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À partir d’avant-hierContrepoints

« Le coût de la décarbonisation sera très lourd » grand entretien avec Éric Chaney

Éric Chaney est conseiller économique de l’Institut Montaigne. Au cours d’une riche carrière passée aux avant-postes de la vie économique, il a notamment dirigé la division Conjoncture de l’INSEE avant d’occuper les fonctions de chef économiste Europe de la banque américaine Morgan Stanley, puis de chef économiste du groupe français AXA.

 

Y-a-t-il des limites à la croissance ?

Loup Viallet, rédacteur en chef de Contrepoints – En France, de plus en plus de voix s’élèvent en faveur d’une restriction de la production. Ralentissement, croissance zéro, décroissance, les partisans de ce mouvement idéologique partagent une approche malthusienne de l’économie. La croissance économique aurait des limites écologiques que l’innovation serait incapable de faire reculer. Cette thèse est au cœur d’un ouvrage souvent présenté comme une référence : le rapport du club de Rome de 1972 aussi appelé Rapport Meadows sur les limites de la croissance. Ses conclusions sont analogues à celles publiées l’année dernière dans le dernier rapport en date du Club de Rome, Earth for All. Quelle méthode scientifique permet-elle d’accoucher sur de telles conclusions ? À quel point est-elle contestable ? Comment expliquez-vous le décalage entre l’influence médiatique de ces idées et l’absence total de consensus qu’elles rencontrent parmi les chercheurs en économie et la majorité des acteurs économiques ?

Éric Chaney – Les thèses malthusiennes ont en effet le vent en poupe, encore plus depuis la prise de conscience par un grand nombre -surtout en Europe- de l’origine anthropomorphique du changement climatique causé par les émissions de gaz à effet de serre (GES, CO2 mais pas seulement). Le Rapport Meadows de 1972, commandé par le Club de Rome, avait cherché à quantifier les limites à la croissance économique du fait de la finitude des ressources naturelles. Si les méthodes développées au MIT à cet effet étaient novatrices et intéressantes, les projections du rapport originel étaient catastrophistes, prévoyant un effondrement des productions industrielle et alimentaire mondiales au cours de la première décennie du XXIe siècle. Rien de tel ne s’est produit, et malgré de nombreuses mises à jour du rapport Meadows, certes plus sophistiquées, les prévisions catastrophiques fondées sur l’apparente contradiction entre croissance « infinie » et ressources finies ne sont pas plus crédibles aujourd’hui qu’elles ne l’étaient alors.

Contrairement aux modèles développés à la même époque par William Nordhaus (prix Nobel d’économie en 2018), les modèles prônant la croissance zéro ou la décroissance n’intégraient pas de modélisation économique approfondie, pas de prix relatifs endogènes, ni même les gaz à effet de serre dont on sait depuis longtemps que les conséquences climatiques peuvent être véritablement catastrophiques.

Rappelons que Nordhaus publia en 1975 un article de recherche intitulé « Can we control carbon dioxide ». Malgré sa contribution essentielle à l’analyse économique des émissions de GES –Nordhaus est le premier à avoir explicité le concept de coût virtuel d’une tonne de CO2, c’est-à-dire la valeur présente des dommages futurs entraînés par son émission — il est vilipendé par les tenants des thèses décroissantistes, et c’est peut-être là qu’il faut chercher l’origine des dissonances cognitives qui les obèrent. Nordhaus est un scientifique, il cherche à comprendre comment les comportements économiques causent le changement climatique, et à en déduire des recommandations. Il est convaincu qu’à cet effet, les mécanismes de marché, les incitations prix en particulier sont plus efficaces que les interdictions. Il est techno-optimiste, considérant par exemple que les technologies nucléaires (y compris la fusion) lèveront les contraintes sur la production d’énergie. Alors que le camp décroissantiste est avant tout militant, le plus souvent opposé au nucléaire, bien qu’il s’agisse d’une source d’énergie décarbonée, et anticapitaliste, comme l’a bien résumé l’un de ses ténors, l’économiste Timothée Parrique, qui affirme que « la décroissance est incompatible avec le capitalisme ».

Pratiquement, je ne crois pas que ce courant de pensée ait une influence déterminante sur les décisions de politique économique, ni dans les démocraties, et encore moins dans les pays à régime autoritaire. En revanche, les idées de Nordhaus ont été mises en œuvre en Europe, avec le marché des crédits carbone (ETS, pour Emissions Trading System, et bientôt ETS2), qui fixe des quotas d’émission de CO2 décroissant rapidement (-55 % en 2030) pour tendre vers zéro à l’horizon 2050, et laisse le marché allouer ces émissions, plutôt que d’imposer des normes ou de subventionner telle ou telle technologie. De même la taxation du carbone importé que l’Union européenne met en place à ses frontières (difficilement, certes) commence à faire des émules, Brésil et Royaume-Uni entre autres, illustrant l’idée de Clubs carbone de Nordhaus.

 

Liens entre croissance et énergie

L’augmentation des émissions de gaz à effet de serre est-elle proportionnelle à la croissance de la production de biens et de services ?

Au niveau mondial, il y a en effet une forte corrélation entre les niveaux de PIB et ceux des émissions de CO2, à la fois dans le temps, mais aussi entre les pays.

Pour faire simple, plus une économie est riche, plus elle produit de CO2, en moyenne en tout cas. Il ne s’agit évidemment pas d’un hasard, et, pour une fois, cette corrélation est bien une causalité : plus de production nécessite a priori plus d’énergie, qui nécessite à son tour de brûler plus de charbon, de pétrole et de gaz, comme l’avait bien expliqué Delphine Batho lors du débat des primaires au sein des écologistes.

Mais il n’y a aucune fatalité à cette causalité, bien au contraire.

Prenons à nouveau l’exemple de l’Union européenne, où le marché du carbone fut décidé en 1997 et mis en œuvre dès 2005. Entre 2000 et 2019, dernière année non perturbée par les conséquences économiques de la pandémie, le PIB de l’Union européenne a augmenté de 31 %, alors que l’empreinte carbone de l’Union, c’est-à-dire les émissions domestiques, plus le carbone importé, moins le carbone exporté, ont baissé de 18 %, selon le collectif international d’économistes et de statisticiens Global Carbon Project. On peut donc bien parler de découplage, même s’il est souhaitable de l’accentuer encore.

En revanche, l’empreinte carbone des pays hors OCDE avait augmenté de 131 % sur la même période. Pour les pays moins avancés technologiquement, et surtout pour les plus pauvres d’entre eux, la décroissance n’est évidemment pas une option, et l’usage de ressources fossiles abondantes comme le charbon considéré comme parfaitement légitime.

 

Le coût de la décarbonation

Que répondriez-vous à Sandrine Dixson-Declève, mais aussi Jean-Marc Jancovici, Philippe Bihouix et tous les portevoix de la mouvance décroissantiste, qui estiment que la « croissance verte » est une illusion et que notre modèle de croissance n’est pas insoutenable ?

Je leur donne partiellement raison sur le premier point.

Pour rendre les difficultés, le coût et les efforts de la décarbonation de nos économies plus digestes pour l’opinion publique, les politiques sont tentés de rosir les choses en expliquant que la transition énergétique et écologique créera tant d’emplois et de richesse que ses inconvénients seront négligeables.

Mais si l’on regarde les choses en face, le coût de la décarbonation, dont le récent rapport de Jean Pisani et Selma Mahfouz évalue l’impact sur la dette publique à 25 points de PIB en 2040, sera très lourd. Qu’on utilise plus massivement le prix du carbone (généralisation de l’ETS), avec un impact important sur les prix, qui devront incorporer le renchérissement croissant du carbone utilisé dans la production domestique et les importations, ou qu’on recoure à des programmes d’investissements publics et de subventions massifs, à l’instar de l’IRA américain, le coût sera très élevé et, comme toujours en économie, sera payé au bout du compte par le consommateur-contribuable.

Tout au plus peut-on souhaiter que la priorité soit donnée aux politiques de prix du carbone, impopulaires depuis l’épisode des Gilets jaunes, mais qui sont pourtant moins coûteuses à la société que leurs alternatives, pour un même résultat en termes de décarbonation. Le point crucial, comme le soulignent les auteurs du rapport précité, est qu’à moyen et encore plus à long terme, le coût pour la société de ne pas décarboner nos économies sera bien supérieur à celui de la décarbonation.

J’ajouterais que si les statisticiens nationaux avaient les moyens de calculer un PIB corrigé de la perte de patrimoine collectif causée par la dégradation de l’environnement et le changement climatique – ce qu’on appelle parfois PIB vert, par définition inférieur au PIB publié chaque trimestre – on s’apercevrait que la croissance du PIB vert est plus rapide que celle du PIB standard dans les économies qui réduisent leurs atteintes à l’environnement et leurs émissions de GES. Sous cet angle, vive la croissance verte !

Sur le second point, je crois la question mal posée.

Il n’y a pas de « modèle de croissance » qu’on puisse définir avec rigueur. Il y a bien des modèles de gestion de l’économie, avec, historiquement, les économies de marché capitalistes (où le droit de propriété est assuré par la loi) d’un côté et les économies planifiées socialistes (où la propriété de l’essentiel des moyens de production est collective) de l’autre.

Mais ces deux modèles économiques avaient -et ont toujours pour leurs partisans- l’objectif d’augmenter la richesse par habitant, donc de stimuler la croissance. Du point de vue privilégié par Sandrine Dixson-Declève ou Jean-Marc Jancovici, celui de la soutenabilité, le modèle capitaliste devrait être préférable au modèle socialiste, qui, comme l’expérience de l’Union soviétique (disparition de la Mer d’Aral), de la RDA (terrains tellement pollués que leur valeur fut jugée négative lors des privatisations post-unification) ou de la Chine de Mao (où l’extermination des moineaux pour doubler la production agricole causa l’une des plus grandes famines de l’histoire de la Chine à cause des invasions de sauterelles) l’ont amplement démontré, prélevait bien plus sur le patrimoine naturel que son concurrent capitaliste.

La bonne question est celle des moyens à mettre en œuvre pour décarboner nos économies.

Réduire autoritairement la production comme le souhaitent les décroissantistes cohérents avec leurs convictions, demanderait l’instauration d’un régime politique imposant une appropriation collective des entreprises, puis une planification décidant ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas. Ne parlons pas de « modèle de croissance », mais de modèle économique, et le débat sera bien plus clair. Je suis bien entendu en faveur d’un modèle préservant la liberté économique, mais en lui imposant la contrainte de décarbonation par une politique de prix du carbone généralisée, la difficulté étant de faire comprendre aux électeurs que c’est leur intérêt bien compris.

 

Quand la Chine s’endormira

La tertiarisation de l’économie chinoise et le vieillissement de sa population sont deux facteurs structurant un ralentissement de la productivité. La croissance chinoise a-t-elle fini son galop ?

Oui, le régime de croissance de la Chine a fondamentalement changé au cours des dernières années. Après la libéralisation économique de Deng Xiaoping et l’application au-delà de toute prévision de son slogan, « il est bon de s’enrichir » grâce à l’insertion dans l’économie mondiale et à l’ouverture aux capitaux et technologies occidentales, la Chine a connu un rythme de développement et d’enrichissement (en moyenne, car les disparités villes-campagnes sont toujours profondes) unique dans l’histoire de l’humanité. Les masses chinoises sont sorties de la misère sordide dans laquelle les seigneurs de la guerre, puis l’occupation japonaise, puis enfin le régime maoïste les avait condamnées.

Mais la croissance « à deux chiffres » était tirée par le rattrapage technologique côté offre, l’investissement et les exportations côté demande, et ces moteurs ne peuvent durer éternellement. Côté offre, le rattrapage devient plus difficile lorsqu’on s’approche des standards mondiaux, ce que l’Europe a compris après 1970, d’autant plus que la rivalité stratégique avec les États-Unis réduit encore l’accès à l’innovation de pointe étrangère.

En interne, la reprise en main des entreprises par le Parti communiste, et la préférence donnée à celles contrôlées par l’État, l’obsession du contrôle du comportement de la population, réduisent considérablement la capacité d’innovation domestique, comme le fait remarquer depuis longtemps mon ancien collègue Stephen Roach.

Du côté de la demande, la Chine pourrait bien être tombée dans la trappe à dette qui a caractérisé l’économie japonaise après l’éclatement de ses bulles immobilières et d’actions du début des années 1970, en raison de l’excès d’offre immobilière et de l’immense dette privée accumulée dans ce secteur. Richard Koo avait décrit cette maladie macroéconomique « récession de bilan » pour le Japon. Les dirigeants chinois étaient hantés depuis longtemps par ce risque, qui mettrait à mal l’objectif de Xi Jinping de « devenir (modérément ajoute-t-il) riche avant d’être vieux », mais, paradoxalement, la re-politisation de la gestion économique pourrait bien le rendre réel. Comme la population active baisse en Chine depuis maintenant dix ans, et qu’elle va inévitablement s’accélérer, la croissance pourrait bien converger vers 3 % l’an, ce qui serait à tout prendre encore une réussite pour l’élévation du niveau de vie, voire encore moins, ce qui deviendrait politiquement difficile à gérer.

 

Dépendance au marché chinois

Faut-il anticiper un découplage de l’économie chinoise avec les économies de l’Union européenne et des États-Unis, dont de nombreux marchés sont devenus dépendants des importations chinoises ? Si celui-ci advenait, quels pays concernerait-il en priorité ?

L’économie chinoise occupe une place centrale dans l’économie mondiale, même si elle n’est pas tout à fait l’usine du monde comme on se plaisait à le dire avant 2008. Les tensions stratégiques avec les États-Unis mais aussi avec l’Europe, la réalisation par les entreprises que la baisse de coût permise par la production en Chine avaient un pendant. Je veux parler du risque de disruption brutale des chaînes d’approvisionnement comme ce fut le cas lors de l’épidémie de covid et des décisions de fermetures de villes entières avant que la politique (imaginaire) de zéro-covid ne fut abandonnée, mais aussi du risque d’interférence excessive des autorités chinoises.

La tendance précédente s’en est trouvée rompue.

Jusqu’en 2008, le commerce mondial croissait deux fois plus vite que le PIB mondial, en raison de l’ouverture de la Chine. De 2008 à 2020, il continua de croître, mais pas plus vite que la production. Depuis 2022, le commerce mondial baisse ou stagne, alors que la croissance mondiale reste positive. C’est la conséquence de la réduction du commerce avec la Chine. On peut donc bien parler de découplage, mais pour la croissance des échanges commerciaux, pas vraiment pour le niveau des échanges avec la Chine qui restent et resteront longtemps dominants dans le commerce mondial, sauf en cas de conflit armé.

En Europe, l’économie la plus touchée par ce renversement de tendance est évidemment l’Allemagne, dont l’industrie avait misé massivement sur la Chine, à la fois comme client pour son industrie automobile et de machines-outils, mais aussi pour la production à destination du marché chinois ou des marchés asiatiques. Ajouté au choix stratégique néfaste d’avoir privilégié le gaz russe comme source d’énergie bon marché, l’affaiblissement des échanges avec la Chine entraîne une profonde remise en question du modèle industriel allemand.

 

Impacts respectifs des élections européennes et américaines sur l’économie mondiale

Les élections européennes se tiendront en juin prochain. Les élections présidentielles américaines auront lieu cinq mois après, en novembre 2024. J’aimerais vous inviter à comparer leurs impacts potentiels sur l’avenir des échanges internationaux. Quels scénarios électoraux pourraient déboucher sur un ralentissement économique ? Sur une régionalisation des échanges ? Sur une croissance des conflits territoriaux ?

J’ai conscience que cette comparaison est limitée, l’Union européenne n’est pas un État fédéral, et il ne s’agit pas de scrutins analogues. Cependant, ces deux moments électoraux auront des conséquences concrètes et immédiates sur les orientations macroéconomiques à l’œuvre sur les deux premières économies du monde.

En cas de victoire de Donald Trump le 4 novembre, les échanges commerciaux avec les États-Unis seraient fortement touchés, avec une politique encore plus protectionniste qu’avec Biden, et un dédain complet pour toute forme de multilatéralisme.

Là encore, l’économie la plus touchée en Europe serait l’Allemagne, mais ne nous faisons pas d’illusions, toute l’Europe serait affaiblie. Plus important encore, une administration Trump cesserait probablement de soutenir financièrement l’Ukraine, laissant l’Union européenne seule à le faire, pour son propre intérêt stratégique. Ce qui ne pourrait qu’envenimer les relations au sein de l’Union, et restreindre les marges de manœuvre financières.

Enfin, une victoire de Trump signerait la fin de l’effort de décarbonation de l’économie américaine engagé par l’administration Biden à coups de subventions. Les conséquence pour le climat seraient désastreuses, d’autant plus que les opinions publiques européennes pourraient en conclure qu’il n’y a pas grand intérêt à faire cavalier seul pour lutter contre le changement climatique.

En revanche, les élections au Parlement européen ne devraient pas voir d’incidence significative sur nos économies. Le sujet ukrainien sera l’un des plus sensibles à ces élections, mais le pouvoir de décision restant essentiellement aux États, le changement ne serait que marginal.

Vous souhaitez réagir à cet entretien ? Apporter une précision, un témoignage ? Ecrivez-nous sur redaction@contrepoints.org

Napoléon à l’écran

Par Gérard-Michel Thermeau.

À l’occasion du 250e anniversaire, fêté très discrètement notons-le, de la naissance de Napoléon, voici un petit tour d’horizon de ses interprètes sur grand et petit écran. Plus de 75 000 livres et quelques 1000 films, téléfilms ou séries mettent en scène l’Empereur des Français. Sa personnalité fascine tout le monde, y compris les Anglais, qui n’en reviennent toujours pas de l’avoir vaincu. Même les Américains ont entendu parler du fameux Corse, c’est dire s’il est connu.

Presque autant que Jésus.

Mais disons-le, dans la plupart des films, comme Jésus d’ailleurs, Napoléon n’est qu’une figure secondaire, voire une silhouette, parfois même qu’une ombre.

 

Des Napoléons pour tous les goûts

Jean Tulard, combinant la double casquette d’historien impérial et du cinéma, avait coutume de dire qu’il suffisait de mettre la main dans le gilet et de porter le fameux bicorne.

Il n’avait pas tort. Quoi de commun physiquement entre le beau ténébreux Marlon Brando, le physique banal d’un Charles Vanel, ou cet acteur halluciné que fut Werner Krauss, l’interprète du Dr Caligari ?

D’une certaine façon, n’importe qui peut interpréter Napoléon, y compris Pierre Mondy ou monsieur tout le monde, ou bien pire, les ridicules Gérard Oury et Aldo Maccione.

Par ailleurs, on ne saurait confondre le front étroit de Bonaparte avec la face impériale de Napoléon d’où la difficulté pour un même acteur de jouer les deux personnages. Il y eut donc quelques Bonaparte et beaucoup de Napoléon. Parmi les Bonaparte, le plus étonnant fut sans doute Patrice Chéreau dans Adieu Bonaparte (1986) de Youssef Chahine.

Mais qui peut prétendre avoir vu tous les Napoléon des écrans grands et petits depuis 1897 ? Ce parcours est donc totalement subjectif, y compris dans ses jugements sur les interprètes, qui assument leur injustice profonde.

Le film historique est particulièrement tributaire de la peinture d’histoire et les films napoléoniens n’y ont pas échappé. Ainsi le fameux Sacre de David est-il scrupuleusement reproduit dans le Désirée hollywoodien de 1954 : il est vrai que le cinémascope s’y prêtait. Une remarque en passant : autant la splendeur des uniformes de l’armée impériale ressort avec éclat au cinéma, autant les habits du sacre laissent une impression, disons, plus mitigée. La mascarade n’est pas loin…

 

Des frères Lumière à Hitler

Le cinéma muet a mis en scène le Corse dès Lumière mais la plupart des films, de format court, de la période avant 1914 ne sont guère plus que des noms dans des livres. Relevons un Assassinat du duc d’Enghien par Albert Capellani qui devait être le grand cinéaste de Pathé dans les débuts des années 1910. Après la Grande Guerre, quelques films ont laissé plus de traces. Un film autrichien, le Jeune Médard (1923) m’avait marqué dans mes jeunes années : il évoquait la question du tyrannicide.

La Seconde Guerre mondiale a vu la lutte contre Napoléon servir la propagande des deux grands régimes totalitaires adversaires. Le Koutouzov (1944) de Vladimir Petrov fut un film particulièrement apprécié de Staline. Je l’ai vu il y a très longtemps. Je me souviens d’une séquence, à la fin, où les maréchaux se disputent pour savoir quelle avait été la principale faute commise dans la campagne de Russie. Chacun donne son avis, fort motivé, nous n’aurions pas du faire ceci ou cela, et, finalement, Napoléon dit ou à peu près : « non, notre faute a été d’envahir la Russie ».

L’année suivante Kolberg de Veit Harlan, grosse production nazie en couleurs, se devait de stimuler l’enthousiasme populaire quelque peu refroidi par l’approche des Soviétiques. Napoléon, qui s’exprimait en français dans le grand style de la Comédie-Française, venait méditer sur le tombeau du grand Frédéric.

 

Albert Dieudonné pour Abel Gance

Aux yeux de nombreux admirateurs de l’Empire, Albert Dieudonné est l’interprète de référence en raison de sa participation au « chef-d’œuvre » d’Abel Gance. Ce Napoléon de 1927 est en en fait un Bonaparte, le réalisateur n’ayant pu réaliser que deux des huit épisodes envisagés. Le film suit les débuts du jeune Corse de Brienne au départ pour la campagne d’Italie.

Une version sonorisée réduite en 1934, avec une construction très différente, devait être réalisée par Gance, profitant du fait qu’il avait donné des dialogues très précis à ses personnages dans ce film muet.

J’avais eu l’occasion de voir dans mon enfance une troisième version, faite en 1971, qui utilisait des séquences avec des comédiens de l’époque comme Henri Virlojeux. Si l’on prend en compte les diverses tentatives de reconstitution du film muet d’origine, on compte une bonne vingtaine de versions de ce film plus acclamé que visionné.

Dans la vision romantique de Gance, Napoléon incarne l’esprit de la révolution, le chef providentiel qui va faire du chaos terroriste une œuvre durable. On est proche de l’esprit hugolien avec une « sainte Trinité » imaginaire, Robespierre-Danton-Marat préparant le Dix Août puis affrontant la tempête de la Convention. Comme le déclare Danton, il faut un chef, or les trois chefs se détestent. Cette idée du chef providentiel était bien dans l’air du temps des années 1920.

Un peu âgé, légèrement empâté mais l’œil étincelant, Albert Dieudonné, Bonaparte tourmenté, est au diapason de la vision du réalisateur. Son interprétation est prompte à inspirer le « sentiment religieux » évoqué par Stendhal dans la version de 1934. « Notre-Père Napoléon que votre règne revienne » ! Dans l’atmosphère d’une république finissante, les propos tenus sur la médiocrité des temps présents sonnaient étrangement.

 

Le soleil bien pâle d’Austerlitz

L’acteur, en un réjouissant clin d’œil, jouait un Napoléon d’opérette dans le délicieux Madame Sans-Gêne (1941) de Roger Richebé, donnant la réplique à la pétillante maréchale Arletty et à l’incomparable Fouché d’Aimé Clariond.

Abel Gance devait réaliser tardivement (1960), trop tardivement sans doute, un Austerlitz poussif, confiant le rôle consulaire puis impérial au sympathique Pierre Mondy. Au Bonaparte mythique succède le Napoléon vu par son valet de chambre. La reconstitution de la fameuse bataille, qui use et abuse des décors de carton-pâte, manque singulièrement de souffle épique. Et puis on n’y comprend pas grand-chose, avec ces images cent fois vues dans les films européens d’aventure de l’époque, de cavaliers yougoslaves galopant dans tous les sens. D’où de lourdingues explications données par un juvénile Trintignant à un Napoléon qui devait avoir la vue basse.

Pour le reste, le film, reprenant le procédé du Guitry dernière manière, offre un défilé d’acteurs populaires de l’époque : Jean Marais, Martine Carol, Elvire Popesco, Georges Marchal, Vittorio de Sica, Claudia Cardinale, Leslie Caron, Michel Simon, Jack Palance et l’inévitable Orson Welles. Ce qui n’empêcha pas cette grosse production de faire un flop, bien mérité il faut le dire.

 

Quand Napoléon croise Bonaparte…

À l’opposé de Gance, Napoléon a trouvé un admirateur beaucoup plus critique en Sacha Guitry qui le met en scène dans plusieurs de ses films. Remontons les Champs-Élysées (1938) voit la rencontre singulière de l’Empereur vaincu et du général Bonaparte dans le brouillard de la célèbre avenue.

Napoléon surpris s’exclame : « C’était moi ce jeune homme ! » et Bonaparte lui rétorque : « Alors ce gros homme c’est moi ! ». Le général qui se veut républicain s’indigne : « Quand on pense à la peine que je me suis donné pour me faire un nom et qu’aussitôt que j’y suis parvenu, tu as voulu te faire un prénom ! » Finalement, l’empereur demande : « Et si c’était à refaire ? » La réponse jaillit foudroyante : « Oh ! pas pour un empire ! »

Émile Drain, habitué du rôle, devait par la suite affronter Talleyrand-Guitry dans le Diable boiteux (1948). Inutile de préciser que dans ces échanges verbaux, le prince de Bénévent avait le dernier mot.

Entretemps, le maître avait endossé à son tour l’uniforme impérial dans Le fabuleux roman de Désirée Clary (1942). Disons-le, Guitry y était Guitry à son habitude et donc très éloigné de son personnage. Le film n’est ni le plus fabuleux ni le meilleur de son auteur mais il y reprend la fameuse laroussienne illustrée quelques années plus tôt : Bonaparte et Napoléon étant deux personnages distincts sont incarnés par deux acteurs qui ne se ressemblent ni de près ni de loin et pas davantage à leur illustre modèle.

Aussi, Guitry choisit d’interrompre le film en son milieu pour demander à Jean-Louis Barrault de lui céder la place : « Et puisque le général Bonaparte ressemble aussi peu que possible à l’empereur Napoléon, Jean-Louis Barrault, vous voulez bien me faire la grâce de céder votre rôle à l’auteur ? »

 

Le Napoléon de Sacha

Après Le Diable boiteux, Guitry devait revenir une dernière fois à Napoléon dans une grande production en deux parties (1955). Raymond Pellegrin, acteur cantonné au tout-venant de la production française d’après-guerre, y trouvait le seul rôle spectaculaire de sa carrière. À son habitude, le Maître confiait le rôle de Bonaparte à un acteur sans ressemblance physique avec son modèle, en l’occurrence l’aimable Daniel Gélin. Reprenant un peu le procédé du Roman d’un tricheur, le passage d’un acteur à l’autre se fait chez le coiffeur : une fois ses longs cheveux coupés, le général se sent une corpulence impériale.

Comme dans Si Versailles m’était conté, le film est un catalogue de célébrités faisant une brève apparition : Jean Gabin (qui n’a qu’un mot mais c’est assez), Orson Welles, Erich von Stroheim (Ta-ta-ta-ta !), Danielle Darrieux, Jean-Pierre Aumont, Micheline Presle, Pierre Brasseur, Yves Montand, Jean Marais et même Luis Mariano ! Napoléon y est vu de façon caustique et critique par Talleyrand, le personnage historique favori du réalisateur-auteur. Comme la production souhaitait des scènes de bataille, ce dont se souciait peu Guitry, Eugène Lourié, qui avait participé au Napoléon de Gance, devait se charger de la besogne.

 

Guerre et paix

Le roman de Tolstoï a inspiré deux films célèbres et de nombreuses mini-séries télévisées, sans compter la version parodique de Woody Allen. La plus spectaculaire et impressionnante adaptation a été réalisée par Sergeï Bondartchouk en 1966. Les reconstitutions d’Austerlitz et surtout de Borodino renvoient King Vidor et Abel Gance au magasin des accessoires tant leurs batailles paraissent cheap en comparaison. Il est vrai que tout le monde n’a pas l’armée soviétique sous sa main pour aligner des figurants en veux-tu en voilà.

Napoléon, silhouette menaçante, véritable dieu de la guerre, repousse d’un coup de botte méprisant un boulet tombé à ses pieds puis erre dans les couloirs vides du Kremlin. Paradoxalement pour une production soviétique, la splendeur de l’art religieux orthodoxe est opposée à la médiocrité de la statue du despote soigneusement transporté jusqu’à Moscou.

Doit-on y voir le triomphe de l’esprit ou de la foi sur la force brutale ? On songe, malgré soi, à la formule de Staline : « Le Vatican ? combien de divisions ? »

Le film de Vidor, de dix ans antérieur, n’est pourtant pas sans intérêt dans sa peinture de Napoléon. Le choix d’Herbert Lom est quelque peu en écho avec celui de Pellegrin par Guitry. Habitué au rôle de mauvais garçon et de métèque louche, l’acteur n’avait pas encore connu la douteuse célébrité d’être le commissaire Dreyfus des Panthères Roses ! La mise en scène n’épargne pas l’autocrate qui soliloque et croit mener le monde à la cravache.

 

Clavier en Napoléon

Plus récemment, Christian Clavier a campé, dans un ambitieux projet télévisuel (2002) toute la carrière du prodigieux conquérant, de la canonnade de Vendémiaire aux rochers de Sainte-Hélène. Moins mauvais qu’on ne l’a dit, mais peu convaincant néanmoins, l’acteur comique fait de son mieux dans cette mini-série habilement écrite, qui condense de façon astucieuse une masse considérable d’événements et de personnages.

La séquence du sacre est intéressante et permet de comprendre pourquoi le fameux tableau de David représente le couronnement de Joséphine et non celui de Napoléon. Cette façon de se couronner soi-même a quelque chose de… enfin, vous voyez ce que je veux dire.

Les séquences de bataille sont, hélas, d’un ridicule achevé et il faut supporter le duo comique télévisuel de l’époque, les ineffables Depardieu-Malkovitch au creux de leur carrière, cachetonnant à qui mieux-mieux en campant les deux fameux ministres Fouché et Talleyrand.

 

Napoléon à Sainte-Hélène

Philippe Torreton est un Napoléon plus intéressant dans le curieux Monsieur N (2003) d’Antoine de Caunes qui nous offre une rare reconstitution du retour des Cendres. L’affrontement avec Hudson Lowe est fort bien rendu. La thèse du film tend cependant à réduire le personnage mythique aux dimensions d’un homme ordinaire ne rêvant que d’une petite vie tranquille aux côtés de Bobonne. On peut rester sceptique sur cette idée d’un Napoléon pantouflard finissant sa vie tranquillement loin de Sainte-Hélène.

À signaler également Roland Blanche, habitué aux méchants tel Herbert Lom ou Pellegrin, qui incarne Napoléon en exil, le seul premier rôle de sa carrière, dans L’Otage de l’Europe (1989) de Jerzy Kawalerowicz. J’ai vu ce film, dont la carrière fut discrète, une seule fois et il y a longtemps, mais j’en ai gardé un souvenir plutôt positif.

 

Napoléon connaît son Waterloo

Les premiers films sur Waterloo semblent être belges (1911) et britanniques (1913). Un autre Waterloo, en 1929, devait être allemand. Aucun film français n’a été consacré spécifiquement à cette bataille, est-ce surprenant ?

Du côté américain, nul doute pour les Anglo-saxons, l’interprète par excellence du grand Empereur est Rod Steiger. Affecté de tous les tics et maniérismes de la « Méthode », battant haut la main l’autre cabotin issu de la même école, un Marlon Brando un peu ridicule dans Désirée, l’acteur ne fait pas dans la dentelle.

Il est le Napoléon d’un Waterloo (1970) très international, film typique de la Détente : production italienne, réalisation soviétique, distribution essentiellement anglo-saxonne. Bondartchouk met un point final à l’épopée napoléonienne brossée dans son Guerre et Paix. La réalisation en est cependant plus sage et académique.

Abandonné par ses maréchaux au début du film, nous retrouvons Napoléon au début des Cent jours marchant sur Paris. Vieilli, hésitant, fatigué et malade, l’empereur campé par Steiger ne croit plus vraiment à son étoile et se laisse porter, à son retour de l’île d’Elbe, par une foule en délire qui chante Ah ça ira ! et La Carmagnole.

L’armée impériale peut étaler ses splendeurs dans un ultime spectacle coloré. Aux accents de la Victoire est à nous, le drame est consommé d’avance. Empêtré dans la boue, l’empereur, qui ne cesse de s’apitoyer sur lui-même, n’a plus l’éclat ni la lucidité nécessaire. Mélancolique, il contemple le médaillon du Roi de Rome. Par contraste, Christopher Plummer campe un Wellington véritable caricature de gentleman britannique flegmatique et pince sans-rire, buvant le coup de l’étrier avant la chasse au renard.

Ce spectacle grandiose avec ses milliers de figurants nous offre sans doute l’image la plus convaincante d’une bataille de type napoléonien. Waterloo ne nous donne pourtant pas le portrait le plus convaincant de Napoléon, quoi qu’en pensent les Américains.

 

Et le vainqueur est…

Alors, où faut-il chercher ?

Peut-être chez un acteur français dans une production américaine, à savoir Charles Boyer dans Marie Walewska (Conquest) de Clarence Brown, production MGM (1937). Nous sommes à Varsovie en 1807. Un grand bal a été organisé pour Napoléon. Les Polonais espèrent du vainqueur des Russes l’indépendance de leur patrie.

Charles Boyer, le nez rectifié, le front orné de la mèche impériale, révélait toute l’étendue d’un talent trop souvent cantonné aux rôles de séducteur suave à l’œil de velours. Pour l’unique fois de sa carrière, Greta Garbo y était éclipsée par son partenaire, c’est dire.

L’empereur, assis sur un trône, paraît ne prêter aucune attention aux propos politiques échangés. Agitant son binocle, il fixe l’aimable silhouette de Marie Walewska et les invités s’écartent pour mieux permettre au maître d’apercevoir l’objet de son désir. Néanmoins, il ne perd pas un mot de la conversation et répond avec pertinence à ses interlocuteurs polonais.

Mais nous sommes à un bal. Tout le monde se met en place pour le quadrille, suite de danses marchées dont l’allure guindée et cérémonieuse renvoie à l’Ancien Régime. Mais Napoléon n’est ni homme de l’Ancien Régime ni homme à suivre les règles. Ce sont les règles qui doivent suivre sa volonté. Aussi ne lâche-t-il pas la main de sa partenaire et oblige-t-il tout le monde à le suivre et à marcher à son pas à lui ! L’empereur peut se montrer aimable, il plaisante volontiers, mais il ne supporte pas qu’on lui résiste. Rarement dans une séquence de film aura-t-on mieux fait sentir tous les aspects de la personnalité du personnage.

Le reste du film, tourné en partie dans des décors naturels, restait fidèle à l’inusable formule des amours des grands hommes. Le conquérant, trop empli de lui-même, serait toujours seul, avait prédit Marie Walewska.

 

À chacun son Napoléon

Jean Tulard pense, pour sa part, le plus grand mal du Napoléon de Charles Boyer, et le plus grand bien de Pierre Mondy. Beaucoup de Français penchent pour Albert Dieudonné et d’Américains pour Steiger (sauf les admirateurs de Brando). Comme quoi, chacun a son idée sur le Napoléon idéal, et, après tout, c’est très bien ainsi. C’est aussi la preuve qu’aucun acteur ne s’est imposé dans le rôle.

Et l’on peut toujours rêver du Napoléon mythique de Stanley Kubrick, un de ces « films fantômes » qui hantent l’histoire du cinéma…

Article publié initialement le 15 aout 2019.

L’illusion des e-carburants : le miroir aux alouettes énergétique

Par : Michel Gay

Les e-fuels, aussi appelés e-carburants ou carburants de synthèse, sont reconstitués à partir d’eau, d’électricité décarbonée (nucléaire, hydraulique, éolien et solaire…) et de gaz carbonique (CO2).

Ils pourraient représenter une remarquable solution durable de substitution au pétrole (et à ses dérivés), ainsi qu’au gaz, dans les secteurs les plus difficiles à décarboner en « électrifiant » indirectement les transports aériens, maritimes, les camions et les voitures, tout en créant de l’activité en France et des emplois industriels.

Euréka ! Extraordinaire ! Révolutionnaire ! Miraculeux !

Hélas, il y a des obstacles rédhibitoires et des désillusions sur la route qui mène au Graal d’un monde sans combustibles fossiles…

 

La mariée est belle !

L’idée lumineuse est de faire croire qu’il sera possible de remplacer les énergies fossiles (notamment gaz et pétrole) par ces e-fuels constitués d’hydrogène issu d’électrolyse, et de carbone issu de monoxyde de carbone (CO), ou de dioxyde de carbone (CO2) récupéré de l’industrie (à la sortie d’une usine de ciment par exemple), ou dans l’air ambiant.

Ces e-fuels liquides ou gazeux ont un atout de taille : ils ont l’avantage de pouvoir être utilisés directement dans les moteurs à combustion interne existants sans modifications majeures, puisqu’ils sont quasiment identiques aux carburants fossiles.

Et le CO2 émis dans l’atmosphère lors de leur combustion est équivalent au CO2 capturé qui, sans cette capture, serait directement diffusé dans l’air.

Ces e-fuels, « vecteurs d’énergie électrique », pourraient aussi fournir les réactifs pour l’industrie chimique (plastiques, etc.) et recycler le CO2 non évitable émis par certaines industries comme les cimenteries.

Certains e-fuels sont déjà certifiés et incorporés en faibles quantités dans l’industrie et les transports aériens, maritimes et terrestres.

La localisation en France de la chaîne de valeur de production de carburants et combustibles réduirait les risques d’approvisionnement (en se substituant aux énergies fossiles importées), et améliorerait aussi la balance commerciale, ainsi que la souveraineté énergétique.

Ces avantages pourraient compenser leur coût de revient industriel qui serait environ deux fois plus élevé que leurs équivalents fossiles.

Le modèle financier est encore incertain. Les e-fuels devront faire face à la concurrence commerciale mondiale fondée sur des énergies fossiles relativement bon marché. Ces dernières doivent être extraites et raffinées mais existent déjà « gratuitement » dans le sous-sol de la Terre (il suffit de les récupérer) alors que les e-fuels sont coûteux à fabriquer.

Hélas, la fabrication industrielle de ce « fabuleux » e-fuel nécessite beaucoup trop d’électricité et de CO2 pour répondre aux besoins de la France (et encore plus à ceux de l’Europe et du monde).

 

Un énorme besoin d’électricité et de CO2

Aujourd’hui, les 24 projets identifiés par SIA Partners de production d’e-fuels en France (dont le coût prévisionnel s’élève déjà à 3,6 milliards d’euros) représentent seulement environ 0,5 million de tonnes d’équivalent pétrole (Mtep) par an à l’horizon 2030 (environ 0,25 Mtep d’e-méthanol et 0,25 Mtep d’e-kérosène).

Pourtant, cette quantité minime (0,5 Mtep, soit un centième des 50 Mtep consommées uniquement par les transports) nécessiteront 14 térawattheures (TWh) d’électricité bas carbone par an du mix électrique français, soit presque deux EPR (le procédé d’électrolyse de l’eau représente 85 % de la consommation, et la synthèse des e-fuels 15 %), et 1,7 million de tonnes (Mt) de CO2 par an.

Or, en France, la production annuelle d’électricité est d’environ 500 TWh, et le gisement de CO2 industriel non évitable produit principalement par des industries lourdes comme le ciment (dont les réductions d’émissions induisent des coûts prohibitifs) est estimé par SIA Partners à 12 Mt.

Mais d’où proviendraient alors les énormes quantités d’électricité et de CO2 nécessaires si les e-fuels avaient vocation à remplacer les énergies fossiles (carburants pour les véhicules et combustibles pour le chauffage) ?

 

Des problèmes insolubles à l’horizon 2030…

À longue échéance, une production significative d’e-fuels multipliée par environ… 50 (!) pour commencer à répondre aux besoins de la France fera émerger des problèmes insolubles d’approvisionnement en électricité et en CO2.

Par exemple, remplacer par des e-fuels les 50 Mtep de carburants fossiles consommés actuellement dans nos seuls véhicules en France supposerait de construire… une centaine de réacteurs nucléaires EPR pour produire l’électricité nécessaire à leur synthèse.

Il serait également nécessaire d’extraire 165 Mt de CO2 par an d’une production nationale de 240 Mt de ciment en France pour capter une telle quantité de CO2 (voir explications en annexe).

Or, la production totale française de CO2 est actuellement de moins de… 17 Mt (en 2017), soit 7 % du besoin en CO2.

Une autre source est parfois évoquée : le captage directe de CO2 dans l’air (DAC). Mais elle nécessite des moyens gigantesques techniquement et financièrement impossibles au niveau requis pour la France. Elle ne présente donc aucun intérêt, même lorsque le CO2 industriel ou biogénique est peu disponible localement (explications en annexe).

Pour faire bonne mesure, il faudrait aussi remplacer les combustibles (gaz et fuel) nécessaires pour le chauffage des logements dont encore plus de la moitié (54 %) sont chauffés au gaz et au fuel (27 Mtep, soit 330 TWh) et représente environ la moitié de la consommation d’énergies fossiles des transports. Ce chauffage pourrait être avantageusement directement électrifié pour éviter les pertes (50 %) de transformations en e-fuels.

Le développement de la filière est donc impossible à cause des ressources insuffisantes en électricité et en CO2 qui représentent un insurmontable goulot d’étranglement au moins pour un siècle.

 

Un rêve ruineux assis sur des subventions

Les e-fuels, aujourd’hui poudre de perlimpinpin, deviendront peut-être un jour un petit complément coûteux à la consommation d’énergies fossiles au-delà de ce siècle.

Mais produire des e-fuels pour remplacer majoritairement les énergies fossiles restera ruineux et industriellement utopique au cours de ce siècle. Personne ne sait encore comment trouver les énormes quantités d’électricité et de CO2 nécessaires à la fabrication de ces e-fuels pour remplacer seulement un quart de la consommation de carburant du transport en France.

Cependant, cet idéal merveilleux du recyclage perpétuel du CO2 en e-fuel grâce à de l’eau, du nucléaire, du vent et du soleil, permettra à quelques-uns de rêver longtemps (mais attention aux désillusions…).

Quelques autres (commerciaux, ingénieurs, producteurs de e-fuels) qui cherchent aujourd’hui des « soutiens » (subventions) par des mécanismes liés au développement de l’industrie verte, pourront peut-être vivre de recherches subventionnées pendant des décennies…

L’e-fuel, ça sonne bien, c’est beau, et c’est politiquement correct pour faire croire que l’humanité pourra s’extraire de la consommation des énergies fossiles. Mais c’est, hélas, inefficace et idiot pour encore au moins un siècle !

Annexe

 

Quelques chiffres à placer en face des mots…

La physique et la chimie (CO2 + 3H2 à CH3OH + H2O) indiquent que la production d’une tonne de méthanol (CH3OH) nécessite environ 1,4 tonne de gaz carbonique (CO2) et 0,2 tonne d’hydrogène (H2), lui-même fabriqué industriellement avec au moins 11 MWh d’électricité et de l’eau (H2O).

En résumé, 1 tonne de e-méthanol nécessite 1,4 t CO2 + 11 MWhe

Pour information :

  • 1 t de e-méthane nécessite 2,9 t CO2 + 33 MWhe
  • 1 t de e-kérosène nécessite 3,7 t CO2, 28 MWhe

 

Production d’électricité

La production d’un kilogramme (kg) d’hydrogène par électrolyse (qui contient 33 kWh d’énergie et occupe un volume de 11 m3 à la pression atmosphérique) nécessite, en pratique industrielle, entre 55 à 66 kWh d’électricité.

Le coût de production de l’hydrogène ainsi obtenu serait de 4 €/kg à 7 €/kg selon le coût initial de l’électrolyseur et le temps de fonctionnement sur une année.

Le coût moyen serait d’environ 5 €/kg pour un coût d’électrolyseur de 1,2 million d’euros par mégawatt installé, 7000 heures de fonctionnement par an (80 % du temps), et un coût d’électricité à 70 €/MWh.

Un kg de méthanol (qui ne contient que 5,5 kWh d’énergie) mais qui a nécessité plus de 11 kWh d’électricité, comprend donc au minimum 0,77 € d’électricité.

La cimenterie Vicat de Montalieu-Vercieu vise la production optimiste de 125 000 tonnes par an d’e-méthanol dès 2025 grâce à un électrolyseur d’une puissance de 180 MW, soit une consommation de 1,6 TWh/an, dans l’hypothèse d’un fonctionnement continu (facteur de charge égal à 100 %).

Utiliser uniquement les surplus des pics de production des énergies renouvelables intermittentes (EnRI) quand il y a du vent et du soleil pour profiter de prix faibles influence grandement le temps de fonctionnement annuel des électrolyseurs et leur rentabilité.

De plus, si l’alimentation en électricité est fournie par des EnRI, l’effet d’un fonctionnement variable et intermittent sur la durée de vie des électrolyseurs n’est pas connu. Les quelques unités actuelles fonctionnent industriellement en régime permanent.

Produire de l’hydrogène seulement lorsque les prix de l’électricité sont bas pendant les périodes de surproduction des énergies renouvelables serait techniquement coûteux, voire impossible, même avec un stockage tampon d’hydrogène comprimé à chaque électrolyseur (qui a aussi un coût) pour fonctionner un ou plusieurs jours en autonomie.

Par MW installé, les électrolyseurs alcalins industriels produisent environ 180 tonnes d’hydrogène par an (soit 0,5 tonne par jour (t/j) et par MW) qui permettent théoriquement de produire 960 tonnes de méthanol.

En tenant compte du rendement global (environ 80 %) et des arrêts pour entretien, la production annuelle des électrolyseurs serait de 760 tonnes de méthanol par MW installé, soit une moyenne d’environ 2 t/j d’éthanol par MW d’électrolyseur.

 

Extraction du CO2

Il faudra aussi ajouter le coût d’achat ou d’extraction du CO2 encore inconnu (qui ne sera certainement pas gratuit), l’amortissement des unités de synthèse, et le coût de fonctionnement de l’ensemble (personnel, entretien…).

Le CO2 biogénique issu de procédés mettant en jeu de la biomasse (biogaz, biocarburants, pâte à papier, déchets organiques, bois-énergie, cogénération, etc) ne représente que 2 % (1 Mt), et les 76 % restants (40 Mt) proviendraient de CO2 industriel évitable.

Afin de minimiser les coûts et les émissions liés au processus de captage de CO2, les principaux projets d’e-fuels sont aujourd’hui situés à proximité de complexes industriels fortement émetteurs de CO2.

La région des Hauts-de-France concentre le plus gros gisement captable de CO2 (15 Mt par an), notamment du fait de sa production industrielle d’acier, devant la région de Provence-Alpes-Côte- d’Azur et son hub industriel avec 11 Mt.

Le projet Reuze, situé à proximité de la zone industrielle de Dunkerque, vise à valoriser 300 000 tonnes de CO2 par an (800 tonnes par jour) à partir des émissions des installations de sidérurgie d’ArcelorMittal, avec un objectif de production de plus de 100 000 tonnes de carburants et de naphta par an.

L’utilisation du CO2 industriel non évitable, ou biogénique (produit par la décomposition de matières organiques) est considéré comme neutre pour le climat, car il est issu d’un cycle court du carbone.

 

Les quantités en jeu

La consommation annuelle d’énergie du transport en France atteint 50 Mtep (représentant aussi 600 TWh d’énergie), soit 140 000 tep/jour, (1,65 TWh/j).

Or, il faudrait 110 Mt de méthanol (contenant seulement 5,5 TWh d’énergie) par an pour remplacer uniquement le pétrole importé pour le transport, soit 300 000 t/j nécessitant environ 50 000 t/j d’hydrogène combinées à 450 000 t/j de CO2… par jour.

Un réacteur nucléaire EPR de 1600 MW couplé à des électrolyseurs permettrait de produire 3200 t/j de méthanol (consommant 40 000 MWh d’électricité par jour).

Remplacer la totalité des carburants fossiles consommés actuellement dans nos seuls véhicules en France par des e-fuels supposerait de construire… une centaine (!) de réacteurs nucléaires EPR pour produire l’électricité nécessaire à la synthèse de ces 300 000 t/j de méthanol… sans compter les combustibles (gaz et fuel) nécessaires pour le chauffage des habitations.

 

Le captage direct de CO2 dans l’air (DAC)

L’air ambiant au niveau de la mer pèse 1,3 kg par m3 et contient 0,04 % de CO2 (0,5 gramme par m3). Des aspirateurs électriques et des filtres gigantesques devraient traiter chaque jour 9000 milliards de m3 (près de 12 milliards de tonnes d’air en supposant que tout le CO2 soit capté) pour extraire quotidiennement ces 450 000 tonnes de CO2

La consommation électrique d’une telle « usine à gaz » devra être gigantesque, sachant qu’un réacteur d’un Airbus A380 à pleine puissance (40 MW) n’aspire « que » 100 000 t/j d’air, il en faudrait donc… 120 000 ! (4800 gigawatts (GW) de puissance, alors que la totalité du parc nucléaire en France ne représente que 63 GW).

Les effluents gazeux de l’industrie du ciment contiennent de 14 à 33 % de CO2 en masse et produisent entre 630 et 760 kg de CO2 par tonne de ciment (selon les différentes régions du monde).

En prenant une moyenne de 0,7 tonne de CO2 émis par tonne de ciment, il faudrait produire 650 000 tonnes de ciment chaque jour en France pour capter.

Or, la production française de ciment est de moins de 50 000 tonnes par jour (17 millions de tonnes en 2017), soit actuellement 7 % du besoin en CO2.

 

Les coûts

Une estimation grossière aboutit à environ 1,2 €/kg de méthanol, soit 0,22 €/kWh au minimum à la sortie de l’unité, alors que ce coût est de 0,05 €/kWh pour l’essence ou le diesel.

En effet, ce kg de méthanol contient deux fois moins d’énergie (5,5 kWh) qu’un kg d’essence ou de diesel (12 kWh) dont le coût de production est d’environ 0,6 € à la sortie de la raffinerie.

Le coût de production énergétique du méthanol est donc au moins 4 fois plus élevé que celui de l’essence.

En maintenant les taxes sur les carburants au niveau actuel (presque 1,5 € par litre d’essence contenant 10 kWh, soit 0,1 €/kWh), il faudra payer 3,7 € pour l’équivalent énergétique en méthanol (10 kWh x 0,22 €/kWh + 1,5 € de taxes), contre 2 € aujourd’hui pour un litre d’essence ou de diesel.

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