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À lire : « Halte au catastrophisme ! Les vérités de la transition énergétique » de Marc Fontecave

Par : laurent

Une recension du livre de Marc Fontecave Halte au catastrophisme ! Les vérités de la transition énergétique (Flammarion, 2020) par Françoise Delcelier-Douchin, ingénieur au Centre national d’études spatiales (Cnes).

Il est rare d’entendre autant de scientifiques (virologues, épidémiologistes, biologistes à la recherche d’un vaccin, etc.) s’exprimer dans les médias, tous supports confondus, qu’en cette fin d’année 2020, plongés au cœur de la pandémie de coronavirus. Ces derniers mois, ils ont pris le relais des climatologues, glaciologues, spécialistes des énergies… Mais quel que soit le sujet, en écho à leurs interventions, le quatrième et le cinquième pouvoirs, respectivement les médias (écrits, audiovisuels) et les citoyens commentent, s’insurgent, dénoncent… Formidable vitalité d’une démocratie peuplée d’individus à l’esprit critique aiguisé par une culture abondante et multidisciplinaire ? Ou population dotée d’un esprit de critique systématique, soumettant toute allégation « à la critique rongeuse des souris » comme le dénonçait Karl Marx en son temps.

Marc Fontecave est chimiste de formation ; professeur au Collège de France et membre de l’Académie des Sciences, il dirige une équipe de chercheurs sur la photosynthèse artificielle qui permettrait de « transformer le soleil en carburants » comme il l’écrit lui-même. Fervent défenseur des sciences et techniques et de leur apport indéniable à l’Humanité, il se donne deux grandes ambitions en publiant son ouvrage Halte au catastrophisme ! Les vérités de la transition énergétique. Au fil de trois grands chapitres, il incite le lecteur à le suivre sur le chemin, certes cahoteux, qui mènera à une réconciliation entre Progrès et Environnement ; mais encore, il s’attaque avec force pédagogie aux idées reçues, opposant à des croyances quasi mystiques des ordres de grandeur physiques incontestables.

Convaincu que les objectifs de réduction des émissions des gaz à effet de serre (principaux responsables de l’augmentation de la température atmosphérique), acceptés par nombre de gouvernements sont parfaitement irréalistes, il fait la démonstration que les politiques énergétiques vont le plus souvent à contre-courant de cette diminution.

En effet, il démontre que seul le doublement de la part de l’électricité (de 25 % à 50 %) dans les énergies permettrait une décarbonation significative des secteurs les plus critiques (chauffage, transports et bâtiment), à condition que cette énergie électrique soit assurée par un mix énergétique performant et aussi propre et renouvelable que possible.

Or les chiffres et les faits sont là : la formidable promotion faite aux énergies solaire photovoltaïque et éolienne, certes renouvelables par essence et non génératrices de CO₂ dans leur utilisation est un leurre, et même, osons le dire, un mensonge, quand elles sont seules érigées au rang d’énergies de substitution du parc énergétique actuel.

Ces énergies ont une efficacité médiocre, elles sont constituées de matériaux rares (et donc non renouvelables), leur transformation est hautement génératrice de CO₂ puisque réalisée dans des usines alimentées au charbon ou au pétrole, elles sont intermittentes et non stables puisque la nuit, les nuages et le vent ne se commandent pas (encore ?) et sont donc irrémédiablement liées à une énergie de substitution ou à des moyens de stockage (batteries). Or, ces derniers sont peu vertueux aujourd’hui en termes d’émission de gaz à effet de serre ou sont encore au stade de prototype (hydrogène). Que dire enfin des conflits d’usage des sols qu’elles génèrent, tant la surface occupée doit être immense pour atteindre une production de masse ? Elles seront tout au plus un accompagnement de sources d’énergies plus efficaces.

Coulant de source sous la plume de Marc Fontecave, les mêmes critères appliqués aux autres énergies conduisent à une conclusion sans appel : la décarbonation de l’énergie et son effet significatif sur les émissions polluantes placent le nucléaire au premier plan. Mais sur ce sujet, gousses d’ail et crucifix sortent de l’ombre ! L’énergie diabolique est de retour…

Il ne faut pas moins d’un chapitre entier pour rappeler l’absence totale d’émission de CO₂ lors de l’utilisation (et le volume modéré produit lors de la construction de la centrale, dû au béton notamment), l’emprise au sol ridicule d’une centrale nucléaire en regard d’une centrale éolienne de même capacité (facteur 2 500 environ), la puissance colossale déployée, et une politique de sécurisation drastique.

Et l’auteur de se désoler que certaines options soient souvent disqualifiées « au mépris de simples règles de la physique », par des décideurs politiques davantage soucieux d’alliances électorales ou enclins à paraître plus verts que la chlorophylle aux yeux de leurs concitoyens. Mais les politiques ne sont pas seuls en cause, selon lui : des scientifiques sortent de leur domaine de compétence pour déployer des argumentaires que la pauvreté et l’approximation feraient bondir, appliquées à leur propre champ d’expertise ; des journalistes, malheureusement trop souvent formés aux seules sciences humaines et sociales relaient des énormités scientifiques et techniques ; des citoyens qui n’ont pas eu la chance d’accéder à un enseignement de la physique ou qui l’ont oublié… envient régulièrement l’herbe plus verte dans le champ du voisin mais lui laissent ses éoliennes (bruyantes), confondent la vapeur d’eau des tours de refroidissement des centrales avec des gaz à effet de serre (polluantes) et créent une association à chaque parc photovoltaïque déployé (laid). En résumé, à la différence de Saint Thomas, ils ne voient que ce qu’ils croient.

Le peuple de France, dans toutes ses composantes, fier à juste titre de sa culture, de son histoire, de sa souveraineté et de ses réussites passées (Concorde, TGV, Ariane, etc.) serait bien inspiré, de (re)lire De la démocratie en Amérique d’Alexis de Tocqueville et de se donner comme objectif de faire l’éclatante démonstration que la démocratie française peut déjouer les travers que le philosophe prophétisait pour sa cousine américaine : vision court-termiste (alors que les considérations sur le climat imposent de penser en temps long), consumérisme effréné (cause d’émissions de gaz à effet de serre et de pollutions diverses), détermination du vote sur la base d’informations parcellaires, grossièrement agglomérées, parfois erronées, et sans faire l’effort d’une quelconque vérification.

Dans une ambiance apaisée où ne s’échangeraient plus que des considérations incontestables, la voie serait tracée pour renouer avec un progrès technique qui a permis l’augmentation de la longévité humaine, l’éradication de nombre de maladies, le recul des famines, le confort quotidien… Il est vrai, et Marc Fontecave le rappelle, ce progrès n’a pas été partagé par tous, pour paraphraser Aristote. Mais n’est-ce pas un formidable défi que de permettre au milliard de Terriens qui n’ont pas encore accès à l’énergie de partager ses bienfaits, de déployer toutes les intelligences pour que le vivre mieux s’accorde avec le vivre propre et que les effets inévitables aujourd’hui des politiques ayant tardé à se mettre en place puissent être palliés à moindre dégât ?

Pourraient alors s’accorder une politique courageuse de réindustrialisation, soutenue par une recherche fondamentale et appliquée aux énergies de demain, secteurs dans lesquels l’enthousiasme d’une jeunesse formée à la physique et aux techniques innovantes pourrait s’exprimer, soutenue par des citoyens qui se seront détournés des ayatollahs du catastrophisme, des chantres de la décroissance, ambition profondément égoïste et synonyme de davantage de misère, qui auront retrouvé l’optimisme et la confiance nécessaires aux nouveaux défis à relever.

Citoyens, professeurs, décideurs, journalistes… pour mettre à profit cette période de confinement et sortir de la paresse confortable qui enkyste les certitudes, lisez cet ouvrage d’éducation populaire complet et documenté. La pédagogie de Marc Fontecave, « distribue suffisamment de miettes parfumées de savoirs pour ouvrir l’appétit de la connaissance » pour reprendre les mots de Jean-Marie Albert. Halte au catastrophisme ! permet ainsi une réconciliation avec des domaines certes complexes mais traités ici avec simplicité pour demain décider, s’exprimer et peut-être voter en conscience.

Françoise Delcelier-Douchin

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Les naufrageurs de la raison (et de la gauche) : réponse à Foucart, Horel et Laurens

Par : laurent

Les journalistes du Monde Stéphane Foucart et Stéphane Horel se sont associés au sociologue Sylvain Laurens (EHESS) pour écrire Les Gardiens de la raison : Enquête sur la désinformation scientifique (La Découverte, septembre 2020). Les auteurs font preuve dans ce livre d’un manque sidérant de rigueur et d’éthique intellectuelles. Erreurs factuelles, interprétations malhonnêtes, omissions délibérées, extrapolations complotistes… Illustration avec la façon dont je suis présenté.

Avertissement : ce texte n’engage que moi, il ne saurait notamment être attribué à l’Afis, qui a publié sa propre mise au point.

Pour répondre aux propos de S. Foucart, S. Horel et S. Laurens (« FHL » désormais), j’utiliserai largement le contenu d’un courriel que j’ai fait parvenir à Bruno Andreotti au sujet de son article « Contre l’imposture et le pseudo-rationalisme » (Zilsel, février 2020) – dans lequel je suis également mentionné –, message auquel, je dois le dire, celui-ci a réagi de façon courtoise et ouverte.

Trois phrases, trois erreurs factuelles

C’est dans un chapitre consacré à Jean Bricmont (voir sa réponse) que les auteurs des Gardiens de la raison parlent brièvement de moi. Voici le passage en question (p. 236) : « En octobre 2017, à l’occasion des vingt ans de l’affaire Sokal, une chaîne YouTube intitulée “Lumières !” propose une interview en deux volets de Sokal et Bricmont. La chaîne a été créée par un dénommé Laurent Dauré. Passé par le mouvement souverainiste de Paul-Marie Coûteaux, le Rassemblement identitaire français, membre du bureau de l’UPR, le jeune militant est également membre du conseil d’administration de l’Afis. »

En seulement trois phrases – soixante-sept mots –, FHL parviennent à commettre trois erreurs factuelles. Elles sont de gravité variable.

La première est anodine : l’entretien avec Alan Sokal et Jean Bricmont est en quatre parties et non en deux. C’est un fait très facile à établir, surtout quand on se met à trois pour écrire un livre et que l’on sollicite de nombreux relecteurs.

La deuxième erreur est autrement plus grave, elle s’apparente même à une falsification diffamatoire. Les auteurs affirment que j’ai été membre du « Rassemblement identitaire français ». C’est faux de toutes les façons possibles. Pour faire partie de ce mouvement, il faudrait déjà… qu’il existât. Or, le Rassemblement identitaire français est une organisation imaginaire. Si j’ai bien été brièvement adhérent d’un « RIF », cet acronyme signifie « Rassemblement pour l’indépendance de la France » (un parti créé en 2003).

On se demande comment une telle « méprise » peut être commise, l’information étant là aussi trouvable en dix secondes sur Internet. Mais peut-être que pour notre trio très « gauche plurielle » (qui ferait bondir Jaurès), l’indépendance nationale est un concept d’extrême droite et sa défense, nécessairement une démarche identitaire. C’est d’ailleurs l’opinion qui domine au sein des élites libérales-atlantistes dont Le Monde est le point de ralliement médiatique. Les thuriféraires du marché et de l’intégration européenne veulent liquider dans un même mouvement l’indépendance nationale et la souveraineté populaire. C’est en fait la démocratie même qu’ils cherchent à neutraliser. Avec un certain succès, il faut le reconnaître.

Comme beaucoup d’autres au sein de la « nouvelle gauche » (celle qui n’est pas même social-démocrate), les auteurs des Gardiens de la raison tissent l’impuissance du peuple en prétendant se soucier de lui. Mais quoi que l’on pense de ces appréciations politiques qui peuvent légitimement faire l’objet de débats, il nous semble que les méthodes de FHL devraient heurter toute personne soucieuse d’une éthique intellectuelle élémentaire.

Enfin, troisième erreur factuelle : contrairement à ce qu’écrivent nos redoutables enquêteurs, je n’ai pas été simultanément membre du Conseil d’administration de l’Association française pour l’information scientifique et du Bureau national de l’Union populaire républicaine puisque j’ai quitté ce parti en novembre 2017 – ce qu’ils savent – et que je n’ai rejoint le CA de l’Afis qu’en juin 2018 – ce qui est facile à savoir.

On remarque que les erreurs majeures servent la démonstration (confuse) que s’efforcent de produire les auteurs. Le procès n’étant qu’à charge et le verdict défini à l’avance, tous les « faits » doivent s’y plier. Je précise que les deux journalistes d’investigation et le sociologue n’ont pas cherché à me contacter. Ils me présentent uniquement comme un « militant », ce que je suis indéniablement – comme eux d’ailleurs –, mais en occultant mon activité de journaliste, en particulier pour Ruptures.

Le b.a.-ba du rationalisme c’est le souci scrupuleux des faits. Quand on est journaliste ou universitaire, la négligence intellectuelle est censée être disqualifiante. Comme quoi, des « gardiens de la raison » sont peut-être utiles…

Omissions et bidouillages

Passons maintenant à ce qui relève de l’interprétation malhonnête et de la dissimulation d’éléments d’appréciation importants. Je vais ici recourir à des développements issus de ce long texte publié sur le site de la Librairie Tropiques (je précise que les visuels ne sont pas de mon fait). Il s’agit d’une critique de l’enquête sur l’Union populaire républicaine que Le Monde diplomatique a publiée dans son édition d’octobre 2019.

Concernant Paul-Marie Coûteaux (point 12 de l’article), il a en effet dérivé vers des positions ultra-conservatrices et réactionnaires, jusqu’à doubler sur sa droite le Front national – avec lequel il a cheminé un temps –, mais c’est aussi un ancien proche de Jean-Pierre Chevènement et un membre du CERES (il est passé par les cabinets de Boutros Boutros-Ghali, du « Che » et de Philippe Séguin). Plus surprenant encore pour ceux qui ne connaissent que la partie la plus récente de son parcours, il a été adhérent à Lutte ouvrière et c’est un des membres fondateurs de l’association alter-mondialiste Attac créée en 1998 (ce que l’organisation dissimule sur son site Internet). Paul-Marie Coûteaux fut également un contributeur du Monde diplomatique.

Pendant les années 2000, celui qu’on pouvait jusque-là définir comme un gaullo-chevènementiste, s’est mis à pratiquer une sorte d’« en même temps », mettant en avant ses engagements à gauche auprès de certains, et disant à d’autres que tout cela était du passé. Lorsque le RIF et son président ont définitivement rompu avec la rive de gauche et ont de surcroît décidé de plaider en faveur d’une « autre Europe » (abandonnant l’idée de sortie de l’Union européenne), j’ai quitté le parti.

Ainsi, écrire de façon laconique, comme le font FHL, que je suis « passé par le mouvement souverainiste de Paul-Marie Coûteaux, le Rassemblement identitaire français [re-sic] » en refusant de prendre en compte tous ces éléments de contexte, de chronologie et ces nuances significatives est délibérément trompeur. L’occultation est bel et bien volontaire car les auteurs avaient connaissance de ma critique de l’enquête du Monde diplomatique : ils la mentionnent dans la note 38 du chapitre 8, sans expliquer de quoi il s’agit et en lui attribuant un titre qui n’est pas de moi (et qui ne dit rien sur son contenu). En maniant et en présentant une source de la sorte, FHL piétinent là aussi les standards élémentaires du travail aussi bien journalistique qu’universitaire.

Les auteurs des Gardiens de la raison font parfois de l’humour sans le savoir. En effet, l’affirmation selon laquelle Jean Bricmont serait intervenu à l’université d’automne de l’UPR en 2013 « [d]evant un parterre de militants issus de la droite et proches de l’ancien bras droit de Charles Pasqua » est tellement ridicule et roublarde qu’elle m’a fait rire. Il apparaîtra évident à toute personne qui était présente lors de cet événement qui a eu lieu près de Tours – c’était mon cas – que l’assertion de FHL n’est appuyée sur aucune preuve ou enquête. C’est du pur doigt mouillé, comme beaucoup des allégations et insinuations du livre. La très grande majorité des adhérents et sympathisants de l’UPR qui étaient là – le public étant par ailleurs très jeune – ne sont ni de droite ni issus de la droite, et ils ne se sentent aucune filiation avec Charles Pasqua.

Malhonnêteté au carré

Le manque d’intégrité intellectuelle de FHL devient vertigineux quand on observe leurs stratagèmes argumentatifs. Le court passage qui traite de ma personne sert en fait à atteindre Jean Bricmont et Alan Sokal, coupables d’avoir accepté d’être interviewés par moi. Chercher à dénigrer des individus A et B en les associant à un individu C dépeint à coups d’allégations fausses et d’insinuations malveillantes, c’est en somme de la malhonnêteté au carré. Sur l’entretien en question, chacun peut se faire son propre avis en le visionnant ou en lisant cette transcription de quelques extraits de la 1re partie.

En mentionnant ma présence au Conseil d’administration de l’Afis, FHL cherchent aussi évidemment à nuire à cette association, qui est la principale cible de leur livre. On va le voir, la « démonstration » est incohérente. D’après leurs sous-entendus appuyés, le fait d’être membre à la fois de l’UPR et du CA de l’Afis (faisons comme si c’était vrai…) serait significatif et dirait quelque chose – de compromettant – sur la nature de cette dernière. Toujours la même méthode de culpabilité par association. Si on avait privé les auteurs de l’emploi de ce sophisme, Les Gardiens de la raison ferait 50 pages et non 350.

Comme ils l’ont lu en décidant de ne rien en retenir (point 28 du texte déjà signalé), je n’ai cessé de critiquer les positions de l’UPR et/ou de François Asselineau précisément sur les sujets dont s’occupe l’Afis. L’inefficacité totale de mes alertes et l’aggravation de certaines tendances anti-scientifiques ont grandement contribué à mon retrait du parti. L’ironie est que FHL sont proches des idées de François Asselineau sur de nombreux points : pétition de principe englobante contre les produits phytosanitaires et les OGM, enthousiasme béat pour l’alimentation « bio », sensationnalisme anxiogène sur les perturbateurs endocriniens, technophobie réflexe, appel à la décroissance…

Les trois enquêteurs et le président de l’UPR partagent la même grille de lecture presque exclusivement articulée autour des problématiques (certes réelles) de conflits d’intérêts et d’influence des lobbies. Ce pan-corruptionnisme déborde rapidement de la critique étayée pour contester la légitimité de l’expertise scientifique et des instances publiques d’évaluation (sauf quand elles disent ce que les soupçonneux veulent entendre), accusées d’être dominées par des intérêts peu avouables. Tous les contradicteurs sont alors forcément vendus aux industriels et à la finance – ou leurs idiots utiles –, ils se livrent à une « trollisation de l’espace public » au service des puissances d’argent, des pollueurs-exploiteurs. Avec cette perspective inquisitrice, c’est la méthode scientifique qui se retrouve in fine sur le banc des accusés car ses résultats ne conviennent que très partiellement aux partisans de l’écologie politique.

Nous touchons là au propre de la pensée FHL. Toute personne en désaccord avec leur vision de la science, du progrès, de l’écologie ou de la gauche a nécessairement un agenda sombre et caché (ou est instrumentalisée), une allégeance dissimulée à l’égard de forces économiques ou politiques conservatrices.

Le tropisme des accointances coupables empêche le débat rationnel et parasite la recherche collective de l’objectivité, de la vérité. Croyant critiquer le capitalisme, le productivisme, les idéologues pan-corruptionnistes sapent en fait la science et le progrès, avec les bienfaits que ceux-ci peuvent apporter. Comme l’a écrit Marie Curie dans le livre consacré à son mari, « la science est à la base de tous les progrès qui allègent la vie humaine et en diminuent la souffrance » (Pierre Curie, 1923).

Juger sur pièces

Si j’étais conspirationniste et/ou d’extrême droite, comme l’insinuent lourdement FHL, il me semble qu’il devrait être assez facile d’en trouver des traces – même discrètes – dans au moins quelques-uns des articles que j’ai écrits. Que les vérifications appropriées soient faites. Il se trouve que mon dernier travail porte sur une théorie du complot néoconservatrice qui a été relayée et promue par 98 % des médias français de premier plan (Le Monde en tête).

Les auteurs prennent bien soin de ne pas mentionner mon engagement – passé ou présent – dans plusieurs associations marquées à gauche, alors que Sylvain Laurens en a parfaitement connaissance pour au moins deux d’entre elles. Est-il honnête de dissimuler ainsi des affiliations, dont l’une dure depuis plus de 10 ans ? Je ne donne pas le nom des associations en question pour ne pas les mêler à des polémiques qui ne les concernent pas.

Dans leur livre, FHL ne semblent pas admettre que l’on puisse avoir des engagements politiques ou associatifs divers, distincts et autonomes (l’Afis se tient à l’écart de l’idéologie et de la politique pour défendre la méthode scientifique et la recherche de la connaissance objective, un positionnement qui me paraît tout à fait opportun). Pour eux, toute implication « contamine » les autres, leur mise en lumière dévoilant un plan d’ensemble. Machiavélique, cela va sans dire. Cette tournure d’esprit conspirationniste les amène à voir des coordinations, des proximités et des allégeances qui n’existent pas.

Les auteurs peinent aussi à concevoir que l’on puisse évoluer politiquement, chaque affiliation et engagement étant pour eux lourds de sens à jamais. Or, comme je l’ai écrit au journaliste du Monde diplomatique, « en réfléchissant à mon parcours, je m’aperçois que je suis entré en politique par la porte de la souveraineté populaire, du souci démocratique (et aussi de l’opposition aux guerres impérialistes), et que j’ai peu à peu donné à ma pensée un contenu plus nettement anti-libéral – puis anti-capitaliste – et des principes anarcho-communistes (via lectures et rencontres). Bref, je suis sorti de l’UPR plus à gauche que j’y étais entré. » FHL ont lu ceci et ont décidé que cela n’avait aucune valeur.

La « cancel culture » façon Sylvain Laurens

En 2016, Sylvain Laurens a été parmi les principaux artisans de l’annulation de deux contrats que j’avais signés avec une maison d’édition (plus à gauche que La Découverte), dont il était à l’époque membre du comité éditorial. Cette campagne de dénigrement en coulisse a également eu la peau d’un documentaire d’esprit on ne peut plus rationaliste dont le tournage était en cours et qui était soutenu par une société de production. En quelques mois, mes trois principaux projets personnels ont ainsi été réduits à néant.

À l’époque, Sylvain Laurens et les autres meneurs ont refusé toute discussion, je n’ai jamais pu les rencontrer pour débattre ; il ne fut même pas possible d’avoir un échange téléphonique ou électronique. Les Annulators ne parlementent pas, ils ne sont pas programmés pour la civilité ou la controverse loyale. En s’associant à des journalistes du Monde, média connu pour cornaquer le débat à l’intérieur d’un cadre idéologique étroit et refuser très fréquemment les droits de réponse, le sociologue a trouvé une autre tribu agoraphobe. Stéphane Foucart et Stéphane Horel ont d’ailleurs refusé récemment un débat avec les animateurs pourtant fort réglo de La Tronche en Biais (voir la mise au point de Thomas Durand à propos des Gardiens de la raison).

Il y a quatre ans comme aujourd’hui, Sylvain Laurens semble convaincu que je suis animé de sombres desseins, non seulement à l’égard de la gauche, mais aussi à l’égard du milieu rationaliste français. Pas de preuve, pas de débat possible, ses certitudes sont inébranlables. Et elles justifient selon lui des mesures de marginalisation professionnelle et sociale.

FHL représentent bien ce courant postmoderne qui veut acquérir l’hégémonie à gauche en convertissant celle-ci – à coups d’intimidation et d’excommunication – à l’écologie politique, au rejet de la souveraineté populaire et de l’indépendance nationale, à la politique de l’identité, à la limitation de la liberté d’expression et du débat. Ils cherchent à purger la gauche de ce qui reste de socialistes, de communistes et d’anarchistes attachés de façon conséquente à l’héritage des Lumières et à l’articulation du progrès social et scientifique.

BHL, FHL, même compas (faussé)

Si on en juge d’après les premières réponses qui ont été rendues publiques (voir aussi celle de Franck Ramus), Les Gardiens de la raison est farci d’erreurs petites et grandes. Le volume d’inexactitudes et de sophismes semble tel que nous sommes en route pour des records. Même Bernard-Henri Lévy, pourtant réputé pour sa nonchalance à l’égard des faits et son absence totale de fair-play dans la confrontation d’idées, aura du mal à rivaliser. En démontrant un tel manque d’éthique intellectuelle, FHL exposent leurs autres travaux à la suspicion…

Je n’ai pu m’empêcher de trouver cocasse que l’occupant de la chaire de « sociologie des élites européennes » de l’EHESS s’allie à deux salariés du journal par excellence des élites françaises – dont les principaux actionnaires sont deux industriels milliardaires et un banquier d’affaires millionnaire – pour tenter de jeter le discrédit sur quantité de militants rationalistes qui sont pour la plupart bénévoles et médiatiquement marginaux. Mais peut-être est-ce finalement bon signe que le combat désintéressé au service de la raison rende la bourgeoisie verte de rage.

Laurent Dauré

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Le grand retour du cinéma politique ?

Par : Grégoire

Du dernier film de Costa-Gavras à celui d’Olivier Assayas (Cuban Network, programmé pour janvier – affiche ci-dessus), le film politique retrouve sa place sur les écrans français.

Par Serge Regourd, professeur émérite à l’Université de Toulouse 1-Capitole.

Au cours de la période récente, la programmation cinématographique s’est caractérisée par un retour sur les écrans d’un certain nombre de films fondés sur un propos clairement politique, de critique de la société néolibérale contemporaine.

Pour s’en tenir au seul cadre du cinéma français, la tradition du film politique a été, voici quelques décennies, importante autour, en particulier, des films de Costa-Gavras ou d’Yves Boisset. Mais cette tradition a connu un profond reflux au profit d’un cinéma dominé, d’une part, par les logiques proprement commerciales de distraction grand public et, d’autre part, d’un courant cinéphilique, un peu autistique, axé sur les heurs et  malheurs de la petite – ou plus grande – bourgeoisie, des beaux quartiers ou des bobos, de préférence parisiens. De telle sorte que les analyses de l’école de Francfort, en particulier celles d’Adorno, pouvaient tourner à plein régime, illustrant la dégénérescence de la pensée critique à l’heure des médias de masse, au profit d’une pseudo-culture de pur divertissement.

Encéphalogramme politique plat

Le cinéma se manifestant, selon les études statistiques, comme la première pratique culturelle des Français, après la télévision, il était loisible d’établir une articulation – sinon une relation de cause à effet – entre le cours du temps marqué par les tendances à l’individualisme, au sauve-qui-peut, à l’acceptation implicite des dogmes mortifères de la concurrence sans rivage et de la performance managériale s’imposant dans toutes les strates de la régulation sociale, et l’encéphalogramme politiquement plat du cinéma français et européen.

Un cinéma dit d’auteur dont l’imaginaire ne dépasse guère les limites du 7ème arrondissement parisien

Certes, quelques francs-tireurs continuaient régulièrement à brosser le tableau éprouvant du saccage social opéré par les politiques néolibérales, détruisant les liens de solidarité collective, brisant des vies, à l’image de l’infatigable Ken Loach. Mais ces films n’apparaissaient que comme autant de petits canots de sauvetage, éparpillés dans la grande mer de l’industrie du divertissement, dans les marges du vaisseau amiral, compartimenté entre les vestibules de la pure distraction, jusqu’à ses limites les plus affligeantes selon la figure des Tuches, et les salons d’un cinéma dit d’auteur dont l’imaginaire ne dépasse guère les limites du 7ème arrondissement parisien.

Il n’est, peut-être, pas totalement fantaisiste de penser que, de manière évidemment non concertée, mais concomitante, le réveil d’une certaine conscience politique et sociale incarnée par le surgissement imprévu des Gilets jaunes, trouve, selon d’autres voies, un écho en termes de retour d’un cinéma authentiquement politique.

Le cinéma selon Lénine et Roosevelt

Ce cinéma politique apparaît alors lui-même comme un véhicule, sinon un élément, de gestation d’une pensée critique, au sens selon lequel Lénine définissait le septième art comme l’art le plus important pour l’URSS nouvelle, et selon lequel encore, dialectiquement, Roosevelt quelques années plus tard, concevait la conquête des esprits comme préalable à la conquête des marchés : envoyez les films, les produits suivront…

Selon une approche moins conjoncturelle, et plus générique, Gramsci démontra de manière lumineuse comment les défaites politiques sont d’abord des défaites culturelles et sans trahir sa pensée, des défaites de l’imaginaire, domaine dans lequel le cinéma occupe une place centrale.

Conditions d’une renaissance

S’agissant d’avancer l’hypothèse du retour d’un cinéma de critique politique, il convient que plusieurs éléments soient conjointement réunis afin de dépasser la simple situation des petites productions éparses. Car, comme le dit l’adage populaire, une hirondelle ne saurait faire le printemps. Au cours de la période actuelle, ces éléments paraissent bien coagulés avec la prégnance d’un certain nombre de films cumulant la qualité de films d’auteurs, c’est-à-dire d’œuvres bâties sur un point de vue, le succès critique, la reconnaissance médiatique et l’ambition d’un large public sur le terrain même capté par le cinéma proprement commercial.

Nous ne mentionnerons que de manière incidente le J’accuse de Polanski. Son sujet et son traitement sont, certes, de nature politique mais son identité historique ne saurait être confondue avec les narrations politiques des temps présents.

Dans ce mouvement, prennent place les dernières réalisations de ceux qui, précisément, n’ont jamais renoncé à leur assise politique dans un contexte global défavorable. Il s’agit pour eux de poser la question politique à partir de ses traductions sociales, à partir du quotidien meurtri, abîmé, déshumanisé, des gens d’en bas, victimes des conséquences des choix politiques n’obéissant plus qu’aux normes des eaux glacées du calcul égoïste.

Avec l’uberisation, l’exploitation capitaliste connaît une étape nouvelle au regard de laquelle le salariat fait figure de presque paradis

L’on y retrouve Ken Loach dont le titre du dernier film pourrait être le sous-titre du discours officiel de ceux qui nous gouvernent à l’égard du plus grand nombre des gouvernés : Sorry, we missed you (désolé, on vous a oublié). Traduction courtoise en quelque sorte des propos abjects d’un président de la République en exercice qui ose désigner nombre de ses concitoyens comme ceux qui ne sont rien. Avec l’uberisation, l’exploitation capitaliste connaît une étape nouvelle au regard de laquelle le salariat fait figure de presque paradis, de zone en tout cas de sécurité, sinon de confort. Une étape, comme le donne à voir le film de Ken Loach, de négation de la dignité de la personne humaine, de maillon intermédiaire entre salariat et esclavage moderne.

Les ravages de la précarisation, portant délitement du sentiment de solidarité entre les faibles, perte de toute conscience de classe et empressement à se jeter sous la table de festin des dominants pour en récupérer des miettes avec délectation, sont au cœur du dernier film de Robert Guédiguian, Gloria Mundi. Dans quel monde vivront nos enfants au rythme de l’actuelle déflagration sociale ? La question, en forme de déploration blessée, vaut lancement d’alerte politique, d’impératif catégorique de prise de conscience car la mort des apprentis businessmen est au bout du chemin. Comme métaphore de mort sociale de ce qu’il est encore convenu de nommer l’humanité.

Les Misérables constitue un véritable coup de poing dans la gueule des représentations convenues

Selon une autre approche, Les Misérables, premier film de Ladj Ly, cinéaste autodidacte des cités de Montfermeil, constitue un véritable coup de poing dans la gueule des représentations convenues d’un certain cinéma français usurpant sans vergogne les atours détournés de l’exception culturelle. Film hautement politique sur le délabrement avancé du tissu républicain, le surgissement sauvage de modalités de lutte des classes dépourvues de conscience de classe, l’éclatement communautaire, produit du déchaînement aveugle du néolibéralisme, préfigurant la menace d’un nouveau Léviathan selon lequel l’homme est un loup pour l’homme.

Panique dans la Macronie

Cette cécité de ceux qui nous gouvernent, ayant jeté aux orties les missions supposées légitimer leurs pouvoirs – liberté, égalité, fraternité –, explique, selon les informations parues dans les gazettes, que découvrant ce film, le susvisé président de la République, aurait conjointement découvert l’état désastreux des territoires abandonnés de la République – le propre d’un film politique permettant le dessillement des moins préparés – et demandé à ses ministres de proposer quelques solutions d’urgence… Le film, primé au dernier Festival de Cannes, représentera la France dans la course aux Oscars. Tout un symbole sur le retour du cinéma politique.

Mais au-delà de ces films, parmi les plus représentatifs de ce qui veut être signifié ici, témoignant des conséquences sociales de choix politiques, plusieurs autres films correspondant aux critères précédemment évoqués, expriment plus directement ce retour au politique en termes institutionnels.

La Mafia, figure ultime du capitalisme

Ce pourrait être déjà le cas de l’admirable dernier film de Bellochio, Le traître, contant l’histoire du repenti de Cosa Nostra, Buscetta, tant il montre l’interpénétration entre le crime organisé et une partie de la classe politique italienne, en forme de parabole selon laquelle la figure ultime de la jungle capitaliste pourrait bien s’incarner dans l’entreprise mafieuse elle-même, alors débarrassée des derniers oripeaux des contraintes juridiques, comme hyperbole d’un marché libre et non faussé.

Il ne s’agit encore que d’un spectre menaçant, né avec les règles du droit de la concurrence, mais les dégâts déjà produits par celui-ci dans le cadre de l’Union européenne ne sauraient être sous-évalués. Tel est le sujet du dernier film de Costa-Gavras, Adults in the room, à partir du sort infligé à la Grèce.

Une nouvelle tragédie grecque

L’adaptation du livre de l’ancien ministre de l’économie Varoufakis, décrivant les cruelles déconvenues subies par les espoirs politiques non conformes à la doxa libérale, montre, hélas, de manière implacable, à quel point les gouvernants européens, et plus fondamentalement le système dont ils sont les officiants, se moquent éperdument des choix démocratiques des peuples concernés.

Figure de Janus : les conséquences sociales montrées par Guédigian correspondent bien, sur l’autre face, aux causes politiques montrées par Costa-Gavras, annihilant les résultats d’un référendum exprimant pourtant sans ambiguïté les attentes du peuple grec. Expression démocratique aussitôt foulée aux pieds par les dirigeants de l’Union Européenne pour non-conformité aux principes libéraux inscrits dans le marbre des traités non renégociables de l’Union Européenne. De telle sorte que les consultations populaires tendent à devenir un théâtre d’ombres, une cour de récréation dans laquelle s’ébrouent les diverses filiales politiques du système et de supposés opposants réduits à une verbalisation velléitaire, en violation de la définition même de la démocratie, et clin d’œil cynique de l’Histoire, ce au sein même de son berceau athénien.

De Saint-Germain-des-Prés à Cuba

Cette incontestable vague de cinéma politique sera-t-elle pérenne et pourra-t-elle avoir un effet politique dans le champ culturel ? Il apparaît en tout cas, pour conclure sur une note d’espoir, que certains cinéastes parmi les plus représentatifs de la tendance lourde précédemment évoquée, paraissent eux-mêmes être concernés.

Ainsi, en particulier du dernier film d’Olivier Assayas, Cuban Network qui se présente comme la parfaite antithèse de son calamiteux film précédent (Doubles vies), caricature extrême du petit univers germanopratin de l’édition. Comme touché par la grâce de la rédemption politique, son dernier film (sortie prévue en janvier), se présente comme une passionnante enquête sur l’épopée des responsables politiques cubains exfiltrés en Floride pour conjurer les périls des menées terroristes de l’extrême droite américaine, discrètement soutenue par le Département d’Etat. La relation entre Cuba et les États-Unis y est l’objet d’une analyse politique en forme de divine surprise.

 

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Face au déchainement médiatique, hommage à Peter Handke

Par : pierre

Le prix Nobel de littérature a été décerné, le 10 octobre dernier, au grand écrivain autrichien Peter Handke. Depuis, les médias, notamment dans son pays, ne cessent de se déchaîner contre un homme qui a toujours dénoncé le démantèlement de la Yougoslavie.

 

 

Par Hannes Hofbauer, éditeur autrichien, et notamment auteur de Guerre des Balkans, dix ans de destruction de la Yougoslavie, (8ème édition) Promedia Verlag, Vienne

 

« J’aimerais être en Serbie si les bombes tombaient sur la Serbie. C’est chez moi, ici. Je vous promets que si les criminels de l’OTAN bombardent, je viendrai en Serbie ». Ces paroles ont été prononcées par Peter Handke le 18 février 1999, lorsqu’il a été interviewé par la télévision serbe à Rambouillet.

Rambouillet ? C’était dans le château de cette ville des Yvelines que les négociateurs des Etats-Unis et de l’Union européenne, Christopher Hill et Wolfgang Petritsch, avaient tenté, il y a vingt ans, de forcer la partie yougoslave à placer la province du Kosovo sous contrôle international, et à faire de la Serbie-et-Monténégro une zone de déploiement de l’OTAN. L’article 8 de l’oukase qu’ils prétendaient faire accepter à Belgrade stipulait par exemple : « le personnel de l’OTAN (…) pourra circuler librement dans la République fédérale yougoslave entière, espace aérien et eaux territoriales compris ».

Ce chantage était tellement énorme que même l’ancien secrétaire d’État américain Henry Kissinger s’était fendu de ce commentaire ironique : « la Yougoslavie, État souverain, est tenue de transférer la souveraineté sur une province à des forces militaires étrangères. De même, on pourrait demander aux Américains de laisser défiler des troupes étrangères à Alamo pour redonner la ville au Mexique parce que l’équilibre ethnique a changé », conseillait-il ironiquement à son successeur, Madeleine Albright.

Après dix-sept jours de négociations, le chef de la délégation yougoslave, Milan Milutinović, ne pouvait que faire ce constat : « une entourloupe s’était produite. Ils ne voulaient pas d’accord du tout. Tout ce cinéma avait été organisé dans le but d’accepter l’inacceptable ou, si nous ne l’acceptions pas, de faire pleuvoir des bombes »

Les bombes de l’OTAN sont tombées sur la Serbie et le Monténégro. C’était un acte criminel. Et Peter Handke a tenu sa promesse. Il est allé en Serbie.

Un mois plus tard, les bombes sont tombées sur la Serbie et le Monténégro. Le 24 mars 1999, l’OTAN, qui venait d’intégrer trois nouveaux membres – Hongrie, Pologne et République tchèque – a attaqué. Sans mandat de l’ONU. C’était un acte criminel. Et Peter Handke a tenu sa promesse. Il est allé en Serbie.

Un pays qu’il connaissait bien. Dès 1996, alors que le déchaînement anti-serbe déferlait déjà dans la politique occidentale et les médias alignés, il publiait un récit de son voyage hivernal sur le Danube, la Save, la Morawa et la Drina, avec le sous-titre : « Justice pour la Serbie ».

Début 1999, il termina d’écrire la pièce de théâtre Die Fahrt im Einbaum oder das Stück zum Film vom Krieg, dans laquelle il s’élèvait sans équivoque contre les projets des militaires occidentaux, et l’implication des entreprises et ONG, dans la guerre civile en Bosnie.

La première fut jouée au Burgtheater de Vienne le 9 juin 1999, le jour même de la signature d’un traité à Kumanovo, en Macédoine, qui retirait l’Armée populaire yougoslave du Kosovo.

L’affaire du passeport

Le 15 juin 1999, les autorités de Belgrade délivraient un passeport yougoslave à Handke, en signe de remerciement. Rien de secret, bien au contraire : une copie de ce document est exposée depuis des années dans les archives en ligne de la Bibliothèque nationale d’Autriche.

Mais les médias autrichiens feignent aujourd’hui de le découvrir, et ne retiennent plus leur haine contre l’écrivain. Ils dénoncent à nouveau Peter Handke comme ami d’un dictateur serbe assoiffé de sang.

Le quotidien viennois Die Presse (8 novembre) fait ainsi mine de révéler que « le régime Milosevic a délivré en 1999 un passeport au lauréat du prix Nobel de littérature ». Et le Standard surenchérit le même jour en titrant : « Pourquoi Peter Handke n’est peut-être plus autrichien ». En effet, comme la double nationalité n’est autorisée que dans des cas exceptionnels en Autriche, il faudrait désormais examiner si Handke n’aurait pas perdu la nationalité autrichienne en 1999.

Le gouverneur social-démocrate de Carinthie, la région d’origine de l’écrivain, a même officiellement ouvert une « enquête citoyenne » contre Handke. C’est ainsi que la politique et les prétendus médias de qualité au pays des arts traitent leur figure littéraire, qui a reçu les plus hautes distinctions, dont le Nobel cette année.

Manifestement, ils ne lui pardonnent pas d’avoir publiquement regretté la désintégration de la Yougoslavie dans les années 1990 ; et encore moins d’avoir été proche de la personnalité la plus sensée à l’époque, Slobodan Milosevic.

On se souvient que ce dernier est décédé dans une prison de La Haye faute du traitement médical qu’il avait pourtant demandé. C’était le 18 mars 2006. Lors de ses funérailles, Peter Handke prononça notamment ces mots : « le monde, le soi-disant monde, sait tout sur la Yougoslavie, la Serbie. Le monde, le soi-disant monde, sait tout sur Slobodan Milošević. Le soi-disant monde connaît la vérité. C’est pourquoi le soi-disant monde est absent aujourd’hui, et pas seulement aujourd’hui, et pas seulement ici. Le soi-disant monde n’est pas le monde. (….) Je ne connais pas la vérité. Mais je regarde, j’entends. Je m’en souviens. Je demande. C’est pourquoi je suis présent aujourd’hui, près de la Yougoslavie, près de la Serbie, près de Slobodan Milosevic ».

« Pourquoi le prix Nobel a-t-il été décerné à un homme qui célèbre un criminel de guerre ? » – le Washington Post

C’est en fait le Washington Post qui a déclenché la curée sur Peter Handke. Le 10 octobre 2019, lorsque l’Académie suédoise a annoncé l’attribution du prix Nobel de littérature, le quotidien américain suggérait que Handke pourrait être un « apologiste du génocide ». Et la semaine suivante, il titrait ainsi le commentaire du président de l’Académie des Beaux-Arts albanaise du Kosovo, Mehmet Kraja, ainsi : « Pourquoi le prix Nobel a-t-il été décerné à un homme qui célèbre un criminel de guerre ? ».

Retour sur l’histoire

Mais comment en est-on arrivé à cette haine ? Un retour sur l’histoire de la désintégration de la Yougoslavie est éclairant. La première agression occidentale contre ce pays a eu lieu au tournant de l’année 1990/1991. Face à l’hyperinflation qui sapait alors l’économie en dinars du pays, le Fonds monétaire international (FMI) lançait au premier semestre 1990 un programme d’austérité drastique, basé sur les mesures déjà testées en Amérique latine : politique monétaire restrictive, suppression des subventions et avantages sociaux de l’Etat, ainsi, bien sûr que l’ouverture du marché intérieur aux investisseurs étrangers et la privatisation des entreprises publiques.

Jeffrey Sachs du FMI et Ante Markovic, le dernier Premier ministre de Yougoslavie, ont donné leur nom à cette thérapie de choc. Mais Slobodan Milosevic, qui venait d’être confirmé avec 65 % d’approbation par le bureau du Président de la République de Serbie, a voulu faire échec à ce plan en imprimant l’équivalent de 16 milliards de dinars et en payant ainsi les fonctionnaires serbes – militaires, enseignants, personnel hospitalier…

Jeffrey Sachs est indigné, lève le camp de Belgrade, déménage à Ljubljana et plus tard à Varsovie. Le président, avocat et banquier de formation, venait de s’assurer du jour au lendemain la détestation des dirigeants occidentaux.

L’Allemagne et l’Autriche, en particulier, ont commencé à soutenir les forces centrifuges au sein de la Yougoslavie. Les deux ministres des Affaires étrangères, Hans-Dietrich Genscher (FDP) et Alois Mock (ÖVP), se sont particulièrement distingués.

Qui étaient leurs partenaires en Yougoslavie ? Surtout les sécessionnistes musulmans croates et bosniaques sur lesquels ils comptaient. Le parallèle historique des années 1940 était présent en Serbie tandis qu’en Allemagne régnait le silence absolu.

En Croatie, la politique étrangère allemande et autrichienne a soutenu Franjo Tudjman. Il avait été élu Président de la République de Croatie en mai 1990 et était désormais considéré comme le héros de la démocratie et de l’économie de marché.

Peu avant le référendum croate sur l’indépendance en mai 1991, Tudjman a montré ce qu’il entendait par nationalisme croate. Le 2 mars 1991, il a envoyé des gardes nationaux croates (il n’y avait pas encore d’armée) dans la ville de Pakrac, qui était principalement habitée par des Serbes. Ils ont forcé les policiers serbes locaux à hisser le nouveau drapeau de la « République de Croatie » sur leur poste de police, en l’occurrence l’échiquier, le célèbre symbole de la période fasciste Ustasa.

Personne à l’Ouest n’y trouvait à redire. Les manifestations antisémites de Tudjman ont également été ignorées par les médias allemands et autrichiens. Son livre Irrwege der Geschichtswirklichkeit (« Les erreurs de la réalité historique »), traduit en allemand en 1993, regorge de banalisations du régime fasciste croate.

Tudjman trouve l’évaluation de six millions de Juifs assassinés pendant le national-socialisme « exagérée sur le plan émotionnel ». Son ministre des Affaires étrangères Zvonimir Separović a donné une interview dans laquelle il a expliqué pourquoi l’antisémitisme du parti HDZ de Tudjman en Occident n’est pas devenu un problème : « le lobby serbe dans le monde est dangereux car il coopère avec des organisations juives ».

Quant à l’allié bosno-musulman de l’Occident, Alija Izetbegovic, il avait rejoint pendant la Seconde Guerre mondiale le Mladi Muslimani, une organisation proche des Frères musulmans égyptiens qui utilisa l’avancée allemande et le gouvernement fasciste en Croatie pour former une force musulmane contre les partisans de Tito.

L’ouvrage principal de Izetbegović, la Déclaration islamique, a été publié en 1970. Il y décrit ainsi l’ordre social futur de ses rêves : « la première et la plus importante caractéristique est certainement celle de l’incompatibilité de l’Islam avec les systèmes non islamiques. Il ne peut y avoir ni paix ni coexistence entre la foi islamique et les sociétés et institutions politiques non islamiques ».

L’agression atlantique achevant le démantèlement de la Yougoslavie avait pour partenaires le nationalisme croate, l’islamisme bosniaque et le nationalisme albanais

Tant pour l’adhésion aux Jeunes Musulmans que pour la publication de la Déclaration islamique, Izetbegovic a passé plusieurs années dans des prisons titistes. Tout cela n’a pas empêché l’Occident, en particulier les médias et les intellectuels français comme Bernard-Henri Lévy ou André Glucksmann, de voir en Izetbegovic le sauveur de la démocratie dans les Balkans.

En mars 1999, l’agression atlantique achevant le démantèlement de la Yougoslavie avait pour partenaires le nationalisme croate, l’islamisme bosniaque et le nationalisme albanais.

C’est dans ce contexte, peu avant le décollage des escadrons de chasse de l’OTAN, que Peter Handke s’est a fait savoir à tous ceux qui voulaient l’entendre son mépris pour cette politique et pour cette opération militaire.

A voix basse, comme d’habitude, mais avec insistance. Sa solidarité avec la Serbie maltraitée par les bombes de l’OTAN doit être respectée. Ce n’est pas malgré cela qu’il méritait le prix Nobel de littérature, mais bien, aussi, à cause de cela.

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