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À partir d’avant-hierJournal d'un avocat

La condamnation de Sandra Muller dans l'affaire #BalanceTonPorc

Par : Eolas

— Ah, cher maître, comme je suis bien aise de vous retrouver en ces lieux.

— Ma chère lectrice ! Je ne puis en croire mes yeux tellement est grande ma joie de vous revoir. J'ai craint que votre serviteur ayant laissé les lieux en jachère, vous ne l'ayez abandonné à votre tour, jetant à jamais sur ce blog d'un voile d'obscurité qui l'eût enlaidi.

— Cher maître, rassurez-vous, je suis fort bien en ces lieux, et ce n'est pas parce que vous fûtes resté un temps coincé dans les toilettes que l'envie de partir me fût venue.

— J'implore votre pardon pour ce retard. Je n'arrivais pas à ouvrir la porte : un institut bloquait le passage.

— Mais on ne peut faire entrer un institut dans des toilettes, maître !

— Je le sais mais il m'a fallu aller jusqu'en cassation pour le faire admettre. Mais n'anticipons pas. Je vous retrouve comme je vous ai laissée : l'œil brillant de colère et la poitrine soulevée d'indignation. Dites-moi tout : d'où vient votre courroux ?

— De chez vous, comme toujours, enfin de la justice, dont vous êtes l'auxiliaire. Elle a ce jour rendu un jugement condamnant lourdement Sandra Muller, pour diffamation, à cause d'un tweet.

— Je sais ce que ça fait, je compatis. Et quel tweet !

— LE tweet, maître, celui qui a lancé en France le hashtag équivalent à l'anglophone #MeToo, à savoir #BalanceTonPorc. Sur Twitter, les réactions à la nouvelle ont été, qu'elles soient approbatives ou désapprobatrices, plutôt modérées et équilibrées. Je plaisante, bien sûr.

— Je suis ravi de voir que votre ire ne vous fait point départir de votre humour.

— Bien que je doute que vos explications parviendront à faire passer cette décision pour acceptable à mes yeux, j'aimerais néanmoins les avoir, pour être certaine de mon opinion, ou le cas échéant en changer.

— Vous fîtes bien. Celles et ceux que les faits intéressent et aiment en prendre connaissance pour se faire leur opinion avant de prendre position publiquement trouveront toujours un havre ici. Voyons ensemble ce que dit réellement cette décision.

— Je vous ois. Vous connaissant, j'ai pris la liberté de vous préparer du thé.

— Un gyokuro Hiki, en hommage au Japon qui accueille la coupe du monde de rugby : vous êtes parfaite. Première précision importante pour notre affaire, il s'agit d'un jugement de la 17e chambre civile. C'est donc un jugement civil, et non pénal. La 17e chambre, spécialisée dans les affaires de presse, a en effet deux sections, une correctionnelle, qui juge les poursuites pénales pour injure et diffamation, et une chambre civile, qui ne juge que des poursuites civiles selon les règles du code de procédure civile.

— Et comment une affaire va-t-elle devant l'une plutôt que l'autre ?

— C'est le choix du plaignant. Ce choix est fait au moment où il lance la procédure, et est en principe irrévocable. Ici, Éric B., visé par le propos en cause, a choisi d'assigner au civil plutôt que de citer au pénal. Les raisons de l'un ou l'autre choix sont subtiles, et relèvent aussi bien de considérations de pur droit que d'opportunité stratégique. Je serais incapables de les donner avec certitude. Je pense que ce qui a pu être un des critères déterminants est la discrétion de la procédure : la procédure civile de droit commun s'appliquant, la représentation par avocat est obligatoire et la procédure est écrite. Cela évitait une audience pénale publique, où les parties et la presse sont présentes, et qui bénéficie d'une large publicité, ce qui peut être désastreux en cas d'échec, demandez à Denis Baupin.

— J'aime autant éviter. Quelle est la conséquence pour Sandra Muller que cette procédure soit civile ?

— Deux avantages : d'une part, elle n'est pas condamnée pénalement et ne peut plus l'être. Quoi qu'il arrive, elle n'aura pas de casier judiciaire. D'autre part, la procédure civile respecte, elle, l'égalité des armes : la défense peut demander au même titre que le demandeur que son adversaire soit condamné à prendre en charge tout ou partie de ses frais d'avocat ; au pénal, c'est impossible.

— Le jeu de dupe dont vous parlez sans cesse ?

— Disons que je constate qu'au pénal, on ne me parle d'égalité des armes que pour donner au procureur le droit d'appel en matière criminelle, ou pour revendiquer pour la victime le droit de faire appel de l'action publique. Quand je demande que le prévenu ou l'accusé bénéficie d'un droit ouvert aux autres parties au procès, on me répond "équilibre de la procédure."

— Revenons à nos moutons, ou plutôt à nos porcs. Quelle était l'argumentation du demandeur ?

— Eric B. poursuivait en réalité deux personnes : Sandra Muller d'une part, et la société ABSM, éditrice de la Lettre Audio, puisque c'est sur le compte Twitter de cette société que le propos funeste a été publié. Il estimait que Sandra Muller a agi en tant que représentante de la société ABSM.

— Et quel était le propos litigieux ?

— Deux tweets enchaînés le 13 octobre 2017, en réaction à l'affaire Weinstein qui venait d'éclater à la suite de la publication d'un article du New York Times. Le premier disait :

#balancetonporc !! toi aussi raconte en donnant le nom et les détails un harcèlent sexuel que tu as connu dans ton boulot. Je vous attends

Quatre heures plus tard, elle publiait ce second tweet (les noms propres ont été supprimés par mes soins, eu égard à la décision rendue) :

“Tu as de gros seins. Tu es mon type de femme. Je vais te faire jouir toute la nuit.” Eric B. ex patron de E. #balancetonporc

C'est ce deuxième tweet, mais lu à la lumière du premier, qui était poursuivi comme diffamatoire. Éric B. a estimé que ce tweet lui imputait la commission du délit de harcèlement sexuel au travail, délit distinct du harcèlement sexuel de droit commun. Or imputer un délit est une diffamation, ce point ne fait plus discussion depuis longtemps.

— Et la défenderesse ?

— Les défenderesses, chère lectrice, puisqu'il y en avait deux : la journaliste et sa société. Elles ont déployé tout l'éventail classique des moyens de défense en la matière, sauf un, qui sera peut-être leur salut en appel. Mes lecteurs habitués connaissent un peu le droit de la diffamation, et se souviendront que le premier moyen de défense est l'exception de vérité : si la personne poursuivie pour diffamation prouve la vérité du fait, elle est immune et impune.

— Mais diffamer n'est donc pas imputer un fait mensonger ?

— Pas du tout, et les personnes qui poursuivent en diffamation, ou surtout font savoir à sors et à cris qu'elles vont poursuivre en diffamation quitte à ce qu'il y ait trop loin de la coupe aux lèvres, le savent et en jouent. Non, la diffamation n'est pas la calomnie. On peut diffamer en disant la vérité, car diffamer est imputer un fait contraire à l'honneur et à la considération. Peu importe qu'il fût vrai. Ainsi, si je dis que Raoul Vilain a tué Jaurès, je le diffame : je le traite de meurtrier. Et pourtant c'est vrai, nonobstant son acquittement par les assises, puisqu'il revendiquait ce geste.

— Et l'exception de vérité ?

— Il fallait tout de même protéger la presse. Ainsi, si la presse publie un article imputant des faits diffamatoires, comme par exemple la révélation qu'un maire de la région parisienne frauderait le fisc (je sais, l'hypothèse est absurde), il ne faudrait point que ledit maire pût obtenir une condamnation pour diffamation. Mais la preuve de la vérité est enserré dans des conditions de forme rigoureuses : la principale étant qu'elle doit être produite dans les dix jours de l'assignation.

— Pourquoi un délai si bref ?

— L'idée de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse était qu'un journal qui publie l'imputation de tels faits se doit d'avoir les preuves sous le coude. S'il doit faire une enquête a posteriori pour réunir les preuves de ce qu'il a publié, c'est qu'il a été téméraire dans ses accusations, et c'est ce que l'on souhaitait sanctionner. De plus, l'idée du législateur était que le procès se tînt promptement pour que le jugement sanctionne la publication alors qu'elle est encore fraîche dans la tête du lecteur. Cet objectif a été oublié depuis longtemps en tout cas à Paris, la 17e chambre étant totalement engorgée (mais à Créteil ou Fontainebleau, on obtient des jugements dans des délais beaucoup plus conformes à l'esprit de la loi).

— Et qu'arguait-elle au titre de la preuve de la vérité des faits ?

— Que les propos en question ont bien été tenus, parce qu'Éric B. a reconnu les avoir tenus et a présenté ses excuses ; que Sandra Muller en parlant de harcèlement ne faisait pas allusion au délit de harcèlement sexuel au travail, faute de lien de subordination entre elle et Éric B., et que le mot harcèlement était utilisé dans son acception courante et non juridique.

— Et que répliquait le demandeur ?

— Que la preuve des propos qu'il avait tenus n'était pas rapportée, et qu'aucun délit de harcèlement n'était prouvé que ce fût le délit spécial de harcèlement sexuel au travail, ou le délit de droit commun de harcèlement sexuel, qui suppose la répétition du comportement, or le propos qui lui est imputé n'avait été ténu qu'une seule fois.

— Et qu'en dit le tribunal ?

— A titre liminaire, je n'ose dire préliminaire, il rappelle le contexte : le 5 octobre 2017, le New York Times publie son enquête sur l'affaire Weinstein. Le 12, le Parisien publie le premier article sur cette affaire. Le 13, Sandra Muller publie les deux tweets ci-dessus. Puis le tribunal donne son interprétation du tweet.

Au vu de ces éléments et dans ce contexte très particulier, le premier tweet de Sandra MULLER fait référence à Harvey WEINSTEIN et à l’affaire en cours en employant le mot “porc” et en commençant par “toi aussi”. Il invite d’autres femmes que celles qui ont déjà témoigné à ce sujet à dénoncer des faits de harcèlement sexuel au travail. Le second tweet, en reprenant le #balancetonporc, renvoie nécessairement au premier, publié de surcroît quelques heures auparavant.

Dans le contexte spécifique de l’affaire WEINSTEIN, et compte tenu de l’emploi des mots “toi aussi” et des termes très forts de “porc” et de “balance”, qui appellent à une dénonciation, ainsi que des faits criminels et délictuels reprochés au magnat du cinéma, le tweet de Sandra MULLER ne peut être compris, contrairement à ce que soutient la défense, comme évoquant un harcèlement au sens commun et non juridique.

Dans la mesure où Sandra MULLER n’écrit pas qu’Eric B. était son supérieur hiérarchique, que le terme “au boulot”, dans une société où le travail indépendant est devenu très développé, n’implique pas nécessairement d’être salarié et où il est notoire que Sandra MULLER est une journaliste indépendante, l’imputation pour ce tweet n’est pas celle d’un harcèlement sexuel au travail au sens de l’article L. 1153-1 du code du travail.

Le tweet litigieux impute à Eric B. d’avoir harcelé sexuellement Sandra MULLER. Il s’agit d’un fait précis, susceptible d’un débat contradictoire sur la preuve de sa vérité, et réprimé par l’article 222-33 du code pénal, qui, dans sa version en vigueur au moment du tweet, réprime :

- le fait d'imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante,

- le fait, même non répété, assimilé au harcèlement sexuel, d'user de toute forme de pression grave dans le but réel ou apparent d'obtenir un acte de nature sexuelle, que celui-ci soit recherché au profit de l'auteur des faits ou au profit d'un tiers.

Ensuite, le tribunal rappelle les conditions d'efficacité de la preuve de vérité :

Pour produire l’effet absolutoire prévu par l’article 35 de la loi du 29 juillet 1881, la preuve de la vérité des faits diffamatoires doit être parfaite, complète et corrélative aux imputations dans toute leur portée et leur signification diffamatoire.

L’offre de preuve ne comporte aucun jugement pénal définitif condamnant Eric B. pour harcèlement sexuel envers Sandra MULLER. Par conséquent, elle n’est pas parfaite, complète et corrélative à l’imputation diffamatoire et la demanderesse échoue dans son offre de preuve.

— En somme, le tribunal n'eût accepté l'offre de preuve que si Éric B. avait été condamné pour harcèlement sexuel antérieurement au tweet litigieux. En somme, le message est "poursuivez ou taisez-vous" ?

— L'interprétation stricte du terme "harcèlement" par le tribunal entraine une interprétation stricte de l'exception de vérité. À suivre le tribunal, les femmes qui voudraient dénoncer un comportement inapproprié d'un homme à leur encontre devront veiller à ne pas utiliser de terme pouvant avoir une connotation juridique.

— Je sens que Sandra Muller aura déjà bien des choses à dire en appel. Soulevait-elle un autre moyen de défense ?

— Bien sûr. Le deuxième moyen classique : la bonne foi. Qui en matière de presse, n'est jamais présumée, même au pénal.

— Qu'est-ce que la bonne foi, en la matière ?

— Sans débat sur la véracité ou non des faits, la personne poursuivie est immune si elle établit quatre éléments cumulatifs : qu'elle a poursuivi un but légitime, étranger à toute animosité personnelle, et qu’elle s’est conformée à un certain nombre d’exigences, en particulier de sérieux de l’enquête, ainsi que de prudence dans l’expression, étant précisé que la bonne foi ne peut être déduite de faits postérieurs à la diffusion des propos. Le tribunal ajoute un paragraphe supplémentaire :

Ces critères s'apprécient également à la lumière des notions "d'intérêt général" s'attachant au sujet de l'information, susceptible de légitimer les propos au regard de la proportionnalité et de la nécessité que doit revêtir toute restriction à la liberté d'expression en application de l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de "base factuelle" suffisante à établir la bonne foi de leur auteur, supposant que l'auteur des propos incriminés détienne au moment de les proférer des éléments suffisamment sérieux pour croire en la vérité de ses allégations et pour engager l'honneur ou la réputation d'autrui et que les propos n’aient pas dégénéré en des attaques personnelles excédant les limites de la liberté d’expression, la prudence dans l'expression étant estimée à l'aune de la consistance de cette base factuelle et de l'intensité de l'intérêt général.

— Houla, c'est un peu obscur.

— Oui, j'ai connu la 17e plus claire. D'autant que cette irruption de l'article 10 de la CEDH dans la bonne foi, alors qu’elle constitue un moyen totalement distinct dans ses conditions me surprend quelque peu. Pour résumer, le tribunal indique qu'il va examiner si Sandra Muller pouvait croire en la vérité des propos au vu des éléments dont elle disposait et que ses propos n'ont pas dégénéré en attaque personnelle.

— Mais le demandeur avait reconnu les faits !

— Il avait reconnu avoir tenu des propos déplacés, on y reviendra : mais le tribunal a estimé que le tweet n'imputait pas à Éric B. d'avoir tenu les propos en cause mais lui imputait de s'être rendu coupable d'un délit de harcèlement, et surtout les excuses d'Éric B. sont postérieures à la publication, alors que la bonne foi s'apprécie au moment de la publication et non sur des éléments postérieurs à icelle.

— Mais cela change tout pour la défenderesse !

— C'est peu de le dire. Voici ce que dit le tribunal :

S’agissant du premier critère de la bonne foi, en pleine affaire Weinstein, médiatisée internationalement et ayant permis la libération de la parole de femmes victimes, et dans une société française où les femmes ont eu le droit de vote en 1944, les maris ont cessé d’être appelés “chefs de famille” dans le code civil en 1970, l’égalité salariale entre hommes et femmes n’est pas atteinte, le viol conjugal a été reconnu par la jurisprudence à partir de 1990 et plusieurs plans interministériels de lutte contre les violences faites aux femmes ont été adoptés, la question des rapports entre hommes et femmes, et plus particulièrement des violences sous toutes leurs formes infligées aux femmes par des hommes, constitue à l’évidence un sujet d’intérêt général.

— Ça commence bien, même si on se demande ce que vient faire ce rappel historique abrégé du retard de la France en matière d'égalité homme/femme.

— Ça continue plutôt bien.

S’agissant du critère de l’animosité personnelle, si le demandeur verse des éléments ayant trait à la déception voire à la colère de Sandra MULLER en raison du refus d’Eric B. de s’abonner à sa lettre entre 2004 et 2008, puis en 2012, ces pièces ne démontrent pas une animosité personnelle au sens du droit de la presse, qui s’entend d'un mobile dissimulé ou de considérations extérieures au sujet traité, ces attestations évoquant des faits anciens et sans commune mesure avec l’imputation diffamatoire.

— Pas d'animosité personnelle donc. Où le bât va-t-il blesser ?

— Sur le sérieux de l'enquête, ou ici le sérieux de la base factuelle, et la prudence dans les propos.

S’agissant des critères de base factuelle et de prudence dans les propos, alors même que, vivement interpellée par tweet, Sandra MULLER répondait avoir la preuve irréfutable de ce qu’elle affirmait, force est de relever que :

- le message du 12 juillet 2016 dans lequel elle indique les propos que lui aurait tenus Eric B. (”j’adore les femmes a gros seins viens avec moi Je vais te faire jouir toute la nuit”) ne comprend pas les mêmes propos que ceux qu’elle lui prête dans le tweet litigieux,

— Le tribunal chipote, là, non ?

— Il n'a pas fini de chipoter :

- si elle écrit dans un message du même jour à Eric B. “Qui est allé trop loin en me harcelant tellement en me manquant tellement de respect que j’ai du appeler le dir com de Orange pour Faire Bouclier ?”, Eric B. répond à ce message “ C’est marrant. Tu ne changes pas. Toujours aussi énervée et rancunière. Au fond, tu ne m’a jamais pardonné de ne pas m’être abonné et tu es prête à écrire n’importe quoi !”, contestant ainsi le harcèlement allégué,

— Le tribunal voit dans cette réponse une contestation des faits ?

— Oui. Ça ne m'est pas aussi manifeste qu'au tribunal.

— Mais la reconnaissance des faits par Éric B. ?

— Nous y arrivons.

- Eric B., dans une tribune au Monde, a reconnu avoir, lors d’un cocktail dans une soirée, tenu des propos à Sandra Muller qu’il a qualifiés de “déplacés” et a affirmé regretter (pièce 24 en défense),

- il a précisé lors d’une interview sur Europe 1 (pièce 25 en défense) avoir dit à la journaliste “lors d’une soirée arrosée” : “t’as de gros seins, tu es mon type de femme” une fois, avoir “été lourd”, avoir “mal agi” puis après que Sandra Muller lui aurait dit “stop”, avoir ajouté “sur un ton ironique : “Dommage je t’aurais fait jouir toute la nuit” et avoir présenté des excuses le lendemain,

- aucune des attestations produites en défense n’évoque la tenue par Eric B. des propos rapportés par Sandra Muller ou de propos proches de ceux-ci ni d’un quelconque harcèlement à son encontre.

Le tribunal en déduit que :

Alors même que l’emploi du terme harcèlement évoque une répétition ou une pression grave, les pièces produites en défense n’établissent aucune répétition des propos qu’Eric B. lui aurait tenus - ni même d’ailleurs qu’il lui ait précisément tenus les propos allégués - ou d’une quelconque attitude susceptible d’être qualifiée de harcèlement envers Sandra Muller, au sens de l’article 222-33 du Code pénal.

Aussi, quel qu’ait pu être le ressenti subjectif de Sandra Muller à la suite de paroles d’Eric B., qui ont pu entrer en résonance avec une agression subie par la journaliste, la base factuelle dont elle disposait était insuffisante pour tenir les propos litigieux accusant publiquement le demandeur d’un fait aussi grave que celui du délit de harcèlement sexuel et elle a manqué de prudence dans son tweet, notamment en employant des termes virulents tels que “porc” pour qualifier le demandeur, l’assimilant dans ce contexte à Harvey Weinstein, et “balance”, indiquant qu’il doit être dénoncé et en le nommant, précisant même ses anciennes fonctions, l’exposant ainsi à la réprobation sociale ; elle a dépassé les limites admissibles de la liberté d’expression, ses propos dégénérant en attaque personnelle.

Le sort de Sandra Muller est dès lors scellé, il ne reste plus qu'à chiffrer ses condamnations.

Compte tenu de l’ensemble des éléments de la cause, du retentissement exceptionnel mondial qu’ont eu ces deux tweets, Eric B. étant devenu connu comme le “premier porc” du mouvement international “balance ton porc”, des justificatifs relatifs à l’état psychologique d’Eric B., en “état dépressif majeur” depuis avril 2018, sous antidépresseurs, anxiolytiques et bénéficiant d’un suivi régulier et à l’isolement social subi à la suite de ces faits, ainsi que du préjudice de réputation établi notamment par la pièce 19, il convient de condamner in solidum - dans la mesure où il s’agit d’une instance civile et où la solidarité ne se présume pas- les défenderesses à lui verser la somme de 15.000 € à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice moral subi, incluant le préjudice de réputation.

En outre s'y ajoutent deux réparations dites en nature : l'obligation de supprimer ledit tweet, et de publier sur le compte Twitter de la lettre Audio ainsi que dans deux journaux le communiqué suivant : Par jugement du 25 septembre 2019, le tribunal de grande instance de PARIS (chambre civile de la presse) a condamné Sandra MULLER pour avoir diffamé publiquement Eric BRION, en diffusant sur ce site le 13 octobre 2017 un tweet sous le #balancetonporc, le mettant en cause. (Je laisse le nom puisqu'il figure en toutes lettres dans le communiqué édicté par le tribunal, par respect pour la décision).

Pour le plaisir, je ne résiste pas à reproduire ci-dessous les exigences précises du tribunal, ce qui fera sourire les utilisateurs de Twitter et suffira à lui seul à justifier l'appel annoncé de ce jugement :

Dit que ce communiqué, placé sous le titre “PUBLICATION JUDICIAIRE”, devra figurer en dehors de toute publicité, être rédigé en caractères gras de taille 12, en police “Times New Roman”, être accessible dans le délai de quinze jours à partir de la date à laquelle le présent jugement sera devenu définitif, sous astreinte de 500 euros par jour de retard, et de manière continue pendant une durée de deux semaines, soit directement en intégralité sur le premier écran de la page d’accueil du compte Twitter https://twitter.com/LettreAudio, soit par l’intermédiaire, depuis ce premier écran, d’un lien hypertexte portant la mention “PUBLICATION JUDICIAIRE” en caractères gras, noirs et d’un centimètre, sur fond blanc,"

Si quelqu'un sait comment faire apparaître sur la page d'accueil d'un compte Twitter une mention en Times New Roman grasse de taille de police 12, ou d'un lien hypertexte mesurant 1 cm de hauteur même sur les écrans de smartphone, je suis preneur.

S'y ajoutent 5000 euros de frais de procédure divers, dont le coût du constat d'huissier, et naturellement les honoraires de l'avocat, qui ne sont à mon avis que partiellement couverts.

— Je suffoque de rage. Sandra Muller a dénoncé quelqu'un qui a reconnu avoir eu un comportement inapproprié, et même franchement grossier à son égard, et elle doit lui payer 20.000 euros ! Ne me dites pas que vous approuvez ce jugement ?

— Chère lectrice, ce jugement est critiquable, et il sera critiqué, par la seule voie que permet la loi : l'appel. Comme je vous l'ai dit, la défense aura du grain à moudre devant la cour, mais je me garderai de prédire sa victoire. Si cela vous rassure, elle a un avocat qui, quelle que soit la discourtoisie dont il a cru devoir faire preuve à l'égard de votre serviteur, demeure incontestablement un excellent avocat, et même un des meilleurs de France. Le tribunal a eu la sagesse de ne pas assortir sa décision de l'exécution provisoire, donc l'appel en suspendra tous les effets. Néanmoins, le tribunal soulève dans sa décision des points non dénués de toute pertinence. Sandra Muller a été victime de quelque chose que je connais bien et que je me garderai de lui reprocher : la précipitation sur Twitter. De celle qui vous fait écrire "institut" au lieu de "pacte", ou employer des mots maladroits, comme le verbe "balancer" et le mot "porc" (ou le mot caca, soit dit en passant). À titre personnel, je comprends l'argument disant que l'important n'est ni le verbe ni le nom mais le comportement dénoncé. Pour tout dire, j'y adhère, pour ce que ça vaut. Le problème avec l'emploi de mots violents pour dénoncer un comportement violent tellement entré dans les mœurs qu'on ne le remarque plus quand on n'est pas celle qui le reçoit, c'est qu'il offre un boulevard aux personnes se demandant si elle n'ont pas un jour été elles-mêmes un porc balançable pour détourner le sujet en surjouant l'indignation sur le vocabulaire employé pour dénoncer le comportement. Et on y a eu droit dans les mois qui ont suivi, à l'indignation vertueuse des exégètes du mot balancer, avec points Godwin à la clé.

Il demeure, est j'espère ne pas subir votre ire de ce chef, que dans ce genre de circonstances, il peut aisément se produire un phénomène de bouc émissaire, où, dès qu'une personne sera pointée du doigt, elle se prendra une avalanche d'opprobre et d'attaques qui en sont pas sans rappeler par leur disproportion les Animaux malades de la peste de La Fontaine. Éric B., cela semble acquis, s'est comporté avec Sandra Muller comme un gougnafier fini lors d'une soirée professionnelle où l'on se doute qu'il n'a pas carburé qu'à l'eau de Vittel. Sandra Muller ne prétend jamais, à aucun moment qu'il serait allé au-delà des paroles, jusqu'à un acte physique transgressant la loi pénale (ce en quoi je diffère avec l'analyse du tribunal qui voit dans les propos l'imputation du délit de harcèlement sexuel). Or Éric B. semble avoir subi en répercussion une mise au ban comme s'il avait commis des faits similaires à ceux imputés à Harvey Weinstein, par un déshonneur par association, alors que les faits sont sans commune mesure, on doit cette vérité aux victimes du producteur américain. Cela semble avoir préoccupé le tribunal, qui a choisi la voie de la sévérité pour dissuader les dérives.

— Je ne suis pas convaincue mais je comprends votre position. Au fait vous disiez qu'un moyen n'avait semble-t-il pas été soulevé qui pourrait changer bien des choses en appel ?

— En effet. Il ressort du jugement, qui est le seul document dont je dispose, que si l'exception de vérité et la bonne foi ont bien été soulevés, un moyen autonome tiré de l'article 10 de la CEDH, lui, ne l'a pas été.

— Et que dit cet article ?

— C'est l'article de la Convention européenne des droits de l'Homme (CEDH) qui protège la liberté d'expression. Or la cour européenne a une vision très libérale (rappel : ce n'est pas un gros mot) de cette liberté, qui devient quasi absolue dès lors que l'on touche à un débat d'intérêt général. La cour exige que plus l'intérêt du propos est général, plus la liberté d'expression soit large, frôlant l'absolu en matière politique. C'est un moyen autonome dans le sens où il n'a pas à se conformer aux conditions restrictives du droit interne liées à l'exception de vérité ou de bonne foi. Si le débat est d'intérêt général, le propos doit être protégé, peu importe qu'il soit excessif dans son expression. Spoiler alert : je dois beaucoup à cet article.

Or ici, le tribunal ne semble pas avoir été saisi expressément d'un argument disant : vu l'intérêt général de la dénonciation du comportement inapproprié que les femmes subissent au quotidien dans leur milieu professionnel, la liberté d'expression protège le propos. Le tribunal enferme l'article 10 dans les conditions de la bonne foi. Je pense qu'un argument d'appel invoquant l'article 10 de la CEDH de manière autonome aura de bonnes chances de triompher. Cela dit avec toutes les réserves du commentateur qui n'a que la décision et pas le détail des écritures des parties.

— Maître, merci de ces lumières. J'attendrai donc le résultat de l'appel.

— Par pitié, n'attendez pas si longtemps pour revenir.

— Promis, maître, à une condition : que vous n'attendiez pas si longtemps pour publier un nouveau billet.

— Le coup est rude, chère lectrice, mais régulier. Vous avez ma promesse en retour.

Proroger l'inévitable

Par : Eolas

Boris Johnson, premier ministre de sa gracieuse Majesté, vient d'annoncer par surprise la fin de la session parlementaire du Royaume-Uni, provoquant là-bas, la colère de nombres de figures politiques de premier plan, et ici des regards embarrassés sur ce que diable était cette prorogation et pourquoi diable met-elle tout le monde en colère. Le droit français ne me suffisant pas, je me suis toujours intéressé aux droits étrangers, et le droit britannique, et son petit cousin turbulent le droit américain, m'ont toujours passionné. Je ne vais pas me bombarder membre du Privy Council, mes lecteurs plus au fait que moi des us et coutumes au pays de Sa Majesté me pardonneront et auront la légendaire courtoisie de leur pays de rectifier mes quelques erreurs, que je promets de cantonner au strict minimum.

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Au Royaume-Uni, les sessions parlementaires n'ont pas de durée fixe, hormis bien sûr la durée de la législature, qui est de cinq ans. L'usage est qu'elles durent peu ou prou la durée de l'année civile, et jusqu'à ce que l'essentiel soit bouclé. Le Premier ministre décide alors de marquer une étape dans son mandat, comme une respiration démocratique, en suspendant le parlement, ce qu'on appelle, gare au faux-ami, une prorogation. A ne pas confondre avec une simple suspension des travaux (recess) pour les vacances ou les fêtes.

Ça se passe comment ?

Comme toujours chez nos cousins d'outre-manche, avec des paillette, des fanfreluches, et de la pompe. La décision de suspendre la session est prise par le Privy council, le conseil privé de la reine. Ce conseil privé fut du temps de la monarchie exerçant réellement le pouvoir le véritable gouvernement du royaume. Il perdra ce rôle après la guerre civile (1642-1651) et lors de la restauration de la monarchie, ce rôle passa à un conseil plus restreint de membres choisis parmi la chambre des Communes, le Cabinet. C'est encore le nom de l'actuel gouvernement britannique. Aujourd'hui, le Privy Council est présidé par le Lord President, membre de droit du Cabinet, qui est généralement le ministre en charge des relations avec les Communes (Leader of the House of Commons) ou de la chambre des Lords (Leader of the House of Lords). C'est actuellement le premier de ces ministres, Jacob Rees-Mogg, fervent partisan du Brexit, qui a cette charge. Autant dire que les décisions du Privy Council sont toujours une émanation de la volonté du Gouvernement (sauf pour ses attributions judiciaires qu’il conserve sur quelques territoires ultra-marins, sépraration des pouvoirs oblige). Une demande de ‘’prorogation’’ est une formalité : le Privy Council conseille à la reine de suspendre, et aussitôt, la reine suspend, trouvant que c’est une excellente idée.

L’annonce est lue par le ministre des relations avec la Chambre des Lords (Leader of the House of Lords), ainsi formulée : My Lords, it not being convenient for Her Majesty personally to be present here this day, she has been pleased to cause a Commission under the Great Seal to be prepared for proroguing this present Parliament.

Messeigneurs, sa Majesté ne puit être présente ici ce jour, il lui a plu désigner une commission sous le Grand Sceau de se préparer à suspendre le présent Parlement. Entrent alors les cinq Pairs (qui ne sont pas dix) ainsi désignés, tous membres du Privy Council, dans leur robe avec leur bicorne, et prennent place sur l’estrade où siège la reine. Ils enjoignent à la Verge Noire, oui, c’est son titre, Black Rod, où le gentilhomme huissier à la verge noire (Gentleman Usher of the Black Rod) de prier les membres de la chambre des communes de les rejoindre céans, ce qu’il fait sans désemparer. Black Rod est le responsable du service d’ordre de la Chambre des Lords, l’équivalent du sergent d’armes (Serjeant-At-Arms) des Communes. La Chambre des Communes arrive promptement, car les deux chambres siègent chacune à un bout d’un couloir à Westminster. Notez que le Congrès des États-Unis a copié cette disposition, le Sénat et la Chambre des Représentants siégeant chacun dans une aile du Capitole.

Les députés des Communes se massent debout dans un petit parc au fond alors que les Lords sont bien installés, alors que dans le système parlementaire, ce sont les Communes le boss de fin de niveau. Mais la cérémonie emprunte à une étiquette remontant à un temps où les Lords avaient la haute main, et n’a jamais été modifiée depuis. Il en va du parlementarisme britannique comme de la cuisine de ce pays : les apparences sont une chose, la réalité qu’elle cache peut être fort différente. Des représentants de la Chambre des Commune, dont son président, le Speaker, le Clerc et le Sergent d’Armes vont saluer la Commission Royale qui les salue en retour : les Pairs ôtent leur chapeau, sauf les femmes qui inclinent la tête, les représentants se courbent. L’ordre royal désignant sa Commission est lu par le Clerc Lecteur, puis le Clerc de la Couronne lit la liste des lois qui ont été votées (les principales, bien sûr, pour marquer le coup). A chaque fois, le Clerc du Parlement se tournent vers les députés des Communes et dit, en vieux français dans le texte : ‘’La reyne le veult!’’, ce qui représente le consentement royal qui promulgue la loi. Ensuite, le ministre de la Chambre des Lords lit un discours de la reine, écrit par le Cabinet, qui fait un résumé de l’année passée. Elle est immanquablement ravi du bon travail des parlementaires et pleine d’espoir pour l’avenir. Le parlement est alors suspendu jusqu’à la prochaine cérémonie d’Ouverture des États (State Opening) que je vous raconterai une prochaine fois car elle est très drôle avec ses portes qui claquent, mais hors sujet ici.

Disons que cette cérémonie, dont la date est fixée dans une fourchette prévue par l’ordre d’ajournement du parlement, consiste essentiellement en un discours de la reine (écrit par le premier ministre) annonçant les grandes lignes de l’action du Gouvernement, une sorte de discours de politique générale, sans débat ni vote. Ce délai est très court, de l’ordre de quelques jours, typiquement deux semaines, parfois moins, essentiellement pour préparer la réouverture de la session.

Juridiquement, ça a quelles conséquences ?

La prorogation est un coup de balai qui nettoie les étagères : toutes les motions, tous les projets et propositions de loi en cours de discussion sont jetées à la poubelle, les questions écrites non répondues sont considérées comme non avenues, on repart à zéro. Des textes importants peuvent échapper à la mort si elles ont bénéficié d’une motion dite de carry-over, de transport (d’une session à l’autre comme on passe un bien d’une rive à l’autre). Pendant l’ajournement, le parlement a perdu ses prérogatives : il ne peut ni siéger ni délibérer. Cela vient du temps où le parlement n’était convoqué que sur ordre du roi pour légiférer sur les points relevant de sa compétence (essentiellement les finances) et où il lui était interdit de siéger en dehors de cela pour ne pas empiéter sur l’autorité royale.

S’agissant du Brexit, cela peut avoir deux conséquences, diamétralement opposées. L’accord conclu avec l’UE pour la sortie du Royaume-Uni présenté par Theresa May a été rejeté deux fois par le Parlement. En principe, un texte rejeté ne peut pas être représenté au vote durant la même session. Ouvrir une nouvelle session permet de proposer à nouveau aux Communes de ratifier le texte. L’autre est qu’en ajournant durablement le Parlement, le Cabinet le met face au fait accompli, le privant du temps d’empêcher que le temps fasse son œuvre car en l’état, si rien ne se passe, le Royaume-Uni sort de l’UE le 31 octobre sans aucun cadre juridique encadrant cette sortie. C’est l’option kamikaze que semble privilégier Boris Johnson, car l’ajournement qu’il a demandé est de plus d’un mois, allant au plus tard du 12 septembre jusqu’au 14 soit à deux semaines de l’échéance. Cela revient à priver le Parlement du pouvoir de s’opposer à un no-deal Brexit, position qu’il a pourtant expressément adoptée lors de l’actuelle session. C’est un coup de force légal. Cela permet en tous cas au premier ministre d’éviter le risque d’une motion de censure et de neutraliser l’offensive menée par le parti travailliste, qui proposait de se rallier au panache blanc de Jeremy Corbyn le temps pour lui de reporter le Brexit et de convoquer un nouveau referendum sur le Brexit ce qui était sans doute le but premier de la manœuvre.

Le Parlement peut-il s’y opposer ?

Ça me paraît difficile, mais nous entrons dans des terres inexplorées ici vu la nouveauté des événements, et je ne vais pas me prétendre constitutionnaliste du droit anglais. Un acte de la reine, comme l’est l’acte d’ajournement, ne peut être attaqué : la reine est irresponsable politiquement. Mais des juristes planchent déjà sur la possibilité d’attaquer en justice non l’acte de la reine, mais le conseil donné par le Privy Council, dirigé par un membre du cabinet, qui lui est politiquement responsable. La reine ayant été mal conseillée, son ordre pourrait être rapporté une fois que la lumière sera revenue à ses yeux.

La dernière fois qu’un premier ministre a utilisé un ajournement pour esquiver un débat embarrassant pour lui, c’était John Major en 1997, pour suspendre le Parlement jusqu’à son terme à l’approche des élections générales. Qu’il a perdues, amenant au pouvoir Tony Blair et les Travaillistes. La fois précédente remonte à 1948 et la réforme du Parlement voulue par Atlee, et la fois précédente en 1831, là encore dans une crise de réforme des institutions. Ce n’est donc pas un événement anodin.

Pour en finir avec les fiches S

Par : Eolas

Comme après chaque attentat, des démagogues relancent l’idée, en apparence frappée au coin du bon sens, de priver de liberté d’une façon ou d’une autre les « fichés S » au nom du réalisme et du pragmatisme, qui en réalité sont les cache-sexes de leur idéologie.
Face aux objections qui leur sont faites, notamment que cette mesure serait inefficace et gravement attentatoire aux droits de l’homme, leur réplique est toute prête : eux sont prêts à assumer des mesures fermes qui nous protégeraient.
Cette mécanique aussi fiable qu’un coucou suisse me lasse depuis longtemps. Il est temps d’en finir avec les fiches S, une bonne fois pour toutes. Non pas en les supprimant, elles ont leur utilité, qui est faible, mais qui a le mérite d’exister. En comprenant de quoi il s’agit et pourquoi l’internement des fichés S serait une idée profondément stupide, tellement stupide qu’elle devrait faire perdre à celui qui la professe tout espoir de poursuivre une carrière politique.
Alors de quoi parle-t-on exactement ?
Une fiche fait partie d’un fichier, comme l’aurait dit monsieur de la Palice. En l’occurrence, du Fichier des Personnes Recherchées (FPR). Ce fichier existe depuis fort longtemps, à tel point que nul ne saurait le dire avec exactitude, du fait que les premiers fichiers de police étaient créés par simple circulaire interne et ne faisaient l’objet d’aucun encadrement. Aujourd’hui, le FPR repose sur le décret n° 2010-569 du 28 mai 2010 relatif au fichier des personnes recherchées. C’est un fichier informatisé, accessible aux services de police et de gendarmerie. Il est en principe consulté lors des contrôles d’identité, des contrôles routiers, et de toute procédure où l’identité d’un suspect est enregistrée, comme une garde à vue. Chaque fiche relève d’une catégorie, il y en a 21, dont l’objet varie grandement (voyez l’article 2 du décret pour un aperçu). Elle indique l’identité complète de la personne (pour éviter toute confusion avec un homonyme), et c’est un point essentiel, la conduite à tenir en présence de l’individu et l’autorité ayant ordonné l’inscription, pour lui en référer.
À titre d’exemple, il existe les fiches M, concernant les mineurs en fugue, les E, qui concernent les étrangers faisant l’objet d’une obligation de quitter le territoire, les V, qui concernent les évadés, les AL, pour aliénés, qui font l’objet d’une hospitalisation sous contrainte mais se sont échappés, on y trouve même les fiches T, pour débiteurs du Trésor, et les fiches PJ, qui sont celles auxquelles je suis le plus souvent confronté, qui concernent la justice. Pas nécessairement les mandats d’arrêt, qui font bien sûr l’objet d’une telle fiche, mais aussi les personnes sous contrôle judiciaire. Ainsi, un conjoint violent, placé sous contrôle judiciaire dans l’attente de son jugement, sera inscrit au FPR avec la mention des lieux où il a interdiction de paraître et les personnes qu’il lui est interdit de rencontrer. S’il est contrôlé dans un de ces lieux ou en présence d’un de ces individus, la conduite à tenir précisera qu’il faudra l’appréhender et informer le parquet de tel tribunal pour une éventuelle révocation du contrôle judiciaire et placement en détention.
Les fiches PJ sont donc créées sur ordre de la justice, mais ce n’est pas le cas de toutes.
Et notamment des fiches S, pour sûreté de l’État.
Les fiches S sont créées à l’initiative des services de renseignement (principalement, la Direction Générale de la Sûreté Intérieure, la DGSI). Notamment donc, mais pas seulement, les services antiterroristes. Les fiches S ne concernent pas seulement les djihadistes, mais aussi l’extrême droite et l’extrême gauche, dont certains éléments sont susceptibles d’actions violentes qui ne s’inscrivent pas dans une démarche terroriste au sens du code pénal.
Ce que ne comprennent pas, ou feignent de ne pas comprendre nos thuriféraires de l’internement, c’est que ce ne sont pas des fiches de recherche dans le sens de “nous savons que cet individu se prépare à commettre un attentat, il faut le retrouver avant qu’il ne passe à l’acte”. C’est une fiche de surveillance. La conduite à tenir en présence d’un fiché S est toujours peu ou prou la même (il existe 16 variantes de la fiche S) : laisser repartir l’individu et signaler les date, heure et lieu de ce contrôle à tel service de renseignement. Cela permet à ces services d’être “pingué” comme ont dit en informatique, c’est à dire qu’on leur envoie l’information que tel individu sur lequel ils gardent un œil a été vu tel jour à tel endroit. Si c’est en bas de son domicile, le signalement sera archivé (mais gardé, ça peut toujours servir de savoir où il était ce jour-là dans une enquête future). Si c’est loin de chez lui, mais à proximité du domicile d’une autre personne surveillée, ou à proximité d’un objectif potentiel, ce “ping” peut donner lieu à ouverture d’une enquête, en tout cas attirer l’attention des services de renseignement sur lui. Les fiches S, dont le nombre exact est inconnu, mais semble tourner autour des 20 000 dont 10 500 liés à la mouvance djihadiste1, permettent aux services de renseignement de placer sous surveillance un grand nombre de personnes repérées comme potentiellement dangereuses sans mobiliser des milliers de fonctionnaires sur la tâche alors que la plupart de ces personnes ne commettront aucun acte terroriste.
Lorsqu’un attentat est perpétré, on découvre assez souvent que l’auteur, ou les auteurs, étaient fichés S. Si je ne m’abuse, sur les 32 personnes ayant commis un attentat en France depuis 2012, en comptant celui de la rue Monsigny, 21 étaient fichées S.
Ce qui veut dire a contrario que 11 ne l’étaient pas, ce qui fait 34%, mais surtout que 99,79% des fichés S ne sont pas passés à l’acte ces six dernières années. Ce sont des pourcentages qui devraient déjà faire réfléchir les amateurs de solutions simplistes.
Mais surtout, puisque même 99,79% de marge d’erreur n’est pas de nature à effrayer ceux qui sont sûrs (à tort ou à raison) de ne pas faire partie des victimes collatérales, tant «on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs » est un proverbe de mangeurs d’omelettes mais pas un proverbe œuf, la surveillance d’un grand nombre de suspects opérée par le FPR-S suppose une condition sine qua non pour être un tant soit peu efficace : il faut que l’intéressé ne sache pas qu’il fait l’objet d’une telle fiche. Il est indispensable qu’un fiché S contrôlé dans la rue se voit rendre sa carte d’identité avec un “merci monsieur, tout est en ordre” par le policier et puisse vaquer à ses activités pendant que le signalement remonte aux services de renseignement.
Or l’internement dans un centre serait, arrêtez-moi si je me trompe, un indice certes subtil mais assez révélateur qui pourrait faire déduire à la personne internée qu’elle fait l’objet d’une telle surveillance. Ainsi, l’internement des fichés S, qui est matériellement irréaliste, juridiquement infaisable, serait en outre un coup porté au renseignement intérieur dont le rôle est de déjouer les attentats en préparation, et un cadeau royal fait aux cellules terroristes, en leur révélant lesquels de leur sympathisants sont repérés et a contrario lesquels ne le sont pas. Autant leur donner une copie du fichier S, ça coûterait moins cher pour le même résultat.
Face à la menace terroriste, nous devons, sans cesse, garder à l’esprit un point essentiel. Le terrorisme ne vise pas à nous anéantir. Il en est incapable. Abou Djaffar le dit mieux que je ne saurais le faire, alors je lui emprunte la conclusion de son billet que je vous invite à lire, car j’en partage jusqu’à la moindre virgule :

 

le succès d’un attentat se mesure à ses conséquences politiques, pas à son bilan initial, qui relève de l’opérationnel. Plus un attentat est meurtrier, évidemment, et plus ses conséquences seront importantes en raison de l’émotion suscitée, mais le dernier mot appartient, in fine, aux victimes, aux élus et à nous tous, communauté nationale. Face à une menace jihadiste très élevée, durable et évolutive, nous sommes les acteurs de notre survie en tant que société. Celles et ceux qui hurlent à la mort, écrivent des horreurs définitives après chaque tragédie sans rien en connaître (souvenez-vous des saillies de Manuel Valls après Münster) et appellent à de (fausses) solutions foulant au pied l’État de droit et les valeurs pour lesquelles nous nous battons et pour lesquelles nous sommes attaqués sont plus que les idiots utiles de nos ennemis : ils en sont, selon une tradition solidement établie dans ce pays, les collaborateurs candides et zélés.


  1. Source : déclaration de Manuel Valls, alors premier ministre, sur le plateau du Petit Journal, 24 novembre 2015. ↩︎

Pour en finir avec la séparation des pouvoirs

Par : Eolas

Dans ce qu’il est convenu d’appeler l’affaire Fillon, une étrange argumentation juridique a fait son apparition qui, au-delà du fond de l’affaire, sur laquelle je me garderai bien de me prononcer, du moins avant d’avoir reçu une solide provision sur honoraires, me laisse pour le moins pantois.

Rappelons brièvement les faits : des révélations successives par la presse ont mis au jour le fait que le candidat LR à la présidence de la République a longtemps salarié son épouse grâce à l’enveloppe attribuée à chaque député pour pouvoir salarier des assistants parlementaires, que ce soit à l’assemblée pour le travail parlementaire proprement dit ou dans la circonscription pour assurer une présence permanente de l’élu. Ce qui en soit est critiquable mais, en l’état des textes, légal. Là où le bat blesse, c’est qu’il semble n’y avoir eu aucune contrepartie réelle à un salaire largement au-dessus des montants habituels, les explications fournies par l’intéressés ou ses soutiens (dans le sens où la corde soutient le pendu) étant embrouillées, contradictoires, et parfois accablantes.

Le parquet national financier a donc ouvert une enquête préliminaire sur ces faits, qui est encore en cours au moment où j’écris ces lignes.

Et c’est dans ces circonstances qu’une tribune de juristes courroucés a été publiée sur Atlantico (oui, je sais, Atlantico…), prétendant opposer des arguments juridiques à l’existence même de ces poursuites (promesse rarement tenue vous allez voir). D’ailleurs, les soutiens plus ou moins affichés à François Fillon se sont tous bien gardés de reprendre à leur compte ces arguments, se contentant de dire “Si autant de juristes le disent, ça ne peut pas être inexact”. Etant moi-même juriste, je suis flatté de l’image d’infaillibilité qu’ils souhaitent ainsi conférer à ma discipline, mais je crains que cette prémisse ne soit fausse. Les juristes se trompent, parfois volontairement, car c’est leur devoir de se tromper pour qu’une contradiction ait lieu. Mais jamais la signature du plus éminent des juristes n’a été la garantie de la véracité irréfutable de ce qu’il avance. Écartons donc l’argument d’autorité, qui est haïssable par principe, et inadmissible en droit.

Voyons donc en quoi consiste cette démonstration.

D’emblée, les auteurs, craignant sans doute le reproche de la modération, qualifient cette affaire de “Coup d’État institutionnel”. Rien que ça. Un coup d’Etat consiste à renverser par la force les institutions d’un régime afin d’y substituer un pouvoir provisoire non prévu par les textes en vigueur. N’en déplaise à ces augustes jurisconsultes, M. Fillon n’est que candidat déclaré, accessoirement député de Paris, mandat qu’il a exercé avec parcimonie, et s’en prendre à lui en cette qualité de candidat, fût-ce illégalement, ne saurait s’apparenter à un coup d’Etat, puisqu’on ne saurait renverser un simple impétrant. Néanmoins, ce texte dit que ce terme “définit parfaitement” les “manœuvres” employées pour l’empêcher de concourir à l’élection. Ce n’est pas une métaphore ni une hyperbole : c’est une “définition parfaite”. Voilà qui commence mal.

Passons sur les passages complotistes des deux paragraphes suivants, car oui, c’est un complot, et le coupable est désigné : c’est François Hollande, qui fait cela pour que son “héritier” Benoît Hamon soit élu. Visiblement, ces juristes connaissent aussi mal la loi que les mœurs du parti socialiste, car imaginer un complot de Hollande pour porter Hamon au pouvoir, pour qui sait l’état des relations des deux hommes, prête à sourire. Voici les arguments de droit :

1 - On imputerait à François Fillon des faits qui ne tombent pas sous le coup de la loi pénale car le délit de détournement de fond public ne pourrait être juridiquement constitué.

Tout d’abord, si j’en crois le communiqué du parquet national financier, l’enquête porte sur des faits qualifiés de détournements de fonds publics, abus de biens sociaux et recels de ces délits, or la tribune de ces juristes passe sous silence ces dernières qualifications.

Sur le détournement de fonds publics, les auteurs rappellent que ce délit ne peut être reproché qu’à une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public, un comptable public, un dépositaire public ou l’un de ses subordonnés, ce qui selon eux n’inclurait pas les parlementaires.

Cette affirmation mériterait d’être étayée, ce qu’elle n’est pas. Et pour tout dire, elle est douteuse.

La loi ne donne pas de définition d’une personne chargée d’une mission de service public. Mais cette notion se retrouve dans d’autres délits, tels que l’outrage, ou dans des circonstances aggravantes, comme pour les violences. Si une brève recherche ne m’a pas permis de trouver un arrêt de la cour de cassation consacrant qu’un parlementaire serait une personne chargée d’une mission de service public, je n’ai trouvé aucun arrêt rejetant cette possibilité. Dire qu’un représentant de la Nation (ou des territoires pour le Sénat), chargé de voter la loi et de contrôler l’exécutif, qui a le pouvoir de se faire ouvrir sans préavis tout lieu de privation de liberté pour qu’il puisse le contrôler, et bénéficie du fait de ses fonctions d’une immunité et d’une inviolabilité ne remplirait pas une mission de service public, tandis qu’un président d’une fédération départementale de chasseurs (Crim. 8 nov. 2006, no 05-86.325), un interprète agissant sur réquisitions (Crim. 20 nov. 1952, Bull. crim. n°276) ou les responsables d’une association exerçant une activité de formation financée par des fonds publics (Crim. 11 oct. 2000, n° 00-81.879) oui, serait insultant pour le parlement. En tout cas ça mériterait une démonstration plus élaborée qu’un simple “évidemment”, qui est l’intégralité de la démonstration des auteurs.

Et comme le rappelle le professeur Beaussonie sur son blog, quand bien même cet outrage serait fait aux parlementaires que nous retomberions dans le droit commun de l’abus de confiance, puni certes seulement de trois ans de prison et non dix, mais qui n’exige aucune qualité particulière de l’agent. Une simple requalification réglerait le problème juridique, s’il y en avait un.

2 - Il serait “plus que douteux” que les sommes versées à un parlementaire pour organiser son travail de participation au pouvoir législatif et au contrôle du pouvoir exécutif puissent être qualifiés de fonds publics.

Là encore, ce “plus que douteux” n’est pas étayé. Pour ma part, je suis dubitatif sur le fait que des fonds, tirés du budget de l’assemblée (lui même abondé par l’impôt), remis à des élus pour l’exercice de leur mandat ne seraient pas des fonds publics.

Mais soit. Admettons un instant que ces fonds soient, on ne sait comment, privés. Eh bien peu importe. L’article 432-15 du code pénal punit le détournement de fonds “publics ou privés” dès lors qu’ils ont été remis à une personne chargée d’une mission de service public à raison de sa mission, ce qui s’agissant de l’enveloppe salariale pour les assistants parlementaires me paraît difficilement contestable.

4 - La procédure pénale serait engagée illégalement.

Oui, je sais, il n’y a pas de 3. En fait si, il est plus loin car il sera le cœur de ce billet et lui a donné son titre.

L’argument est ici plus étayé. Les auteurs rappellent que le domaine d’action du parquet national financier est fixé par l’article 705 du code de procédure pénale, qui dispose, en version élaguée, que

Le procureur de la République financier (vrai nom du procureur national financier, NdEolas), le juge d’instruction et le tribunal correctionnel de Paris exercent une compétence concurrente à celle qui résulte [des règles habituelles] pour la poursuite, l’instruction et le jugement des infractions suivantes :

1° Délits prévus aux articles 432-10 à 432-15,[…] du code pénal, dans les affaires qui sont ou apparaîtraient d’une grande complexité, en raison notamment du grand nombre d’auteurs, de complices ou de victimes ou du ressort géographique sur lequel elles s’étendent […].

Or, s’exclament nos jurisconsultes, cette affaire ne relève d’aucun de ces délits (puisqu’ils contestent que le délit de détournement de fonds publics de l’article 432-15 soit constitué) et en tout état de cause ne sont pas d’une grande complexité. Dès lors, selon eux, le procureur national financier a excédé ses pouvoirs, et ces poursuites sont illégales.

Well, allow me to retort.

Première question : quelles poursuites ? À ce jour, aucune poursuite n’est engagée. Le Parquet national financier a ouvert une enquête préliminaire qui vise à déterminer ce qui s’est passé, mettre les preuves des faits à l’abri de toute broyeuse facétieuse, afin que, dûment éclairé, il pût décider d’engager ou non, des poursuites. Engager des poursuites signifie que le parquet prend la décision irrévocable de confier le dossier à un juge. Soit directement la juridiction de jugement, soit un juge enquêteur, le juge d’instruction, qui continuera la recherche de la vérité avec des moyens juridique accrus, mais décidera des suites à donner sans que le parquet puisse s’y opposer autrement qu’en donnant son avis.

Deuxièmement, nos éminents juristes font une confusion de débutant, en appliquant au parquet les règles de compétence des juges. Rappelons qu’en droit, le mot compétence a un sens précis qui n’a rien à voir avec les qualités de juriste. La compétence est le pouvoir de juger telle affaire, pouvoir conféré par la loi. Si je dis à un juge qu’il est incompétent, il n’est pas outragé, au contraire, il est ravi, puisque je lui offre la possibilité de se débarrasser d’un dossier.

Pouvoir de juger, donc qui ne concerne que les juges. Et pour eux c’est une règle essentielle : un jugement rendu par un juge incompétent est nul. C’est une limite essentielle au pouvoir du juge. La compétence est traditionnellement divisée en deux types : la compétence matérielle et la compétence territoriale. La compétence matérielle est celle qui définit les attributions de tel ou tel juge. Un juge aux affaires familiales peut vous divorcer, il ne peut pas vous envoyer en prison. Le juge correctionnel, lui, peut vous envoyer en prison, mais pas vous divorcer. La compétence matérielle détermine aussi la procédure applicable pour lui soumettre une demande qu’il est obligé de traiter. Cet acte, qui consiste à mettre un juge dans l’obligation de statuer, s’appelle saisir un juge. Une demande adressée à un juge incompétent ne peut être reçue par lui, elle est dite irrecevable. Le juge la rejette sans même l’examiner, car la loi ne lui donne pas le pouvoir de trancher. La compétence territoriale est purement géographique. De tous les juges aux affaires familiales de France, un seul peut effectivement vous divorcer : celui du tribunal où est la résidence de la famille. Cette règle a aussi son importance : elle empêche de choisir son juge, puisque la loi s’en occupe. Dans certaines situations, plusieurs juges peuvent être compétents territorialement. Dans ce cas, on peut saisir n’importe lequel, sachant que ce choix est irrévocable.

S’agissant du ministère public, la question de la compétence matérielle ne s’est jamais posée. Le ministère public est compétent pour tout. Il peut même s’inviter dans votre divorce s’il le veut, comme partie jointe, pour donner son avis. Il est le bienvenu partout, et même les salles d’audience civiles ont un bureau prévu pour que le procureur vienne s’y asseoir s’il le souhaite (c’est rare, je ne vous le cache pas). Seule se pose la question de sa compétence territoriale. Le ministère public est divisé en parquets, un par tribunal de grande instance et par cour d’appel, où il prend le titre de parquet général et chapeaute les parquets des tribunaux de son ressort. Ces dernières années ont vu des réformes créant des exceptions à cette division géographique bien sage, avec la création de la section antiterroriste dans les années 80, du pôle financier et santé publique de Paris en 2000, des JIRS, les Juridictions Inter-Régionales Spécialisées en 2004, et des pôles de l’instruction en 2007, qui font échapper les affaires complexes aux petits tribunaux de grande instance. Le procureur national financier est la dernière des ces exceptions, créé en 2013. Dans notre affaire, les parquets naturellement compétents pour engager des poursuites seraient ceux de Paris (siège de l’assemblée, où les fonds ont été confiés) et du Mans (domicile du détourneur, domicile de la bénéficiaire, et lieu du détournement, constitué par le dépôt sur un compte de l’agence du Crédit Agricole de Sablé Sur Sarthe). Le procureur national financier tire quant à lui sa compétence de la qualification de détournement de fonds public (ou privé), compétence concurrente, conflit qui a été réglé par l’ouverture de la préliminaire : premier à avoir agi, il reste en charge de ce dossier, et ses collègues parisien et manceau n’ont aucun moyen d’exiger que ce dossier leur soit transmis (je doute qu’ils en aient envie, cela dit).

Mais quelle est la sanction du non respect de ces règles de compétence territoriale ? La cour de cassation a répondu à la question en 2008 par un attendu lapidaire : un justiciable soulevait la nullité du réquisitoire introductif ayant saisi le juge d’instruction en disant que le procureur de la République était territorialement incompétent ; la cour lui répond ” seuls peuvent être annulés les actes accomplis par un juge manifestement incompétent” : Crim. 15 janv. 2008, n°07-86.944.

La question de la compétence matérielle du ministère public ne s’est jamais posée pour les raisons ci-dessus rappelées : le ministère public est partout chez lui dans le prétoire. Les auteurs de cette tribune tentent de la soulever, en considérant que la compétence prévue par l’article 705 serait prévue à peine de nullité. C’est audacieux, reconnaissons-le, de créer une compétence matérielle du parquet, et j’avoue apprécier beaucoup en tant qu’avocat de la défense l’idée de pouvoir interdire à un procureur d’agir ; mais hélas ça ne tient pas. D’abord, il n’y a pas de nullité sans texte ; or jamais la loi du 6 décembre 2013 n’a posé cette sanction au domaine d’action du procureur national financier et jamais le législateur ne l’a envisagé, dont François Fillon qui a voté le texte prévoyant la création du procureur national financier.

Poser la question à ce stade est d’ailleurs absurde et juridiquement prématuré. Absurde, car comment peut-on savoir si des faits sont ou non des détournements de fonds, et particulièrement complexes (et à partir de quel stade de complexité est-ce particulièrement complexe ?) avant d’avoir enquêté sur eux ? Si l’enquête révélait des faits délictueux mais d’une simplicité enfantine, le parquet national financier pourrait se livrer au sport favori des parquetiers : refiler le dossier à des collègues territorialement compétents, discipline très pratiquée et qui porte le nom de shootage de dossier. L’enquête qu’il aura menée n’en sera pas affectée dans sa validité et pourra être utilisée telle quelle par le procureur local naturellement compétent. Prématuré enfin car cette question ne peut être posée qu’au moment où le dossier arrive pour la première fois devant un juge, que ce soit pour le jugement au fond, ou devant le juge d’instruction si celui-ci est saisi. C’est la loi. Oui, c’est agaçant quand on est avocat de voir une belle nullité en garde à vue et de devoir attendre plusieurs mois pour pouvoir la soulever devant un juge, soit bien après la fin de la garde à vue même manifestement illégale. Mais c’est la règle que le législateur a instauré pour les contestations des procédures. Contestation qui, comme je l’ai expliqué, aura fort peu de chances de prospérer.

3 - Cette enquête serait contraire aux principes constitutionnels, à savoir la séparation des pouvoirs

C’est cette critique, plusieurs fois entendue, qui a retenu mon attention et a donné le nom à cet article. Parce que là, on touche au crime de Lèse-Montesquieu, et avec moi, on ne touche pas à Montesqueu et à Beccaria.

L’argument consiste à dire : “C’est un député, c’est le pognon de l’Assemblée nationale, donc tout ça, c’est le pouvoir législatif, le judiciaire n’a pas le droit de s’y intéresser”, sinon c’est la tyrannie. C’est un vrai élément de langage, d’ailleurs, la “dictature de la transparence” propre au despostisme (car qui connait un pays plus transparent que la Corée du Nord, en vérité ?).

La séparation des pouvoirs est bien un principe essentiel de la République démocratique. Rappelons toutefois le sens exact de cette expression. Et pour cela un peu d’histoire s’impose.

L’Ancien Régime n’a pas été deux millénaires d’absolutisme. Loin de là. L’absolutisme fut en fait une invention récente et ne couvre le règne que de trois rois. En fait, pendant l’essentiel de l’ancien régime, le pouvoir royal, qui va peu à peu prendre en importance, a toujours été limité, non par des règles écrites et clairement définies, mais par la tradition et les usages, qu’un roi n’aurait pu transgresser sans provoquer bien des troubles intérieurs. Ainsi, le roi sera longtemps considéré comme tenu de gouverner après avoir pris conseil, ces conseillers étant issus de la haute noblesse et du clergé. C’est l’époque dite du gouvernement à grand conseil. Il y avait même un cas de conseil très élargi réunissant sur convocation du roi des représentants de toute la population du royaume, pour prendre les décisions les plus graves comme la création d’un nouvel impôt : les États Généraux. Immanquablement, la haute noblesse va tirer de ce droit de conseiller le roi l’idée que finalement elle ne vaut pas moins que lui, et ma foi serait peut-être à son aise sur ce trône, ou à tout le moins, assises à côté en permanence. Les guerres de religion sont une occasion pour les plus puissants de lorgner sur le trône (coucou le Duc de Guise) et un point de non retour est atteint avec la Fronde. Le jeune Louis XIV ne pardonnera pas sa révolte à la noblesse et va consacrer son règne à la domestiquer. C’est sous son règne que naît l’absolutisme de droit divin : le roi est roi car Dieu l’a voulu, et le contrecarrer, c’est contrecarrer Dieu, rep a sa la noblesse.

Le roi absolu est législateur, il fait la paix et la guerre, gère son royaume, et est fontaine de justice : les juges jugent en son nom et par délégation (voilà pourquoi les magistrats de la cour de cassation portent encore aujourd’hui le manteau royal d’hermine), et il peut décider de juger lui-même n’importe quelle affaire, Nicolas Fouquet en fera les frais. Et c’est cet absolutisme que les Lumières vont critiquer, dont tonton Charles, Montesquieu lui même. Notons que les Lumières n’étaient pas majoritairement pro-démocratie. Il faut se souvenir que la majorité du peuple était illettrée et sans éducation, et l’idée de lui confier la souveraineté était peu attirante pour les bourgeois et la petite noblesse dont étaient issus les philosophes. Ainsi, le modèle de bien des philosophes des lumières est le despotisme éclairé (par des philosophes), ou, pour Montesquieu, un retour de l’aristocratie aux côtés du roi, l’aristocratie incluant les noblesses d’épée, la plus ancienne, mais aussi celle de robe, à laquelle, tiens, quel hasard, appartenait Montesquieu. L’évolution de l’Angleterre, avec ces rois soumis au Parlement, était la référence (cela changera plus tard avec la Révolution américaine qui montrera que la bourgeoisie terrienne, lettrée et éduquée, est parfaitement apte à se prendre en main, et c’est ce modèle qui inspirera le début de la Révolution française).

Dans son Esprit des Lois, il distingue les trois pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire (Livre XI, chap 6) :

Il y a, dans chaque État, trois sortes de pouvoir : la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du choix des gens et la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil. […] Lorsque, dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté ; […] il n’y a point encore de liberté, si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice.

Et pose le principe que

“C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser […] Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir” (Livre XI, chap. 4).

Et pour cela, il faut que ce ne soit pas la même personne qui exerce chacun de ces pouvoirs, car on ne peut se contrôler soi-même (puisqu’on est porté à abuser de son pouvoir, soyez à ce qu’on vous dit).

Voilà le sens de la séparation des pouvoirs : ils sont exercés par des entités séparées POUR POUVOIR SE CONTRÔLER RÉCIPROQUEMENT. L’expression “équilibre des pouvoirs” est d’ailleurs plus proche de la pensée de Montesquieu que le mot séparation, qui n’est qu’un moyen de parvenir à cet équilibre. Les américains ont parfaitement compris Montesquieu et leur Constitution est un modèle de ces checks and balances, le président Trump vient d’en faire l’expérience. La France s’est fourvoyée d’emblée et est poursuivie par cet atavisme : depuis la révolution, la séparation des pouvoirs implique que chacun fait ses affaires dans son coin sans regarder ce qui se passe chez l’autre. Ainsi, la loi des 16 et 24 août 1790, qui posera le principe en son article 13 :

Les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler de quelque manière que ce soit les opérations du corps administratif ni citer devant eux les administrateurs en raison de leurs fonctions.

De là l’idée, encore vivace aujourd’hui, que le gouvernement et la légifération sont des choses trop sérieuses pour que les juges puissent en connaître, et devraient être des zones de non-droit, qui, contrairement à celles des périphéries, ne posent aucun problème républicain.

Mais à y réfléchir, c’est totalement incompatible avec un autre principe essentiel en démocratie : l’égalité devant la loi. Comment peut-on admettre qu’une catégorie de personnes, qui n’ont de cesse de présenter leurs fonctions comme un service du peuple et de la république, presque un sacrifice, les dispenserait de respecter la loi et les mettrait à l’abri de la loi pénale ? Même l’immunité présidentielle absolue de notre Constitution est critiquable ; quant au privilège de juridiction dont jouissent les ministres avec la Cour de Justice de la République, je crois que la récente affaire Lagarde a condamné cette anomalie. Que certaines immunités attachées aux fonctions existent, soit. Ainsi en est-il de l’immunité de parole dont jouit un parlementaire en séance (immunité non absolue, il encourt des sanctions disciplinaires prononcées par l’assemblée, mais ne peut être condamné pour injure ou diffamation par exemple). Les avocats jouissent de la même immunité à la barre d’ailleurs. Mais comment justifier une absence de contrôle de la dépense de l’argent de l’État ? Comment soutenir que les députés pourraient faire bénéficier leurs proches de l’argent qui leur est confié pour l’exercice de leur mandat, voire à leur propre profit, non parce que ça serait légal, mais parce qu’il serait interdit de leur reprocher de l’utiliser à d’autres fins sous peine de mettre fin à la démocratie ? Imaginons qu’un député irritable et mécontent de son assistant parlementaire l’abatte froidement dans son bureau. Invoquera-t-on la séparation des pouvoirs pour refuser qu’on le juge pour meurtre ? Absurde, n’est-ce pas ? C’est pourtant ce raisonnement que proposent les auteurs de cette tribune.

Aujourd’hui, cette séparation des pouvoirs s’exprime essentiellement par le jeu des incompatibilités : un ministre ne peut être député ou sénateur (même si la réforme de 2008 lui permet de récupérer son siège sans élection quand il démissionne) ; un magistrat élu député cesse provisoirement d’exercer ses fonctions (la magistrature s’est débarrassée de quelques boulets grâce à la politique). Les contrôles réciproques existent : l’exécutif peut dissoudre l’assemblée, l’assemblée peut renverser le gouvernement. Le fameux 49.3 s’inscrit dans ce système de contrôle et d’équilibre des pouvoirs, quoiqu’on en dise, puisque l’exécutif met le législatif face à ses responsabilités, en disant “c’est cette loi ou moi”. Soit le législatif renverse le gouvernement, soit il ne le fait pas, et dans ce cas, il est regardé comme ayant adopté la loi casus belli. Mais il ne peut refuser au gouvernement les moyens de son action tout en prétendant le soutenir (ce qui était le mode de fonctionnement habituel de la IVe république).

Et le judiciaire est là pour assurer l’égalité de tous face à la loi, à commencer par ceux qui la votent et qui sont d’autant plus inexcusables de ne pas la respecter.

Ainsi, l’enquête visant un député, fut-il candidat, loin de violer la séparation des pouvoirs, en est une excellente application, de conserve avec un autre principe essentiel qui fait que notre république mérite malgré tout ce titre : l’État de droit, dont le pouvoir judiciaire est le gardien.

Brèves considérations sur l'affaire Christine Lagarde

Par : Eolas

La Cour de justice de la République (CJR) a rendu ce lundi son arrêt dans le volet ministériel de l’arbitrage Tapie. L’ancienne ministre de l’économie a été reconnue coupable du délit de l’article 432-16 du code pénal, à savoir avoir permis, par sa négligence la destruction, le détournement ou la soustraction d’un bien public, en l’espèce des fonds publics, contre les réquisitions du parquet, mais dispensée de peine, avec cet ajout que cette condamnation, comme le permet la loi, ne sera pas mentionnée casier judiciaire, pas même le bulletin n°1, le plus complet, réservé à la justice.

Mon ami Authueil a traité cette affaire du point de vue politique, dans un billet très critique et documenté. Judge Marie, qui n’est pas moins mon amie, a traité sur son blog l’aspect juridique. Il me serait bien difficile d’écrire des choses plus intelligentes qu’eux, et vous épargnerai de la paraphrase, puisque je rejoins en tout point leurs conclusions. La dispense de peine ne me paraissait pas juridiquement possible, non pas tant du fait que la victime n’a pas été indemnisée, mais parce que le trouble à l’ordre public n’a pas cessé. Quant à prononcer une déclaration de culpabilité contre les réquisitions du parquet, mais dispenser et de peine et de B1, c’est à dire ne donner strictement aucune portée à cette condamnation n’a aucune explication juridique.

Je vais donc me risquer à une hypothèse pour trouver un sens à cette décision d’une cour composée, rappelons-le, majoritairement de politiques : douze juges sur quinze sont des parlementaires, députés ou sénateurs, et les décisions se votent à la majorité ; autant dire que les trois magistrats sont réduits à la portion congrue quant au sens de la décision mais la France n’ayant jamais fait sienne la tradition de l’opinion dissidente, ils sont obligés d’être solidaires de la décision quoi qu’elle dise.

Tout au cours du procès, Christine Lagarde a opposé une défense qui laisse Authueil, fin connaisseur des arcanes de l’État, circonspect, pour le moins. Et les douze juges politiques ont dû être tout aussi réservés sur le fait que ce dossier ait pu échapper de son écran radar. Le plus probable est que ce dossier a dû être retiré de sa compétence par le n+1 et le n+2 de Christine Lagarde, c’est à dire le premier ministre et le président de la République d’alors, du fait du caractère sensible du dossier et du caractère intrusif dudit chef. Christine Lagarde a probablement reçu l’ordre de ne pas intenter ce recours. Mais le dire revenait à se fâcher avec l’ancien et le prochain président de la République, ce qui ne se fait pas quand on veut faire carrière. Elle a d’ailleurs expressément assuré que ce n’était pas le cas, et que François Fillon et Nicolas Sarkozy ont donc appris sa décision de ne pas faire de recours en lisant la presse, sans doute.

Cette condamnation sans condamnation, alors que le parquet a requis la relaxe, peut s’interpréter comme une façon de dire “nous ne sommes pas dupes de votre histoire, mais nous comprenons que vous n’aviez pas votre mot à dire”. Ça n’a rien de juridique, et de fait le juriste perdra son latin avant de trouver un sens juridique à cette décision, mais politiquement, ça a du sens. Ça n’en fait certainement pas une bonne décision, et devrait être, espérons-le, l’arrêt de mort de cette juridiction d’exception dont il n’est jamais rien sorti de bon.

Quelques mots sur la primaire de la droite et du centre

Par : Eolas

Le parti Les Républicains organise ce dimanche le premier tour des primaires dites “de la droite et du centre”, curieuse dénomination quand aucun candidat centriste n’y figure, alors qu’il y a un candidat d’extrême droite. La pratique des primaires est assez récente en France, et n’est prévue par aucun texte législatif, ce qui donne immanquablement envie au juriste de chausser ses bésicles et d’en faire une analyse juridique, exercice auquel je me propose de me livrer sans désemparer.

Avant toute chose, évacuons un cliché que j’abhorre comme vous le savez : celui du vide juridique. Le droit, tel la nature, a horreur du vide, et où que vous alliez, vous trouverez le droit. Serais-je en train de dire que les primaires, bien que prévues par aucun texte, auraient une base légale ? Comme le disait mon regretté confrère Cicéron : “un peu mon neveu”.

À tout seigneur tout honneur, la Constitution, qui consacre le rôle des partis dans son article 4 :

Les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage. Ils se forment et exercent leur activité librement. Ils doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie.(…)

Les partis fonctionnent comme ils le veulent, en respectant les principes de la démocratie. Dès lors, une primaire, qui est la désignation par suffrage du candidat que ce parti soutiendra à une élection, relève de sa liberté de fonctionnement, et est conforme à la démocratie s’agissant d’un scrutin.

Un parti politique est une association à but non lucratif (ne riez pas : c’est le parti qui n’a pas la volonté de s’enrichir, non pas ses dirigeants) relevant de la loi du 1er juillet 1901, avec quelques adaptations liées à ses caractéristiques (notamment les lois sur le financement, et des règles fiscales et comptables spécifiques, nous n’entrerons pas dans les détails ici). Une association est un contrat qui crée une personne morale, et les modalités de fonctionnement sont fixées par ses statuts, qui n’est autre que le contrat d’association rédigé. Ces statuts fixent les modalités de fonctionnement du parti, et désigne les organes compétents pour prendre les décisions non déjà tranchées par les statuts. Les statuts sont un peu la Constitution du parti.

Les partis désignent comme ils l’entendent leur candidat à l’élection présidentielle. Pendant longtemps, le principe était que le candidat naturel était le dirigeant du parti, et sa désignation revenait à opter aussi pour un candidat. Le système des primaires s’impose peu à peu depuis 10 ans. D’abord fermées, c’est à dire réservées aux seuls militants à jour de leur cotisation (primaire du PS de 2006 qui a opposé Dominique Strauss-Khan, Laurent Fabius et Ségolène Royal, primaire de l’UMP de la même année, qui a tourné court, tous les adversaires de Nicolas Sarkozy ayant alors renoncé, les temps changent…), elles sont devenues ouvertes c’est à dire que toute personne inscrite sur les listes électorales nationales (donc pouvant voter à la présidentielle) peuvent y participer selon des modalités fixées par le parti. La première primaire ouverte, celle du Parti socialiste en 2011 a fixé la pratique : les personnes participant au scrutin signent une charte des valeurs du parti, et s’acquittent d’une contribution modeste pour couvrir le coût de l’organisation de la primaire, un ou deux euros selon les cas.

Ces élections, si elles imitent le fonctionnement et le décorum des élections nationales (listes d’émargement, isoloirs, urne transparente, bureau de vote) n’en sont pas : ce sont des élections internes à une personne morale de droit privé. Voilà qui éclaire le juriste : nous sommes dans le domaine du droit privé, exit le code électoral, il ne s’applique pas ici, et bienvenue Code civil, le seul dont nous aurons besoin (gardons néanmoins à portée de la main le Code pénal, on trouve toujours à s’en servir).

Le parti propose à qui le souhaite de participer à une élection. Ceux qui l’acceptent signent une Charte et s’acquittent d’un écot. À la lecture de ces mots, le juriste frétille.Si vous avez un juriste dans votre famille, essayez, vous le verrez frétiller, je vous garantis. “C’est un contrat !” s’exclamera-t-il. Et il aura raison. Il y a une offre (les juristes disent pollicitation, avec deux L, parce que nous avons horreur d’être compris par les mékéskidis), une acceptation conforme, qui crée des obligations réciproques : pour l’association Les Républicains, vous laisser participer à la primaire et prendre votre vote en compte à égalité avec tous les autres, dans le respect de sa confidentialité, et pour vous, payer deux euros.

Et la Charte, qu’en faites-vous, demanderez-vous, éveillant l’attention des amateurs de contrepèterie ? Eh bien je m’interroge sur la portée juridique de la fameuse “Charte de l’alternance”. Non pas que sa validité légale soit en doute, ce n’est nullement le cas. Mais un engagement auquel on adhère ne crée des obligations que si ces obligations sont explicites. Or rappelons le terme de cette charte, qui comme son nom l’indique, n’est que cela : une Charte, c’est à dire une proclamation de principes. Et cette charte, à laquelle le votant affirme adhérer, est rédigée ainsi :

Je partage les valeurs républicaines de la droite et du centre et je m’engage pour l’alternance afin de réussir le redressement de la France.

Ce texte contient une affirmation, celle de partager les valeurs républicaines de la droite. Que peut-on en déduire ? A contrario, vous n’êtes pas obligé de partager les valeurs non républicaines de la droite. A fortiori, cela semble vous exclure si vous prônez la collectivisation des moyens de production et la dictature du prolétariat. En dehors de ça, et n’en déplaise à ceux qui veulent caricaturer la droite française comme l’antichambre du satanisme, les valeurs républicaines de la droite sont de nature à être partagées par le plus grand nombre.

Il contient enfin un engagement, en faveur de l’alternance afin de réussir le redressement de la France. Outre ceux qui souhaiteraient que la France s’enfonce dans le marasme et la crise, cet engagement ne semble exclure que ceux qui ont la ferme intention de voter pour François Hollande, ce qui serait contraire à un engagement pour l’alternance. Hormis cela, avoir l’intention de voter pour quelqu’autre candidat que ce soit est conforme à cet engagement pour l’alternance.

Je laisse de côte l’épineuse question de la charge de la preuve de ce qu’en son for intérieur, tel participant à la primaire n’est pas réellement désireux d’une alternance ou ne partage pas les valeurs républicaines de la droite. Je présumerai que la plupart des participants sont honnêtes et sincères et que cela ne concerne qu’un si petit nombre que les résultats de la primaire ne sauraient être altérés.

Bref, un engagement tellement vague qu’il ne contient même pas l’engagement de voter pour tel candidat que la primaire désignera. De fait, vous pourrez voter le 23 avril prochain pour un candidat d’un autre parti, hormis François Hollande, et ne pas avoir violé votre engagement. Rappelons le règle en la matière d’interprétation de contrat. Nous sommes ici en présence d’un contrat d’adhésion, par opposition à contrat de gré à gré : vous n’avez pas pu négocier les termes de votre engagement avec LR, c’est la Charte décidée par LR ou rien. En ce cas, l’article 1190 du code civil nous dit :

Dans le doute, le contrat de gré à gré s’interprète contre le créancier et en faveur du débiteur, et le contrat d’adhésion contre celui qui l’a proposé.

C’est à dire qu’en cas de conflit d’interprétation de la portée de cet engagement, le juge doit opter pour l’interprétation qui vous engage le moins et engage le plus LR.

Autant vous le dire, il n’y a rien à tirer de cette Charte côté obligation juridique. Elle ne relève que de l’opinion, mâtinée d’un brin de morale, bref, terres stériles pour le droit, dont le juriste se retire sans traînasser.

Je comptais rajouter un paragraphe sur le droit pénal, mais je découvre que @Judge_Marie s’en est déjà occupé, et fort bien. Je partage ses conclusions : même voter alors qu’en connaissance de cause on n’adhère pas à cette Charte (auquel cas vous devez vous sentir malheureux sur ce blog fort républicain) ne tombe sous le coup de la moindre infraction pénale. À la rigueur, si LR pouvait prouver votre duplicité (mais comment diable ?), vous pourriez être condamné à lui verser des dommages-intérêts, dont le montant serait symbolique faute de pouvoir établir un préjudice certain et actuel du fait de votre vote noyé parmi plus d’un million d’autres. Sachant que le fait d’être un militant de gauche convaincu et affiché ne serait pas suffisant pour prouver votre duplicité, car vous pourrez toujours arguer que quand bien même vous n’aviez nulle intention de voter LR au premier tour (ce à quoi la Charte de l’alternance ne vous engageait nullement rappelons-le), vous avez désiré opter pour un candidat de droit le plus conforme à vos idées possible en prévision d’un second tour LR - FN qui est hélas d’une forte probabilité.

Bref, allez voter en paix, si vous êtes républicain, cela va de soi.

De la présomption de légitime défense appliquée aux policiers

Par : Eolas

À l’occasion des manifestations de policier, un élu de l’opposition a remis sur le tapis une de ses propositions récurrentes, présentée comme un cadeau aux policiers et un signe de la confiance que l’exécutif leur accorde — confiance telle que le même exécutif estime inutile de les doter de matériel adéquat et moderne pour leur mission, c’est beau une telle confiance— à savoir instaurer une présomption de légitime défense au profit des policiers faisant usage de leurs armes dans l’exercice de leurs fonctions. Un des arguments soulevés est que cela reviendrait à aligner le statut de la police nationale sur celui de la gendarmerie nationale qui bénéficierait d’une telle présomption (spoiler alert : c’est faux), et un des arguments parfois lu contre une telle mesure est que cela instaurerait un permis de tuer, ou pire que tout, que cela ferait de la police française un clone de la police américaine, car rien n’est pire pour certains que d’être américain ou que de leur ressembler. En fait, une telle mesure serait, en pratique, totalement inutile, et probablement pernicieuse.

Inutile, pourquoi ?

Rappelons brièvement ce qu’est la légitime défense, thème dont j’ai déjà eu l’occasion de parler. La légitime défense fait partie des causes d’irresponsabilité pénale ; c’est à dire qu’une infraction intentionnelle a été commise, mais que les circonstances dans lesquelles elle a été commise font que la loi l’excuse et lui fait perdre son caractère d’infraction. Ces conditions sont posées à l’article 122-5 du code pénal, et sont :

  • — une atteinte injustifiée envers la personne qui a réagi ou envers autrui (on peut être en légitime défense quand c’est la vie d’une autre personne qui est menacée) ;
  • — une réaction immédiate, dans le même temps que l’agression ;
  • — une réaction proportionnée à la menace, étant précisé que la loi exclut expressément qu’un homicide volontaire soit une réaction proportionnée à une atteinte aux biens.

Ainsi, il ne peut y avoir de légitime défense face à la police qui emploierait la force dans l’exercice de ses fonctions (une dispersion d’attroupement par exemple) ; il ne peut y avoir légitime défense si l’agression a cessé et que l’agressé revient se venger ; il ne peut y avoir légitime défense si vous ouvrez le feu sur une personne qui vous a souffleté.

Procéduralement, les causes d’irresponsabilité pénale sont ce qu’en droit on appelle des exceptions, c’est à dire des moyens de défense dont la preuve incombe à celui qui s’en prévaut. La présomption d’innocence n’oblige pas à présumer la légitime défense dès que l’auteur des faits s’en prévaudrait sous prétexte que ça l’innocenterait. La présomption d’innocence est une règle de preuve : c’est sur le parquet que pèse la charge de prouver l’infraction, point. Une fois cette infraction caractérisée, c’est à son auteur d’apporter la preuve qu’elle est excusée par la loi. Notons que cela n’interdit pas non plus au parquet de caractériser lui-même la légitime défense, quand elle lui apparaît assez manifeste. Cela peut être un motif de classement sans suite, ou si une instruction a été ouverte (obligatoire en matière de crime), de requérir un non lieu pour ce motif.

La difficulté à laquelle se heurte la défense est précisément celle d’apporter la preuve de la légitime défense. Par nature, elle est imprévisible, donc on ne peut pas prendre de précautions pour se constituer une preuve (filmer la scène par exemple) ; on a rarement des témoins ; et l’auteur de l’agression racontera une version des faits qui lui est forcément favorable, sans oublier que l’état de stress intense inhérent à une situation de légitime défense ne permet pas d’avoir des souvenirs précis et fiables, pour des raisons neurologiques tout simplement : le cerveau n’est pas en mode concentration, il est en mode survie, et sollicite des zones totalement différentes. Le récit risque fort, sans être mensonger, d’être incohérent, incomplet, décousu, et de paraître aisément suspect.

La loi a pallié partiellement à cette difficulté en créant des présomptions de légitime défense. Le mot présomption a plusieurs sens en droit ; ici, cela signifie que la loi renverse la charge de la preuve. Si les circonstances qu’elle édicte sont réunies, vous êtes dispensé d’apporter la preuve que vous étiez en légitime défense : la loi dit que vous l’étiez, sauf preuve contraire apportée contre vous. Vous êtes dans une situation bien plus confortable : l’absence de preuve des circonstances précises des faits ne vous nuit pas.

Ces circonstances qui font présumer la légitime défense sont à l’article 122-6 du code pénal :

  • — les faits commis l’ont été pour repousser, de nuit, l’entrée par effraction, violence ou ruse dans un lieu habité,
  • — ou pour se défendre contre les auteurs de vols ou de pillages exécutés avec violence.

La différence est donc que la nuit, on n’exige pas que des violences soient commises : le seul fait de vouloir forcer l’entrée chez vous ou un tiers justifie une réaction violente.

Notez bien que ces présomptions sont uniquement liées aux circonstances, pas à la qualité de la personne se défendant. Jamais la loi n’a conféré à la fonction de quelqu’un un reversement de la charge de la preuve en matière de légitime défense. Ce serait aller loin dans la fiction de sagesse et d’infaillibilité. Notez aussi que ces deux présomptions ont aussi vocation à s’appliquer à des policiers agissant dans l’exercice de leurs fonctions. Si un individu tente de défoncer votre porte à une heure du matin, la police bénéficiera en arrivant sur les lieux de la même présomption de légitime défense de l’article 122-6, 1°. De même si elle arrive sur les lieux où un attroupement se livre au pillage de magasins en défonçant les vitrines, elle est présumée en état de légitime défense pour employer la force, sauf en cas d’homicide volontaire (car atteinte aux biens et non aux personnes), qui ne deviendrait justifié que si la foule se retournait contre elle et l’agressait (on serait dans une hypothèse d’atteinte aux personnes).

Ceci posé, pourquoi cette présomption générale liée à la fonction serait-elle inutile ?

Pour une raison fort simple : contrairement à un particulier surpris par une agression qu’il ne saurait avoir prévu, la police agit dans un cadre qui fait qu’on a toujours une abondance de preuves de ce qui s’est passé. Tout d’abord, un policier n’agit jamais seul. Les patrouilles se font au moins en binôme, ou en équipage de trois policiers voire plus. Si ces collègues ne sont pas forcément témoins direct de l’acte de défense, ils peuvent confirmer les circonstances de l’intervention, et caractériser ainsi la réalité de la menace pesant sur chacun d’eux. De plus, les policiers confrontés à une situation où l’emploi de la force est nécessaire sont formés à ces situations, et acquièrent une expérience de terrain qui leur donne un meilleur contrôle de soi. Les récits des policiers des interventions qu’ils effectuent, même les plus périlleuses, restent toujours très détaillés, construites, et sont de vrais documents de travail. De plus, pendant les événements, ils rendent compte de ce qui se passe dès que possible à leurs autorités et aussi régulièrement que possible, par radio, et en cas d’usage des armes, aussitôt que la situation est stabilisée. Ces échanges sont enregistrés et horodatés. Dès lors, on a d’emblée confirmation du cadre dans lequel les policiers sont intervenus, les témoignages des policiers présents sur place, recueillis dans un temps voisin des faits, et séparément, généralement sous le régime de la garde à vue pour protéger leurs droits et éviter toute concertation, et les échanges radios, connus à la seconde près. Croyez-moi, les magistrats rêveraient d’avoir autant d’informations dans tous les dossiers d’homicide.

Dès lors que l’on a une telle abondance d’informations, la présomption de légitime défense n’a plus guère d’intérêt pratique. Rappelons que cette présomption est une présomption simple, c’est à dire qu’elle peut se renverser. Or tous ces éléments d’information disponibles permettront rapidement de renverser une telle présomption si les faits révèlent un usage abusif de la force ou au contraire confirmeront très rapidement la légitime défense. En tout état de cause, s’il y a mort d’homme, une instruction judiciaire menée par un juge d’instruction est inévitable, outre une enquête interne administrative, et il y aura discussion sur les circonstances exactes de l’usage de la force, pour savoir si cet usage était nécessaire, proportionné et immédiat, présomption de légitime défense ou pas. Vous le voyez, le résultat est le même.

Les policiers qui croient voir en une telle présomption une immunité a priori contre des poursuites en seront pour leurs frais. Enfin, pour les frais de la préfecture puisque c’est elle qui règle les honoraires de leur avocat.

Inutile, cette présomption, mais pas seulement. Elle peut aussi être pernicieuse. Une certitude d’impunité, fût-elle erronée, et elle l’est souvent, est dangereuse. La pensée que le geste défensif que l’on se propose d’effectuer pourrait attirer des tracas peut retenir un geste que l’on sait au fond de soi excessif, tandis que face à une menace réelle, on agit, on ne réfléchit pas. Ce barrage psychologique peut disparaître si ceux investis du pouvoir d’user de la force pensent que cet usage n’est plus contrôlé en aval, ou moins. Peu importe que la réalité, par la suite, leur donne tort : le geste est accompli. Voter une telle disposition envoie un mauvais message. Pas celui que l’on ne fait pas confiance aux policiers : on leur fait confiance puisqu’on leur confie des armes mortelles. Celui qu’on leur fait une confiance aveugle, et qu’ils sont les seuls juges de la violence à employer. C’est inacceptable dans une société démocratique et un État de droit. La contrepartie du fait qu’on leur confie des armes et le monopole de la violence légale, c’est qu’ils doivent rendre compte de l’usage qu’ils en font. Toute mesure dont la portée symbolique signifie : « On n’exercera pas ce contrôle » porte en elle-même les germes de la catastrophe.

Un dernier mot sur le régime applicable à la gendarmerie nationale. Les gendarmes n’ont pas un régime de légitime défense différent que les policiers. C’est rigoureusement le même. La différence est que les gendarmes, qui sont des militaires, censés être plus formés à l’usage des armes, bénéficient d’autorisations de la loi pour employer la force armée dans des circonstances où leur vie n’est pas directement menacée. C’est l’article L.2338-3 du Code de la défense :

1° Lorsque des violences ou des voies de fait sont exercées contre eux ou lorsqu’ils sont menacés par des individus armés (on retrouve ici la légitime défense);

2° Lorsqu’ils ne peuvent défendre autrement le terrain qu’ils occupent, les postes ou les personnes qui leur sont confiés ou, enfin, si la résistance est telle qu’elle ne puisse être vaincue que par la force des armes ;

3° Lorsque les personnes invitées à s’arrêter par des appels répétés de ” Halte gendarmerie ” faits à haute voix cherchent à échapper à leur garde ou à leurs investigations et ne peuvent être contraintes de s’arrêter que par l’usage des armes ;

4° Lorsqu’ils ne peuvent immobiliser autrement les véhicules, embarcations ou autres moyens de transport dont les conducteurs n’obtempèrent pas à l’ordre d’arrêt.

On est donc ici hors sujet : une présomption de légitime défense ne changerait rien à cet état du droit. En l’état actuel, l’extension de ces autorisations à la police nationale ne me paraissent pas se justifier. Et nul ne semble les réclamer dans la police nationale.

L'indignation de Tartuffe

Par : Eolas

Pas de vacances pour les démagogues, qui profitent toujours du calme de l’actualité politique pour exercer leur passion : montrer leur tête à la télé.

Dans ce rôle où pourtant il ne nous avait pas trop habitué se trouve Thierry Solère, qui a fait usage du droit que lui donne sa fonction de député pour aller visiter un établissement pénitentiaire, ce qui est sur le principe une excellente idée. Il a opté pour Fleury-Mérogis, ce qui en est une meilleure encore, tant la situation du plus grand centre pénitentiaire d’Europe est préoccupante, quand bien même une longue période de travaux vient de s’achever qui a donné une nouvelle jeunesse à cette prison qui en avait bien besoin, du fait de son taux d’occupation. De fait, ce gouvernement, présenté de manière pavlovienne comme laxiste, détient le record du nombre de personnes détenues. Mais personne n’a jamais accusé l’opposition de nourrir une passion dévorante pour les faits.

Comme c’était prévisible, il en est sorti indigné. Hélas pas pour ce qu’on aurait pu croire, c’est le sort d’UN détenu parmi les 4000 (pour 2855 places) qui l’a ému, et parce que ses conditions de détention serait, on a du mal à le croire en l’écrivant, trop bonnes. Tout s’explique par la personne du détenu en question, Salah Abdeslam, suspecté d’avoir pris part à l’organisation et à la commission des attentats du 13 novembre dernier[1].

Fleurant le bon coup médiatique et ne voulant laisser à personne d’autre le soin de dire des âneries dans un micro, Éric Ciotti a sauté sur l’occasion pour s’indigner encore plus fort. Il faut dire qu’il joue sur du velours : l’horreur qui nous a saisis lors de ces attentats n’a pas disparu, et la colère qui nous habite peut aisément inhiber notre Raison, et Éric Ciotti doit son élection au fait que la première prend si aisément le pas sur la seconde.

Que nous vaut ce grand numéro d’ire de l’alopécique de la Baie des Anges et de l’hirsute des Hauts-de-Seine ? Le fait que Salah Abdeslam jouirait d’une salle de sport à son usage exclusif, aménagée dans une cellule de son quartier d’isolement, alors même que, comme on l’a vu, la maison d’arrêt est pleine à craquer. Taubira démission. Ah non zut c’est déjà fait.

Passons sur le fait que cette préoccupation des conditions de détention des autres détenus, dans la partie surpeuplée de la prison, est ce qu’on appelle un sentiment soudain. Il n’est jamais trop tard pour se préoccuper de ces choses-là même si je redoute que cette attention ne soit qu’éphémère. Voyons les raisons (non ce n’est pas un gros mot) qui ont poussé l’administration pénitentiaire à prendre ces dispositions, et profitons-en pour examiner les conditions de détention réelles de M. Abdeslam. Comme le rappelle Judge Marie dans son très bon billet sur la question, écrit du point de vue d’un magistrat, « ce qu’il subit, ce qu’on lui accorde, c’est dans notre intérêt à tous bien plus que dans le sien ».

Salah Abdeslam n’est pas un détenu comme les autres. C’est une évidence, me direz-vous, mais visiblement pas pour MM. Solère et Ciotti. C’est pourtant un premier indice qui pourrait expliquer son régime de détention exorbitant, et certainement pas favorable. Salah Abdeslam a été placé, par décision de l’administration pénitentiaire, au régime dit de l’isolement. On parle donc d’isolement administratif, car décidé par l’administration, par opposition à l’isolement sollicité par le détenu lui-même, qui est levé à sa demande. L’isolement est un régime qui implique que le détenu soit complètement coupé du reste de la population carcérale. Les promenades ont lieu dans des cours dédiées (de 8m sur 3,50 m à Fleury, source CGLPL), entièrement ceintes de murs et recouvertes d’un grillage) où le détenu est seul, et toute activité de type bibliothèque ou culte a lieu à des heures où les autres détenus n’ont pas accès à ces lieux. Dans le cas de Salah Abdeslam, l’administration pénitentiaire, craignant une évasion, un suicide (ce qui est pour elle une variante de l’évasion) ou une agression, a décidé d’un régime renforcé, avec surveillance 24h/24 par des caméras, et surtout de ne jamais l’emmener dans des endroits fréquentés par des autres détenus, de crainte que des messages ne soient transmis (un papier plié et dissimulé, ou le simple déplacement d’objets peuvent constituer un code, les détenus ne manquent pas d’imagination, il faut dire qu’on leur laisse beaucoup de temps libre pour réfléchir à ça).

Je vous laisse méditer un moment sur ce point : Salah Abdeslam ne voit personne d’autre que les surveillants, qui ont pour consigne de ne pas engager de dialogue avec lui. Et ce tous les jours. Réjouissez-vous si vous avez un tempérament de tortionnaire qui ne demande qu’un alibi pour s’exprimer fièrement, mais convenez en tout état de cause que ce n’est pas un traitement de faveur, loin de là.

Cet isolement absolu interdit que les cellules voisines soient occupées ; de fait, qu’aucune cellule à portée de vue ou d’oreille ne soit occupée par un autre détenu, sous peine de perdre toute efficacité. Il est donc seul dans son couloir, là encore, pas pour son confort personnel. Une des cellules a été aménagée pour la surveillance vidéo. C’est là que se trouvent les moniteurs de contrôle et qu’un fonctionnaire les surveille 24 heures sur 24. M. Ciotti, ardent partisan de la viséosurveillance, se plaindra sans doute qu’on veille trop à sa sécurité.

Reste donc le scandale de la salle de sport. Ladite salle de sport est en fait une des cellules inoccupées dans laquelle a été posé… un rameur. Un rameur, c’est tout, même si un autre équipement, pas encore précisé, est annoncé (je suppute un tapis de course). Pour vous donner une idée de ce dont on parle, voici la photo de l’espace aménagé au sein de l’unité dédiée aux détenus radicalisés de la prison d’Osny.Osny_scalewidth_630_1_.jpg

Et pourquoi donc ce déballage ostentatoire d’équipements somptuaires ? Parce que c’est la loi. La loi prévoit une obligation d’activité (ne vous laissez pas abuser par le terme de condamné, ce droit s’applique à toute personne détenue), pas un droit à une activité, une obligation, activité fixée par le directeur d’établissement, et qui doit viser à la réinsertion du détenu. Si le détenu ne maitrise pas le français ou est illettré, ce sera prioritairement un enseignement de la langue. Sinon, une gamme d’activités est offerte, dont des activités sportives, plusieurs fédérations ayant signé un partenariat avec l’administration pénitentiaire, dont des fédérations de sports de combat tels que le karaté et la boxe française savate. Pourvu que M. Ciotti ne l’apprenne jamais. La direction, tenue de lui proposer une activité, a donc eu recours à la plus simple à mettre en place et qui ne supposait pas de contact avec un tiers : le sport.

Au-delà de cette obligation légale, permettre à un détenu confiné à ce point une activité est indispensable, pour des raisons de santé tout simplement. Et oui sa santé compte, tout simplement si on veut qu’il soit physiquement présent à son procès (les autorités ont une trouille bleue d’un éventuel suicide). Il faut avoir un schéma mental sacrément déficient pour considérer un rameur dans un cagibi comme une faveur. Sa mise à disposition exclusive est due à des motifs de sécurité, comme on l’a vu, pas de convenance personnelle (je suis persuadé que Salah Abdeslam ne demande qu’une chose, à part être remis en liberté, c’est être mélangé aux autres détenus). Et lui refuser toute activité physique au point de voir sa santé physique se dégrader lentement, outre le fait que cela entrainerait des frais de prise en charge médicale bien plus élevés qu’un rameur, aboutirait immanquablement à la condamnation de l’État pour traitements inhumains ou dégradants (l’avocat de M. Abdeslam est particulièrement vigilant aux droits de son client, hommage lui soit rendu). En tant que contribuable, avez-vous envie de voir l’argent de l’État finir dans la poche de M. Abdeslam, juste pour le plaisir de le priver d’un rameur, outre l’humiliation de la condamnation ?

Si malgré cela vous vous indignez encore qu’on traite humainement quelqu’un que l’on soupçonne d’avoir participé à un crime si terrible, je vous rappelle que c’est précisément ce qui nous distingue de nos ennemis autoproclamés. Nous refusons de maltraiter nos ennemis, non pas parce que nous n’avons pas encore trouvé de fin assez noble qui le justifie, mais parce que, en toute circonstance, la méthode est contraire à nos valeurs. Si cela vous répugne, alors vous êtes plus proche d’eux que vous ne le soupçonnez.

Ah et un dernier mot pour ceux qui invoquent les victimes ou leur famille pour dire qu’il n’a pas à se plaindre de quoi que ce soit. Vous insultez les victimes et leur famille en les invoquant pour justifier un traitement inhumain sur quelqu’un qui ne vous a rien fait à vous. Vous en faites sans la moindre honte des alibis à votre perversité. Vous devriez être député.

Note

[1] Précision de vocabulaire à l’attention des lecteurs toujours prêts à porter atteinte à l’honneur d’un diptère : j’emploie le terme “suspecté” car le terme “accusé” à ce stade est impropre, puisque la mise en accusation formelle n’a pas encore eu lieu ; la loi m’interdit de le présenter comme coupable tant qu’il fait l’objet de cette instruction, le terme “inculpé” est désuet depuis 1993, le terme soupçonné étant plus approprié au stade de l’enquête de police préalable à la mise en examen, et le terme “présumé” étant réservé au mauvais journalisme ; donc ce sera suspecté.

De grâce…

Par : Eolas

L’affaire de la condamnation de Jacqueline Sauvage en décembre dernier, et de la grâce partielle dont elle vient de faire l’objet provoque beaucoup de commentaires, laudatifs ou non, et surtout beaucoup d’interrogations sur cette affaire, qui est présentée hélas avec beaucoup de complaisance sur certains médias. Quand une affaire devient le symbole d’une cause, ce n’est jamais bon signe pour la personne jugée, qui passe trop souvent au second plan. Faisons donc un point sur cette affaire et sur la situation de cette dame, qui n’est pas simple.

Les faits remontent au 10 septembre 2012, quand Jacqueline Sauvage abat son mari Norbert Marot de trois balles de fusil de chasse, tirées dans son dos. Elle expliquera avoir agi ainsi pour mettre fin à l’enfer que lui faisait vivre son mari, et ce depuis 47 ans, s’en prenant régulièrement à elle mais aussi aux trois filles qu’ils ont eu ensemble. Ces trois filles d’ailleurs soutiendront sans faille leur mère et confirmeront le caractère violent de la victime, que personne n’a jamais contesté au demeurant. Incarcérée dans un premier temps, elle est remise en liberté et comparaît libre devant la cour d’assises d’Orléans en octobre 2014. Elle est déclarée coupable de meurtre aggravé (car sur la personne du conjoint) et condamnée à 10 ans de prison et aussitôt incarcérée, la condamnation à de la prison ferme par la cour d’assises valant de plein droit mandat de dépôt. Elle a fait appel de cette décision, et le 4 décembre 2015, la cour d’assises d’appel de Blois confirme tant la condamnation que la peine.

Pourquoi diable deux cours d’assises ont-elles condamné Jacqueline Sauvage à cette peine, ce qui suppose, pour être précis, que sur les 15 jurés populaires et 6 juges professionnels ayant délibéré, en appliquant les règles de majorité qualifiée, au moins 14 aient voté la culpabilité, et 12 la peine de 10 ans d’emprisonnement[1] ? Comment expliquer une peine aussi lourde pour une femme expliquant être la victime d’un tyran domestique violent et ayant même agressé sexuellement leurs filles ?

Parce que l’examen des faits provoque quelques accrocs à ce récit émouvant. Sans refaire l’ensemble du procès, le récit des faits présenté par l’accusée lors de son interpellation a été battu en brèche par l’enquête (aucune trace des violences qu’elle prétendait avoir subi juste avant, hormis une trace à la lèvre, aucune trace dans son sang du somnifère qu’elle prétendait avoir pris, l’heure des faits ne correspond pas aux témoignages recueillis). De même, s’il est établi que Norbert Marot était colérique et prompt à insulter, les violences physiques qu’il aurait commises n’ont pas été établies avec certitude. Si l’accusée et ses trois filles ont affirmé leur réalité, en dehors de ce cercle familial, aucun voisin n’a jamais vu de coups ni de traces de coups, et les petits-enfants de l’accusée ont déclaré n’avoir jamais vu leur grand-père être physiquement violent avec leur grand-mère. Aucune plainte n’a jamais été déposée, que ce soit pour violences ou pour viol. Une des filles du couple expliquera avoir fugué à 17 ans pour aller porter plainte, mais avoir finalement dérobé le procès verbal et l’avoir brûlé dans les toilettes de la gendarmerie. Mais aucun compte-rendu d’incident n’a été retrouvé. De même, le portrait de Jacqueline Sauvage, femme sous emprise et trop effrayée pour porter plainte et appeler à l’aide ne correspond pas au comportement de l’accusée, qui a par exemple poursuivi en voiture une maitresse de son mari qui a dû se réfugier à la gendarmerie, qui a été décrite comme autoritaire et réfractaire à l’autorité des autres par l’administration pénitentiaire durant son incarcération. Une voisine a même déclaré à la barre avoir vu Jacqueline Sauvage gifler son mari. Dernier argument invoqué par les soutiens de l’accusé : le suicide du fils du couple, la veille des faits, qui aurait pu faire basculer Jacqueline Sauvage, mais il est établi qu’elle ne l’a appris qu’après avoir abattu son mari. Ajoutons que le fusil en question était celui de Jacqueline Sauvage, qui pratiquait la chasse.

Tous ces éléments et d’autres encore débattus lors des deux procès expliquent largement la relative sévérité des juges. Ajoutons à cela qu’en appel, la défense de Jacqueline Sauvage a fait un choix audacieux et dangereux : celui de plaider l’acquittement sur le fondement de la légitime défense, à l’exclusion de toute autre chose. Or il est incontestable que les conditions juridiques de la légitime défense n’étaient pas réunies, faute de simultanéité entre l’agression (dont la réalité était discutable) et la riposte, et la proportionnalité de celle-ci (trois balles dans le dos, contre un coup au visage). Pour pallier cette difficulté, la défense invoquait le syndrome des femmes battues, traumatisme psychologique empêchant la prise de décisions rationnelles, mais sans avoir cité le moindre expert psychiatre à l’appui de cette thèse. Cette stratégie n’a pas payé, puisque l’avocat général a été suivi dans ses réquisitions. Et c’est là que le bat blesse.

Dans ses réquisitions, à l’appui de la peine qu’il demandait, l’avocat général a usé d’un argument puissant sur l’esprit des jurés : il leur a indiqué la date probable de sortie de l’accusée en annonçant qu’elle se situerait, en suivant ses réquisitions et avec le jeu des réductions de peine et de la libération conditionnelle, environ un an après le procès (il a donné la date de janvier 2017). Les jurés sont sensibles à ce critère, qui est dans leur esprit l’effet réel de leur décision, le passé ne comptant guère pour eux dans une affaire qu’ils découvrent à l’audience. Fatalitas, cette information était erronée, et fatalitas fatalitatum, la défense, les yeux fixés sur l’acquittement, n’a pas rectifié cette erreur.

Le droit de l’application des peines est un droit technique, complexe, et méprisé par l’opinion publique et les politiques, la première n’y voyant qu’une expression du laxisme et les seconds, un moyen de gérer le stock des détenus sans avoir à financer de nouveaux établissements. Alors que son fondement, et son utilité, réelle, est de réinsérer et de prévenir la récidive, bref, de protéger la société. On ne manque jamais de fustiger ses échecs, mais le taux de récidive des détenus ayant pu bénéficier de l’adaptation de leur peine aux circonstances postérieures à leur condamnation est bien plus bas que ceux n’ayant pu en bénéficier. Ce n’est pas l’empilement des lois sécuritaires inutiles qui lutte vraiment contre la récidive. Ce sont les juges des applications des peines, et leurs petites mains, les conseillers d’insertion et de probation.

Peu d’avocats s’y connaissent en la matière, tant il est vrai que les détenus n’ont pas le réflexe de faire appel à un avocat pour gérer l’après condamnation. Et c’est un tort, car l’application des peines peut permettre de sauver une affaire où on s’est pris une mauvaise décision. Et même chez les magistrats, ceux qui n’ont pas été juges de l’application des peines ou procureur à l’exécution des peines n’ont de ce droit que des notions et n’ont pas les réflexes que seule donne la pratique quotidienne de cette matière.

Démonstration ici.

Quand une peine de prison ferme est amenée à exécution, on lui applique un crédit de réduction de peine (CRP). Depuis 2004, ces réductions de peine n’ont plus à être prononcées par le juge de l’application des peines (JAP), mais il peut les retirer en cas de comportement problématique du détenu. Cela a soulagé leur charge de travail, ils ne passent plus des heures à signer des ordonnances de réduction de peine, mais n’interviennent qu’en cas de retrait. Ce crédit, prévu par l’article 721 du code de procédure pénale, est de trois mois pour la première année, de deux mois pour les années suivantes, et pour les fractions inférieures à un an, de 7 jours par mois, dans la limite de deux mois. Si le détenu manifeste des efforts sérieux de réadaptation sociale (notamment par des études ou des formations qualifiantes en détention), le juge de l’application des peines peut lui accorder des réductions de peine supplémentaires (RPS) dans la limite de 3 mois par an et de 7 jours par mois pour les fractions inférieures. Et quand le détenu arrive à mi-peine, il peut demander à bénéficier d’une libération conditionnelle, c’est à dire de finir de purger sa peine en liberté, en étant suivi régulièrement par le service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP) et en étant contraint de se soumettre à des obligations (comme le port d’un bracelet électronique) et interdictions (comme de quitter son domicile en dehors de certaines plages horaires) dont la violation peut entraîner (et de fait entraîne très facilement) son retour en détention.

Jacqueline Sauvage avait effectué au jour du verdict d’appel 32 mois de détention (j’arrondis). Or je ne vois pas comment l’avocat général pouvait arriver à janvier 2017. Le calcul est le suivant : condamnée à 10 ans le 4 décembre 2015, fin de peine le 4 décembre 2025. Application des crédits de réduction de peine : 3 mois + 9 fois deux mois soit 21 mois, fin de peine le 4 mars 2024. Puis on impute les 32 mois de détention provisoire, fin de peine le 4 juillet 2021. Ça fait une mi-peine mi septembre 2018. Certes, elle peut bénéficier jusqu’à 30 mois de réduction de peine supplémentaire, mais c’est un peu audacieux de supposer qu’elle les aura, rapidement qui plus est, et de calculer ses réquisitions sur cette hypothèse.

D’autant qu’un deuxième obstacle surgit.

Nous sommes dans une affaire de meurtre aggravé. Or pour ce crime, la période de sûreté de l’article 132-23 du code pénal, qui interdit toute mesure de remise en liberté, y compris la moindre permission de sortie, avant un délai égal à la moitié de la peine prononcée, hors réduction de peine, s’applique automatiquement… dès que le quantum de la peine atteint 10 ans. Si la cour avait prononcé une peine de 9 ans, 11 mois et 29 jours, le calcul de l’avocat général, pour hypothétique qu’il fût, se défendait. Mais à 10 ans, il ne tient plus. Il y a 5 ans de période de sûreté, donc il reste 28 mois d’emprisonnement sec inévitables (5 ans font 60 mois, moins 32 mois déjà effectués). Puis ce délai d’épreuve expiré, seulement alors la libération conditionnelle peut s’envisager, avec généralement des phases préparatoires de permissions de sortie suivies de retour en détention. En tout état de cause, la libération conditionnelle ne pouvait intervenir avant avril 2018. Enfin, ne pouvait : en droit, l’impossible est rare (demandez à mes clients…). On peut demander à être relevé de la période de sûreté par le tribunal de l’application des peines (la cour peut aussi décider de la lever, l’abréger ou au contraire la prolonger mais la question ne semble pas avoir été posée), et d’ailleurs Jacqueline Sauvage avait d’ores et déjà saisi ce tribunal, mais obtenir un tel relevé quelques mois après la décision d’appel, confirmative qui plus est, était une gageure.

C’est en cet état que la grâce présidentielle entre en scène.

La grâce est un pouvoir que la Constitution donne au président de la République (article 17) soumis au contreseing du premier ministre et du ministre de la Justice (art. 19). Son effet est précisé aux articles 133-7 et 133-8 du code pénal : elle est une dispense d’exécuter la peine mais laisse subsister la condamnation, qui figure telle quelle sur le casier, peut constituer le premier terme de la récidive, et ne fait en rien obstacle aux droits des victimes d’être indemnisées. Il est rarement utilisé depuis la réforme constitutionnelle de 2008 qui a mis fin aux grâces collectives traditionnellement prises le 14 juillet. Il ne reste que des grâces individuelles.

Le droit de grâce jouait un rôle considérable à l’époque où la peine de mort était en vigueur, grâce qui pour le coup était une dispense d’exécution au sens propre. Toutes les condamnations à mort étaient soumises au président de la République, donc il n’est pas une exécution capitale qui n’ait été validée par le président en exercice. Depuis l’abolition, elle a perdu de son intérêt, et chacun de ses rares usages entraîne le même rappel de l’origine monarchique de ce pouvoir, comme si c’était un argument pertinent. Le droit de grâce existe dans la plupart des démocraties, notamment aux États-Unis, en Espagne, en Allemagne, au Royaume-Uni, et j’en passe. C’est un contre-pouvoir, et les contre-pouvoirs sont toujours heureux en démocratie. Il n’est pas discrétionnaire puisqu’il est soumis à contreseing et que le premier ministre peut s’y opposer en refusant le contreseing. La grâce a un effet très limité : une dispense d’exécuter tout ou partie d’une peine, sans la faire disparaître, contrairement à l’amnistie, qui pose plus de problèmes, mais n’a plus été utilisée depuis 2002 et semble promise à une quasi-désuétude. Il n’est pas scandaleux que la plus haute autorité de l’État puisse imposer la clémence, du moment qu’il ne peut en aucun cas imposer la sévérité (contrairement au roi qui lui, pouvait prendre un jugement d’acquittement et le transformer en condamnation à mort, ce qui bat en brèche l’argument du résidu monarchique), et cette affaire en est une bonne illustration. On l’a vu, si le principe de la condamnation de Jacqueline Sauvage souffre peu la discussion, n’en déplaise aux militants d’une cause qui dépasse l’accusée, le quantum de la peine semble avoir été décidé par une cour d’assises mal informée sur la portée réelle d’une telle peine. Or il n’existe à ce stade aucune voie de recours sur ce point. La révision n’est possible qu’en cas d’éléments remettant en cause la culpabilité. La peine n’est plus soumise à discussion. Le droit de grâce est la seule échappatoire. Ne nous privons pas de ce garde-fou.

Ainsi, le président de la République a décidé d’accorder à Jacqueline Sauvage une grâce partielle qui, nous allons voir, prend précisément en compte les éléments qui ont vraisemblablement échappé à la cour. La grâce porte en effet sur 2 ans et 4 mois, et sur l’intégralité de la période de sûreté. Ainsi, l’erreur des dix ans est (partiellement, on va voir) corrigée et la période d’épreuve de 5 ans ne s’applique plus, ce qui n’a rien de scandaleux puisque l’avocat général lui-même n’a jamais envisagé qu’elle s’appliquât. La grâce de 2 ans et 4 mois rapproche la fin de peine à début mars 2019, et la mi-peine à janvier 2018, cette date pouvant encore se rapprocher par l’effet de réductions de peine supplémentaires. C’est pourquoi à ce stade j’avoue mon incompréhension quand j’entends parler de perspectives de libération dès avril prochain. Outre un obstacle juridique supplémentaire certain, j’y arrive, en l’état, un retour à la liberté me paraît difficilement envisageable avant un an, quand le reliquat de 2 ans lui permettra d’obtenir un placement à l’extérieur lui permettant de purger sa peine sans être détenue (comme ce dont a bénéficié Jérôme Kerviel, qui n’a été détenu que 150 jours sur une peine de 3 années), conformément à l’article 723-1 du code de procédure pénale, avant d’enchaîner sur la libération conditionnelle. Quelque chose doit m’avoir échappé, et je ne doute pas que des lecteurs plus éclairés que moi pointeront mon erreur dans les commentaires, et je vous mettrai les explicitation dans un paragraphe inséré ci-dessous.

Paragraphe inséré : la clé de l’énigme se trouve aux articles 720-2 et 732-7 du code de procédure pénale. Le premier exclut toute mesure de sortie pendant la période de sûreté sauf le placement sous bracelet électronique (on parle de placement sous surveillance électronique). Le second permet d’ordonner un placement sous surveillance électronique probatoire un an avant la fin de la période de sureté. Ce qui ouvrait la possibilité de libération sous surveillance électronique un an avant la fin de la période de sureté en avril 2018, soit avril 2017. L’erreur de l’avocat général n’est donc plus que de 3 mois, ce qui n’est pas si mal vu les céphalées que ce billet est en train de me donner. L’obstacle de la période de sureté étant levé, et une grâce portant sur 2 ans et 4 mois, ça fait 35 mois à effectuer, soit 17,5 mois pour la mi-peine, donc liberté conditionnelle possible en avril 2017, et placement sous surveillance électronique probatoire en avril 2016, nous voilà retombés sur nos pieds.

Un autre obstacle se dresse encore devant la porte de la prison de Jacqueline Sauvage. L’article 730-2 du code de procédure pénale, créé par une des lois sécuritaires de l’ère Sarkozy, celle instituant aussi les jurés en correctionnelle, une autre grande réussite, impose que les personnes condamnées à 10 ans ou plus pour un des crimes mentionnés à l’article 706-53-13, liste créée par une autres des lois sécuritaires de l’ère Sarkozy, celle créant la rétention de sûreté, liste où figure le meurtre aggravé, que ces personnes donc fassent l’objet d’un double examen devant la commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté. C’est la loi. Et la grâce présidentielle s’applique au temps de détention mais pas aux mesures de sûreté entourant la remise en liberté. Donc, quand bien même une remise en liberté pourrait s’envisager dès avril, en pratique, il est impossible que ces examens aient lieu dans un laps de temps aussi bref. Mon confrère Étienne Noël, bien meilleur spécialiste que moi en matière pénitentiaire, évalue ce délai à neuf mois au moins, et je lui fais confiance.

Je vous avais dit que le droit de l’application des peines était un droit technique ; et encore, je n’ai abordé que la surface de la matière, et je crains d’avoir déjà été indigeste. C’est une des matières liées au pénal la plus touchée par l’empilement sans rime ni raison de textes sécuritaires votés pour des effets d’annonce, sans recherche d’une cohérence et d’une lisibilité qui seraient pourtant de bon aloi, aboutissant à des usines à gaz que même les professionnels maitrisent mal, hormis ceux plongés dedans au quotidien. C’est un retour de bâton que se prennent les politiques, quand leur monstre de Frankenstein se retourne contre eux en frappant une personne, ici Jacqueline Sauvage, à cent mille lieues du profil rêvé du criminel d’habitude caricatural qu’ils ont à l’esprit. Je vous présente la réalité. Elle a toujours plus d’imagination que le législateur.

Note

[1] En première instance, 6 jurés et 3 juges siègent, et il faut que la culpabilité soit votée par 6 voix au moins, la peine étant décidée à la majorité absolue, soit 5 voix moins ; en appel, la culpabilité doit être votée par 8 voix au moins des 9 jurés et 3 juges, et la peine l’est à la majorité absolue, soit 7 voix.

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