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À partir d’avant-hierLa voie de l'épée

Jeux de guerre et victoire dans le Pacifique

Nous sommes en janvier 1908, un article du McClure’s Magazinesigné par plusieurs officiers de l’US Navy critique fortement le design de la classe de cuirassé dreadnought Delaware dont le deuxième exemplaire, le North Dakota, est en construction. Ce design, critiquent-ils, a été conçu par les techniciens du Bureau du département de la Marine sans n’avoir jamais pris en compte l’avis des opérationnels et il comporte de nombreuses erreurs de conception. La controverse monte jusqu’au Président Théodore Roosevelt, passionné par ces questions, qui sur les conseils de l’amiral Williams Sims s’adresse alors au Naval War College de Newport. Le NWC, l’école de guerre de la marine américaine, pratique alors régulièrement des jeux de guerre, ou wargames, pour la formation de ses officiers. Roosevelt demande alors de tester l’engagement au combat du North Dakota. Le résultat du jeu est sans appel et confirme le jugement très négatif des opérationnels. La classe Delaware s’arrêtera là, mais on constate qu’on aurait au moins économisé une somme d’argent colossale si on avait au moins testé les concepts avant de les produire.

Par méfiance du Congrès, les forces armées américaines n’ont alors ni grand état-major interarmées, ni même d’état-major de la Guerre et de la Marine très étoffés. Le secrétaire d’État à la Marine est assisté de commandant de divisions, dont celles des opérations et du matériel, et d’un bureau général d’amiraux anciens chargé de le conseiller. On l’aura compris, le département est rapidement secoué entre les rivalités de ces trois organismes, le tout dans une ambiance de l’entre-deux-guerres de réduction des dépenses et de contraintes fortes imposées par les traités navals. Pas facile dans ses conditions de faire évoluer une organisation dont on sait pourtant qu’elle aura probablement à mener des combats gigantesques dans les années à venir. L’US Navy va pourtant y parvenir de manière remarquable et le jeu de guerre y sera pour beaucoup. Le NCW est alors rattaché à la division des opérations, futur Office of the Chief Naval Operations-OPNAV, où il est d’abord utilisé comme organe de réflexion et d’expérimentation.

C’est une révolution organisationnelle, dans la mesure où comme dans la médecine sensiblement à la même époque, on complète le seul jugement personnel des chefs par des tests les plus rationnels possibles. Désormais tous les plans conçus par l’OPNAV puis en fait tous les problèmes de l’US Navy, comme par exemple les effets des traités navals, sont passés au crible de l’expérimentation à la fois par des exercices «grandeur nature» en mer, irremplaçables mais rares, couteux et soumis à de fortes contraintes de sécurité, et des jeux sur le parquet du War College de Newport avec des navires miniatures et des dés. Les Américains ne sont pas les seuls à pratiquer les grands exercices en mer ou sur plancher, les marins japonais en particulier jouent beaucoup, mais ce sont les seuls à le faire aussi systématiquement et surtout à jouer des campagnes complètes. De 1919 à 1941, on compte ainsi 136 jeux simulant des campagnes complètes, presque toutes dans le Pacifique contre le Japon, dont une d’un mois complet pour chaque promotion du NWC. On compte aussi 182 jeux simulant seulement des batailles. Chaque jeu se déroule selon un cycle immuable : rédaction par les élèves d’un ordre d’opération à partir d’un ordre reçu, analyse et critique des ordres conçus par les élèves, choix d’un ordre d’opération qui est ensuite joué en double action, et enfin analyse approfondie des combats transmise ensuite au donneur d’ordre.

Les bienfaits sont énormes en termes de formation. Les officiers qui sortent du NCW maitrisent parfaitement l’emploi des forces et notamment les nouvelles. L’amiral Raymond Spruance par exemple utilisera parfaitement les porte-avions dans le Pacifique sans être jamais passé par l’aéronavale ou en avoir commandé un. Ils connaissent bien l’ennemi dont tous les navires sont représentés avec la plus grande précision, mais aussi toute la géographie des zones dans lesquelles ils vont opérer. On l’oublie souvent au regard de la qualité des opérations navales américaines de la guerre du Pacifique, malgré l’attaque de Pearl Harbor ou les déboires de la campagne des Salomon, mais l’US Navy n’a pas combattu en surface depuis 1898. Le corps des officiers américains est le moins expérimenté de toutes les forces navales de l’époque. L’amiral Nimitz, commandant de la Navy dans le Pacifique pendant la guerre, expliquera que cela avait été compensé par la simulation et que finalement tout ce qui est arrivé avait déjà été joué à Newport, à l’exception des kamikazes. Il oubliait en fait la campagne sous-marine américaine contre la marine marchande japonaise qui n’avait jamais été jouée, du moins à cette échelle.

C’est aussi par le jeu que le plan de campagne contre le Japon, le plan Orange, a été, perpétuellement affiné. L’idée très mahanienne est alors de se porter groupé dans les eaux des Philippines, alors administrés par les Américains, de détruire la flotte de ligne japonaise dans la région puis d’étouffer le Japon par un blocus à partir des îles proches. C’est dans ce contexte que l’emploi des porte-avions a été testé, alors même que la flotte était encore très réduite. Les jeux ont montré que les porte-avions étaient capables de frapper relativement à terre et de tout détruire sur mer sauf les cuirassés. Les Américains ont conclu à la nécessité d’une marine équilibrée combinant cuirassés et porte-avions pour les combats en haute mer, là où les Japonais, divisés, vont en fait utiliser deux forces séparées, porte-avions d’abord puis cuirassés à partir de 1944, et les Britanniques subordonner leurs petits porte-avions au service des navires de ligne.

Mais une flotte équilibrée américaine là où les Japonais investissent massivement dans les porte-avions suppose d’accepter une infériorité numérique dans ce domaine et effectivement les Américains commenceront la guerre avec 7 bâtiments de ce type contre 10 japonais. Aussi le retour d’expérience des premiers combats sur parquet conclue-t-il de chercher des solutions palliatives, comme la construction de destroyers antiaériens, la conversion rapide de navires marchands en petits porte-avions (ce seront les porte-avions d’escorte de la bataille de l’Atlantique) et d’utiliser de manière optimale l’espace des futurs porte-avions afin qu’ils portent plus d’aéronefs que les Japonais. On détermine dans les jeux de campagne qu’il faut faire également en sorte que les porte-avions américains puissent être réparés et réengagés au combat plus vite que ceux de l’adversaire. Lors de la bataille de la mer de Corail en mai 1942, les porte-avions japonais Shokaku et Zuikaku et l’américain Yorktown sont endommagés. Un mois plus tard, à Midway, les deux premiers sont toujours en réparation alors que le troisième est déployé. Les conséquences tactiques et stratégiques sont énormes. Les jeux de campagne effrayent aussi les Américains par le taux de pertes des pilotes, aussi la Navy se penche très tôt sur la question du sauvetage en mer, mais aussi de la capacité à former massivement des pilotes, là où les Japonais qui ne simulent que des batailles ne font rien. Les jeux mettent aussi en évidence l’importance capitale de déceler en premier les forces ennemies et prônent d’investir dans une capacité de reconnaissance à grande distance à base d’avions de patrouille maritime et de sous-marins à rayon d’action. 

Un jeu particulièrement important a été celui de l’été 1933. On y prend alors en compte la fortification par les Japonais des îles allemandes du Pacifique central et la saisie probable de l’île américaine de Guam. Le jeu est un désastre. La flotte américaine, comme cela était prévu par le plan japonais, se retrouve harcelée par les sous-marins et les avions des îles-bases japonaises. Usée et sans pouvoir être efficacement soutenue par des bases trop lointaines, la flotte américaine ne peut vaincre la flotte japonaise en mer des Philippines. On en conclut qu’il faut d’abord s’emparer de ces îles et de s’en servir ensuite comme bases avancées. Tout cela se concrétise aussi dans la stratégie des moyens. Pour dépasser ce que l’on n’appelle pas encore le déni d’accès, les Corps des Marines et la Navydéveloppent toute une flotte spécifique de navires ou de véhicules amphibies et réfléchissent à leur emploi. Ce sont les seuls au monde à ce moment-là et si on ne pense alors qu’aux îles du Pacifique, cette évolution majeure permettra de se porter aussi à l’assaut du mur de l’Atlantique.

Tout n’est pas parfait dans ce processus d’évolution par le jeu. Dans les années 1930, les règles du jeu sont si sophistiquées qu’elles représentent 150 pages, ce qui exclut toute appropriation par les élèves et impose de créer un bureau spécifique entièrement consacré au jeu de guerre. Bien que s’appuyant sur les données les plus précises possibles, les règles sont forcément approximatives sur les phénomènes nouveaux comme l’emploi au combat de l’aéronavale, même si on s’aperçoit qu’elles ont quand même constitué les meilleures anticipations en la matière. En fait, ce sont surtout les évènements géopolitiques qui ont mis en défaut les simulations. On ne simule pas la guerre sous-marine à outrance essentiellement par peur de froisser le Royaume-Uni, dont les navires marchands seraient sans doute les premières victimes dans le Pacifique. On ne conçoit pas une seule seconde la chute rapide de la France en 1940, ce qui va imposer de faire basculer dans l’Atlantique une partie imprévue de l’effort naval américain.

Le fait est que les petits bateaux en bois ou métal de Newport, les tables de tir, les dés ont constitué le moteur de la transformation la plus réussie des marines de l’époque moderne. Tester les idées et les choses, c’est-à-dire comme en science de voir si elles résistent à la réfutation, s’avère plus efficace que le jugement au doigt mouillé des autorités ou la tendance à simplement refaire la même chose, mais en plus cher.

Jouer la guerre. Histoire du wargame-Un livre d'Antoine Bourguilleau


Devant l’École supérieure de guerre à Paris, Henri Poincaré a décrit un jour la guerre comme une expérience dont l’expérience ne pouvait se faire. Il entendait par là que la présence obligatoire de la mort, donnée ou reçue, perturbait quelque peu les choses. Une équipe sportive peut se préparer à jouer un match important en jouant d’autres matchs de préparation. Une armée ne prépare évidemment pas une bataille en jouant d’autres batailles auparavant, du moins des batailles réelles. De ce fait les soldats sont condamnés à simuler la guerre lorsqu’ils ne la font pas, et à la simuler le mieux possible sous peine d’être mal préparés et donc de souffrir encore plus au contact de la réalité. Les tournois, l’ordre serré au son du tambour, les exercices sur le terrain avec des munitions «à blanc», les grandes manœuvres ne sont en réalité que des jeux où on s’oppose sans se tuer réellement, sauf accidentellement.


Ceux qui se déroulent sur des cartes s’appellent des Jeux de guerre et à c’est l’exploration de ces batailles sans morts que nous invite Antoine Bourguilleau dans Jouer la guerre. Histoire du wargame aux éditions Passés Composés. En bon historien Antoine Bourguilleau raconte d’abord une histoire, celle qui va de l’invention des premières abstractions de batailles, jusqu’aux systèmes sur carte les plus sophistiqués, civils ou militaires, en excluant les Jeux vidéo. Des Échecs aux Wargames donc en passant par les Kriegsspiel (avec un ou deux «s») pour reprendre les appellations dominantes et consacrées qui témoignent par ailleurs du retrait de la France dans ce domaine pourtant stratégique. L’auteur traite dans sa troisième partie des différents champs d’emploi des wargames aujourd’hui et même de leur conception.


Reprenons. L’idée de simuler des batailles sans en subir les inconvénients semble avoir toujours existé, mais les premiers jeux d’affrontement sont sans doute les ancêtres respectifs du Go (le Wei hai) et des Échecs (le Chaturanga) et sont contemporains de l’apparition de la pensée philosophique- c’est-à-dire dénuée d’explications surnaturelles- politique et stratégique. Ce n’est pas par hasard non plus que les jeux modernes, c’est-à-dire s’efforçant de coller autant que possible à la réalité tactique de moment, soient apparus avec la révolution scientifique et l’époque des Lumières. Il y a un lien très clair entre le développement de la pensée scientifique expérimentale et celui de la simulation militaire.


On notera aussi l’importance des amateurs passionnés. Le cas le plus emblématique est peut-être celui de l’Écossais, John Clerk, qui révolutionne la tactique navale britannique, les amiraux Rodney et Neslon ont clairement admis ce qu’ils lui devaient, sans avoir jamais porté l’uniforme ni même mis les pieds sur un navire de guerre. Il reproduisait simplement toutes les batailles navales de son temps avec des modèles réduits en bois et quelques règles simples simulant le vent, la puissance de feu et la capacité de résistance aux tirs. C’est un excellent exemple de ce que l’on appelle aujourd’hui la combinaison professionnels-amateurs (Pro-Am). Il y en aura bien d’autres par la suite, en particulier aux États unis lorsque les designers de wargames civils se révéleront plus inventifs que les institutionnels.


L’institutionnalisation du jeu de guerre est contemporaine de la «professionnalisation» des armées à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, c’est-à-dire l’acceptation que la pratique de la guerre (au sein anglais de warfare) était une discipline et reposait comme la médecine sur un long apprentissage de connaissances stables et l’intégration permanente d’éléments nouveaux. Les différentes écoles de guerre apparaissent à cette époque et elles intègrent presque toutes des formes de simulation tactique et/ou historique qui en constituent les laboratoires. C’est une imitation du modèle qui a permis à l’armée prussienne de l’emporter sur les armées autrichienne et française sans avoir combattu depuis cinquante ans autrement que sur cartes. Un autre exemple emblématique est celui de l’US Navy de la Seconde Guerre mondiale, extraordinaire et gigantesque machinerie complexe, dont l’expérience réelle ne reposait pourtant que sur quelques combats pendant la guerre contre l’Espagne en 1898. Dans un discours à l’École de guerre navale de Newport en 1961, l’amiral Nimitz a décrit tout ce que la victoire dans le Pacifique devait aux petits bateaux en bois que ses camarades et lui faisaient évoluer sur le parquet de la salle de simulation. Tout y avait été anticipé, avant même parfois que les systèmes n’existent, tous les problèmes rencontrés plus tard dans la logistique océanique avaient été abordés. Seule l’apparition des kamikazes leur avait échappé.


Les passages sur la Seconde Guerre mondiale sont à cet égard particulièrement intéressants. C’est une époque où tous les états-majors utilisent la simulation sur cartes pour préparer leurs grandes opérations. Ces simulations n’ont alors pas fonction de prédire l’avenir, mais de permettre de mieux voir certains problèmes du présent et leurs conséquences possibles. Le plus fascinant est alors de voir l’effet Cassandre se développer presque obligatoirement dès lors que les résultats des simulations ne correspondent pas aux croyances. La préparation de ce qui sera la bataille de Midway par l’état-major japonais avec une simulation et modifiée rejouée jusqu’à ce que les résultats soient conformes au plan est désormais un classique pour illustrer ce biais.


Et puis est arrivé Charles S. Roberts, le wargame commercial et la démocratisation du jeu de guerre. Je suis pour ma part tombé amoureux des jeux de guerre en lisant la présentation de D-Day, un des tout premiers jeux d’Avalon Hill en 1961, dans Science et Vie. Désormais n’importe qui pouvait jouer à la guerre et même de plus en plus facilement concevoir une simulation tactique correcte, ce qu’Antoine Bourguilleau décrit très bien. Je m’y suis longtemps essayé pour mon plaisir personnel, en partie professionnel avant d’échouer à convaincre complètement l’institution militaire, au moins l’armée de Terre, de l’intérêt du wargame sur carte.


La lecture de Jouer la guerre et de toutes les expériences faites à l’étranger qui y sont décrites, celle des historiens militaires britanniques en particulier, le renouveau de l’édition et de la créativité française avec Nuts publishing et des auteurs comme Pierre Razoux m’ont incité à retenter l’expérience.


Il se passe à nouveau beaucoup de choses dans ce domaine et l’auteur lance de nombreuses pistes. Le retard des forces armées françaises dans ce domaine n’est pas une fatalité. La remarquable manœuvre qui a permis la victoire de la Marne en septembre 1914 et donc changé le cours de l’histoire n’aurait sans pas été possible sans les nombreux exercices sur carte que Joffre avait imposé aux états-majors des cinq armées françaises juste avant la guerre. Derrière le «miracle», il y avait aussi le jeu.


Antoine Bourguilleau, Jouer la guerre. Histoire du wargame, éditions Passés Composés, 2020, 264 pages.

Comment dire avec des mots simples à des gens de partir au combat avec vous


Publié le 29/05/2019

Amené à commenter la tactique dans les principales batailles de la série Game of Thrones, j’ai été frappé par l’usage abondant des discours de motivation avant ou pendant les combats. On notera que seuls les héros sympathiques en font, ce qui ajoute bien sûr à leur charisme. J’exclus évidemment l’Armée des morts de ce constat car si les Marcheurs blancs sont plutôt flegmatiques ils ne sont pas non plus insensibles aux émotions et donc à la peur, au contraire de leurs soldats.


Car bien sûr toute cette affaire tourne autour de la peur et de sa gestion, c’est-à-dire du contrôle de l’emballement créé par l’amygdale, cette petite sentinelle au cœur du cerveau qui organise la mobilisation générale en cas de danger. L’amygdale est puissante mais elle est bête, elle n’organise les choses qu’en fonction du passé (elle est intimement reliée à la mémoire) et non du présent. Pour analyser le présent, il faut utiliser son néocortex. Pas besoin heureusement d’être intelligent pour cela, il suffit simplement de pouvoir répondre à la question : « suis-je capable de faire face à la situation ? » Si la réponse est oui, il y a de fortes chances que vous vous transformerez en super-héros à la Jon Snow le temps de la bataille, si elle est négative l’emballement va s’accentuer jusqu’au moment de la paralysie avant la crise cardiaque.


En réalité, la plupart des membres d’un groupe placé dans une situation de stress auront du mal à répondre rapidement à la question, surtout si cette situation est surprenante et pas très claire. Quand les pulsations cardiaques montent trop vite, la réflexion devient difficile. C’est là qu’interviennent l’exemple et/ou le verbe. Sans l’un ou l’autre, on reste généralement « comme un con ».


L’exemple, c’est un modèle d’action qui se présente à soi. On voit quelqu’un qui va vers la menace (ou prétendue menace parfois, mais c’est une autre question) ou au contraire et plus fréquemment s’en éloigne et on le suit.


Le verbe, c’est l’épée qui tranche le nœud gordien. Il peut être intérieur (« Vas-y ! Bouge-toi ! »). On parle alors « d’écouter son courage », mais chez beaucoup il ne dit jamais rien. Le verbe est surtout extérieur, venant de quelqu’un qui, lui, a répondu « Je peux faire face » à la fameuse question et a, en plus, entendu une autre voix intérieure qui lui disait « il faut que tu dises quelque chose à tous ceux qui sont dans l’expectative…c’est ton boulot de chef, ton devoir, tu ne t’en sortiras pas sans eux, etc.). Et voici donc, après ce long préambule Sa Majesté le discours de motivation.


Comme j’ai parlé de GoT en  introduction pour attirer l’attention en voici un très simple qui en est issu :


Soldats !

Je suis une moitié d’hommes, mais qu’êtes-vous donc ! Il y a une autre sortie, je vais vous montrer. Sortez derrière eux et foutez-leur dans le cul.

Ne combattez ni pour le Roi, ni pour le royaume, ni pour l’honneur ou la gloire, ni pour la fortune, vous n’aurez rien !

C’est votre ville que Stannis veut piller, vos portes qu’il veut enfoncer, s’il entre c’est vos maisons qu’il enfoncera, votre or qu’il volera, vos femmes qu’il violera !

Des hommes courageux frappent à notre porte. Allons les tuer !



Les initiés auront reconnu le discours de Tyrion au cœur de la bataille de la Néra (saison 2, épisode 9), alors que la situation est critique, que le roi vient de rejoindre sa maman et que tout le monde regarde la Main.


En voici un autre, historique et très connu :


Soldats, vous êtes nus, mal nourris; le Gouvernement vous doit beaucoup, il ne peut rien vous donner. Votre patience, le courage que vous montrez au milieu de ces roches sont admirables ; mais il ne vous procure aucune gloire, aucun éclat ne rejaillit sur vous. Je veux vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde. De riches provinces, de grandes villes seront en votre pouvoir; vous y trouverez honneur, gloire et richesses. Soldats d'Italie manqueriez-vous de courage ou de constance ?


Il s’agit bien sûr de la Proclamation du général Bonaparte à l'armée d’Italie le 27 mars 1796. Bonaparte ne peut plus s’adresser directement aux dizaines de milliers d’hommes de son armée, mais il fait comme si en utilisant des intermédiaires.


Tous ces discours reposent en réalité sur des mécanismes simples que je m’empresse de vous dévoiler.  


En premier lieu, il ne s’agit à chaque fois que de deux choses : mobiliser (pour obliger à un comportement peu naturel) et/ou sécuriser (« ça va bien se passer »). On mobilise lorsque les choses paraissent faciles et qu’on risque de se faire surprendre ou au contraire lorsqu’elles sont difficiles et qu’il faut mobiliser toutes les ressources. On sécurisé lorsqu’on veut persuader que la situation est grave mais pas désespérée et que la montagne est haute mais parfaitement atteignable. Tout dépend donc de la situation de départ, et il ne faut évidemment pas se tromper. En général, un bon discours comprend un mélange des deux modes. Je conseille pour ma part un modèle club-sandwich PSSP (Pression-Sécurisation-Sécurisation-Pression) en trois ou quatre séquences commençant par une interpellation mobilisation, suivie d’une ou deux séquences de sécurisation et se terminant par une nouvelle mobilisation, éventuellement une injonction.


Quels sont les ingrédients à y mettre ? Reprenons les deux exemples. De quoi parle-t-on ? De soi ou de l’ennemi, dans le passé, maintenant ou dans le futur. Ce qui stimule : la honte d’un acte passé, une faiblesse actuelle par rapport à l’ennemi, un futur horrible si on échoue ou au contraire génial si on réussit. Ce qui rassure : les victoires passées, les points forts actuels, et une certitude raisonnable de réussite. Dans les deux cas, on peut jouer sur l’affectif (le très vintage « honneur » par exemple) ou la raison et des éléments objectifs (« On a un dragon et pas eux »). On peut employer tous les temps, mais l’impératif est intéressant pour donner un cadre.


Reprenons les exemples précédents. Tyrion fait un discours rapide en PSPP en interpellant, en décrivant une solution (une autre sortie et les moyens de les prendre à revers), une situation future fort déplaisante en cas d’échec, une petite valorisation de l’ennemi (des « hommes courageux ») et termine par un ordre. Notons le « Allons » qui induit que contrairement au Roi, il en sera. De son côté Bonaparte, fait un PSSP classique, mais efficace. Il commence par un point de situation négatif, reconnait le courage et la patience admirables (point sécurisation), enchaîne ensuite une promesse de richesse et de gloire (« vous y trouverez », nouvelle sécurisation presque autant que stimulation) et appel final à l’honneur (notons le courage qui passe de « stoïcien » au début à « homérique » à la fin).


Une fois que l’on a compris ces quelques principes, c’est assez simple. On peut faire un petit PSSP à la manière du maître Yoda en une minute : « Fort est Vador, mais la haine en lui je vois, le vaincre tu peux donc, et surtout le vaincre tu dois ». Ajoutez une voix un peu rapide pour la stimulation, plus lente pour la sécurisation et surtout claire et forte, je n’ose dire grave (Dieu dans Les dix commandements) pour ne pas passer pour sexiste, mais écoutez bien quand même la teneur et le débit des voix dans les publicités ou les reportages en vous demandant quel est l’effet recherché à chaque fois. Parlez naturellement (personne ne lit un papier devant les troupes dans GoT) et donc apprenez par cœur le texte ou au moins entraînez-vous à combiner les ingrédients.


Vous voilà prêts à vous faire suivre jusqu’à la mort. Dans GoT et tous les films américains, un discours se termine par un hourra spontané et des épées en l’air (sauf l’épisode où Theon Greyjoy prend un coup de masse juste après un beau discours). En réalité, c’est vous qui devrez provoquer ce hourra mobilisateur. Maintenant, si vous constatez simplement que tout le monde vous écoute et vous regarde avec attention sans jeter un coup d’œil à son smartphone, vous aurez déjà gagné.

Hourra !


Petit travail pratique : saurez-vous trouver la forme et les ingrédients utilisés dans cette autre proclamation de Bonaparte (26 avril 1796) ?


Soldats, vous avez en quinze jours remporté la victoire, pris 21 drapeaux, 55 pièces de canon, plusieurs places fortes, conquis la partie la plus riche du Piémont; vous avez fait 15000 prisonniers, tué ou blessé près de 10000 hommes.

Vous vous étiez jusqu'ici battus pour des rochers stériles. Dénués de tout vous avez supplée à tout. Vous avez gagné des batailles sans canons, passé des rivières sans pont, fait des marches forcées sans souliers, bivouaqué sans eau-de-vie et souvent sans pain. Les phalanges républicaines, les soldats de la liberté étaient seuls capables de souffrir ce que vous avez souffert.

Mais soldats, vous n'avez rien fait, puisqu'il vous reste encore à faire. Ni Turin, ni Milan ne sont à vous. La patrie a droit d'attendre de vous de grandes choses : justifierez-vous son attente ? Vous avez encore des combats à livrer, des villes à prendre, des rivières à passer. Tous brûlent de porter au loin la gloire du peuple français; tous veulent dicter une paix glorieuse, tous veulent, en rentrant dans leurs villages, pouvoir dire avec fierté: « J'étais de l'armée conquérante d'Italie!».
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