Et nous avons des caporaux doux comme des agneaux Merci à Michael Bourlet |
Nous sommes le 7 janvier 2015 à 11 h 20. Les frères Kouachi arrivent dans la rue Nicolas-Appert. Ils pénètrent au n° 6 croyant sans doute être dans les locaux de Charlie Hebdo. Après avoir menacé les employés et obtenu la bonne adresse, ils pénètrent au n° 10 et tirent sur les agents de maintenance, tuant froidement l’un d’eux, Frédéric Boisseau. Cet assassinat tranche avec l’attitude qu’ils auront par la suite avec ceux qui ne rentrent pas dans la catégorie qu’ils ont décidé de cibler, signe de tension extrême qui se détendra par la suite lorsqu’ils auront considéré avoir réussi leur mission. Une fois à l’intérieur du bâtiment, ils parviennent par la menace à obtenir le code d’accès au journal et arriver dans la salle de réunion du comité de rédaction.
Entre temps, un des premiers hommes attaqués a averti la police qui envoie immédiatement sur place une équipe de la Brigade anti-criminalité (BAC) du 11e arrondissement. Le contact avec l’homme qui a téléphoné permet de faire remonter le renseignement que l’affaire est sans doute liée à Charlie Hebdo, qu’il y a « Trois [erreur du témoin] personnes à l’intérieur du bâtiment avec des armes lourdes » et il demande du renfort. Outre un agent qui reste avec le véhicule, le reste de l’équipe (deux hommes et une femme) se met en position de bouclage sur les trois sorties possibles du bâtiment. Trois policiers en VTT sont alors en route depuis l’avenue Richard Lenoir suivis par deux autres en voiture pour parfaire le bouclage en attendant probablement l’arrivée de la Brigade de recherche et d’intervention (BRI).
Pendant ce temps, le premier combat a déjà eu lieu à l’intérieur du bâtiment. Les deux frères ont pénétré dans la salle de réunion où ils se trouvent face à un seul garde du corps. Malgré les menaces régulières, l’incendie de novembre 2011, les cyber-attaques et le classement public (Inspire, revue d’AQPA du printemps 2013) de Charb parmi les hommes à tuer, la protection de l’équipe de Charlie Hebdo avait été progressivement réduite de neuf hommes à un seul (plus une patrouille mobile régulière qui n’a été d’aucune utilité) en l’espace d’un peu plus de deux ans. Les soldats agissent toujours au minimum par deux, un seul homme ne pouvant en réalité compter que sur la chance lorsqu’il est surpris par deux attaquants équipés de fusils d’assaut. Malheureusement, Franck Brinsolaro n’a pas eu de chance ce jour-là.
A 11 h 33, les frères Kouachi sortent du bâtiment, côté rue Nicolas-Appert, calmement et en hurlant victoire (« Nous avons tué Charlie Hebdo », « Nous avons vengé le Prophète », ce qu’ils répéteront à plusieurs reprises). Lorsqu’ils ouvrent le feu sur l’équipe qui arrive en VTT, la policière de la BAC placée à dix mètres dans le coin droit du bâtiment en face d’eux tire, trois fois seulement, avec son pistolet, les rate et se poste à nouveau derrière le mur. Elle déclarera : « Je suis entrée dans un état de paranoïa. J’étais persuadé qu’ils me voyaient ».
Les images ne montrent pas alors les frères Kouachi comme étant fébriles et encore moins inhibés, mais comme étant « focalisés », c’est-à-dire concentrés sur une action précise à la fois comme le policier à terre vers lequel ils courent tous les deux en même temps, sans s’appuyer l’un après l’autre et utiliser les protections de l’environnement. Ils sont alors en situation de déconnexion morale. Le pire est déjà arrivé. S’ils sont très conscients cognitivement de ce qu’ils font, ils n’ont plus aucune conscience ni du danger, ni surtout de l’horreur de ce qu’ils font. Cette conscience peut venir plus tard avec les remords, mais ce n’est pas toujours le cas, loin de là. Cette focalisation cognitive explique pourquoi ils se concentrent sur des détails, comme plus tard la chaussure tombée, et en oublient d’autres, comme la perte de la carte d’identité lors du changement de voiture.
Le même phénomène de « focalisation » frappe aussi certainement les hommes et les femmes qui leur font face. La plupart se concentrent sur l’origine du danger immédiat, avec souvent une acuité accrue, mais d’autres peuvent rester sur la mission qu’ils ont reçue même si celle-ci a changé, un problème technique à résoudre, un objet, etc. Il y a forcément une déperdition de l’efficacité globale, surtout si les hommes et les femmes sont dispersés sans quelqu’un pour donner des ordres.
Le comportement dans une bulle de violence obéit ainsi à sa propre logique qui peut apparaître comme irrationnelle vu de l’extérieur. Pour le comprendre, il faut partir du stress et de sa gestion.
Stress et préparation au combat
Quelques fractions de seconde après le cerveau reptilien, l’alerte de l’amygdale atteint le néocortex. Un jugement de la situation est alors fait, en quelques secondes au maximum, qui influe sur la mobilisation du corps de combat déjà déclenchée en la contrôlant ou, au contraire, en l’amplifiant. Or, ce processus de mobilisation devient contre-productif si son intensité est trop forte. Au-delà d’un premier seuil, l’habileté manuelle se dégrade et des gestes jusque-là considérés comme simples peuvent devenir compliqués. Au stade suivant ce sont les sensations qui se déforment puis ce sont les fonctions cognitives qui sont atteintes et il devient de plus en plus difficile puis impossible de prendre une décision cohérente. Au mieux, on obéira aux ordres ou on imitera. Au stade ultime de stress, le comportement de l’individu n’a plus de lien avec la survie, ou plus exactement la menace principale est alors l’arrêt cardiaque et le corps y fait face en bloquant l’action de l’amygdale cérébrale. On peut rester ainsi totalement paralysé face à quelqu’un qui va pourtant visiblement vous tuer. Comme par ailleurs l’amygdale est reliée à la mémoire, sa paralysie soudaine entraine souvent aussi celle de la mémoire qui se fige sur la scène du moment. S’il survit, l’individu est alors condamné à revivre souvent cette scène.
On se retrouve ainsi avec deux processus, organique et cognitif, qui dépendent largement de l’expérience. La mise en alerte sera d’autant plus rapide que l’on a des situations similaires et des indices de danger en mémoire. L’intensité de la mobilisation sera plus forte si l’on est surpris et s’il s’agit de la, ou des toutes, première(s) confrontation(s) avec le danger. L’analyse intellectuelle qui suit passe aussi d’abord par la recherche de situations similaires (heuristique tactique), puis, si elle n’en trouve pas et si l’intensité du stress le permet, par une réflexion pure, ce qui est de toute façon plus long.
Or, le résultat d’un combat à l’arme légère à courte distance se joue souvent en quelques secondes. Le premier qui ouvre le feu efficacement l’emportant sur l’autre dans 80 % des cas, rarement du premier coup, mais plutôt par la neutralisation totale ou partielle de l’adversaire, en fragmentant par exemple ses liens visuels entre des hommes qui se dispersent et postent. Cette neutralisation permet de prendre ensuite définitivement le dessus et de chasser, capturer ou tuer l’ennemi. Encore faut-il être conditionné pour aller au-delà de la simple autodéfense et chercher sciemment la mort de l’autre (ne faire que du « tir à tuer » notamment). Dans le reportage de France 2 revenant sur les événements du 7 au 9 janvier, le responsable de la salle de commandement de la Direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne (DSPAP) déclare : « on avait en face à faire à des individus surarmés, entraînés ». On a pourtant là des amateurs qui font face à des professionnels. Il se trouve simplement que pour ce contexte précis, l’auto-préparation des premiers a été supérieure à celle, institutionnelle, des seconds.
Les frères Kouachi se préparent à l’attaque depuis des mois. Ils sont équipés comme un binôme d’infanterie moderne, avec des équipements en vente libre (gilets tactiques) et de l’armement accessible par le biais de contacts criminels et grâce à l’ouverture des frontières et celle des arsenaux de l’ex-Pacte de Varsovie et de l’ex-Yougoslavie. L’ensemble-deux fusils d’assaut AKS-47 ou AKMS en 7,62 mm, un lance-roquettes M 82, deux pistolets automatiques et dix grenades fumigènes, des munitions en grande quantité — a été financé (environ 10 000 euros) de manière autonome par le biais de crédits à la consommation ou d’achats à crédit, une voiture par exemple, revendus immédiatement après. L’acquisition de l’armement a été sans doute la phase la plus délicate, mais pour le reste, grâce à Internet, un peu de temps libre et un espace discret pour s’entraîner et tirer, n’importe qui peut acquérir les compétences techniques nécessaires pour maîtriser l’emploi de cet équipement.
Face aux combattants auto-formés
La préparation la plus longue des frères Kouachi a été mentale. Se préparer au combat et plus encore à un massacre suppose une phase d’acceptation de ce qui n’est pas naturel et, pour le second cas, est même monstrueux. Les frères Kouachi et Coulibaly étaient déjà habitués par leur passé à la violence et son usage. Ils ont par ailleurs répété de multiples fois par les mots et surtout par des images mentales les actions qu’ils allaient mener, dans ses moindres détails, et sa justification en disqualifiant moralement les cibles qu’ils ont choisi. C’est ainsi qu’ils sont arrivés sur les lieux d’attaque en situation d’hyperconscience sous adrénaline, tendus d’abord puis de plus en plus relâchés dans le déroulement de l’action et de ce qu’ils considéraient comme des réussites. Ils sont également conscients de la supériorité de leur armement sur tout ce qu’ils sont susceptibles de rencontrer, au moins dans un premier temps. Des substances chimiques ou l’alcool simplement peuvent aider psychologiquement au moment, et surtout juste avant, l’action, mais souvent au prix d’une réduction des performances.
Les frères Kouachi ont parallèlement préparé leur mission, sans doute avec une reconnaissance préalable. Il n’y avait pas de caméras de surveillance dans la rue Nicolas-Appert qui aurait peut-être permis de déceler ces préparatifs et les patrouilles mobiles organisées toutes les 30 à 40 minutes par la police autour du site n’ont rien donné. Inversement, cette préparation a pu repérer justement la fréquence de ces patrouilles, de façon à glisser une attaque de quelques minutes entre elles, et l’absence des caméras. L’opération sur Charlie Hebdo comprenait néanmoins plusieurs manques importants, comme le lieu exact de la réunion du comité de rédaction et le code d’accès, éléments aléatoires susceptibles de retarder fortement son exécution.
Un fantassin seul a toujours des moments de vulnérabilité (changement de chargeur, déplacement, fatigue de l’attention, etc.). Le fait de s’associer en binôme permet de faire en sorte que ces moments de vulnérabilité de l’un soient protégés par l’autre, sans parler de l’aide éventuelle en cas de blessure. Ils peuvent aussi se fournir des munitions. Surtout, ils s’épaulent psychologiquement et cette surveillance morale contribue aussi à réduire les possibilités de faiblesse ou de réticence. Un binôme est ainsi bien plus actif et redoutable que deux hommes isolés. La vulnérabilité de leur structure résidait dans l’absence d’appui, un homme à l’extérieur pour les protéger d’une intervention ou au moins les avertir, et surtout d’un conducteur, figure imposée lorsqu’on envisage de s’exfiltrer (comme dans un braquage par exemple), ce qui était visiblement le cas. Le binôme a donc agit en laissant la voiture au milieu de la route, portes ouvertes et en comptant sur la vitesse d’exécution tout en sachant qu’il y avait plusieurs inconnues dans leur plan.
Ainsi équipés et formés, ils se transforment en cellule de combat d’infanterie. Le déplacement vers la zone d’action à partir de 10 h, avec la réunion des deux frères au dernier moment (Saïd venait de Reims, où il avait échappé à toute surveillance) s’est faite de manière « furtive » dans un mode civil, armes cachées, en évitant tout contrôle par un respect strict du Code de la route et avec la possibilité de présenter des documents d’identité. Les tenues sont « hybrides », c’est-à-dire à la fois banales et susceptibles de se transformer en tenues de combat, autrement dit qui n’entravent pas les mouvements et permettent de porter des équipements, éventuellement dans de grandes poches. L’utilisation de cagoules confirme la volonté d’exfiltration. Les commandos-suicide n’en portent pas. Pour autant, il semble qu’ils n’aient pas eu d’argent avec eux (d’où la nécessité de braquer plus tard une station-service), ni envisagé la possibilité de changer de voiture (le principal élément de repérage et de suivi) autrement que par un vol, opération aléatoire.
Face à ce groupe de combat miniature, les policiers qui arrivent les uns après les autres sont systématiquement en situation de désavantage. Dans le reportage de France 2, un policier parlant sous le couvert de l’anonymat déclare : « Il faut savoir que nous, on ne s’entraîne pas au tir de précision, on s’entraîne au tir de riposte, c’est-à-dire à 5 ou 6 m. Là, en plus ça bouge, il y a le stress. Le combat est perdu d’avance ». Un autre : « Après coup, les policiers se sentent impuissants face à ce genre d’événements. On n’est pas préparé, on n’est pas équipé. C’est pas le casse-pipe mais presque ».
L’usage des armes n’est pas le point central de l’action d’un policier ou d’un gendarme. C’est un phénomène très rare qui apparaît comme un geste ultime, au contraire du soldat dont la formation est organisée autour de cet acte. Une étude réalisée de 1989 à 1996, montrait que sur 29 000 policiers parisiens, seuls 218 avaient déjà ouvert le feu autrement qu’à l’entrainement, tirant 435 projectiles, dans l’immense majorité des cas à moins de 4 mètres. Ces projectiles étant tirés principalement pour stopper des véhicules, ils n’ont touché que 74 fois des individus, 45 au total, donc dix mortellement. Durant la même période, 20 policiers ont été victimes du devoir chaque année (6 depuis le début des années 2000). Policiers et gendarmes sont bien plus souvent tués que tueurs. Hors unités d’intervention, ils n’utilisent que très exceptionnellement leur arme et toujours en autodéfense.
Dans les premiers combats dans le bocage normand en 1944, on a remarqué que les fantassins américains novices tiraient très peu. On s’est aperçu au bout de quelques mois que cette inhibition provenait surtout du fait que le contexte dans lequel ils évoluaient et où ils ne voyaient que très peu d’ennemis était totalement différent de celui dans lequel ils avaient été formés. De la même façon, à Sarajevo, en juillet 1993 un soldat français du bataillon n° 4, sentinelle à l’entrée d’un pont a subi sans riposter ni même beaucoup bouger plusieurs rafales tirées par deux miliciens à l’autre bout du pont. Cet homme n’avait jamais ouvert le feu à l’exercice autrement que sur ordre et toujours face à de belles cibles en carton visibles et immobiles. Il s’est trouvé d’un seul coup dans une situation en contradiction avec sa formation et cette dissonance cognitive a accentué le stress déjà important pour un baptême du feu jusqu’à aboutir à une sidération.
Encore s’agit-il de cas où les combattants savent qu’ils ont un armement équivalent à celui de leur adversaire. Que s’insinue l’idée que celui-ci est inférieur (un pistolet face à un fusil d’assaut) et le stress est encore plus important. Une policière membre de l’équipe intervenant en VTT déclarera « On peut pas répondre à des Kalash. Faut être spécialisé, formé dans une unité d’élite ». La gendarme départementale qui interviendra à l’imprimerie de Dammartin le 9 janvier expliquera de son côté : « On avait un simple pistolet, eux ils avaient des Kalachnikovs. S’ils nous tirent dessus, leurs cartouches passent à travers nos gilets, c’est comme une feuille de papier. Un simple gendarme à l’époque n’était pas préparé à affronter des terroristes ». Mais de manière très significative, son collègue sous-officier plus expérimenté et ayant reçu une formation militaire réagira très différemment, malgré les mêmes équipements, et parviendra même à blesser Chérif Kouachi avec son pistolet. Il n’a tenu qu’à la crainte que son frère se venge sur un otage qu’il ne le tue ensuite.
Un entraînement est un conditionnement. Que celui-ci soit décalé face à une situation et il devient moins efficace que la simulation mentale pratiquée par les truands ou les terroristes, surtout lorsque cet auto-conditionnement est débarrassé de toute considération légale et réglementaire, facteurs qui complexifient en revanche la phase d’analyse « flash » des policiers. On aboutit ainsi à des hésitations, des maladresses (le simple grossissement de la pupille de l’œil sous l’effet du stress, l’augmentation des pulsations cardiaques, la tendance à rentrer les épaules, le souci de tirer vite suffisent déjà à être moins précis, d’un facteur 10 à 100, que sur un champ de tir) et des jugements inadaptés au contexte.
Contrairement aux frères Kouachi pour qui la situation est claire, tous les policiers autour d’eux sont en dissonance cognitive. Malgré les précédents de Mohamed Merah en 2012 ou même du périple Abdelhakim Dekhar qui s’était attaqué à des médias à peine 14 mois plus tôt, ils ne conçoivent pas encore l’attaque terroriste à l’arme à feu. Ils tordent donc la réalité pour la faire correspondre à une explication « normale ». La policière de l’équipe en VTT ne comprend pas qu’il puisse y avoir un braquage, le seul cas qu’elle envisage, dans une zone tranquille sans banque ni bijouterie et conclut que les témoins ont sans doute entendu des pétards. L’équipe de la BAC, après avoir soupçonné une fausse alerte, conclut qu’il y a une prise d’otages et applique la procédure correspondante. Lorsqu’il voit les deux frères Kouachi sortir avec des cagoules et des fusils d’assaut à la main, un des membres de la BAC se persuade contre toute logique qu’il s’agit de « collègues d’une unité d’élite ». Personne ne songe au passage à neutraliser le véhicule des frères Kouachi lorsqu’ils sont à l’intérieur du bâtiment.
Stress organisationnel
Au moment du tir de la policière contre les Kouachi, son collègue de la BAC placé dans l’Allée verte essaie en vain d’avertir par radio du danger que courent les agents qui arrivent à vélo. Le message ne passe pas et les trois hommes tombent nez à nez sur les deux ennemis qui leur tirent dessus à quelques mètres. Ces tirs sont heureusement maladroits et les policiers, complètement surpris (« Je me suis dit que j’allais mourir. Je ne comprenais rien ») parviennent à échapper aux tirs en prenant un chemin immédiatement à droite et en se réfugiant dans un garage. L’un d’eux est blessé. L’équipe est neutralisée.
Les Kouachi montent dans leur voiture, prennent l’Allée verte en direction du boulevard Richard Lenoir. Ils aperçoivent une voiture de police qui arrive en sens inverse. Le policier dans l’Allée verte essaie à nouveau en vain d’avertir par radio. Leurs camarades dans la voiture croient voir la BAC et font des appels de phare. Les Kouachi ont donc encore l’avantage de la surprise lorsqu’ils descendent de la voiture et tirent au fusil d’assaut à quelques dizaines de mètres. Les policiers réagissent néanmoins très vite, tirent au pistolet à travers le pare-brise et font marche arrière jusqu’au boulevard Richard-Lenoir. Ils ne pensent pas à bloquer la sortie de l’Allée verte.
Si le renseignement opérationnel a été défaillant dans les jours et les mois qui ont précédé l’attaque, le renseignement tactique, sur le moment même de l’action n’a pas toujours été bon. L’équipe de la BAC arrive au moment du massacre sans connaître la nature particulière de la cible. Son action est orientée dans le sens d’un braquage, confrontation qui se termine le plus souvent, pour peu que le bouclage soit bien réalisé, par une négociation et une reddition. Ce sont finalement eux qui apprennent au centre de commandement, et pas l’inverse, le lien avec Charlie Hebdo et donc le caractère probablement particulier de la situation tactique. Par la suite, le réseau radio est saturé, phénomène classique lorsqu’un réseau centralisé doit faire face à un événement exceptionnel et que la hiérarchie multiplie les demandes souvent simplement pour soulager son propre stress et répondre aux sollicitations du « haut ». Ce blocage de l’information contribue au moins par deux fois à ce que les policiers n’aient pas l’initiative du tir.
Lorsque le véhicule de la police revient sur le boulevard Richard-Lenoir, le passage est libre pour les frères Kouachi qui malgré des tirs d’un policier de la BAC depuis l’Allée verte et de ceux qui ont reculé, prennent le boulevard en tirant également par la fenêtre passager. Aucun de ces coups de feu ne porte. Les Kouachi croisent d’autres policiers qui leur tirent dessus, toujours sans effet. Comprenant qu’ils sont à contresens, ils font demi-tour et reprennent le boulevard dans l’autre sens se retrouvant à nouveau presque dans l’axe de l’Allée verte. Ils se trouvent face à un nouveau binôme qui ne sait pas quoi faire. Ahmed Merabet se retrouve seul face aux frères Kouachi qui descendent de voiture, le blessent puis vont l’achever avant de reprendre la route. Il est 11 h 37. Ils sont ensuite pris en chasse par un véhicule de transport de détenus, trop lent pour les suivre. Après plusieurs accidents, les Kouachi braquent un automobiliste et lui volent sa voiture. Ils sont calmes et déclarent agir pour Al-Qaïda au Yémen. Ils se dirigent ensuite vers la porte de Pantin et la police perd leur trace.
Au bilan, la police a engagé entre douze et quinze agents, selon les sources, contre les deux frères Kouachi sans parvenir à les neutraliser, ni même les blesser ou les empêcher de fuir, déplorant en revanche deux morts, un blessé léger et plusieurs traumatisés. Le système de protection de Charlie Hebdo était insuffisant, l’action des unités d’intervention, dont les hommes sont évidemment bien préparés au combat, était trop tardive face à des combattants spontanés dont le but premier est de massacrer, qui ne veulent pas négocier et ne tiennent pas particulièrement à leur vie. Face à ces micro-unités de combat, les Mohammed Merah, Abdelhakim Dekhar, Mehdi Nemmouche, Amédy Coulibaly, Chérif et Saïd Kouachi ou Ayoub El Khazzani, sans même parler du commando du 13 novembre, l’organisation classique, nettement différenciée entre l’action de police « normale » et celle d’unités d’intervention centralisées, semble inopérante pour empêcher les massacres.
Que faire ?
Ces cas sont rares (une attaque d’un ou plusieurs hommes équipé(s) d’armes à feu tous les six mois depuis trois ans, à laquelle s’ajoutent des agressions de divers types) mais ils ont un impact considérable, amplifié par les nouveaux médias. Il s’agit donc d’un point de vue organisationnel, de faire un choix entre l’habituel et l’exceptionnel.
Dans le premier cas, on peut considérer que ces attaques n’engagent pas les intérêts vitaux de la France et qu’il n’est donc pas nécessaire d’investir en profondeur dans l’outil de sécurité intérieure. La menace disparaîtra avec le temps et il suffit de résister, d’encaisser les coups qui ne manqueront pas de survenir malgré toutes les précautions prises. On peut considérer au contraire qu’il faut faire face à cette nouvelle donne stratégique.
Dans ce dernier cas, il semble nécessaire d’augmenter la densité de puissance de feu efficace en protection de sites sensibles et surtout en capacité d’intervention immédiate (moins de quinze minutes sur n’importe quel point urbain). Il faut peut-être pour cela arrêter la diminution constante de densité de sécurité (nombre d’agents susceptibles d’intervenir immédiatement par 1000 habitants), ce qui suppose sans doute au moins autant une remise à plat de l’organisation qu’une augmentation des effectifs (250 000 agents au ministère de l’Intérieur).
On peut engager ponctuellement des militaires mais il faut comprendre que cela pénalise fortement la capacité d’action extérieure de la France, d’autant plus que leurs effectifs ont été considérablement diminués depuis vingt ans (il y a désormais moins de soldats professionnels qu’avant la fin du service militaire).
On peut aussi imaginer d’utiliser, en complément, des agents privés armés spécialisés dans la seule protection, comme sur certains navires pour les protéger des pirates. Cela suppose une évolution forte de la vision de la société sur ces groupes et de sérieuses garanties de contrôle et formation. Il faut déterminer enfin si ce modèle est plus économique que le recrutement de fonctionnaires.
Dans tous les cas, l’augmentation de cette densité, qui peut aussi avoir par ailleurs des effets indirects de réassurance sur la population et sur la délinquance, a des limites de recrutement. Elle peut aussi être tactiquement contournée par l’ennemi en déplaçant les attaques sur des zones moins densément peuplées et surveillées.
Il ne sert à rien d’avoir plus d’hommes et de femmes au contact, s’ils sont moins bien équipés et formés que ceux qu’ils combattent. Il apparaît donc toujours nécessaire dans ce cadre que les agents, hors unité d’intervention, soient capables de basculer d’une situation normale à une situation de combat en quelques instants, avec une double dotation d’armes (arme de poing/arme de combat rapproché). Si la policière qui a tiré sur les Kouachi à la sortie du 10 Nicolas-Appert avait utilisé un pistolet-mitrailleur (un vieux HK MP5 par exemple), l’affaire se serait probablement arrêtée là. La simple capacité de tir en rafales associée à un entraînement adéquat aurait sans doute suffi à éliminer cette menace sans avoir à viser, d’autant plus que cette puissance de feu aurait été beaucoup plus rassurante et donc stimulante qu’un simple pistolet automatique. Avec l’aide simultanée d’au moins un autre agent de la BAC, les frères Kouachi n’auraient eu aucune chance. De même que s’il y avait eu deux gardes du corps à la rédaction de Charlie Hebdo, il est peu probable, malgré la surprise, qu’ils aient pu être abattus au même moment. Cette double dotation a cependant des effets négatifs comme la charge supplémentaire de surveiller l’armement le plus lourd, rarement utile en fait.
Tout cela a un coût, en finances et en temps d’entraînement, mais cela suppose surtout un changement de regard sur les agents de sécurité, passant du principe de méfiance à un principe de confiance. Le premier soldat français tué durant la guerre d’Algérie a été abattu alors qu’il essayait de sortir ses munitions d’un sac en toile. Les premiers soldats engagés dans l’opération Vigipirate avaient également leurs munitions dans des chargeurs thermosoudés. Il est même arrivé que la prévôté retire leurs armes à des militaires en opération après des combats. Ces humiliations n’ont, semble-t-il, plus cours, et on s’aperçoit que non seulement les soldats ne font pas n’importe quoi pour autant mais sont plus efficaces. On peut considérer que mieux armer les agents de sécurité de l’État et assouplir leurs règles d’ouverture soit un danger majeur contre les citoyens, il est probable que cela soit surtout plus dangereux pour leurs ennemis.
Les attaques de combattants spontanés, plus ou moins dangereuses, de l’agression au couteau jusqu’à l’attaque multiple par un commando très organisé, existent déjà depuis plusieurs années et elles perdureront tant que la guerre contre les organisations djihadistes perdurera. Le cas d’Abdelhakim Dekhar en novembre 2013 montre d’ailleurs que d’autres motivations peuvent aussi exister.
Il reste donc aux décideurs politiques, et aux citoyens qui les élisent de faire ces choix. On peut se contenter, après chaque attaque, de réactions déclaratoires, de symboles et d’adaptations mineures. Cette stratégie de pure résilience peut avoir ses vertus, mais il faut l’assumer. On peut aussi décider de vraiment transformer notre système de défense et de sécurité pour faire face à l’ennemi, à l’intérieur comme à l’extérieur. Cela suppose des décisions autrement plus fortes qui auront nécessairement un impact profond sur notre système socio-économique et notre diplomatie.
La France ne sera pas tout à fait la même dans les deux cas mais le courage ne peut pas rester la vertu des seuls hommes et femmes qui sont en première ligne.
Principales sources :
Attentats 2015 : Dans le secret des cellules de crise, France 2, 03/01/2016.
Pierre-Frédérick Bertaux, « Les effets traumatiques de l’intervention violente », in Penser la violence, Les Cahiers de la sécurité — INHESJ, 2002.
Sur les aspects psychologiques : Christophe Jacquemart, Neurocombat, Fusion froide, 2012 et Michel Goya, Sous le feu-La mort comme hypothèse de travail, Tallandier, 2014.
Pour la réactualisation des déclarations des policiers (procès de septembre 2020)
Paul Konge, « Procès de l’attentat contre “Charlie Hebdo” : l’effroi des jeunes policiers face aux “kalach” des frères Kouachi » Marianne.net 14/09/2020, publié à 18 : 47 et fil Twitter Corinne Audouin, 16/09/2020.
Le 23 mars 1918, la IIIe armée française est engagée en Picardie au secours de la Force expéditionnaire britannique (BEF). Les divisions d’attaque allemandes viennent de percer les lignes de défense et il faut donc les affronter hors de la zone des tranchées à la manière des combats de 1914. On s’aperçoit alors que l’infanterie française ne sait plus très bien combattre de cette façon. L’artillerie en revanche s’en sort beaucoup mieux et se réadapte très vite à ce nouveau contexte.
Cette différence s’explique par la présence parmi les artilleurs de beaucoup de vétérans des combats de 1914 qui savent se passer des « plans directeurs », des lignes téléphoniques et du réglage aérien. Il leur suffit de se souvenir des méthodes anciennes (4 ans !). Dans les bataillons d’infanterie en revanche, du fait des pertes terribles et des mutations, il n’y a quasiment plus personne à avoir connu cette époque, et beaucoup sont désemparés. La guerre se joue aussi dans le champ invisible de l’évolution du capital de compétences.
Courbe de Yerkes et Dodson et Pratique opérationnelle
La courbe de Yerkes et Dodson (1908) décrit la relation entre le stress et la performance cognitive selon le même principe que la courbe de Laffer relative à l’impôt : trop peu ne stimule pas, trop ne stimule plus. Entre les deux pôles, on trouve l’« eustress » défini par le médecin autrichien Hans Selye comme la zone positive du stress, celle où on met en œuvre tous les moyens à sa disposition pour faire face à un événement donné, jusqu’au moment où une pression trop importante finit pour inverser le processus et devenir paralysante.
À la manière du biologiste et politiste britannique Dominic Johnson on peut établir un parallèle entre ce phénomène individuel et le comportement des organisations. Pour reprendre le cas de la Première Guerre mondiale, la période qui va de la déclaration de guerre jusqu’à la venue de l’hiver 1914 est l’occasion d’une transformation considérable de l’armée française. Il y a peu d’innovations techniques, sinon des adaptations rapides d’équipements militaires et civils déjà existants, mais il y a énormément d’innovations de structure, parfois de culture lorsque le regard a changé sur les choses (s’enterrer ou se cacher pour se protéger n’est plus honteux) et surtout de méthodes. L’ensemble de ces quatre axes interactifs forme la Pratique, c’est-à-dire ce qu’est réellement capable de faire une organisation.
Le contenu de cette Pratique augmente très vite, car l’écosystème « armée française » est très incité à innover et il associe trois qualités : l’absorbabilité des pertubations, une plus grande diversité (active, réservistes, armes différentes réunies au même endroit) et une plus grande connectivité (colocalisation, proximité, télégraphe, téléphone, automobile) qu’en temps de paix. Au bout de trois mois de guerre, l’armée française a plus changé que depuis le début du siècle. Elle reste ainsi sur le sommet de la courbe de Yerkes et Dodson avec des fortunes différentes suivant les spécialités. Si l’artillerie ne cesse d’accumuler des compétences, l’infanterie qui connaît un taux de rotation de son personnel (pertes et mutations) quatre fois plus élevé que l’artillerie a plus de difficultés à maintenir ses compétences. Comme en témoignent les difficultés de 1918, l’infanterie française est peut-être déjà en réalité sur la courbe descendante, lorsque le processus d’oubli est plus fort que celui de mémorisation.
Après les chocs des grandes offensives allemandes en mars et mai 1918, la grande surprise de l’époque est constituée par la prise par les Alliés en seulement deux semaines d’octobre 1918 de l’ensemble de lignes fortifiées regroupées sous l’appellation de « ligne Hindenburg », la même ligne qui avait résisté pendant la majeure partie de l’année 1917. Elle n’était simplement plus tenue par les mêmes hommes. En perdant ses meilleurs soldats pour former une armée offensive, l’armée allemande sur la position s’était appauvrie et fragilisée. C’est le phénomène de « sélection-destruction » décrit par Roger Beaumont dans Military Elites. L’emploi des divisions d’assaut allemandes de mars à juillet 1918 a dilapidé un énorme capital de compétences sans obtenir de résultats stratégiques décisifs, et lorsque survient la contre-attaque générale alliée, l’armée allemande qui lui fait face atteint rapidement son point de rupture et se désagrège en quelques semaines
Certaines campagnes sont purement cumulatives comme la bataille de l’Atlantique pendant la Seconde Guerre mondiale. La pression de la campagne sous-marine allemande stimule la Pratique alliée sans lui faire atteindre le point de rupture. Au bout du compte selon un processus darwinien, l’écosystème allié constitué initialement surtout de proies devient lui-même plein de prédateurs féroces : corvettes Flowers, porte-avions d’escorte, avions-traqueurs B-24 Liberator, destroyers, tous équipés de matériels de plus en plus sophistiqués comme les radars Type 27 ou les nouvelles grenades sous-marines et de mieux en mieux renseignés grâce au décryptage des codes allemands. Le perfectionnement et la production de sous-marins allemands est incapable de suivre le même rythme. Après 1942, le tonnage de navires marchands alliés coulés diminue régulièrement alors que le nombre de sous-marins allemands ou italiens détruits chaque mois quadruple de janvier 1942 à janvier 1943 et reste stable ensuite au rythme d’un toutes les 36 heures. Si la production de sous-marins permet de faire face aux pertes, il est beaucoup plus difficile en revanche de remplacer les équipages perdus. Ceux-ci sont de plus en plus novices alors qu’inversement toute la force anti-sous-marine alliée ne cesse de gagner en expérience et en efficacité. Le phénomène est inverse dans le Pacifique, où ce sont les sous-marins prédateurs américains qui ne cessent de gagner en efficacité et étouffent tout le transport maritime japonais.
La Reine rouge et les organisations armées
L’hypothèse de la reine rouge est proposée par le biologiste Leigh Van Valen et peut se résumer ainsi : l’évolution permanente d’une espèce est nécessaire pour maintenir sa place face aux évolutions des espèces avec lesquelles elle coexiste. Il s’agit en somme de bouger beaucoup pour pouvoir rester simplement à la même place comme le personnage de la Reine rouge dans Alice au pays des merveilles. Le stratégiste David Killcullen utilise cette métaphore dans The Dragons and the Snakes pour décrire le sentiment d’impuissance des grandes armées occidentales face aux organisations armées en particulier au Moyen-Orient, malgré l’énormité des efforts consentis et des innovations.
Il se trouve simplement que la plupart de ces organisations sont maintenues en permanence sur la partie haute de la courbe de Yerkes et Dodson. Killcullen prend l’exemple du Mouvement des Talibans du Pakistan (Tehrik-e-Taliban Pakistan, TTP) installé dans la zone tribale pakistanaise. Tous ses chefs depuis 2002 ont été tués par des drones américains, et immédiatement remplacés à chaque fois par un leader plus dur et expérimenté. Malgré, et peut-être donc à cause de, la pression américaine et pakistanaise le TTP n’a jamais cessé de monter en puissance.
Ces grandes organisations sont presque toutes structurées en centaines de groupes autonomes de la taille d’une section évoluant au sein de milieux difficiles. Ces groupes sous pression sont incités à innover, ils ont une bonne connectivité grâce à de nombreux liens aussi bien personnels, familiaux, tribaux, écoles, que techniques grâce aux moyens modernes, et une bonne absorbabilité grâce à la connexion avec de nombreux flux de ressources et notamment humaines. Ces organisations, en Irak par exemple pendant la présence américaine ou dans le Sahel, subissent des pertes sensibles mais pas assez pour être déstabilisées. Avec une moyenne de six à sept ans de service pour un militaire du rang français, on peut considérer que la plupart de ceux qui ont participé à l’opération Serval en 2013 sont déjà civils. Et depuis cette époque, très peu parmi eux ont passé au moins un an au Sahel. Pendant ce temps, la majorité des combattants djihadistes qu’ils ont eu en face en 2013, et dont plus de 80 % avaient survécu, sont restés sur place, ont accumulé de l’expérience et évolué plutôt par sélection et méritocratie.
Depuis sa création en 1982, le Hezbollah s’est transformé à plusieurs reprises face à Israël, mouvement clandestin, organisation de guérilla dans le Sud-Liban parvenant même à tuer un général israélien et surtout à obtenir le départ de Tsahal en 2000, armée structurée enfin capable de résister à nouveau à une grande offensive israélienne en 2006. À cet égard et assez typiquement, le remplacement en 1992 d’Abbas Moussaoui, premier leader du mouvement tué par les Israéliens, par Hassan Nasrallah a probablement plus renforcé le Hezbollah qu’il ne l’a affaibli. De la même façon, dans la bande de Gaza, le Hamas de la guerre de 2014 était plus fort que celui de 2008, malgré les multiples attaques qu’il avait subies entre temps. L’État islamique en Irak puis Hayat Tahrir al-Sham en Syrie sont des versions améliorées du système des filiales d’Al-Qaïda qui représentait lui-même des adaptations à la réponse américaine aux attaques du 11 septembre 2001.
Il est significatif que les quelques exemples de destruction d’organisations armées, guérilla en Tchétchénie en 2009, Tigres Tamouls (Liberation Tigers of Tamil Eelam, LTTE) au Sri Lanka en 2009 également ou l’étouffement de l’État islamique en Irak (EEI) en 2008 n’ont pu être obtenu que par des déploiements de force considérables de « prédateurs ». Dans le dernier cas, la victoire n’a pu être obtenue que grâce à l’engagement de 160 000 soldats américains, de presque autant de membres de sociétés privées et de soldats de la nouvelle armée irakienne. Il y a eu aussi et peut-être surtout 100 000 supplétifs irakiens, dont beaucoup d’anciens adversaires. Les soldats américains de 2007, et même les autres, n’avaient plus grand-chose à voir avec ceux de 2003, les innovations en tous genres s’étant multipliées. La Pratique américaine de contre-insurrection a fait autant de progrès en quatre ans que celle de la lutte anti-sous-marine pendant la Seconde Guerre mondiale.
Ce n’est qu’au prix de cet effort énorme de « prédation » qu’il a été possible d’arrêter de stimuler les organisations armées et de les faire basculer au-delà du point de rupture. Cela a eu un coût énorme mais au bout du compte moindre sur la durée qu’en laissant l’ennemi au sommet de la courbe de stimulation. D’un autre côté, si les intérêts vitaux ne sont pas en jeu, une bonne stratégie en position asymétrique peut simplement consister à ne rien faire ou se contenter de parer les coups du « faible » et d’attendre que ses faiblesses structurelles, en espérant qu’il en ait, fassent le reste. En d’autres termes, face à des structures politico-militaires particulièrement résilientes et apprenantes, la « guerre à demi » ne donne que des résultats médiocres, au mieux le sur-place de la Reine rouge. Si on ne veut pas engager des prédateurs adaptés au milieu et en nombre élevé, il vaut mieux s’abstenir.
Cette note de 21 pages est disponible ici en version Kindle.
En 2011, Éric Ciotti avait déposé une loi, adoptée, mais jamais mise en œuvre, prévoyant que l’Établissement public d’insertion de la défense (Epide), qui accueille depuis 2005 dans ses centres de jeunes majeurs en difficulté, s’ouvre aux mineurs de 16-18 ans ayant commis des faits de faible gravité, pour un service citoyen de six à douze mois. Le garde des Sceaux a évoqué l’idée de le mettre en place. Que vous inspire cette mesure?
Le code de la défense regroupe les textes relatifs à l’organisation générale, aux missions, au personnel militaire et au fonctionnement de la défense. Dans la rubrique «Mission des armées» il est écrit: «préparer et d’assurer par la force des armes la défense de la patrie et des intérêts supérieurs de la nation». Il n’est écrit nulle part que les armées aient à servir de maison de correction, de centre de formation professionnelle, de palliatif à des peines de prison, d’anxiolytique pour la population, de fournisseurs de photos pour les articles sur le terrorisme, d’antigang à Marseille ou ailleurs, de supplétif à la police nationale, de régulateur du nombre de sangliers, de société de ramassage des poubelles ou de nettoyage des plages, d’éducateurs pour adolescents en internat-découverte.
La liste n’est pas exhaustive, pour en trouver une nouvelle il suffit de concilier lacune dans un champ de l’action publique et désir de montrer que l’on veut faire quelque chose. Le problème est qu’on ne soigne pas les maladies en fonction des remèdes les plus efficaces, peut-être parce qu’on ne les a plus, mais des potions disponibles et visibles sur l’étagère. Or, l’armée est une potion toujours disponible et qui, c’est vrai, peut soigner beaucoup de choses, même si c’est sans doute parfois de manière placebo.
Les unités militaires sont réactives, disciplinées et dotées par nécessité d’une forte cohésion. Les soldats français sont, il faut le rappeler, volontaires à faire des choses pas naturelles pour la Patrie : tuer et être tué.
Pour cela on crée autour d’eux des obligations à faire honneur à l’uniforme, au drapeau, et à ne pas faire honte à des camarades dont on a forgé l’amitié dans de durs entraînements et des opérations. On ne peut séparer l’action qui peut être un sacrifice et sa préparation. On ne transpire pas dans les entraînements pour le plaisir d’apprendre l’effort, mais pour être prêt au combat. Sinon, on fait du sport. Même les bataillons d’infanterie légère d’Afrique, les «Bat’ d’Af» qui n’incorporaient que des recrues à casier judiciaire jusqu’à la fin de la guerre d’Algérie, étaient engagés au combat, où ils n’ont d’ailleurs jamais beaucoup brillé.
Va-t-on engager ces mineurs dans des combats? Non évidemment et heureusement! Dans ce cas, les engager dans un processus de formation d’un soldat, en se disant qu’au moins cela en fera quelqu’un de bien, n’a pas de sens. Cela risque par ailleurs d’affaiblir notre institution.
«Je souhaite évidemment qu’il y ait le moins d’incarcération possible de mineurs chaque fois que c’est possible, ça va de soi», a déclaré Éric Dupond-Moretti en juillet dernier, plaidant de manière générale pour une diminution de la détention provisoire. Craignez-vous que l’armée devienne un palliatif à la prison?
Mais quel est le rapport entre la prison et l’armée? Être dans l’armée, c’est une sanction? Il est toujours singulier de voir des gens trouver soudainement de grandes vertus éducatives ou rééducatives à une institution qu’ils ont préféré éviter lorsque cela leur était possible au temps du service national obligatoire pour les hommes et volontaire pour les femmes. L’éducation à la dure, c’est pour les autres, les gueux, voire les canailles. Cela fera du bien un tour à l’armée! Oui, mais voilà ce n’est pas le rôle de l’armée, et moins que jamais.
Il est toujours singulier des voir des gens trouver soudainement de grandes vertus éducatives ou rééducatives à une institution qu’ils ont préféré éviter lorsque cela leur était possible au temps du service national obligatoire pour les hommes et volontaire pour les femmes.
Éric Dupond-Moretti, qui a des mots très gentils pour l’institution militaire, mais dont on cherche vainement la trace du service militaire, pourrait mobiliser ses propres services après tout. Quitte à trouver un palliatif à la prison pourquoi ne pas organiser quelque chose à l’intérieur du ministère de la Justice? Il n’y a pas de modèle à admirer au ministère de la Justice? Pourquoi pas dans l’administration pénitentiaire par exemple?
Pensez-vous que sa mise en place pourra se faire sans difficultés?
Bien sûr qu’il y aurait des difficultés. Il faut quand même rappeler que l’expérience a été tentée de 1984 à 2004. Cela s’appelait les «Jeunes en équipe de travail» (JET) et cela consistait à organiser des «stages de rupture» de quatre mois à l’intention des jeunes délinquants, détenus majeurs de moins de trente ans ou mineurs à partir de 16 ans. Ces stages, proposés aux jeunes par le juge d’application des peines, devaient les préparer à leur réinsertion sociale et professionnelle. Les JET étaient gérés par une association et les armées ainsi que la gendarmerie fournissaient l’encadrement, les infrastructures et l’équipement.
Deux ans après leurs stages, plus de 60 % des mineurs qui s’étaient portés volontaires chez les JET étaient retombés dans la délinquance.
Au total, sur vingt ans, 5 800 jeunes délinquants sont passés par JET. Le bilan est très mitigé. Deux ans après leurs stages, plus de 60 % des mineurs qui s’étaient portés volontaires étaient retombés dans la délinquance. Le résultat était un peu meilleur pour les adultes, même si 20 % se trouvaient à nouveau incarcérés. Alors que l’on réduisait considérablement le budget de fonctionnement des armées, celles-ci n’ont plus souhaité assurer cette mission arguant en fait du faible «rendement» de ce stage et de l’impossibilité désormais de le soutenir.
L’implication dans la formation professionnelle par le biais des Epide et du Service militaire volontaire, ou du Service militaire adapté dans la France d’outre-mer, donne en revanche de bons résultats, mais il ne s’agit pas de réinsérer des délinquants après un stage court, mais de venir en aide à des jeunes en difficulté, volontaires et sélectionnés, par une longue formation. Ce n’est pas tout à fait la même chose. Cela fonctionne, même si encore une fois c’est un détournement de mission.
Prônez-vous le rétablissement du service militaire à l’ensemble des jeunes?
Pourquoi pas si on répond correctement à la question : pour quoi faire? Rappelons que le principe du service militaire, puis «national», n’était pas de rendre service aux jeunes qui y était soumis, par les soi-disant bienfaits éducatifs ou le vivre ensemble, mais de rendre service à la nation, parfois en donnant sa vie. Si l’idée est effectivement de rendre service à la nation, alors oui cela peut se concevoir. Un service militaire n’a de sens que si on engage éventuellement les recrues au combat. Si ce n’est pas le cas, on est alors dans un grand projet éducatif, et s’il concerne des mineurs, comme le projet de Service national universel (SNU) c’est la mission de l’Éducation nationale.
On peut imaginer que le service national apporte un renfort de 800 000 jeunes utile à des services publics souvent en grande difficulté.
Le service national peut être un vrai projet ambitieux et un vrai projet de société, mais en réalité, il n’y a sans doute que deux voies cohérentes. La première est le retour à une forme de service national élargi à l’ensemble du service public. Cela suppose de surmonter la réticence juridique de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) qui considère cela comme du travail forcé et bien sûr de traquer et donc sanctionner les inévitables resquilleurs, condition sine qua non de la justice de ce service. L’effort est considérable, mais on peut imaginer qu’un renfort de 800 000 jeunes peut être utile à des services publics souvent en grande difficulté.
La seconde consiste à s’appuyer sur l’existant des services volontaires. Rappelons que le projet insensé de SNU prévoit de dépenser 1,5 milliard d’euros par an pour fondamentalement organiser deux semaines de stage découverte à tous les jeunes d’une classe d’âge et ce chiffre ne comprend pas les dépenses d’infrastructure sans doute nécessaires. Ce chiffre représente le quadruple de celui du Service civique et ses stages rémunérés de 6 à 12 mois, ou dix fois celui des 30 000 contrats de la réserve opérationnelle n° 1 des armées, mais on pourrait aussi évoquer les sapeurs-pompiers volontaires ou les réservistes du ministère de l’Intérieur.
Hors de ces deux options, me semble-t-il, on sera dans de la «fantaisie militaire», pour reprendre le titre d’un album d’Alain Bashung, de la part de gens qui n’ont jamais voulu porter l’uniforme.
L’opération Limousin est lancée à l’été 1969 afin de soutenir l’État tchadien très menacé par le Front de libération nationale (Frolinat). La 6e CPIMa est alors déjà sur place, associé au 6e escadron blindé au sein du 6e Régiment d’infanterie de marine d’Outre-mer (RIAOM). Formé d’appelés volontaires service long Outre-mer (VLSOM), le 6e RIAOM est à Fort-Lamy (N’Djamena) depuis 1965 où il sert d’unité d’intervention immédiate et de cadre pour l’engagement du dispositif Guépard avec un équipement prépositionné pour 390 hommes de plus.
En août 1968, devant le développement rapide de la menace du Front de libération nationale (Frolinat) soutenu par le Soudan et surtout la Libye, le Tchad fait appel une première fois à la France pour dégager le poste de Zouar menacé par des rebelles Toubous dans le Tibesti. La CPIMa est ainsi engagée après un aérotransport à Bardaï au nord de Zouar. Le poste est dégagé sans combat et l’opération est rapidement démontée.
La situation continue cependant à se dégrader rapidement et le Frolinat s’implante solidement à la fois dans les provinces peuplées du sud-est du pays et dans les trois provinces désertiques du Nord : Borkou, Ennedi, Tibesti ou BET. Au bord de l’effondrement, le gouvernement tchadien fait appel à la France qui décide d’engager le 2e Régiment étranger de parachutistes (REP). Le 2e REP est déployé dans le sud. Le 6e RIAOM devient alors l’unité d’intervention pour l’ensemble du théâtre. La CPIMa avait déjà été engagée durement avec ses VSL au Gabon en 1965 pour libérer le président M’Ba. On décide pourtant cette fois de ne plus engager de VSL au combat et de professionnaliser à partir de septembre 1969 tout le RIAOM grâce à des engagements de VSLOM sur place et surtout des mutations individuelles de marsouins et de cadres venus de métropole. Le 3e Régiment d’infanterie de marine (RIMa) sera également professionnalisé quelques mois plus tard pour relever le 2e REP. C’est le début de la réextension des unités de métier dans l’armée de Terre.
La CPIMa est alors formée d’une section de commandement (avec un groupe d’appui armé de 2 mortiers de 81 mm et d’un canon de 57 mm sans recul de l’armée tchadienne) et de trois, quatre à partir du début de 1970, sections d’infanterie légère, baptisées commandos. L’ensemble représente 180 hommes à son maximum.
Le dispositif français est si léger et son engagement si intense (on compte 40 opérations différentes pour la seule année 1970) que la CPIMa est employée de manière quasi permanente pendant deux ans, le plus souvent dans le BET dans des missions de dégagement des postes de l’armée nationale tchadienne (ANT) ou de recherche des bandes rebelles dans les palmeraies.
Les opérations dans le BET, dont la première a lieu le 7 septembre 1969, sont presque toujours lancées à partir de la base de Faya-Largeau qui accueille un État-major tactique, un détachement d’intervention héliporté (DIH) et une ou deux patrouilles de Skyraider AD4. Les avions de transport tactique, Nord 2501 et Transall, peuvent également se poser dans 5 autres aérodromes aménagés (Bardaï, Ounianga-Kébir, Zouar), ou « naturels » (grandes plaques de basalte) qui servent de base avancée. Par ailleurs, tous les postes de l’ANT disposent d’une piste sommaire pour avions légers et hélicoptères et servent de plots de ravitaillement en carburant.
À partir de ce maillage, le mode d’action privilégié consiste à l’aérotransport de la compagnie jusqu’à Faya-Largeau ou une des bases avancées suivi d’un raid héliporté ou motorisé (camions Dodge 6 x 6 ou parfois camions civils réquisitionnés).
L’objectif est alors bouclé et pris d’assaut, toujours avec l’appui d’un hélicoptère H 34 Pirate et d’au moins deux AD4. Le bouclage, même par héliportage, prend de deux à trois heures et la réduction de la résistance au moins le double. Si le combat n’est pas terminé avant la tombée de la nuit (vers 18 h), une mission d’éclairement par les fusées N 2501 Luciole doit permettre de fixer l’ennemi avant sa destruction finale le lendemain. Le pion d’emploi dans le BET est la compagnie complète, ce qui correspond au volume moyen de l’ennemi rencontré. L’armement est sensiblement équivalent des deux côtés, avec un léger avantage du trinôme FSA 49/56 -AA52-PM sur les fusils Enfield 303, carabines Stati et les quelques mitrailleuses légères Bren ou Lewis des rebelles. Si les parachutistes savent bien manœuvrer, les rebelles toubous connaissent le terrain et sont des rudes combattants qui ne s’enfuient pas et se constituent rarement prisonniers. Grâce à l’appui aérien, l’écart de gamme tactique en faveur des Français sur les points de contact est de l’ordre de deux dans le nord et de trois dans le sud.
Les premières opérations dans le BET et l’embuscade de Bedo
Les opérations de recherche et destruction dans le BET s’étalent de septembre 1969 à juin 1971. Parmi les plus importantes on peut distinguer Ephémère, dont l’objectif est de reprendre le poste d’Ounianga-Kebir dans le Borkou et d’y détruire la bande rebelle ainsi que celle de Gourou. La CPIMa est aérotransportée par Nord 2501 à Gouro et le 24 mars 1970 rejoint Ounianga-Kebir en véhicules, en même temps qu’une compagnie du REP. L’assaut de la cuvette est donné avec un très fort appui aérien. Les rebelles se replient, mais sont à nouveau accrochés par la CPIMa le 27. Le poste est repris, 84 rebelles sont tués et 28 autres prisonniers au prix de 5 parachutistes tués et de 9 blessés.
Durant le mois d’octobre 1970, la CPIMa est engagée dans le nettoyage de la ligne de palmeraies qui s’étalent entre 50 et 120 km au nord de Faya-Largeau et dont on sait qu’elles servent fréquemment de refuges aux bandes rebelles. Le 9 octobre, la compagnie forte de trois commandos et d’une section de commandement et d’appui (avec un canon de 53 sans recul et de deux mortiers de 81 mm), portée sur 15 camions Dodge 6 x 6, reconnaît l’axe de Kirdimi à Tagui. Après une nuit placée en embuscades dans les environs, l’unité se replie sur Faya-Largeau, toujours sans avoir rencontré l’ennemi.
À 16 h 30, à mi-chemin entre Bedo et Kirdimi la compagnie longe un mouvement de terrain sablonneux et rocheux lorsqu’un feu nourri stoppe la section de tête et fixe l’unité sur un kilomètre de long. L’unité est surprise, car le terrain n’est pas propice à une embuscade. Elle est surprise une deuxième fois par la puissance de feu de l’ennemi, estimé à un peu plus d’une centaine de combattants, qui dispose de plusieurs mitrailleuses légères Bren ou Lewis. Les forces sont équilibrées, mais les rebelles bénéficient de l’initiative du combat et de la position. La section de commandement ne parvient pas à établir le contact avec Faya-Largeau pour obtenir un appui aérien. La situation est finalement renversée par le 4e commando en queue de colonne et hors de la nasse. Le commando remonte le mouvement de terrain où sont postés les rebelles et dégage le 3e commando puis la section de commandement qui peut mettre en batterie son canon de 57 mm SR. Il leur faut deux heures pour parvenir à dégager le commando de tête qui a subi la majorité des pertes.
La nuit tombe et un vent de sable se lève. La CPIMa qui craint une nouvelle attaque ennemie s’installe en position défensive, éclairée par les fusées larguées pendant des heures par un Nord 2501, tandis qu’un équipage d’Alouette II (sous-lieutenant Koszela) guidé par un AD4 brave le sable et la nuit à plusieurs reprises pour évacuer onze blessés graves sur douze. Au lever du jour, la compagnie nettoie les environs et trouve 30 cadavres. Par la suite, les tombes retrouvées dans le secteur et les interrogatoires de prisonniers permettent de déterminer que la bande rebelle a presque été entièrement détruite.
Les pertes françaises s’élèvent à 11 morts et 25 blessés dont un décédera par la suite. Deux heures de combat ont donc suffi pour provoquer presque un tiers des pertes françaises des trois ans de guerre.
L’évènement provoque une grande émotion en France et un violent débat politique. Preuve est ainsi faite qu’une erreur tactique ennemie peut constituer pour lui un succès stratégique dès lors qu’il est parvenu à tuer plus de 5 hommes dans un seul engagement. Dans l’absolu, seize ans seulement après la bataille de Diên Biên Phu, les pertes du combat de Bedo sont faibles. Elles représentent même les pertes moyennes d’une seule journée des huit ans de la guerre d’Algérie. Elles sont cependant suffisantes pour attirer l’attention des médias sur un engagement que l’on souhaitait garder peu visible et susciter un vif débat politique qui ne manque pas d’influer sur la suite des opérations.
L’échec de Bison et la sécurisation du sud
L’opération Bison, qui est lancée en janvier 1971, est la plus ambitieuse lancée dans le BET puisque c’est l’ensemble du 6e RIAOM, renforcé d’une compagnie du 3e RIMa, qui est engagé pour deux mois. La base de Faya-Largeau a reçu pour l’occasion le renfort d’une deuxième patrouille de Skyraider AD4 et de l’escadrille 33F de l’aéronavale forte de 12 h 34 (transportés à Douala par porte-avions). L’opération se déroule en trois phases du 10 janvier au 15 mars. La première-Bison Alpha-a pour objet de nettoyer la région de Bedo. La CPIMa s’emploie à reconnaître toute la zone du 11 au 18 janvier mais n’y rencontre pas l’ennemi. La troisième-Bison Charlie - se déroule du 9 février au 10 mars (mais est interrompue du 12 au 19 février pour faciliter des négociations en cours) dans la région de Bardaï. C’est l’escadron qui y est principalement engagé et il ne rencontre pas non plus l’ennemi.
Bison bravo, qui se déroule du 21 au 27 janvier dans la région de Gouro est la seule à avoir occasionné un combat. Elle est déclenchée à la suite d’un renseignement fourni par un rebelle rallié, confirmé par photo aérienne, décrivant la présence d’une bande rebelle d’une cinquantaine de combattants à Moyounga entre les palmeraies de Bini Erda et Bini Drosso à 70 km au nord-ouest de Gouro.
La première phase consiste en la mise en place d’une base avancée sur une immense plaque de basalte au sud de Gouro, sécurisée dans la nuit du 21 au 22 janvier par une section de l’ANT puis par un commando héliporté après un arrêt et un ravitaillement au poste d’Ounianga-Kebir. À 7 h, deux Transall se posent sur la piste avec les 4 commandos ainsi qu’un H34 Pirate et 8 h 34 cargo volant à vide (condition nécessaire pour atteindre directement Gouro). Les Transall retournent à Faya-Largeau pour récupérer 2 sections du 3e RIMa et du carburant. Une fois les pleins effectués, l’Alouette II, qui sert de PC volant et les H34 avec deux commandos à bord partent vers l’objectif, première des trois rotations qui vont se succéder toutes les deux heures.
En cours de vol de la première rotation, le rebelle rallié désigne un emplacement de l’ennemi différent de l’objectif initial. Le commandant de l’opération décide de modifier le plan de vol, mais la saturation du réseau radio empêche tous les groupes d’apprendre qu’ils vont être déposés au plus près de l’ennemi. L’un d’entre eux est ainsi surpris par le feu ennemi et le sergent-chef Cortadellas, fils du général COMANFOR, est tué. Les AD-4, qui étaient en attente à 30 km au sud interviennent. À 13 h 30, le bouclage est terminé avec l’arrivée des deux sections du 3e RIMa. L’ennemi est particulièrement bien retranché et résiste toute la journée. Un deuxième marsouin-parachutiste est tué. L’hélicoptère Pirate est touché et obligé de se poser. Le bouclage est maintenu dans la nuit, mais le Nord 2501 Luciole chargé d’éclairer la zone arrive bien après la tombée de la nuit, ce qui a laissé le temps à l’ennemi de se replier dans le relief tourmenté. Au matin du 23, la fouille des lieux permet de découvrir 11 cadavres ennemis et le survol de la zone permet de faire trois prisonniers. Le dispositif est replié sur Faya-Largeau en fin de journée.
L’opération Bison est un échec avec quatre soldats tués, dont deux par accident, et 37 blessés dont 10 évacués sur Fort Lamy, pour un effet sur l’ennemi très faible.
La dernière grande opération de recherche et destruction dans le BET a lieu du 17 au 19 juin 1971 à Kouroudi à 100 km au nord de Faya-Largeau. La CPIMa se déplace jusqu’à Bedo en véhicules où elle est récupérée par H34 et héliportée en bouclage autour d’une bande rebelle de 150 hommes. L’opération est parfaitement coordonnée jusqu’à la tombée de la nuit, qui, du fait du retard de l’arrivée de la mission Luciole, permet aux rebelles de s’exfiltrer laissant néanmoins sur place 55 morts pour aucune perte française.
Le commandement français décide alors de renoncer à ces opérations de recherche et destruction dans le BET, considérées comme assez vaines, pour se concentrer sur le « Tchad utile » au sud du 15e parallèle. La CPIMa n’est plus engagée dans le Nord qu’en protection des grandes missions logistiques qui sont montées pour ravitailler les postes de l’ANT par voie routière (opération Morvan en octobre 1971 et Ratier en février 1972).
La CPIMa est alors engagée dans le sud et l’est du pays, zone plus peuplée, où, en liaison avec l’ANT et le 3e RIMa, elle mène des opérations de nomadisation plus longues et plus décentralisées. En février 1972, l’opération Languedoc dure plus d’un mois et permet à la CPIMa d’éliminer une bande rebelle de 200 hommes venue du Soudan, en lui infligeant 49 morts et 7 prisonniers pour aucune perte française. C’est la dernière grande opération de la compagnie.
Enseignements tactiques
Il apparaît tout d’abord que les pertes françaises surviennent surtout lorsque l’ennemi bénéficie de l’initiative et de la surprise, ce qui est le cas lors de l’embuscade de Bedo mais aussi lors de plusieurs prises de contact, en particulier lorsque l’unité est motorisée. Dès que les parachutistes peuvent manœuvrer et surtout s’ils ont l’initiative des combats, ce qui survient presque toujours lors des opérations héliportées, le rapport de pertes est beaucoup plus favorable.
À Bedo, malgré la surprise et sans bénéficier d’appuis feux aériens, les hommes de la CPIMa finissent par infliger aux rebelles des pertes très supérieures aux leurs grâce à leur qualité propre. Le capital de compétences de cette unité qui mène une campagne ininterrompue de trois ans ne cessera pas d’augmenter face à des unités ennemies qui combattent moins. Le rapport des pertes est par ailleurs de plus en plus favorable aux Français avec le temps.
L’efficacité de la CPIMa, comme celle de toutes les autres unités engagées sur place, aurait pu accrue en les dotant de fusils d’assaut, des Fusil Automatique Léger (FAL) par exemple. On ne se résoudra à acheter des fusils d’assaut étrangers qu’en 1978 lorsque les forces en face en seront dotées.
Jusqu’à Bedo, la CPIMa était très dépendante de l’appui aérien. Ceux-ci étaient très efficaces, ils l’auraient été encore plus en adoptant l’équivalent des Gunship américains alors en expérimentation au Vietnam. Des essais avec le Nord 2501 se sont avérés très décevants, mais le C 160 Transall, dont c’était le premier engagement, aurait peut-être pu être adapté dans ce sens.
L’appui aérien dépendait cependant des conditions météorologiques et des liaisons radio. Il n’était pas par ailleurs immédiatement disponible en cas d’attaque ennemie. Il était nécessaire d’internaliser des appuis puissants. La compagnie disposait de deux mortiers de 81 mm, difficiles à utiliser en cas d’imbrication. Il manquait un peloton de véhicules blindés-canon, au moins d’AML 60. L’escadron blindé du 6e RIAOM utilisait alors des automitrailleuses Ferret, faiblement armé. Un peloton de Ferret aurait cependant été très utile à Bedo en ouverture d’itinéraire. Ce sera dès lors souvent le cas.
Un autre enseignement de l’embuscade de Bedo est la nécessité de se déployer dans un volume au moins équivalent à celui de l’ennemi, tout en s’efforçant de maintenir un dispositif assez large pour conserver quoiqu’il arrive une possibilité de manœuvre. À Bedo, la colonne motorisée est suffisamment longue (2 km) pour ne pouvoir jamais être totalement prise dans une embuscade. Il y a toujours au moins un commando qui reste capable de manœuvrer et de prendre l’ascendant sur l’ennemi. Dans le sud, les commandos sont souvent employés de manière dispersée, mais face à un adversaire de moindre qualité qu’au nord ils ont la capacité de résister en contact jusqu’à l’arrivée rapide du reste de l’unité et des appuis aériens.
Enseignements opératifs
La coopération interarmées a été la clef du succès des opérations dans le BET. Dans tous les domaines, l’action de l’armée de l’air (et de l’aéronavale) a été déterminante en raison de l’immensité des zones à contrôler et l’absence de végétation.
Dans les grands espaces du Nord et alors que l’ennemi ne dispose pas de moyens antiaériens efficaces, les raids héliportés se sont avérés évidemment plus rapides et finalement moins vulnérables que les raids motorisés. Les moyens de transport aéromobiles ont cependant été insuffisants pour faire face à tous les besoins. L’acquisition de quelques hélicoptères lourds existants à l’époque, comme le CH-46 D, ou même l'utilisation de Super Frelon français aurait encore plus permis de réduire les délais d’héliportage, voire d’engager simultanément deux unités élémentaires.
Ce mode d’action présentait cependant l’inconvénient d’être complexe et donc vulnérable à tout élément inattendu (défaillance des transmissions, tempêtes de sable, erreurs topographiques). Avec le temps, le réseau radio (la CPIMa utilisait la technologie TRPP 13 alors que les aéronefs utilisaient la génération AN/PRC-10) a été rendu plus redondant et plus diversifié (le réseau appui a été séparé du réseau transport), ce qui a nettement réduit la friction.
Tous les types de raids présentaient également l’inconvénient de dépendre entièrement du renseignement, beaucoup plus rares dans les zones hostiles du Nord que dans les provinces plus peuplées et rapidement plus favorables du Sud.
Enfin et surtout, autant l’approche globale dans le Sud (réforme de l’administration sous contrôle de la force française, unités de combat franco-tchadiennes, nomadisation des unités du 2e REP et du 3e RIMa) a donné d’excellents résultats, autant la conjonction de la tenue des points clefs et de nettoyage régulier des palmeraies par des raids s’est avérée stérile sur le long terme. Les populations du Nord sont toujours restées favorables à la rébellion et, avec l’aide de la Libye comme base arrière, lui ont toujours permis de reconstituer ses forces. À partir de juin 1971, on s’est contenté de les contenir et de préserver les résultats obtenus dans le Tchad utile.
L’hypothèse d’une rencontre avec une civilisation extra-terrestre est un thème majeur de la science-fiction, mais peu de la réflexion stratégique. C’est peut-être un tort, car toutes les réflexions sur cette possibilité, et notamment celles de l’astronome Frank Drake depuis 1961, concluent à une probabilité très faible, mais non nulle. Sur le très long terme, cela arrivera très certainement, ce qui veut dire aussi que cela peut survenir aussi bien demain que dans 10 000 ans.
La probabilité de la découverte soudaine d’une civilisation extra-terrestre est très faible, mais ses conséquences seraient sans aucun doute colossales, à plus forte raison si cette découverte était en réalité une rencontre physique. En termes d’espérance mathématique, probabilité d’un évènement multipliée par l’importance des conséquences, cette hypothèse devient dès lors « stratégique » et en tant que tel devrait susciter un minimum d’attention et de préparation, au même titre par exemple que la rencontre avec un astéroïde de grande dimension.
Cette rencontre avec des extra-terrestres pourrait prendre plusieurs formes. La science-fiction a sans doute abordé toutes les possibilités, depuis l’arrivée de réfugiés de l’espace dans le film District 9jusqu’à l’invasion brutale de La guerre des mondes de H. G. Wells en passant par plusieurs formes de coopération amicales comme dans le cycle de l’élévation de David Brin ou hostiles comme dans la série de télévision V.
Dans presque tous les cas, la civilisation humaine se trouve vulnérable par rapport à cette présence étrangère dotée nécessairement d’une technologie supérieure. Quelles que soient les intentions affichées des extra-terrestres, cette vulnérabilité est forcément source de stress. L’idée d’une relation entre l’évolution technique d’une civilisation et sa bienveillance suscite également de grands doutes depuis plus d’un siècle et l’histoire des rencontres entre civilisations très différentes sur notre monde n’incite pas à l’optimisme. La perspective de rencontrer des êtres obéissant à des logiques difficilement compréhensibles pour nous, à la manière d’animaux rencontrant des humains n’est pas non plus très rassurante.
L’idée de menace est donc inséparable de celle de rencontre avec des extra-terrestres et le rôle des stratégistes, à l’instar de la guerre nucléaire, est de prendre en compte cette possibilité, tout en espérant qu’elle ne se réalise jamais.
D’un point de vue opérationnel, cette hypothèse n’a de sens qu’en cas de rencontre avec une civilisation de type II ou III sur l’échelle de Kardashev. Une civilisation de type I, qui voyage et colonise son système stellaire (nous y sommes presque) est incapable de réaliser un voyage intergalactique. Des civilisations au-delà du niveau III, s’étendant sur des centaines de mondes, ne pourraient sans doute exister que par la maitrise de théories physiques qualifiées pour ]l’instant d’« exotiques » permettant de se déplacer plus vite que la lumière. On peut supposer dans ce dernier cas que des civilisations capables de voyager au-delà de la vitesse de la lumière directement ou indirectement par des « percées » dans l’espace seraient d’une telle supériorité technique que le combat des humains contre eux serait aussi vain que celui d’un nid de frelons chassé d’un chantier en construction. Il n’est pas du tout évident heureusement que de telles civilisations, qui auraient par ailleurs sans doute une signature énergétique repérable, existent réellement dans notre galaxie.
Dans ce cadre la seule hypothèse compatible avec les lois de la physique est celle du « grand voyage » de plusieurs siècles d’un ou plusieurs vaisseaux-mondes dotés d’écosystèmes autorégénératifs. C’est l’hypothèse retenue par Isaac Asimov à la fin de La conquête du savoir. C’est également celle décrite par Liu Cixin dans son roman Le problème à trois corps, avec une flotte lancée depuis le système d’Alpha du Centaure pour un voyage de quatre siècles. Cette expédition constituerait un investissement très important, même pour une civilisation très avancée, qui ne se justifierait sans doute que par un enjeu majeur. L’objectif peut-être scientifique, avec la volonté comme la Directive première de la Fédération des planètes unies dans la série Star Trekinterdisant d’interférer dans la vie des civilisations primitives. Il serait probablement plus vaste et plus proche d’enjeux existentiels.
Cette flotte pourrait être précédée d’engins de reconnaissance non habités plus rapides car susceptibles de plus grandes accélérations et décélérations et destinés à explorer et renseigner la flotte principale sur notre monde. Ce serait peut-être alors l’origine du phénomène des OVNI, dont la discrétion serait alors le signe d’une volonté de camouflage d’un projet plus grand tout en constituant un risque peut-être peu rentable d’être décelé bien avant l’arrivée. Il en serait sans doute de même d’un bombardement préalable. Or, la question de l’alerte est fondamentale. Aurions-nous la possibilité de détecter précocement cette expédition et donc de nous préparer pendant des siècles, comme dans Le problème à trois corps ou saurions-nous nécessairement surpris ? En l’état actuel de nos moyens et en imaginant qu’une expédition hostile prendrait également des précautions, c’est de très loin la seconde possibilité qui est la plus probable. Nous parviendrons probablement à détecter seulement la flotte extra-terrestre à son entrée dans le système solaire, à la manière des cités bordant l’océan Indien découvrant l’arrivée des vaisseaux chinois de l’amiral Zhang He puis quelques dizaines d’années plus tard des navires portugais, plus dangereux.
Contrairement à ce que l’on voit dans de nombreuses fictions, comme le film Independence Day de Roland Emmerich, la nécessaire décélération de la flotte extra-terrestre nous accorderait quelques mois et peut-être même quelques années de préparation.
On tentera alors à ce moment-là d’établir une relation diplomatique avec les étrangers, sans doute par l’intermédiaire des Nations-Unies, peut-être par des initiatives séparées, au moins pour essayer d’éclaircir les intentions de nouveaux venus, sans garantie aucune. Dans tous les cas de figure, il y aura une préparation militaire. Elle sera peut-être unifiée si la menace est évidente, elle sera peut-être fragmentée si certains États ou groupes estiment préférable de ne pas provoquer une force supérieure ou de s’y soumettre, à l’instar des cités grecques divisées face à l’invasion perse au Vᵉ siècle av. J.-C, des royaumes africains négriers du golfe de guinée ou des peuples indiens venant renforcer la petite expédition d’Hernán Cortés en 1519. Il faudra compter sans doute avec un « parti extra-terrestre » sur Terre, avantage supplémentaire pour lui, et source de problèmes internes peut-être même de guerre civile se superimposant à la guerre contre les extra-terrestres.
Cette confrontation, si elle devait avoir lieu, aurait une forme clairement asymétrique avec les humains dans le rôle du plus faible au moins techniquement. Cela ne veut pas dire sans espoir. L’histoire de ce type de conflit depuis 70 ans tend même à montrer que ce n’est pas forcément le camp le plus puissant qui l’emporte.
Le combat sera mené sur quatre espaces différents : l’espace profond, l’orbite terrestre, la surface de la Terre et le monde souterrain. Dans l’espace profond, à l’approche de la Terre, il est toujours possible de tenter de frapper les grands vaisseaux ennemis à l’aide de projectiles quelconques, pas forcément très sophistiqués du moment qu’ils ont une masse, une grande vitesse et sans doute aussi une manœuvrabilité. Sans effet de souffle dans le vide spatial, le mode d’agression le plus simple et le plus efficace est la percussion. On pourrait donc essayer d’attaquer l’ennemi avec un essaim de robots-kamikazes, sans forcément beaucoup d’espoir de succès, une flotte interstellaire ayant sans doute à sa disposition de quoi faire face à des objets spatiaux dangereux.
La flotte extra-terrestre sera ensuite en orbite elliptique dans le système solaire, ou installée autour de bases secondaires, Lune, grands astéroïdes ou points de Lagrange. Elle y sera sans doute inaccessible aux forces terriennes au moins dans un premier temps. Inversement, l’humanité survivante sera presque obligatoirement installée dans des souterrains où elle pourra espérer résister aux coups et maintenir une capacité de production. Entre les deux, les forces se battront surtout pour la domination du sol et du ciel.
Nous pouvons en premier lieu être protégés par la différence de milieu. Il n’est évident qu’une civilisation devenue nomade et vivant dans des écosystèmes confinés soit forcément à l’aise pour pénétrer et évoluer dans un monde à plus forte gravité et écosystèmes sans doute plus complexes. Si l’échange épidémiologique entre Indiens d’Amérique et envahisseurs a été en grande partie fatal aux premiers, c’est aussi la crainte des maladies tropicales qui a longtemps protégé l’Afrique subsaharienne des invasions. Dans La guerre des mondes, Wells s’est probablement inspiré du désastre de la première expédition coloniale française à Madagascar ravagée par la maladie trois ans plus tôt.
Il y a également une question de masse. Envahir et contrôler 510 millions de km2peuplés de 7,5 milliards d’êtres humains nécessite une présence peut-être au-delà des capacités d’une expédition nomade et sans doute au fonctionnement un peu malthusien et protecteur. Les expéditions militaires occidentales du début du XXe siècle sont conduites par des petites armées où la mort de quelques soldats est vécue comme une défaite. Peut-être en sera-t-il de même pour ces envahisseurs puissants, mais peu nombreux et réticents au risque.
La guerre devrait alors prendre la forme d’un siège d’une violence graduée selon l’intention des envahisseurs. Ils peuvent chercher la destruction totale de l’humanité ou sa soumission, ce qui dans ce dernier cas nécessiterait un dialogue, peut-être par le biais de groupes « collaborateurs ». Dans tous les cas, il faut s’attendre à une campagne de bombardement aérospatial avec emploi d’armes de destruction massive. Cette campagne de frappes pourrait être combinée avec des opérations au sol menées par des troupes réduites, sans doute fortement robotisées et peut-être en liaison avec des partisans terrestres.
Face à cela, il est peu probable que l’ennemi présentera une vulnérabilité stratégique qui permettrait à un groupe de héros de le vaincre d’un seul coup. C’est un procédé très utile cinématographiquement, mais historiquement pour le moins assez rare. Pour les Terriens, la guerre sera forcément une guérilla sur plusieurs dizaines d’années, avec l’espoir au pire de lasser l’envahisseur et l’amener à négocier, au mieux de le détruire.
La résistance au sol aura pour objet d’empêcher à tout prix l’ennemi de contrôler la surface du globe et si possible de lui infliger des pertes douloureuses. Dans le même temps, il faudra lui disputer la maitrise du ciel et de l’orbite terrestre, un espace de bataille clé dont la possession permet de se protéger des attaques de l’autre. Ce n’est qu’ensuite qu’il sera peut-être possible de partir à l’attaque des vaisseaux-monde, le centre de gravité de l’adversaire, un défi considérable, car il suppose de préparer de grands assauts spatiaux en toute discrétion. Tout cela peut prendre des siècles.
En résumé, se préparer à une invasion extra-terrestre n’est pas très différent de se préparer à une catastrophe naturelle majeure, comme l’arrivée d’un astéroïde géant ou l’explosion d’un super-volcan, ou à une guerre nucléaire généralisée. Encore faut-il le faire, ce qui suppose des efforts d’autant plus difficiles que la menace est invisible et peu probable. Nous nous retrouvons sensiblement dans la position de l’Empire aztèque face à la perspective de l’arrivée d’étrangers puissants et dangereux depuis l’autre bout du monde, hypothèse jugée farfelue jusqu’en 1519.
Frank D. Drake, Is anyone out there? : the scientific search for extraterrestrial intelligence, Delta Book/Dell Pub, 1994.
Sur la classification de Kardashev et ses conséquences stratégiques, voir Travis S. Taylor et Bob Boan, An Introduction to Planetary Defense, Brown Walker Press, 2016.
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Dans le contexte des récents attentats survenus sur le territoire national, le Bleuet de France souhaite aussi apporter, via les dons récoltés, un soutien aux victimes d’acte de terrorisme et aux pupilles. Donnez au Bleuet de France, c’est être solidaire auprès d’eux. Ils ont besoin de nous.
Date de fin : 30 novembre 2020
On assiste donc depuis le début à une course de vitesse entre d’une part l’érosion mécanique du soutien que subit toute intervention militaire, en France ou localement en fonction de ses coûts et de ses effets, et d’autre part la montée en puissance des forces de sécurité locales, elle-même structurellement liée au renforcement de l’autorité et de la légitimité des États. Le problème est qu’avec les faibles moyens déployés dès le début dans l’opération Barkhane, en concurrence avec ceux des autres opérations engagées au même moment, en particulier Sentinelle, et les problèmes structurels des États locaux, cette course était perdue d’avance.
Barkhane a bien cumulé les succès tactiques au cours des années, mais ceux-ci sont restés insuffisants en nombre pour, au niveau opérationnel, empêcher les organisations ennemies de se renforcer, s’étendre et se diversifier. Dans le même temps, la « relève » tardait singulièrement à venir. La Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) a des moyens considérables et est mieux organisée que le dispositif français en intégrant sous une seule autorité tous les instruments civils et militaires, mais elle est incapable militairement de faire autre chose que de défendre ses sites. Quant aux forces locales, et en premier lieu les Forces armées maliennes (FAMa), malgré la mission de formation de l’European Union Training Mission (EUTM-Mali), elles n’ont guère progressé, car personne n’a touché vraiment à la corruption de leur infrastructure. La Force commune du G5-Sahel, créée officiellement en 2017, afin de coordonner l’action des armées locales autour des frontières avec un état-major commun et des bataillons dédiés, souffre depuis l’origine du manque de moyens et d’une cohésion incertaine de la coalition politique. Ses capacités de manœuvre sont encore limitées.
Insuffisance d’un côté, inertie de l’autre et quelques raisons fortes de prendre les armes enfin, tout était réuni pour que la situation se dégrade à partir de 2015 une fois terminés les effets de l’opération Serval. Cette dégradation elle-même a bien sûr contribué encore à ralentir le processus en s’attaquant prioritairement à des forces de sécurité locales, par ailleurs souvent coupées de la population par leurs exactions. À la fin de 2019, on pouvait même considérer que les forces armées maliennes et burkinabés, dans une moindre mesure nigériennes, régressaient et se trouvaient même au bord de l’effondrement. Dans le même temps, les deux organisations principales de la région, le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM) associant les groupes djihadistes présents sur le sol malien et l’État islamique au Grand Sahara (EIGS) dont l’action s’étend dans la zone des « trois frontières » entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso, s’offraient même le luxe de s’affronter, indice qu’elles ne se sentaient pas forcément aux abois.
Comme souvent, c’est dans la crise que l’on trouve les ressources nécessaires pour surmonter des blocages. Les principales innovations militaires sont venues du champ organique plutôt qu’opérationnel. Il n’est pas possible à court terme d’élever les capacités des forces locales sans en passer par des formes d’hybridation avec les forces alliées allant bien au-delà de la fourniture de formations techniques. L’accompagnement des unités locales par des équipes de conseillers français, ou désormais issus des forces spéciales européennes dans le cadre de la Task Force Takuba, va dans le bon sens. C’est une hybridation limitée, mais l’expérience montre que les unités accompagnées respectent la population et combattent mieux. C’est déjà beaucoup.
Après le sommet de Pau en janvier 2020, il a également été décidé de renforcer l’opération Barkhane. Avec ces nouveaux moyens, 600 soldats de plus et l’emploi des drones armés en particulier, la pression exercée sur l’ennemi a rapidement été beaucoup plus forte qu’auparavant. Les pertes françaises ont aussi logiquement été plus élevées, mais pour un soldat français qui tombe il y a désormais 100 combattants ennemis. Ces pertes ennemies sont actuellement deux fois supérieures à celles de l’année précédente. Elles pénalisent surtout EIGS qui est particulièrement visée, mais en juin dernier, Abdelmalek Droukdel, émir d’Al-Qaïda au Maghreb islamique, organisations membre du GSIM, a été tué, ainsi que très récemment Bag ag Moussa, chef des opérations de la coalition. Le 30 octobre dernier dans la région de Boulikessi, zone frontalière entre le Mali et le Burkina Faso, les frappes des drones armés et des Mirage 2000, suivies d’un raid des Forces spéciales, ont cette fois détruit une colonne ennemie de soixante combattants qui s’apprêtait à attaquer une garnison malienne. Ce sont sans doute les plus fortes pertes djihadistes en une seule journée depuis le début de l’opération Barkhane. Les combattants appartenaient à la petite organisation Ansarul Islam, qui se trouve ainsi comme EIGS à plus grande échelle, largement neutralisée. On a retrouvé ainsi sensiblement l’efficacité militaire de l’opération Serval.
Jamais sous la Ve République, une opération militaire française n’a été active plus de neuf ans après le premier soldat français tué et nous en sommes déjà à sept ans au Sahel. Cinquante soldats y sont déjà tombés, ce qui classe cette opération parmi les plus couteuses en vies humaines et en associant dépenses militaires et aide civile on dépasse le milliard d’euros par an, ce qui est pour le coup le record de tous les engagements français depuis 1962. Dans ces conditions, Barkhane n’a qu’un crédit de quelques années au maximum.
Dans le même temps, un dialogue est engagé par les nouvelles autorités maliennes avec l’émir du GSIM, Iyad Ag-Ghali, qui est avant tout un homme politique local, ou encore avec la Katiba Macina, membre du GSIM, dont les griefs sous-tendant l’insurrection peuvent être entendus. C’est une bonne chose. Dialogue ne veut pas dire pour autant tout de suite la paix, ni même l’arrêt des combats, mais il y a intérêt pour la France de favoriser tout ce qui peut contribuer à la réduction de l’instabilité locale. C’est d’ailleurs l’objectif de Barkhane et non simplement le fait de tuer des ennemis, ce qui n’est qu’un moyen. La guerre est un acte politique qui sert à faire de la politique, autrement dit à imposer sa volonté à l’autre par la destruction, rare, et surtout par la négociation. Pour autant, ne nous leurrons pas, l’instabilité restera chronique dans la région tant les États sont faibles et les défis à relever importants.
Les succès militaires français actuels sont l’occasion de changer de posture dans de bonnes conditions avant qu’il ne soit trop tard. Le moins que l’on puisse faire dans le nouveau contexte qui peut se dessiner est de défendre nos intérêts sécuritaires et diplomatiques au moindre coût dans la durée. Le temps est sans doute venu de lancer une nouvelle opération militaire avec un nouveau nom, plus légère, discrète et hybride, en retirant le contingent au Mali, l’élément le plus visible et le plus couteux du dispositif. Si cela peut faciliter par ailleurs les négociations locales, tant mieux, mais cela ne doit en aucun cas en constituer un préalable ou une conséquence. Si cela facilite l’indispensable coopération avec l’Algérie, tant mieux aussi, mais le départ doit se faire en vainqueur et il n’est pas certain qu’il y ait beaucoup d’autre opportunité de le faire.
Après il sera possible de continuer le combat contre les organisations qui menacent directement la France, EIGS et AQMI, avec notre force de raids et de frappes, forces spéciales et aériennes. Il sera toujours possible aussi de « refaire Serval » en cas de dégradation importante de la situation grâce aux forces prépositionnées ou en alerte. Il sera possible de combattre sur place au sein des forces locales, selon des modalités à imaginer. Gageons que le résultat sera sensiblement le même pour notre sécurité, pour beaucoup moins cher et plus longtemps.
Le 14 novembre, une tribune intitulée "Guerres et terrorisme : sortir du déni" et signée par plusieurs personnalités est publiée dans L'Obs ici venant en soutien de cette thèse.
Je réponds à ces propos et à cette tribune ici dans un podcast de 30 minutes pour l'Institut de recherche et d'études sur les radicalités.
La nouvelle étude porte la guerre dans le Haut-Karabakh de septembre à novembre 2020.
Cette note de 16 pages est disponible disponible (ici) en version Kindle.
On peut combattre en cherchant à détruire les forces armées ennemies et s’il s’agit d’organisations non étatiques en s’efforçant de réduire les raisons qui font que des gens aient décidé de prendre les armes contre un État. La première manière est le fait des soldats, qui essayent de tuer des soldats ennemis tout en acceptant de l’être éventuellement, la seconde est le fait de nombreux acteurs et en particulier des autorités politiques locales des pays souverains au cœur desquels nous combattons.
Ajoutons cette évidence que la guerre se fait au moins à deux, même s’il suffit d’un seul pour établir cet état de fait et de droit. La France de la Ve République a mené beaucoup de guerres et contre des organisations non étatiques le plus souvent même si elle a toujours préféré les qualifier de groupes « criminels » ou, plus récemment, de « terroristes », plutôt que d’« ennemis ». Cela équivaut à policiariser un phénomène politique, ce qui n’a guère de conséquences si l’ennemi est suffisamment réduit pour être détruit ou traité sans faire appel aux forces armées, mais ce qui en a toujours lorsqu’il est nécessaire de faire appel aux soldats.
La France est actuellement en guerre au Sahel contre l’État islamique au Grand Sahara (EIGS) et la coalition formant le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), dont Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). Elle est en guerre d’abord parce qu’AQMI lui a déclaré depuis longtemps et ensuite parce que les États de la région le lui ont demandé. La France, comme de nombreux pays, a considéré qu’il était dans son rôle de répondre à cette demande d’autant plus que la déstabilisation des États de la région pourrait avoir de nombreuses conséquences néfastes sur ses intérêts et sa sécurité, dans la région ou même en Europe. En lançant l’opération Serval en 2013, devenue Barkhane l’année suivante, le président de la République a décidé de signer des actes de décès au nom de ce qu’il croyait être, à tort ou à raison, les intérêts supérieurs de la nation.
Dans cette guerre, la France n’a que peu de prises sur les causes profondes de l’existence de groupes djihadistes, qui dépendent de la volonté et des capacités des autorités locales. Elle ne peut véritablement avoir une action efficace qu’en s’attaquant aux forces armées, en espérant au mieux les détruire et au pire les affaiblir assez pour que les forces de sécurité locales puissent prendre le combat à leur compte. De leur côté, les organisations djihadistes ne peuvent pas vaincre la France sur le champ de bataille, mais peuvent l’obliger à renoncer à son action. Ces objectifs différents aboutissent à des stratégies identiques visant à tuer le maximum de combattants adverses. Ce qui n’est alors normalement qu’un moyen de s’imposer devient une fin en soi.
Pour les groupes djihadistes, le centre de gravité de l’ennemi est le taux d’approbation des Français à l’engagement militaire au Sahel. En dessous de 50 %, le retrait devient inévitable à court terme. Infliger des pertes est le moyen le plus simple, peut-être le seul, qui leur est offert pour atteindre cet objectif.
Les morts ennemis n’ont cependant pas toujours la même valeur stratégique. Pour les familles et les proches, le sacrifice sera toujours irréparable. Pour la nation tout entière, il peut être compensé par ce qu’il a permis d’obtenir. Six soldats français tombent d’avril à mai 2013 au début de l’engagement français au combat au Mali, mais les Français peuvent alors voir le bilan qui accompagne chacune de ces pertes : offensive djihadiste stoppée, libération des villes de Gao, Tombouctou et Kidal, destruction des bases ennemies, libération d’otages. La forte prise de risques, et donc mécaniquement des morts et des blessés, permet à ce moment-là d’avancer vers une victoire même floue.
L’erreur française a sans doute été à ce moment-là de ne pas se contenter de cette victoire relative et de revenir à la posture antérieure mais de poursuivre la quête d’une victoire totale. À la fin de l’opération Serval, on entre dans une forme de combat plus diffus, où les bilans associés aux combats sont différents. Il n’y a plus de villes à libérer mais seulement des hommes à tuer.
Si ces hommes sont des émirs auxquels on peut reprocher beaucoup de choses graves, cela peut encore avoir une valeur symbolique, et même pratique, forte, encore que dans une vision criminalisée de la guerre, à la fois pour des raisons différentes par l’exécutif et son opposition, cela peut passer pour des exécutions extrajudiciaires. S’il s’agit d’anonymes et de chiffres, même en les qualifiant de « terroristes », cela devient de la comptabilité à la fois morbide et abstraite, et de plus en plus au fur et à mesure que cela se répète et devient de la statistique.
Mourir pour des statistiques passe alors nettement moins bien que pour libérer une ville surtout si on ne voit pas bien comment une victoire va émerger au bout de cette accumulation de chiffres. Le doute finit par s’installer quant à l’intérêt de chaque sacrifice. À ce moment-là intervient généralement l’argument du « il ne faut pas qu’ils soient morts en vain », ce qui signifie le plus souvent qu’effectivement ils meurent en vain, mais on continue quand même et parfois très longtemps. Lorsque survient enfin la perception que les soldats tombent vraiment pour rien ou pour un bilan négatif, le retrait est alors irrévocable et généralement rapide.
Ce processus classique d’usure peut accélérer considérablement avec le nombre de soldats tués en un seul combat. Un seul soldat qui tombe fait l’objet d’un communiqué. De deux à trois, l’évènement suscite des articles et des débats dans les médias. À partir de quatre, l’enjeu devient clairement politique, les armées peuvent être remises en cause sur la conduite de l’opération et le chef des armées appelé à se prononcer sur leur sens. À partir de dix, c’est une crise majeure qui impose une inflexion forte. Cela est arrivé quatre fois depuis 1962 : en octobre 1970 au Tchad, en octobre 1983 à Beyrouth, en août 2008 en Afghanistan et en novembre 2019 au Mali. Avec cinq soldats tués en moins d’une semaine au tournant de 2021, huit ans après le premier soldat tombé et sans bien voir ce qui pourrait ressembler à une victoire, nul doute qu’il y aura de profondes interrogations en France sur le sens du combat.
Notons que par un biais classique qui veut que l’impact émotionnel des pertes soit toujours plus fort que celui des gains, à beaucoup plus forte raison lorsque ces pertes et des gains sont des vies humaines, on s’interroge assez peu sur l’effet sur l’ennemi des pertes que nous lui infligeons. On demandera si « Barkhane n’est pas en train de s’enliser » ou « s’il n’est pas temps de partir », mais jamais si l’ennemi n’est pas en train de craquer. Pourtant la pression qu’il subit est très supérieure à la nôtre.
Cette pression peut même être mesurée par une sorte d’équation de la mort : taux de survie pour soi + taux de pertes de l’ennemi/2. Le nombre de tués et blessés français en 2019 représente sans doute nettement moins de 1 % du contingent déployé au Sahel, chez l’ennemi ce pourcentage doit être de l’ordre de 30 à 40 %. Cela donne un taux de pression sur l’ennemi de l’ordre de 65 à 70 % (99 + 30-40/2). C’est énorme. C’est comme si nous-mêmes déplorions entre 1 000 et 2 000 soldats tués ou blessés chaque année. Nul doute que l’on aurait craqué depuis longtemps, mais l’ennemi non. Les enjeux, vitaux pour lui, juste importants pour nous, et un autre rapport à la mort font qu’il tient toujours, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il ne souffre pas, ne doute pas et ne franchit pas le même processus d’acceptation-doute et refus. La demande de négociations de certains membres de GSIM peut être l’expression d’une profonde lassitude, voire d’un découragement qui serait enfin le début de cet effet émergent que l’on recherche à coups de raids, de traques et de frappes.
Descendons d’un échelon. Une fois définie cette stratégie d’usure par ailleurs très discutable, il faut la mettre en œuvre sur le terrain avec le maximum d’efficacité, c’est-à-dire en faisant en sorte que le taux de pression soit le plus élevé possible en fonction des moyens dont on dispose. Le chef opérationnel s’efforce donc de réduire au maximum ses propres pertes tout en augmentant celles de l’ennemi. Le problème est que ces deux objectifs peuvent être contradictoires. Frapper un adversaire clandestin en touchant le moins possible la population, un enjeu aussi important que la préservation de ses propres troupes, implique de prendre des risques en allant le chercher et l’attaquer avec le maximum de précision. Autrement dit pour infliger des pertes à l’ennemi, il faut souvent en accepter soi-même.
Dans une première phase de l’engagement, de janvier à avril 2013, six soldats français tombent, mais l’engagement est suffisamment important en volume et la prise de risques telle que la pression sur l’ennemi, entre les pertes et les défections, dépasse sans doute 70 %. Les groupes ennemis ne sont pas détruits, ni soumis, mais neutralisés. Ils sont chassés du Nord-Mali et obligés de se dissimuler avant de se réorganise et de s’adapter à la nouvelle donne. Cet état de neutralisation dure pratiquement jusqu’en 2015.
À partie de l’été 2013 commence une longue période, où tout en maintenant un dispositif sur place, baptisé Barkhaneen 2014, on en réduit considérablement le volume. Dans une incohérence totale nous sommes alors en pleine réduction des forces armes tout en accumulant les engagements qui se révèlent à chaque fois plus exigeants que l’on imaginait, en Centrafrique, en Irak/Syrie puis en métropole avec Sentinelle. Même si on l’avait voulu, il n’y a plus en 2015 de quoi renforcer l’engagement au Sahel qui reste alors insuffisant.
Descendons encore d’un échelon. Au niveau tactique, on s’efforce alors de limiter les pertes par la protection des bases et des blindages. Cela paraît logique, cela ne l’est qu’en partie. De fait, ces pertes sont effectivement relativement contenues et étalées dans le temps, avec un homme perdu en moyenne tous les trois mois jusqu’en novembre 2019. C’est terrible à chaque fois au niveau individuel, c’est acceptable au niveau d’une nation pourvu que l’on ait le sentiment que cela sert à quelque chose.
Sur 23 soldats français tués au Sahel de juillet 2013 à novembre 2019, neuf ont été victimes d’accidents, une proportion hélas incompressible malgré les précautions prises et qui s’étale sur toute la durée, mais neuf autres ont été tués sur les routes avec des engins explosifs improvisés, plus connus sous l’acronyme anglais IED. L’ennemi s’est adapté à notre système de protection en s’attaquant aux bases, et même parfois massivement comme à Tombouctou en avril 2018, mais toujours sans succès, puis surtout aux axes dont nous sommes dépendants pour la logistique et la manœuvre avec les engins les plus lourds. On a compensé en partie ce risque croissant par l’emploi le plus important possible de l’aéromobilité, qui nous permet à la fois d’éviter les IED et de disposer d’une grande capacité d’action/réaction sur de grandes distances. Les hélicoptères, et notamment les appareils de transport lourds fournis seulement par les Alliés, restent cependant limités en nombre.
Durant la même période de six années, seuls quatre soldats français ont été tués par des balles ennemies, dont deux pendant une libération d’otages au Burkina Faso. Il y a eu en réalité peu de combats rapprochés, ceux où les ennemis se tirent dessus à courte distance. La plupart d’entre eux ont été à l’initiative des Français à partir de renseignements. Dans tous les cas, les Français ont eu le dessus grâce à un niveau tactique très supérieur. Les pertes françaises survenues dans ces occasions sont presque toujours survenues lors de la phase de recherche et avant même de voir l’ennemi. Après le contact, les forces ennemies ont toujours été vaincues avec de lourdes pertes. Ce n’est pas tant le blindage qui protège que d’avoir l’initiative du combat et si possible aussi du feu.
Au bilan pendant toute cette période, on a payé, avec du sang, les conséquences de la longue crise des moyens militaires avec le manque de drones, d’hélicoptères lourds ou véhicule modernes de reconnaissance en particulier, mais on a contenu malgré tout les pertes dans une zone d’acceptabilité. L’ennemi a échoué à saper l’approbation de l’opération Barkhane par l’opinion publique française, dont les perceptions sur les engagements ont, il est vrai, été modifiées par les attentats de 2015 en France.
Cela peut suffire à satisfaire l’échelon politique, mais en réalité c’est un leurre, car s’il y a peu alors peu de pertes françaises, il y a aussi peu de pertes ennemies. En valeur relative, celles-ci sont très supérieures à celles des Français, de l’ordre de 45 pour 1, mais assez faibles en valeur absolue, et donc par rapport à l’ensemble des forces djihadistes en pleine croissance. Le taux de pression ne dépasse pas 30 %. C’est suffisant pour stimuler l’ennemi qui apprend et innove en nous combattant mais insuffisant pour l’écraser et l’empêcher de se développer, se diversifier et multiplier les attaques contre les États locaux toujours aussi faibles et des populations toujours aussi vulnérables.
Le problème de l’emploi des hélicoptères, est que même si prendre un hélicoptère est peut-être statistiquement moins risqué que prendre la route et risquer de rencontrer un IED, lorsqu’un d’entre eux est abattu ou s’écrase, cela devient tout de suite un « évènement ». Lorsque le 25 novembre 2019, deux hélicoptères français se percutent au cours d’un combat, les pertes sont telles, 13 soldats tués, l’ébranlement est de suite stratégique et sert de prétexte à un changement de stratégie, qui aurait dû sans doute survenir de toute façon tant la situation générale autour des Français devenait critique.
Une nouvelle phase commence donc début 2020 avec le renfort de 600 soldats supplémentaires, ce qui permet à Barkhane d’atteindre un volume double de celui de 2014 et qui n’augmentait jusque-là que par « petits paquets ». Il y a aussi des moyens nouveaux très importants comme les drones Reaper armés, dont on ne peut que se scandaliser que la France n’ait pas réussi à en concevoir elle-même d’équivalent et depuis longtemps.
Avec ce surcroît de volume, d’activité et de prise de risques, les pertes françaises augmentent aussi forcément. De décembre 2019 à janvier 2021, treize soldats tombent à nouveau, dix par engins explosifs, deux par accident et un dans combat rapproché. Cela ne veut pas dire que les choses vont plus mal, au contraire car les pertes ennemies augmentent bien plus et, ce qui est plus important, suffisamment pour atteindre des résultats stratégiques.
À la fin de cette période, le rapport des pertes est redevenu proche de celui des premiers mois de 2013, avec 80 ennemis tués pour un Français, au lieu de 1 pour 45 dans la période intermédiaire, et le taux de pression est remonté à 70 %. Les résultats opérationnels ont été mécaniquement au rendez-vous avec la neutralisation de l’État islamique au Grand Sahara, aidée par sa guerre avec le GSIM, et des coups sévères portés à cette coalition. À la fin de 2020 et alors que le potentiel d’acceptabilité de l’opération Barkhane se réduit très vite, il y avait de quoi proclamer une victoire, relative comme toujours, qui nous aurait permis de changer de posture pour quelque chose de moins visible et de plus endurant.
Grâce à une excellente organisation du renseignement et l’arrivée des drones armés, 80 % des pertes ennemies sont désormais le fait des forces aériennes et des forces spéciales. En continuant à nous appuyer sur cette capacité, il aurait été possible de transférer hors du Mali le groupement aéromobile et de transformer le « groupement désert » en force d’accompagnement des troupes locales, sans doute plus efficace que la Task Force Takuba, dont on sait que les membres européens ne combattront pas. On a peut-être trop tardé à saisir cette opportunité et en parvenant à tuer cinq de nos soldats en quelques jours, l’ennemi a réussi à réintroduire le doute. Il faut désormais réattaquer durement pour retrouver une marge de manœuvre politique.
La concentration des efforts est un des « principes de la guerre » de Foch que l’on inscrit dans tous les documents de doctrine militaire. Ceux-ci n’ont visiblement jamais été lus par un exécutif politique qui a toujours préféré être présent partout avec ses soldats si faciles à déployer, plutôt qu’efficace quelque part. La liberté d’action est un autre principe. Il sous-entend que l’on conserve l’initiative de nos actions et qu’on ne se contente pas de réagir aux évènements, en changeant par exemple de politique de défense parce qu’il y a eu des attentats (prévisibles) en France en janvier 2015, ou de posture opérationnelle au Sahel seulement parce qu’on a eu plusieurs soldats tombés le même jour. Là encore, ce principe est visiblement mal connu sinon on aurait mieux conduit cette guerre.
Le but d’une opération militaire n’est pas d’avoir aucun mort, sinon le meilleur moyen pour y parvenir est de ne pas la déclencher, mais de faire en sorte que ces morts presque inévitables ne l’aient pas été pour rien. Nous sommes actuellement sur le fil du doute, il est temps de changer de posture sur une victoire avant de basculer dans la certitude de l’échec.