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Gabriel Attal : déjà dans l’impasse ?

Notre nouveau et brillant Premier ministre se trouve propulsé à la tête d’un gouvernement chargé de gérer un pays qui s’est habitué à vivre au-dessus de ses moyens. Depuis une quarantaine d’années notre économie est à la peine et elle ne produit pas suffisamment de richesses pour satisfaire les besoins de la population : le pays, en conséquence, vit à crédit. Aussi, notre dette extérieure ne cesse-t-elle de croître et elle atteint maintenant un niveau qui inquiète les agences de notation. La tâche de notre Premier ministre est donc loin d’être simple, d’autant que, sitôt nommé,  il se trouve devoir faire face à une révolte paysanne, nos agriculteurs se plaignant d’être soumis à des réglementations bruxelloises absurdes qui entravent leurs activités et assombrissent leur horizon.

Nous allons voir que, par divers signes qui ne trompent pas, tant dans le domaine agricole que dans le domaine industriel, notre pays se trouve en déclin, et la situation devient critique. Le mal vient de ce que nous ne produisons pas suffisamment de richesses et, curieusement, les habitants paraissent l’ignorer. Notre nouveau Premier ministre, dans son discours de politique générale du 30 janvier dernier, n’a rien dit de l’urgence de remédier à ce mal qui affecte la France.

 

Dans le domaine agricole, tout d’abord :

La France, autrefois second exportateur alimentaire mondial, est passée maintenant au sixième rang. Le journal l’Opinion, du 8 février dernier, titre : « Les exportations agricoles boivent la tasse, la souveraineté trinque » ; et le journaliste nous dit : « Voilà 20 ans que les performances à l’export de l’alimentation française déclinent ». Et, pour ce qui est du marché intérieur, ce n’est pas mieux : on recourt de plus en plus à des importations, et parfois dans des proportions importantes, comme on le voit avec les exemples suivants :

On est surpris : la France, grand pays agricole, ne parvient-elle donc pas à pourvoir aux besoins de sa population en matière alimentaire ? Elle en est tout à fait capable, mais les grandes surfaces recourent de plus en plus à l’importation car les productions françaises sont trop chères ; pour les mêmes raisons, les industriels de l’agroalimentaire s’approvisionnent volontiers, eux aussi, à l’étranger, trouvant nos agriculteurs non compétitifs. Aussi, pour défendre nos paysans, le gouvernement a-t-il fini par faire voter une loi qui contraint les grandes surfaces et les industriels à prendre en compte les prix de revient des agriculteurs, leur évitant ainsi le bras de fer auquel ils sont soumis, chaque année, dans leurs négociations avec ces grands acheteurs qui tiennent les marchés. Il y a eu Egalim 1, puis Egalim 2, et récemment Egalim 3. Mais, malgré cela, les agriculteurs continuent à se plaindre : ils font valoir qu’un bon nombre d’entre eux ne parviennent même pas à se rémunérer au niveau du SMIC, et que beaucoup sont conduits, maintenant, au désespoir. 

 

Dans le domaine industriel, ensuite : 

La France est un gros importateur de produits manufacturés, en provenance notamment de l’Allemagne et de la Chine. Il s’est produit, en effet, depuis la fin des Trente Glorieuses, un effondrement de notre secteur industriel, et les pouvoirs publics n’ont pas réagi. La France est ainsi devenue le pays le plus désindustrialisé d’Europe, la Grèce exceptée. Notre production industrielle, calculée par habitant, selon les données de la Banque mondiale (qui incorpore la construction dans sa définition de l’industrie) est faible, comme le montre le tableau ci-dessous :

Nous nous situons en dessous de l’Italie, et nous sommes à 50 % de l’Allemagne. 

Autre signe préoccupant : la France, depuis des années, a une balance commerciale déficitaire, et ce déficit va en s’aggravant, d’année en année :

En 2023, notre déficit commercial a été extrêmement important : 99,6 milliards d’euros. Les commentateurs de la vie politique ont longtemps incriminé des éléments conjoncturels : augmentation du prix du baril de pétrole, baisse des commandes chez Airbus, le Covid-19, etc… Ils ont fini par réaliser que la véritable raison tient à la dégradation de notre secteur industriel.

 

Des pouvoirs publics sans cesse impuissants : 

Les pouvoirs publics, depuis une quarantaine d’années, se sont montrés impuissants à faire face à la dégradation de notre économie : ils ne sont pas parvenus à faire que notre économie puisse assurer le bien être de la population selon les normes qui sont celles des pays les plus avancés. Cela vient de ce qu’ils n’ont pas vu que la cause fondamentale des difficultés que nous rencontrions provenait de la dégradation de notre secteur industriel. Ce qui s’est produit, c’est que nos dirigeants se sont laissés piéger par le cliché qui s’était répandu dans nos sociétés, avec des sociologues fameux comme Alain Touraine, selon lequel une société moderne est une société « postindustrielle », une société « du savoir et de la connaissance » où les productions industrielles sont reportées sur les pays en voie de développement qui ont une main d’œuvre pas chère et corvéable à merci. Jean Fourastié avait formulé « la loi des trois secteurs de l’économie » dans son ouvrage « Le grand espoir du XXe siècle » (Population – 1949) qui connut un succès considérable. Une société, quand elle se développe, passe du secteur agricole (le secteur primaire) au secteur industriel (le secteur secondaire), puis ensuite du secteur industriel au secteur des services (le secteur tertiaire) : on en a conclu qu’une société moderne n’avait plus d’activités industrielles. C’est bien sûr une erreur : le secteur industriel reste toujours présent avec, certes, des effectifs réduits, mais qui sont extrêmement productifs, c’est-à-dire à haute valeur ajoutée par emploi. Nos dirigeants ont donc laissé notre secteur industriel se dégrader, sans broncher, voyant dans l’amenuisement de ce secteur le signe même de la modernisation du pays. Ainsi, on est-on arrivé à ce qu’il ne représente  plus, aujourd’hui, que 10% du PIB : en Allemagne, ou en Suisse, il s’agit de 23 % ou 24 %.

 

Des dépenses sociales phénoménales 

Le pays s’appauvrissant du fait de l’amenuisement de son secteur industriel, il a fallu que les pouvoirs publics accroissent régulièrement leurs dépenses sociales : des dépenses faites pour soutenir le niveau de vie des citoyens, et elles sont devenues considérables. Elles s’élèvent, maintenant, à 850 milliards d’euros, soit 31,5 % du PIB, ce qui est un chiffre record au plan mondial. Le tableau ci-dessous indique comment nous nous situons, en Europe :

Le graphique suivant montre comment nos dépenses sociales se situent par rapport aux autres pays européens :

La corrélation ci-dessus permet de chiffrer l’excès actuel des dépenses sociales françaises, comparativement aux autres pays de cet échantillon : 160 milliards d’euros, ce qui est un chiffre colossal, et ce sont des dépenses politiquement impossibles à réduire en démocratie car elles soutiennent le niveau de vie de la population. 

 

Un endettement du pays devenu structurel :

Autre conséquence de l’incapacité des pouvoirs publics à maitriser la situation : un endettement qui augmente chaque année et qui est devenu considérable. Faute de créer une richesse suffisante pour fournir à la population un niveau de vie correct, l’Etat recourt chaque année à l’endettement et notre dette extérieure n’a pas cessé d’augmenter, comme l’indique le tableau ci-dessous :

Notre dette dépasse à présent le montant du PIB, et les agences de notation commencent à s’en inquiéter car elles ont bien vu qu’elle est devenue structurelle. Le graphique ci-dessous montre combien est anormal le montant de notre dette, et il en est de même pour la Grèce qui est, elle aussi, un pays fortement désindustrialisé.

 

 

Quelle feuille de route pour Gabriel Attal ?

Notre jeune Premier ministre a une feuille de route toute tracée : il faut de toute urgence redresser notre économie et cela passe par la réindustrialisation du pays.

Nous avons, dans d’autres articles, chiffré à 350 milliards d’euros le montant des investissements à effectuer par nos entreprises pour porter notre secteur industriel à 17 % ou 18 % du PIB, le niveau à viser pour permettre à notre économie de retrouver ses grands équilibres. Ce montant est considérable, et il faudra, si l’on veut aller vite, des aides importantes de l’Etat, comme cela se fait actuellement aux Etats Unis avec les mesures prises par le Président Joe Biden. Nous avons avancé le chiffre de 150 milliards d’euros pour ce qui est des aides à accorder pour soutenir les investissements, chiffre à comparer aux 1.200 milliards de dollars du côté américain, selon du moins les chiffres avancés par certains experts. Il faut bien voir, en effet, que les industriels, aujourd’hui, hésitent à investir en Europe : ils ont avantage à aller aux Etats-Unis où existe l’IRA et où ils bénéficient d’une politique protectionniste efficace. 

Emmanuel Macron a entrepris, finalement, de réindustrialiser le pays. On notera qu’il a fallu que ce soit la crise du Covid-19 qui lui fasse prendre conscience de la grave désindustrialisation de notre pays, et il avait pourtant été, précédemment, ministre de l’économie !  Il a donc  lancé, le 12 octobre 2021, le Plan « France 2030 », avec un budget, pour soutenir les investissements, de 30 milliards d’euros auquel se rajoutent 24 milliards restants du Plan de relance. Ce plan vise à « aider les technologies innovantes et la transition écologique » : il a donc un champ d’application limité.

Or, nous avons un besoin urgent de nous réindustrialiser, quel que soit le type d’industrie, et cela paraît échapper aux autorités de Bruxelles qui exigent que l’on n’aide que des projets bien particuliers, définis selon leurs normes, c’est à dire avant tout écologiquement corrects. Il faudra donc se dégager de ces contraintes bruxelloises, et cela ne sera pas aisé. La Commission européenne sait bien, pourtant, que les conditions pour créer de nouvelles industries en Europe ne sont guère favorables aujourd’hui : un coût très élevé de l’énergie, et il y a la guerre en Ukraine ; et, dans le cas de la France, se rajoutent un coût de la main d’œuvre particulièrement élevé et des réglementations très tatillonnes. Il va donc falloir ouvrir très largement  le champ des activités que l’on va aider, d’autant que nous avons besoin d’attirer massivement les investissements étrangers, les entreprises françaises n’y suffisant pas.

Malheureusement, on va buter sur le fait que les ministres des Finances de la zone euro, lors de leur réunion du 18 décembre dernier, ont remis en vigueur les règles concernant les déficits budgétaires des pays membres et leurs dettes extérieures : on conserve les mêmes ratios qu’auparavant, mais on en assouplit l’application.

Notre pays va donc devoir se placer sur une trajectoire descendante afin de remettre ses finances en ordre, et, ceci, d’ici à 2027 : le déficit budgétaire doit être ramené en dessous de 3 % du PIB, et la dette sous la barre des 60 % du PIB. On voit que ce sera impossible pour la France, d’autant que le taux de croissance de notre économie sur lequel était bâti le budget de 2024 était trop optimiste : Bruno le Maire vient de nous le dire, et il a annoncé que les pouvoirs publics allaient procéder à 10 milliards d’économies, tout de suite.

L’atmosphère n’est donc pas favorable à de nouvelles dépenses de l’Etat : et pourtant il va falloir trouver 150 milliards pour soutenir le plan de réindustrialisation de la France ! Où notre Premier ministre va-t-il les trouver ? C’est la quadrature du cercle ! Il est donc dos au mur. Il avait dit aux députés qu’il allait œuvrer pour que la France « retrouve pleinement la maîtrise de son destin » : c’est une bonne intention, un excellent projet, mais, malheureusement, il n’a pas d’argent hélicoptère pour le faire.

Investir dans l’immobilier ? 

Inflation et plus-value dans l’immobilier

En règle générale, les calculs du prix de l’immobilier publiés dans les journaux et revues, ou cités sur les sites internet ou les chaînes de radio-télévision sont effectués sans tenir compte de l’inflation. Les interprétations des résultats qu’ils présentent n’ont guère de sens.

La hausse des prix de l’immobilier est de toute évidence incontestable, mais il est nécessaire de rétablir une mesure rationnelle et réaliste de cette augmentation.

Cette mesure est déduite de deux indices définis par l’Insee :

  1. L’indice du prix des logements neufs calculé à partir de panels géographiques, et celui des logements anciens, déduits des informations transmises par les notaires sur les caractéristiques de confort, de surface etc. de chaque transaction. Il s’agit du prix net vendeur.
  2. L’indice des loyers des logements du secteur libre (environ 60 % du parc locatif) et du secteur social (40 %), loués vides et à qualité constante. Les données sont obtenues par l’enquête Loyers et charges (L&C) pour le secteur libre, et l’enquête sur les loyers auprès de bailleurs sociaux (ELBS).

 

Le graphique ci-dessous montre l’évolution de l’indice du prix des logements anciens à Paris et en province :

Évolution de l’indice du prix des logements anciens de 1960 à 2022 Source : France-inflation

Ce sont ces données qui sont commentées dans la plupart des journaux, sur les sites internet et les réseaux sociaux, ainsi que sur les chaînes de radio-télévision. On constate que le prix en 2020 a été multiplié par 3,5 à Paris, et par 2,5 en France par rapport à l’année 2000. Les données sont exactes mais très difficiles à interpréter parce qu’elles ne tiennent pas compte de l’inflation.

L’indice des prix de détail en janvier 2000 était de 79,17, et de 114,6 en janvier 2023 (base 100 en 2015). On en déduit qu’en euros constants, l’indice du prix de l’immobilier ancien à Paris a été multiplié par 2,42 (= 3,5 x 114,6 / 79,17), et non par 3,5 ; et par 1,73 en France et non par 2,5.

Les prix ont évidemment beaucoup augmenté, mais nettement moins en euros constants que ce qu’affirme le discours le plus fréquent.

 

Quelques exemples

Le Figaro

D’après Le Figaro immobilier, le prix moyen du m2 à Paris était en avril 2014 de 8917 euros, et de 10 499 euros en novembre 2023, soit une augmentation de 17,7 %.

Faisons les calculs :

  • Indice des prix à la consommation : 100,2 en avril 2014 et 118,23 en novembre 2023
  • Prix moyen du m2 en 2014 exprimé en euros 2023 : 8917 x 118,23 / 100,2 = 10 521 euros

 

L’évolution du prix est donc, hors inflation : (10 499 – 10521) / 10521, soit – 0,2 %. Ce résultat montre une très légère moins-value et n’a rien à voir avec le taux publié par le journal.

 

Century 21

Selon le réseau d’agences immobilières Century 21 cité par Le Monde, le coût moyen au m2 des appartements en France n’a baissé que de 3,4 % en 2023, en dépit de la forte hausse des taux d’intérêts. Le Monde, avec Century 21, considère que c’est peu au regard de la flambée des prix de 27 % enregistrée entre 2015 et 2022.

Faisons les calculs avec les chiffres de Century 21 :

  • Baisse des prix au m2 entre 2022 et 2023 : (4198 – 4277) / 4277 = -1,85 %
  • Hausse des prix au m2 entre 2015 et 2022 : (4277 – 3370) / 3370 =  27 %

 

On se demande comment Century 21 a obtenu -3,4 % pour la baisse des prix entre 2023 et 2022 au lieu de -1,85 %. Le second calcul est exact, mais ne prend pas en compte l’inflation, et donne un résultat en euros courants (comme le premier d’ailleurs).

Il faut tenir compte de l’évolution de l’indice des prix de détail entre 2015 et 2022 pour savoir si la hausse de l’immobilier a été particulièrement forte par rapport à la hausse générale des prix à la consommation :

  • Indice des prix en décembre 2015 : 100,04
  • Indice des prix en décembre 2022 : 114,16
  • Indice du prix de 2015 en euros 2022 : 3370 x 114,16 / 100,4 = 3831,9
  • Hausse du prix du m2 hors inflation : (4277 — 3831,9) / 3831,9 = 11,66 %

 

La hausse hors inflation est donc de 11,66 %. Elle s’explique par des facteurs exogènes tels que les nouvelles normes énergétiques, de confort et de sécurité, la hausse du prix du foncier, une augmentation particulière de la demande, une pénurie de l’offre etc.

On note que la plus-value est calculée en euros courants, ce qui revient à taxer l’inflation.

 

Les indices de Friggit

Friggit rapporte ces deux indices au revenu moyen annuel de l’ensemble de la population. Il mesure donc la part du budget consacrée au logement dans le budget total. Ce sont des indices macro-économiques. La date de référence de référence étant fixée au 1er janvier 2000.

Les évolutions de ces indices de 1965 à 2023 sont représentées dans la figure ci-dessous :

Indice du prix des logements et indice des loyers rapportés au revenu moyen par ménage Source : https://friggit.eu

L’indice du prix des logements rapporté au revenu moyen des ménages est resté stable jusqu’en 2000. L’augmentation a été ensuite très rapide jusqu’en 2008, assez irrégulière jusqu’en 2015, et a réaugmenté ensuite pour dépasser 80 % en 2022.

L’indice des loyers a baissé de 1965 à 1985, et est resté compris entre 0,9 et 1,1 fois sa valeur jusqu’en 2023 (c’est le tunnel de Friggit). La stabilité de l’indice des loyers pendant la période de hausse de l’indice des prix peut s’expliquer par la réglementation qui les encadre : hausse du loyer en fin de bail limitée à celle de l’indice de revalorisation des loyers, plafonnement dans les zones tendues, loyers contrôlés dans les logements sociaux etc. On observe une baisse de l’indice entre 2015 et 2023.

Cela ne signifie pas que la part du salaire consacrée au loyer ou à l’achat d’un bien dans chaque foyer soit restée stable depuis 1965 : la moyenne de rapports n’est pas le rapport des moyennes. Pour pouvoir effectuer cette interprétation, il faudrait connaître les rapports de chaque foyer d’un échantillon, et en calculer les moyennes.

 

Analyse financière

L’indice du prix de l’immobilier est défini par le prix net vendeur (PNV). Son augmentation est très rapide à partir de janvier 1999, et coïncide plus ou moins avec la baisse des taux d’intérêts. Il est nécessaire d’analyser le mécanisme de cette double évolution pour mieux la comprendre.

Le prix net acheteur (PNA) n’est pas le prix net vendeur. Il peut être décomposé de la façon suivante :

PNA = PNV + TF + MI

où PNV représente le prix net vendeur, TF les taxes et frais, et MI le montant des intérêts en cas d’achat à crédit. Ce dernier est accordé sous les conditions classiques :

  • le capital emprunté est en général égal à 70 % du prix net vendeur complété par les frais
  • l’amortissement mensuel est inférieur ou égal à 30 % du revenu de l’acheteur

 

On peut alors mesurer l’effet du taux sur le montant des intérêts. Pour un crédit de 100 000 euros, le total des intérêts pour un taux de 1 % sur vingt ans est de 10 374 euros, environ 10 % du capital emprunté. Nous avons fait le calcul jusqu’au taux de 9 % appliqué en 1990 :

Montant des intérêts en fonction du taux pour un capital emprunté de 100 000 euros sur 20 ans

Pour un taux de 8 % et plus, le total des intérêts dépasse le capital emprunté.

 

Estimation de la hausse des prix indépendamment de la baisse des taux d’intérêt

Le prix net acheteur est très différent du prix net vendeur suivant que l’acheteur demande un emprunt (ce qui est le cas le plus fréquent) ou non. Cela pose une difficulté au plan de l’estimation du bien, très différente suivant que l’on est vendeur ou acheteur.

La démarche suivie pour estimer la hausse des prix indépendamment de la baisse des taux d’intérêt consiste à calculer le prix net acheteur.

La date de référence étant 2000, on considère l’achat d’un logement de 100 000 euros. Le paiement est fait par un versement comptant de 30 000 euros et un emprunt de 70 000 euros. Le taux moyen en 2000 est de 5 %, l’amortissement mensuel de 461,97 euros. Le total des intérêts versés sur un emprunt de 70 000 euros est de 42 000 euros.

Le prix net acheteur intérêt compris est donc 142 000 euros.

En 2020, suivant l’indice du prix de l’immobilier de 1,70 rapporté au revenu moyen, le prix d’achat d’un bien immobilier équivalent au précédent est donc de 170 000 euros. L’acheteur verse 30 % comptant (51 000 euros) et emprunte le reste à un taux de 1,2 % pour un amortissement mensuel de 557,96 euros. Le total des intérêts versés sur un emprunt de 119 000 euros (70 % de 170 000 euros) est de 14 900 euros.

Le prix net d’achat est donc 184 900 euros.

L’augmentation du prix net acheteur est donc : (184 900 – 142 000) / 142000 = 30 %

L’indice des prix net acheteur rapporté au revenu moyen est de 1,3 au lieu de 1,7 net vendeur. Le gain sur les intérêts (28 900 euros) ne compense pas complètement l’augmentation du prix d’achat. Le versement comptant est nettement supérieur (70 % de plus). L’amortissement mensuel est augmenté de 20,8 %. L’achat en 2020 d’un logement équivalent ne peut être réalisé que si la situation financière de l’acheteur a progressé plus qu’en moyenne.

En considérant l’indice de Friggit, pour un prix de vente de 100 000 euros, le prix d’achat net intérêt compris est de 142 000, et le prix de vente 170 000 euros : sa plus-value se limite à 28 000 euros, soit 16,5 % en 20 ans, ou 0,7 % par an. Le calcul est effectué en euro constant. L’inflation n’est pas prise en compte dans l’amortissement du crédit, alors qu’elle diminue de façon significative les mensualités qui sont fixées à la souscription (les calculs sont approximatifs. Les données sont difficiles à trouver dans les banques de données d’Eurostat). L’investissement immobilier locatif ne présente donc un intérêt que si les loyers perçus sont suffisants pour augmenter ce taux. Mais ils sont plafonnés, et offrent un revenu fortement fiscalisé, avec un risque locatif élevé. L’investissement dans le logement locatif n’est pas particulièrement rentable.

Beaucoup d’articles critiquent actuellement ce type d’investissement pour des raisons différentes (par exemple, la tribune de Jezabel Couppey-Soubeyran, publiée dans Le Monde du 17 février 2024). Les investissements immobiliers sont accusés d’attirer les capitaux au détriment du secteur productif, d’engranger des plus-values sans risque, et leurs revenus sont considérés comme des rentes.

C’est assez surprenant et contradictoire. Surprenant parce que la hausse du prix du logement est la conséquence d’une pénurie de logements à louer provoquée par une réglementation très pénalisante, tant au plan légal qu’au plan fiscal (voir les articles sur le logement précédemment publiés sur ce site), et contradictoire parce qu’au plan financier, le secteur immobilier, dont l’indice a certes été multiplié par 3,5 et 2,5 depuis 1990, est moins valorisé que la Bourse : le CAC 40 était de 1517 en 1990, et dépasse largement les 7500 points actuellement.

L’idéologie est certainement impliquée dans ce genre de raisonnement, peut-être parce que le patrimoine immobilier en France est détenu en grande majorité par des retraités.

Ce serait encore contradictoire : la constitution d’un patrimoine immobilier n’a spolié personne, alors que le système par répartition qui finance les pensions est financé par des prélèvements sur les revenus. On a l’impression qu’une tendance générale des actifs est de chercher à prélever des richesses sur les retraités à leur profit, au nom d’une prétendue justice sociale chargée d’assurer l’égalité intergénérationnelle (Dherbécourt Clément, 2017, « Peut-on éviter une société une société d’héritiers ? », Note d’analyse n° 51 du 4 janvier, France-Stratégie, Paris). Il serait intéressant d’avoir une analyse de cette notion particulière d’égalité.

AI Act : en Europe, l’intelligence artificielle sera éthique

Ce vendredi 2 février, les États membres ont unanimement approuvé le AI Act ou Loi sur l’IA, après une procédure longue et mouvementée. En tant que tout premier cadre législatif international et contraignant sur l’IA, le texte fait beaucoup parler de lui.

La commercialisation de l’IA générative a apporté son lot d’inquiétudes, notamment en matière d’atteintes aux droits fondamentaux.

Ainsi, une course à la règlementation de l’IA, dont l’issue pourrait réajuster certains rapports de force, fait rage. Parfois critiquée pour son approche réglementaire peu propice à l’innovation, l’Union européenne est résolue à montrer l’exemple avec son AI Act. Le texte, dont certaines modalités de mise en œuvre restent encore à préciser, peut-il seulement s’imposer en tant que référence ?

 

L’intelligence artificielle, un enjeu économique, stratégique… et règlementaire

L’intelligence artificielle revêt un aspect stratégique de premier ordre. La technologie fait l’objet d’une compétition internationale effrénée dont les enjeux touchent aussi bien aux questions économiques que militaires et sociales, avec, bien sûr, des implications conséquentes en termes de puissance et de souveraineté. Dans un tel contexte, une nation qui passerait à côté de la révolution de l’IA se mettrait en grande difficulté.

Rapidement, la question de la réglementation de l’IA est devenue un sujet de préoccupation majeur pour les États. Et pour cause, les risques liés à l’IA, notamment en matière de vie privée, de pertes d’emplois, de concentration de la puissance de calcul et de captation de la recherche, sont considérables. Des inquiétudes dont les participants à l’édition 2024 du Forum économique mondial de Davos se sont d’ailleurs récemment fait l’écho.

En effet, bien que des régimes existants, comme les règles sur la protection des droits d’auteur, la protection des consommateurs, ou la sécurité des données personnelles concernent l’IA, il n’existe à ce jour pas de cadre juridique spécifique à la technologie en droit international. De plus, beaucoup de doutes subsistent quant à la façon dont les règles pertinentes déjà existantes s’appliqueraient en pratique. Face à l’urgence, plusieurs États se sont donc attelés à clarifier leurs propres réglementations, certains explorant la faisabilité d’un cadre réglementaire spécifiquement dédié à la technologie.

Dans la sphère domestique comme à l’international, les initiatives se succèdent pour dessiner les contours d’un cadre juridique pour l’IA. C’est dans ce contexte que l’Union européenne entend promouvoir sa vision de la règlementation articulée autour de règles contraignantes centrées sur la protection des droits fondamentaux.

 

Un risque de marginalisation potentiel

Le Plan coordonné dans le domaine de l’intelligence artificielle publié en 2018, et mis à jour en 2021, trace les grandes orientations de l’approche de l’Union européenne. Celui-ci vise à faire de l’Union européenne la pionnière des IA « légales », « éthiques » et « robustes » dans le monde, et introduit le concept d’« IA digne de confiance » ou trustworthy AI. Proposé en avril 2021 par la Commission européenne, le fameux AI Act est une étape décisive vers cet objectif.

L’IA Act classe les systèmes d’intelligence artificielle en fonction des risques associés à leur usage. Ainsi, l’étendue des obligations planant sur les fournisseurs de solutions d’IA est proportionnelle au risque d’atteinte aux droits fondamentaux. De par son caractère général, l’approche européenne se distingue de la plupart des approches existantes, qui, jusqu’alors, demeurent sectorielles.

Parmi les grands axes du texte figurent l’interdiction de certains usages comme l’utilisation de l’IA à des fins de manipulation de masse, et les systèmes d’IA permettant un crédit social. Les modèles dits « de fondation », des modèles particulièrement puissants pouvant servir une multitude d’applications, font l’objet d’une attention particulière. En fonction de leur taille, ces modèles pourraient être considérés à « haut risque, » une dénomination se traduisant par des obligations particulières en matière de transparence, de sécurité et de supervision humaine.

Certains États membres, dont la France, se sont montrés particulièrement réticents à l’égard des dispositions portant sur les modèles de fondation, y voyant un frein potentiel au développement de l’IA en Europe. Il faut dire que l’Union européenne fait pâle figure à côté des deux géants que sont les États-Unis et la Chine. Ses deux plus gros investisseurs en IA, la France et l’Allemagne, ne rassemblent qu’un dixième des investissements chinois. Bien qu’un compromis ait été obtenu, il est clair que la phase d’implémentation sera décisive pour juger de la bonne volonté des signataires.

À première vue, le AI Act semble donc tomber comme un cheveu sur la soupe. Il convient néanmoins de ne pas réduire la conversation au poncif selon lequel la règlementation nuirait à l’innovation.

 

L’ambition d’incarner un modèle

Le projet de règlementer l’IA n’est pas une anomalie, en témoigne la flopée d’initiatives en cours. En revanche, l’IA Act se démarque par son ambition.

À l’instar du RGPD, le AI Act procède de la volonté de l’Union européenne de proposer une alternative aux modèles américains et chinois. Ainsi, à l’heure où les cultures technologiques et réglementaires chinoises et américaines sont régulièrement présentées comme des extrêmes, le modèle prôné par l’Union européenne fait figure de troisième voie. Plusieurs organismes de l’industrie créative avaient d’ailleurs appelé les États membres à approuver le texte la veille du vote, alors que la réticence de Paris faisait planer le doute quant à son adoption. Cet appel n’est pas anodin et rejoint les voix de nombreux juristes et organismes indépendants.

Compte tenu des inquiétudes, il est clair que l’idée d’une IA éthique et respectueuse des droits fondamentaux est vendeuse, et serait un moyen de gagner la loyauté des consommateurs. Notons d’ailleurs que huit multinationales du digital se sont récemment engagées à suivre les recommandations de l’UNESCO en matière d’IA éthique.

L’initiative se démarque aussi par sa portée. Juridiquement, le AI Act a vocation à s’appliquer aux 27 États membres sans besoin de transposition en droit interne. Le texte aura des effets extraterritoriaux, c’est-à-dire que certains fournisseurs étrangers pourront quand même être soumis aux dispositions du règlement si leurs solutions ont vocation à être utilisées dans l’Union.

Politiquement, le AI Act est aussi un indicateur d’unité européenne, à l’heure où le projet de Convention pour l’IA du Conseil de l’Europe (qui englobe un plus grand nombre d’États) peine à avancer. Mais peut-on seulement parler de référence ? Le choix de centrer la règlementation de l’IA sur la protection des droits de l’Homme est louable, et distingue l’Union des autres acteurs. Elle en poussera sans doute certains à légiférer dans ce sens. Néanmoins, des ambiguïtés subsistent sur son application. Ainsi, pour que l’AI Act devienne une référence, l’Union européenne et ses membres doivent pleinement assumer la vision pour laquelle ils ont signé. Cela impliquera avant tout de ne pas céder trop de terrains aux industriels lors de son implémentation.

Croissance vs Emploi : les élites marocaines au cœur d’une énigme économique

Le Maroc est un pays dynamique, son économie est diversifiée, son système politique présente une certaine stabilité dans une région en proie à des crises à répétition. Ce pays a fait montre d’une résilience étonnante face aux chocs exogènes. La gestion remarquée de la pandémie de covid et la bonne prise en main du séisme survenu dans les environs de Marrakech sont les exemples les plus éclatants.

 

Pays dynamique

Sa diplomatie n’est pas en reste. La question du Sahara occidental, « la mère des batailles », continue à engranger des succès. Le ralliement d’un certain nombre de pays qui comptent dans l’échiquier politique international à la position marocaine en est la preuve. L’organisation de la prochaine Coupe d’Afrique des Nations en 2025, comme en 2030, celle de la Coupe du monde de football, avec l’Espagne et le Portugal, constituent à n’en pas douter des victoires à mettre au profit de ce dynamisme. Sans oublier la prouesse de l’équipe nationale marocaine à la faveur de la dernière Coupe du monde de football organisée au Qatar.

La diversification de l’économie est un puissant facteur de résilience face aux crises à répétition. L’agriculture se modernise, l’industrie s’affirme avec un secteur automobile dont l’intégration locale dépasse les 60 %, et l’aéronautique prend son envol avec un taux d’intégration de près de 40 %. Le tourisme, moteur essentiel de la croissance, attire un flot continu de visiteurs malgré les secousses mondiales. Les atouts du pays, entre patrimoine culturel riche, paysages diversifiés du désert à la montagne, des plages aux plateaux, et une infrastructure de pointe (ports, aéroport, train à grande vitesse, autoroutes), demeurent indéniables.

Par ailleurs, le pays s’est toujours distingué par une ouverture très prononcée de son économie, particulièrement vers les pays occidentaux, comme en témoignent les nombreux accords d’association signés avec certains pays (Union européenne, États-Unis etc.). Les relations avec la France sont fortes et diversifiées. Le Maroc est le premier partenaire commercial de la France en Afrique, et le second dans la région MENA (Afrique du Nord et Moyen-Orient). 

Depuis peu, cette ouverture s’est poursuivie vers d’autres contrées, surtout africaines. Les investissements marocains dans certains de ces pays (Sénégal, Côte d’Ivoire par exemple) connaissent une évolution ascendante. Pour accompagner ces orientations, les banques marocaines n’ont pas hésité à s’installer dans ces pays, et la compagnie aérienne marocaine (Royal Air Maroc) a tissé un réseau solide, connectant Casablanca, la capitale économique du royaume, à plusieurs villes africaines.  

Les investissements directs étrangers connaissent certes un fléchissement ces dernières années, mais la dynamique d’ensemble demeure, somme toute, positive. Il est à signaler que la France reste l’un des principaux investisseurs étrangers (premier en termes de stock) au royaume du Maroc, dans l’industrie (avec la réussite éclatante du projet structurant de Renault), mais aussi dans l’immobilier, les services et le commerce. 

L’inflation a battu des records en 2022 comme dans la plupart des pays, suite au conflit russo-ukrainien, mais elle a commencé à se stabiliser en 2023. Le déficit budgétaire diminue d’année en année et commence à se consolider (4 % prévu en 2024), et ce malgré les différents chocs internes (sécheresse à répétition, séisme) et externes (covid, guerre). La dette publique demeure soutenable (70 % du PIB), avec une maturité confortable (six ans en moyenne). La diaspora marocaine continue de déverser un flux ininterrompu d’argent pour aider sa famille et participer au développement du pays. Les remises de fonds ont dépassé dix milliards de dollars en 2023, ce qui constitue un record ! La croissance se situe dans la tranche supérieure des pays MENA (pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord), même si le pays ne converge pas vers son sentier de croissance potentielle déterminé par la croissance de la population et celle de la productivité du travail.

 

Un trou dans la raquette

Tout baigne alors. Hé bien non ! Il y a un trou dans la raquette. La croissance marocaine ne crée pas assez d’emplois et même, fait étonnant, elle en détruit !

Malgré tous les atouts précédemment cités, le volume de l’emploi a baissé de 297 000 postes entre le troisième trimestre de 2022 et le troisième trimestre de 2023. Ces données sont aussi inquiétantes qu’inédites. Les conséquences sont immédiates sur le taux de chômage qui demeure préoccupant et le taux d’activité dramatiquement faible. Si le taux de chômage officiel est de 13,5 %, celui des jeunes (15 à 24 ans) enregistre un taux record de 38,2 %, et les diplômés de presque 20 %. Cela signifie que le Maroc ne parvient pas à intégrer sa jeunesse dans le marché du travail malgré une main-d’œuvre riche, entravant ainsi la croissance.

Le Maroc, ayant déjà achevé sa transition démographique, s’apprête à affronter les défis du vieillissement de sa population. L’allongement de l’espérance de vie et la diminution de la fécondité mettent en péril son système de retraite par répartition. Des problèmes de riches dans un pays pauvre. Par ailleurs, les chiffres du chômage contredisent la théorie économique selon laquelle le capital humain protège contre le chômage. Au Maroc, être diplômé accroît la probabilité de chômage, risquant d’encourager le décrochage scolaire, surtout chez les familles défavorisées.

Les inégalités liées au genre aggravent la situation. Celles-ci se reflètent dans les écarts dans le volume de travail annuel et les rémunérations. Une proportion significative de femmes est souvent moins en emploi ou à temps partiel, accentuant ainsi l’inégalité salariale. Cette dernière découle de la distribution inégale des professions entre les sexes, où les emplois féminins diffèrent généralement de ceux occupés par les hommes, tant au niveau des secteurs d’activité que des échelons de rémunération. Cette situation n’est évidemment pas l’apanage exclusif du Maroc.

Si l’on s’en tient au taux de chômage, il avoisine les 20 % pour les femmes contre 13,5 % au niveau national. De plus, le taux d’activité féminine est parmi les plus bas au monde (18,4 % contre 68,7 % pour les hommes), en dépit des preuves empiriques soulignant la productivité accrue des femmes. Quand ces dernières gèrent le foyer, les résultats, en termes de scolarité des enfants ou de la gestion des deniers du ménage, sont largement supérieurs à ceux obtenus par les hommes. De même, les entreprises gérées par les femmes s’en sortent mieux que celles gérées par les hommes. 

Avec une croissance de 3 % en 2023, l’économie marocaine détruit près de 300 000 emplois. Alors qu’auparavant, 1 % de croissance générait 50 000 emplois, aujourd’hui, 1 % de croissance en détruit 100 000. Dès lors, ne faut-il pas se concentrer sur la création d’emplois au lieu de se focaliser sur ce mantra de la croissance économique ? 

 

Mauvaise allocation des ressources 

La création de richesse nécessite capital et travail. Le Maroc possède une main-d’œuvre jeune, bien formée, et pour ne rien gâcher, bon marché. Avec un taux d’investissement impressionnant, l’un des plus élevés au monde (34 %), les ingrédients de la croissance sont a priori réunis. Seulement, on oublie le troisième élément qui a son importance, à savoir la façon de les combiner, une alchimie délicate de valorisation et d’ajustement des facteurs de production. C’est là où le bât blesse. 

D’abord, bien qu’élevé, le taux d’investissement ne reflète pas pleinement l’effort du pays à transformer l’épargne en investissement productif, dépendant de la qualité de cet investissement.

Ensuite, les investisseurs privés ne prenant pas de risque, l’essentiel de l’investissement national est du ressort de l’État, créant ainsi une disjonction entre investissement public et privé. Enfin, quand les investissements directs étrangers augmentent, les investissements privés les suivent (par la création de joint-ventures par exemple). Ces derniers font supporter le risque aux investisseurs étrangers. Une complémentarité s’installe dès lors entre investissement étranger et investissement marocain.

La stratégie marocaine mise sur l’attraction des investissements directs étrangers, en créant un écosystème industriel concentré sur un nombre restreint d’entreprises, négligeant ainsi les PME-PMI, représentant pourtant 90 % des entreprises et la majorité des emplois. Malgré les incitations gouvernementales, telles que des baisses d’impôts sur les sociétés et sur les dividendes, les résultats escomptés tardent à se manifester, créant un paradoxe au cœur de cette stratégie pro-business.

En outre, l’omniprésence et l’omnipotence du secteur informel, absorbant 60 % des emplois, maintiennent les jeunes, en particulier ceux de 18 à 25 ans, issus de zones rurales ou de quartiers défavorisés des grandes villes, dans une fragilité grandissante et une précarité sans nom. Cette mauvaise allocation des ressources n’est en aucun cas le fruit du hasard, loin s’en faut. 

 

Les racines du mal

Ce constat révèle le manque de confiance d’un acteur clé dans le processus de croissance, à savoir le secteur privé. Connaissant les rouages de la création de richesse, il opte pour des investissements dans des niches peu risquées et peu propices à la création d’emplois, reproduisant ainsi le comportement d’une économie rentière.

Attaquer les racines du mal implique de lever les multiples contraintes qui entravent le secteur privé, tel que préconisé par les instances internationales. Ces obstacles comprennent les barrières à l’entrée, les difficultés d’accès aux terrains industriels, les lourdeurs bureaucratiques, un système judiciaire trop complexe, des procédures de marchés publics trop lentes, et un capital social limité. Derrière cette terminologie, se cache le cœur même de toute forme de croissance, la substantifique moelle de tout processus de développement : le système de la prise de décision.

Pour réussir à croître de manière significative et à créer des emplois durables, il est essentiel d’avoir des institutions inclusives, partageant équitablement les opportunités entre les citoyens. Le pouvoir de décision ne devrait pas être l’apanage d’une élite politico-économique cherchant à améliorer son propre bien-être, mais plutôt partagé par le plus grand nombre. Cette distribution équilibrée du pouvoir facilite l’accès à une éducation de qualité pour tous, tout en réduisant les tensions au sein de la société.

L’histoire démontre que les groupes d’intérêt s’opposent généralement à un tel partage. La tâche de construire des institutions inclusives revient aux citoyens eux-mêmes. Un défi colossal, mais un programme nécessaire pour une véritable révolution économique.

L’agriculture française face à de graves problèmes de stratégie

Le Salon de l’agriculture s’est ouvert à Paris le 24 février.

Nous sommes dans l’attente des réponses que le gouvernement va donner aux agriculteurs, suite à la révolte qui a éclaté dans ce secteur en janvier dernier. Pour la déclencher, il a suffi d’une simple augmentation du prix du GNR, le gas-oil utilisé pour leurs exploitations, et elle a embrasé subitement toute la France.

Tous les syndicats agricoles se sont entendus pour mobiliser leurs troupes, et des quatre coins du pays, des milliers de tracteurs ont afflué vers Paris pour tenter de bloquer le marché de Rungis qui alimente la capitale. Jamais encore on avait vu une révolte d’une telle ampleur dans ce secteur. Nos agriculteurs considèrent que leur situation n’est plus tenable et qu’ils sont délaissés par les gouvernants.

Ils veulent donc se faire entendre, et pour cela ils ont décidé d’agir très vigoureusement en voulant mettre le gouvernement au pied du mur. Ils se plaignent de ne pas parvenir à gagner leur vie malgré tout le travail qu’ils fournissent. Leur revendication est simple : « nous voulons être payés pour notre travail ». Ils expliquent que leur métier est très contraignant, les obligeant à se lever tôt, faire de longues journées de travail, et prendre très peu de vacances. Ils se révoltent pour que, collectivement, des solutions soient trouvées à leurs problèmes. Des barrages routiers ont été érigés à travers tout le pays.

Un parallèle peut être fait avec le secteur industriel : après s’être mis en grève sans succès pour obtenir des augmentations de salaire, les ouvriers vont occuper leur usine alors que leur entreprise est en train de déposer son bilan.

Dans un cas comme dans l’autre, nous sommes confrontés à des problèmes sans solution, des personnes désespérées qui n’ayant plus rien à perdre.

Pourquoi le secteur agricole français est-il dans une telle situation ?

 

Des chiffres alarmants

Que s’est-il donc passé ? On avait jusqu’ici le sentiment que la France était toujours une grande nation agricole, la première en Europe. Les agriculteurs nous disent maintenant qu’ils ne parviennent pas à gagner leur vie. Ils sont au bord du désespoir, et effectivement, un agriculteur se suicide chaque jour, selon la Mutualité sociale agricole.

Un premier constat : le pays a perdu 100 000 fermes en dix années, parmi lesquelles beaucoup d’exploitants qui ne parviennent pas à se rémunérer au SMIC, la survie de l’exploitation étant assurée par des aides de l’Europe via la PAC, et par le salaire de l’épouse lorsqu’elle travaille à l’extérieur.

Un deuxième constat : 20 % de ce que nous consommons quotidiennement provient de produits importés. En effet, les importations agricoles augmentent dans tous les secteurs :

  • 50 % pour le poulet
  • 38 % pour la viande de porc
  • 30 % pour la viande de bœuf
  • 54 % pour le mouton
  • 28 %  pour les légumes
  • 71 % pour les fruits (dont 30 % à 40 % seulement sont exotiques)

 

Notre agriculture est-elle donc à ce point incapable de pourvoir à tous nos besoins alimentaires ?

Par ailleurs, les Pays-Bas et l’Allemagne devancent maintenant la France dans l’exportation de produits agricoles et agroalimentaires, alors qu’elle était jusqu’ici en tête.

Un rapport du Sénat, du 28 septembre 2022 tire la sonnette  d’alarme :

« La France est passée en 20 ans du deuxième rang au cinquième des exportateurs mondiaux de produits  agricoles et agroalimentaires […] L’agriculture française subit une lente érosion. La plupart des secteurs sont touchés : 70 % des pertes de parts de marché s’expliquent par la perte de compétitivité de notre agriculture ».

ll s’agit donc de problèmes de compétitivité, et donc de stratégie qui n’ont pas été traités en temps voulu dans chacun des secteurs, ni par les responsables syndicaux ni par les pouvoirs publics.

 

Des problèmes de stratégie non résolus

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le développement de l’agriculture française s’est effectué sans que les dirigeants des divers secteurs d’activité aient développé la moindre stratégie pour guider leur action.

L’agriculture française avait alors un urgent besoin de se moderniser : augmentation de la taille des exploitations, mécanisation des cultures, recours aux engrais et aux produits phytosanitaires, amélioration de la formation des agriculteurs.

Mais elle a évolué homothétiquement par rapport au passé, sans aucune pensée stratégique de la part des instances gouvernementales en charge de ce secteur.

Aujourd’hui, les exploitations sont plus grandes qu’autrefois (69 Ha en moyenne), mais ne permettent pas aux exploitants de gagner leur vie correctement. Ils ont pu survivre grâce aux aides européennes via le mécanisme de la Politique agricole commune (PAC) mis en place en 1962, avec pour objectif d’obtenir l’autosuffisance alimentaire de l’Union européenne. La France est le pays qui a le plus bénéficié de ces aides, soit 9,5 milliards d’euros en 2022, accordées au prorata des surfaces. L’objectif d’autosuffisance de l’Europe a bien été atteint, mais ces aides n’ont fait que retarder le moment de se poser des questions sur la façon de faire évoluer chacune des branches de notre agriculture pour rendre nos productions concurrentielles. On ne peut rien faire de bon avec des exploitations de 69 Ha : elles sont soit trop grandes soit trop petites si on reste bloqués sur les manières de cultiver d’autrefois.

 

Les exemples hollandais et danois

Nos voisins ont généralement bien mieux résolu leurs problèmes, tout spécialement les Pays-Bas et le Danemark.

 

Le cas de la Hollande

Malgré la dimension très faible de son territoire, les Pays-Bas sont devenus de très gros exportateurs de produits agricoles et agroalimentaires. Les exploitants sont intégrés verticalement au sein d’organismes qui assurent la commercialisation.

Les Pays-Bas ont résolu le problème des petites exploitations en les équipant de serres où tous les paramètres (chaleur, lumière et humidité) sont contrôlés en permanence par des ordinateurs. C’est ainsi que sont équipés les maraîchers et les horticulteurs. Il s’agit d’une agriculture de précision, numérique : la région du Westland, notamment, est couverte de serres équipées de lampes led, au spectre lumineux spécifique.

La Hollande est devenue le numéro un mondial dans le domaine de l’horticulture : elle détient 60 % du commerce mondial des fleurs. Royal Flora Holland est le leader mondial de la floriculture avec plus de 10 millions de fleurs et plantes vendues chaque jour. Au plan technique, les Hollandais sont très avancés, et le salon GreenTech à Amsterdam rencontre chaque année beaucoup de succès. Par exemple, dans le domaine floral, les Hollandais ont réussi à créer des roses noires, des rosiers sans épines, des roses qui ne fanent pas, etc. Dans le même temps, la France a perdu 50 % de ses exploitations horticoles en dix ans, et 90 % en 50 ans.

 

Le cas du Danemark

Le Danemark s’est spécialisé dans la production porcine et l’agrobiologie.

Ce petit pays est devenu le second exportateur mondial de porcs, après les États-Unis, les exportations représentant 90 % de la production nationale. Ramenées à la population du pays, les exportations représentent 338 kg/habitant au Danemark, contre 167 kg pour l’Allemagne qui est aussi un très gros exportateur de porcs, et 7 kg pour la France.

La qualité des porcs danois est mondialement réputée, et la productivité des truies est exceptionnelle : 33,6 porcelets sevrés en moyenne par truie. Aussi, DanBred, le grand spécialiste danois de la génétique porcine, vient de s’installer en France (à Ploufragan, en Bretagne) pour aider les producteurs bretons de porcs à améliorer leur productivité. Le porc danois est appelé « cochon à pompons » (pie noir) : c’est un animal musclé, très rustique, et particulièrement prolifique.

 

Le problème français

Dans le cas de l’agriculture française, la question de l’orientation à donner à chacun des grands secteurs de notre agriculture n’a jamais été posée.

Ni les ministres successifs, ni les dirigeants de la FNSEA, le principal organisme syndical des agriculteurs français, n’ont envisagé d’élaborer une stratégie pour chacun des grands secteurs, c’est-à-dire faire des choix en raisonnant en stratèges. On a laissé les choses aller d’elles-mêmes, et on a abouti aux résultats constatés aujourd’hui.

Deux secteurs seulement ont une stratégie précise de différenciation : la viticulture et la fromagerie.

Dans ces deux secteurs, les produits sont très différenciés de ceux de leurs concurrents, et cette différenciation choisie est reconnue mondialement. Les vins français sont réputés et se vendent sur les marchés étrangers à des prix supérieurs à la concurrence. Les fromages français sont très différenciés de leurs concurrents, la façon de les produire est réglementée par la profession, et chaque terroir procède à des actions de promotion nécessaires pour en assurer la promotion.

Dans tous les autres secteurs, il n’y a pas de stratégie, ou du moins ils sont acculés à mener une stratégie de coût sans l’avoir délibérément choisie, donc le dos au mur.

Les pouvoirs publics vont devoir comprendre pourquoi. Nous donnerons deux exemples illustrant ce manque de pertinence dans la façon d’opérer.

 

Le secteur laitier 

Aujourd’hui, dans ce secteur, la norme est à des gigafermes de 1000 vaches laitières, c’est la dimension qu’il faut atteindre pour être compétitif. Ce sont des stratégies de coût. Cette manière de produire du lait de vache est venue des États-Unis, où toutes les fermes laitières ont cette dimension, et parfois bien plus encore. Cette norme s’est imposée en Europe, notamment en Allemagne, avec les vaches Holstein, une race particulièrement productive en lait, et dont la mamelle est adaptée à la traite mécanique.

En France, il n’y a aucune ferme laitière de 1000 vaches. Michel Ramery, un industriel du bâtiment (classé 387e fortune française), a tenté cette aventure, mais a du finalement y renoncer. En 2011, il a voulu créer une mégaferme laitière de 1000 vaches dans la Somme : l’administration a donné son accord, mais très vite des obstacles ont surgi, à commencer de la part de la Confédération paysanne qui refuse l’industrialisation de l’agriculture. La population locale s’est également dressée contre ce projet, suivie de l’opinion publique, puis Ségolène Royal et le ministre de l’Agriculture de l’époque, Stéphane Le Foll, qui a déclaré : « Ce projet est contraire à l’orientation du gouvernement ». Finalement, Michel Ramery, qui avait réduit son projet à 500 ou 600 vaches laitières, déçu et las de tous ces combats stériles, a fermé son exploitation.

En France, les fermes laitières sont familiales, elles élèvent 80 à 100 vaches, quelques rares exploitations 250 ou 300 laitières. Les coûts de production sont donc élevés.

Le rapport de l’European Milk Board de 2019 donne les chiffres suivants :

  • 52,54 cent/kg en France
  • 47,44 cent/kg en Allemagne
  • 44,54 cent/kg en Hollande
  • 41,44 cent/kg au Danemark

 

La France importe donc de plus en plus de lait, comme le note l’IDELE dans son numéro 537 de février 2023 : « Les importations ont explosé en 2022, +38 % par rapport à 2021 ».

Toutefois, nous restons des exportateurs importants de produis dérivés du lait.

 

Le secteur de la production porcine 

L’Europe est un très gros consommateur de viande porcine. Les deux plus gros producteurs sont l’Allemagne, avec 5,2 MT, et l’Espagne avec 4,6 MT. La France vient en troisième position, loin derrière, avec 2,2 MT seulement.

Selon Pleinchamp :

« La filière porcine est structurellement déficitaire sous l’effet d’un déséquilibre entre l’exportation de produits bruts et l’importation de produits transformés ».

Nous nous approvisionnons tout spécialement en Espagne, qui a développé spectaculairement le domaine du porc ces dernières années, et qui exporte maintenant 60 % de sa production.

Nos éleveurs se sont bien sûr modernisés et spécialisés, mais la moyenne, en Bretagne (région spécialisée dans le porc) est de 3000 têtes/exploitation, contre 5200 au Danemark. En Espagne, 2000 exploitations ont même plus de 8000 cochons, et au Danemark, 4 % des exploitations ont plus de 10000 porcs.

Selon un article de 2012 de Viandes et Produits carnés :

« La filière porcine française est à la peine : elle a un urgent besoin de stratégies concertées faisant appel à des investissements importants au niveau agricole et industriel ».

Selon la coopérative Cooperl :

« Le manque de rentabilité porte en germe des difficultés de renouvellement des éleveurs, avec en filigrane le risque d‘une perte de production à moyen et long terme ».

Certes, dans le secteur porcin, les opérateurs porcins sont de taille beaucoup plus petite que leurs concurrents étrangers : Vion en Hollande, Danish-Crown au Danemark (22 millions de porcs/an), Campofrio en Espagne, etc.

 

Les enjeux de demain

L’agriculture française a fortement besoin de se restructurer et doit pour cela s’organiser elle-même,  car rien n’est à attendre de Bruxelles, sinon des contraintes.

La nouvelle PAC (2023-2027) qui n’a pas moins de dix objectifs divers et variés, et très généraux, est à caractère essentiellement écologique. Bruxelles se soucie avant tout de « renforcer les actions favorables à l’environnement et au climat ». Il n’y a donc rien, au plan stratégique, concernant l’agriculture du pays.

Les difficultés françaises, déjà grandes, vont être amplifiées par l’arrivée de l’Ukraine à qui l’Europe ouvre maintenant grand ses portes. C’est un pays agricole immense dont la surface agricole utilisée est de 41,5 millions d’hectares (contre 26,7 Ha pour la France), avec des terres extrêmement riches (60 % des surfaces sont du tchernoziom). Ce pays a hérité de la période soviétique de structures lui permettant d’être très compétitif, d’autant que la main-d’œuvre y est bon marché.

 

Quelles solutions ?

Pour être compétitifs, il faudrait faire grandir nos exploitations et les transformer en mégafermes pour jouer sur l’abaissement des prix par les volumes, c’est-à-dire chaque fois que des solutions existent, tirer parti des économies d’échelle.

Les Français y sont opposés, et on se heurte, de surcroît, en permanence à Greenpeace qui est très actif. Cette ONG a publié une carte des fermes usines en France, soit autant de combats à mener contre l’« industrialisation » de l’agriculture. Partout, en France comme en Europe, les écologistes veillent au grain. Il faudra donc réhabiliter les produits issus des mégafermes dans l’esprit des Français, car ils se sont laissé convaincre que ces productions nuisent à la santé.

Sur les petites surfaces, et comme l’ont fait nos voisins Hollandais, les exploitants ont la solution de recourir aux serres : tomates, poivrons concombres, fraises, floriculture, etc. C’est de la culture très intensive aux rendements extrêmement élevés, et sans aléas, car tous les paramètres sont contrôlés : par exemple, dans le cas de la tomate, 490 tonnes de tomates par hectare, contre 64 tonnes en plein air, en Italie. Et, à la manière des Hollandais, il faudra que les exploitants s’intègrent dans des structures verticales leur indiquant ce qu’ils doivent produire, et prennent en charge la commercialisation des productions.

Pour l’élevage, pour autant de vaches laitières, de porcs, que de volailles, il y a la solution des fermes-usines.

Pour le lait, la norme est à des mégafermes de 1000 vaches, voire bien plus encore.

Pour les volailles, les élevages intensifs sont la règle, ce qui n’exclut pas que, marginalement, certains fermiers puissent adopter une stratégie de différenciation, comme c’est le cas, par exemple, avec les poulets de Bresse élevés en plein air.

En Espagne, à Sinarcas (près de Valence) a été créée une ferme comprenant sept batteries de 12 étages qui logent 150 000 poules pondeuses, soit un million de poules, les équipements ayant été fournis par Big Deutchman, une firme allemande de Basse-Saxe.

Pour les porcs, les mégafermes sont, là aussi, la solution : en Espagne, il existe un bon nombre de macrogranjas de 2200 truies et 40 000 porcelets.

La Chine, très gros consommateur de viande de porc, en est au gigantisme. Par exemple, à Ezhou, une entreprise privée (Yangseiang) a édifié la plus grande porcherie du monde : un bâtiment de 26 étages pouvant loger 650 000 porcs. La firme Muyuan gère une ferme de 84 000 truies qui produit 2,1 millions de porcelets par an.

Enfin, pour les grandes cultures : blé, orge, avoine, maïs, colza, tournesol nécessitent des exploitations de 250 Ha, et pas moins, car c’est la dimension indispensable pour amortir les gros matériels : tracteurs surpuissants, moissonneuses batteuses, etc.

 

La politique du statu quo

Pour répondre à la révolte des agriculteurs, Gabriel Attal s’est prononcé en faveur de notre souveraineté alimentaire.

Nous n’en sommes pas là, mais des solutions existent pour avoir des prix compétitifs. Le chantier de restructuration de l’agriculture française est colossal. Quels pourraient bien être les acteurs de cette gigantesque révolution ? Il est à craindre que trop peu d’acteurs disposent des moyens financiers voulus. Nos dirigeants, tout comme la FNSEA, paraissent complètement dépassés par l’ampleur des problèmes à résoudre.

Nous allons donc rester là où nous en sommes, plutôt que se lancer dans ce colossal remue-ménage. Cela nécessite simplement que l’on continue à subventionner nos agriculteurs (la PAC, dont la France est le premier bénéficiaire), et que les Français veuillent bien payer plus cher les productions françaises que les produits importés. Ce n’est pas ce qu’ils font, car se posent à eux des problèmes de pouvoir d’achat et de fin de mois. Il faudrait, par conséquent, ériger des barrières douanières pour protéger notre agriculture des importations étrangères : mais l’ Europe l’interdit. C’est la quadrature du cercle ! Alors, que faire ? On ne sait pas ! Pour l’instant, rien ne sera résolu, c’est plus reposant.

On va simplement parer au plus pressé :

  • repousser de dix ans l’interdiction d’emploi du glyphosate,
  • faire une pause dans l’application du Plan Ecophyto,
  • suspendre la mesure de gel de 4 % des surfaces agricoles,
  • reporter à plus tard la signature des accords avec le Mercosur, etc.

 

On demandera aux fonctionnaires de Bruxelles de bien vouloir alléger les procédures pour la taille des haies et le curage des fossés : un pansement sur une jambe de bois !

Mort de Navalny, colère agricole, guerre en Ukraine : ce qu’on retiendra de février 2024

Ukraine : inquiétude sur le front et à l’arrière

Le mois de février aura vu s’accumuler les mauvaises nouvelles pour l’Ukraine. Son armée est confrontée à une pénurie grave de munitions qui amène désormais en maints endroits de ce front de 1000 km le « rapport de feu » (nombre d’obus tirés par l’ennemi vs nombre d’obus qu’on tire soi-même) à près de dix contre un. Ce qui a contribué, après deux mois d’intenses combats et de pertes élevées, jusqu’à 240 chars russes, selon Kyiv, à la chute d’Adviivka, vendredi dernier. La conquête de cette ville que les Ukrainiens avaient repris aux forces soutenues par Moscou il y a dix ans constitue un gain politique pour le Kremlin à un mois d’une présidentielle au demeurant jouée d’avance ; aucun candidat vraiment d’opposition n’a été validé et tous les trouble-fêtes peuvent avoir en tête le sort d’Alexeï Navalny, décédé dans des circonstances qui restent à élucider dans un pénitencier de l’Arctique russe, le genre d’endroit où le régime enferme ceux qu’il ne souhaite pas voir vivre trop longtemps. La reprise d’Adviivka constitue aussi un gain tactique pour le Kremlin, puisqu’il rapproche le front de nœuds logistiques de l’armée ukrainienne.

Si Moscou, qui a perdu beaucoup d’hommes (vraisemblablement 300 000 à 500 000 hors de combats depuis le début de la guerre il y a deux ans), ne semble pas en position de percer la ligne de défense ukrainienne, il pourrait faire perdre du terrain à Kyiv en d’autres endroits, même si les opérations offensives sont désormais très compliquées, puisque le champ de bataille est devenu très transparent à cause de l’utilisation de simples drones d’observations capables de repérer le moindre char d’assaut ou groupe de fantassins. Seul lot de consolation pour l’Ukraine : elle a gagné, loin des projecteurs médiatiques, la « bataille de la mer Noire » en repoussant ces derniers mois les navires russes loin des corridors indispensables à l’exportation de ses céréales, et en coulant plusieurs navires, dont encore un il y a dix jours.

Autre revers pour Kyiv, l’aide cruciale de 60 milliards de dollars sur laquelle la Maison Blanche et les Républicains travaillent depuis des mois, est encalminée au Congrès. Certes, 22 sénateurs républicains sur 48, animés traditionnellement par une solide culture géopolitique héritée de la Guerre froide, et peu sensibles aux intimidations de Donald Trump, ont voté récemment pour ce paquet. Mais la majorité républicaine à la Chambre des représentants bloque toujours le texte sur instruction de Trump. Ce dernier ne veut en aucun cas faire cadeau d’un victoire politique à Joe Biden, à moins de neuf mois de la présidentielle qui verra certainement s’affronter les deux hommes. La Maison Blanche avait, erreur tactique, cru pouvoir obtenir un feu vert sur l’aide à l’Ukraine en la liant à celle à Israël et Taïwan, deux chevaux de bataille des Républicains, en sus de mesures sur l’immigration illégale en provenance du Mexique, sujet prioritaire des électeurs. Mais c’était prendre le risque de voir l’aide à Kyiv devenir otage d’autres sujets, ce qui n’a pas manqué d’arriver. L’administration Biden a, enfin, compris le danger et accepté il y a dix jours de dissocier un peu ces sujets ; mais trop tard, les trumpistes ont compris qu’ils tenaient là de quoi faire mordre la poussière à Biden, au risque de faire un cadeau au Kremlin, sous réserve que le deep state sécuritaire républicain ne se réveille pas.

Vague lueur d’espoir pour Kyiv toutefois, Donald Trump a laissé entendre récemment qu’il n’objecterait pas à une aide militaire à l’Ukraine si elle se faisait uniquement sous forme de prêts (ce qui est déjà le cas, en fait, pour un quart à un tiers de l’aide militaire occidentale). L’Europe va aussi s’efforcer de passer à la vitesse supérieure, malgré ses goulets d’étranglement dans la production, notamment d’obus, comme l’illustre la décision spectaculaire du Danemark, samedi, d’offrir l’intégralité de son artillerie à l’Ukraine, convaincue qu’en fait Kyiv défend le continent face aux ambitions du Kremlin.

Devant ces revers, comme régulièrement depuis le début de la guerre déclenchée il y a deux ans, samedi prochain, de beaux esprits évoquent une « fatigue » dans l’opinion publique occidentale, où pourtant les sondages indiquent toujours un soutien à l’Ukraine oscillant entre 60 et 75 % suivant les pays, ainsi que la nécessité d’une négociation. Certes, mais avec qui et sur quoi ?

En effet, un accord signé avec Poutine vaut-il plus que le papier sur lequel il est écrit ? Il a déchiré la quasi-totalité des traités signés par son pays depuis 1999. Et a assumé, c’est passé inaperçu, lors de son récent entretien avec le journaliste américain Tucker Carlson, qu’il n’avait « pas encore atteint ses buts de guerre en Ukraine ». En clair, l’annexion de quatre régions ukrainiennes ne lui suffit pas. Voilà pour les naïfs, voire pas si naïfs, qui prétendent que le Kremlin serait prêt à signer la paix en échange de quelques gains territoriaux. Ce que veut Poutine est clairement vassaliser l’ensemble de l’Ukraine et ridiculiser l’OTAN.

Dernier sujet préoccupant pour Kyiv, le président Volodymyr Zelensky, a limogé récemment son chef d’état-major, Valery Zaloujny, très populaire dans l’opinion, mais aussi et surtout parmi les soldats, pour le remplacer par Oleksandr Syrsky, unanimement détesté des hommes sur le front. Inquiétant, même si les dissensions sont au demeurant normales par temps de guerre. On oublie par exemple que, malgré l’union sacrée, le cabinet de guerre français a sauté trois fois suite à des désaccords sur la conduite des opérations et les buts de guerre en 14-18… Le défi pour l’Ukraine sera de changer de doctrine de combat, suite à l’échec de sa contre-offensive de juin-août, pour intégrer les nouvelles technologies : drones tueurs, brouillage des fréquences ennemies, ébauche d’utilisation d’intelligence artificielle (des pays occidentaux travaillent à fournir des essaims de drones bon marché opérant de manière synchronisée par utilisation de programmes d’AI simples).

 

Gaza : l’impasse

À court terme aucune issue, ni même une pause dans le conflit entre Israël et le Hamas ne semble être envisageable. Les négociations, qui avaient repris le 6 février au Caire sous médiation qatari, égyptienne et américaine en vue d’une pause de six semaines (à ne pas confondre avec un cessez-le-feu, qui suppose un arrêt indéfini des combats) en échange de la libération de tout ou partie des 100 otages que le Hamas détient encore, ont été interrompues il y a quelques jours. Le Hamas exige aussi la libération de centaines de ses militants détenus en Israël, dont des meurtriers, ce qui est une ligne rouge pour Jérusalem dont la majorité de l’opinion, selon les sondages, juge prioritaire d’éliminer le Hamas plutôt que de libérer les otages.

Le Premier ministre israélien se dit d’ailleurs plus que jamais déterminé à liquider intégralement le Hamas, avec notamment une offensive prochaine sur la ville de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza où se seraient réfugiés les chefs militaires de l’organisation terroriste. Or, des dissensions commencent à se faire discrètement jour au sein de la hiérarchie militaire, et même parmi des ministres sur la possibilité d’éliminer entièrement le Hamas. Trois mois après le début de l’invasion de la bande de Gaza, selon les renseignements américains, Israël n’aurait mis hors de combat qu’un cinquième des quelques 40 000 combattants du Hamas. Certes, Tsahal a évité le piège de type Stalingrad que beaucoup lui promettait, avec des pertes relativement limitées pour trois mois d’opérations en milieu urbain, environ 200 soldats, et a détruit des dizaines de kilomètres de tunnels du Hamas.

Mais les victimes collatérales (le chiffre de 27 000 victimes, en grande majorité femmes et enfants, avancé par le Hamas semble plausible, pour une fois, par recoupement avec diverses données indépendantes) posent de plus en plus problème aux partenaires internationaux d’Israël, surtout les États-Unis, seul allié que Jérusalem écoute traditionnellement. Joe Biden s’est engagé fortement auprès d’Israël après les attentats du 7 octobre, avec déploiement de navires de guerre pour dissuader Téhéran ou le Hezbollah au Liban, approvisionnement en munitions, renseignements satellites. Ce dont l’aile gauche des Démocrates lui en fait grief… au risque de faire élire Donald Trump, soutien absolument inconditionnel de Jérusalem.

Reste le risque d’embrasement régional, évoqué à l’envi depuis quasiment le début de la guerre, le 7 octobre. Heureusement sans concrétisation, pour l’instant. En mode chien qui aboie ne mord pas, le Hezbollah, milice chiite libanaise soutenue par Téhéran, avait promis des représailles terribles « en temps et en heure » à différents raids israéliens, notamment l’élimination du numéro deux de la branche politique du Hamas à Beyrouth. De même, les ripostes des États-Unis et du Royaume-Uni contre les Houthis, missile yéménite soutenue aussi par Téhéran, qui menace de frapper les cargos transitant par le golfe d’Aden. Les frappes américaines sur le sol yéménite lui-même ont suscité des menaces de l’Iran. Sans rien pour l’instant.

 

Présidentielle américaine : Biden en pleine confusion et Trump dans ses trumperies 

Ce ne sera plus tenable longtemps. Si la Maison Blanche a joué les tauliers de l’Occident par une aide décisive (même si on peut aussi lui reprocher d’être « trop tard trop peu ») en Ukraine et un soutien vigilant d’Israël face au Hamas, force est de constater qu’une défaite de Joe Biden le 5 novembre face à Trump parait désormais probable.

Malgré le dynamisme économique, le président américain est terriblement impopulaire en raison de l’inflation. Les sondages le créditent de cinq points de retard sur son rival qui a le vent en poupe, puisqu’il devrait pousser à l’abandon sa dernière rivale, Nikki Haley après la primaire du 24 février en Caroline du Sud. Une victoire à peine six semaines après le début de la campagne des primaires serait sans précédent historique, et explique que si peu de ténors républicains osent tenir le moindre propos susceptible de déplaire aux trumpistes. Les sondages donnent aussi Trump gagnant dans les 5-7 swing states, ceux susceptibles de basculer dans un camp ou un autre, et qui feront l’élection : Arizona, Géorgie, Michigan, Pennsylvanie, Wisconsin, voire Caroline du Nord et Nevada.

Surtout, est apparu un fait nouveau et qui pourrait bientôt devenir intenable. Joe Biden multiplie les confusions qui ne sont plus seulement embarrassantes, à l’image des gaffes et trous de mémoire qu’il multiplie depuis longtemps. Cela touche désormais à sa capacité de gouverner. Comment croire que cet octogénaire pourrait prendre les bonnes décisions en cas de crise, en quelques minutes dans la war room par exemple, s’il prétend, comme il l’a fait dernièrement, avoir rencontré Mitterrand, décédé en 1995, en lieu et place d’Emmanuel Macron, ou le chancelier Kohl à la place d’Angela Merkel, et déclaré que le président égyptien Al Sissi était en fait celui du Mexique (Donald Trump a fait diffuser une carte du Proche-Orient où était calqué la carte du Mexique avec mention « source : Joe Biden »).

Enfin, une campagne américaine est une épreuve physique redoutable. Joe Biden a tenu le choc lors de la dernière uniquement parce qu’elle n’a pas eu lieu pour cause de covid. Problème, les Démocrates, divisés, indécis, et en panne d’idées et, il faut bien le dire, de lucidité, n’ont pas de plan B. Aucune personnalité connue, dotée d’un minimum de charisme et susceptible de faire consensus parmi les Démocrates n’a émergé en quatre ans, ce qui est une faute. La vice-présidente, Kamala Harris, n’a pas pris la lumière, elle est réputée ne pas avoir la carrure, comme l’illustre son parcours peu convaincant. Surtout, juridiquement, il semble très difficile d’annuler les primaires démocrates, pour lesquelles un certain nombre de délégués pro Biden ont été désignés. Seule issue, un avis médical sollicité par les ministres du président, terrible responsabilité et trahison, pour déclarer qu’il n’est plus en capacité d’exercer ses fonctions, selon la Constitution. Jamais un candidat bénéficiant du désistement au dernier moment du président en exercice n’a gagné la présidentielle…

L’affaire est d’autant plus cruciale que, bien évidemment, l’élection du président du pays le plus puissant du monde, militairement et économiquement, ne concerne pas que les Américains et que Donald Trump a raconté publiquement, il y a dix jours, avoir déclaré à un chef de gouvernement européen (allemand ?) qu’il ne viendrait pas à son secours si la Russie l’attaquait. On peut essayer de se rassurer à bon compte en se persuadant qu’il s’agissait d’un procédé rhétorique, ou d’une technique de négociation un peu rude pour obtenir, légitimement, que les Européens prennent plus au sérieux leur sécurité. Mais force est de constater, et ce discours de Trump représente de ce point de vue un évènement géopolitiquement majeur, malheureusement, tranchant avec une jurisprudence constante à Washington depuis 1949. La sécurité collective de l’Alliance atlantique repose en effet sur le fait que si un quelconque de ses 31 membres est attaqué, chacun des autres volera à son secours de manière inconditionnelle, sans émettre des si et des mais. Tout l’inverse de ce qu’a déclaré Trump qui assume que dans ce cas là il pourrait dire « désolé, je ne suis pas très motivé, regardons d’abord si vous avez réglé vos factures ». De la musique aux oreilles du Kremlin, de nature à le convaincre qu’une aventure en Pologne, ou en pays Balte serait opportune pour discréditer définitivement son ennemi juré, l’Alliance atlantique…

 

Menaces sur l’économie chinoise

Les nuages s’accumulent sur la Chine, deuxième économie mondiale et qui a réalisé depuis 1979 une performance sans équivalent historique, une croissance de 6 à 10 % par an pour un pays à l’époque d’environ un milliard d’habitants.

Sa croissance ralentit et n’aurait même pas dépassé 0,8 % au dernier trimestre. En cause : le vieillissement de la population, conséquence de la politique de l’enfant unique en vigueur jusqu’à récemment en sus de la chute de désir d’enfant, comme en Occident ; le chômage des jeunes au plus haut depuis des temps immémoriaux ; la moindre dynamique des exportations liées à la conjoncture mondiale ainsi qu’à une certaine défiance post covid envers Pékin ; sans doute les imites rencontrées par un système totalitaire à l’ère de l’innovation technologique ; et les menaces sur le système bancaire en raison de l’accumulation de créances douteuses sur le secteur immobilier après des années de spéculation, illustrées par ces images vertigineuses de tours fantômes construites pour être condamnées à la destruction.

La mise en liquidation, le 29 janvier dernier par un tribunal de Hong Kong, du groupe Evergrande, principal promoteur immobilier du pays, après deux années d’agonie est venue rappeler le danger, même s’il n’a pas, pour l’heure, provoqué d’effets dominos comme aux États-Unis la faillite de Lehman Brothers en 2008. Le secteur immobilier pèse pour un tiers du PIB chinois, contre un dixième en France. Les prix des logements ont chuté en deux ans de 30 %, du jamais vu. Les bourses chinoises sont par ailleurs atones et le président Xi Jinping a dû convoquer récemment les régulateurs des marchés financiers pour leur demander de doper un peu la conjoncture, notamment par un allègement des règles de réserves obligatoires des banques. Sans résultat spectaculaire. Un défi politique pour les autorités, puisque les Chinois sont habitués depuis trente ans à des perspectives de progression de leur revenu…

 

Union européenne : les agriculteurs se rebiffent

C’est un événement important dans l’histoire de l’Union européenne qui s’est déroulé ces dernières semaines, à coups de cortèges de tracteurs klaxonnant dans les principales villes d’Europe.

Les agriculteurs, pourtant en majorité très pro-européens, notamment parce qu’ils bénéficient, pour la majorité d’entre eux, du système d’administration des marchés avec prix garantis peu ou prou dans les céréales, certaines viandes, produits laitiers, ont manifesté massivement. À rebours de l’adage « on ne mord pas la main qui vous nourrit », et peut-être parce que ladite main ne nourrit plus tant que ça ceux qui nous nourrissent, comme le résumait un cortège espagnol ; « laissez-nous bosser, carajo ! ». Pas un hasard si le mouvement est parti, il y a presque un an, des Pays-Bas où un plan d’écologie punitive avait prévu, au nom de la désormais omniprésente lutte en Occident contre le réchauffement climatique (une vertu qui permet de massacrer agriculture et industrie sous le regard goguenard ou stupéfait du reste du monde, et qui ne les incite en tout cas pas à nous emboiter le pas), la disparition de la moitié du cheptel.

Les Allemands ont pris le relais début janvier, suivis par leurs confrères français, puis italiens, belges, espagnols, polonais, roumains. Ce mouvement spectaculaire, avec des blocages inédits de centres- villes en Allemagne, et la panoplie habituelle en France de lisier déversé, mais des blocages d’autoroutes sur 400 km (sans précédent) ont pu avoir des motifs divers, prix de vente trop bas (donc, appel, comme d’habitude, à subventions), la concurrence ukrainienne, avaient pour revendication centrale la réduction drastique de la réglementation d’origine, le plus souvent écologique (les associations écologistes ont beau prétendre être les alliées des agriculteurs, ce discours ne convainc pas ces derniers qui savent sous la pression de qui on les bride depuis des années), ou sanitaire au nom d’un principe de précaution devenu absolu. En clair, les agriculteurs ne supportent plus les exigences des plans écolos européens Green Deal et Farm to Fork, même si leurs représentants n’osent pas trop le dire.

Si le gouvernement Attal a su apaiser les grands syndicats agricoles par des chèques et promesses, notamment d’une pause (mais pas annulation) du plan de réduction impératif de 50 % des traitements phytosanitaires d’ici 2030, avec chute des rendements, donc à la clé des revenus, martingale française inépuisable, et si Bruxelles a accordé une dérogation pour les jachères, les agriculteurs se rendent compte que cela ne résout pas du tout le problème « bureaucratie/punitions ». La FNSEA, qui ne se résout pas à s’attaquer aux programmes européens Green Deal et Farm to Fork, menace de reprendre les manifestations à la veille du Salon de l’agriculture, dans quelques jours.

Que le soufflé de cette contestation inédite par le nombre de pays concernés, quoique sans synchronisation, retombe ou pas, il aura déjà eu un mérite : le grand public a découvert le poids dément des règlementations en milieu rural, qui punissent tout et son contraire, la nécessité d’obtenir x autorisations pour tailler une haie, curer un fossé, le calendrier des semis, traitements… comme l’illustre ce slogan d’agriculteurs espagnols « mais laissez-nous bosser, carajo ! ».

 

En France, l’horizon indépassable des règlements partout, tout le temps

Une bataille clé dans la guerre culturelle entre la réglementation tous azimuts, qui ne se confine pas à l’agriculture, comme prétend d’ailleurs l’admettre depuis peu le gouvernement et qu’illustre cette savoureuse révélation, parmi mille autres : un employé de mairie ne peut pas changer une ampoule sans suivre trois jours de formation. Eh oui, nos vies sont régies par une dizaine de codes de 4000 pages, qui s’enrichissent de plusieurs pages chaque jour.

De quoi rappeler le fameux texte de Tocqueville sur « le réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes » édictée par un pouvoir « immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer la jouissance des citoyens et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux ».

Tout cela a poussé le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire (qui a dû se résoudre, dimanche soir, à annoncer une révision à la baisse, de 1,4 à 1 % de la prévision de la croissance française en 2024, évoquant la guerre en Ukraine, le Moyen-Orient, le ralentissement économique très marqué en Chine et la récession technique de 0,3 % du principal partenaire commercial de la France, l’Allemagne), à dénoncer « un suicide européen » par les entraves règlementaires, et à promettre il y a quelques semaines, à plusieurs reprises, un vaste effort de simplification… avant d’annoncer aussitôt des contrôles sévères sur la grande distribution, bouc émissaire, pour vérifier qu’elle pratique des marges raisonnables sur les produits alimentaires.

De même, le gouvernement a découvert récemment, sans promptitude excessive, que les normes DPE constituaient une véritable bombe sociale puisqu’elle imposait des dépenses insupportables aux ménages modestes voulant louer un bien pour le mettre en conformité (en attendant d’interdire aussi leur vente, voire, tant qu’on y est dans le fanatisme vert, leur occupation par les propriétaires). Ce qui contribue au blocage spectaculaire du marché de la location depuis deux ans.

Miracle, une étude technique vient démontrer que les DPE ne sont pas fiables pour les logements de moins de 40 m2 ouvrant droit à dérogation. Un peu tartuffe, mais c’est déjà ça… Il faudra surveiller la suite, du fait de la nomination d’un nouveau ministre du Logement, Guillaume Kasbarian, qui assume vouloir provoquer un « choc de l’offre », en clair stimuler la construction de logements et leur mise à disposition sur le marché locatif. Un discours bienvenu, pour ne pas dire déconcertant, tant il est à rebours de ce à quoi nous habituent les ministres d’Emmanuel Macron.

Selon ses déclarations à l’issue, jeudi, d’une rencontre avec des représentants du secteur, il s’agit de rénover un processus de rénovation énergétique « comportant trop de lourdeurs administratives ». Sur la table, notamment la limitation des obligations de recourir à un accompagnateur agréé aux subventions de rénovation les plus élevées. Il s’agit aussi de permettre aux propriétaires de logements à étiquette énergétique G, a priori aux revenus les plus modestes, qui ne pourront plus être mis en location à partir du 1er janvier 2025, de les aider à commencer à améliorer la performance de leur bien.

 

France-sur-mer : le sujet empoisonné de l’immigration fait son grand retour

Le sujet de l’immigration, en mode sparadrap du capitaine Haddock, hante plus que jamais la politique française, avec un exécutif au sommet du « Enmêmptentisme », chèvre-chou, qui cherche à séduire des électeurs de droite (comme si ceux de gauche classique ne pouvaient pas objecter aux changements fondamentaux à l’œuvre dans notre pays depuis quatre ou cinq décennies, illustrés par une comparaison, au hasard, entre deux photos de classe 2024-1974 ?) sans perdre ceux de gauche. Dilemme d’autant plus sensible que le parti Renaissance est crédité de 18,5 % des suffrages aux européennes de juin, très loin des 29 % attribués, selon un sondage, au Rassemblement national.

L’Élysée a remporté une première manche tactique en demandant aux députés Renaissance de voter pour la loi immigration avec Les Républicains et le Rassemblement nationale… pour aussitôt en déférer les amendements Les Républicains au Conseil constitutionnel. Voter pour un texte qu’on espère anticonstitutionnel, c’est nouveau… Lequel Conseil constitutionnel a eu l’obligeance d’invalider 32 des amendements « droitiers » pour vice de procédure, qui ne se rattachaient pas à un élément précis, un article, du texte proposé. Il avait pourtant validé un amendement sur Mayotte en 2018 dans une loi qui ne traitait pourtant ni de Mayotte ni d’immigration…

Deuxième manche, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, s’est rendu récemment à Mayotte, plus grande maternité d’Europe (25 naissances par jour, cinq fois plus que la seule Corrèze) pour annoncer ce que les élus de tous bords y attendent depuis longtemps : la fin du droit du sol. Au prix, puisqu’une loi ne peut pas être en vigueur dans un département, et pas sur l’ensemble du territoire national selon la Constitution, d’une révision de cette dernière. Ouvrant ainsi une boîte de Pandore, car ce principe d’une territorialisation d’une loi pourrait s’appliquer plus tard sur bien d’autres sujets. Il semble bien qu’il n’ait pas échappé à l’exécutif que la question devenue incandescente, voire civilisationnelle de l’immigration risque de rapporter gros aux élections européennes de juin prochain.

Une réforme du droit du sol sur l’ensemble du territoire n’aurait au demeurant rien de choquant et ne ferait pas basculer la France, contrairement à ce que prétendent les beaux esprits immigrationnistes, dans « les heures les plus sombres de notre histoire », pour la bonne raison que le droit du sang prioritaire est pratiqué par de nombreux pays pas franchement gouvernés à l’extrême droite.

Au demeurant, et cela illustre au passage combien le dossier de l’immigration à Mayotte est instrumentalisé, le droit du sol dit sec, c’est-à-dire l’obtention automatique de la nationalité du pays où l’on naît quelle que soit celle de ses parents et leur propre lieu de résidence et/ou de naissance, n’existe presque plus nulle part au monde. Et notamment pas en Europe, où les pays les plus souples là-dessus, la France, l’Espagne et la Belgique, pratiquent plutôt le « double droit du sol » : on obtient automatiquement, ou sur demande la nationalité française à l’adolescence si un des deux parents étrangers, même en situation irrégulière, est lui-même né en France, même en situation irrégulière, sous réserve qu’il ait séjourné en France un nombre suffisant d’années.

Le problème étant que les habitants des Comores, manipulés en outre par un régime dictatorial voyant dans cette émigration un moyen commode de déstabiliser une « puissance coloniale » à qui ils réclament la restitution de Mayotte, ignorent ces subtilités juridiques et que, motivées par la chimère d’une nationalité française automatique, avec ses droits et avantages pour l’enfant qu’elles portent, des Comoriennes enceintes se ruent à Mayotte pour y accoucher. Face à la désinformation aux Comores (en sus des autres facteurs d’immigration clandestine massive d’hommes jeunes cherchant une terre promise où les salaires sont huit fois supérieurs à ceux en vigueur chez eux à quelques heures de navigation) des ajustements constitutionnels sur le droit du sol, à la majorité, difficile, des trois cinquièmes au Congrès, risquent de ne pas changer grand-chose.

« Le risque d’un conflit direct entre la Russie et l’OTAN est à prendre au sérieux » grand entretien avec Aurélien Duchêne

Aurélien Duchêne est consultant géopolitique et défense et chroniqueur pour la chaîne LCI, et chargé d’études pour Euro Créative. Auteur de Russie : la prochaine surprise stratégique ? (2021, rééd. Librinova, 2022), il a précocement développé l’hypothèse d’une prochaine invasion de l’Ukraine par la Russie, à une période où ce risque n’était pas encore pris au sérieux dans le débat public. Grand entretien pour Contrepoints par Loup Viallet, rédacteur en chef.

 

Que représentent les pays baltes pour la Russie de Poutine ?

Aurélien Duchêne Les pays baltes représentent aux yeux du régime russe, comme d’une large partie de la population, d’anciens territoires de l’Empire russe, qui avaient également été annexés par l’URSS des années 1940 jusqu’en 1990. Beaucoup de Russes, notamment dans les élites dirigeantes, n’ont jamais vraiment digéré l’indépendance de l’Estonie, de la Lettonie et de la Lituanie, avec de plus une circonstance aggravante : les pays baltes ont été les premiers à faire sécession de l’URSS, au printemps 1990, et leur soulèvement civique a fortement concouru à l’effondrement de cette dernière.

Les trois nations baltes totalisent une superficie 100 fois plus réduite que celle de la Russie (175 km2) et une population presque 25 fois moindre (6 millions d’habitants) : le fait que de si petits pays aient pu se libérer de l’emprise de Moscou avec le monde entier pour témoin a été une véritable humiliation pour le Kremlin, après des décennies d’humiliations répétées des peuples baltes sous le joug soviétique dans la lignée de la précédente occupation par l’Empire russe. 

La transition rapide des nations baltes vers la démocratie libérale et leur intégration européenne et atlantique restent également un camouflet pour le régime russe. Au-delà du basculement vers le monde occidental de pays censés appartenir à la sphère d’influence russe (si ce n’est à la Russie tout court), c’est l’accession d’anciennes républiques soviétiques au rang de démocraties matures, avec une société libre, qui est aussi intolérable aux yeux de Poutine et de ses lieutenants que ne l’est la démocratisation avancée de l’Ukraine.

Et de même que la Russie de Poutine nie l’existence d’une nation ukrainienne indépendante, elle respecte peu l’identité des peuples baltes qui ont tour à tour été considérés comme des minorités ethniques parmi d’autres dans l’immense Empire russe, puis comme des populations à intégrer de force sous l’URSS. 

Outre l’imposition du communisme qui tolérait par définition mal des identités nationales affirmées, le régime soviétique s’est livré à des politiques de recomposition ethnique qui allaient bien au-delà de la seule politique de terreur stalinienne. À travers des programmes criminels comme l’opération Priboï en 1949, le Kremlin a ainsi orchestré la déportation de 500 000 Baltes entre 1945 et 1955 ! Alors qu’elle déportait des familles entières vers la Sibérie, l’URSS organisait l’installation de Russes ethniques dans ce qui s’est vite apparenté à une véritable colonisation de peuplement.

L’héritage de ce demi-siècle d’annexion à l’URSS, c’est la présence aux pays baltes de fortes minorités de Russes ethniques et de russophones. Ces Russes vivant hors de Russie représentent environ 25 % de la population en Lettonie et en Estonie, et environ 5 % en Lituanie. Les russophones représentent ainsi environ 80 % de la population du comté estonien d’Ida-Viru (où se situe la très symbolique ville de Narva, à la frontière avec la Russie), ou encore plus de 55 % de la région capitale de Riga en Lettonie.

Vu de Russie, ces populations russes et russophones hors de Russie font partie du « monde russe », lequel doit absolument rester dans le giron de Moscou. Les pays baltes n’ont pas la même dimension aux yeux des Russes que la Crimée, voire pas la même dimension que d’autres régions ukrainiennes considérées comme russes du fait d’une prétendue légitimité historique voire démographique. Les 25 à 30 millions de Russes ethniques vivant dans d’anciennes républiques soviétiques qui, du nord du Kazakhstan à la Lettonie, forment la seconde diaspora du monde après celle des Chinois, sont eux, d’une extrême importance aux yeux de Moscou.

L’on se souvient que c’était le devoir pour la Russie de protéger les Russes hors de ses frontières qui avait été invoqué dans les divers conflits contre l’Ukraine depuis 2014. Cette garantie de protection par la Russie de ses citoyens vivant hors de ses frontières (incluant tous les Russes de l’étranger à qui Moscou délivre passeports et titres d’identité) est même dans la Constitution fédérale. Les dirigeants russes n’ont pas besoin de croire eux-mêmes en un quelconque danger envers des Russes à l’étranger pour « voler à leur secours », que ce soit face à un « génocide » des russophones du Donbass inventé de toutes pièces, ou face à un régime nazi imaginaire qui gouvernerait l’Ukraine. Mais tout porte à croire que le Kremlin se préoccupe sincèrement du risque de voir des millions de Russes de l’étranger s’éloigner de la Russie pour s’intégrer, voire s’assimiler aux pays où ils vivent, menaçant ainsi le « monde russe », voire l’avenir du régime russe.

Dans un article publié un an avant l’invasion de 2022, j’avais défendu l’idée que la Russie pourrait envahir dans un futur proche les régions ukrainiennes censées appartenir à ce « monde russe », avant de développer encore ce scénario dans mon livre Russie : la prochaine surprise stratégique ?. J’y détaillais également le risque que la Russie puisse tenter une agression contre des localités baltes à majorité russe ou russophone telles que la ville de Narva, fût-ce sous la forme d’opérations de faible envergure sous le seuil du conflit ouvert.

Le but pourrait être d’obtenir une victoire historique contre l’OTAN et les puissances occidentales, en leur imposant un fait accompli auquel elles n’oseraient supposément pas réagir par les armes, de peur de s’engager dans une guerre contre la Russie avec le risque d’une escalade nucléaire à la clé. Un calcul qui aurait de fortes chances de se révéler perdant et de déboucher sur le scénario du pire, celui d’un conflit direct entre la Russie et l’Alliance atlantique. Je crois plus que jamais à ce risque, des scénarios comparables étant désormais d’ailleurs davantage pris au sérieux dans le débat stratégique. Pour la Russie, les pays baltes ne représentent donc pas une terre irrédente du même type que la Crimée, ni une « question de vie ou de mort » comme le serait l’Ukraine entière dixit Vladimir Poutine, mais un enjeu qui pourrait bien la conduire à prendre des risques extrêmes contre l’OTAN.

 

Que symbolise l’Alliance atlantique pour les pays de l’Est ?

Elle symbolise à la fois leur ancrage dans le camp des démocraties occidentales et leur garantie d’y rester. Sous la domination russe, puis soviétique, les pays d’Europe centrale et orientale se vivaient comme un « Occident kidnappé », pour reprendre les mots de Milan Kundera. Ces pays, qui étaient membres contraints du Pacte de Varsovie, voire de l’URSS dans le cas des pays baltes, se sont vite tournés vers l’Alliance atlantique après l’effondrement de l’Empire soviétique. À l’époque davantage dans le but de parachever leur retour vers l’Occident et leur marche vers la démocratie que dans l’optique de se prémunir d’une menace russe encore lointaine. La Pologne, la Tchéquie et la Hongrie ont rejoint l’OTAN (en 1999) avant de rejoindre l’Union européenne (en 2004) ; les pays baltes, la Slovaquie, la Slovénie, la Roumanie et la Bulgarie ont rejoint l’OTAN la même année que l’UE (en 2004).

Là où le débat public français distingue largement l’intégration européenne de l’alliance transatlantique, les pays d’Europe centrale et orientale parlent davantage d’une intégration euro-atlantique, bien qu’ils différencient évidemment la construction européenne dans tous ses domaines de cette alliance militaire qu’est l’OTAN. Nous avons tendance en France à résumer la vision de ces pays de la manière suivante : l’Union européenne serait pour eux un bloc économique (un « grand marché ») et politique qui ne devrait guère tendre vers d’autres missions, quand la défense collective serait du ressort de la seule OTAN. Leur vision est en réalité bien plus complexe, ne serait-ce que du fait d’un sincère attachement à la dimension politique et culturelle du projet européen, jusque chez les puissants courants eurosceptiques qui pèsent dans ces pays.

Il n’en demeure pas moins que l’OTAN est pour eux le pilier de leurs politiques de défense. Nos voisins d’Europe centrale et orientale ne voient pas d’alternative crédible à la garantie de sécurité américaine et à la sécurité collective que procure l’Alliance, dans la mesure où l’Europe n’est aujourd’hui pas en capacité de faire face seule à la menace russe. Outre leur puissance, les États-Unis passent pour un protecteur incontournable du fait de leur position historiquement ferme face à l’URSS puis la Russie, là où la France et l’Allemagne, qui ont davantage cherché à ménager la Russie malgré sa dérive toujours plus menaçante, sont souvent perçues comme étant moins fiables. L’attitude de Paris et Berlin au début de l’invasion de l’Ukraine a d’ailleurs renforcé ce sentiment, quoique les choses se soient améliorées depuis que les deux pays ont considérablement renforcé leur soutien à l’Ukraine et durci le ton face à Moscou.

Les pays d’Europe centrale et orientale sont extrêmement attachés à la solidité de l’OTAN et se méfient des projets, portés en premier lieu par la France, de défense européenne distincte de l’OTAN ou d’autonomie stratégique européenne, pour au moins trois raisons. Ils n’en voient pas vraiment l’utilité là où l’OTAN, avec le fameux article 5, et la protection américaine suffisent face aux menaces majeures ; ils craignent qu’une défense européenne concurrente de l’OTAN ne distende les liens avec les États-Unis et conduise ceux-ci à favoriser davantage encore leur pivot vers l’Asie ; ils soupçonnent la quête d’émancipation vis-à-vis de Washington d’être synonyme d’un futur rapprochement avec la Russie, qui se ferait au détriment de l’Europe orientale. Là aussi, les premiers mois de l’invasion de l’Ukraine avaient renforcé ces soupçons, du fait d’un soutien à Kiev bien plus ferme de la part des États-Unis, mais aussi du Royaume-Uni.

Mais la situation s’est également améliorée sur ce point, entre rapprochement de la France et de l’Allemagne avec la position des pays d’Europe centrale et orientale, doutes croissants sur la fiabilité américaine et évolution du débat stratégique en Europe. Nos voisins restent plus attachés que jamais à l’OTAN qui paraît aujourd’hui d’autant plus indispensable à leur sécurité, mais s’ouvrent davantage à une défense européenne complémentaire de l’Alliance atlantique, entre renforcement du pilier européen de l’OTAN, développement des coopérations entre Européens et mise en œuvre de nouvelles politiques de défense de l’UE avec des moyens supplémentaires.

 

Comment l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie se préparent-ils à une éventuelle invasion russe ?

Les trois pays agissent à trois niveaux. D’abord par leur soutien matériel à l’Ukraine, qui est l’un des plus élevés de toute l’Alliance atlantique en proportion de leur puissance économique et militaire, et leur travail diplomatique pour renforcer la mobilisation européenne et transatlantique en la matière. En soutenant au mieux la défense ukrainienne face à l’agression russe, les Baltes entretiennent aussi leur propre défense : infliger un maximum de pertes aux Russes, qui mettront parfois des années à reconstituer les capacités perdues, permet à la fois d’éloigner l’horizon à partir duquel la Russie pourrait attaquer les pays baltes, et de mieux dissuader une telle éventualité en montrant à l’agresseur qu’il paierait un lourd tribut.

Ensuite, par un effort de prévention du pire. Si les États baltes se montrent de plus en plus alarmistes quant au risque d’être « les prochains », c’est aussi pour conserver l’attention et la solidarité de leurs alliés, et espérer d’eux qu’ils renforcent encore leur présence dans les pays baltes. En montrant qu’ils prennent au sérieux le risque d’une attaque russe et qu’ils s’y préparent, les Baltes ont aussi un objectif de dissuasion à l’endroit de Moscou.

Enfin, par des préparatifs directs pour résister à une invasion. Cela fait depuis 2014 que l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie améliorent leurs dispositifs de défense opérationnelle du territoire, et l’on note une accélération sensible ces derniers mois. L’on apprenait ainsi mi-février que les trois pays prévoient de renforcer encore les fortifications à leurs frontières, avec la construction de plus de 1000 bunkers (600 pour la seule Estonie) et de barrages anti-chars tels que des dents de dragon qui ont montré leur utilité en Ukraine. Le ministre des Affaires étrangères estonien Margus Tsahkna estimait il y a quelques jours que l’OTAN n’avait que trois à quatre ans pour se préparer à un « test » russe contre l’OTAN, rejoignant notamment l’estimation de certains responsables polonais. S’ils ne s’attendent pas à une attaque imminente, les trois pays baltes partagent la même conviction qu’ils n’ont que quelques années pour se préparer à un conflit majeur.

Ce qui se traduit par un effort budgétaire considérable. L’Estonie a ainsi porté son effort de défense à 2,8 % du PIB en 2023 et prévoit d’atteindre 3,2 % en 2024, bien au-delà de l’objectif de 2 % auquel se sont engagés les membres de l’OTAN en 2014. La Lettonie a quant à elle dépassé les 2,2 % l’an dernier avec un objectif de 2,5 % en 2025. La Lituanie, enfin, a augmenté de moitié ses dépenses militaires en 2022 (elle les a même doublées depuis 2020), et consacrera à sa défense l’équivalent de 2,75 % du PIB en 2024. Avec la Pologne, la Grèce et les États-Unis, les pays baltes sont désormais les États membres de l’OTAN qui fournissent l’effort de défense le plus conséquent en proportion de leur richesse nationale.

La majeure partie de ces dépenses supplémentaires sont des dépenses d’acquisition, finançant de grands programmes. Tirant des enseignements de la guerre d’Ukraine, les Baltes renforcent leur artillerie (de l’achat de HIMARS américains pour les capacités de frappes dans la profondeur, à la commande de canons CAESAR français par la Lituanie), leur défense antiaérienne… Et ils massifient leurs stocks de munitions, lesquels ont aussi été fortement mis à contribution pour aider l’Ukraine. Les dépenses en personnel ne sont pas négligées : les trois pays baltes augmentent leurs effectifs d’active comme de réserve, ainsi que l’entraînement et la préparation opérationnelle de leurs forces.

La préparation de l’Estonie, de la Lettonie et de la Lituanie à une éventuelle invasion russe passe aussi par une mise à haut niveau de leur défense nationale qui va au-delà du seul renforcement capacitaire. Il convient de souligner à quel point ces trois pays, malgré leur pacifisme et leur souhait de s’épanouir en tant que démocraties libérales européennes, ouvertes sur la mondialisation, ont conservé un ethos militaire. Leur identité profonde se caractérise à la fois par une histoire marquée par les occupations étrangères (l’Empire russe puis l’URSS en premier lieu), un attachement farouche à leur souveraineté (y compris par rapport aux grands États européens alliés), et une vulnérabilité en tant que petits États peu peuplés.

L’Estonie avait instauré la conscription dès 1991, la Lituanie a annoncé son rétablissement en 2015, et la Lettonie a suivi en 2022 avec une entrée en vigueur cette année. Derrière le maintien ou le rétablissement du service militaire obligatoire, les nations baltes développent leur défense nationale sur le plan civique, avec notamment un effort accru d’intégration des minorités de Russes ethniques et de Baltes russophones qui vivent dans les trois pays, et une bataille de tous les jours contre la guerre informationnelle russe et les campagnes de déstabilisation intérieure qu’organise Moscou. Si ces efforts de cohésion nationale et civique ne sont pas tournés en premier lieu vers la préparation à une invasion armée, ils lui sont indispensables. La vulnérabilité de l’Ukraine aux agressions russes en 2014 l’a montré ; sa formidable résistance à l’invasion de 2022 encore plus.

 

Sont-ils capables de tenir un front dans le cadre d’une guerre conventionnelle ?

Sur le papier, pas pour longtemps. Les forces opérationnelles que les trois pays pourraient engager immédiatement en cas d’agression se montent à quelques milliers d’hommes chacun, les effectifs devant être augmentés à plusieurs dizaines de milliers sur un préavis le plus court possible grâce à la mobilisation de conscrits et réservistes par définition moins bien entraînés et équipés. Là où la Russie a déjà engagé plusieurs centaines de milliers d’hommes en Ukraine en deux ans et est capable d’en mobiliser bien davantage, la population de l’Estonie par exemple est d’à peine 1,3 million d’habitants, soit la population de l’agglomération lyonnaise. Aucun de ces pays ne dispose de chars lourds (la Lituanie négocie avec des constructeurs allemands pour en acquérir) ou d’avions de combat (la Lituanie et la Lettonie ont commandé respectivement quatre et un hélicoptère américain Black Hawk), et leur parc d’artillerie actuel est très limité et devrait le rester malgré d’importantes commandes dans ce domaine.

Le renforcement militaire des pays baltes est proportionnellement l’un des plus importants des pays de l’OTAN, et les armées estonienne, lettone et lituanienne de 2025 voire 2030 seront autrement plus fortes que celles de 2020 ; s’ajoute, comme dit précédemment, la fortification des frontières baltes qui compliquera sérieusement une attaque russe. Mais le rapport de force échoirait toujours à la Russie, dont les forces conserveront une masse et une épaisseur bien supérieures à tout ce que les pays baltes prévoient dans le cadre de leur montée en puissance.

Les pays baltes ne se battront évidemment jamais sans leurs alliés de l’OTAN (quoique les Russes pourraient penser le contraire, ce qui les pousserait d’autant plus à tenter un coup de force), et ces derniers renforcent eux aussi considérablement leurs capacités de défense dans la région balte. En 2016, une étude de la RAND Corporation voyait les forces de l’OTAN perdre une opération dans les pays baltes face aux troupes russes qui atteindraient Tallinn et Riga en un maximum de 60 heures, laissant l’Alliance face à un nombre limité d’options, toutes mauvaises. Le spectaculaire échec des premières phases de l’invasion russe de février 2022 dans le nord de l’Ukraine a depuis remis en question toutes les précédentes études de ce type qui décrivaient une armée russe capable de balayer les petites armées alliées dans des offensives éclair.

Sur le terrain, le corridor de Suwalki est depuis 2015 l’objet de simulations de combat en conditions proches du réel des côtés baltes comme polonais : ainsi d’un exercice à l’été 2017 où 1500 soldats américains, britanniques, croates et lituaniens avaient simulé une opération sur le terrain avec un matériel limité. Par comparaison, la même année et dans la même région, l’exercice russo-biélorusse Zapad 2017 avait mobilisé des effectifs largement supérieurs avec plusieurs dizaines de milliers d’hommes et des centaines de véhicules. Là encore, les choses ont considérablement évolué depuis : en témoignent le renforcement des effectifs de l’OTAN dans la région et l’organisation cette année de Steadfast Defender, plus vaste exercice militaire de l’OTAN depuis 1988. La remontée en puissance militaire des alliés reste cependant limitée pour les prochaines années ; la matérialisation des ambitions polonaises, entre doublement programmé des effectifs militaires et commandes géantes d’armement, si elle va à son terme, s’étendra jusqu’à 2030 au moins.

Là où l’OTAN organise depuis 2016 des rotations de forces mécanisées de quelques milliers de soldats entre Pologne et pays baltes et augmente ses capacités de réaction rapide, les forces des districts militaires russes occidentaux pourraient quant à elles engager très rapidement des dizaines de milliers d’hommes et jusqu’à plusieurs centaines de chars opérationnels d’ici quelques décennies si la remontée en puissance militaire poursuit à ce rythme malgré les pertes en Ukraine. S’il faut relativiser l’idée que les armées baltes se feraient écraser, d’une part du fait de leur propre renforcement et de celui des alliés, et d’autre part du fait des faiblesses russes, il ne faut pas non plus pécher par excès de confiance.

 

Le corridor de Suwalki est-il le talon d’Achille des frontières européennes ?

Ce corridor terrestre large d’environ 65 km relie les États baltes à la Pologne et donc au reste de l’UE et de l’OTAN. À l’est de ce passage, la Biélorussie, qui serait en cas de conflit alliée à la Russie ou sous son contrôle ; à l’ouest, l’exclave russe de Kaliningrad, zone la plus militarisée d’Europe en dehors du front ukrainien. Le corridor de Suwalki concentre l’attention des états-majors occidentaux d’une manière comparable à la trouée de Fulda, à la frontière entre les deux Allemagne, au cours de la guerre froide. Concrètement, la Russie pourrait l’exploiter pour créer des situations d’asymétrie visant à réduire l’avantage des forces occidentales. Le terrain, couvert de champs humides volontiers boueux, de forêts et de lacs, rend les déplacements difficiles dans la trouée de Suwalki, d’autant que la moitié de la trouée est constituée d’un massif vallonné ; plus à l’ouest ou au sud, les trésors naturels que sont la région des lacs de Mazurie, le parc national de la Biebrza et la forêt primaire de Bialowieza gêneraient des mouvements de troupes venant du reste de la Pologne. Seules deux autoroutes et une liaison ferroviaire qui seront vite la cible de bombardements russes permettent d’acheminer rapidement des renforts par voie terrestre.

La Russie a créé à Kaliningrad une « bulle A2/AD » particulièrement dense (batteries antiaériennes S-400, batteries côtières SSC-5 Bastion et SSC-1 Sepal, missiles Iskander, artillerie, équipements de guerre électronique…) qui à défaut d’assurer un déni d’accès complet, compromettrait sérieusement les opérations navales et aériennes alliées. Elle y conserve des effectifs conséquents, qu’elle pourrait relever à plusieurs dizaines de milliers d’hommes sur un temps court, en parallèle d’un renforcement en Biélorussie. En attaquant le corridor de Suwalki, les forces russes seraient capables de combiner effet de surprise, supériorité numérique temporaire, logistique solide et capacités de déni d’accès, avec l’objectif d’isoler nos alliés baltes. Si l’OTAN renforce ses capacités de réaction rapide pour empêcher ce scénario, la bataille promet d’être rude. Le corridor de Suwalki n’est pas le talon d’Achille des frontières européennes, d’autant que le réarmement massif de la Pologne va produire ses effets dans les années à venir, mais c’est un point de vigilance.

 

Quel est l’état de la coopération entre les puissances d’Europe de l’Ouest et les pays baltes, situés aux avants postes de l’Europe ? Sommes-nous, Européens de l’Ouest, prêts à défendre leur intégrité territoriale ?

La coopération entre les puissances d’Europe de l’Ouest et les pays baltes s’effectue au travers de l’OTAN, des coopérations européennes et de relations bilatérales.

Les trois États baltes accueillent des « battlegroups » de l’OTAN, c’est-à-dire des forces multinationales composées de détachements des forces de plusieurs États membres, dans le cadre de l’Enhanced Forward Presence, la « présence avancée renforcée » de l’Alliance. Selon les données officielles de fin 2022, l’Estonie accueillait une présence permanente d’environ 2200 soldats belges, danois, français, islandais, américains et britanniques, le Royaume-Uni étant nation-cadre et la France le principal contributeur européen local avec Londres ; la Lettonie, environ 4 000 soldats albanais, tchèques, danois, islandais, italiens, monténégrins, macédoniens, polonais, slovaques, slovènes, espagnols et américains, le Canada étant la nation-cadre ; et la Lituanie, autour de 3700 Belges, Tchèques, Français, Islandais, Luxembourgeois, Néerlandais, Norvégiens, Suédois (la Suède n’étant pas encore membre de l’OTAN) et Américains, l’Allemagne étant la nation-cadre.

La présence de ces battlegroups multinationaux a d’abord un objectif de dissuasion vis-à-vis de la Russie : si quelques centaines de soldats français, britanniques et américains en Estonie, avec peu d’équipements lourds, ne seraient pas en capacité de repousser une attaque russe d’ampleur, le fait qu’ils auraient à se battre contre les Russes avec des pertes humaines à la clé signifie que les principales puissances militaires de l’OTAN se retrouveraient en conflit direct avec Moscou. La perspective de tuer des soldats américains ou français est censée dissuader la Russie d’engager la moindre opération militaire contre les pays baltes (la présence militaire américaine s’inscrivant aussi dans le cadre de la dissuasion nucléaire élargie de Washington). L’autre objectif est bien sûr de rassurer nos alliés, et de renforcer les relations militaires avec eux au quotidien. S’ajoutent également des missions telles que la police du ciel, à laquelle contribue l’armée de l’Air française.

Depuis la fin des années 2010, suite à l’annexion de la Crimée, la France compte ainsi en moyenne (le nombre fluctue en fonction des rotations) 2000 militaires engagés sur le flanc est de l’OTAN. En Estonie, nos soldats participent à la mission Lynx où ils constituent le principal contingent avec les Britanniques. En Roumanie, la France est la nation-cadre de la mission Aigle mise en place dans les jours suivant l’invasion de l’Ukraine. Cette participation à la défense collective de l’Europe contribue aussi à l’influence française chez nos alliés d’Europe centrale et orientale. Si l’on en revient spécifiquement aux pays baltes, la présence militaire de la France et d’autres pays d’Europe de l’Ouest est significative, quoiqu’elle ne soit évidemment pas à la même échelle que la présence de dizaines de milliers de soldats américains dans des pays alliés, et elle entretient une véritable intimité stratégique.

Dans le cadre des coopérations européennes, les Européens de l’Ouest coopèrent avec les baltes à travers des politiques communes telles que la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), la Coopération structurée permanente, ou encore le Fonds européen de la défense. Outre ces politiques directement liées à l’UE, les coopérations se font à travers des projets ad hoc tels que l’Initiative européenne d’intervention lancée par la France, et que l’Estonie est le seul pays d’Europe centrale et orientale à avoir rejointe. 

Cette participation de l’Estonie à l’Initiative européenne d’intervention promue par Paris montre aussi le développement des relations bilatérales de défense entre les puissances d’Europe de l’Ouest et les États baltes. Ainsi, la participation importante de l’Estonie à l’opération EUFOR RCA (Centrafrique) en 2014 s’expliquait en partie par sa reconnaissance envers la France, qui avait libéré sept cyclistes estoniens pris en otages au Liban en 2011 par le groupe Harakat al-Nahda wal-Islah. L’engagement estonien au sein de la Task Force Takuba (2020-2022) au Sahel avait également été très apprécié par les Français. Si l’Estonie a souvent reproché à la France ses positions jugées ambiguës envers la menace russe et continue de se montrer prudente quant aux projets d’autonomie stratégique européenne en matière de défense, l’on note un rapprochement et un effort de compréhension ces dernières années. Il en va de même pour la Lituanie, où sont également stationnées des troupes françaises, et qui a choisi des canons CAESAR français pour renforcer son artillerie après l’invasion de l’Ukraine (l’Estonie ayant acquis de nouveaux radars français).

Les coopérations militaires entre les puissances d’Europe de l’Ouest et les nations baltes sont ainsi déjà denses, et elles continuent de se renforcer, du renseignement aux manœuvres militaires conjointes. Qu’en est-il de la disposition des Européens de l’Ouest à entrer en guerre pour défendre l’intégrité territoriale de nos alliés baltes ? Ces derniers se demandent dans quelle mesure nous serions prêts à mourir pour Tallinn, Riga ou Vilnius, là où une partie de l’opinion publique française refusait en 1939 de « mourir pour Dantzig » alors que la menace allemande envers la Pologne se précisait. Entre la faiblesse militaire et la retenue de l’Allemagne et de l’Italie, et la prudence de la France et du Royaume-Uni dont on peut légitimement se demander si elles seraient prêtes à risquer une escalade nucléaire, la question peut en effet se poser.

Un sondage du Pew Research Center de 2020 montrait qu’après le Royaume-Uni (à 55 %), la France était le pays d’Europe de l’Ouest où la population était la plus favorable à une intervention militaire nationale en cas d’attaque russe contre un pays allié (à 41 %, à égalité avec l’Espagne, et loin devant l’Allemagne et l’Italie, et devant même la Pologne à titre de comparaison). Si les données manquent sur l’évolution de l’opinion publique à ce sujet depuis l’invasion de l’Ukraine en 2022, diverses études montrent un renforcement de la solidarité atlantique au sein des opinions publiques ouest-européennes ainsi qu’un durcissement des positions à l’égard de la Russie. S’il est probable qu’une part conséquente de la population des nations d’Europe de l’Ouest continue de s’opposer à une riposte armée de leur pays en cas d’agression russe, ne serait-ce que par crainte d’un futur échange nucléaire, l’on peut estimer que la part des citoyens prêts à ce que leur pays respecte ses engagements en tant que membre de l’OTAN ait augmenté.

Enfin, si la précaution est de mise quant à l’attitude qui pourrait être celle des dirigeants d’Europe de l’Ouest (avec des positions françaises sur la dimension européenne de la dissuasion nucléaire nationale qui ont pu sembler floues au-delà de la part de mystère qu’exige la dissuasion, voire contradictoires), la position officielle est également celle d’un respect de la lettre et de l’esprit du Traité de l’Atlantique nord, et les pays d’Europe de l’Ouest cherchent à rassurer les pays baltes quant à leur disposition à défendre leur intégrité territoriale, et ce d’autant plus depuis l’invasion de l’Ukraine.

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Une balance commerciale impossible à redresser ?

Le service des douanes vient de faire connaître le résultat de notre commerce extérieur pour 2023 : à nouveau un solde négatif important de 99,6 milliards d’euros. Certes, c’est mieux que l’année précédente où le déficit avait été supérieur à cause de l’envolée des prix de l’énergie causée par la guerre en Ukraine, mais le solde est négatif, une fois de plus.

La balance du commerce extérieur français est donc régulièrement déficitaire depuis 2005, c’est-à-dire depuis maintenant une vingtaine d’années. Ce solde négatif a plutôt tendance à s’aggraver, comme le montre le tableau ci-dessous :

Selon le journal La Tribune du 7 février dernier, annonçant les résultats de notre commerce extérieur pour l’année 2023 :

« Les années se suivent et se ressemblent pour la balance commerciale française : le déficit commercial de 99,6 milliards est le deuxième plus élevé de l’histoire ».

On ne peut évidemment que s’inquiéter d’une telle évolution, d’autant que les autres pays de l’Union européenne dont les balances commerciales étaient également déficitaires dans les années 1970-80, sont parvenus à redresser la barre, comme le montre le tableau suivant :

Autre constat : c’est la balance des biens qui est particulièrement dégradée, les services étant là pour rattraper quelque peu le grave déséquilibre des biens :

 

Le rôle déterminant du secteur industriel

Longtemps, les commentateurs de notre vie économique ont expliqué le déficit du commerce extérieur par des éléments conjoncturels, généralement des variations des prix de l’énergie, la France étant un gros importateur d’hydrocarbures. Mais, à présent, chacun a bien compris que le déficit de la balance du commerce provient du déclin industriel français. En effet, l’industrie joue un rôle déterminant dans la balance commerciale des pays développés, intervenant pour environ 75 % dans les échanges commerciaux.

Aussi, si l’on examine la relation existant dans les pays développés entre l’importance de leur production industrielle et le résultat de leur balance commerciale, on voit que les pays à production industrielle faible ont des balances commerciales déficitaires, alors que les pays à production industrielle élevée présentent des balances commerciales positives.

C’est ce que montre le tableau ci-dessous où figurent, dans la première colonne, les productions industrielles des pays comptées en valeur ajoutée par habitant, comme le font les comptabilités nationales des pays, et selon les données de la BIRD, qui incorpore la construction dans la définition de l’industrie :

Le graphique ci-dessous indique la corrélation existant entre ces données :

L’équation de la droite de corrélation indique que pour avoir une balance commerciale équilibrée il faut que la production industrielle s’élève à 11 265 dollars par habitant. C’est une probabilité statistique qui peut souffrir chaque année des écarts par rapport à la moyenne.

Or, la France ne dispose que de 7200 dollars de production industrielle par personne. Il faudrait donc l’accroître de 56 % pour que la balance commerciale soit à l’équilibre. En se basant sur les ratios d’intensité capitalistique des entreprises industrielles existant déjà en France, cela signifie un effectif industriel passant de 2,7 millions de personnes à 4,2 millions : soit 1,5 million d’emplois industriels à créer pour que, demain, la balance commerciale soit régulièrement en équilibre. Les effectifs industriels de l’Allemagne étant bien plus élevés, de l’ordre de 7 millions de personnes, sa balance commerciale est régulièrement excédentaire. En fait, avec la quatrième révolution industrielle en cours, baptisée industrie 4.0, les intensités capitalistiques sont devenues extrêmement élevées : il va plutôt s’agir de la création de seulement environ un million d’emplois.

La corrélation mise en évidence permet de comprendre que le solde déficitaire de notre balance commerciale, rappelé plus haut, se soit régulièrement dégradé à mesure que notre secteur industriel faiblissait : entre la fin des Trente Glorieuses et aujourd’hui, l’industrie qui intervenait pour 24 % à 25% dans la formation du PIB n’intervient plus que pour 10 % seulement. La France est devenue le pays européen qui est le plus désindustrialisé, la Grèce mise à part. Avec la crise du covid, nos dirigeants ont finalement compris qu’il était nécessaire de réindustrialiser le pays, et Emmanuel Macron a lancé le Plan France 2030. Mais il sera extrêmement difficile de remonter la pente.

Dans le Figaro-économie du 12 février dernier, Anne de Guigné énonce :

« Après des années de délitement, l’industrie française a cessé de dépérir. Mais crier victoire paraît très exagéré quand les deux indicateurs les plus robustes du secteur, l‘évolution de la production manufacturière et celle de la valeur ajoutée de l’industrie demeurent en zone grise ».

Le Plan France 2030 est très insuffisant, car les moyens financiers manquent pour épauler le redressement de notre industrie, comme le font si bien maintenant les Américains avec l’IRA, un dispositif d’aide à l’investissement qui dispose d’un budget de 369 milliards de dollars.

 

Les PME appelées à la rescousse

Pour redresser rapidement notre commerce extérieur, le gouvernement a appelé les PME à la rescousse afin qu’elles exportent. Il veut faire passer le nombre d’entreprises exportatrices de 145 700 à 200 000. Dans son discours de Roubaix le 23 février 2018, Édouard Philippe avait annoncé la création de Team France Export, afin d’encourager les PME  à « chercher des aventures à l’étranger ». Team France Export est un dispositif au service des entreprises qui regroupe les services de l’État s’occupant d’exportation, Business France, Bpifrance, et les diverses CCI existant en France. Cet organisme dispose de 13 guichets régionaux, disséminés sur tout le territoire, et un réseau de 750 conseillers installés à l’étranger dans 65 pays. Précédemment, avait été créée en 2015, « Business France », une agence nationale ayant pour mission d’« aider les PME et les ETI à se projeter à l’international ». Nos entreprises ne sont donc pas dépourvues de conseillers pour les aider à exporter, et elles peuvent bénéficier de divers soutiens financiers pour prospecter à l’étranger et exporter.

Cette ambition de faire de nos petites PME industrielles, des entreprises exportatrices, n’est en fait pas très raisonnable : c’est leur faire courir beaucoup de risques et les détourner de leur tâche principale qui est, à ce stade de leur croissance, de développer et renforcer leurs avantages compétitifs. Hors les grandes entreprises, qui, elles, disposent du personnel voulu pour exporter, et dont les reins sont assez solides pour faire face aux aléas des opérations à mener dans des pays lointains que l’on connait mal, seules les ETI, (250 à 500 employés), sont capables d’avoir une politique suivie à l’exportation.

En matière d’exportation, le drame de la France est qu’elle dispose de relativement peu d’ETI, à la différence de l’Allemagne ou de la Grande-Bretagne : elles sont 5760 en France, contre 12 500 en Allemagne et 10 000 en Grande-Bretagne, et ne sont pas toutes dans le secteur industriel, loin de là. Pour exporter des biens industriels, il faut généralement avoir à l’étranger des accords avec des entreprises locales qui aideront les consommateurs à utiliser ces équipements et assureront l’après- vente, car faire de l’après-vente à partir de la France est une gageure. Ces partenaires étrangers exigeront que l’entreprise avec laquelle ils vont collaborer ait une certaine dimension : s’il s’agit d’une PME de taille modeste, ils ne seront pas partants et auront tendance à aller chercher ailleurs un exportateur plus solide avec lequel s’allier. Une PME peut exporter aisément, sans risque, des produits ne nécessitant aucune collaboration avec l’acheteur, et notamment pas d’après-vente, comme par exemple, la cristallerie ou les articles de porcelaine.

Augmenter les exportations et avoir une balance commerciale à l’équilibre sont donc des missions extrêmement ardues :

  • le secteur industriel s’est considérablement amenuisé, l’industrie manufacturière ne représente plus que 10 % du PIB, contre 23 % ou 24 % pour l’Allemagne.
  • le pays manque d’entreprises de taille intermédiaire, soit deux fois moins que l’Allemagne.

 

Rééquilibrer notre balance du commerce extérieur, mission qui est confiée au ministre chargé du Commerce extérieur, est une tâche de très longue haleine qui va demander de très nombreuses années, c’est-à-dire le temps que nos dirigeants mettront pour accroître de 56 % la production du secteur industriel.

SNCF : les conditions d’une privatisation réussie

Le principe de privatisation n’est ni bon ni mauvais en soi. Ce sont les conditions de sa réalisation qui en font un bon ou un mauvais choix.

Multiplier les opérateurs sur les lignes hyper rentables, comme la compagnie espagnole Renfe sur le trajet Paris-Lyon-Marseille, par exemple, ne pourra jamais développer le rail sur le territoire national. Au contraire, affaiblir les recettes de la SNCF en la laissant seule gestionnaire des lignes locales et secondaires, est le meilleur moyen pour que ces dernières ne soient plus exploitées ou ne vivent plus que sous perfusion d’argent public (abondé par les régions, les départements…).

Mais la privatisation des lignes secondaires est déjà en route : les régions PACA et Normandie ont déjà engagé le processus. Oui, mais avec toutes les chances réunies pour un échec en beauté.

D’abord, parce qu’aucun plan directeur de développement du rail n’a été élaboré ou n’est en cours d’élaboration. Ensuite, parce que nous nous dirigeons tranquillement vers une privatisation sur le mode concessionnaire et non open access.

Or, quels enseignements pouvons-nous tirer de l’expérience britannique ?

Le modèle concessionnaire choisi par nos voisins d’outre-Manche, malgré toutes les réussites de la privatisation, n’a ni permis de diminuer la charge qui pèse sur les finances publiques ni provoqué une baisse des tarifs pour les passagers. C’est logique, car le système concessionnaire remplace un monopole par un autre. C’est d’ailleurs le modèle open access que la France semble avoir choisi pour les lignes à fortes rentabilité comme Paris-Lyon-Marseille, alors pourquoi s’arrêter en si bon chemin et ne pas appliquer ce même modèle aux lignes secondaires, voire locales ? Parce que l’état des infrastructures et la rentabilité théorique seraient de nature à repousser d’éventuels acteurs privés ?

 

Quelques pistes de réflexion pour imaginer une privatisation intelligente…

Un schéma national de développement

Il est nécessaire d’établir avant tout un schéma national de développement de l’infrastructure du rail afin d’atteindre, à une échéance de 10 à 15 ans, un maillage de la quasi totalité des agglomérations françaises.

Rappelons qu’entre la nationalisation de 1938 et aujourd’hui, ce sont 16 000 km de voies ferrées qui ont été démolies au nom du « service public ». Il est impératif de reconstituer un maillage du territoire national permettant d’utiliser le rail pour se rendre d’une commune à une autre sans être obligé de transiter par Paris, ou de payer trois fois plus que le prix de ce même trajet en automobile.

 

Une société unique, mixte, de gestion des infrastructures

L’exécution et la gestion de cette infrastructure (réseaux et gares) devraient être confiées à une entité unique, nationale, afin d’éviter les redondances, d’assurer une totale interconnexion et de définir les priorisations.

Cette société serait renforcée sur la plan capitalistique par l’apport de capitaux privés (ce que les statuts de « SNCF gares et connexions » permet), y compris et surtout de la part des sociétés privées qui souhaiteraient être présentes sur le marché du rail. Ainsi, toute société privée désireuse d’exploiter un tronçon du réseau ferré français, se verrait tenue de participer au financement des investissements en devenant actionnaire de la société nationale. Cela n’est bien sûr pas exclusif, et si des sociétés non exploitantes voulaient investir dans le réseau, elles devraient pouvoir le faire.

Pour des raisons stratégiques, le contrôle de cette société devrait rester aux mains de l’État. Si, pour certains, cette idée pourrait sembler désuète ou anachronique, la réalité de certaines situations advenant chez certains de nos voisins devraient les amener à réfléchir sur le rôle que peut jouer un réseau ferré en cas de conflit.

Enfin, l’économie de cette entité serait assurée par les droits de péage versés par les exploitants. Actuellement, ces droits sont démesurément lourds. Cette situation est le fruit d’une gestion technocratique, d’un trafic exsangue et du quasi monopole des exploitants.

D’où les points suivants :

Une privatisation en open access

Pour les raisons évoquées précédemment, si nous voulons éviter la reconstitution de monopoles, qu’ils soient privés ou publics importe peu, tous les opérateurs qui le souhaitent devraient pouvoir exploiter une ligne. La société gérant les infrastructures devrait alors émettre des droits de trafic avec des créneaux horaires, sur le modèle de ce qui existe pour le trafic aérien. C’est la condition sine qua non pour que la concurrence joue son rôle.

Une diversification des matériels

Une des raisons pour lesquelles les trains régionaux coûtent aujourd’hui si cher est l’équipement imposé par la SNCF. Or, certaines dessertes peuvent être assurées par des matériels plus légers nécessitant des investissements moins lourds (Bluetram par exemple pour la réouverture de lignes locales dont les rails ont été démontés) ou des matériels anciens reconditionnés (comme Transdev sur la ligne Carhaix-Paimpol), et une gestion du personnel plus souple.

Développer le trafic marchandises

S’il est un point sur lequel les impératifs économiques et écologiques se rejoignent, c’est sur la nécessité de développer le trafic de marchandises par le rail. La solution la plus efficace et la plus rapide pour y parvenir serait d’ imposer de manière progressive le ferroutage ou transport combiné.

Cette mesure pourrait s’appliquer de manière progressive, d’abord sur le trafic en transit, puis sur des distances de plus en plus courtes, réduisant, à terme, l’usage du camion à un rayon de 100 km.

Outre la diminution de la pollution que le ferroutage engendrerait (les camions sont la première source de rejets de microparticules et de gommes), cette solution permettrait le désengorgement des infrastructures routières, le ralentissement de leur usure et la diminution des accidents routiers. Elle permettrait de créer un marché du fret ferroviaire propice à la baisse de ses coûts et donc du prix des droits de péage. Le développement de ce marché participerait à la rentabilisation de « SNCF gares et connexions ».

Conditionner l’octroi de droits d’exploitation des lignes à fortes rentabilité

Il s’agit ici de déterminer un principe de conditionnement de l’octroi de droits d’exploitation des lignes à fortes rentabilités (TGV, grandes lignes) à l’exploitation de lignes locales et régionales.

Par exemple, l’exploitation ou la réouverture de lignes locales ou régionales permettraient l’octroi de plus ou moins de « droits » (en fonction du niveau de non-rentabilité à court, moyen et long terme) sur les lignes à forte rentabilité. L’exploitation de ces lignes n’intéressant pas forcément l’exploitant, ces  « droits » pourraient être négociables sous forme de vente ou de location, et donc permettre d’améliorer la rentabilité des petites lignes sans faire appel à des subventions publiques.

 

Oui, la privatisation peut être vertueuse

Un dispositif tel que décrit précédemment permettrait de développer le rail par l’apport de capitaux privés dans la société gestionnaire des infrastructures. Plus de lignes, plus de communes desservies, plus de trains, plus de lignes transversales, plus de trafic marchandises, tout en garantissant le principe de continuité territoriale.

Il ne s’agit pas de privatiser seulement ce qui est rentable, mais de faire de la privatisation un élément de dynamisation du trafic ferroviaire, tout en soulageant les finances publiques, car ces dernières ne seraient, comme il se doit, engagées que dans les investissements et non dans le fonctionnement.

Lyon-Turin : un projet ferroviaire titanesque, des opposants à couteaux tirés – Entretien avec le délégué général de la Transalpine

Un Sahel sang et or

Le trafic d’or représente une source de financement pour les groupes terroristes, et plus récemment pour les mercenaires russes de Wagner. De facto, cette manne renforce tous les ennemis et compétiteurs de la France en Afrique de l’Ouest. Pire, elle est un fléau pour tous les pays de la région. Certains, comme la Centrafrique et le Soudan en sombrent. D’autres, comme la Mauritanie et la République Démocratique du Congo (RDC), ripostent.

 

La ruée vers l’or sahélienne : une malédiction pour la région ?

Depuis 2012, la bande sahélienne allant de la Mauritanie à l’ouest du Soudan connaît un boom du secteur aurifère. Le mouvement s’accentue à partir de 2016. Une nouvelle ruée vers l’or voit des groupes armés s’emparer de sites d’extraction d’or artisanaux. Ils profitent de l’absence ou de la faiblesse des structures étatiques dans ces régions, à des fins de financement et de recrutement de nouveaux membres.  

Les trafics illégaux (or, migrants, armes, stupéfiants, etc.) sont un parangon géopolitique de la région. Ils catalysent tous les risques et les scléroses du Sahel et du reste de l’Afrique. Problème, ils entraînent aussi des répercussions en Europe, dont la France, qui en est un des débouchés privilégiés ; et pas uniquement les migrants. Venue d’Amérique du Sud, le Sahel voit en effet passer une part substantielle de la cocaïne à destination du Vieux Continent. 

Le trafic d’or, très rémunérateur, est la dernière mode des trafiquants et il alimente les caisses de groupes armés, qu’ils soient djihadistes ou simplement rebelles. À titre d’exemple, la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA), une alliance de groupes rebelles touareg formée en 2014, exploiterait des mines au nord du Mali. Sur la frontière algéro-malienne, dans la localité de Tin Zaouten, les djihadistes du Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (GSIM) contrôleraient également une fonderie et un site d’orpaillage. La porosité entre ces mouvements politiques ou djihadistes et les simples groupes criminels rend d’autant plus difficile la lutte contre leurs actions.

 

Wagner : les nouveaux pilleurs d’or

Le groupe de mercenaires Wagner, présent dans la bande sahélienne du Mali au Soudan en passant par la République centrafricaine, tire une partie importante de ses ressources du trafic d’or, avec des ramifications jusqu’en Mauritanie. Servant de garde prétorienne à plusieurs dirigeants de la région du Mali au Burkina Faso, le groupe Wagner profite de cette assise territoriale pour développer les trafics lui assurant ses revenus. 

Depuis son arrivée à Bamako, fin 2021, le groupe de mercenaires russes a entrepris des actions tous azimuts pour garantir sa mainmise sur l’or malien : récupération de permis miniers, création de sociétés locales, orpaillage artisanal, trafic via Dubaï. Wagner se fournit également, de façon clandestine, auprès d’orpailleurs mauritaniens, liés à des courants proches des islamistes pour revendre ensuite cet or à Bamako. Des liens étroits sont tissés avec les négociants en or de la ville, au premier rang desquels Kossa Dansoko, mais aussi des organisations proches des Frères musulmans.

Par corollaire, ce trafic contribue à financer des actions de subversions anti-françaises déployées par le groupe Wagner sur tout le continent. Sans compter ses opérations qui déstabilisent toute la région et menacent directement la sécurité de l’Europe. 

 

L’exemple congolo-émirati

Face au risque de déstabilisation que représente le trafic d’or à l’échelle internationale, en étroite imbrication avec les réseaux de criminalité transfrontaliers, plusieurs États réagissent et se donnent les moyens de lutter contre ce phénomène. Les Émirats arabes unis, place mondiale du commerce de l’or, sont régulièrement critiqués pour leur laxisme, même s’ils font le choix de fermer une grande raffinerie. Entre 2012 et 2014, Kaloti, un négociant en or basé à Dubaï est accusé d’acheter de l’or à des réseaux criminels internationaux pour blanchir de l’argent.

L’affaire du négociant Kaloti a mis en lumière les difficultés du contrôle international des transactions d’or : Kaloti a pu vendre de l’or à des grandes entreprises, y compris Apple, General Motors et Amazon, soulevant des questions sur la sécurisation des chaînes d’approvisionnement mondiales. Suite à ce scandale qui mettait en lumière des failles dans la sécurisation du commerce de l’or, les Émirats arabes unis décident d’innover en mobilisant la technologie blockchain.

En janvier 2023, la République démocratique du Congo (RDC) et les Émirats arabes unis signent un partenariat commercial qui comprend l’amélioration de la traçabilité des flux commerciaux d’or, une transparence accrue des activités du secteur, ainsi que la garantie d’un revenu pour les 30 000 mineurs artisanaux, afin de leur éviter la tentation de grossir les rangs de groupes criminels. 

 

La réponse mauritanienne

La Mauritanie, îlot de stabilité dans une région en proie aux troubles, cherche ainsi à éviter un scénario à la soudanaise, où des groupes armés d’obédience islamiste ont traité ces dernières années directement avec des acteurs étrangers et ont tenté de dépouiller le pays de ses ressources. 

En 2020, les autorités mauritaniennes ont mis sur pied un nouveau cadre pour donner un début de réglementation à l’activité des mineurs d’or indépendants, dont la production représente jusqu’à un tiers de celle des compagnies ayant pignon sur rue. Malgré cette mesure, 70% de la production d’or continuerait de quitter le territoire tous les ans via les filières de trafic trans-sahéliennes liées a des mouvements djihadistes, qui réactivent les routes commerciales multiséculaires de l’Ouest africain. 

Face à ce constat alarmant, les autorités de Nouakchott veulent durcir encore le cadre légal régissant le secteur aurifère, ce qui ne manque pas de froisser les orpailleurs, qui mènent des campagnes d’influence agressive. La solution passera probablement en partie par un démantèlement du marché noir et les réseaux de circuit informel à travers une formalisation assez soutenue de la commercialisation de la production artisanale de l’or. Les pouvoirs publics ont commencé ce travail sous le contrôle de l’Agence nationale Maaden à travers un renforcement du dispositif sécuritaire mauritanien dans cette région, mais aussi par un durcissement du dispositif juridique. Nouakchott peut déjà se prévaloir d’une « armée des sables » rompue aux exigences de son terrain et bien entraînée.

En définitive, l’expansion du trafic d’or représente un risque nouveau. Non seulement pour la stabilité et le développement des pays du Sahel, et au-delà, mais aussi pour la sécurité de l’Europe et de la France. De facto, la zone n’a jamais concentré autant de risques pour Paris et Bruxelles. Et pourtant, ce sont aujourd’hui leurs rivaux stratégiques, parfois existentiels, qui y prospèrent et contribuent à faire sombrer un peu plus la région dans le chaos.

[Enquête I/II] Ethnocide des Touareg et des Peuls en cours au Mali : les victimes de Wagner témoignent

Stratégie française pour l’énergie et le climat : une fuite en avant vers la décroissance

La nécessité de décarboner à terme notre économie, qui dépend encore à 58 % des énergies fossiles pour sa consommation d’énergie, est incontestable, pour participer à la lutte contre le réchauffement climatique, et pour des raisons géopolitiques et de souveraineté liées à notre dépendance aux importations de pétrole et de gaz, la consommation de charbon étant devenue marginale en France.

Cependant, la voie à emprunter doit être pragmatique et ne doit pas mettre en danger la politique de réindustrialisation de la France, qui suppose une croissance durable avec un accès à un approvisionnement énergétique abondant, à un prix accessible, et résilient aux aléas de toutes natures (sécurité d’approvisionnement).

Cette politique ne doit donc pas être guidée par une « urgence climatique » qui conduirait à se fixer des objectifs excessifs et irréalistes en terme de rythme de réduction de la consommation d’énergie, de décarbonation (le tout véhicules électriques avec interdiction des véhicules thermiques dès 2035, la suppression des chaudières à gaz…), et de développement à marche forcée des ENR, au risque de surcoûts non supportables par notre économie et le corps social, et de passage d’une dépendance aux importations de combustibles fossiles à une dépendance à l’achat de matériaux et d’équipements (batteries, panneaux solaires, éoliennes, électrolyseurs…) provenant d’Asie, et de Chine en particulier. Cela sans bénéfice climatique significatif pour la planète, car les produits fabriqués en Asie le sont avec une énergie largement dominée par le charbon …

Cette note démontre que la stratégie proposée (SFEC) n’échappe pas à ce risque, en se situant dans la perspective du « fit for 55 » européen, approuvé sous présidence française de l’UE, et qui s’apparente à une dangereuse fuite en avant, risquant de déstabiliser des pans entiers de l’industrie européenne.

La décarbonation des énergies, à l’échelle de la France, qui permet de remplacer des énergies fossiles importées par des énergies décarbonées produites en France, a un effet vertueux sur l’emploi, le PIB et la balance commerciale du pays (aux équipements importés près, comme les panneaux photovoltaïques) : c’est le cas du parc nucléaire et du parc hydraulique construits au siècle dernier, ainsi que pour les ENR électriques et les ENR thermiques développées depuis une quinzaine d’années.

C’est pour cela que fermer une centrale nucléaire comme Fessenheim a constitué une faute lourde, au détriment de la diminution des émissions de CO2, et de la santé de l’économie française (11 TWh de perte annuelle de production, soit 660 millions d’euros à 60 euros/MWh).

À l’exception de l’éradication du charbon, la décarbonation de la production d’électricité n’est pas un sujet en France, les parcs de production nucléaire et renouvelable (hydraulique, éolien, solaire et biomasse) représentant plus de 93 % de la production.

En termes de méthode, la préparation de cette stratégie s’est certes appuyée sur un travail de concertation avec des groupes de travail transpartisans et de participation citoyenne, mais il est regrettable que le rapport de la Commission d’enquête parlementaire du printemps 2023 sur la perte de souveraineté énergétique de la France n’ait pas été pris en compte, ce qui constitue un déficit de démocratie parlementaire incompréhensible.

 

Un objectif de réduction de la consommation d’énergie incompatible avec une réindustrialisation de la France

La stratégie proposée retient pour objectif une réduction de la consommation d’énergie finale à 1209 TWh en 2030 et à 900 TWh en 2050, alors que cette consommation était en 2021 de 1611 TWh (en lente diminution depuis le niveau de 2012 de 1661 TWh) :

Les efforts d’amélioration de l’efficacité énergétique conduits depuis près de 30 ans dans tous les secteurs de l’économie (bâtiments, transports, industrie), en intégrant la diminution de 3,1 % de la consommation en 2022 (augmentation des prix, plan de sobriété), ont permis de découpler croissance économique et consommation d’énergie, avec une diminution moyenne annuelle de 1,5 % par an de l’intensité énergétique, la consommation finale d’énergie par unité de PIB diminuant à 66 pour une base 100 en 1994 :

 

La légère diminution de la consommation d’énergie de 0,3 % par an observée de 2012 à 2019 (en deçà de l’objectif des PPE précédentes) est cohérente avec le taux annuel de croissance moyen du PIB de 1,2% en euros constants, et le taux d’amélioration de l’efficacité énergétique de 1,5 % par an.

L’objectif fixé pour 2030 (1209 TWh), en forte diminution par rapport à celui de la PPE précédente (1378 TWh), correspond à une diminution annuelle de la consommation d’énergie de 3,7 % par an : c’est une inflexion brutale correspondant à une croissance zéro du PIB, assortie d’une amélioration hypothétique de l’efficacité énergétique de 3,7 % par an, soit un rythme 2,5 fois supérieur au rythme historique.

Une croissance du PIB de 1,5 % par an, nécessaire dans le cadre d’une réindustrialisation de la France (remonter la part de la production industrielle dans le PIB de 10 % à 20 % en 2050), supposerait, pour atteindre l’objectif, une amélioration de l’efficacité énergétique de 5,3 % par an, qui apparaît totalement hors de portée, même en imposant des mesures de sobriété de façon autoritaire et « punitive » (interdictions d’usage et restrictions fortes des libertés individuelles, …).

L’objectif de 900 TWh fixé pour 2050, horizon théorique du « Net Zéro Carbone », correspond à une diminution moyenne de la consommation finale d’énergie de 2,1 % par an : si cet objectif est envisageable, c’est au prix d’une croissance nulle, incompatible avec une politique de réindustrialisation de la France, qui suppose une augmentation nette de la consommation énergétique du secteur. Une croissance du PIB de 1,5 % par an supposerait une amélioration de l’efficacité énergétique de 3,6 % par an, qui n’apparaît pas soutenable.

En effet, les efforts de sobriété auxquels ont consenti les Français en 2022, peuvent sans doute être consolidés dans la durée, mais ne sont pas cumulatifs. Ils constituent en quelque sorte un « fusil à un coup » : une fois que l’on a abaissé la température de chauffage à 18 ou 19 °C, on ne va pas la diminuer à 17 °C, puis de 1° C supplémentaire par an les années suivantes.

En conclusion, les « objectifs » de réduction de la consommation d’énergie de la SFEC conduisent au mieux à une croissance zéro, et plus probablement à une décroissance de l’économie, comme le démontre la modélisation du graphique suivant :  

Pour une croissance du PIB de 1,5 % par an, la quantité d’énergie nécessaire, avec un pilotage des actions d’amélioration de l’efficacité énergétique et le maintien des efforts de sobriété et de lutte contre le gaspillage, peut être estimée dans une fourchette de 1200 à 1350 TWh, sous réserve d’une amélioration de l’efficacité énergétique de 2,1 à 2,5 % par an, soit + 50 % par rapport au rythme historique, ce qui représente un effort considérable.

Fonder la stratégie énergétique de la France sur un tel oukase malthusien de réduction drastique de la consommation d’énergie est inconséquent, car de plus, cela fausse la vision de la production d’électricité bas carbone qui sera nécessaire pour décarboner l’économie : à horizon 2050, en retenant un taux d’électrification de l’ordre de 60 à 65 % dans la consommation finale d’énergie (production H2 incluse), la consommation d’électricité est de l’ordre de 560 TWh avec une hypothèse de consommation totale d’énergie de 900 TWh, et de l’ordre de 800 TWh avec la fourchette indiquée ci-dessus.

La trajectoire de la consommation d’énergie en France ne peut être fondée sur un objectif idéologique et irréaliste fixé a priori, mais être la résultante de la croissance du PIB, et d’une action déterminée dans la durée sur le levier de la diminution de l’intensité énergétique, pilotée avec des objectifs ambitieux mais réalistes par secteur.

En effet, l’évolution de l’intensité énergétique est différenciée par secteur :

On constate par exemple que les progrès en efficacité énergétique sont plus rapides dans les secteurs de l’industrie, du logement et, dans une moindre mesure, des véhicules légers, alors que les progrès dans les bâtiments tertiaires et les poids lourds sont plus lents.

Enfin, il convient de signaler une erreur de méthode contenue dans l’extrait suivant :

Si cette assertion est exacte pour le passage d’un véhicule thermique à un véhicule électrique (consommation de 20 kWh d’électricité stockés dans la batterie pour parcourir 100 km avec un véhicule léger, contre 60 kWh de carburant) – pour autant que l’électricité ne soit pas produite par une centrale à carburant, quand la recharge a lieu pendant les heures de pointe -, elle est manifestement fausse pour le passage d’un chauffage à combustion à une pompe à chaleur :

À isolation de l’enveloppe du bâtiment et usage identiques, on consomme la même quantité d’énergie finale : avec une pompe à chaleur on substitue en gros 3 kWh de combustion, par 1 kWh d’électricité (consommation de la pompe) et 2 kWh de chaleur renouvelable (ENR Thermique) extraite de l’environnement (air ou eau).

Les deux leviers de l’efficacité énergétique dans les bâtiments sont les suivants :

Un comportement des occupants économe en énergie

Notamment dans les bâtiments tertiaires où la consommation en dehors des heures d’utilisation (chauffage, éclairage) est excessive : la réduction drastique de ce gaspillage, qui demande peu d’investissements, devrait permettre en quelques années d’économiser plus de 50 TWh, sur une consommation annuelle totale de 260 TWh.

Isolation thermique et équipements économes en énergie (éclairage LED, électroménager,..)

Pour les bâtiments neufs, la Réglementation Environnementale RE 2020 (350 000 logements par an) garantit un niveau satisfaisant. Pour les bâtiments existants, la stratégie proposée priorise à juste titre la rénovation d’ampleur des « passoires énergétiques » (logements catégories F et G), mais ne doit pas conduire pour autant à vouloir les amener tous dans les catégories A, B ou C, ce qui conduirait à des dépenses prohibitives (coût de la tonne de CO2 évitée de 400 à 500 euros). À ce titre, la réforme de l’aide principale (MaPrimeRenov) pour 2024 apparaît bien adaptée : gain de deux catégories au minimum, un objectif réaliste pouvant consister à obtenir un bâti a minima de catégorie D. Cependant, il ne faudrait pas décourager les gestes successifs dans un parcours pluri-annuel visant cet objectif, pour ne pas exclure du marché les artisans.

Pour autant, l’objectif fixé pour 2030 par le décret éco énergie tertiaire de 2019 (réduction de la consommation totale de 40 %) et l’objectif annuel de rénovation globale de 200 000 logements dès 2024 (pour 100 000 actuellement), et jusqu’à 900 000 en 2030 apparaissent peu réalistes, alors que le nombre de logements de catégories F ou G est évalué à environ 5 millions : dans ces conditions, les échéances fixées à 2025 (G) et 2028 (F) d’interdiction de location de ces logements apparaissent difficilement soutenables.

 

Efficacité énergétique dans les transports : vers l’abandon du plan Fret Français Ferroviaire du Futur élaboré en 2020 ?

S’agissant du secteur des transports, la stratégie proposée ne retient comme vecteur d’efficacité énergétique que le véhicule électrique à batterie, qui est loin d’être une solution universelle, et est adaptée essentiellement pour les déplacements quotidiens des véhicules légers (moins de 150 km par jour, 75 % des km parcourus), mais pas pour les usages intensifs et les parcours longues distances, ni pour les transports lourds.

Le principal levier d’efficacité énergétique dans les transports est le remplacement du transport par camions par une combinaison intermodale camions / ferroviaire / fluvial : le transport d’une tonne de marchandise par le train consomme six fois moins d’énergie et émet neuf fois moins de CO2 que par la route.

Sur 490 TWh de carburants brûlés dans les transports routiers (dont 450 TWh issus du pétrole), 200 TWh sont consommés dans le transport de marchandises. La situation s’est largement dégradée depuis l’an 2000, la part modale du ferroviaire étant revenue de 18 % à 9 %, alors que la moyenne européenne est à 18 %, avec un objectif de 30 % pour 2030, déjà atteint par la Suisse et l’Autriche.

Le plan 4F ambitionne de doubler la part modale du ferroviaire d’ici 2030, ce qui permettrait d’économiser 22 TWh de carburants, et 60 TWh à l’horizon 2050, en portant la part modale à 33 %, soit un potentiel de 13 % d’économie sur le total de la consommation de pétrole dans les transports.

La SNCF a un rôle à jouer, mais parmi d’autres acteurs en concurrence, d’autant que la Commission européenne lui impose de réduire la voilure dans le fret.

Bien que faisant régulièrement l’objet d’annonces de soutien gouvernemental (en dernier lieu en mai 2023 avec 4 milliards d’euros d’investissement, ce plan prioritaire pour l’efficacité énergétique dans les transports ne figure pas dans la Stratégie énergie climat proposée, ce qui est incompréhensible.

En ce qui concerne le transport de voyageurs, hors décarbonation par les véhicules électriques, l’amélioration de l’efficience des véhicules thermiques (rajeunissement du parc), ainsi que le report modal vers les transports en commun (trains, tramways et RER métropolitains), le vélo et le covoiturage devraient permettre une économie de l’ordre de 30 TWh de carburants à l’horizon 2050.

 

Accélération des ENR et renforcement associé des réseaux : des objectifs irréalistes et coûteux

Le développement des ENR électriques intermittentes est utile et nécessaire pour parvenir à augmenter de plus de 60 % la production d’électricité à l’horizon de la décarbonation de l’économie française, dans la mesure où il est considéré comme un complément de production d’électricité décarbonée d’une base pilotable largement prépondérante (nucléaire et hydraulique), et non comme le moyen principal, comme cela est programmé dans l’Energiewende allemande, et, jusqu’à présent, par la Commission européenne.

La SFEC ne s’inscrit pas dans une telle perspective, en s’appuyant essentiellement sur un développement accéléré des ENR électriques, et en second lieu sur une relance limitée du nucléaire, qui en l’état ne permettra pas à l’horizon 2050 le maintien de la capacité de production nucléaire (voir chapitre suivant).

Enfin, une part de production intermittente prépondérante, avec une puissance installée largement supérieure à celle des centrales utilisant des machines tournantes pour produire de l’électricité (nucléaire, hydraulique, gaz ou biomasse), entraîne un risque élevé d’instabilité des réseaux, car il n’y a plus assez d’inertie dans le système électrique pour donner le temps suffisant pour réajuster la production en cas d’aléa. Ce risque de blackout total ou partiel est de plus aggravé dans le cadre du réseau européen interconnecté, avec notamment un pays comme l’Allemagne qui compte s’appuyer pour l’essentiel sur l’éolien et le solaire pour sa production d’électricité.

 

L’éolien maritime

Même en tenant compte de l’augmentation de la puissance unitaire des éoliennes, il est irréaliste de vouloir atteindre 45 GW en 2050, alors que la PPE en vigueur indique, sur la base d’une étude de l’ADEME, que le potentiel de l’éolien posé est de 16 GW, en raison de l’étroitesse du plateau continental le long du littoral Atlantique et de la Manche (il n’y a pas de potentiel en Méditerranée).

De même, l’objectif de 18 GW en 2035, alors qu’au maximum 3,6 GW seront mis en service en 2030, semble largement surévalué (un appel d’offres de 10 GW est prévu en 2025).

 

L’éolien flottant

La France y est en pointe, mais la technologie est encore au stade expérimental. Elle n’a pas à ce stade prouvé son intérêt économique (le prix est le double de celui de l’éolien posé), d’autant que le coût du raccordement électrique est aussi plus élevé (au-delà de 25 euros/MWh).

Il paraît prudent de faire une évaluation sur la base d’un retour d’expérience des trois fermes pilote de 30 MW en cours de réalisation en Méditerranée, avant de lancer définitivement les trois projets de 250 MW en cours d’instruction (en Bretagne Sud et en Méditerranée).

Écrire dans le document que 18 GW d’éolien offshore est l’équivalent de la production de 13 réacteurs nucléaires relève de la désinformation pure et simple du citoyen, pour trois raisons :

  1. 18 GW d’éolien flottant peuvent produire 60 TWh par an d’électricité (selon le document 70 TWh avec un taux de charge de 44 %), alors que 18 GW de nucléaire (correspondant à 11 réacteurs EPR2 en puissance installée) ont une capacité de production annuelle de 120 TWh
  2. La production éolienne ne peut se substituer à la production nucléaire, car elle est intermittente et n’offre aucune puissance garantie lors des pointes de consommation par grand froid hivernal.
  3. En termes de coût, les six premiers parcs (3 GW) ont un coût du MWh supérieur à 160 euros/MWh (raccordement compris qui s’impute sur le TURPE), et l’éolien flottant sera au même niveau : le coût moyen de l’éolien maritime est donc deux fois plus élevé que le coût du MWh du nouveau nucléaire. Le coût supplémentaire de la production de 14 GW d’éolien maritime pendant 20 ans (47 TWh par an) peut être estimé à 75 milliards d’euros, ce qui permettrait de construire 11 EPR2, qui vont produire 120 TWh par an pendant 60 ans.

De plus, il ne faut pas sous-estimer l’agressivité du milieu marin (salinité, tempêtes), avec un risque élevé sur la maintenance, et surtout sur la capacité au terme de 20 ans de pérenniser les installations, comme cela est envisagé pour l’éolien terrestre, avec le repowering.

En conclusion, l’éolien maritime n’est pas un moyen durable et écologique de production d’électricité en France, et sa part devrait rester marginale à l’horizon 2050 (10 à 15 GW), sauf à couvrir l’horizon de nos côtes de mâts d’éoliennes hauts de plusieurs centaines de mètres, pour un bilan économique calamiteux…

 

L’éolien terrestre

Conserver le rythme actuel de développement pour aboutir à 40 GW en 2035 revient à revenir sur la perspective tracée par Emmanuel Macron lors de son discours de candidat à Belfort, où il s’engageait à diminuer le rythme pour la bonne insertion des champs sur les territoires, en repoussant ce point d’arrivée à 2050.

Il faut en particulier tenir compte du fait que 1 GW par an (soit une centaine de parcs) arrive désormais en fin de contrat d’achat (15 ans), et que chaque parc concerné doit faire l’objet, soit d’un démantèlement s’il est placé trop près des habitations ou d’un site remarquable, soit d’un repowering : la décision devrait être prise par les élus locaux qui, dans la loi « d’accélération des renouvelables » du printemps dernier, ont l’initiative pour déterminer, en concertation avec la population, les zones d’implantation possibles des productions ENR.

En ce qui concerne le repowering, vouloir démanteler et remplacer les infrastructures existantes (mâts, massifs de béton, raccordement au réseau de distribution d’électricité) par de nouvelles éoliennes plus hautes et plus puissantes n’est pas très écologique, ni même économique : une politique de développement durable consisterait plutôt à conserver l’infrastructure et remplacer les équipements arrivés en fin de vie (générateur, pales), avec un investissement marginal qui autoriserait un coût du MWh très compétitif, ne demandant aucune subvention.

Cette politique permettrait aux opérateurs rénovant des parcs éoliens de proposer des contrats d’achat d’électricité éolienne à long terme pour, par exemple, produire de l’hydrogène bas carbone, en synergie avec l’électricité du réseau quand il n’y a pas ou peu de vent (majoritairement nucléaire en dehors des heures de pointe). Une production locale adossée à un parc éolien est également possible : un électrolyseur de 6 MW alimenté en priorité par un parc éolien de 12 MW, et en complément par le réseau (en dehors des heures de pointe) permet de produire 850 tonnes d’hydrogène par an, 50 % en autoconsommant 93 % de l’électricité éolienne, et 50 % avec l’électricité du réseau.

 

Solaire photovoltaïque

Les objectifs de 54 à 60 GW dès 2030, et de 75 à 100 GW dès 2035 apparaissent peu réalistes, alors que 16 GW sont installés, et que le rythme de 3 GW par an (grands parcs au sol et toitures) n’a encore jamais été atteint : 35 GW en 2030 et 50 GW en 2035 apparaîtraient déjà comme des objectifs très ambitieux.

Pour atteindre ces objectifs, la loi d’accélération des énergies renouvelables fixe en priorité l’utilisation de terrains déjà artificialisés et de toitures, mais ouvre la porte au défrichement de zones boisées (jusqu’à 25 Ha) et au développement de l’utilisation de terres agricoles (agrivoltaïsme), qui risquent de détourner les agriculteurs de leur vocation première, la production agricole servant en priorité l’alimentation humaine et animale.

Enfin, une telle accélération repose quasiment intégralement sur l’importation de panneaux solaires, principalement de Chine, qui ont de plus un bilan CO2 dégradé (45 g CO2 eq/kWh produit) en raison de leur process de fabrication utilisant largement de l’électricité produite à base de charbon : le critère qualitatif des appels d’offres lancés par la CRE (Évaluation Carbone Simplifié) ne permet pas de dissuader l’utilisation de panneaux à bas coût très chargés en carbone, le seuil de référence de la note zéro ayant même été relevé (de 700 kg CO2 à 1150 kg CO2 par KWhc de puissance) depuis 2018 !

Et le « mécanisme d’ajustement carbone aux frontières » que l’Union européenne met difficilement en place, et qui ne sera effectif sur un plan financier qu’à partir de 2026, ne concerne pas la production des panneaux solaires, ni d’ailleurs celle des batteries…

 

Développement des réseaux

La stratégie de développement à marche forcée des ENR conduit ENEDIS à porter ses investissements au-delà de 5 milliards d’euros par an, et RTE à prévoir 100 milliards d’euros d’ici 2042, soit là aussi 5 milliards par an, contre moins de 2 milliards jusqu’à présent : ces sommes sont considérables (plus de 35 milliards d’euros pour le raccordement de l’éolien maritime par exemple), et auront un impact sur le TURPE, que l’on peut évaluer à un besoin d’EBITDA supplémentaire de 4 à 5 milliards par an, soit environ 12 euros/MWh sur la facture des clients.

Le TURPE (Tarif d’Utilisation des Réseaux Publics d’Electricité) est déjà passé de 55 euros/MWh en 2022 à 61,5 euros/MWh en septembre 2023 pour les particuliers et les TPE, en raison de l’augmentation des investissements sur les réseaux de distribution et de transport d’électricité, mais aussi de l’augmentation du coût d’achat des pertes, celui-ci étant affecté par une diminution du volume de l’ARENH disponible, qui oblige ENEDIS et RTE à acheter environ 16 % d’un volume de 36 TWh sur le marché, contre seulement 4 % auparavant.

 

ENR thermiques

En dehors de la chaleur fatale récupérée et de la chaleur extraite de l’environnement (pompes à chaleur et géothermie), la source principale d’énergie renouvelable thermique est issue de la biomasse et de la valorisation de déchets, sous différentes formes : biocarburants liquides, biogaz et bois-énergie.

La SFEC insiste à juste titre sur le fait que les ressources de biomasse disponibles pour la production énergétique sont limitées et en concurrence avec les usages alimentaires (production agricole) et en matériaux biosourcés : il est donc nécessaire de mener une réflexion pour prioriser les formes d’énergie à développer et les usages, en améliorant leur efficacité (foyers fermés pour le chauffage bois par exemple).

Le développement de la production de biométhane par méthanisation est utile pour la décarbonation partielle du gaz distribué en réseau et la décarbonation des transports routiers lourds et maritimes (bio-GNV). Cependant, atteindre 50 TWh dès 2030 (11 TWh actuellement) est un objectif très ambitieux, alors que le potentiel de méthanisation mobilisable est de l’ordre de 100 TWh, à condition de développer les cultures intermédiaires (CIVE) et d’intégrer 15 % de cultures dédiées (maïs ensilage).

Comme le souligne le document, le coût du biométhane (80 à 110 euros/MWh) reste deux à trois fois supérieur au prix du gaz naturel importé (30 à 60 euros/MWh). Un volume de 50 TWh avec un niveau de subvention de 50 euros/MWh représente une charge annuelle de 2,5 milliards d’euros, à mettre en regard des émissions de CO2 évitées, et des bénéfices pour la balance commerciale, la valeur ajoutée domestique (emplois) et la diminution de l’utilisation d’engrais de synthèse grâce au digestat résidu de la méthanisation.

En ce qui concerne les biocarburants liquides, la SFEC prévoit à juste titre de passer à terme d’une utilisation en mélange dans les carburants routiers à une utilisation pour décarboner le transport aérien, ainsi que les secteurs de l’agriculture, du bâtiment-TP et de la pêche : à titre d’exemple, le volume de gazole non routier utilisé par les agriculteurs et les pêcheurs est de 35 TWh, qui pourraient être utilement remplacés par du biogazole B100 pour leur permettre de décarboner leur activité en conservant leur outil de travail (la production nationale de biocarburants attendue en 2030 est de 50 TWh, très majoritairement du biogazole).

 

Nucléaire : une relance insuffisante à l’horizon 2050

Pour disposer de 850 TWh de productible en 2050 (pertes comprises), volume nécessaire de production pour décarboner l’économie, et d’une capacité pilotable suffisante pour gérer les pointes de consommation hivernale lors des grands froids (qui pourront atteindre jusqu’à 110 GW avec l’électrification du chauffage des bâtiments, en tenant compte d’un effacement des électrolyseurs, de la production d’eau chaude et de la recharge des véhicules électriques), il y a besoin de 75 à 80 GW de puissance nucléaire installée, et les SMR n’en constitueront qu’une part très minoritaire (4 GW dans le scénario N03, le plus nucléarisé de RTE dans son étude « futurs énergétiques 2050 » publiée fin 2021).

Sur la base d’une prolongation de la durée de vie à 60 ans de l’ensemble des réacteurs encore en fonctionnement du parc historique (après fermeture anticipée de Fessenheim en 2020), et de la mise en service de l’EPR de Flamanville, un « effet falaise » se produira dès 2040, et la capacité nucléaire résiduelle sera au maximum de 16 GW en 2050, et de 1,6 GW en 2060 (EPR Flamanville) :

S’il est possible d’envisager une prolongation au-delà de 60 ans de la durée de vie pour certains réacteurs dans des conditions de sûreté acceptables (cela dépend de l’état de la cuve du réacteur, seul élément non remplaçable), il se peut aussi que certains réacteurs ne reçoivent pas l’autorisation d’exploitation jusqu’à 60 ans, et soient arrêtés lors de la visite décennale des 50 ans, voire des 40 ans : il est donc prudent de baser la stratégie sur cette hypothèse centrale d’une durée de vie de 60 ans, une adaptation restant bien entendu possible dans le temps en fonction du résultat des visites décennales.

La conclusion s’impose, si l’on veut maintenir l’échéance de 2050 pour le « Net Zéro Carbone » en France en 2050, et garantir une sécurité d’approvisionnement en électricité : au-delà des tranches de six et huit EPR2 décidées ou envisagées, c’est un rythme d’engagement et de construction de deux EPR2 par an qui s’avère nécessaire dans la durée jusqu’en 2050, afin de disposer en 2060 de 40 à 45 EPR en plus de l’EPR de Flamanville, quand l’ensemble du parc actuel aura dépassé l’âge de 60 ans.

À partir de 2035, en fonction des perspectives de prolongation avérées de la durée de vie des réacteurs existants, et de l’état du développement d’une filière de réacteurs nucléaires à neutrons rapides, la stratégie pourra être adaptée.

Si un tel rythme d’engagement et de réalisation ne se révèle pas soutenable, et que la construction de 14 EPR2 d’ici 2050 est confirmée comme étant un maximum, alors la capacité de production nucléaire sera revenue de 63 GW à moins de 45 GW (productible de 280 TWh), avec un mix électrique ne comportant plus que 36 % de nucléaire, et d’une capacité de production totale insuffisante (environ 780 TWh) pour assurer la décarbonation de l’économie et sa réindustrialisation, malgré des objectifs démesurément élevés en éolien offshore et solaire photovoltaïque.

La capacité pilotable ne dépassera pas 72 GW, en pérennisant les 9 GW de cycles combinés à gaz et turbines à combustion existantes (TAC), ainsi que les centrales bioénergies existantes et les centrales à charbon de Cordemais et Saint-Avold converties à la biomasse, comme le montre le tableau ci-dessous :

Une telle situation ne serait pas gérable, et nécessiterait a minima la construction de 20 à 25 GW de capacité en cycles combinés à gaz pour ne pas rendre la France plus dépendante qu’actuellement de ses voisins pour la sécurité d’alimentation en électricité lors des pointes hivernales.

 

Innovations de rupture nucléaire

Le plan France 2030 intègre le soutien au développement de petits réacteurs modulaires (SMR), soit avec une technologie classique à eau pressurisée (projet NUWARD d’EDF, puissance 2 x 170 MW), soit avec de nouvelles technologies, par exemple le projet de réacteur de 40 MW à neutrons rapides et sels fondus développé par la société NAAREA, qui permet la fermeture du cycle du combustible en brûlant des combustibles nucléaires usagés, et ne nécessite pas de source froide autre que l’air ambiant pour s’implanter (cycle CO2 supercritique).

Parmi les huit lauréats de l’appel à projet France 2030, il y a un projet de fusion nucléaire porté par la startup Renaissance fusion.

Signalons que de nombreux projets de développement de réacteurs à fusion portés par des startup existent aux USA, dont un projet porté par la société Helion avec une technologie originale : accélération et compression d’un plasma dans un tunnel linéaire, et production d’électricité directement par induction, sans recourir à un cycle vapeur. Helion construit un prototype Polaris d’une puissance de 50 MWe (MW électrique), avec une perspective de production d’électricité dès fin 2024 ou 2025, a signé un contrat de vente d’électricité avec Microsoft pour 2028, et développe un projet de réacteur de 500 MWe avec Nucor, un sidérurgiste. La concrétisation de la fusion nucléaire pourrait être bien plus rapide qu’anticipé actuellement avec le projet ITER…

Il est par contre extrêmement regrettable que la SFEC ne prévoie pas de reprendre un projet de réacteur à neutrons rapides de taille industrielle pour une production centralisée, qui pourrait prendre la relève des EPR à partir de 2040, et entérine de fait l’abandon définitif du projet Astrid et de toute l’expérience accumulée avec les réacteurs Phénix (qui a produit 26 TWh entre 1973 et 2009 avec une puissance de 250 MW), et Superphénix à Creys-Malville arrêté en 1997.

Cette lacune met en danger notre approvisionnement et notre gestion à long terme du cycle du combustible, sauf à recourir à terme à des technologies étrangères (la Chine vient de démarrer un réacteur de quatrième génération), alors que la France avait une (bonne) longueur d’avance dans cette technologie.

La proposition de loi NGT : une avancée, mais minime

1983-2014. Les biotechnologies végétales en Europe, de l’enthousiasme au suicide technologique

Pour comprendre le vote récent du Parlement européen sur ce que l’Union européenne nomme les nouvelles techniques génomiques (NGT), il faut remonter à l’invention de la transgénèse végétale en 1983. C’est-à-dire la possibilité de transférer directement un gène (un fragment d’ADN) d’un organisme quelconque, d’où ce gène a été isolé, vers une plante (c’est aujourd’hui possible pour presque toutes les espèces végétales cultivées). Cette dernière portera ainsi un nouveau caractère héréditaire. Par exemple, une résistance à certains insectes ravageurs, ou à des virus, ou encore une tolérance à un herbicide. Le champ des possibles de la sélection de nouvelles lignées de plantes s’est ainsi fortement accru.

En 1990, l’Europe (le Conseil des ministres) a publié une Directive destinée à encadrer l’utilisation hors-laboratoire de telles plantes transgéniques.

Pourquoi pas ? Seulement, cette Directive a de nombreux défauts que des scientifiques se sont évertués à pointer, sans être écoutés. Cette Directive inventa le concept juridique d’organisme génétiquement modifié (OGM). Ainsi, un terme générique, les « modifications génétiques », qui sont fréquentes dans la nature (elles ont permis l’évolution des espèces et ont créé la biodiversité) est utilisé dans un sens restrictif, pour viser réglementairement une technologie (la transgénèse) pour la seule raison qu’elle est nouvelle. De plus, la définition légale d’un OGM au sens européen inclut le concept de non « naturel », alors que le transfert de gènes existe dans la nature (en fait les biotechnologies végétales ont largement copié la nature). Le public est ainsi incité à penser que ces « modifications génétiques » sont uniquement le produit d’une opération humaine entièrement inédite et de plus contre-nature.

Jusqu’au milieu des années 1990, ni la presse ni le public ne se sont intéressés aux OGM. Tout changea lors de la crise de la « vache folle », dont le début coïncida, en 1996, avec l’arrivée des premiers cargos de soja transgénique en provenance des États-Unis. Les OGM furent assimilés à des pratiques productivistes et contre-nature, comme celle qui a conduit à l’épizootie l’encéphalopathie spongiforme bovine. Le lynchage médiatique ne pourra être stoppé… En réalité, il a été favorisé par la sotte Directive de 1990. Avec OGM, pas besoin de détailler les propriétés (favorables) de la plante transgénique : sans en savoir plus, les trois lettres suffisent pour inciter au rejet.

Celui-ci a été alimenté par une puissante coalition d’acteurs qui imposa les termes du débat : OGM = profit pour les seules « multinationales » + manque de recul, donc catastrophes sanitaires et environnementales certaines. Cette galaxie anticapitaliste, jamais à court de mensonges, incluait les organisations de l’écologie politique et altermondialistes, des organisations « paysannes » opposées à l’intégration de l’agriculture dans l’économie de marché, ainsi que des associations de consommateurs qui voyaient une occasion de justifier leur existence.

À l’origine, les partis politiques français de gouvernement affichaient un soutien aux biotechnologies végétales, jugées stratégiques (seuls les écologistes et une partie de l’extrême gauche, ainsi que le Front national y étaient opposés). Peu à peu, par soumission idéologique ou calculs électoralistes (ou les deux…), les responsables politiques firent obstacle au développement des plantes transgéniques. La culture des maïs transgéniques fut interdite par une loi en 2014.

 

L’Europe engluée dans le précautionnisme

Par une législation adaptée, par exemple, les États-Unis ont su récolter les bénéfices des biotechnologies végétales, tout en maîtrisant raisonnablement les risques. Dans une perspective de puissance, la Chine a investi massivement dans ces biotechnologies (avec cependant un frein au niveau des autorisations).

L’Europe s’est, elle, engluée dans les querelles et tractations politiques autour des OGM, mais surtout dans le précautionnisme, c’est-à-dire une interprétation du principe de précaution qui impose de démontrer le risque zéro avant d’utiliser une technologie.

Il faut voir cette dérive comme une composante de l’idéologie postmoderne, celle de la culpabilité universelle de la civilisation occidentale. Et notamment d’avoir utilisé des technologies en polluant, en causant des accidents industriels et sanitaires, et même pour produire des armes de destruction massive. Tout cela est vrai, mais par un retour du balancier déraisonnable et même suicidaire, l’idéologie postmoderne impose ainsi de nouvelles vertus, qu’il conviendra d’afficher encore et toujours, sur tous les sujets, quitte à s’autodétruire.

J’analyse cette idéologie postmoderne dans mon dernier livre, De la déconstruction au wokisme. La science menacée.

 

Une certaine prise de conscience en Europe

L’évènement majeur des dernières années est l’avènement des nouvelles biotechnologies, aussi appelées « édition de gènes » ou NGT.

Cette invention a rapidement suscité un vif intérêt par ses possibilités nouvelles pour la recherche. Elle est relativement simple à mettre en œuvre par rapport à d’autres techniques de mutagénèse (modifications des « lettres » qui compose l’ADN). Sans surprise, les opposants aux OGM ont le même regard sur ces nouvelles biotechnologies, et produisent une argumentation visant à créer des peurs. Au contraire, des États membres de l’Union européenne se sont inquiétés d’une nouvelle débâcle en Europe pour ces biotechnologies, en raison d’une réglementation OGM inadaptée.

En juillet 2023, la Commission européenne a présenté une proposition de loi sur les NGT. La première motivation de la Commission était que les végétaux NTG contribuent aux objectifs de son Pacte Vert et des stratégies « De la ferme à la table » et en faveur de la biodiversité. En fait, la Commission craint que ses objectifs, fortement marqués par l’idéologie, et non par la prise en compte de la réalité, ne puissent être atteints sans le concours des biotechnologies.

Le cadre idéologique de la proposition de la Commission reste cependant postmoderne, c’est-à-dire ancré dans une utopie du « sans tragique » étendue aux risques technologiques (principe de précaution) au détriment de la puissance de l’Europe, et où la notion de progrès s’est diluée.

Il faut cependant noter que, par rapport à des textes antérieurs, le texte de la proposition de loi de la Commission a, dans une certaine mesure, pris conscience de la réalité. Il y est dit que « la pandémie de Covid-19 et la guerre d’agression menée par la Russie contre l’Ukraine ont aggravé la situation de l’agriculture et de la production alimentaire européennes en mettant au jour les dépendances de l’Union à l’égard de l’extérieur en ce qui concerne des intrants critiques pour l’agriculture ».

 

La proposition de loi NGT : une avancée, mais minime

Malgré l’inadaptation de la Directive OGM (reconnue par certains dans la Commission), celle-ci n’est pas modifiée. Les insertions d’ADN étranger (souvent les plus utiles) qui peuvent aussi être réalisées par la technologie NGT, resteront soumises à cette Directive.

Pour les autres produits des NGT, c’est-à-dire des modifications plus ponctuelles des lettres de l’ADN (mutagénèse), deux catégories seront créées en fonction de l’étendue de la mutagénèse, qui allègent soit fortement, soit plus modérément, les obligations imposées par la réglementation.

La catégorie NGT-1 concerne les lignées de plantes considérées comme équivalentes à celles qui auraient pu être obtenues (en théorie) par sélection de plantes par des méthodes dites conventionnelles, en statuant (sans aucune base scientifique) que le nombre de lettres modifiées ne doit pas dépasser 20 (pourquoi 20 et pas 21 ?). Sinon, le produit est classé dans la catégorie NGT-2, donc impossible à commercialiser en Europe en raison du coût exorbitant de l’évaluation des risques imposée par la Directive OGM, même partiellement alléguée.

Sont en revanche exclues d’office de la catégorie 1, selon les amendements du Parlement, les plantes tolérantes à un herbicide, par pure idéologie antipesticide, sans distinction au cas par cas (par exemple si la variété biotechnologique permet d’utiliser un herbicide plus respectueux de l’environnement que ce qui est pratiqué conventionnellement).

Est en revanche inclus dans la catégorie 1, l’insertion d’ADN (y compris de plus de 20 lettres) si cet ADN provient d’un organisme qui aurait pu servir dans des croisements opérés par les sélectionneurs. Un choix, là aussi sans base scientifique, qui procède de l’idée fausse que si le produit aurait pu être obtenu (en théorie) par des méthodes conventionnelles – comprendre naturelles pour la Commission – alors ce produit ne nécessite pas d’évaluation des risques.

Le texte amendé du Parlement introduit à de nombreuses reprises « Conformément au principe de précaution », ce qui laisse augurer des contentieux devant les cours de justice, qui pourraient prendre argument que l’autorisation d’une lignée NGT n’est pas conforme à ce principe.

 

L’Europe ne rattrapera pas son décrochage

390 produits issus des biotechnologies végétales (dans le jargon scientifique, on parle d’évènements de transformation) ont été autorisés dans le monde depuis 1995. Dont seulement deux dans l’Union européenne (dont un qui n’est plus commercialisé, et l’autre uniquement cultivé en Espagne, un maïs résistant à certains insectes ravageurs).

Si l’on examine les brevets (comme reflet de la vitalité inventive dans un domaine, en l’occurrence biotechnologique), l’Europe a largement décroché par rapport aux États-Unis et à la Chine (le lecteur est invité à voir la figure 1 de notre publication dans un journal scientifique, qui concerne les brevets basés sur la technologie NGT la plus utilisée). On peut parler d’un contexte idéologique en Europe en défaveur des brevets, et donc de l’innovation, au moins en ce qui concerne les biotechnologies. Les amendements introduits par le Parlement dans le projet de loi NBT en « rajoute même une couche » dans l’obsession anti-brevet, alors que la législation sur les brevets biotechnologiques est équilibrée en Europe, et ne menace aucunement les agriculteurs (en Europe, les variétés de plantes ne sont pas brevetables, seules les inventions biotechnologiques en amont le sont ; l’agriculteur peut ressemer des graines, même de variétés issues des biotechnologies…).

Comme seule une toute petite partie des inventions potentiellement produites par les NGT pourra trouver grâce aux yeux de la législation européenne, il est illusoire de penser que la situation des biotechnologies s’améliorera significativement dans l’Union. De plus, le 7 février 2024, le projet de loi n’a obtenu qu’une courte majorité des eurodéputés (307 voix pour, 236 contre), ce qui laisse augurer d’autres batailles de tranchées visant à bloquer les biotechnologies végétales.

*L’auteur de ces lignes n’a pas de revenus liés à la commercialisation de produits biotechnologiques. Ses propos ne refètent pas une position officielle de ses employeurs.

Crise agricole : la France victime de son zèle écologique

Les Gilets verts ont bloqué le pays avec leurs tracteurs en demandant notamment que l’on n’importe pas ce que l’on interdit en France. Leurs revendications ont également porté sur l’accès à l’eau et sur la rigueur des normes environnementales françaises, qui seraient plus exigeantes que celles de leurs concurrents.

C’est la hausse du prix du gazole agricole qui a mis le feu aux poudres, en reproduisant les mêmes effets que la taxe carbone sur tous les carburants, qui avait initié le mouvement des Gilets jaunes cinq ans plus tôt.

Cette colère paysanne qui embrase l’Europe n’est pas une spécificité nationale, elle est révélatrice d’un mal bien français, lequel a exacerbé des tensions déjà existantes, tout en illustrant la difficulté de conjuguer les aspirations écologistes aux réalités économiques.

 

La stratégie du gouvernement pour maîtriser la grogne agricole : maîtriser l’incendie

Alors que Bruxelles vient de proposer un assouplissement sur les jachères et un système de frein d’urgence aux importations d’Ukraine, le gouvernement a entendu la colère des agriculteurs et réagi rapidement.

Par-delà le soutien financier de 400 millions d’euros promis par Gabriel Attal, dont un décret immédiat sur le prix du gazole agricole, et un autre portant sur l’indemnisation d’éleveurs concernés par la maladie hémorragique épizootique, la mise en pause du plan Écophyto 2030, qui était notamment destiné à transcrire les objectifs contraignants du programme européen « Farm to Fork », a participé à rassurer, du moins provisoirement, de nombreux agriculteurs, qui ont aussitôt levé les barrages. 

La colère des agriculteurs avait éclaté en Allemagne en décembre 2023 en raison de la suppression d’avantages fiscaux sur le gazole qui permettaient au gouvernement de récupérer un petit milliard sur les 60 milliards d’euros de trou, résultant de la décision de la Cour constitutionnelle fédérale sur l’inconstitutionnalité de l’affectation de la dette contractée lors de la crise du covid, et non utilisée.

Comme en France, cette mesure de trop a révélé le mal-être des agriculteurs et leur exaspération liée à l’accumulation de réglementations trop contraignantes. Mais outre-Rhin, comme en Suisse ou en Italie, la mobilisation ne faiblit pas.

En France, le recul du gouvernement sur les pesticides a provoqué la colère de nombreux défenseurs de l’environnement.

 

L’excédent agricole français à la loupe

Une étude Insee de 2019 a montré qu’au cours de ces 40 dernières années, le nombre d’agriculteurs français a été divisé par quatre.

Selon les chiffres Insee du commerce extérieur de 1949 à 2022, c’est pourtant sur cette période que la France a commencé à dégager progressivement un solde exportateur de son agriculture et industrie agroalimentaire, avec son premier excédent commercial respectivement de 0,3 milliard d’euros et 0,8 milliard d’euros en 1980. Après une montée en puissance progressive, ce solde exportateur net a peu varié depuis 2000, où il était de 9,4 milliards d’euros  jusqu’aux 10,6 milliards de 2022. Les importations ont cependant plus que doublé, sur cette même période, parallèlement aux exportations.

C’est ainsi que l’agriculture française a battu son record d’exportations en 2022 avec 85,3 milliards d’euros, en même temps que celui des importations, qui était de 74,7 milliards.  

Ces records de 2022 doivent être compris à la lumière de deux paramètres majeurs.

Premièrement, la flambée des cours liée à la crise ukrainienne a gonflé les chiffres en faussant la perception des volumes exportés. De nombreuses filières ont ainsi vu leur solde exportateur progresser malgré une baisse du volume exporté, notamment la filière « viande et abats comestibles » dont les exportations ont progressé de 12 % en valeur malgré un recul de 6 % de leur volume, ainsi que le détaille l’établissement national FranceAgrimer.

Deuxièmement, son analyse montre que sans les vins et spiritueux, dont le solde est exportateur de 14,9 milliards, la rubrique produits transformés serait déficitaire de 9,4 milliards.

La France maintient ainsi son sixième rang mondial d’exportateur de produits agricoles et agroalimentaires malgré un solde déficitaire de la plupart des secteurs qui nourrissent les Français et représentent l’agriculture dans l’inconscient collectif, avec :

  • – 7 milliards pour les fruits et légumes,
  • – 5,5 milliards pour la pêche et l’aquaculture,
  • – 3 milliards pour la viande,
  • – 1 milliard pour les oléagineux.

 

Outre les vins et spiritueux, ce sont les céréales et les produits laitiers qui portent l’essentiel du solde exportateur.

 

Les effets néfastes de l’exemplarité

« N’importons pas ce que l’on interdit en France ».

Ce slogan, placardé sur un tracteur d’agriculteur en colère, illustre le manque de recul qui consiste à condamner sans concession toute empreinte de l’activité humaine sur notre environnement sans prendre en compte les conséquences que cet intégrisme implique sur l’économie du pays, ainsi d’ailleurs que sur ce qu’on aura, in fine, dans l’assiette. Car en pénalisant nos agriculteurs qui respectent des normes strictes, on favorise l’importation de produits qui ne les respectent pas. Le bilan de cette volonté de donner un exemple irréprochable au sein de notre microcosme devient contreproductif au niveau de la planète.

La colère qui avait fait descendre les Gilets jaunes dans la rue en novembre 2018 avait été déclenchée par la même raison que celle de nos Gilets verts : la hausse du prix de leur carburant.  

Car l’ambition de sa taxe carbone l’écartait de plusieurs principes clairement établis par la plupart des économistes, notamment la nécessité de la redistribution de ses recettes. Et surtout, cette taxe faisait l’impasse d’une taxe aux frontières concernant toute importation qui y aurait échappé dans son pays d’origine. L’Organisation mondiale du commerce ouvre pourtant la porte à l’instauration d’une telle taxe en raison de son motif environnemental. 

Sans cette taxe aux frontières, la taxation du carbone a logiquement incité la délocalisation d’industries vers des pays qui ne l’imposent pas, et dont les conditions de production sont plus polluantes que les nôtres. Ce qui entraîne des effets doublement négatifs, à la fois pour le climat et pour l’économie du pays, en dégradant sa balance commerciale.

Depuis que la tribune L’Europe et le carbone exposait sa nécessité en 2019, cette taxe carbone aux frontières vient enfin d’entrer timidement en vigueur dans une phase transitoire au 1er octobre 2023. Dans son annonce, le gouvernement constate que « la mise en œuvre de mesures climatiques contraignantes, visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES), dans une seule région du monde (ex : le marché carbone dans l’Union européenne) entraîne une augmentation des émissions de GES dans le reste du monde ».

On ne saurait que se réjouir de cette prise de conscience, quelque tardive qu’elle soit. Il convient de ne pas reproduire la même erreur avec l’agriculture. 

 

Le mal-être agricole français

Mais nos agriculteurs ont été victimes d’un mal bien français, qui consiste non seulement à vouloir laver plus blanc que blanc dans son microcosme sans se soucier des effets pervers d’un tel intégrisme à plus large échelle, mais aussi à dénigrer le plus ce qui fonctionne le mieux. Un mal qui se complait, dans sa version conspirationniste, à voir la main des lobbies aussi bien quand l’autorisation d’un principe actif est prolongée, que lorsque les données de la pharmacovigilance amènent à en restreindre l’usage. 

Le dénigrement des pratiques d’aujourd’hui est récemment monté en puissance dans les médias, sur fond de néonicotinoïdes, glyphosate et autres mégabassines, qui ont exposé les agriculteurs à la vindicte populaire, aux menaces, violences et dégradations de leur outil de travail. 

Assurément, la profession a souffert de l’image ainsi véhiculée, alors que la réglementation française transpose les Directives européennes avec un zèle propre à favoriser l’essor des produits importés. L’arrêt de cette surtransposition française, qui fausse la concurrence, est aujourd’hui au cœur des revendications des agriculteurs.

En septembre 2023, le Parlement européen rappelait en effet que la directive 2009/128/CE avait imposé aux États membres d’adopter des plans d’action nationaux visant à fixer des objectifs quantitatifs, en vue de réduire les risques et les effets de l’utilisation des pesticides sur la santé humaine et l’environnement. Sa communication évoque un rapport qui révèle que plus des deux tiers des États membres n’avaient pas procédé au réexamen demandé de leur plan d’action et que seuls huit États membres, dont la France, l’avaient mené à bien dans les délais impartis. 

Seuls trois États membres, dont la France, ayant clairement défini des objectifs de haut niveau fondés sur les résultats, ainsi qu’il leur était demandé. 

 

Réglementation des substances préoccupantes dans l’UE : la sévérité française, une exception

Ce rapport de 2020 précise que « La France est le seul État membre dont le plan d’action national prévoit une surveillance de l’utilisation des substances actives particulièrement préoccupantes ».

Conformément à ce plan d’action national (PAN), présenté en avril 2018, ce suivi des « substances les plus préoccupantes », c’est-à-dire cancérogènes, mutagènes ou toxiques pour la reproduction, avérés (CMR1A) ou supposés (CMR1B), fait état de leur réduction drastique, passée de 5426 tonnes en 2018 à 781 tonnes en 2021. Le statut des quelques 2000 insecticides, herbicides ou fongicides concernés par leur classement de 2017 permet de suivre également les retraits en masse des autorisations de mise sur le marché (AMM) des CMR2, c’est-à-dire tous ceux dont le risque n’est que suspecté. Ces retraits ont continué à se succéder jusqu’en août 2023, dans l’édition d’octobre 2023.

Dans son plan d’action, la France demandait à la Commission européenne de « mettre fin dans les meilleurs délais à l’approbation des substances soumises à exclusion au titre du règlement européen : substances cancérogènes de catégorie 1, mutagènes de catégorie 1 ou toxiques pour la reproduction de catégorie 1 ». 

Quant à l’usage du glyphosate qui a défrayé la chronique, malgré les conclusions favorables de la plupart des agences de santé, et dont le destin était scellé en France dans son plan de sortie anticipée du plan Ecophyto II+, son autorisation vient d’être prolongée par l’Europe jusqu’en 2033.

De même, la filière du sucre, confrontée à la jaunisse de la betterave qui l’a durement impactée en 2020, ne peut recourir aux néonicotinoïdes, contrairement à tous ses concurrents, même européens qui bénéficient de dérogations, l’usage de l’acetamipride étant approuvé en Europe jusqu’en 2033, mais interdit en France malgré les efforts des parlementaires. Le Conseil d’État a d’ailleurs considéré en juillet 2022 que si certaines dérogations à la règle demeurent possibles, « le fait que d’autres États membres de l’UE n’aient pas adopté de législation comparable ne justifie pas de remettre en cause l’interdiction française. »

Rappelons que la France avait été pionnière dans l’interdiction des néoticotinoïdes sur son sol, par la loi du 8 août 2016, malgré les modifications et dérogations qui l’ont suivie. 

Depuis 2015, c’est l’Anses qui est chargée de délivrer, retirer ou modifier les AMM et permis des produits phytopharmaceutiques et des matières fertilisantes. Elle tient à jour les autorisations de mise sur le marché en France sur sa page E-phy.

L’utilisation de produits à base de phosmet en pulvérisation des cerises fraiches a été interdite par l’Union européenne le 1er février 2022 et son retrait en France acté par l’Anses, quatre mois plus tard. L’Anses procède également au retrait d’AMM sur saisine ministérielle relative à l’avis de l’Anses ou de l’EFSA.

Le phosmet reste autorisé dans d’autres pays comme le Canada, le Chili ou les États-Unis, et leur importation est parfaitement légale. Ce qui participe à la détresse de la filière, déjà affectée par la météo en 2023.

 

Le Mercosur : quel impact sur l’agriculture française ?

On comprend la crainte des agriculteurs envers les accords du Mercosur qui accélèreraient les importations déjà croissantes des pays de l’Amérique du Sud.

Le rapport de la Commission présidée par M. Stefan Ambec et remis au Premier ministre en avril 2020 indiquait qu’en matière de pesticides, sur un total de 190 principes actifs enregistrés et en voie de l’être au Brésil, 52, soit 27 %, ne sont pas autorisés dans l’Union.

Dans une proposition de résolution européenne, des sénateurs précisaient en 2016 :

« L’importation de denrées traitées par des substances actives interdites dans l’Union européenne est expressément permise par le système de tolérances à l’importation dont les instances communautaires peuvent faire bénéficier les pays tiers ».

Par delà les cas de fraudes avérés depuis, on comprend que les lenteurs administratives ne sont pas en mesure de permettre à l’agriculture française de bénéficier de règles équitables, pourtant indispensables dans le cadre d’une libre concurrence. La mise en place de chaque « mesure miroir » destinée à ne pas importer ce qu’on interdit de produire en Europe étant extrêmement complexe et toujours controversée.

À ces difficultés il convient d’ajouter la concurrence d’une main-d’œuvre à moindre coût, même au sein de l’Union, qui amène notamment les grossistes à acheter leurs pommes en Pologne alors que des récoltes cherchent preneurs en France.

 

Pourquoi les agriculteurs français redoutent l’entrée de l’Ukraine dans l’Union

L’Ukraine, dont le bleu du drapeau symbolise le ciel, et le jaune, le blé, est souvent nommée le grenier à blé de l’Europe pour ses terres noires, ou chernozem, considérées les plus riches du monde, et pour son climat propice à leur exploitation.

Selon le ministère de l’Agriculture, les terres arables ukrainiennes représentent quasiment le double de la surface de celles de la France. Les exportations de produits agroalimentaires de l’Ukraine vers la France s’élevaient à 322 millions d’euros en 2017 et ses importations depuis l’Hexagone à moins de la moitié, avec 145 millions d’euros. Selon cette même source, le pays développerait des réformes « pour rapprocher ses normes des règles et standards européens ». Ce qui signifie bien, en creux, qu’il ne les respecte pas. On peut craindre que son entrée dans l’Union européenne soit de nature à l’inciter à orienter ses exportations vers un marché potentiellement plus lucratif et mieux subventionné, en rebattant les cartes de la politique agricole commune. 

Selon le JDN, journal du net spécialisé dans les informations économiques, le revenu mensuel brut par habitant serait en 2022 de 356 dollars en Ukraine contre 2777 dollars pour la moyenne européenne. Le coût de la main-d’œuvre représente un paramètre significatif de la compétitivité des nombreuses filières agricoles amenées à devoir embaucher des salariés. Les conditions de cette embauche en France peuvent difficilement rivaliser.

 

Les déboires de la filière bio

Une large part des revenus agricoles provient des subventions qui irriguent massivement l’agriculture française, grâce à la politique agricole commune au sein de l’UE (PAC). Les aides couplées sont proportionnelles à la surface cultivée ou à la taille du cheptel pour l’élevage. Elles peuvent aller de 44 euros/ha pour la production de semences graminées à 1588 euros/ha pour le maraîchage, si la surface est inférieure à trois hectares. Elles peuvent être augmentées d’une indemnité compensatoire liée aux difficultés de la topographie. 

Les aides découplées apportent notamment un soutien aux petites et moyennes exploitations, et un écorégime versé aux agriculteurs qui s’engagent à observer des pratiques favorables à l’environnement. Dans ce cadre, l’agriculture biologique bénéficie d’un montant supplémentaire de l’ordre de 110 euros/ha. Enfin, la PAC propose une aide spécifique à la conversion en agriculture biologique destinée à compenser le manque à gagner d’un moindre rendement sans possibilité d’augmenter les prix dans la période qui précède la certification.

En 2020, la Commission européenne avait présenté son plan d’action pour le développement de l’agriculture biologique. Son objectif général était de stimuler la production et la consommation de produits biologiques en portant à 25 % la surface agricole consacrée à l’agriculture biologique d’ici à 2030, contre 10 % en France en 2021.

L’observatoire national France Agrimer a publié en mai 2023 une étude sur l’évolution des achats de produits issus de l’agriculture biologique. Cette étude fait état d’une dynamique de conversion des exploitations en bio avec + 12 % en un an, parvenant ainsi à plus de 2,2 millions d’hectares en 2021. Elle note que, par-delà les disparités relatives aux produits concernés, parmi les acheteurs « un profil de ménage « surconsommateur » bien précis se dessine. Il s’agit d’un public aux revenus aisés, senior et habitant majoritairement en région parisienne et dans une moindre mesure dans le Sud de la France ». 

Après que l’attrait pour la certification bio (AB) a permis à la filière des progressions annuelles à deux chiffres, l’année 2020 a marqué le début d’un recul des achats au bénéfice des circuits courts, que l’étude explique par l’objectif de réduire l’impact environnemental par moins de gaspillages, moins d’emballages, et moins de produits importés. L’intérêt pour l’« origine France » semblant se renforcer avec le temps, tandis que celui pour le bio faiblit. L’étude suggère également que le contexte inflationniste actuel incite le consommateur à des stratégies de descente de gamme pour limiter la hausse des prix.

Si ces deux marchés de niche diversifient l’offre des produits agricoles en diminuant leur exposition aux pesticides, il reste légitime de s’interroger sur la réalité de leur plus-value, en raison des effets induits par leur moindre rendement, mais aussi des alertes sur la nocivité du cuivre.

Les déboires de la filière bio confirment que l’effort doit désormais porter sur la création des conditions de fonctionnement d’un marché susceptible de garantir aux agriculteurs une rémunération à la hauteur de la qualité de leur travail.

 

Un retour aux rendements agricoles de l’après-guerre serait incompatible avec le contexte géopolitique actuel

Le 19 octobre 2021, le Parlement européen passait un nouveau cap en votant le plan « Farm to fork » ou « De la ferme à la fourchette ». Celui-ci prévoit notamment d’ici 2030 : 50 % de réduction de l’utilisation de pesticides chimiques, 20 % de réduction des fertilisants et confirme l’objectif de 25 % de la superficie cultivée en agriculture biologique. 

En moins de deux siècles, le rendement moyen du blé est passé en France de 8-10 q/ha (quintal par hectare) en 1815, à 70 q/ha en 1995. L’essentiel de cette amélioration date de moins d’un siècle, depuis 14-15 q/ha en 1945. Elle a été permise par la génétique, le perfectionnement des méthodes agricoles et l’emploi cohérent de fertilisants et produits phytosanitaires. 

Le 24 janvier 2024, la Commission environnement du Parlement européen a voté une proposition visant à ouvrir la porte aux nouvelles techniques de génomique (NGT).

Le 31 janvier, les scientifiques de l’Université de Cambridge identifiaient deux facteurs génétiques cruciaux nécessaires à la « production d’organes racinaires spécialisés capables d’héberger des bactéries fixatrices d’azote dans les légumineuses telles que les pois et les haricots. »

Cette découverte ouvre la voie à une réduction drastique de la dépendance agricole aux engrais azotés industriels.

On connait malheureusement l’opposition frontale de nombreux écologistes à toute manipulation génétique, même celle permettant aux plants d’affronter la sécheresse

Depuis l’emploi débridé du DDT de l’agriculture de nos anciens, chaque progrès technologique a fait l’objet de précautions sanitaires considérables. Mais dans sa recherche du risque zéro, le principe de précaution devrait s’interdire lui-même, tant il est dangereux de ne plus oser avancer, sachant qu’un retour aux rendements agricoles de l’après-guerre serait suicidaire dans le contexte géopolitique actuel. La guerre en Ukraine a rappelé aux pays européens l’importance de la souveraineté alimentaire, et explique le soutien populaire au slogan des agriculteurs en colère : « Notre fin sera votre faim ».

Les progrès technologiques répondront un à un à l’expression de leurs besoins par la société. Mais au risque d’être contre-productif, chaque objectif environnemental devra être conditionné à l’élaboration préalable d’une alternative.

Pourquoi le « choc d’offre » de Gabriel Attal ne relancera pas le secteur immobilier

La situation actuelle du marché locatif et de la construction immobilière est très tendue dans de nombreuses régions. Les locataires y rencontrent des difficultés à trouver un logement, les bailleurs subissent une fiscalité spoliatrice, le foncier est cher et les investisseurs ont du mal à obtenir un prêt. Le résultat est le manque de logements vacants destinés à la résidence principale. Le volontarisme affiché par le Premier ministre pour faciliter la recherche d’un logement est apparemment encourageant.

Il propose les mesures suivantes :

  1. Revoir les DPE, faciliter la densification, lever les contraintes sur le zonage, accélérer les procédures. 
  2. Accélérer les procédures dans 20 territoires engagés pour le logement, avec comme objectif d’y créer 30 000 nouveaux logements d’ici trois ans.
  3. Procéder à des réquisitions pour des bâtiments vides, notamment des bâtiments de bureaux. 
  4. Soutenir le monde du logement social, avec 1,2 milliard d’euros pour leur rénovation énergétique, avec des plans de rachat massifs. 
  5. Répondre aux causes structurelles de la crise, avec un nouveau prêt de très long terme de deux milliards d’euros pour faire face au prix du foncier. 
  6. Donner la main aux maires pour la première attribution des nouveaux logements sociaux construits sur leur commune. C’était une mesure très attendue par les élus locaux.
  7. Ajouter une part des logements intermédiaires, accessibles à la classe moyenne, dans le quota de 25 % de logements sociaux imposé par la loi SRU

 

Les déclarations gouvernementales ne coûtent rien, n’engagent à rien et sont des réponses immédiates à des revendications souvent justifiées, même si elles sont mal exprimées. Ce sont plus des projets que des engagements.

On peut se demander pourquoi ces mesures n’ont pas été prises plus tôt. La simplification des normes et l’accélération des procédures sont évidemment positives. L’objectif de créer 30 000 nouveaux logements dans 20 zones sélectionnées est bien vague : quelles zones ? quel financement ?

La réquisition de bâtiments vides existe déjà, et pose le problème de sa durée et de l’indemnisation éventuelle du propriétaire. Subventionner la rénovation énergétique du logement social est inévitable. Le point 5, qui prévoit un prêt à très long terme pour financer le foncier, est très vague : quelle durée ? quel taux ? quels bénéficiaires ?

Les points 6 et 7 sont plus discutables. Les maires choisiraient les premiers occupants des logements sociaux : c’est la porte ouverte au clientélisme électoral et au trafic d’influence, et les choix risqueraient d’être en contradiction avec la politique de mixité sociale. Le point 7 est très contesté par les associations comme la fondation Abbé Pierre, mais répond à un besoin réel de logement de la classe moyenne complètement négligé jusqu’à présent.

Toutes ces mesures, exceptée la première, montrent l’impossibilité du gouvernement d’imaginer des solutions pour réduire cette pénurie sans intervention de l’État dans le marché immobilier. Dans le discours du Premier ministre, l’État définit les besoins de logement géographiquement et socialement. On peut s’inquiéter de la neutralité politique de ces choix, comme de celle des choix des maires concernant l’attribution des logements sociaux aux premiers occupants. L’intervention de l’État va vraisemblablement augmenter le nombre de logements dans le secteur social et intermédiaire. Le taux de 25 % fixé par la loi SRU sera peut-être rehaussé à 35 % pour faire face à l’augmentation des demandes de la classe moyenne.

Le marché libre n’est guère concerné que par la première mesure, peut-être provisoire, simplifiant les normes et procédures administratives. La fiscalité spoliatrice de l’immobilier résidentiel est inchangée, et les maires disposent d’un pouvoir abusif dans la taxation et la répartition des logements. Ils ne se privent pas d’utiliser les moyens mis à leur disposition et certains en abusent : la taxe d’habitation sur les résidences secondaires a été immédiatement augmentée et parfois portée à son maximum légal, la taxe sur les logements vacants est plus élevée que la taxe d’habitation, et la taxe d’habitation sur les logements vacants est créée par certains maires dans des zones non tendues. Ces taxes présentent la particularité d’être décidées par chaque maire et payées par des gens qui ne votent pas dans la commune. C’est assez contradictoire et peut susciter des réactions comme l’inscription massive de propriétaires de résidences secondaires sur la liste électorale d’une commune, ce qui serait très inquiétant pour ses résidents permanents.

L’inquiétude des maires est bien sûr légitime quand les locations touristiques du type AirBnB et les résidences secondaires deviennent majoritaires sur leur commune. La fiscalité et la législation ont considérablement avantagé les locations de courte durée et créé la pénurie de logements en résidence principale. La solution actuelle, qui consiste à supprimer ces avantages fiscaux et à imposer des règlementations sur la durée de ces locations, leur nombre etc. ne rend pas plus attractive la location en résidence principale et pénalise autant les loueurs de locations touristiques que leurs locataires.

L’équilibre entre les intérêts des résidents, des commerçants, des salariés, des artisans, des touristes, des entreprises, des exploitants agricoles, des maraîchers, des bailleurs… est beaucoup trop difficile à établir pour que l’on puisse s’en approcher par cette nouvelle règlementation. Comme les précédentes, elle ne pourra que susciter de nouvelles insatisfactions et conflits. La seule démarche possible semble être l’égalisation fiscale et sociale des conditions de location entre résidences principales, résidences secondaires, logements de tourisme, etc.

Cette proposition respecte l’article 544 du Code civil qui définit le droit de propriété par « le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ».

On devrait réfléchir sur le rôle des lois et règlements qui devraient garantir ce droit constitutionnel pour tous, au lieu de les utiliser pour le réduire au point parfois de supprimer toute jouissance possible, et sur celui de la fiscalité actuellement instrumentalisée pour orienter les choix des citoyens.

Le titre du journal Le Monde du 30 janvier 2024 est malhonnête : « Gabriel Attal a annoncé, mardi soir, l’intégration du logement intermédiaire dévolu aux classes moyennes hautes dans le contingent obligatoire de HLM assigné aux communes. ». Le terme hautes ne figure pas dans sa déclaration écrite.

https://www.contrepoints.org/2024/02/03/469878-petition-une-revolution-fiscale-pour-sauver-le-logement

La stratégie de Bruxelles sur l’IA bénéficiera-t-elle d’abord au Royaume-Uni ?

Par : Jason Reed

Voilà maintenant quatre ans que le Royaume-Uni a officiellement quitté l’Union européenne. Depuis le Brexit, la Grande-Bretagne a connu trois Premiers ministres, et d’innombrables crises gouvernementales. Néanmoins, malgré le chaos de Westminster, nous pouvons déjà constater à quel point les régulateurs du Royaume-Uni et de l’Union européenne perçoivent différemment l’industrie technologique. Le Royaume-Uni est un pays mitigé, avec quelques signes encourageants qui émergent pour les amateurs de liberté et d’innovation. L’Union européenne, quant à elle, poursuit une réglementation antitrust agressive sur plusieurs fronts.

 

La Déclaration de Bletchley

Cette tendance apparaît clairement dans le domaine de l’intelligence artificielle, peut-être le domaine d’innovation technologique le plus attrayant pour un organisme de réglementation. Rishi Sunak, Premier ministre britannique, est un féru de technologie et se sentirait comme un poisson dans l’eau dans la Silicon Valley. On le retrouve d’ailleurs régulièrement en Californie où il passe ses vacances. Cette vision du monde se reflète dans l’approche du gouvernement britannique en matière d’IA.

En novembre 2023, Rishi Sunak a même accueilli le premier sommet mondial sur la sécurité de l’IA, le AI Safety Summit. À cette occasion, des représentants du monde entier – y compris des États-Unis, de l’Union européenne et de la France – ont signé au nom de leur gouvernement ce qu’on appelle la « Déclaration de Bletchley ».

Sur la Déclaration de Bletchley, le gouvernement britannique adopte un ton modéré.

Le communiqué officiel indique :

« Nous reconnaissons que les pays devraient tenir compte de l’importance d’une approche de gouvernance et de réglementation pro-innovation et proportionnée qui maximise les avantages et prend en compte les risques associés à l’IA ».

En d’autres termes, la Grande-Bretagne n’a pas l’intention de laisser libre cours à l’IA sur un marché non réglementé, mais ne considère pas non plus l’innovation comme une menace. Elle reconnaît que ne pas exploiter les opportunités de l’IA reviendrait à faire une croix sur les bénéfices que les générations actuelles et futures pourraient en tirer. La Déclaration de Bletchley incarne une approche réfléchie de la réglementation de l’IA, qui promet de surveiller de près les innovations afin d’en détecter menaces liées à la sécurité, mais évite de laisser le gouvernement décider de ce que l’IA devrait ou ne devrait pas faire.

 

Rishi Sunak, Elon Musk et l’avenir de la Grande-Bretagne

La position britannique adopte donc un ton très différent de celui des régulateurs du reste du monde, qui semblent considérer toute nouvelle percée technologique comme une occasion de produire de nouvelles contraintes. Dans l’Union européenne, par exemple, ou aux États-Unis de Biden, les régulateurs sautent sur l’occasion de se vanter de « demander des comptes aux entreprises technologiques », ce qui signifie généralement freiner la croissance économique et l’innovation.

La Grande-Bretagne est sur une voie qui pourrait, si elle reste fidèle à sa direction actuelle, l’amener à devenir un des principaux pôles technologiques mondiaux. Rishi Sunak a même profité du sommet pour interviewer Elon Musk. « Nous voyons ici la force la plus perturbatrice de l’histoire », a déclaré Musk à Sunak lors de leur discussion sur l’IA. « Il arrivera un moment où aucun emploi ne sera nécessaire – vous pourrez avoir un travail si vous le souhaitez pour votre satisfaction personnelle, mais l’IA fera tout. »

De SpaceX à Tesla en passant par Twitter, Elon Musk, bien qu’il soit souvent controversé, est devenu un symbole vivant du pouvoir de l’innovation technologique et du marché libre. En effet, demander à un Premier ministre, tout sourire, de venir le rejoindre sur scène avait sûrement vocation à envoyer un signal au monde : la Grande-Bretagne est prête à faire des affaires avec l’industrie technologique.

 

Bruxelles, Londres : des stratégies opposées sur l’IA

L’approche britannique plutôt modérée de l’IA diffère radicalement de la stratégie européenne. Bruxelles se targue avec enthousiasme d’avoir la première réglementation complète au monde sur l’intelligence artificielle. Sa loi sur l’IA, axée sur la « protection » des citoyens fait partie de sa stratégie interventionniste plus large en matière d’antitrust. Le contraste est limpide.

Si la Grande-Bretagne, en dehors de l’Union européenne, a réussi à réunir calmement les dirigeants mondiaux dans une pièce pour convenir de principes communs raisonnables afin de réglementer l’IA, le bloc européen était plutôt déterminé à « gagner la course » et à devenir le premier régulateur à lancer l’adoption d’une loi sur l’IA.

 

Les résultats de la surrèglementation de l’UE

La Grande-Bretagne post-Brexit est loin d’être parfaite, mais ces deux approches opposées de la gestion de l’IA montrent à quelle vitesse les choses peuvent mal tourner lorsqu’une institution comme l’Union européenne cherche à se distinguer par la suproduction normative. Une attitude qui tranche avec le comportement adopté par les ministres du gouvernement britannique à l’origine du projet de loi sur la sécurité en ligne, qui ont récemment abandonné leur promesse irréalisable d’« espionner » tout chiffrement de bout en bout.

Les résultats de la surrèglementation de l’Union européenne sont déjà évidents. OpenAI, la société à l’origine de ChatGPT soutenue par Microsoft, a choisi de placer sa première base internationale à Londres. Au même moment, c’est Google, autre géant de la technologie mais également leader du marché dans la course aux pionniers de l’IA via sa filiale DeepMind, qui a annoncé son intention de construire un nouveau centre de données d’un milliard de dollars au Royaume-Uni. Ces investissements auraient-ils été dirigés vers l’Union européenne si Bruxelles n’avait pas ainsi signalé aux entreprises technologiques à quel point le fardeau réglementaire y serait si lourd à porter ?

 

Se rapprocher de Washington ?

Malgré des discours d’ouverture et des mesures d’encouragement spécifiques destinés à attirer les startupeurs du monde entier, les bureaucrates européens semblent déterminés à réglementer à tout-va. En plus d’avoir insisté sur la nécessité de « protéger » les Européens de l’innovation technologique, ils semblent également vouloir recueillir l’assentiment d’officiels Américains sur leurs efforts de réglementation.

Le gigantesque Digital Markets Act et le Digital Services Act de l’Union européenne semblaient bénéficier de l’approbation de certains membres de l’administration Biden. La vice-présidente exécutive de la Commission européenne, Margrethe Vestager, a été photographiée souriant aux côtés des fonctionnaires du ministère de la Justice, après une visite aux États-Unis pour discuter de ses efforts antitrust.

 

Un scepticisme partagé à l’égard de la technologie

Lors du voyage transatlantique de Margrethe Vestager, il s’est révélé évident que l’Union européenne et les États-Unis adoptaient une approche similaire pour attaquer la technologie publicitaire de Google par crainte d’un monopole. Travaillaient-ils ensemble ? « La Commission [européenne] peut se sentir enhardie par le fait que le ministère de la Justice [américain] poursuive pratiquement la même action en justice », a observé Dirk Auer, directeur de la politique de concurrence au Centre international de droit et d’économie.

Lina Khan, la présidente de la Federal Trade Commission des États-Unis, connue pour avoir déjà poursuivi des entreprises technologiques en justice pour des raisons fallacieuses, a également indiqué qu’elle partageait le point de vue de l’Union européenne selon lequel la politique antitrust doit être agressive, en particulier dans l’industrie technologique.

Elle a récemment déclaré lors d’un événement universitaire :

« L’une des grandes promesses de l’antitrust est que nous avons ces lois séculaires qui sont censées suivre le rythme de l’évolution du marché, des nouvelles technologies et des nouvelles pratiques commerciales […] Afin d’être fidèles à cette [promesse], nous devons nous assurer que cette doctrine est mise à jour. »

 

Les électeurs européens sanctionneront-ils la stratégie de Bruxelles sur l’IA en juin prochain ?

La volonté de Bruxelles d’augmenter de manière exponentielle le fardeau réglementaire pour les investisseurs et les entrepreneurs technologiques en Europe profitera au Royaume-Uni en y orientant l’innovation.

Malgré son immense bureaucratie, l’Union européenne manque de freins et de contrepoids à son pouvoir de régulation. Des membres clés de son exécutif – comme les dirigeants de la Commission européenne, telle qu’Ursula von der Leyen – ne sont pas élus. Ils se sentent toutefois habilités à lancer des croisades réglementaires contre les industries de leur choix, souvent technologiques. Peut-être, cependant, seront-ils surpris et changeront-ils d’attitude à la vue des résultats des élections européennes qui auront lieu en juin prochain.

France 2024 : un système légal s’effondre, il en appelle un autre qui sera libéral ou fasciste

Commençons par un constat brutal mais nécessaire : l’édifice légal et constitutionnel de notre pays est contesté de part et d’autre pour des raisons différentes. Le Conseil constitutionnel en est le plus récent exemple mais, de plus en plus fréquemment, c’est la Cinquième République qui est mise en cause en tant que telle. Un système légal s’effondre, il en appelle un autre, qui sera ou vraiment libéral ou fasciste. L’entre-deux dans lequel nous nous trouvons depuis 1958, ce semi-libéralisme, mettons, est caduc : les signes en sont multiples. On peut choisir de les voir ou de considérer que la crise est passagère car due au macronisme, un exercice particulièrement vertical et solitaire du pouvoir. À moins que le macronisme ne soit la phase terminale de notre régime, ce qu’il est urgent d’acter avant qu’un régime illibéral ne profite de la situation de fragilité institutionnelle qui est la nôtre pour s’installer.

 

Le risque est réel : nos institutions n’ont pas la solidité de celles des États-Unis pour contrebalancer un pouvoir de type trumpiste. L’équilibre des pouvoirs n’est pas au rendez-vous de la Cinquième, ce que l’on sait déjà depuis fort longtemps. Ses critiques ont été nombreux, au premier rang desquels Raymond Aron qui n’a « jamais été gaulliste » selon le mot du Général lui-même. Le Parlement est faible, le président est trop puissant : sous un régime composé d’extrêmes, la Constitution actuelle offre trop peu de limitations envers le pouvoir exécutif.

Sous le second quinquennat Macron, le contre-pouvoir réel du pays se révèle être en réalité le Conseil constitutionnel, bien davantage que le Parlement. C’est inédit, mais il faut en prendre acte. La remise en question du Conseil des « Sages », inédite elle aussi, est un constat qui s’impose également.

Que faut-il en conclure ? Que le système légal actuel est en fin de vie, ce qui nous place dans une situation dangereuse en même temps qu’elle représente l’opportunité unique de pouvoir renouveler et revitaliser notre système politique. Les deux vont de pair : le risque de faire encore moins bien que la Cinquième, régime hybride — semi-libéral ou semi-autoritaire, on l’a dit— ou en revanche, beaucoup mieux. Ou bien nous basculons pour de bon dans un régime de type fasciste, ou bien nous devenons un régime pleinement libéral, c’est-à-dire parlementaire, dans lequel la fonction présidentielle retrouve sa juste place — voire disparaît (c’est un autre sujet, quoique corrélé). Vu le climat de tensions du pays dont la crise des agriculteurs n’est qu’une énième illustration, le risque est grand qu’une dérive autoritaire s’installe en France.

Comment y échapper ?

Il y a deux conditions impératives pour qu’un renouvellement institutionnel et politique se passe dans de bonnes conditions : c’est que la notion de légitimité et celle de légalité veuillent à nouveau dire quelque chose. Qu’on songe seulement aux procès en légitimité de l’élection d’Emmanuel Macron qui n’ont cessé de fleurir depuis le début de sa seconde mandature : on peut considérer que ces procès faits au président sont eux-mêmes illégitimes, il n’en demeure pas moins que le sentiment d’une « illégitimité présidentielle » s’est propagé et qu’il faut lui donner droit de cité — ce qui ne veut pas dire qu’on le cautionne ou qu’on l’approuve. La récurrence de ce procès doit nous interpeller : on ne peut en rester à sa seule condamnation, il demande à être pris au sérieux.

Qu’on songe par ailleurs à la manière dont les lois sont désormais appliquées à géométrie variable selon que des agriculteurs s’attaquent à des bâtiments publics ou que des manifestants contre la réforme des retraites, ou des Gilets jaunes, commettent des infractions : l’intervention du ministre de l’Intérieur au 20 heures de TF1 jeudi 25 janvier dernier a suscité un tollé de réactions bien compréhensibles face au propos par lui prononcés : « Est-ce qu’on doit les [les agriculteurs] laisser faire ? Oui, on doit les laisser faire » quand bien même ceux-ci portent gravement atteinte à l’ordre public. « Deux poids deux mesures » semblent s’appliquer, comme l’a alors justement rétorqué Gilles Bouleau au ministre. Il y a là un symptôme d’un dysfonctionnement sans précédent dans l’application de nos lois qui laisse entrevoir, béante, une rupture d’égalité entre les citoyens. Cette rupture est elle-même annonciatrice d’un mal plus grave : l’effondrement du système légal dans son ensemble. Dès lors que certaines catégories de citoyens sont privilégiées par rapport à d’autres, le pacte démocratique est mis à mal, et la concorde civile, menacée. La légitimité et la légalité fracturées, c’est l’appareil étatique lui-même qui se retrouve à vaciller dangereusement.

 

La Légalité et la Légitimité marchent ensemble, quoiqu’elles ne se situent pas sur le même plan : l’une relève du juridique, de l’appareil législatif, quand l’autre relève du moral et du politique.

Complémentaire l’une de l’autre, leur combinaison, selon des modalités qui varient en fonction du type de régime, produit les conditions de l’exercice d’un pouvoir plus ou moins stable, c’est-à-dire respecté. L’une et l’autre viennent-elles à être contestées, l’État de droit n’est plus garanti, mettant en péril l’ordre politique jusque-là en vigueur. Son effondrement constitue la première étape d’une Révolution. Ce qu’il importe de comprendre, c’est que légitimité et légalité vont de pair, et que la légalité découle seulement de la première. Les lois ont force de loi pour autant que leur légitimité, — ce mélange intime de raison, de sensibilité, de tact et de lucidité qui fait qu’on croit dans ce qu’on vote— de laquelle elles découlent, est respecté. La légitimité de lois légalement établies, c’est-à-dire votées et promulguées, n’est jamais acquise pour toujours quand bien même l’appareil légal est dûment établi : on peut cesser de penser que ces lois sont légitimes tout en sachant qu’elles sont légales, à l’instar de certaines positions sur la réforme des retraites. Une avalanche de formalisme et de procédures techniques est venue noyer le fait que l’assentiment populaire n’était pas là : la légalité a supplanté la légitimité — c’est littéralement inverser l’ordre des choses quoiqu’il y ait eu une élection, prise à tort pour un blanc-seing perpétuel.

C’est la transgression ultime du macronisme : malgré son élection légale et la légalité de son élection, Emmanuel Macron s’est assis sur le principe de légitimité, il en a fait fi. Or, il faut plus que des lois pour faire que les lois fassent loi, et c’est cette assise politico-morale qui fait aujourd’hui défaut à la France en 2024. Quand tout passe en force, rien ne passe légitimement, rien ne peut bien se passer. Il y a un effet d’usure qui mine souterrainement et de l’intérieur la force de nos institutions qui sont comme un arc trop tendu dont l’élastique a été usé jusqu’au point de rupture.

Le génie politique français est atone : il faut le réinventer. Comment cela ?

L’unique remède est de repenser la légitimité du pouvoir, donc aussi le pouvoir de la légitimité. Cela ne relève pas du juridique et du législatif, mais d’abord d’inclinations politiques aussi bien que d’une convergence morale entre les citoyens : c’est de l’alchimie entre les deux que viendra la solution, mélange de confiance et d’assentiment à l’endroit d’une nouvelle proposition politique solide qui prend le mal à la racine — très ancienne. D’aucuns pourraient préférer à cet égard l’antienne autoritaire à l’option libérale, d’autant que le macronisme a gravement entamé le crédit du libéralisme politique, en étant son faussaire bien plutôt que son accomplissement. C’est aux (vrais) libéraux français de faire en sorte que l’option libérale prévale entre toutes en expliquant que le macronisme a été une contrefaçon du libéralisme et non sa réalisation. C’est sans doute là la tâche la plus difficile.

Cette option est néanmoins de très loin la plus souhaitable du point de vue de la garantie des libertés publiques et individuelles tout comme de l’efficacité dans la prise de décisions. La légitimité de l’homme fort, de Napoléon à Emmanuel Macron, est en péril : c’est l’illusion d’une efficacité dans l’action. Débarrassons-nous de ce mythe encombrant, plutôt de que le renforcer encore, ce qui est, hélas, toujours possible. Soyons conscient que le statu quo de la situation actuelle ne tiendra pas dans la durée : semblablement à une falaise, on ne retient pas une légalité qui s’effondre, et c’est bien ce qui semble se produire et devant quoi il ne faut pas avoir peur. Ou bien on optera (hélas) pour un césarisme renforcé ou bien pour sa mise entre parenthèse, qu’on espèrera pérenne. La légitimité du pouvoir, c’est-à-dire le génie de la Cinquième République gaulliste, étant en train de s’écrouler : il faut se préparer à en faire advenir une nouvelle.

« Nous devons mettre en place une diplomatie de guerre » grand entretien avec Nicolas Tenzer

Nicolas Tenzer est enseignant à Sciences Po Paris, non resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA) et blogueur de politique internationale sur Tenzer Strategics. Son dernier livre Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique, vient de sortir aux Éditions de l’Observatoire. Ce grand entretien a été publié pour la première fois dans nos colonnes le 29 janvier dernier. Nous le republions pour donner une lumière nouvelles aux déclarations du président Macron, lequel n’a « pas exclu » l’envoi de troupes occidentales en Ukraine, à l’occasion d’une conférence internationale, lundi 26 février dernier.

 

Hypothèse d’une victoire russe : à quelles répercussions s’attendre ?

Loup Viallet, rédacteur en chef de Contrepoints – Dans Notre Guerre, vous écrivez : « Les aiguilles de l’horloge tournent sans relâche, associant toujours plus de morts à leur fuite en avant. Mais il arrive aussi un moment où le temps presse. L’Ukraine pourrait mourir. Ce sera de notre faute, et alors le glas de la mort sonnera pour nous. » Quelles seraient les conséquences d’une défaite de l’Ukraine ?

Nicolas Tenzer Elles seraient catastrophiques sur tous les plans et marqueraient un tournant à certains égards analogue mutatis mutandis à ce qu’aurait été une victoire de l’Allemagne nazie en 1945. Outre que cela entraînerait des centaines de milliers de victimes ukrainiennes supplémentaires, elle signifierait que les démocraties n’ont pas eu la volonté – je ne parle pas de capacité, car elle est réelle – de rétablir le droit international et de faire cesser un massacre d’une ampleur inédite en Europe, nettement supérieure à celui auquel nous avons assisté lors de la guerre en ex-Yougoslavie, depuis la Seconde Guerre mondiale.

La crédibilité de l’OTAN et des garanties de sécurité offertes par les États-Unis et l’Union européenne en serait à jamais atteinte, non seulement en Europe, mais aussi en Asie et au Moyen-Orient. Toutes les puissances révisionnistes s’en réjouiraient, en premier lieu la République populaire de Chine. La Russie poursuivrait son agression au sein du territoire des pays de l’OTAN et renforcerait son emprise sur la Géorgie, le Bélarus, la Syrie, certains pays d’Afrique ou même d’Asie, comme en Birmanie, et en Amérique du Sud (Venezuela, Cuba, Nicaragua).

Cela signifierait la mort définitive des organisations internationales, en particulier l’ONU et l’OSCE, et l’Union européenne, déjà minée par des chevaux de Troie russes, notamment la Hongrie et la Slovaquie, pourrait connaître un délitement. Le droit international serait perçu comme un torchon de papier et c’est l’ordre international, certes fort imparfait, mis en place après Nuremberg, la Charte des Nations unies et la Déclaration de Paris de 1990, qui se trouverait atteint. En Europe même, la menace s’accentuerait, portée notamment par les partis d’extrême droite. Nos principes de liberté, d’État de droit et de dignité, feraient l’objet d’un assaut encore plus favorisé par la propagande russe. Notre monde tout entier serait plongé dans un état accru d’insécurité et de chaos. Cela correspond parfaitement aux objectifs de l’idéologie portée par le régime russe que je décris dans Notre Guerre, qu’on ne peut réduire uniquement à un néo-impérialisme, mais qui relève d’une intention de destruction. C’est la catégorie même du futur qui serait anéantie.

C’est pourquoi il convient de définir clairement nos buts de guerre : faire que l’Ukraine gagne totalement et que la Russie soit radicalement défaite, d’abord en Ukraine, car telle est l’urgence, mais aussi en Géorgie, au Bélarus et ailleurs. Un monde où la Russie serait défaite serait un monde plus sûr, mais aussi moins sombre, et plus lumineux pour les peuples, quand bien même tous les problèmes ne seraient pas réglés. Les pays du sud ont aussi à y gagner, sur le plan de la sécurité énergétique et alimentaire, mais aussi de la lutte anti-corruption et des règles de bon gouvernement – songeons à l’Afrique notamment.

 

Peut-on négocier avec Poutine ?

Pourquoi pensez-vous qu’il n’est pas concevable de négocier avec la Russie de Poutine ? Que répondez-vous à l’ancien ambassadeur Gérard Araud qui plaide pour cette stratégie ? C’est aussi le point de vue de la géopolitologue Caroline Galacteros, qui écrit : « Arrêtons le massacre, celui sanglant des Ukrainiens et celui économique et énergétique des Européens . Négociations !! pendant qu’il y a encore de quoi négocier… ». Comment comprenez-vous cette position ? 

Je ne confondrai pas les positions de madame Galacteros, dont l’indulgence envers la Russie est bien connue, et celle de Gérard Araud qui n’est certainement pas pro-Kremlin. Ses positions me paraissent plutôt relever d’une forme de diplomatie classique, je n’oserais dire archaïques, dont je montre de manière détaillée dans Notre Guerre les impensés et les limites. Celles-ci m’importent plus que les premières qui sont quand même très sommaires et caricaturales. Je suis frappé par le fait que ceux, hors relais de Moscou, qui parlent de négociations avec la Russie ne précisent jamais ce sur quoi elles devraient porter ni leurs conséquences à court, moyen et long termes.

Estiment-ils que l’Ukraine devrait céder une partie de son territoire à la Russie ? Cela signifierait donner une prime à l’agresseur et entériner la première révision par la force des frontières au sein de l’Europe, hors Seconde Guerre mondiale, depuis l’annexion et l’invasion des Sudètes par Hitler. Ce serait déclarer à la face du monde que le droit international n’existe pas. De plus, laisser la moindre parcelle du territoire ukrainien aux mains des Russes équivaudrait à détourner le regard sur les tortures, exécutions, disparitions forcées et déportations qui sont une pratique constante, depuis 2014 en réalité, de la Russie dans les zones qu’elle contrôle. Je ne vois pas comment la « communauté internationale » pourrait avaliser un tel permis de torturer et de tuer.

Enfin, cela contreviendrait aux déclarations de tous les dirigeants politiques démocratiques depuis le début qui ne cessent de proclamer leur attachement à l’intégrité territoriale et à la souveraineté de l’Ukraine. Se déjuger ainsi serait renoncer à toute crédibilité et à toute dignité. Je trouve aussi le discours, explicitement ou implicitement pro-Kremlin, qui consiste à affirmer qu’il faut arrêter la guerre pour sauver les Ukrainiens, pour le moins infamant, sinon abject, quand on sait que, après un accord de paix, ceux-ci continueraient, voire s’amplifieraient encore.

Suggèrent-ils qu’il faudrait renoncer à poursuivre les dirigeants russes et les exécutants pour les quatre catégories de crimes imprescriptibles commis en Ukraine, crimes de guerre, crimes contre l’humanité, crime de génocide et crime d’agression ? Il faut leur rappeler que le droit international ne peut faire l’objet de médiation, de transaction et de négociation. Il s’applique erga omnes. Le droit international me semble suffisamment affaibli et mis à mal pour qu’on n’en rajoute pas. Cela fait longtemps que je désigne Poutine et ses complices comme des criminels de guerre et contre l’humanité et je me réjouis que, le 17 mars 2023, la Cour pénale internationale l’ait inculpé pour crimes de guerre. Il est légalement un fugitif recherché par 124 polices du monde. On peut gloser sur les chances qu’il soit un jour jugé, mais je rappellerai que ce fut le cas pour Milosevic. En tout état de cause, l’inculpation de la Cour s’impose à nous.

Veulent-ils signifier qu’on pourrait fermer les yeux sur la déportation de dizaines de milliers d’enfants ukrainiens en Russie, ce qui constitue un génocide, en vertu de la Convention du 9 décembre 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide ? On ose à peine imaginer qu’ils aient cette pensée. Là aussi, il est dans notre intérêt à donner des signaux cohérents et forts.

Entendent-ils enfin qu’il serait acceptable que la Russie soit dispensée de payer les réparations indispensables pour les dommages de guerre subis par l’Ukraine, qui sont aujourd’hui estimer à environ deux trillions d’euros ? Veulent-ils que cette charge incombe aux assujettis fiscaux des pays de l’Alliance ? Tout ceci n’a aucun sens, ni stratégique, ni politique.

Sur ces quatre dimensions, nous devons être fermes, non seulement aujourd’hui, mais dans la durée. Dans mon long chapitre sur notre stratégie à long terme envers la Russie, j’explique pourquoi nous devons maintenir les sanctions tant que tout ceci n’aura pas été fait. C’est aussi la meilleure chance pour qu’un jour, sans doute dans quelques décennies, la Russie puisse évoluer vers un régime démocratique, en tout cas non dangereux.

En somme, ceux qui souhaitent négocier avec la Russie tiennent une position abstraite qui n’a rien de réaliste et de stratégiquement conséquent en termes de sécurité. Si la Russie n’est pas défaite totalement, elle profitera d’un prétendu accord de paix pour se réarmer et continuer ses agressions en Europe et ailleurs. C’est la raison pour laquelle je consacre des développements approfondis dans la première partie de Notre Guerre à réexaminer à fond certains concepts qui obscurcissent la pensée stratégique que je tente de remettre d’aplomb. Je reviens notamment sur le concept de réalisme qui doit être articulé aux menaces, et non devenir l’autre nom de l’acceptation du fait accompli. Je m’y inspire de Raymond Aron qui, à juste titre, vitupérait les « pseudo-réalistes ».

Je porte aussi un regard critique sur la notion d’intérêt, et notamment d’intérêt national, tel qu’il est souvent entendu. Lié à la sécurité, il doit intégrer principes et valeurs. Je montre également que beaucoup d’analystes de politique étrangère ont, à tort, considéré États et nations dans une sorte de permanence plutôt que de se pencher sur les spécificités de chaque régime – là aussi, la relecture d’Aron est précieuse. Enfin, je démontre que traiter de politique étrangère sérieusement suppose d’y intégrer le droit international et les droits de l’Homme, alors qu’ils sont trop souvent sortis de l’analyse de sécurité. Pourtant, leur violation est le plus généralement indicatrice d’une menace à venir.

 

Sanctions : comment les rendre efficaces ?

Les sanctions économiques n’ont pas mis fin à la guerre de la Russie en Ukraine. Il semble que la Russie ait mis en place une stratégie de contournement plutôt efficace : depuis 2022, les importations (notamment depuis l’Allemagne) de pays proches géographiquement de la Russie (Azerbaïdjan, Géorgie, Kazakhstan, Kirghizistan, Turquie) ont explosé, et leurs exportations en Russie aussi… Sans parler de l’accélération des échanges entre la Russie et la Chine. Que faudrait-il vraiment faire pour isoler économiquement la Russie ?

C’est un point déterminant. Même si les différents paquets de sanctions décidés tant par l’Union européenne que par les États-Unis et quelques autres pays comme le Japon et la Corée du Sud, sont les plus forts jamais mis en place, ils restent encore incomplets, ce qui ne signifie pas qu’ils soient sans effets réels – ne les minimisons pas. Je reprends volontiers la proposition émise par la Première ministre estonienne, Kaja Kallas, qui proposait un embargo total sur le commerce avec la Russie. Je constate aussi que certains pays de l’UE continuent d’importer du gaz naturel liquéfié russe (LNG) et qu’une banque autrichienne comme Raiffaisen a réalisé l’année dernière la moitié de ses profits en Russie. Certaines entreprises européennes et américaines, y compris d’ailleurs françaises, restent encore présentes en Russie, ce qui me paraît inacceptable et, par ailleurs, stupide dans leur intérêt même.

Ensuite, nous sommes beaucoup trop faibles en Europe sur les sanctions extraterritoriales. Il existe une réticence permanente de certains États à s’y engager, sans doute parce que les États-Unis les appliquent depuis longtemps, parfois au détriment des entreprises européennes. C’est aujourd’hui pourtant le seul moyen pour éviter les contournements. Nous devons mettre en place ce que j’appelle dans Notre Guerre une diplomatie de guerre : sachons dénoncer et agir contre les pratiques d’États prétendument amis, au Moyen-Orient comme en Asie, qui continuent de fournir la machine de guerre russe.

Enfin, nous devons décider rapidement de saisir les avoirs gelés de la Banque centrale russe (300 milliards d’euros) pour les transférer à l’Ukraine, d’abord pour renforcer ses capacités d’achats d’armements, ensuite pour la reconstruction. Les arguties juridiques et financières pour refuser de s’y employer ne tiennent pas la route devant cette urgence politique et stratégique.

 

La nécessité d’une intervention directe

Les alliés de l’Ukraine soutiennent l’effort de guerre de l’Ukraine en aidant financièrement son gouvernement et en lui livrant des armes. Qu’est-ce qui les empêche d’intervenir directement dans le conflit ?

La réponse est rien.

Dès le 24 février 2022 j’avais insisté pour que nous intervenions directement en suggérant qu’on cible les troupes russes entrées illégalement en Ukraine et sans troupes au sol. J’avais même, à vrai dire, plaidé pour une telle intervention dès 2014, date du début de l’agression russe contre le Donbass et la Crimée ukrainiens. C’eût été et cela demeure parfaitement légal en vertu de l’article 51 de la Charte des Nations unies qui dispose que non seulement un État agressé peut répliquer en frappant les infrastructures militaires et logistiques sur le territoire de l’ennemi, mais que tout autre État se portant à son secours peut également légalement le faire. Cela aurait mis fin rapidement à la guerre et aussi épargné la mort de plus d’une centaine de milliers d’Ukrainiens, civils et militaires. Cela aurait renforcé notre sécurité et la crédibilité de notre dissuasion.

Si nous, Alliés, ne l’avons pas fait et si nous sommes encore réticents, c’est parce que nous continuons de prendre au sérieux les récits du Kremlin qui visent à nous auto-dissuader. Je consacre toute une partie de Notre Guerre à explorer comment s’est construit le discours sur la menace nucléaire russe, bien avant le 24 février 2022.

Certes, nous devons la considérer avec attention et sans légèreté, mais nous devons aussi mesurer son caractère largement fantasmé. Poutine sait d’ailleurs très bien que l’utilisation de l’arme nucléaire aurait pour conséquence immédiate sa propre disparition personnelle qui lui importe infiniment plus que celle de son propre peuple qu’il est prêt à sacrifier comme il l’a suffisamment montré. On s’aperçoit d’ailleurs que même l’administration Biden qui, au début de cette nouvelle guerre, avait tendance à l’amplifier, ce qui faisait involontairement le jeu de la propagande russe, a aujourd’hui des propos beaucoup plus rassurants. Mais cette peur demeure : je me souviens encore avoir entendu, le 12 juillet 2023, alors que j’étais à Vilnius pour le sommet de l’OTAN, Jake Sullivan, conseiller national pour la sécurité du président américain, évoquer le spectre d’une guerre entre l’OTAN et la Russie. Ce n’est pas parce que les Alliés seraient intervenus, ou interviendraient aujourd’hui, que cette guerre serait déclenchée. Je crois au contraire que la Russie serait obligée de plier.

Là aussi, il convient de remettre en question le discours de la propagande russe selon lequel une puissance nucléaire n’a jamais perdu la guerre : ce fut le cas des États-Unis au Vietnam et, de manière plus consentie, en Afghanistan, et bien sûr celui de l’ancienne URSS dans ce dernier pays. Songeons aussi au signal que, en refusant d’intervenir, nous donnerions à la Chine : cela signifierait-il que, parce qu’elle est une puissance nucléaire, elle pourrait mettre la main sur Taïwan sans que nous réagissions ? Il faut songer au signal que nous envoyons.

Enfin, et j’examine cela dans mon livre de manière plus détaillée, se trouve posée directement la question de la dissuasion au sein de l’OTAN. Celle-ci repose fondamentalement, du moins en Europe, sur la dissuasion nucléaire et la perspective de l’activation de l’article 5 du Traité de Washington sur la défense collective. Elle concerne aussi, par définition, les pays de l’Alliance, ce qui d’ailleurs montre la faute majeure qui a été celle de la France et de l’Allemagne en avril 2008 de refuser un plan d’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie à l’OTAN lors du sommet de Bucarest. Emmanuel Macron l’a implicitement reconnu lors de son discours du 31 mai 2023 lors de son discours au Globsec à Bratislava.

Une double question se pose donc. La première est celle de notre dissuasion conventionnelle, qui a été en partie le point aveugle de l’OTAN. Je propose ainsi qu’on s’oriente vers une défense territoriale de l’Europe. La seconde est liée au cas de figure actuel : que faisons-nous lorsqu’un pays non encore membre de l’Alliance, en l’occurrence l’Ukraine, est attaqué dès lors que cette agression comporte un risque direct sur les pays qui en sont membres ?

 

Hypothèse d’un retour de Donald Trump

Donald Trump est bien parti pour remporter l’investiture des Républicains en juin prochain. Quelles seraient les conséquences d’une potentielle réélection de l’ancien président américain sur la guerre en Ukraine ? 

À en juger par les déclarations de Donald Trump, elles seraient funestes. On ne peut savoir s’il déciderait de quitter l’OTAN qu’il avait considérée comme « obsolète », mais il est fort probable qu’il diminuerait de manière drastique les financements américains à l’OTAN et l’effort de guerre en faveur de l’Ukraine. Les Européens se trouveraient devant un vide vertigineux. S’il fallait compenser l’abandon américain, y compris sur le volet nucléaire – au-delà des multiples débats doctrinaux sur le rôle des dissuasions nucléaires française et britannique –, les pays de l’UE devraient porter leurs dépenses militaires à 6 ou 7 % du PIB, ce qui pourrait difficilement être accepté par les opinions publiques par-delà les questions sur la faisabilité. Ensuite, cela ne pourrait pas se réaliser en quelques mois, ni même en quelques années sur un plan industriel en termes d’armements conventionnels.

En somme, nous devons poursuivre nos efforts au sein de l’UE pour transformer de manière effective nos économies en économies de guerre et porter à une autre échelle nos coopérations industrielles en matière d’armement au sein de l’Europe. Mais dans l’immédiat, les perspectives sont sombres. Cela sonnera l’heure de vérité sur la volonté des dirigeants européens de prendre les décisions radicales qui s’imposent. J’espère que nous ferons en tout cas tout dans les mois qui viennent pour apporter une aide déterminante à l’Ukraine – nous avons encore de la marge pour aller plus vite et plus fort.

Les États-Unis et l’Europe restent encore à mi-chemin et n’ont pas livré à l’Ukraine toutes les armes, en quantité et en catégorie, qu’ils pouvaient lui transférer, notamment des avions de chasse et un nombre très insuffisant de missiles à longue portée permettant de frapper  le dispositif ennemi dans sa profondeur. Quant au président Biden, il devrait comprendre qu’il lui faut aussi, dans le temps qui lui reste avant les élections de novembre, donner à Kyiv toutes les armes possibles. Il serait quand bien mieux placé dans la course à sa réélection s’il apparaissait aux yeux de se concitoyens comme le « père la victoire ».

 

« La puissance va à la puissance »

La guerre d’agression de la Russie en Ukraine n’est pas un événement isolé. Il semble que l’impérialisme russe cherche à prendre notre continent en étau en déstabilisant nos frontières extérieures. À l’Est, via des actions d’ingérence militaire, de déstabilisation informationnelle, de corruption et d’intimidation qui ont commencé dès son arrivée au pouvoir dans les années 2000, et bien entendu à travers la guerre conventionnelle lancée contre l’Ukraine. Au Sud, la stratégie d’influence russe se développe depuis une décennie. Si elle est moins visible, elle n’en est pas moins nuisible. Ces dix dernières années, Moscou a approfondi sa coopération militaire avec le régime algérien et s’est ingéré dans le conflit libyen à travers des sociétés militaires privées comme Wagner. On a vu le seul porte-avions russe mouiller dans le port de Tobrouk en 2017, mais aussi des navires de guerre russes faire des exercices communs avec des bâtiments algériens sur les côtes algériennes en août 2018, en novembre 2019, en août et en novembre 2021, en octobre et en juillet 2022 et en août 2023. Au sud du Sahara, le régime de Poutine sert d’assurance-vie à la junte installée au Mali depuis 2020 et soutien l’Alliance des États du Sahel (composée des régimes putschistes du Mali, du Burkina Faso et du Niger). Quelle diplomatie adopter pour conjurer la menace russe, à l’Est comme au Sud ?

Votre question comporte deux dimensions qui sont à la fois sensiblement différentes et liées. La première est celle de la guerre de l’information et de ses manipulations. Celle-ci se déploie sur quasiment tous les continents, en Europe occidentale autant que centrale et orientale, dans les Amériques, du Nord et du Sud, au Moyen-Orient, en Afrique et dans certains pays d’Asie. Pendant deux décennies, nous ne l’avons pas prise au sérieux, ni chez nous ni dans certains pays où elle visait aussi à saper nos positions.

Malgré certains progrès, nous ne sommes pas à la hauteur, y compris en France, comme je l’avais expliqué lors de mon audition devant la Commission de l’Assemblée nationale sur les ingérences extérieures l’année dernière, et comme je le développe à nouveau dans Notre Guerre. Nous n’avons pas, dans de nombreux pays, une attitude suffisamment ferme à l’encontre des relais nationaux de cette propagande et n’avons pas mise à jour notre système législatif. En Afrique, la France n’a pas pendant longtemps mesuré, malgré une série d’études documentées sur le sujet, ni riposté avec la force nécessaire aux actions de déstabilisation en amont. Moscou a consacré des moyens considérables, et même disproportionnés eu égard à l’état de son économie, à ces actions et ses responsables russes n’ont d’ailleurs jamais caché que c’était des armes de guerre. Nous avons détourné le regard et ne nous sommes pas réarmés en proportion.

La seconde dimension est celle de l’attitude favorable de plusieurs pays envers Moscou, avec une série de gradations, depuis une forme de coopération étendue, comme dans le cas de l’Algérie, du Nicaragua, de l’Iran, du Venezuela, de Cuba, de l’Érythrée et de la Corée du Nord – sans même parler de groupes terroristes comme le Hamas –, une action commune dans le crime de masse – Syrie –, une complicité bienveillante – Égypte, Émirats arabes unis, Inde, Afrique du Sud, mais aussi Israël avec Netanyahou – et parfois active – République populaire de Chine – ou une soumission plus ou moins totale – Bélarus et certains des pays africains que vous mentionnez. Sans pouvoir entrer ici dans le détail, l’attitude des démocraties, qui doit aussi être mieux coordonnée et conjointe, ne peut être identique. Dans des cas comme celui de la Syrie, où nous avons péché par notre absence d’intervention, notre action doit être certainement militaire. Envers d’autres, nous devons envisager un système de sanctions renforcées comme je l’évoquais. Dans plusieurs cas, notamment en direction des pays ayant envers Moscou une attitude de neutralité bienveillante et souvent active, un front uni des démocraties doit pouvoir agir sur le registre de la carotte et du bâton. Nous payons, et cela vaut pour les États-Unis comme pour les grands pays européens, dont la France, une attitude négligente et une absence de définition de notre politique. Rappelons-nous, par exemple, notre absence de pression en amont envers les pays du Golfe lorsqu’ils préparaient le rétablissement des relations diplomatiques avec Damas, puis sa réintégration dans la Ligue arabe. Nous n’avons pas plus dissuadé l’Égypte de rétablir des relations fortes avec Moscou et cela n’a eu aucun impact sur nos relations avec Le Caire. Avec l’Inde, nous fermons largement les yeux sur la manière dont Delhi continue, par ses achats de pétrole à la Russie, à alimenter l’effort de guerre. Quant aux pays africains désormais sous l’emprise de Moscou, le moins qu’on puisse dire est que nous n’avons rien fait pour prévenir cette évolution en amont.

Nous sommes donc devant deux choix politiques nécessaires. Le premier, dont je développe les tenants et aboutissants dans Notre Guerre, est celui de la défaite radicale de la Russie en Ukraine, et celle-ci devra suivre au Bélarus, en Géorgie et en Syrie notamment. Je suis convaincu que si nous agissons en ce sens, des pays faussement neutres ou sur un point de bascule, dont plusieurs que j’ai mentionnés ici, verraient aussi les démocraties d’un autre œil. Elles auraient moins intérêt à se tourner vers une Russie affaiblie. Ce sont les effets par ricochet vertueux de cette action que nous devons mesurer, notamment dans plusieurs pays d’Afrique, d’Asie et du Moyen-Orient. C’est notre politique d’abstention et de faiblesse qui les a finalement conduits à se tourner vers la Russie. Si nous changeons, ces pays évolueront aussi. La puissance va à la puissance.

Le second choix, que je développe dans Notre Guerre, consistera à repenser de manière assez radicale nos relations avec les pays du Sud – un sud, d’ailleurs, que je ne crois pas « global », mais profondément différent, et avec lequel nous ne saurions penser nos relations sans différenciation. Ce sont les questions d’investissement, de sécurité énergétique et alimentaire, et de lutte contre la corruption qu’il faudra repenser. La guerre russe contre l’Ukraine est un avertissement et le pire serait, une fois que l’Ukraine aurait gagné et nous par la même occasion, de repartir avec les autres pays dans une sorte de business as usual sans aucun changement.

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Ces handicaps structurels qui entravent l’économie française

Le FMI a publié ses prévisions pour l’année 2024 : 2,9 % pour la croissance mondiale, et 1,2 % pour la zone euro, avec un net recul de l’inflation.

« So far, so good ! »  a commenté, non sans humour, Alfred Kammer, le directeur du Programme Europe de l’organisme international. C’est en effet un peu mieux que ce que l’on pouvait craindre, sachant que la plupart des économies européennes sont fortement affectées par la guerre en Ukraine.

En France, nos dirigeants n’ont pas devant eux une page blanche, loin s’en faut. Des niveaux records ont été atteints, aussi bien en dépenses publiques et sociales qu’en prélèvements obligatoires. Ajoutez à cela un déficit du commerce extérieur et un endettement qui ne cessent de croître d’année en année, et on comprend ainsi mieux pourquoi le pays fait figure de vilain petit canard concernant le respect des règles du Pacte de Stabilité et de Croissance imposées à la zone euro.

Ces règles, suspendues pendant la crise du Covid-19, ont été rétablies le 20 décembre dernier, avec toutefois un adoucissment de leur application, sur demande du ministre de l’Économie Bruno Le Maire.

Ainsi, en 2023, le déficit budgétaire de la France était de 4,7 % du PIB, et elle devra le réduire de 0,5 % point chaque année. La dette extérieure, actuellement à 111,7 % du PIB, devra progressivement être réduite de 1 % chaque année.

Cette obligation de résultat va nécessiter des efforts considérables, toutes ces dérives à corriger étant le fruit d’une économie qui accumule les mauvaises performances depuis de longues années.

Pour rappel, le dernier budget en équilibre remonte à 1974 ! La dette extérieure du pays, qui n’était que de 20 % du PIB en 1980, est aujourd’hui supérieure au PIB lui-même.

 

La France, mauvais élève de l’Europe

D’une manière stupéfiante, nos dirigeants ne semblent pas s’être aperçus que depuis plusieurs décennies, l’économie française réalisait des performances bien inférieures à celles des autres pays européens. C’est ce qu’a montré une étude de la Division de la statistique des Nations unies, publiée en 2018, qui a examiné comment l’évolution des économies des pays sur une période donnée. Les statisticiens de l’ONU ont pris tout simplement comme indicateur le PIB/capita des pays, et leur étude a porté sur la période 1980-2017.

Nous reproduisons ci-dessous les résultats de cette étude pour quelques pays européens, en prolongeant les séries jusqu’à la période actuelle, et en ajoutant le cas d’Israël qui est remarquable :

Si la France avait multiplié son PIB/capita par 4,2, comme l’Allemagne ou les Pays-Bas, on constaterait que ses taux de dépenses publiques et de dépenses sociales, par rapport au PIB, sont normaux.

À quoi tiennent ces contreperformances de l’économie française ?

 

La sociologie, une grille de lecture indispensable pour expliquer les faits économiques ?

Dans les processus économiques, les éléments sociologiques jouent un rôle déterminant.

Dans son livre La grande transformation (Gallimard, 1983) Karl Polanyi, économiste et anthropologue austro-hongrois, affirme « qu’il n’y a pas de relations économiques sans relations sociales ».

Dans son ouvrage L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (Librairie Plon, 1905), Max Weber a montré que la différence profonde de performances économiques entre les pays du nord de l’Europe et ceux du sud tient au fait que les uns sont protestants, alors que les autres sont catholiques.

En France, la sociologie du monde du travail a été forgée par l’orientation du mouvement syndical décidée au Congrès d’Amiens, en 1906. La motion très dure de Victor Griffuelhes adoptée au cours de cette assemblée a donné au syndicalisme le rôle de transformation de la société par l’expropriation capitaliste. Elle énoncait que le syndicalisme se suffisant à lui-même doit agir directement, en toute indépendance des partis politiques, avec comme moyen d’action la grève générale.

Était précisé dans cette motion : « Le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, demain groupement de production ». Ainsi, la Charte d’Amiens a-t-elle constitué l’ADN du syndicalisme français, et ce jusqu’à une période récente.

Le monde du travail a été confronté à un syndicalisme à caractère révolutionnaire : les chefs d’entreprise ont été, en permanence, entravés dans leurs actions par l’hostilité des syndicats. Ils sont soumis à un Code du travail très lourd et dissuasif imposé par une puissance publique qui a littéralement bridé leur dynamisme.

À l’inverse, en Allemagne, la collaboration des syndicats avec la Sozialdemokratie a permis de déboucher sur la cogestion des entreprises ; en Suisse, elle a conduit à un accord avec le patronat : La paix du travail. Un consensus prévoyait alors de régler les conflits par des négociations, et non plus par des grèves ou des lock-out.

Compte tenu de la position adoptée par la CGT au congrès d’Amiens, la France est restée bloquée à la sempiternelle « lutte des classes », et ce mauvais climat social a fortement nui au bon fonctionnement de l’économie.

 

Des anomalies structurelles entravent l’économie française

Avec ces innombrables luttes menées contre le pouvoir central et le patronat, les Français ont obtenu des « acquis sociaux » importants inscrits dans la législation du pays, un Code du travail volumineux et très rigide, nuisible à la bonne marche des entreprises.

Le mode de fonctionnement de l’économie française se caractérise par le tableau qui suit. Les pays scandinaves et la Suisse sont pris comme références pour définir des pays où l’économie est prospère et dynamique :

Ainsi, dans le cas de la France : taux de population active anormalement bas, durée de vie active plus courte, nombre d’heures travaillées/an inférieur à celui des pays du Nord ou de la Suisse, propension à recourir à la grève particulièrement élevée. Ce sont là les résultats des combats menés par les syndicats, auxquels s’ajoute un droit du travail particulièrement protecteur pour les salariés.

 

La population active de la France est aujourd’hui de 31,6 millions de personnes (données de la BIRD) : si ce taux était de 55 %, on atteindrait 37,2 millions d’actifs, ce qui signifie qu’il manque au travail 5,6 millions de personnes, soit à peu de choses près le chiffre des inscrits à Pôle Emploi : 5 404 000 personnes en novembre 2023 (toutes catégories confondues), dont 2 818 000 en catégorie A.

Il faudrait rallonger la durée de la vie active de 4 ou 5 années, mais on a vu combien cela est difficile avec la dernière tentative du gouvernement de réformer notre régime des retraites.

Il faudrait rallonger de 200 heures le nombre d’heures travaillées par an, ce qui représente, au plan national, un déficit d’environ 6 milliards d’heures, chaque année, c’est-à-dire un peu plus de 60 milliards d’euros, si on valorise ces heures au tarif du Smic.

De tous ces handicaps résultent des performances économiques très inférieures à celles des pays scandinaves et de la Suisse, d’autant que la France est devenue le pays le plus désindustrialisé d’Europe, la Grèce mise à part.

Le secteur industriel ne représente plus que 10 % du PIB alors que sa contribution à la formation du PIB devrait se situer au moins à 18 %, comme c’est le cas pour l’Allemagne ou la Suisse (autour de 23% ou 24 %).

Dans le tableau ci-dessous figure le classement des pays selon leur ressenti du bonheur (World Hapiness Report de l’ONU, année 2019). Malgré toutes ses dépenses sociales, la France est classée seulement en 24e position, entre le Mexique et le Chili.

Les Français ont le sentiment que le pays est en déclin, avec une économie à la traîne. En 2018, la crise des Gilets jaunes avait pour origine les difficultés des Français à finir le mois, et la désertification du territoire.

 

Réformer, une nécessité

La France a un immense besoin de réformes, mais nos dirigeants sont très loin de s’atteler à cette tâche. Le prochain président de la République devra présenter aux citoyens un diagnostic réel de la situation, ce qu’Emmanuel Macron n’a pas fait : les Français ne parviennent pas à prendre conscience que notre PIB par habitant est bien inférieur à celui de nos voisins du Nord.

Emmanuel Macron paraissait doté de tous les talents pour mener à bien le redressement de notre économie, d’autant qu’il avait été ministre de l’Économie. Malheureusement, ces espérances ont été déçues. La crise liée au covid a révélé la désindustrialisation du pays, et ce n’est que le 13 octobre 2021 qu’a été lancé le Plan France 2030, visant à « faire émerger les futurs champions technologiques de demain et accompagner les transitions de nos secteurs d’excellence […] favoriser l’émergence d’innovations de rupture ».

Rien n’est prévu pour corriger les distorsions structurelles qui plombent l’économie du pays, et pas davantage pour s’affranchir de la tutelle de la Commission européenne qui gouverne le pays. Et à quoi peut-donc servir le nouveau Commissariat au Plan dirigé par François Bayrou ? Cet allié politique est totalement muet alors qu’il avait pour mission d’« éclairer les choix collectifs que la nation aura à prendre pour maintenir ou reconstruire sa souveraineté ».

 

Le Green Deal européen survivra-t-il aux élections européennes de juin prochain ?

À l’approche des élections européennes qui auront lieu en juin 2024, un phénomène remarquable se propage dans les principaux pays de l’Union européenne : dans un contexte de montée du populisme et du sentiment anti-Union européenne, les électeurs se détournent des partis écologistes.

Les sondages d’opinion indiquent ainsi régulièrement des gains substantiels pour les partis de droite dure dans des pays comme l’Allemagne et l’Italie, coïncidant avec des pertes d’intentions de vote pour les partis centristes.

Mais le plus intéressant est qu’une analyse fine des enquêtes d’opinion révèle qu’une grande partie de cette évolution semble être directement attribuable au mécontentement des électeurs à l’égard des politiques de transition climatique de l’Union.

En 2020, l’Union européenne a dévoilé son ambitieux Green Deal, un plan général visant à transformer l’Europe pour en faire le premier continent neutre sur le plan climatique d’ici à 2050. Or, ce qui devait être une initiative phare pour 2019-2024 s’est transformé en un bourbier de mécontentement politique, tant au sein qu’en dehors de l’Union.

Des éléments clés tels que le Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (Carbon Border Adjustment Mechanism, CBAM), le Sustainable Aviation Fuel (SAF), le règlement sur les produits sans déforestation (Regulation on Deforestation-free products, EUDR), la directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (Corporate Sustainability Due Diligence Directive, CSDDD) et la directive révisée sur les énergies renouvelables (Revised Renewable Energy Directive, RED III) ont été élaborés dans le but d’ouvrir la voie à un avenir durable. Mais leur mise en œuvre a engendré d’importantes difficultés politiques.

 

Le Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières

L’une des principales pommes de discorde est le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (CBAM), conçu pour imposer des droits de douane sur les biens importés dans l’Union européenne en provenance de pays dont les réglementations environnementales sont moins strictes.

Bien qu’il ait été conçu pour uniformiser les règles du jeu, ce mécanisme a entraîné des tensions accrues tant au sein de l’Union qu’avec ses partenaires commerciaux. Ses détracteurs affirment que cette mesure n’est rien d’autre que du protectionnisme déguisé, qu’elle entrave l’accès au marché et qu’elle ne peut que déclencher des mesures de rétorsion de la part de pays tiers.

 

L’aviation durable

En exigeant que 70 % des carburants pour l’aviation dans les aéroports de l’Union soient « verts » d’ici 2050, l’initiative Sustainable Aviation Fuel (SAF), un autre pilier du Green Deal européen, vise à réduire l’impact environnemental du transport aérien.

Sans surprise, elle a toutefois été confrontée à des réactions négatives de la part des compagnies aériennes nationales et des partenaires internationaux qui affirment que les coûts associés à la transition vers le SAF sont exorbitants et menacent leur viabilité financière, et que certaines matières premières durables, telles que les sous-produits de la production d’huile de palme qui ont été testés avec succès ailleurs, ont été exclues pour des raisons politiques.

Au vu des défis économiques posés par les répercussions de la pandémie de Covid-19, force est d’admettre que rendre la vie plus difficile à l’industrie aéronautique ne peut qu’être préjudiciable à l’évolution du secteur.

 

La directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité

La directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (CSDDD) est un texte législatif important qui exigera des entreprises européennes et non européennes qu’elles fassent preuve de vigilance en matière d’environnement et de droits de l’Homme dans l’ensemble de leurs activités, celles de leurs filiales, mais aussi tout le long de leur chaîne de valeur. Elles devront prendre des mesures pour éviter ou atténuer toute incidence potentielle qu’elles auront identifiée, et devront réduire ou mettre fin à toute incidence réelle.

Si les entreprises ne se conforment pas à cette obligation et que des dommages en résultent, elles pourront être tenues pour responsables et encourir des sanctions financières.

Cette directive a également suscité une vive controverse. Ses détracteurs estiment qu’elle impose aux entreprises des exigences aussi étendues que contraignantes. La mise en œuvre d’une vérification complète tout au long des chaînes d’approvisionnement entraînera une augmentation des coûts administratifs et des coûts de mise en conformité, ce qui placera les entreprises européennes dans une position concurrentielle défavorable par rapport aux entreprises opérant dans des régions où ces réglementations sont moins strictes.

Pire, cela fera peser une charge disproportionnée sur les PME qui pourraient ne pas disposer des ressources et de l’infrastructure nécessaires pour se conformer à des exigences étendues en matière de vérification, ce qui entraverait la croissance et la compétitivité des petites entreprises européennes, l’épine dorsale de l’économie en Europe.

Mais la portée extraterritoriale de la directive a également fait l’objet de nombreuses critiques. Ses détracteurs affirment que l’application de cette réglementation européenne aux entreprises opérant en dehors de l’Union européenne pourrait entraîner des incertitudes juridiques et des tensions diplomatiques avec les pays non membres de l’Union.

 

La directive révisée sur les énergies renouvelables

La directive révisée sur les énergies renouvelables (RED III), qui se fixe pour objectif d’arriver à 42,5 % de renouvelables dans la consommation énergétique européenne finale d’ici à 2030 (soit plus d’un doublement des 19 % français actuels), n’a pas non plus été sans susciter de fortes critiques.

L’Indonésie, par exemple, a porté ses griefs devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC), en intentant un procès au sujet de la RED III.

En France, se mettre en conformité avec cette nouvelle règle exigerait un effort considérable et serait marqué par un véritable paradoxe, puisque le parc nucléaire du pays lui permet de maintenir des niveaux d’émissions de CO2 nettement inférieurs à ceux de ses voisins, en particulier l’Allemagne.

 

Le règlement sur les produits sans déforestation

Le règlement sur les produits sans déforestation interdit de mettre sur le marché européen certains produits de base (les bovins, le cacao, le café, le palmier à huile, le caoutchouc, le soja et le bois) s’ils ont été produits sur des terres ayant fait l’objet d’activités de déforestation.

Ce règlement a également été critiqué comme étant une barrière protectionniste contre les agriculteurs des pays en développement. Les producteurs de café (d’Afrique subsaharienne), d’huile de palme (d’Indonésie) et d’autres cultures du monde entier ont protesté contre le règlement. L’Argentine, le Brésil, l’Indonésie et le Nigeria, entre autres, ont signé une lettre ouverte critiquant avec véhémence la Commission européenne, considérant cette réglementation comme un des obstacles à la concurrence loyale et à l’accès au marché européen.

 

Un Green Deal critiqué en dehors mais aussi au sein de l’Union

On l’a vu, au niveau international, le Green Deal européen crée une véritable vague de mécontentement, les pays tiers percevant ces nouvelles règles comme des mesures protectionnistes, voire comme une sorte d’impérialisme ou de néocolonialisme. L’engagement de l’Union européenne en faveur de la durabilité est ainsi éclipsé par des accusations d’hypocrisie et de deux poids deux mesures. Les relations commerciales se tendent et les retombées diplomatiques négatives sont palpables.

En Europe, le Parti populaire européen (PPE), un groupe politique regroupant les principaux partis européens de centre-droit, est devenu un détracteur du Green Deal. La promesse d’un avenir plus propre et plus vert s’est heurtée à la dure réalité de l’augmentation des prix de produits essentiels tels que la nourriture et l’énergie. Les élus du PPE estiment que l’accord met en péril la sécurité énergétique de l’Europe et détourne l’attention de priorités cruciales telles que la résolution du conflit en Ukraine, la réduction de la dépendance aux ressources russes, la lutte contre l’inflation et la gestion de l’immigration.

 

Une critique libérale du Green Deal

En ce qui concerne les motivations et les effets involontaires du Green Deal de l’Union européenne, on l’a vu, les critiques ne manquent pas. Ces préoccupations ne font pourtant qu’effleurer le problème.

Nous aurions également pu mentionner :

  • l’augmentation des coûts réglementaires pouvant nuire à la compétitivité de l’industrie européenne sur la scène mondiale ;
  • l’accent mis sur la réglementation et l’intervention ne pouvant conduire qu’à des distorsions du marché avec des conséquences économiques négatives à long terme ;
  • la très critiquable planification centrale inhérente au Deal, car ce sont les forces du marché et les transactions volontaires qui devraient conduire les efforts environnementaux plutôt que l’intervention de l’État ;
  • les inefficacités bureaucratiques et les effets involontaires associés aux initiatives gouvernementales imposées d’en haut ;
  • la prudence à l’égard de la concentration excessive de pouvoirs entre les mains d’agences et d’organismes supranationaux ;
  • les lobbies européens travaillent dur pour s’assurer que toute nouvelle réglementation entrave leurs concurrents ;
  • le Green Deal européen pourrait relever davantage de la posture politique que d’une solution pragmatique ;
  • la faisabilité de la réalisation des nobles objectifs fixés par le Green Deal.

En effet, selon un nouveau rapport, l’Union européenne ne parviendra probablement pas à atteindre la majorité de ses objectifs écologiques à l’horizon 2030.

Dans ce document, l’agence européenne pour l’environnement indique que l’Union dépassera « très probablement » ses objectifs en matière de consommation d’énergie primaire et d’énergies renouvelables, et qu’elle ne parviendra pas à doubler l’utilisation de matériaux recyclés. La réalité est que, face à la guerre en Ukraine et aux craintes économiques, l’Union européenne réaffecte sub rosa les milliards d’euros prévus pour le Green Deal à la défense, à la gestion de l’immigration et à la diversification de l’approvisionnement énergétique.

Nombreux sont ceux qui reconnaîtront la tension que nous observons ici.

Il est vrai que la protection de la planète au bénéfice des générations futures exige une action collective, que le bien-être humain nécessite certaines mesures environnementales qui transcendent les intérêts nationaux. L’éthique exige d’agir. Il est tout aussi vrai que ce type de réglementation conduira à une ingérence excessive du gouvernement dans l’économie, que les charges économiques imposées aux entreprises et aux consommateurs entraveront la croissance économique et la prospérité et, en fin de compte, étoufferont les libertés individuelles.

Il existe une tension entre la nécessité de protéger l’environnement et celle de préserver les libertés individuelles et la croissance économique. Alors que le mois de juin sera probablement marqué par une conflagration électorale, il est important de ne pas faire la sourde oreille aux avertissements concernant les effets involontaires des réglementations environnementales actuelles et la nécessité d’une approche plus nuancée, axée sur le marché. Cette approche doit inclure une meilleure communication avec nos partenaires commerciaux, plutôt qu’une réglementation unilatérale qui nuit à leurs exportations.

À mesure que le Green Deal européen se met en place chez nous et à l’étranger, il devient évident que la voie vers un avenir durable est semée d’embûches politiques. Équilibrer les objectifs environnementaux avec les réalités économiques et les relations internationales s’avère être un exercice délicat, et trouver un terrain d’entente sera crucial pour laisser un monde meilleur à la prochaine génération.

« Le coût de la décarbonisation sera très lourd » grand entretien avec Éric Chaney

Éric Chaney est conseiller économique de l’Institut Montaigne. Au cours d’une riche carrière passée aux avant-postes de la vie économique, il a notamment dirigé la division Conjoncture de l’INSEE avant d’occuper les fonctions de chef économiste Europe de la banque américaine Morgan Stanley, puis de chef économiste du groupe français AXA.

 

Y-a-t-il des limites à la croissance ?

Loup Viallet, rédacteur en chef de Contrepoints – En France, de plus en plus de voix s’élèvent en faveur d’une restriction de la production. Ralentissement, croissance zéro, décroissance, les partisans de ce mouvement idéologique partagent une approche malthusienne de l’économie. La croissance économique aurait des limites écologiques que l’innovation serait incapable de faire reculer. Cette thèse est au cœur d’un ouvrage souvent présenté comme une référence : le rapport du club de Rome de 1972 aussi appelé Rapport Meadows sur les limites de la croissance. Ses conclusions sont analogues à celles publiées l’année dernière dans le dernier rapport en date du Club de Rome, Earth for All. Quelle méthode scientifique permet-elle d’accoucher sur de telles conclusions ? À quel point est-elle contestable ? Comment expliquez-vous le décalage entre l’influence médiatique de ces idées et l’absence total de consensus qu’elles rencontrent parmi les chercheurs en économie et la majorité des acteurs économiques ?

Éric Chaney – Les thèses malthusiennes ont en effet le vent en poupe, encore plus depuis la prise de conscience par un grand nombre -surtout en Europe- de l’origine anthropomorphique du changement climatique causé par les émissions de gaz à effet de serre (GES, CO2 mais pas seulement). Le Rapport Meadows de 1972, commandé par le Club de Rome, avait cherché à quantifier les limites à la croissance économique du fait de la finitude des ressources naturelles. Si les méthodes développées au MIT à cet effet étaient novatrices et intéressantes, les projections du rapport originel étaient catastrophistes, prévoyant un effondrement des productions industrielle et alimentaire mondiales au cours de la première décennie du XXIe siècle. Rien de tel ne s’est produit, et malgré de nombreuses mises à jour du rapport Meadows, certes plus sophistiquées, les prévisions catastrophiques fondées sur l’apparente contradiction entre croissance « infinie » et ressources finies ne sont pas plus crédibles aujourd’hui qu’elles ne l’étaient alors.

Contrairement aux modèles développés à la même époque par William Nordhaus (prix Nobel d’économie en 2018), les modèles prônant la croissance zéro ou la décroissance n’intégraient pas de modélisation économique approfondie, pas de prix relatifs endogènes, ni même les gaz à effet de serre dont on sait depuis longtemps que les conséquences climatiques peuvent être véritablement catastrophiques.

Rappelons que Nordhaus publia en 1975 un article de recherche intitulé « Can we control carbon dioxide ». Malgré sa contribution essentielle à l’analyse économique des émissions de GES –Nordhaus est le premier à avoir explicité le concept de coût virtuel d’une tonne de CO2, c’est-à-dire la valeur présente des dommages futurs entraînés par son émission — il est vilipendé par les tenants des thèses décroissantistes, et c’est peut-être là qu’il faut chercher l’origine des dissonances cognitives qui les obèrent. Nordhaus est un scientifique, il cherche à comprendre comment les comportements économiques causent le changement climatique, et à en déduire des recommandations. Il est convaincu qu’à cet effet, les mécanismes de marché, les incitations prix en particulier sont plus efficaces que les interdictions. Il est techno-optimiste, considérant par exemple que les technologies nucléaires (y compris la fusion) lèveront les contraintes sur la production d’énergie. Alors que le camp décroissantiste est avant tout militant, le plus souvent opposé au nucléaire, bien qu’il s’agisse d’une source d’énergie décarbonée, et anticapitaliste, comme l’a bien résumé l’un de ses ténors, l’économiste Timothée Parrique, qui affirme que « la décroissance est incompatible avec le capitalisme ».

Pratiquement, je ne crois pas que ce courant de pensée ait une influence déterminante sur les décisions de politique économique, ni dans les démocraties, et encore moins dans les pays à régime autoritaire. En revanche, les idées de Nordhaus ont été mises en œuvre en Europe, avec le marché des crédits carbone (ETS, pour Emissions Trading System, et bientôt ETS2), qui fixe des quotas d’émission de CO2 décroissant rapidement (-55 % en 2030) pour tendre vers zéro à l’horizon 2050, et laisse le marché allouer ces émissions, plutôt que d’imposer des normes ou de subventionner telle ou telle technologie. De même la taxation du carbone importé que l’Union européenne met en place à ses frontières (difficilement, certes) commence à faire des émules, Brésil et Royaume-Uni entre autres, illustrant l’idée de Clubs carbone de Nordhaus.

 

Liens entre croissance et énergie

L’augmentation des émissions de gaz à effet de serre est-elle proportionnelle à la croissance de la production de biens et de services ?

Au niveau mondial, il y a en effet une forte corrélation entre les niveaux de PIB et ceux des émissions de CO2, à la fois dans le temps, mais aussi entre les pays.

Pour faire simple, plus une économie est riche, plus elle produit de CO2, en moyenne en tout cas. Il ne s’agit évidemment pas d’un hasard, et, pour une fois, cette corrélation est bien une causalité : plus de production nécessite a priori plus d’énergie, qui nécessite à son tour de brûler plus de charbon, de pétrole et de gaz, comme l’avait bien expliqué Delphine Batho lors du débat des primaires au sein des écologistes.

Mais il n’y a aucune fatalité à cette causalité, bien au contraire.

Prenons à nouveau l’exemple de l’Union européenne, où le marché du carbone fut décidé en 1997 et mis en œuvre dès 2005. Entre 2000 et 2019, dernière année non perturbée par les conséquences économiques de la pandémie, le PIB de l’Union européenne a augmenté de 31 %, alors que l’empreinte carbone de l’Union, c’est-à-dire les émissions domestiques, plus le carbone importé, moins le carbone exporté, ont baissé de 18 %, selon le collectif international d’économistes et de statisticiens Global Carbon Project. On peut donc bien parler de découplage, même s’il est souhaitable de l’accentuer encore.

En revanche, l’empreinte carbone des pays hors OCDE avait augmenté de 131 % sur la même période. Pour les pays moins avancés technologiquement, et surtout pour les plus pauvres d’entre eux, la décroissance n’est évidemment pas une option, et l’usage de ressources fossiles abondantes comme le charbon considéré comme parfaitement légitime.

 

Le coût de la décarbonation

Que répondriez-vous à Sandrine Dixson-Declève, mais aussi Jean-Marc Jancovici, Philippe Bihouix et tous les portevoix de la mouvance décroissantiste, qui estiment que la « croissance verte » est une illusion et que notre modèle de croissance n’est pas insoutenable ?

Je leur donne partiellement raison sur le premier point.

Pour rendre les difficultés, le coût et les efforts de la décarbonation de nos économies plus digestes pour l’opinion publique, les politiques sont tentés de rosir les choses en expliquant que la transition énergétique et écologique créera tant d’emplois et de richesse que ses inconvénients seront négligeables.

Mais si l’on regarde les choses en face, le coût de la décarbonation, dont le récent rapport de Jean Pisani et Selma Mahfouz évalue l’impact sur la dette publique à 25 points de PIB en 2040, sera très lourd. Qu’on utilise plus massivement le prix du carbone (généralisation de l’ETS), avec un impact important sur les prix, qui devront incorporer le renchérissement croissant du carbone utilisé dans la production domestique et les importations, ou qu’on recoure à des programmes d’investissements publics et de subventions massifs, à l’instar de l’IRA américain, le coût sera très élevé et, comme toujours en économie, sera payé au bout du compte par le consommateur-contribuable.

Tout au plus peut-on souhaiter que la priorité soit donnée aux politiques de prix du carbone, impopulaires depuis l’épisode des Gilets jaunes, mais qui sont pourtant moins coûteuses à la société que leurs alternatives, pour un même résultat en termes de décarbonation. Le point crucial, comme le soulignent les auteurs du rapport précité, est qu’à moyen et encore plus à long terme, le coût pour la société de ne pas décarboner nos économies sera bien supérieur à celui de la décarbonation.

J’ajouterais que si les statisticiens nationaux avaient les moyens de calculer un PIB corrigé de la perte de patrimoine collectif causée par la dégradation de l’environnement et le changement climatique – ce qu’on appelle parfois PIB vert, par définition inférieur au PIB publié chaque trimestre – on s’apercevrait que la croissance du PIB vert est plus rapide que celle du PIB standard dans les économies qui réduisent leurs atteintes à l’environnement et leurs émissions de GES. Sous cet angle, vive la croissance verte !

Sur le second point, je crois la question mal posée.

Il n’y a pas de « modèle de croissance » qu’on puisse définir avec rigueur. Il y a bien des modèles de gestion de l’économie, avec, historiquement, les économies de marché capitalistes (où le droit de propriété est assuré par la loi) d’un côté et les économies planifiées socialistes (où la propriété de l’essentiel des moyens de production est collective) de l’autre.

Mais ces deux modèles économiques avaient -et ont toujours pour leurs partisans- l’objectif d’augmenter la richesse par habitant, donc de stimuler la croissance. Du point de vue privilégié par Sandrine Dixson-Declève ou Jean-Marc Jancovici, celui de la soutenabilité, le modèle capitaliste devrait être préférable au modèle socialiste, qui, comme l’expérience de l’Union soviétique (disparition de la Mer d’Aral), de la RDA (terrains tellement pollués que leur valeur fut jugée négative lors des privatisations post-unification) ou de la Chine de Mao (où l’extermination des moineaux pour doubler la production agricole causa l’une des plus grandes famines de l’histoire de la Chine à cause des invasions de sauterelles) l’ont amplement démontré, prélevait bien plus sur le patrimoine naturel que son concurrent capitaliste.

La bonne question est celle des moyens à mettre en œuvre pour décarboner nos économies.

Réduire autoritairement la production comme le souhaitent les décroissantistes cohérents avec leurs convictions, demanderait l’instauration d’un régime politique imposant une appropriation collective des entreprises, puis une planification décidant ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas. Ne parlons pas de « modèle de croissance », mais de modèle économique, et le débat sera bien plus clair. Je suis bien entendu en faveur d’un modèle préservant la liberté économique, mais en lui imposant la contrainte de décarbonation par une politique de prix du carbone généralisée, la difficulté étant de faire comprendre aux électeurs que c’est leur intérêt bien compris.

 

Quand la Chine s’endormira

La tertiarisation de l’économie chinoise et le vieillissement de sa population sont deux facteurs structurant un ralentissement de la productivité. La croissance chinoise a-t-elle fini son galop ?

Oui, le régime de croissance de la Chine a fondamentalement changé au cours des dernières années. Après la libéralisation économique de Deng Xiaoping et l’application au-delà de toute prévision de son slogan, « il est bon de s’enrichir » grâce à l’insertion dans l’économie mondiale et à l’ouverture aux capitaux et technologies occidentales, la Chine a connu un rythme de développement et d’enrichissement (en moyenne, car les disparités villes-campagnes sont toujours profondes) unique dans l’histoire de l’humanité. Les masses chinoises sont sorties de la misère sordide dans laquelle les seigneurs de la guerre, puis l’occupation japonaise, puis enfin le régime maoïste les avait condamnées.

Mais la croissance « à deux chiffres » était tirée par le rattrapage technologique côté offre, l’investissement et les exportations côté demande, et ces moteurs ne peuvent durer éternellement. Côté offre, le rattrapage devient plus difficile lorsqu’on s’approche des standards mondiaux, ce que l’Europe a compris après 1970, d’autant plus que la rivalité stratégique avec les États-Unis réduit encore l’accès à l’innovation de pointe étrangère.

En interne, la reprise en main des entreprises par le Parti communiste, et la préférence donnée à celles contrôlées par l’État, l’obsession du contrôle du comportement de la population, réduisent considérablement la capacité d’innovation domestique, comme le fait remarquer depuis longtemps mon ancien collègue Stephen Roach.

Du côté de la demande, la Chine pourrait bien être tombée dans la trappe à dette qui a caractérisé l’économie japonaise après l’éclatement de ses bulles immobilières et d’actions du début des années 1970, en raison de l’excès d’offre immobilière et de l’immense dette privée accumulée dans ce secteur. Richard Koo avait décrit cette maladie macroéconomique « récession de bilan » pour le Japon. Les dirigeants chinois étaient hantés depuis longtemps par ce risque, qui mettrait à mal l’objectif de Xi Jinping de « devenir (modérément ajoute-t-il) riche avant d’être vieux », mais, paradoxalement, la re-politisation de la gestion économique pourrait bien le rendre réel. Comme la population active baisse en Chine depuis maintenant dix ans, et qu’elle va inévitablement s’accélérer, la croissance pourrait bien converger vers 3 % l’an, ce qui serait à tout prendre encore une réussite pour l’élévation du niveau de vie, voire encore moins, ce qui deviendrait politiquement difficile à gérer.

 

Dépendance au marché chinois

Faut-il anticiper un découplage de l’économie chinoise avec les économies de l’Union européenne et des États-Unis, dont de nombreux marchés sont devenus dépendants des importations chinoises ? Si celui-ci advenait, quels pays concernerait-il en priorité ?

L’économie chinoise occupe une place centrale dans l’économie mondiale, même si elle n’est pas tout à fait l’usine du monde comme on se plaisait à le dire avant 2008. Les tensions stratégiques avec les États-Unis mais aussi avec l’Europe, la réalisation par les entreprises que la baisse de coût permise par la production en Chine avaient un pendant. Je veux parler du risque de disruption brutale des chaînes d’approvisionnement comme ce fut le cas lors de l’épidémie de covid et des décisions de fermetures de villes entières avant que la politique (imaginaire) de zéro-covid ne fut abandonnée, mais aussi du risque d’interférence excessive des autorités chinoises.

La tendance précédente s’en est trouvée rompue.

Jusqu’en 2008, le commerce mondial croissait deux fois plus vite que le PIB mondial, en raison de l’ouverture de la Chine. De 2008 à 2020, il continua de croître, mais pas plus vite que la production. Depuis 2022, le commerce mondial baisse ou stagne, alors que la croissance mondiale reste positive. C’est la conséquence de la réduction du commerce avec la Chine. On peut donc bien parler de découplage, mais pour la croissance des échanges commerciaux, pas vraiment pour le niveau des échanges avec la Chine qui restent et resteront longtemps dominants dans le commerce mondial, sauf en cas de conflit armé.

En Europe, l’économie la plus touchée par ce renversement de tendance est évidemment l’Allemagne, dont l’industrie avait misé massivement sur la Chine, à la fois comme client pour son industrie automobile et de machines-outils, mais aussi pour la production à destination du marché chinois ou des marchés asiatiques. Ajouté au choix stratégique néfaste d’avoir privilégié le gaz russe comme source d’énergie bon marché, l’affaiblissement des échanges avec la Chine entraîne une profonde remise en question du modèle industriel allemand.

 

Impacts respectifs des élections européennes et américaines sur l’économie mondiale

Les élections européennes se tiendront en juin prochain. Les élections présidentielles américaines auront lieu cinq mois après, en novembre 2024. J’aimerais vous inviter à comparer leurs impacts potentiels sur l’avenir des échanges internationaux. Quels scénarios électoraux pourraient déboucher sur un ralentissement économique ? Sur une régionalisation des échanges ? Sur une croissance des conflits territoriaux ?

J’ai conscience que cette comparaison est limitée, l’Union européenne n’est pas un État fédéral, et il ne s’agit pas de scrutins analogues. Cependant, ces deux moments électoraux auront des conséquences concrètes et immédiates sur les orientations macroéconomiques à l’œuvre sur les deux premières économies du monde.

En cas de victoire de Donald Trump le 4 novembre, les échanges commerciaux avec les États-Unis seraient fortement touchés, avec une politique encore plus protectionniste qu’avec Biden, et un dédain complet pour toute forme de multilatéralisme.

Là encore, l’économie la plus touchée en Europe serait l’Allemagne, mais ne nous faisons pas d’illusions, toute l’Europe serait affaiblie. Plus important encore, une administration Trump cesserait probablement de soutenir financièrement l’Ukraine, laissant l’Union européenne seule à le faire, pour son propre intérêt stratégique. Ce qui ne pourrait qu’envenimer les relations au sein de l’Union, et restreindre les marges de manœuvre financières.

Enfin, une victoire de Trump signerait la fin de l’effort de décarbonation de l’économie américaine engagé par l’administration Biden à coups de subventions. Les conséquence pour le climat seraient désastreuses, d’autant plus que les opinions publiques européennes pourraient en conclure qu’il n’y a pas grand intérêt à faire cavalier seul pour lutter contre le changement climatique.

En revanche, les élections au Parlement européen ne devraient pas voir d’incidence significative sur nos économies. Le sujet ukrainien sera l’un des plus sensibles à ces élections, mais le pouvoir de décision restant essentiellement aux États, le changement ne serait que marginal.

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Le projet de loi sur la fin de vie brisera-t-il le tabou de l’euthanasie ?

Le projet de loi sur le modèle français de la fin de vie devrait être présenté au Parlement courant février 2024, peu après l’annonce d’un plan décennal sur les soins palliatifs. Prédire quel sera l’influence du récent changement de titulaires au ministère de la Santé relève de la boule de cristal. Le texte sera en effet porté par un tandem composé de Catherine Vautrin, ministre de plein exercice, notoirement opposée à l’euthanasie et Agnès Pannier-Runacher, non moins notoirement connue pour y être favorable.

On sait que le projet de loi n’est pas encore finalisé dans les détails mais les fuites sur son contenu et les événements qui l’ont préparés, comme la Convention citoyenne sur la fin de vie, et le Comité consultatif national d’éthique, ne laissent guère de doute sur son contenu.

En effet, pour la première fois en France, ce projet de loi devrait rendre possible « l’aide active à mourir », c’est-à-dire d’une part, le « suicide assisté », situation dans laquelle le médecin fournit les substances létales à une personne qui se les administre elle-même, et d’autre part « l’euthanasie », consistant en l’administration par un médecin de médicaments ou de substances à une personne en fin de vie, à la demande de celle-ci, dans le but de soulager ses souffrances en entraînant son décès.

Bien sûr, le texte encadrera cette aide à mourir de multiples garde-fous et mettra en avant le développement des soins palliatifs « pour toutes et tous et partout ». Mais le fait est là, c’est bien un tabou majeur qui serait brisé, puisqu’il deviendrait dorénavant possible de favoriser le suicide de personnes désireuses de mourir mais aussi, dans certains cas, de leur donner la mort dans le cadre des soins.

 

Consensus et prudence

Ce projet de loi, engagement de la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron en 2022, aurait dû être déposé à l’été 2023, mais il a été repoussé à plusieurs reprises. La ministre a déjà prévenu qu’il faudrait probablement 18 mois de débats au Parlement avec des allers-retours entre l’Assemblée nationale et le Sénat, ce qui repoussera l’application pratique de cette loi au mieux pour la seconde partie de 2025.

Ces délais, vécus comme des tergiversations insupportables par les militants du droit à l’euthanasie, montrent, s’il en était besoin, la complexité de toute prise de décision politique sur ce sujet particulièrement clivant, qui se compare aux grandes lois de société comme la loi sur l’interruption volontaire de grossesse (1974), ou celle autorisant le mariage pour tous (2013).

En apparence pourtant, ce sujet fait consensus, puisque toutes les enquêtes montrent qu’une très grande majorité des Français – entre 70 % et 93 % suivant la façon dont est posée la question – est favorable à une aide médicalisée à mourir.

La prudence du gouvernement s’explique par la crainte d’une opposition résolue à cette loi de deux secteurs de l’opinion qu’il ne peut s’aliéner : les catholiques d’une part, pour des raisons politiques, et les professionnels de santé d’autre part, dont l’adhésion est indispensable à la réussite de cette mutation éthique majeure.

 

Le Pape, combien de divisions ?

« Le pape, combien de divisions ? » se moquait Staline, mais c’est bien un pape qui, 45 ans après, a été l’acteur principal de la chute du pouvoir qu’il avait mis en place, le communisme soviétique.

Aucun dirigeant politique d’un pays de tradition catholique ne peut négliger l’influence de la religion majoritaire sur les sujets dits de société qu’elle considère comme son pré carré, comme l’avait appris à ses dépens François Mitterrand, obligé de retirer sa loi de nationalisation de l’école privée en 1984, avec démission à suivre du Premier ministre et du ministre de l’Éducation nationale.

Bien sûr, le monde catholique n’est pas monolithique, et sa majorité non pratiquante s’aligne à peu près sur la majorité de la population française dans son souhait d’une possibilité légale d’aide active à mourir.

Mais plus on a affaire à des convaincus, à des pratiquants, et plus les opinions s’inversent, et plus les opposants farouches à l’euthanasie sont nombreux et déterminés, à l’image des militants de la Manif pour tous, rebaptisée Syndicat de la famille.

Sous des dehors de modération, le clergé français est vent debout contre l’idée même d’euthanasie, vécue comme une énième transgression faustienne après la contraception, l’interruption volontaire de grossesse, le clonage, le mariage des personnes de même sexe, ou encore la procréation médicalement assistée. Cette opposition radicale est d’ailleurs partagée par les deux autres grandes religions abrahamiques influentes dans notre pays, le judaïsme et l’islam.

Un tel sujet est donc potentiellement explosif, et le camp du président de la République ne peut se permettre une rupture avec un électorat catholique qui a massivement quitté la droite classique pour le parti présidentiel, et est tenté par les sirènes de l’extrême droite.

 

Le Styx, Charon et son obole

L’autre secteur de l’opinion qu’une telle loi peut venir bousculer est celui des professionnels de santé, déjà éprouvés par la pandémie de Covid-19, les conséquences de la désertification médicale, et la crise de l’hôpital public qui n’en finissent pas de payer l’archaïsme d’une gestion publique à bout de souffle.

Là aussi les apparences sont rassurantes, et la majorité des professionnels de santé est plutôt favorable à l’évolution de la loi dans ce domaine. Mais, à y regarder de plus près, on observe plusieurs sujets d’inquiétude pour les législateurs.

D’abord, même si une majorité de médecins est favorable, nous l’avons dit, au principe de la loi, seule une minorité se dit prête à pousser elle-même la seringue de produits létaux en cas de permission d’une euthanasie active. Toutes les législations déjà existantes dans d’autres pays permettent d’ailleurs une objection de conscience pour les professionnels de santé, et la France ne devrait pas déroger à cette règle. Combien de médecins accepteront concrètement de mettre en œuvre cette nouvelle dimension de l’accompagnement de la fin de vie ?

La question se pose d’autant plus que les professionnels des soins palliatifs, qui sont les meilleurs connaisseurs de ces sujets, sont très opposés à une telle évolution.

La loi actuelle dite Claeys Léonetti (2016) leur paraît en effet suffisante, puisqu’elle permet à chaque malade d’exprimer à l’avance des directives sur sa fin de vie, et autorise une sédation profonde et continue jusqu’au décès, quand celui-ci est jugé proche.

Ils soulignent aussi que les majorités favorables à l’euthanasie sont faites de personnes saines qui fantasment leur fin de vie, et que celles en situation sont en réalité très peu nombreuses à demander la mort, entre 0,7 et 3 % suivant les études.

Plutôt qu’une fuite en avant vers l’aide active à mourir, ils réclament donc des moyens pour appliquer la loi actuelle, en soulignant, par exemple, que 21 départements ne possèdent à ce jour aucune équipe de soins palliatifs.

Enfin, les organismes professionnels chargés par la loi d’actualiser et de faire respecter l’éthique, comme le Conseil de l’ordre des médecins, sont eux aussi, très opposés au franchissement de ce qu’ils considèrent comme un véritable Styx éthique dont il refusent de devenir les Charon en blouse blanche, attendant leur obole sur le bord de la rive.

Ces oppositions expliquent la grande prudence des gouvernants et leurs tentatives de déminage vers ces secteurs de l’opinion. Elles ne devraient toutefois pas remettre en cause le vote d’une loi plébiscitée à l’avance par une majorité de Français, et déjà présente dans plusieurs pays proches (Belgique, Pays-Bas, Suisse, Espagne, Luxembourg…).

 

La liberté et la mort

Qu’ont à apporter les libéraux dans ce débat qui va probablement s’amplifier dans les prochains mois ?

« Dans tous les cas, l’aide active à mourir répondra à la volonté libre et éclairée d’une personne atteinte d’une maladie grave et incurable, face à des souffrances inapaisables » écrivent des professionnels de santé favorables à l’évolution de la loi.

En adhérant massivement à l’idée de l’aide active à mourir, les citoyens revendiquent l’exercice de leur liberté personnelle au moment de leur mort, comme ils la revendiquent pour toutes les décisions concernant leur vie. Tout en demandant l’aide des experts, en l’occurrence les professionnels de santé, ils refusent l’idée que ceux-ci puissent prendre à leur place une décision dont ils seront seuls, avec leurs proches, à assumer les conséquences.

Nous sommes là au cœur même de la doctrine libérale, et on ne voit pas bien comment un libéral pourrait refuser cette liberté ultime à un de ses semblables.

Cela dit, la question qui subsiste, et qui n’est pas moins libérale, concerne les conditions d’exercice de cette liberté à ce moment crucial de l’existence, et particulièrement l’évaluation du discernement de la personne en demande de sa propre fin.

Comment juger du caractère éclairé de la demande d’un mineur, d’une personne démente ? Un suicidaire n’est-il pas toujours un dépressif, comme le pensent de nombreux psychiatres ? Doit-on accepter la première demande d’aide à mourir d’un patient quand on sait que 40 % des personnes en situation palliative ne réitèrent pas leur demande après une prise en charge complète de leurs symptômes ? Qui doit évaluer, instruire et décider : un médecin, plusieurs médecins, un juge ?

On le voit, la revendication de la liberté individuelle n’épuise pas le sujet, et il y a place pour un vrai débat, non seulement éthique, mais aussi technique, médical, juridique, politique sur cette question. Espérons qu’il pourra avoir lieu dans de bonnes conditions.

 

Une pédagogie de l’euthanasie ?

Dans son article « Une pédagogie de la guérison est-elle possible », Georges Canguilhem, philosophe et médecin du XXe siècle expliquait que la guérison restait, en dernière instance, une décision du patient lui-même, malgré tout l’arsenal objectif de la médecine scientifique pour la décréter.

Le citoyen du XXIe siècle, né de la libre décision de parents disposant de la contraception et l’IVG, n’acceptera sans doute pas, à tort ou à raison, de se voir confisquer ce qu’il considère comme l’avatar ultime de sa liberté individuelle : le droit de décider sa mort.

Les professionnels de santé, et d’abord les médecins, n’auront d’autre choix que de l’accompagner sur ce chemin : une pédagogie de l’euthanasie est souhaitable, voire souhaitée, mais est-elle possible ?

Allemagne : les agriculteurs sur les routes, le gouvernement en déroute ?

Pour équilibrer son projet de budget, le gouvernement fédéral allemand a proposé en décembre dernier deux mesures affectant les agriculteurs pour un montant total de près d’un milliard d’euros (la suppression d’allègements fiscaux sur le carburant agricole et sur l’impôt sur les tracteurs). C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase dans les milieux agricoles déjà en mal-être.

 

À l’origine de la révolte : la nécessité d’équilibrer le budget 2024

En Allemagne, on ne badine pas avec l’orthodoxie budgétaire.

Saisi par des députés CDU-CSU, le Tribunal constitutionnel fédéral, qui siège à Karlsruhe, a rappelé le gouvernement de la coalition des « feux tricolores » – rouge pour le SPD, jaune pour le FDP et vert évidemment pour les Verts – à l’ordre le 15 novembre 2023 : la modification du budget supplémentaire 2021 – le ré-échelonnement des crédits pour la lutte contre la covid non utilisés et leur affectation à un fonds pour le climat – était anticonstitutionnelle.

Cela a créé un trou de quelque 60 milliards par rapport aux ambitions affichées. Il a fallu revoir les projets, couper dans les dépenses et trouver de nouvelles recettes. Début décembre 2023, le gouvernement fédéral s’est retrouvé avec un déficit de 17 milliards d’euros à combler.

 

Ponctionner l’agriculture

Il a été proposé de supprimer une ristourne sur les taxes perçues sur le gazole agricole ainsi que l’exonération de la taxe sur les véhicules, en vigueur pour les véhicules agricoles et sylvicoles.

Coût pour l’agriculture : près d’un milliard d’euros – 900 millions selon cet article d’Agrarheute. Pour une exploitation moyenne à temps plein, le remboursement de 21,48 centimes d’euro par litre de gazole au cours de la campagne 2020/2021 valait au total 2883 euros. La perte estimée pour une exploitation mixte est de 3000 euros, et près de 3900 euros pour une exploitation en grandes cultures. Ce ne sont que des moyennes. Des chiffres bien plus importants ont été articulés ici.

Des craintes ont également été exprimées – par les Verts du Landtag de Bade-Wurtemberg – pour la viabilité des exploitations des double-actifs avec, par exemple, des effets induits sur la protection des paysages et de la biodiversité.

Il est bien sûr illusoire que les agriculteurs puissent compenser la perte par une augmentation des prix. Et cette ponction se traduit par une perte de compétitivité par rapport aux autres États membres de l’Union européenne.

 

Un premier coup de semonce à la mi-décembre 2023

L’ampleur de l’effort mis à la charge de quelque 256 000 entreprises, et sa disproportion par rapport aux mesures affectant d’autres catégories d’acteurs de la vie économique ont mis le feu aux poudres chez des agriculteurs déjà en proie à des difficultés de tous ordres :

  • matérielles, avec notamment une année météorologique peu favorable sinon désastreuse qui, du reste, n’augure rien de bon pour les récoltes des cultures d’hiver en 2024 ;
  • économiques, avec l’inflation des coûts et des prix bas pour les céréales, et un manque de prévisibilité ;
  • administratives, avec le harcèlement réglementaire et les délires bureaucratiques ;
  • et peut-être même sociales : nombre d’agriculteurs ont le sentiment de ne pas être reconnus pour leur contribution à la société.

 

Des manifestations massives ont eu lieu le lundi 18 décembre 2023, partout en Allemagne. C’étaient par exemple 8000 à 10 000 personnes et plus de 3000 tracteurs à Berlin selon l’Union des Agriculteurs Allemands (DBV – Deutscher Bauernverband), 6600 personnes et 1700 tracteurs selon la police.

 

Solidarité et cohésion gouvernementales ?

C’était l’occasion de mesurer la solidarité et la cohésion gouvernementales : le ministre fédéral de l’Agriculture Cem Özdemir a pris la parole pour exprimer sa solidarité avec… les agriculteurs !

Il se serait opposé aux mesures envisagées. « Je sais que la suppression [des exonérations] vous touche plus durement que d’autres secteurs […] Je m’engagerai de toutes mes forces pour que cela ne puisse pas se passer ainsi ! » Dans le même temps – air connu en France – il affirmait que le monde agricole devait prendre sa part.

Par ailleurs, des dirigeants politiques de plusieurs Länder – Rhénanie-du-Nord-Westphalie, Bavière, Basse-Saxe – se sont clairement exprimés contre la proposition de la coalition gouvernementale.

Ils seront rejoints ultérieurement par les ministres-présidents de la Sarre, du Brandebourg, de la Basse-Saxe et du Schleswig-Holstein, ainsi que du Mecklembourg-Poméranie-Occidentale.

Les oppositions sont donc venues de tous les bords politiques de gouvernement. Même les Verts du Landtag de Bade-Wurtemberg !

 

Un petit pas… trop petit ?

Le président du DBV, Joachim Rukwied, avait prévenu : les manifestations du 18 décembre 2023 seraient un tour de chauffe si les agriculteurs n’obtenaient pas satisfaction.

Le 4 janvier 2024, la coalition annonça une nouvelle proposition, selon un accord conclu entre le chancelier fédéral Olaf Scholz (SPD), le vice-chancelier Robert Habeck (Verts) et le ministre fédéral des Finances Christian Lindner (FDP) : l’exonération de la taxe sur les véhicules serait maintenue, et la ristourne sur la taxe sur le gazole payable en 2024 sur la consommation de 2023 également, mais réduite les années suivantes en trois fractions de 40, 30 et 30 points de pourcentage, respectivement. Les quantités consommées en 2026 ne seraient donc plus subventionnées.

C’est un accord au sommet. Le ministre fédéral de l’Agriculture Cem Özdemir a semblé vouloir sauver la face dans un communiqué de presse :

« … La charge disproportionnée imposée à l’agriculture et à la sylviculture dans le cadre de la nécessaire consolidation budgétaire n’est donc plus d’actualité. »

 

Des manifestations monstres le 8 janvier 2024

La profession agricole n’est évidemment – et à juste titre – pas de cet avis. Insuffisant ! « Au final, cela signifie la mort à petit feu », a aussi déclaré M. Joachim Rukwied. Les professionnels du secteur ont entamé leur semaine d’action le lundi 8 janvier 2024.

Un seul chiffre : il y aurait eu 100 000 tracteurs sur les routes, selon Agrarheute. Les manifestations se sont déroulées dans le calme. Les mots d’ordre des dirigeants et de quelques personnalités influentes ont été entendues.

Mais auparavant, il y avait aussi eu des actions que nous n’aimerions pas voir, ni en Allemagne ni en France. Ainsi, le 4 janvier 2024, des agriculteurs ont tenté d’empêcher un ferry, dans lequel se trouvait le vice-chancelier Robert Habeck, d’accoster à Schlüttsiel, en Schleswig-Holstein.

Parmi les commentaires de M. Cem Özdemir (oui, il y a eu du « en même temps »…) : « La majorité des agriculteurs et agricultrices allemands défendent leurs intérêts par des moyens démocratiques. C’est leur droit. »

Marques de soutien et manifestations communes avec les transporteurs

Comme le rapporte Agrarheute, les manifestations ont été bien accueillies, avec de nombreuses expressions et actions de soutien. Willi l’agriculteur note sur son blog que les gens applaudissaient les manifestants à Cologne et distribuaient du café, et qu’à de nombreux endroits les commerçants locaux approvisionnaient les manifestants.

Selon un sondage de N-TV, toutefois non représentatif, 91 % des répondants approuvaient les revendications des agriculteurs. Mais il ne faut pas se leurrer : sitôt les manifestations terminées, les médias et l’opinion publique passent à autre chose.

Il y a aussi eu des actions en signe de solidarité. Ainsi, près de Minden en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, dix péniches ont bloqué le Mittellandkanal. À Munich, si M. Karl Bär, président des Verts à la commission agricole du Bundestag, a été hué, M. Heinrich Traubinger, de l’artisanat bavarois de la boulangerie, parlant aussi au nom d’autres entités, a été applaudi :

« Si on peut compter sur quelqu’un, c’est bien sur les agriculteurs […] Sans les agriculteurs, il n’y aurait pas de boulangeries ! »

Ce n’est pas vraiment anecdotique, mais symptomatique d’un désenchantement, et aussi d’une solidarité de filière : M. Cem Özdemir devait visiter une brasserie le 10 janvier 2024, événement prévu de longue date. Il a été « désinvité » par le patron de la brasserie :

« Par solidarité envers l’agriculture locale, nous avons donc décidé, après mûre réflexion, de retirer notre invitation à la visite de notre brasserie familiale d’Aalen. […] Ici, dans l’Ostalb en particulier, nous vivons de et avec l’agriculture paysanne : c’est d’elle que nous tirons une grande partie des matières premières de notre brasserie, comme l’orge de brasserie ou le blé de brasserie cultivés dans la région. »

 

Une voix dissonante : Greenpeace

Greenpeace s’est manifesté trois fois, les 18 décembre 2023 et les 4 et 8 janvier 2024, avec des arguments douteux :

« Les inondations dues au changement climatique inondent actuellement les champs et les pâturages dans toute l’Allemagne et l’Union allemande des agriculteurs veut continuer à protester contre la protection du climat – c’est incompréhensible. »

« Compte tenu des milliards de subventions accordées à l’agriculture, la suppression prévue des subventions pour le gazole est tout à fait supportable », écrit-elle aussi. Et la solution serait déjà là : « La technique existe, les premiers tracteurs électriques sont déjà en service. »

 

Le gouvernement en difficulté

D’une manière générale, la coalition gouvernementale allemande est un mariage peu harmonieux, souvent réduit à des compromis boiteux. Ainsi, dans le domaine agricole, les Verts étaient contre le renouvellement de l’autorisation du glyphosate, le FDP pour… et le gouvernement s’est abstenu à Bruxelles. La question des nouvelles techniques génomiques divise également… la stratégie « Bio 2030 » d’un Cem Özdemir qui ne voulait pas les évoquer dans le document, ne passe pas la rampe en réunion interministérielle.

Selon un sondage de début décembre 2023, 68 % des répondants trouvaient que le gouvernement faisait mal son travail, mais ils n’étaient que 35 % à estimer qu’un gouvernement mené par la CDU-CSU ferait mieux. Et ils sont 57 % à estimer que le gouvernement ira jusqu’au bout, en 2025.

D’aucuns se font des idées sur des convergences de lutte. Des actions communes sont ainsi prévues par les agriculteurs, les transporteurs et chauffeurs routiers. Les conducteurs de train viennent de se mettre en grève. Les extrêmes se mettent à rêver…

Les prévisions sont certes difficiles, surtout si elles concernent l’avenir. Mais l’Allemagne est (encore ?) résiliente. Et 66 % des sondés ont trouvé que 2023 avait été une bonne année pour eux, 28 % pensant que 2024 sera meilleur, 58 % pareille, et seulement 13 % moins bonne.

Les agriculteurs, en ce moment sur le devant de la scène, ont fait leur maximum, avec succès, pour que leurs manifestations ne soient pas dévoyées. L’épouvantail de l’extrême droite et de la descente aux enfers a été vigoureusement agité, en partie dans une tentative de jeter le discrédit sur les manifestations (ce qui a été vigoureusement dénoncé par le président du syndicat fédéral de la police). Au gouvernement, un Robert Habeck plaide avec éloquence pour le respect des principes démocratiques.

La question qui fâche est maintenant devant le Bundestag, appelé à adopter le budget pour 2024. C’est aussi une question majeure pour l’échéance électorale du renouvellement du Parlement européen.

Industrie française : une récession est imminente – Entretien avec Charles-Henri Colombier (Rexecode)

Charles-Henri Colombier est directeur de la conjoncture du centre de Recherche pour l’Expansion de l’Économie et le Développement des Entreprises (Rexecode). Notre entretien balaye les grandes actualités macro-économiques de la rentrée 2024 : rivalités économiques entre la Chine et les États-Unis, impact réel des sanctions russes, signification de la chute du PMI manufacturier en France, divergences des politiques de la FED et de la BCE…

 

Écarts économiques Chine/États-Unis

Loup Viallet, rédacteur en chef de Contrepoints – Selon les statistiques du FMI, le PIB de la Chine ne représenterait aujourd’hui que 66 % du PIB des États-Unis, contre 76 % en 2021. Comment expliquez-vous ce décrochage ? Est-il symptomatique d’une tendance durable ?

Charles-Henri Colombier (Rexecode) – Depuis l’avant-covid fin 2019, le PIB chinois en volume et en monnaie nationale a augmenté de 18 %, tandis que le PIB américain a progressé de 7 %. En d’autres termes, la croissance chinoise n’a pas à rougir en comparaison de la croissance américaine, loin s’en faut.

L’explication du comparatif transpacifique des niveaux de PIB défavorable à la Chine depuis 2021 vient plutôt d’un effet de change, et plus spécifiquement de la dépréciation du yuan face au dollar. Le billet vert s’échange actuellement contre 7,10 yuans, quand il en valait seulement 6,35 fin 2021. Le taux de change dollar/yuan dépend pour une bonne part du différentiel de taux d’intérêt entre les deux pays, or la Fed a opéré une brutale remontée de ses taux, sans équivalent en Chine où l’inflation est restée très atone.

 

Sanctions russes : un effet boomerang ?

Y-a-t-il un effet boomerang des sanctions russes sur les économies européennes ? L’Europe est-elle en train de rentrer en récession à cause de l’embargo sur le gaz et le pétrole russe ?

L’interruption de l’approvisionnement énergétique de l’Europe depuis la Russie, concernant le pétrole mais surtout le gaz, a généré un choc d’offre négatif dont les effets ne se sont pas encore dissipés. En témoigne le fait que le prix de marché du gaz naturel coté à Rotterdam est toujours deux fois plus élevé qu’en 2019, tandis que la cotation Henry Hub aux États-Unis est à peu près inchangée.

Une énergie plus chère a trois types de conséquences principales : des pertes de pouvoir d’achat pour les ménages, un prélèvement sur les marges des entreprises, et un déficit de compétitivité prix préjudiciable à l’industrie notamment énergo-intensive. Les Etats-Unis et l’Asie n’ont pas eu à subir les mêmes chocs.

 

Comment la Russie contourne les sanctions commerciales

Les sanctions économiques n’ont pas mis fin à la guerre de la Russie en Ukraine. Pourquoi sont-elles aussi inefficaces ? Depuis 2022, les importations de pays proches géographiquement de la Russie (Azerbaïdjan, Géorgie, Kazakhstan, Kirghizistan, Turquie) ont explosé, et leurs exportations en Russie aussi. Doit-on y voir une stratégie de détournement des sanctions ? Quels pays européens (et quelles industries) participent à ce phénomène ?

L’inefficacité des sanctions occidentales contre la Russie tient d’abord au fait que certains pays tiers se sont substitués aux achats européens d’hydrocarbures russes. Au-delà des relations bien connues de la Chine avec la Russie, l’Inde absorbe désormais près de 40 % des exportations de pétrole russe, contre 5 % seulement en 2021. La manne des hydrocarbures, clé pour les finances publiques russes, a ainsi été préservée.

Par ailleurs, les mesures aboutissant à un retrait des entreprises occidentales de Russie ont parfois eu un effet de stimulation pour les entreprises russes, pouvant se saisir d’actifs bon marché et de nouvelles parts de marché domestiques. Enfin, il est vrai que certaines entreprises européennes contournent les sanctions, amenuisant leur efficacité. Certains pays comme la Turquie jouent un rôle de transit pour les flux commerciaux en question. Pour ne citer que quelques exemples, les exportations allemandes vers des pays comme le Kazakhstan, le Kirghizistan ou la Géorgie ont connu un décollage plus que suspect.

 

Industrie française : une récession est imminente

On constate une chute de l’indice PMI manufacturier en France. Que représente cette dégringolade pour l’économie française ?

L’indice PMI manufacturier mesure le climat des affaires à la lumière du sentiment exprimé par les directeurs d’achats. Le niveau de 42,1 qu’il a atteint en décembre (50 représente le seuil d’expansion) laisse peu de doute quant à l’existence d’une situation récessive pour l’industrie, en France mais aussi en Europe plus largement.

La dépense en biens des ménages avait déjà été décevante en 2023, celle des entreprises devrait désormais emboîter le pas en 2024, la hausse des taux d’intérêt et la contraction du crédit exerçant une pression croissante sur leur situation financière.

 

L’hypothèse d’un découplage économique avec la Chine

Les marchés américain et européen peuvent-ils se passer de la Chine ? Quelles seraient les conséquences d’une hypothétique rupture des relations commerciales entre la Chine et les marchés américain et européens ? Faut-il s’y préparer ?

Une rupture soudaine des relations économiques entre la Chine et l’Occident serait à n’en pas douter catastrophique pour les deux camps, tant les chaînes de valeur sont imbriquées. La Chine est devenue un fournisseur irremplaçable de nombreux intrants industriels, comme les problèmes d’approvisionnement apparus lors de la pandémie l’ont illustré.

Compte tenu des tensions entourant Taïwan, il faut se préparer à un tel scénario de rupture pour en minimiser l’impact. Mais il paraît illusoire d’imaginer que l’Europe puisse se passer de la Chine à court terme.

 

Les conséquences du statu quo de la BCE sur les taux directeurs

Contrairement à la FED, la BCE n’envisage pas de baisse des taux et affiche une ligne dure. Comment expliquez-vous cette divergence ? Quelles répercussions ces décisions auront-elles sur les échanges entre les économies de la zone euro et les États Unis ? Sur la croissance de leurs marchés respectifs ?

Le discours assez rigide de la BCE quant à l’éventualité d’une prochaine baisse des taux paraît surprenante au vu de la situation quasi-récessive de l’économie européenne. De récents travaux de la BCE montrent par ailleurs que l’essentiel de l’inflation observée ces dernières années est venu de facteurs liés à l’offre plutôt que d’un excès de demande qu’il faudrait briser.

Deux éléments permettent toutefois d’expliquer la prudence de la BCE.

Premièrement, le marché du travail européen, dont le degré de tension détermine en partie le dynamisme de l’inflation sous-jacente (l’évolution des prix hors composantes volatiles comme l’énergie), affiche toujours un niveau d’emplois vacants élevé malgré la faiblesse de l’activité. La disparition des gains de productivité du travail et le ralentissement démographique aboutissent au paradoxe que des difficultés de recrutement substantielles peuvent coexister avec une absence de croissance.

Deuxièmement, le contexte géopolitique reste très incertain. Les tensions récentes en mer Rouge ont déjà abouti à un doublement des taux de fret maritime sur les conteneurs, ce qui à terme pourrait souffler de nouveau sur les braises de l’inflation.

 

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Fabrice Le Saché, VP du Medef : « l’accord sur l’IA ne répond pas aux ambitions de départ »

Fabrice Le Saché est le vice-président du Medef en charge de l’Europe. Au cours de cet entretien, nous abordons les répercussions des nouvelles réglementations européennes (IA, minerais stratégiques, taxe carbone…) sur l’industrie française et européenne. Il est aussi question des réponses à apporter à la crise du logement et de l’impact des actions de sabotage des écologistes radicaux sur la croissance et l’emploi en France.

 

Intelligence artificielle

Loup Viallet, rédacteur en chef de Contrepoints – Le 08 décembre dernier, le commissaire européen Thierry Breton a qualifié d’« historique » l’accord de l’UE sur la réglementation de l’intelligence artificielle (IA ACT). Estimez-vous, avec M. Breton, que « L’Europe va devenir le meilleur endroit au monde pour faire de l’intelligence artificielle » ?

Fabrice Le Saché, vice-président du Medef chargé de l’Europe – Je souhaite tout d’abord rappeler un chiffre : 25 % des entreprises européennes utilisent l’intelligence artificielle (IA). Si la démocratie de l’IA est récente, l’IA n’est pas pour autant une technologie inconnue.

Le Medef a salué les ambitions initiales de Thierry Breton d’encadrer l’IA pour construire un écosystème favorable au tissu économique et à l’ensemble des citoyens. Une certaine idée de la régulation qui ne freine pas l’innovation et n’obère pas la compétitivité de nos entreprises. Nous avons toujours rappelé l’importance de maintenir une neutralité technologique et d’avoir une approche globale par les risques. Seul l’usage que l’on fait de l’IA doit définir son niveau de risque, et non les caractéristiques techniques de chaque modèle. Or, l’accord provisoire obtenu début décembre ne répond pas intégralement aux ambitions de départ. L’approche par les risques et le principe de neutralité technologique ont été fragilisés en intégrant des obligations propres aux IA génératives, ce qui ajoute de la complexité juridique. De plus, le texte nécessite de nombreuses lignes directrices et actes délégués de la Commission européenne pour être applicable, entraînant ainsi les entreprises dans une période d’incertitude et de flou juridique.

Dans la course mondiale à l’intelligence artificielle l’Europe est encore à la traîne, loin derrière les géants chinois et américains, mais nous pouvons encore combler notre retard. À condition de s’en donner les moyens, de mettre le pied sur le frein de la surrèglementation, et d’investir dans une politique d’innovation courageuse permettant de faciliter l’accès des entreprises aux financements, aux compétences et aux marchés.

Il est évident qu’aujourd’hui, le développement économique et l’innovation dépendent largement de l’évolution des compétences numériques, notamment dans le domaine de l’intelligence artificielle. Si notre pays veut jouer un rôle dans la révolution industrielle 5.0, nous devons constamment anticiper et nous adapter aux évolutions technologiques. Le défi pour les entreprises est double : recruter du personnel qualifié tout en veillant à la mise à jour des compétences des salariés. C’est pourquoi la formation doit être au cœur des stratégies d’entreprise.

 

Souveraineté minérale

Début décembre 2023, le Parlement européen a approuvé un texte sur les matières premières critiques, fixant des objectifs pour la production, le raffinage et le recyclage des minéraux indispensables à la transition écologique et numérique. L’Europe est-elle en train de réduire sa dépendance à l’égard de la Chine ? Cette législation va-t-elle faciliter la production de voitures électriques, de panneaux solaires, d’éoliennes et smartphones en Europe ? Quels effets produit-elle déjà sur le marché du travail ?

Les récentes crises ont démontré à quel point la France était dépendante des chaînes d’approvisionnements mondiales. Nous avons désormais pris collectivement conscience de la nécessité de retrouver un appareil de production performant et une culture industrielle forte. Cette indispensable souveraineté passe par la réduction de nos dépendances extérieures de l’Union européenne vis-à-vis des matières premières critiques. Le monde change, celui dominé par les énergies fossiles laissera bientôt sa place à un monde dominé par les matières premières minérales. Il sera sans carbone, mais riche en métaux : le marché du cuivre va doubler, celui du nickel va tripler, et celui du lithium va quadrupler au cours des dix prochaines années.

C’est pour cela que nous avons – dès mars 2023 – soutenu le règlement sur les matières premières critiques qui permettra d’identifier des projets stratégiques et sécuriser des chaînes d’approvisionnement. Pour garantir notre autonomie stratégique et contribuer au redressement de notre commerce extérieur, il faudra aller encore plus loin.

Tout d’abord, il est impératif de valoriser l’exploitation de minerais stratégiques tant en Europe qu’en France par des dérogations ponctuelles aux Codes minier et environnemental. La France dispose en la matière d’un savoir-faire historique qui lui a longtemps permis de compter parmi les principaux producteurs mondiaux de métaux stratégiques comme l’antimoine, le tungstène et le germanium. Dans ce sens, je salue l’initiative de l’entreprise Imerys qui s’apprête à exploiter la plus grande mine de lithium d’Europe dans l’Allier, capable de fournir assez de matière première pour produire 750 000 batteries par an. Ce projet répond à la fois aux enjeux d’indépendance énergétique, de réindustrialisation – et avec elle de création de richesse partout dans les territoires – et de décarbonation de notre mobilité.

Aussi, l’Europe doit aussi repenser ses relations avec les pays fournisseurs au travers d’une diplomatie des matières premières qui déboucherait sur des accords commerciaux larges et ambitieux, permettant le renforcement des coopérations, la négociation de quotas, ou encore l’élimination de tarifs douaniers. L’Union européenne devrait également chercher à réduire les écarts de compétitivité, en particulier dans les hautes technologies et l’économie numérique, et plus globalement garantir des conditions de concurrence équitables entre les entreprises de l’Union européenne et les concurrents chinois.

Bien évidemment, l’Union européenne et la Chine doivent renforcer leurs liens commerciaux et d’investissement, mais sans naïveté, en recourant aux instruments de défense commerciale pour dissuader la Chine de prendre des mesures unilatérales dommageables.

Enfin, notre stratégie ne pourra faire l’impasse du recyclage, qui doit être considéré comme un pilier essentiel de l’offre en matières premières critiques. Il convient d’une part d’accompagner les entreprises dans les démarches d’éco-conception des produits afin qu’elles réduisent leurs besoins en matières critiques (ou qu’elles les substituent) et d’autre part, d’allonger la durée de vie des produits afin que les matières critiques soient utiles plus longtemps.

 

Taxe carbone aux frontières de l’UE

À partir du 1er janvier 2026, les importateurs européens devront s’acquitter d’une taxe carbone aux frontières de l’Union européenne. Celle-ci va-t-elle renchérir les coûts de production pour les entreprises ? Pensez-vous que cette taxe est de nature à inciter les industriels européens à relocaliser leurs approvisionnements en matières premières à haute intensité de carbone ou, à l’inverse, qu’elle les encouragera à délocaliser leurs productions dans des zones où les normes environnementales sont plus légères, voire inexistantes (Maroc, Turquie..) ?

Le Carbon Border Adjustment Mechanism (MACF) ou la « taxe carbone aux frontières » s’inscrit dans un contexte de crise énergétique et d’un accroissement du différentiel de compétitivité entre l’Union européenne et le reste du monde. Le Medef soutient le principe d’une taxe carbone ambitieuse aux frontières, mais avec une surveillance forte pour éviter son contournement par nos partenaires commerciaux. Le texte de l’Union européenne ne répond toutefois pas entièrement aux inquiétudes des industriels, notamment sur les risques de contournement, et fera peser de nouvelles lourdeurs administratives sur les importateurs.

La mise en œuvre du MACF s’accompagnera d’une élimination progressive des « quotas gratuits » qui pèsera sur la compétitivité des exportations européennes face à une concurrence étrangère qui n’aura pas essuyé le même coût du carbone en amont. Rexecode entrevoit une dégradation des comptes d’exploitation des entreprises de l’ordre de 45 milliards d’euros par an au niveau européen, et 4 milliards en France. Le MACF représente une perte de marges estimée à 2,1 milliards pour l’industrie française (soit une baisse de 2,7 % du résultat courant avant impôts). La mise en route du MACF menacerait plus de 37 500 emplois industriels, soit 1,5 % du total des emplois industriels en France.

Les risques de délocalisation dépendront des mesures adoptées pour lutter contre le contournement. Le MACF ne couvre que quelques grands intrants industriels, et non l’ensemble des chaînes de valeur. Si l’aluminium étranger produit hors de l’Union européenne sera bien taxé à la frontière, un produit fini ou semi-fini à base d’aluminium et transformé hors de l’Union européenne échappera au MACF.

L’importateur européen n’aura donc pas à en acquitter le coût du carbone, ce qui peut l’inciter à opter pour cette solution plutôt que de se tourner vers la filière de fabrication française qui aura payé un coût du carbone dans tous les cas de figure. Dans les prochains mois, il sera donc essentiel de faire un suivi précis et de mener des évaluations régulières pour corriger toute conséquence négative sur notre tissu industriel et les emplois, ainsi que sur notre compétitivité à l’export.

Ce texte est ainsi loin de résoudre toutes nos difficultés. C’est pourquoi il faut mobiliser l’ensemble des leviers pour réindustrialiser notre continent, tels que l’assouplissement des règles sur les aides d’État, le financement de l’innovation bas carbone et l’adaptation des formations pour répondre aux besoins des entreprises.

 

Crise du logement

En 2023, la crise du logement s’est installée en France. Les taux d’emprunt ont continué à monter, les ventes de logements neufs ont chuté de 30 %, les délivrances de permis de construire ont baissé de 23 %, les prix des loyers ont augmenté dans la majorité des grandes villes. Dans le secteur du bâtiment, 180 000 emplois sont menacés dès cette année, 500 000 d’ici à 2025. Les pouvoirs publics ont-ils pris conscience de la situation ? À quel point cette crise affecte-t-elle le fonctionnement du marché européen ? Que préconisez-vous pour sortir de la crise actuelle ?

Le logement, c’est le socle de la cohésion, une condition essentielle du dynamisme économique et du bien-être de nos concitoyens. Sans possibilité de loger à hauteur des besoins nos salariés, nous ne pourrons pas continuer à assumer la volonté de retour au plein-emploi qui est la nôtre.

Dans un contexte économique marqué par le renchérissement du coût des matières premières et la hausse des taux d’intérêts, la situation du logement en France est aujourd’hui critique. La situation ne fait que de s’aggraver, notamment sous le coup de décisions prises sans concertation avec les acteurs économiques : le zéro artificialisation nette (ZAN), la révision tous azimuts des documents de planification urbaine, et la chute de la délivrance des permis de construire.

En un an, la production de logements a chuté de 20 %. Ce sont 100 000 logements manquants qui sont venus s’ajouter aux 600 000 logements abordables non construits. Pour nous, chefs d’entreprise, il nous faut répondre aux besoins en logement des salariés, là où sont les emplois, c’est-à-dire largement dans les métropoles, et ne pas imaginer que les emplois vont miraculeusement se déplacer dans les zones détendues, hors marché, plus difficiles d’accès.

La crise du secteur de la construction se propage dans toute l’Europe, alors que le secteur est un pilier de l’économie, il pèse 6 % du PIB de l’Union européenne et emploie 14 millions de personnes. Le ralentissement est particulièrement marqué en Allemagne où l’indice de production – prenant en compte les logements, mais aussi les magasins, usines et autres bâtiments à usage professionnel – est en chute de plus de 6 points depuis la guerre en Ukraine.

Il est encore temps d’agir pour sortir de la crise et les réponses à apporter devront être en grande partie nationales. C’est pour cette raison que le Medef propose d’organiser avec les pouvoirs publics une conférence annuelle sur le logement avec pour but de passer en revue, territoire par territoire, les objectifs de production, les réglementations contreproductives et les réalisations effectives. Le logement est la pièce maîtresse de nos équilibres économiques, personnels et collectifs. La relance d’une politique de logement est plus que jamais d’actualité.

 

Éco-sabotage

L’année 2023 a été particulièrement marquée par les actions de blocage ou de sabotage d’activités économiques intentées par des collectifs radicaux comme Soulèvements de la Terre ou Extinction Rébellion. Occupations de cimenteries, destructions de mégabassines, mobilisations contre l’autoroute A69, leurs initiatives montent en puissance. Avez-vous estimé le bilan économique et social de leurs destructions ? Représentent-ils un danger réel pour la croissance et l’emploi en France ? En Europe ?

Je tiens à condamner fermement les actions de blocage ou de sabotage d’activités économiques intentées par des collectifs radicaux. Ces actes sont inadmissibles, inquiétants et préjudiciables à tous. Manifester est un droit, saccager est un délit. Il existe des voies de recours légales pour tous les projets d’infrastructures. C’est valable pour l’A69, pour le Lyon-Turin et pour tous les autres projets. Il est très difficile d’estimer précisément le bilan économique des destructions, mais cette flambée de violence a bien évidemment de graves conséquences économiques et sociales. Cela se traduit non seulement par d’irréparables pertes d’exploitation pour les entreprises touchées, pouvant conduire à du chômage partiel, voire à des destructions d’emplois. Cette situation se traduit aussi par une dégradation de l’image de la France qu’il faudra redresser.

Au Medef, cela ne vous étonnera pas, nous ne croyons pas à la thèse de la décroissance. Nous pensons même qu’elle est fondamentalement destructrice pour la cohésion sociale. Pourtant, nos objectifs sont communs : assurer l’avenir de la planète. Mais nos solutions divergent. Nous sommes convaincus que seule une croissance responsable permettra de relever le défi climatique en finançant les investissements et en assurant l’acceptabilité sociale de cette nécessaire transition. La croissance responsable, c’est non seulement la condition absolue pour financer la décarbonation de l’économie mais aussi pour continuer à créer des emplois, soutenir le pouvoir d’achat et maintenir l’équilibre de nos régimes sociaux.

 

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La super-conductivité à température ambiante, nouvelle frontière technologique ?

Quelle serait la prochaine découverte d’envergure, comme le pétrole ou la semi-conductivité du silicium ? Il se pourrait bien que ce soit la super-conductivité à température ambiante. Celle-ci est de nature à révolutionner les modes de production et le confort individuel dans les années à venir.

 

Une conduction électrique parfaite

La conductivité d’un matériau représente sa capacité à résister au courant. Les matériaux conducteurs comme l’or ou le cuivre laissent facilement passer le courant. Alors que les matériaux isolants comme le caoutchouc le bloquent.

Toute l’électronique repose sur les matériaux semi-conducteurs, comme le silicium. Leur résistance est pilotable en jouant sur leur propriété. Les super-conducteurs sont des matériaux sans la moindre résistance au courant. Ces matériaux existent déjà, comme le niobium-titane, mais cette propriété intervient uniquement à la température de -263°C (pour le niobium-titane).

 

Un courant sans limites

Un matériau exploitable sans perte de courant permet un phénomène spectaculaire : la lévitation magnétique. Un train est en construction au Japon (SCMaglev) en remplacement des trains magnétiques par bobine, mais encore une fois, il faut refroidir le matériau. Un super-conducteur à température ambiante permettra de généraliser ces nouveaux trains.

Un autre phénomène spectaculaire de la superconduction est l’apparition d’effets quantiques à notre échelle, telle la jonction Josephson, alors que les effets quantiques sont plutôt réservés à l’échelle de l’atome. La généralisation des matériaux super-conducteurs généralisera aussi les ordinateurs quantiques.

Même de bons conducteurs comme l’or ou le cuivre subissent des pertes qui engendrent de la chaleur par effet Joule. Dès lors que le courant devient trop fort, le métal fond. Ce phénomène est utilisé dans l’industrie pour usiner (EDM ou forge par induction). Cependant, il s’agit bien souvent d’une contrainte qui impose une limite de courant capable de transiter dans un câble. Avec un câble super-conducteur, l’électricité de tout Paris pourrait passer dans un seul câble électrique !

Le courant peut circuler indéfiniment dans une boucle superconductrice, on peut donc l’utiliser pour stocker de l’électricité (SMES). Mais encore une fois, ce réservoir à électron nécessite des températures extrêmes, ce qui le rend trop coûteux pour une utilisation grand public.

En déverrouillant la limite du courant dans un câble, on déverrouille également les champs magnétiques à haute énergie. Ces champs vont permettre d’accroître la précision des scanners médicaux IRM, leurs résolutions étant corrélées à la puissance du champ magnétique produit. L’armée pourrait s’intéresser au canon de Gauss dans lequel un projectile est catapulté par un champ magnétique.

 

Le monde du plasma

Enfin, le champ magnétique permet la manipulation du plasma. Le plasma est le quatrième état de la matière, il se produit à haute température quand les électrons se détachent des atomes et circulent librement dans le gaz, qui devient sensible aux champs magnétiques.

Un champ magnétique permet de manipuler un plasma aussi bien en le cloisonnant dans un volume donné, en le mettant en mouvement, ou en faisant varier sa température. Les superconducteurs à température ambiante vont donc faire avancer tous les domaines autour du plasma comme le laser, la fusion nucléaire, les canons à plasma ou la recherche fondamentale.

Le super-conducteur à température ambiante représente une nouvelle frontière technologique. Il permet de faire circuler des courants sans perte et donc sans limite dans un matériau. Cela ouvre les portes des champs magnétiques à haute énergie, et avec eux le monde des plasmas.

Chacune de ces étapes représente un progrès pour l’humanité.

L’islamisation de l’Europe : qu’en est-il vraiment ?

À New York comme au Parlement belge, je rencontre de plus en plus d’interlocuteurs qui se disent convaincus que l’islamisation de Bruxelles — et de Londres, ajoutent-ils fréquemment — est désormais inéluctable et n’est plus qu’une question de temps. C’est un pronostic qui paraît audible, mais qui mérite plus que des nuances.

Commençons par relever, sans nous perdre dans les chiffres, que la progression de la population musulmane, à Bruxelles, est aussi massive que fulgurante. Depuis cinquante ans, le nombre de musulmans ne cesse de croître, et vu l’abaissement des frontières européennes, en fait quand ce n’est pas en droit, le mouvement ne semble pas prêt de s’enrayer.

 

Les chiffres

Toutefois, les chiffres ne sont pas aisés à établir. Si l’on veut rester scientifique et factuel, ce n’est pas en constatant la popularité du prénom Mohamed que l’on avancera. C’est là une fallace statistique classique — dénoncée à juste titre par Nassim Nicholas Taleb : la popularité du prénom Mohamed reste très élevée parmi les musulmans, donc à populations égales il y aura plus de Mohamed que de Pierre, Jan et Eric. Ce qui ne « prouve » strictement rien.

La dernière étude fiable sur le sujet date malheureusement de 2015/2016. C’est l’étude du Pr. Jan Hertogen, généralement considérée comme fiable et reprise par le Département d’État américain. Selon cette étude, le pourcentage de musulmans à Bruxelles était en 2015 de 24 %. Des chiffres plus récents sont fournis par le Pew Research Center, mais seulement pour la Belgique dans son ensemble, sans détail par ville. En 2016, 29 % des Bruxellois se revendiquaient musulmans. Si l’on contemple la courbe de progression, on peut estimer que le pourcentage de musulmans à Bruxelles se situe très probablement aujourd’hui en 2023 au début des 30 %.

Les chiffres n’attestent donc en rien une majorité musulmane à Bruxelles — ni sa réalité ni son imminence. Contrairement aux fantasmes d’une certaine droite qui réfléchit aussi mal que la gauche, en Europe, le taux de fécondité des femmes musulmanes s’est effondré, suivant en cela la courbe générale (même s’il reste plus élevé que chez les « natifs » : la faute à qui ?). Le fantasme d’une fécondité musulmane explosive en Europe est un pur mythe. Les préventions légitimes à l’égard de l’islam comme doctrine politique ne doivent pas nous éloigner des catégories élémentaires du raisonnement.

 

L’immigration

Bruxelles n’est pas majoritairement musulmane, et rien ne permet d’affirmer avec certitude qu’elle le deviendra. Car l’immigration n’est pas une donnée invariable, à l’instar de la gravitation universelle. Force est de constater que, dans l’ensemble de l’Europe sauf la Wallonie, nous assistons à l’ascension au pouvoir de partis et personnalités qui tendent vers l’immigration zéro, à tout le moins un moratoire sur l’immigration. Qu’on approuve ou pas cette tendance, c’est un fait.

Car, en dépit des allégations de la gauche, qui présente l’immigration vers l’Europe comme inéluctable, l’immigration n’a strictement rien d’inéluctable. C’est la jurisprudence de la CEDH qui a créé le chaos migratoire actuel, en combinaison avec le Wir Shaffen Das de Angela Merkel.

L’immigration n’est pas une sorte de catastrophe naturelle qui s’abattrait sur l’Europe, inévitablement, à l’instar d’une invasion de sauterelles ou d’un orage d’été. Le chaos migratoire que nous connaissons, en Europe, est un phénomène purement humain, causé par des politiques et des juges.

Or, ce qui a été fait peut être défait. L’afflux de migrants que nous connaissons actuellement peut s’interrompre — après-demain, en neutralisant la CEDH. De ce point de vue, il sera intéressant d’observer ce que fera aux Pays-Bas Geert Wilders, qui a certes mis de l’eau dans son vin, mais qui souhaite mordicus mettre un terme au déferlement migratoire que connaît son joli pays. Sortir de la CEDH est une option — parmi d’autres.

 

La tentation de l’essentialisation

L’implantation massive de populations musulmanes en Europe — 50 millions de personnes en 2030, selon le Pew Research Center — est vécue de façon douloureuse et même dramatique quand dans le même temps une fraction notable de ces populations se radicalise. Par exemple, à la faveur du conflit israélo-palestinien. En France, l’écrasante majorité des actes et agressions antisémites est le fait de musulmans. En Belgique, les préjugés antisémites sont nettement plus répandus parmi les musulmans. Les défilés propalestiniens depuis le 7 octobre sont, trop souvent, le prétexte de slogans antisémites haineux comme nos rues n’en ont plus connu depuis les meetings du NSDAP dans les années trente et quarante du XXe siècle.

Pour autant, il faut se garder de la tentation de cette essentialisation tellement répandue à gauche : l’islam n’est pas une race, ni une fatalité. L’islam est une doctrine politique. On en sort comme on sort du socialisme, de l’écologisme, ou de la religion catholique. Je ne prétends pas que la majorité des musulmans d’Europe reniera l’islam — rien ne permet de le présager — ni que l’islam en Europe se pliera aux normes et valeurs de la civilisation occidentale : là encore, rien ne l’annonce.

Mais considérer que l’islam est une sorte de bloc infrangible, de Sphinx face au temps, qui se maintiendra immuable dans la courbe des siècles, abrogeant tout autre facteur, écrasant toute autre considération, revient à raisonner comme un islamiste, pour qui l’Univers se réduit à l’islam et selon lequel sortir de l’islam est un crime indicible.

Dis autrement, considérer dès à présent que Bruxelles — Paris, Londres — deviendra immanquablement islamique a fortiori islamiste revient à commettre une erreur de fait, et offrir par avance la victoire aux pires extrémistes parmi les musulmans. C’est le type par excellence de cette pensée défaitiste, dont Churchill enseignait dans sa somme magistrale Second World War qu’elle était, dès 1939, plus menaçante que l’ensemble des divisions nazies.

120 ans après le vol des frères Wright, quelques leçons à propos de l’innovation

Il y a 120 ans, par une froide matinée d’hiver, les frères Wright font décoller l’avion sur lequel ils travaillent depuis des mois. C’est une machine très complexe à piloter. Ce jour-là, ils réussissent à effectuer quatre vols de seulement 30 à 260 mètres qui se terminent chaque fois assez brutalement. Mais la boîte de Pandore est ouverte.

On peut tirer au moins cinq leçons de cet épisode.

 

Il est difficile d’estimer la portée d’une invention sur le long terme

Le 17 décembre 1903, personne n’imagine ce que deviendra l’aviation. Il s’agit tout au plus d’un hobby. Les frères Wright sont tout surpris lorsque la nouvelle du vol étant connue, ils reçoivent… une commande du Français Louis Ferdinand Ferber, un autre pionnier de l’aviation.

 

De grandes inventions voient le jour alors qu’elles étaient jugées impossibles

Ainsi, seulement 9 semaines avant le vol historique, le New York Times écrit un article au vitriol pour se moquer des frères Wright, estimant qu’il faudrait au moins… un million d’années pour faire voler un avion, à supposer que ce soit possible.

Nous sommes aveugles à notre capacité de progrès car nous sommes enfermés dans nos modèles mentaux.

 

Nous ne faisons pas forcément attention à ce qui est significatif, et ce à quoi nous faisons attention n’est pas le plus significatif

Il est difficile d’évaluer les conséquences à long terme des événements, à savoir distinguer ce qui compte de ce qui ne compte pas dans la montagne de faits quotidiens. Nous ne sommes pas forcément conscients que ce qui nous est présenté dans notre fil d’actualité favori est là parce qu’il a été sélectionné par quelqu’un, c’est-à-dire que nous obtenons les nouvelles à travers un filtre.

Le vol réussi des frères Wright a seulement fait quelques entrefilets dans la presse, alors qu’il s’agissait d’une révolution.

 

Les grandes inventions ont souvent été le fait d’individus à la marge

Les frères Wright sont des fabricants de vélo qui s’ennuient. Ils sont convaincus que l’on peut faire voler un avion, ce qui semble ridicule à nombre de leurs contemporains, et en particulier aux nombreux experts. L’idée qu’on puisse faire voler quelque chose de plus lourd que l’air semble une limite physique infranchissable.

 

Les inventeurs font l’objet de sarcasmes… jusqu’à ce qu’ils réussissent

On se moque de leur ambition et de leurs croyances, car ils semblent offenser quelque Dieu par leur attitude prométhéenne. On moque leur démarche qualifiée aisément de lubie de riche. On affirme que si elle réussit, leur invention ne servira à rien : qui peut imaginer utiliser un avion autrement que pour s’amuser ? On sait bien qu’il n’y a pas de demande !

 

Le vol des frères Wright, c’était il y a 120 ans, mais il semble que rien n’a changé.

Sur le web.

La culture en péril (16) – Philippe Nemo, « Crise de la culture ? »

La question devient de plus en plus fondamentale, face aux assauts de violence vécus ces derniers mois, ces dernières années, dans notre pays et ailleurs. Des conflits géopolitiques aux émeutes des banlieues, les incompréhensions semblent aller croissant. Le sentiment domine que tous ne parlons plus le même langage, ne partageons plus les mêmes valeurs, n’avons plus les mêmes aptitudes au dialogue. Constat d’autant plus inquiétant que, comme le remarque Philippe Nemo, de plus en plus de pays non-occidentaux (Russie, Chine, Turquie, parmi d’autres) considèrent notre civilisation comme décadente, rêvant ainsi de nous supplanter.

Si les valeurs humanistes ne sont plus même partagées, comment concevoir encore ce dialogue ? Si la philosophie des droits de l’Homme qui avait prévalu lors de la création de l’ONU est désormais vécue comme un repoussoir pour ces pays, alors comment envisager l’avenir du monde ? Et si la culture est vraiment en crise, interroge le philosophe, l’Occident pourra-t-il survivre ?

 

Des maux inquiétants

Face à toutes ces questions, Philippe Nemo – qui a traduit et préfacé récemment un ouvrage majeur d’Enzo Di Nuoscio abordant directement la question – nous fait partager ses premières réflexions.

Il commence par s’interroger sur ce que l’on appelle la culture. Et pour cela, il prend appui sur les émeutes de juin 2023 en France, qui ont véritablement stupéfié une grande partie des Français. Par leur nature avant tout, dans la mesure où elles se sont attaquées à tous les symboles de l’État et de notre civilisation, jusque des écoles, des bibliothèques, ou des médiathèques. Clairement, ces émeutiers ne se représentaient pas le monde comme nous, et se sont comportés en « ennemis ». Ces émeutes furent un symptôme révélateur de ce que la culture – conçue comme « une réalité consubstantielle à la société » – n’est plus partagée par tous les résidents de ce pays, remettant en cause la viabilité d’une vie sociale commune.

Autrement dit, la culture démocratique et libérale, qui était le ciment de notre société depuis au moins deux siècles, et résultante de tous les mouvements de migration précédents au cours de l’histoire, s’est étiolée dangereusement, l’idée de société multiculturelle étant antinomique, « une contradiction dans les termes ». En ce sens qu’il ne s’agit plus de pluralisme, mais d’un refus de s’intégrer – lié à la fois au flux incontrôlé d’arrivées massives et à un manque de convictions quant à notre propre culture.

 

Une crise profonde ?

L’Occident a, certes, déjà connu des crises de valeurs, qui ont débouché sur des évolutions majeures, fruits de son histoire. S’appuyant à chaque fois sur une « résilience » de la culture, nous relate Philippe Nemo. Mais que penser de celle-ci ?

 

… il se produit ces années-ci un grand nombre de changements objectifs qui touchent aux structures mêmes de nos sociétés et dont personne ne peut discerner précisément où ils nous mènent. Ce sont la mondialisation, les mouvements migratoires d’une ampleur inédite, les problèmes d’environnement et de climat, les changements drastiques affectant cette structure sociale de base qu’est la famille, les métamorphoses apportées par l’informatique qui redistribue les compétences et modifie notre rapport à l’espace et aux frontières. Ces évolutions font que certaines mœurs et coutumes traditionnelles deviennent obsolètes, que d’autres apparaissent, mais sans se dessiner encore clairement, ce qui suscite un sentiment de flou.

 

Mai 68, ajoute-t-il, pourrait avoir joué un rôle pervers majeur « en répandant largement les thèses des philosophes « déconstructeurs » et en fragilisant donc, chez nombre d’intellectuels français (et américains à leur suite), les fondements philosophiques mêmes d’une société humaniste de liberté et de droit ».

Néanmoins, Philippe Nemo se veut optimiste et dit avoir le sentiment que cette crise sera surmontée, comme les autres auparavant.

 

De réelles sources d’espoir

C’est en observateur attentif et avisé qu’il dresse le constat que nos idéaux demeurent pour l’essentiel intacts, partagés par la majeure partie de la population.

 

Si on lit les essais philosophiques et la littérature qui paraissent, si l’on regarde films et séries, si l’on prend en compte le fonctionnement des institutions politiques, sociales et économiques de base, il apparaît que les idéaux qui gouvernent la pensée profonde et les comportements de la majeure partie de la population des pays occidentaux restent ceux de l’humanisme, du progrès scientifique et technique, de la démocratie politique, de l’État de droit, de la volonté de promouvoir prospérité économique et justice sociale […]

Les populations occidentales continuent à trouver indispensable que les gouvernements respectent la personne humaine individuelle, la liberté d’opinion et d’expression, et même la propriété privée et les contrats. Il est vrai qu’on ne vante pas trop ces valeurs économiques sur l’espace public politique et médiatique, mais on s’y conforme encore grosso modo en pratique, et les tribunaux les font respecter dans l’ensemble.

 

Rien n’est donc perdu. Et nous aurions tort de baisser les bras en nous avouant vaincus. Bien au contraire, à l’instar de beaucoup, Philippe Nemo est convaincu que les extrémismes et les assauts de la cancel culture notamment, qui relève selon lui davantage d’un effet de mode que d’une révolution qui vaincra, ne parviendront pas à déstabiliser notre société et notre civilisation. Car c’est justement la force d’une société libre que de faire preuve d’esprit critique et de savoir corriger ses propres erreurs. Nous avons surmonté d’autres formes d’utopies, et nous saurons de nouveau faire face à celle que tentent de développer ces déconstructeurs. D’autant mieux qu’aucun contre-modèle autre que minoritaire ne parvient à se distinguer aujourd’hui comme avait pu le faire le marxisme auparavant.

En conclusion, il n’y a pas de crise véritablement profonde au point de mettre en péril l’avenir de notre civilisation. Simplement une crise de transmission, indéniable, sur laquelle Philippe Nemo pose un diagnostic clair (recul du christianisme, déstructuration de la famille, quasi-ruine de l’école) et face à laquelle il convient impérativement de réagir. En mobilisant les hommes de culture et en particulier l’école. Car c’est par la transmission que nos valeurs perdureront. Tous les outils sont en place pour cela (patrimoine littéraire et scientifique, auteurs érudits, politiques culturelles publiques et privées, édition de livres, Internet). Une culture millénaire de disparaît pas en si peu de temps, nous rassure-t-il.

 

… je reviens néanmoins à mon intuition, qui tient aux capacités de critique et de renouvellement que procurent incontestablement nos institutions libérales. Je crois que nos sociétés sont et resteront longtemps capables de corriger leurs erreurs, de rebondir, et même de faire surgir, le moment venu, des formules sociales résolvant nombre de problèmes qui nous paraissent aujourd’hui insurmontables.

 

Philippe Némo, Crise de la culture ?, Journal des libertés, automne 2023, 14 pages.

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À lire aussi :

Les consommateurs victimes des lois censées les protéger

Un article de Philbert Carbon.

La Fondation Valéry Giscard d’Estaing – dont le « but est de faire connaître la période de l’histoire politique, économique et sociale de la France et de l’Europe durant laquelle Valéry Giscard d’Estaing a joué un rôle déterminant et plus particulièrement la période de son septennat » – a organisé le 6 décembre 2023 un colloque intitulé : « 45 ans après les lois Scrivener, quelle protection du consommateur à l’heure des plateformes et de la data ? ».

 

Protection ou infantilisation du consommateur ?

Christiane Scrivener, secrétaire d’État à la Consommation de janvier 1976 à mars 1978, fut à l’origine des deux lois qui portent son nom.

La loi du 10 janvier 1978 relative à l’information et à la protection des consommateurs dans le domaine de certaines opérations de crédit, dite loi Scrivener I, impose aux établissements de crédit d’apporter un minimum d’information et de protection à l’emprunteur.

Parmi les dispositions de la loi figuraient :

  • l’obligation de formaliser l’offre de crédit par un contrat ;
  • la liste des mentions obligatoires des offres (montant du crédit, TAEG, durée, montant à rembourser, montant des frais, etc.) ;
  • la remise d’un échéancier prévisionnel reprenant la part d’assurance, de capital remboursé et de capital restant dû chaque mois ;
  • un délai de rétractation de 7 jours ouvrés après la signature.

 

La loi Scrivener II du 13 juillet 1979 relative à l’information et à la protection des emprunteurs dans le domaine immobilier, avait comme objectif principal de lutter contre le surendettement. Elle venait compléter la loi Scrivener I dans le domaine des prêts immobiliers, imposant, notamment :

  • l’édition d’un tableau d’amortissement détaillé ;
  • l’indication du montant des frais de dossier ;
  • un délai de réflexion de 30 jours francs avec un délai minimum de 10 jours à compter de la réception de l’offre.

 

D’autres lois viendront par la suite compléter ce dispositif légal. Le site de l’Institut national de la consommation (INC) recense pas moins de 75 lois intéressant le consommateur entre 1982 et 2020, comme les lois Quillot (1982), Neiertz (1982), SRU (2000), Chatel (2005 et 2008), Lagarde (2010) ou bien Hamon (2014).

La dernière en date étant celle du 9 juin 2023 visant à encadrer l’influence commerciale, et à lutter contre les dérives des influenceurs sur les réseaux sociaux.

Nous pouvons comprendre que la loi érige quelques règles de bonne conduite entre les entreprises et leurs clients, et donne un cadre aussi bien aux unes qu’aux autres. Mais vouloir entrer dans les moindres détails et multiplier les textes réglementaires revient à considérer le consommateur – à l’instar du salarié – comme un individu faible et irresponsable qui a besoin d’être protégé de lui-même.

Reprenons l’exemple de la loi Scrivener II qui introduit un délai de réflexion de 30 jours francs lorsque l’on contracte un prêt immobilier. Elle fixe aussi un délai minimum de 10 jours dont personne ne peut s’affranchir. C’est-à-dire que l’emprunteur peut signifier à sa banque qu’il accepte le prêt à compter du onzième jour de la réception de l’offre de crédit (et donc ne pas attendre les 30 jours), mais il ne peut le faire dès le deuxième jour. N’est-ce pas le considérer comme un enfant mineur qui ne sait pas ce qu’il fait ?

De même, alors que la loi Scrivener I prévoyait un délai de rétractation de 7 jours après la signature d’un crédit à la consommation, la loi Lagarde de 2010 l’a porté à 14 jours. Le délai de rétraction est aussi de 14 jours en cas de vente à distance (internet, téléphone, voie postale ou fax), par exemple. N’est-ce pas prendre le consommateur pour quelqu’un qui ne réfléchit pas suffisamment avant de prendre une décision ?

 

Des protections qui se retournent contre le consommateur

Dans le domaine du logement, l’IREF a démontré à maintes reprises comment les dispositions censées protéger les locataires se retournaient contre eux.

Ainsi les lois prises entre 1914 et 1923 aboutirent-elles à bloquer les loyers et à décourager la construction de logements. La fameuse loi de 1948 statufia le parc locatif, les locataires ne bougeant plus de chez eux afin de conserver leur loyer bloqué. Les récentes lois figeant ou encadrant les loyers ont pour conséquence de réduire le nombre de bailleurs qui préfèrent se tourner vers la location de courte durée de type Airbnb. L’interdiction des expulsions locatives entre le 1er novembre et le 31 mars a aussi pour résultat de décourager les propriétaires de louer leurs biens.

Autre exemple avec la loi Lemoine de février 2022 « pour un accès plus juste, plus simple et plus transparent au marché de l’assurance emprunteur » qui a, notamment, supprimé le questionnaire médical pour une large partie des emprunteurs, en l’occurrence ceux dont le prêt assuré est inférieur ou égal à 200 000 euros et qui le remboursent avant l’âge de 60 ans. L’objectif de cette mesure était d’éliminer les discriminations dont étaient victimes, au moment de souscrire une assurance-emprunteur, les personnes présentant des risques de santé. Ces « discriminations » consistaient à appliquer des surprimes ou des exclusions de garanties. Depuis le 1er juin 2022 (entrée en vigueur de la loi), les assureurs ne peuvent donc plus interroger leurs clients qui répondent aux deux critères mentionnés plus haut. Cela concerne plus de 50 % des emprunteurs.

Les effets pervers de cette loi sont évidents et se sont déjà fait sentir, nul besoin d’attendre le rapport que le Comité consultatif du secteur financier (CCSF) doit produire au plus tard d’ici février 2024.

En effet, faute de pouvoir évaluer correctement le risque, certains assureurs préfèrent ne pas traiter avec les personnes couvertes par la loi Lemoine et, par conséquent, ne produisent même pas de devis. D’autres ont choisi d’augmenter leurs tarifs – de 15 % à 30 % – pour tout le monde. Enfin, une dernière catégorie a changé les conditions générales des contrats qui comportent désormais des exclusions « tendant à amoindrir ou annuler la prise en charge des pathologies antérieures à l’adhésion quand les personnes ne répondent pas à un questionnaire médical ».

En résumé, l’emprunteur – qui n’a pas vraiment lu des conditions générales car il se sait bien protégé par la loi Lemoine – se croit couvert pour certains risques alors qu’il ne l’est pas.

 

La protection par la concurrence

Finalement, la loi Lemoine aboutit à restreindre le choix des consommateurs (ils ont moins d’offres), à augmenter le coût des assurances et à réduire la protection des clients.

En réalité, nombre de lois de protection des consommateurs reviennent à ériger des barrières à l’entrée du marché, c’est-à-dire à empêcher l’arrivée de nouveaux acteurs. Au contraire, quand la concurrence fonctionne à plein, les entreprises recherchent les meilleurs moyens de servir les clients. Offrir plus de choix aux consommateurs est une bonne manière de les protéger.

Qui est le mieux protégé aujourd’hui ? Le voyageur français du XXe siècle qui pour se déplacer n’avait le choix, en simplifiant, qu’entre les monopoles d’Air France, de la SNCF et des taxis ? Ou celui du XXIe siècle qui peut se tourner vers les compagnies aériennes low cost comme Ryanair ou easyJet, la compagnie ferroviaire italienne Trenitalia, les VTC, les cars Macron ou le covoiturage ? La libéralisation du marché du transport – qui est loin d’être terminée – a mieux servi les consommateurs que la plupart des lois prétendument protectrices.

Renforcer la concurrence devrait être le cheval de bataille de tous ceux qui prétendent vouloir protéger les clients, au premier rang desquels les associations de consommateurs. Au lieu de cela, elles réclament toujours plus de contraintes pour les entreprises, pénalisant ceux qu’elles sont censées défendre.

Sur le web.

La loi immigration : une réponse à la stagnation économique ?

L’immigration génère des titres dans l’actualité en raison du passage d’une loi sur le sujet. Après débats, les deux tiers du Parlement ont voté pour la loi sur l’immigration… des mesures visant à resserrer les conditions d’entrée dans le pays.

L’arrivée de migrants occupe les gouvernements et les médias.

Geert Wilders, qui promet le blocage de l’immigration, prend le pouvoir aux Pays-Bas. Au Royaume-Uni, le Premier ministre, Rishi Sunak, a promis une campagne pour réduire le nombre d’immigrants de 300 000 par an. Et en Italie, lors de la campagne l’année dernière avant son élection, Mme Meloni a promis un blocus naval contre l’immigration en provenance d’Afrique du Nord.

Certains veulent davantage de sévérité vis-à-vis de l’entrée d’étrangers, d’autres veulent plus de programmes pour l’hébergement et la distribution d’allocations.

Personne ne défend la liberté de la circulation des biens et personnes. D’un côté, certains veulent des redistributions au prétexte de la solidarité. « Nous allons épargner au pays deux semaines de discours xénophobes et racistes », disent-ils, au sujet du vote de départ ; de l’autre, certains veulent le filtrage des arrivées, selon des quotas des dirigeants. Selon eux, le rejet de la loi, avant un passage après le durcissements des règles, « protège les Français d’un appel d’air migratoire ».

Même les défenseurs de la liberté d’échange – comme la Fondation iFRAP par exemple –  souhaitent davantage de contrôle sur l’arrivée de personnes. Dans une tribune pour le journal Le Figaro, Agnès Verdier-Molinié appelle à une préférence pour les travailleurs, par rapport aux autres types d’immigrants :

« Conditionner les arrivées à un emploi stable, c’est garantir, à la fois, une meilleure intégration et de meilleurs revenus aux immigrants tout en leur évitant de dépendre du système de protection sociale. »

En France et à l’international, la préoccupation pour l’immigration relève sans doute d’un sentiment de stagnation chez les particuliers. En effet, les lois sur l’immigration apparaissent souvent avec des crises, des licenciements et des pertes de revenus.

Les gens voient alors dans l’arrivée d’étrangers une des causes du déclin.

 

Signal de difficultés

La presse évoque de nouveau la menace de la concurrence des Chinois dans l’industrie.

Dans Les Échos un article affirme :

«… les prix baissent, ce qui fait l’affaire des consommateurs européens. Mais il n’est pas certain que les producteurs, eux, soient ravis de cette arrivée de biens chinois sur le Vieux Continent. En effet, la concurrence des produits chinois risque d’accélérer à terme la désindustrialisation. »

L’immigration, comme les biens d’importation, sont une forme de concurrence faite aux citoyens d’un pays.

Sur la première moitié du XXe siècle aux États-Unis, la loi la plus importante pour réduire l’immigration remonte à 1924. En effet, la même année, une contraction économique entraîne des faillites. La Réserve fédérale achète même des obligations sur le marché, pour la première fois depuis la création du groupe. Ensuite, au cours de la Dépression des années 1930, le gouvernement américain pousse les étrangers à repartir. Selon les estimations, entre 300 000 et deux millions de Mexicains quittent le pays au cours de la décennie. La récession de l’économie provoque un retournement contre les immigrés, et aussi contre le commerce avec l’étranger. En réaction au Krach de 1929, les États-Unis votent une série de tarifs sur l’importation de biens. Henry Ford, le créateur de la marque de voitures, qualifie la loi de stupidité économique.

Au début des années 1930, les pays européens, dont la France et l’Angleterre, mettent en place des tarifs douaniers. Les échanges internationaux chutent à grande vitesse. De 1929 à 1932, le commerce mondial chute de 60 %.

En France aussi, le gouvernement crée pour la première fois des restrictions à l’immigration au cours de la crise des années 1930. En 1931, le Parti socialiste propose de limiter l’accès à l’emploi des étrangers :

« Nul ne pourra embaucher de travailleurs étrangers si la proportion de travailleurs étrangers employés dans son entreprise excède 10 %. »

En 1938, le gouvernement crée une branche pour la régulation de l’immigration.

Les restrictions de l’accès des étrangers à des emplois des années 1930 sont toujours en place aujourd’hui.

Le Monde Diplomatique explique :

« Au total, selon l’Observatoire des inégalités, plus de cinq millions d’emplois demeurent inaccessibles aux étrangers non européens, soit plus d’un emploi sur cinq, y compris dans le secteur privé, où perdurent une cinquantaine de restrictions, en particulier pour les professions libérales, cadenassées depuis les années 1930. »

En réponse à une hausse du chômage, un retournement de l’opinion à l’égard de l’immigration a aussi lieu dans les années 1970… Le mouvement pour la préférence nationale conduit à l’interdiction de l’arrivée d’immigrants pour le travail.

Le même genre d’inquiétude pour les revenus et les niveaux de vie entre à présent en jeu.

 

Réponse à la stagnation

Les revenus n’augmentent pas, selon l’Observatoire des inégalités. Un article de La Nouvelle République cite le groupe :

« [Depuis 20 ans] les salaires des classes populaires n’augmentent pas. C’est le cas aussi depuis une quinzaine d’années pour les classes moyennes. À la rigueur, quand les plus riches s’enrichissaient, dans les années 1980 et 1990, cela causait moins de tensions car les salaires progressaient, les parents voyaient leurs enfants s’en sortir mieux qu’eux. »

Depuis les confinements, les gens travaillent davantage d’heures, peut-être en rattrapage de la perte de temps, ou les problèmes liés au télétravail… Ainsi, la productivité du travail reste en baisse par rapport à la normale.

Les patrons de PME donnent des signes de détresse. Selon Les Échos :

« Pour près de la moitié des dirigeants de PME et TPE, l’évolution de l’activité est devenue la préoccupation principale loin devant « l’inflation » et « la hausse des salaires », selon la dernière enquête de la CPME, que dévoile Les Échos. 42 % des interrogés indiquent aussi que leur situation de trésorerie se tend. »

Le gouvernement aussi manque d’argent.

L’hebdomadaire Marianne rapporte :

« La France exigera à Bruxelles que soit introduite « une flexibilité » dans le rythme de réduction des déficits publics excessifs pour les pays membres de l’Union européenne, a annoncé le ministre de l’Économie et des Finances lors d’un point presse ce 7 décembre. »

Dans les périodes de difficultés, les gens veulent en général des contrôles de frontières et des blocages sur l’arrivée de personnes. Ils souhaitent davantage de protections de la part des dirigeants, contre la concurrence des entreprises, ou l’arrivée de main-d’œuvre. Le gouvernement annonce alors des mesures bloquant les arrivées d’immigrants.

Les restrictions sur les capacités de déplacement – dont les entrées d’étrangers dans le pays – nuisent à la formation de capitaux. Par contre, la plupart des gens ne voient pas d’effets au quotidien. Comme d’autres interventions, les effets ont lieu à la marge – et à l’abri de la plupart des observateurs.

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Les entreprises familiales se caractérisent aussi par un solide ancrage territorial

Les auteurs : Miruna Radu-Lefebvre est Professeur en Entrepreneuriat à Audencia. Raina Homai est Research Analyst à Audencia.

 

Au travers des interactions entre entreprise et territoire, un ancrage se construit dans le temps. Celui-ci apparaît particulièrement fort pour les entreprises familiales qui restent sur le même territoire pendant des années, parfois des générations. Le territoire donne une certaine couleur à l’identité d’une entreprise comme à l’identité des individus qui la composent. L’ancrage territorial s’exprime donc aussi dans le sentiment d’appartenance de ces derniers à cet espace.

Or, ce sentiment d’appartenance apparaît particulièrement marqué chez les dirigeants de petites et moyennes entreprises (PME) familiales, dont le pouvoir décisionnel et la majorité du capital sont détenus par une famille, comme le montre la dernière étude de l’Observatoire national de l’entrepreneuriat familial, porté par la Chaire Entrepreneuriat familial & Société d’Audencia en partenariat avec le CIC Banque privée et mise en œuvre par OpinionWay.

 

« On a grandi ici… »

Dans notre échantillon représentatif de 656 entreprises, 25 % des entreprises de plus de 10 salariés en France sont des entreprises familiales.

Celles-ci sont plus présentes en province qu’en Île-de-France (15 %). En tête, le Sud-Est avec 30 % d’entreprises familiales. La deuxième région où leur proportion est la plus importante est le Nord-Ouest (28 %), suivie en proportion égale par le Sud-Ouest et le Nord-Est (25 %).

Les dirigeants de ces entreprises familiales se distinguent notamment par un fort attachement à leur région d’origine. Au niveau national, 92 % des dirigeants interrogés habitent dans la même région que leur entreprise, un pourcentage qui grimpe à 97 % pour les entreprises familiales, contre 91 % pour les entreprises non familiales. En outre, 18 % des dirigeants interrogés sont nés dans la région de l’entreprise et y vivent depuis toujours. Un chiffre qui monte à 22 % pour les dirigeants d’entreprises familiales. 45 % des dirigeants interrogés y vivent même depuis plus de 20 ans, dont 54 % de dirigeants d’entreprises familiales.

Le directeur général d’une PME familiale dans le secteur du bâtiment fait partie de ceux-là :

« On a grandi ici, dans la région, mon frère et moi. […] ce qu’on trouve ici c’est un réel confort de vie et puis un environnement que nous jugeons extrêmement favorable et agréable au quotidien. C’est un élément qui compte pour nous et par conséquent, on veille aussi à le développer ou à maintenir l’attractivité sur notre territoire, donc ça va au-delà de l’entreprise, c’est aussi son environnement ».

En conséquence, les entreprises familiales contribuent davantage à l’économie locale. Une part importante des ventes est en effet réalisée dans la région du siège de l’entreprise, un phénomène encore plus vrai au sein des entreprises familiales. Ainsi, pour 56 % des dirigeants interrogés au niveau national, plus de la moitié des ventes est réalisée dans la région du siège de l’entreprise, avec un écart important de 21 points entre entreprises familiales (72 %) et entreprises non familiales (51 %). Exception notable pour la région du Nord-Est (42 %) qui s’explique par la proximité des pays limitrophes comme l’Allemagne, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas, avec lesquels les dirigeants entretiennent des relations commerciales plus soutenues.

Le dirigeant d’un fonds de capital-investissement interrogé dans l’étude avance une explication :

« Les petites boîtes ne sont pas toujours attirées par le « Big is beautiful ». Elles préfèrent investir dans l’ancrage territorial et ne pas grossir ».

Par ailleurs, 59 % des dirigeants d’entreprises familiales détiennent plus de 50 % de leurs propriétés immobilières, foncières et d’équipement dans la région du siège (contre 39 % pour les entreprises non familiales). Cela concerne le plus souvent les dirigeants âgés entre 50 et 64 ans (52 %) ou exerçant dans les ETI ayant entre 500 et 999 salariés (71 %).

 

Un moindre attachement chez les salariés

Les résultats de l’Observatoire montrent également que les salariés présentent un moindre intérêt pour l’ancrage régional que les dirigeants, même si cet ancrage reste important.

Lorsqu’on regarde les cinq régions, on constate notamment que les régions du Nord (Ouest et Est) semblent présenter un plus grand attachement des employés à leur territoire. En effet, environ neuf dirigeants sur dix dans ces régions affirment que plus de la moitié de leurs employés viennent de la région. Cela est légèrement plus prononcé pour les entreprises familiales que pour les entreprises non familiales.

Comme en témoigne le directeur général adjoint d’une PME familiale dans le transport :

« Dans notre entreprise historique, 47 % de nos collaborateurs habitent à moins de 25 kilomètres de l’entreprise alors qu’on est en campagne. Et nous, la famille, on habite tous à moins de 5 km de l’entreprise familiale. On est vraiment très attachés au territoire et on essaye toujours d’embaucher des personnes de chez nous ».

Cependant, cette tendance apparaît moins marquée dans les régions du Sud qui attirent principalement des salariés d’autres régions, peut-être en raison de la qualité de vie et du climat. Seulement 58 % des dirigeants d’ENF du Sud-Ouest déclarent par exemple que plus de la moitié de leurs employés viennent de la région.

L’Île-de-France attire également les salariés, mais pour des raisons différentes. Les employés y travaillent, mais ne vivent pas nécessairement dans la région ou n’en sont pas originaires. En effet, seulement 51 % des dirigeants en IDF estiment que plus de la moitié de leurs employés sont originaires de la région de l’entreprise.

 

Et demain ?

Si les entreprises familiales se sont construites localement au fil des générations, la culture des jeunes générations semble différente aujourd’hui. Les jeunes dirigeants n’ont pas les mêmes opportunités ni le même niveau d’études que leurs parents, ils peuvent par exemple étudier ou travailler à l’international plus facilement avant d’intégrer l’entreprise familiale.

De plus, leurs rapports au travail et à la famille ne sont plus les mêmes que pour les générations précédentes. L’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle est devenu fondamental. Pour autant, lorsqu’ils décident de revenir dans l’entreprise familiale, c’est pour la faire grandir, la diriger et la gouverner autrement. À leur manière, ils redonnent du sens à sa mission initiale, décidant, pour certains, à la transformer, par exemple en une entreprise à mission, responsable.

De nouveaux profils, pas toujours repreneurs, se saisissent de cet objet qu’est l’entreprise familiale pour en faire un terrain de jeux pour expérimenter des projets entrepreneuriaux, philanthropiques ou bien encore pour devenir les gardiens du patrimoine immatériel, et donc de l’ancrage territorial de l’entreprise, pour la transmettre aux générations suivantes.

Vous pouvez retrouver cet article ici. 

LFI & RN : la théorie du fer à cheval est-elle si pertinente ?

Peut-on dire que la motion de rejet du projet de loi immigration votée le 11 décembre 2023 est une illustration de la théorie du fer à cheval ? Forgée dans les années 1970, elle considère le spectre politique sous la forme d’un arc de cercle dont les extrémités gauche et droite se rejoignent. Mais disons-le d’emblée, la « horseshoe theory » est moins un postulat étayé qu’un jugement spontané. Il a pourtant eu l’intérêt de mettre la lumière sur la structure de l’offre et de la demande politique. Côté demande, si un tiers des électeurs de La France Insoumise (LFI) ont choisi de voter pour Emmanuel Macron au second tour des présidentielles de 2022, 43 % d’entre eux se sont abstenus[1]. Côté offre, n’avons-nous pas vu LFI et le Rassemblement national (RN) soutenir le mouvement des Gilets jaunes ou rejeter le projet de loi de réforme des retraites ?

Soutenir la thèse d’une similitude doctrinaire des extrêmes serait verser dans le syllogisme. La proximité idéologique de deux partis politiques ne peut se mesurer uniquement à des prises de position ponctuelles. C’est une condition probablement nécessaire, mais loin d’être suffisante, pour au moins trois raisons. D’abord parce que la démocratie accorde une place essentielle à l’opposition. Il est sain dans une société que l’individu puisse devenir citoyen et se dresser contre ce qui lui parait injuste. Afin d’endiguer le risque de la tyrannie de la majorité, la théorie libérale prévoit d’institutionnaliser le conflit, c’est-à-dire de protéger celui qui se refuse à adhérer à l’avis des autres. À la suite de Marc Sadoun, on se rappellera la maxime suivante dont Benjamin Constant a la paternité : « Si tous les hommes moins un partageait la même opinion, ils n’en auraient pas pour autant le droit d’imposer silence à cette personne, pas plus que celle-ci, d’imposer silence aux hommes si elle en avait le pouvoir[2] ».

En deuxième lieu, la proximité politique des partis qui se situent aux extrémités du spectre politique peut s’étudier de façon objective, ce qui signifie qu’elle est mesurable. La base de données DatAN met à notre disposition de précieuses informations sur la vie parlementaire. On peut y recueillir la répartition des votes qui rythment le calendrier législatif. Arrêtons-nous sur les 39 textes recensés pour la XVIe législature, amorcée en juillet 2022. Le RN a voté à 24 reprises avec la NUPES, et à 17 reprises avec Renaissance (RE), le groupe de la majorité présidentielle. DatAN fournit une classification des votes en fonction du thème des textes[3]. En économie, le RN et la NUPES se sont plus fréquemment rejoints (8) que le RN et RE (2). Il en est de même dans le domaine des affaires étrangères et européennes (RN-NUPES : 4 ; RN-RE : 0) ou dans celui des Affaires sociales et de santé (RN-NUPES : 9 , RN-RE : 4).

La proximité idéologique des extrêmes peut enfin s’étudier du point de vue du contenu de leurs propositions. On trouve dans la recherche anglo-saxonne, hélas trop souvent caricaturée par nombre de nos universitaires locaux, des enquêtes d’une utilité certaine. Une équipe de politistes a mis au point la PopuList, une banque d’informations qui établit le caractère populiste et eurosceptique des partis européens depuis 1989. Elle établit que le RN et la NUPES sont des partis populistes, eurosceptiques et respectivement d’extrême gauche et d’extrême droite. La définition du populisme à partir de laquelle le classement est construit nous intéresse : « Les partis populistes sont ceux qui soutiennent l’ensemble d’idées selon lequel la société est finalement divisée en deux groupes homogènes et antagonistes, les « gens purs » contre « l’élite corrompue » et affirment que la politique devrait être une expression de la volonté générale du peuple[4] ». Souvent, ils partagent un euroscepticisme plus ou moins exacerbé selon la conjoncture. Dans un second temps, les chercheurs qui ont forgé cet inventaire caractérisent différemment le populisme des extrêmes gauche et droite. Le premier est fondé sur un rejet du capitalisme et sur le désir de rénovation totale des institutions existantes. Le deuxième sur un nationalisme « nativiste » – dans cette optique, l’État doit être « exclusivement habité par les autochtones » – et autoritaire. Les plus perspicaces l’auront deviné, la LFI et le RN cochent les cases. Ce travail a le mérite de dépasser la théorie du fer à cheval car il pointe les différences de ces partis tout en fixant leurs dénominateurs communs.

Pour enfoncer le clou, j’importerai à ces observations le raisonnement de Gérald Bronner. Selon lui, « la spécificité de la pensée extrême tiendra au fait qu’elle adhère radicalement à une idée radicale[5] ». Un extrémiste défend inconditionnellement des positions qui sont intrinsèquement radicales. Mais comment alors jauger la radicalité d’une idée ? Dans le sillage de Raymond Boudon, Bronner définit les idées radicales comme « faiblement transsubjectives » et fortement « sociopathique ». La transsubjectivité d’une idée correspond à sa « capacité à être endossée par un ensemble de personne ». En ce sens, malgré leur irrationalité objective – par exemple : la terre est plate – certaines idées peuvent avoir du succès sur le marché cognitif. Les idées extrêmes sont faiblement transsubjectives. Elles sont peu convaincantes car éloignées de la vérité scientifique. Une idée sera sociopathique si elle contient une dimension conflictuelle. Elle interdit la coexistence entre des blocs de la société qu’elle voit comme antagoniste (par exemple riches et pauvres, étrangers et autochtones etc.).

Le 16 décembre, Manuel Bompard a prononcé la phrase suivante : « Notre projet politique, c’est de renverser le capitalisme dans la septième économie mondiale, et ça ne se fera pas avec des bouquets de fleurs ». Rien que ça. L’objectif du député de LFI serait-il donc de faire passer la 7e économie mondiale au 57e rang ? En plus d’espanter les Hommes de raison, cette déclaration concorde avec les définitions de la PopuList et de l’héritage boudonien. Mais n’allez pas croire que ce dérapage n’est pas programmé. On pourrait faire le florilège des affirmations sensationnelles de la gauche extrême. Elles s’inscrivent dans une stratégie assumée de conflictualisation du politique, imaginée par la chercheuse Chantal Mouffe. Qu’a-t-elle trouvé, cette politiste belge dont les titres de livres ne donnent pas envie de les disposer au pied d’un sapin de Noël ? Au choix, pour pimenter vos fêtes vous pourrez trouver dans L’illusion du consensus (2016), ou dans Pour un populisme de gauche (2019), un tutoriel pour conquérir le pouvoir en faisant revivre la conflictualité entre les familles politiques. Du combat entre le peuple opprimé et les élites néolibérales corrompues, la gauche devrait sortir victorieuse. C’est en peu de mots le résumé caricatural de la pensée caricaturale qui guide l’attitude démagogiques de LFI. Pourquoi marcher contre l’antisémitisme quand on peut défiler au son d’un mélodieux « Dieu est grand ! » dans Paris ?

Mais ne faisons pas de jaloux. L’extrême droite ne s’est pas épargnée de retentissantes sorties tribuniciennes. Voyons-voir la dédiabolisation. Dès la deuxième minute de son débat avec Mathilde Panot, Marion Maréchal annonce sans mauvais jeu de mots la couleur : « Ce débat politique qui va nous confronter ce soir est le grand débat politique des prochaines années. C’est un véritable enjeu de civilisation qui va se jouer […]. Moi je suis contre la disparition de la France, sous le poids de l’immigration et de l’islamisation, vous vous en félicitez, vous l’encouragez, vous l’accélérez. Je suis contre le phénomène de grand remplacement de la population et de la culture française…[6] ». La théorie du grand remplacement, forgée par Renaud Camus est un archétype de la pensée extrême. Faiblement transsubjective car scientifiquement démontée et sociopathique car il n’est pas chaleureux d’être xénophobe dans la vie politique, elle s’accroche au populisme de droite comme une moule à son rocher. On avait presque oublié que le lepénisme dispose également de ses intellectuels. Ne les traiteraient-on pas d’académo-militants s’ils enseignaient leurs pseudo-vérités à l’Université ? Ce n’est pas la question à laquelle je souhaite répondre aujourd’hui, mais elle permet de souligner la présence d’idéologues néfastes de ce côté-ci également du spectre politique.

Extrême gauche et extrême droite s’équivalent-ils ? Non, tout n’est pas relatif. Mais qu’ils soient anticapitalistes, nativistes ou eurosceptiques les populismes sont des antithèses de la pensée libérale et par là du projet républicain. Radicalement radicaux, dangereusement sociopathiques, leur montée en puissance nous impose le retour permanent à une lucidité rigoureuse et au sang froid de la raison. Cela implique, lorsqu’il s’agit de les affronter, de ne pas les renvoyer dos à dos comme les deux faces d’une même pièce, mais bien de forger des argumentaires singuliers pour répondre à chacun d’eux. Les vases ne communiquent probablement pas. Si c’était le cas, la tâche qui incombe au libéralisme serait plus simple. En réalité, il a affaire à deux ennemis distincts, aux visages distincts. Préférons la métaphore du funambule. Sur son flanc gauche, le péril anticapitaliste. Sur son flanc droit, le péril ultranationaliste. Au sol, la fosse aux lions.

[1] IPSOS, Second tour : profil des abstentionnistes et sociologie des électorats, https://www.ipsos.com/fr-fr/presidentielle-2022/second-tour-profil-des-abstentionnistes-et-sociologie-des-electorats

[2] Marc Sadoun, « Opposition et démocratie », Pouvoirs, Le Seuil, 2004

[3] Sur ce point précis, le site n’explique cependant pas sa méthodologie, ce qui peut s’avérer problématique concernant certains textes

[4] https://www.cambridge.org/core/journals/british-journal-of-political-science/article/populist-a-database-of-populist-farleft-and-farright-parties-using-expertinformed-qualitative-comparative-classification-eiqcc/EBF60489A0E1E3D91A6FE066C7ABA2CA

[5] Gérald Bronner, « A la recherche de la pensée extrême », Cités, Presse Universitaire de France, p. 141-150

[6] Mathilde Panot/Marion Maréchal, le débat, BFM TV, https://www.youtube.com/watch?v=OdCvq3ViEsM&t=1307s

Une contre-révolution sous nos yeux ? Ce que révèlent les affaires Depardieu et Cesari

Deux événements se sont produits simultanément le 7 décembre 2023.

Le premier concerne la bronca qui a gagné un collège des Yvelines à la suite de la présentation en cours de français d’un tableau de Giuseppe Cesari datant du XVIIe siècle, Diane et Actéon. Parce que ce tableau représente des femmes dénudées, des élèves musulmans de 6e ont exprimé leur réprobation. Des tensions et des menaces ont suivi, ce qui a conduit les enseignants à faire valoir leur droit de retrait, avant que le ministre Gabriel Attal ne se rende sur place.

Le second événement concerne l’acteur Gérard Depardieu. Dans un documentaire, le magazine « Complément d’enquête » a diffusé des extraits d’une vidéo tournée en 2018 dans laquelle le comédien tient des propos particulièrement crus et vulgaires sur les femmes, y compris sur une très jeune fille d’une dizaine d’années.

Si ces deux événements méritent d’être rapprochés, malgré leurs différences, c’est parce que, chacun à leur manière, ils nous parlent des transformations actuelles de la société française.

 

Cachez cette nudité

Commençons par l’affaire du tableau de Cesari. On peut légitimement discuter pour savoir s’il était judicieux de montrer un tel tableau à des élèves de 6e. Mais l’essentiel n’est pas là.

Il fut un temps pas si lointain où, face à des images à caractère sexuel, entraperçues par exemple dans un film ou un documentaire, les collégiens avaient tendance à manifester, non pas leur dégoût mais bien un enthousiasme typiquement juvénile, où se mêlaient gloussements émerveillés et clameurs grivoises.

Que des élèves de 6e adoptent aujourd’hui une attitude exactement inverse, surtout à un âge aussi précoce, en dit long sur le type d’éducation qu’ils reçoivent et sur les valeurs qu’ils entendent affirmer. Visiblement, cette affaire confirme l’existence d’un clivage profond qui place l’école en porte-à-faux vis-à-vis d’une partie de la population, comme l’avaient déjà révélé les incidents lors de l’hommage à Samuel Paty et à Dominique Bernard, ou les nombreux conflits sur les signes religieux et les atteintes à la laïcité.

 

Cachez cette sexualité

Concernant Gérard Depardieu, le problème se présente différemment. Il est évidemment légitime d’être choqué par les propos de l’acteur, lesquels dépassent très largement ce que la décence commune peut tolérer.

On évitera cependant d’être hypocrite. Lorsqu’ils sont entre eux, il arrive aux hommes de parler crûment des femmes et de la sexualité car rares sont ceux qui échappent totalement aux pulsions de leur cerveau reptilien. Cela vaut sans doute aussi dans l’autre sens. On peut en effet remarquer que l’un des clips actuellement les plus populaires est une chanson de rap interprétée par deux femmes qui s’intitule WAP, ce qui signifie Wet Ass Pussy. Or, les paroles n’ont rien à envier à la trivialité de Depardieu : « Il y a des salopes dans cette maison / Amène un seau et une serpillière pour cette chatte bien mouillée / Mets cette chatte sur ton visage, glisse ton nez comme une carte de crédit / Crache dans ma bouche / Dans la chaîne alimentaire, je suis celle qui t’avale / Je veux que tu touches ce petit trucmuche qui pendouille au fond de ma gorge. » Ce clip a été encensé encore récemment sur le site Slate.fr.

Il ne s’agit pas de dire que tout est permis. La vie civilisée consiste justement à s’abstenir de toute vulgarité dans la vie publique : la sexualité est une affaire privée. Mais rien ne dit que les propos de Depardieu étaient destinés à être diffusés. On aimerait d’ailleurs savoir pourquoi la chaîne publique s’est autorisée à diffuser ces images, violant sans scrupules le droit à la vie privée de l’acteur.

 

Cachez ce monstre

Le problème concerne cependant moins Depardieu lui-même que l’évolution de son statut dans la société. Car Depardieu n’a pas toujours été ce personnage exécré qu’il est devenu. Historiquement, il a au contraire incarné l’audace modernisatrice, la provocation progressiste, la critique iconoclaste.

Le film qui l’a propulsé vers la gloire, en l’occurrence Les Valseuses de Bertrand Blier (1975), dont le titre était déjà tout un programme, devait son succès à ses dialogues crus et à ses scènes de sexe délibérément destinées à choquer le bourgeois. Les radios publiques lui rendent encore hommage, que ce soit France Interou plus récemment France Culture.

C’est donc en grande partie pour son côté iconoclaste que Depardieu a été encensé. Même les institutions de la République y sont allées de leur reconnaissance, d’abord en le faisant chevalier de l’ordre national du Mérite de la part de François Mitterrand en 1988 (précisons toutefois qu’il avait appelé à voter pour le candidat socialiste), puis en lui attribuant la Légion d’honneur (Jacques Chirac en 1996).

Cette consécration artistique et politique a forcément eu des effets sur ses manières d’être et de s’exprimer. Tout au long de sa vie, Depardieu a probablement été adulé par son entourage pour son côté libéré et provocateur. Personne ne se fait tout seul, et Depardieu n’échappe pas à cette règle : à sa façon, il est le fruit de cette France d’après 1968 qui ambitionnait de bouleverser la morale traditionnelle au profit de la liberté amoureuse et sexuelle.

Le retournement est aujourd’hui total. Depardieu est maintenant présenté comme un « ogre » ou un « monstre ». La ministre de la Culture n’hésite pas à dire qu’il fait « honte à la France », et parle de lui retirer la Légion d’honneur. Elle n’a pas appelé à brûler ses films, mais ce n’est peut-être qu’une question de temps.

On pense à la célèbre formule de l’Évêque de Reims lors de la conversion de Clovis au christianisme :

« Adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré ».

C’est probablement à cela qu’on reconnaît un changement d’époque : c’est lorsqu’une société aspire à se débarrasser de ses idoles d’hier, à briser ses anciennes icônes devenues insupportables, que l’on comprend qu’une nouvelle religion émerge, même si on ne sait pas très bien quelles personnalités vont incarner la nouvelle vertu.

 

La contre-révolution est en marche

Les affaires Cesari et Depardieu pourraient rester dans le registre du fait divers si elles ne venaient pas à la suite de nombreuses polémiques du même type. On pense par exemple au baiser de Blanche-Neige, dont nous avons essayé d’esquisser une analyse.

Une contre-révolution morale est manifestement en marche. Serge Gainsbourg, un autre provocateur du même acabit, en a fait les frais dernièrement. Autrefois, les jeunes traitaient leurs aînés de « vieux cons » et dénonçaient leurs opinions réactionnaires ; désormais, ils reprochent aux générations précédentes d’avoir été progressistes.

Si cette dynamique contre-révolutionnaire s’annonce profonde et durable, c’est parce qu’elle est portée par un agrégat de groupes différents soutenus par une démographie et des mutations sociologiques favorables, dont le point commun est de promouvoir un agenda néo-puritain. La polémique sur le tableau de Guiseppe Cesari est ici très significative : elle a été lancée par des familles musulmanes, mais elle aurait très bien pu être initiée par des néo-féministes. L’islam rigoriste se retrouve sur la même ligne qu’une partie du féminisme moralisateur, tandis que la gauche, loin de se détourner de ces deux causes, aspire à les englober dans un salmigondis idéologique aussi indigeste que fragile.

Il faut donc s’attendre à ce que les polémiques de ce type se multiplient. On doit se préparer à aller de surprise en surprise, car les nouvelles sensibilités sont toujours pleines de ressources et de créativité lorsqu’il s’agit de désigner des icônes à abattre. C’est ce qui en fait tout l’intérêt, un peu comme pour une bonne série télé : on a hâte de découvrir la prochaine saison.

L’hôpital en France : un secteur en mal de concurrence

Un article de Romain Delisle

Au début du mois d’octobre, Arnaud Robinet, maire de Reims et président de la Fédération hospitalière de France qui représente les hôpitaux publics, a déclaré un besoin non satisfait par le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2024 de 2 milliards d’euros, et de 1,9 milliard d’euros pour l’année en cours, alors que le total des dépenses allouées aux établissements publics et privés se monte déjà à 98,4 milliards en 2022.

Depuis quinze ans, l’hôpital public est habitué à demeurer sous perfusion de l’État. En 2007 et en 2012, deux plans d’investissement avaient fait tripler sa dette à 29,3 milliards d’euros, qui s’élève toujours à 31,3 milliards d’euros.

C’est cette situation délétère qui a motivé la Cour des comptes à s’intéresser à la question, ainsi qu’à celle de la concurrence privé / public dans le secteur médical, permettant de constater l’incapacité chronique de l’hôpital public à investir dans sa propre modernisation, engendrant un état de vétusté de ses équipements de plus en plus problématique. Cet état des lieux tranche avec celui du secteur privé, bien que la concurrence entre les deux ne puisse, à l’heure actuelle, s’appliquer de manière pure et parfaite.

 

La situation financière des hôpitaux publics leur interdit d’investir pour se moderniser et les place à la remorque de l’État

Depuis 2006, le budget des hôpitaux publics a toujours été plus ou moins déficitaire : à la veille de la crise sanitaire, en 2019, leur déficit annuel se montait à 558 millions d’euros. Un tiers des hôpitaux réussissait à réaliser un bénéfice net, un tiers ne dégageait pas de marges sans tomber dans le déficit, et un tiers possédait des comptes dans le rouge.

Assez logiquement, en 2021, ce même tiers disposait d’une capacité d’autofinancement nette [1] négative (-816 millions) lui interdisant d’investir sans emprunter. Moyennant quoi, peu avant la crise sanitaire, en septembre 2019, l’État avait dû, une nouvelle fois, venir à leur secours via un plan de restauration de leurs capacités financières de 13 milliards d’euros, dont la moitié avait été consacrée au désendettement, et l’autre à des investissements de modernisation.

Opéré de manière désorganisée et parfois farfelue (l’ARS de Corse a alloué tous ses crédits au seul hôpital de Castelluccio), la distribution des subsides publics ne s’est pas réalisée moyennant une amélioration de la performance des établissements de santé, le taux de vétusté de leurs bâtiments (52,9 % en 2021 contre 45,5 % en 2015), et de leurs équipements (80 % en 2021 contre 76 % en 2015) continuant sa lente et inarrêtable ascension.

Lors du Ségur de la santé, l’État avait également mobilisé 15,5 milliards pour soutenir le secteur. Aux dires des magistrats financiers de la rue Cambon, les aides versées pendant la crise sanitaire ont été distribuées sans contrôle par les ARS (Agences régionales de santé) des surcoûts effectifs supportés par les établissements de soins. Par exemple, les sommes engagées liées à la réalisation des tests de dépistage du covid, soit 1,3 milliards au total, ne reposaient que sur des fichiers déclaratifs, et les CHU de Strasbourg estiment avoir reçu 13,9 millions en trop…

À l’inverse des établissements de santé du secteur privé, les hôpitaux publics n’ont toujours pas retrouvé leur niveau de fréquentation d’avant la crise sanitaire (-1,7 % par rapport à 2019) et leurs charges ont augmenté de 16,5 % entre 2018 et 2021, soit 11,9 milliards (dont 8 milliards pour le personnel). Selon l’OCDE, la part de personnel non-soignant y demeure de 33,5 %, un chiffre toujours largement supérieur à celui, de 22,2 %, observé outre-Rhin.

Les hôpitaux privés ne bénéficient pas des mêmes largesses de la part de l’État et pourtant, leur situation financière s’est mieux remise de la crise sanitaire. Selon la DREES (Direction de la Recherche, des Études, de l’Évaluation et des Statistiques), leur taux de bénéfice net s’établit à 3,7 % en 2021, en progression de 0,6 point par rapport à l’année précédente, et au plus haut depuis 2006. Les étalissements de santé privé sont donc en situation de consacrer 5,2 % de leurs recettes à leurs investissements.

 

La concurrence entre hôpitaux est imparfaite et entravée par la réglementation

Parmi l’une des sources majeures de financements des établissements de santé, se trouve la tarification à l’acte (T2A) : l’assurance maladie verse une somme fixe [2] pour chaque acte pratiqué, même les hôpitaux privés ne peuvent pas demander une participation financière du patient pour les activités purement médicales. En revanche, les hôpitaux publics perçoivent une dotation de l’Assurance maladie distribuée par les ARS, quand le secteur privé tire ses autres revenus de prestations non-médicales [3] facturées aux patients.

Le secteur public continue de se tailler la part du lion (74,4 %) en ce qui concerne les journées d’hospitalisation complète en court séjour, du fait de la redirection des patients du SAMU et de la prise en charge du transport des patients par le SMUR (Structure mobile d’urgence et de réanimation), publics tous deux.

Comme le note la plus haute juridiction financière hexagonale, du fait de la répartition des autorisations de réanimation (84 % pour les adultes et 94 % pour les enfants), l’hôpital public détient presque le monopole des urgences, ce qui pénalise ses concurrents privés. De fait, ceux-ci se positionnent sur des activités moins urgentes, reprogrammables et plus rémunératrices (53,4 % des séjours en chirurgie par exemple) suscitant, paradoxalement, l’ire des représentants du secteur public.

Deuxième point intéressant : une distorsion de concurrence s’observe sur la question fiscale. L’IGF et l’IGAS (Inspection générale des finances et des affaires sociales) avaient, par exemple, calculé une différence de 5 points s’agissant du taux de versement des cotisations sociales. Les établissements publics sont également exonérés de taxe foncière pour les bâtiments affectés aux soins, ce qui n’est pas le cas de leurs homologues privés pour lesquels la fiscalité locale, si l’on s’en tient au privé non lucratif, pèserait sept fois plus intensément.

 

Une situation naturellement inique qui ne favorise pas l’amélioration de la qualité des soins

En somme, l’hôpital public apparaît victime d’un acharnement thérapeutique de l’État qui freine sa mise en concurrence. Il faut recommander d’une part de laisser davantage d’autonomie aux établissements de santé publique, en leur permettant eux-aussi de facturer des prestations payantes aux patients ; et d’autre part de les responsabiliser en indexant leur dotation sur l’effort entrepris pour réduire les dépenses purement administratives, ce qui aurait le mérite de commencer à libéraliser un modèle économique qui en aurait bien besoin.

 


[1] Correspond à l’addition des bénéfices nets et des charges diverses d’une organisation, comprenant le montant des capitaux des emprunts à rembourser.

[2] Selon deux échelles différentes dans le public et dans le privé, mais selon le même mode de fonctionnement.

[3] Dites prestations pour exigence particulière, typiquement la mise à disposition de la télévision ou d’internet dans la chambre d’un patient ou les activités de chirurgie esthétique.

Sur le web.

Espagne : Pedro Sanchez liquide l’État de droit

« L’amnistie serait inconstitutionnelle, et ce faisant illégale », Pedro Sanchez, président du gouvernement espagnol, 21 juillet 2023 (deux jours avant les élections législatives).

« Contrairement à l’amnistie, qui est clairement inconstitutionnelle, la grâce n’efface pas l’existence du crime commis », Juan Carlos Campo, ministre de la Justice, juin 2021.

« L’amnistie n’est pas reconnue par notre ordre juridique. Toutes les revendications formalisées doivent être compatibles avec la Constitution et la loi », Fernando Grande Marlaska, ministre de l’Intérieur, novembre 2019.

 

Le 16 novembre 2023, le Congrès des députés a investi Pedro Sanchez pour un mandat de quatre années supplémentaires, malgré la défaite socialiste aux élections du 23 juillet. Afin d’attirer les 7 voix des nationalistes catalans de Junts per Catalunya qui lui manquaient pour atteindre la majorité absolue, le socialiste a dû consentir à amnistier les participants aux tentatives de sédition en Catalogne.

 

Un accord qui liquide l’État de droit

Le 9 novembre, l’émissaire socialiste chargé des négociations à Bruxelles avec Carles Puigdemont annonçait que les socialistes et Junts per Catalunya étaient parvenus à un accord scellant l’investiture de Pedro Sanchez.

Cet accord s’est révélé pire que pressenti. Tout d’abord, les condamnés pour des crimes et délits commis au nom de l’indépendantisme catalan entre 2012 et 2023 seront amnistiés. Cela affecterait ainsi près de 400 personnes coupables de crimes et délits variés : sédition, détournement de fonds publics, usurpation de fonctions, etc. Auparavant reconnue comme illégale et inconstitutionnelle par les socialistes, l’amnistie balaie d’un revers de main l’État de droit, brise l’égalité des citoyens face à la justice, met fin au caractère impératif de la loi et désavoue l’action de la justice espagnole.

Les socialistes ont également consenti aux régionalistes catalans l’effacement de 20 % de la dette de la Communauté autonome de Catalogne : 15 000 millions d’euros seront payés par le reste des Communautés autonomes pour financer la désastreuse gestion fiscale des nationalistes.

L’accord prévoit également la supervision du dialogue avec la formation de Carles Puigdemont par un « vérificateur international », qui surveillera la bonne tenue des engagements socialistes. Ainsi, les négociations politiques centrales pour le futur de l’Espagne se dérouleront en dehors du Parlement espagnol, siège de la souveraineté nationale, au profit de réunions informelles en Suisse. Il y a une semaine, on a appris que ce « vérificateur international » serait Francisco Galindo Vélez. Ce responsable politique de la gauche salvadorienne est actuellement en fuite après avoir été condamné à 14 ans de prison par la justice de son pays pour avoir mené des négociations politiques avec les maras, gangs armés coupables de plus de 5000 assassinats en Amérique centrale.

C’est la Fondation Henry Dunant, grassement financée par l’Open Society de Georges Soros, qui a désigné ce médiateur. Cette association était déjà intervenue dans le cadre des négociations entre le Gouvernement socialiste et l’ETA durant les années 2000, qui avaient abouti à la réhabilitation politique de l’organisation terroriste marxiste.

 

L’indépendance de la justice dans le viseur

Désavouée par l’amnistie, la justice espagnole est également attaquée frontalement par l’accord.

En effet, le texte prévoit la création de commissions parlementaires qui permettront d’enquêter sur un prétendu lawfare des juges espagnols. Répandue par la gauche latino-américaine afin de décrédibiliser les juges ayant mis en examen ou jugé des responsables politiques corrompus (Cristina Kirchner, Rafael Correa, Lula da Silva ou encore Dilma Roussef), l’invocation du lawfare permet d’accuser les juges d’exercer leurs fonctions selon des intérêts politiques. En permettant aux nationalistes d’enquêter sur un lawfare en Espagne, les socialistes acceptent la criminalisation de juges indépendants et confirment leur mépris à l’égard de la séparation des pouvoirs.

De telles commissions d’enquête existent déjà au sein du Parlement autonomique catalan, permettant aux élus régionaux d’intimider les magistrats espagnols. Dans le cadre de l’une d’entre elles, la présidence du Parlement catalan a enjoint à deux reprises Pablo Lucas, magistrat du Tribunal suprême espagnol en charge de l’instruction de l’affaire d’espionnage Pegasus, à s’y présenter pour révéler des informations secrètes. Après avoir logiquement refusé l’invitation, le magistrat a été menacé de poursuites pénales pour désobéissance par la vice-présidente du Parlement catalan.

Ces méthodes communisantes de criminalisation de la justice ont été également adoptées par les socialistes.

Le 5 décembre, lors d’une conférence de presse, la porte-parole du gouvernement a ouvertement critiqué l’annulation par le Tribunal suprême de la nomination à la présidence du Conseil d’État d’une apparatchik socialiste, Madgalena Valerio, car celle-ci ne possédait pas l’expérience juridique requise pour occuper ce poste.

Un autre symbole du mépris des socialistes pour l’indépendance de la justice transparait dans le portefeuille ministériel du bras droit de Pedro Sanchez au gouvernement, Félix Bolaños, qui verrait Montesquieu se retourner dans sa tombe : ministre de la Présidence (exécutif), de la Justice (judiciaire) et des Relations avec le Parlement (législatif).

 

La guerre civile comme objectif ? 

En plus d’être manifestement illégal, l’accord parachève la stratégie guerre-civiliste adoptée par la gauche espagnole depuis l’arrivée à la présidence du gouvernement du socialiste José-Luis Rodriguez Zapatero (2004-2011).

En 2003, une coalition de gauche, rassemblant le Parti socialiste catalan (PSC), Esquerra Republicana de Catalunya (ERC, gauche ethno-régionaliste) et un parti écologiste, s’est formée afin de rompre l’hégémonie de la droite nationaliste catalane sur le gouvernement régional catalan. Cet accord, appelé le Pacte du Tinell, prévoyait le transfert des compétences sur la justice et œuvrait pour l’élimination politique du Parti populaire puisque les trois formations s’engageaient formellement à ne plus former de coalition avec le Parti populaire , en Catalogne comme à l’échelle nationale.

Dans la continuité de cet accord, un long travail de diabolisation de la droite espagnole a été engagé par le Parti socialiste espagnol. En vingt ans, deux lois mémorielles ont été approuvées afin de censurer les travaux d’historiens contraires au récit gauchiste entourant la guerre civile espagnole. Bien évidemment, les débats autour de ces deux projets de loi furent l’occasion de réduire le Parti populaire, qui s’y était légitimement opposé, à une formation héritière du franquisme.

José-Luis Rodriguez Zapatero ouvrit également des négociations entre l’ETA et le gouvernement, alors même que l’efficacité de la répression policière et judiciaire des précédents gouvernements du Parti populaire augurait une reddition de l’organisation terroriste. Le rejet de cette méthode par le Parti populaire fut encore l’occasion de dépeindre la droite comme une formation belliqueuse, préférant le conflit entre Espagnols à la prétendue recherche du consensus et du dialogue incarné par le PSOE.

Enfin, un coup majeur fut porté à partir de 2010, date à laquelle le Tribunal constitutionnel espagnol déclara inconstitutionnel le statut d’autonomie catalan. Promis par les socialistes aux nationalistes catalans dans le cadre du Pacte du Tinell, le texte fut censuré à la suite d’un recours du Parti populaire . Bien que manifestement inconstitutionnel, il fut l’occasion de présenter le Parti populaire en initiateur du conflit en Catalogne.

Le contenu de l’accord et l’exposé des motifs de la loi d’amnistie reprennent dans leur intégralité ce récit fictif, savamment construit par les socialistes, et répété à l’unisson par les nationalistes afin d’isoler politiquement la droite espagnole. Durant son débat d’investiture, Pedro Sanchez s’est engagé à « lever un mur » afin d’isoler le Parti populaire et Vox, deux formations représentant pourtant plus de 11 millions de voix, soit près de la moitié des électeurs.

En scellant une alliance manifestement illégale avec les séparatistes, les socialistes placent une fois de plus leurs intérêts personnels par-dessus la Constitution, affichant au grand jour la rentabilité politique du ressentiment guerre-civiliste. Les électeurs socialistes devront trancher : ratifieront-ils l’échiquier fratricide aménagé par le PSOE ? La loi d’amnistie sera-t-elle la couleuvre de trop à avaler ? Les résultats des élections européennes de juin prochain seront scrutés avec attention.

 

La complicité de la Commission européenne

La loi d’amnistie a été mise à l’honneur lors d’un débat en séance plénière du Parlement européen sur l’état de droit en Espagne, convoqué fin novembre par le Parti Populaire européen (PPE). L’intervention de Didier Reynders, commissaire de Justice, était très attendue par les constitutionnalistes espagnols.

En effet, l’article 2 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne dispose que l’Union européenne est fondée sur les valeurs de l’État de droit. Dans une interview donnée au journal Le Monde le 30 septembre 2020, Didier Reynders avait insisté sur l’importance du respect de l’État de droit dans l’Union européenne :

« Il faut bien comprendre que, si on abaisse l’État de droit en Europe, on met en danger la construction européenne, dont le ciment est la confiance entre les États membres, les citoyens ou encore les acteurs économiques ».

Depuis quelques années, la Pologne et la Hongrie sont régulièrement rappelées à l’ordre pour leurs réformes de la justice. En effet, la Commission européenne a lancé à leur encontre, sur le fondement de l’article 7 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, une procédure visant à sanctionner les États-membres coupables d’entorses aux valeurs de l’Union européenne (article 2 du Traité). À titre de sanction pour leurs réformes contraires à l’état de droit, la Commission a ainsi suspendu la délivrance des fonds européens NextGenerationEu aux deux États du groupe de Visegrad.

Mais lors du débat en plénière, Didier Reynders s’est montré moins féroce qu’à l’égard de la Hongrie et de la Pologne : la Commission étudiera la question, notamment dans le cadre des rapports annuels établis par la Commission sur l’état de droit dans l’Union européenne. Aucune menace de sanction n’a été évoquée par le Commissaire européen, bien plus timide qu’à son habitude. Dans un précédent article, j’avais déjà évoqué cette suspicieuse différence de traitement par les institutions européennes des cas polonais, hongrois et espagnol.

Ce que je suspectais semble désormais établi : violer l’État de droit est un privilège réservé à la gauche !

Des compteurs Linky « intelligents »… pour préparer la pénurie d’électricité ?

Par : Michel Gay

Maintenant que le déploiement du compteur électrique Linky présenté comme « intelligent » est quasiment terminé, le rationnement imposé de l’électricité va pouvoir débuter… après plus de 20 ans d’impéritie.

 

C’est « intelligent »

Un projet de décret prévoit d’effectuer, dès cet hiver, un premier test en condition réelle au cours duquel la consommation d’électricité de 200 000 Français notifiés « par voie postale », et équipés d’un compteur Linky, sera plafonnée à 3 kilowatts (kW) au lieu de 6 kW (l’abonnement des particuliers en général) pendant quelques heures.

Avec ce test, le gouvernement souhaite « déterminer » s’il est « techniquement possible de mettre en œuvre un nouvel outil pour sauvegarder le réseau électrique en cas de tension extrême, pour éviter des coupures ».

Et c’est « intelligent » parce que cela aurait pu être pire…

En effet, l’entreprise ENEDIS ne limitera que la puissance délivrée au domicile des particuliers, alors qu’il aurait pu (ou dû) la couper complètement par défaut de production d’électricité !

Il faudrait se réjouir que la puissance de certains soit limitée temporairement (quelques heures pour 200 000 « cobayes ») afin d’éviter une coupure totale et généralisée… Soyons « solidaires » !

Jusqu’à récemment, avant l’ère des ruineuses énergies renouvelables intermittentes, le réseau électrique (pas intelligent) apportait à tous, à un prix raisonnable, toute l’électricité répondant au besoin de chacun, y compris en hiver lors des pointes de froid. C’était à la production électrique, notamment nucléaire, de s’adapter à la demande.

Dorénavant, ce sera à la demande (les clients) de s’adapter aux capacités de production restreintes, surtout en l’absence de vent et de soleil…

 

Idéologie verte, quand tu nous tiens

Avec de meilleures décisions politiques et moins d’idéologie verte antinucléaire peu judicieuse (idiote ?) focalisée sur le vent, le soleil, l’électricité serait toujours vendue aux particuliers aujourd’hui environ 12 centimes d’euros par kilowattheure (12 c€/kWh).

Sous la pression de la Commission européenne, des médias et de puissantes organisations écologistes infiltrées jusqu’au sommet de l’État, le prix de l’électricité augmentera jusqu’à 30 ou 40 c€/kWh… comme en Allemagne.

Cette folle tendance issue de mauvais choix stratégiques ruinera l’industrie (obligée de partir s’installer ailleurs) et les PME, et donc aussi les Français, dont beaucoup peinent déjà à régler leurs factures de chauffage et d’électricité.

Augmenter de 1000 euros (et plus) par an le prix des factures d’énergie par famille (alors que l’ouverture à la concurrence devait réduire les factures, juré promis…), puis distribuer ensuite des chèques de 100 euros ici et là pour amortir le choc des factures en prétendant faire du social est aberrant. Cela revient à appuyer sur l’accélérateur d’une voiture fonçant vers une falaise et prétendre sauver des vies en distribuant quelques airbags juste avant de s’écraser.

Dans les années 1940 jusqu’à 1949, il existait des tickets de rationnement (pas encore qualifiés d’intelligents) pour distribuer la nourriture devenue rare.

Aujourd’hui on qualifie de « smart » ou « d’intelligent » le réseau ainsi que le compteur Linky qui permettra dorénavant le rationnement… parce que de mauvaises décisions ont été prises depuis 20 ans par les gouvernements successifs.

« On n’arrête pas le progrès ! »

Il aurait peut-être été plus « smart » et « intelligent » de ne pas fermer les deux réacteurs nucléaires de 900 mégawatts (MW) de la centrale de Fessenheim en parfait état de fonctionnement ?

Les 1800 MW manquant de cette centrale représentent une puissance d’un kW pour presque 2 millions de familles… ou 3 kW pour 600 000 foyers.

 

Comment avons-nous pu en arriver là ?

Après la fermeture politique de trois réacteurs nucléaires en parfait état de fonctionnement (Superphénix en 1997 et les deux réacteurs de Fessenheim en 2020) et le retard à l’allumage de l’EPR de Flamanville, la France se prépare maintenant à gérer une pénurie d’électricité devenue rare et chère, alors qu’il aurait fallu mettre en service au moins quatre réacteurs depuis 20 ans.

En 2022, grâce à la fonctionnalité prévue à cet effet dans le compteur Linky, le gouvernement avait déjà voulu tenter de couper l’électricité à 10 000 Français, à distance, et sans leur demander leur avis.

Mais les tests effectués à « petite échelle » ont été désastreux : mécontentement de la clientèle, et surtout échec technique.

En effet, sur les 10 000 compteurs Linky coupés à distance par Enedis, 500 compteurs ne se sont pas réenclenchés automatiquement en fin de coupure volontaire d’électricité.

Résultat : 500 déplacements d’agents Enedis chez les clients concernés pour remettre le courant manuellement.

Ces réenclenchements manuels à distance n’ayant pas fonctionné dans 5 % des cas environ, Enedis n’aurait donc pas pu gérer ces coupures volontaires pour des millions de clients.

Enedis a donc abandonné (semble-t-il) cette méthode et veut maintenant en expérimenter une autre « plus douce », dont la possibilité technique est également offerte par le « compteur intelligent » Linky.

Au lieu de couper totalement le courant, il s’agit cette fois de brider à 3 kilowatts (kW) pendant deux heures la puissance du compteur Linky pour 200 000 abonnés, au moment d’une pointe de froid pendant l’hiver prochain 2023/2024.

Le test obligera les « cobayes » (qui seront, paraît-il, dédommagés de 10 euros) à couper leurs radiateurs électriques pour se limiter à 3 kW afin d’alimenter leurs autres appareils (réfrigérateur, congélateur, pompe de circulation du chauffage central, ordinateur, lumières, et une seule plaque électrique de cuisson).

 

Vous avez dit « équilibrage » ?

Actuellement, l’équilibrage du réseau repose entièrement sur les seules énergies « classiques » (nucléaire, gaz et hydraulique en France).

Le solaire photovoltaïque et l’éolien disposent d’une priorité d’accès au réseau sans rien payer pour gérer leur variabilité aléatoire ou leur intermittence : ni frais de stockage ou d’effacement lorsqu’il n’y a pas de demande, ni le renforcement du réseau nécessaire pour absorber les surplus, ni parfois les prix négatifs en cas de folles surproductions.

Aujourd’hui en France, c’est donc principalement le nucléaire qui paie la facture de l’intermittence de ces sources d’électricité.

Cela revient à faire payer à mon voisin les factures d’entretien de ma voiture, puis de me vanter ensuite que ma voiture me coûte moins cher que la sienne ! C’est bien sûr une situation biaisée.

Mais à mesure que les énergies renouvelables intermittentes (EnRI) se développent, ce coût de gestion croît, et il devient de plus en plus lourd à assumer par les Français !

Si ces EnRI devaient payer la totalité des frais inhérents à cette intermittence, alors elles deviendraient une ruine pour leurs promoteurs dans un marché non faussé par les subventions publiques.

 

Une manne dont certains se gavent

Mon voisin est très heureux de la rentabilité de ses panneaux solaires photovoltaïques sur son toit (3 kWc installés en 2010 qui lui ont coûté 10 000 euros). La revente de son électricité solaire représente pour lui un gain de 2000 euros par an environ au tarif de… 62 c€/kWh indexé sur l’inflation pendant 20 ans ! (EDF vend son électricité 4,2 c€/kWh à ses concurrents).

C’est donc pour lui un excellent placement financier qui rapporte 20 % par an (il s’agit en outre d’un revenu non imposable, sans CSG), beaucoup plus rentable qu’un placement sur un livret A (d’environ 3%)…

Mais ces 2000 euros par an représentent une perte du même montant pour ENEDIS (obligé de lui acheter à ce prix). Ce dernier la répercute sur la facture des Français qui paient dans leur tarif électrique (en augmentation) cette subvention à travers une lourde taxe intérieure sur la consommation de produits pétroliers (TICPE, ex CSPE), elle-même en constante augmentation puisque de plus en plus de Français s’équipent en panneaux photovoltaïques.

C’est aussi une perte pour l’entreprise EDF obligée de diminuer d’autant la production de ses centrales électriques (nucléaires ou non).

Mais EDF est toujours obligée de maintenir autant de centrales « classiques » (nucléaires ou autres) en activité qu’avant ces hérésies, car les jours (et les nuits) sans soleil et sans vent, le besoin d’électricité est souvent aussi important, voire davantage.

Les EnRI avec priorité d’accès au réseau enrichissent des producteurs tout en étant une perte pour la collectivité et les distributeurs. Il y a de gros gagnants malins et beaucoup de petits perdants pigeons.

Bientôt, il n’y aura peut-être plus que de gros perdants

Les punis seront-ils choisis parmi les clients des énergies dites renouvelables (ce qu’elles ne sont pas, car les matières premières qui les composent ne le sont pas), intermittentes (ce qu’elles sont) qui polluent le réseau d’électricité ?

Heureusement qu’EDF réussit encore à alimenter le réseau, principalement avec le nucléaire, pour satisfaire les besoins des clients…

 

Seul Linky doit-il être intelligent ?

Le déploiement du compteur Linky « intelligent » a coûté quasiment le prix d’un réacteur nucléaire EPR.

Or, limiter la puissance électrique de 200 000 clients permettra de gagner au mieux 600 mégawatts (MW), et probablement moins de 400 MW, soit moins du quart de la puissance d’un EPR (1650 MW).

Il aurait été plus… « intelligent » de conserver les deux réacteurs nucléaires de Fessenheim (1800 MW) et de construire plusieurs EPR… plus tôt !

Les Français subissent depuis plus de 20 ans, contraints et forcés, le cruel manque de vision pour la France de nos dirigeants politiques indignes de leur confiance.

Les terres agricoles françaises sont les plus taxées d’Europe

Par Philbert Carbon.

Les Jeunes agriculteurs s’amusent à mettre à l’envers les panneaux de signalisation partout en France pour signifier que la politique agricole « marche sur la tête ». Ils dénoncent, entre autres, des normes trop nombreuses, une surcharge administrative et des rémunérations de misère.

Ils auraient pu aussi s’en prendre à la fiscalité. Une étude de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB), que nous avons déjà évoquée au moment de sa sortie, rappelle que l’imposition des terres agricoles, très élevée en France, défavorise la rentabilité de l’agriculture et encourage à un changement de destination des terres agricoles.

 

Panorama des principales taxes en Europe

En Europe, six taxes principales s’appliquent, à des degrés divers, aux terres agricoles.

Taxe sur le foncier non-bâti

Sur la trentaine de pays qui fait l’objet de l’étude, les deux tiers ne soumettent pas ou peu les terres agricoles à la taxe foncière. Dans cinq pays (Chypre, Croatie, Malte, Royaume-Uni, Slovénie), la taxe sur le foncier non-bâti n’existe pas. Dix pays en exonèrent les terres agricoles, et quatre les exonèrent en grande partie.

Rappelons que cette taxe est un impôt annuel indépendant du revenu des terres agricoles et constitue une charge à l’hectare récurrente.

Impôt sur le revenu

La plupart des pays étudiés soumettent les revenus fonciers issus des terres agricoles à l’impôt sur le revenu.

Seul le Lichtenstein n’a pas d’impôt sur le revenu. Six pays (Autriche, Belgique, Bulgarie, Hongrie, Irlande Pays-Bas) exonèrent d’impôt les revenus fonciers agricoles, totalement ou partiellement.

Droits de mutation à titre gratuit

Une bonne vingtaine de pays appliquent des droits de mutation à titre gratuit en Europe. Cependant, une douzaine d’entre eux ont mis en place des dispositifs fiscaux spécifiques dans l’objectif de favoriser la transmission des terres et, par conséquent, la continuité de l’activité agricole.

Depuis le début des années 2000, onze pays ont abrogé les droits de mutation à titre gratuit : Autriche (2008), Chypre (2000), Estonie, Lettonie, Malte, République tchèque (2014), Roumanie, Slovaquie (2004), Suède (2005), Norvège (2014), Liechtenstein (2011).

En France, les biens ruraux donnés en location à long terme et les parts de certaines sociétés agricoles bénéficient aussi d’abattements sur la valeur imposable (de 75 % jusqu’à 300 000 euros et 50 % au-delà) mais les droits de succession applicables sont beaucoup plus élevés que dans les autres pays, jusqu’à 45 % en ligne directe et 60 % au-delà du quatrième degré de succession.

Droits de mutation à titre onéreux

Les droits de mutation à titre onéreux suivent une tendance similaire à celle observée pour les droits de mutation à titre gratuit.

Quatre pays ont supprimé ces droits depuis 2005. Onze pays ont mis en place des dispositifs fiscaux en faveur des terres agricoles, dont trois les exonèrent complètement des droits de mutation à titre onéreux.

Taxe sur les plus-values immobilières

La grande majorité (23/30) des pays européens étudiés applique le régime général des plus-values immobilières aux terres agricoles sans exonération.

Trois pays (Autriche, Belgique, Pays-Bas) les en exonèrent totalement. Trois pays les exonèrent sous conditions, ou jusqu’à un certain montant, ou encore pratiquent un taux préférentiel très réduit.

Impôt sur la fortune

La plupart des pays européens ont supprimé ce type d’impôt. Il ne subsiste que dans deux États membres de l’Union européenne : l’Espagne et la France. En dehors de l’UE, il existe également en Norvège et en Suisse.

Les quatre pays dans lesquels l’impôt sur la fortune subsiste ont tous mis en place des dispositifs spécifiques aux terres agricoles afin d’alléger son poids. La Norvège permet ainsi une réduction de 75% de leur valeur pour son calcul. Dans les faits, cet impôt est plafonné à 0,21 % pour les terres agricoles (taxe nationale + taxe municipale). La France applique un système proche mais plus pénalisant pour les terres agricoles puisque la réduction de la valeur de l’assiette n’est que de 50 %, qu’elle ne joue que pour les terres soumises à bail rural à long terme et que les taux de l’impôt sont plus élevés qu’en Norvège. En Espagne, de nombreuses régions autonomes appliquent un taux de 0 % pour cet impôt. Enfin, la Suisse utilise une valeur imposable en deçà de la valeur de marché, ce qui réduit l’imposition des terres agricoles.

 

Les terres agricoles sont davantage taxées en France que dans les autres pays européens

À côté de la fiscalité liée aux revenus (impôt sur le revenu et prélèvements sociaux), la France applique, sur les terres agricoles, cinq taxes non liées au revenu :

  1. La taxe foncière
  2. La taxe pour frais de chambres d’agriculture
  3. Les droits de mutation à titre onéreux
  4. Les droits de mutation à titre gratuit
  5. L’impôt sur la fortune immobilière

 

La France se distingue aussi par des taux élevés : elle a le taux marginal d‘imposition le plus élevé en Europe pour l’impôt sur le revenu ; le deuxième pour les droits de mutation à titre gratuit ; le quatrième pour les droits de mutation à titre onéreux et le cinquième pour les plus-values immobilières, avec des abattements très lents et une durée de taxation la plus longue.

Elle fait partie de la moitié des pays européens qui conservent une taxe foncière indépendante du revenu sur les terres agricoles, et elle est l’un des quatre seuls pays dans lesquels existe un impôt sur la fortune s’appliquant aux terres agricoles. Elle est le seul pays dans lequel cet impôt s’applique uniquement au foncier, désavantageant ainsi les terres agricoles par rapport aux valeurs mobilières ou liquidités. Elle est aussi le seul pays où cet impôt s’applique aux terres agricoles malgré des loyers de fermage règlementés.

L’étude indique également que la taxation des terres agricoles a augmenté fortement entre 1991 et 2019 avec la création de nouveaux prélèvements (CSG et CRDS, Prélèvement social et Contribution additionnelle au prélèvement social, Cotisation RSA, transformée en Prélèvement de solidarité) et l’augmentation des taxes existantes.

En outre, tous ces impôts et contributions diverses s’appliquent sur des loyers de fermage très faibles. En effet, ils s’élèvent à 140 euros par hectare, en moyenne, en France, contre 800 euros aux Pays-Bas, 530 euros au Danemark, 500 euros en Suisse, 350 euros en Allemagne, 300 euros en Irlande et en Autriche, 230 euros en Finlande, 220 euros au Royaume-Uni et en Pologne, 160 euros en Suède, 150 euros en Espagne, en Slovénie et en Hongrie.

Il faut dire que les loyers de fermage sont le plus souvent libres en Europe, tandis qu’ils sont réglementés en France. Chaque année, un arrêté préfectoral fixe les minima et maxima dans chaque département. C’est ainsi que les auteurs de l’étude de la FRB estiment que les loyers de fermage français sont, en moyenne, inférieurs de moitié à ce qu’ils seraient s’ils étaient fixés de façon libre.

 

Quelles sont les conséquences de cette fiscalité élevée ?

Les propriétaires de terres agricoles en France sont donc pris entre le marteau et l’enclume. Le marteau, ce sont les impôts et taxes plus lourds que dans les autres pays d’Europe, à la fois sur les terres et sur les revenus qu’elles dégagent. Et l’enclume, ce sont les loyers de fermage bas et réglementés.

Les conséquences de cette situation sont facilement imaginables.

D’abord, une rentabilité des terres agricoles après impôt qui est nulle ou négative. L’étude indique que leur taux d’imposition dépasse parfois 100 % de leur revenu. Déjà, en 1986, le Conseil des impôts démontrait que la pression fiscale annuelle moyenne sur les terres agricoles était beaucoup plus élevée en France que dans les trois autres pays pris en comparaison (Allemagne, Royaume-Uni, États-Unis), et qu’elle conduisait après impôts à un rendement négatif des terres agricoles françaises dans tous les cas de figure. Les hausses de taxation multiples intervenues depuis 1986 ont encore accru la pression fiscale et réduit la rentabilité. En 2013, un rapport de l’Inspection générale des Finances montrait que, sur vingt ans, en France, les terres agricoles étaient l’actif au rendement le plus faible ; que leur rendement était le seul qui soit inférieur à l’inflation, et était donc négatif en euros constants ; que c’était le seul actif à être dans ce cas.

La fiscalité française explique aussi un prix faible des terres agricoles par rapport aux autres pays d’Europe.

Aujourd’hui, le prix réel moyen de l’hectare agricole est inférieur de plus d’un tiers à sa valeur de 1978 et ne vaut pas plus qu’en 1965 ! Il vaut, en moyenne, 6000 euros quand il est libre (4500 euros quand il est loué), contre 10 000 euros en Pologne, 12 000 euros en Espagne et en Grèce, 17 000 euros en Slovénie, 18 000 euros au Danemark, 21 000 euros en Allemagne, 23 000 euros en Irlande, 25 000 euros au Royaume-Uni, 30 000 euros en Suisse, 63 000 euros aux Pays-Bas.

Ce différentiel de prix facilite le rachat des terres agricoles françaises par les étrangers. Il pénalise les propriétaires, surtout s’ils sont eux-mêmes agriculteurs, et qu’ils désirent vendre au moment de prendre leur retraite.

Cette mauvaise rentabilité (à l’exploitation comme à la vente) incite à rechercher une meilleure utilisation de la terre. Les propriétaires fonciers peuvent, par exemple, reboiser (les forêts étant moins taxées), implanter des énergies renouvelables (éoliennes, panneaux solaires) qui rapportent plus que les loyers de fermage, ou encore chercher à urbaniser les terrains.

L’étude fait ainsi le lien entre la fiscalité et l’artificialisation des sols qui serait plus rapide en France qu’ailleurs en Europe. Comme le mentionne l’étude, d’un côté l’État divise par deux les revenus du foncier non bâti ; de l’autre, via les rémunérations de complément, il soutient indirectement les revenus versés aux détenteurs de foncier acceptant de l’artificialiser par les exploitants d’énergie solaire au sol et éolienne terrestre.

« Sans intervention de l’État, les revenus du foncier non bâti seraient doubles et l’artificialisation par ces installations aurait moins lieu puisque, en économie de marché pure, une bonne partie d’entre elles ne serait pas rentable. L’intervention de l’État distord donc les revenus issus de ces deux catégories d’activité de telle façon qu’elle accroit la différence entre eux et favorise nettement l’artificialisation ».

À cet égard, la loi visant à empêcher l’artificialisation des sols (ZAN) risque d’aggraver la situation des propriétaires fonciers et des agriculteurs, en plus d’empêcher la construction de logements.

 

Libérer l’agriculture

Que faire pour enrayer le déclin de l’agriculture française et empêcher la maltraitance des agriculteurs ?

En premier lieu, alléger la fiscalité qui empêche le foncier agricole d’être rentable. À cet égard, il conviendrait de supprimer les SAFER (Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural) qui, en plus d’être corrompues, faussent encore un peu plus le marché. Parallèlement, il conviendrait de mettre fin au cercle vicieux des subventions agricoles. Ensuite, il faut libérer l’agriculture d’une réglementation tentaculaire, notamment en ce qui concerne les biotechnologies végétales.

Si la France veut retrouver, un jour, le rang qui fut longtemps le sien parmi les pays agricoles, elle n’a pas d’autres choix que de considérer les agriculteurs comme des entrepreneurs et de les laisser entreprendre.

Une start-up française prévoit une mise en service de microréacteurs nucléaires d’ici 2030

Par : Michel Gay

La start-up française Naarea a réalisé « une première mondiale » dans la course aux microréacteurs nucléaires de quatrième génération à neutrons rapides et à sel fondu. C’est un petit pas encourageant pour la France, même si ce n’est pas encore un grand bond pour l’humanité.

 

La société Naarea

La société Naarea (Nuclear Abundant Affordable Resourceful Energy for All) a embauché son premier employé en 2022. Elle vient de réaliser une innovation importante en faisant tourner un sel fondu à 700°C dans une boucle entièrement en carbure de silicium contenant du graphène. Cette avancée est une étape préliminaire pour permettre la mise au point d’un petit réacteur nucléaire modulaire.

Selon Naarea, cette céramique en carbure de silicium qui résiste à la corrosion est idéale pour le cœur d’un petit réacteur en production de masse.

Le carbure de silicium est déjà utilisé dans l’industrie, notamment dans les moteurs de fusées et les satellites. Ce matériau a l’avantage de pouvoir être synthétisé et usiné en France et d’être abondant et recyclable. Il résiste mieux que l’acier inoxydable aux températures extrêmes.

La société Naarea, lauréate de l’appel à projets « Réacteurs Nucléaires Innovants », bénéficiant d’une enveloppe de 500 millions d’euros du plan d’investissement « France 2030 », développe un petit réacteur nucléaire de quatrième génération.

Sa technologie repose sur de nouveaux types de sel fondus produisant de l’énergie à partir de combustibles nucléaires usagés, d’uranium appauvri, et de plutonium.

L’îlot nucléaire, dont le poids lui permet d’être transportable par des moyens conventionnels, tient dans un volume équivalant à un conteneur de la taille d’un autobus (un conteneur traditionnel de 40 pieds). Il pourra produire 40 mégawatts (MW) d’électricité ou 80 MW de chaleur.

Selon Naarea, ce micro réacteur « permettra la fermeture complète du cycle du combustible nucléaire, le Graal absolu ! ».

Mais il y a encore loin de la coupe aux lèvres…

Selon Jean-Luc Alexandre, président et cofondateur de l’entreprise :

« Le projet Naarea est né du constat que les besoins croissants en énergie et en électricité bas carbone font du nucléaire une solution incontournable […]. La demande électrique mondiale sera a minima multipliée par quatre entre 2020 et 2050. Quand nous avons analysé les 17 objectifs de développement durable (ODD), fixés par les Nations unies, nous nous sommes rendu compte que tout ramenait à l’énergie d’une manière ou d’une autre, qu’il s’agisse de l’agriculture, de la faim dans le monde ou de la biodiversité ».

À partir de ce constat a été fondée l’entreprise Naarea pour construire ce microréacteur nucléaire afin de fournir une électricité stable et bas carbone pouvant remplacer les énergies fossiles presque partout dans le monde.

 

Sans eau et presque sans déchets

Le refroidissement du système, qui fonctionnera à pression atmosphérique, s’affranchit de l’eau aujourd’hui utilisée pour refroidir les grands réacteurs actuels plus puissants, et la turbine est entraînée par du CO2 « supercritique » (permettant un rendement d’environ 50 %).

N’étant pas astreint à la proximité d’une rivière ou d’une mer, ce module prévu pour être fabriqué en série en usine pourrait être installé sur n’importe quel îlot industriel sécurisé répondant aux normes de sécurité Seveso, avec peu de génie civil.

De plus, il permet d’éliminer les déchets les plus radioactifs de haute activité à vie longue (HAVL) dont la durée est de plusieurs centaines de milliers d’années en les consommant. Ce microréacteur les transforme en produits de fission dont la durée de vie radioactive serait d’environ 250 ans, plus facilement gérables.

Ces microréacteurs pourraient donc venir en complément des réacteurs actuels à eau pressurisée de troisième génération en consommant leurs « résidus ».

 

Un jumeau numérique

Naarea s’appuie sur un « jumeau numérique » de leur microréacteur, une plateforme digitale collaborative qui offre une représentation du réacteur en 3D permettant d’en faire fonctionner les composants et de mesurer des paramètres inaccessibles dans le monde réel. Il sert également d’outil de démonstration en matière de sûreté et de sécurité, auprès notamment de l’ASN (Autorité de sûreté nucléaire) en France et d’autres autorités internationales.

C’est aussi un outil pédagogique et de formation qui accélère la conception du réacteur en facilitant la collaboration.

Les responsables de Naarea ne souhaitent pas vendre la technologie de leur réacteur, mais uniquement son usage.

L’entreprise met en avant sa volonté d’être « concepteur, fabricant et exploitant » pour devenir un fournisseur d’énergie (chaleur et/ou électricité) aux consommateurs isolés (îles, déserts électriques, …), ou souhaitant décarboner leurs productions.

 

Naarea et le nucléaire recrutent

Aujourd’hui, l’écosystème nucléaire en France a besoin de 100 000 personnes sur les dix prochaines années, soit 10 000 recrutements par an.

Naarea contribue à cette dynamique en accueillant des personnes venant d’horizons divers et en les intégrant à la filière nucléaire pour bénéficier d’une « fertilisation croisée » en adoptant les meilleures pratiques des autres secteurs pour s’en nourrir mutuellement.

Le but est de produire des centaines de réacteurs en série en utilisant l’impression en 3D pour la fabrication du cœur et des pièces. Cette approche est économiquement viable en production de masse. C’est d’autant plus réalisable sur des pièces de petite taille : le cœur du réacteur est de la taille d’une machine à laver.

Ce microréacteur répond aux mêmes exigences de sécurité et de sûreté que les centrales nucléaires traditionnelles. La réaction de fission est intrinsèquement autorégulée par la température (si elle augmente, la réaction diminue) afin que le réacteur soit toujours dans un « état sûr » grâce aux lois de la physique.

Étant de plus télécommandé à distance, ce microréacteur pourra être neutralisé (« suicidé ») pour contrer un acte malveillant.

 

Une mise en service en 2030 ?

Naarea travaille sur une maquette à échelle un qui devrait être prête d’ici la fin de 2023. Elle continue à embaucher à un rythme soutenu : elle vise 200 employés à la fin de cette année, et 350 l’année prochaine où un démonstrateur fonctionnel devrait voir le jour.

Naarea envisage un prototype opérationnel autour de 2027-2028 pour une mise en service en 2030.

De nombreux autres petits réacteurs modulaires sont actuellement en développement dans d’autres pays pour répondre à l’énorme demande énergétique future afin d’atteindre l’objectif zéro émission à l’horizon 2050. Certains d’entre eux ont une puissance de 250 à 350 MW, plus adaptés pour de petits réseaux électriques, mais pas pour les besoins spécifiques des industriels et de petites communautés dans des lieux isolés.

Ces microréacteurs pourront répondre à des usages décentralisés de sites industriels ou à l’alimentation de communautés isolées.

Selon le président de Naarea :

« Un réacteur de 40 MW permet de produire de l’eau potable pour environ deux millions d’habitants en dessalant de l’eau de mer, d’alimenter 2700 bus pendant une année […] ou une centaine de milliers de foyers en énergie ».

 

Nouveaux besoins, nouveau marché mondial

L’entreprise russe Rosatom propose aux Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du sud), et notamment aux pays d’Afrique et d’Asie, de petites centrales nucléaires flottantes ou à terre, clés en mains, avec tous les services associés (fabrication du combustible, entretien, et retraitement du combustible usagé) à un prix compétitif.

La Russie utilise l’argent de son gaz et du pétrole pour financer son expansionnisme nucléaire et politique.

Nul besoin d’une infrastructure industrielle préexistante : la Russie s’occupe de tout, de la fourniture des équipements à la formation du personnel. Son offre inclut aussi le financement (crédit total) de l’opération. Les pays acheteurs n’ont donc rien à débourser initialement. Ils ne paient que l’électricité ou un remboursement annuel.

Rosatom a ainsi écarté la France du marché des grandes centrales nucléaires en Afrique du Sud où elle était pourtant bien implantée, puisque les deux premiers réacteurs nucléaires en Afrique (deux fois 900 MW) ont été construits par Framatome. C’est aussi le cas au Vietnam et dans d’autres pays.

Pourtant, la France est le seul pays au monde (autre que la Russie et bientôt la Chine) à pouvoir proposer pour l’instant une offre complète incluant le combustible et le retraitement.

Les États-Unis ne retraitent plus leur combustible nucléaire, ni pour eux-mêmes ni pour l’exportation, depuis 1992.

 

Une carte maîtresse

La France a donc une carte maîtresse à jouer dans le domaine des microréacteurs pour nouer de nouveaux liens privilégiés utiles pour l’avenir.

En effet, les pays qui achètent des centrales nucléaires deviennent dépendants du vendeur pendant des décennies pour leur approvisionnement en électricité.

Le vendeur et l’acheteur doivent donc rester « amis » et deviennent des partenaires privilégiés pour d’autres contrats de construction d’infrastructures civiles (aéroports, ponts, autoroutes, génie civil, équipements publics…) ou militaires, et ce pendant près d’un siècle (construction, durée de vie de la centrale nucléaire supérieure à 60 ans, et déconstruction).

Pour autant, nos dirigeants ne répondent pas, ou maladroitement et de manière incomplète, aux demandes et aux besoins des pays voulant accéder au nucléaire.

La Russie, la Corée du Sud et la Chine s’empressent de combler à leur avantage la demande de coopération nucléaire à laquelle la France répond mal. Elle rate de belles opportunités nucléaires, mais aussi diplomatiques et politiques, pour établir des liens durables avec de nombreux pays en les aidant à développer leur parc nucléaire.

De plus, son offre n’est parfois pas compétitive par rapport à celle de la Russie qui, elle, inclut le financement.

À noter que l’offre des Russes comprend aussi la formation dans leurs écoles d’ingénieurs d’un excellent niveau à Moscou, mais aussi à Tomsk en Sibérie, et dans une demi-douzaine d’autres villes. Des milliers de futurs opérateurs et d’ingénieurs nucléaires en herbe des Brics arrivant dans ces écoles apprennent aussi le russe. Un jour, ils apprendront peut-être le français en France, ou chez eux ?

 

Un foisonnement de compétences

Compte tenu des contraintes techniques et administratives à surmonter, la date annoncée par Naarea pour la mise en service de leur premier réacteur en 2030 est probablement (très ?) optimiste.

Toutefois, ce foisonnement de compétences et de talents dans ce nucléaire innovant doit être encouragé, surtout en France, même si c’est un projet qui ne sera transformé industriellement que dans 30 ans, 50 ans ou… 100 ans.

Dans l’intervalle, de jeunes ingénieurs s’enthousiasmeront, et c’est bien !

Et ces nouveaux talents qui forgent ce microréacteur nucléaire de quatrième génération peuvent bénéficier d’une conjoncture internationale favorable, d’une réglementation simplifiée, et de soudaines avancées technologiques et découvertes.

Nul n’est à l’abri d’un coup de chance !

Sinon, ces ingénieurs et techniciens pourront toujours ensuite se recycler dans le nucléaire « classique » des puissants réacteurs EPR (ou RNR) pour succéder à la génération précédente ayant développé l’extraordinaire parc nucléaire qui fonctionne parfaitement aujourd’hui en France, et pour encore des décennies.

L’Europe populiste nous salue bien

On s’habitue sans se résigner, ni peut-être comprendre.

Jadis qualifiées de séisme suscitant la sidération, les victoires de partis qualifiés de populiste, ou d’extrême droite (nationaliste-conservateur serait plus exact) par analystes et commentateurs deviennent habituels en Europe. Une tendance inquiétante, vu la faible appétence de la plupart d’entre eux pour les libertés, ou leur complaisance envers le Kremlin. Mais qui devrait surtout pousser dirigeants et relais d’opinion, au lieu d’évoquer rituellement le « retour aux heures les plus sombres », à se poser LA question fondamentale ; « qu’est-ce qu’on a foiré grave pour que ça tourne ainsi ? ».

La dernière déflagration en date est évidemment venue des Pays-Bas où le parti PVV a triomphé lors des législatives du 22 novembre dernier, avec 24 % des voix, neuf points de plus que le second de centre gauche. Un choc pour une société néerlandaise longtemps prise pour exemple de la « coolitude cosmopolite ». Mais la coolitude, visiblement, on en revient.

Le PVV s’ajoute à une liste qui commence à être impressionnante dans l’Union européenne. Les partis dits populistes figurent désormais, selon les sondages, ou les dernières élections nationales, à la première ou la deuxième place, avec 20 à 25 % des voix, dans plus de la moitié des pays de l’Union européenne, regroupant les trois quarts de la population de l’ensemble. Alors qu’il y a quinze ans ils se trouvaient dans les tréfonds électoraux, sauf en France et en Autriche.

 

L’extrême droite aux deux premières places dans la moitié des pays de l’Union

Ils sont premiers, donc, aux Pays-Bas, mais aussi en France, avec le Rassemblement national, en Italie, où Giorgia Meloni est même chef du gouvernement depuis quatorze mois, en Pologne (PiS, au pouvoir jusqu’aux dernières législatives), en Belgique (N-VA), Slovaquie (Smer), Croatie (HDZ), Autriche (FPO), Hongrie (Fidesz au pouvoir). Et au deuxième rang en Finlande (où ils participent à la coalition au pouvoir), Suède (soutien sans participation), Estonie, Slovénie, Tchéquie, et surtout en Allemagne, où l’AfD, avec 22 % des voix selon les sondages et les dernières élections partielles dans des Länder, n’est plus qu’à 4 points du parti historique, la CDU-CSU. Impensable il y a quatre ans.

Ces quinze pays concentrent exactement 78 % de la population de l’Union européenne.

Les douze pays échappant au phénomène sont Malte, Chypre, Grèce, Irlande, Bulgarie, Lituanie, Lettonie, Danemark, Roumanie et Espagne. Et encore, Madrid n’a-t-il dû de ne pas figurer dans la première liste qu’à l’effondrement durant la dernière campagne des législatives du parti Vox, qui a terminé troisième, alors que les sondages lui laissaient entrevoir une deuxième place aisée.

De quoi cet essor, qui ne semble pas encore avoir atteint son apogée et laisse présager d’élections européennes… dévastatrices au printemps, est-il le signe ?

 

Le populisme, concept intellectuellement paresseux

Le concept de populisme, tout d’abord, n’est pas dénué (tout comme son cousin le complotisme, mais c’est une autre histoire) d’une certaine paresse intellectuelle, et semble surtout servir à discréditer les trublions et tout nouvel entrant sur le marché politique qui menaceraient « les gens en place et les corps en crédit », comme disait Beaumarchais.

Attention à ne pas dénoncer la « populace » avec trop de condescendance, car il ne faut pas oublier que populo désigne le peuple par lequel et pour lequel on gouverne en démocratie (même s’il faut admettre, comme disait Churchill qu’« aucun sentiment démocratique ne peut sortir complètement indemne de cinq minutes de conversation avec un électeur ordinaire »). Certes, populo, qui vient du latin, est moins chic que le grec démos, racine de démocratie, mais ne pas oublier que, à l’inverse, on retrouve démos dans « démagogie », gouverner en jouant sur les peurs et des solutions simplistes qui ne marchent pas.

Or, si les partis dont il est question ici sont clairement démagogues, ils n’ont pas l’exclusivité de la chose, les partis dits mainstream ne rechignant pas à promettre que demain on rase gratis, que le système de retraite par répartition est insubmersible, ou que ce n’est pas bien grave d’aligner 50 exercices budgétaires dans le rouge…

« Parti voulant renverser la table, ou critiquant de manière virulente la classe politique traditionnelle » semblerait donc plus pertinent, quoiqu’un peu long. À moins qu’il ne faille tout simplement les désigner comme « nationaliste », ou « souverainiste ».

 

Contre l’immigration, Bruxelles et la classe politique en place

Au-delà de différences logiques, vu leur diversité géographique et historique (certains sont impeccablement atlantistes, comme la formation de Giorgia Meloni, d’autres admirent Vladimir Poutine, comme les chefs du PVV, du RN, ou de Fidesz), ces partis semblent avoir trois points communs : un rejet viscéral de la classe politique actuelle, de l’immigration, et de l’Union européenne.

Un rejet, dangereuse déclinaison de l’éternel « tous pourris », et injuste envers une bonne partie des élus. Mais cela aiderait si la classe politique en place tendait moins le bâton pour se faire battre par certains discours condescendants, ou déconnectés de ce que vivent « les gens ».

Juste deux exemples parmi mille : le « sentiment d’insécurité contraire aux chiffres » mis en avant par le ministre français de la Justice pour estimer qu’en fait la sécurité est satisfaisante, et la dénonciation d’une « récupération » après le meurtre du jeune Thomas à Crépol, comme s’il devait être interdit aux politiques de s’exprimer sur un fait de société, en l’occurrence l’existence de bandes prêtes à tuer parce qu’elles se sont vu refuser l’entrée à un bal.

Ces partis fustigent aussi l’Union européenne, mais ne vont pas, ou plus, jusqu’à en prôner la sortie. Seul le PVV veut un référendum en vue d’un équivalent néerlandais du Brexit, et il n’est pas certain que ce projet survive aux tractations pour former une coalition.

Il faut toutefois admettre que le projet européen tel qu’il se tricote depuis Maastricht voudrait se faire détester qu’il ne s’y prendrait pas autrement. Pondant interdits et obligations tatillonnes avec une régularité de poule en batterie, comme si Bruxelles était désormais en roue libre sous le contrôle désinvolte des gouvernements.

Saluons la dernière trouvaille, la tentative d’interdire les boîtes à camembert en bois. Les technocrates et férus de fédéralisme pourraient se douter que cela risque de mal finir, et qu’un jour les électeurs jettent le bébé (la respectable construction européenne de 1957-1992) avec l’eau du bain des règlementations tatillonnes donnant envie de crier « mais foutez-nous la paix ! », alourdie depuis quelques temps par une écologie punitive (qui a suscité l’essor en quelques mois, aux Pays-Bas encore, du parti anti écolo BBB devenu première formation du pays aux sénatoriales, avant de s’écrouler aux législatives de mi novembre, faute de programme national) à l’impact désastreux sur prospérité et emplois.

Mais on dirait que c’est plus fort qu’eux : interdisons, règlementons, imposons, encore et toujours.

 

Trop tard, trop peu

Enfin, et surtout, l’essor des partis nationalistes, ou d’extrême droite, illustre un rejet désormais majoritaire, parfois massif dans l’opinion (et pas seulement à droite), de l’immigration extra-civilisationnelle, c’est-à-dire appelons un chat un chat, en provenance de pays musulmans. Une immigration sur-représentée, malheureusement, dans la délinquance et la violence politique, comme l’illustrent les meurtres, ou attentats commis au cris d’Allah Akbar en France, ou en Allemagne.

Les partis de gouvernement ont compris le message, qui durcissent depuis quelques années leur politique, en mode un pas en avant deux en arrière, à l’image du parti du Premier ministre Mark Rutte, aux Pays-Bas. Trop tard, trop peu aux yeux des Néerlandais, ce qui explique qu’il ait perdu le pouvoir. Noter, toutefois, qu’on peut être dur sur l’immigration sans être « facho » pour autant, comme l’illustre la politique suivie par la coalition de centre gauche au Danemark. Pays où, sans doute pas un hasard, l’extrême droite n’existe quasiment pas. Et un parti de gauche anti-immigration vient d’être lancé en Allemagne.

Enfin, les partis anti-système profitent de l’exaspération générale sur le niveau des impôts (sans proposer eux-mêmes grand-chose de convaincant sur ce point) pour des services publics déficients et l’appauvrissement de la classe moyenne, ou du moins la stagnation en Europe du revenu net disponible hors dépenses contraintes. Selon le cabinet GFk, le revenu brut moyen par habitant dans l’Union européenne était équivalent l’an dernier à 43 245 euros, soit 31 % de plus, inflation déduite, qu’au début du siècle. Une progression d’à peine 1,15 % par an. Aucune autre grande zone économique au monde n’a enregistré un résultat aussi piteux.

 

Le brun n’est malgré tout pas à l’ordre du jour

Tout cela augure-t-il d’une « vague brune », comme le redoutent les éditorialistes ? Encore faudrait-il pour cela qu’ils soient authentiquement « bruns », c’est-à-dire fascistes. Si les mots ont encore un sens, cela impliquerait qu’ils cochent peu ou prou les six principales cases de la définition du fascisme reconnue par les historiens :

  1. Endoctrinement de masse
  2. Chef charismatique
  3. Fusion État/Parti
  4. Refus du multipartisme
  5. Économie au service de l’État/nation
  6. Projet d’expansion territoriale, avec en option l’antisémitisme (le parti de Mussolini ne l’était toutefois pas jusque vers 1935).

 

À peu près aucun des partis concernés ne correspond à cette définition.

S’il n’y a pas lieu de craindre un retour du fascisme, concept hyper dévoyé par des gens à la culture historique quasi nulle, en revanche, cette vague a des aspects inquiétants.

Tout d’abord, s’il est légitime de critiquer les politiques d’immigration, ou de croire très aventureux une société multi-civilisationnelle, ces partis « populistes » s’appuient généralement sur un vieux fond xénophobe. Le racisme affleure derrière les discours devenus policés. En outre, ils sont pour la plupart, hormis en Italie, très indulgents envers le Kremlin, qui n’a clairement pas que la prospérité et la stabilité de l’Europe comme priorité.

Enfin, leurs programmes ne tiennent pas debout sur le plan économique, sauf là encore en Italie (dont le gouvernement Meloni ne s’est pas révélé être fasciste, au grand dam de Libé). En raison de l’insatisfaction légitime des citoyens devant le délabrement des services publics, ou la concurrence des industries étrangères, ils proposent simplement… davantage d’argent pour les services publics, sans s’interroger sur management, concurrence, etc, c’est-à-dire davantage d’impôts et de dette, comme si on n’était pas déjà au taquet là-dessus. Et succombent aux sirènes du protectionnisme sans visiblement réaliser que les pays protectionnistes, généralement, s’appauvrissent.

Bref, il n’existe pas encore de populiste libertarien européen à la sauce Javier Milei, élu président en Argentine, qui viendrait au moins dépoussiérer le débat, voire donner un coup de pied dans la fourmilière…

Innovation : les technologies de rupture, ça n’existe pas

Le monde du management est noyé sous les mots-valises, les expressions à la mode et les concepts creux. C’est un problème parce que mal nommer un phénomène, c’est s’empêcher de pouvoir l’appréhender correctement, et donc de pouvoir le gérer.

Un bon exemple est celui de l’expression technologie de rupture, très trompeur.

Je discutais récemment avec le responsable innovation d’une grande institution, qui me confiait :
« La grande difficulté que nous avons est d’identifier parmi toutes les technologies nouvelles celles qui sont vraiment les technologies de rupture. »

Car la course aux technologies de ruptures est lancée, celles qui vont vraiment faire la différence sur le terrain, qu’il soit économique, social ou militaire.

Or, cette course repose pourtant sur une erreur, car la technologie de rupture ça n’existe pas.

 

La différence réside dans son utilisation

Ce qui fait qu’une technologie va avoir un effet de rupture, c’est la façon dont elle est utilisée. Une technologie peut être radicalement nouvelle et n’avoir aucun impact de rupture.

Par exemple, lorsque les médecins sont passés du carnet à spirales au micro-ordinateur dans leur cabinet, il y a eu un changement technologique important, qui a entraîné une amélioration de leur efficacité. Mais il n’y a eu aucun changement dans leur modèle de fonctionnement (façon dont le cabinet est organisé, le modèle économique, la structure des acteurs impliqués, etc.).

En substance, c’est la même chose, en plus efficace. C’est une amélioration dite de soutien (sustaining), au sens où elle soutient et renforce le modèle existant. Inversement, on peut entraîner une rupture très importante dans un secteur sans technologie nouvelle. EasyJet, par exemple, est un pionnier du low cost dans le domaine aérien. La rupture que cette compagnie a créée ne repose sur aucune technologie propriétaire ou nouvelle : mêmes avions, mêmes pilotes, mais un modèle de fonctionnement différent.

Ce qui va faire la différence, c’est donc la façon dont la nouvelle technologie est utilisée.

Dans le domaine militaire, le char était une invention majeure qui a émergé à la fin de la Première Guerre mondiale. L’Armée française l’a mis au service de l’infanterie, le dispersant dans les unités, en soutien de son organisation existante. Les Allemands, eux, ont constitué des unités spéciales (De Gaulle avait la même idée mais n’a pas été suivi). Ils ont repensé leur modèle tactique autour de cette nouvelle technologie. Ils en ont fait une innovation de rupture, par la façon dont ils l’ont utilisée, avec les résultats que l’on sait. Autrement dit, une technologie est de rupture en fonction du modèle qu’on développe autour d’elle pour en tirer parti.

 

La tentation du bourrage

Lorsqu’une nouvelle technologie émerge, la tentation est toujours de la mobiliser autour du modèle existant, considéré comme un invariant. C’est ce qu’on appelle le bourrage : on la force, en quelque sorte, à entrer dans le modèle existant. Ce modèle devient alors une forme de prison intellectuelle qui empêche l’innovation.

On a des chars, mais la façon dont on les utilise fait qu’on n’en tire qu’une toute petite partie du potentiel. Pour faire entrer le carré dans le rond, il faut couper tous les coins. Autrement dit, pour qu’une nouvelle technologie entre dans le modèle, il faut ignorer tout ce qui pourrait servir à créer un modèle différent.

Cela explique aussi pourquoi une nouvelle technologie est plus facilement mobilisée par un nouvel entrant pour créer une rupture : le nouvel entrant n’est pas enfermé par les modèles existants, il n’a pas d’activité historique à défendre, il n’a pas de rond dans lequel il faudrait faire entrer le carré. Il construit le rond autour du carré précisément de façon que le rond soit une rupture.

Google travaille depuis des années sur l’IA mais ne veut pas risquer son rond (son activité liée à son moteur de recherche). OpenAI, une jeune startup créée initialement comme une association à but non lucratif, le prend par surprise en utilisant l’IA de façon tout à fait différente.

L’obsession pour les technologies de rupture a des conséquences importantes : on se concentre davantage sur la technologie que sur ses applications possibles, on se consacre à l’art pour l’art. On oublie que les Allemands n’avaient pas inventé les chars, mais ce sont eux qui ont compris comment en tirer parti.

La véritable innovation ne réside donc pas dans la technologie, même si celle-ci est fondamentale. Elle réside dans la façon dont on l’utilise pour créer un avantage. Il s’agit de contester les modèles existants pour en inventer de nouveaux. Moins qu’une capacité d’invention, c’est donc l’adoption d’une posture entrepreneuriale qui permet la création d’une rupture.

Voir sur le web.

Quel est le taux de marge acceptable par les consommateurs ?

C’est la question que tout le monde se pose :

  • les associations de consommateurs qui soupçonnent les producteurs, mais aussi les grandes surfaces de s’enrichir en période de crise ;
  • les producteurs, intermédiaires et distributeurs qui ne cessent de se réunir au moins mensuellement pour ajuster le taux ;
  • la classe politique qui se partage entre ceux qui pensent que le pouvoir fait tout pour sauvegarder le pouvoir d’achat (par exemple en contrôlant les prix des produits de première nécessité) ;
  • ceux qui se révoltent contre les politiques financières et budgétaires qui créent et amplifient l’inflation qui ruine le pouvoir d’achat.

 

À mon sens, la question n’a ni queue ni tête, parce que la formation des prix, et les « marges » qui en découlent obéissent à une logique que tout le monde semble ignorer, du moins dans notre pays.

Qu’apprend-on à l’école (quand on apprend quelque chose) et quel est le bon sens populaire ? C’est l’équation : Recettes – coûts = bénéfices, que l’on peut décliner sous diverses formes : Coûts + bénéfices  = prix de vente (ou l’inverse)

 

Valeur intrinsèque et valeur marchande

Pour moi, et pour de nombreux économistes, ces formules sont celles des XVIIe et XVIIIe siècles, lorsque la théorie de la valeur était balbutiante.

C’est peut-être la faute d’Adam Smith, c’est sûrement celle de David Ricardo : la valeur d’un produit n’est pas marchande, elle est intrinsèque.

L’exemple de la valeur-travail, qui hante encore les esprits deux siècles plus tard, est simple : un produit a une valeur double de celle d’un autre s’il a fallu 10 heures de travail pour l’un contre 5 heures pour l’autre.

De plus, la frontière n’est pas dessinée entre la valeur et le prix : le prix n’est que l’expression monétaire de la valeur, la stabilité de l’étalon monétaire est assurée. C’est dire que l’on n’a même pas compris les leçons des dérapages financiers et monétaires du XVIIe siècle et des inflations qui se sont succédé.

Plus tranquilles, les physiocrates français s’en remettaient à la seule valeur fondamentale, d’après eux : la terre. Et ici il ne s’agit ni de prix ni de coût : la propriété foncière rapporte une rente, c’est-à-dire un revenu sans travail dont l’origine est le droit de propriété foncière. David Ricardo en est bien persuadé, et il prépare la légère amodiation qu’apportera Marx : ce n’est pas la propriété foncière qui enrichit sans cause, c’est la propriété du capital industriel. C’est donc la propriété qui est le vice du système capitaliste.

J’ai fait ce court rappel historique pour indiquer que tous les économistes n’ont pas été aussi aveugles.

Après Turgot, c’est surtout Jean-Baptiste Say qui va enfin comprendre ce qu’il faut pour produire : du travail certes, du capital (investissement), mais aussi un « entre-preneur » dont la mission est de se situer entre les besoins des consommateurs et les moyens de satisfaire leurs besoins. Il fait faire un double progrès à la science économique, d’abord en reprenant Smith et Turgot sur la théorie de l’échange, l’économie reposant sur la diversité des individus et la personnalisation des choix ; ensuite en mettant en lumière le personnage de l’entrepreneur, qu’il connait d’autant mieux qu’il appartient à une famille d’entrepreneurs. Dès lors, l’entrepreneur mérite d’être rémunéré pour le service qu’il rend, et cette rémunération s’appelle le profit.

À son époque, on estimait que les profits étaient minces et que peu de personnes créaient des entreprises, du moins en France (et il part en Angleterre, fâché avec Napoléon qui n’aime pas le libre-échange). Donc, dans la valeur finale du bien ou du service il y aura addition des salaires, des intérêts, des profits. Les profits ne sont prélevés ni sur les salariés ni sur les financiers qui avancent les capitaux, ils sont une rémunération indispensable de l’art d’entreprendre.

 

Néo-classiques et Autrichiens

La science économique va continuer à progresser dans cette direction.

À la fin du XIXe siècle, Carl Menger économiste autrichien, va réagir contre les excès et les erreurs de ceux que l’on nomme les « néo-classiques » (Alfred Marshall) qui veulent résumer la conduite individuelle à un pur calcul rationnel : homo œconomicus. Il n’y aurait qu’une façon et une seule de fixer les prix, qui eux-mêmes dépendent des quantités offertes et demandées. La loi de l’offre et de la demande semble avoir tout réglé. On introduit quelques amendements pour rendre compte que le calcul rationnel ne peut exister que dans un climat de concurrence pure et parfaite. Mais dans les années 1920, on va placer l’homo œconomicus face à des marchés de concurrence imparfaite, d’oligopoles, etc. jusqu’à ce qu’on s’aperçoive que toutes ces approximations étaient pures inventions.

Par contraste, Carl Menger revient à la dimension marchande de l’économie, donc à l’importance des comportements individuels. Ludwig von Mises, un de ses premiers disciples, parlera de l’économie comme de « la science du comportement humain », la praxéologie.

Mais Carl Menger avait repris l’idée de Jean-Baptiste Say sur le rôle décisif de l’entrepreneur, et il a lié la qualité de ce dernier à deux variables décisives : le temps et l’information.

Il avait ainsi établi les piliers de la science économique contemporaine.

 

Le facteur résiduel

Une autre aventure a permis de progresser.

Dans les années 1960, plusieurs économistes se sont mis à travailler sur ce que nous appellions les fonctions de production. Dans la valeur d’un produit, quel est l’apport de différents facteurs de production ?

Ces fonctions se sont libérées du vieux théorème : V= f (W,K) (la valeur est fonction du travail et du capital), et en observant des milliers de cas, ils se sont mis à mesurer ce qui pouvait augmenter si on ajoutait à W et K quelque chose d’autre, que l’on va appeler facteur résiduel. Dans les manuels d’économie français le facteur résiduel, inexpliqué a priori, est identifié comme le progrès technique.

Dans les années 1960, quand j’étais étudiant, voici importées des États Unis les nouvelles fonctions de production avec Solow et Cobb-Douglas, qui nous renseignent mieux sur ce qui se passe au niveau de la valeur :

  1. Le facteur a beau être résiduel, il explique la moitié de la valeur ajoutée par le travail et le capital réunis
  2. La valeur varie lorsqu’on substitue du travail au capital ou l’inverse : on calcule des élasticités de substitution 
  3. Dans la plupart des cas étudiés, on ne peut caractériser l’origine du facteur résiduel, ou sa mesure est impossible.

 

Finalement, on va en déduire que la valeur que l’acheteur final (en principe le consommateur) est amené à payer dépend d’une multitude de facteurs, et que l’entreprise y est sans doute pour quelque chose puisque, conformément à ce que disait Jean-Baptiste Say, c’est bien lui qui gère les facteurs de production, mais c’est aussi bien lui qui comprend ce que veut sa clientèle.

Donc, on peut dire qu’une partie au moins du facteur résiduel représente la rémunération de l’art d’entreprendre, et cette rémunération est le profit. Il y a loin de ce profit à cette marge calculée dans les livres d’écoliers.

 

L’art d’entreprendre dans une économie de libre marché

Mais on en sait un peu plus sur l’art d’entreprendre depuis Carl Menger, et grâce en particulier à Israël Kirzner, dernier membre vivant des disciples de Mises.

En insistant sur le temps et l’information, Menger et Mises avaient démontré toute la dimension du travail de l’entrepreneur, parce que le temps et l’information varient avec les individus et avec les circonstances.

Kirzner va décrire ce que sait faire l’entrepreneur. Non, il n’est pas l’homme hors du commun imaginé par Joseph Schumpeter (qui finira socialiste), tout le monde peut devenir entrepreneur dès lors qu’il a compris ce que d’autres n’avaient pas encore perçu : il a une antériorité de perception, parce qu’il sait traduire les signaux du marché : « alertness », il trouve évident ce que d’autres n’ont pas encore perçu. Cela peut être le cas de l’ouvrier dans un atelier qui s’aperçoit qu’il est plus facile de travailler avec un outil qu’avec un autre, d’un côté ou de l’autre ; c’est le cas de celui qui sait qu’au bout du marché le cageot de raisin se vend 25 euros au lieu de 40 ailleurs.

La vie économique organisée par le marché concurrentiel, avec libre entrée et libre sortie, est d’une telle richesse qu’elle secrète des innovations, des changements en permanence : c’est un « processus de découverte » dit Kirzner.

Bien évidemment, nous ne vivons pas dans une économie de marché, parce que les États et la politique s’en sont occupés. De la sorte, le profit n’entre plus en scène, et les marges sont fixées avant même que le prix ait été connu.

Voilà donc l’absurdité de la question aux yeux de la science économique : comment connaître une marge, un bénéfice, alors même que le prix n’est pas encore connu, ou n’est pas pris en compte ? Le prix mesure la valeur, la valeur dépend de l’apport des facteurs de production et de ce que l’entrepreneur en aura fait pour les adapter aux goûts et aux moyens de la clientèle.

C’est bien ce que je disais : il faut ignorer la science économique pour fixer ex ante un taux de marge.

[1] On pourra se reporter au livre de Pierre Garello La concurrence, Processus de Découverte Economics, éd. 2014

Sur le web.

Les multinationales françaises : des pépites à choyer

Un article de Philbert Carbon.

 

L’Insee dresse un portrait des multinationales françaises dans une note récente. Par firme multinationale française, l’institut désigne un groupe de sociétés (hors services non marchands et filiales bancaires) dont le centre de décision est situé en France et qui contrôle au moins une filiale à l’étranger.

 

Les multinationales françaises réalisent plus de la moitié de leur chiffre d’affaires à l’étranger

En 2021 (année sur laquelle porte la note), elles contrôlaient 51 000 filiales dans plus de 190 pays. Ces filiales employaient 6,9 millions de salariés, ce qui représentait 56 % des effectifs des firmes dont elles font partie. Elles réalisaient un peu plus de la moitié (52 %) du chiffre d’affaires consolidé total des firmes multinationales françaises, ce qui représentait 1566 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel consolidé. Précisons qu’il s’agit du chiffre d’affaires généré par les filiales présentes à l’étranger et non pas des ventes réalisées par la firme multinationale à l’étranger.

Le document nous apprend, par ailleurs, que les grandes firmes (celles qui emploient au moins 5000 personnes en France ou réalisent un chiffre d’affaires annuel consolidé sur le territoire national supérieur à 1,5 milliard d’euros) regroupent 43 % des filiales à l’étranger, emploient 76 % des effectifs et réalisent 83 % du chiffre d’affaires consolidé total.

Si l’Insee précise que les autres multinationales – de taille intermédiaire et de taille petite ou moyenne– réalisent la majorité de leur chiffre d’affaires en France, il n’indique pas le pourcentage exact du chiffre d’affaires réalisé à l’étranger pour chacune des catégories d’entreprises. Nous ne savons pas non plus quel est le nombre de ces multinationales. Deux informations pourtant essentielles pour bien appréhender le sujet !

La note de l’Insee datée du 13 décembre 2019, qui traite des données de 2017, était à cet égard plus complète. Nous savions alors que notre pays comptait 4600 multinationales, dont 160 grandes firmes et 1510 entreprises de taille intermédiaire (ETI). Les 3230 restantes étaient donc des sociétés dites de taille petite ou moyenne (c’est-à-dire employant moins de 250 personnes en France et réalisant un chiffre d’affaires annuel consolidé sur le territoire national inférieur à 50 millions d’euros).

Il faut se tourner vers le cabinet de conseil EY et son « Profil financier du CAC 40 » pour apprendre que l’activité internationale des entreprises composant l’indice phare de la bourse de Paris a représenté, en 2022, plus de 78 % de leur chiffre d’affaires. Certes, le chiffre ne porte que sur 40 entreprises et il ne mesure pas la même chose, mais il permet de comprendre que nos grandes entreprises n’ont besoin que marginalement de la France pour faire des affaires.

 

Les multinationales françaises sont surtout présentes en Europe

La note de l’Insee nous apprend également que les filiales des multinationales françaises sont, contrairement à ce que l’on croit souvent, essentiellement implantées dans les pays développés. Les trois premiers pays d’implantation, qui regroupent un quart des filiales, sont les États-Unis (10,2 % avec 5200 filiales), l’Allemagne (8 % avec 4100 filiales) et le Royaume-Uni (7,3 % avec 3700 filiales). La Chine occupe la cinquième place avec 5,5 % des filiales. Le top 10 – dans lequel figurent, outre les quatre pays déjà cités, l’Espagne, la Belgique, l’Italie, les Pays-Bas, la Suisse et le Canada – abrite 54,3% des filiales. Plus de la moitié des filiales sont implantées en Europe.

En termes d’effectifs, le classement est quelque peu différent, même si les Etats-Unis restent à la première place avec 10,9 % (et 754 000 salariés). Dans le top 10, nous voyons, en effet, apparaître des pays où le coût de la main-d’œuvre est réputé bas : l’Inde (7,5 % des effectifs, soit 520 000 personnes), le Brésil (7,5 %), la Pologne (3,4 %) et la Russie (2,8 %, mais c’était avant la guerre en Ukraine et l’embargo).

C’est sans doute ce qui explique que le coût salarial par tête dans les filiales implantées à l’étranger est en moyenne de 38 900 euros par an, contre 63 300 euros pour les établissements implantés en France.

Enfin, en ce qui concerne le chiffre d’affaires, les États-Unis occupent encore la tête du classement avec 325 milliards d’euros générés, soit 20,8 % du total. Ils sont suivis par l’Allemagne (8,8 % et 135 milliards), le Royaume-Uni (6,8 % et 107 milliards), l’Italie (6,4 % et 101 milliards), la Chine (6,1 % et 96 milliards). Les dix premiers pays – dans lesquels figurent aussi l’Espagne, la Belgique, la Suisse, le Brésil et les Pays-Bas – génèrent 68 % du chiffre d’affaires. Les filiales implantées dans l’UE ne produisent que 36,5 % du chiffre d’affaires à l’étranger des multinationales françaises (soit 572 milliards).

On remarquera, en rapprochant les différentes données, que le meilleur « rendement » est réalisé par les filiales américaines qui, avec moins de 11 % des effectifs, génèrent presque 21 % du chiffre d’affaires de l’ensemble des implantations françaises à l’étranger.

 

Où sont réalisés les bénéfices ?

En ce qui concerne les profits, la note de l’Insee est muette. C’est regrettable, car nous aurions pu ainsi apprécier si les multinationales françaises gagnent autant d’argent qu’on le dit dans les pays à bas coûts.

Néanmoins, nous pouvons nous référer à une étude de la Banque de France sur la contribution des investissements directs à l’étranger des groupes du CAC 40. Même si elle date de 2013 et qu’elle porte sur la période 2005-2011, elle est riche d’enseignements. Elle révèle, en effet, qu’en 2011, 60 % des résultats nets des groupes du CAC 40 étaient réalisés à l’étranger (alors que la proportion était d’environ 50 % en 2005). Douze groupes réalisaient même plus de 75 % de leurs profits à l’étranger (contre dix en 2005).

Plusieurs raisons expliquent cette hausse selon la Banque de France : bien sûr, l’augmentation des investissements à l’étranger ; probablement, une recherche d’optimisation fiscale qui a pu conduire certains groupes à enregistrer une part croissante de leurs profits dans des pays à fiscalité avantageuse ; et, raison la plus inquiétante, l’écart de compétitivité croissant entre la France et le reste du monde. Cet écart s’étant encore agrandi depuis 2011, il est ainsi probable que la part des bénéfices réalisés à l’étranger par les grands groupes français ait aussi augmenté. Si Total Énergies est accusé de ne payer que peu d’impôts en France (à peine 2 milliards d’euros sur les 30 milliards d’impôts et taxes acquittés au total), c’est bien parce que le groupe réalise la quasi-totalité de ses bénéfices à l’étranger

Même si investir et produire à l’étranger rapporte plus qu’en France, ces multinationales restent françaises. Cependant, le risque qu’elles transfèrent un jour leur centre de décision hors de France n’est pas nul. C’est pourquoi, le Gouvernement devrait les choyer. Au lieu de cela, il préfère les vilipender.

Dernièrement, Bruno Le Maire, le ministre des Finances, ne s’en est-il pas pris aux grands industriels de l’agroalimentaire qui font « des marges indues » ? Il y a un an, le président Macron ne montrait-il pas du doigt Total Énergies qui fait des « profits importants », distribue « beaucoup d’argent » aux actionnaires mais traîne des pieds pour ouvrir des négociations sur les salaires ? Le gouvernement n’a-t-il pas cherché à taxer les « superprofits » de l’armateur CMA-CGM, ou les raffineries de Total Énergies ?

Attirer à Paris les banques londoniennes ou le siège de la FIFA avec un régime de faveur est une chose, comme subventionner les usines de batteries (1,5 milliard d’euros pour ProLogium à Dunkerque). Il ne faudrait pas oublier nos pépites nationales. Rappelons-nous des déconvenues récentes de Bridor en Bretagne ou du groupe Duc en Bourgogne. Ces entreprises ne demandent pas l’aumône, mais simplement de pouvoir investir aussi en France et y gagner de l’argent !

Sur le web.

Identité numérique européenne : un pas de plus vers Big Brother ?

Début novembre, le Conseil et le Parlement européen sont parvenus à un accord provisoire sur un nouveau cadre pour une identité numérique européenne (eID).

Le règlement vise à créer un « portefeuille européen d’identité numérique » qui centralise la quasi intégralité des documents d’identité des citoyens de l’Union européenne. L’ensemble de leurs données privées serait alors regroupé dans un outil géré et contrôlé par les institutions européennes. Cela leur permettrait d’accéder à des services de l’État, mais aussi du secteur privé : services bancaires et financiers, connexion à des applications de santé, inscription à un réseau social, etc.

En l’occurrence, le DSA impose déjà aux GAFAM « d’accepter le portefeuille d’identité numérique de l’Union européenne pour la connexion à leurs services en ligne ». L’équivalent de France Identité existerait désormais à l’échelle européenne, et pourrait servir à effectuer des transactions en euro numérique.

Pour quel niveau de sécurité ?

Le peu d’informations disponibles ne sont pas de nature à inspirer confiance.

Sur le site du gouvernement français, on peut lire :

« Les composants logiciels pour les applications seront en code ouvert mais les États membres pourront, pour des raisons justifiées, y insérer des composants spécifiques non divulgués ».

Un examen minutieux du règlement, en particulier de l’article 45, a conduit plus de 500 spécialistes et chercheurs en cybersécurité à publier une lettre ouverte pour s’opposer au projet de l’Union européenne. Cet article exige en effet des navigateurs internet qu’ils « facilitent l’utilisation de certificats qualifiés pour l’authentification de sites internet ».

En pratique, cela signifie que tout État membre de l’Union européenne ou tiers partie pourra intercepter le trafic internet de n’importe quel citoyen européen : informations bancaires, données médicales, photos privées, etc.

https://twitter.com/ThierryBreton/status/1722291616654766485?s=20

Bien entendu, la Commission européenne prétend faciliter la vie aux handicapés et aux habitants des zones rurales. Le portefeuille d’identité numérique est présenté comme un moyen d’améliorer leur accès à des services qui « nécessitent normalement une présence physique ».

Rien de tel que de forcer les citoyens européens à entrer progressivement dans un système de contrôle pour des raisons pseudo pratico-pratiques, voire sanitaires, comme en témoigne l’adoption du système européen de certification numérique Covid-19 en juillet dernier. Ce dernier repose sur le même mensonge des libertés retrouvées, et devrait faire pâlir n’importe quel individu soucieux du respect de sa vie privée et de ses libertés, au vu de la probabilité qu’il soit détourné en un système de traçage, voire d’exclusion de ceux qui refusent de se plier aux règles fluctuantes des gouvernements en place. 

 

L’Union européenne serait-elle en train de prendre un tournant totalitaire à la chinoise ?

En Chine, le gouvernement a récemment déclaré vouloir implémenter un système numérique d’identité dans son projet de métaverse. Il inclurait des informations proches de celles prévues dans son système de crédit social, où les citoyens seraient classés selon les critères arbitraires des autorités, et sanctionnés si jugés socialement inaptes.

Le règlement de la Commission européenne s’inscrit certes dans un cadre politique bien éloigné de la dictature communiste, mais on peut sincèrement s’interroger sur les objectifs de nos technocrates férus de contrôle social, et sur les dérives potentielles d’un système similaire. On peut, par exemple, imaginer qu’un tel portefeuille soit un moyen de suspendre les droits et libertés fondamentales au nom de motifs considérés « légitimes », mais qui seraient en réalité subjectifs et intrinsèquement politiques.

L’avancée à grands pas d’un projet aux allures de Big Brother devrait susciter a minima une avalanche d’articles dans les sphères médiatiques. Il n’en est rien. Les plus grands médias français, largement subventionnés, n’ont quasiment rien publié sur le sujet. Là encore, on peut imaginer pourquoi : le portefeuille européen d’identité numérique ne peut que renforcer les scepticismes et arguments en faveur de la sortie de l’Union européenne. 

Chaque nouvelle directive ou règlement liberticide, à l’instar de la PAC, du DSA ou de l’IA Act, confirme l’idée que l’Union européenne est devenue une superstructure qui prétend réguler des pans entiers de la vie sociale, avec plus ou moins d’effet escompté. Chaque nouveau projet de loi contribue à ridiculiser la frange réformiste, persuadée que quitter l’Union serait une catastrophe irrécupérable pour le pays.

Comme si le libre échange ne pouvait être assuré par le biais d’accords commerciaux – ce que le Brexit a notamment permis de démontrer. Cette même frange réformiste est aveugle au fait que le carcan bureaucratique a atteint de telles proportions que toute tentative de réforme interne est vaine ; l’écrasante majorité de technocrates non élus n’ayant aucun intérêt à modifier les règles en leur défaveur.

Vous avez aimé le pass sanitaire ?

Vous allez adorer le pass d’identité numérique.

Les pays de l’Est de l’Europe enregistrent de fortes pertes de compétitivité

Auteur : , est Director of Economic Studies, IÉSEG School of Management

 

Pour les multinationales, les pays d’Europe de l’Est deviennent de moins en moins attractifs. En effet, on observe une forte perte de compétitivité coût dans la plupart de ces pays depuis 2015 par rapport à la zone euro. Cette tendance s’observe à la fois dans les pays membres de l’Union européenne (UE) qui ont adopté la monnaie commune, et dans ceux qui ont conservé leur monnaie nationale.

Parmi les pays entrés dans l’euro, à part le cas de la Croatie qui n’a adopté que récemment la devise européenne, la croissance du coût salarial unitaire a été très supérieure à celle observée dans l’ensemble de la zone euro. L’augmentation du coût salarial par unité produite, du 1er trimestre 2015 au 2e trimestre 2023, a en effet été de 73 % en Lituanie, 59 % en Lettonie, 55 % en Estonie, 38 % en Slovaquie, et 34 % en Slovénie.

Mais si les règles de fonctionnement de la monnaie unique, qui prive notamment les États de la possibilité de dévaluer leur monnaie pour regagner en compétitivité, ont empêché les pays de l’Est de la zone euro de compenser la hausse des salaires induite par une forte inflation, ceux qui ont gardé une monnaie nationale sont quand même confrontés aussi à une augmentation incontrôlée du coût du travail en euros.

 

L’impact du taux de change

En effet, le coût salarial par unité produite dans les pays hors zone monétaire, converti en euros, a augmenté de 67 % en Bulgarie, de 62 % en République tchèque, de 46 % en Roumanie, de 25 % en Pologne et de 19 % en Hongrie entre le 1er trimestre 2015 et le 2e trimestre 2023.

Sur cette période, la couronne tchèque s’est appréciée de presque 14 % contre l’euro. Le forint hongrois s’est déprécié de 19,7 %. Le zloty polonais s’est déprécié de 7 %. Le leu de la Roumanie s’est déprécié de 9 %. Quant à la Bulgarie, elle pratique un régime de currency board, ou directoire monétaire, avec un taux de change fixe contre l’euro. Le pays a gardé ce régime même après avoir rejoint le mécanisme européen de taux de change, qui aurait permis une certaine volatilité.

Certes, le taux de change par rapport à l’euro a pu aggraver ou réduire les différences de hausse des coûts salariaux en monnaie nationale, une fois convertis en euros. Toutefois, au bilan, on observe bien une perte de compétitivité de ces économies quand bien même leurs États disposaient du levier de la dévaluation.

 

Une menace pour l’industrie allemande

Comme les coûts salariaux unitaires de la plupart des pays de l’Est de l’UE ont augmenté avec une intensité supérieure à ceux de la zone euro, leur attractivité relative s’est quelque peu réduite pour les investissements étrangers. Aussi, les prix de vente en euros des biens et services produits par ces pays sont amenés à être moins inférieurs qu’avant aux prix de vente de ce qui est produit par la zone euro. Comme cette perte de compétitivité est susceptible de déprimer les exportations et de doper les importations des pays concernés, la balance commerciale de ces pays pourrait se dégrader.

Jusqu’à présent, c’est essentiellement en Roumanie que la balance commerciale des biens (hors énergie) s’est continument détériorée depuis 2015, avec une aggravation du déficit. Mais la situation pourrait vite concerner d’autres pays de la région.

Cette situation pose également problème aux partenaires commerciaux européens de cas pays, et surtout à l’Allemagne. En effet, l’industrie allemande a longtemps sous-traité massivement dans les pays de l’Est de l’UE, à bas salaires, ce qui lui permettait de réduire ses coûts. L’augmentation des coûts salariaux réduit cette aubaine dont l’Allemagne a beaucoup profité. Après la perte de l’approvisionnement en gaz russe à bas prix, une autre menace apparaît pour les fondements de la compétitivité de l’industrie de l’Allemagne. Bien sûr, les salaires des pays de l’Est de l’Union européenne sont encore inférieurs à ceux de l’Ouest, mais ils sont à corriger de la productivité, et les écarts se réduisent.

Vous pouvez retrouver cet article ici.

Quand la bureaucratie fait vivre un calvaire administratif aux agriculteurs bourguignons

Six cents, soit presque deux par jour : c’est le nombre d’agriculteurs qui se suicident chaque année en France. Ce nombre en augmentation illustre tristement une condition agricole faite d’isolement, un isolement qui n’a d’égal que la dépendance des exploitants aux subventions publiques en tous genres. À titre d’exemple, en 2019, ces aides représentaient en moyenne 74 % des revenus des agriculteurs, et jusqu’à 250 % pour les producteurs de viande bovine.

Isolés socialement mais fonctionnaires de fait, les agriculteurs ont tout récemment été une nouvelle fois frappés de plein fouet par des retards et des dysfonctionnements dans l’instruction des dossiers de subventions, mettant en péril un nombre important d’exploitations déjà soutenues à bout de bras par la machine publique.

 

Le FEADER, deuxième pilier de la PAC

Mis en place en 2007, le Fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER) est le principal instrument de financement de la politique agricole commune (PAC) créée par le traité de Rome un demi-siècle plus tôt.

La PAC se fonde sur deux piliers : la structuration du marché agricole et, depuis 2007 donc, le développement rural.

Inscrit dans la logique de programmation propre aux politiques européennes, l’objectif du FEADER est explicitement de garantir l’avenir des zones rurales en s’appuyant sur les services publics et l’économie locale.

Sans surprise, le FEADER est impliqué dans la vaste politique de planification écologique européenne qu’est Europe 2020, avec en ligne de mire une agriculture « soutenable » et « durable ».

Initialement destiné à disparaître à la fin de ce plan, le FEADER a suivi la myriade de mesures publiques qui perdurent, avec notamment la relance européenne NextGenerationEU adoptée par le Conseil européen en 2020.

 

Une responsabilité transférée

Sauf qu’au 1er janvier 2023, la responsabilité de ce fonds a été confiée aux États. En France, ce dernier l’a transféré aux conseils régionaux volontaires qui ont rapidement accusé d’importants retards de paiement mettant gravement en péril de nombreuses exploitations agricoles.

La région Bourgogne-Franche-Comté n’y fait malheureusement pas exception, au point que la situation s’est particulièrement envenimée le 6 novembre dernier.

Ce jour-là, trois élus de la majorité socialiste au conseil régional ont été pris à partie par des exploitants de Saône-et-Loire :

« C’est une honte, un scandale, une catastrophe, vous êtes des nuls, des incompétents, votre administration est lamentablement défaillante, à la ramasse ».

Ces propos ont contraint le sénateur et président du groupe socialiste à l’assemblée régionale Jérôme Durain, présent ce jour-là, à reconnaître la responsabilité des élus dans une situation qui met les agriculteurs « dans la merde ».

Concrètement, les agriculteurs, soutenus dans leurs revendications par la Confédération paysanne, reprochaient à la collectivité la piètre qualité du traitement des dossiers de demande de dotation d’aide à l’investissement aux installations de jeunes agriculteurs.

 

Un temps de traitement rallongé

Au cœur de ces doléances, donc, le transfert aux régions du traitement de ces demandes. Ces transferts se sont pourtant accompagnés de compensations financières de la part de Paris sous la forme de 35 agents à temps plein issus de la Direction départementale des territoires (DDT). Mais la plupart ont toutefois refusé leur mutation à Besançon et Dijon, lieux concentrant le dispositif.

Pour y faire face, des recrutements ont été lancés, mais la moitié des effectifs n’a toujours pas été pourvue, s’ajoutant au changement d’outil informatique.

Le résultat ne s’est pas fait attendre : moins de 10 % des 3500 dossiers en retard de paiement ont pour l’heure pu être instruits.

De quoi nourrir un profond ressentiment dans le milieu agricole, au point que de nombreux agents sont victimes de harcèlement voire de menaces ayant entraîné des mains courantes.

 

Un fonds en hausse

Pourtant, le dispositif semblait lancé sur de bonnes bases, le FEADER ayant été augmenté de 28 % pour la programmation 2023-2027 selon Christian Decerle, président de la chambre régionale d’agriculture.

La situation a contraint le ministre de l’Agriculture, Marc Fesneau, à réagir afin d’appeler les élus à résoudre rapidement les problèmes administratifs pour éviter des conséquences graves pour les agriculteurs.

 

Agriculture et bureaucratie

FEADER, PAC, DDT… autant d’acronymes à la fois très bureaucratiques et très français qui frappent de plein fouet l’activité qui devrait pourtant être la plus épargnée de ces questions : l’agriculture. Activité naturaliste par excellence, là où la bureaucratie est celle de la complexité humaine, l’agriculture symbolise à la fois la maîtrise de la nature et l’aboutissement de notre besoin le plus primaire en tant qu’espèce inscrite dans le vivant : la nourriture.

Pourtant, ce milieu est depuis longtemps l’objet de politiques planificatrices ayant pour objectif de protéger le marché intérieur au détriment d’un partenariat sain entre les nations à travers de véritables politiques de libre-échange.

 

De l’urgence de débureaucratiser

Dans les faits, la PAC, comme d’autres politiques planificatrices, transforme les agriculteurs en fonctionnaires chargés de mener leur exploitation comme des gestionnaires administratifs, tandis que le principal acteur touché par la réglementation n’est autre que le consommateur final qui en paie le coût.

Or, cette réglementation est la contrepartie des subventions accordées. Celles-ci peinent donc à arriver dans le portefeuille des exploitants en raison de cette même norme. Autant dire que pour les agriculteurs français, c’est le serpent qui se mord la queue, toujours avec pour principale cause la bureaucratie.

Le gouvernement britannique cherche-t-il vraiment à faire baisser les impôts ou veut-il simplement gagner des élections ?

Par : Jason Reed

Mercredi 22 novembre, le chancelier britannique (ministre des Finances) Jeremy Hunt a prononcé son discours « Déclaration d’automne pour la croissance », une liste de politiques économiques conçues pour contribuer à la croissance de l’économie britannique. Hunt, ainsi que le Premier ministre Rishi Sunak, ont revendiqué le mérite de la récente goutte de 10,7 % à 5,3 %. M. Hunt a affirmé que ce taux d’inflation plus faible a permis au gouvernement de faire ce qu’il avait toujours voulu faire : réduire les impôts.

Malheureusement, il s’agit d’un récit trompeur. Bien que la déclaration d’automne de Hunt contienne quelques réductions d’impôts, elles étaient beaucoup moins importantes que les innombrables hausses d’impôts que le gouvernement a introduites au cours de la dernière décennie, en particulier au cours des trois dernières années. Hunt et Sunak sont conscients que le peuple britannique se sent épuisé par des hausses d’impôts sans fin, mais il est difficile de croire que le désir du gouvernement de réduire les impôts est sincère.

 

Les réductions d’impôts annoncées récemment sont très inférieures aux augmentations d’impôts introduites précédemment

Par exemple, la réduction d’impôt globale annoncée dans la déclaration de Hunt était une diminution de deux points de pourcentage du taux de l’assurance nationale, un impôt payé par les travailleurs en plus de l’impôt sur le revenu. Pour un travailleur gagnant 35 000 livres par an, ce changement lui permettra d’économiser 450 livres par an. Cependant, M. Hunt n’a apporté aucun changement aux seuils de l’impôt sur le revenu, qui sont gelés depuis 2021 (et M. Hunt affirme qu’ils le resteront au moins jusqu’en 2028) malgré l’inflation.

Cela signifie que les travailleurs sont poussés dans des tranches d’imposition plus élevées lorsque leurs revenus augmentent en raison de l’inflation, de sorte qu’ils paient beaucoup plus d’impôt sur le revenu qu’auparavant, malgré l’absence d’augmentation des salaires réels. Il s’agit d’une « taxe furtive ». Cela coûte des milliers de livres sterling à des millions de travailleurs. La réduction de 2 % de l’assurance nationale par Hunt est loin de contrecarrer cela.

 

Des cadeaux électoraux

La Grande-Bretagne doit organiser des élections générales en 2024. C’est presque certainement la véritable motivation derrière les réductions d’impôts symboliques dans la déclaration d’automne de Hunt. Il s’agissait de cadeaux préélectoraux destinés à tromper les électeurs en leur faisant croire que les conservateurs étaient un parti de réduction d’impôts, les encourageant à oublier la décennie de hausses d’impôt qui a précédé.

Depuis que Rishi Sunak est devenu Premier ministre britannique en octobre 2022, lui et son chancelier (ministre des Finances) Jeremy Hunt ont parlé à d’innombrables reprises de leur détermination à réduire les impôts. Depuis 2010, la Grande-Bretagne a eu cinq Premiers ministres et sept chanceliers, qui se sont tous déclarés unis dans leur croyance en la petite taille de l’État et en la faiblesse des impôts.

Il serait peut-être surprenant d’apprendre que le fardeau fiscal en Grande-Bretagne n’a cessé d’augmenter au cours des 13 dernières années où le Parti conservateur a été au pouvoir. Les dépenses publiques ont explosé, en partie à cause du soutien de la Grande-Bretagne à l’Ukraine et des programmes gouvernementaux visant à subventionner les salaires pendant la pandémie de covid, mais aussi à cause des subventions sur les factures d’énergie et de l’augmentation des coûts des retraites et des soins de santé.

Il n’est pas question d’emprunter pour financer ces dépenses supplémentaires, surtout après que le bref mandat de Liz Truss en 2022 a provoqué une onde de choc dans l’économie britannique en s’engageant à emprunter plus d’argent, et donc à créer plus de dette. Le résultat est que, selon une analyse indépendante de l’Institute for Fiscal Studies, le Parlement actuel sera « le plus grand Parlement de hausse d’impôts jamais enregistré ». D’ici 2024, la Grande-Bretagne est en passe d’avoir la charge fiscale la plus élevée depuis la Seconde Guerre mondiale.

 

Un pas en avant, trois pas en arrière

Certaines des réductions d’impôts prévues dans la déclaration d’automne de Hunt étaient encourageantes.

De loin, la meilleure était une politique appelée « passation en charges intégrale » qui permet aux entreprises qui investissent en Grande-Bretagne de compenser les coûts de gros investissements tels que la construction d’usines. Il s’agit d’un changement positif que les économistes du marché libre appellent de leurs vœux en Grande-Bretagne depuis des années. Malheureusement, cela ne fait pas grand-chose pour annuler la récente augmentation colossale du taux de l’impôt sur les sociétés, qui est passé de 19 % à 25 %. Malgré la passation en charges complète, la plupart des entreprises qui investissent au Royaume-Uni finiront toujours par payer plus d’impôts qu’il y a quelques années.

C’est symbolique de l’approche du gouvernement actuel en matière de fiscalité. Il introduit une énorme augmentation d’impôt, augmentant le taux d’imposition, prétendant que c’est inévitable. Puis, quelques mois avant une élection, il dévoile un changement de politique, affirmant que cela prouve qu’ils est un gouvernement qui réduit les impôts. Les électeurs n’ont pas la mémoire si courte. Si les sondages pour les élections de l’an prochain sont corrects, l’électorat voit la vérité sur les hausses d’impôt incessantes de ce gouvernement, et le Parti conservateur sera puni dans les urnes pour cela.

Les politiciens conservateurs disent qu’ils aimeraient réduire les impôts, mais leurs actes ne sont pas à la hauteur de leurs paroles. Ils sont réticents à repenser les problèmes sous-jacents qui font que les dépenses publiques augmentent chaque année, comme l’inefficacité de notre système de santé ou nos retraites trop généreuses. Au lieu de cela, ils préfèrent colmater les brèches en offrant de petites réductions d’impôts à l’approche des élections. Lorsque même le Parti travailliste (dont le chef était Jeremy Corbyn, d’extrême gauche il y a à peine quatre ans) se plaint que les impôts sont trop élevés, cela devrait certainement être un signal d’alarme pour tout gouvernement conservateur.

Quelques chiffres qui montrent que le « quoi qu’il en coûte » n’est pas fini…

Un article de l’IREF.

En janvier dernier, dans un entretien accordé au Journal du Dimanche, le ministre de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire, annonçait la fin du « quoi qu’il en coûte ».

L’examen parlementaire en cours des projets de loi de finances de fin de gestion pour 2023, et de loi de finances pour 2024 montrent à l’inverse que, loin d’être fini, le « quoi qu’il en coûte » se poursuit. Et ce en dépit d’un goulet d’étranglement appelé à se resserrer du fait de l’aggravation de la charge de la dette dans les prochaines années, exposant la France au risque d’une grave crise de ses finances publiques.

Plusieurs données tendent à prouver que les vannes ouvertes à l’occasion de la crise de la Covid-19 n’ont pas été refermées, ou que des politiques publiques jugées prioritaires ont été privilégiées sans que, symétriquement, soient définies des politiques qui ne le soient pas, ou plus. Pour reprendre la formule du rapporteur général du budget en commission des finances du Sénat, nous sommes entrés dans « l’ère des déficits extrêmes ».

Tandis que le déficit budgétaire annuel « moyen » n’était « que » de 89,8 milliards d’euros entre 2011 et 2019, depuis 2020, et en y incluant la prévision pour 2024, il est désormais de 172,3 milliards d’euros.

En 2023, le déficit budgétaire de l’État devrait être supérieur à 171 milliards d’euros, soit un déficit proche des sommets atteints pendant la crise sanitaire (quasiment 180 milliards d’euros).

Pour 2024, le déficit budgétaire est encore attendu à un niveau extraordinairement élevé de 144,5 milliards d’euros. Et pour cause : malgré le retrait des mesures de crise (- 40 milliards d’euros depuis 2022), les dépenses publiques devraient, toutes sphères d’administration confondues, augmenter de plus de 100 milliards d’euros en deux ans (1640 milliards d’euros en 2024, contre 1539 milliards d’euros en 2022).

Installé sur un plateau historiquement haut, le déficit de l’État représenterait l’an prochain 45,7 % de ses ressources. En 2024, le déficit public de la France serait ainsi le deuxième plus élevé de la zone euro. Sur les vingt pays membres de la zone euro, treize seraient sous la barre des 3 % de déficit, deux seraient même excédentaires : Chypre et Irlande. Selon le FMI, seule la Belgique (- 4,8 % du PIB) ferait pire que la France (- 4,5 % du PIB).

Naturellement, la France demeurerait en 2024 (109,7 % du PIB) sur le podium européen des pays les plus endettés (derrière la Grèce et l’Italie), avec une hausse de près de 12 points de la dette publique depuis 2017 (98,1 % du PIB), alors même que les autres pays ont eu affaire aux mêmes chocs exogènes. Sur les vingt pays de la zone euro, huit sont sous la barre des 60 % du PIB.

 

Le bond des émissions annuelles de dette est lui aussi spectaculaire : alors que l’État levait moins de 100 milliards d’euros jusqu’en 2007, il a successivement levé 200 milliards en 2019, 260 milliards en 2020, 2021 et 2022, 270 milliards en 2023, et 285 milliards en 2024 (projet de loi de finances).

Le coût de notre endettement est progressivement aggravé par la hausse des taux d’intérêt.

En 2024, les crédits liés à la dette (60,8 milliards d’euros pour la mission « Engagements financiers de l’État ») seront proches des crédits affectés à l’ensemble des missions régaliennes de l’État (73,8 milliards d’euros, dont 10,1 milliards pour la mission « Justice », 16,5 milliards pour la mission « Sécurités » et 47,2 milliards pour la mission « Défense »).

L’an prochain, 60 % des recettes d’impôt sur le revenu (94,1 milliards d’euros attendus) serviront à financer les seuls intérêts de la dette (56 milliards), lesquels devraient croître de 50 % d’ici la fin du quinquennat (84 milliards prévus en 2027).

Les évolutions de la masse salariale publique fournissent, elles aussi, un bon indicateur quant au souci porté à la gestion financière publique.

Lors du quinquennat de Nicolas Sarkozy, la masse salariale des administrations publiques avait baissé de 13,9 % en volume ; alors qu’elle n’avait augmenté « que » de 3,4 % sous François Hollande, la masse salariale publique a déjà bondi, en volume, de presque 10 % depuis l’élection d’Emmanuel Macron (+ 9,7 % entre 2017 et 2024).

L’an prochain, les effectifs de l’État (+ 6695 postes) et de ses opérateurs (+ 1578 postes) augmenteront encore, en contradiction avec les engagements pris dans le projet de loi de programmation des finances publiques (LPFP) pour les années 2023 à 2027…

Sur le web.

Pays-Bas : quels scénarios après la victoire du leader populiste Geert Wilders ?

Auteur : , Professor of Political Science, Fellow and member of the Management Council of the Institute for European Policymaking, Bocconi University

 

Les résultats des élections néerlandaises du 22 novembre dernier, qui ont vu la victoire du Parti pour la liberté (PVV), ont provoqué une onde de choc au sein de l’establishment politique européen. Les effets de ce scrutin pourraient bien aller au-delà des seuls Pays-Bas.

 

Une première dans l’histoire du pays

Pour la première fois dans l’histoire des Pays-Bas, un parti d’extrême droite est devenu le premier en nombre de sièges au Parlement national. Le leader du PVV, Geert Wilders, est un homme politique excentrique connu pour sa rhétorique incendiaire. Il prône la sortie des Pays-Bas de l’Union européenne et a qualifié l’islam de « religion fasciste ». Lors d’un procès en 2016, il a été reconnu coupable d’incitation à la discrimination, mais a été dispensé de peine.

Les sondages pré-électoraux avaient indiqué que le Parti pour la liberté pouvait arriver en tête, mais il apparaissait au coude à coude avec les grandes formations traditionnelles de la gauche (Parti travailliste-Gauche verte, PvdA/GL) et de la droite (Parti populaire pour la liberté et la démocratie, VVD). Les sondages se sont révélés loin du compte : Wilders a gagné avec une marge confortable (23,6 % des suffrages, contre 15,5 % au PvdA/GL et 15,2 % au VVD), même s’il devra chercher des partenaires de coalition pour former un gouvernement.

Un nouveau parti de droite, le Nouveau contrat social (NSC), a également obtenu un très bon score (12,8 %). Comme le Parti pour la liberté, ce parti désigne l’immigration comme étant la première cause de problèmes tels que l’engorgement des services publics néerlandais et le manque de logements abordables. Cependant, Pieter Omtzigt, le leader du NSC (et ancien député en tant que membre de l’Appel chrétien-démocrate, un parti chrétien-démocrate de centre droit qui, ce 22 novembre, n’a récolté que 3,3 % des suffrages), critique certains des discours les plus incendiaires de Wilders.

Omtzigt apparaît néanmoins comme le candidat le plus probable pour former une coalition avec Wilders, ainsi qu’avec le VVD, ancien parti du Premier ministre sortant Mark Rutte, démissionnaire en juillet dernier. Mais il faudra attendre un certain temps avant de savoir si un tel partenariat est réalisable. Aux Pays-Bas, la mise en place d’une coalition est l’affaire de plusieurs mois, et non de plusieurs semaines.

Ces pourparlers seront d’autant plus complexes que l’image et la personnalité de Wilders sont particulièrement clivantes. Bien que son parti ait remporté le plus grand nombre de sièges (37 sur 150), les controverses qui l’entourent depuis tant d’années risquent de l’empêcher d’obtenir le poste de Premier ministre, même si son parti parvenait à mettre en place une coalition gouvernementale.

En cas de formation d’une coalition centrée sur le PVV, la question du maintien des Pays-Bas dans l’UE sera inévitablement mise en avant. Wilders souhaite un référendum sur la sortie des Pays-Bas de l’Union européenne et, même si ce projet ne se concrétise pas, on peut s’attendre à ce qu’il imprègne d’euroscepticisme tout gouvernement auquel il participerait.

Cela pourrait avoir des conséquences considérables pour l’Union européenne. Même si les partis d’extrême droite en Europe divergent sur la question de la sortie de l’Union, ils s’accordent sur la nécessité de transformer l’Union en un organe plus intergouvernemental, ce qui ôterait des prérogatives à Bruxelles.

 

Un exemple venu d’Italie

L’année dernière, Giorgia Meloni, avec qui Wilders partage une certaine affinité idéologique, est devenue la Première ministre de l’Italie. Le parti de droite radicale de Meloni, Frères d’Italie, est arrivé en tête lors des législatives du 25 septembre 2022, et a formé une coalition avec d’autres partis de droite et de droite dure.

À l’instar de Wilders, Meloni était considérée comme une outsider sur la scène politique de son pays et a toujours placé l’immigration au cœur des débats. Mais depuis son arrivée au pouvoir, sa rhétorique anti-immigration a dû être modérée. Elle a rapidement été confrontée aux appels des milieux d’affaires à remédier à la pénurie de main-d’œuvre en Italie, ce qui impliquait d’accorder des permis aux travailleurs immigrés.

Dans mon livre Political Entrepreneurs, coécrit avec Sara Hobolt de la London School of Economics, nous montrons que la pratique du pouvoir change les partis politiques. Il est relativement facile de tenir des discours radicaux depuis les coulisses, mais une fois au gouvernement, les partis doivent assumer la responsabilité de la conduite des affaires de leur pays. Ils doivent prendre des décisions, peser les intérêts – et les réserves financières dont ils disposent pour mener à bien leur politique. Meloni, comme les dirigeants de tant d’autres partis populistes, a rapidement mis de l’eau dans son vin une fois qu’elle est arrivée au pouvoir.

C’est la leçon la plus importante pour Wilders : Frères d’Italie avait conduit une campagne électorale eurosceptique mais épouse désormais largement des positions proches de celles de Bruxelles, y compris sur les questions relatives à l’immigration. Meloni a même affiché sa proximité avec la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen.

Cela dit, l’expérience italienne offre également un autre exemple que Wilders pourrait trouver intéressant. Dans le cadre de nos recherches, nous avons constaté que les partis qui sont devenus populaires en s’opposant à la politique existante préfèrent parfois garder un pied dans le gouvernement et un pied en dehors. C’est par exemple le cas de Matteo Salvini, chef du parti La Ligue et partenaire de la coalition de Meloni.

Salvini ne manque jamais une occasion de souligner son indépendance, même si cela cause des difficultés au gouvernement italien auquel La Ligue participe. Seul un partenaire de coalition secondaire peut se permettre de telles frasques, car un Premier ministre et son parti font face à une pression bien plus intense. Wilders pourrait donc trouver plus pratique de suivre la voie de Salvini plutôt que celle de Meloni.

Quelle que soit la voie qu’il emprunte, si Wilders fait partie du gouvernement, les résultats de ces élections auront certainement des conséquences sur les relations des Pays-Bas avec le reste de l’Europe.

Vous pouvez retrouver cet article sur le site de The Conversation France

« Les fonctionnaires créent des normes et les normes créent des fonctionnaires »

C’est en Angleterre que sont apparus les premiers concepts HACCP suite aux nombreux problèmes d’hygiène rencontrés sur des produits alimentaires. L’origine étant que les salariés des entreprises alimentaires n’avaient pas le réflexe de se laver les mains avant d’opérer sur les lignes de production.

S’en est suivi un certain confort de travail pour les responsables qui, au lieu de se fâcher et risquer les conflits, pouvaient se contenter de se référer aux normes écrites que les salariés avaient eux-mêmes signées. L’autorité était remplacée par la formule : écris ce que tu fais et fais ce que tu as écrit….et signé. Donc le chef n’était plus le mauvais coucheur à cheval sur le travail bien fait mais s’abritait derrière le cahier des charges signé par le salarié.

 

De la normalisation à l’absurdisation

Plus tard, cette normalisation s’est installée à tous les étages des entreprises ou il devenait la règle de ne pas réfléchir mais d’exécuter sans discuter. On ne fonctionne plus en mode de résolution de problème mais en mode de satisfaction au système. Circulez, y a rien à voir…

Afin de faire fonctionner ce qui allait devenir une usine à gaz il fallait des exécuteurs de normes, donc formés dans les écoles et parfaitement capables d’appliquer strictement et sans réfléchir. Les Américains ont toujours eu pour principe qu’un bon produit était celui que le consommateur le plus bête consommait sans poser de questions. Donc standardisé, interchangeable et facile.

Dans les entreprises ont peu à peu disparu les contremaîtres, les chefs d’équipe et surtout les anciens qui avaient encore la compétence pour réparer une machine ou optimiser une ligne de production et surtout pour transmettre. À qui ?

Aujourd’hui, il n’y a plus rien à transmettre puisque tout est digitalisé et, en cas de bug il suffit d’attendre l’intervention des RoboCops de l’informatique.

 

De la bureaucratisation à la déshumanisation

C’est le règne du tableau excel et des webinaires où l’on veut vous apprendre à produire, former, gérer, vendre, exporter etc.

L’humain ? On s’en fout puisqu’il est interchangeable. Avec quand même le retour de bâton sous forme d’arrêts maladie à répétition, de revendications, de droits à tous les étages, de grèves ou d’émeutes. Normal que 16 millions de Français dépriment…

L’État est entré dans la même logique jusqu’à complètement étouffer toute initiative personnelle des députés, des maires ou des régions. La pieuvre est dirigée depuis les bureaux parisiens qui contrôlent les poissons-pilote que sont devenus les organismes de certification nombreuses et variées genre Mc Kinsey, les commissaires aux comptes, les fiduciaires dont le rôle est de veiller à ce que toutes les normes soient appliquées. Le tout secondé par les délégués internes syndicaux, sécurité, conformité, pénibilité, etc. Le Code du travail avec ses 3000 pages est en concurrence avec le code RSE avec seulement 1700 pages… Bientôt un délégué aux droits de l’Homme.

« En France, plus de 37 000 normes facilitent et sécurisent les échanges commerciaux, améliorent les performances des biens et des services, diffusent l’innovation, favorisent l’efficience et l’efficacité des entreprises. »

Voilà la définition Google de ce monstre administratif que notre écrivain-ministre de l’Économie veut changer ? Est-il sur la même planète que nous ?

 

Les fonctionnaires créent des normes et les normes créent des fonctionnaires

Surtout, comment peut-il faire ? On sait que les ministres sont prisonniers de leurs structures composées d’énarques et hauts fonctionnaires qui n’ont pas la moindre idée de ce qu’est un compte d’exploitation, et plus généralement la vie normale d’un Français moyen.

Prisonniers d’idéologues et d’appareils complètement sclérosés, nos dirigeants obsédés de garder leurs petits privilèges ne produiront jamais un grand patron en France qui ose renverser la table. Un patron, un visionnaire, un homme d’État….

On peut rêver…

Adoption de la vidéosurveillance algorithmique : un danger sur les libertés

Le 23 mars 2023, l’Assemblée nationale approuvait l’article 7 du projet de loi olympique, qui se fixait entre autres buts d’analyser les images captées par des caméras ou des drones, pour détecter automatiquement les faits et gestes potentiellement à risques.

Pour être plus précis, l’article adopté prévoyait « l’utilisation, à titre expérimental, de caméras dont les images seront analysées en temps réel par l’IA. Ces caméras pourront détecter, en direct, des événements prédéterminés susceptibles de présenter ou de révéler des actes de violence, des vols, mais aussi de surveiller des comportements susceptibles d’être qualifiés de terroristes. »

Un article extrêmement controversé.

 

De la vidéosurveillance algorithmique

Il existe de nombreuses solutions technologiques permettant d’analyser et d’exploiter les données vidéo pour des applications de sécurité, de surveillance et d’optimisation opérationnelle. La vidéosurveillance algorithmique (VSA) est ainsi conçue pour extraire des informations significatives à partir de grandes quantités de données vidéo.

Ces solutions offrent des fonctionnalités telles que : la recherche vidéo avancée, la détection d’événements, l’analyse des comportements, et d’autres outils permettant aux utilisateurs de tirer des insights exploitables à partir de leurs systèmes de vidéosurveillance…

Comme l’indique sur son site la Société BriefCam, évoquant l’une de ses solutions VSA :

« Vidéo synopsis » : « La fusion unique des solutions VIDEO SYNOPSIS® et Deep Learning permet un examen et une recherche rapides des vidéos, la reconnaissance des visages, l’alerte en temps réel et des aperçus vidéo quantitatifs. »

Dans le cadre des JO 2024, de nombreux groupes étaient alors dans l’attente de la promulgation de cette loi pour se positionner, des groupes connus comme Thales et Idemia, et d’autres moins connus, comme XXII, Neuroo, Datakalab, Two-I ou Evitech. Il ne faut pas oublier que dans la fuite en avant du capitalisme de la surveillance (de masse), outre la sécurité promise de façon récurrente, pour ne pas dire fantasmée, des lobbys font pression et il y a des enjeux financiers. En 2022 « l’État projetait ainsi d’investir près de 50 millions d’euros pour les caméras de vidéoprotection, ce qui correspond à 15 000 nouvelles caméras ». En mai 2023, l’appel d’offres était lancé  par le ministère de l’Intérieur.

 

La VSA, une technologie très controversée et des lois expérimentales ?

L’usage de la Vidéo Surveillance Algorithmique censée détecter automatiquement, via une intelligence artificielle, un comportement « dangereux ou suspect », a suscité la réaction de nombreux défenseurs des libertés publiques et d’experts en tout genre. Les arguments sont multiples :

  • La VSA n’est pas infaillible et peut commettre des erreurs liées à des biais algorithmiques.
  • Les agences gouvernementales qui déploient des systèmes de VSA peuvent tout à fait ne pas divulguer pleinement la manière dont les technologies sont utilisées.
  • Aux problèmes du manque de transparence (qu’est-ce qu’un comportement suspect ?), viennent s’ajouter des « difficultés » liées à la vie privée, la discrimination, la surveillance de masse et à d’autres implications éthiques…
  • Par-delà le cadre officiel supposé cadrer son usage (cf. La publication fin août 2023 au Journal officiel du décret fixant les conditions de mise en œuvre) cette expérimentation sera possible jusqu’en 2025.

 

La vidéosurveillance change de nature, franchit un nouveau cap attentatoire aux libertés publiques. Elle nie une fois de plus toutes les études démontrant qu’elle est une sécurité fantasmée qui a été vendue aux citoyens. Il ne faut pas perdre de vue que le capitalisme de la surveillance est avant tout un véritable business fondé sur la peur.

Combien de fois faudra-t-il répéter (réécrire) que c’est un misérable leurre ?

Même une étude commanditée par la gendarmerie nationale conclut « à un apport très marginal de la vidéosurveillance dans la résolution des enquêtes judiciaires, mais aussi dans la dissuasion ».

De telles études ne sont pas médiatisées : « There’s no business like fear business ».

Et c’est ainsi qu’une surveillance de masse de plus en plus inacceptable poursuit sereinement son chemin… offrant aux pouvoirs s’autoproclamant démocratiques des outils terrifiants s’ils sont un jour dévoyés.

Pour autant, le mercredi 12 avril 2023, le Sénat adoptait définitivement la « LOI n° 2023-380 du 19 mai 2023 relative aux jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 et portant diverses diverses autres dispositions » !

Et le 24 mai 2023, par-delà les alertes de nombreux acteurs, comme la Quadrature du Net, et la saisie du Conseil constitutionnel par plus d’une soixantaine de députés, la vidéosurveillance intelligente aux JO était déclarée conforme à la Constitution. Cette validation figure désormais dans l’article 10 de la Loi relative aux jeux olympiques et paralympiques de 2024, autorisant à titre expérimental l’utilisation de la vidéosurveillance intelligente, notamment au moyen de drones. (cf. LOI n° 2023-380 du 19 mai 2023 relative aux jeux olympiques et paralympiques de 2024 et portant diverses autres dispositions)… : Chapitre III … (Articles 9 à 19) NDLA.

L’histoire de cette loi et de cet article très polémique n’est peut-être pas encore finie… En effet cette décision pourrait ne pas être en conformité avec le futur « Artificial Intelligence Act », en cours de discussion au Parlement européen.

 

Déploiement de systèmes de reconnaissance faciale depuis 2015 ? Vers un scandale d’État ?

La Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) a annoncé le 15 novembre 2023 engager « une procédure de contrôle vis-à-vis du ministère de l’Intérieur suite à la publication d’une enquête journalistique informant d’une possible utilisation par la police nationale d’un logiciel de vidéosurveillance édité par Briefcam et de fonctionnalités de ses solutions strictement interdites sur le territoire français : la reconnaissance faciale ».

Le 20 novembre 2023, réagissant à la publication d’informations du site d’investigation Disclose qui  affirme s’être appuyée sur des documents internes de la police, a révélé – sans conditionnel – l’usage par ces derniers d’un système de vidéosurveillance dit « intelligent » répondant au nom de « vidéo synopsis » depuis… 2015.

Du côté de la place Beauvau, s’il n’y a pas eu de démenti formel, quelques jours plus tard, pour donner suite aux révélations de Disclose, le 20 novembre 2023 le ministre de l’Intérieur déclarait sur France 5 avoir lancé une enquête administrative. Ce dernier a par ailleurs déclaré à Ouest-France « qu’un rapport avait été réclamé aux directeurs de l’administration pour qu’on lui confirme l’absence de reconnaissance faciale couplée à la vidéoprotection.

Notons que si Gérald Darmanin a toujours prôné l’usage de systèmes VSA comme outil de surveillance… il a toujours affirmé être opposé à la reconnaissance faciale !

Il avait ainsi déclaré en 2022 devant le Sénat :

« Je ne suis pas pour la reconnaissance faciale, un outil qui relève d’un choix de société et qui comporte une part de risque » et d’ajouter : « car je crois que nous n’avons pas les moyens de garantir que cet outil ne sera pas utilisé contre les citoyens sous un autre régime ».

Après avoir voulu intégrer la VSA dans la loi Sécurité Globale, puis dans la LOPMI, sans y parvenir, les JO 2024 ont été un nouveau prétexte… Et le pouvoir en place est arrivé à ses fins. Sans revenir sur les éléments que j’ai pu évoquer, sur l’efficacité discutable d’une surveillance de masse qui ne cesse de s’accroître en changeant de nature avec l’arrivée du VSA, et qui, pour reprendre les propos du ministre, comprend également une part de risque pour les citoyens, il ne faudrait pas oublier que :

« La VSA et la reconnaissance faciale reposent sur les mêmes algorithmes d’analyse d’images et de surveillance biométrique. La seule différence est que la première isole et reconnaît des corps, des mouvements ou des objets, lorsque la seconde détecte un visage ».

Quant à la part de risque qu’évoque le ministre, si l’affaire soulevée par Disclose est avérée, usage de fonctionnalité prohibée par des serviteurs de l’État dont les valeurs sont de « faire preuve de loyauté envers les institutions républicaines et être garant de l’ordre et de la paix publics »… ?

 

Et si c’était vrai…

La situation du ministre de l’Intérieur est dans cette affaire pour le moins extrêmement délicate.

En tant que « premier flic de France » comme il aime à se définir, en reprenant – pour l’anecdote – Clemenceau – le Premier ministre de l’Intérieur à s’être qualifié ainsi – il serait pour le moins dérangeant, pour ne pas dire grave, que les affirmations de Disclose soient confirmées, et que ces faits se soient déroulés dans son dos. Cela acterait un dysfonctionnement majeur et inacceptable place Beauveau, puisque ne garantissant plus un fonctionnement démocratique dont il est le garant. Ce scénario serait grave, et il serait encore plus terrible que l’enquête démontre que le ministre, contrairement à ses allégations, en ait été informé.

À ce jour une enquête administrative, lancée par ce dernier est en cours.

Pour rappel, ce type d’enquête « vise à établir la matérialité de faits et de circonstances des signalements reçus et ainsi dresser un rapport d’enquête restituant les éléments matériels collectés auprès de l’ensemble des protagonistes. Sur la base de ces éléments, la collectivité décide des suites à donner au signalement ».

Dans le même temps, le groupe LFI a indiqué le 21 novembre être en train de saisir la justice au titre de l’article 40 du Code de procédure pénale et a réclamé une commission d’enquête parlementaire sur le « scandale de la reconnaissance faciale » ! Enfin, La CNIL, autorité indépendante gardienne de la vie privée des Français, a annoncé le 22 novembre le lancement d’une procédure de contrôle visant le ministère de l’Intérieur.

Au milieu de cette effervescence et de cet émoi légitime, que cela soit le ministère de l’intérieur, une partie de l’opposition, la CNIL… chacun est dans son rôle !

La sagesse est donc de patienter. Toutefois, il me semble que la seule porte de sortie du ministère dans la tourmente soit que les faits reportés soient faux ou au moins pire, extrêmement marginaux. Il serait fâcheux pour notre démocratie et pour reprendre les propos du ministre que « cet outil (sa fonctionnalité de reconnaissance faciale) ait été utilisé contre les citoyens ».

Ce serait encore plus dramatique si la reconnaissance faciale avait été utilisée en connaissance et avec l’aval des plus hautes instances. Alors se poserait une effroyable question – pour reprendre à nouveau les propos du ministre de l’Intérieur –  « aurions-nous changé de régime ? ».

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