'architecture, un profond enracinement belge (et j'ose dire : wallon), une sensibilité profonde aux légendes et aux spiritualités antiques (égypto-chamaniques), tout cela constituait un cocktail profondément original qui a installé nos deux auteurs au panthéon des grands auteurs de BD.

Finalement, beaucoup de choses le rapprochaient d'Edgar P. Jacobs, outre la BD. C'est donc assez logiquement qu'il propose non pas une suite de Blake et Mortimer (d'autres auteurs ont poursuivi l’œuvre du maître et les aventures du célèbre duo), mais sa propre interprétation qui reprend toutefois, elle aussi, les deux personnages : cependant, alors que d'habitude ils sont dans la force de l'âge et au fait des responsabilités, nous voici en présence d'un Colonel Blake à la retraite et mis de côté par la technocratie militaire, tandis que le professeur Mortimer semble lui aussi légèrement mis de côté par ses collègues de l’université. Mais voici qu'une catastrophe se déroule du côté du palais de justice de Bruxelles et qu'après avoir mis la ville sous cloche, l'humanité se décide à lancer des missiles nucléaires contre la cité "devenue obscure" mais émettant des rayonnements menaçants.

Heureusement, notre duo sort de sa retraite pour résoudre l'énigme. Et naturellement, les deux univers fusionnent, celui de Schuiten comme celui de Jacobs, dans une nouvelle aventure qui nécessita quatre ans de travail.

Publiée en juin 2019, elle est assortie de la déclaration par Schuiten qu'il cessait d’œuvrer : c'est donc un livre testament, à la fois reconnaissance de dette vers l’univers de l'enfance et legs artistique qui clôt une vie. C'est d'ailleurs le sens de ces héros vieillis, dont on sent qu'ils effectuent leur dernière aventure, la dernière fois qu'ils sauvent le monde. La prochaine fois, d'autres devront prendre le relais.... L'album est donc baigné par un léger mélange de nostalgie mais aussi de pessimisme. Cela ne dessert pas l'histoire, bien sûr. Le vieillissement constitue donc un ressort dramatique qui donne une touche douce-amère à l'ensemble. Ce n'est qu'un au-revoir, a-t-on envie de dire, même si à la fin, les héros triomphent et réussissent, une fois encore, la mission, grâce à leur mélange détonnant de connaissances scientifiques et de dialogue avec des spiritualités paranormales.

Voici donc un bon moment qu'il faut savourer, un peu comme un vin de vieille garde qu'on a longtemps gardé et qu'on boit presque trop tard.

Est-il besoin de dire qu'il s'agit d'un chef d’œuvre, au sens premier du mot ?

A avoir absolument.

Le dernier pharaon, aux éditions Blake et Mortimer et France inter (ici).

O. Kempf

Retour sur l'affaire Legrier

L’affaire Legrier a fait à nouveau parler d’elle en ce creux d’été. En effet, le CEMA a été interrogé à son sujet par la commission de la défense de l’Assemblée et il a eu des mots très fermes à ce sujet (voir ici). D’autres commentateurs se sont crus obligés de commenter, le vernis de leur style cachant mal le vide de leur pensée et leur satisfaction de donner des leçons d’élégance morale et de « j’vous l’avais bien dit ».

Or, cette affaire couvre quatre dimensions, mal isolées par les commentateurs qui confondent souvent tout : Communication, commandement, stratégie et géopolitique sont ainsi les axes de l’affaire (sans même parler de la notion de liberté d’expression, victime collatérale de l’affaire, comme si on n’avait rien appris : mais elle vaudrait à elle seule un développement et elle a déjà été abordée dans ce blog : laissons-la de côté pour l’instant.

Commandement : c’est le principal argument du CEMA et on ne peut ici que lui donner raison. En effet, le colonel Legrier a publié son texte alors qu’il était encore en train de commander son bataillon en opération. Cela pose problème vis-à-vis de ses hommes (ce que relève le CEMA) mais aussi vis-à-vis de la hiérarchie : faut-il rappeler que le commandement consiste dans un double « dialogue » : du haut vers le bas (les ordres) et du bas vers le haut (le compte-rendu). Or, le colonel Legrier a fait part publiquement de ses impressions avant même d’avoir rendu compte (et donc écouté les arguments contraires de sa hiérarchie.

Accessoirement, la prudence et la maturation imposent un certain temps de latence entre une opération et son analyse. Quiconque a été en Opex sait qu’on s’y agace de beaucoup de choses, que les relations humaines ne sont pas toujours simples, que la tension et la fatigue altèrent le jugement. Aussi n’est-ce pas un hasard si les analyses sont publiées après l’opération, pour permettre au temps de faire son œuvre et au cerveau de décanter, ruminer et produire l’essentiel. C’est ainsi pour ma part que j’ai procédé et que font la plupart des auteurs que je connais qui s’essaient à dégager les leçons qu’ils ont apprises de leur opération : le processus est indispensable et d’ailleurs, distinct du processus codifié du Retour d’expérience, tel qu’il est pratiqué dans nos armées.

Communication : L’accumulation d’erreurs en la matière est confondante : d’une part, la publication de l’article par la revue est maladroite car la RDN aurait dû noter cette question du commandement. Un article publié un mois plus tard, l’affaire aurait été différente. Ensuite, la réaction du cabinet (on ne sait d’ailleurs plus très bien de quel cabinet il s’agit : celui de la ministre, celui du CEMA ?). Demander le retrait d’un article (surtout quand il y a une version imprimée) à l’heure du numérique, c’est immanquablement susciter un effet Streisand, ce qui n’a pas manqué : outre les grands médias nationaux, le Washington Post, le New York Times, Reuters, Sputnik et Al Jazeera ont signalé l’article et analysé la question soulevée. Accessoirement, cela a démenti les propos du CEMA incitant les officiers à écrire et penser, ce qui est une de ses profondes convictions : il a dû entrer dans une casuistique désagréable et tirer des bords pour expliquer dans quel cas ceci dans quel cas cela. La question revient d’ailleurs trois mois plus tard avec cette audition parlementaire où on le sent très agacé au moins autant par le colonel Legrier que par la rémanence de l’affaire.

Stratégie : Là, pour le coup, le débat est ouvert. J’ai entendu un certain nombre de commentateurs évacuer d’un revers de main les arguments du colonel Legrier. J’en ai entendu d’autres, au moins aussi avisés (et en général, plus avertis des affaires stratégiques que les premiers), dire qu’il y avait au moins débat. Ce n’est pas un hasard si le CEMAT belge a diffusé le texte aux officiers de son état-major (ici). Car il y a matière à réflexion. Tout d’abord parce que je ne suis pas persuadé qu’on a autant gagné que ça contre les djihadistes. Ne soyons pas désagréables, n’évoquons pas Barkhane et restons au Moyen-Orient. Sommes-nous si persuadés d’avoir trouvé la bonne méthode face aux Djihadistes ? Sont-ils effectivement éradiqués d’Irak (sans même parler de la Syrie) ? Autrement dit, la stratégie adoptée notamment sous direction américaine a-t-elle été convaincante ?

Tentons de la résumer : beaucoup d’appui feu à des troupes au sol qui combattent par procuration (des proxies), un peu aidées par quelques forces spéciales. Cela a permis d’obtenir des effets sur le terrain, incontestablement et après beaucoup d’efforts, l’Etat Islamique a été chassé de Mossoul et du nord de l’Irak. Mais ce succès est-il durable ? si l’on observe d’autres théâtres (Afghanistan, BSS), il est permis d’en douter. Car au fond, on fait la guerre loin des populations, laissant à d’autres le soin d’aller constater les dégâts au sol, sans trop se préoccuper du volume de ces dégâts. ON est donc très loin de la guerre « au milieu des populations » dont on nous expliquait hier qu’elle caractérisait une approche française, distincte de l’approche américaine. Au fond, telle est la question : y a-t-il encore une approche française de la guerre ?

Par ailleurs, Le débat de l’appui feu renoue avec celui initié, entre les deux guerres, par Giulio Douhet. Celui-ci prétendait que l’arme aérienne allait constituer l’arme fatale, celle qui allait décider du cours des batailles par l’intensité du feu déployé. On sait, près d’un siècle plus tard, qu’il s’agit d’une illusion (pas tout à fait : seule l’arme nucléaire a obtenu ce pouvoir d’anéantissement et d’effroi qui a modifié la stratégie ) ; pour le reste, on demeure dans la guerre dite conventionnelle où l’accumulation d’armes complique la guerre mais ne résout pas l’affrontement premier entre deux camps, le fameux duel de Clausewitz. L’appui feu est un appui, voici ce que rappelle le colonel Legrier : il appuie une force au sol qui va risquer l’essentiel pour prendre l’ascendant moral sur l’ennemi. Observons que ce débat est aussi celui des drones et demain de la robotique de bataille. Autant dire que ce n’est pas un débat aussi anodin que d’aucuns l’ont affirmé.

On peut ici s’interroger sur l’intervention russe en Syrie : là encore, quelques milliers d’hommes et beaucoup d’appui feu : au fond, le même schéma que les Américains. Le résultat global est finalement assez proche de celui obtenu par les Etats-Unis en Irak. Dans les deux cas, on n’a pas l’impression que le gouvernement en place maîtrise pleinement le pays ni que la guerre soit pleinement gagnée (les combats actuels autour de la poche d’Idlib l’illustrent assez bien). De même, la résolution politique de la guerre semble très imprécise. En fait, il semble bien que des puissances d’intervention en opération extérieure n’aient guère le choix : comment concentrer les efforts pour peser tout en conservant une économie de moyens nécessitée par l’enjeu relatif, au vu de l’intérêt national ? Telle est la question posée à des pays aussi différents que la Russie, les Etats-Unis ou la France. L’appui feu semble ici constituer une option raisonnable, même si on sait qu’elle ne résout pas tout. La question stratégique complémentaire devient donc la suivante : comment compléter un appui feu pour transformer des succès militaires localisés en une réussite politique ?

Géopolitique : Voici enfin la dernière question, sous-jacente et qui a probablement provoqué l’ire de beaucoup. Au fond, que faisons-nous au Moyen-Orient ? En Irak, nous sommes appelés par un gouvernement légal et l’aidons à faire la guerre à des rebelles (qui se trouvent être aussi nos ennemis, du moins les désignons-nous comme tels). Nous suivons pour cela une direction américaine où, avec des moyens minimes, nous réalisons de belles performances, laissant logiquement la direction stratégique à nos alliés : Ce n’est pas avec 3% ou 5 % des forces que l’on peut réellement peser sur une stratégie ! Il est donc logique que nous soyons en retrait et qu’il n’y ait donc guère d’autonomie stratégique (mais opérative), ce que semble regretter le colonel Legrier.

Mais un autre débat sous-tend l’affaire : celui de notre présence en Syrie. Force est de constater que la ligne française a particulièrement été maladroite ces dernières années. Qu’on a assisté à un retour à une discrétion de bon aloi ces derniers mois, ce dont il faut se féliciter. Que cependant, nous intervenons en Syrie dans un cadre légal douteux car je n’ai pas entendu dire que le gouvernement légal de Damas (celui qui tient le siège de la Syrie aux Nations-Unies) ait demandé notre venue, y compris contre l’Etat Islamique. De même, l’argument de nos alliés kurdes combattant au sol pose évidemment problème : s’agit-il de combattants « réguliers » avec qui nous aurions passé une alliance ?

Pour conclure : le texte du colonel Legrier pose évidemment beaucoup de vraies questions. Il ne s’agit pas de les évacuer sous des prétextes de forme, même s’il y a eu, reconnaissons-le, beaucoup de maladresses. C’est bien parce que nous les avons pointées que nous pensons pouvoir aller au-delà, à l’essentiel, aux points soulevés par le colonel Legrier. L’heure doit désormais être au débat serein.

O. Kempf

Cryptomonnaie (Morissette et Roulot)

Les vacances arrivent pour beaucoup. Le moment où l'on a du temps et où l'on lit : mais du coup, quelle BD allez-vous lire pendant vos vacances ? Car arrivé sur votre lieu de villégiature, vous allez très vite aller fureter chez votre détaillant de BD habituel. Et pourquoi pas Cryptomonnaie, de D. Morissette-Phan et T. Roulot ? Car voici une BD originale à maints égards et qui vaut le détour.

En effet, les BD traitant du cyberespace sont rares et pas toujours convaincantes. Sympathiques éventuellement, mais ça ne suffit pas. En effet, les auteurs sont confrontés au défi de devoir trouver une intrigue qui tienne la route : pour cela, elle doit obéir aux lois du suspense (parce qu'une BD, ça raconte d'abord une histoire) mais aussi à la cohérence technique du sujet traité. Or, cette dernière caractéristique est particulière au cyberespace et le distingue profondément des BD de SF car celles-ci, malgré leur nom de science, penchent surtout du coté de la fiction. Et l'on ne connaît pas par ailleurs de BD "scientifique".

Or, avec le cyber, la difficulté est double ; cette technologie exige des connaissances réelles qui ne sont pas à portée de tout le public ; et beaucoup des acteurs cyber sont imprégnés de culture BD.

Bref, construire une BD cyber, c'est compliqué, vous l'avez compris.

La BD dont nous parlons aujourd'hui répond à cette exigence. Confessons qu'elle parle de cryptomonnaie et qu'un minimum de culture en la matière n'est pas inutile : sans aller jusqu'à connaître le nom de Sakashi Nakamoto ni les différences entre les protocoles Bitcoin ou Ethereum, il faut savoir quand même qu'il s'agit d'un système sans tiers de confiance qui nécessite de grosses puissances de calcul pour miner la cryptomonnaie. Et puis disons le tout net : Je ne suis pas sûr que Mme Michu regardera cette BD, qui vise un public déjà un peu averti.

Et c'est tant mieux car du coup, l'intrigue est crédible, appuyée sur les deux ressorts de la cryptomonnaie : la technique ... et la crédulité. Et oui, une monnaie moderne est forcément "fiduciaire" : elle ne vaut que ce qu'on croit qu'elle vaut. Dès lors, tout lancement d'une cryptomonnaie suppose une grande mobilisation de marketing pour convaincre les acheteurs d’acquérir la monnaie. Plus il y a d'acheteurs, plus la monnaie vaut. La technique n'est donc pas tout, malgré les discours technolâtres des partisans des cryptomonnaies, il faut aussi de la conviction et de la persuasion : bref, travailler le cerveau humain.

C'est d’ailleurs là-dessus qu'est construite l'intrigue : voici une nouvelle monnaie. Le héros doit-il y croire et y placer toutes ses économies ? Doit-il entrer dans la société pour l'inciter à investir dans son village d'origine, au fin fond du Canada ? A-t-il raison de convaincre ses proches d'accueillir la nouvelle société et de la subventionner ? Doit-il écouter les avertissements méfiants d'un journaliste free-lance ? Et d'ailleurs, qui est à la tête de la société qui lance la cryptomonnaie ? la belle Kristina Orsova ? Volksh ? une bande criminelle ? Bref, un excellent techno-polar (je ne sais si le genre existe mais pour le coup, il vient d'être inventé).

L'auteur (Tristan Roulot) est canadien d'adoption et place donc l'action là-bas, dans une Amérique du nord qui est juste assez décalée par rapport à l'Europe ou aux États-Unis. Quant au dessinateur, Djibril Morissette-Phan, il est Montréalais. J'avoue avoir été particulièrement séduit par son trait qui est d'abord un dessin N&B sur lequel on apporte ensuite de la couleur, celle-ci variant à mesure de l'histoire pour donner des tonalités adaptées aux phases du scénario.

Bref, une belle réussite qui vaut le détour et nous permet, au-delà de la distraction, de réfléchir quand même à ces fichues cryptomonnaies...

Tristan Roulot et Djibril Morissette-Phan, Crytpomonnaie, le futur de l'Argent, Le Lombard, 2019.

O. Kempf

Boris Johnson est-il l'homme de la situation ?

Hier, la Deutsche Welle m'a itnerviewé à propos de l'arrivé de Boris Johnson à la primature britannique. Vous trouverez ici l’enregistrement audio de cet entretien.

ICI

O. Kempf

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