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Gabriel Attal : déjà dans l’impasse ?

Notre nouveau et brillant Premier ministre se trouve propulsé à la tête d’un gouvernement chargé de gérer un pays qui s’est habitué à vivre au-dessus de ses moyens. Depuis une quarantaine d’années notre économie est à la peine et elle ne produit pas suffisamment de richesses pour satisfaire les besoins de la population : le pays, en conséquence, vit à crédit. Aussi, notre dette extérieure ne cesse-t-elle de croître et elle atteint maintenant un niveau qui inquiète les agences de notation. La tâche de notre Premier ministre est donc loin d’être simple, d’autant que, sitôt nommé,  il se trouve devoir faire face à une révolte paysanne, nos agriculteurs se plaignant d’être soumis à des réglementations bruxelloises absurdes qui entravent leurs activités et assombrissent leur horizon.

Nous allons voir que, par divers signes qui ne trompent pas, tant dans le domaine agricole que dans le domaine industriel, notre pays se trouve en déclin, et la situation devient critique. Le mal vient de ce que nous ne produisons pas suffisamment de richesses et, curieusement, les habitants paraissent l’ignorer. Notre nouveau Premier ministre, dans son discours de politique générale du 30 janvier dernier, n’a rien dit de l’urgence de remédier à ce mal qui affecte la France.

 

Dans le domaine agricole, tout d’abord :

La France, autrefois second exportateur alimentaire mondial, est passée maintenant au sixième rang. Le journal l’Opinion, du 8 février dernier, titre : « Les exportations agricoles boivent la tasse, la souveraineté trinque » ; et le journaliste nous dit : « Voilà 20 ans que les performances à l’export de l’alimentation française déclinent ». Et, pour ce qui est du marché intérieur, ce n’est pas mieux : on recourt de plus en plus à des importations, et parfois dans des proportions importantes, comme on le voit avec les exemples suivants :

On est surpris : la France, grand pays agricole, ne parvient-elle donc pas à pourvoir aux besoins de sa population en matière alimentaire ? Elle en est tout à fait capable, mais les grandes surfaces recourent de plus en plus à l’importation car les productions françaises sont trop chères ; pour les mêmes raisons, les industriels de l’agroalimentaire s’approvisionnent volontiers, eux aussi, à l’étranger, trouvant nos agriculteurs non compétitifs. Aussi, pour défendre nos paysans, le gouvernement a-t-il fini par faire voter une loi qui contraint les grandes surfaces et les industriels à prendre en compte les prix de revient des agriculteurs, leur évitant ainsi le bras de fer auquel ils sont soumis, chaque année, dans leurs négociations avec ces grands acheteurs qui tiennent les marchés. Il y a eu Egalim 1, puis Egalim 2, et récemment Egalim 3. Mais, malgré cela, les agriculteurs continuent à se plaindre : ils font valoir qu’un bon nombre d’entre eux ne parviennent même pas à se rémunérer au niveau du SMIC, et que beaucoup sont conduits, maintenant, au désespoir. 

 

Dans le domaine industriel, ensuite : 

La France est un gros importateur de produits manufacturés, en provenance notamment de l’Allemagne et de la Chine. Il s’est produit, en effet, depuis la fin des Trente Glorieuses, un effondrement de notre secteur industriel, et les pouvoirs publics n’ont pas réagi. La France est ainsi devenue le pays le plus désindustrialisé d’Europe, la Grèce exceptée. Notre production industrielle, calculée par habitant, selon les données de la Banque mondiale (qui incorpore la construction dans sa définition de l’industrie) est faible, comme le montre le tableau ci-dessous :

Nous nous situons en dessous de l’Italie, et nous sommes à 50 % de l’Allemagne. 

Autre signe préoccupant : la France, depuis des années, a une balance commerciale déficitaire, et ce déficit va en s’aggravant, d’année en année :

En 2023, notre déficit commercial a été extrêmement important : 99,6 milliards d’euros. Les commentateurs de la vie politique ont longtemps incriminé des éléments conjoncturels : augmentation du prix du baril de pétrole, baisse des commandes chez Airbus, le Covid-19, etc… Ils ont fini par réaliser que la véritable raison tient à la dégradation de notre secteur industriel.

 

Des pouvoirs publics sans cesse impuissants : 

Les pouvoirs publics, depuis une quarantaine d’années, se sont montrés impuissants à faire face à la dégradation de notre économie : ils ne sont pas parvenus à faire que notre économie puisse assurer le bien être de la population selon les normes qui sont celles des pays les plus avancés. Cela vient de ce qu’ils n’ont pas vu que la cause fondamentale des difficultés que nous rencontrions provenait de la dégradation de notre secteur industriel. Ce qui s’est produit, c’est que nos dirigeants se sont laissés piéger par le cliché qui s’était répandu dans nos sociétés, avec des sociologues fameux comme Alain Touraine, selon lequel une société moderne est une société « postindustrielle », une société « du savoir et de la connaissance » où les productions industrielles sont reportées sur les pays en voie de développement qui ont une main d’œuvre pas chère et corvéable à merci. Jean Fourastié avait formulé « la loi des trois secteurs de l’économie » dans son ouvrage « Le grand espoir du XXe siècle » (Population – 1949) qui connut un succès considérable. Une société, quand elle se développe, passe du secteur agricole (le secteur primaire) au secteur industriel (le secteur secondaire), puis ensuite du secteur industriel au secteur des services (le secteur tertiaire) : on en a conclu qu’une société moderne n’avait plus d’activités industrielles. C’est bien sûr une erreur : le secteur industriel reste toujours présent avec, certes, des effectifs réduits, mais qui sont extrêmement productifs, c’est-à-dire à haute valeur ajoutée par emploi. Nos dirigeants ont donc laissé notre secteur industriel se dégrader, sans broncher, voyant dans l’amenuisement de ce secteur le signe même de la modernisation du pays. Ainsi, on est-on arrivé à ce qu’il ne représente  plus, aujourd’hui, que 10% du PIB : en Allemagne, ou en Suisse, il s’agit de 23 % ou 24 %.

 

Des dépenses sociales phénoménales 

Le pays s’appauvrissant du fait de l’amenuisement de son secteur industriel, il a fallu que les pouvoirs publics accroissent régulièrement leurs dépenses sociales : des dépenses faites pour soutenir le niveau de vie des citoyens, et elles sont devenues considérables. Elles s’élèvent, maintenant, à 850 milliards d’euros, soit 31,5 % du PIB, ce qui est un chiffre record au plan mondial. Le tableau ci-dessous indique comment nous nous situons, en Europe :

Le graphique suivant montre comment nos dépenses sociales se situent par rapport aux autres pays européens :

La corrélation ci-dessus permet de chiffrer l’excès actuel des dépenses sociales françaises, comparativement aux autres pays de cet échantillon : 160 milliards d’euros, ce qui est un chiffre colossal, et ce sont des dépenses politiquement impossibles à réduire en démocratie car elles soutiennent le niveau de vie de la population. 

 

Un endettement du pays devenu structurel :

Autre conséquence de l’incapacité des pouvoirs publics à maitriser la situation : un endettement qui augmente chaque année et qui est devenu considérable. Faute de créer une richesse suffisante pour fournir à la population un niveau de vie correct, l’Etat recourt chaque année à l’endettement et notre dette extérieure n’a pas cessé d’augmenter, comme l’indique le tableau ci-dessous :

Notre dette dépasse à présent le montant du PIB, et les agences de notation commencent à s’en inquiéter car elles ont bien vu qu’elle est devenue structurelle. Le graphique ci-dessous montre combien est anormal le montant de notre dette, et il en est de même pour la Grèce qui est, elle aussi, un pays fortement désindustrialisé.

 

 

Quelle feuille de route pour Gabriel Attal ?

Notre jeune Premier ministre a une feuille de route toute tracée : il faut de toute urgence redresser notre économie et cela passe par la réindustrialisation du pays.

Nous avons, dans d’autres articles, chiffré à 350 milliards d’euros le montant des investissements à effectuer par nos entreprises pour porter notre secteur industriel à 17 % ou 18 % du PIB, le niveau à viser pour permettre à notre économie de retrouver ses grands équilibres. Ce montant est considérable, et il faudra, si l’on veut aller vite, des aides importantes de l’Etat, comme cela se fait actuellement aux Etats Unis avec les mesures prises par le Président Joe Biden. Nous avons avancé le chiffre de 150 milliards d’euros pour ce qui est des aides à accorder pour soutenir les investissements, chiffre à comparer aux 1.200 milliards de dollars du côté américain, selon du moins les chiffres avancés par certains experts. Il faut bien voir, en effet, que les industriels, aujourd’hui, hésitent à investir en Europe : ils ont avantage à aller aux Etats-Unis où existe l’IRA et où ils bénéficient d’une politique protectionniste efficace. 

Emmanuel Macron a entrepris, finalement, de réindustrialiser le pays. On notera qu’il a fallu que ce soit la crise du Covid-19 qui lui fasse prendre conscience de la grave désindustrialisation de notre pays, et il avait pourtant été, précédemment, ministre de l’économie !  Il a donc  lancé, le 12 octobre 2021, le Plan « France 2030 », avec un budget, pour soutenir les investissements, de 30 milliards d’euros auquel se rajoutent 24 milliards restants du Plan de relance. Ce plan vise à « aider les technologies innovantes et la transition écologique » : il a donc un champ d’application limité.

Or, nous avons un besoin urgent de nous réindustrialiser, quel que soit le type d’industrie, et cela paraît échapper aux autorités de Bruxelles qui exigent que l’on n’aide que des projets bien particuliers, définis selon leurs normes, c’est à dire avant tout écologiquement corrects. Il faudra donc se dégager de ces contraintes bruxelloises, et cela ne sera pas aisé. La Commission européenne sait bien, pourtant, que les conditions pour créer de nouvelles industries en Europe ne sont guère favorables aujourd’hui : un coût très élevé de l’énergie, et il y a la guerre en Ukraine ; et, dans le cas de la France, se rajoutent un coût de la main d’œuvre particulièrement élevé et des réglementations très tatillonnes. Il va donc falloir ouvrir très largement  le champ des activités que l’on va aider, d’autant que nous avons besoin d’attirer massivement les investissements étrangers, les entreprises françaises n’y suffisant pas.

Malheureusement, on va buter sur le fait que les ministres des Finances de la zone euro, lors de leur réunion du 18 décembre dernier, ont remis en vigueur les règles concernant les déficits budgétaires des pays membres et leurs dettes extérieures : on conserve les mêmes ratios qu’auparavant, mais on en assouplit l’application.

Notre pays va donc devoir se placer sur une trajectoire descendante afin de remettre ses finances en ordre, et, ceci, d’ici à 2027 : le déficit budgétaire doit être ramené en dessous de 3 % du PIB, et la dette sous la barre des 60 % du PIB. On voit que ce sera impossible pour la France, d’autant que le taux de croissance de notre économie sur lequel était bâti le budget de 2024 était trop optimiste : Bruno le Maire vient de nous le dire, et il a annoncé que les pouvoirs publics allaient procéder à 10 milliards d’économies, tout de suite.

L’atmosphère n’est donc pas favorable à de nouvelles dépenses de l’Etat : et pourtant il va falloir trouver 150 milliards pour soutenir le plan de réindustrialisation de la France ! Où notre Premier ministre va-t-il les trouver ? C’est la quadrature du cercle ! Il est donc dos au mur. Il avait dit aux députés qu’il allait œuvrer pour que la France « retrouve pleinement la maîtrise de son destin » : c’est une bonne intention, un excellent projet, mais, malheureusement, il n’a pas d’argent hélicoptère pour le faire.

L’agriculture française face à de graves problèmes de stratégie

Le Salon de l’agriculture s’est ouvert à Paris le 24 février.

Nous sommes dans l’attente des réponses que le gouvernement va donner aux agriculteurs, suite à la révolte qui a éclaté dans ce secteur en janvier dernier. Pour la déclencher, il a suffi d’une simple augmentation du prix du GNR, le gas-oil utilisé pour leurs exploitations, et elle a embrasé subitement toute la France.

Tous les syndicats agricoles se sont entendus pour mobiliser leurs troupes, et des quatre coins du pays, des milliers de tracteurs ont afflué vers Paris pour tenter de bloquer le marché de Rungis qui alimente la capitale. Jamais encore on avait vu une révolte d’une telle ampleur dans ce secteur. Nos agriculteurs considèrent que leur situation n’est plus tenable et qu’ils sont délaissés par les gouvernants.

Ils veulent donc se faire entendre, et pour cela ils ont décidé d’agir très vigoureusement en voulant mettre le gouvernement au pied du mur. Ils se plaignent de ne pas parvenir à gagner leur vie malgré tout le travail qu’ils fournissent. Leur revendication est simple : « nous voulons être payés pour notre travail ». Ils expliquent que leur métier est très contraignant, les obligeant à se lever tôt, faire de longues journées de travail, et prendre très peu de vacances. Ils se révoltent pour que, collectivement, des solutions soient trouvées à leurs problèmes. Des barrages routiers ont été érigés à travers tout le pays.

Un parallèle peut être fait avec le secteur industriel : après s’être mis en grève sans succès pour obtenir des augmentations de salaire, les ouvriers vont occuper leur usine alors que leur entreprise est en train de déposer son bilan.

Dans un cas comme dans l’autre, nous sommes confrontés à des problèmes sans solution, des personnes désespérées qui n’ayant plus rien à perdre.

Pourquoi le secteur agricole français est-il dans une telle situation ?

 

Des chiffres alarmants

Que s’est-il donc passé ? On avait jusqu’ici le sentiment que la France était toujours une grande nation agricole, la première en Europe. Les agriculteurs nous disent maintenant qu’ils ne parviennent pas à gagner leur vie. Ils sont au bord du désespoir, et effectivement, un agriculteur se suicide chaque jour, selon la Mutualité sociale agricole.

Un premier constat : le pays a perdu 100 000 fermes en dix années, parmi lesquelles beaucoup d’exploitants qui ne parviennent pas à se rémunérer au SMIC, la survie de l’exploitation étant assurée par des aides de l’Europe via la PAC, et par le salaire de l’épouse lorsqu’elle travaille à l’extérieur.

Un deuxième constat : 20 % de ce que nous consommons quotidiennement provient de produits importés. En effet, les importations agricoles augmentent dans tous les secteurs :

  • 50 % pour le poulet
  • 38 % pour la viande de porc
  • 30 % pour la viande de bœuf
  • 54 % pour le mouton
  • 28 %  pour les légumes
  • 71 % pour les fruits (dont 30 % à 40 % seulement sont exotiques)

 

Notre agriculture est-elle donc à ce point incapable de pourvoir à tous nos besoins alimentaires ?

Par ailleurs, les Pays-Bas et l’Allemagne devancent maintenant la France dans l’exportation de produits agricoles et agroalimentaires, alors qu’elle était jusqu’ici en tête.

Un rapport du Sénat, du 28 septembre 2022 tire la sonnette  d’alarme :

« La France est passée en 20 ans du deuxième rang au cinquième des exportateurs mondiaux de produits  agricoles et agroalimentaires […] L’agriculture française subit une lente érosion. La plupart des secteurs sont touchés : 70 % des pertes de parts de marché s’expliquent par la perte de compétitivité de notre agriculture ».

ll s’agit donc de problèmes de compétitivité, et donc de stratégie qui n’ont pas été traités en temps voulu dans chacun des secteurs, ni par les responsables syndicaux ni par les pouvoirs publics.

 

Des problèmes de stratégie non résolus

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le développement de l’agriculture française s’est effectué sans que les dirigeants des divers secteurs d’activité aient développé la moindre stratégie pour guider leur action.

L’agriculture française avait alors un urgent besoin de se moderniser : augmentation de la taille des exploitations, mécanisation des cultures, recours aux engrais et aux produits phytosanitaires, amélioration de la formation des agriculteurs.

Mais elle a évolué homothétiquement par rapport au passé, sans aucune pensée stratégique de la part des instances gouvernementales en charge de ce secteur.

Aujourd’hui, les exploitations sont plus grandes qu’autrefois (69 Ha en moyenne), mais ne permettent pas aux exploitants de gagner leur vie correctement. Ils ont pu survivre grâce aux aides européennes via le mécanisme de la Politique agricole commune (PAC) mis en place en 1962, avec pour objectif d’obtenir l’autosuffisance alimentaire de l’Union européenne. La France est le pays qui a le plus bénéficié de ces aides, soit 9,5 milliards d’euros en 2022, accordées au prorata des surfaces. L’objectif d’autosuffisance de l’Europe a bien été atteint, mais ces aides n’ont fait que retarder le moment de se poser des questions sur la façon de faire évoluer chacune des branches de notre agriculture pour rendre nos productions concurrentielles. On ne peut rien faire de bon avec des exploitations de 69 Ha : elles sont soit trop grandes soit trop petites si on reste bloqués sur les manières de cultiver d’autrefois.

 

Les exemples hollandais et danois

Nos voisins ont généralement bien mieux résolu leurs problèmes, tout spécialement les Pays-Bas et le Danemark.

 

Le cas de la Hollande

Malgré la dimension très faible de son territoire, les Pays-Bas sont devenus de très gros exportateurs de produits agricoles et agroalimentaires. Les exploitants sont intégrés verticalement au sein d’organismes qui assurent la commercialisation.

Les Pays-Bas ont résolu le problème des petites exploitations en les équipant de serres où tous les paramètres (chaleur, lumière et humidité) sont contrôlés en permanence par des ordinateurs. C’est ainsi que sont équipés les maraîchers et les horticulteurs. Il s’agit d’une agriculture de précision, numérique : la région du Westland, notamment, est couverte de serres équipées de lampes led, au spectre lumineux spécifique.

La Hollande est devenue le numéro un mondial dans le domaine de l’horticulture : elle détient 60 % du commerce mondial des fleurs. Royal Flora Holland est le leader mondial de la floriculture avec plus de 10 millions de fleurs et plantes vendues chaque jour. Au plan technique, les Hollandais sont très avancés, et le salon GreenTech à Amsterdam rencontre chaque année beaucoup de succès. Par exemple, dans le domaine floral, les Hollandais ont réussi à créer des roses noires, des rosiers sans épines, des roses qui ne fanent pas, etc. Dans le même temps, la France a perdu 50 % de ses exploitations horticoles en dix ans, et 90 % en 50 ans.

 

Le cas du Danemark

Le Danemark s’est spécialisé dans la production porcine et l’agrobiologie.

Ce petit pays est devenu le second exportateur mondial de porcs, après les États-Unis, les exportations représentant 90 % de la production nationale. Ramenées à la population du pays, les exportations représentent 338 kg/habitant au Danemark, contre 167 kg pour l’Allemagne qui est aussi un très gros exportateur de porcs, et 7 kg pour la France.

La qualité des porcs danois est mondialement réputée, et la productivité des truies est exceptionnelle : 33,6 porcelets sevrés en moyenne par truie. Aussi, DanBred, le grand spécialiste danois de la génétique porcine, vient de s’installer en France (à Ploufragan, en Bretagne) pour aider les producteurs bretons de porcs à améliorer leur productivité. Le porc danois est appelé « cochon à pompons » (pie noir) : c’est un animal musclé, très rustique, et particulièrement prolifique.

 

Le problème français

Dans le cas de l’agriculture française, la question de l’orientation à donner à chacun des grands secteurs de notre agriculture n’a jamais été posée.

Ni les ministres successifs, ni les dirigeants de la FNSEA, le principal organisme syndical des agriculteurs français, n’ont envisagé d’élaborer une stratégie pour chacun des grands secteurs, c’est-à-dire faire des choix en raisonnant en stratèges. On a laissé les choses aller d’elles-mêmes, et on a abouti aux résultats constatés aujourd’hui.

Deux secteurs seulement ont une stratégie précise de différenciation : la viticulture et la fromagerie.

Dans ces deux secteurs, les produits sont très différenciés de ceux de leurs concurrents, et cette différenciation choisie est reconnue mondialement. Les vins français sont réputés et se vendent sur les marchés étrangers à des prix supérieurs à la concurrence. Les fromages français sont très différenciés de leurs concurrents, la façon de les produire est réglementée par la profession, et chaque terroir procède à des actions de promotion nécessaires pour en assurer la promotion.

Dans tous les autres secteurs, il n’y a pas de stratégie, ou du moins ils sont acculés à mener une stratégie de coût sans l’avoir délibérément choisie, donc le dos au mur.

Les pouvoirs publics vont devoir comprendre pourquoi. Nous donnerons deux exemples illustrant ce manque de pertinence dans la façon d’opérer.

 

Le secteur laitier 

Aujourd’hui, dans ce secteur, la norme est à des gigafermes de 1000 vaches laitières, c’est la dimension qu’il faut atteindre pour être compétitif. Ce sont des stratégies de coût. Cette manière de produire du lait de vache est venue des États-Unis, où toutes les fermes laitières ont cette dimension, et parfois bien plus encore. Cette norme s’est imposée en Europe, notamment en Allemagne, avec les vaches Holstein, une race particulièrement productive en lait, et dont la mamelle est adaptée à la traite mécanique.

En France, il n’y a aucune ferme laitière de 1000 vaches. Michel Ramery, un industriel du bâtiment (classé 387e fortune française), a tenté cette aventure, mais a du finalement y renoncer. En 2011, il a voulu créer une mégaferme laitière de 1000 vaches dans la Somme : l’administration a donné son accord, mais très vite des obstacles ont surgi, à commencer de la part de la Confédération paysanne qui refuse l’industrialisation de l’agriculture. La population locale s’est également dressée contre ce projet, suivie de l’opinion publique, puis Ségolène Royal et le ministre de l’Agriculture de l’époque, Stéphane Le Foll, qui a déclaré : « Ce projet est contraire à l’orientation du gouvernement ». Finalement, Michel Ramery, qui avait réduit son projet à 500 ou 600 vaches laitières, déçu et las de tous ces combats stériles, a fermé son exploitation.

En France, les fermes laitières sont familiales, elles élèvent 80 à 100 vaches, quelques rares exploitations 250 ou 300 laitières. Les coûts de production sont donc élevés.

Le rapport de l’European Milk Board de 2019 donne les chiffres suivants :

  • 52,54 cent/kg en France
  • 47,44 cent/kg en Allemagne
  • 44,54 cent/kg en Hollande
  • 41,44 cent/kg au Danemark

 

La France importe donc de plus en plus de lait, comme le note l’IDELE dans son numéro 537 de février 2023 : « Les importations ont explosé en 2022, +38 % par rapport à 2021 ».

Toutefois, nous restons des exportateurs importants de produis dérivés du lait.

 

Le secteur de la production porcine 

L’Europe est un très gros consommateur de viande porcine. Les deux plus gros producteurs sont l’Allemagne, avec 5,2 MT, et l’Espagne avec 4,6 MT. La France vient en troisième position, loin derrière, avec 2,2 MT seulement.

Selon Pleinchamp :

« La filière porcine est structurellement déficitaire sous l’effet d’un déséquilibre entre l’exportation de produits bruts et l’importation de produits transformés ».

Nous nous approvisionnons tout spécialement en Espagne, qui a développé spectaculairement le domaine du porc ces dernières années, et qui exporte maintenant 60 % de sa production.

Nos éleveurs se sont bien sûr modernisés et spécialisés, mais la moyenne, en Bretagne (région spécialisée dans le porc) est de 3000 têtes/exploitation, contre 5200 au Danemark. En Espagne, 2000 exploitations ont même plus de 8000 cochons, et au Danemark, 4 % des exploitations ont plus de 10000 porcs.

Selon un article de 2012 de Viandes et Produits carnés :

« La filière porcine française est à la peine : elle a un urgent besoin de stratégies concertées faisant appel à des investissements importants au niveau agricole et industriel ».

Selon la coopérative Cooperl :

« Le manque de rentabilité porte en germe des difficultés de renouvellement des éleveurs, avec en filigrane le risque d‘une perte de production à moyen et long terme ».

Certes, dans le secteur porcin, les opérateurs porcins sont de taille beaucoup plus petite que leurs concurrents étrangers : Vion en Hollande, Danish-Crown au Danemark (22 millions de porcs/an), Campofrio en Espagne, etc.

 

Les enjeux de demain

L’agriculture française a fortement besoin de se restructurer et doit pour cela s’organiser elle-même,  car rien n’est à attendre de Bruxelles, sinon des contraintes.

La nouvelle PAC (2023-2027) qui n’a pas moins de dix objectifs divers et variés, et très généraux, est à caractère essentiellement écologique. Bruxelles se soucie avant tout de « renforcer les actions favorables à l’environnement et au climat ». Il n’y a donc rien, au plan stratégique, concernant l’agriculture du pays.

Les difficultés françaises, déjà grandes, vont être amplifiées par l’arrivée de l’Ukraine à qui l’Europe ouvre maintenant grand ses portes. C’est un pays agricole immense dont la surface agricole utilisée est de 41,5 millions d’hectares (contre 26,7 Ha pour la France), avec des terres extrêmement riches (60 % des surfaces sont du tchernoziom). Ce pays a hérité de la période soviétique de structures lui permettant d’être très compétitif, d’autant que la main-d’œuvre y est bon marché.

 

Quelles solutions ?

Pour être compétitifs, il faudrait faire grandir nos exploitations et les transformer en mégafermes pour jouer sur l’abaissement des prix par les volumes, c’est-à-dire chaque fois que des solutions existent, tirer parti des économies d’échelle.

Les Français y sont opposés, et on se heurte, de surcroît, en permanence à Greenpeace qui est très actif. Cette ONG a publié une carte des fermes usines en France, soit autant de combats à mener contre l’« industrialisation » de l’agriculture. Partout, en France comme en Europe, les écologistes veillent au grain. Il faudra donc réhabiliter les produits issus des mégafermes dans l’esprit des Français, car ils se sont laissé convaincre que ces productions nuisent à la santé.

Sur les petites surfaces, et comme l’ont fait nos voisins Hollandais, les exploitants ont la solution de recourir aux serres : tomates, poivrons concombres, fraises, floriculture, etc. C’est de la culture très intensive aux rendements extrêmement élevés, et sans aléas, car tous les paramètres sont contrôlés : par exemple, dans le cas de la tomate, 490 tonnes de tomates par hectare, contre 64 tonnes en plein air, en Italie. Et, à la manière des Hollandais, il faudra que les exploitants s’intègrent dans des structures verticales leur indiquant ce qu’ils doivent produire, et prennent en charge la commercialisation des productions.

Pour l’élevage, pour autant de vaches laitières, de porcs, que de volailles, il y a la solution des fermes-usines.

Pour le lait, la norme est à des mégafermes de 1000 vaches, voire bien plus encore.

Pour les volailles, les élevages intensifs sont la règle, ce qui n’exclut pas que, marginalement, certains fermiers puissent adopter une stratégie de différenciation, comme c’est le cas, par exemple, avec les poulets de Bresse élevés en plein air.

En Espagne, à Sinarcas (près de Valence) a été créée une ferme comprenant sept batteries de 12 étages qui logent 150 000 poules pondeuses, soit un million de poules, les équipements ayant été fournis par Big Deutchman, une firme allemande de Basse-Saxe.

Pour les porcs, les mégafermes sont, là aussi, la solution : en Espagne, il existe un bon nombre de macrogranjas de 2200 truies et 40 000 porcelets.

La Chine, très gros consommateur de viande de porc, en est au gigantisme. Par exemple, à Ezhou, une entreprise privée (Yangseiang) a édifié la plus grande porcherie du monde : un bâtiment de 26 étages pouvant loger 650 000 porcs. La firme Muyuan gère une ferme de 84 000 truies qui produit 2,1 millions de porcelets par an.

Enfin, pour les grandes cultures : blé, orge, avoine, maïs, colza, tournesol nécessitent des exploitations de 250 Ha, et pas moins, car c’est la dimension indispensable pour amortir les gros matériels : tracteurs surpuissants, moissonneuses batteuses, etc.

 

La politique du statu quo

Pour répondre à la révolte des agriculteurs, Gabriel Attal s’est prononcé en faveur de notre souveraineté alimentaire.

Nous n’en sommes pas là, mais des solutions existent pour avoir des prix compétitifs. Le chantier de restructuration de l’agriculture française est colossal. Quels pourraient bien être les acteurs de cette gigantesque révolution ? Il est à craindre que trop peu d’acteurs disposent des moyens financiers voulus. Nos dirigeants, tout comme la FNSEA, paraissent complètement dépassés par l’ampleur des problèmes à résoudre.

Nous allons donc rester là où nous en sommes, plutôt que se lancer dans ce colossal remue-ménage. Cela nécessite simplement que l’on continue à subventionner nos agriculteurs (la PAC, dont la France est le premier bénéficiaire), et que les Français veuillent bien payer plus cher les productions françaises que les produits importés. Ce n’est pas ce qu’ils font, car se posent à eux des problèmes de pouvoir d’achat et de fin de mois. Il faudrait, par conséquent, ériger des barrières douanières pour protéger notre agriculture des importations étrangères : mais l’ Europe l’interdit. C’est la quadrature du cercle ! Alors, que faire ? On ne sait pas ! Pour l’instant, rien ne sera résolu, c’est plus reposant.

On va simplement parer au plus pressé :

  • repousser de dix ans l’interdiction d’emploi du glyphosate,
  • faire une pause dans l’application du Plan Ecophyto,
  • suspendre la mesure de gel de 4 % des surfaces agricoles,
  • reporter à plus tard la signature des accords avec le Mercosur, etc.

 

On demandera aux fonctionnaires de Bruxelles de bien vouloir alléger les procédures pour la taille des haies et le curage des fossés : un pansement sur une jambe de bois !

La proposition de loi NGT : une avancée, mais minime

1983-2014. Les biotechnologies végétales en Europe, de l’enthousiasme au suicide technologique

Pour comprendre le vote récent du Parlement européen sur ce que l’Union européenne nomme les nouvelles techniques génomiques (NGT), il faut remonter à l’invention de la transgénèse végétale en 1983. C’est-à-dire la possibilité de transférer directement un gène (un fragment d’ADN) d’un organisme quelconque, d’où ce gène a été isolé, vers une plante (c’est aujourd’hui possible pour presque toutes les espèces végétales cultivées). Cette dernière portera ainsi un nouveau caractère héréditaire. Par exemple, une résistance à certains insectes ravageurs, ou à des virus, ou encore une tolérance à un herbicide. Le champ des possibles de la sélection de nouvelles lignées de plantes s’est ainsi fortement accru.

En 1990, l’Europe (le Conseil des ministres) a publié une Directive destinée à encadrer l’utilisation hors-laboratoire de telles plantes transgéniques.

Pourquoi pas ? Seulement, cette Directive a de nombreux défauts que des scientifiques se sont évertués à pointer, sans être écoutés. Cette Directive inventa le concept juridique d’organisme génétiquement modifié (OGM). Ainsi, un terme générique, les « modifications génétiques », qui sont fréquentes dans la nature (elles ont permis l’évolution des espèces et ont créé la biodiversité) est utilisé dans un sens restrictif, pour viser réglementairement une technologie (la transgénèse) pour la seule raison qu’elle est nouvelle. De plus, la définition légale d’un OGM au sens européen inclut le concept de non « naturel », alors que le transfert de gènes existe dans la nature (en fait les biotechnologies végétales ont largement copié la nature). Le public est ainsi incité à penser que ces « modifications génétiques » sont uniquement le produit d’une opération humaine entièrement inédite et de plus contre-nature.

Jusqu’au milieu des années 1990, ni la presse ni le public ne se sont intéressés aux OGM. Tout changea lors de la crise de la « vache folle », dont le début coïncida, en 1996, avec l’arrivée des premiers cargos de soja transgénique en provenance des États-Unis. Les OGM furent assimilés à des pratiques productivistes et contre-nature, comme celle qui a conduit à l’épizootie l’encéphalopathie spongiforme bovine. Le lynchage médiatique ne pourra être stoppé… En réalité, il a été favorisé par la sotte Directive de 1990. Avec OGM, pas besoin de détailler les propriétés (favorables) de la plante transgénique : sans en savoir plus, les trois lettres suffisent pour inciter au rejet.

Celui-ci a été alimenté par une puissante coalition d’acteurs qui imposa les termes du débat : OGM = profit pour les seules « multinationales » + manque de recul, donc catastrophes sanitaires et environnementales certaines. Cette galaxie anticapitaliste, jamais à court de mensonges, incluait les organisations de l’écologie politique et altermondialistes, des organisations « paysannes » opposées à l’intégration de l’agriculture dans l’économie de marché, ainsi que des associations de consommateurs qui voyaient une occasion de justifier leur existence.

À l’origine, les partis politiques français de gouvernement affichaient un soutien aux biotechnologies végétales, jugées stratégiques (seuls les écologistes et une partie de l’extrême gauche, ainsi que le Front national y étaient opposés). Peu à peu, par soumission idéologique ou calculs électoralistes (ou les deux…), les responsables politiques firent obstacle au développement des plantes transgéniques. La culture des maïs transgéniques fut interdite par une loi en 2014.

 

L’Europe engluée dans le précautionnisme

Par une législation adaptée, par exemple, les États-Unis ont su récolter les bénéfices des biotechnologies végétales, tout en maîtrisant raisonnablement les risques. Dans une perspective de puissance, la Chine a investi massivement dans ces biotechnologies (avec cependant un frein au niveau des autorisations).

L’Europe s’est, elle, engluée dans les querelles et tractations politiques autour des OGM, mais surtout dans le précautionnisme, c’est-à-dire une interprétation du principe de précaution qui impose de démontrer le risque zéro avant d’utiliser une technologie.

Il faut voir cette dérive comme une composante de l’idéologie postmoderne, celle de la culpabilité universelle de la civilisation occidentale. Et notamment d’avoir utilisé des technologies en polluant, en causant des accidents industriels et sanitaires, et même pour produire des armes de destruction massive. Tout cela est vrai, mais par un retour du balancier déraisonnable et même suicidaire, l’idéologie postmoderne impose ainsi de nouvelles vertus, qu’il conviendra d’afficher encore et toujours, sur tous les sujets, quitte à s’autodétruire.

J’analyse cette idéologie postmoderne dans mon dernier livre, De la déconstruction au wokisme. La science menacée.

 

Une certaine prise de conscience en Europe

L’évènement majeur des dernières années est l’avènement des nouvelles biotechnologies, aussi appelées « édition de gènes » ou NGT.

Cette invention a rapidement suscité un vif intérêt par ses possibilités nouvelles pour la recherche. Elle est relativement simple à mettre en œuvre par rapport à d’autres techniques de mutagénèse (modifications des « lettres » qui compose l’ADN). Sans surprise, les opposants aux OGM ont le même regard sur ces nouvelles biotechnologies, et produisent une argumentation visant à créer des peurs. Au contraire, des États membres de l’Union européenne se sont inquiétés d’une nouvelle débâcle en Europe pour ces biotechnologies, en raison d’une réglementation OGM inadaptée.

En juillet 2023, la Commission européenne a présenté une proposition de loi sur les NGT. La première motivation de la Commission était que les végétaux NTG contribuent aux objectifs de son Pacte Vert et des stratégies « De la ferme à la table » et en faveur de la biodiversité. En fait, la Commission craint que ses objectifs, fortement marqués par l’idéologie, et non par la prise en compte de la réalité, ne puissent être atteints sans le concours des biotechnologies.

Le cadre idéologique de la proposition de la Commission reste cependant postmoderne, c’est-à-dire ancré dans une utopie du « sans tragique » étendue aux risques technologiques (principe de précaution) au détriment de la puissance de l’Europe, et où la notion de progrès s’est diluée.

Il faut cependant noter que, par rapport à des textes antérieurs, le texte de la proposition de loi de la Commission a, dans une certaine mesure, pris conscience de la réalité. Il y est dit que « la pandémie de Covid-19 et la guerre d’agression menée par la Russie contre l’Ukraine ont aggravé la situation de l’agriculture et de la production alimentaire européennes en mettant au jour les dépendances de l’Union à l’égard de l’extérieur en ce qui concerne des intrants critiques pour l’agriculture ».

 

La proposition de loi NGT : une avancée, mais minime

Malgré l’inadaptation de la Directive OGM (reconnue par certains dans la Commission), celle-ci n’est pas modifiée. Les insertions d’ADN étranger (souvent les plus utiles) qui peuvent aussi être réalisées par la technologie NGT, resteront soumises à cette Directive.

Pour les autres produits des NGT, c’est-à-dire des modifications plus ponctuelles des lettres de l’ADN (mutagénèse), deux catégories seront créées en fonction de l’étendue de la mutagénèse, qui allègent soit fortement, soit plus modérément, les obligations imposées par la réglementation.

La catégorie NGT-1 concerne les lignées de plantes considérées comme équivalentes à celles qui auraient pu être obtenues (en théorie) par sélection de plantes par des méthodes dites conventionnelles, en statuant (sans aucune base scientifique) que le nombre de lettres modifiées ne doit pas dépasser 20 (pourquoi 20 et pas 21 ?). Sinon, le produit est classé dans la catégorie NGT-2, donc impossible à commercialiser en Europe en raison du coût exorbitant de l’évaluation des risques imposée par la Directive OGM, même partiellement alléguée.

Sont en revanche exclues d’office de la catégorie 1, selon les amendements du Parlement, les plantes tolérantes à un herbicide, par pure idéologie antipesticide, sans distinction au cas par cas (par exemple si la variété biotechnologique permet d’utiliser un herbicide plus respectueux de l’environnement que ce qui est pratiqué conventionnellement).

Est en revanche inclus dans la catégorie 1, l’insertion d’ADN (y compris de plus de 20 lettres) si cet ADN provient d’un organisme qui aurait pu servir dans des croisements opérés par les sélectionneurs. Un choix, là aussi sans base scientifique, qui procède de l’idée fausse que si le produit aurait pu être obtenu (en théorie) par des méthodes conventionnelles – comprendre naturelles pour la Commission – alors ce produit ne nécessite pas d’évaluation des risques.

Le texte amendé du Parlement introduit à de nombreuses reprises « Conformément au principe de précaution », ce qui laisse augurer des contentieux devant les cours de justice, qui pourraient prendre argument que l’autorisation d’une lignée NGT n’est pas conforme à ce principe.

 

L’Europe ne rattrapera pas son décrochage

390 produits issus des biotechnologies végétales (dans le jargon scientifique, on parle d’évènements de transformation) ont été autorisés dans le monde depuis 1995. Dont seulement deux dans l’Union européenne (dont un qui n’est plus commercialisé, et l’autre uniquement cultivé en Espagne, un maïs résistant à certains insectes ravageurs).

Si l’on examine les brevets (comme reflet de la vitalité inventive dans un domaine, en l’occurrence biotechnologique), l’Europe a largement décroché par rapport aux États-Unis et à la Chine (le lecteur est invité à voir la figure 1 de notre publication dans un journal scientifique, qui concerne les brevets basés sur la technologie NGT la plus utilisée). On peut parler d’un contexte idéologique en Europe en défaveur des brevets, et donc de l’innovation, au moins en ce qui concerne les biotechnologies. Les amendements introduits par le Parlement dans le projet de loi NBT en « rajoute même une couche » dans l’obsession anti-brevet, alors que la législation sur les brevets biotechnologiques est équilibrée en Europe, et ne menace aucunement les agriculteurs (en Europe, les variétés de plantes ne sont pas brevetables, seules les inventions biotechnologiques en amont le sont ; l’agriculteur peut ressemer des graines, même de variétés issues des biotechnologies…).

Comme seule une toute petite partie des inventions potentiellement produites par les NGT pourra trouver grâce aux yeux de la législation européenne, il est illusoire de penser que la situation des biotechnologies s’améliorera significativement dans l’Union. De plus, le 7 février 2024, le projet de loi n’a obtenu qu’une courte majorité des eurodéputés (307 voix pour, 236 contre), ce qui laisse augurer d’autres batailles de tranchées visant à bloquer les biotechnologies végétales.

*L’auteur de ces lignes n’a pas de revenus liés à la commercialisation de produits biotechnologiques. Ses propos ne refètent pas une position officielle de ses employeurs.

Crise agricole : la France victime de son zèle écologique

Les Gilets verts ont bloqué le pays avec leurs tracteurs en demandant notamment que l’on n’importe pas ce que l’on interdit en France. Leurs revendications ont également porté sur l’accès à l’eau et sur la rigueur des normes environnementales françaises, qui seraient plus exigeantes que celles de leurs concurrents.

C’est la hausse du prix du gazole agricole qui a mis le feu aux poudres, en reproduisant les mêmes effets que la taxe carbone sur tous les carburants, qui avait initié le mouvement des Gilets jaunes cinq ans plus tôt.

Cette colère paysanne qui embrase l’Europe n’est pas une spécificité nationale, elle est révélatrice d’un mal bien français, lequel a exacerbé des tensions déjà existantes, tout en illustrant la difficulté de conjuguer les aspirations écologistes aux réalités économiques.

 

La stratégie du gouvernement pour maîtriser la grogne agricole : maîtriser l’incendie

Alors que Bruxelles vient de proposer un assouplissement sur les jachères et un système de frein d’urgence aux importations d’Ukraine, le gouvernement a entendu la colère des agriculteurs et réagi rapidement.

Par-delà le soutien financier de 400 millions d’euros promis par Gabriel Attal, dont un décret immédiat sur le prix du gazole agricole, et un autre portant sur l’indemnisation d’éleveurs concernés par la maladie hémorragique épizootique, la mise en pause du plan Écophyto 2030, qui était notamment destiné à transcrire les objectifs contraignants du programme européen « Farm to Fork », a participé à rassurer, du moins provisoirement, de nombreux agriculteurs, qui ont aussitôt levé les barrages. 

La colère des agriculteurs avait éclaté en Allemagne en décembre 2023 en raison de la suppression d’avantages fiscaux sur le gazole qui permettaient au gouvernement de récupérer un petit milliard sur les 60 milliards d’euros de trou, résultant de la décision de la Cour constitutionnelle fédérale sur l’inconstitutionnalité de l’affectation de la dette contractée lors de la crise du covid, et non utilisée.

Comme en France, cette mesure de trop a révélé le mal-être des agriculteurs et leur exaspération liée à l’accumulation de réglementations trop contraignantes. Mais outre-Rhin, comme en Suisse ou en Italie, la mobilisation ne faiblit pas.

En France, le recul du gouvernement sur les pesticides a provoqué la colère de nombreux défenseurs de l’environnement.

 

L’excédent agricole français à la loupe

Une étude Insee de 2019 a montré qu’au cours de ces 40 dernières années, le nombre d’agriculteurs français a été divisé par quatre.

Selon les chiffres Insee du commerce extérieur de 1949 à 2022, c’est pourtant sur cette période que la France a commencé à dégager progressivement un solde exportateur de son agriculture et industrie agroalimentaire, avec son premier excédent commercial respectivement de 0,3 milliard d’euros et 0,8 milliard d’euros en 1980. Après une montée en puissance progressive, ce solde exportateur net a peu varié depuis 2000, où il était de 9,4 milliards d’euros  jusqu’aux 10,6 milliards de 2022. Les importations ont cependant plus que doublé, sur cette même période, parallèlement aux exportations.

C’est ainsi que l’agriculture française a battu son record d’exportations en 2022 avec 85,3 milliards d’euros, en même temps que celui des importations, qui était de 74,7 milliards.  

Ces records de 2022 doivent être compris à la lumière de deux paramètres majeurs.

Premièrement, la flambée des cours liée à la crise ukrainienne a gonflé les chiffres en faussant la perception des volumes exportés. De nombreuses filières ont ainsi vu leur solde exportateur progresser malgré une baisse du volume exporté, notamment la filière « viande et abats comestibles » dont les exportations ont progressé de 12 % en valeur malgré un recul de 6 % de leur volume, ainsi que le détaille l’établissement national FranceAgrimer.

Deuxièmement, son analyse montre que sans les vins et spiritueux, dont le solde est exportateur de 14,9 milliards, la rubrique produits transformés serait déficitaire de 9,4 milliards.

La France maintient ainsi son sixième rang mondial d’exportateur de produits agricoles et agroalimentaires malgré un solde déficitaire de la plupart des secteurs qui nourrissent les Français et représentent l’agriculture dans l’inconscient collectif, avec :

  • – 7 milliards pour les fruits et légumes,
  • – 5,5 milliards pour la pêche et l’aquaculture,
  • – 3 milliards pour la viande,
  • – 1 milliard pour les oléagineux.

 

Outre les vins et spiritueux, ce sont les céréales et les produits laitiers qui portent l’essentiel du solde exportateur.

 

Les effets néfastes de l’exemplarité

« N’importons pas ce que l’on interdit en France ».

Ce slogan, placardé sur un tracteur d’agriculteur en colère, illustre le manque de recul qui consiste à condamner sans concession toute empreinte de l’activité humaine sur notre environnement sans prendre en compte les conséquences que cet intégrisme implique sur l’économie du pays, ainsi d’ailleurs que sur ce qu’on aura, in fine, dans l’assiette. Car en pénalisant nos agriculteurs qui respectent des normes strictes, on favorise l’importation de produits qui ne les respectent pas. Le bilan de cette volonté de donner un exemple irréprochable au sein de notre microcosme devient contreproductif au niveau de la planète.

La colère qui avait fait descendre les Gilets jaunes dans la rue en novembre 2018 avait été déclenchée par la même raison que celle de nos Gilets verts : la hausse du prix de leur carburant.  

Car l’ambition de sa taxe carbone l’écartait de plusieurs principes clairement établis par la plupart des économistes, notamment la nécessité de la redistribution de ses recettes. Et surtout, cette taxe faisait l’impasse d’une taxe aux frontières concernant toute importation qui y aurait échappé dans son pays d’origine. L’Organisation mondiale du commerce ouvre pourtant la porte à l’instauration d’une telle taxe en raison de son motif environnemental. 

Sans cette taxe aux frontières, la taxation du carbone a logiquement incité la délocalisation d’industries vers des pays qui ne l’imposent pas, et dont les conditions de production sont plus polluantes que les nôtres. Ce qui entraîne des effets doublement négatifs, à la fois pour le climat et pour l’économie du pays, en dégradant sa balance commerciale.

Depuis que la tribune L’Europe et le carbone exposait sa nécessité en 2019, cette taxe carbone aux frontières vient enfin d’entrer timidement en vigueur dans une phase transitoire au 1er octobre 2023. Dans son annonce, le gouvernement constate que « la mise en œuvre de mesures climatiques contraignantes, visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES), dans une seule région du monde (ex : le marché carbone dans l’Union européenne) entraîne une augmentation des émissions de GES dans le reste du monde ».

On ne saurait que se réjouir de cette prise de conscience, quelque tardive qu’elle soit. Il convient de ne pas reproduire la même erreur avec l’agriculture. 

 

Le mal-être agricole français

Mais nos agriculteurs ont été victimes d’un mal bien français, qui consiste non seulement à vouloir laver plus blanc que blanc dans son microcosme sans se soucier des effets pervers d’un tel intégrisme à plus large échelle, mais aussi à dénigrer le plus ce qui fonctionne le mieux. Un mal qui se complait, dans sa version conspirationniste, à voir la main des lobbies aussi bien quand l’autorisation d’un principe actif est prolongée, que lorsque les données de la pharmacovigilance amènent à en restreindre l’usage. 

Le dénigrement des pratiques d’aujourd’hui est récemment monté en puissance dans les médias, sur fond de néonicotinoïdes, glyphosate et autres mégabassines, qui ont exposé les agriculteurs à la vindicte populaire, aux menaces, violences et dégradations de leur outil de travail. 

Assurément, la profession a souffert de l’image ainsi véhiculée, alors que la réglementation française transpose les Directives européennes avec un zèle propre à favoriser l’essor des produits importés. L’arrêt de cette surtransposition française, qui fausse la concurrence, est aujourd’hui au cœur des revendications des agriculteurs.

En septembre 2023, le Parlement européen rappelait en effet que la directive 2009/128/CE avait imposé aux États membres d’adopter des plans d’action nationaux visant à fixer des objectifs quantitatifs, en vue de réduire les risques et les effets de l’utilisation des pesticides sur la santé humaine et l’environnement. Sa communication évoque un rapport qui révèle que plus des deux tiers des États membres n’avaient pas procédé au réexamen demandé de leur plan d’action et que seuls huit États membres, dont la France, l’avaient mené à bien dans les délais impartis. 

Seuls trois États membres, dont la France, ayant clairement défini des objectifs de haut niveau fondés sur les résultats, ainsi qu’il leur était demandé. 

 

Réglementation des substances préoccupantes dans l’UE : la sévérité française, une exception

Ce rapport de 2020 précise que « La France est le seul État membre dont le plan d’action national prévoit une surveillance de l’utilisation des substances actives particulièrement préoccupantes ».

Conformément à ce plan d’action national (PAN), présenté en avril 2018, ce suivi des « substances les plus préoccupantes », c’est-à-dire cancérogènes, mutagènes ou toxiques pour la reproduction, avérés (CMR1A) ou supposés (CMR1B), fait état de leur réduction drastique, passée de 5426 tonnes en 2018 à 781 tonnes en 2021. Le statut des quelques 2000 insecticides, herbicides ou fongicides concernés par leur classement de 2017 permet de suivre également les retraits en masse des autorisations de mise sur le marché (AMM) des CMR2, c’est-à-dire tous ceux dont le risque n’est que suspecté. Ces retraits ont continué à se succéder jusqu’en août 2023, dans l’édition d’octobre 2023.

Dans son plan d’action, la France demandait à la Commission européenne de « mettre fin dans les meilleurs délais à l’approbation des substances soumises à exclusion au titre du règlement européen : substances cancérogènes de catégorie 1, mutagènes de catégorie 1 ou toxiques pour la reproduction de catégorie 1 ». 

Quant à l’usage du glyphosate qui a défrayé la chronique, malgré les conclusions favorables de la plupart des agences de santé, et dont le destin était scellé en France dans son plan de sortie anticipée du plan Ecophyto II+, son autorisation vient d’être prolongée par l’Europe jusqu’en 2033.

De même, la filière du sucre, confrontée à la jaunisse de la betterave qui l’a durement impactée en 2020, ne peut recourir aux néonicotinoïdes, contrairement à tous ses concurrents, même européens qui bénéficient de dérogations, l’usage de l’acetamipride étant approuvé en Europe jusqu’en 2033, mais interdit en France malgré les efforts des parlementaires. Le Conseil d’État a d’ailleurs considéré en juillet 2022 que si certaines dérogations à la règle demeurent possibles, « le fait que d’autres États membres de l’UE n’aient pas adopté de législation comparable ne justifie pas de remettre en cause l’interdiction française. »

Rappelons que la France avait été pionnière dans l’interdiction des néoticotinoïdes sur son sol, par la loi du 8 août 2016, malgré les modifications et dérogations qui l’ont suivie. 

Depuis 2015, c’est l’Anses qui est chargée de délivrer, retirer ou modifier les AMM et permis des produits phytopharmaceutiques et des matières fertilisantes. Elle tient à jour les autorisations de mise sur le marché en France sur sa page E-phy.

L’utilisation de produits à base de phosmet en pulvérisation des cerises fraiches a été interdite par l’Union européenne le 1er février 2022 et son retrait en France acté par l’Anses, quatre mois plus tard. L’Anses procède également au retrait d’AMM sur saisine ministérielle relative à l’avis de l’Anses ou de l’EFSA.

Le phosmet reste autorisé dans d’autres pays comme le Canada, le Chili ou les États-Unis, et leur importation est parfaitement légale. Ce qui participe à la détresse de la filière, déjà affectée par la météo en 2023.

 

Le Mercosur : quel impact sur l’agriculture française ?

On comprend la crainte des agriculteurs envers les accords du Mercosur qui accélèreraient les importations déjà croissantes des pays de l’Amérique du Sud.

Le rapport de la Commission présidée par M. Stefan Ambec et remis au Premier ministre en avril 2020 indiquait qu’en matière de pesticides, sur un total de 190 principes actifs enregistrés et en voie de l’être au Brésil, 52, soit 27 %, ne sont pas autorisés dans l’Union.

Dans une proposition de résolution européenne, des sénateurs précisaient en 2016 :

« L’importation de denrées traitées par des substances actives interdites dans l’Union européenne est expressément permise par le système de tolérances à l’importation dont les instances communautaires peuvent faire bénéficier les pays tiers ».

Par delà les cas de fraudes avérés depuis, on comprend que les lenteurs administratives ne sont pas en mesure de permettre à l’agriculture française de bénéficier de règles équitables, pourtant indispensables dans le cadre d’une libre concurrence. La mise en place de chaque « mesure miroir » destinée à ne pas importer ce qu’on interdit de produire en Europe étant extrêmement complexe et toujours controversée.

À ces difficultés il convient d’ajouter la concurrence d’une main-d’œuvre à moindre coût, même au sein de l’Union, qui amène notamment les grossistes à acheter leurs pommes en Pologne alors que des récoltes cherchent preneurs en France.

 

Pourquoi les agriculteurs français redoutent l’entrée de l’Ukraine dans l’Union

L’Ukraine, dont le bleu du drapeau symbolise le ciel, et le jaune, le blé, est souvent nommée le grenier à blé de l’Europe pour ses terres noires, ou chernozem, considérées les plus riches du monde, et pour son climat propice à leur exploitation.

Selon le ministère de l’Agriculture, les terres arables ukrainiennes représentent quasiment le double de la surface de celles de la France. Les exportations de produits agroalimentaires de l’Ukraine vers la France s’élevaient à 322 millions d’euros en 2017 et ses importations depuis l’Hexagone à moins de la moitié, avec 145 millions d’euros. Selon cette même source, le pays développerait des réformes « pour rapprocher ses normes des règles et standards européens ». Ce qui signifie bien, en creux, qu’il ne les respecte pas. On peut craindre que son entrée dans l’Union européenne soit de nature à l’inciter à orienter ses exportations vers un marché potentiellement plus lucratif et mieux subventionné, en rebattant les cartes de la politique agricole commune. 

Selon le JDN, journal du net spécialisé dans les informations économiques, le revenu mensuel brut par habitant serait en 2022 de 356 dollars en Ukraine contre 2777 dollars pour la moyenne européenne. Le coût de la main-d’œuvre représente un paramètre significatif de la compétitivité des nombreuses filières agricoles amenées à devoir embaucher des salariés. Les conditions de cette embauche en France peuvent difficilement rivaliser.

 

Les déboires de la filière bio

Une large part des revenus agricoles provient des subventions qui irriguent massivement l’agriculture française, grâce à la politique agricole commune au sein de l’UE (PAC). Les aides couplées sont proportionnelles à la surface cultivée ou à la taille du cheptel pour l’élevage. Elles peuvent aller de 44 euros/ha pour la production de semences graminées à 1588 euros/ha pour le maraîchage, si la surface est inférieure à trois hectares. Elles peuvent être augmentées d’une indemnité compensatoire liée aux difficultés de la topographie. 

Les aides découplées apportent notamment un soutien aux petites et moyennes exploitations, et un écorégime versé aux agriculteurs qui s’engagent à observer des pratiques favorables à l’environnement. Dans ce cadre, l’agriculture biologique bénéficie d’un montant supplémentaire de l’ordre de 110 euros/ha. Enfin, la PAC propose une aide spécifique à la conversion en agriculture biologique destinée à compenser le manque à gagner d’un moindre rendement sans possibilité d’augmenter les prix dans la période qui précède la certification.

En 2020, la Commission européenne avait présenté son plan d’action pour le développement de l’agriculture biologique. Son objectif général était de stimuler la production et la consommation de produits biologiques en portant à 25 % la surface agricole consacrée à l’agriculture biologique d’ici à 2030, contre 10 % en France en 2021.

L’observatoire national France Agrimer a publié en mai 2023 une étude sur l’évolution des achats de produits issus de l’agriculture biologique. Cette étude fait état d’une dynamique de conversion des exploitations en bio avec + 12 % en un an, parvenant ainsi à plus de 2,2 millions d’hectares en 2021. Elle note que, par-delà les disparités relatives aux produits concernés, parmi les acheteurs « un profil de ménage « surconsommateur » bien précis se dessine. Il s’agit d’un public aux revenus aisés, senior et habitant majoritairement en région parisienne et dans une moindre mesure dans le Sud de la France ». 

Après que l’attrait pour la certification bio (AB) a permis à la filière des progressions annuelles à deux chiffres, l’année 2020 a marqué le début d’un recul des achats au bénéfice des circuits courts, que l’étude explique par l’objectif de réduire l’impact environnemental par moins de gaspillages, moins d’emballages, et moins de produits importés. L’intérêt pour l’« origine France » semblant se renforcer avec le temps, tandis que celui pour le bio faiblit. L’étude suggère également que le contexte inflationniste actuel incite le consommateur à des stratégies de descente de gamme pour limiter la hausse des prix.

Si ces deux marchés de niche diversifient l’offre des produits agricoles en diminuant leur exposition aux pesticides, il reste légitime de s’interroger sur la réalité de leur plus-value, en raison des effets induits par leur moindre rendement, mais aussi des alertes sur la nocivité du cuivre.

Les déboires de la filière bio confirment que l’effort doit désormais porter sur la création des conditions de fonctionnement d’un marché susceptible de garantir aux agriculteurs une rémunération à la hauteur de la qualité de leur travail.

 

Un retour aux rendements agricoles de l’après-guerre serait incompatible avec le contexte géopolitique actuel

Le 19 octobre 2021, le Parlement européen passait un nouveau cap en votant le plan « Farm to fork » ou « De la ferme à la fourchette ». Celui-ci prévoit notamment d’ici 2030 : 50 % de réduction de l’utilisation de pesticides chimiques, 20 % de réduction des fertilisants et confirme l’objectif de 25 % de la superficie cultivée en agriculture biologique. 

En moins de deux siècles, le rendement moyen du blé est passé en France de 8-10 q/ha (quintal par hectare) en 1815, à 70 q/ha en 1995. L’essentiel de cette amélioration date de moins d’un siècle, depuis 14-15 q/ha en 1945. Elle a été permise par la génétique, le perfectionnement des méthodes agricoles et l’emploi cohérent de fertilisants et produits phytosanitaires. 

Le 24 janvier 2024, la Commission environnement du Parlement européen a voté une proposition visant à ouvrir la porte aux nouvelles techniques de génomique (NGT).

Le 31 janvier, les scientifiques de l’Université de Cambridge identifiaient deux facteurs génétiques cruciaux nécessaires à la « production d’organes racinaires spécialisés capables d’héberger des bactéries fixatrices d’azote dans les légumineuses telles que les pois et les haricots. »

Cette découverte ouvre la voie à une réduction drastique de la dépendance agricole aux engrais azotés industriels.

On connait malheureusement l’opposition frontale de nombreux écologistes à toute manipulation génétique, même celle permettant aux plants d’affronter la sécheresse

Depuis l’emploi débridé du DDT de l’agriculture de nos anciens, chaque progrès technologique a fait l’objet de précautions sanitaires considérables. Mais dans sa recherche du risque zéro, le principe de précaution devrait s’interdire lui-même, tant il est dangereux de ne plus oser avancer, sachant qu’un retour aux rendements agricoles de l’après-guerre serait suicidaire dans le contexte géopolitique actuel. La guerre en Ukraine a rappelé aux pays européens l’importance de la souveraineté alimentaire, et explique le soutien populaire au slogan des agriculteurs en colère : « Notre fin sera votre faim ».

Les progrès technologiques répondront un à un à l’expression de leurs besoins par la société. Mais au risque d’être contre-productif, chaque objectif environnemental devra être conditionné à l’élaboration préalable d’une alternative.

Les éléments du progrès : les OGM

Les aliments génétiquement modifiés, également connus sous le nom d’organismes génétiquement modifiés (OGM), existent depuis l’aube de l’agriculture. Depuis près de 30 000 ans, l’Homme a modifié génétiquement les plantes et les animaux, d’abord par inadvertance, puis par le biais d’une méthode de sélection primitive.

Presque tous les produits alimentaires et animaux que nous considérons comme naturels et historiquement inchangés seraient méconnaissables dans leurs formes préhistoriques originelles.

Soyons clairs : la consommation d’aliments génétiquement modifiés est sûre, saine et nutritive. Des centaines de millions de personnes achètent et consomment quotidiennement des denrées alimentaires génétiquement modifiées, pour leur plus grand bien et celui de leur famille.

Alors que les cultures et les aliments dérivés d’OGM ont été testés de manière extensive et avec succès depuis des décennies, le mouvement anti-OGM s’oppose toujours à la recherche, à la production et à la consommation de cultures alimentaires génétiquement modifiées.

Cette dissidence, qui ne peut être soutenue sur le plan académique, a historiquement retardé, et continuera de retarder, le bien-être et le développement des êtres humains. Cela est particulièrement vrai pour les populations les plus pauvres du monde.

Dans les pays et régions en développement, où plusieurs millions de personnes vivent principalement de riz ordinaire, une carence en vitamine A peut entraîner une infirmité invalidante ou la mort.

Entre 250 000 et 500 000 enfants par an sont atteints de cécité suite à une carence en vitamine A, selon les chiffres de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Au moins la moitié de ces enfants meurent dans les 12 mois suite à cette carence.

Le manque de vitamine A dans l’alimentation est un problème exclusivement réservé aux pays pauvres. Il s’agit d’un problème technique pour lequel il existe une solution facilement réalisable.

La solution en question a d’abord été proposée par Peter Beyer, professeur de biologie cellulaire à l’université de Fribourg en Allemagne, et Ingo Potrykus de l’Institut des sciences végétales en Suisse. Beyer et son équipe ont utilisé le génie génétique pour insérer les gènes producteurs de bêta-carotène dans l’ADN du riz normal. Le résultat a été un riz modifié de manière à produire du bêta-carotène in situ dans la plante – que l’on a appelé riz doré. La couleur du riz est un indicateur évident de la vitamine A qu’il contient.

Dans de nombreuses régions de Chine, d’Inde et du Bangladesh, une portion quotidienne de riz doré pourrait prévenir des millions de cas de cécité, sauver un nombre égal de vies et améliorer les perspectives économiques et le bien-être général d’innombrables familles dans les décennies à venir.

De nombreuses ONG et des environnementalistes extrémistes, comme Greenpeace, continuent d’interdire, de retarder et de restreindre la capacité de l’homme à déployer le génie génétique dans l’agriculture moderne.

Une minorité de personnes riches des pays développés pourrait bien profiter d’un mode de vie biologique strictement exempt d’OGM sans conséquences néfastes.

Mais imposer un tel mode de vie aux pauvres du monde est injuste, contraire à l’éthique, improductif et inutile. Les améliorations des technologies agricoles ont sauvé des centaines de millions de vies et en sauveront sans aucun doute des centaines de millions d’autres à l’avenir.

La peur irrationnelle et la répulsion que suscitent les cultures génétiquement modifiées ont des racines profondes dans l’évolution humaine. Plus de cent mille ans d’essais et d’erreurs ont permis à notre espèce de déterminer laborieusement quelles plantes et quels animaux étaient comestibles et nutritifs, et lesquels étaient dangereux ou pauvres en nutriments. Ces informations ont été recueillies et transmises oralement de parent à enfant, de famille à famille et de commerçant à commerçant.

Si de nombreux facteurs ont contribué au retard pris dans la recherche, la production et la distribution des principales cultures génétiquement modifiées, la cause première est trop souvent une peur irrationnelle des dangers et risques inconnus des produits génétiquement modifiés.

Une étude récente, intitulée « Les opposants extrêmes aux aliments génétiquement modifiés sont ceux qui en savent le moins mais pensent en savoir le plus », dresse un état des lieux parfait :

« Les aliments génétiquement modifiés (GM) sont jugés par la majorité des scientifiques comme étant aussi sûrs pour la consommation humaine que les aliments cultivés de manière conventionnelle, et ont le potentiel de fournir des avantages substantiels à l’humanité, tels qu’un contenu nutritionnel accru, un rendement à l’hectare plus élevé, une meilleure durée de conservation et une résistance aux maladies des cultures – même si leur utilisation suscite une opposition publique importante dans le monde entier.

Aux États-Unis, un sondage du Pew Research Center a révélé que 88 % des scientifiques pensaient que les aliments génétiquement modifiés étaient sans danger pour la santé, alors que seulement 37 % des profanes le pensaient, ce qui représente l’écart le plus important pour toutes les catégories testées. »

Chaque mois de retard dans le développement de cultures à haut rendement, plus nutritives, plus résistantes aux conditions extrêmes et nécessitant moins d’engrais et de pesticides est un mois de plus que les générations futures considéreront avec honte.

Au cours des 25 prochaines années, le développement et le succès du génie génétique dans la production agricole joueront un rôle clé dans l’amélioration de l’épanouissement humain. Cela permettra de sauver et d’enrichir la vie de millions de personnes.

Mais cela ne sera possible que si les gens soutiennent la recherche, le développement et l’utilisation des technologies génétiques de manière rationnelle.

Sur le web

6 (courtes) questions sur les déterminants économiques de la crise agricole

Xavier Hollandts est professeur associé à la KEDGE Business School. Docteur et HDR en sciences de gestion, il enseigne l’entrepreneuriat et la stratégie. Spécialiste des questions agricoles, il intervient régulièrement sur ces sujets dans les médias. Ses travaux académiques ont notamment été publiés dans Corporate Governance, Journal of Institutional Economics, Managerial and Decision Economics, ou la Revue Économique.

 

Crise des agriculteurs : le rôle de la PAC

Loup Viallet, rédacteur en chef de Contrepoints – Le mouvement de colère des agriculteurs n’est pas propre à notre pays. Il s’exprime aussi aux Pays-Bas, en Belgique, en Roumanie, en Italie, en Allemagne.. quel rôle a eu la politique agricole européenne dans le déclenchement de ces crises ? 

Xavier Hollandts La politique agricole européenne a toujours été la colonne vertébrale des politiques agricoles nationales et de leur déclinaison dans les territoires. Elle constitue même, historiquement, la première vraie politique commune à l’échelle européenne. Il ne faut pas oublier que la politique agricole, lorsqu’elle s’appuyait sur les quotas, était un puissant outil de régulation. Outil qui servait à piloter les volumes et qui jouait aussi un rôle d’amortisseur en cas de crise agricole. Les quotas ayant disparu progressivement dans les années 2010, on assiste depuis lors à une dérégulation des prix et des marchés. La politique agricole s’appuie désormais sur quelques leviers, essentiellement incitatifs, et le rôle d’amortisseur n’est plus du tout assuré par la politique agricole. Alors qu’elle était vue d’un bon œil par une majorité des paysans, la politique agricole est désormais vue comme un ensemble de contraintes et un corset règlementaire. 

 

Impact des traités de libre-échange sur le secteur agricole, sur le pouvoir d’achat et l’assiette des Français

Le libre-échange a-t-il tué l’agriculture française ? Quelles répercussions ont eu le CETA et le récent traité signé entre l’UE et la Nouvelle-Zélande sur la filière agricole française ? Sur le pouvoir d’achat et la santé des Français ?

On ne peut pas dire ça ou présenter les choses comme cela. Le libre-échange, c’est aussi la libre circulation des biens et services et, indirectement, des hommes et des femmes. Il est certain et bien documenté que les accords commerciaux et de libre-échange ont des répercussions sur plusieurs pans de notre agriculture, et que cela affecte surtout les exploitations agricoles familiales. Mais il faut aussi reconnaître que ces accords vont plutôt dans le sens, ou servent les intérêts de nos géants de l’agroalimentaire notamment. Car ils ouvrent des marchés et permettent à ces grandes entreprises de mieux en pénétrer d’autres. 

Nous allons assister à une amplification d’un mouvement déjà bien entamé : à savoir la combinaison d’une dérégulation, d’un abaissement des barrières douanières, couplés à des échanges relativement inégaux, en termes de qualité comme de conditions de production. Paradoxalement, cela va aussi permettre aux Français, dont le pouvoir d’achat stagne en moyenne, d’accéder à des produits agricoles moins chers, mais aussi de moins bonne qualité. 

 

Mercosur : quelles filières y perdraient ?

La ratification du projet d’accord commercial entre l’Union européenne et le Mercosur semble particulièrement fragilisée. Quels secteurs d’activité auraient le plus à perdre et le plus à gagner s’il venait à être signé ?

Si cet accord est signé, on va assister à l’importation, sans doute massive, de produits transformés ou bruts essentiellement dans la filière volaille, sucre et aussi certains types de légumes. Le soja ou le riz sont des produits certes emblématiques, mais qui étaient déjà massivement produits à l’étranger et importés. Si ce traité n’est pas signé je dirais que ce sont certaines commodités (le lait en poudre par exemple) et les services à l’agriculture qui pourront être impactés négativement (insémination, services techniques, agriculture de précision).

 

Clauses miroir : sont-elles réellement applicables ?

Les distorsions de concurrence sont-elles inévitables dans le cadre de traités de libre-échange ? À quel point les clauses de réciprocité sont-elles réellement applicables avec des marchés qui ne sont pas soumis aux mêmes réglementations, si ce n’est à aligner les standards sur le pays le moins exigeant ? 

Dans ce type de négociation, il faut bien se rendre compte que tout est affaire de compromis. L’objectif est donc de trouver un équilibre entre les demandes des différentes parties, notamment du point de vue des normes de production. C’est le fameux sujet des clauses miroirs et de la réciprocité. Il faut tendre vers un échange le plus équitable et équilibré possible… ce qui en matière agricole est loin d’être évident. 

 

Hypothèse 1. Le fantasme de M. Mélenchon

Exercice de pensée 1. Quelles seraient les conséquences d’une interdiction de tous les produits agricoles importés, dont la production a été faite selon des standards différents des nôtres, dans l’assiette et dans le porte-monnaie des Français ?

C’est très simple : nous aurions des rayons à moitié vides, si ce n’est pire, dans les supermarchés et commerces de détail, mais également dans le secteur de la restauration qui est assez friand de produits importés. Nous aurions des produits introuvables car non produits en Europe (fruits exotiques, mais aussi amandes ou arachides, et certaines huiles). Et puis, nous aurions sans doute à payer notre alimentation plus cher.

La mondialisation des échanges semble inéluctable en matière d’agriculture car très peu de pays peuvent prétendre avoir la capacité (1) à nourrir leur population et (2) avoir suffisamment de diversité de production. 

 

Hypothèse 2. Un pays sans paysans

Exercice de pensée 2. L’économie française peut-elle se passer du secteur agricole ? 

Non. D’autant plus que cela fait partie de notre identité et de notre patrimoine matériel et immatériel comme vient de le rappeler le Premier ministre. Dans le fond, aucun Français ne souhaite se passer de l’agriculture, mais pour lui venir en aide, il faudra tôt ou tard faire des choix courageux et également accepter de payer le juste prix à nos paysans.

Vous souhaitez réagir à cet entretien ? Apporter une précision, un témoignage ? Ecrivez-nous sur redaction@contrepoints.org

Le Green Deal européen survivra-t-il aux élections européennes de juin prochain ?

À l’approche des élections européennes qui auront lieu en juin 2024, un phénomène remarquable se propage dans les principaux pays de l’Union européenne : dans un contexte de montée du populisme et du sentiment anti-Union européenne, les électeurs se détournent des partis écologistes.

Les sondages d’opinion indiquent ainsi régulièrement des gains substantiels pour les partis de droite dure dans des pays comme l’Allemagne et l’Italie, coïncidant avec des pertes d’intentions de vote pour les partis centristes.

Mais le plus intéressant est qu’une analyse fine des enquêtes d’opinion révèle qu’une grande partie de cette évolution semble être directement attribuable au mécontentement des électeurs à l’égard des politiques de transition climatique de l’Union.

En 2020, l’Union européenne a dévoilé son ambitieux Green Deal, un plan général visant à transformer l’Europe pour en faire le premier continent neutre sur le plan climatique d’ici à 2050. Or, ce qui devait être une initiative phare pour 2019-2024 s’est transformé en un bourbier de mécontentement politique, tant au sein qu’en dehors de l’Union.

Des éléments clés tels que le Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (Carbon Border Adjustment Mechanism, CBAM), le Sustainable Aviation Fuel (SAF), le règlement sur les produits sans déforestation (Regulation on Deforestation-free products, EUDR), la directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (Corporate Sustainability Due Diligence Directive, CSDDD) et la directive révisée sur les énergies renouvelables (Revised Renewable Energy Directive, RED III) ont été élaborés dans le but d’ouvrir la voie à un avenir durable. Mais leur mise en œuvre a engendré d’importantes difficultés politiques.

 

Le Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières

L’une des principales pommes de discorde est le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (CBAM), conçu pour imposer des droits de douane sur les biens importés dans l’Union européenne en provenance de pays dont les réglementations environnementales sont moins strictes.

Bien qu’il ait été conçu pour uniformiser les règles du jeu, ce mécanisme a entraîné des tensions accrues tant au sein de l’Union qu’avec ses partenaires commerciaux. Ses détracteurs affirment que cette mesure n’est rien d’autre que du protectionnisme déguisé, qu’elle entrave l’accès au marché et qu’elle ne peut que déclencher des mesures de rétorsion de la part de pays tiers.

 

L’aviation durable

En exigeant que 70 % des carburants pour l’aviation dans les aéroports de l’Union soient « verts » d’ici 2050, l’initiative Sustainable Aviation Fuel (SAF), un autre pilier du Green Deal européen, vise à réduire l’impact environnemental du transport aérien.

Sans surprise, elle a toutefois été confrontée à des réactions négatives de la part des compagnies aériennes nationales et des partenaires internationaux qui affirment que les coûts associés à la transition vers le SAF sont exorbitants et menacent leur viabilité financière, et que certaines matières premières durables, telles que les sous-produits de la production d’huile de palme qui ont été testés avec succès ailleurs, ont été exclues pour des raisons politiques.

Au vu des défis économiques posés par les répercussions de la pandémie de Covid-19, force est d’admettre que rendre la vie plus difficile à l’industrie aéronautique ne peut qu’être préjudiciable à l’évolution du secteur.

 

La directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité

La directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (CSDDD) est un texte législatif important qui exigera des entreprises européennes et non européennes qu’elles fassent preuve de vigilance en matière d’environnement et de droits de l’Homme dans l’ensemble de leurs activités, celles de leurs filiales, mais aussi tout le long de leur chaîne de valeur. Elles devront prendre des mesures pour éviter ou atténuer toute incidence potentielle qu’elles auront identifiée, et devront réduire ou mettre fin à toute incidence réelle.

Si les entreprises ne se conforment pas à cette obligation et que des dommages en résultent, elles pourront être tenues pour responsables et encourir des sanctions financières.

Cette directive a également suscité une vive controverse. Ses détracteurs estiment qu’elle impose aux entreprises des exigences aussi étendues que contraignantes. La mise en œuvre d’une vérification complète tout au long des chaînes d’approvisionnement entraînera une augmentation des coûts administratifs et des coûts de mise en conformité, ce qui placera les entreprises européennes dans une position concurrentielle défavorable par rapport aux entreprises opérant dans des régions où ces réglementations sont moins strictes.

Pire, cela fera peser une charge disproportionnée sur les PME qui pourraient ne pas disposer des ressources et de l’infrastructure nécessaires pour se conformer à des exigences étendues en matière de vérification, ce qui entraverait la croissance et la compétitivité des petites entreprises européennes, l’épine dorsale de l’économie en Europe.

Mais la portée extraterritoriale de la directive a également fait l’objet de nombreuses critiques. Ses détracteurs affirment que l’application de cette réglementation européenne aux entreprises opérant en dehors de l’Union européenne pourrait entraîner des incertitudes juridiques et des tensions diplomatiques avec les pays non membres de l’Union.

 

La directive révisée sur les énergies renouvelables

La directive révisée sur les énergies renouvelables (RED III), qui se fixe pour objectif d’arriver à 42,5 % de renouvelables dans la consommation énergétique européenne finale d’ici à 2030 (soit plus d’un doublement des 19 % français actuels), n’a pas non plus été sans susciter de fortes critiques.

L’Indonésie, par exemple, a porté ses griefs devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC), en intentant un procès au sujet de la RED III.

En France, se mettre en conformité avec cette nouvelle règle exigerait un effort considérable et serait marqué par un véritable paradoxe, puisque le parc nucléaire du pays lui permet de maintenir des niveaux d’émissions de CO2 nettement inférieurs à ceux de ses voisins, en particulier l’Allemagne.

 

Le règlement sur les produits sans déforestation

Le règlement sur les produits sans déforestation interdit de mettre sur le marché européen certains produits de base (les bovins, le cacao, le café, le palmier à huile, le caoutchouc, le soja et le bois) s’ils ont été produits sur des terres ayant fait l’objet d’activités de déforestation.

Ce règlement a également été critiqué comme étant une barrière protectionniste contre les agriculteurs des pays en développement. Les producteurs de café (d’Afrique subsaharienne), d’huile de palme (d’Indonésie) et d’autres cultures du monde entier ont protesté contre le règlement. L’Argentine, le Brésil, l’Indonésie et le Nigeria, entre autres, ont signé une lettre ouverte critiquant avec véhémence la Commission européenne, considérant cette réglementation comme un des obstacles à la concurrence loyale et à l’accès au marché européen.

 

Un Green Deal critiqué en dehors mais aussi au sein de l’Union

On l’a vu, au niveau international, le Green Deal européen crée une véritable vague de mécontentement, les pays tiers percevant ces nouvelles règles comme des mesures protectionnistes, voire comme une sorte d’impérialisme ou de néocolonialisme. L’engagement de l’Union européenne en faveur de la durabilité est ainsi éclipsé par des accusations d’hypocrisie et de deux poids deux mesures. Les relations commerciales se tendent et les retombées diplomatiques négatives sont palpables.

En Europe, le Parti populaire européen (PPE), un groupe politique regroupant les principaux partis européens de centre-droit, est devenu un détracteur du Green Deal. La promesse d’un avenir plus propre et plus vert s’est heurtée à la dure réalité de l’augmentation des prix de produits essentiels tels que la nourriture et l’énergie. Les élus du PPE estiment que l’accord met en péril la sécurité énergétique de l’Europe et détourne l’attention de priorités cruciales telles que la résolution du conflit en Ukraine, la réduction de la dépendance aux ressources russes, la lutte contre l’inflation et la gestion de l’immigration.

 

Une critique libérale du Green Deal

En ce qui concerne les motivations et les effets involontaires du Green Deal de l’Union européenne, on l’a vu, les critiques ne manquent pas. Ces préoccupations ne font pourtant qu’effleurer le problème.

Nous aurions également pu mentionner :

  • l’augmentation des coûts réglementaires pouvant nuire à la compétitivité de l’industrie européenne sur la scène mondiale ;
  • l’accent mis sur la réglementation et l’intervention ne pouvant conduire qu’à des distorsions du marché avec des conséquences économiques négatives à long terme ;
  • la très critiquable planification centrale inhérente au Deal, car ce sont les forces du marché et les transactions volontaires qui devraient conduire les efforts environnementaux plutôt que l’intervention de l’État ;
  • les inefficacités bureaucratiques et les effets involontaires associés aux initiatives gouvernementales imposées d’en haut ;
  • la prudence à l’égard de la concentration excessive de pouvoirs entre les mains d’agences et d’organismes supranationaux ;
  • les lobbies européens travaillent dur pour s’assurer que toute nouvelle réglementation entrave leurs concurrents ;
  • le Green Deal européen pourrait relever davantage de la posture politique que d’une solution pragmatique ;
  • la faisabilité de la réalisation des nobles objectifs fixés par le Green Deal.

En effet, selon un nouveau rapport, l’Union européenne ne parviendra probablement pas à atteindre la majorité de ses objectifs écologiques à l’horizon 2030.

Dans ce document, l’agence européenne pour l’environnement indique que l’Union dépassera « très probablement » ses objectifs en matière de consommation d’énergie primaire et d’énergies renouvelables, et qu’elle ne parviendra pas à doubler l’utilisation de matériaux recyclés. La réalité est que, face à la guerre en Ukraine et aux craintes économiques, l’Union européenne réaffecte sub rosa les milliards d’euros prévus pour le Green Deal à la défense, à la gestion de l’immigration et à la diversification de l’approvisionnement énergétique.

Nombreux sont ceux qui reconnaîtront la tension que nous observons ici.

Il est vrai que la protection de la planète au bénéfice des générations futures exige une action collective, que le bien-être humain nécessite certaines mesures environnementales qui transcendent les intérêts nationaux. L’éthique exige d’agir. Il est tout aussi vrai que ce type de réglementation conduira à une ingérence excessive du gouvernement dans l’économie, que les charges économiques imposées aux entreprises et aux consommateurs entraveront la croissance économique et la prospérité et, en fin de compte, étoufferont les libertés individuelles.

Il existe une tension entre la nécessité de protéger l’environnement et celle de préserver les libertés individuelles et la croissance économique. Alors que le mois de juin sera probablement marqué par une conflagration électorale, il est important de ne pas faire la sourde oreille aux avertissements concernant les effets involontaires des réglementations environnementales actuelles et la nécessité d’une approche plus nuancée, axée sur le marché. Cette approche doit inclure une meilleure communication avec nos partenaires commerciaux, plutôt qu’une réglementation unilatérale qui nuit à leurs exportations.

À mesure que le Green Deal européen se met en place chez nous et à l’étranger, il devient évident que la voie vers un avenir durable est semée d’embûches politiques. Équilibrer les objectifs environnementaux avec les réalités économiques et les relations internationales s’avère être un exercice délicat, et trouver un terrain d’entente sera crucial pour laisser un monde meilleur à la prochaine génération.

Allemagne : les agriculteurs sur les routes, le gouvernement en déroute ?

Pour équilibrer son projet de budget, le gouvernement fédéral allemand a proposé en décembre dernier deux mesures affectant les agriculteurs pour un montant total de près d’un milliard d’euros (la suppression d’allègements fiscaux sur le carburant agricole et sur l’impôt sur les tracteurs). C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase dans les milieux agricoles déjà en mal-être.

 

À l’origine de la révolte : la nécessité d’équilibrer le budget 2024

En Allemagne, on ne badine pas avec l’orthodoxie budgétaire.

Saisi par des députés CDU-CSU, le Tribunal constitutionnel fédéral, qui siège à Karlsruhe, a rappelé le gouvernement de la coalition des « feux tricolores » – rouge pour le SPD, jaune pour le FDP et vert évidemment pour les Verts – à l’ordre le 15 novembre 2023 : la modification du budget supplémentaire 2021 – le ré-échelonnement des crédits pour la lutte contre la covid non utilisés et leur affectation à un fonds pour le climat – était anticonstitutionnelle.

Cela a créé un trou de quelque 60 milliards par rapport aux ambitions affichées. Il a fallu revoir les projets, couper dans les dépenses et trouver de nouvelles recettes. Début décembre 2023, le gouvernement fédéral s’est retrouvé avec un déficit de 17 milliards d’euros à combler.

 

Ponctionner l’agriculture

Il a été proposé de supprimer une ristourne sur les taxes perçues sur le gazole agricole ainsi que l’exonération de la taxe sur les véhicules, en vigueur pour les véhicules agricoles et sylvicoles.

Coût pour l’agriculture : près d’un milliard d’euros – 900 millions selon cet article d’Agrarheute. Pour une exploitation moyenne à temps plein, le remboursement de 21,48 centimes d’euro par litre de gazole au cours de la campagne 2020/2021 valait au total 2883 euros. La perte estimée pour une exploitation mixte est de 3000 euros, et près de 3900 euros pour une exploitation en grandes cultures. Ce ne sont que des moyennes. Des chiffres bien plus importants ont été articulés ici.

Des craintes ont également été exprimées – par les Verts du Landtag de Bade-Wurtemberg – pour la viabilité des exploitations des double-actifs avec, par exemple, des effets induits sur la protection des paysages et de la biodiversité.

Il est bien sûr illusoire que les agriculteurs puissent compenser la perte par une augmentation des prix. Et cette ponction se traduit par une perte de compétitivité par rapport aux autres États membres de l’Union européenne.

 

Un premier coup de semonce à la mi-décembre 2023

L’ampleur de l’effort mis à la charge de quelque 256 000 entreprises, et sa disproportion par rapport aux mesures affectant d’autres catégories d’acteurs de la vie économique ont mis le feu aux poudres chez des agriculteurs déjà en proie à des difficultés de tous ordres :

  • matérielles, avec notamment une année météorologique peu favorable sinon désastreuse qui, du reste, n’augure rien de bon pour les récoltes des cultures d’hiver en 2024 ;
  • économiques, avec l’inflation des coûts et des prix bas pour les céréales, et un manque de prévisibilité ;
  • administratives, avec le harcèlement réglementaire et les délires bureaucratiques ;
  • et peut-être même sociales : nombre d’agriculteurs ont le sentiment de ne pas être reconnus pour leur contribution à la société.

 

Des manifestations massives ont eu lieu le lundi 18 décembre 2023, partout en Allemagne. C’étaient par exemple 8000 à 10 000 personnes et plus de 3000 tracteurs à Berlin selon l’Union des Agriculteurs Allemands (DBV – Deutscher Bauernverband), 6600 personnes et 1700 tracteurs selon la police.

 

Solidarité et cohésion gouvernementales ?

C’était l’occasion de mesurer la solidarité et la cohésion gouvernementales : le ministre fédéral de l’Agriculture Cem Özdemir a pris la parole pour exprimer sa solidarité avec… les agriculteurs !

Il se serait opposé aux mesures envisagées. « Je sais que la suppression [des exonérations] vous touche plus durement que d’autres secteurs […] Je m’engagerai de toutes mes forces pour que cela ne puisse pas se passer ainsi ! » Dans le même temps – air connu en France – il affirmait que le monde agricole devait prendre sa part.

Par ailleurs, des dirigeants politiques de plusieurs Länder – Rhénanie-du-Nord-Westphalie, Bavière, Basse-Saxe – se sont clairement exprimés contre la proposition de la coalition gouvernementale.

Ils seront rejoints ultérieurement par les ministres-présidents de la Sarre, du Brandebourg, de la Basse-Saxe et du Schleswig-Holstein, ainsi que du Mecklembourg-Poméranie-Occidentale.

Les oppositions sont donc venues de tous les bords politiques de gouvernement. Même les Verts du Landtag de Bade-Wurtemberg !

 

Un petit pas… trop petit ?

Le président du DBV, Joachim Rukwied, avait prévenu : les manifestations du 18 décembre 2023 seraient un tour de chauffe si les agriculteurs n’obtenaient pas satisfaction.

Le 4 janvier 2024, la coalition annonça une nouvelle proposition, selon un accord conclu entre le chancelier fédéral Olaf Scholz (SPD), le vice-chancelier Robert Habeck (Verts) et le ministre fédéral des Finances Christian Lindner (FDP) : l’exonération de la taxe sur les véhicules serait maintenue, et la ristourne sur la taxe sur le gazole payable en 2024 sur la consommation de 2023 également, mais réduite les années suivantes en trois fractions de 40, 30 et 30 points de pourcentage, respectivement. Les quantités consommées en 2026 ne seraient donc plus subventionnées.

C’est un accord au sommet. Le ministre fédéral de l’Agriculture Cem Özdemir a semblé vouloir sauver la face dans un communiqué de presse :

« … La charge disproportionnée imposée à l’agriculture et à la sylviculture dans le cadre de la nécessaire consolidation budgétaire n’est donc plus d’actualité. »

 

Des manifestations monstres le 8 janvier 2024

La profession agricole n’est évidemment – et à juste titre – pas de cet avis. Insuffisant ! « Au final, cela signifie la mort à petit feu », a aussi déclaré M. Joachim Rukwied. Les professionnels du secteur ont entamé leur semaine d’action le lundi 8 janvier 2024.

Un seul chiffre : il y aurait eu 100 000 tracteurs sur les routes, selon Agrarheute. Les manifestations se sont déroulées dans le calme. Les mots d’ordre des dirigeants et de quelques personnalités influentes ont été entendues.

Mais auparavant, il y avait aussi eu des actions que nous n’aimerions pas voir, ni en Allemagne ni en France. Ainsi, le 4 janvier 2024, des agriculteurs ont tenté d’empêcher un ferry, dans lequel se trouvait le vice-chancelier Robert Habeck, d’accoster à Schlüttsiel, en Schleswig-Holstein.

Parmi les commentaires de M. Cem Özdemir (oui, il y a eu du « en même temps »…) : « La majorité des agriculteurs et agricultrices allemands défendent leurs intérêts par des moyens démocratiques. C’est leur droit. »

Marques de soutien et manifestations communes avec les transporteurs

Comme le rapporte Agrarheute, les manifestations ont été bien accueillies, avec de nombreuses expressions et actions de soutien. Willi l’agriculteur note sur son blog que les gens applaudissaient les manifestants à Cologne et distribuaient du café, et qu’à de nombreux endroits les commerçants locaux approvisionnaient les manifestants.

Selon un sondage de N-TV, toutefois non représentatif, 91 % des répondants approuvaient les revendications des agriculteurs. Mais il ne faut pas se leurrer : sitôt les manifestations terminées, les médias et l’opinion publique passent à autre chose.

Il y a aussi eu des actions en signe de solidarité. Ainsi, près de Minden en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, dix péniches ont bloqué le Mittellandkanal. À Munich, si M. Karl Bär, président des Verts à la commission agricole du Bundestag, a été hué, M. Heinrich Traubinger, de l’artisanat bavarois de la boulangerie, parlant aussi au nom d’autres entités, a été applaudi :

« Si on peut compter sur quelqu’un, c’est bien sur les agriculteurs […] Sans les agriculteurs, il n’y aurait pas de boulangeries ! »

Ce n’est pas vraiment anecdotique, mais symptomatique d’un désenchantement, et aussi d’une solidarité de filière : M. Cem Özdemir devait visiter une brasserie le 10 janvier 2024, événement prévu de longue date. Il a été « désinvité » par le patron de la brasserie :

« Par solidarité envers l’agriculture locale, nous avons donc décidé, après mûre réflexion, de retirer notre invitation à la visite de notre brasserie familiale d’Aalen. […] Ici, dans l’Ostalb en particulier, nous vivons de et avec l’agriculture paysanne : c’est d’elle que nous tirons une grande partie des matières premières de notre brasserie, comme l’orge de brasserie ou le blé de brasserie cultivés dans la région. »

 

Une voix dissonante : Greenpeace

Greenpeace s’est manifesté trois fois, les 18 décembre 2023 et les 4 et 8 janvier 2024, avec des arguments douteux :

« Les inondations dues au changement climatique inondent actuellement les champs et les pâturages dans toute l’Allemagne et l’Union allemande des agriculteurs veut continuer à protester contre la protection du climat – c’est incompréhensible. »

« Compte tenu des milliards de subventions accordées à l’agriculture, la suppression prévue des subventions pour le gazole est tout à fait supportable », écrit-elle aussi. Et la solution serait déjà là : « La technique existe, les premiers tracteurs électriques sont déjà en service. »

 

Le gouvernement en difficulté

D’une manière générale, la coalition gouvernementale allemande est un mariage peu harmonieux, souvent réduit à des compromis boiteux. Ainsi, dans le domaine agricole, les Verts étaient contre le renouvellement de l’autorisation du glyphosate, le FDP pour… et le gouvernement s’est abstenu à Bruxelles. La question des nouvelles techniques génomiques divise également… la stratégie « Bio 2030 » d’un Cem Özdemir qui ne voulait pas les évoquer dans le document, ne passe pas la rampe en réunion interministérielle.

Selon un sondage de début décembre 2023, 68 % des répondants trouvaient que le gouvernement faisait mal son travail, mais ils n’étaient que 35 % à estimer qu’un gouvernement mené par la CDU-CSU ferait mieux. Et ils sont 57 % à estimer que le gouvernement ira jusqu’au bout, en 2025.

D’aucuns se font des idées sur des convergences de lutte. Des actions communes sont ainsi prévues par les agriculteurs, les transporteurs et chauffeurs routiers. Les conducteurs de train viennent de se mettre en grève. Les extrêmes se mettent à rêver…

Les prévisions sont certes difficiles, surtout si elles concernent l’avenir. Mais l’Allemagne est (encore ?) résiliente. Et 66 % des sondés ont trouvé que 2023 avait été une bonne année pour eux, 28 % pensant que 2024 sera meilleur, 58 % pareille, et seulement 13 % moins bonne.

Les agriculteurs, en ce moment sur le devant de la scène, ont fait leur maximum, avec succès, pour que leurs manifestations ne soient pas dévoyées. L’épouvantail de l’extrême droite et de la descente aux enfers a été vigoureusement agité, en partie dans une tentative de jeter le discrédit sur les manifestations (ce qui a été vigoureusement dénoncé par le président du syndicat fédéral de la police). Au gouvernement, un Robert Habeck plaide avec éloquence pour le respect des principes démocratiques.

La question qui fâche est maintenant devant le Bundestag, appelé à adopter le budget pour 2024. C’est aussi une question majeure pour l’échéance électorale du renouvellement du Parlement européen.

L’islamisation de l’Europe : qu’en est-il vraiment ?

À New York comme au Parlement belge, je rencontre de plus en plus d’interlocuteurs qui se disent convaincus que l’islamisation de Bruxelles — et de Londres, ajoutent-ils fréquemment — est désormais inéluctable et n’est plus qu’une question de temps. C’est un pronostic qui paraît audible, mais qui mérite plus que des nuances.

Commençons par relever, sans nous perdre dans les chiffres, que la progression de la population musulmane, à Bruxelles, est aussi massive que fulgurante. Depuis cinquante ans, le nombre de musulmans ne cesse de croître, et vu l’abaissement des frontières européennes, en fait quand ce n’est pas en droit, le mouvement ne semble pas prêt de s’enrayer.

 

Les chiffres

Toutefois, les chiffres ne sont pas aisés à établir. Si l’on veut rester scientifique et factuel, ce n’est pas en constatant la popularité du prénom Mohamed que l’on avancera. C’est là une fallace statistique classique — dénoncée à juste titre par Nassim Nicholas Taleb : la popularité du prénom Mohamed reste très élevée parmi les musulmans, donc à populations égales il y aura plus de Mohamed que de Pierre, Jan et Eric. Ce qui ne « prouve » strictement rien.

La dernière étude fiable sur le sujet date malheureusement de 2015/2016. C’est l’étude du Pr. Jan Hertogen, généralement considérée comme fiable et reprise par le Département d’État américain. Selon cette étude, le pourcentage de musulmans à Bruxelles était en 2015 de 24 %. Des chiffres plus récents sont fournis par le Pew Research Center, mais seulement pour la Belgique dans son ensemble, sans détail par ville. En 2016, 29 % des Bruxellois se revendiquaient musulmans. Si l’on contemple la courbe de progression, on peut estimer que le pourcentage de musulmans à Bruxelles se situe très probablement aujourd’hui en 2023 au début des 30 %.

Les chiffres n’attestent donc en rien une majorité musulmane à Bruxelles — ni sa réalité ni son imminence. Contrairement aux fantasmes d’une certaine droite qui réfléchit aussi mal que la gauche, en Europe, le taux de fécondité des femmes musulmanes s’est effondré, suivant en cela la courbe générale (même s’il reste plus élevé que chez les « natifs » : la faute à qui ?). Le fantasme d’une fécondité musulmane explosive en Europe est un pur mythe. Les préventions légitimes à l’égard de l’islam comme doctrine politique ne doivent pas nous éloigner des catégories élémentaires du raisonnement.

 

L’immigration

Bruxelles n’est pas majoritairement musulmane, et rien ne permet d’affirmer avec certitude qu’elle le deviendra. Car l’immigration n’est pas une donnée invariable, à l’instar de la gravitation universelle. Force est de constater que, dans l’ensemble de l’Europe sauf la Wallonie, nous assistons à l’ascension au pouvoir de partis et personnalités qui tendent vers l’immigration zéro, à tout le moins un moratoire sur l’immigration. Qu’on approuve ou pas cette tendance, c’est un fait.

Car, en dépit des allégations de la gauche, qui présente l’immigration vers l’Europe comme inéluctable, l’immigration n’a strictement rien d’inéluctable. C’est la jurisprudence de la CEDH qui a créé le chaos migratoire actuel, en combinaison avec le Wir Shaffen Das de Angela Merkel.

L’immigration n’est pas une sorte de catastrophe naturelle qui s’abattrait sur l’Europe, inévitablement, à l’instar d’une invasion de sauterelles ou d’un orage d’été. Le chaos migratoire que nous connaissons, en Europe, est un phénomène purement humain, causé par des politiques et des juges.

Or, ce qui a été fait peut être défait. L’afflux de migrants que nous connaissons actuellement peut s’interrompre — après-demain, en neutralisant la CEDH. De ce point de vue, il sera intéressant d’observer ce que fera aux Pays-Bas Geert Wilders, qui a certes mis de l’eau dans son vin, mais qui souhaite mordicus mettre un terme au déferlement migratoire que connaît son joli pays. Sortir de la CEDH est une option — parmi d’autres.

 

La tentation de l’essentialisation

L’implantation massive de populations musulmanes en Europe — 50 millions de personnes en 2030, selon le Pew Research Center — est vécue de façon douloureuse et même dramatique quand dans le même temps une fraction notable de ces populations se radicalise. Par exemple, à la faveur du conflit israélo-palestinien. En France, l’écrasante majorité des actes et agressions antisémites est le fait de musulmans. En Belgique, les préjugés antisémites sont nettement plus répandus parmi les musulmans. Les défilés propalestiniens depuis le 7 octobre sont, trop souvent, le prétexte de slogans antisémites haineux comme nos rues n’en ont plus connu depuis les meetings du NSDAP dans les années trente et quarante du XXe siècle.

Pour autant, il faut se garder de la tentation de cette essentialisation tellement répandue à gauche : l’islam n’est pas une race, ni une fatalité. L’islam est une doctrine politique. On en sort comme on sort du socialisme, de l’écologisme, ou de la religion catholique. Je ne prétends pas que la majorité des musulmans d’Europe reniera l’islam — rien ne permet de le présager — ni que l’islam en Europe se pliera aux normes et valeurs de la civilisation occidentale : là encore, rien ne l’annonce.

Mais considérer que l’islam est une sorte de bloc infrangible, de Sphinx face au temps, qui se maintiendra immuable dans la courbe des siècles, abrogeant tout autre facteur, écrasant toute autre considération, revient à raisonner comme un islamiste, pour qui l’Univers se réduit à l’islam et selon lequel sortir de l’islam est un crime indicible.

Dis autrement, considérer dès à présent que Bruxelles — Paris, Londres — deviendra immanquablement islamique a fortiori islamiste revient à commettre une erreur de fait, et offrir par avance la victoire aux pires extrémistes parmi les musulmans. C’est le type par excellence de cette pensée défaitiste, dont Churchill enseignait dans sa somme magistrale Second World War qu’elle était, dès 1939, plus menaçante que l’ensemble des divisions nazies.

La culture en péril (16) – Philippe Nemo, « Crise de la culture ? »

La question devient de plus en plus fondamentale, face aux assauts de violence vécus ces derniers mois, ces dernières années, dans notre pays et ailleurs. Des conflits géopolitiques aux émeutes des banlieues, les incompréhensions semblent aller croissant. Le sentiment domine que tous ne parlons plus le même langage, ne partageons plus les mêmes valeurs, n’avons plus les mêmes aptitudes au dialogue. Constat d’autant plus inquiétant que, comme le remarque Philippe Nemo, de plus en plus de pays non-occidentaux (Russie, Chine, Turquie, parmi d’autres) considèrent notre civilisation comme décadente, rêvant ainsi de nous supplanter.

Si les valeurs humanistes ne sont plus même partagées, comment concevoir encore ce dialogue ? Si la philosophie des droits de l’Homme qui avait prévalu lors de la création de l’ONU est désormais vécue comme un repoussoir pour ces pays, alors comment envisager l’avenir du monde ? Et si la culture est vraiment en crise, interroge le philosophe, l’Occident pourra-t-il survivre ?

 

Des maux inquiétants

Face à toutes ces questions, Philippe Nemo – qui a traduit et préfacé récemment un ouvrage majeur d’Enzo Di Nuoscio abordant directement la question – nous fait partager ses premières réflexions.

Il commence par s’interroger sur ce que l’on appelle la culture. Et pour cela, il prend appui sur les émeutes de juin 2023 en France, qui ont véritablement stupéfié une grande partie des Français. Par leur nature avant tout, dans la mesure où elles se sont attaquées à tous les symboles de l’État et de notre civilisation, jusque des écoles, des bibliothèques, ou des médiathèques. Clairement, ces émeutiers ne se représentaient pas le monde comme nous, et se sont comportés en « ennemis ». Ces émeutes furent un symptôme révélateur de ce que la culture – conçue comme « une réalité consubstantielle à la société » – n’est plus partagée par tous les résidents de ce pays, remettant en cause la viabilité d’une vie sociale commune.

Autrement dit, la culture démocratique et libérale, qui était le ciment de notre société depuis au moins deux siècles, et résultante de tous les mouvements de migration précédents au cours de l’histoire, s’est étiolée dangereusement, l’idée de société multiculturelle étant antinomique, « une contradiction dans les termes ». En ce sens qu’il ne s’agit plus de pluralisme, mais d’un refus de s’intégrer – lié à la fois au flux incontrôlé d’arrivées massives et à un manque de convictions quant à notre propre culture.

 

Une crise profonde ?

L’Occident a, certes, déjà connu des crises de valeurs, qui ont débouché sur des évolutions majeures, fruits de son histoire. S’appuyant à chaque fois sur une « résilience » de la culture, nous relate Philippe Nemo. Mais que penser de celle-ci ?

 

… il se produit ces années-ci un grand nombre de changements objectifs qui touchent aux structures mêmes de nos sociétés et dont personne ne peut discerner précisément où ils nous mènent. Ce sont la mondialisation, les mouvements migratoires d’une ampleur inédite, les problèmes d’environnement et de climat, les changements drastiques affectant cette structure sociale de base qu’est la famille, les métamorphoses apportées par l’informatique qui redistribue les compétences et modifie notre rapport à l’espace et aux frontières. Ces évolutions font que certaines mœurs et coutumes traditionnelles deviennent obsolètes, que d’autres apparaissent, mais sans se dessiner encore clairement, ce qui suscite un sentiment de flou.

 

Mai 68, ajoute-t-il, pourrait avoir joué un rôle pervers majeur « en répandant largement les thèses des philosophes « déconstructeurs » et en fragilisant donc, chez nombre d’intellectuels français (et américains à leur suite), les fondements philosophiques mêmes d’une société humaniste de liberté et de droit ».

Néanmoins, Philippe Nemo se veut optimiste et dit avoir le sentiment que cette crise sera surmontée, comme les autres auparavant.

 

De réelles sources d’espoir

C’est en observateur attentif et avisé qu’il dresse le constat que nos idéaux demeurent pour l’essentiel intacts, partagés par la majeure partie de la population.

 

Si on lit les essais philosophiques et la littérature qui paraissent, si l’on regarde films et séries, si l’on prend en compte le fonctionnement des institutions politiques, sociales et économiques de base, il apparaît que les idéaux qui gouvernent la pensée profonde et les comportements de la majeure partie de la population des pays occidentaux restent ceux de l’humanisme, du progrès scientifique et technique, de la démocratie politique, de l’État de droit, de la volonté de promouvoir prospérité économique et justice sociale […]

Les populations occidentales continuent à trouver indispensable que les gouvernements respectent la personne humaine individuelle, la liberté d’opinion et d’expression, et même la propriété privée et les contrats. Il est vrai qu’on ne vante pas trop ces valeurs économiques sur l’espace public politique et médiatique, mais on s’y conforme encore grosso modo en pratique, et les tribunaux les font respecter dans l’ensemble.

 

Rien n’est donc perdu. Et nous aurions tort de baisser les bras en nous avouant vaincus. Bien au contraire, à l’instar de beaucoup, Philippe Nemo est convaincu que les extrémismes et les assauts de la cancel culture notamment, qui relève selon lui davantage d’un effet de mode que d’une révolution qui vaincra, ne parviendront pas à déstabiliser notre société et notre civilisation. Car c’est justement la force d’une société libre que de faire preuve d’esprit critique et de savoir corriger ses propres erreurs. Nous avons surmonté d’autres formes d’utopies, et nous saurons de nouveau faire face à celle que tentent de développer ces déconstructeurs. D’autant mieux qu’aucun contre-modèle autre que minoritaire ne parvient à se distinguer aujourd’hui comme avait pu le faire le marxisme auparavant.

En conclusion, il n’y a pas de crise véritablement profonde au point de mettre en péril l’avenir de notre civilisation. Simplement une crise de transmission, indéniable, sur laquelle Philippe Nemo pose un diagnostic clair (recul du christianisme, déstructuration de la famille, quasi-ruine de l’école) et face à laquelle il convient impérativement de réagir. En mobilisant les hommes de culture et en particulier l’école. Car c’est par la transmission que nos valeurs perdureront. Tous les outils sont en place pour cela (patrimoine littéraire et scientifique, auteurs érudits, politiques culturelles publiques et privées, édition de livres, Internet). Une culture millénaire de disparaît pas en si peu de temps, nous rassure-t-il.

 

… je reviens néanmoins à mon intuition, qui tient aux capacités de critique et de renouvellement que procurent incontestablement nos institutions libérales. Je crois que nos sociétés sont et resteront longtemps capables de corriger leurs erreurs, de rebondir, et même de faire surgir, le moment venu, des formules sociales résolvant nombre de problèmes qui nous paraissent aujourd’hui insurmontables.

 

Philippe Némo, Crise de la culture ?, Journal des libertés, automne 2023, 14 pages.

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À lire aussi :

Rachida Dati suspendra-t-elle la taxe streaming ?

Il y a des sujets comme l’immigration pour lesquels le politique prend le peuple à témoin en le sondant, en se justifiant, d’autres sur lesquels on décide en catimini. 

Ainsi il en va de la taxe streaming ajoutée discrètement au projet de loi de finances 2024 par un amendement unanime des groupes politiques au Sénat. Une taxe de 1,75 % sur le chiffre d’affaires des plateformes de streaming qui promettent qu’elle ne sera pas répercutée. Prix ou service, le consommateur sera bien perdant quelque part, et Spotify annonçait fin décembre qu’il retirait en conséquence son soutien aux Francofolies de La Rochelle et au Printemps de Bourges.

Cette nouvelle taxe devrait rapporter 15 millions d’euros, mais pourquoi faire ?

Pour financer la création musicale, et surtout son incarnation administrative, le Centre National de la Musique (CNM), calqué sur le modèle du Centre National du Cinéma (CNC), lui-même exposé à de nombreuses critiques. Cette vision administrée de la création artistique est problématique à plusieurs égards. 

D’abord, parce qu’elle consiste en une redistribution à l’envers, des classes populaires vers la bourgeoisie. Ainsi, le CNC se finance par une taxe sur les entrées en salle, donc sur les consommateurs qui ont le mauvais goût d’aller voir des blockbusters américains, pour financer la diversité culturelle : c’est-à-dire les films qui ne rencontrent aucun succès (seuls 2 % des films aidés par le CNC sont rentables, d’après la Cour des comptes) mais plaisent à une petite élite de par leur moralité convenue, ou les films dont les producteurs et réalisateurs possèdent le capital social (c’est-à-dire les relations) nécessaire pour obtenir le soutien du CNC.

En effet, on ne compte plus les témoignages de producteurs indépendants, sans les connexions adéquates, qui n’ont jamais pu bénéficier d’un tel soutien, ni des conflits d’intérêts qui ne semblent que très peu émouvoir les médias : Jean-Michel Jarre a obtenu une subvention pour un spectacle au Château de Versailles par la Commission dont il est le président, quelques années après que le YouTubeur Cyprien a été soutenu par la Commission où il siégeait.

Pire, si on ajoute le soutien des collectivités locales, un Français paie plus cher en taxes et impôts, pour un film qu’il n’ira pas voir, que pour un billet de cinéma. Il est très étonnant que la gauche, tout particulièrement, accepte et encourage ce système, qui, bien loin de promouvoir l’ascension sociale, encourage la constitution de rentes au profit d’une élite culturelle qui mêle incestueusement les bénéficiaires et les donneurs d’ordre. À l’inverse, la désintermédiation permise par les plateformes de streaming a permis à de nombreux artistes d’émerger en s’autoproduisant, et en particulier des artistes de rap venus de quartiers populaires.

L’adoption de cette taxe est en outre l’occasion de revenir sur le manque d’honnêteté, voire le mensonge, qui tendent à briser la confiance entre le peuple et ses représentants. Si cet ajout au projet de loi de finances est l’œuvre des sénateurs, le gouvernement n’est pas tout à fait innocent. 

Alors que l’imposition du streaming n’a jamais fait l’objet d’un débat public, le gouvernement pressait les plateformes de trouver un accord avec le CNM, sans quoi elles seraient taxées. Outre le fait que cette vision des négociations avec un fusil sur la tempe est une bien mauvaise illustration du consentement, elle dénote une forme de lâcheté de la part du gouvernement qui n’assume pas publiquement sa volonté de taxer les plateformes, et donc in fine les consommateurs. 

Et comment ne peut pas le comprendre. Cette taxe vient percuter de plein fouet deux promesses gouvernementales : la diminution de l’impôt sur les ménages, qu’on ne peut en réalité atteindre sans repenser l’action publique, et la lutte contre les impôts de production dont la France est déjà la championne. Alors que l’élection d’Emmanuel Macron en 2017 promettait un changement de méthodes politiques, nos dirigeants sont encore trop persuadés qu’on ne peut gouverner qu’en énonçant ce que la population doit entendre. 

Or, pour mettre fin au dégagisme et à la défiance qui touchent notre démocratie, le politique (a fortiori s’il pense appartenir au camp de la raison) gagnerait à s’adresser au peuple comme à un adulte, avec honnêteté. Fait paradoxal, Javier Milei, qui a été à maintes reprises accusé de populisme par l’ensemble du monde politico-médiatique français, tient, depuis son élection à la tête de l’Argentine, un discours de vérité qui n’infantilise pas les citoyens. Lors de son discours d’investiture, il n’a promis aucun miracle. Au contraire, il a même assumé que, face à la situation catastrophique dans laquelle se trouve l’Argentine, le chemin du redressement économique passerait par une austérité radicale et inévitablement douloureuse à court terme. 

Sur la taxe streaming, le débat public aurait gagné à ce que le gouvernement fasse preuve d’une telle transparence, soit auprès des acteurs en faveur de ladite taxe, en leur expliquant qu’elle allait contre leur politique fiscale, soit auprès des Français en leur expliquant pourquoi ils devraient assurer le financement d’une nouvelle agence d’État, et en quoi il permettrait de faire rayonner la création française, si tant est que cet objectif de politique publique dusse-t-il être assumé par l’État.

Si Rachida Dati veut se démarquer au ministère de la Culture, elle a une opportunité pour corriger un échec du bilan de sa prédécesseure.

Pourquoi la gauche caviar universitaire américiane tolère les appels au génocide d’Israël

Par P.-E. Ford

Jusqu’à présent, la cancel culture au pouvoir à Harvard, Stanford, Yale et consoeurs, ne suscitait guère d’émotion dans les rangs du Parti démocrate, ni dans la presse qui lui est si dévouée. Tout a changé le 5 décembre, grâce aux auditions publiques de la Commission sur l’éducation et la population active de la Chambre des représentants, présidée par la républicaine Virginia Foxx, de Caroline du nord. Ce jour là, la présidente de Harvard, Claudine Gay, son homologue de University of Pennsylvania, Liz Magill, ainsi que la présidente du Massachusetts Institute of Technology (MIT), Pamela Nadell, ont chacune honteusement soutenu que « manifester sur le campus pour exiger le génocide des juifs » n’était pas en soi une forme de harcèlement inacceptable et passible de sanctions. « Tout dépend du contexte et du passage à l’acte, ou non, des auteurs de ces mots » ont précisé ces fières et éminentes incarnations de l’idéologie woke.

 

Sur les campus américains, la peur et l’humiliation subie par des milliers d’étudiants juifs ne pèsent pas lourd

Dans ces nobles institutions, si l’on qualifie quelqu’un de « gros » même dans un contexte affectueux,  on se fait rapidement sanctionner pour harcèlement et stigmatisation odieuse. Si l’on appelle « monsieur » une jeune personne qui était de sexe masculin mais qui est en train d’achever sa transition vers le genre féminin, on est également passible de sérieuses réprimandes. Pour ne pas marginaliser ou offenser les transgenres et les non-genrés, les toilettes pour hommes et les toilettes pour femmes ont été abolies dans plus de 420 universités américaines. Elles sont remplacées par des lieux dits « de genre inclusif ». En revanche il est acceptable, tant que l’on ne tue personne, de manifester pour éliminer tous les juifs d’Israël et faire disparaître leur État.

La priorité de l’enseignement porte sur le combat de la colonisation, crime dont Israël est déclaré coupable aujourd’hui. Pour la gauche woke qui détient le pouvoir dans les universités, c’est ce même crime qui a été commis par les Européens lorsqu’ils ont débarqué en Amérique. Et le crime colonial continue, puisque des Blancs dominent toujours économiquement les États-Unis, par le racisme et la violence policière.

Parce qu’ils sont « progressistes », de gauche, drapés dans des drapeaux palestiniens, les étudiants fanatisés ont le droit d’arracher les affiches des otages juifs du Hamas, de nier la torture infligée par ces terroristes, notamment à des enfants et des vieillards. Leurs manifestations fleuves accusent aussi Israël d’être responsable des massacres du 7 octobre, car c’est « l’oppression par les Juifs qui pousse les Palestiniens à des actes légitimes de résistance ».  Tout cela sous le regard tolérant de l’extrême gauche caviar qui gère ces institutions selon une échelle de valeurs prétendument « inclusive ».

Encore plus ahurissant, les trois présidentes se sont vu offrir par la représentante républicaine de New York, diplômée de Harvard, Elise Stefanik, en direct et à plusieurs reprises, la possibilité de dire « non, ces appels au génocide ne sont pas – par définition –  acceptables ». Et à chaque fois, elles ont refusé de le faire. Ce n’est que le lendemain, constatant le tollé suscité par leurs scandaleuses affirmations, qu’elles ont cherché à corriger le tir. Il aura fallu que la Maison-Blanche, le gouverneur de la Pennsylvanie et de riches donateurs privés à ces universités, notamment des banquiers et investisseurs de Wall Street, s’alarment, pour qu’elles fassent leur mea culpa.

On sent bien hélas que leur revirement est davantage lié à leur effort désespéré pour ne pas être démises de leurs fonctions par le conseil d’administration, qu’à leur découverte soudaine de la monstruosité de leurs affirmations. Claudine Gay, avec la froideur et l’arrogance tranquille qu’on lui connaît, s’était déjà illustrée au lendemain du 7 octobre, en laissant un vaste mouvement pro-Hamas submerger le campus de Harvard. « Le silence de la direction de Harvard, jusqu’à présent, associé au communiqué largement publié de groupes d’étudiants accusant Israël d’être l’unique responsable, a permis à Harvard de paraître, au mieux, neutre face aux actes de terreur contre l’État juif d’Israël »  déplorait ainsi Larry Summers, lui-même ancien président de l’université et ancien conseiller de Barack Obama.

 

Ce terrorisme intellectuel est encouragé par les professeurs et par la direction de ces universités, au nom du « progressisme »

Rien de tout cela ne peut être compris si l’on ne replace pas les événements dans le contexte de domination de l’extrême gauche caviar qui affecte les universités américaines. Voilà des années que les penseurs, auteurs, éditorialistes libéraux, conservateurs, républicains, pro-capitalistes, adversaires du wokisme, y sont de fait interdits d’expression.

Des comités progressistes d’étudiants leur bloquent les portes des salles de conférence, hurlent des slogans pour noyer leurs propos et perturbent systématiquement leurs interventions. Ce terrorisme intellectuel est encouragé par les professeurs et par la direction de ces universités, au nom du « progressisme ». L’inclusion censée y être pratiquée ne s’applique en fait qu’à la gauche. Et de préférence à la gauche de la gauche. La censure effective de toute opinion en opposition à la pensée unique écolo-progresso-transgenre et prétendument antiraciste, est devenue la norme. Seuls quelques obscurs réactionnaires, comme les élus républicains (pas tous trumpistes) et le Wall Street Journal, dénoncent la situation depuis des années. Leurs cris d’alarme ne sont cependant pas relayés par les journalistes de la presse dite mainstream, pour la plupart idéologiquement formés – et formatés – dans ces universités. Assis sur des dizaines de milliards de dollars de dotations privées, confortés dans leurs certitudes par la facilité avec laquelle ils obtiennent, de parents bien intentionnés, en moyenne 80 000 dollars par an de droits de scolarité, les mandarins de l’Ivy League se sont crus intouchables.

Depuis le 5 décembre, tout change. Les masques tombent. Les langues se libèrent. Bill Ackman, Ross Stevens, Marc Rowan, Jon Huntsman Jr. et d’autres financiers de premier plan, anciens élèves de ces fleurons universitaires, exigent la démission des trois présidentes qui se sont ridiculisées au Congrès par leur fanatisme anticolonial, sous couvert de « préserver la libre expression sur notre campus ». Leurs donations, et celles de tant d’autres anciens diplômés écœurés, sont désormais suspendues, voire retirées. « La profonde faillite morale », des présidentes de Harvard, MIT et U. Penn, comme le résume Bill Ackman, est enfin dénoncée.

Sur le web.

Streaming : une taxe au profit d’une clique

Le gouvernement annonce la mise en place de la taxe sur les plateformes de streaming, en préparation depuis des mois. La loi montre le rapport de connivence entre les dirigeants et des bénéficiaires de redistributions à l’intérieur du pays.

La taxe sur les plateformes de musique finance ensuite des projets d’artistes, spectacles, et autres types d’acteurs. Les plateformes, en particulier le directeur de Spotify, donnent des arguments contre la loi…

Explique un communiqué de Spotify, cité par Les Échos :

« C’est un véritable coup dur porté à l’innovation, et aux perspectives de croissance de la musique enregistrée en France. Nous évaluons les suites à donner à la mise en place de cette mesure inéquitable, injuste et disproportionnée ».

En dépit des critiques de la part des plateformes, la taxe arrive dès l’année prochaine. Les partisans font de la communication dans les médias.

Une tribune de Télérama, de la part d’un défenseur de la loi, explique « Pourquoi la taxe streaming est une bonne nouvelle ».

L’auteur écrit :

« Le système de redistribution peut être questionné, c’est toujours sain. Mais il aurait été injuste et risqué que certains financent le CNM selon leur bon vouloir tandis que d’autres en ont l’obligation. Ne serait-ce que pour cette raison, la taxe streaming est une bonne nouvelle. »

Un autre, le président de l’association des producteurs indépendants – en somme, les bénéficiaires de la taxe – fait l’éloge de la loi dans une interview pour FranceTVInfo

Il explique :

« Il s’agit d’une taxe d’un niveau très faible mais qui concerne l’ensemble des acteurs du numérique qui diffusent de la musique en ligne. Ça va des plateformes qu’on appelle pure players (dont c’est vraiment le cœur de métier) jusqu’aux plateformes dont c’est plutôt une activité parmi d’autres. Je pense aux Gafa notamment, mais également à tout ce qui est réseaux sociaux, etc. De la même manière que ces acteurs sont déjà taxés pour financer la création audiovisuelle dans sa diversité au CNC, on va les taxer aussi pour alimenter les programmes de soutien à la musique. »

Comme avec la plupart des taxes, les bénéficiaires justifient la mesure par une allusion au bien du pays. Il requiert, selon eux, plus de genres de musique, d’artistes, et de financements pour des musiciens en marge. Sinon, seule une poignée de styles de musique ou de créateurs toucheront des revenus, disent-ils.

Il répond aux plaintes de surtaxation des plateformes :

« Il est clair que du côté des pure players, comme Spotify ou Deezer, il y a une vraie vertu dans le système de rémunération de la création. Là, il s’agit de réaffecter un petit peu cet argent à des genres musicaux qui reçoivent aujourd’hui une rémunération très faible en streaming, car qui dit rémunération très faible dit faible capacité à se financer derrière, avec un vrai risque à terme que ça nuise à la diversité de la création locale. Quelque part, ce qu’on essaye de viser, c’est la vitalité renouvelée de la filière française, du tissu de production français. Sinon, à défaut, tout le monde ira vers des genres musicaux qui sont peu nombreux mais extrêmement rémunérateurs dans le streaming. »

La redistribution revient à une taxe sur le consommateur de biens et de services, pour une utilisation aux fins des dirigeants.

 

Contrôle des financements

De toute façon, les chiffres des plateformes mettent à mal l’argument des partisans de la taxe. Un grand nombre d’artistes touchent des revenus… pas une poignée de stars de la musique pop.

Selon les chiffres partagés par Spotify, cités par Le Point, « 57 000 artistes ont généré plus de 10 000 dollars [contre 23 400 artistes en 2017]. Et 1060 artistes ont généré au moins un million de dollars [contre 460 en 2017]. »

Le site YouTube dit avoir payé 6 milliards de dollars aux chaînes de musique en 2022, en hausse par rapport à 4 milliards en 2021, et 3 milliards de dollars en 2019. Les distributions proviennent de publicités lors des vues, ou d’une part au revenu des abonnements payants à la plateforme.

Dans un marché, la création de musique et le soutien des artistes rémunèrent la réussite auprès du public. Les dirigeants veulent une emprise sur le financement de la musique. Ils prennent ainsi aux consommateurs via la taxation des plateformes. Puis ils distribuent l’argent selon les vœux d’une poignée de personnes aux commandes.

Les bénéficiaires des distributions justifient le transfert au prétexte d’un besoin chez les artistes. La taxe sur les plateformes revient à une prise de contrôle, comme d’autres interventions dans les vies des individus.

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Une contre-révolution sous nos yeux ? Ce que révèlent les affaires Depardieu et Cesari

Deux événements se sont produits simultanément le 7 décembre 2023.

Le premier concerne la bronca qui a gagné un collège des Yvelines à la suite de la présentation en cours de français d’un tableau de Giuseppe Cesari datant du XVIIe siècle, Diane et Actéon. Parce que ce tableau représente des femmes dénudées, des élèves musulmans de 6e ont exprimé leur réprobation. Des tensions et des menaces ont suivi, ce qui a conduit les enseignants à faire valoir leur droit de retrait, avant que le ministre Gabriel Attal ne se rende sur place.

Le second événement concerne l’acteur Gérard Depardieu. Dans un documentaire, le magazine « Complément d’enquête » a diffusé des extraits d’une vidéo tournée en 2018 dans laquelle le comédien tient des propos particulièrement crus et vulgaires sur les femmes, y compris sur une très jeune fille d’une dizaine d’années.

Si ces deux événements méritent d’être rapprochés, malgré leurs différences, c’est parce que, chacun à leur manière, ils nous parlent des transformations actuelles de la société française.

 

Cachez cette nudité

Commençons par l’affaire du tableau de Cesari. On peut légitimement discuter pour savoir s’il était judicieux de montrer un tel tableau à des élèves de 6e. Mais l’essentiel n’est pas là.

Il fut un temps pas si lointain où, face à des images à caractère sexuel, entraperçues par exemple dans un film ou un documentaire, les collégiens avaient tendance à manifester, non pas leur dégoût mais bien un enthousiasme typiquement juvénile, où se mêlaient gloussements émerveillés et clameurs grivoises.

Que des élèves de 6e adoptent aujourd’hui une attitude exactement inverse, surtout à un âge aussi précoce, en dit long sur le type d’éducation qu’ils reçoivent et sur les valeurs qu’ils entendent affirmer. Visiblement, cette affaire confirme l’existence d’un clivage profond qui place l’école en porte-à-faux vis-à-vis d’une partie de la population, comme l’avaient déjà révélé les incidents lors de l’hommage à Samuel Paty et à Dominique Bernard, ou les nombreux conflits sur les signes religieux et les atteintes à la laïcité.

 

Cachez cette sexualité

Concernant Gérard Depardieu, le problème se présente différemment. Il est évidemment légitime d’être choqué par les propos de l’acteur, lesquels dépassent très largement ce que la décence commune peut tolérer.

On évitera cependant d’être hypocrite. Lorsqu’ils sont entre eux, il arrive aux hommes de parler crûment des femmes et de la sexualité car rares sont ceux qui échappent totalement aux pulsions de leur cerveau reptilien. Cela vaut sans doute aussi dans l’autre sens. On peut en effet remarquer que l’un des clips actuellement les plus populaires est une chanson de rap interprétée par deux femmes qui s’intitule WAP, ce qui signifie Wet Ass Pussy. Or, les paroles n’ont rien à envier à la trivialité de Depardieu : « Il y a des salopes dans cette maison / Amène un seau et une serpillière pour cette chatte bien mouillée / Mets cette chatte sur ton visage, glisse ton nez comme une carte de crédit / Crache dans ma bouche / Dans la chaîne alimentaire, je suis celle qui t’avale / Je veux que tu touches ce petit trucmuche qui pendouille au fond de ma gorge. » Ce clip a été encensé encore récemment sur le site Slate.fr.

Il ne s’agit pas de dire que tout est permis. La vie civilisée consiste justement à s’abstenir de toute vulgarité dans la vie publique : la sexualité est une affaire privée. Mais rien ne dit que les propos de Depardieu étaient destinés à être diffusés. On aimerait d’ailleurs savoir pourquoi la chaîne publique s’est autorisée à diffuser ces images, violant sans scrupules le droit à la vie privée de l’acteur.

 

Cachez ce monstre

Le problème concerne cependant moins Depardieu lui-même que l’évolution de son statut dans la société. Car Depardieu n’a pas toujours été ce personnage exécré qu’il est devenu. Historiquement, il a au contraire incarné l’audace modernisatrice, la provocation progressiste, la critique iconoclaste.

Le film qui l’a propulsé vers la gloire, en l’occurrence Les Valseuses de Bertrand Blier (1975), dont le titre était déjà tout un programme, devait son succès à ses dialogues crus et à ses scènes de sexe délibérément destinées à choquer le bourgeois. Les radios publiques lui rendent encore hommage, que ce soit France Interou plus récemment France Culture.

C’est donc en grande partie pour son côté iconoclaste que Depardieu a été encensé. Même les institutions de la République y sont allées de leur reconnaissance, d’abord en le faisant chevalier de l’ordre national du Mérite de la part de François Mitterrand en 1988 (précisons toutefois qu’il avait appelé à voter pour le candidat socialiste), puis en lui attribuant la Légion d’honneur (Jacques Chirac en 1996).

Cette consécration artistique et politique a forcément eu des effets sur ses manières d’être et de s’exprimer. Tout au long de sa vie, Depardieu a probablement été adulé par son entourage pour son côté libéré et provocateur. Personne ne se fait tout seul, et Depardieu n’échappe pas à cette règle : à sa façon, il est le fruit de cette France d’après 1968 qui ambitionnait de bouleverser la morale traditionnelle au profit de la liberté amoureuse et sexuelle.

Le retournement est aujourd’hui total. Depardieu est maintenant présenté comme un « ogre » ou un « monstre ». La ministre de la Culture n’hésite pas à dire qu’il fait « honte à la France », et parle de lui retirer la Légion d’honneur. Elle n’a pas appelé à brûler ses films, mais ce n’est peut-être qu’une question de temps.

On pense à la célèbre formule de l’Évêque de Reims lors de la conversion de Clovis au christianisme :

« Adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré ».

C’est probablement à cela qu’on reconnaît un changement d’époque : c’est lorsqu’une société aspire à se débarrasser de ses idoles d’hier, à briser ses anciennes icônes devenues insupportables, que l’on comprend qu’une nouvelle religion émerge, même si on ne sait pas très bien quelles personnalités vont incarner la nouvelle vertu.

 

La contre-révolution est en marche

Les affaires Cesari et Depardieu pourraient rester dans le registre du fait divers si elles ne venaient pas à la suite de nombreuses polémiques du même type. On pense par exemple au baiser de Blanche-Neige, dont nous avons essayé d’esquisser une analyse.

Une contre-révolution morale est manifestement en marche. Serge Gainsbourg, un autre provocateur du même acabit, en a fait les frais dernièrement. Autrefois, les jeunes traitaient leurs aînés de « vieux cons » et dénonçaient leurs opinions réactionnaires ; désormais, ils reprochent aux générations précédentes d’avoir été progressistes.

Si cette dynamique contre-révolutionnaire s’annonce profonde et durable, c’est parce qu’elle est portée par un agrégat de groupes différents soutenus par une démographie et des mutations sociologiques favorables, dont le point commun est de promouvoir un agenda néo-puritain. La polémique sur le tableau de Guiseppe Cesari est ici très significative : elle a été lancée par des familles musulmanes, mais elle aurait très bien pu être initiée par des néo-féministes. L’islam rigoriste se retrouve sur la même ligne qu’une partie du féminisme moralisateur, tandis que la gauche, loin de se détourner de ces deux causes, aspire à les englober dans un salmigondis idéologique aussi indigeste que fragile.

Il faut donc s’attendre à ce que les polémiques de ce type se multiplient. On doit se préparer à aller de surprise en surprise, car les nouvelles sensibilités sont toujours pleines de ressources et de créativité lorsqu’il s’agit de désigner des icônes à abattre. C’est ce qui en fait tout l’intérêt, un peu comme pour une bonne série télé : on a hâte de découvrir la prochaine saison.

Zoom sur le programme économique de Javier Milei

Après le triomphe du libertarien Javier Milei à l’élection présidentielle en Argentine, le moment de vérité des premières réformes approche pour le nouveau président. Si le sujet vous intéresse, Pierre Schweitzer – responsable du podcast de Contrepoints – est invité à décrypter son programme économique le mardi 19 décembre à 19h00 au micro du « Rendez-vous des Stackers ».

Ce n’est pas un hasard si la fintech StackinSat qui produit ce podcast a choisi l’Argentine comme thème pour sa première émission : le pays est pratiquement un cas d’école pour l’étude des effets inflationnistes de l’impression monétaire d’une banque centrale.

La startup française a justement pour vocation de promouvoir l’épargne automatique et progressive en bitcoin via son PEB (Plan d’Épargne Bitcoin), une épargne souvent présentée comme une solution de couverture en cas de crise monétaire des devises classiques et autres actifs sensibles aux désordres économiques. À la tête de l’entreprise on retrouve l’équipe qui organise chaque année Surfin’ Bitcoin, dont les panels 2023 comptaient pas moins de cinq auteurs de Contrepoints (Yorick de Mombynes, Ferghane Azihari, Nathalie Janson, Damien Theillier et Pierre Schweitzer).

Le direct et les questions à l’invité sont limités dans un premier temps aux investisseurs dans la levée de fonds menée par StackinSat jusqu’au 15 janvier 2024, mais le programme sera accessible à tous avant la fin du mois, vous en retrouverez l’annonce ici-même dès sa sortie.

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Disney : quand les réalités du marché remettent les entreprises sur les rails

Début décembre, Bob Iger faisait grand bruit :

« Les créateurs ont perdu de vue ce que devait être leur objectif numéro un. Nous devons d’abord divertir. Il ne s’agit pas d’envoyer des messages. » 

Cette mise au point tardive mais bienvenue de l’actuel PDG de Disney tranche avec la politique menée ces dernières années par ce géant du spectacle, encore renforcé par les rachats de l’univers de super-héros Marvel et de Lucasfilm.

Disney perd de l’argent alors que cette compagnie a longtemps eu l’habitude d’en gagner énormément. La plateforme Disney + a ainsi peiné à convaincre, les séries adaptées de l’univers Marvel étant pour la plupart considérées comme étant particulièrement médiocres, et de nombreux amateurs de Star Wars jugeant que la postlogie de Kathleen Kennedy avait trahi le travail de George Lucas.

Bref, tout n’est pas rose du côté de la firme aux grandes oreilles avec l’essoufflement du genre super-héroïque au cinéma. L’overdose de super slips aura en effet fatigué jusqu’aux amateurs, suites et séries en pagaille rendant cet univers de plus en plus difficilement compréhensible.

Pis encore, la volonté d’« inclusivité » a planté un dernier clou dans le cercueil de ce type de films, Marvel et Disney semblant lutter à chaque instant pour trouver des super-héros de couleur ou d’orientations sexuelles minoritaires censément « représentatifs » de la « diversité ».

Cette politique s’est toutefois traduite par des succès commerciaux. Ce fut le cas de la série de films Black Panther inspirée du super-héros du même nom créé dans les années 1960 et 1970. Désormais personnalité fictive emblématique de la communauté afro-américaine, Black Panther vient du pays imaginaire du Wakanda, îlot de prospérité technologique caché au cœur du continent noir. Dans le deuxième volet sorti en 2022, intitulé Wakanda Forever, le réalisateur Ryan Coogler se permettait d’ailleurs d’amener une intrigue jouant de la rhétorique antifrançaise et faisant passer notre pays pour une État prédateur, colonial et soutien du terrorisme…

Il est amusant de se dire que l’œuvre créée par l’immense Walt Disney est désormais aux mains d’activistes politiques appartenant au pire de la gauche dite « woke » d’Amérique du Nord. Le vieux Walt se retournerait d’ailleurs probablement dans sa tombe s’il avait connaissance de cette forfaiture, lui qui n’aimait rien tant que la magie de l’imagination et du rêve. Disney n’a pas eu besoin de politiques « inclusives » pour proposer des films qui l’étaient par essence. Quoi de plus universel en effet qu’une jeune femme devant déjouer la jalousie d’une rivale plus âgée ? Quoi de plus traditionnel que le message de la transmission paternelle véhiculé par Le Roi Lion ? Mais l’époque est au grand renversement : il faut tuer l’héritage de Disney, l’occulter et le cacher afin de ne pas offenser cette tyrannie des minorités qui domine d’une main de fer l’État de Californie et l’Hollywood contemporains.

Certains films ont même été retirés du catalogue de la plateforme Disney +, à l’image de Peter Pan parce qu’on y trouve des peaux-rouges ou des Aristochats dont le personnage de chat siamois serait insultant pour les Asiatiques…

En revanche, Disney ne se gêne pas pour changer l’ethnie de la Petite Sirène d’Andersen née pourtant au Danemark, pays européen s’il en est. Le monde anglo-saxon semble s’abandonner à une folie révisionniste, voire dans certains cas négationnistes, touchant même les personnages historiques. La BBC n’a par exemple pas hésité à proposer des séries avec des vikings incarnés par des Africains subsahariens. Disney est dans ce genre exemplaire, allant au-delà des attentes de son public le plus radical. Car, au fond, le problème est que Disney ne s’adresse plus aujourd’hui uniquement aux enfants, mais bien à une part croissante du public occidental bloqué dans l’enfance, réagissant hystériquement à chaque sortie de film.

Reste que la résistance passive ou active s’organise. « Go woke, go broke », disent aujourd’hui certains analystes de la vie économique américaine. Avec sa campagne inhabituelle convoquant Dylan Mulvanay, célèbre trans américain, le brasseur Budweiser a perdu énormément de clients.

Cela a aussi été le cas pour Gillette qui a misé sur une campagne inclusive pour… vendre des rasoirs à des hommes.

La règle d’or de la publicité est de s’adresser à ses consommateurs. La règle d’or du commerce est de vendre le produit qu’attendent les clients. Disney doit offrir des films de grand spectacle aux valeurs universelles afin d’entrer dans ses comptes. Les messages politiques le desservent. Gageons que nous retournions vite à la normale, la tyrannie des minorités aura une fin.

L’enfer est pavé de bonnes intentions (22) – Le piège de l’identité

Le politologue, conférencier et professeur d’université américain Yasha Mounk retrace dans un livre qui devrait faire parler de lui, les conséquences et les dangers d’une idéologie actuellement très en vogue aux États-Unis, et qui se rapproche de plus en plus de chez nous en Europe.

Sous couvert de bonnes intentions, elle s’annonce un facteur de divisions, voire de conflits haineux et montants.

 

La fin de l’universalisme

Par un retournement inouï de l’Histoire, la ségrégation raciale est réapparue en de nombreux lieux des États-Unis, paradoxalement, sous le prétexte de lutter contre le racisme !

Pare exemple, dans certaines écoles ou grandes universités, des enfants ou étudiants sont désormais séparés dans des classes selon leur couleur de peau, non à l’initiative de Blancs, mais la plupart du temps de Noirs, voire d’Asiatiques. Étonnamment, l’affirmation explicite de l’identité raciale est considérée alors comme « un effort en faveur de la diversité, de l’égalité et de l’inclusion ». Drôle d’époque…

Le séparatisme « progressiste » est ainsi en train de gagner de plus en plus de terrain aux États-Unis, en lieu et place de cet universalisme que nous avons mis tant de siècles à ériger, valeur à présent nettement en recul. Il s’impose chaque jour davantage dans le discours dominant américain. Et progresse en Europe.

Il en va de même pour les questions de genre, d’origine culturelle ou d’orientation sexuelle. Nombre d’institutions considèrent désormais que leur responsabilité est de traiter les individus différemment selon leur groupe d’appartenance. Jusque dans la médecine, les prescriptions médicales et les actes chirurgicaux, où les Noirs et Hispaniques – par une forme mesquine de présumée « équité » au regard du passé – deviennent par exemple prioritaires en cas de pénurie, sans plus de considération pour ce qui a toujours guidé les valeurs fondamentales de la médecine : sauver des vies, qui n’est plus la priorité. Même chose dans d’autres domaines pour les femmes ou les trans, comme les aides financières.

Tout phénomènes fruits de la montée en puissance de la cancel culture. Dont Yasha Mounk nous démontre ici le caractère idéologique et délétère (si je reprends le sous-titre de l’ouvrage), aux conséquences graves, tant en matière de libertés que d’égalité.

Il considère que nous aurions tort de ne pas prendre au sérieux la montée inexorable de ces mouvements. C’est pourquoi il propose de commencer par comprendre ce qui fait leur attrait. Il élabore ainsi un diagnostic de ce qu’il choisit d’appeler « la synthèse identitaire ». Celle-ci provient de la persistance d’inégalités et d’injustices à l’égard de différentes minorités malgré les grands progrès accomplis au cours des dernières décennies. Le sentiment que les choses ne vont pas assez vite. Le problème n’est donc pas tant dans le diagnostic que dans les solutions que cette synthèse propose.

 

Les défenseurs de la synthèse identitaire rejettent les valeurs universelles et les règles de neutralité, telles que la liberté d’expression et l’égalité d’accès à toute dignité, comme des diversions visant à occulter et à perpétrer la marginalisation des groupes minoritaires. Toujours selon eux, tenter de progresser vers une société plus juste en redoublant d’efforts dans la poursuite de ces idéaux serait voué à l’échec. C’est pourquoi ils mettent les communautés au centre de la réflexion, à la fois pour comprendre le monde et informer nos actions en son sein […] Elle confère à ses défenseurs le sentiment d’appartenir au grand mouvement historique qui rendra le monde meilleur. Tout cela explique son attrait, en particulier chez les jeunes idéalistes.

 

Selon eux, tout doit être analysé sous le prisme des catégories identitaires, même des situations qui semblent pourtant sans rapport. Mais en réalité, les bonnes intentions se transforment en piège. Et les résultats sur lesquels elles vont déboucher seront contre-productifs, car elles incitent chaque communauté à se battre pour les intérêts collectifs de son groupe particulier. Ceci ne peut que mener à des tribus en guerre les unes contre les autres.

 

Une analyse historique

Retraçant les grandes phases marquantes du XXe siècle, Yascha Mounk en vient à présenter l’itinéraire et la place qu’y occupe la pensée de Michel Foucault. Celui par qui – rejoint bientôt par d’autres à l’image de Deleuze – le rejet de l’identité va prendre forme intellectuellement.

Il va inspirer plus tard un scepticisme encore plus radical de la part de certains de ses lecteurs et penseurs postmodernes, qui vont aller beaucoup plus loin dans ce rejet, rejoints par les penseurs postcoloniaux des années 1970 et 1980, qui se baseront sur l’éthique postmoderne de Foucault pour fonder leurs idées de déconstruction des discours et grands récits de l’ère coloniale.

Ce qui rend la lecture intéressante est la manière dont Yasha Mounk nous conte l’histoire notamment du mouvement des droits civiques, dont les succès trop limités vont déboucher sur de profondes déceptions. On comprend mieux ainsi comment ce mouvement finit par être peu à peu rejeté, pour laisser place à ses opposants de la théorie critique de la race. Directement en lien avec l’histoire des États-Unis, en fin de compte. C’est également cette narration historique qui nous permet de mieux comprendre dans quel contexte est née l’intersectionnalité, bien avant qu’elle ne se durcisse pour aboutir au mouvement que nous connaissons aujourd’hui.

La chute du Mur de Berlin en 1989 et l’effondrement du communisme, principal artisan de la critique des démocraties libérales, a laissé place à un nouveau facteur de cohésion de la gauche, qui a ainsi pu recycler les questions d’identité (y compris de genres). À travers leurs circuits traditionnels : les Universités et la sociologie.

La synthèse identitaire va ainsi peu à peu s’imposer, en occupant une place de plus en plus importante et quasi obsessionnelle dans la société américaine. Ce sont surtout les réseaux sociaux qui vont jouer un rôle majeur, en diffusant des modes très simplifiés de communication (à la première personne du singulier) sur les communautés identitaires. Qui vont révolutionner la manière d’exprimer des idées très sommaires, qui se répandent ensuite vers les organes de presse traditionnels comme le New York Times. Jusqu’à ce que le cadre de pensée d’une grande partie des Américains en soit transformé, paradoxalement particulièrement chez les Blancs très diplômés. Et qu’il touche ensuite les institutions des États-Unis, les fondations et ONG, le monde du travail, des affaires, du spectacle et de la politique. Jusqu’à une grande firme comme Coca-Cola, qui s’est lancée en 2020 dans un grand plan d’inclusion, demandant entre autres à ses employés « d’être moins blancs » !

C’est surtout dans les entreprises américaines les plus prestigieuses que le militantisme s’est développé depuis quelques années, avant de se répandre ensuite à toutes les entreprises des mêmes secteurs. La judiciarisation croissante autour des discriminations raciales ayant en sus renforcé encore le phénomène.

 

La courte marche au travers des institutions a commencé dans les entreprises de la tech et les firmes recrutant en priorité dans les universités d’élite, en compétition pour le recrutement des talents et très soucieuses d’éviter toute publicité négative. D’autres grandes entreprises ont vite suivi le mouvement en raison du militantisme interne de leurs employés et d’incitations juridiques à émuler les actions de leurs concurrentes.

 

Institutions progressistes et orthodoxie identitaire

L’arrivée de Donald Trump au pouvoir n’a fait que renforcer les adhésions à ces mouvements, en réaction à ce qu’il pouvait représenter aux yeux de beaucoup.

Puis, c’est dans les milieux « progressistes », à l’Université et dans les journaux, que la radicalisation s’est imposée, après une sorte de chasse aux sorcières et des pressions entre pairs qui a amené une nouvelle orthodoxie, avant de s’étendre aux entreprises et aux associations. Il était vite arrivé, au sein même des milieux progressistes, de se retrouver suspect d’être raciste, sexiste, ou même partisan de Donald Trump. De véritables luttes internes ont laissé la place aux plus extrémistes, puis au conformisme désormais de rigueur.

Dans la troisième partie de l’ouvrage, Yasha Mounk porte un regard critique sur la manière dont la synthèse identitaire subvertit les normes et les valeurs, à travers cinq applications motivées au départ par des injustices authentiques, mais qui débouchent en définitive sur un piège, dans la mesure où elles nuisent au but qu’elles sont censées servir.

Afin de ne pas surcharger cette présentation déjà longue, nous nous contenterons de citer ces cinq doctrines mises en œuvre, qui donnent lieu chacune à des développements à travers un chapitre à part entière :

  1. La théorie du point de vue (qui postule que les citoyens de groupes différents ne pourront jamais totalement se comprendre, et que les privilégiés devraient s’en remettre aux exigences politiques des marginalisés),
  2. L’appropriation culturelle (qui considère que les groupes doivent jouir d’une forme de propriété collective de leurs produits et artefacts culturels, des modes vestimentaires aux plats traditionnels, leur usage étant soumis à des restrictions pour qui n’appartient pas à ces groupes),
  3. Les limites de la liberté d’expression (l’État et la société devant veiller, y compris par la loi, ou à travers une « culture des conséquences », à dissuader d’exprimer des propos jugés offensants à l’égard des groupes minoritaires),
  4. Le séparatisme progressiste (visant à ce que chacun s’identifie à son groupe ethnique, religieux et sexuel d’appartenance, et bénéficie d’espaces réservés afin de renforcer la prise de conscience),
  5. Les politiques publiques sensibles à l’identité (dont le but est de redresser les inégalités socio-économiques durables entre communautés, l’État devant favoriser les groupes historiquement discriminés).

 

Cinq chapitres instructifs dans lesquels de multiples exemples concrets sont présentés, donnant un aperçu évocateur des orientations actuelles de la société américaine. De manière souvent ahurissante (que l’on ne souhaite pas vraiment voir se répandre chez nous, même si cela a en partie commencé à se diffuser, y compris dans des domaines où nous aurions refusé de croire, il y a encore peu, que cela était imaginable ici).

 

Défendre l’universalisme

C’est avec des concepts comme le racisme structurel – venu supplanter la définition traditionnelle du racisme – que l’on en vient à nourrir des préjugés dangereux à l’égard de communautés considérées comme « privilégiées », par exemple « les Blancs », à l’égard desquels l’idée de racisme est considérée par ses promoteurs comme tout simplement impossible. De la même manière, ceux qui – sous prétexte de défendre les droits des trans – entendent rendre caduque pour tous la réalité de l’existence du sexe biologique, mettent en danger les réalités de la médecine, de certaines institutions, des compétitions sportives.

En outre, les militants de la synthèse identitaire – soucieux de remettre en cause certaines injustices réelles en la matière – entendent contester la méritocratie. Là où une égalité des chances correctement mise en œuvre serait bien plus pertinente et efficace que leur remède « qui serait pire que le mal ». Et là où la défense de l’universalisme a toutes les raisons d’aboutir à des solutions bien plus opportunes. Ce qui fait l’objet de la dernière partie de l’ouvrage.

Selon Yasha Mounk, les principaux adversaires de la synthèse identitaire sont les libéraux, à travers notamment leurs principes universalistes. C’est justement le libéralisme honni qu’il choisit quant à lui de défendre. Et c’est une réponse libérale qu’il entend leur opposer, en s’attaquant à leurs fondations logiques, en particulier à leur propension à vouloir expliquer tous les événements historiques ou présents à l’aune de la race, du genre et de l’orientation sexuelle ; ou à opposer systématiquement la domination des privilégiés ou groupes dominants aux marginalisés (à l’image du marxisme dans un autre domaine). Pour finalement tenter de favoriser ceux qui ont été historiquement pénalisés, en établissant de nouvelles normes et valeurs se substituant aux valeurs universelles.

Là où le libéralisme et ses principes universels n’entend aucunement défendre des élites. Au contraire, le libéralisme est attaché à l’idée que les hommes naissent libres et égaux en droits. Il est attaché à l’égalité politique des citoyens, aux libertés individuelles, à l’idée que les individus doivent disposer des mêmes droits et devoirs, quelle que soit leur communauté religieuse, ethnique ou culturelle. C’est le sens même de l’universalisme. Et Yasha Mounk poursuit en montrant les succès des démocraties libérales.

C’est pourquoi, dans son chapitre de conclusion, il s’interroge sur les manières d’échapper au piège de l’identité, que de plus en plus d’individus jusque-là enthousiastes cherchent à présent à fuir. L’identité, remarque l’un d’entre eux, « devient une sorte de marqueur de légitimité idéologique ou stratégique intrinsèque. Une identité marginalisée se déploie comme le convoyeur d’une vérité qui doit simplement être acceptée ». Débouchant sur des menaces, des autodafés, des démissions forcées, des séparatismes, de nouvelles normes, des chasses aux sorcières, des annulations de concerts, spectacles ou conférences, ou encore des censures. Et un pessimisme ambiant peu à même de permettre d’aller de l’avant, de mener des projets sains et porteurs de talents.

Un caractère destructeur et manichéen qu’il sera difficile de vaincre, tant certaines normes illibérales se sont imposées et ancrées dans les institutions centrales. Yasha Mounk note cependant que depuis un ou deux ans, des signes d’inflexion apparaissent, que le piège identitaire commence un peu à passer de mode. Ce qui lui laisse penser qu’au moins les pires excès du piège identitaire devraient disparaître au cours de la décennie à venir. Pour le reste, il reviendra aux libéraux notamment de favoriser le débat en vue de défendre nos valeurs fondamentales. Même si cela ne sera pas facile, tant la peur règne. Il délivre quelques conseils susceptibles d’aller en ce sens, en s’armant du courage qui vient trop souvent à manquer, et sans lequel rien ne sera possible.

 

Yasha Mounk, Le piège de l’identité, Editions de l’Observatoir, novembre 2023, 560 pages.

 

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Les terres agricoles françaises sont les plus taxées d’Europe

Par Philbert Carbon.

Les Jeunes agriculteurs s’amusent à mettre à l’envers les panneaux de signalisation partout en France pour signifier que la politique agricole « marche sur la tête ». Ils dénoncent, entre autres, des normes trop nombreuses, une surcharge administrative et des rémunérations de misère.

Ils auraient pu aussi s’en prendre à la fiscalité. Une étude de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB), que nous avons déjà évoquée au moment de sa sortie, rappelle que l’imposition des terres agricoles, très élevée en France, défavorise la rentabilité de l’agriculture et encourage à un changement de destination des terres agricoles.

 

Panorama des principales taxes en Europe

En Europe, six taxes principales s’appliquent, à des degrés divers, aux terres agricoles.

Taxe sur le foncier non-bâti

Sur la trentaine de pays qui fait l’objet de l’étude, les deux tiers ne soumettent pas ou peu les terres agricoles à la taxe foncière. Dans cinq pays (Chypre, Croatie, Malte, Royaume-Uni, Slovénie), la taxe sur le foncier non-bâti n’existe pas. Dix pays en exonèrent les terres agricoles, et quatre les exonèrent en grande partie.

Rappelons que cette taxe est un impôt annuel indépendant du revenu des terres agricoles et constitue une charge à l’hectare récurrente.

Impôt sur le revenu

La plupart des pays étudiés soumettent les revenus fonciers issus des terres agricoles à l’impôt sur le revenu.

Seul le Lichtenstein n’a pas d’impôt sur le revenu. Six pays (Autriche, Belgique, Bulgarie, Hongrie, Irlande Pays-Bas) exonèrent d’impôt les revenus fonciers agricoles, totalement ou partiellement.

Droits de mutation à titre gratuit

Une bonne vingtaine de pays appliquent des droits de mutation à titre gratuit en Europe. Cependant, une douzaine d’entre eux ont mis en place des dispositifs fiscaux spécifiques dans l’objectif de favoriser la transmission des terres et, par conséquent, la continuité de l’activité agricole.

Depuis le début des années 2000, onze pays ont abrogé les droits de mutation à titre gratuit : Autriche (2008), Chypre (2000), Estonie, Lettonie, Malte, République tchèque (2014), Roumanie, Slovaquie (2004), Suède (2005), Norvège (2014), Liechtenstein (2011).

En France, les biens ruraux donnés en location à long terme et les parts de certaines sociétés agricoles bénéficient aussi d’abattements sur la valeur imposable (de 75 % jusqu’à 300 000 euros et 50 % au-delà) mais les droits de succession applicables sont beaucoup plus élevés que dans les autres pays, jusqu’à 45 % en ligne directe et 60 % au-delà du quatrième degré de succession.

Droits de mutation à titre onéreux

Les droits de mutation à titre onéreux suivent une tendance similaire à celle observée pour les droits de mutation à titre gratuit.

Quatre pays ont supprimé ces droits depuis 2005. Onze pays ont mis en place des dispositifs fiscaux en faveur des terres agricoles, dont trois les exonèrent complètement des droits de mutation à titre onéreux.

Taxe sur les plus-values immobilières

La grande majorité (23/30) des pays européens étudiés applique le régime général des plus-values immobilières aux terres agricoles sans exonération.

Trois pays (Autriche, Belgique, Pays-Bas) les en exonèrent totalement. Trois pays les exonèrent sous conditions, ou jusqu’à un certain montant, ou encore pratiquent un taux préférentiel très réduit.

Impôt sur la fortune

La plupart des pays européens ont supprimé ce type d’impôt. Il ne subsiste que dans deux États membres de l’Union européenne : l’Espagne et la France. En dehors de l’UE, il existe également en Norvège et en Suisse.

Les quatre pays dans lesquels l’impôt sur la fortune subsiste ont tous mis en place des dispositifs spécifiques aux terres agricoles afin d’alléger son poids. La Norvège permet ainsi une réduction de 75% de leur valeur pour son calcul. Dans les faits, cet impôt est plafonné à 0,21 % pour les terres agricoles (taxe nationale + taxe municipale). La France applique un système proche mais plus pénalisant pour les terres agricoles puisque la réduction de la valeur de l’assiette n’est que de 50 %, qu’elle ne joue que pour les terres soumises à bail rural à long terme et que les taux de l’impôt sont plus élevés qu’en Norvège. En Espagne, de nombreuses régions autonomes appliquent un taux de 0 % pour cet impôt. Enfin, la Suisse utilise une valeur imposable en deçà de la valeur de marché, ce qui réduit l’imposition des terres agricoles.

 

Les terres agricoles sont davantage taxées en France que dans les autres pays européens

À côté de la fiscalité liée aux revenus (impôt sur le revenu et prélèvements sociaux), la France applique, sur les terres agricoles, cinq taxes non liées au revenu :

  1. La taxe foncière
  2. La taxe pour frais de chambres d’agriculture
  3. Les droits de mutation à titre onéreux
  4. Les droits de mutation à titre gratuit
  5. L’impôt sur la fortune immobilière

 

La France se distingue aussi par des taux élevés : elle a le taux marginal d‘imposition le plus élevé en Europe pour l’impôt sur le revenu ; le deuxième pour les droits de mutation à titre gratuit ; le quatrième pour les droits de mutation à titre onéreux et le cinquième pour les plus-values immobilières, avec des abattements très lents et une durée de taxation la plus longue.

Elle fait partie de la moitié des pays européens qui conservent une taxe foncière indépendante du revenu sur les terres agricoles, et elle est l’un des quatre seuls pays dans lesquels existe un impôt sur la fortune s’appliquant aux terres agricoles. Elle est le seul pays dans lequel cet impôt s’applique uniquement au foncier, désavantageant ainsi les terres agricoles par rapport aux valeurs mobilières ou liquidités. Elle est aussi le seul pays où cet impôt s’applique aux terres agricoles malgré des loyers de fermage règlementés.

L’étude indique également que la taxation des terres agricoles a augmenté fortement entre 1991 et 2019 avec la création de nouveaux prélèvements (CSG et CRDS, Prélèvement social et Contribution additionnelle au prélèvement social, Cotisation RSA, transformée en Prélèvement de solidarité) et l’augmentation des taxes existantes.

En outre, tous ces impôts et contributions diverses s’appliquent sur des loyers de fermage très faibles. En effet, ils s’élèvent à 140 euros par hectare, en moyenne, en France, contre 800 euros aux Pays-Bas, 530 euros au Danemark, 500 euros en Suisse, 350 euros en Allemagne, 300 euros en Irlande et en Autriche, 230 euros en Finlande, 220 euros au Royaume-Uni et en Pologne, 160 euros en Suède, 150 euros en Espagne, en Slovénie et en Hongrie.

Il faut dire que les loyers de fermage sont le plus souvent libres en Europe, tandis qu’ils sont réglementés en France. Chaque année, un arrêté préfectoral fixe les minima et maxima dans chaque département. C’est ainsi que les auteurs de l’étude de la FRB estiment que les loyers de fermage français sont, en moyenne, inférieurs de moitié à ce qu’ils seraient s’ils étaient fixés de façon libre.

 

Quelles sont les conséquences de cette fiscalité élevée ?

Les propriétaires de terres agricoles en France sont donc pris entre le marteau et l’enclume. Le marteau, ce sont les impôts et taxes plus lourds que dans les autres pays d’Europe, à la fois sur les terres et sur les revenus qu’elles dégagent. Et l’enclume, ce sont les loyers de fermage bas et réglementés.

Les conséquences de cette situation sont facilement imaginables.

D’abord, une rentabilité des terres agricoles après impôt qui est nulle ou négative. L’étude indique que leur taux d’imposition dépasse parfois 100 % de leur revenu. Déjà, en 1986, le Conseil des impôts démontrait que la pression fiscale annuelle moyenne sur les terres agricoles était beaucoup plus élevée en France que dans les trois autres pays pris en comparaison (Allemagne, Royaume-Uni, États-Unis), et qu’elle conduisait après impôts à un rendement négatif des terres agricoles françaises dans tous les cas de figure. Les hausses de taxation multiples intervenues depuis 1986 ont encore accru la pression fiscale et réduit la rentabilité. En 2013, un rapport de l’Inspection générale des Finances montrait que, sur vingt ans, en France, les terres agricoles étaient l’actif au rendement le plus faible ; que leur rendement était le seul qui soit inférieur à l’inflation, et était donc négatif en euros constants ; que c’était le seul actif à être dans ce cas.

La fiscalité française explique aussi un prix faible des terres agricoles par rapport aux autres pays d’Europe.

Aujourd’hui, le prix réel moyen de l’hectare agricole est inférieur de plus d’un tiers à sa valeur de 1978 et ne vaut pas plus qu’en 1965 ! Il vaut, en moyenne, 6000 euros quand il est libre (4500 euros quand il est loué), contre 10 000 euros en Pologne, 12 000 euros en Espagne et en Grèce, 17 000 euros en Slovénie, 18 000 euros au Danemark, 21 000 euros en Allemagne, 23 000 euros en Irlande, 25 000 euros au Royaume-Uni, 30 000 euros en Suisse, 63 000 euros aux Pays-Bas.

Ce différentiel de prix facilite le rachat des terres agricoles françaises par les étrangers. Il pénalise les propriétaires, surtout s’ils sont eux-mêmes agriculteurs, et qu’ils désirent vendre au moment de prendre leur retraite.

Cette mauvaise rentabilité (à l’exploitation comme à la vente) incite à rechercher une meilleure utilisation de la terre. Les propriétaires fonciers peuvent, par exemple, reboiser (les forêts étant moins taxées), implanter des énergies renouvelables (éoliennes, panneaux solaires) qui rapportent plus que les loyers de fermage, ou encore chercher à urbaniser les terrains.

L’étude fait ainsi le lien entre la fiscalité et l’artificialisation des sols qui serait plus rapide en France qu’ailleurs en Europe. Comme le mentionne l’étude, d’un côté l’État divise par deux les revenus du foncier non bâti ; de l’autre, via les rémunérations de complément, il soutient indirectement les revenus versés aux détenteurs de foncier acceptant de l’artificialiser par les exploitants d’énergie solaire au sol et éolienne terrestre.

« Sans intervention de l’État, les revenus du foncier non bâti seraient doubles et l’artificialisation par ces installations aurait moins lieu puisque, en économie de marché pure, une bonne partie d’entre elles ne serait pas rentable. L’intervention de l’État distord donc les revenus issus de ces deux catégories d’activité de telle façon qu’elle accroit la différence entre eux et favorise nettement l’artificialisation ».

À cet égard, la loi visant à empêcher l’artificialisation des sols (ZAN) risque d’aggraver la situation des propriétaires fonciers et des agriculteurs, en plus d’empêcher la construction de logements.

 

Libérer l’agriculture

Que faire pour enrayer le déclin de l’agriculture française et empêcher la maltraitance des agriculteurs ?

En premier lieu, alléger la fiscalité qui empêche le foncier agricole d’être rentable. À cet égard, il conviendrait de supprimer les SAFER (Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural) qui, en plus d’être corrompues, faussent encore un peu plus le marché. Parallèlement, il conviendrait de mettre fin au cercle vicieux des subventions agricoles. Ensuite, il faut libérer l’agriculture d’une réglementation tentaculaire, notamment en ce qui concerne les biotechnologies végétales.

Si la France veut retrouver, un jour, le rang qui fut longtemps le sien parmi les pays agricoles, elle n’a pas d’autres choix que de considérer les agriculteurs comme des entrepreneurs et de les laisser entreprendre.

La culture en péril (15) – Mario Vargas Llosa, « Éloge de la lecture et de la fiction »

Mario Vargas Llosa, dont nous avions récemment présenté l’un des derniers ouvrages, et qui a fait régulièrement l’objet de nombreuses chroniques sur Contrepoints depuis quelques années, est aussi le prix Nobel de littérature de 2010.

Les éditions Gallimard ont édité la conférence qu’il a donnée à cette occasion, véritable éloge de la lecture et de tout ce qu’elle recèle à la fois comme trésors, comme potentiel de résistance au conformisme et comme moyen de défendre les libertés.

 

« Ce qui m’est arrivé de plus important dans la vie »

C’est ce que le célèbre écrivain péruvien écrit au sujet de la lecture, dont il dit qu’elle a enrichi son existence, expliquant à la fois ce qu’elle lui a apporté et ce que les grands auteurs lui ont appris.

 

… si, pour que la littérature fleurisse dans une société, il avait fallu d’abord accéder à la haute culture, à la liberté, à la prospérité et la justice, elle n’aurait jamais existé. Au contraire, grâce à la littérature, aux consciences qu’elle a formées, aux désirs et élans qu’elle a inspirés, au désenchantement de la réalité au retour d’une belle histoire, la civilisation est maintenant moins cruelle que lorsque les conteurs ont entrepris d’humaniser la vie avec leurs fables. Nous serions pires que ce que nous sommes sans les bons livres que nous avons lus ; nous serions plus conformistes, moins inquiets, moins insoumis, et l’esprit critique, moteur du progrès n’existerait même pas.

 

Un rempart contre les tyrannies

Mario Vargas Llosa montre comment la littérature a pour vertu de rendre les individus plus difficiles à manipuler, comment elle unifie, au-delà des différences de langues, de cultures et de croyances, comment elle établit véritablement des ponts entre des personnes différentes.

Références littéraires à l’appui, il illustre la manière dont la lecture a la capacité de nous plonger dans des univers qui viennent égayer nos vies, les enrichir, nous procurer tout une palette d’émotions et de ressentis très variés qui agrémentent notre richesse intérieure et accroissent nos facultés, venant « éclipser les frontières érigées entre hommes et femmes par l’ignorance, les idéologies, les religions, les langues et la stupidité ».

 

Sans les fictions nous serions moins conscients de l’importance de la liberté qui rend vivable la vie, et de l’enfer qu’elle devient quand cette liberté est foulée aux pieds par un tyran, une idéologie ou une religion. Que ceux qui doutent de la littérature, qui nous plonge dans le rêve de la beauté et du bonheur, nous alerte, de surcroît, contre toute forme d’oppression, se demandent pourquoi tous les régimes soucieux de contrôler la conduite des citoyens depuis le berceau jusqu’au tombeau, la redoutent au point d’établir des systèmes de censure pour la réprimer et surveillent avec tant de suspicion les écrivains indépendants.

 

Nous vivons de nouveau une époque de violence, de peurs, de fanatismes, de terrorisme, de barbaries qui tentent d’imposer leurs vérités. La défense de la démocratie libérale, insisite-t-il à l’instar d’Enzo Di Nuozcio, passe par les humanités, par notre capacité à ne pas nous laisser intimider et céder aux peurs. Car « malgré toutes ses insuffisances, elle signifie encore le pluralisme politique, la coexistence, la tolérance, les droits de l’homme, le respect de la critique, la légalité, les élections libres, l’alternance au pouvoir, tout ce qui nous a tirés de la vie sauvage et nous a rapprochés – sans que nous n’arrivions jamais à l’atteindre – de la vie belle et parfaite simulée par la littérature, celle que nous ne pouvons mériter qu’en l’inventant, en l’écrivant et en la lisant. En affrontant les fanatiques assassins, nous défendons notre droit à rêver et à faire de nos rêves la réalité ».

 

Un mode d’émancipation

Très intéressante est également l’évocation de son itinéraire personnel, lorsque Mario Vargas Llosa rappelle qu’il a lui-même été marxiste au cours de sa jeunesse et cru en la capacité du socialisme à remédier aux injustices sociales. Comme beaucoup, il en est revenu, et ce sont notamment les événements historiques, les témoignages de dissidents, mais aussi les écrits de grands penseurs comme Raymond Aron, Jean-François Revel, Isaiah Berlin ou Karl Popper, qui lui ont permis de devenir lentement et progressivement le libéral qu’il est devenu.

C’est fort de toute cette richesse qu’il s’est battu avec conviction, sa vie durant, contre toutes les dictatures, les tyrannies, les totalitarismes. Jusque dans son propre pays, dont il évoque au passage magnifiquement les spécificités et l’amour qu’il lui porte, l’assimilant « en petit format au monde entier », de par la richesse de ses apports historiques multiples, de toutes provenances.

Et quand des moments difficiles ont émaillé sa vie, il existait toujours cette source de vie et d’inspiration ultime, fondatrice, structurante. Cette passion « remettant toujours en question la médiocre réalité », gage de paix et d’éternité, capable de « rendre possible l’impossible » :

 

Mon salut fut de lire, lire de bons livres, me réfugier dans ces mondes où vivre était exaltant, intense, une aventure après l’autre, où je pouvais me sentir libre et être à nouveau heureux. Et d’écrire, en cachette, comme quelqu’un qui se livre à un vice inavouable, à une passion interdite. La littérature cessa d’être un jeu, pour devenir une façon de résister à l’adversité, de protester, de me révolter, d’échapper à l’intolérable : ma raison de vivre.

 

Mario Vargas Llosa, Eloge de la lecture et de la fiction, Gallimard, octobre 2011, 56 pages.

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Comment réconcilier les irréconciliables ?

Un récent article sur l’islam m’a valu quelques critiques, et cette question ironique, si j’avais d’autres articles aussi curieux à proposer. Hélas oui, la mine n’en est pas épuisée.

Un jour les Israéliens seront à nouveau en paix avec leurs voisins palestiniens. Ils auront, on l’espère, exercé dans les bornes les plus strictes leur droit à la légitime défense, et employé avec mesure le dangereux appareil de la guerre. Mais la paix est un idéal négatif, qui n’évoque qu’un monde sans violence. Ne peut-on pas au surplus se respecter, s’entendre, se réconcilier ?

La géographie et l’histoire se mêlent pour dresser devant nous des situations difficiles. Lorsque les républicains chinois sont chassés du pouvoir, ils se réfugient sur une petite île à 160 kilomètres des côtes qu’ils doivent quitter, et ils y fondent un gouvernement de sécession. L’île de la Grande-Bretagne est séparée d’à peine 20 kilomètres des côtes d’Irlande, de sorte que par temps clair on en aperçoit les falaises. Français et Allemands ne sont séparés que par un fleuve de 200 mètres de largeur, bien faible rempart contre les velléités d’une armée. Il y a par le monde beaucoup de ces siamois politiques, qui sont forcés de vivre une cohabitation que souvent ils ne désirent pas.

Sur un même territoire (les États-Unis), les descendants de colons européens ont dû aussi apprendre à vivre au milieu des descendants d’esclaves qu’ils avaient transportés, opprimés puis émancipés, de même qu’avec les indigènes dont ils avaient accaparé les terres.

Solutionner les haines nationales, raciales, religieuses, peut se faire en s’appuyant sur le témoignage de l’histoire. Plusieurs auteurs de la tradition libérale française ont œuvré, en leur temps, à la réconciliation entre catholiques irlandais et anglicans, entre Noirs et Blancs aux États-Unis, notamment, et peuvent nous fournir des idées.

 

Les différents moyens de réconciliation

À les en croire, la première condition à obtenir est la suppression des barrières légales qui empêchent les peuples de s’unir d’eux-mêmes.

En Irlande, il fut un temps interdit à tout Anglais d’adopter le costume et jusqu’à la moustache irlandaise, de même que d’épouser une Irlandaise catholique. Un catholique ne pouvait occuper un emploi public, ni acquérir une propriété. Des barrières douanières s’assuraient que l’industrie textile irlandaise ne prospérait pas (Gustave de Beaumont, De l’Irlande, 1863, t. I, p. 43, 99, 111.). Il fallait donc, en priorité, obtenir l’abolition de ces lois.

La pratique stricte de la justice est, elle, essentiellement pacificatrice.

Aux États-Unis, écrit Charles Comte, ce n’est pas l’oubli de l’histoire, l’abolition des couleurs et des races, qu’il faut ambitionner, mais l’installation d’une justice impartiale et de l’égalité réelle devant la loi.

« Il faut faire, autant que cela se peut, que tous les hommes jouissent d’une protection égale ; il faut que les mêmes qualités ou les mêmes services obtiennent les mêmes récompenses, et que les mêmes vices ou les mêmes crimes soient suivis de peines semblables. » (Traité de législation, 1827, t. IV, p. 496).

L’orgueil de race, cependant, est lent à mourir. Pour le vaincre, il n’est peut-être guère d’autre recours que la liberté des mariages.

À son retour d’Amérique, Gustave de Beaumont soutient que « les mariages communs sont à coup sûr le meilleur, sinon l’unique moyen de fusion entre la race blanche et la race noire » (Marie ou de l’esclavage aux États-Unis, 1835, t. II, p. 317). Mais il faut pour cela vaincre à la fois l’opinion, qui réprouve ces unions, et la loi, qui parfois les interdit ou les déclare nulles.

La mobilisation de l’opinion publique contre les haines nationales, raciales, religieuses, est fortement appuyée par Frédéric Bastiat dans sa défense de la liberté des échanges. Ce sont pour lui des sentiments « pervers » et « absurdes », qu’il est plus encore utile d’éradiquer que le protectionnisme lui-même (Œuvres complètes, t. VI, p. 382 ; t. I, p. 167). Les deux maux se tiennent cependant : le libre-échange est pacificateur et unificateur de son essence, car il fait de l’étranger un ami (Idem, t. II, p. 271).

 

Ne pas céder au découragement

Les haines nationales, religieuses, raciales, paraissent toujours insurmontables aux générations qui les constatent et les combattent. Mais aussi elles meurent, ou faiblissent. L’Anglais et l’Irlandais ne forment pas une union fraternelle, mais le temps n’est plus où le premier enfermait des prisonniers dans des cavernes et y mettait le feu pour les enfumer, où l’autre exprimait sa vengeance en organisant le rapt et le viol des femmes ou des filles des propriétaires anglais qu’il voulait punir. De même la cohabitation des Noirs et des Blancs aux États-Unis a progressé.

Le libéralisme est porteur d’un idéal dont l’application est difficile, les victoires lentes et jamais acquises. Ce n’est pas un motif pour se décourager, mais pour œuvrer à un progrès qu’à peine peut-être nous entreverrons. La liberté, disait Édouard Laboulaye, est une œuvre qui ressemble à ces cathédrales qu’élevait le Moyen Âge : ceux qui les commençaient n’ignoraient pas qu’ils n’en verraient pas la fin. Ou, pour reprendre une autre image, empruntée à Edmond About, nous faisons la cuisine de l’avenir. Nous vidons les poulets et nous tournons la broche, pour que nos arrière-neveux n’aient plus qu’à se mettre à table et à dîner en joie.

À ce titre, combattre les haines nationales, raciales et religieuses, et accompagner les réconciliations, est une œuvre de la plus grande utilité.

La culture en péril (14) – Milan Kundera, « Un Occident kidnappé »

Trop longtemps le drame de l’Europe centrale a été celui de petites nations mal assurées de leur existence historique et politique. Tandis que, après 1945, l’Occident ne la voyait plus que comme une partie de l’Union soviétique.

C’est dans ce contexte que le grand écrivain Milan Kundera, pourtant connu pour sa relative discrétion, a tenu un illustre discours au congrès des écrivains tchécoslovaques en 1967 à la veille du Printemps de Prague, puis écrit un plaidoyer dans la revue Le Débat en 1983, qui a fait parler de lui et sonné l’éveil de beaucoup de consciences. Ce sont ces deux textes qui sont repris dans ce petit volume paru chez Gallimard.

Au moment où la nation ukrainienne s’inscrit en résistance contre l’invasion russe en cette terrible année 2022, il n’est pas inintéressant de revenir sur ces textes, qui montrent l’importance de la résistance par les idées et la culture, ciment qui marque l’identité d’un peuple et son désir de résister coûte que coûte à ceux qui voudraient faire disparaître cette identité et les libertés qui l’accompagnent.

 

L’importance de la littérature dans l’identité culturelle pour Milan Kundera

Des romans de Kundera, que j’avais à peu près tous lus avec passion vers l’âge de 20 ans, il ne me reste malheureusement pas grand souvenir. J’espère les redécouvrir un jour, même si le temps me manque perpétuellement. En attendant, il m’a paru intéressant de prendre connaissance de ce recueil, particulièrement bienvenu dans le contexte actuel.

Le premier texte qui le compose est le discours de 1967 au congrès des écrivains tchécoslovaques.

Il y évoque la non-évidence de l’existence de la nation tchèque, qui est l’un de ses attributs majeurs. Malgré une résurrection de la langue tchèque, alors presque oubliée, grâce à une poignée d’écrivains au début du XIXe siècle, la question du rattachement à une plus grande nation, l’Allemagne, s’est posée. Mais d’autres grands écrivains ont permis par la suite de consolider cette culture, puis de la renforcer et la faire grandir. Jusqu’à ce que l’Occupation durant la Seconde Guerre mondiale, puis le stalinisme, brisent le fragile édifice.

Il n’a tenu une nouvelle fois qu’à une nouvelle poignée d’écrivains et cinéastes de renouer avec cette identité tchèque. Et c’est ce qui constitue le centre de l’intervention de Kundera à travers son discours ce jour-là : préserver l’identité nationale par la culture, la création, les échanges culturels internationaux.

Il est crucial que toute la société tchèque prenne pleinement conscience du rôle essentiel qu’occupent sa culture et sa littérature […] L’Antiquité gréco-romaine et la chrétienté, ces deux sources fondamentales de l’esprit européen, qui provoquent la tension de ses propres expansions, ont presque disparu de la conscience d’un jeune intellectuel tchèque ; il s’agit là d’une perte irremplaçable. Or, il existe une solide continuité dans la pensée européenne qui a survécu à toutes les révolutions de l’esprit, pensée ayant bâti son vocabulaire, sa terminologie, ses allégories, ses mythes ainsi que ses causes à défendre sans la maîtrise desquels les intellectuels européens ne peuvent pas s’entendre entre eux.

Il s’érige en outre contre l’esprit de vandalisme qui caractérise ceux qui entendent censurer ou interdire des œuvres qui leur paraissent inconvenantes.

Toute répression d’une opinion, y compris la répression brutale d’opinions fausses, va au fond contre la vérité, cette vérité qu’on ne trouve qu’en confrontant des opinions libres et égales. Toute interférence dans les libertés de pensée et d’expression – quelles que soient la méthode et l’appellation de cette censure – est au XXe siècle un scandale, ainsi qu’un lourd fardeau pour notre littérature en pleine effervescence. Une chose est incontestable : si aujourd’hui nos arts prospèrent, c’est grâce aux avancées de la liberté de l’esprit. Le sort de la littérature tchèque dépend à présent étroitement de l’étendue de cette liberté.

Il ajoute alors que, bien que cela paraisse paradoxal, l’amère expérience du stalinisme s’est révélée être un atout. Car, bien souvent, les tourments se transforment en richesse créatrice. Et c’est ce qui s’est passé, y compris à travers son œuvre à laquelle je faisais référence plus haut dans mon expérience personnelle. Une douloureuse expérience qui s’est transformée en « un affranchissement libérateur des vieilles frontières », qui a apporté du sens et de la maturité à la culture tchèque. Une chance dont il convient d’être conscient, en appelle-t-il à ses confrères, si l’on ne veut pas la laisser passer et la gâcher. Car il en va de la survie de ce peuple.

 

Un Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale

Le second texte est paru en 1983 dans la revue Le Débat.

Traduit dans plusieurs langues, il a connu un certain retentissement à l’époque. Milan Kundera y évoque les soulèvements pour la liberté de Budapest et de Varsovie en 1956, puis de Prague et de nouveau Varsovie en 1968. Qui, dans la logique de son discours de 1967, inscrit la force de l’identité culturelle comme marqueur essentiel de la révolte des peuples.

« L’identité d’un peuple ou d’une civilisation se reflète et se résume dans l’ensemble des créations spirituelles qu’on appelle d’habitude « culture ». Si cette identité est mortellement menacée, la vie culturelle s’intensifie, s’exacerbe, et la culture devient la valeur vivante autour de laquelle tout le peuple se regroupe. C’est pourquoi, dans toutes les révoltes centre-européennes, la mémoire culturelle ainsi que la création contemporaine ont joué un rôle aussi grand et aussi décisif que nulle part et jamais dans aucune révolte populaire européenne.

Des écrivains, regroupés dans un cercle qui portait le nom du poète romantique Petöfi, déclenchèrent en Hongrie une grande réflexion critique et préparèrent ainsi l’explosion de 1956. Ce sont le théâtre, le film, la littérature, la philosophie qui travaillèrent pendant des années à l’émancipation libertaire du Printemps de Prague. Ce fut l’interdiction d’un spectacle de Mickiewicz, le plus grand poète romantique polonais, qui déclencha la fameuse révolte des étudiants polonais en 1968. Ce mariage heureux de la culture et de la vie, de la création et du peuple marqua les révoltes centre-européennes d’une inimitable beauté, dont nous, qui les avons vécues, resterons envoûtés à jamais. »

En réponse aux réactions des intellectuels français ou allemands, plutôt sceptiques ou suspicieux à l’époque, Kundera fait remarquer ceci :

C’est bizarre, mais pour certains la culture et le peuple sont deux notions incompatibles. L’idée de culture se confond à leurs yeux avec l’image d’une élite des privilégiés. C’est pourquoi ils ont accueilli le mouvement de Solidarité avec beaucoup plus de sympathie que les révoltes précédentes. Or, quoi qu’on en dise, le mouvement de Solidarité ne se distingue pas dans son essence de ces dernières, il n’est que leur apogée : l’Union la plus parfaite (la plus parfaitement organisée) du peuple et de la tradition culturelle persécutée, négligée ou brimée, du pays.

S’inscrivant toujours dans une perspective historique, Kundera analyse ensuite les effets de la russification et de l’asservissement à la Russie pendant deux siècles sur des peuples comme la Pologne, et qui ont créé du ressentiment.

Les ambitions impériales de la Russie représentaient alors un danger pour les peuples d’Europe centrale, contre lesquels l’Empire Habsbourg fut en quelque sorte un rempart.

Pendant longtemps, écrit-il, les nations d’Europe centrale rêvaient d’une alliance à l’Ouest-Européenne, faite du respect des diversités. À rebours du rêve russe d’uniformité.

En effet, rien ne pouvait être plus étranger à l’Europe centrale et à sa passion de diversité que la Russie, uniforme, uniformisante, centralisatrice, qui transformait avec une détermination redoutable toutes les nations de son empire (Ukrainiens, Biélorusses, Arméniens, Lettons, Lituaniens, etc.) en un seul peuple russe (ou, comme on préfère dire aujourd’hui, à l’époque de la mystification généralisée du vocabulaire, en un seul peuple soviétique).

Sans renier l’existence d’une identité culturelle commune, à travers en particulier les grands écrivains et les opéras russes, contrecarrés cependant par les « vieilles obsessions antioccidentales de la Russie », ranimées par le communisme.

Je veux souligner encore une fois ceci : c’est à la frontière orientale de l’Occident que, mieux qu’ailleurs, on perçoit la Russie comme un anti-Occident ; elle apparaît non seulement comme une des puissances européennes parmi d’autres, mais comme une civilisation particulière, comme une autre civilisation.

Dans cet écrit de 1983, Milan Kundera interroge surtout les causes de la tragédie qui a conduit Polonais, Tchèques, ou encore Hongrois, à disparaître de « la carte de l’Occident ».

C’est avant tout leur histoire mouvementée qui est au centre de cet état de fait.

Coincées d’un côté par les Allemands, de l’autre par les Russes, ces nations à tradition d’État moins forte que les grands peuples européens, ont eu du mal à assurer leur survie et celle de leur langue. L’échec de l’Empire autrichien fut, en définitive, aussi le leur, dont profitèrent Hitler, puis Staline. Mais c’est aussi, écrit Kundera, les lieux communs autour de la soi-disant « âme slave » qui a nui à ces nations et servi les intérêts russes. Des nations caractérisées, non pas par des frontières politiques, en raison des multiples invasions, conquêtes ou occupations, mais par des frontières imaginaires, issues de « grandes situations communes », et toujours changeantes « à l’intérieur desquelles subsistent la même mémoire, la même expérience, la même communauté de tradition ». Et pour lesquelles, ajoute-t-il, le génie juif a constitué en outre le véritable ciment intellectuel, par son caractère profondément cosmopolite et intégrateur, mais aussi en raison de son destin particulier à travers l’histoire, parfaitement symbolique de cette existence en permanence sujette à caution.

« L’Europe centrale en tant que foyer de petites nations a sa propre vision du monde, Vision basée sur la méfiance profonde à l’égard de l’Histoire. L’Histoire, cette déesse de Hegel et de Marx, cette incarnation de la Raison qui nous juge et qui nous arbitre, c’est l’Histoire des vainqueurs. Or, les peuples centre-européens ne sont pas vainqueurs. Ils sont inséparables de l’Histoire européenne, ils ne pourraient exister sans elle, mais ils ne représentent que l’envers de cette Histoire, ses victimes et ses outsiders. C’est dans cette expérience historique désenchantée qu’est la source de l’originalité de leur culture, de leur sagesse, de leur « esprit de non-sérieux » qui se moque de la grandeur et de la gloire.

[…]

Voilà pourquoi dans cette région de petites nations « qui n’ont pas encore péri », la vulnérabilité de l’Europe, de toute l’Europe, fut visible plus clairement et plus tôt qu’ailleurs. En effet, dans notre monde moderne, où le pouvoir a tendance à se concentrer de plus en plus entre les mains de quelques grands, toutes les nations européennes risquent de devenir bientôt petites nations et subir leur sort. »

La disparition du foyer culturel centre-européen, qui est passée inaperçue aux yeux de l’Europe – sujet essentiel au centre de la préoccupation de Kundera dans cet article – aurait donc pour origine le fait que l’Europe ne ressent plus son identité comme une unité culturelle. De même qu’auparavant la religion avait cessé d’être ce ciment commun.

Mais pour laisser place à quelle forme d’unité, s’interroge le grand écrivain tchèque ?

Quel est le domaine où se réaliseront des valeurs suprêmes susceptibles d’unir l’Europe ? Les exploits techniques ? Le marché ? Les médias ? (le grand poète sera-t-il remplacé par le grand journaliste ?) Ou bien la politique ? Mais laquelle ? Celle de droite ou celle de gauche ? Existe-t-il encore, au-dessus de ce manichéisme aussi bête qu’insurmontable, un idéal commun perceptible ? Est-ce le principe de la tolérance, le respect de la croyance et de la pensée d’autrui ? Mais cette tolérance, si elle ne protège plus aucune création riche et aucune pensée forte, ne devient-elle pas vide et inutile ?

Ou bien peut-on comprendre la démission de la culture comme une sorte de délivrance, à laquelle il faut s’abandonner dans l’euphorie ? Ou bien le Deus absconditus reviendra-t-il pour occuper la place libérée et pour se rendre visible ? Je ne sais pas, je n’en sais rien. Je crois seulement savoir que la culture a cédé sa place.

Milan Kundera, Un Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale, Gallimard, novembre 2021, 80 pages.

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Quand la bureaucratie fait vivre un calvaire administratif aux agriculteurs bourguignons

Six cents, soit presque deux par jour : c’est le nombre d’agriculteurs qui se suicident chaque année en France. Ce nombre en augmentation illustre tristement une condition agricole faite d’isolement, un isolement qui n’a d’égal que la dépendance des exploitants aux subventions publiques en tous genres. À titre d’exemple, en 2019, ces aides représentaient en moyenne 74 % des revenus des agriculteurs, et jusqu’à 250 % pour les producteurs de viande bovine.

Isolés socialement mais fonctionnaires de fait, les agriculteurs ont tout récemment été une nouvelle fois frappés de plein fouet par des retards et des dysfonctionnements dans l’instruction des dossiers de subventions, mettant en péril un nombre important d’exploitations déjà soutenues à bout de bras par la machine publique.

 

Le FEADER, deuxième pilier de la PAC

Mis en place en 2007, le Fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER) est le principal instrument de financement de la politique agricole commune (PAC) créée par le traité de Rome un demi-siècle plus tôt.

La PAC se fonde sur deux piliers : la structuration du marché agricole et, depuis 2007 donc, le développement rural.

Inscrit dans la logique de programmation propre aux politiques européennes, l’objectif du FEADER est explicitement de garantir l’avenir des zones rurales en s’appuyant sur les services publics et l’économie locale.

Sans surprise, le FEADER est impliqué dans la vaste politique de planification écologique européenne qu’est Europe 2020, avec en ligne de mire une agriculture « soutenable » et « durable ».

Initialement destiné à disparaître à la fin de ce plan, le FEADER a suivi la myriade de mesures publiques qui perdurent, avec notamment la relance européenne NextGenerationEU adoptée par le Conseil européen en 2020.

 

Une responsabilité transférée

Sauf qu’au 1er janvier 2023, la responsabilité de ce fonds a été confiée aux États. En France, ce dernier l’a transféré aux conseils régionaux volontaires qui ont rapidement accusé d’importants retards de paiement mettant gravement en péril de nombreuses exploitations agricoles.

La région Bourgogne-Franche-Comté n’y fait malheureusement pas exception, au point que la situation s’est particulièrement envenimée le 6 novembre dernier.

Ce jour-là, trois élus de la majorité socialiste au conseil régional ont été pris à partie par des exploitants de Saône-et-Loire :

« C’est une honte, un scandale, une catastrophe, vous êtes des nuls, des incompétents, votre administration est lamentablement défaillante, à la ramasse ».

Ces propos ont contraint le sénateur et président du groupe socialiste à l’assemblée régionale Jérôme Durain, présent ce jour-là, à reconnaître la responsabilité des élus dans une situation qui met les agriculteurs « dans la merde ».

Concrètement, les agriculteurs, soutenus dans leurs revendications par la Confédération paysanne, reprochaient à la collectivité la piètre qualité du traitement des dossiers de demande de dotation d’aide à l’investissement aux installations de jeunes agriculteurs.

 

Un temps de traitement rallongé

Au cœur de ces doléances, donc, le transfert aux régions du traitement de ces demandes. Ces transferts se sont pourtant accompagnés de compensations financières de la part de Paris sous la forme de 35 agents à temps plein issus de la Direction départementale des territoires (DDT). Mais la plupart ont toutefois refusé leur mutation à Besançon et Dijon, lieux concentrant le dispositif.

Pour y faire face, des recrutements ont été lancés, mais la moitié des effectifs n’a toujours pas été pourvue, s’ajoutant au changement d’outil informatique.

Le résultat ne s’est pas fait attendre : moins de 10 % des 3500 dossiers en retard de paiement ont pour l’heure pu être instruits.

De quoi nourrir un profond ressentiment dans le milieu agricole, au point que de nombreux agents sont victimes de harcèlement voire de menaces ayant entraîné des mains courantes.

 

Un fonds en hausse

Pourtant, le dispositif semblait lancé sur de bonnes bases, le FEADER ayant été augmenté de 28 % pour la programmation 2023-2027 selon Christian Decerle, président de la chambre régionale d’agriculture.

La situation a contraint le ministre de l’Agriculture, Marc Fesneau, à réagir afin d’appeler les élus à résoudre rapidement les problèmes administratifs pour éviter des conséquences graves pour les agriculteurs.

 

Agriculture et bureaucratie

FEADER, PAC, DDT… autant d’acronymes à la fois très bureaucratiques et très français qui frappent de plein fouet l’activité qui devrait pourtant être la plus épargnée de ces questions : l’agriculture. Activité naturaliste par excellence, là où la bureaucratie est celle de la complexité humaine, l’agriculture symbolise à la fois la maîtrise de la nature et l’aboutissement de notre besoin le plus primaire en tant qu’espèce inscrite dans le vivant : la nourriture.

Pourtant, ce milieu est depuis longtemps l’objet de politiques planificatrices ayant pour objectif de protéger le marché intérieur au détriment d’un partenariat sain entre les nations à travers de véritables politiques de libre-échange.

 

De l’urgence de débureaucratiser

Dans les faits, la PAC, comme d’autres politiques planificatrices, transforme les agriculteurs en fonctionnaires chargés de mener leur exploitation comme des gestionnaires administratifs, tandis que le principal acteur touché par la réglementation n’est autre que le consommateur final qui en paie le coût.

Or, cette réglementation est la contrepartie des subventions accordées. Celles-ci peinent donc à arriver dans le portefeuille des exploitants en raison de cette même norme. Autant dire que pour les agriculteurs français, c’est le serpent qui se mord la queue, toujours avec pour principale cause la bureaucratie.

Dissolution des Soulèvements de la Terre : les décroissantistes mènent la danse jusqu’au Conseil d’État

Le 25 mars 2023, s’est déroulée une sorte de répétition du 29 octobre 2022 à Sainte-Soline dans les Deux-Sèvres : une manifestation de protestation – interdite – contre les réserves de substitution baptisées « méga-bassines » avec trois cortèges, dont un réputé « familial » et un autre équipé pour une guérilla campagnarde.

Entretemps, le 10 décembre 2022, une opération de sabotage a causé d’importants dégâts contre la cimenterie Lafarge de Bouc-Bel-Air, près de Marseille. Cette action de sabotage, non revendiquée par un groupe, aurait été « soutenue » par les Soulèvements de la Terre.

Le 22 avril 2023, une manifestation contre la future (ou ex-future ?) autoroute A69 Castres-Toulouse à Saïx, a eu lieu dans le Tarn. Elle fut calme et bon enfant, peut-être parce que le ministre de l’Intérieur et des Outre-mer avait annoncé le 28 mars 2023, lors des questions au gouvernement, qu’il engageait la procédure de dissolution des Soulèvements de la Terre.

Le 7 mai 2023, s’est tenue une manifestation contre le contournement est de Rouen à Léry-Poses (Eure) ; elle aurait été « folklorique » avec, par exemple, le creusement d’un trou censé être une mare à tritons, n’eût été une opération de cloutage d’arbres susceptible de mettre en péril à l’avenir l’intégrité physique des bûcherons et autres travailleurs du bois, et le blocage de l’autoroute A13.

Le 11 juin 2023, s’est tenue une manifestation dans la région nantaise contre « l’extension des carrières de sable », « le maraîchage industriel » et « la surconsommation de béton ». Des cortèges passaient, sans doute par hasard (ironie), près des parcelles expérimentales en agroécologie de la Fédération des Maraîchers Nantais. Les bâches des serres ont été lacérées, les tableaux électriques et les systèmes de goutte-à-goutte détruits, les cultures arrachées. La police n’est pas intervenue. Une autre action quelques kilomètres plus loin a consisté à arracher une parcelle de muguet chez un producteur, et à la remplacer par des semences (dites) paysannes de sarrasin. C’est ce que Pleinchamp a appelé « Les saccages au nom de l’écologie ». Pas sûr… la grande cause a peut-être été instrumentalisée pour assouvir des animosités et ressentiments personnels. Et c’est l’avenir, précisément écologique, qu’on a saccagé.

Il y eut, le 17 juin 2023, une manifestation – interdite – contre le chantier d’une nouvelle ligne ferroviaire avec un tunnel de base entre Lyon et Turin ; elle aurait été calme s’il n’y avait eu une brève occupation de l’autoroute A43 et des échauffourées au niveau de Saint-Rémy-de-Maurienne, en Savoie.

À partir du 18 août 2023, un « convoi de l’eau », était censé constituer une mobilisation contre les « méga-bassines ». Parti de Sainte-Soline il devait arriver à Paris le 27 août 2023. Ayant été dissout entre-temps, les Soulèvements de la Terre n’en était plus co-organisateur. En cours de route, cependant, le 20 août 2023, un green du golf de Beaumont-Saint-Cyr a fait l’objet d’un acte de vandalisme signé du logo des Soulèvements de la Terre, paraît-il non planifié. Les gendarmes ont dispersé les intrus, sans procéder à des interpellations.

Il y eut, le 21 octobre 2023, une nouvelle manifestation contre l’autoroute A69 Castres-Toulouse. À la clé : des grilles arrachées, un déluge de jets de pierres sur les façades vitrées d’une société de terrassement, Bardou Promotion, et un début d’incendie chez le cimentier Carayon, occasionnant des dégâts sur une cabine de chantier, trois camions-toupies et un engin de travaux publics.

 

Prudence ou tergiversations gouvernementales ?

Annoncé le 28 mars 2023, lors des questions au gouvernement, le décret de dissolution s’est fait attendre, et on peut prendre cela tant comme le résultat de la complexité juridique du dossier que comme une hésitation – un problème de « en même temps » – au sein du gouvernement. 

Poussé par le président de la République lors du Conseil des ministres du 14 juin 2023, le gouvernement a tablé un projet lors de la session du 21 juin. Le décret a été signé le même jour.

Il se fonde principalement sur l’article L. 212-1 du Code de la sécurité intérieure : 

« Sont dissous, par décret en Conseil des ministres, toutes les associations ou groupements de fait : 1° Qui provoquent à des manifestations armées ou à des agissements violents à l’encontre des personnes ou des biens ». 

 

Il est longuement motivé, avec une description détaillée – bien plus que notre résumé ci-dessus – des faits et gestes invoqués à l’appui de la décision.

Par exemple, après une description détaillée des actes de vandalisme dans la région nantaise :

« … que ces faits de dégradation, méthodiquement planifiés et exécutés, confirment que la violence loin d’être fortuite ou accidentelle, constitue un mode d’action parfaitement théorisé et assumé de la part du groupement, quel que soit le lieu de la manifestation ou la cible visée ».

 

Le Conseil d’État au secours des Soulèvements de la Terre

Le décret a fait, bien évidemment, l’objet d’une procédure contentieuse devant le Conseil d’État. Le référé suspension a prospéré le 11 août 2023 (communiqué de presse du Conseil d’État). En bref, il a été estimé, d’une part, que la dissolution des Soulèvements de la Terre porte atteinte à la liberté d’association et crée pour les requérants une situation d’urgence (ce qui rendait la requête admissible).

Et d’autre part que :

« Au stade du référé, les éléments apportés par le ministre de l’Intérieur et des Outre-mer pour justifier la légalité du décret de dissolution des Soulèvements de la Terre n’apparaissent pas suffisants au regard des conditions posées par l’article L. 212-1 du Code de la sécurité intérieure ». 

 

Les Soulèvements de la Terre a également gagné dans la procédure quant au fond le 9 novembre 2023 – contrairement à trois associations (GALE, Alvarium et CRI) ; on peut dire doublement gagné, le Conseil d’État n’ayant pas suivi le rapporteur public qui recommandait la confirmation de la dissolution.

Isolons-le du chapô du communiqué de presse :

« Une dissolution est justifiée […] si une organisation incite, explicitement ou implicitement, à des agissements violents de nature à troubler gravement l’ordre public. Peut constituer une telle provocation le fait de légitimer publiquement des agissements d’une gravité particulière ou de ne pas modérer sur ses réseaux sociaux des incitations explicites à commettre des actes de violence. »

 

Il faut déduire de cette considération que le Conseil d’État n’a pas jugé suffisamment graves les faits portés dans l’exposé des motifs du décret du gouvernement ni, peut-être, les autres faits qui sont de notoriété publique. Selon sa décision, s’agissant des provocations à la violence contre les personnes et de Sainte-Soline :

« … Par ailleurs, si, […] plusieurs dizaines de membres des forces de l’ordre ont été blessés lors de heurts avec les manifestants, cette seule circonstance, alors même que certains des auteurs de violence se seraient réclamés des Soulèvements de la Terre, ne constitue pas une provocation imputable au groupement au sens des dispositions citées au point 3. »

 

Et, à propos des atteintes aux biens :

« 12. la décision de dissolution d’une association ou d’un groupement de fait […] ne peut être légalement prononcée que si elle présente un caractère adapté, nécessaire et proportionné à la gravité des troubles susceptibles d’être portés à l’ordre public par ses agissements. Si des provocations explicites ou implicites à la violence contre les biens […] sont imputables au groupement de fait Les Soulèvements de la Terre, et ont pu effectivement conduire à des dégradations matérielles, il apparaît toutefois, au regard de la portée de ces provocations, mesurée notamment par les effets réels qu’elles ont pu avoir, que la dissolution du groupement ne peut être regardée, à la date du décret attaqué, comme une mesure adaptée, nécessaire et proportionnée à la gravité des troubles susceptibles d’être portés à l’ordre public. »

 

Il est sans doute permis de penser que les Soulèvements de la Terre doit peut-être son salut à l’action des forces de l’ordre qui ont empêché un saccage à Sainte-Soline ! Et que cette décision constitue une autorisation de vandaliser, pourvu que les « effets réels » restent dans des limites non précisées, sans être nuls.

De fait, au considérant 10, après une longue énumération de faits et de prises de position :

« Si le groupement soutient que ces prises de position participeraient d’un débat d’intérêt général sur la préservation de l’environnement et s’il en revendique la portée « symbolique« , ces circonstances sont, par elles-mêmes, sans incidence sur leur qualification de provocation à des agissements violents contre les biens. »

 

À l’Assemblée nationale le constat est différent et implacable 

L’organisation les Soulèvements de la Terre est coresponsable du déferlement des violences de Sainte-Soline.

Parallèlement, faisant suite à une proposition de résolution déposée par les présidents des groupes Renaissance et Horizons, l’Assemblée nationale a mis en place le 10 mai 2023 une « commission d’enquête sur la structuration, le financement, les moyens et les modalités d’action des groupuscules auteurs de violences à l’occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements ».

La Commission a clôturé ses travaux le 7 novembre 2023 – deux jours avant l’arrêt quant au fond du Conseil d’État – sur un rapport d’une portée générale mais particulièrement fourni sur une constellation particulière.

Le communiqué de presse est particulièrement clair :

« Au terme des travaux de la commission d’enquête, le rapporteur conclut à la responsabilité écrasante des trois organisateurs – les Soulèvements de la Terre, Bassines non merci! et la Confédération paysanne dans le déferlement des violences constaté à Sainte-Soline le 25 mars 2023. 

Le rapporteur relève, dans les jours ayant précédé le rassemblement, les préparatifs et actions peu conformes à l’ambition affichée d’un rassemblement apaisé et pacifique. Tous les éléments recueillis par la commission d’enquête indiquent au contraire que les organisateurs de la manifestation de Sainte-Soline se sont pensés avant tout comme des soldats d’une cause intégrant pleinement l’enjeu et la nécessité de la radicalité violente

En outre, les trois organisations ont refusé le dialogue avec les services de l’État, rendant impossible la formalisation d’un véritable dispositif prévisionnel, tant en matière de maintien de l’ordre que d’évacuation des blessés. Le bilan humain dressé par le procureur de la République est lourd : 48 gendarmes blessés dont deux en urgence absolue ; trois manifestants en urgence absolue ; deux journalistes en urgence relative. »

 

Citons deux phrases du rapport d’enquête :

« L’enchainement des évènements préalables au rassemblement de Sainte-Soline met également en lumière une dégradation progressive du climat politique et psychologique quelques jours avant la date prévue du rassemblement, donnant lieu à des préparatifs et des actions peu conformes à l’ambition affichée d’un rassemblement apaisé et pacifique.

[…]

Au total, la responsabilité des trois organisateurs dans le déferlement de violences constaté à Sainte-Soline est absolument écrasante. Votre rapporteur, compte tenu des éléments recueillis par la commission d’enquête, a acquis la conviction que loin d’être un tragique dérapage, les violences commises le 25 mars, en particulier contre les forces de l’ordre, s’inscrivent dans une démarche assumée de confrontation, au risque d’atteintes à des vies. »

 

Ce sont les idées décroissantistes qui posent problème, bien plus que les organisations qui les portent

On peut gloser sur la pertinence et l’opportunité d’une dissolution des Soulèvements de la Terre, une sorte de holding à l’évidence bien structurée mais informelle de la contestation et de l’activisme. 

Une dissolution ne sert à rien si on ne s’attaque pas aux idées. Et c’est un ensemble de compétences et de savoir-faire qui trouverait sans aucun doute à s’exprimer et se valoriser sous une autre forme. 

Ou se faire instrumentaliser car, ne nous leurrons pas, toutes les causes promues ne s’inscrivent pas dans le grand idéal du « sauver la planète ». Ainsi, dans la région maraîchère nantaise, l’accès à la terre est notoirement difficile pour certains…

Ou encore se faire déborder ainsi qu’en témoignent des actes de sabotage frappant l’ensilage de maïs, actes dénoncés par… la Confédération Paysanne, un partenaire majeur des Soulèvements de la Terre.

C’est sur le fond que la décision du Conseil d’État nous paraît constituer un problème fondamental pour notre société. Que faut-il déduire, par exemple, du constat suivant qu’il a fait, sinon que le positionnement ainsi décrit est admissible en droit, puisqu’il ne l’a pas sanctionné ?

 

« … il ressort des pièces du dossier que le groupement de fait Les Soulèvements de la Terre s’inscrit, à travers ses prises de position publiques […] dans le cadre d’une mouvance écologiste radicale promouvant non seulement ce qu’il appelle « la désobéissance civile » mais aussi les appels à ce que le groupement dénomme « désarmement » des infrastructures portant atteinte à l’environnement… »

 

Cela s’inscrit dans un contexte plus général de banalisation d’une pseudo-désobéissance civile et du vandalisme, et de légitimation de la violence. Notons que cette forme de complaisance n’est pas nouvelle. En témoigne la grande tolérance, y compris judiciaire, pour les « faucheurs volontaires d’OGM » (de plantes qui ne sont pas génétiquement modifiées).

Les actions militantes, y compris délinquantes, bénéficient du soutien de personnes plus ou moins en vue, en mal de notoriété, ou atteintes du beson compulsif de « s’indigner ». Ainsi que de différents milieux – politiques (voir par exemple les élus paradant avec leur écharpe tricolore dans des manifestations interdites…), médiatiques (voir les articles et reportages d’une grande complaisance… ou la discrétion quasi généralisée sur le rapport d’enquête parlementaire précité), associatifs (pensez par exemple à certaines entités censées défendre les Droits de l’Homme…), etc.

Faisons une mention particulière de certains rapporteurs spéciaux de la Commission des Droits de l’Homme qui, à l’évidence, ont perroquété les thèses des opposants aux « méga-bassines », ainsi que le secrétariat de la Commission. « La France doit respecter et promouvoir le droit de réunion pacifique, déclarent des experts de l’ONU », après Sainte-Soline ?

Une mention, aussi, aux membres du monde académique et scientifique qui contribuent à alimenter ce cercle vicieux. Certains, regroupés ou non dans des structures militantes, produisent des appels et tribunes assorties de nombreuses signatures, la plupart de personnes sans aucune qualification pour le sujet abordé. D’autres agissent à titre individuel, le cas échéant en faisant valoir explicitement ou implicitement une appartenance à un organisme prestigieux comme le GIEC, lequel est ainsi instrumentalisé comme caution du militantisme et garant de la justesse de la cause (mais il est vrai qu’il a aussi dérapé sur ce plan).

On ne saurait leur dénier le droit de s’investir en soutien d’une cause qu’ils estiment noble, d’exercer leur « droit à la liberté d’expression, comme scientifique, comme citoyenne ». Encore faut-il que leur action soit de bonne foi – en particulier que les qualités de scientifiques et les affiliations soient revendiquées légitimement et ne soient pas galvaudées, et que l’on ne produise pas indûment un argument d’autorité. 

Face à cette situation, il y a de quoi avoir un haut-le-cœur.

« Gravité », c’est le mot que l’on peut choisir pour décrire la situation actuelle. On ne saurait, en même temps, rejeter « toute forme de violence » et prendre la défense, grâce à des litotes, de « mouvements sociaux pour la justice climatique, qui prennent, dans les régions rurales comme dans les centres urbains, de nouvelles formes d’actions de résistance non violente, parfois perturbatrices ».

« Quelle est la menace la plus grave ? », s’était interrogée Mme Valérie Masson-Delmotte dans un meeting en soutien des Soulèvements de la Terre. À notre sens que ces mouvements dérivent vers une forme de luddisme destructeur. Qu’a-t-on par exemple tagué en juin dernier sur les bâches abritant des parcelles expérimentales en agroécologie, à la Fédération des Maraîchers Nantais ? « Que brûle l’agro-industrie ! ». Ou (non exclusif) qu’une majorité de citoyens excédés finissent par investir un parti se réclamant de l’ordre.

Il faut donc réagir. Démonter les argumentaires ineptes ou fallacieux. Expliquer… Oui, par exemple, les « méga-bassines » sont aussi une réponse au changement climatique… Non, l’autoroute A69 Castres-Toulouse n’est pas un crime climaticide…

Haut les cœurs !

L’assimilation, ce concept antilibéral

Dans un article précédent, j’ai montré que l’immigration libre était un point du programme des libéraux français classiques, et que pour marcher dans leurs pas, il nous fallait penser les contours de cette politique, plutôt que la rejeter.

J’examinerai aujourd’hui le principe de l’assimilation, pour voir s’il peut être reconnu par le libéralisme.

 

Le droit d’être minoritaire

C’est un principe fondamental du libéralisme que le respect des opinions et des actions inoffensives des minorités, et de tout ce qui peut être défini comme la sphère propre de l’individu (Benjamin Constant, Œuvres complètes, t. IV, p. 643 ; t. XIII, p. 118). En d’autres termes, chaque individu a le droit d’avoir ses goûts, ses opinions ; on n’exige guère de lui que sa soumission aux lois, c’est-à-dire qu’il ne blesse pas la liberté égale de son voisin, et ne détruise pas ses propriétés.

D’ordinaire, l’individu qui est né sur le sol et qui acquiert la nationalité par la naissance n’est pas inquiété par les prétentions coercitives de quelconques majorités. L’opinion commune ne le contraint pas : il adopte les tenues vestimentaires qu’il a choisi ; il a ses opinions ; en bref, il mène sa vie selon son propre règlement.

Mais on voudrait que les immigrés, en tant que nouveaux venus, se conforment aux opinions majoritaires, ou couramment admises. D’abord, il faudrait pouvoir les définir, et d’ordinaire, on s’en garde bien. Mais sans doute la chose est assez claire : il faut pour eux s’habiller « comme tout le monde », penser « comme tout le monde », et en somme vivre la vie de tout le monde.

Ce projet a le grave défaut de s’opposer à la nature de l’homme. La nature a voulu l’inégalité : les individus naissent inégaux, leurs expériences de vie sont différentes, et les instruments par lesquels ils produisent leurs émotions et leurs idées, sont différents (Ch. Dunoyer, Nouveau traité, etc., 1830, t. I, p. 92-93). On n’est pas maître d’aimer la musique de la majorité, ou les plats dont se régale la majorité, par un simple acte de la volonté (G. de Molinari, Conversations sur le commerce des grains, 1855, p. 159 et suiv.). Tocqueville était convaincu de l’importance de la religion, mais il n’était pas libre de croire ce qu’il ne croyait pas.

Faire adopter des modes vestimentaires, des opinions et des modes de vie, se fait ou par la conviction, ou par la contrainte. Dans le cas de l’assimilation, on rejette d’avance la conviction, car ce serait admettre le droit d’être innocemment minoritaire, et c’est ce dont précisément on ne veut pas. Il faudra donc édicter et faire respecter certaines opinions, des manières de se vêtir, de vivre. Il y aura des sanctions pour ceux qui y contreviendront.

De ce point de vue, l’assimilation, si elle veut dire adopter certains modes de vie, n’est pas conforme aux principes du libéralisme, et elle prépare aux confins de la grande société une petite société qui est à l’opposée de son idéal.

 

Le paradoxe de l’enfant

L’immigrant, dira-t-on, est un nouveau venu : par conséquent, il n’a pas les mêmes droits, il ne mérite pas la même liberté. Il vient dans une société déjà formée, dont il doit respecter les susceptibilités. Il ne peut pas marcher à sa guise son propre chemin.

Cependant, tout nouvel enfant qui naît en France se présente aussi essentiellement comme un nouvel arrivant. Or qui dira qu’il a le devoir absolu de s’assimiler ? Au contraire, vous le verrez bientôt avoir ses opinions, ses goûts, ses penchants. De la société dont il a hérité, il fera, avec d’autres, ce qu’il voudra et ce qu’il pourra. Il renversera peut-être les opinions reçues, lancera de nouvelles modes dont les plus anciens s’offusqueront. Tout cela est dans l’ordre. Car chaque nouvelle génération remplace celle de ses parents et grands-parents, dans un grand-remplacement continuel qui est de l’essence des sociétés humaines.

Cette évolution naturelle est d’ailleurs la condition du progrès. Il ne faut pas en avoir peur. La prétention de fixer le cadre social des générations futures est au contraire profondément antilibérale, et rappelle les charges que Turgot lançait jadis contre les fondations pieuses prétendument immortelles (Article « Fondation » de l’Encyclopédie).

De ce point de vue encore, la prétention à l’assimilation ne paraît pas conforme aux principes du libéralisme.

 

L’assimilation vraie et fausse

À en croire les auteurs libéraux classiques, l’assimilation est de toute manière, dans notre pays, une véritable utopie. Sur un même sol, les Français se feront plutôt arabes que les Arabes ne se feront français ; laissés à leur propre impulsion, certains retourneront à la vie sauvage, plutôt que de pousser les populations indigènes à suivre leurs pratiques civilisées. (Édouard Laboulaye, Histoire politique des États-Unis, 1867, t. III, p. 53 ; Paul Leroy-Beaulieu, De la colonisation chez les peuples modernes, 1874, p. 154)

La vraie assimilation se fait par la conviction, le libre débat, l’influence d’une culture supérieure qui produit des merveilles éclatantes et qu’on admire. Elle se fait aussi par la nature imitative de l’homme, par son goût pour la tranquillité, par son conservatisme. Enfin, elle procède des unions de l’amour.

L’assimilation légale, je ne vois pas qu’un libéral des temps passés l’eût vanté ni même surtout pratiqué. Au contraire, je les vois tous à l’envie se conduire dans tous les pays fidèles à leurs propres usages, avec un sans-gêne qui n’étonne pas encore à l’époque. Réfugié aux États-Unis, le physiocrate Dupont de Nemours, par exemple, n’a jamais pris la peine d’apprendre l’anglais, et il continuait à dater ses lettres selon le nouvel almanach de France (voir ses Lettres à Jefferson, et Dupont-De Staël Letters, 1968, p. 60). Il était venu sans passeport, avec des opinions monarchistes très célèbres, puisqu’il les avait répandues dans des livres et brochures pendant plus de quarante ans. Il a fondé en toute liberté une entreprise de poudre, c’est-à-dire d’explosifs, qui aujourd’hui emploie 34 000 personnes et produit un résultat net de quelques 6,5 milliards de dollars. Il a vécu là-bas paisiblement les dernières années de sa vie.

Pour définir une position libérale moderne sur la question de la liberté d’immigration, l’assimilation est donc une première chimère à écarter.

Guillaume Meurice convoqué par la police : et la liberté d’expression dans tout ça ?

La société française est malade. Elle souffre d’un mal insidieux dont les symptômes se laissent à peine voir. Ils sont pourtant bien-là et ces derniers jours, deux « polémiques » s’en sont fait l’écho.

C’est Guillaume Meurice, d’abord, convoqué par la police pour « provocation à la haine » après une blague de mauvais goût dans lequel l’humoriste avait comparé, au micro de France Inter, Benyamin Nétanyahou (Premier ministre israélien) à un « nazi sans prépuce ». C’est ensuite le rappeur Freeze Corleone, qui a vu son concert annulé par la préfecture de police, au prétexte que ses références antisémites et complotistes feraient planer des risques « sérieux » de trouble à l’ordre public.

Cette judiciarisation à outrance de la vie sociale, culturelle et politique témoigne d’une France fracturée et pétrifiée par une sensibilité maladive. Certes, les idées ici incriminées sont absolument condamnables. Mais cette condamnation doit se faire dans l’arène du débat d’idée plutôt que dans un tribunal.

Cette paralysie du débat démocratique devrait alerter infiniment plus qu’une blague de mauvais goût. Avons-nous atteint un tel niveau de fragilité ? Sommes-nous à ce point incapables d’accepter la contradiction, de supporter l’expression d’une idée que l’on juge en tout point détestable, voire choquante ? Il n’y a plus vil poison, pour une démocratie, que l’idée fallacieuse selon laquelle les mots pourraient heurter, et que de la parole à l’acte, il n’y aurait qu’un pas.

C’est justement en déplaçant la violence dans le monde des idées et de la parole que les institutions démocratiques sont parvenues à pacifier nos sociétés ! Croire une seule seconde qu’interdire l’expression d’idées bêtes, haineuses ou dangereuses, suffira à les faire disparaître est d’une naïveté confondante. De plus, ces institutions démocratiques ont besoin d’un socle sans lequel elles ne peuvent se maintenir : un corps social imprégné d’un esprit démocratique et libéral, acceptant que la diversité et la différence impliquent l’acceptation de l’expression d’idées choquantes et/ou stupides.

Que l’on puisse être convoqué par la police pour une blague de mauvais goût serait ironique, si ce n’était pas le symbole d’une crise profonde de la liberté en France. Du professeur qui s’auto-censure au citoyen juif qui cache sa kippa, en passant par l’humoriste ayant besoin de consulter un avocat avant de faire une blague, ce sont autant de phénomènes qui renseignent du niveau d’intolérance qui règne dans notre pays. L’ultra susceptibilité mène inévitablement à la limitation de la liberté d’expression.

Du reste, faut-il rappeler, encore et toujours, que la liberté d’expression ne s’arrête pas à la simple sauvegarde de sa propre liberté ? Se battre pour la liberté d’expression, c’est avant tout se battre pour la liberté de ses adversaires politiques, et ainsi défendre leur droit de dire des choses qui nous déplaisent et nous choquent.

C’est parce que je déteste les idées de Guillaume Meurice et de Freeze Corleone que je veux qu’ils puissent les exprimer sans être inquiétés, que ce soit par la main du pouvoir politique ou, plus insidieusement, par la pression sociale. Parce que les libertés sont solidaires les unes des autres, leur liberté est la seule véritable garantie de ma liberté.

Laissons-les s’exprimer, nous aurons tout le loisir de les réfuter.

Viticulture, le temps des vaches maigres

Avec 45,6 millions d’hectolitres de vin produits en 2022, juste derrière l’Italie (49,8) et devant l’Espagne (35,7), la viticulture française représente un secteur économique majeur pour notre pays.

Le marché des vins et spiritueux regroupe plus de 700 000 emplois, soit 2,3 % de la population active en 2022. Il se traduit par un chiffre d’affaires de 22,82 milliards d’euros pour cette même année. Avec 17,2 milliards d’euros issus de l’exportation, le secteur est un acteur majeur dans notre économie, sachant que la balance commerciale globale française accuse pour cette année 2022 un déficit record et abyssal de 164 milliards d’euros.

 

Un avenir inquiétant

Dans un univers mondial où l’offre et la demande font et défont les marchés, il est intéressant de regarder l’état des équilibres.

Sur ces deux graphiques superposés dans les valeurs et dans le temps, il apparaît clairement que la production est en moyenne excédentaire de 14 % sur la consommation.

La variabilité annuelle des productions s’explique par les conditions climatiques et les variations extrêmes résultent des aléas de la météo (gelées printanières, grêle, excès de sécheresse, attaques de mildiou, oïdium ou insectes ravageurs). Il semble qu’avec des excès météo cumulés, l’année 2023 atteigne des records de baisse de rendements. Les vignerons du sud-ouest ont subi d’énormes pertesà cause de la grêle et le mildiou. Les parcelles conduites en Bio ont été les plus sensibles, les fongicides systémiques leur étant interdits. Les vignerons ont été pris en ciseaux entre la nécessité de traiter plus souvent pour pallier le lessivage du cuivre par la pluie, et la dose de ce dernier limitée par la réglementation.

Le 8 novembre dernier, les 122 députés présents ont voté à l’unanimité un amendement qui permet la mise en œuvre d’un fonds d’urgence sous minimis de 20 millions d’euros pour accompagner les viticulteurs victimes des dégâts du mildiou. Cette aide est plafonnée à 20 000 euros sur trois années glissantes.

 

Les vignerons bordelais en crise

Durement touché par une baisse de 32 % de consommation du vin rouge, (93 % des consommateurs préfèrent le vin blanc), le vignoble bordelais, composé à 85 % de cépages rouges, a subi de plein fouet cette récession.

En accord avec l’interprofession, une cellule de crise à la préfecture de la Gironde a permis de décider le 17 avril 2023 un arrachage de crise qui concernera un tiers des vignerons. Ce projet sera financé à hauteur de 38 millions d’euros par l’État, 10 millions par la région, et 9 millions par l’interprofession qui s’appuiera sur un prêt remboursable en 20 ans.

Le vignoble de Bordeaux comprend 117 500 hectares de vignes répartis en 37 AOC. Ce plan 2023 concernera l’arrachage d’environ 9500 hectares de vignes en capacité de produire à hauteur de 6000 euros par hectare. En effet, la crise qui dure depuis plusieurs années a conduit certains vignerons à laisser des parcelles à l’abandon pour limiter les frais et tenter de retarder la faillite. Si les besoins dépassent le budget alloué, les quelques 333 viticulteurs s’étant déclarés décidés à arrêter, représentant 6400 hectares, seront servis en priorité. Un plan d’assainissement du vignoble qu’a déjà connu l’appellation Cognac il y a quelques années.

L’abandon d’entretien de leurs vignes par certains a d’ailleurs aggravé la situation des vignerons voisins, car non préservées des maladies et des insectes ravageurs (mildiou, cicadelles de la flavescence dorée), ces parcelles ont été des ilots de contamination et de propagation. 2023 a vu la récolte de certaines parcelles totalement anéantie par le mildiou.

 

Changement des habitudes des consommateurs

Le cliché du Français avec son béret, sa baguette de pain et sa bouteille de rouge a vécu. Les goûts des consommateurs évoluent au gré de la publicité, des messages gouvernementaux et des influences des réseaux sociaux.

Ce graphique démontre clairement que si la consommation de spiritueux a peu varié depuis 62 ans, la consommation de vin a chuté de 71,5 %. Mais celle de la bière a tendance à augmenter depuis 2016. Les Français consomment moins et privilégient les signes de qualité (AOC, HVE, Bio) dont le prix limite la quantité dans les budgets.

Cette tendance n’est pas sans incidence pour les vignerons. En effet, les contraintes liées aux labels, notamment en Bio, augmentent les coûts de production, limitent les rendements (phytos et fertilisants limités ou bannis) et entraînent des frais de certification quelquefois conséquents et toujours répétitifs.

 

La concurrence étrangère

Tous les producteurs étrangers soutiennent des actions de promotion dynamiques, tant au niveau de la qualité que du marketing. Un accord commercial exonère des droits de douane l’importation en Chine de vins australiens, alors que les vins français sont taxés à 14 %. Il en résulte une augmentation de 60 % de l’importation des vins australiens en Chine.

Les producteurs étrangers bénéficient de conditions de production plus favorables. Les réglementations environnementales sont généralement moins contraignantes, les salaires et les charges sociales moins élevés, la lutte antialcoolique moins prégnante.

Les facteurs de compétitivité des prix sont détaillés dans une étude de France-Agrimer (p18-22). Il en ressort pour les principaux : coût de la main-d’œuvre plus élevé, des pratiques culturales, exigences environnementales excessives, taxation foncière et successorale ruineuse.

La nouvelle réglementation des ZNT (Zones Non Traitées) est un lourd handicap pour l’agriculture française, et encore plus pour la viticulture. Les vignes voisines d’habitations (dont certaines ont été construites sans distance de retrait) ne peuvent être protégées des maladies et des prédateurs sur des distances de 10 à 20 mètres selon les produits phytos utilisés. Les surfaces concernées doivent être arrachées pour ne pas devenir des noyaux de contamination et de propagation.

 

Une éclaircie passagère

Le remède de cheval du Bordelais a déjà été appliqué dans le vignoble du cognac.

En 1997, un plan d’adaptation viticole d’arrachage, de surgreffage ou de diversification pour épurer 15% de la superficie du vignoble et les écarter de la surproduction de cognac avait été mis en place par l’interprofession. L’arrachage définitif, sans droit de replantation avait été financé par des primes de l’État et de Bruxelles.

L’équilibre n’a été retrouvé qu’une dizaine d’années plus tard. Puis, la conjoncture économique étant devenue favorable, le négoce de l’interprofession a fait pression sur la famille viticole d’abord pour augmenter le quota de production qui a atteint 14,73 hectolitres d’alcool pur par hectare en 2022, pour une production réelle de 12,86 Hl/AP/Ha.

Mais les arbres ne montent pas au ciel. L’euphorie d’une dizaine d’années de croissance des ventes est en train de produire les effets habituels :

 

Comme on le voit ci-dessus, lorsque la production est trop excédentaire par rapport aux ventes, les cours s’effondrent.

Sur le second marché de la place de Cognac (transactions hors contrats avec les grandes maisons) on voit déjà les cours s’effondrer de moitié. Certains viticulteurs en contrat avec les grandes maisons se voient en 2023 refuser des échantillons. Le « mauvais goût de surproduction » est mortifère. Et ce n’est qu’un début…

Malgré l’écart délétère du graphique, l’interprofession s’est accordée depuis 2018 16 836 hectares de plantations nouvelles, soit une augmentation de plus de 20 % de son potentiel de production. Ces plantations ne sont pas encore toutes en production. Le delta production/ventes s’aggravera d’autant, et la viticulture charentaise risque de plonger dans les affres de sa voisine bordelaise. Les hommes ont la mémoire courte, et les anciens ne sont pas écoutés. La production des 30 000 hectares de plantations en appellation cognac des années 1970 a mis vingt années à être écoulée, malgré les arrachages massifs qui avaient suivi.

Si faire et défaire c’est toujours travailler, bien gérer c’est prévoir et anticiper.

 

 

La culture en péril (13) – Joseph Roth, « L’autodafé de l’esprit »

Joseph Roth est un écrivain et journaliste austro-hongrois du début du XXe siècle. Témoin de la Première Guerre mondiale, puis de la montée du nazisme, il assiste à la destruction des livres, dont les siens, à l’arrivée des nazis au pouvoir en 1933. Il s’exile alors à Paris, où il meurt prématurément six ans plus tard à 44 ans, malade, alcoolique et sans argent.

Dans ce très court fascicule qui est la reproduction de l’un de ses articles, il se penche sur le péril représenté par les autodafés, une forme extrême de censure qui préfigure des destructions plus vastes et des massacres d’individus.

 

L’origine de « L’autodafé de l’esprit »

Le contexte de cet écrit est présenté à la fin du recueil. Son origine se situe à la suite immédiate de l’autodafé géant du 10 mai 1933 sur la place de l’Opéra de Berlin, réalisé avec l’appui des Sections d’Assaut, sous l’impulsion du ministre de la Propagande et de l’Instruction publique Joseph Goebbels. Vingt mille livres d’écrivains juifs furent brûlés, tandis que la même chose se produisait simultanément dans vingt autres villes allemandes, suivie par d’autres encore le 21 juin.

Depuis son exil parisien, Joseph Roth réagit aussitôt, se lançant sous pseudonyme dans la contre-propagande, en écrivant ce texte en français, afin d’éviter la censure et les menaces sur son intégrité. Il entend défendre la culture allemande mais aussi européenne contre cette purge.

Mais il n’avait pas attendu ce jour pour mettre en garde, dès les années 1920, contre un monde en train de disparaître. Notamment à partir de 1925, où il devient envoyé spécial du journal libéral Frankfurter Zeitung.

 

La destruction de l’esprit

L’écrivain évoque dès le début de son écrit la « capitulation honteuse » dont a fait preuve l’Europe spirituelle de l’époque, « par faiblesse, par paresse, par indifférence, par inconscience… ». Car « peu d’observateurs dans le monde semblent [alors] se rendre compte de ce que signifient l’auto-da-fé des livres, l’expulsion des juifs et toutes les autres tentatives forcenées du Troisième Reich pour détruire l’esprit ». Toujours cet aveuglement et cette peur qui gouverne tout, à différentes époques.

Joseph Roth analyse – en prenant le recul du passé – comment on sentait poindre depuis longtemps déjà, sous le Reich prussien de Bismarck, ce sentiment moral d’exil des écrivains allemands (tout au moins de ceux qui demeuraient « libres et indépendants ») face à la prédominance de l’autorité physique, matérialiste et militaire sur la vie spirituelle.

Qui préfigurait, par son hostilité à l’esprit, à l’humanisme et aux religions juives et chrétiennes, ce qui allait advenir aux livres. Il s’en prend ainsi à ceux qu’il nomme les « Juifs de l’Empereur Guillaume », qui se sont selon lui fourvoyés en se soumettant à Bismarck plutôt que de s’allier « au véritable esprit allemand ». Allant jusqu’à dominer depuis 1900 la vie artistique de l’Allemagne.

 

Le simple commencement de la destruction

Au moment où Joseph Roth écrit, l’Europe n’est pas encore à feu et à sang. Pourtant, par son évocation de l’antisémitisme et de tous ceux – pas seulement juifs – qui représentent l’esprit européen, la littérature allemande et le fleuron du monde intellectuel de l’époque, il montre que c’est non seulement la civilisation européenne qui court vers la destruction avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir, mais au-delà ce sont le droit, la justice, puis l’Europe entière qui menacent d’être ravagés par la barbarie, puis la destruction totale. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien du monde d’hier. Il ne se trompait pas… Même s’il n’a pas vu se produire ce qu’il avait prophétisé.

Cet écrit est, en définitive, la mémoire d’une époque révolue, de ce que des écrivains et intellectuels – en particulier juifs allemands – ont apporté à la culture, à la civilisation, à l’esprit européen le plus évolué, avant que l’Europe et le monde ne soient mis à feu et à sang. En remontant aux autodafés, il montre comment la destruction de la culture, bastion de la civilisation, est toujours le point de départ de l’offensive destructrice contre celle-ci, remplacée par les pires totalitarismes.

La culture qui – à l’instar de ce que montrera Milan Kundera plus tard dans un autre contexte – peut aussi constituer un îlot de résistance salvateur

 

Joseph Roth, L’autodafé de l’esprit, Editions Allia, mai 2019, 48 pages.

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À lire aussi :

LFI veut imposer un moratoire sur les méga-bassines : clientélisme ou simple bêtise ?

« Que d’eau, que d’eau ! »

C’est l’exclamation attribuée au président Patrice de Mac-Mahon à la vue de la crue historique de la Garonne, à Toulouse, le 26 juin 1875.

« Que d’air, que d’air ! » brassé à l’Assemblée nationale au sujet de l’eau et des « mégabassines », pourrait-on dire aujourd’hui.

Les dépressions – au sens météorologique – se suivent sur la France avec la régularité d’un métro parisien quand il fonctionne normalement. Elles apportent d’importantes quantités d’eau dont une partie réhumidifie les sols et recharge les nappes phréatiques, une autre repart à la mer en pure perte pour nos écosystèmes et nos besoins, et une autre encore inonde d’importantes portions de nos territoires.

C’est le moment qu’a choisi la députée la France Insoumise Clémence Guetté, certes un peu forcée par le calendrier législatif, pour annoncer qu’elle présentera « les 21 et 30 novembre à l’Assemblée une proposition de loi pour un moratoire sur les méga-bassines ».

Je présenterai les 21 et 30 novembre à l'Assemblée une proposition de loi pour un moratoire sur les méga-bassines.

Il est urgent de stopper cette folie : pour les agriculteurs, pour les citoyens, pour la souveraineté alimentaire, et pour l'environnement.#MoratoiresMégabassines pic.twitter.com/jeuczBjt9c

— Clémence Guetté (@Clemence_Guette) November 6, 2023

Il n’est pas vraiment nécessaire de revenir sur le principe et la fonction des réserves de substitution, appelées « mégabassines » avec une intention malveillante de dénigrement : il s’agit en terrain plat, ne se prêtant pas à la construction de retenues collinaires ou de barrages sur des cours d’eau, de stocker l’eau détournée d’une rivière ou, plus souvent, pompée dans la nappe phréatique quand elle est pleine, pour l’utiliser pour l’irrigation pendant la saison de végétation.

De telles réserves existent déjà, par exemple, dans le sud de la Vendée et fonctionnent à la satisfaction de tous (ou quasiment), même de milieux « écologistes » qui y étaient hostiles au départ.

Mais, plus au sud, elles sont devenues un totem à abattre, ou plutôt à vandaliser.

La situation météorologique – et non « climatique » – actuelle ne présage en rien des situations climatiques futures. Elle illustre cependant l’utilité des réserves de substitution qui sont en construction ou envisagées précisément dans la région où les nappes, très réactives, sont maintenant (plus que) pleines.

Mais le groupe de la France Insoumise voit les choses autrement. Il a donc déposé une « proposition de loi visant à instaurer un moratoire sur le déploiement des méga‑bassines ».

Cela se veut sans doute subtil : un moratoire est en principe plus facile à vendre qu’une interdiction pure et simple. Mais ne nous leurrons pas : la proposition n’a aucune chance de prospérer.

Voici le texte de l’article unique proposé :

« Dans un contexte de changement climatique et en raison des impacts sur la ressource en eau et de leurs conséquences écologiques, économiques et sociales, il est instauré un moratoire suspendant la délivrance des autorisations pour la construction de méga‑bassines telle que prévue par les articles L. 214‑1 et suivants du Code de l’environnement.

Dans l’attente d’une réforme législative en la matière, ce moratoire est instauré pour une durée de dix ans à compter de la promulgation de la présente loi, y compris aux projets en cours d’instruction. »

L’exposé des motifs est introduit par le paragraphe suivant, mis en chapô :

« Cette proposition de loi vise à aller vers la souveraineté alimentaire en protégeant les consommateurs, les agriculteurs et l’écosystème de la spéculation internationale sur les productions agricoles et de la raréfaction de la ressource en eau encouragées par les projets de méga‑bassines. »

On pourrait s’arrêter là pour la démonstration du ridicule de la proposition et de ses motivations.

Mais le texte nous révèle d’autres surprises.

Sont notamment convoqués à la barre :

  • le suicide des agriculteurs ;
  • l’absence alléguée de « débat démocratique » ;
  • la rareté alléguée des ressources en eau ;
  • l’utilisation de pesticides.

 

On s’arrêtera là pour un argumentaire qui ne fait que ressasser des positions bien connues.

Pour la rareté de la ressource, on tombe dans le cocasse, sachant que l’on pompe quand les nappes sont pleines, voire excédentaires, dans le cas des installations ciblées par la proposition :

« … la construction de nouvelles infrastructures conduit à une augmentation des volumes d’eau stockée dans ces réservoirs. Davantage d’eau est donc disponible pour l’irrigation, accentuant les déficits de disponibilité de l’eau, disponibilité déjà affectée par le changement climatique. Les méga‑bassines renforcent donc la non‑disponibilité de la ressource en eau, conduisant à la construction de nouvelles infrastructures : un véritable cercle vicieux. »

Bref, il n’y a pas assez d’eau, mais il y a trop d’eau… S’il y a un cercle vicieux, c’est bien celui de l’argumentation.

Elle se termine par un appel à la « bifurcation du modèle agricole ». Elle « doit être soutenue, afin de garantir des prix rémunérateurs pour les agriculteurs d’une part, et la souveraineté alimentaire d’autre part ».

Cela doit se passer dans le cadre d’un bouleversement du système économique, par exemple « la définanciarisation de l’eau et de l’alimentation ». Les députés LFI qui ont fait Sciences Po (il y en a…) nous dirons ce que cela veut dire concrètement…

Tout cela est risible, mais aussi inquiétant.

Il s’est trouvé un groupe politique de 75 députés qui a jugé opportun d’utiliser sa niche parlementaire pour une proposition de loi, au mieux clientéliste, qu’il sait condamnée d’avance. Et il l’a assortie d’un exposé des motifs qui est en dernière analyse, par sa bêtise, une insulte au système démocratique.

EELV contre la rénovation de l’École polytechnique : haro sur le progrès

Tout, absolument tout est bon pour protester en France. Même quand il s’agit de projets positifs. Ainsi, jeudi 9 novembre, une trentaine d’anciens élèves de la prestigieuse École polytechnique se sont réunis pour… manifester. Ils ont, à la manière des syndicalistes, déployé des banderoles et soulevé des pancartes pour s’opposer à la poursuite des travaux prévus pour la création d’un futur centre de conférence international, projet qu’ils jugent « pharaonique et inutile ». Ils ont bien sûr reçu le soutien de quelques élus Europe Ecologie Les Verts du Ve arrondissement parisien, l’école se trouvant au 5, rue Descartes.

Le site, aujourd’hui occupé par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, est devenu le QG de l’association des anciens élèves en 1976, après la délocalisation du campus à Saclay dans l’Essonne. Quelques élèves, une trentaine sur plusieurs centaines au fil des ans, ont donc décidé de manifester contre un projet financé sur fonds privés qui prévoit, oh malheur, la construction d’un amphithéâtre de 500 places. Pharaonique, c’est bien le terme… Les protestataires formulent d’autres reproches, arguant que la transformation du bâtiment irait à « contre-courant » des enjeux fixés par la ville de Paris dans le cadre de son Plan local d’urbanisme bioclimatique…

Tous ces arguments ne seraient-ils pas plutôt d’opportunité face à la crainte des anciens élèves et des élus de la gauche parisienne de voir le groupe LVMH et la famille Arnault présider à l’avenir de l’école ? Le front s’est en tout cas constitué, avec pour première ligne la présidente du groupe écologiste du Conseil de Paris, madame Fatoumata Kondé qui a déposé un vœu pour que l’adjoint à l’urbanisme Emmanuel Grégoire « prenne position sur le sujet ». Mais en France, il existe des procédures légales, et cet acte de mécénat proposé par Bernard Arnault en tant qu’ancien élève, et approuvé par la direction de l’école, a été concrétisé par la délivrance d’un permis de construire en 2019.

Les fouilles archéologiques ayant été achevées, le chantier est donc lancé.

Il n’y a ici d’ailleurs, à en juger par les déclarations constantes des mécènes confirmées par la direction de l’école, aucune velléité commerciale du groupe LVMH, puisque le lieu transformé servira de Centre de conférence international dans l’idée de faire rayonner l’excellence de la formation de Polytechnique, et par là même de la France, si la chose compte encore. Mieux encore, les installations deviendront la pleine propriété de l’École polytechnique, sans que l’État, et donc le contribuable, ne dépensent un euro pour cela. On se doute d’ailleurs bien que le bâtiment respectera scrupuleusement les normes les plus strictes en matière de respect de l’environnement…

Bref, voici une opération qui ne peut que bénéficier à Paris, à Polytechnique, mais aussi à la France. Qu’un centre d’activités moderne et restauré existe en plein cœur du Quartier Latin ne pourra qu’attirer les plus grands scientifiques, capitaines d’industrie, innovateurs et artistes. Le tout « gratuitement ». De quoi se plaignent donc les écologistes parisiens et les anciens élèves ? Leur déconnexion du monde actuel n’a d’égale que leur dogmatisme.

Interdiction de l’écriture inclusive : laissez faire et laissez parler

En France, le langage est un produit réglementé, et si l’on en croit les discussions actuelles autour de l’écriture inclusive, il semble appelé à l’être de plus en plus. Peut-être faudrait-il d’abord demander si toute cette réglementation est légitime.

Le langage est le véhicule de la pensée. C’est un outil, et il peut être plus ou moins bien adapté à l’état social du groupe qui le parle.

La langue a d’abord commencé par être un cri, le fruit d’une émotion vive, le plus inintelligent des signes. Mais, à mesure que la civilisation progresse, le langage se purifie et se simplifie, et les métaphores, les analogies dépareillées, font place à un ensemble de mieux en mieux ordonné de purs signes (Turgot, Remarques sur les langues, 1750 ; Œuvres, I, p. 150).

Or, pour que le langage s’améliore, on doit davantage attendre de l’initiative individuelle que d’une décision administrative.

L’État est conservateur de sa nature, car il ne sait pas innover. Il a emprunté à une société privée, celle des jésuites, le procédé d’instruction par les classes, et il ne l’a pas fait varier depuis des siècles. On pourrait multiplier de tels exemples à l’infini (Paul Leroy-Beaulieu, L’État moderne et ses fonctions, 1890, p. 53).

D’ailleurs, le langage n’est pas un attribut de la souveraineté. Voyez le monde : deux, trois, quatre nations partagent une même langue, et forment des entités tout à fait indépendantes. D’autres comprennent et admettent plusieurs langues, qui se font pour ainsi dire concurrence. L’idée de nation et de nationalité ne dépend pas du langage, pas plus que de la culture : elle est essentiellement fondée sur l’assentiment des peuples (J.-G. Courcelle-Seneuil, « Du principe des nationalités », Journal des économistes, février 1866.).

Pour faire progresser une langue, il faut admettre et pratiquer la liberté, ou le « laissez parler », et ce à divers titres.

 

Ce que signifie le « laissez parler »

L’orthographe

Toutes les grandes figures du libéralisme en France utilisaient une orthographe qui, à certains égards, leur était propre. Et pourquoi pas ? Entre autres singularités, le physiocrate Dupont de Nemours écrivait le participe passé du verbe être en maintenant l’accent circonflexe, parce que cet accent, disait-il, matérialise un s désormais disparu (De Staël—Dupont letters, 1968, p. xxv.). Un demi-siècle plus tôt, l’abbé de Saint-Pierre avait conçu tout un projet de simplification de l’orthographe du français, et il composait ses ouvrages d’après sa méthode.

Le vocabulaire

Il y a des mots que nous n’avons pas en français, parce que l’idée même nous manque généralement. Ainsi, le self-made man américain nous embarrasse, et ce d’autant plus qu’il ne gagne pas de l’argent, mais le fait naître (make money) (Édouard Laboulaye, Histoire politique des États-Unis, 1866, t. I, p. 231). Un individu qui a une meilleure conception de ces choses, apporte une idée nouvelle et fait naître un vocabulaire. On ne peut restreindre cette liberté : car mettre des bornes à l’invention des mots, c’est mettre des bornes à la pensée elle-même. Pareillement, l’emploi du féminin, inusité pour certains termes, émerge quand un audacieux l’emploie, et que d’autres adoptent son innovation. Benjamin Constant écrit une fois, comme féminin de prédécesseur, le terme de « prédécessrice » (Œuvres complètes, t. VII,  p. 106). Mais cette invention n’a pas fructifié.

L’accent

La norme de référence, adoptée à une certaine époque, peut bien être suivie ou non. En 1849, la Chambre des députés sombre dans l’hilarité quand Gustave de Beaumont prononce Buenos-Aires à la française, sans suivre l’usage, courant à l’époque, de le prononcer à l’espagnole (Séance du 30 avril 1849). Dans d’autres occasions, il y a hésitation, concurrence, comme lorsqu’il s’agit des « clubs » ou réunions politiques, que certains prononcent cleub, cléb, clube et même cloub : tout au long du XIXe siècle, le débat n’apparaît pas tranché, et je ne sais pas comment Gustave de Molinari prononçait le titre de son livre de 1871, Les clubs rouges pendant le siège de Paris. L’accent tient aussi à la personnalité, au parcours de vie, et devant cela les conventions sont impuissantes. Frédéric Bastiat étonnait dans les salons parisiens par un fort accent du sud-ouest ; Benjamin Constant parlait l’anglais à la perfection, mais avec l’accent écossais, car il avait passé sa jeunesse à l’université d’Édimbourg ; enfin les adversaires de Louis-Napoléon Bonaparte ne se méfièrent pas assez, quand il écorchait le mot république qu’il prononçait repliplique, parce que de même, il avait passé sa jeunesse hors de France.

Les idées elles-mêmes

La langue est le véhicule que chacun donne à sa pensée, et sans doute, c’est à lui plutôt qu’aux autres à déterminer le degré d’élégance ou de propreté qu’il veut lui voir revêtir. Dans l’absolu, chaque individu parle sa langue, c’est-à-dire qu’il y a les mots qu’il emploie et ceux qu’il n’emploie pas. Aussi, quand il est question des pratiques sexuelles, par exemple, certains peuvent refuser tout à fait de sombrer dans ce qu’ils considèrent être de la vulgarité. À la Société d’économie politique, en 1853, un membre, Louis Leclerc, s’interdit ainsi tout détail sur les pratiques que Malthus a ou n’a pas recommandé aux époux.

« Je regrette que la langue que je suis habitué à parler ne me permette pas d’être aussi clair, aussi explicite que je voudrais l’être en un tel sujet, dit-il alors. Je supplie mes collègues de ne point blâmer une réserve que je ne saurais surmonter. » (Séance du 10 février 1853).

Tout cela, c’est la liberté de parler. Car sans doute chacun a le droit d’offrir à autrui le véhicule qu’il souhaite pour sa pensée. S’il s’écarte trop de l’acceptable, il n’est pas compris : son langage est alors comme une marchandise qui ne trouve pas de débit. Mais dans ces bornes, sa liberté est complète. Certes, celui qui se promène dans un costume traditionnel africain ou asiatique en plein centre d’une grande métropole occidentale, s’attire des regards : mais n’est-il pas libre ? Et n’est-ce pas de même sa liberté que de prononcer ou d’écrire une langue donnée à sa façon, pourvu qu’il obtienne que les autres le comprennent ?

 

Le « laissez parler » a-t-il des inconvénients ?

La méthode du règlement administratif impressionne, car elle a la force pour elle, et ce qu’elle accomplit fait du bruit.

On dira d’ailleurs que la liberté « anarchique » a des inconvénients, et on aura raison.

À mesure que les formes du langage changent, une partie de la littérature perd de sa fraîcheur et de sa capacité à servir. C’est comme un bel habit qui a passé de mode, et qu’on ne met plus, malgré la qualité du tissu.

Il peut aussi y avoir des désavantages au fait de laisser le peuple lui-même introduire des modifications dans le langage. Le mot « alcool » a subi en France une altération de sa prononciation, anciennement alcohol, et le mot lui-même avait été copié maladroitement sur l’arabe, car al est l’article défini de cette langue : c’est comme si les Anglais disaient levin pour dire wine. Les étymologies font état de beaucoup d’emprunts maladroits, voire ridicules.

Toutefois, les décisions politiques aussi appauvrissent la langue. En Asie, la création de l’alphabet coréen par le roi Sejong, la simplification des caractères chinois sous le régime communiste, ou la romanisation de la langue vietnamienne par le gouvernement colonial français, ont détruit les racines étymologiques des mots et forcé ces trois peuples à courir fréquemment le risque de ne pas savoir ce qu’ils disent.

Une langue doit se perfectionner avec le temps, parce que chaque génération doit faire naître de nouvelles combinaisons d’idées ou vouloir signifier de nouvelles nuances. La communication des peuples entre eux inspire aussi certaines idées, certains tours, qui doivent passer dans le langage pour servir au développement intellectuel.

Pour accomplir ces progrès, il faut avoir confiance en la liberté, et la pratiquer.

La culture en péril (12) – Redécouvrir la lecture à l’ère du numérique

Michel Desmurget est l’auteur notamment de La Fabrique du crétin digital, ouvrage sorti en 2019. Docteur en neurosciences et directeur de recherche à l’Inserm, il s’appuie sur ses travaux, ainsi que sur de très nombreuses études approfondies qui ont été menées à travers le monde, pour mesurer l’impact de la lecture sur l’intelligence dès le plus jeune âge, et d’autres qualités humaines essentielles qu’elle permet de développer.

Le constat est sans appel : le poids écrasant du digital, dans ce qu’il a de moins reluisant, au détriment du plaisir de la lecture, qui tend beaucoup à disparaître, a des conséquences multiples sur nos enfants, et au-delà, sur l’ensemble des générations actuelles, en particulier les plus jeunes.

 

Ce qu’apporte la lecture

C’est un thème qui nous est cher et que nous avons eu l’occasion d’aborder à de nombreuses reprises, et pas seulement à travers cette série. La lecture apporte de multiples bénéfices, parfois majeurs (je pense en particulier à cette qualité fondamentale dont on parle beaucoup depuis quelques temps, mais qui est pour moi un sujet de préoccupation crucial depuis longtemps : l’empathie). Or, nous dit Michel Desmurget, le milieu familial – plus encore que l’école – joue un rôle essentiel dans la transmission du goût de la lecture plaisir (car c’est bien d’elle qu’il s’agit avant tout) chez l’enfant, et dont l’enjeu est très loin d’être négligeable.

 

Des centaines d’études montrent le bénéfice massif de cette pratique sur le langage, la culture générale, la créativité, l’attention, les capacités de rédaction, les facultés d’expression orale, la compréhension d’autrui et de soi-même, ou encore l’empathie, avec, in fine, un impact considérable sur la réussite scolaire et professionnelle. Aucun autre loisir n’offre un éventail de bienfaits aussi large. À travers la lecture, l’enfant nourrit les trois piliers fondamentaux de son humanité : aptitudes intellectuelles, compétences émotionnelles et habiletés sociales. La lecture est tout bonnement irremplaçable.

 

D’humanité il est en effet bien question. Car en ces temps particulièrement agités, où la violence aveugle règne parfois, il me semble que cette empathie sur laquelle j’insiste est le maillon altéré qui mène aux défaillances humaines et aux sauvageries que nous ne constatons que trop souvent. Qui rejoint cette ignorance qui semblait à juste titre préoccuper un certain Dominique Bernard qui en a été la victime indirecte. Sujet qui me préoccupe également depuis longtemps et que l’on aurait en effet tort de sous-estimer. Qui rejoint en ce sens cette autre préoccupation aux conséquences non moins négligeables et préoccupantes qu’est la bêtise, un sujet d’étude là encore primordial, et hélas presque inépuisable.

 

Un bien sombre constat

La première partie de l’ouvrage s’appuie sur de nombreuses études approfondies, dont l’auteur dresse un panorama assez détaillé, illustrant l’impact particulièrement préoccupant du recul de la lecture sur les performances scolaires.

Il montre que les mécanismes d’imprégnation liés aux habitudes familiales de lecture partagée, devant laisser place ensuite à une autonomie croissante, ont un impact majeur sur la maîtrise du langage et de l’orthographe, ainsi que sur la compréhension de l’écrit. Ce qui exerce en prime un effet primordial sur les performances scolaires, et donc sur la détermination du devenir de la plupart des individus.

De nombreuses statistiques émaillent l’ensemble, montrant notamment la prépondérance du recours aux écrans digitaux, omniprésents dans notre quotidien et nos vies. Rejoignant au passage un autre constat voisin établi par Olivier Babeau – d’ailleurs cité par l’auteur – au sujet de la tyrannie du divertissement. Or, remarque Michel Desmurget, il est à déplorer que ce soit parmi les étudiants d’aujourd’hui qui lisent très peu que l’on va recruter les professeurs de demain, censés donner le goût de la lecture à leurs élèves. Une sorte de cercle vicieux qui a, hélas, déjà commencé

 

Cela fait maintenant presque 15 ans que les systèmes éducatifs occidentaux ont vécu leur moment Spoutnik. Depuis, rien n’a changé. Entre déni et opérations de communication, l’action politique a ici expiré avant même d’être née. Les performances de nos gamins sont alarmantes, mais rien ne bouge. À défaut de veiller sur la construction de leur intelligence, on leur offre, pour maintenir l’illusion, des diplômes dépréciés. Pire, on cristallise le désastre dans une sorte de nasse inéluctable qui voit tout une génération de lecteurs défaillants devenir enseignants.

 

Parmi les statistiques les plus alarmantes, on trouve un chapitre assez complet relatif aux performances de plus en plus inquiétantes en matière de lecture et de compréhension simple d’un texte, tant en France qu’à l’étranger, notamment aux États-Unis. Situation préoccupante dont seuls semblent véritablement émerger la Chine et d’autres pays asiatiques (en particulier Singapour), très conscients quant à eux de la priorité à accorder à l’éducation, qui est à la base de tout. Et dont les défaillances, dont nous nous en tenons chez nous depuis trop longtemps au constat, nous mènent droit au désastre. Tandis que les pays asiatiques en question privilégient justement la lecture, l’exigence, la rigueur et l’autodiscipline, n’hésitant pas à l’inverse à restreindre l’usage des écrans numériques, à l’instar de ce que font d’ailleurs, nous le savons, les grands génies de cette industrie.

Ce n’est pas tout. Non seulement nos décideurs tardent à agir, mais à l’inverse de ce qu’il conviendrait d’entreprendre, nous nous sommes dirigés depuis de nombreuses années – sous l’effet d’une sorte de pessimisme ambiant – dans le sens de la simplification des programmes et des manuels scolaires, tout comme du langage et de l’expression. Michel Desmurget nous remémore au passage quelques exemples de livres pour la jeunesse (et pas uniquement) non seulement présentés dans des versions abrégées (qui se substituent parfois complètement à l’originale), mais – pire encore – parfois en partie réécrits, le passé simple étant par exemple remplacé par le présent de l’indicatif, les phrases raccourcies (quelquefois substantiellement), la richesse lexicale nettement amoindrie. Il remarque qu’il en va d’ailleurs de plus en plus de même dans les paroles des chansons ou dans les discours politiques, signe d’un appauvrissement généralisé du langage, avec toutes les conséquences que cela induit. Notamment, à l’issue de ce processus, en termes de compréhension « basique » des choses. Voilà où nous mènent, considère l’auteur, « les chantres de l’égalitarisme doctrinaire ».

 

La maîtrise de la lecture, une simple question de pratique

La deuxième partie du livre s’intéresse en particulier aux aspects physiologiques liés au fonctionnement du cerveau.

De fait, quoi qu’on veuille, des milliers d’heures d’instruction et de pratique sont nécessaires pour savoir vraiment lire (et comprendre), de sorte que cela devienne simple et quasi-naturel, selon les spécialistes. Autrement dit, l’apprentissage à l’école ne saurait suffire. C’est la lecture régulière, chez soi, qui permet de développer véritablement ses capacités, au premier rang desquelles la compréhension de ce qu’on lit, n’en déplaise là encore à ceux qui voudraient révolutionner la langue et l’orthographe dans l’espoir un peu vain de lutter contre les inégalités. Une lecture attentive de cette partie du livre leur serait utile, tant elle est susceptible de leur démontrer en quoi leur militantisme est irréaliste et inopérant, pour ne pas dire totalement contre-productif.

Au-delà de sa complexité, la langue française est bien faite, mieux que l’on peut éventuellement le penser spontanément. Les multiples exemples présentés par l’auteur mettent par exemple parfaitement en évidence le rôle joué par des lettres ou accents pouvant paraître inutiles à première vue (même si l’on pourra toujours évidemment sans doute trouver des exceptions), facilitant grandement, en définitive, la compréhension. Même si cela ne se fait en effet pas sans effort et sans une pratique régulière de la lecture. À l’instar de ce qui s’applique tout autant aux domaines du sport ou de la musique (enlèverait-on une corde au violon pour en simplifier la maîtrise, interroge l’auteur ?). Rien de « réactionnaire » dans ces observations, insiste-t-il, tout juste des éléments purement factuels et établis par la science.

Savoir lire ne se limite en revanche aucunement au simple déchiffrage. Or, il apparaît (et tout professeur peut le constater en pratique auprès de ses classes) qu’il y a souvent difficulté à comprendre qu’on ne comprend pas. Là encore, Michel Desmurget nous en donne des exemples très concrets. Le manque de repères, de lectures, de culture, ne permettent pas de comprendre bien des choses, même simples. Les malentendus sont fréquents en la matière.

À tout ceci vient se greffer l’illusion que le large accès à la connaissance via les moteurs de recherche permettrait de remplacer la connaissance. Il s’agit bien d’un leurre, que le docteur en neurosciences parvient à nous démontrer facilement à l’aide là encore de quelques exemples très parlants. Sans oublier la crédulité qui l’accompagne, et que seule une pratique régulière de la lecture et les mécanismes intellectuels qu’elle met en jeu permettent de débusquer. Il faut lire l’ouvrage pour s’en convaincre, ces quelques lignes ne pouvant entrer dans le détail de l’explication et des exemples illustratifs qui la nourrissent.

 

Un phénomène cumulatif

L’apprentissage est en effet un phénomène cumulatif, reposant sur une série de socles. Autrement dit, une série de repères issus de l’expérience de la lecture, et sans lesquels on ne parviendra pas à déchiffrer un problème nouveau.

C’est ce que Michel Desmurget montre dans la troisième partie du livre, en valorisant notamment le rôle de la lecture partagée. Tout en insistant bien sur le fait que cet apprentissage, puis cette pratique au quotidien de la lecture, ne valent que si elle se conçoit de manière ludique, comme un bon moment d’échange et de complicité, une forme de loisir en famille. Plus l’enfant éprouvera de plaisir, plus il progressera.

L’essentiel se trouve dans une phrase du professeur de psychologie Andrew Biemiller :

« On ne peut apprendre des mots qu’on ne rencontre pas ».

D’où l’importance capitale de parler beaucoup à ses enfants dès le plus jeune âge. Ce qui participe grandement à la construction de son cerveau, et donc de ses facultés. Ce que ne permettent pas de remplacer les écrans. D’autant plus que le moment-phare où la plasticité du cerveau est optimale est l’âge de 18-24 mois. C’est là que la variété des conversations intra-familiales va jouer le plus grand rôle. Sachant que les stimulations reçues la première année sont d’ores et déjà cruciales pour le déploiement des capacités langagières, même si le bébé ne parle pas encore.

La lecture partagée va alors jouer un grand rôle dans la richesse du vocabulaire, la qualité de l’attention, et les aptitudes socio-émotionnelles. Mais aussi sur la capacité à respecter les règles sociales communes, la politesse, le contrôle de l’impulsivité, l’apaisement et l’harmonie familiale. Sans oublier cette qualité fondamentale qu’est l’empathie.

C’est pourquoi, montre Michel Desmurget, l’école ne pourra pas grand-chose face au décalage considérable et qui va ne faire que s’accroître entre enfants venant de milieux où ils ont été stimulés et les autres. Le nombre de mots de vocabulaire acquis par les uns et les autres varie déjà du simple au double au moment de l’entrée à l’école à 3 ans. Et ne va faire que s’amplifier (« Le gouffre de 4200 mots qui, à 9 ans, sépare les enfants les plus favorisés de leurs homologues les moins privilégiés représente douze ans d’enseignement intensif »).

D’autant plus que « plus on sait, plus on apprend » (y compris en faisant appel à des analogies). Le système éducatif français n’est d’ailleurs pas, rappelle l’auteur, celui qui est connu pour contrebalancer le mieux les inégalités sociales, malgré toutes les prétentions de ceux qui entendent y contribuer via les orientations qu’ils promeuvent.

 

Un monde sans livres

C’est le titre de la quatrième partie, dans laquelle Michel Desmurget commence par consacrer tout un chapitre à ce que l’humanité doit aux livres, permettant de bien réaliser à quel point leurs apports ont été et continuent d’être majeurs, avant de montrer le potentiel unique du livre. C’est bien justement en raison de ce potentiel qu’ont lieu les autodafés. Provoquer l’amnésie historique et l’appauvrissement du langage, afin de mieux contrôler les individus et les sociétés est l’un des moyens courants utilisés par les régimes totalitaires, qui cherchent à rendre le peuple plus malléable, par le recours à des mots, des concepts et des raisonnements simples.

La cinquième et dernière partie, enfin, revient en détail sur les multiples bénéfices de la lecture en ce qui concerne la construction de la pensée, la maîtrise du langage et les aspects fondamentaux de notre fonctionnement socio-émotionnel. L’auteur montre, entre autres, que les adeptes de la réécriture des livres et de l’expiation sans limites de tout ce qui est susceptible de froisser les uns ou les autres est non seulement une absurdité qui risque d’aboutir à brûler une grande partie des livres, mais il s’agit en outre de quelque chose de contre-productif, dans la mesure où c’est à travers tous les ouvrages, y compris ceux qui peuvent déranger, que l’enfant peut fourbir les armes qui lui permettront plus tard d’identifier et affronter l’odieux.

Une étude menée auprès d’une large population d’étudiants a d’ailleurs montré, ajoute-t-il, « que la lecture d’un plus grand nombre d’ouvrages de fiction était associée à une diminution des stéréotypes de genre et à une représentation plus égalitaire des rôles sexués ». En convergence avec une autre recherche relative aux attitudes discriminatoires envers les minorités. Car ce sont bien les valeurs de tolérance, écrit-il, qui se développent, ainsi que l’ont montré de nombreux auteurs, par la diversité des contrastes et des écrits.

Deux méta-analyses ont aussi montré, sur la période 1980-2010, une nette augmentation du narcissisme et de l’auto-suffisance des populations étudiantes, accompagnée d’un déclin conjoint de l’empathie. Même si le recul de la lecture n’est pas seul en cause dans ces évolutions.

Donc, rien de plus utile, pour contrecarrer toutes ces tendances que d’encourager la lecture dès le plus jeune âge comme mode émancipateur et formateur, à même d’aider les individus à se construire et nous aider à vivre dans une société davantage propice à l’harmonie et aux libertés. Les parents ont ici un rôle accompagnateur à jouer. Un jeu qui en vaut la chandelle quand on connaît les bénéfices incomparables que l’on retire de la lecture plaisir à raison d’une toute petite demi-heure par jour simplement ! À comparer au nombre d’heures journalier consacré à leur concurrent directement responsable du très vif recul de la lecture : les écrans récréatifs…

 

Michel Desmurget, Faites-les lire ! Pour en finir avec le crétin digital, Seuil, septembre 2023, 416 pages.

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À lire aussi :

60 ans après le traité de l’Élysée, le « couple » franco-allemand a changé de nature

Un article de Gaëlle Deharo, Enseignant chercheur en droit privé, et Madeleine Janke, Professur für Betriebliches Rechnungwesen.

« Il n’est pas un homme dans le monde qui ne mesure l’importance capitale de cet acte […] parce qu’il ouvre toutes les grandes portes d’un avenir nouveau pour la France, pour l’Allemagne, pour l’Europe et par conséquent pour le monde tout entier ».

Il y a soixante ans, le 22 janvier 1963, le général Charles de Gaulle et le chancelier Konrad Adenauer signaient ensemble un accord de coopération rédigé en allemand et en français. Destiné à consolider l’amitié franco-allemande, à consacrer la solidarité entre les peuples français et allemand et à renforcer le rôle moteur du couple franco-allemand dans la construction européenne, le texte posait les bases d’une union et d’une coopération politique, économique, en matière de défense, de politique étrangère, d’éducation et de jeunesse. La réconciliation du peuple allemand et du peuple français marquait ainsi la fin de la rivalité historique de la France et de l’Allemagne.

 

Des relations sans équivalent

Depuis a émergé l’expression du « couple » franco-allemand, qui ne renvoie pas uniquement à la proximité géographique entre les deux pays ou à la nécessaire gestion d’une frontière commune. Ce terme témoigne surtout des relations étroites de la France et de l’Allemagne dans de nombreux domaines; depuis la gestion des frontières jusqu’au rapprochement des populations.

Qu’il s’agisse, en effet, de géopolitique, de culture ou encore de coopération universitaire, les relations entre la France et l’Allemagne ne semblent pas connaître d’équivalent. D’abord parce qu’elles s’inscrivent dans une histoire dense et riche, ensuite parce qu’elles intéressent de nombreux domaines. Enfin, parce que la signature du traité de l’Élysée en 1963 ne fut pas un moment dans l’histoire, mais le début d’un long processus régulièrement marqué par la volonté réitérée des dirigeants français et allemand de rappeler l’intensité de la coopération et de l’amitié entre les deux pays.

Ainsi, 40 ans après la signature du traité de l’Élysée, le 22 janvier 2003, le président français Jacques Chirac et le chancelier Gerhard Schröder ont posé les bases d’une concertation structurée en créant le Conseil des ministres franco-allemand ayant pour mission d’assurer la coopération entre les deux États. Dans chaque pays, un secrétaire général coordonne désormais la préparation de ces conseils, qui se tiennent 1 à 2 fois par an, et assure le suivi des décisions entreprises.

Dans cette perspective, de nombreux axes de coopération ont été définis et mis en œuvre grâce à la création de structures binationales dans de nombreux domaines : concertation politique, défense et de sécurité (CFADS), environnement (CFAE), économie et finance (CEFFA), culture (HCCFA), jeunesse…

 

Un moteur de la construction européenne

Pilier de la construction européenne, le traité de l’Élysée a été réaffirmé, cinquante-six ans plus tard, le 22 janvier 2019 à Aix-la-Chapelle, par le président Emmanuel Macron et la chancelière Angela Merkel. Il s’agissait alors de consacrer le rôle moteur du « couple franco-allemand », non plus dans la construction, mais dans l’intégration européenne qui constitue le fil conducteur de la concertation entre la France et l’Allemagne.

Paris et Berlin entendaient ainsi approfondir et élargir la coopération entre la France et l’Allemagne, « dans le but d’aller de l’avant sur la voie d’une Europe prospère et compétitive, plus souveraine, unie et démocratique » et de « définir des positions communes sur toutes les questions européennes et internationales importantes ».

En d’autres termes, la coopération franco-allemande, loin de se cantonner à une dimension binationale doit être comprise aux niveaux européen et international. Historiquement, en effet, le « couple » franco-allemand s’est construit autour de la résolution des rapports de pouvoirs entre la France et l’Allemagne au niveau interne, comme élément d’équilibre favorisant la construction européenne, comme au niveau externe, renforçant le rôle de l’Europe dans la résolution des difficultés géopolitiques.

 

Un renforcement du poids de l’Europe dans le monde

Moteur du développement européen, la relation franco-allemande reste unique dans et hors de l’Europe, ce qui lui confère un poids politique essentiel dans la définition de la politique étrangère et le développement de la souveraineté européenne. Lors de leur déclaration commune, en 1963, le président de Gaulle et le chancelier Adenauer avaient déjà souligné le rôle déterminant de la relation franco-allemande qui « ouvre toutes les grandes portes d’un avenir nouveau pour la France, pour l’Allemagne, pour l’Europe et par conséquent pour le monde tout entier ».

Plus récemment, par une déclaration conjointe, la France et l’Allemagne ont réaffirmé leur détermination, aux côtés de leurs alliés et de leurs partenaires du monde entier, « à défendre les valeurs et les intérêts européens ainsi qu’à préserver l’ordre international fondé sur les principes de la Charte des Nations unies ». Mise à l’épreuve des bouleversements géopolitiques, de la pandémie du Covid-19, de la définition d’un modèle énergétique européen ou encore de la politique monétaire, l’intimité du couple franco-allemand ne va cependant pas sans crispation.

Si les déclarations communes rappellent et réaffirment la volonté de renforcer toujours plus les liens entre la France et l’Allemagne, la question se pose de l’avenir de ces relations. Au-delà de la définition des politiques de concertations et de coopération, l’amitié franco-allemande se nourrit en effet des relations entre les citoyens français et allemands.

Lors de la signature du traité de l’Élysée, le président de Gaulle et le chancelier Adenauer soulignaient l’importance « de la solidarité qui unit les deux peuples tant du point de vue de leur sécurité que du point de vue de leur développement économique et culturel » et le rôle déterminant que la jeunesse se trouve appelée à jouer dans la consolidation de l’amitié franco-allemande.

 

Quel avenir pour l’amitié franco-allemande ?

De fait, de nombreuses initiatives ont été mises en œuvre pour favoriser les échanges scolaires et universitaires afin de favoriser l’interculturalité, la compréhension de la culture du partenaire et l’acceptation des différences. Par exemple, depuis 1963 l’Office franco-allemand pour la Jeunesse (OFAJ – DFJW) a permis à près de 9,5 millions de jeunes de participer à plus de 382 000 programmes d’échanges.

Symbole de l’intégration franco-allemande, le baccalauréat franco-allemand vient par exemple couronner, par un examen passé dans les deux langues, des études binationales et biculturelles. Si seuls trois lycées (Buc, Fribourg, Sarrebruck) préparent aujourd’hui au baccalauréat franco-allemand, l’ouverture d’établissements supplémentaires est à l’étude.

De la même façon, l’université franco-allemande (UFA – DFS) favorise la coopération franco-allemande dans l’enseignement supérieur. Elle a pour mission de promouvoir les relations et les échanges entre établissements d’enseignement français et allemands, en apportant son soutien à des projets binationaux dans le domaine de l’enseignement, tant au niveau des premiers que des seconds cycles, de la recherche et de la formation de futurs chercheurs.

Au niveau collectif, la tendance semble donc bien favorable au renforcement de la coopération franco-allemande. Pour autant, au niveau individuel, la coopération franco-allemande se heurte à la désaffection de l’apprentissage de la langue allemande par les lycéens : la baisse constante des collégiens et lycéens choisissant l’enseignement de l’allemand se poursuit de façon constante et dramatiquement stable depuis plusieurs années.

Sous cet éclairage, les acteurs de l’enseignement supérieur public comme privé ont un rôle majeur à jouer afin de rendre compte non seulement de l’importance politique et géopolitique de la maîtrise des langues allemande et française, mais aussi pour rendre compte du dynamisme économique de la coopération franco-allemande. Sous cet éclairage, parler les deux langues dans un domaine d’expertise apparaît comme un atout majeur pour les candidats au recrutement au niveau européen et international.

À ce jour, les programmes franco-allemands proposés dans l’enseignement supérieur constituent donc pour les étudiants maîtrisant les deux langues la garantie de valoriser une compétence particulièrement recherchée dans le monde professionnel.

Conformément au souhait du général de Gaulle et du chancelier Adenauer, les cursus franco-allemands témoignent de l’importance de la coopération franco-allemande non seulement aux niveaux culturel et académique mais aussi au niveau économique : aujourd’hui comme il y a soixante ans, l’amitié franco-allemande « ouvre toutes les grandes portes d’un avenir nouveau pour la France, pour l’Allemagne, pour l’Europe et par conséquent pour le monde tout entier ». Es lebe die deutsch-französische Freundschaft ! (Vive l’amitié franco-allemande !)

Sur le web.

Le complexe de l’industrie (7) – l’Al Caponisation de l’industrie

Liens vers : partie 1, partie 2, partie 3, partie 4, partie 5, partie 6.

  • Adidas a menti sur le fait que ses chaussures étaient fabriquées à partir de plastiques marins recyclés ?
  • Big Pharma pratique des prix abusifs et profite des plus faibles ?
  • Volkswagen a installé un logiciel dans ses voitures pour tricher aux tests d’émissions ?
  • Toutes les entreprises font du greenwashing et font des déclarations ESG bidons ?
  • BP et Shell se prétendent en route vers le « zéro net » ?
  • L’étiquette des aliments bios est truffée de fausses allégations et de fraudes ?

 

Scandaleux ! Totalement inacceptable ! Immoral ! Mais… attendez… c’est tout à fait compréhensible !

Le discours actuel a une vision simpliste : les entreprises mentent ; les militants sont indignés ; les réglementations sont encore renforcées ; les entreprises mentent à nouveau… Lavez, rincez, recommencez…

Pour comprendre ce discours bien établi, nous devrions pourtant nous demander qu’est-ce qui pousse les entreprises à affirmer des choses impossibles ? qui les pousse à tricher ? Est-ce la cupidité ? des responsables marketing zélés à la recherche de primes de performance ? Le capitalisme est-il intrinsèquement mauvais ?

Ces hypothèses sont à la base du complexe de l’industrie. Mais peut-être devrions-nous poser la question sous un autre angle : les réglementations irrationnelles minent-elles le respect et poussent-elles des personnes raisonnables à trouver des solutions inventives pour poursuivre leurs activités ?

Nous devons revenir à l’une des études de cas les plus lamentables de l’histoire de l’abus du principe de précaution : la période de prohibition de l’alcool aux États-Unis entre 1920 et 1933.

 

Qui a créé Al Capone ?

Alors que nous assistons de nos jours à l’indignation contre l’industrie, je me souviens de l’ascension d’Al Capone à l’époque de la prohibition américaine et des moralistes fiers de leur vertu qui ont imposé un environnement réglementaire qui encourageait la violation de la loi et le manque de respect envers les autorités.

Essayer d’interdire la vente et la production d’alcool, comme toute législation qui ne bénéficie pas d’un large soutien du public, était non seulement voué à l’échec, mais a semé les graines de la violation de la loi. Les moralistes sentencieux de la tempérance ont été prompts à juger les autres, mais pas eux-mêmes ou les structures ayant conduit des gens à enfreindre la loi.

Les acteurs de la réglementation de l’époque ont été assez surpris de la réaction du public contre le 18e amendement –ceux qui faisaient pression sur eux pour l’interdiction de l’alcool leur assuraient que c’était ce que voulait l’Amérique, et que cela réduirait l’immoralité et la criminalité.

C’est exactement le contraire qui s’est produit.

Mais lorsque les lois sont stupides ou ne correspondent pas au discours public (valeurs et vision), il ne faut pas s’étonner que le respect des autorités se perde, et que la violation de la loi devienne monnaie courante. Gangsters, distilleries artisanales dangereuses, bars clandestins… Les conséquences de cette application précoce du principe de précaution ont été bien pires que tous les avantages. J’ai appelé cela la perversion de la précaution.

Al Capone était-il un opportuniste sans foi ni loi ? Absolument. Serait-il devenu le symbole légendaire du mal s’il n’y avait pas eu de mauvaises réglementations qui obligeaient tant de personnes à enfreindre la loi et à devenir volontairement ses clients ou ses partisans tacites ? Bien sûr que non.

Les mauvaises réglementations conduisent à des pratiques illégales qui encouragent les opportunistes à faire ce qu’ils peuvent pour combler le vide. Plutôt que d’exprimer de la condescendance morale face aux conséquences imprévues, peut-être devrions-nous nous concentrer sur la pureté morale présumée des fanatiques qui ont tenté d’imposer ces contraintes réglementaires moralistes aux autres.

Qu’est-ce que cela signifie pour les mauvaises réglementations imposées au travers des États par les fanatiques moralisateurs d’aujourd’hui – les écologistes ?

 

Écoprohibition

Aujourd’hui, une autre génération de puritains dogmatiques pense qu’elle peut imposer des lois pour atteindre ses propres objectifs d’ingénierie sociale moralistes.

Qu’il s’agisse d’imposer des restrictions sur les voitures, l’agriculture, les produits chimiques ou l’industrie en général, leur fondamentalisme sectaire est devenu plus alarmiste que les prohibitionnistes des années 1920 qui se battaient juste pour faire respecter leurs normes sociales et leurs valeurs traditionnelles. Aujourd’hui, les écoprohibitionnistes se battent pour sauver la planète (et l’existence humaine), et ils sont prêts à imposer aux activités humaines des restrictions de précaution bien plus importantes que n’importe quel prohibitionniste a jamais osé.

Mais un siècle plus tard, la réalité est la même : ceux qui essaient de pousser la réglementation au-delà de la tolérance du public ne font qu’encourager la violation de la loi et les conséquences que cela entraîne.

Qu’il s’agisse des régulateurs californiens qui renforcent continuellement les normes d’émission des véhicules au-delà de ce qui est possible, ou des idéologues européens pensant qu’une économie circulaire peut fonctionner économiquement sans plastiques neufs, la non-conformité de l’industrie est inévitable lorsque la réalité reprend ses droits.

Lors d’un entretien récent, on m’a demandé si la Commission européenne réussirait dans son ambition d’éradiquer le tabagisme. J’ai mentionné Al Capone et prévenu que les fanatiques de Bruxelles se cachant derrière leurs badges de fonctionnaires ne feraient qu’empirer les choses.

Les chercheurs en santé ont progressé dans la réduction des risques liés au tabagisme grâce à des mesures de réduction des effets nocifs comme les cigarettes électroniques ou les produits à base de tabac chauffés. La tentative d’interdire ces produits moins nocifs (juste parce que, eh bien… vous savez… l’industrie) augmentera simplement la consommation de tabac ou créera un marché noir dont le prochain Al Capone en herbe pourra profiter.

Lors de la prochaine journée mondiale sans tabac, il y aura certainement des appels à l’interdiction totale de tous les produits à base de nicotine (car ces militants bien-pensants sont tous diplômés en sciences politiques plutôt qu’en histoire).

Que nous a donc appris un siècle de réglementation imposée par des artistes de la vertu dogmatique ?

 

Le DieselGate : un cas d’école

Le DieselGate est peut-être le meilleur exemple d’une entreprise, Volkswagen, qui a triché, trouvant un moyen de contourner les réglementations qu’elle jugeait déraisonnables. C’était sacrément génial (jusqu’à ce qu’ils se fassent sacrément botter le cul).

En 2015, on a révélé que le constructeur automobile allemand Volkswagen bernait le processus de test de contrôle des émissions californien en développant un moyen pour que ses véhicules diesel détectent quand ils étaient testés et émettent moins (via le certain logiciel d’un « dispositif de feinte » installé dans le système d’échappement). Les acteurs de la régulation de l’État californien avaient promulgué une série de normes d’émissions de plus en plus strictes, au point qu’il devenait impossible de commercialiser des véhicules à moteur diesel dans cet État.

Volkswagen a donc filouté la réglementation écologique en faisant en sorte que ses voitures fonctionnent de manière plus économe en carburant lorsqu’elles détectaient certains paramètres couramment utilisés lors des mesures d’émissions de l’Agence américaine de protection de l’environnement (EPA). C’était en fait un bel exploit d’ingénierie, et ces résolveurs de problèmes amoraux devraient être applaudis (mais c’était cependant contraire à la loi… aussi stupide que soit devenue la loi). Les dirigeants de Volkswagen ont été licenciés, les ingénieurs ont fait de la prison, l’entreprise a dû payer des dizaines de milliards d’amendes et de dommages-intérêts ainsi que racheter ou rectifier son parc de véhicules diesel. L’entreprise a depuis trouvé la foi (ce que je trouve plutôt inquiétant).

À l’époque, les reportages et les analyses étaient incroyablement naïfs. Personne ne se demandait si les normes d’émission n’étaient pas devenues excessivement strictes et irrationnelles. Personne ne s’était intéressé à ceux qui faisaient pression pour des normes aussi restrictives (les constructeurs automobiles européens étaient loin devant leurs rivaux américains dans les technologies de motorisation diesel propres). Et n’y avait-il que Volkswagen qui utilisait ce logiciel de triche aux émissions ? Il y eu des cas similaires (et des amendes) remontant à 1995, mais personne ne s’en souciait auparavant. À partir de ce scandale, on a supposé que les moteurs diesel étaient plus polluants (et que les autres technologies étaient donc propres) et, en réaction au scandale, on a vu depuis la déroute de la propulsion diesel, fondée sur l’indignation morale plutôt que sur des bases scientifiques.

La réalité est que toutes les voitures polluent (et les véhicules électriques encore plus) : à partir du moment où la voiture commence son voyage de dégradation environnementale à travers le processus d’extraction de ressources et de construction jusqu’à bien après la phase de recyclage post-utilisation, coûteuse et centrée sur les effluents. On soupçonne que la phase de construction représente environ un tiers des émissions de CO2 que la voiture moyenne produira au cours de sa durée de vie (davantage pour les voitures électriques si l’on tient compte des phases d’extraction et de traitement). Le fait est que les voitures polluent l’air, l’environnement et les espaces publics (avec des risques de bruit et de sécurité). La plupart des microplastiques présents dans l’environnement proviennent des pneus de voiture (et les voitures électriques plus lourdes usent leurs pneus plus rapidement). Aucune voiture ni aucun constructeur n’a le droit de dire qu’il est propre, et aucun consommateur qui possède une voiture ne peut prétendre qu’il ne pollue pas… Désolé.

Mais à la place, nous avons des personnes qui supposent que des restrictions réglementaires de plus en plus strictes et arbitrairement imposées sur les voitures permettront aux gens de prétendre qu’ils sont respectueux de l’environnement dans leurs déplacements quotidiens. Les acteurs de la réglementation supposent qu’ils peuvent assurer cette fiction avec toutes les normes qu’ils sortent de leur chapeau, et qu’elles pourront être respectées par les constructeurs.

C’est le nouveau progressisme réglementaire – que le progrès ne peut être obtenu qu’en serrant continuellement la vis aux innovateurs et aux entrepreneurs. Si les exigences sont trop sévères pour être respectées, et trop déraisonnables, alors chaque entreprise a le choix : abandonner le marché ou prendre un risque et enfreindre la loi. Cela fait partie de la prise de décision humaine normale. Si la législation anti-tabac, dans sa culture aveugle constante de méchanceté, oblige les fumeurs à allumer leur cigarette à 200 mètres minimum de l’entrée d’un bâtiment, on peut s’attendre à ce que les fumeurs trouvent des moyens de contourner cette règle stupide (surtout en hiver).

Dans le cas de Volkswagen, les voitures n’étaient pas dangereuses, et ne menaçaient pas la vie des conducteurs. De nombreux conducteurs se sont plaints après le rappel que les véhicules rendus conformes avaient perdu leurs tripes. Le péché que Volkswagen a commis est d’avoir trouvé un moyen de contourner les normes d’émission qui avaient été régulièrement réduites de 2010 à 2015 dans l’État de Californie à des niveaux que beaucoup diraient irrationnels. Aucun constructeur automobile ne pouvait se conformer aux normes environnementales fixées par la Californie, ils avaient donc le choix : filouter le système ou abandonner un très gros marché. Dans leur stupidité aveugle et leur fondamentalisme dogmatique, les acteurs de la réglementation n’avaient pas plus mérité le respect que les prohibitionnistes un siècle plus tôt.

Volkswagen s’est fait prendre et a dû payer cher. Étaient-ils les seuls ? Bien sûr que non.

J’ai été stupéfait de voir qu’aucun autre constructeur automobile ne s’est dressé pour défendre Volkswagen contre les normes réglementaires trop restrictives lorsque la crise a éclaté. Parlez-moi du « syndrome du zèbre pas-tout-à-fait-le-plus-lent ». Sans entrer dans les batailles transatlantiques naissantes entre les technologies diesel et essence, prétendre que les ingénieurs peuvent continuer à atteindre des objectifs réglementaires irréalistes arbitrairement imposés par des écologistes nombrilistes est non seulement ridicule, mais camoufle également un caractère moralisateur certain.  Alors que ces fanatiques et leurs avocats opportunistes se repaissaient de la chair de Volkswagen sous forme de dommages et intérêts, il ne faut pas perdre de vue que les acteurs de la réglementation avaient truqué le jeu à peu près de la même manière que les prohibitionnistes. Ils avaient créé une culture de la triche.

Les militants avaient un autre objectif : figer la perception de l’industrie par le public comme une bande de gangsters sans éthique. C’est l’Al Caponisation de l’Industrie.

S’il n’y a pas d’excuse pour certaines entreprises aberrantes qui ont porté atteinte à la réputation de leurs secteurs industriels (certaines banques prises dans le scandale du LIBOR, quelques sociétés pharmaceutiques gonflant les prix, d’autres qui abusent de la chaîne d’approvisionnement mondiale…) elles sont les exceptions bien médiatisées et non la norme, peu importe à quel point les cyniques essaient d’imposer leurs campagnes opportunistes de dénigrement de l’industrie. Le fait qu’aucun chef d’entreprise ne se soit dressé pour défendre la crédibilité et la réputation de l’industrie contre ces artistes de l’agression militante est honteux.

 

Le besoin de realpolitik

Plus tôt dans cette série d’articles, j’ai soutenu que nous devons revenir à la realpolitik en tant que stratégie politique clé.

L’idéalisme crée un climat propice à l’Al Caponisation, à la violation de la loi et à une perte de respect et de confiance dans la démarche réglementaire.

La realpolitik adopterait une approche pragmatique et trouverait les meilleurs moyens de réglementer en fonction des circonstances, en déplaçant la démarche (réduction des effets nocifs, amélioration de l’environnement, amélioration de la santé) vers un état meilleur, bien qu’imparfait.

Dans un cadre de realpolitik, la Californie aurait travaillé avec l’industrie automobile pour trouver une voie réglementaire raisonnable afin de réduire les émissions, et les entreprises n’auraient pas eu à faire preuve de créativité pour contourner les idéalistes.

Dans un environnement réglementaire de realpolitik, tous les acteurs du processus travailleraient ensemble, trouveraient des compromis et élaboreraient un calendrier raisonnable pour améliorer les technologies et les avantages sociétaux.

Mais quelque part dans l’évolution de l’élaboration des politiques, c’est devenu une profession universitaire à plein temps qui a adopté une ambition idéaliste du monde parfait : une évolution délirante de l’État en tant que protecteur de la sécurité, garant du risque zéro et référence de la vertu sociale. La précaution, plutôt que le compromis, est devenue l’outil réglementaire de choix. Le pragmatisme des personnes s’efforçant de trouver des solutions viables au profit de l’intérêt général (realpolitik) s’est perdu dans la mêlée moralisatrice qui est devenue la politique publique de l’État-nounou.

Cela n’est devenu nulle part aussi évident que dans la récente stratégie de la Commission européenne en matière de politique de production alimentaire, en particulier sa stratégie idéaliste « de la ferme à la fourchette ». La réalité de l’Al Caponisation n’est devenue nulle part aussi évidente que dans la manière dont les politiques agricoles sont devenues dysfonctionnelles en raison d’un dogme de vertu politique extrême.

 

Realpolitik agricole

Il y a six ans, dans l’une de mes expériences de vie les plus mémorables, j’ai participé à une tournée de conférences de dix jours dans les communautés agricoles du sud de l’Angleterre.

Lors d’une séance de questions-réponses, un agriculteur m’a demandé comment il pourrait protéger ses cultures contre l’infestation de vulpin des champs qu’il subissait sans glyphosate. Je lui ai répondu qu’il devrait probablement faire des stocks de cet herbicide, et ensuite tricher si l’interdiction entrait en vigueur. L’expression de son visage disait tout – les agriculteurs ne trichent pas. Ils arrêteront de cultiver plutôt que d’enfreindre la loi.

Si la realpolitik n’entre pas dans la démarche réglementaire sur les technologies de culture, nous aurons certainement une crise agricole. En dehors des bidouilleurs du « bio », Al Capone ne sait pas conduire un tracteur. Les règles du bio, motivées par des intentions marketing, sont « irrationnelles par nature » ​​(basées sur une naturolâtrie cosmopolite arbitrairement imposée).

Il y a donc eu quelques cas d’école de triche entre des ingrédients faussement étiquetés bio et l’utilisation de pesticides interdits. Si « de la ferme à la fourchette » passe, avec son fondement idéologique irrationnel, le lobby du bio abaissera ses normes (c’est-à-dire mentira), mais les agriculteurs conventionnels abandonneront tout simplement leurs terres. En Europe, ce sera une catastrophe pour l’industrie alimentaire.

100% bio. Presque bio… mais moins cher.

« De la ferme à la fourchette » est le glas de la prohibition de Frans Timmermans. Il impose arbitrairement des diktats politiques irrationnels aux agriculteurs (25 % de réduction des engrais, 50 % de réduction de l’utilisation des pesticides et 25 % des terres agricoles dédiées à la production bio). Si la Commission européenne ne modifie pas les objectifs, et si les agriculteurs conventionnels abandonnent leurs terres plutôt que de tricher, alors les transformateurs et les fabricants de produits alimentaires devront faire preuve de créativité. Ne vous embêtez pas à lire l’étiquette au supermarché : rien de tout ce qui s’y trouvera ne sera vrai.

Les rendements agricoles européens diminueront considérablement (même le Centre commun de recherche de la Commission européenne, que Timmermans a choisi d’ignorer, prédit une baisse de 40%), les importations provenant de systèmes agricoles moins durables augmenteront, et la sécurité alimentaire mondiale en souffrira.

Mais la plupart des agriculteurs européens tricheront-ils ? Non.

Le prochain cadrage de la politique agricole commune augmente son indemnisation pour les pertes anticipées de « la ferme à la fourchette », mais de nombreux agriculteurs vont tout simplement abandonner leurs terres ou passer à l’agroforesterie.

 

Conclusion : éliminer l’ambiance de tricherie

Le prochain chapitre conclura cette série sur le complexe de l’industrie.

Je suis devenu plutôt sombre dans mon écriture, donc un message positif pour terminer cette série serait apprécié. Mais il me semble que la situation est devenue si absurde qu’elle justifie la tricherie et la violation de lois irrationnelles. Plutôt que de trouver une voie positive à suivre pour l’industrie, je peux la comparer à l’un des plus grands gangsters de tous les temps.

Alors, franchement, que devrait faire l’industrie pour sortir de cet horrible bourbier ?

  • L’industrie doit-elle enfreindre la loi si la loi (la règlementation) est devenue irrationnelle ?
  • Comment amener les régulateurs à abandonner leur idéalisme et à proposer des régulations plus pragmatiques ?
  • Si les entreprises (et le public) perdent le respect pour notre démarche réglementaire, devrions-nous simplement ignorer leurs grandes stratégies et leurs vertus dogmatiques ?

 

En bataillant avec le complexe de l’industrie, ma conclusion claire est que l’industrie ne doit jamais tricher – les militants ont truqué le jeu pour que l’industrie n’ait d’autre choix que de cesser ses activités ou d’enfreindre les règles. Cela s’inscrit parfaitement dans leur programme de destruction de la confiance du public. Ces petites merdes sont rusées, intelligentes et corrompues, et il est temps d’arrêter de jouer selon leurs règles, et de tomber dans leurs pièges.

Au lieu de cela, dans mon article de conclusion, je proposerai douze étapes pour contester le système réglementaire truqué contre lequel ils se battent désespérément, et pour trouver un moyen de rééquilibrer la balance qui a été créée par les communautés militantes pour détruire l’industrie, ses innovations technologiques et ses avantages sociétaux.

C’est vers cette conclusion que je me tourne maintenant.

Un article du Risk-Monger.

Samuel Fitoussi : « Asservir la fiction à la morale revient à exiger de la fiction qu’elle renforce le consensus idéologique en vigueur, quel qu’il soit »

Dans Woke fiction – Comment l’idéologie change nos films et nos séries, Samuel Fitoussi* élabore une critique libérale du wokisme et de son impact sur le monde du cinéma et de la série. Un entretien réalisé par Baptiste Gauthey, rédacteur en chef de Contrepoints.

Contrepoints : Bonjour Samuel Fitoussi. Dans les dernières années, de nombreux essais politiques ont été publiés sur la question du wokisme. Pourquoi avoir choisi d’écrire sur ce sujet, et qu’est-ce qui fait l’originalité de votre ouvrage ?

Passionné de cinéma, j’ai vu les contenus changer au fil des années, en particulier depuis 2020, et perdre en qualité, en acuité psychologique, en réalisme, en humour… En creusant, j’ai découvert que les scénarios doivent désormais souvent (pas tout le temps, heureusement) répondre à un véritable cahier des charges idéologique.

Il existe désormais un certain nombre de schémas narratifs, de dynamiques relationnelles ou de types de personnages, qui, pour des raisons idéologiques, ne passent plus. Nous pouvons regarder une série qui nous semble apolitique sans nous douter qu’une forte autocensure a existé en amont, au moment de l’écriture, puis de la relecture du scénario par des cabinets de conseils spécialisés en diversité et inclusion (qui se multiplient à Hollywood).

Il y a encore dix ans, les scénaristes se seraient permis d’inclure certaines blagues (aujourd’hui jugées « problématiques »), de montrer des rapports de séduction asymétriques et plus authentiques (on suggèrerait aujourd’hui qu’ils alimentent la « culture du viol »), de montrer un Blanc aider un Noir si l’intrigue l’exige (aujourd’hui, les wokes affirment que cela constitue une négation de l’autonomie des Noirs – c’est le concept du « sauveur blanc »)…

C’est pourquoi quand on parle de cancel culture, on passe sans doute à côté de l’essentiel : le problème aujourd’hui n’est pas ce qui est annulé, mais ce qui n’est plus produit, voire ce qui n’est même plus écrit ni imaginé.

Au-delà du constat, j’essaie dans cet essai de déconstruire par la science et le raisonnement les grands postulats wokes sur lesquels s’appuient cette nouvelle morale obligatoire, de proposer une réflexion sur la nature humaine, sur la fonction de l’art, ou encore sur les conditions de préservation de la concorde sociale face aux discours communautaires qui divisent et enjoignent au ressentiment, activant nos pires instincts tribaux.

 

Contrepoints : Vous expliquez que dans la logique postmoderne, l’art joue un rôle essentiel dans le grand projet d’ingénierie sociale vers un monde meilleur. Pouvez-vous développer ?

Il y a, au cœur du wokisme, un constat (éminemment discutable) sur les sociétés occidentales, qui seraient patriarcales et racistes. Pourtant, la discrimination selon le sexe ou la couleur de peau est illégale. Alors où se trouve – selon les wokes – la source du mal ? Dans nos mœurs, nos conventions sociales, nos représentations collectives, nos inconscients (malades de préjugés patriarcaux, coloniaux, hétéronormatifs…).

Il en découle que le privé est politique, et que le combat pour la justice sociale, gagné dans la loi au XXe siècle, doit se poursuivre en transformant nos comportements, en nous rééduquant moralement, en révolutionnant nos représentations culturelles. C’est pour cela qu’une série comme Friends, pourtant culte dans les année 1990, se retrouve sous le feu des critiques wokes, accusée de légitimer la culture du viol, les stéréotypes, la grossophobie, l’homophobie… (avec une confusion évidente entre des comportements représentés à l’écran et glorifiés par les auteurs). C’est aussi pour cela que certains éditeurs ont jugé utile de caviarder les romans de Roald Dahl, Ian Fleming ou Agatha Christie en supprimant tous les passages jugés « problématiques ».

Ajoutons que les wokes croient à tort que les comportements humains sont le produit de nos représentations. Par exemple, si les femmes et les hommes se comportent en moyenne différemment, ce serait parce que chaque sexe a été conditionné par des stéréotypes qu’il a intériorisés. Porter à l’écran un monde débarrassé de toute forme d’asymétrie comportementale entre les sexes pourrait donc se révéler salutaire. Pourtant, la science indique que ce sont souvent nos stéréotypes de genre qui découlent de différences innées (moyennes) entre hommes et femmes.

 

Contrepoints : Par conséquent, n’y a-t-il pas un paradoxe dans le discours woke : en souhaitant reconstruire un nouvel ordre moral sur les vestiges de l’ancien qu’ils auraient déconstruits, ne deviennent-ils pas les nouveaux dominants ?

Effectivement. À partir des années 1960, les philosophes postmodernes souhaitaient déconstruire l’ordre moral bourgeois : selon eux, la classe dominante – en imposant à l’ensemble de la société sa définition du Beau et sa conception du Bien – perpétuait, plus ou moins inconsciemment, un ordre social qui lui était favorable (un complot sans comploteurs, pour reprendre la formule de Boudon sur Bourdieu).

Aujourd’hui, les wokes qui asservissent les autres à leur conception très subjective de la morale représentent précisément l’élite culturelle du monde occidental. Ils sont minoritaires dans la population mais majoritaires dans l’industrie du cinéma et du théâtre, dans les départements de science sociale de toutes les prestigieuses universités, les grandes entreprises californiennes et dans une poignée d’institutions clé (au hasard : Disney et Netflix, l’Académie des Oscars, des Césars, et souvent, les services publics). Ils se croient dissidents, mais en réalité, ils œuvrent à imposer à la société tout entière une normativité établie par les dominants culturels et intellectuels de notre époque.

 

Contrepoints : Selon vous, il est dangereux de « subordonner la création artistique à l’utilité sociale ». Pouvez-vous développer ?

Ceux qui calculent l’utilité sociale d’une œuvre – et parviennent à imposer à tous leurs critères de comptabilité morale – ne sont pas des anges descendus du ciel, mais des êtres imparfaits susceptibles d’imposer une morale viciée.

Si la fiction doit contribuer à façonner une société meilleure, qui décide du type de société vers lequel elle doit nous mener ? Si les héros doivent se comporter vertueusement, qui définit la vertu ? Au Ve siècle avant J. -C., Platon souhaitait interdire les pièces de certains dramaturges tragiques : il craignait qu’elles n’incitent les hommes à étaler leurs sentiments et à se comporter… comme des femmes. Au XIXe siècle, Les Fleurs du mal et Madame Bovary étaient jugés dangereux pour la morale publique. L’histoire regorge d’exemples de jugements moraux erronés, aux conséquences parfois tragiques.

En réalité, asservir la fiction à la morale revient à exiger de la fiction qu’elle renforce le consensus idéologique en vigueur – quel qu’il soit – puisque les comportements loués ou exaltés, les discours considérés vertueux ou dangereux, dépendent dudit consensus. C’est donner un poids démesuré aux jugements de valeur subjectifs d’une partie de la population, sociologiquement dominante mais pas immunisée contre l’erreur, contre le risque de confondre le mal et le bien. C’est soumettre l’individu (l’artiste) à la tyrannie du groupe (celui qui aura réussi à imposer sa définition du bien). Avec la vision conséquentialiste, la fiction cesse d’être un garde‐fou à l’idéologie ; elle devient son catalyseur.

On peut d’ailleurs établir une analogie avec la notion de « responsabilié sociale » des entreprises. Si l’on assigne aux entreprises une mission morale, leur engagement dépend du consensus idéologique en vigueur. La responsabilité sociale des entreprises allemandes pendant la Seconde Guerre mondiale était d’aider les nazis à gagner la guerre, celle d’entreprises américaines pendant le maccarthysme de traquer les employés aux sympathies communistes, celle d’une entreprise inclusive en 2023 de soumettre ses employés à des stages de rééducation woke sur les préjugés inconscients…

En 1970, Milton Friedman notait que si les entreprises tentent de promouvoir des objectifs politiques aux dépens de leur rentabilité économique, elles imposent une forme d’impôt à certains citoyens (perte de dividendes pour leurs actionnaires, de rémunération pour leurs salariés, ou de pouvoir d’achat pour le consommateur…) et choisissent elles-mêmes les causes pour lesquelles l’argent sera redistribué.

Or ces entreprises n’ont pas été élues. « Elles cherchent à obtenir par des procédures non démocratiques ce qu’elles n’ont pu obtenir par des procédures démocratiques » écrit Friedman.

Le parallèle avec la fiction woke ? Les cinéastes imposent une forme d’impôt (baisse de la qualité du contenu pour le citoyen spectateur, éventuelle perte de revenus pour les investisseurs, distributeurs, etc.) afin de promouvoir les causes qu’ils jugent subjectivement louables, alors que celles‐ci n’ont pas nécessairement remporté la partie dans les urnes. Quand ces cinéastes sont subventionnés, et penchent massivement d’un côté du spectre politique, le problème démocratique est d’autant plus grave.

 

Contrepoints : Pour autant, n’y-a-t-il pas une place pour la morale dans l’art ?

Si, bien entendu. Mes amis conservateurs me reprochent parfois de dénier à la fiction la moindre fonction morale, d’appeler de mes vœux un art immoral, ou de refuser que l’on critique une œuvre pour des raisons morales. Mais je pense que l’on touche là à l’un des grands quiproquos entre conservateurs et libéraux.

En effet, je ne dénie pas à l’art une fonction morale, je dénie à quiconque le droit d’imposer à l’ensemble des artistes sa vision subjective de la morale, et de les obliger à s’y conformer. Croire que l’art doit être libre ne revient pas à dire que toutes les morales se valent, ni que nos propres valeurs morales ne peuvent légitimement influer sur le jugement que l’on porte sur une œuvre. De même, croire qu’il est dangereux que l’on impose par le haut aux entreprises des critères « RSE » auxquelles elles doivent se conformer ne signifie pas croire que le chef d’entreprise ne doit pas agir en fonction de ce qu’il estime être sa responsabilité morale vis-à-vis de la société.

Pour revenir à la fiction, elle est tout à fait compatible avec la morale.

Le chercheur Jonathan Gotschall montre même que, depuis 2000 ans, les fictions qui plaisent le plus sont celles dans lesquelles le bien et le mal sont distinguables, dans lesquelles les héros sont récompensés pour leurs transformations positives, et dans lesquelles, lorsque le mal triomphe, c’est en tant que mal. Même dans les séries centrées sur des anti-héros (Dexter, Les Sopranos, Breaking Bad voire Game of Thrones), la frontière entre bien et mal n’est pas brouillée, mais située dans le cœur d’un seul et même personnage.

De même, dans des sitcoms comme Friends et Seinfeld, les héros sont souvent lâches, hypocrites ou égoïstes mais on ne glorifie pas leurs vices : on rit de leur imperfection morale. Le comique provient du décalage entre la vision morale qui traverse l’œuvre et les actions des personnages, qui n’adhèrent pas toujours à cette vision.

 

Contrepoints : Vous avancez notamment que le wokisme se base souvent sur une mauvaise compréhension de la nature humaine. Cette question revient tout au long de votre livre et on comprend que c’est un point important de votre réflexion. Pourquoi ?

En 1987, le brillant intellectuel américain Thomas Sowell a distingué deux visions de la nature humaine. Selon que l’on se range à l’une ou l’autre, on adhère à des idées politiques radicalement opposées.

La première est la vision tragique : l’homme possède en lui une part d’ange, mais aussi une part d’ombre, le mal est inhérent à la nature humaine, et on ne peut le combattre collectivement qu’au prix d’arbitrages coûteux (prisons, police…).

La seconde est la vision candide, dont Rousseau est le meilleur ambassadeur : l’homme est naturellement bon et la société le corrompt. Avec cette vision, à laquelle les wokes semblent se ranger, on peut combattre la criminalité en combattant la société. Les criminels ne sont plus la cause des crimes, mais les symptômes d’une trop forte prévalence de certains discours ; les harceleurs de rue ne sont plus les responsables du harcèlement, mais les produits de nos stéréotypes de genre ; les violeurs ne sont pas la cause des viols mais les victimes d’une misogynie qu’ils ont intériorisé en raison d’un « continuum de violence » qui commence avec l’absence de parité autour du barbecue ou l’écriture insuffisamment inclusive.

Les conséquences de l’adhésion à cette deuxième vision sont nombreuses.

Premièrement, elle déresponsabilise les individus, imputant la cause de leurs comportements mauvais à « la société » plutôt qu’à leur libre arbitre.

Deuxièmement, elle permet de passer un peu trop facilement du combat (nécessaire) contre des individus et des actes racistes ou misogynes à celui (parfois infondé, voire complotiste) contre « le racisme systémique » ou contre le « patriarcat », combat qui absout du besoin d’avoir à pointer du doigt un seul acte répréhensible, le « système » tout entier étant incriminé.

Troisièmement, elle nous pousse à vouloir « expliquer » le mal plutôt que l’absence relative de mal, à déduire de l’occurrence de violences faites aux femmes (par exemple) une faillite des sociétés occidentales, plutôt que de la rareté de celles-ci un triomphe de la civilisation.

Enfin, elle inverse la causalité entre nos comportements et la fiction : ce serait parce que des viols sont représentés au cinéma que certains hommes violent, et non parce que certains hommes violent que le viol existe au cinéma. Mais de manière générale, si certains faits sociaux se retrouvent plus fréquemment à l’écran que d’autres, c’est souvent parce qu’ils se retrouvent plus fréquemment dans la réalité que d’autres. C’est l’art qui nous imite, pas l’inverse.

 

Contrepoints : Le wokisme est une critique de l’universalisme, jugé naïf et aveugle aux dominations réelles que subissent les minorités, au profit d’une vision communautariste de la société. Comment cela se manifeste-t-il dans la fiction ?

Les wokes pensent qu’une œuvre de fiction doit « représenter » les groupes qui composent la société en proportion de leur poids dans la population. Au lieu d’envisager la société comme une somme d’individus singuliers, on voit des groupes dont les membres seraient les représentants.

À partir de l’an prochain, seuls les films respectant certains quotas ethniques, aussi bien à l’écran que derrière la caméra, seront éligibles aux Oscars.

L’Arcom dresse tous les ans des statistiques ethniques, pourtant interdites par la Constitution française.

Le CNC possède un fonds à travers lequel il finance spécifiquement les projets où la couleur de peau des acteurs lui convient.

Final Draft, logiciel d’écritures le plus utilisé dans l’industrie du cinéma, propose des outils d’intelligence artificielle qui permettent au scénariste d’indiquer les attributs de chacun de ses personnages (couleur de peau, genre, orientation sexuelle, handicap, etc.) et d’afficher des diagrammes pour visualiser les « données d’inclusivité », voire le nombre de scènes parlées, de scènes non parlées, et de répliques de chaque minorité.

Delphine Ernotte, présidente de France Télévions, assume explicitement de « compter » le nombre de Blancs et de Noirs, et de ne pas financer les projets où il y a trop de Blancs.

Plus largement, dans le monde de la culture (et les institutions où les wokes sont dominants, comme l’université américaine) l’universalisme est congédié au profit de processus de sélection où la couleur de peau prend une place fondamentale.

Dans la fiction, cela s’exerce notamment au nom d’une croyance selon laquelle les spectateurs ne pourraient prendre pour modèles que des personnages qui « leur ressemblent ». Mais le degré d’identification d’un spectateur à un personnage doit-il dépendre de la couleur de peau de l’acteur qui l’incarne ? En réduisant la représentation au seul critère des ressemblances physiques, on réduit l’identité à l’identité biologique.

La pensée woke produit peut‐être ce qu’elle dénonce, puisque lorsqu’une appartenance à un groupe est légitimée (institutionnalisée comme une catégorie devant être « représentée »), elle commence à prendre de la place dans l’idée que chacun se forge de sa propre identité. L’identité‐singularité cède sa place à une identité‐conformité, une identité de rattachement au groupe de ceux qui nous ressemblent physiquement (mécanisme performatif que les intellectuels wokes décrivent et dénoncent eux‐mêmes à propos de l’identification à des catégories de genre).

 

Contrepoints : Selon vous, la fiction imprégnée de l’idéologie des quotas ne peut plus jouer efficacement son rôle de construction de nos capacités d’empathie.

La fiction, parce qu’elle a le souci du particulier, est un antidote à l’idéologie.

Elle nous raconte l’histoire de personnages singuliers, nous apprend que derrière les discours idéologiques, les récits simplificateurs, les oppositions communautaires, il y a des hommes et des femmes en chair et en os, trop complexes, trop nuancés, trop divers pour être réduits à des catégories, placés dans des cases, accusés ou plaints par défaut.

« Tout art digne de ce nom, écrivait Aharon Appelfeld, enseigne inlassablement que le monde repose sur l’individu. […] Le grand objet de l’art sera toujours l’individu avec son propre visage et son propre nom. »

Si, en politique, il faut souvent faire fi de la singularité des cas et dissoudre le particulier dans le collectif, la fiction nous rappelle que l’individu n’est pas une abstraction. Elle tempère l’enthousiasme de ceux qui voudraient, au nom de l’intérêt général, lui infliger des torts. L’idéologie – télescope par le prisme duquel l’Homme n’est qu’une fourmi dans un vaste système – ébranle notre capacité d’empathie ; la fiction – microscope de l’âme humaine – la reconstruit.

Mais pour que l’empathie puisse être cultivée, l’individu doit être singulier : il ne peut être le représentant interchangeable d’un groupe.

Or, lorsque les personnages sont choisis pour « représenter » la société, ils cessent d’être des individus pour devenir les porte‐drapeaux d’une identité, les délégués d’une communauté. L’équipe des Noirs a son représentant (il parle au nom des Noirs), tout comme l’équipe des femmes, des homosexuels, des transgenres, des musulmans (etc.). Le personnage devient, selon la formule d’Alain Finkielkraut dans L’après littérature, un prototype.

Et la fiction cesse de jouer son rôle : elle ne sonde plus des destins individuels, mais rejoue la narration macroscopique dominante. Plutôt que de maintenir en vie le particulier dans un monde qui généralise, elle déguise le général en particulier. Plutôt que de combattre la pensée par masses, elle transforme des masses en personnages. Elle va du général au particulier plutôt que du particulier à l’universel.

 

Contrepoints : On comprend donc qu’au-delà d’une analyse du wokisme dans la fiction, votre ouvrage porte en fait un projet plus ambitieux : celui d’une analyse et d’une critique épistémologique du postmodernisme. Cela vous amène par exemple à démontrer à plusieurs reprises qu’une erreur du wokisme est de considérer que derrière toute disparité statistique se cache une discrimination systémique. Pouvez-vous développer ce point ?

C’est en effet une croyance fondamentale du wokisme.

Toute sous-représentation d’un groupe considéré comme « dominé » dans un secteur valorisé est compris comme la preuve de l’existence de barrières discriminatoires (qui motive la mise en place de mécanismes correctifs comme la discrimination positive), et de même pour toute surreprésentation dans un secteur peu enviable (cela motive parfois la mise en place de changements institutionnels : aux États-Unis, l’idéologie anti-prison et anti-police naît notamment du désir de combattre la surreprésentation des Noirs en prison, ou parmi les victimes de violences policières).

Notons que les raisonnements wokes sont souvent irréfutables en ce qu’ils confirment toujours le postulat initial : une surreprésentation d’hommes en prison démontre que les hommes sont toxiques ; une surreprésentation de non-Blancs en prison démontre que nos institutions sont racistes.

Pourtant, l’économiste Thomas Sowell montre qu’à travers l’histoire, les asymétries statistiques entre populations étaient la norme plutôt que l’exception. Souvent, des groupes majoritaires – ne pouvant donc pas être victimes de racisme – sous‐performaient par rapport à des minorités ethniques.

En Malaisie, dans les années 1960, la minorité chinoise décrochait cent fois plus de diplômes d’ingénieur que la majorité malaisienne.

En 1908, dans l’État de São Paulo au Brésil, les Japonais produisaient deux tiers des pommes de terre et 90 % des tomates.

En 1921, en Pologne, plus de trois cinquièmes des échanges commerciaux impliquaient des Juifs, alors que ceux‐ci ne représentaient que 11 % de la population.

Au même moment aux États-Unis, l’université de Harvard imposait des quotas maximaux de Juifs pour combattre leur surreprésentation dans les rangs étudiants.

En 1948, des immigrés indiens possédaient 90 % des égreneuses de coton en Ouganda.

En 1887, en Argentine, les immigrés italiens – arrivés quelques décennies plus tôt sans ressources – étaient deux fois plus nombreux que les Argentins à posséder un compte en banque.

Plus trivialement, le taux d’alcoolisme des populations d’origine irlandaise aux États-Unis a parfois été jusqu’à dix fois supérieur à celui des populations juives ou italiennes.

On pourrait continuer cette recension longtemps.

En réalité, une disparité statistique peut être comprise comme la preuve d’une injustice, uniquement si on compare deux populations identiques en tous points, dotées des mêmes aspirations, soumises aux mêmes déterminismes sociaux et culturels, et aux mêmes dynamiques internes.

Quand ce n’est pas le cas – et c’est rarement le cas – les disparités statistiques reflètent souvent des différences de comportements moyens entre les membres de ces groupes, plutôt que des inégalités de traitement par le monde extérieur. Malheureusement, en attribuant à « la société » l’entière responsabilité du problème, on empêche toute remise en question de la part du groupe sous-représenté.

Cette logique détourne de toute possibilité d’analyse – et donc de compréhension et de traitement – des facteurs endogènes au groupe qui pourraient être responsables de ces disparités. Elle enferme les minorités dans une position de victimes passives, impuissantes à agir sur le cours de leur destin. On les condamne au ressentiment : ce serait aux « autres » de fournir des efforts, pas à elles.

*Né en 1997, Samuel Fitoussi est essayiste, chroniqueur au Figaro et écrivain satirique.

2.13.0.0

« Pourquoi les humanités sauveront la démocratie » d’Enzo Di Nuoscio

C’est un thème que nous avons eu l’occasion d’évoquer à de nombreuses reprises à travers de multiples articles (voir liste non exhaustive à la fin de ce texte), qui se trouve traité en tant que tel à travers ce passionnant ouvrage.

Celui des périls qui touchent la démocratie, et plus spécifiquement ici la manière dont celle-ci peut espérer être sauvée : grâce aux humanités et aux sciences sociales.

 

Démocratie et humanités

Dans sa préface, Philippe Nemo – qui est aussi le traducteur en français du dernier ouvrage du professeur de philosophie des sciences italien Enzo Di Nuoscio – commence par préciser le sens donné par l’auteur au mot « démocratie ».

Il faut considérer que l’on parle en l’occurrence d’« un type de société qui ne se caractérise pas seulement par les libres élections, mais, ceci étant condition de cela, par le respect de la personne individuelle, de la liberté de pensée et d’expression, et par l’économie de marché… ».

Une définition compatible avec la « société ouverte » poppérienne et la notion d’État de droit.

L’Europe est sortie du Moyen Âge et entrée dans la modernité grâce à l’humanisme et à la littérature, bien avant la mise au premier plan des sciences. Selon la thèse d’Enzo Di Nuoscio, c’est en préservant la dimension littéraire et humaniste de l’éducation donnée à sa jeunesse et à ses élites que la démocratie subsistera. Car culture littéraire et démocratie sont intimement liées depuis la naissance de cette dernière. Tant et si bien que – ainsi que le remarque Philippe Nemo – les « déconstructeurs » et autres tenants de la cancel culture font peser un risque élevé de désagrégation à nos sociétés démocratiques, sonnant le glas de la liberté et du progrès.

Loin des thèses positivistes, Enzo Di Nuoscio défend l’idée selon laquelle la démocratie a au contraire un lien essentiel avec le singulier, c’est-à-dire – précise Philippe Nemo – « avec ce qu’il y a d’unique et d’original dans chaque personne humaine individuelle comme dans chaque société historique » (ce qui me rappelle de bons mots lus avec délectation sous la plume de Simon Leys).

Et c’est toute l’importance de la culture humaniste que de faire prendre conscience de cette singularité par l’éducation. D’où le rôle primordial que jouent, dans ce contexte, spécialistes de la littérature, philologues, historiens, philosophes, moralistes, spécialistes des beaux-arts, mais aussi sciences politiques, géopolitique, psychologie, sociologie et économie.

 

Capacité critique et principes moraux

Quand l’ignorance prend le pas de manière préoccupante sur la connaissance inutile – pour paraphraser le titre d’un ouvrage de Jean-François Revel – il y a lieu de s’interroger sur l’avenir de nos sociétés.

Jamais nous n’avons disposé d’autant de moyens de nous informer, mais dans le même temps, autonomie de jugement, capacité critique, sens historique, principes moraux, semblent bien hélas de plus en plus faire défaut à nombre de membres de notre société.

Pour aider à lutter contre les croyances infondées, la crédulité, la rumeur et le conformisme, le culte de l’immédiat et de l’émotion, la tyrannie de l’opinion dominante ou au contraire des minorités, les idéologies, voire la bêtise, rien de tel que la transmission de valeurs, le développement de la capacité critique, l’apprentissage du discernement et de l’autonomie de jugement. Toutes choses qui passent notamment par l’éducation, mais aussi par la littérature et les humanités – dont l’étude a été de plus en plus restreinte, à tort, des enseignements. Avec en exergue la substitution de la confrontation des idées à l’affrontement entre les personnes, du dialogue à la force, de la coopération à l’anéantissement physique de l’adversaire.

Sujet ô combien d’importance, à l’heure où les démocraties libérales se trouvent fragilisées !

Autrement dit, il s’agit de protéger les individus eux-mêmes de la manipulation dont ils peuvent être l’objet du fait du développement de la tendance à la passivité, au manque de discernement, aux comportements rapides et instinctifs, aux caractères influençables, face à la poussée de l’information de toutes origines en provenance notamment des nouveaux médias ou formes de communication. Poussée propice au développement des croyances radicales, des idées infondées, des fanatismes et – sans aller jusque-là – des esprits doctrinaires et dogmatiques se basant davantage sur des a priori, des sources erronées, et un langage de plus en plus pauvre, que sur des raisonnements fondés sur la connaissance, la réflexion, et une culture humaniste.

Une manière de nous prémunir contre de graves désillusions, et dans une moindre mesure, d’éviter de sombrer dans cette « postdémocratie » gangrenée par la politique-spectacle et le partage du pouvoir par des élites, n’ayant plus que l’apparence de la véritable démocratie.

 

La contribution des humanités à la capacité de critique et à l’autonomie de jugement

À travers chacun des chapitres du livre, Enzo Di Nuoscio s’attache à mettre en valeur la manière dont chacune des grandes disciplines contribue à défendre les valeurs démocratiques fondamentales.

Tolérance, liberté de conscience, humilité, importance du débat, sont autant d’éléments qui s’opposent à la prétention des dictateurs à détenir la vérité, et à la présomption fatale qui, au détriment des libertés, prétend savoir ce qui doit être, faisant le lit des pires totalitarismes.

De l’étude de la philosophie des Mises, Popper, Hayek, Kelsen, Arendt et tant d’autres, l’auteur sait tirer les enseignements qui nous permettent de prendre conscience de l’importance de la réflexion et des savoirs. La démocratie est gage de pluralisme et de concurrence, qui sont capables de générer plus de connaissance, plus de solutions aux problèmes, et aussi plus de prospérité, que lorsque ces principes sont absents. La discussion critique, les échanges interindividuels, la libre coopération spontanée, sont autant de facteurs favorables aux progrès de la connaissance et à la diffusion des innovations, associés à la liberté d’action et à l’État de droit.

Ordre spontané plutôt que planification. Voilà ce qui est le mieux à même d’améliorer les conditions de vie et de nous écarter de la route de la servitude.

Or, montre Enzo Di Nuoscio, l’étude de la philosophie favorise la pratique de la démocratie, en amenant à se poser des questions, à rechercher la vérité tout en demeurant dans l’incertitude, s’écartant dans son esprit et ses méthodes de ce qui guide les idéologies. Mue par l’éthique, l’échange et la confrontation des idées, au lieu d’être prisonnière des préjugés et des dogmatismes, elle est – pour paraphraser le titre d’un ouvrage de Damien Theillier – un chemin de liberté.

De même, l’étude des lettres forme l’esprit, démontre Enzo Di Nuoscio, rappelant au passage que le miracle culturel de l’Athènes du Ve siècle avant Jésus Christ et de l’avènement de la démocratie s’explique en grande partie par l’invention du marché du livre, favorisant la diffusion rapide de la lecture et de l’écriture, qui ont permis la propagation de nouvelles idées et les progrès intellectuels, mais aussi une meilleure capacité d’exercer un jugement critique, et donc de contrôler le pouvoir, en étant moins à la merci des démagogues.

Ainsi, plus un esprit est formé et informé, entre autres à l’analyse et la critique de textes, moins il est en principe exposé à la tentation de la simplification, à l’idéologie, aux réactions émotionnelles.

 

« Même en démocratie, le pouvoir a une certaine tendance à se dissimuler pour échapper au contrôle, en utilisant les moyens les plus divers (manipuler l’information, faire passer des choix politiques pour des décisions techniques, etc.). Or cette tendance peut également être combattue en renforçant les attitudes philologiques ou littéraires de l’Homo democraticus, en renforçant sa capacité à saisir les significations, à mettre en lumière ce qui est implicite ou caché dans une proposition ou dans une discussion, à surmonter les obstacles à la compréhension de certaines informations, dont il n’est pas rare qu’ils soient mis en place précisément dans le but de rendre certaines décisions moins visibles et donc moins contrôlables. »

 

L’insatisfaction comme état latent de l’homo democraticus

Comme l’analyse l’auteur, « les démocraties vivent dans un état de crise congénital et permanent ».

À force de susciter des attentes et des idéaux difficilement ou seulement partiellement atteignables, voire parfois contradictoires, relevant en partie du mythe, elles donnent lieu à beaucoup de frustration et d’insatisfaction.

La rapidité des transformations et le règne de l’immédiateté, qui s’ajoutent à la complexité croissante des sociétés, rendent ceux qui sont nés avec la démocratie peu en état de mesurer la portée des paradoxes qui menacent la démocratie elle-même. Encore une fois, c’est dans les humanités – et ici en l’occurrence dans la connaissance historique – que nous sommes en mesure de trouver des réponses.

Dévalorisant le passé, et frustré par le présent – qui ressemble souvent à une tyrannie du moment – « l’Homo democraticus devient ainsi une sorte d’Homo currens, en fuite perpétuelle dans le présent, en proie à une continuelle « tyrannie de l’urgence » et, de plus en plus aussi, un Homo querelus – c’est-à-dire plaintif, gémissant, criard – qui critique continuellement le monde dans lequel il vit », plutôt que de savoir apprécier les grandes réalisations de son temps et les améliorations qu’elles ont pu apporter à une vie qu’il ne sait plus apprécier à sa juste mesure.

Au point que beaucoup seraient prêts à troquer la démocratie contre une dictature, ne voyant pas que les maux seraient certainement les mêmes, certains droits et libertés en moins.

C’est là que la connaissance historique intervient et peut en faire prendre conscience, permettant de mieux appréhender le présent, et comprendre en quoi la démocratie est le fruit (non irréversible, ayons-en conscience) d’un processus très lent de maturation, fruit de tout un passé agité loin de la relative quiétude que nous avons la chance de connaître aujourd’hui – pourtant inimaginable il y a encore quelques décennies à peine. Des réalités dont n’ont souvent même pas conscience ceux que Pierre Bentata appelait dans un ouvrage « des jeunes sans histoire ».

Il en va même des sciences sociales, dont la connaissance peut être utile à conjurer le danger constructiviste, dont la tentation est grande face aux insatisfactions, mais dont les projets planificateurs du XXe siècle, réduisant fortement ou supprimant les règles démocratiques, ont eu des effets véritablement ravageurs.

Prétendre changer la société ou changer l’Homme mène où nous savons

Dans ces conditions, la connaissance des effets pervers de toute présomption fatale (Hayek) à remplacer l’ordre spontané par la planification et les bonnes intentions doit permettre d’éviter de sombrer dans les mêmes erreurs ou tragédies.

La société ouverte popperienne est mieux indiquée que toute prétention à faire advenir le paradis sur Terre par l’interventionnisme.

 

« De même que la science renonce à la certitude, de même la démocratie ne vise pas à construire la société parfaite ; de même que la science progresse par la discussion critique précisément parce que aucun scientifique ne possède de vérités définitives, de même la démocratie progresse par le dialogue parce que personne ne possède le plan de la société parfaite ; de même que la science progresse en éliminant les erreurs, sans jamais parvenir à une vérité définitive, de même la démocratie progresse en réduisant les « misères », sans chercher à réaliser d’emblée la société idéale ; et de même enfin que la discussion en science doit respecter les règles de la méthode scientifique, de même le débat public en démocratie doit se développer dans le cadre des règles de l’État de droit. »

 

Autrement dit, le réformisme graduel issu de la discussion critique et du débat public est mieux à même d’identifier les problèmes et de tenter de les résoudre ou apaiser, par l’art du compromis, plutôt que de se fonder sur des idéologies fermées sur elles-mêmes prétendant mettre en œuvre de manière autoritaire une société parfaite.

Face aux crises économiques notamment, la compréhension des mécanismes en jeu grâce aux sciences sociales doit permettre d’éviter de tomber dans les peurs exagérées, l’irrationnalité, les croyances infondées, les réactions émotionnelles, les théories du complot, les excès conduisant à rechercher des boucs émissaires – au premier rang desquels la démocratie.

Ce qui s’est produit, rappelons-nous, au moment de la montée du fascisme et du nazisme (et de l’antisémitisme).

 

Humanités et capacité créative

Se basant sur les enseignements d’Edmund Phelps sur la croissance, mais aussi – entre autres – sur ceux d’Israël Kirzner concernant l’esprit d’entreprise, Enzo Di Nuoscio montre en quoi l’enseignement des humanités est indispensable à l’esprit créatif.

L’esprit critique, la capacité à résoudre des problèmes et par conséquent à entreprendre et innover, ne peuvent provenir de la seule connaissance mathématique ou scientifique. C’est pourquoi il considère que le recul des humanités dans l’enseignement ces dernières années est une erreur majeure.

De la même manière, la compréhension de la science économique et les avancées qu’elle peut connaître ne peut provenir du seul recours à la formalisation et aux mathématiques. Là encore, la disparition de sa dimension de science sociale est donc une erreur. Elle aboutit à produire des techniciens hyperspécialisés mais en manque de repères, et donc parfois relativement ignorants, pour lesquels la formalisation devient une fin en soi, au détriment du sens. Ce qui est susceptible de produire de graves effets pervers lorsqu’ils formulent des propositions de politiques économiques fondées sur des modèles hermétiques dépourvus de toute comparaison avec la réalité, constituée d’une multitude d’actions humaines au caractère souvent subjectif et imprévisible.

C’est pourquoi les conditions de l’esprit scientifique supposent forcément une approche pluridimensionnelle et pluridisciplinaire, que seule une bonne formation en humanités et sciences sociales est à même de permettre. Ce qui est fondamental quand on considère que démocratie et économie de marché sont liées. Mais aussi parce que la résolution des problèmes les plus complexes de la société, par nature multidimensionnels, exigent des collaborations interdisciplinaires et une vision globale de ces problèmes, au-delà des compétences spécialisées.

Ainsi, le morcellement des savoirs, notamment technico-scientifiques, « n’est pas une bonne chose pour la démocratie ». Une société technocratique risque de sombrer dans un certain conformisme et être soumise à des problèmes moraux. C’est pourquoi l’éducation humaniste est un élément unificateur indispensable qui doit permettre d’appréhender un problème mettant en connexion ces différentes formes de connaissance. Puis, ceux qui appliquent ces connaissances, même dans les emplois routiniers – nous dit Enzo Di Nuoscio – doivent être capables de relier leurs actions aux dynamiques sociales, économiques et politiques, mais aussi éthiques. Ce qui aboutira pour eux à une meilleure harmonie avec la société, plutôt que de se sentir contraints d’agir de manière purement mécanique.

 

L’importance de la littérature et de l’art

Le langage occupe une place première dans l’émergence et la formalisation de la pensée.

Comme l’écrit l’auteur :

« Avoir une langue plus pauvre signifie avoir une pensée plus pauvre et donc voir le monde avec des catégories interprétatives plus pauvres. La langue, nous fait remarquer Klaus Kraus, est mère et non fille de la pensée ».

Il s’ensuit un appauvrissement des aptitudes critiques et, par extension, de la démocratie.

Si « la capacité philologique de comprendre le sens des textes ou des discours, d’élaborer un raisonnement, d’argumenter selon leurs propres raisons et de comprendre celle des autres, de posséder une bonne dose de jugement indépendant » et même de maîtriser le vocabulaire, ne sont plus très présents, alors la politique risque de s’assimiler au plébiscite et se réduire au oui ou non, réduisant le peuple au rang de simple troupeau. Faisant le lit des totalitarismes, à l’instar de ce que Big brother entreprend à travers la purge du langage dans le roman 1984 de Georges Orwell.

C’est en ce sens que la littérature, notamment classique, permet non seulement d’enrichir notre vocabulaire, mais aussi notre compréhension du monde, de découvrir la diversité des expériences possibles éloignées de notre vie quotidienne, des ressentis susceptibles de développer notre empathie, et que sans cela nous ignorerions. Une exploration de territoires étrangers et autrement inaccessibles que permet également l’art, opportunité de découverte de la réalité.

En d’autres termes, pour reprendre la formulation d’Enzo Di Nuoscio, « la littérature et l’art nous font sortir du village de notre existence ».

Reprenant les termes d’Umberto Eco, il ajoute à juste titre que « ceux qui ne lisent pas n’auront vécu qu’une seule vie à 70 ans, la leur. Celui qui lit aura vécu cinq mille ans… ».

Et il ajoute que la lecture nous permet de mieux comprendre les autres en nous relativisant nous-mêmes, nous évitant de nous enfermer dans le monde de l’entre-soi. C’est une émancipation à l’égard des préjugés, une aptitude à voir à travers les yeux des autres, à travers une palette très diversifiée de ressentis comme de temporalités, un sens du possible et de la liberté. Elle favorise l’imagination, la catharsis, permet d’envisager le large éventail des possibles et nous invite à explorer la pluralité des visions de l’existence et de l’âme humaine, de manière plus concrète et puissante que ne le permet la philosophie.

En définitive, cette imagination cultivée est ce qui permettra mieux, dans un cadre démocratique, de concevoir les conséquences possibles de propositions politiques qui auront des conséquences bien réelles sur la vie des gens.

Il s’agit donc d’un point essentiel de notre éducation démocratique, mais aussi de la capacité de nos décideurs politiques, chercheurs, scientifiques, entrepreneurs, à faire preuve d’imagination, de responsabilité et de créativité dans leurs orientations, réflexions et propositions. En ce sens, elle est aussi parfois crainte des régimes politiques. Car cet instrument de liberté rend moins manipulable et moins asservi.

Mais ce n’est pas le seul avantage :

« Elle crée « une sorte de fraternité au sein de la diversité humaine et éclipse les frontières érigées par les hommes et les femmes par l’ignorance, les idéologies, les religions, les langues, la sottise » (Mario Vargas Llosa). C’est pourquoi les « sociétés fermées » éliminent la littérature libre et entreprennent de faire coïncider les vérités littéraires de la littérature du régime avec la prétendue vérité historique promue par celui-ci. »

 

La démocratie à l’ère du numérique

L’ère du numérique est aussi celle de la surabondance d’information, mais dans le même temps de l’ignorance relative.

Tout va très vite, et l’information se fait par procuration, en s’en remettant un peu trop rapidement à ce que l’on trouve sur internet, sans pouvoir ou sans prendre la peine la plupart du temps de vérifier la source. Ce qui conduit souvent à la perplexité, voire à la crédulité et au prêt-à-penser. Avec l’illusion de pouvoir se passer de l’avis et des connaissances des scientifiques, savants, spécialistes d’un domaine, pour préférer se fier aux croyances de ses semblables. La dangereuse illusion de l’égalité entre les idées, sous couvert de démocratie et sous prétexte de respecter les opinions de tous. Entre biais de confirmation et tyrannie de la majorité (quand ce n’est pas de minorités ou du politiquement correct), on risque bien alors de dériver vers ce que Tocqueville identifiait comme une forme de despotisme.

La manipulation et les fausses informations peuvent alors l’emporter aisément sur la vérité, s’appuyant en outre sur la force des émotions. D’où l’importance de développer l’esprit critique pour contrer les nombreux dangers qui en découlent. On en revient aux humanités et à l’éducation humaniste, qui doit permettre de favoriser l’autonomie de jugement et initier à la complexité, plutôt que de se laisser happer par son fil d’information personnalisé qui s’autoalimente et vous entraîne inéluctablement vers ce que vous voulez entendre.

« Construire un esprit critique à travers les humanités et les sciences sociales est une bonne assurance contre le risque de réactions irrationnelles, car elles nous éduquent à la complexité du monde. Elles nous aident à savoir vivre avec les fragilités humaines, l’incertitude, les différences, les difficultés, et même avec l’impossibilité de distinguer le bien du mal. Elles nous aident à nous familiariser avec les contradictions qui accompagnent nécessairement nos vies, fortement accentuées dans le monde interconnecté de la société liquide ».

 

 

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Glyphosate : un lyssenkisme « écologique » s’imposera-t-il à Bruxelles ?

Les objections, notamment allemandes, au renouvellement proposé par la Commission européenne de l’approbation du glyphosate, pour dix ans à compter de décembre prochain, ont des relents de lyssenkisme « écologique », de « science » à objectif politique ou politicien, ou encore idéologique. Prévaudront-elles ?

 

Quelques rappels des faits

Le 20 septembre 2023, la Commission européenne a publié sa proposition de Règlement d’application renouvelant l’approbation de la substance active glyphosate conformément au règlement (CE) n° 1107/2009 du Parlement européen et du Conseil et modifiant le règlement d’exécution (UE) n° 540/2011 de la Commission (notre traduction).

Cela fait suite à l’annonce du 6 juillet 2023 par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) des résultats résumés de l’évaluation du glyphosate (dite de l’EFSA, mais produite en réalité par ses agents spécialisés et des experts des États membres). Son communiqué, « Glyphosate : pas de domaine de préoccupation critique; identification de lacunes dans les données » est assez explicite.

Une fiche d’information détaille notamment l’ampleur du processus d’évaluation ; un dossier de quelque 6000 pages (sans les annexes) permet d’en savoir bien plus.

 

Le rapport d’évaluation a été publié le 26 juillet 2023.

En bref, « pas de domaine de préoccupation critique » signifie que rien de dirimant ne s’oppose au renouvellement de l’autorisation ; et « lacunes dans les données » recouvre des points qui n’ont pas pu être finalisés et des questions en suspens, toutes choses qui peuvent ouvrir la voie à des limitations dans la nouvelle autorisation… et à des manœuvres en vue de l’interdiction de l’herbicide.

 

Quelques rappels de procédure

Le règlement d’application a beau s’intituler « de la Commission », il est soumis à un vote des États membres à la majorité qualifiée : 55 % des États membres (soit 15 sur 27) représentant 65 % de la population européenne doivent voter en faveur de la proposition, les abstentions étant comptabilisées avec les votes contre (on trouvera un simulateur ici).

La Commission européenne avait promptement réagi, les 11 et 12 juillet 2023, en soumettant un document présentant les conclusions de l’évaluation de l’EFSA, et des commentaires au SCoPAFF (Comité permanent des végétaux, des animaux, des denrées alimentaires et de l’alimentation animale). Ce document avait fuité en direction d’une entité antipesticides, ce qui avait donné lieu à une première vague d’activisme… C’est là un problème de dérive dans le fonctionnement des institutions européennes.

La proposition de règlement d’exécution, encore informelle, a quant à elle été présentée au ScoPAFF le 22 septembre 2023.

Le vote formel des États membres doit intervenir le 13 octobre 2023.

En l’absence de majorité qualifiée – pour ou contre – la question est soumise à un comité d’appel, ce qui ne change généralement rien à la situation.

C’est alors à la Commission qu’il incombe de prendre la décision.

 

Un peu d’histoire

C’est là qu’il faut rappeler qu’en 2016-2017, la Commission, présidée par le très anti-glyphosate Jean-Claude Juncker, avait refusé de porter le chapeau pour une décision politiquement impopulaire, et s’était livrée à un exercice d’enchères descendantes sur la durée du renouvellement.

L’Allemagne de la chancelière Angela Merkel et de l’alliance CDU/CSU-Verts et la France du président Hollande et de ses ministres de l’Environnement (etc.) puis de la Transition écologique Ségolène Royal et Nicolas Hulot avaient apporté l’essentiel des 35 % de la population européenne nécessaires pour faire échec à la proposition de règlement (33,75 % !).

Rappelons à cet égard que Mme Ségolène Royal s’est vu offrir un bouquet de fleurs au nom de 40 « organisations non gouvernementales » en reconnaissance de son « combat vs le glyphosate au niveau européen ». Cela vaudrait une démission immédiate pour corruption dans les pays nordiques…

.@genefutures me remet, au nom de 40 ONG, un bouquet pr mon combat vs le glyphosate au niveau européen @biodiversité pic.twitter.com/42a1H4T20w

— Ségolène Royal (@RoyalSegolene) May 25, 2016

 

La situation s’était débloquée en novembre 2017, à la surprise générale : le ministre fédéral de l’Agriculture Christian Schmidt avait fait sauter le verrou en faveur de la proposition de règlement de la Commission sur fond de querelles personnelles au sein d’un gouvernement Merkel qui s’était auparavant abstenu.

L’autorisation du glyphosate devait donc expirer en décembre 2022. Mais l’EFSA avait lancé une consultation publique en septembre 2021, et a reçu tellement de contributions qu’elle a dû proroger son délai d’examen d’un an, jusqu’en juillet 2023 (on trouvera une chronologie des différentes actions ici). Les autorités européennes ont donc décidé de prolonger l’autorisation du glyphosate d’une année, jusqu’au 15 décembre 2023.

Ce qui nous mène à la situation actuelle.

Les autorités ? La Commission européenne, les États membres n’ayant pas réuni la majorité requise en termes de population pour une décision somme toute impérative.

Six États membres – Croatie, Luxembourg et Malte (votes contre) et Allemagne, France et Slovénie (abstentions) – ont ainsi signifié au monde qu’ils étaient prêts à faire passer la veulerie ou la démagogie avant un principe de droit fondamental qui veut que les autorités ne privent pas une partie (les bénéficiaires de l’autorisation) de son droit par la faute ou la carence desdites autorités, ici par l’impossibilité pour elles de boucler la procédure dans le temps imparti.

La France, la grande donneuse de leçons…

 

Et maintenant ?

La Commission a donc proposé une prolongation de dix ans (elle pouvait aller jusqu’à quinze).

Pour résumer une information parue dans La France agricole, ce n’est ni trop court (un nouvel exercice d’évaluation, extrêmement dispendieux, à bref délai n’aurait guère de sens), ni trop long (les nouvelles études pourront être évaluées dans un délai raisonnable, sachant qu’une étude majeure pourra toujours être prise en compte avant le terme de l’autorisation).

Elle a aussi apporté une attention particulière – en fait comme d’usage – aux points qui n’ont pas pu être finalisés et aux questions en suspens, ainsi qu’à d’autres aspects.

Ainsi, l’EFSA a considéré que l’évaluation des risques pour les plantes aquatiques n’a pas pu être finalisée en raison du manque de données sur leur exposition au glyphosate par dérive de pulvérisation. Notons que cela témoigne, avec d’autres cas, d’une inquiétante dérive du processus d’évaluation vers l’ubuesque. On ne saurait pas après presque cinquante ans d’utilisation du glyphosate et compte tenu des procédures d’homologation des pulvérisateurs ?

La Commission écrit donc dans le considérant 21 de la proposition de règlement d’application (notre traduction) :

« L’Autorité n’a pas identifié de risques inacceptables pour les plantes terrestres non ciblées lorsqu’elle a examiné l’exposition potentielle à la dérive de pulvérisation, si certaines mesures d’atténuation sont appliquées. Les plantes aquatiques non ciblées peuvent également être exposées à cette dérive. Afin d’éviter tout effet inacceptable sur les plantes terrestres et aquatiques non ciblées, il convient d’exiger des États membres qu’ils tiennent compte d’une éventuelle exposition par contact due à la dérive de pulvérisation, et qu’ils imposent des mesures d’atténuation appropriées lorsqu’ils procèdent à des évaluations en vue de l’autorisation de produits phytopharmaceutiques contenant du glyphosate. »

Cela ouvre la voie à des contestations et des possibilités de justifier des oppositions, certes de manière fort vaseuse, au niveau tant de la décision européenne sur le règlement, qu’ultérieurement au niveau national lors de l’homologation d’un produit formulé.

Il est donc possible, sinon probable – cela dépendra du vote de la France –, que le projet de règlement ne soit pas voté par les États membres.

Il y aura alors deux options :

  1. La Commission pourra envisager de durcir les conditions de l’autorisation et réduire le champ d’application du glyphosate de manière à obtenir la majorité nécessaire (réitérer le cirque de la Commission Junckers)
  2. La Commission appliquera la procédure normale et promulguera le règlement après deux votes ne dégageant pas les majorités requises.

 

Selon Euractiv, le porte-parole de la Commission, Stefan de Keersmaecker, ou un autre fonctionnaire (l’article n’est pas clair) a déclaré à la presse le 20 septembre 2023 que « la Commission a la ferme intention de conclure ce processus avant le 15 décembre, date d’expiration de l’approbation actuelle ». Cela exclut donc les marchandages qui s’éternisent et les demandes dilatoires d’informations et d’études complémentaires.

Mais il y a les élections au Parlement européen de juin prochain…

 

L’Allemagne en campagne contre la nouvelle autorisation

L’accord de coalition entre le SPD, les Verts et le FDP prévoyait une « sortie » du glyphosate avant la fin 2023. Le ministre fédéral de l’Alimentation et de l’Agriculture Cem Özdemir a compris qu’une telle action n’était pas possible. Cela ne peut que durcir sa position à Bruxelles, et intensifier ses actions pour rallier d’autres États membres à sa position.

L’accord prévoit également :

 

« Les plantes doivent être protégées de manière à éviter les effets secondaires sur l’environnement, la santé et la biodiversité. L’autorisation des produits phytosanitaires doit être transparente et doit se faire en toute sécurité juridique selon des critères scientifiques. Les lacunes existantes au niveau européen seront comblées. Parallèlement, les décisions doivent être prises plus rapidement.

En outre, nous veillons à améliorer la disponibilité des produits phytosanitaires, en particulier pour les applications à petite échelle dans les cultures spécialisées cultivées de manière diversifiée, pour la protection des stocks et pour des stratégies de résistance appropriées. »

 

Formidable exemple de mariage de la carpe et du lapin ! Le FDP tentera de s’en servir pour infléchir la position qui sera prise à Bruxelles, mais un compromis en faveur de l’abstention plutôt que du vote contre ne changera rien.

À l’issue de la réunion du ScoPAFF du vendredi 22 septembre 2023, le ministère fédéral de l’Alimentation et de l’Agriculture (BMEL) a publié un communiqué présentant les deux axes de la position allemande : elle « s’engage pour l’abandon du glyphosate en Europe » et, en même temps, en fait dans l’optique de l’échec de cette position, estime qu’« un niveau de protection uniforme et élevé de la biodiversité est nécessaire ». Marchandages en vue ?

L’argumentation est particulièrement inquiétante.

L’EFSA, rappelons-le, n’a pas trouvé de « domaine de préoccupation critique » en ce qui concerne les risques pour l’homme, pour l’animal ou pour l’environnement. Mais elle a louvoyé pour les risques pour la biodiversité, en bref difficiles à appréhender. Mais, selon le communiqué de presse,

« De façon générale, les informations disponibles ne permettent pas de tirer des conclusions définitives sur cet aspect de l’évaluation des risques et les gestionnaires des risques pourraient envisager des mesures d’atténuation. »

Le BMEL assène :

« Les connaissances scientifiques bien connues montrent que le glyphosate nuit à la biodiversité. […] Les plantes [détruites par le glyphosate] ne sont donc plus disponibles pour les insectes et autres petits animaux en tant qu’habitat et source de nourriture. Les sols sont également affectés. »

Après la science prolétarienne contre la science bourgeoise, voici donc, dans une sorte de nouvel avatar du lyssenkisme, la science écologiste contre la science agronomique, toxicologique, etc.

C’est ahurissant, et on se demande comment cela a pu sortir d’un ministère de l’Agriculture : il est reproché au glyphosate de précisément faire le travail pour lequel est conçu un herbicide… ou tout autre moyen de désherbage.

Un intégrisme écologique doit préempter un pragmatisme dans la production agricole…

 

Les Pays-Bas en campagne électorale

Alors que le gouvernement n’avait pas encore défini sa position, la Chambre basse a adopté le 7 septembre 2023, à l’initiative du Parti pour les animaux (PvdD/Gauche européenne) et GroenLinks (GL/Verts), une motion l’exhortant à voter contre le renouvellement de l’autorisation.

Voulez-vous voir là aussi une sorte de lyssenkisme ? Selon Euractiv, le gouvernement avait auparavant incité les agriculteurs à revenir au labour pour minimiser le recours au glyphosate… c’est-à-dire à abandonner l’agriculture écologiquement vertueuse !

Situation intéressante !

Les Néerlandais éliront le 22 novembre 2023 les 150 représentants de la Seconde Chambre des États généraux pour un mandat de quatre ans.

Frans Timmermans, champion des extravagances du Green Deal quand il était vice-président exécutif de la Commission européenne, est retourné aux Pays-Bas pour mener la liste commune du Parti du travail (PvdA) et des Verts (GroenLinks).

En mars 2023, le Mouvement agriculteur-citoyen (BoerBurgerBeweging, BBB) avait remporté une victoire éclatante aux élections provinciales, laquelle avait signé un refus de l’« écologisme ».

De quel côté penchera le gouvernement le 13 octobre ?

 

Le brouillard règne sur la France

Le brouillard, c’est sur les intentions gouvernementales.

Un radieux soleil médiatique brille en revanche sur la glyphophobie, alimentée par les indécrottables arguments faux ou fallacieux (le classement en cancérogène probable par le CIRC, une expertise de l’INSERM qui a trouvé une « présomption moyenne » de cancérogénicité grâce à « au moins une » étude scientifique de qualité (mais pas « plusieurs »), un article d’une indigence crasse d’auteurs de l’INRAE faisant les poubelles de la science militante…).

Mais c’est l’agitation du personnel politique macroniste qui doit nous intéresser.

Se référant à un entretien qu’il a accordé à Libération – admirez le titre et la photo d’un pulvérisateur viticole pour traiter les vignes :

« Pascal Canfin : « La proposition de la Commission européenne de repousser l’interdiction du glyphosate est purement idéologique » » – l’eurodéputé Pascal Canfin tonitrue sur X (anciennement Twitter) : « La France ne soutiendra pas la proposition de la Commission … sans conditions et nous nous y opposerons au Parlement. »

 

Stéphane Séjourné est tout aussi catégorique :

« Le renouvellement sans condition de l’autorisation du glyphosate par la Commission européenne n’est pas acceptable. Nous nous y opposerons avec @RenewEurope »…

Mais la décision ne relève pas du Parlement européen !

Et il serait étonnant que l’ensemble du groupe s’aligne sur cette position. Et il y a, comme d’usage, des conditions à la ré-autorisation…

Dans une autre déclaration, c’est :

« Ce qui est proposé actuellement, dix ans sans condition, n’est pas acceptable ; s’il n’y a pas de modification, on votera contre. »

Faut-il y voir des pressions sur le gouvernement français ? Il n’aura échappé à personne que le macroniste en chef s’est longtemps enfermé dans le mutisme, alors qu’il a été l’auteur d’une déclaration fracassante il y a six ans, régulièrement rappelée à ses bons souvenirs.

Commençons d’abord par le sujet des pesticides et notamment du glyphosate. Alors qu’E. Macron s’était engagé en 2017 à sortir du glyphosate, il a annoncé hier vouloir “diminuer notre dépendance” à celui-ci de 30%. pic.twitter.com/BklI9Mn7Fd

— Greenpeace France (@greenpeacefr) September 26, 2023

 

Le 26 septembre 2023, dans le cadre de la présentation de « son » plan pour la planification écologique, il a annoncé vouloir « diminuer notre dépendance [au glyphosate] de 30 % ». « On ne peut pas laisser des agriculteurs sans solution » a-t-il expliqué.

Le génie du « en même temps » a encore frappé !

Ce n’est pas vraiment du lyssenkisme, mais c’est en tout cas un profond mépris pour les réalités scientifiques et pratiques, tant agronomiques qu’économiques. Quasiment comme dans le cas d’Écophyto et de sa stupide ambition de réduire l’usage des pesticides de 50 %, on a sorti un chiffre du chapeau.

Mais cela signifie-t-il un vote positif à Bruxelles ?

La France était intervenue lors de la réunion du ScoPAFF du 12 juillet 2023 avec – en bref – des revendications qui furent reprises dans une note du 28 juillet 2023. Elle a sans doute réitéré des demandes lors de la réunion du 22 septembre 2023.

La France agricole rapporte en effet le 20 septembre 2023 :

« « Aujourd’hui, les autorités françaises ne sont pas satisfaites de cette proposition », ont réagi les services du ministère de l’Agriculture. La France souhaite en effet que l’approche à la française, à savoir « la recherche d’alternatives pour ne laisser aucun agriculteur sans solution », puisse être harmonisée au niveau européen et approfondie. « La France demandera également […] d’accélérer la mise au point de méthodes d’évaluation des risques pour la biodiversité », a précisé le ministère. »

L’approche française serait plutôt d’interdire – au niveau européen – tous les usages « pour lesquels il existe des alternatives non chimiques pouvant être mises en œuvre sans inconvénients économiques ou pratiques majeurs » et de prévoir « une limitation des usages résiduels à des doses inférieures », ainsi que « des restrictions […] afin de s’assurer que l’approbation vise effectivement des  conditions d’utilisation considérées comme sûres par l’EFSA ».

Bref, obtenir par tranches le retrait du glyphosate de la boite à outils des agriculteurs et d’autres utilisateurs promis par un président ignare, hâbleur et manipulateur. Quoi qu’il en coûte sur les plans économique et pratique (« majeurs » est très élastique) et même environnemental (« non chimiques », c’est, entre autres, la charrue…).

Rappelons ici que la décision d’une SNCF tributaire des subventions étatiques, et donc de ses bonnes relations avec le gouvernement de se passer du glyphosate pour le désherbage des voies ferrées s’est traduite par une « alternative » moins efficace, plus difficile à mettre en œuvre, et beaucoup plus chère, avec des herbicides bien plus problématiques.

Un vote contre serait incompatible avec la parole présidentielle… Un vote pour serait peu compatible avec les exigences qui ont été formulées (et dont certaines, du reste, ne semblent pas relever du règlement d’exécution)… L’abstention ? Elle a le même effet qu’un vote contre.

 

Et alors ?

Sauf miracle, l’Allemagne et l’Autriche ne voteront pas pour. Avec la France, la minorité de blocage en termes de population serait déjà atteinte. La décision reviendrait alors à la Commission. Et alors…

Ou bien cette Commission – maintenant accusée de manière répétitive de courtiser la droite et l’extrême droite et de revenir sur de grands projets du Green Deal – adoptera le règlement d’exécution, selon les intentions rapportées par Euractiv.

Ou bien elle adoptera une prolongation intérimaire en cherchant à satisfaire les demandes des États récalcitrants et à éviter d’hériter du mistigri.

Le champion du Green Deal Frans Timmermans n’est plus à Bruxelles. Mais les élections au Parlement européen sont proches…

Et, bien sûr, le renouvellement de l’autorisation du glyphosate déclenchera une avalanche de procédures judiciaires de la part de tous ces groupes pour lesquels le glyphosate est un totem à abattre. Cela a d’ailleurs déjà commencé en Autriche, sans doute la meilleure cible d’un forum shopping (recherche de la juridiction a priori la plus favorable).

La tendance des jeunes Français à devenir végétaliens nuit à leur santé et à l’environnement

Par : Jason Reed

Le véganisme est aujourd’hui une tendance croissante dans le monde occidental, en particulier chez les jeunes. Les végétaliens vantent les bienfaits pour la santé d’un régime alimentaire à base de plantes.

Ils sont également nombreux à observer l’impact environnemental de l’élevage sur les émissions de gaz à effet de serre. Un mouvement mondial pousse aujourd’hui de plus en plus de personnes à adopter le véganisme afin d’enrayer le changement climatique et « sauver » la planète.

Pourtant, le véganisme a un côté sombre ; ses effets sur notre santé et sur l’environnement ne sont pas aussi simples que le prétendent ses partisans.

 

Un phénomène en pleine expansion

Il ne fait aucun doute que le véganisme gagne en popularité.

Selon certaines études, il y aurait 88 millions de végétaliens dans le monde. La France ne fait pas exception. Environ 340 000 Français sont végétaliens, et un million de plus sont végétariens. La tendance est particulièrement marquée chez les jeunes. En France, plus d’une personne sur dix âgée de 18 ou 19 ans est végétalienne. C’est beaucoup plus qu’en Allemagne, en Italie ou en Espagne.

Grâce à la demande croissante d’aliments d’origine végétale, les substituts de la viande et du lait se vendent plus rapidement que jamais. Selon le Good Food Institute, les ventes au détail de substituts de viande à base de plantes atteindront 6,1 milliards de dollars en 2022. Les défenseurs du véganisme considèrent cette tendance comme une révolution en matière de santé et d’environnement.

 

Un régime alimentaire pas si écolo

La nature offre très peu de sources de protéines autres que la viande, les produits laitiers et les œufs. Après tout, une personne ne peut consommer qu’une quantité limitée de haricots et de lentilles.

C’est pourquoi certains ingrédients apparaissent fréquemment dans les aliments végétaliens, qui remplacent les produits d’origine animale. Le soja, par exemple, est présent dans les substituts de viande que sont le tempeh et le tofu, tandis que le lait de soja est un substitut très répandu.

Le soja est donc un élément essentiel de la plupart des régimes alimentaires à base de plantes. Malheureusement, dans leur empressement à rejeter les produits d’origine animale, les végétaliens se sont engagés dans la consommation de produits tels que le soja, dont l’impact sur l’environnement est grave et de grande ampleur. La production de soja provoque l’érosion des sols, la déforestation à grande échelle, et des sécheresses. Tout cela s’ajoute à des niveaux importants d’émissions de gaz à effet de serre qui contribuent au réchauffement de la planète, tout comme l’élevage de vaches pour produire de la viande et du lait.

D’autres substituts au lait font des ravages sur l’environnement de diverses manières.

On a découvert que deux marques populaires de lait d’avoine contenaient l’herbicide glyphosate, qui a été associé à de nombreuses catastrophes écologiques. Tout comme l’élevage de vaches, la production de lait de riz génère du méthane. Pour ne rien arranger, il contient parfois de l’arsenic. La production d’amandes contribue aux sécheresses et décime les populations d’abeilles. La culture de la noix de coco, nécessaire à la production de lait de coco, détruit les qualités nutritionnelles du sol, le rendant inutilisable pour d’autres cultures.

D’autres produits végétaliens courants ne sont pas mieux lotis.

L’alternative au cuir proposée par la communauté végétale, appelée pleather, permet d’éviter les émissions de méthane émis par les élevages de vaches nécessaires à la production du cuir traditionnel. Toutefois, la majorité des cuirs synthétiques contiennent des matières plastiques telles que le polyuréthane et le chlorure de polyvinyle, qui sont généralement non biodégradables, et dont la production fait souvent appel au chlore, au pétrole et à d’autres produits chimiques.

Ces mêmes produits sont dénoncés par les défenseurs de l’environnement qui promeuvent le véganisme en nous avertissant qu’ils sont en train de tuer la planète.

 

Le véganisme : meilleur pour la santé ?

En matière de santé, le véganisme échoue une fois de plus lamentablement. Les risques sanitaires associés aux régimes à base de plantes sont trop nombreux pour qu’on puisse tous les citer.

Ces risques comprennent la perte de cheveux, l’anémie, la faiblesse musculaire et osseuse et l’irritation de la peau. Ils sont particulièrement graves pour les femmes et les enfants, qui courent un risque accru de malnutrition dans le cadre d’un régime végétalien sans compléments alimentaires.

Certains prétendent que le remplacement de la viande et des produits laitiers par des produits à base de soja réduit le risque de cancer, mais les preuves scientifiques suggèrent qu’il n’y a guère de différence. En revanche, les dangers pour la santé associés à une consommation accrue de soja sont graves et bien établis. Une étude menée par l’université de Californie à Riverside et publiée dans la prestigieuse revue Endocrinology a établi des liens entre la consommation de soja et le diabète, l’obésité, la résistance à l’insuline, et la stéatose hépatique.

Les recherches ultérieures de cette équipe ont permis de découvrir les effets alarmants de la consommation de soja sur le cerveau. Le soja affecte l’hypothalamus, qui régule le métabolisme, la température corporelle, et d’autres fonctions vitales. Les scientifiques ont découvert des perturbations dans l’activité normale du cerveau et dans la production d’hormones, en particulier en ce qui concerne l’ocytocine, l’hormone de l’amour. Les chercheurs craignent qu’en extrapolant ces effets sur tout une vie, la consommation de soja puisse contribuer à des maladies telles que l’autisme et la maladie de Parkinson.

Vouloir faire sa part pour l’environnement est un objectif noble. De même, il est bénéfique d’être conscient des effets de nos choix alimentaires sur notre santé. Cependant, le mode de vie végétalien n’est pas la panacée que beaucoup déclarent. Il est souvent étonnamment malsain et peu respectueux de la planète.

Nous, omnivores, devrions pouvoir savourer notre viande et nos produits laitiers sans en avoir honte.

Agriculture : pourquoi les OGM seront indispensables

Par Aymeric Belaud.
Un article de l’IREF

 

L’agriculture affronte de multiples défis cruciaux à l’échelle planétaire.

La population mondiale continue de croître, elle pourrait atteindre 11 milliards d’individus en 2100 selon l’ONU (elle était de 8 milliards en 2022 et de 2,6 milliards en 1950). Elle doit s’adapter à des conditions climatiques changeantes depuis plusieurs années, à une pression des maladies et des insectes ravageurs qui ne faiblit pas voire augmente.

L’opinion publique la pousse à être plus vertueuse pour l’environnement en utilisant moins de produits phytosanitaires, parfois à raison. Aussi, pour répondre efficacement à tout cela, les organismes génétiquement modifiés (OGM) ne sont-ils pas qu’une simple option, mais l’occasion de prendre un tournant décisif.

 

Résistance aux maladies et aux ravageurs

La banane antillaise pourrait être sauvée par les OGM. Un champignon responsable de la maladie de la cercosporiose noire fait des ravages sur la variété Cavendish, qui représente 50 % de la production mondiale. De nombreux produits phytosanitaires existent pour lutter contre ce fléau, mais ils sont de moins en moins efficaces. Les pertes de rendement peuvent aller jusqu’à près de 50 %. Les entreprises israéliennes Rahan Meristem et Evogene travaillent sur la création d’une variété Cavendish génétiquement modifiée qui serait résistante à cette cercosporiose noire. Actuellement testée en champ, elle devrait être disponible fin 2024 ou début 2025. La production de bananes en Martinique et en Guadeloupe dépend de cette banane génétiquement modifiée : l’Union européenne doit maintenant modifier sa réglementation afin d’autoriser les produits issus des nouvelles techniques génomiques.

C’est tout une économie locale qui attend cette décision, et les répercussions seront mondiales.

Autre maladie, cette fois pour le sorgho, qui provoque une perte de 50 % des rendements : l’anthracnose. Pour elle aussi existe une solution génétiquement modifiée. Des scientifiques du service de recherche agricole du département américain de l’agriculture et de l’université Purdue ont découvert, dans cette plante, un gène qui pourrait mieux la défendre. L’impact serait considérable : le sorgho est la cinquième céréale la plus produite dans le monde. Cette découverte permettrait de développer des variétés génétiquement modifiées de sorgho résistantes à l’anthracnose, et donc de protéger, voire augmenter, les récoltes, en préservant une bonne qualité de grains. Toujours pour le sorgho, un partenariat public-privé intitulé Striga Smart Sorghum for Africa (SSSfA) a été créé fin 2022 au Kenya et en Éthiopie afin d’utiliser la technologie d’édition du génome CRISPR pour lancer de nouvelles variétés résistantes au Striga, plante parasite pouvant détruire entièrement une récolte. Beaucoup de pays africains, continent le plus touché par la malnutrition, s’intéressent de plus en plus aux OGM.

C’est aussi grâce aux OGM que l’on peut bonifier le profil nutritionnel de certains aliments.

En Inde, désormais pays le plus peuplé au monde, l’Institut national des biotechnologies agroalimentaires travaille sur l’amélioration nutritionnelle des bananes afin de combattre l’anémie et la carence en vitamine A.

Au Royaume-Uni, des biologistes de l’université de Bristol et de Curtis Analytics Limited travaillent avec la technologie CRISPR-Cas9 pour inactiver un gène impliqué dans la synthèse de l’asparagine. Cet acide aminé présent dans le blé cultivé en plein champ peut, quand il atteint 120 degrés, produire de l’acrylamide, agent classé comme « probablement cancérigène ». Les premiers tests notent une production d’acrymalide inférieure de 45 % quand on fait griller du pain, et donc une réduction du risque de cancer.

 

La nécessaire adaptation à l’évolution climatique

Dans ce qui suit, nous reprenons les propos de divers intervenants du colloque de l’Association française des biotechnologies végétales (AFBV) qui s’est tenu en octobre 2022.

Jacques Le Gouis, directeur de recherche à l’INRAE, attire l’attention sur le fait que les rendements moyens nationaux du blé stagnent depuis les années 1990.

La cause est identifiée :

« L’augmentation de la fréquence de conditions climatiques défavorables avec une faible disponibilité en eau et de fortes températures durant le remplissage du grain. »

Il signale différents points auxquels la recherche doit s’intéresser, et nous apprend notamment que des travaux sont en cours sur le développement du système racinaire et le recours à la mycorhization afin que le blé puisse mieux extraire l’eau et les élements minéraux du sol. Il se félicite de la commercialisation, en Argentine, d’un blé transgénique tolérant à la sécheresse, qui vient d’être autorisé pour la culture également au Brésil.

Il n’y a pas que le blé dont les rendements ne progressent plus depuis les années 1990, d’autres cultures françaises sont aussi touchées.

Il est évident pour Philippe Gate que « ce dérèglement climatique bouleverse la croissance des espèces que nous cultivons ».

L’analyse de ces nouvelles et instables conditions permet toutefois d’identifier les traits génétiques à améliorer afin d’obtenir des plantes qui s’y adapteront. M. Gate l’affirme, « le seul levier génétique restera majeur mais malgré tout insuffisant ». Les cultures génétiquement modifiées devront être combinées à de nouvelles pratiques agronomiques, posséder des outils performants d’aide à la décision, et se doter d’un meilleur accès à l’eau via la création de nouvelles ressources. Il est indispensable de développer le recyclage de l’eau, secteur dans lequel la France est en retard par rapport à d’autres pays, notamment pour des raisons de réglementation.

La tolérance au déficit hydrique est un défi majeur.

Christophe Sallaud rappelle que des approches biotechnologiques sont étudiées depuis une vingtaine d’années, et que de nouvelles variétés tolérantes à ce stress ont été créées, tel le maïs OGM MON87460. Néanmoins, la recherche a encore beaucoup à faire, vu la multiplicité des facteurs génétiques qui entrent en jeu.

 

Produire plus et mieux

Toujours lors du colloque de l’AFBV, Thierry Langin explique :

« L’agriculture est confrontée à un double défi : s’adapter aux changements globaux de façon à garantir la sécurité alimentaire, tout en réduisant son empreinte environnementale ».

Pour lui, « la sélection végétale représente un des enjeux majeurs » et les biotechnologies végétales ouvrent de nouvelles voies.

Par exemple, les NGT (New Genomic Techniques) « représentent des outils puissants et complémentaires des outils classiques d’amélioration variétale, par leur capacité à générer une diversité génétique originale, à faciliter le transfert d’informations acquises sur des plantes modèles vers des plantes cultivées, à rendre possible la construction de génotypes difficiles à obtenir par des méthodes classiques. »

Parfois, un gène qui permet de résister à un effet indésirable peut en provoquer un autre.

Par exemple, pour plusieurs espèces végétales, le gène nommé mlo donne une résistance à l’oïdium, mais la croissance est plus lente et les rendements inférieurs. Avec la nouvelle technologie CRISPR, il est possible de conserver une croissance et des rendements normaux tout en rendant la plante résistante à l’oïdium. Une grande avancée.

L’un des buts des OGM est d’augmenter les rendements des cultures tout en diminuant l’usage d’intrants.

Dans un article publié dans European Scientist, Christophe Robaglia, professeur à l’université d’Aix-Marseille, donne des chiffres clés sur ce point.

La culture des plantes génétiquement modifiées « a permis d’augmenter le rendement du soja et du maïs de 330 millions de tonnes et de 595 millions de tonnes, respectivement, pour la période 1996-2020, conduisant à un bénéfice pour les agriculteurs de 261 milliards de dollars ».

Qui plus est, cette culture de plantes génétiquement modifiées a provoqué une baisse des intrants, c’est-à-dire un moindre usage des produits phytosanitaires, des engrais, de l’eau et des engins agricoles.

En Inde, le coton génétiquement modifié résistant aux insectes ravageurs a contribué à une hausse comprise entre 44 et 63 % des rendements.

En Chine, grâce à ce même coton génétiquement modifié, on a pu diminuer de moitié l’usage des insecticides.

Le professeur rappelle également que la production de plantes génétiquement modifiées « résistantes à l’herbicide glyphosate permet d’éviter le labour, générateur de gaz à effet de serre, à cause de l’énergie fossile consommée et de la respiration des microorganismes. Ainsi, au Saskatchewan [au Canada], en 1991-1994, l’hectare moyen était un émetteur de carbone, alors que sur la période 2016-2019, il est devenu un puits de carbone, stockant 0,12 t/an du fait de l’abandon du labour et de l’augmentation de capture de CO2 due au rendement plus élevé. »

De nombreux autres exemples démontrent ce fait.

Des chercheurs chinois ont identifié dans le riz un gène impliqué dans la photosynthèse et l’absorption de l’azote. Des plants disposant d’une copie supplémentaire de ce gène ont été soumis à diverses expérimentations en champ. On s’est aperçu qu’ils produisent plus de grains, de plus grosse taille : les rendements sont ainsi supérieurs de 41 à 68 %, et cela avec moins d’azote ajouté. Pour le sorgho, mentionné tout à l’heure, la version génétiquement modifiée américaine rendrait la culture moins dépendante aux fongicides, et réduirait ainsi les coûts de production. Car, rappelons-le ici, les produits phytosanitaires sont chers. Si les agriculteurs pouvaient s’en passer, ils le feraient sans hésiter.

La recherche dans les OGM est donc cruciale, d’un point de vue environnemental, humain et financier. La route est encore longue, mais l’avenir est prometteur. Il est primordial que l’Union européenne et la France revoient leurs copies et créent un climat propice à l’innovation végétale.

Si quelques OGM sont autorisés à la commercialisation au sein de l’UE, seul le maïs MON 810 est cultivé, en Espagne et au Portugal. La France, elle, reste bloquée dans un principe de précaution inepte.

Sur le web

La culture du libéralisme classique

Par Tadd Wilson.
Un article de la Foundation for Economic Education

En dépit de ce qui est enseigné dans la plupart des universités, les idées libérales essentiellement classiques de l’économie de marché libre et du gouvernement limité ont remporté le test de base de toute doctrine : est-elle la meilleure alternative ? La preuve en est évidente, qu’il s’agisse de l’effondrement de l’économie planifiée de l’ancienne Union soviétique, ou de la réduction du secteur public dans des pays aussi variés que l’Estonie, la Nouvelle-Zélande et la Pologne.

Cependant, le libéralisme classique – qui était autrefois un paradigme philosophique dominant – échoue désormais au test plus subtil de l’exhaustivité. Nombreux sont ceux, à gauche comme à droite, qui reprochent aux libéraux classiques de se concentrer uniquement sur l’économie et la politique, au détriment d’une question essentielle : la culture.

Cette critique pourrait avoir des répercussions sur l’avenir du libéralisme classique. Comme l’a souligné F. A. Hayek dans Les intellectuels et le socialisme, la perception d’une philosophie affecte sa longévité.

 

La droite et la gauche VS le dernier homme

Du côté de la gauche, les libéraux classiques ont été confrontés (ou, selon certains, n’ont pas été confrontés) à de sérieuses questions sur les limites et la nature même de la politique et de l’économie.

Héritant indirectement, à la fois de l’apparente déification de la culture par Friedrich Nietzsche et de sa crainte d’un Dernier Homme atomique, maximisant l’utilité, la plupart des intellectuels du XXe siècle ont été ouvertement hostiles aux conceptions purement économiques ou politiques de l’homme. L’existentialiste Jean-Paul Sartre, le critique littéraire et politique socialiste britannique Raymond Williams, et même la philosophe politique Hannah Arendt viennent à l’esprit.

C’est Arendt qui, dans Men in Dark Times (1968), évoquait « de nombreuses périodes de temps sombres au cours desquelles […] les gens ont cessé de demander à la politique autre chose que la prise en compte de leurs intérêts vitaux et de leur liberté personnelle. »

Du côté de la droite, Allan Bloom a soutenu dans Commerce and Culture que « la notion même de culture a été formée en réponse à la montée de la société commerciale ».

Dans The Closing of the American Mind (1987), il dénigre les conceptions purement économiques ou politiques d’une société libre, reprochant aux amis du marché qu’en acceptant une économie « sans valeur », « ils admettent que leur système rationnel a besoin d’un supplément moral pour fonctionner, et que cette moralité n’est pas elle-même rationnelle – ou du moins que son choix n’est pas rationnel, tel qu’ils comprennent la raison ».

Ses observations continuent d’être recyclées par des conservateurs plus ouvertement politiques comme l’ancien juge fédéral Robert Bork et l’éditeur du Weekly Standard William Kristol.

De manière tout à fait raisonnable, de nombreux libéraux classiques rétorquent que la théorie politique et économique se concentre naturellement sur la politique et l’économie, et qu’ils s’intéressent davantage à la définition de la sphère politique qu’à ce qui se situe en dehors de celle-ci.

D’autres mentionnent que de nombreux artistes (les plus impliqués dans la culture) étaient des libéraux politiques à leur époque, notamment Friedrich von Schiller, Ludwig van Beethoven, Percy Shelley, John Milton et Johann von Goethe.

Toutefois, il ne faut pas perdre de vue l’argument des critiques : en tant que vaste domaine de pensée, le libéralisme classique est généralement perçu comme ne se souciant guère de ce qui n’est pas politique ou économique ; et la réplique standard brade une riche tradition d’érudition et de pensée qui, à l’examen, fournit des bases pour une discussion sérieuse de la culture, même si elle n’offre aucun compte rendu dogmatique.

Cet essai se propose d’exposer deux points simples :

  1. De nombreux libéraux classiques reconnaissent effectivement l’importance de la culture, même s’ils ne présentent pas un front uni sur la question.
  2. Cette conscience culturelle est une partie importante de leurs philosophies classiques-libérales globales respectives.

 

Nous discuterons de trois grands représentants du libéralisme classique : F. A. Hayek, Ayn Rand et Albert Jay Nock.

 

Qu’est-ce que la culture ?

Avant d’aller plus loin, examinons ce qu’est exactement la culture, ou plutôt, le peu de clarté qui existe à ce sujet.

L’Oxford Companion to Philosophy de 1995 note :

Le mot peut être utilisé dans un sens large pour décrire tous les aspects caractéristiques d’une forme particulière de vie humaine, ou dans un sens étroit pour désigner uniquement le système de valeurs qui lui est implicite.

L’article conclut que la compréhension de la culture est utile pour évaluer les systèmes de valeurs en tenant compte des idéaux qu’ils reflètent sur ce que la vie humaine devrait être.

Une source moins académique, le Webster’s Seventh New Collegiate Dictionary, définit la culture en ces termes :

L’illumination et l’excellence du goût acquises par une formation intellectuelle et esthétique ; un stade particulier d’avancement dans la civilisation ; les traits caractéristiques d’une telle époque ou d’un tel état ; et le comportement typique d’un groupe ou d’une classe.

Bien qu’aucune de ces définitions n’offre une compréhension précise de la culture, toutes deux mettent l’accent sur deux éléments essentiels de la culture : les tendances générales et les actions des individus sont liées à des valeurs, et peuvent être expliquées comme étant motivées par celles-ci. Ces valeurs ne sont pas stables en fin de compte, c’est-à-dire qu’elles doivent être enseignées et sont sujettes à interprétation.

En outre, ces définitions mettent en évidence deux domaines d’activité potentielle concernant une culture donnée :

  1. L’explication du comportement individuel.
  2. Le changement de comportement individuel.

 

Bien que ces deux domaines puissent en fin de compte être inséparables, nous les traiterons comme des domaines distincts dans le but d’exposer deux critiques du libéralisme classique. En effet, les critiques de Bloom, Arendt et d’autres, bien que variant dans leurs détails, se résument essentiellement à l’affirmation que le libéralisme classique ne suffit ni à expliquer la culture ni à créer la culture, c’est-à-dire à soutenir les valeurs.

 

Hayek : au-delà de l’économie politique

Plutôt que d’attaquer leurs détracteurs sur des bases abstraites, les étudiants de la tradition classique-libérale peuvent réfuter l’affirmation selon laquelle tous les libéraux classiques négligent la culture en trois mots : The Fatal Conceit.

Apprécié surtout pour avoir élargi et approfondi sa critique de la planification centrale, cet ouvrage de Friedrich Hayek touche à presque tous les domaines importants liés à la culture : anthropologie, biologie, philosophie, linguistique et psychologie, en plus de l’économie et de la politique. Bien que l’idée maîtresse du livre soit de prouver que le socialisme est fondé sur des prémisses manifestement fausses, en établissant son argumentation, Hayek offre une base pour un compte rendu de l’évolution des sociétés qui n’est pas simplement économique, ni purement politique, ni purement rationnel – il se situe entre l’instinct et la raison.

Bien que les lois de l’économie, que Ludwig von Mises appelait la praxéologie, restent stables à travers le temps, pour Hayek, un compte rendu de la réaction rationnelle à ces lois ne fournit pas la meilleure explication du changement social et des valeurs individuelles.

Dans une section intitulée « Évolution biologique et culturelle« , Hayek note qu’en ce qui concerne la séparation entre l’instinct et l’apprentissage habituel :

Nous ne pouvons pas distinguer précisément ces deux déterminants de la conduite parce qu’ils interagissent de manière compliquée.

Il suggère également que la tension entre l’instinct et la raison, « un conflit alimenté par la discipline des traditions morales répressives ou inhibitrices […] est peut-être le thème majeur de l’histoire de la civilisation. »

Il postule ensuite que cette tension entre l’instinct et la raison est le moteur de l’évolution culturelle, un processus « d’essais et d’erreurs continus, d’expérimentation constante dans des arènes où différents ordres s’affrontent ».

Ce n’est qu’après avoir défini la scène évolutive/culturelle que Hayek aborde les origines de la liberté, de la propriété et de la justice, puis le développement des marchés à grande échelle et des ordres étendus.

Après avoir offert son compte rendu de la culture, Hayek reconnaît explicitement la fonction de changement de comportement de la culture :

Reconnaître que les règles tendent généralement à être sélectionnées, via la compétition, sur la base de leur valeur de survie humaine, ne protège certainement pas ces règles d’un examen critique.

En d’autres termes, bien que le mécanisme évolutionniste décrit par Hayek fonctionne, il est important de critiquer rationnellement les règles et normes spécifiques.

Et bien que Hayek passe la majeure partie du reste de The Fatal Conceit à contester l’économie socialiste et collectiviste (évidemment dans l’espoir de changer les comportements), il consacre un chapitre entier à ce que l’on peut clairement qualifier de critique culturelle – « Notre langue empoisonnée ». Dans ce chapitre, Hayek note l’énorme importance du langage dans l’évolution culturelle, en particulier la capacité du langage à transmettre subtilement des erreurs de génération en génération. (il évoque la prolifération du modificateur social, comme dans justice sociale, pour indiquer comment le langage peut perpétuer une pensée erronée).

Ces exemples montrent deux choses.

Hayek adopte une vision holistique des affaires humaines qui englobe bien plus que l’économie ou la politique, et cette vision lui permet d’interpréter et de critiquer des cultures particulières en vue de modifier les comportements individuels et les tendances générales.

En bref, Hayek n’était pas un simple économiste. Il n’était pas non plus le seul.

 

Ayn Rand

Des trois auteurs abordés dans cet article, Ayn Rand est celui qui a le plus consciemment avancé une philosophie particulière, l’objectivisme.

En tant que telle, la notion de culture chez Rand est soigneusement définie et intégrée dans son système de croyances construit sur ses primaires irréductibles : existence, identité et conscience.

Dans son recueil de 1982, Philosophy : Who Needs It, son dernier livre publié, Rand définit la culture d’une nation comme :

La somme des réalisations intellectuelles des hommes individuels, que leurs concitoyens ont acceptées en tout ou en partie, et qui ont influencé le mode de vie de la nation.

Loin d’être statique, « une culture est un champ de bataille complexe d’idées et d’influences différentes, de sorte que parler de culture, c’est ne parler que des idées dominantes, en admettant toujours l’existence de dissidents et d’exceptions. »

Comme Hayek, Rand aborde également la question des conditions nécessaires à la civilisation. Alors que Hayek souligne la dépendance de la civilisation à l’égard de règles de conduite justes qui permettent à un ordre étendu d’évoluer, Rand expose son cas plus simplement :

La condition préalable d’une société civilisée est l’exclusion de la force physique des relations sociales.

Rand partage avec Hayek une adhésion à l’individualisme méthodologique, affirmant sans équivoque que « l’on peut apprendre beaucoup de choses sur la société en étudiant l’homme ». Toutefois, la position ferme de Rand l’amène à conclure que « rien ne peut être appris sur l’homme en étudiant la société », et que le seul facteur fondamental déterminant la nature de tout système social est la présence ou l’absence de droits individuels, déclarations avec lesquelles Hayek éprouverait un certain malaise.

Mais quelles que soient les similitudes ou les différences entre Hayek et Rand, tous deux développent des théories explicatives du comportement individuel qui englobent et transcendent l’économie et la politique et qui font pourtant partie intégrante de leurs philosophies politiques.

Rand aborde la culture du point de vue de la critique. Comme Hayek, elle abhorre la domination linguistique et éthique du mot social :

Il n’existe pas d’entité telle que la société, puisque la société n’est qu’un certain nombre d’hommes individuels.

Elle a consacré un essai entier dans The Objectivist (avril 1966) à « Notre privation de valeur culturelle ». Et dans Philosophy : Who Needs It, elle soutient que l’une des grandes faiblesses des États-Unis provient de leur incapacité à générer une culture qui leur soit propre.

L’Amérique n’a pas réussi à découvrir « les mots pour nommer leurs réalisations [celles des fondateurs]… c’est-à-dire la philosophie appropriée et sa conséquence : une culture américaine ».

Cette carence culturelle a rendu les intellectuels américains dépendants des pièces détachées européennes (en particulier allemandes) et a provoqué un malheureux « recyclage des prémisses kantiennes et hégéliennes », c’est-à-dire le collectivisme. Le récit de Rand fait clairement écho à la crainte de Hayek concernant notre « langue empoisonnée » et, assez ironiquement, anticipe une partie de ce que Bloom soutiendra quelques années plus tard.

Comme son prédécesseur Albert Jay Nock, Rand appréciait la Grèce antique pour avoir donné naissance à la philosophie en idéalisant la raison.

Elle fait l’éloge de l’art et de la religion grecs qui personnifient les « valeurs humaines appropriées » telles que la beauté, la sagesse, la justice et la victoire.

Dans Le Manifeste romantique, Rand souligne l’importance de l’art en général pour recréer sélectivement la réalité, en isolant « les aspects de la réalité qui représentent la vision fondamentale que l’homme a de lui-même et de l’existence ».

Il est clair que la vision de Rand de l’art est un exemple de la fonction réinterprétative, exploratoire et évaluative attribuée à la culture dans les définitions ci-dessus. De plus, l’art fonctionnant culturellement n’est pas un simple divertissement, mais une partie cruciale de l’existence de l’homme individuel, dans la mesure où l’intérêt personnel de l’homme ne peut pas être décidé de manière fantaisiste mais doit être découvert.

Comme dans le cas de Hayek, notre discussion sur Rand n’a pas pour but de décider des mérites de ses arguments, mais plutôt de souligner deux points : elle offre une vision fondamentale des affaires humaines qui va au-delà de l’économie ou de la politique ; et cette vision lui permet d’évaluer et de critiquer des cultures particulières en vue de remettre en question les hypothèses des individus, leur comportement et les tendances générales.

Albert Jay Nock : critique cultivé

Contrairement à Hayek (un économiste devenu philosophe politique) ou Rand (un romancier devenu philosophe), Albert Jay Nock écrivait de toute évidence en tant que critique culturel.

Préférant généralement l’essai à l’article de journal, au traité ou au roman, Nock a mis ses merveilleux talents littéraires au service d’une grande variété de forums, dont l’Atlantic Monthly, Harper’s, The Nation, The Freeman des années 1920 et 1930, plusieurs revues trimestrielles et le grand journal de Frank Chodorov, Analysis. Bien qu’il ne soit pas très connu des jeunes libertariens, Nock a exercé une influence majeure sur le mouvement anti-collectiviste naissant des années 1940, dont font partie des personnalités telles que Robert Nisbet, Russell Kirk, William F. Buckley Jr. et Murray Rothbard, ainsi que Chodorov.

Bien qu’il ait exprimé des opinions très tranchées sur les affaires économiques et politiques (notamment dans Our Enemy, the State), l’analyse de Nock ne se limitait certainement pas à la critique économique ou politique. Au contraire, comme Hayek et Rand, il s’inspirait d’un large éventail de disciplines, dont la littérature, l’histoire, la mythologie, la théorie politique classique et moderne et la religion.

À l’instar de Hayek, Nock était un observateur avisé de la culture et de son influence sur le comportement individuel et les tendances générales. Bien qu’il n’ait pas développé de théorie rigoureuse de l’évolution culturelle comme Hayek, il a fini par adopter une vision à long terme de la culture, se référant souvent à ses inspirations séculaires : Shakespeare, Dante, Socrate, Virgile et son cher Rabelais.

Cependant, Nock a surtout choisi d’observer et de critiquer la culture américaine du début du XXe siècle qu’il voyait autour de lui (bien qu’il ait fini par désespérer de pouvoir changer le comportement de qui que ce soit). L’esprit tranchant de Nock s’étend de la musique et de la littérature dans A Cultural Forecast au rôle de la critique elle-même dans Criticism’s Proper Field.

Dans American Education, il s’en prend à l’académie :

L’idée maîtresse, ou l’idéal, de notre système est la très belle idée selon laquelle les possibilités d’éducation doivent être ouvertes à tous. L’approche pratique de cet idéal, cependant, n’a pas été planifiée intelligemment, mais, au contraire, très stupidement ; elle a été planifiée sur la base de l’hypothèse officielle que tout le monde est éducable, et cette hypothèse reste toujours officielle.

Bien que Nock ait écrit pour les publics de son époque, son compte rendu substantiel de la culture reste une source pertinente et fructueuse de critiques.

Comme il l’a fait remarquer dans le numéro du 5 avril 1930 du nouveau Freeman, « le premier travail de la critique dans ce pays est… de détourner résolument son regard et son esprit du contemporain ».

Enfin, Nock avait une préoccupation constante pour l’esprit individuel à une époque de collectivisme et de conformité. Un passage de A Cultural Forecast, qui anticipe le lien établi par Hayek entre l’instinct de conservation, la raison et l’évolution culturelle, met en garde contre la confusion entre l’État et la culture. En outre, Nock exhorte ses lecteurs à s’améliorer avant de reprocher à la culture américaine de ne pas donner à tous les citoyens des États-Unis une appréciation de la vie humaine.

Commentant les vies de Virgile, Marc Aurèle et Socrate, il affirme :

Ils ont abordé leur propre époque avec la compréhension, la sérénité, l’humour et la tolérance qu’indique la culture ; et au lieu d’attendre de leur civilisation qu’elle leur donne plus que ce qu’elle pouvait leur donner, au lieu de se plaindre continuellement de leurs concitoyens, de les blâmer, de les intimider ou de discuter avec eux de leurs dérogations à la vie humaine, ils ont consacré leurs énergies, dans la mesure où les circonstances le permettaient, à faire eux-mêmes des progrès dans la vie humaine.

En fin de compte, Nock démontre que le libéralisme classique et l’appréciation de la haute culture ne sont pas seulement conciliables, mais complémentaires. Nock fournit également un modèle stylistique et une source substantielle de perspicacité, d’esprit et d’humanité pour les critiques libéraux classiques.

 

La culture libérale classique

Il est clair qu’il n’y a pas de pénurie d’écrits libéraux classiques qui s’aventurent au-delà de l’économie et de la politique.

Mais cela nous laisse toujours la question de savoir pourquoi le libéralisme classique est si malmené par ceux qui s’intéressent à la culture. Peut-être, comme le suggère Bloom, le problème n’est-il pas tant que l’intérêt des libéraux classiques pour la culture n’existe pas, mais qu’il est négligé. Et peut-être que ceux qui se disent libéraux classiques sont les plus négligents à cet égard.

Comme le note l’économiste et historien de l’Université de l’Iowa Deirdre McCloskey dans un article paru en 1994 dans American Scholar, « Bourgeois Virtue », les libéraux classiques (et en fait, tout le monde) devraient « arrêter de définir un participant à une économie comme une brute amorale ».

McCloskey écrit :

Adam Smith savait qu’une société capitaliste […] ne pouvait pas s’épanouir sans les vertus de confiance ou de fierté bourgeoise, car l’autre livre de Smith, la Théorie des sentiments moraux, traitait de l’amour et non de la cupidité.

Heureusement, McCloskey observe que la situation actuelle n’est peut-être pas aussi sombre que celle que Bloom avait dépeinte en 1987 :

Pourtant, même de nombreux économistes ont appris à présent que le sentiment moral doit être à la base d’un marché.

En fait, l’article de McCloskey (qui anticipe son livre de 1996 sur le même sujet) est un excellent exemple de l’appréciation de la culture par un économiste libéral classique, touchant intelligemment à la philosophie classique et moderne, au langage de la vertu, et à l’histoire médiévale et à la psychologie freudienne.

Et McCloskey n’est pas la seule.

Plusieurs groupes (bien que petits) et écrivains ont élargi les horizons du libéralisme classique au-delà de la politique et de l’économie.

Plus récemment, l’économiste Tyler Cowen a soutenu dans In Praise of Commercial Culture qu’un regard économique sur la « production culturelle » montre une forte corrélation entre la prospérité et la consommation de masse d’artefacts culturels, qu’ils soient bas ou hauts.

Ce bref regard sur Hayek, Rand et Nock ne met pas fin au débat sur la culture – il devrait plutôt lancer la discussion parmi les libéraux classiques dans un domaine où ils ont, et ont eu, beaucoup à apporter. Aux critiques, nous pouvons répondre que, loin de paralyser le libéralisme classique ou de le rendre simplement pratique, l’absence d’une ligne de parti unifiée sur la question de la culture nous permet à la fois d’apprécier les dernières idées d’une diversité de disciplines et de continuer à explorer notre propre riche tradition d’historiens, de philosophes moraux et éthiques, d’essayistes, de romanciers, de théologiens et, oui, de philosophes politiques et d’économistes.

 

Article publié initialement le 15 mai 2022

Sur le web

Traduction Justine Colinet pour Contrepoints

Appropriation culturelle : le non-vol de quelque chose qui n’appartient à personne

Lorsque j’étais à l’université, j’ai un jour protesté contre l’utilisation paresseuse de l’expression « biens publics » par un camarade de classe. Il l’avait utilisé pour favoriser sa position politique, comme un synonyme abrégé de ce qui est bon pour la société – un euphémisme à peine voilé pour « ce que je veux qu’il se passe ».

« Les biens publics sont des choses qui ne sont ni rivales ni exclusives », ai-je dit, en bafouillant presque un manuel d’économie qui se trouvait à proximité. « Ceux dont vous parlez ne sont ni l’un ni l’autre ».

Il a roulé des yeux d’ennui. Oui, oui, mais ce n’est pas ce que les gens veulent dire lorsqu’ils parlent de « biens publics ».

Étrangement, je pense qu’il a raison.

 

Les critères flous du bien public

De nos jours, les critères clairs et plutôt exigeants de l’économiste concernant ce qu’on appelle les biens publics sont largement balayés au profit de quelque chose comme « ce que je pense être bon pour le public ». Cette petite erreur de langage ouvre la voie à un monde de politiques économiques dont nous ne nous sommes toujours pas remis.

Aujourd’hui, tout est bien public.

Dans un article de Helen Epstein paru dans la New York Review of Books, on apprend que la planche à billets n’est pas seulement importante pour les dépenses publiques, mais aussi « pour l’amélioration des soins de santé, de l’éducation, des transports, du réseau électrique et d’autres biens publics susceptibles de favoriser le développement ».

Pour les partisans des services publics, tout ce qui comporte ne serait-ce qu’un soupçon d’avantages externes pour quelqu’un, quelque part, est donc transformé en « bien public », qui doit être fourni par l’État. Nous aurions pu excuser de telles convictions, les mettant sur le compte de l’ignorance, si des économistes au sommet de la profession n’avaient pas embrassé ces points de vue ; le lauréat du prix Nobel William Nordhaus en est un bon exemple.

Il faut creuser environ trois cents pages dans le livre de William D. Nordhaus, The Spirit of Green, pour admettre que les échecs des gouvernements peuvent être pires que les échecs qui se produisent ostensiblement sur les marchés privés. Sinon, il ne s’agit que de solutions technocratiques : des arcs-en-ciel et des licornes, des biens publics par-ci, des biens publics par là. Tout est une externalité non corrigée – des claviers sur lesquels nous écrivons aux stations-service, en passant par les hôpitaux, les propriétaires et la langue anglaise.

Si vous ne disposez que de solutions gouvernementales, tout ressemble à un clou du secteur privé qui a désespérément besoin d’être enfoncé. Dans son livre, Nordhaus argumente sur les mérites de l’internalisation des effets externes de la pollution, puis étend la logique aux taxes sur les jeux, le tabagisme, la consommation d’alcool et l’utilisation d’armes à feu. Comme la pollution, ils ont un impact sur d’autres personnes, et un planificateur social bienveillant doit donc intervenir. Ayant déjà convaincu son auditoire de la nécessité d’une correction gouvernementale pour un gaz invisible dont les dommages futurs sont invisibles, le reste suit comme une évidence.

Ce qui est clair, c’est que bien qu’il soit titulaire du prix le plus prestigieux de la profession économique et qu’il soit l’auteur d’un manuel d’économie de longue date, le professeur Nordhaus ne comprend même pas les principes économiques de base de la propriété et de la rivalité. Pour les deux critères du bien public, c’est l’utilisation concurrentielle de la rivalité qui a des implications sociétales, et donc économiques.

 

Propriété et appropriation culturelle

La propriété, non pas dans ses concepts juridiques, mais dans ses fonctions économiques, n’existe que dans des conditions de rareté.

La rareté signifie que les biens et les services ont des coûts secondaires d’utilisation et d’opportunité.

En cas d’abondance illimitée, la propriété et le droit de propriété (peut-être à l’exception de votre propre personne) ne jouent aucun rôle : il y a suffisamment de biens pour satisfaire les besoins de chacun à tout moment. Dans la vie quotidienne, nous ne fixons pas le prix de l’oxygène dans l’air parce qu’il y en a suffisamment pour tout le monde à tout moment, et que les processus naturels de la Terre en produisent davantage. Il s’agit d’une ressource non rare, son prix est donc nul, et il est absurde d’essayer d’établir un droit de propriété sur telle ou telle molécule d’air. Si l’utilisation d’une bouffée d’air est rivale, en ce sens que personne d’autre ne peut utiliser la bouffée d’air que je viens d’inhaler, la quantité omniprésente est suffisante pour que le bon air devienne non rival.

L’accusation anti-intellectuelle d’appropriation culturelle est un autre malentendu sur la non-rivalité.

Les caractéristiques culturelles, qu’il s’agisse de la mode, de la musique, de l’art, de la langue, des innovations ou des traditions, sont des choses intangibles qui n’appartiennent à personne. Pourtant, les travailleurs non éclairés du monde entier ont décidé que tous les traits appartiennent (à perpétuité ?) au groupe qui les a historiquement exploités.

Ce qu’ils oublient, c’est le concept économique fondamental de rivalité.

Mon utilisation de l’anglais – une langue qui n’est pas ma langue maternelle et que je me suis donc complètement « appropriée » – n’empêche en rien une autre personne d’utiliser l’anglais, ou de modifier l’anglais de la manière qu’elle préfère (pensez aux néologismes des adolescents). Le fait que j’applique une recette vieille de plusieurs décennies pour le dîner de ce soir ne prive en rien quelqu’un d’autre du plaisir d’utiliser cette même recette. Mon utilisation de la danse, de la chanson ou du système de croyance d’une tribu lointaine n’empêche nullement cette dernière de danser, de chanter ou de croire la même chose.

Les expressions culturelles ne sont pas possédées, ne peuvent être possédées et, plus important encore, sont illimitées. Elles ne sont pas rivales au sens des biens publics, dans la mesure où n’importe qui peut porter un chapeau mexicain, se laisser pousser des dreads, prier un dieu étranger, jouer des instruments traditionnels d’une tribu lointaine ou, plus près de moi, pratiquer le yoga.

Il arrive régulièrement – de manière tout à fait hypothétique, bien sûr – qu’une jeune femme woke et anticapitaliste se plaigne d’une caractéristique du yoga moderne tel qu’il est pratiqué en Occident. Nous connaissons tous le personnage (et si ce n’est pas le cas, la récente sortie d’Anita Chaudhuri dans le journal britannique The Guardian peut servir d’approximation décente).

Sortant en sueur d’un cours avec des dizaines d’autres étudiants partageant les mêmes idées et sensibles à la culture, l’engagement de cette femme à ne pas s’approprier culturellement ce que d’autres humains ont fait un jour est sapé pas moins de trois fois par ses propres actions.

Premièrement, elle parle l’anglais, une langue qui s’est appropriée culturellement des mots de toutes sortes, du vieux norrois au frison, au normand et aux langues germaniques (sans parler de son exportation à travers le monde au cours du siècle dernier ou plus).

Deuxièmement, elle sort tout juste d’une séquence physique, semblable à l’aérobic, de flux rapides que beaucoup d’Occidentaux considèrent comme un entraînement physique ; ce n’est absolument pas ce qu’était le yoga pendant la majeure partie de ses cinq mille ans d’histoire.

Troisièmement, c’est une femme (les femmes n’apparaissent que très peu dans les archives historiques du yoga), et sa pratique de cet art ancien aurait été mal vue par la plupart des cultures qu’elle cherche à défendre.

Les contradictions performatives sont puissantes, mais la leçon est plus large : une pratique – comme le yoga, les recettes de cuisine, la mode ou les chansons – réalisée à n’importe quel moment, dans n’importe quel lieu, ou avec n’importe quel peuple, n’appartient à personne. Ce sont des biens non rivaux. Ils peuvent changer et incorporer des choses différentes de tout ce qui existe dans le vaste éventail de traditions émergentes, culturelles et artistiques de l’humanité. Les symphonies de Mozart ne sont pas uniquement interprétées par des Européens blancs dans les splendides salles de Vienne ; les voitures et la culture automobile ne sont pas uniquement utilisées par les groupes démographiques qui ont contribué à leur invention. Personne ne possède les cultures, personne ne les régit et personne ne peut vous empêcher de les utiliser. Par conséquent, vous pouvez les mélanger et les modifier à votre guise.

On pourrait penser que celui qui célèbre la diversité, qui fait l’éloge de la tolérance pour les différences des uns et des autres, et qui embrasse le principe du melting-pot, devrait comprendre cela. Hélas, ce n’est pas le cas.

 

Sur le web

Accord de libre-échange avec le Mercosur : la France bloque toujours

L’Union européenne et le Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay et Paraguay) ont conclu un accord commercial en 2019, après plus de vingt années de négociations complexes.

Mais celui-ci n’a pas été ratifié par les pays européens. Il est resté en suspens en raison des inquiétudes suscitées par la déforestation de l’Amazonie et le manque flagrant d’implication du Brésil de Jaïr Bolsonaro dans la lutte contre le changement climatique.

 

Des négociations qui s’éternisent

Le processus s’est grippé encore un peu plus en mars 2023 lorsque, dans un document annexe, la Commission européenne a fait part d’exigences environnementales supplémentaires pour parvenir à la conclusion de l’accord.

Ainsi que l’a formulé le ministère français du Commerce extérieur :

« Ce que nous souhaitons, ce sont des engagements contraignants et vérifiables de la part des pays du Mercosur en matière de climat et de biodiversité ».

Cette demande de garantie de la part des Européens a été ressentie par les pays du Mercosur comme une marque d’arrogance et une atteinte « intolérable » à leur souveraineté.

Le 19 juillet dernier, le président Lula l’a formulé en ces termes :

« L’Europe a écrit une lettre agressive pour menacer [le Mercosur] de sanctions et de punitions s’il ne remplissait pas certaines exigences environnementales […] J’ai dit à l’Union européenne : deux partenaires stratégiques ne discutent pas par le biais de menaces, mais par le biais de propositions. »

Le 14 septembre, une source du ministère brésilien des Affaires étrangères a néanmoins fait savoir qu’après consultation de ses membres, le Mercosur avait répondu à ces nouvelles exigences environnementales de l’Union européenne (dans des termes qui n’ont pas été rendus publics), et que la balle était désormais dans le camp européen.

 

Un projet favorable au libre-échange

Pour comprendre les obstacles qui empêchent la poursuite d’un processus bénéfique de libération du commerce entre le Mercosur, qui, avec ses 270 millions d’habitants pèse 67 % du PIB du continent sud-américain, et les 27 pays de l’UE, il faut se référer à la teneur de cet accord si longuement et âprement discuté.

Visant à faciliter et stimuler les échanges entre les deux blocs, il prévoit l’élimination en dix ans de la quasi-totalité des droits de douane appliqués aujourd’hui sur les exportations d’un continent vers l’autre.

Dans le cas du Mercosur, ces droits s’élèvent à 35 % pour les voitures, à 27 % pour le vin, et vont jusqu’à 18 % pour la chimie, ou encore 35 % pour les spiritueux. L’Union européenne a en outre obtenu un meilleur accès de ses entreprises aux marchés publics des pays du Mercosur et une sauvegarde de ses indications géographiques protégées.

En contrepartie, elle a accepté un quota annuel d’importation de 99 000 tonnes de viande bovine sud-américaine à taux préférentiel (elle en produit 7,8 millions de tonnes), un quota supplémentaire de 180 000 tonnes pour le sucre, et un autre de 100 000 tonnes pour les volailles.

L’opposition à cet accord se cristallise en Europe autour de deux thèmes : l’agriculture et le développement durable.

 

Tir de barrage des lobbies agricoles

Pour ce qui est de l’agriculture, sa mise en œuvre aurait un impact indéniable mais positif, ne serait-ce qu’en tant que facteur de stimulation de la concurrence, de progrès de la productivité et de baisse des prix favorisant l’élargissement du cercle des consommateurs.

La Commission européenne a de fait calculé que les importations de bœuf augmenteraient de 422 millions d’euros par an d’ici à 2030, celles du sucre progresseraient de 116 millions d’euros, et celles de poulet de 288 millions d’euros. Parmi les douze accords de libre-échange signés ou en voie de ratification avec l’Union européenne, celui avec le Mercosur entraînerait, selon elle, « la plus forte importation de produits agricoles » sur le Vieux Continent.

C‘est un casus belli pour les agriculteurs français qui, en réponse, brandissent l’étendard de la santé des consommateurs. Pour défendre leur pré carré, ils s’inquiètent à grands cris de certaines pratiques, courantes dans les élevages brésiliens, mais proscrites en Europe, à l’instar de l’utilisation des antibiotiques pour activer la croissance des bovins. On remarque toutefois que rien n’empêche aujourd’hui une ferme brésilienne d’envoyer en Europe un bœuf traité aux antibiotiques dès lors que les résidus ne dépassent pas un certain seuil.

Comme le confirme la Commission, « rien dans l’accord ne modifie la manière dont l’Union européenne adopte et applique ses règles de sécurité alimentaire », qu’il s’agisse des produits européens ou des produits importés. Ce n’est donc pas un argument recevable pour le contester.

 

Une menace pour la planète ?

L’autre angle d’attaque est celui du développement durable.

En favorisant la consommation de viande, l’accord est de fait un chiffon rouge pour le parti animaliste, les végans, les décroissants, les écologistes, et tous les altermondialistes.

Au-delà des dispositions précises du texte, ils s’opposent au principe même de ces grands accords qui favorisent les échanges commerciaux. En réduisant les barrières douanières, ils sont accusés de contribuer à augmenter les émissions de gaz à effet de serre liées à la production et au transport de marchandises.

« Pourquoi faire traverser l’Atlantique à un bœuf élevé en Amérique du Sud » s’interroge doctement Cécile Duflot, ancienne ministre, et aujourd’hui directrice d’Oxfam France qui voit dans l’augmentation des flux commerciaux, non un puissant facteur d’amélioration du niveau de vie, mais « la cause principale du réchauffement climatique ».

Avec un tel raisonnement, c’est l’intégralité du commerce international auquel il faut mettre un terme, ce qui serait le plus sûr moyen d’appauvrir très vite l’ensemble de l’humanité. En tout état de cause, il n’y a pas d’accord de libre-échange avec la Chine, et pourtant nous importons massivement des produits fabriqués dans ce pays, ainsi qu’indirectement le carbone lié à leur production. Ce ne sont donc pas les accords de libre-échange qui génèrent en tant que tels une dégradation de l’environnement et du climat.

Pour ce qui est de la déforestation de l’Amazonie que le développement de l’élevage impulsé par l’accord pourrait accélérer, selon quelques experts, le président Lula a tenté de répondre aux inquiétudes des Européens :

« Nous avons un engagement qui n’est pas un accord entre les parties, mais un engagement historique de ma dernière campagne : zéro déforestation jusqu’en 2030. C’est un engagement pris envers nous, les Brésiliens, pas envers l’UE, envers les Brésiliens. »

De surcroît, le texte inclut un chapitre sur le développement durable qui couvre « la gestion durable et la conservation des forêts, le respect des droits des travailleurs et la promotion d’une conduite responsable des affaires ».

Il se réfère même explicitement à l’accord de Paris sur le climat et au sacro-saint « principe de précaution », garantissant que les autorités publiques pourront « agir pour protéger la santé humaine, animale ou végétale, ou l’environnement, face à un risque perçu, même lorsque l’analyse scientifique n’est pas concluante ».

 

Dissensions européennes

Dans le combat pour l’adoption de cet accord de libre-échange salutaire pour tous, dans la mesure où il incite chacun à valoriser au mieux les facteurs de production dont il est doté, notre pays est en position d’arrière-garde.

Pour de nombreux observateurs, la France semble ne pas avoir de stratégie claire envers la région, contrairement à l’Espagne qui y conserve une forte influence, et à l’Allemagne dont les firmes industrielles ont tout intérêt à ce que l’accord soit ratifié.

Notre pays semble s’orienter vers une approche bilatérale et, « en même temps », soutient la stratégie européenne des Global Gateway. Définie sous sa présidence en 2021, son objectif est d’offrir aux pays en développement une alternative à l’initiative chinoise des nouvelles routes de la soie par le biais d’une série d’aménagements d’infrastructures à l’échelle mondiale. Cette démarche fait l’économie d’accords commerciaux globaux, mais son financement reste hypothétique car il est très dépendant des initiatives du secteur privé.

Cette attitude ambiguë des responsables français cache mal un protectionnisme agricole larvé dénoncé par un Lula pourtant peu suspect de libéralisme. Le président brésilien a fait valoir que « Les problèmes et les difficultés ne sont pas uniquement dus à l’Amérique latine ». Il s’en est pris à la France comme étant la principale responsable du blocage des négociations au nom de la protection de ses actifs agricoles, alors même qu’elle conteste la manière dont le Brésil préserve son propre modèle agro-industriel : « Tout comme la France a cette primauté à défendre bec et ongles son patrimoine productif, nous avons intérêt à défendre le nôtre. La richesse de la négociation, c’est qu’il faut bien que quelqu’un cède ».

 

Des opportunités qui risquent d’échapper à l’UE

De cet accord on peut attendre des conséquences bénéfiques sur le pouvoir d’achat, et un impact positif sur la croissance des pays partenaires.

Il est possible que cela accroisse la pression sur l’environnement en Amérique du Sud, mais de toute façon, avec ou sans l’accord, cette pression s’exercera.

Si l’Europe ne fait pas progresser ses pions en Amérique latine, le terrain sera occupé par d’autres puissances économiques, en particulier la Chine.

Comme l’a déclaré M. Lula da Silva à un groupe de journalistes lors du sommet entre l’Union européenne et 30 pays sud-américains qui s’est tenu à Bruxelles en juillet :

« Si l’Europe ne veut pas faire d’investissements, d’autres pays veulent en faire […] À l’ère de la concurrence, les pays doivent comprendre qu’il est important de tirer profit de l’Amérique latine ».

Il en a aussi profité pour affirmer que son pays pourrait jouer un rôle de fournisseur d’énergie, car « les parties du monde [qui veulent] l’hydrogène d’origine renouvelable ont besoin de l’Amérique du Sud », et produire des médicaments dont la pénurie a été un problème majeur lors de la pandémie de Covid-19.

L’Union européenne a de son côté saisi l’occasion de ce somment pour lancer Global Gateway en se disant prête à mobiliser dans ce cadre 10 milliards d’euros pour la région, et en présentant 108 projets de développement portant sur les infrastructures, la transition verte et le numérique.

Mais, désaveu flagrant, selon les responsables brésiliens les investissements envisagés par l’Union européenne dans leur pays ne correspondent pas aux besoins actuels de la population, et ne sont pas définis en coopération avec les autorités. Ce qui compte à leurs yeux est la ratification de cet accord qui ouvre la perspective d’un ensemble économique riche de plus de 750 millions d’agents.

Si tel n’était pas le cas, cela entamerait sérieusement la crédibilité de l’Union européenne en tant que partenaire, et renforcerait la position de ses concurrents dans la région.

 

Des enjeux qui vont bien au-delà du seul commerce

Pour l’Europe, son adoption serait en revanche une formidable opportunité de sortir de l’entre-soi et de la spirale infernale d’un durcissement systématique des normes, à un moment où beaucoup de responsables politiques européens demandent une pause dans la mise en œuvre de l’agenda vert.

Les contraintes de plus en plus sévères qu’il tente d’imposer à tous piétinent désormais allègrement les libertés économiques les plus élémentaires. Rendre l’accord opérationnel pourrait marquer l’ouverture d’une ère plus libérale.

Pour les pays du Mercosur les enjeux ne sont pas moins importants.

L’accord permettrait en effet de sauver cette zone de libre-échange menacée par des tensions internes, alors qu’un pays comme l’Uruguay envisage de signer une traité bilatéral de libre-échange avec la Chine. Pour les dirigeants latino-américains il s’agit d’éviter d’être pris en tenaille entre les États-Unis et la Chine. Leur intérêt rejoint ici celui des Européens.

Alors que le groupe des BRICS s’est ouvert à six nouveaux partenaires dont l’Argentine, il est aussi de lutter contre la fracturation du monde entre le « Sud global » et l’« Occident » qui renforcerait plus encore la dépendance de l’Union européenne envers les États-Unis.

Comme le résume un diplomate européen cité par Le Monde dans son édition du 17 juillet dernier :

« Si l’on veut que l’Union européenne devienne un acteur géostratégique, l’un des premiers instruments nécessaires, c’est bien ce type d’accord commercial ».

Le poulet ukrainien s’invite dans nos assiettes : une menace pour les éleveurs français ?

La part de poulets consommés en France en provenance d’autres pays ne cesse d’augmenter : 41 % en 2020, 45 % en 2021, et désormais 50,5 % en 2022.

L’ANVOL, interprofession de la volaille de chair, note une progression de 5,3 % des importations de viande de poulet sur le premier semestre 2023.

Cette situation, actuellement exacerbée par des importations massives en provenance d’Ukraine présage de l’avenir de l’agriculture française.

Bien que le règlement (UE) n°1169/2011 impose que les denrées alimentaires présentées à la vente, qu’elles soient préemballées ou non, respectent un étiquetage clair et précis afin d’informer au mieux le consommateur, cette viande de volaille d’importation vendue deux à quatre fois moins cher, selon les catégories auxquelles on la compare, ne protègera pas les éleveurs français dans un contexte économique où les consommateurs sont confrontés à une inflation ruineuse.

 

Une clause de sauvegarde

Afin de se prémunir contre une concurrence aux effets délétères, dès 1985, la Communauté européenne a prévu dans ses règlements la possibilité de mettre en œuvre une clause de sauvegarde :

« En cas de difficultés graves et susceptibles de persister dans un secteur de l’activité économique ainsi que de difficultés pouvant se traduire par l’altération grave d’une situation économique régionale, un nouvel État membre peut demander à être autorisé à adopter des mesures de sauvegarde permettant de rééquilibrer la situation et d’adapter le secteur intéressé à l’économie du marché commun. Un État membre actuel peut demander à être autorisé à adopter des mesures de sauvegarde à l’égard de l’un ou des deux nouveaux États membres ».

La Commission européenne a usé de cette possibilité en 2020 pour autoriser les pays européens à laisser filer leurs déficits. La France s’est vu refuser cette clause en 2006 visant à se préserver de l’importation massive de pommes de l’hémisphère sud.

Contre cette concurrence des poulets ukrainiens, l’ANVOL sollicite la mise en œuvre de la clause de sauvegarde, mais le ministre de l’Agriculture n’a pas souscrit à la demande, « pour ne pas envoyer de signal hostile à l’Ukraine ».

Ces importations, qui sont exonérées de droits de douane en soutien à l’Ukraine dans la guerre contre la Russie, créent une distorsion de concurrence remettant en cause l’avenir de nombreuses entreprises françaises.

 

Une disproportion de taille et de moyens

Déjà contraintes au niveau de la taille des entreprises qui comptent en moyenne 40 000 poulets en France, les élevages en Ukraine pouvant atteindre un million de têtes, les entreprises françaises doivent se conformer à des mises aux normes drastiques et ruineuses.

La directive européenne 2007/43/CE établit des critères de densité, de durée d’élevage, de conditions de parcours selon les différentes dénominations qualitatives qui ont obligé les entreprises à réaliser des investissements onéreux quand ces normes ont diminué la rentabilité en réduisant le nombre d’animaux par m² utile.

On peut aussi épiloguer sur le bien-fondé de ces normes :

Quand l’arrêté du 1er février 2002 (art 5 à 7) fait passer au 1er janvier 2003 la dimension des cages de poules pondeuses de 450 à 550 cm², soit une augmentation de 22,22 %, cela peut paraître un succès pour les défenseurs du bien-être animal, mais ne représente qu’environ deux fois la surface d’une carte bancaire ! Pas sûr que les poules aient remarqué la différence. Par contre, de nombreux éleveurs, obligés de remplacer toutes leurs installations ont préféré jeter l’éponge avant l’interdiction de ces cages en 2012 !

L’exigence des associations en matière de bien-être animal conduit à durcir toutes ces normes qui ne sont pas appliquées aux denrées importées. Pour être objectives, ces associations devraient aussi militer pour contraindre les producteurs étrangers à respecter les mêmes règles, ne serait-ce qu’en promouvant le boycott de l’achat de leurs produits.

 

Le choix des consommateurs

Les consommateurs, influencés par les associations précitées, le soutien des pouvoirs publics et des médias peuvent choisir d’acheter des produits répondant aux normes de production nationales : acheter bio, local et écologique.

Mais depuis longtemps le geste d’achat est motivé par avoir plus pour moins cher. On ne peut en vouloir à un consommateur qui a lui aussi de plus en plus de contraintes obligatoires onéreuses à supporter, souvent incompressibles, qui se traduisent par un geste d’achat à l’économie.

C’est ainsi qu’a été délocalisée la quasi-totalité de nos productions nationales : charbon, acier, textiles, médicaments, industrie automobile. La disparité des salaires, la rigidité des normes sociales et environnementales ont placé les entreprises françaises dans des situations d’infériorité concurrentielle dont on commence à mesurer les impacts. La pénurie de masques pour le covid, la pénurie de médicaments, et maintenant le risque alimentaire qui se fait jour sont des dangers majeurs de déstabilisation sociale.

En 2021, la balance commerciale des produits agricoles bruts affichait un déficit de 96 millions d’euros, mauvais présage pour les agriculteurs français.

 

Une volonté écologique

À ces impératifs économiques, s’ajoutent des normes environnementales qui pèsent sur la compétitivité des producteurs français.

La pression médiatique et de lobbying des associations écologiques aboutit à interdire aux agriculteurs l’utilisation de produits qui leur apportent des solutions efficaces contre les maladies ou les ravageurs de leurs cultures. L’obligation de remplacer les herbicides par des opérations mécaniques implique une augmentation du coût à l’hectare du désherbage, une consommation de carburant accrue, et un coût de main-d’œuvre exponentiel par une multiplication du temps nécessaire.

Pour les écologistes, il est très positif de ne pas produire des poulets en France, car ainsi on n’est pas incommodés par l’odeur des fientes. Peu importent les conditions dans lesquelles sont produites ces volailles, peu importe ce qu’elles mangent, du moment que ce n’est pas chez nous, et qu’on les ait pour pas cher !

Cette idéologie a quand même des inconvénients : les producteurs français disparaissent progressivement, notre balance commerciale se dégrade, et nous devenons de plus en plus dépendants alimentairement de l’étranger. Nos idéologues, nos dirigeants, ont-ils conscience que lorsque le déficit de notre balance commerciale entraînera l’effondrement de notre monnaie, les exportateurs étrangers ne nous feront pas cadeau d’une nourriture vitale que nous ne serons plus en mesure de leur payer. Souvenons-nous des émeutes de la faim de 2008 dans de nombreux pays.

La disparition des agriculteurs s’accompagnera de l’ensauvagement des espaces ruraux. Si la forêt est considérée comme le poumon de la planète, elle ne produit que des châtaignes, des glands et des champignons. Pas sûr que cela suffise pour nourrir la population ! Ah, j’oubliais, la forêt produit aussi du bois… pour nos cercueils ! Ça fait rêver…

Abarenbō Shōgun ou le mythe du bon monarque

Abarenbō Shōgun, la chronique de Yoshimune, est une série japonaise à succès déjà ancienne. Elle a débuté en 1978, et met en scène un des plus populaires monarques de la dynastie Tokugawa. On le sait, du XVIIe au milieu du XIXe siècle, cette famille mit fin aux guerres civiles et établit un pouvoir fort à Edo, l’actuelle Tokyo.

L’empereur subsistait à Kyoto, mais était réduit à un rôle purement symbolique. De nombreux films et séries se déroulent à l’époque shogunale, mais très souvent le pouvoir des Tokugawa est présenté, sinon négativement, du moins de façon très critique.

Il n’en va pas de même dans cette série où le pouvoir étatique est exalté sur tous les tons.

Abarenbō Shōgun est actuellement visible sur YouTube sur la chaîne Samurai vs Ninja qui propose téléfilms et séries japonaises consacrés à ces deux types de personnages. Les sous-titres sont en anglais, mais on peut bénéficier de la traduction automatique en français qui est assez correcte. Abarenbō Shōgun est traduit dans les premiers épisodes comme « le shogun sans entraves » et même, cocasserie de la traduction automatique, « le shogun débridé », ce qui est le moins pour un monarque nippon.

Imaginez un Louis XIV quittant son palais déguisé en mousquetaire pour faire régner la justice à Paris à la pointe de son épée, et vous aurez une idée de son contenu.

 

Les deux corps du Roi dans Abarenbō Shōgun

Ce justicier aux deux visages trouve sans doute son origine littéraire chez Eugène Sue, avec le personnage de Rodolphe de Gerolstein, grand duc déguisé en ouvrier des Mystères de Paris.

Il a connu une étonnante postérité avec Zorro, le personnage de Johnston McCulley, hidalgo mollasson le jour et justicier masqué la nuit, dont Batman ne sera que la version modernisée et démocratisée.

Mais le héros d’Abarenbō Shōgun se distingue néanmoins de ces sources évidentes puisqu’il n’appartient pas seulement à l’élite, il est au sommet de l’État. Tel Haroun-al-Rashid, il se promène incognito dans sa capitale, mais ce n’est pas uniquement pour connaître l’opinion de ses sujets.

En cela, la série interprète à sa façon les deux corps du roi, le corps naturel et le corps politique.

« Ce pouvoir ne peut pécher, ni mal faire » selon la formule de Fortescue. Le shogun se dédouble tout en étant un dans ce pays qui compte déjà deux monarques (Kyoto/Edo).

Si le roi le savait… Le roi ne pouvant mal agir, les injustices ne peuvent exister que du fait de son ignorance. Mais si le Roi « Fontaine de Justice et de Protection » sait, et est animé du sens de la justice, tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. À lire les commentaires naïfs qui fleurissent sous chaque épisode, ce mythe du monarque à l’écoute de son peuple fonctionne toujours.

 

Yoshimune, le shogun idéal

Yoshimune (Ken Matsudaira), huitième shogun, cumule toutes les qualités morales et physiques. Il est beau, brave, généreux, intelligent, habile sabreur, et tout aussi bien lutteur ou danseur au fil d’Abarenbō Shōgun. De fait, il joue à lui seul « bien des personnages » aurait dit Shakespeare.

En tant que shogun, Yoshimune s’appuie sur un vieux conseiller, qui apporte une note comique, et surtout sur Echizen Tadasuke Ooka. Ce haut fonctionnaire, au titre de Minami Machi Bugyo, cumule à Edo les rôles de lieutenant général de police, de prévôt des marchands et de président du Parlement, tant la monarchie shogunale est infiniment plus absolue que celle de Louis XIV.

Dans son ombre, toujours prêts à le protéger, un garçon déguisé en colporteur et une fille en joueuse de shamisen se révèlent de redoutables ninjas shogunaux.

Dans les premiers épisodes d’Abarenbō Shōgun, Yoshimune prétexte un bain pour s’éclipser. C’est très symbolique n’est-ce pas ? Il se dépouille de sa tenue de cérémonie pour revêtir celle du samouraï. De plus, il sort par une porte dérobée du château dans une barque menée par ses fidèles acolytes.

 

Shinnosuke, le justicier au service du peuple

En tant que cadet de famille noble sous le nom de Shinnosuke (Shin pour les intimes), il fréquente, au point de jouer les pique-assiettes, la famille du chef des pompiers de Megumi, le pittoresque Tatsugoro (Saburō Kitajima), qui incarne le bon sens populaire. L’épouse revêche et la sœur sentimentale, secrètement amoureuse du beau samouraï, quelques pompiers un peu benêts, et l’ancien champion de sumo qui se fait entretenir mais joue à l’occasion de sa force physique, complètent cet échantillon du petit peuple.

Un samouraï sans grand caractère a vite disparu d’Abarenbō Shōgun pour laisser la place à un ronin, Yamada Asaemon, qui avait la fâcheuse habitude de louer ses services à des personnes peu recommandables, mais qu’il finissait par trahir au profit du bon droit. Ayant trouvé un emploi d’essayeur de katana et d’exécuteur shogunal, il finira par découvrir l’identité réelle de Shin et lui prêtera plusieurs fois main forte.

Soulignons un point assez drôle dans Abarenbō Shōgun.

Notre héros repousse sans cesse toute idée de se marier, ce qui est pourtant le devoir d’un monarque. Dans un épisode aux allures de comédie, du moins au début, lui qui n’a peur de rien, doit fuir, harcelé par de ravissantes jeunes filles envoyées par leurs clans respectifs pour s’introduire dans sa couche. Mais il faut attendre ce 61e épisode pour voir notre shogun frigide éprouver enfin un sentiment amoureux. Mais zut, pas de chance, il est amoureux de la fille d’un haut dignitaire abominable qui finit par devenir religieuse. Le héros doit rester pur et sans tache et continuer de faire fantasmer le public féminin japonais.

 

Le succès prodigieux d’Abarenbō Shōgun

Abarenbō Shōgun a connu un succès prodigieux sur plusieurs décennies, et compte plus de 800 épisodes !

Tous sont construits sur un schéma narratif simple, mais efficace.

Chacun d’entre eux présente une situation d’injustice qui, après une rapide enquête, qui compte un peu trop sur les coïncidences et une propension des méchants à expliquer leurs projets au moment où un ninja espion les écoute, dissimulé sous le toit, l’injustice est réparée. Notre héros surgit tout à coup au moment où les méchants croient avoir triomphé ou s’apprêtent à commettre leur pire méfait. À ce moment-là, soit ils ne reconnaissent pas le prince, et le chef s’écrie : « Tuez-le ! », soit ils reconnaissent le shogun et le chef crie : « Peu importe ! Tuez-le ! »

Notre héros charcute1 dès lors la horde des méchants à grands coups de katana, avec l’appui de ses deux fidèles ninjas.

Les chefs sont généralement contraints de faire seppuku et le shogun apparaît au sommet de son château, arborant un sourire digne d’une marque de dentifrice.

 

Les contradictions du pouvoir éclairé dans Abarenbō Shōgun

Ce monarque éclairé est pourtant constamment présenté dans Abarenbo shogun entouré d’intrigants et d’esprits corrompus.

Tous ces efforts se heurtent au conservatisme, à l’esprit de caste et au capitalisme de connivence. Nombreux sont les épisodes où d’avides marchands s’entendent avec un puissant personnage pour éliminer la concurrence, ou imposer une hausse artificielle des prix. Ainsi, plus le shogun taille et massacre, et plus les méchants semblent se multiplier.

L’explication simple, il faut bien que la série continue, n’est pas suffisante. C’est la limite même de cette vision où les problèmes sont supposés trouver leur solution dans l’unique intervention salvatrice du monarque.

En effet, seules l’infaillibilité et l’omniscience du dirigeant doivent assurer en fin de compte le triomphe de la justice. Inutile de souligner les périls d’une telle conception, même si notre héros est parfois en proie au doute et commet, mais rarement, des erreurs.

Les contradictions du shogunat sont paradoxalement mises en lumière dans un épisode d’Abarenbō Shōgun consacré à une éclipse solaire. Le phénomène déclenche la panique dans Edo. Comme à l’ordinaire, un haut personnage cherche à en profiter en mettant la main sur un livre d’astronomie hollandais (traduit en chinois). Mais si le pouvoir shogunal n’avait pas interdit tout contact avec l’étranger, l’obscurantisme ne sévirait pas dans ce Japon « féodal ».

Ainsi, c’est la politique menée par les shoguns précédents qui se révèle la source du problème que la politique du shogun prétend résoudre.

  1. Façon de parler car il utilise le plat de son sabre et dès lors il assomme plus ou moins plus qu’il ne tue ses adversaires. Il use aussi d’un éventail sur lequel figure le mot Justice.

Les récoltes de blé ne sont pas si bonnes que prévues

Début juillet 2023, certains médias comme Le Monde se sont sans doute réjouis trop vite de la récolte de céréales à paille, en oubliant les aléas météorologiques et le contexte international. S’il n’y a pas de raison de paniquer, il y en a pour mettre certaines choses à plat.

Le marronnier du début de l’été

Est-ce un marronnier qui fleurit quand la torpeur estivale réduit le volume d’informations, ou un vieil atavisme hérité du temps – qui nous paraît maintenant lointain – où on scrutait le champ estival pour y deviner la teneur de l’assiette hivernale ?

L’année dernière, le 2 juillet 2022, La Tribune titrait « Blé : une récolte correcte en vue en France, malgré des rendements en baisse ». Cette année, pour Le Figaro du 6 juillet 2023 (avec AFP), ce fut « Blé : prévisions « rassurantes » pour la récolte 2023, avec des rendements en hausse ».

L’interprofession Intercéréales et Arvalis (Institut Technique du Végétal) pronostiquaient que le rendement national du blé tendre « atteindrait 75 quintaux à l’hectare en 2023, soit une hausse de 4,5% par rapport à 2022, et 5 % par rapport à la moyenne des dix dernières années ».

Le Monde s’est distingué avec un titre tapageur, « Les moissons céréalières s’annoncent plantureuses en France », qui ne fait pas honneur à un article tout en nuances de Mme Laurence Girard. Elle écrivait en particulier, avant d’aborder les questions de prix, de coûts de production (qui ne sont pas couverts par les prix actuels), de compétitivité sur le marché international et de géopolitique :

« Les moissons céréalières s’annoncent donc de belle facture en France cette année. Même si les agriculteurs retiennent encore leur souffle et attendent toujours la fin de l’exercice pour se réjouir. Un aléa météorologique est si vite arrivé et peut briser sur pied les espoirs d’une année. « Pour l’heure, l’ambiance est sereine », constate Benoît Piétrement, président du conseil spécialisé dans les grandes cultures de FranceAgriMer et céréalier dans la Marne. »

 

« On peut avoir des surprises »…

C’était un intertitre, prémonitoire, du journal Le Monde.

Trois semaines plus tard, le ton a changé, même si les prévisions n’ont que peu baissé (de 35,25 à 34,82 millions de tonnes, avec un rendement légèrement supérieur à la moyenne quinquennale). La France Agricole titre en effet, le 26 juillet 2023 : « Moisson en 2023 : le blé ne tient pas ses promesses », sur la base d’une enquête de terrain réalisée par Agritel entre le 20 et le 25 juillet 2023.

C’est que l’état des cultures en sortie d’hiver laissait espérer des résultats exceptionnels.

« Puis les épisodes de gel tardif qu’a connu l’est de la France en avril, et plus encore l’absence totale de pluie de la mi-mai à la mi-juin, ont « nettement réduit » le potentiel de production dans les deux tiers du nord du pays. « Nous avons perdu 2 à 3 millions de tonnes de potentiel sur mai-juin » évalue Gautier Le Molgat [directeur général d’Agritel]. »

Et il y eut un épisode météorologique quasi-automnal que beaucoup, matraqués par les discours apocalyptiques sur le dérèglement climatique, ont trouvé invraisemblable ou ont instrumentalisé pour des déclarations que l’orthodoxie climatique a qualifiées de climatosceptiques…

Le 7 août 2023, La France agricole rapportait qu’il restait 13 % du blé tendre à récolter le 31 juillet 2023, et que la qualité des blés encore sur pied se dégradait.

Et dans un article du 16 août 2023, « Les chantiers de moisson ont repris dans le Nord-Ouest », La France Agricole décrit des situations compliquées avec, souvent des pertes de qualité reléguant les blés à la production animale.

5 mm sur les colzas me restant à battre, des blés encore trop humides, on se regroupe pour l'opération "sauverlaMoisson" 2023 . @coopce pic.twitter.com/nUA09f20di

— GUYOT Vincent (@GuyotVincent02) August 9, 2023

 

Dans un article du 16 août 2023, « Moisson de blé 2023 : un volume préservé malgré des retards et des exportations embouteillées », Pleinchamp (avec AFP) livre la dernière estimation du ministère de l’Agriculture : 35,6 millions de tonnes, en hausse de 3,5 % par rapport à la moyenne quinquennale.

Mais selon une autre estimation, entre 50 et 70 % des blés récoltés après les pluies seront déclassés en qualité fourragère. Et on peut craindre une saturation du marché de l’alimentation animale du fait des intempéries.

 

Les intempéries en Europe

Selon le bulletin du Monitoring Agricultural Resources (suivi des ressources agricoles – MARS) du Centre commun de recherche de la Commission européenne publié le 24 juillet 2023, la prévision de rendement toutes céréales confondues s’établissait à 5,46 tonnes/hectare (54,6 quintaux/hectare), légèrement au-dessus de la moyenne quinquennale de 5,44 t/ha, et en baisse par rapport à la prévision de juin (5,52 t/ha).

Ce bulletin contient aussi une mine d’informations sur les différents facteurs qui ont influé sur le rendement en Europe. C’est résumé par une carte, arrêtée au 16 juillet 2023. Chaleurs extrêmes dans le sud de l’Espagne et le nord de l’Italie avec de maigres récoltes à la clé, déficit de pluies dans le nord-ouest de l’Europe, excès de pluies en Europe méditerranéenne…

Mais entretemps, il y a eu les intempéries… Dans un article du 2 août 2023, M. Willi Kremer-Schillings – Willi l’agriculteur, tenancier d’un blog très visité – estimait qu’en Allemagne, les deux tiers de la surface de blé d’hiver, de seigle et de triticale, soit 2,3 millions d’hectares sur les 3,5 millions d’hectares totaux étaient encore sur pied. Pour le colza, il pourrait s’agir d’environ 500 000 hectares.

Le Deutscher Bauernverband (Union des Agriculteurs Allemands) était encore plus pessimiste au 3 août 2023 : 80 % des céréales et 50 % du colza étaient sous les pluies.

La qualité du blé se dégrade, et une bonne partie ira à l’alimentation animale, avec une perte de revenus pour les agriculteurs. Pour le colza, selon Willi, la perte pourrait être de 400 000 tonnes du fait de l’égrenage causé par le vent et la pluie.

 

Le monde suspendu à la guerre en Ukraine

C’est quand le grain est au silo qu’on compte les quintaux.

C’est évidemment difficile, pour une campagne donnée (de juillet à juin de l’année suivante) quand les céréales à paille de l’hémisphère Sud sont encore en croissance. Il faut se contenter de prévisions.

Fin juillet 2023, le Conseil International des Céréales (CIC) prévoyait une récolte (un disponible) record en céréales pour la campagne 2023-2024 : 2,3 milliards de tonnes, avec des hausses en maïs et en riz, mais une baisse en blé (784 millions de tonnes, en repli de 2,4 % par rapport à la campagne précédente où les récoltes russe et australienne avaient été exceptionnelles).

Dans un rapport publié le 11 août 2023, le Département Américain de l’Agriculture (une autre référence en la matière) estimait la production de blé à 793,37 millions de tonnes – soit plus que le CIC, mais 3 millions de tonnes de moins que dans son estimation précédente.

Rapportant les éléments essentiels de ce rapport, Le Figaro (avec AFP), par exemple, a titré le même jour : « Vers un recul des productions mondiales de blé, de maïs et de soja en 2023-2024 ». C’est faux pour le blé : ce qui baisse, c’est la prévision – de 796,67 à 793,37 millions de tonnes, un disponible qui reste toujours supérieur au précédent (789,97 millions de tonnes). Le scénario est identique pour le maïs et pour le soja.

Parmi les variations significatives, il y a une baisse de 3 millions de tonnes pour l’Union européenne, pour un volume total de 135 millions de tonnes, et une hausse de 3,5 millions de tonnes pour l’Ukraine, qui récolterait 21 millions de tonnes.

La Russie récolterait 85 millions de tonnes (92 millions de tonnes l’année dernière).

Mais le monde est suspendu à l’évolution de la situation s’agissant de la guerre en Ukraine et des manœuvres géopolitiques de la Russie.

Les questions qui se posent sont plutôt simples sur le papier : les silos à grains et les installations portuaires de l’Ukraine, ainsi que les transports terrestres, vont-ils devenir des cibles d’attaques ? L’Ukraine arrivera-t-elle à exporter, d’une manière ou d’une autre, maintenant que l’accord qui permettait la circulation des cargos en mer Noire n’a pas été renouvelé ? Comment la Russie utilisera-t-elle son disponible (48 millions de tonnes) ? On sait déjà que Vladimir Poutine a promis des livraisons gratuites à six pays d’Afrique…

Du reste, les blés russes sont très présents sur les marchés internationaux à des prix très compétitifs, y compris au Maghreb dont la France est habituellement le principal fournisseur. Quand pourra-t-on vendre et dégorger des silos saturés est une question que l’on se pose aujourd’hui.

 

Et pendant ce temps, dans l’Union européenne…

Pendant ce temps, l’Union européenne vaque à ses petites occupations – sachant que c’est la morte saison en août…

Sur la question des exportations des produits agricoles ukrainiens par les voies terrestres et maritimes de l’Union européenne, le dernier conseil européen « Agriculture et Pêches » du 25 juillet 2023 est au mieux décevant :

« Les ministres ont appelé à renforcer davantage les corridors de solidarité et à envisager de mettre en place de nouveaux itinéraires, tout en continuant d’assurer la protection du marché intérieur, et ils ont condamné le blocage de la mer Noire par la Russie. »

Ouf ! Les choses avancent (ironie)…

L’obligation faite aux agriculteurs de mettre 4 % de leurs terres en jachère comme condition pour l’obtention des aides PAC est un autre sujet de procrastination. Plusieurs États – dont la France, mais pas l’Allemagne de la coalition « feux tricolores » incluant les Verts – ont demandé que les dérogations soient reconduites en 2024, pour une troisième année.

Lors du Conseil précité, le commissaire européen à l’Agriculture, Janusz Wojciechowski, a fait savoir que la Commission européenne était très attentive à cette demande – ça, c’est le volet diplomatique qui ne mange pas de pain. Mais elle souhaitait évaluer les risques pour la sécurité alimentaire de l’Europe au regard de la situation après récolte. La procédure législative pour mettre en œuvre une troisième année de dérogation serait aussi « plus compliquée » car cela demanderait un amendement au règlement européen…

On ne s’y prendrait sans doute pas autrement pour tergiverser jusqu’à ce qu’il soit trop tard. C’est du reste déjà le cas pour la plupart des agriculteurs, qui ont déjà établi leurs plans de culture pour la campagne à venir.

Notons le remarquable « en même temps » hexagonal : selon M. Marc Fesneau, il faut pouvoir « s’adapter aux événements », sans pour autant « en rabattre sur les questions environnementales par ailleurs ».

Pour M. Janusz Wojciechowski, il faut aussi « maintenir la crédibilité de la Pac sur le long terme ».

Bref, sur le plan géostratégique, l’Europe se distingue par sa nullité.

Et, s’agissant du long terme, les extravagantes folies du Green Deal, du Pacte Vert sont toujours sur la table.

Notons encore que les cours du blé sont actuellement très bas (autour de 220 euros/tonne, mais les variations peuvent être rapides) et qu’il règne de grandes incertitudes sur les marchés des engrais… qui conditionnent en partie les volumes de récoltes de l’année prochaine.

Restaurer la nature en Europe face à l’obsession du pacte vert

Le 12 juillet 2023, le Parlement européen a voté à une courte majorité le projet de loi sur la restauration de la nature qui prévoit de ramener au moins 20 % des terres et des mers dégradées du Vieux Continent à leur état d’origine d’ici à 2030, et d’ici à 2050 d’étendre ces mesures à tous les écosystèmes qui doivent être restaurés.

D’emblée, il convient de s’interroger sur la notion « d’état d’origine ».

À quel niveau l’Europe situe-t-elle cet état d’origine ? Au Paléolithique, au Moyen Âge, ou avant la révolution industrielle ?

Cette question est importante, car affecter 20 % des surfaces terrestres ou marines à ce retour brutal et drastique ne sera pas sans conséquences graves qui ne semblent ni prises en compte ni même envisagées, dans aucun des textes prônant cette révolution.

Cet objectif est ambitieux, car il prévoit de multiplier par dix les surfaces actuellement protégées (zones Natura 2000, zones des conservatoires naturels de l’environnement..)

 

Objectifs envisagés promus

  • Inverser le déclin des populations de pollinisateurs d’ici à 2030, puis accroître leurs populations
  • Aucune perte nette d’espaces verts urbains d’ici à 2030, une augmentation de 5 % d’ici à 2050, un minimum de 10 % de couvert arboré dans chaque agglomération, ville et banlieue d’Europe, et un gain net d’espaces verts qui seront intégrés dans les bâtiments et les infrastructures
  • Dans les écosystèmes agricoles, augmentation globale de la biodiversité et évolution positive pour les papillons de prairies, les oiseaux des milieux agricoles, le carbone organique dans les sols minéraux sous les terres cultivées, et les particularités topographiques à haute diversité biologique sur les terres agricoles.
  • Restauration et remise en eau des tourbières drainées utilisées à des fins agricoles, et dans les sites d’extraction de tourbe
  • Dans les écosystèmes forestiers, augmentation globale de la biodiversité et évolution positive de la connectivité forestière, du bois mort, de la part des forêts inéquiennes, des oiseaux des milieux forestiers, et des stocks de carbone organique
  • Restaurer les habitats marins tels que les prairies sous-marines ou les sédiments, et restaurer les habitats d’espèces marines emblématiques telles que les dauphins et les marsouins, les requins et les oiseaux de mer
  • Supprimer les obstacles présents sur les cours d’eau de manière à transformer au moins 25 000 km de cours d’eau en cours d’eau à courant libre d’ici à 2030.

 

Déclin des pollinisateurs 

Selon la source :

« À l’échelle mondiale, 75 % des espèces cultivées pour l’alimentation dépendent de la pollinisation animale, et 50 % des terres cultivées de l’UE dépendantes des pollinisateurs sont déjà touchées par un déficit de pollinisation. »

Bien que les sources de ces assertions ne soient pas citées, tout observateur honnête peut remarquer que la production des surfaces en céréales (blé, orge, maïs, riz…), pas plus que les prairies naturelles et les betteraves ou les vignes ne sont inféodées à la pollinisation des insectes.

La diminution des insectes pollinisateurs est multifactorielle, et il n’est pas certain que l’interdiction totale des insecticides permette un rapide croissance de leur nombre, tant la présence de nouveaux insectes invasifs soit néfaste et difficile à combattre sans insecticides (cochenilles, cicadelle de la flavescence, Drosophila Suzukii…).

L’interdiction totale de produits de défense des récoltes se traduira par une perte totale de beaucoup de productions. La polémique sur les néonicotinoïdes et les betteraves sucrières en est un exemple évocateur. La lutte contre les pucerons prédateurs par des coccinelles est une utopie : quand les coccinelles arrivent pour manger les pucerons, les dégâts sur la culture sont déjà irréversibles.

La promotion de l’utilisation des insectes pour remplacer les protéines animales dans l’alimentation humaine est une entreprise hasardeuse : les pays où les criquets se reproduisent naturellement de façon incontrôlée sont ceux dont les populations sont les plus soumises à la famine.

 

Des papillons dans les prairies

Certes, ce sont des pollinisateurs, mais les agriculteurs savent que ces lépidoptères ne sont pas des fervents visiteurs des arbres fruitiers et des plantes potagères.

Il ne faut donc pas trop compter sur eux pour améliorer les rendements des productions de fruits et légumes.

La PAC a déjà prévu de les favoriser en imposant des jachères faunistiques qui peuvent favoriser les abeilles avec des plantes spécifiques, mais dont les surfaces viennent en déduction de celles de productions vivrières.

 

Restaurer les tourbières et les zones humides

Si l’on prend en compte l’estimation officielle de 2014, les milieux potentiellement humides couvrent 23 % du territoire métropolitain, soit près de 13 millions d’hectares.

Le quatrième plan national des milieux humides prévoit de doubler les surfaces de milieux humides intégrés dans des zones de protection forte, soit une augmentation de 110 000 hectares pour la métropole, et de procéder à l’acquisition de 8500 hectares de zones humides d’ici à 2026.

Les zones humides sont présupposées être des zones de stockage de carbone. L’évolution de l’épaisseur végétale d’une tourbière est estimée à 5 cm par siècle. C’est une des facultés considérée comme bénéfique par le stockage du carbone issu du CO2 de l’air.

Cependant, on peut tenter de comparer cette captation avec une plante cultivée, allez, soyons provocateur : le maïs. J’ai déjà prouvé la capacité de cette culture : un hectare de maïs capte annuellement 16,32 tonnes de CO2 de plus qu’un hectare de forêt. Cette captation engendre la production d’environ 15 tonnes d’hydrates de carbone, dont sept tonnes de tiges et racines pour une densité d’environ 105 kg au m3 qui sont restituées au sol. Ce qui donne une épaisseur annuelle d’environ 0,66 cm de masse végétale répartie sur l’hectare… 66 cm par siècle, soit 13,2 fois plus de stockage de carbone que la tourbière.

Par ailleurs, une tourbière, qui se comporte comme une roche végétale, peut retenir 80 % de sa masse en eau. Selon les défenseurs des zones humides, celles-ci peuvent donc restituer progressivement cette eau, mais déduction faite de l’évapotranspiration des végétaux qui la composent. Cette évaporation est largement plus conséquente que celle d’une retenue collinaire qui s’y substituerait, et qui permettrait d’irriguer les cultures environnantes pour nourrir les populations.

Restaurer une zone humide dans un espace qui a été drainé pour permettre des cultures est-il judicieux dans un contexte de risque de pénurie alimentaire ?

 

Évolution de la connectivité forestière

Les forêts sont des habitats naturels pour une faune diversifiée et plus ou moins mobile.

Cette notion de connectivité est déjà prise en compte lors de l’urbanisation ou de la construction de voies de communications. Des passages aménagés (viaducs, tunnels crapauducs) sont inclus dans les cahiers des charges et réalisés à grands frais.

L’Europe veut aller plus loin en multipliant les trames vertes et bleues qui figurent déjà dans les registres parcellaires graphiques des déclarations PAC des agriculteurs. La multiplication de ces zones est prévue pour favoriser les déplacements de la faune sauvage. Mais dans un contexte où les dégâts de gibiers (sangliers, cerfs, chevreuils) sont déjà considérables, le rayon d’action de ces dégâts sera étendu et les effets délétères multipliés. De plus, la création de ces coulées vertes morcellera des parcelles agricoles, générant de la concurrence avec les cultures adjacentes, des complications et des pertes de productivité dans les exploitations.

Cette création de zones boisées supplémentaires (haies, zones non cultivées) va s’ajouter aux surfaces forestières françaises, lesquelles se sont agrandies, passant de 14,1 millions d’hectares en 1985 à 17,1 millions en 2021. Il faut noter que cette superficie était estimée entre 8,9 et 9,5 millions d’hectares (Cinoti, 1996).

En 1831, la population française était de 33,595 millions. Elle est aujourd’hui de 65,8 millions d’habitants. Face à son augmentation drastique, par un lobbyisme forcené à Bruxelles, les écologistes veulent imposer encore plus de diminution des surfaces cultivées. Sont-ils incapables de prévoir une perte d’indépendance alimentaire ?

 

Restaurer le cours naturel des cours d’eau

Autre lubie de nos experts en morphologie des cours d’eau : supprimer tous les barrages ou ouvrages sur les berges afin d’améliorer la continuité écologique de l’eau vers son aboutissement final : la mer.

Plusieurs prétextes sont avancés pour supprimer ces barrages :

  • Obstacles à la libre circulation des poissons et faune aquatique
  • Évasement en amont des barrages et eutrophisation de l’eau par ralentissement du courant
  • Création d’embâcles
  • Digues empêchant l’étalement de l’eau lors des crues

 

Il est curieux que les barrages qui permettent d’alimenter les moulins, dont chacun pourrait produire de l’électricité, empêchent aujourd’hui plus qu’hier la circulation des poissons.

Depuis des siècles qu’existent les moulins, les salmonidés auraient dû disparaître depuis bien longtemps.

En ce qui concerne l’envasement, la réglementation actuelle prévoit les curages et leurs modalités.

La suppression d’un barrage ou d’une retenue collinaire sur un ruisseau peut conduire à l’assèchement total en été, alors que la retenue maintenait une zone en eau durant tout l’été, bénéfique à la faune, et à une végétation aquatique. En période d’étiage, les retenues d’eau en amont du barrage d’alimentation d’un moulin conservent des poches d’eau qui permettent à quantité de poissons d’attendre le retour du flux de la rivière avec les pluies d’automne.

En ce qui concerne les digues, suite aux inondations de secteurs urbanisés construits dans des zones inondables, il est préconisé d’en supprimer certaines pour permettre aux rivières de s’étaler sur les terres agricoles, avec comme corollaire des dégâts aux cultures, et pollution éventuelle.

Autre question : nos écologistes vont-ils supprimer les barrages des castors ?

De fait, la raison majeure, et cachée, de la volonté d’accélérer au maximum l’écoulement des cours d’eau ne serait-il pas d’évacuer au plus vite la pollution des stations d’épuration qui se déversent dans le milieu naturel ?

 

Un futur inquiétant

Dans le premier pays agricole de l’UE, on ne peut que s’inquiéter de la volonté obstinée d’une minorité agissante, bien structurée, n’hésitant pas à employer des méthodes violentes et dévastatrices (Sainte Soline, train de céréales…) pour monopoliser l’actualité médiatique et faire avancer une idéologie soi-disant écologique qui vise à restreindre les surfaces cultivées, et contraindre les paysans à des méthodes de culture du XIXe siècle.

Peu importe que la France devienne totalement dépendante alimentairement des importations, pourvu que l’espace rural devienne un jardin de loisirs pour citadins libres de toute retenue ?

Livre dont vous êtes le héros : et si vous incitiez votre ado à ouvrir un livre ?

En cette fin d’été, les questions que se posent de nombreux parents sont tristement familières :
  •  comment décoller mon ado de sa tablette ?
  •  comment décoller mon ado de sa console ?
  •  comment décoller mon ado de son smartphone ?
  •  voire pire, comment le décoller de MON smartphone ? …

 

Pas toujours simple d’inciter Junior à lire et à s’éloigner de ses écrans. La question reste aussi valable avec des neveux, petits cousins, … .

Pourquoi ne pas essayer les Livres Dont Vous êtes Le Héros ?

Ce sont des livres « interactifs », souvent destinés aux adolescents, proposant au lecteur de vivre une aventure non linéaire. Le lecteur lit d’abord l’introduction, et le corps du livre est composé de paragraphes préfixés par un numéro.

À la fin de chaque paragraphe, le lecteur est invité à choisir parmi plusieurs options. En fonction de l’option choisie, le joueur va poursuivre sa lecture en se reportant à un paragraphe différent. On lui proposera par exemple, à la fin du paragraphe numéroté, de prendre une direction à gauche (et poursuivre son aventure au paragraphe numéro 14) ou à droite (et d’aller au paragraphe numéro 252). Les thèmes abordés sont souvent des aventures héroïques, et le lecteur/joueur va le plus souvent rencontrer des adversaires, choisir des chemins, éviter des pièges, parfois résoudre des énigmes, et parfois collecter des objets utiles pour mener à bien son aventure.

Des récits passionnants, souvent dans des contextes de type médiéval fantastiques sur des thèmes aussi variés que des scenarii de jeu vidéo. On trouve souvent des aventures dans des mondes médiévaux-fantastiques inspirés de Tolkien et/ou de Donjons et Dragons, mais pas seulement. Certains abordent des thèmes de science fiction, ou d’enquêtes policières. Une petite recherche sur « Livre Dont Vous Êtes Le Héros achat » vous donnera l’embarras du choix.

On peut y voir une version en livre de poche d’une partie de jeu de rôle sur table, dont le genre est d’ailleurs inspiré. Les premiers auteurs de livre-jeu, les Britanniques Steve Jackson ou Ian Livingstone, étaient d’ailleurs des pionniers de Donjons et Dragons (et de l’import de ces jeux au Royaume-Uni). Le genre a connu un âge d’or vers la fin des années 1980, avant d’être concurrencé par l’essor du jeu sur PC. Mais justement, votre jeune ado pourrait être tenté par un livre avec des thèmes similaires à Diablo ou Baldur’s Gate 3, et ce avec en plus un côté légèrement plus interactif qu’un livre classique, puisque le lecteur peut réellement orienter son parcours, et choisir entre plusieurs options.

Après être un peu passé de mode dans les années 1990, le Livre Dont Vous Êtes Le Héros semble néanmoins revenir en grâce, ciblant aussi bien les collégiens invités à lire des « vrais livres » que leurs parents nostalgiques de leur jeunesse. Certains éditeurs, tels Folio Junior, ont d’ailleurs réimprimé ce type de livre avec des éditions récentes, les rendant ainsi disponibles en version neuf dans votre librairie, physique ou en ligne, préférée.

Pourquoi ne pas discuter du labyrinthe du sorcier Zagor avec votre petit neveu ? Faute de compétences en bricolage du monde réel ou de skill à Fortnite, vous aurez au moins un savoir (in)utile à transmettre, et lui une occasion de lire un truc divertissant, mais utilisant un support papier.

Et innocemment, vous l’aurez mis dans une situation où il est un protagoniste à même de faire ses choix.

Sardou est-il de droite ? Retour sur la polémique

Le 13 juillet 1985, l’industrie du disque, un des business les plus rentables au monde, est passée totalement dans le camp du bien, le camp de l’anticapitalisme. Elle y est restée depuis, même si on s’est rendu compte entretemps qu’une partie plus que significative de l’argent récolté dans l’immense concert simultané du Live Aid avait été détournée par le gouvernement éthiopien pour acheter des armes à l’URSS au lieu de nourrir sa population.

Mais la légende est restée : le rock, la pop et toutes les productions de l’industrie musicale doivent, depuis les années 1980, être « de gauche », et dénoncer ouvertement les méfaits de la société de consommation et ses inégalités. Qu’importe si Bono, une des têtes d’affiche du double concert transmis en direct dans le monde entier, a tenté d’expliquer que le méchant capitalisme tant décrié n’était pas si méchant que cela, et qu’il était même la seule voie pour aider les populations en difficultés, le gauchisme, et toute sa palette folklorique de solutions miracles, reste solidement ancré comme étant le costume imposé pour tout auteur, compositeur ou interprète de musique à succès.

Dès le début, il existe une confrontation politique innée dans le rock & roll, musique noire interprétée par des Blancs issus des milieux populaires tout aussi défavorisés. Dans le creuset de l’Amérique et de l’Angleterre des années 1960 et 1970, dans la tension entre l’Est et l’Ouest, entre le capitalisme américain et le communisme russe, dans le contexte des mouvements civils aux États-Unis, cette fusion entre musique et politique a bourdonné pendant de nombreuses années, jusqu’à ce que le Live Aid vienne clore le débat.

On peut tous comprendre ce chahut, tous ces débats soulevés par cette nouvelle culture. On peut le comprendre quand on est Anglo-Saxon. Mais en France, on ne l’a clairement pas compris !

 

Retour en arrière

Et on se retrouve donc en 2023, exactement 50 ans en arrière, à rejouer une adaptation franchouillarde du mélodrame qui avait secoué le microcosme musical en 1973, quand Ronnie Van Zant, le chanteur et parolier d’une bande issue du ghetto blanc de Jacksonville en Floride chantait devant le drapeau confédéré Sweet Home Alabama, en demandant gentiment au poète canadien Neil Young d’aller se faire voir, et de s’occuper de ses affaires quand il parlait des habitants du bayou.

Aujourd’hui, c’est Juliette Armanet qui nous refait le même esclandre.

Qu’importe si la chanson de Michel Sardou supporte ouvertement les Républicains irlandais contre l’Empire britannique, ils sont catholiques, et donc dans le camp du mal. Qu’importe si les paroles de la chanson auraient très bien pu être écrites par Bono, et qu’elles ne diffèrent pas beaucoup de Sunday Bloody Sunday écrit un an plus tard, pour Juliette Armanet, les Lacs du Connemara est une chanson écoutée par des ploucs qui agitent des serviettes en picolant dans les mariages.

De la même manière que les « Southern boys » de Neil Youg habitent tous de belles demeures au milieu de plantations de coton en régnant sur un troupeau d’esclaves, les Français qui écoutent Michel Sardou sont tous pour Juliette Armanet des « scouts sectaires » qui dansent sur une musique qualifiée d’immonde, dans une chanson « où rien ne va ». Version française des rednecks d’Alabama.

 

Des années de confusion

À la décharge de la jeune chanteuse, ce n’est clairement pas de son fait si ce débat a été éludé en France. Elle vient après une bonne cinquantaine d’années de relativisme et de confusion générale organisée. Qu’est-ce que veulent bien vouloir dire droite et gauche aujourd’hui, alors que plus de la moitié de la population a voté, soit pour un candidat qui se dit à la fois de gauche et de droite, soit pour une candidate qui, elle, se dit être ni de droite ni de gauche.

Il faut dire que, étant donné la quantité de qualificatifs, d’amalgames, de réductions, de sous-entendus que l’on a pu accoler à ces deux mots : gauche et droite, c’est loin d’être étrange ! Les deux adjectifs sont tellement frappés d’anathème par le camp d’en face qu’il est bien plus sage de se placer en dehors de la mêlée. Il faut cependant admettre qu’il est plus fréquent de se faire traiter de fasciste ou de nazi que de communiste ou de trotskyste. Depuis quelques années, le fascisme est d’ailleurs attribué un peu partout, quels que soient le positionnement ou la revendication des idées ou des actes, comme si la planète s’était soudainement peuplée de nazillons.

 

La distinction historique

Cette classification a quand même un petit défaut…

Si on reprend la définition originelle (celle qui a constitué la formation de la première Assemblée constituante en 1789), sont à droite ceux qui sont favorables au veto accordé au Roy, et à gauche ceux qui y sont opposés. Selon cette définition, il serait donc constitutionnellement impossible d’être à droite en France, tout comme il serait totalement impossible d’être à gauche en Angleterre.

(Pour ceux qui auraient du mal à suivre, on parle toujours de politique et non de sens de circulation sur la voie publique).

Il serait donc fort étonnant que Michel Sardou puisse être de droite, comme le prétend Juliette Armanet, pour la simple et bonne raison qu’il faudrait bien plus qu’une chanson folklorique pour indiquer une quelconque velléité de renverser la république et à rétablir la monarchie. Il est également très douteux que la chanteuse ait voulu dire par sa sortie que rien n’allait dans le régime politique d’outre-Manche, d’autant plus que le sujet de la chanson incriminée consiste justement à dire que tout n’y va pas pour le mieux.

 

La définition commune

Revenons à des concepts plus simples.

Si vous êtes « de droite », c’est que vous ne pensez pas comme ceux qui se disent « de gauche », et vice-versa : si vous êtes « de gauche », c’est que vous ne pensez pas comme ceux qui se disent « de droite ».

Alors bien sûr, cela ne peut pas s’appliquer pour tout, c’est bien pour cela que nous avons grand besoin, nous, pauvres mortels, de spécialistes, d’experts, de politiciens qui se chargeront de trier le bon grain de l’ivraie à l’issue de combats rhétoriques endiablés où les jouteurs s’affronteront jusqu’à l’épuisement pour s’emparer des symboles qu’ils brandiront ensuite comme étendards.

Abraham Lincoln était membre du GOP, mais il a aboli l’esclavage. Napoléon Bonaparte, considéré aujourd’hui comme une icône de la droite française, a été porté à son poste parce qu’il représentait un rempart contre les monarchistes. Jules Ferry a soutenu la colonisation en Afrique. Hitler et Mussolini sont issus de partis qui se revendiquaient ouvertement socialistes. L’URSS était conçue légalement comme une fédération. Etc.

 

Verdict ?

Pour revenir à la question : Michel Sardou est-il de droite ? Ou alors, est-ce que c’est le public de Michel Sardou qui est de droite ? Ou est-ce simplement la chanson qui est de droite ?

Il doit y avoir à peu près autant de réponses à ces questions que de personnes qui ont déjà écouté la chanson, mais le résultat ne fait aucun doute : bien évidemment que Michel Sardou est plus à droite que Juliette Armanet. Il suffit de revenir aux concepts énoncés précédemment ! Juliette Armanet défend son camp, elle a l’initiative, et c’est donc tout naturellement qu’elle gagne la joute rhétorique, puisque, comme nous l’avons vu, le positionnement droite-gauche n’a de sens que le temps de l’affrontement des arguments.

Mais il ne s’agit pas ici de politique au sens matériel, juridique ou financier, mais de politique au sens des idées. Il s’agit d’une chanson : de mots, d’impressions et de sentiments, de goûts et de couleurs. On ne parle pas ici de taxes, de construction de bâtiments, d’effectifs de police ou de plan d’urbanisme : on parle de goûts musicaux, et de façon de s’amuser en groupe.

Décidément, la politique française se résume à peu de choses : quand ce n’est pas la mode vestimentaire sur les plages ou l’organisation de la table du repas de Noël, c’est sur la playlist des fêtes de famille que l’on s’étripe.

 

Quand les entrepreneurs deviennent des héros de cinéma

Par Oihab Allal-Chérif.

 

En 2023, avec les sorties des films Air, Tetris, et BlackBerry, l’entrepreneuriat est plus que jamais une source importante d’inspiration et de revenus pour les cinéastes. Dans ces films comme dans The Social Network, Le Fondateur, Steve Jobs, ou Walt Before Mickey, les entrepreneurs sont présentés comme des personnages géniaux, perfectionnistes, résilients, torturés, impétueux, rebelles, et avec des vies rocambolesques.

Adulés ou haïs, les aventures authentiques des entrepreneurs constituent donc une matière première idéale pour les scénaristes. L’un d’entre eux, Aaron Sorkin, a d’ailleurs remporté l’Oscar, le Golden Globe et le BAFTA du meilleur scénario pour The Social Network et un autre Golden Globe pour Steve Jobs.

Bande annonce du film Steve Jobs de Danny Boyle avec Michael Fassbender, Kate Winslet, Seth Rogen et Jeff Daniels.

Certes, ces films dont les entrepreneurs sont les héros ne sont pas des documentaires et peuvent prendre certaines libertés avec la réalité pour être plus divertissants. Cependant, bien qu’il s’agisse d’œuvres de fiction, ils révèlent des caractéristiques entrepreneuriales fondamentales.

Les similarités entre les personnalités, les parcours, les exploits et les difficultés des « héros » mis en scène dans ces films sont remarquables, et permettent à la fois d’en tirer des enseignements et de faire des mises en garde.

 

Des visionnaires audacieux

Les films consacrés à certains entrepreneurs nous montrent que ce n’est pas nécessairement eux qui ont eu l’idée géniale qui a fait leur succès. En effet, les entrepreneurs ont surtout la capacité de déceler les opportunités à partir d’une analyse de leur environnement. Ensuite ils font tout pour concrétiser le potentiel énorme dont ils sont souvent les seuls à avoir la vision.

Le film BlackBerry montre comment, en 1996, Jim Balsillie a su reconnaître une idée géniale à partir d’un pitch complètement raté de Mike Lazaridis, le génial CEO de la start-up Research in Motion, qui lui présentait son projet de téléphone-ordinateur. Si Lazaridis avait une connaissance exceptionnelle des technologies de télécommunication, il manquait de charisme et de sens commercial.

Bande annonce du film BlackBerry de Matt Johnson avec Jay Baruchel et Glenn Howerton.

Balsillie n’a donc pas eu lui-même l’idée du BlackBerry, mais il y a tellement cru qu’il a décidé de le vendre à Verizon avant même qu’il n’existe à partir d’un prototype très basique. Balsillie devient le co-dirigeant de l’entreprise, investit tout son argent et hypothèque sa maison pour pouvoir lancer le seul appareil mobile à permettre l’envoi de courriel, puis à proposer la messagerie illimitée gratuite. À son apogée en 2010, le BlackBerry a représenté jusqu’à 43 % du marché des smartphones, avec un chiffre d’affaires de 20 milliards de dollars.

Le film Air met en lumière l’intrapreneur Sonny Vaccaro employé chez Nike, loin derrière Converse et Adidas sur le marché des chaussures de sport au début des années 1980. Le budget de la division basketball est limité car elle n’est pas rentable. Reconnu aujourd’hui comme une légende du marketing sportif, Vaccaro est pourtant un autodidacte. Son aisance oratoire et sa détermination lui ont permis de se différencier et de réussir ce que personne d’autre n’avait imaginé être possible.

Bande annonce du film Air de Ben Affleck, avec Matt Damon, Ben Affleck, Jason Bateman, Chris Rock et Viola Davis.

Sonny Vaccaro va donc suivre le modèle de la raquette de tennis fabriquée par Head pour Arthur Ashe, avec laquelle il a gagné Wimbledon et qui porte son nom. À seulement 21 ans, Michael Jordan est déjà le meilleur joueur que Vaccaro a vu jouer. Plutôt que de répartir le budget basketball de Nike sur plusieurs talents comme chaque année, il va insister pour tout miser sur Michael Jordan, et pour créer une chaussure à son nom et inspirée par lui : « Michael Jordan ne porte pas la chaussure, il est la chaussure ».

Cette stratégie est parfois associée à son goût pour le casino et les paris sportifs, mais elle répond aussi à une logique entrepreneuriale. Les demi-mesures et les compromis ont beaucoup moins de potentiel que les solutions radicales et audacieuses. L’Air Jordan a rapporté 162 millions de dollars sa première année, pour 3 millions prévus. Aujourd’hui, la marque Air Jordan représente plus de 5 milliards de dollars de chiffre d’affaires, dont plus de 250 millions de royalties pour Michael Jordan.

Le film The Social Network montre comment Mark Zuckerberg se serait largement inspiré de l’idée d’autres étudiants de Harvard. En effet, les frères jumeaux Tyler et Cameron Winklevoss et leur ami Divya Narendra lui avaient demandé de les aider à finir la création du réseau social HarvardConnection, qui deviendra ConnectU. Plutôt que de terminer la programmation de leur projet, Zuckerberg a lancé le sien : TheFacebook, qui deviendra Facebook.

Bande annonce du film The Social Network de David Fincher avec Jesse Eisenberg, Andrew Garfield et Justin Timberlake.

Bien entendu, l’un des plus grands exemples d’entrepreneurs reste Steve Jobs auquel deux films ont été consacrés : Jobs de Joshua Michael Stern sorti en 2013 et Steve Jobs de Danny Boyle sorti en 2015. Steve Jobs est le fondateur d’Apple, de NeXT et de Pixar, et l’inventeur du Macintosh I et II, du MacBook, de l’iPod et de l’iPhone. S’il avait 241 brevets enregistrés à son nom comme co-inventeur, il a aussi beaucoup combiné et perfectionné des idées et des fonctionnalités qui existaient déjà dans d’autres produits.

 

Un « non » qui veut déjà dire « oui »

Les entrepreneurs héros de cinéma font preuve d’une détermination extraordinaire et n’abandonnent pas, même face à plusieurs refus ou échecs de leur entreprise.

Pour eux un « non » n’est jamais définitif. Dans Walt Before Mickey, Walt Disney est présenté comme un travailleur acharné à l’obstination sans limite qui n’était pas intéressé par l’argent, mais obsédé par la qualité de ses productions. Même le dos au mur, il refuse de renoncer à son exigence pour plus de profit.

Bande annonce du film Walt Before Mickey de Khoa Le.

Le jeune Walt Disney, passionné de dessin, décide de créer dans une étable son propre studio d’animation, Laugh-O-Gram, après avoir été licencié d’un autre studio pour manque de créativité. Il n’a ni employé ni argent, ni client, mais il va recruter, trouver des investisseurs et des acheteurs et développer de nouvelles formes de dessins animés humoristiques pour se différencier. Cependant, sa méconnaissance des bonnes pratiques de management va le conduire à la faillite.

Ruiné, mais toujours déterminé à « faire de son rêve une réalité », il va créer un autre studio et tenter de vendre ses films à un distributeur qui va vouloir s’en approprier les droits. Pour rester propriétaire de son travail, Walt Disney va s’affranchir des règles du marché et décider de faire les choses à sa façon. C’est dans la plus grande adversité qu’il aura l’idée de créer Mickey Mouse. Les dernières paroles du film expliquent comment chaque obstacle a été pour lui un moyen d’apprendre et de se fortifier. Cela lui permettra de gagner 26 Oscars sur 59 nominations, deux records historiques.

Dans le film Le Fondateur, Ray Kroc est un vendeur de machines à milk-shake en porte-à-porte qui a l’habitude qu’on lui dise non du matin au soir. Quand il apprend qu’un restaurant veut commander huit de ses machines capables de fabriquer chacune cinq milk-shakes simultanément, il est surpris et décide d’y faire une visite. Il découvre un stand de fast-food fondé par les frères Dick et Mac McDonald dont l’efficacité, la simplicité, la qualité, et le prix l’impressionnent. Il est tellement fasciné qu’il dira plus tard qu’il a eu un coup de foudre.

Bande annonce du film Le Fondateur de John Lee Hancock, avec Michael Keaton, sur la création de McDonald’s.

La clé est l’organisation de la cuisine décrite par Dick McDonald comme « Une symphonie d’efficacité où aucun mouvement n’est perdu » et qui permet d’avoir ses burgers « en 30 secondes au lieu de 30 minutes ». Ray Kroc croit tellement en ce projet qu’il affirme que « McDonald’s peut devenir la nouvelle Église américaine » et fait tout pour franchiser la marque. Il définit de nouvelles pratiques : choisir des franchisés modestes et travailleurs plutôt que des grandes fortunes, louer les restaurants au lieu de les vendre, et faire sponsoriser les boissons par Coca-Cola.

À la fin du film, Ray Kroc explique lui-même comment à 52 ans il a pu bâtir un empire de 1600 restaurants dans 50 États des États-Unis et cinq autres pays avec un revenu annuel de 700 millions de dollars :

« Un mot : la persévérance. Rien dans ce monde ne peut replacer la bonne vieille persévérance. Même le talent : rien n’est plus commun que des hommes talentueux qui échouent. Le génie non plus : le génie méconnu est pratiquement un cliché. L’éducation non plus : le monde est plein d’imbéciles instruits. Seules la persévérance et la détermination sont toutes-puissantes ».

Henk Rogers, personnage principal du film Tetris, n’a pas développé le jeu Tetris lui-même. C’est au CES (Consumer Electronic Show) de Las Vegas en 1988 qu’il le découvre et y voit immédiatement le jeu parfait, tellement addictif qu’il reste avec le joueur même quand il n’y joue plus. Peu de temps plus tard, Henk Rogers teste en avant-première le prototype de la future console portable Gameboy. Dès lors, il est convaincu que l’associer avec le jeu Tetris permettra d’atteindre un nombre de ventes colossale et décide de tout faire pour obtenir les droits du jeu.

Bande annonce du film Tetris de Jon S. Baird avec Taron Egerton et Nikita Efremov.

Cependant, tout est contre lui. Il doit aller négocier les droits de Tetris en Russie, pays hostile qu’il ne connaît pas. Pour gagner du temps, il part avec un visa de tourisme, crime qui pourrait le conduire en prison. Le KGB le surveille en permanence. Certains décideurs russes corrompus le menacent et le maltraitent pour le faire fuir. Ses partenaires essaient de le doubler et d’obtenir les droits avant lui. Son épouse est exaspérée car il délaisse sa famille, risque tout ce qu’ils possèdent, et met sa vie en danger pour atteindre son but.

Dans le film Air, Sonny Vaccoro est allé contre l’opinion du CEO et fondateur de Nike Philip Knight, de son manager et vice-président de Nike Rob Strasser, de l’agent et des parents de Michael Jordan, et même de Michael Jordan lui-même qui était un grand fan d’Adidas. Le premier modèle de chaussure de basketball Air Jordan a même été créé volontairement sans respecter les règles de la NBA en termes de couleurs, avec un engagement de Nike de payer les amendes de Michael Jordan à chaque match.

 

Le côté obscur de l’entrepreneuriat

Dans les différents films qui leur sont consacrés, Walt Disney, Steve Jobs, Henk Rogers et Jim Balsillie sont montrés comme des personnes très colériques pouvant avoir des crises de rage et de violence, ce qui souligne un caractère impulsif et un manque de maîtrise de soi. Ils avaient un niveau d’exigence et de contrôle excessif et mettaient une pression insoutenable sur leurs employés. Ils considèrent que pour être grand il faut faire des sacrifices, et ils imposent ces sacrifices aux autres.

Certains entrepreneurs ont pu adopter des comportements immoraux ou même frauduleux. Sonny Vaccaro va trahir la confiance de l’agent de Michael Jordan en allant chez le joueur négocier directement avec ses parents. Jim Balsillie va faire venir chez BlackBerry certains des meilleurs talents des entreprises de la tech comme Paul Stannos de chez Google et Ritchie Cheung de chez Motorola, mais il va le faire avec des options d’achat d’actions illégalement antidatées.

Ray Kroc va tromper les frères McDonald et les forcer à lui vendre leur concept, et même leur nom qu’ils devront retirer de leur propre restaurant en face duquel un McDonald’s va ouvrir, les poussant à la faillite. Il leur promet 1 % de royalties qu’ils ne verront jamais. Il va aussi tromper sa femme qui l’a pourtant soutenu à travers toutes les épreuves qui l’ont mené au succès.The Conversation

 

 

Oihab Allal-Chérif, Business Professor, Neoma Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

 

Un article publié initialement le 12 août 2023.

Freeze Corleone : l’art autorise-t-il toutes les outrances ?

Décidément, il ne fait pas bon être rappeur ces temps-ci.

Après la polémique provoquée par l’invitation de Médine aux journées d’été d’Europe Écologie les Verts, c’est au tour de Freeze Corleone d’être la cible des critiques. Dans son dernier morceau Shavkat, le rappeur chante « Je préfère être accusé d’antisémitisme que de viol comme Darmanin ».

En entendant ces paroles et en songeant aux conséquences qu’elles peuvent susciter (on reviendra sur ce point), certains pourraient être amenés à se poser la question : doit-on laisser aux artistes une liberté totale et entière, même lorsque certains propos et messages sont fortement problématiques ?

Ce n’est pas la première fois qu’une telle question se pose en ces termes.

Au début des années 2000, le rappeur américain Eminem avait provoqué une controverse similaire avec sa chanson Kim, dans laquelle il se met en scène en train de tuer sa propre femme. Des paroles à la mise en scène (Eminem chante en alternant cris et pleurs, un bruitage signifie aux auditeurs l’égorgement de Kim etc.), la violence y est présentée de la manière la plus brutale et crue.

Dans cette affaire, les velléités de censures avaient été très fortes. Or, cette chanson est tout sauf une apologie du meurtre conjugal. L’erreur des censeurs a été de confondre fiction et réalité. Kim n’est pas une simple chanson, c’est une œuvre artistique dans sa définition la plus pure : en racontant une histoire, l’artiste nous invite à pénétrer les tréfonds de l’âme et de la psyché humaine.

On entend souvent que l’art doit être subversif.

Mais bien souvent, la subversion pour la subversion aboutit à l’exact opposé : un anticonformiste ne l’est jamais volontairement, il subit sa marginalité plus qu’il ne la domine. Or, Kim est l’exemple d’une œuvre subversive, en ce sens qu’elle nous invite à entrer en empathie avec quelqu’un qui commet un acte tout à fait immoral. Eminem fait le même exercice que l’écrivain Emmanuel Carrère dans L’Adversaire, livre dans lequel il raconte comment Jean-Claude Romand en est venu à tuer sa femme, ses enfants et ses parents : comprendre l’inexplicable, mettre des mots sur l’horreur, entrer dans la subjectivité des êtres qui se rendent coupables d’actes inexcusables.

Cette expérience dérange, puisqu’elle nous confronte à un tabou, celui de l’existence d’une face obscure de la nature humaine, de la violence comme expérience historique inévitable. Eminem nous rappelle que le mal existe, et qu’il s’agit de s’y confronter pour le comprendre. Cette volonté de compréhension a été interprétée trop vite comme volonté de justification par tous ceux qui trouvent la chanson inacceptable.

Mais si Kim est bel et bien une œuvre de fiction, Shavkat est une tribune.

Freeze Corleone est un rappeur pleinement engagé dans la vie de la Cité. Comme l’explique Paul Didier, il « n’a même pas pour lui l’excuse de la distance ou d’un décalage provocateur », car, « son rap est totalement politique et premier degré lorsqu’il parle des victimes de la traite négrière, soutient la famille d’Adama Traoré, salue la mémoire de Rosa Parks ».

Le rappeur n’en est pas à son premier fait d’arme, en 2020 déjà, la Licra s’était indignée qu’il fasse « business de son obsession des juifs » et « l’apologie d’Hitler, du Troisième Reich et du terroriste Mollah Omar ».

Pour ne citer que quelques passages, voici ce que l’on peut entendre en écoutant Freeze Corleone : « J’arrive déterminé comme Adolf dans les années 30 », « Chaque jour, fuck Israël comme si j’habite à Gaza », « Tout pour la famille pour qu’mes enfants vivent comme des rentiers juifs », « Faut qu’j’fasse tourner l’khaliss dans ma communauté comme un Juif »…

Revenons à notre phrase polémique : « Je préfère être accusé d’antisémitisme que de viol comme Darmanin ». Au-delà du caractère profondément tendancieux d’une telle hiérarchisation, ce qui ressort surtout de cette punchline, c’est l’euphémisation de l’antisémitisme.

Il n’y a malheureusement rien d’étonnant à cela, tant Freeze Corleone apparaît comme un pur produit de l’antisémitisme des banlieues. Mais le problème est encore ailleurs, car au fond, l’antisémitisme supposé du rappeur n’est pas l’essentiel. Ce qui inquiète, c’est qu’il est très populaire auprès d’une jeunesse sur laquelle, inévitablement, le message politique qu’il porte trouve un écho certain.

Dans un entretien donné au journal Le Figaro, Iannis Roder, responsable des formations au mémorial de la Shoah, explique :

« Freeze Corleone sait exactement ce qu’il fait, lorsqu’il banalise l’antisémitisme, il sait très bien qu’il a une clientèle. En flattant l’idée que les juifs détiennent les pouvoirs financiers et politiques, il ancre des stéréotypes antisémites présents dans l’imaginaire des banlieues. »

On touche ici à une différence fondamentale entre Kim et Shavkat.

Si le premier ne risque pas de banaliser le meurtre conjugal (je pense même le contraire), le second participe clairement et efficacement à la banalisation et au renforcement de l’antisémitisme sur un public déjà baigné dans un environnement favorable à ces idées : ce genre de messages antijuifs a une résonnance forte dans les banlieues.

C’est pour cette raison que l’idée même de s’indigner d’une chanson comme Kim me paraît au mieux absurde, alors que l’indignation suscitée par Shavkat est légitimée par des inquiétudes rationnelles.

Sur twitter, la Licra a condamné « cette pathétique punchline de Freeze Corleone » et invite ceux qui lui donnent de l’audience à « réfléchir à leurs responsabilités ».

S’il n’est pas question de censurer Freeze Corleone, il est nécessaire de prendre davantage au sérieux le problème de l’antisémitisme dans nos banlieues. L’influence que peuvent avoir les propos d’un rappeur aussi populaire ne sauraient être sous-estimées, elles exigent des contre-argumentations solides et pédagogiques. Les réponses au tweet de la Licra nous le rappellent cruellement…

Il reste enfin à montrer à notre jeunesse qu’à côté de la provocation facile d’un Shakvat qui excite le ressentiment, il existe le génie subversif des grandes œuvres qui, comme le fait Kim, nous poussent à nous confronter à nos bas instincts plutôt que de s’y soumettre.

La différence entre attaques « ad hominem » et « ad personam »

Condamner les attaques ad hominem est devenu commun sur internet.

Le problème, ce n’est pas tant le côté pompeux (utiliser une telle expression plutôt que de simplement parler « d’insultes ») que le fait de confondre les deux, insultes et ad hominem.

Cette erreur s’est généralisée sur tous les forums, sur les réseaux sociaux, et jusque dans les commentaires de Contrepoints, sans que personne ne cherche à vérifier ce qu’elle reproduisait…

Rappelons ici la distinction établie par Schopenhauer entre l’attaque ad hominem et l’attaque ad personam. Ce sont en effet ces deux attaques qui sont confondues, la première généralement prise pour la seconde.

 

L’attaque ad personam

Par ad hominem doivent être désignés les propos qui traitent de notre interlocuteur selon son titre, son statut, ses actions, ses engagements, ses déclarations… Tandis que l’ad personam consiste à traiter… ce même interlocuteur de tous les noms !

Ainsi, sur un forum internet par exemple, quasiment chaque fois qu’un intervenant insulté dénonce des attaques ad hominem à son encontre, il s’agit en réalité d’attaques ad personam.

Dans L’art d’avoir toujours raison, Schopenhauer énonce différents stratagèmes rhétoriques visant à triompher de ses contradicteurs lors d’un débat. Concluant sur un « stratagème ultime » (à mettre en pratique uniquement quand tous les autres ont fait défaut), il écrit :

« Si l’on s’aperçoit que l’adversaire est supérieur et que l’on ne va pas gagner, il faut tenir des propos désobligeants, blessants et grossiers. Être désobligeant, cela consiste à quitter l’objet de la querelle (puisqu’on a perdu la partie) pour passer à l’adversaire, et à l’attaquer d’une manière ou d’une autre dans ce qu’il est : on pourrait appeler cela argumentum ad personam pour faire la différence avec l’argumentum ad hominem. »

 

L’attaque ad hominem

L’argument ad hominem constitue quant à lui le stratagème n° 16, associé à l’argument ex concessis :

« Quand l’adversaire fait une affirmation, nous devons chercher à savoir si elle n’est pas d’une certaine façon, et ne serait-ce qu’en apparence, en contradiction avec quelque chose qu’il a dit ou admis auparavant, ou avec les principes d’une école ou d’une secte dont il a fait l’éloge, ou avec les actes des adeptes de cette secte, qu’ils soient sincères ou non, ou avec ses propres faits et gestes. Si par exemple il prend parti en faveur du suicide, il faut s’écrier aussitôt : « Pourquoi ne te pends-tu pas ? » Ou bien s’il affirme par exemple que Berlin est une ville désagréable, on s’écrie aussitôt : « Pourquoi ne pars-tu pas par la première diligence ? »

L’attaque ad personam vise donc la personne elle-même, tandis que l’attaque ad hominem concerne la cohérence – ou plutôt l’incohérence – de ses propos.

L’incohérence des propos tenus par une personne peut être évaluée par rapport à ses actes (souvent dénoncée sous cette formule que l’on prête de façon ironique à son contradicteur : « faites ce que je dis, pas ce que je fais… ») ou par rapport à des propos tenus précédemment, quelques instants plus tôt au cours du même débat ou… des années auparavant (en politique on fait malheureusement peu de cas d’une certaine sagesse populaire selon laquelle « il n’y a que les sots qui ne changent pas d’avis.. »).

L’ex concessis, auquel est associé l’ad hominem, consiste à concéder à son interlocuteur un point, pour mieux le critiquer sur un autre qui en découle directement (cohérence interne des propos).

Argumentum ad personam et ad hominem sont deux locutions latines signifiant respectivement, au sens littéral, « argument par rapport à la personne » et « par rapport à l’homme ». Les deux sont presque synonymes, d’où une confusion facile. Elles sont avant tout formées par souci d’univocité, afin de distinguer deux attitudes qui se ressemblent sans être identiques.

 

Usages et mésusages en politique

Toutes deux sont toutefois fréquemment utilisées dans la rhétorique politique.

Exemples :

Quand Nicolas Sarkozy déclare, lors d’un discours prononcé en avril 2006 dans la Salle Gaveau, en tant que ministre de l’Intérieur : « S’il y en a que ça gêne d’être en France, je le dis avec le sourire mais avec fermeté, qu’ils ne se gênent pas pour quitter un pays qu’ils n’aiment pas » (paraphrasant la formule lapidaire de Philippe de Villiers, « La France, tu l’aimes ou tu la quittes ! »), il verse clairement dans l’ad hominem. Le propos coïncide étonnement avec l’exemple donné par Schopenhauer (vu plus haut, quitter Berlin).

En 2012, dans l’émission « Des paroles et des actes », lors du débat opposant Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon sur France 2, lorsque ce dernier qualifie la représentante du FN de « semi-démente », « barbare », « fasciste » et « bête », cela correspond à une attaque directe ad personam. La seule façon d’y faire face est de les dénoncer tout aussi directement, ce que fait Le Pen en lançant : « M. Mélenchon est un insulteur public. »

Les échanges qui suivirent lors du débat Le Pen/Mélenchon furent hésitants, laborieux, décousus, jusqu’à ce que Le Pen semble tout bonnement déclarer forfait. Lorsqu’on en arrive à ce point, à l’insulte pure et simple, cela marque généralement la fin du débat, de toute discussion possible, à moins d’en venir aux mains. Lorsqu’une joute oratoire prend cette tournure, il n’y a pas de véritable gagnant – car le match n’est pas mené à terme. Le seul perdant est celui qui perd le contrôle (qui insulte, ou qui s’énerve – et par là déclare forfait).

Précisons par ailleurs que l’une et l’autre de ces formules, argumentum ad personam et argumentum ad hominem, n’ont d’argument que le nom : il s’agit de pure rhétorique et non de logique.

En effet : la valeur ou la véracité d’une idée ne dépend pas des contradictions propres aux personnes qui la défendent. Quand bien même une idée vraie serait soutenue pour de mauvaises raisons ou par de mauvaises personnes, elle n’en demeure pas moins vraie… Et vice-versa…

Il est donc important de pouvoir identifier ce type de stratagèmes dans une controverse ou un débat, afin de pouvoir les dénoncer. Ou d’en user à son tour, hélas, si l’adversaire n’accepte que ce mode de confrontation.

 

Article publié initialement le 16 avril 2014

 

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