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À partir d’avant-hierContrepoints

Les stratèges doivent-ils prendre des bains ? La leçon de survie de l’Empire byzantin

Pourquoi certaines organisations survivent et prospèrent longtemps, tandis que d’autres périclitent ?

La question se pose depuis longtemps, et les réponses sont multiples. Mais un facteur qui semble jouer de manière très forte est la capacité à maintenir un lien créatif avec la réalité changeante de son environnement.

Un exemple historique est celui de la survie de l’Empire byzantin.

Dans son ouvrage, La grande stratégie de l’Empire byzantin, le spécialiste de la stratégie Edward Luttwak se demande comment l’Empire a pu durer près de 1000 ans, bien qu’étant situé dans une zone géographique défavorable, et ayant constamment subi les attaques venant de pratiquement toutes les directions.

Comment expliquer une telle pérennité alors que son grand frère, l’Empire romain d’Occident, bien plus prestigieux, n’a duré, lui, qu’environ 600 ans ?

Selon Luttwak, c’est parce que ses dirigeants ont pu s’adapter stratégiquement aux circonstances difficiles, en imaginant de nouvelles façons de faire face aux ennemis successifs. L’Empire s’appuyait au moins autant sur la force militaire que sur la persuasion pour recruter des alliés, dissuader les voisins menaçants, et manipuler les ennemis potentiels, afin qu’ils s’attaquent plutôt les uns aux autres. Tout était bon pour dévier les attaques, y compris payer des tributs.

Il n’y avait aucun principe, juste un extrême pragmatisme.

Pour réussir cette stratégie, il était indispensable que les Byzantins maintiennent un contact permanent avec les tribus et Empires hostiles, même ceux qui étaient très éloignés.

Cette stratégie avait deux objectifs :

  1. Anticiper les intentions hostiles d’une tribu en étant informé le plus tôt possible
  2. Éviter que cette intention hostile se concrétise

 

Le contact était maintenu par tous les moyens possibles, de l’espionnage au commerce et aux mariages arrangés. Mais la posture fondamentale de l’Empire était basée sur une reconnaissance de ces tribus comme des égales auxquelles il n’était pas indigne de se mêler.

Il ne s’agissait pas de soumettre les ennemis ni même de les battre, seulement de déjouer une intention hostile.

On est très loin de la posture des Romains d’Occident, héritiers en cela des Grecs, qui considéraient les tribus étrangères comme des barbares, et dont les contacts leur répugnaient. Au contraire, les Byzantins considéraient comme tout à fait normal et souhaitable de se mêler à ceux qu’ils ne considéraient, non pas comme des barbares, mais comme des alliés potentiels, ou à défaut des ennemis temporaires. Ils allaient sur le terrain sentir la situation, et ils avaient compris que pour cela, la seule façon était de vivre sur place, de s’immerger dans la réalité de ces tribus.

De manière intéressante, Luttwak attribue la facilité de contact des Byzantins à leur religion chrétienne. En effet, celle-ci considérait les bains d’un mauvais œil, car ils invitaient à la sensualité. Les Byzantins, moins propres, étaient donc moins repoussés par l’odeur des barbares que des Romains obsédés par la propreté. Ils se mêlaient donc plus facilement à eux.

Cette répugnance romaine inspirée par les barbares, c’est-à-dire la distance entre la pensée et le terrain, reste d’actualité dans la façon dont la stratégie est pensée et pratiquée aujourd’hui.

Dans mon ouvrage Constructing Cassandra, j’ai notamment décrit comment une organisation telle que la CIA reste marquée par un scientisme profond qui la conduit à observer le monde de manière clinique. Cette vision clinique se retrouve souvent dans le monde des affaires où les analystes marketing, les stratèges ou les financiers regardent le monde au travers de modèles quantitatifs bien propres et désincarnés, et dont les plans sont souvent remis en question par des événements qu’ils n’ont pas vu venir.

Au contraire, Georges Clemenceau, président du Conseil à la fin de 1917, était lui aussi en permanence sur le terrain pour sentir la réalité de la guerre et de la vie des soldats. En stratégie, aucune donnée ni aucun rapport ne remplacent un lien avec la réalité du terrain, et cette réalité ne peut que se vivre, pas se raconter.

Sur le web

Star Wars : ce que deux scènes coupées révèlent de l’Empire

L’univers de Star Wars est de nouveau d’actualité avec la série le Livre de Boba Fett sur Disney+. Si elle met en avant le célèbre chasseur de prime de la trilogie originale de George Lucas, il est intéressant de revenir et de s’intéresser aux films. Plus précisément, les deux scènes coupées issues de la trilogie originale nous en apprennent davantage sur le régime de l’Empire galactique, l’antagoniste de la Saga.

En effet, au-delà de l’aspect divertissement et des prouesses techniques, Georges Lucas avait abordé un certain nombre de thèmes dans ses films. Mais ces scènes coupées donnent des éléments intéressants et inconnus du grand public qui complètent et donnent de la profondeur à l’univers.

 

L’Empire galactique : une politique économique collectiviste

Les films n’ont jamais abordé la politique interne de l’Empire galactique. Seules la dimension militaire et les manipulations de l’Empereur Palpatine sont mises en avant. Néanmoins, une scène supprimée de l’épisode 4, un nouvel Espoir (et donc le premier film sorti) nous en apprend plus.

Dans cette scène on voit Luke Skywalker sur Tatooine discuter avec son ami Biggs. Ce dernier souhaite rejoindre l’Alliance rebelle contre l’Empire. Luke quant à lui préfère rester travailler dans la ferme de son oncle.

Biggs l’informe que l’Empire est en train de nationaliser les commerces dans plusieurs systèmes planétaires. Il l’avertit que la ferme des Skywalker pourrait bientôt être dans le même cas et que l’oncle de Luke serait asservi par l’Empire.

Cette scène est très révélatrice. L’Empire a souvent été présenté comme une référence aux régimes fascistes. Mais cette scène coupée montre que la politique économique de l’Empire (du moins dans l’esprit de Lucas à l’époque) est stalinienne. En effet, il est difficile de ne pas penser à la collectivisation soviétique.

Ce n’est d’ailleurs pas la seule fois que les penchants économiquement interventionnistes de Palpatine sont mentionnés. L’épisode 1 s’ouvrait sur le fait que le futur empereur (alors sénateur) souhaitait taxer les routes commerciales des guildes marchandes, cette politique ayant pour objectif de semer le chaos dans la République, Palpatine contrôlant les guildes marchandes en tant que Dark Sidious.

Cette scène coupée nous montre ainsi qu’à côté de la dimension militariste, Georges Lucas voulait donner à L’Empire une vraie politique interne totalitaire.

 

Des officiers impériaux plus humains qu’on ne le pense

Qu’il s’agisse du Grand Moff Tarkin dans l’épisode 4, de Dark Vador ou de l’Empereur Palpatine, on ne peut pas dire que les dirigeants impériaux soient présentés comme débordants de compassion.

Pourtant une autre scène coupée révèle que les officiers impériaux peuvent être plus humains.

Dans l’épisode 6, l’empereur Palpatine demande au Moff Jerjerrod, le commandant de la seconde étoile de la mort, de détruire la lune forestière d’Endor si le bouclier de la station de combat était détruit. Le Moff, mal à l’aise, fait remarquer à l’empereur que des forces impériales sont présentes sur la planète. Une autre scène coupée se passe juste après la destruction du bouclier et montre le Moff et les hommes sous ses ordres hésiter largement avant d’ordonner la destruction.

Ces scènes témoignent des choix moraux que doivent accomplir des officiers impériaux : être fidèle à l’empereur ou éviter des abus (contre leurs propres troupes). Des dilemmes auxquels doivent répondre les forces militaires d’un régime despotique. Ce passage permettait d’humaniser les impériaux, trop souvent réduits au duo maléfique Vador/Palpatine.

Ces différentes scènes coupées, qui auraient mérité d’être maintenues dans les films, donnent une profondeur aux antagonistes de la trilogie originale. On peut regretter que Disney n’ait pas cherché à suivre cette voie dans les films de la postologie (7-8-9).

 

Article publié initialement le 23 janvier 2022

[L’épopée économique de l’humanité] – La fin de l’Empire romain d’Occident (XI)

Première partie de cette série ici.
Seconde partie de cette série ici.
Troisième partie de cette série ici

Quatrième partie de cette série ici.
Cinquième partie de cette série ici.
Sixième partie de cette série ici.

Septième partie de cette série ici.
Huitième partie de cette série ici.
Neuvième partie de cette série ici.
Dixième partie de cette série ici.

 

La pression des migrations

En 378, l’Empereur Valens subit un désastre militaire à la bataille d’Andrinople. À des tribus révoltées de Goths se sont joints des esclaves, des ouvriers des mines et des arsenaux d’État, ainsi que des affranchis. Cette coalition de barbares et d’exploités inflige à l’Empire une défaite où sont anéanties ses meilleures unités.

Son économie s’enferme alors dans un cercle vicieux en raison de l’envolée des coûts qu’il doit supporter et de la fonte des recettes qu’il peut dégager. Il n’est plus en mesure de mobiliser les ressources suffisantes pour financer l’armée et verser aux envahisseurs les tributs qu’ils exigent pour rester tranquilles. L’Empire romain ne dispose plus des capacités d’empêcher l’irruption de nouveaux arrivants, et encore moins de les intégrer.

Provincialisée, la Ville Éternelle qui compta jusqu’à un million d’habitants au temps de sa splendeur, n’en a plus que quelques dizaines de milliers, qui survivent difficilement au milieu de palais en ruines. L’ancien centre de l’économie antique n’est plus que l’ombre de lui-même. En 410, Alaric, roi des Wisigoths, mécontent que l’empereur Honorius ne lui ait pas versé son tribut, s’en empare.

40 000 Romains sont réduits en esclavage et la ville est mise à sac. Même si elle n’a plus le statut de capitale, le retentissement de son pillage n’en est pas moins considérable car il met en lumière le dramatique affaiblissement de l’Empire.

L’événement inspire à saint Augustin son homélie sur la chute de Rome :

« Tu es étonné parce que le monde touche à sa fin ? Étonne-toi plutôt de le voir parvenu à un âge si avancé. Le monde est comme un homme : il naît, il grandit et il meurt ».

Dans La Cité de Dieu1, il relativise le désastre en déliant le sort du christianisme de celui de l’Empire.

En proie au brigandage dans les campagnes, à la subversion barbare et à l’avidité des fonctionnaires du fisc, l’Occident est en équilibre de plus en plus précaire. Son économie s’enfonce dans la dépression.

 

Une stabilisation éphémère

De 425 à 455, le règne de Valentin III proclamé Empereur d’Occident à l’âge de six ans marque toutefois une période de relative accalmie pendant laquelle la situation semble se stabiliser.

Le général Aetius cantonne les Wisigoths dans le sud de la Gaule, fixe les Burgondes entre le Jura et les Alpes, et repousse Attila en 451 à la bataille des champs Catalauniques.

Les structures impériales résistent et paraissent maintenir la cohésion de l’ensemble.

On parle toujours de l’Empire au singulier. Mais déjà il faut parler des Églises au pluriel, car en 451 l’évêque de Constantinople devient patriarche, à l’égal de celui de Rome.

Trois ans plus tard, pour des raisons non éclaircies, Valentinien tue Aetius de sa main. L’année suivante, il est à son tour assassiné par deux fidèles de sa victime, et le Vandale Genséric qui s’est rendu maître de la province d’Afrique pille Rome à son tour.

L’insécurité et l’incertitude atteignent alors de nouveaux sommets dans la partie occidentale de l’Empire, ce qui compromet tout espoir de redressement de son économie.

 

La chute de Rome

Le 4 septembre 476, l’empereur d’Occident Romulus Augustule est contraint de quitter son palais de Ravenne pour un couvent napolitain. Âgé de 14 ans il a été déposé par Odoacre, roi de la tribu germanique des Hérules qui s’était mis à son service, mais estimait ne plus être correctement rémunéré. La déposition de Romulus Augustule signe la fin de l’Empire romain d’Occident.

En 484, les deux patriarches s’excommunient réciproquement. Au sein des deux parties de l’Empire, le christianisme est en proie à de multiples dissensions. Il n’a pas été le principe unificateur que l’on attendait, il a aussi creusé les différences. Entre l’Orient et l’Occident la rupture est désormais consommée dans tous les domaines. Dans celui de l’économie, ils forment deux univers cloisonnés dont les échanges se restreignent comme une peau de chagrin.

À l’Ouest l’Empire a disparu, le prédateur a été dévoré par ses proies. La chute de Rome ouvre la période des royaumes barbares marquée par un lent processus de féodalisation de l’économie et de la société.

  1. Composé entre 413 et 426, l’ouvrage se compose de 22 livres

[L’épopée économique de l’humanité] – Le triomphe de Rome (VII)

Première partie de cette série ici.
Seconde partie de cette série ici.
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Quatrième partie de cette série ici.
Cinquième partie de cette série ici.
Sixième partie de cette série ici.

 

À son zénith, aux Ier et IIe siècles après J.-C., l’Empire romain taxe 100 millions de personnes, entretient une armée permanente de plusieurs centaines de milliers de soldats, et impose sa paix armée à tous ses sujets. Il prélève des ressources sur l’ensemble du monde connu qui, d’une manière ou d’une autre, lui verse tribut.

Il est au centre d’un prodigieux système de prédation.

 

L’élimination des concurrents

Fondée en -753 selon la légende, Rome se rend d’abord maîtresse de l’Italie centrale, puis de toute la péninsule.

Pour dominer le monde méditerranéen, elle doit ensuite s’attaquer à Carthage gouvernée par une aristocratie de marchands qui s’est assurée le contrôle de la Sicile et la maîtrise des échanges dans toute la Méditerranée occidentale. Lors de la première guerre punique, Carthage est évincée de Sicile.

À l’issue de la deuxième guerre, l’Espagne lui échappe, elle perd l’exploitation des plus riches mines d’argent du monde antique1 et Rome lui impose le versement d’un énorme tribut.

Mais il faudra une troisième guerre et trois ans de siège pour que soit définitivement éliminé l’ennemi principal de Rome : en -146 Scipion Émilien l’emporte, la détruit, vend sa population et en déclare le sol maudit.

Entretemps, Rome a abattu la Macédoine en l’an -197.

Philippe V doit livrer sa flotte, payer une très forte indemnité et abandonner la Grèce également réduite en province. Pour achever d’imposer sa domination à l’ensemble du bassin méditerranéen, Rome profite des luttes intestines au sein de la dynastie séleucide et de la décadence de l’Égypte. Elle étend aussi son influence au nord et à l’ouest de l’Europe. À la fin du IIe siècle avant J.-C., la Gaule méditerranéenne est organisée en province, puis c’est la Gaule tout entière qui est soumise par César entre – 58 et – 50.

Les légions romaines s’implantent également dans les îles britanniques et repoussent le limes2 de plus en plus loin, en Germanie jusqu’au désastre de la forêt de Teutoburg qui engloutit trois légions en l’an 6. La frontière est alors ramenée au Rhin.

 

La fin de la République romaine

Au plan interne, guerres et conquêtes bouleversent la société romaine.

Elle se détourne du travail de la terre, subit le gonflement d’une plèbe urbaine avide de pain et de jeux et est en proie à toutes les perversions du luxe. Chroniquement, les esclaves se révoltent. Entre – 73 et – 71 il faut deux ans à la République romaine en pleine décadence pour réprimer dans le sang celle que mène Spartacus. En – 49, après avoir franchi le Rubicon, César créé dictateur réprime les troubles sociaux. Cinq années plus tard, il adopte Octave, son petit neveu, qui l’emporte sur Antoine3, devient impérator sous le nom d’Auguste et ramène la paix civile. À la République succède un empire capable d’imposer à tous la Pax romana jusqu’à la fin du IIe siècle après J.-C. Sous son impulsion, la culture grecque, que les élites romaines se sont appropriée en l’altérant, s’universalise et s’étend de l’Espagne à l’Inde.

Sur le plan économique, Rome, telle une pieuvre, est pendant ces deux siècles en mesure d’attirer les produits du monde entier.

 

D’Auguste aux Antonins : les vertiges du succès

Placée au centre de la toile qu’elle a patiemment tissée, Rome est en mesure de capter des ressources venues des quatre coins de l’univers connu.

Cette capacité de prédation est optimisée et amplifiée par les excellents administrateurs que sont Auguste et Tibère qui parviennent à la projeter plus loin encore en annexant la Galatie4 et la Judée.

Les empereurs suivants la compromettent par leurs excès privés, leurs défaites militaires ou leurs errements politiques. Mais ils ne l’altèrent pas en profondeur. Si Néron vide le Trésor, multiplie les condamnations pour s’emparer des héritages et fabrique même de la fausse monnaie, Vespasien ne se contente pas de taxer l’urine, comme le rapporte Suétone. En impulsant une gestion rigoureuse, il restaure les finances et lance de grands travaux pour occuper les chômeurs.

 

Le siècle d’or des Antonins

Lorsque la dynastie des Antonins accède au trône en l’an 98 s’ouvre pour Rome une période d’exceptionnelle prospérité.

En soumettant la Dacie5dont la population est déportée, Rome fait main basse sur le pactole des mines d’or transylvaines. Cet « or des Daces » finance de grands travaux d’amélioration des ports de la péninsule et permet d’entreprendre l’assèchement des marais pontins. À la même époque, la conquête de l’Arabie, complétée par le succès des campagnes menées contre les Parthes fait affluer, sous la protection des légionnaires de Syrie et de leurs alliés du désert, les richesses de l’Inde et de l’Extrême-Orient.

Mais cette politique d’expansion se heurte à des résistances de plus en plus fortes qui conduisent Hadrien à y mettre fin.

L’objectif n’est plus d’annexer de nouveaux territoires, mais d’éloigner les dangers menaçant l’Empire. Aux frontières sont aménagées des fortifications permanentes et continues, les limes. Pour des raisons avant tout financières, le régime est réorganisé. L’administration est renforcée, et l’État accroît son ingérence dans l’économie : mise en valeur des domaines impériaux, exploitation des mines d’Espagne, perception directe des impôts, contrôle renforcé des finances locales. Antonin le Pieux succède à Hadrien en 138. Sous son règne, l’Empire atteint le summum de sa puissance et de sa prospérité. Avec Marc-Aurèle qui prend sa suite, la situation reste brillante, même si l’assaut des barbares se fait de plus en plus agressif.

Le siècle d’or des Antonins marque l’apogée de l’Empire romain qui ne sera jamais plus aussi riche et pacifié que sous les « cinq bons empereurs »6que furent Nerva, Trajan, Hadrien, Antonin et Marc Aurèle.

Mais au roi philosophe succède Commode, son fils ivrogne et débauché qui pille le trésor, veut se faire reconnaître dieu et abandonne le pouvoir à ses favoris. Son comportement remet en lumière le point faible de la construction politique impériale qui est de concentrer trop de pouvoir aux mains d’un seul.

  1. Selon Pline, XXXIII, 97, la seule mine de Barbello aurait fourni à Hannibal 100 kilos d’argent par jour ; cité par E. Cavaignac, Les métaux précieux : les mines d’Espagne au IIe siècle avant J.-C., Annales, 1953, 8-4, pp. 498-501
  2. Limes : sous l’Empire romain, ligne fortifiée courant parallèlement à la frontière face aux pays barbares ou aux déserts (dictionnaire Larousse).
  3. Bataille d’Actium, -31 avant J.-C.
  4. Région située au centre de l’Asie mineure, autour de l’actuelle ville d’Ankara
  5. Région correspondant approximativement aux territoires de la Roumanie et de la Moldavie actuelles
  6. Expression inventée en 1503 par Machiavel et reprise dans l’ouvrage Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain de l’historien Edward Gibbon, 1776

Les Turcs, des origines à Erdogan

La Turquie a pris un poids important en géopolitique. Ce n’est qu’un retour à la situation d’il y a quelques siècles, lorsqu’elle pesait du tout son poids sur l’Europe.

D’où l’intérêt de revenir sur son histoire, qui obsède son président et est souvent mal connue en France.

 

L’histoire longue

Les origines

Les Turcs s’installent en Mongolie au cours du troisième millénaire avant Jésus-Christ. Vers -200, ils peuplent l’Asie centrale et y remplacent les Scythes.

Le premier empire du nom de « turc » fut fondé en 552 et donna les premiers textes de la littérature turque.

Vers la fin du Xe siècle, les Turcs se convertissent à l’islam. C’est également le début de la dynastie seldjoukide. Cette dynastie conquiert une grande partie du Moyen-Orient.

En 1071, ils écrasent les Byzantins à Manzikert, ravagent la Cappadoce, dont la population orthodoxe se réfugie dans les souterrains qui sont aujourd’hui une attraction touristique. Ce qui restait de cette population a été envoyée en Grèce dans les années 1920.

Pris entre les Croisés et les Mongols, les Seldjoukides sont remplacés par les Ottomans en 1299.

L’Empire ottoman

La grande date de cette époque est la prise de Byzance en 1453. Certes, l’Empire byzantin était alors réduit à presque rien, mais cette victoire aura des conséquences importantes.

Chez les Ottomans, c’est une consécration, et leur chef se proclamera bientôt « calife», c’est-à-dire successeur du prophète Mahomet, et devient donc en principe le patron de tous les sunnites.

Pour l’Europe occidentale, les réfugiés byzantins sont une des sources intellectuelle et artistique de la Renaissance, tandis que d’un point de vue géopolitique, l’Empire ottoman bloque plus que jamais l’accès à l’Inde et la Chine.

Les Portugais vont contourner les musulmans par le sud, en faisant le tour de l’Afrique jusqu’aux Indes, tandis que les Espagnols, avec Christophe Colomb, vont chercher ces mêmes Indes en naviguant vers l’ouest. Ils croient y arriver : « Nous sommes en Inde, et voici les Indiens ».

La Renaissance intellectuelle et artistique se double ainsi de l’extension de l’Occident aux Amériques, puis à une grande partie du monde asiatique.

Revenons aux Turcs.

En 1517, le sultan Sélim Ier met fin au Sultanat mamelouk et annexe une grande partie du Moyen-Orient. Son fils Soliman le Magnifique lui succède en 1520 et mène l’Empire à son apogée militaire, économique et culturelle.

L’Empire contrôle le Maghreb de Tripoli à Alger, ainsi que les Balkans et la Hongrie, mais il ne parvient pas à prendre Vienne lors du siège de 1529.

En Méditerranée, les ottomans prennent Chypre, puis Rhodes mais échouent devant Malte, tandis que leur puissance navale plafonne à la suite de la victoire chrétienne de Lépante en 1571.

Cette apogée prend fin en 1683, date de l’échec du second siège de Vienne.

L’Empire devient alors « l’homme malade de l’Europe », dépecé pendant les 100 ans précédant la Première Guerre mondiale, qui voit l’indépendance puis l’agrandissement de la Grèce, de la Roumanie, de la Bulgarie…

J’ajoute une idée personnelle : ces pays sont restés à l’écart du développement occidental du fait de l’occupation turque, qui s’ajoute à la coupure entre les orthodoxies et le monde catholique, puis protestant.

Cet écart de développement (et de gouvernance) complique encore la politique européenne aujourd’hui, tant pour les membres de l’Union européenne que pour les candidats.

En 1914, l’Empire ottoman choisit le camp allemand. Une alternance de victoires, notamment aux Dardanelles, et de défaites, montre que l’armée turque est moderne et puissante, et qu’elle est en avance sur l’état de l’Empire.

Les militaires vont donc prendre le pouvoir pour moderniser le pays.

La création de la Turquie

L’Empire ottoman disparaît de fait au traité de Sèvres (1920).

Non seulement il perd les pays arabes, mais une part de l’Anatolie, de population grecque depuis des millénaires, est rattachée à Athènes, une autre va à l’Arménie. S’y ajoutent des « zones d’influence » française et britannique, tandis qu’Istanbul et les détroits deviennent une zone internationale démilitarisée.

Mustapha Kemal rejette ce traité et gagne la guerre d’indépendance.

En 1923, le traité de Lausanne et la création de la république turque fondent la Turquie actuelle, Ankara est choisie comme capitale, étant plus turque qu’Istanbul, alors cosmopolite…

L’armée élimine les Arméniens, puis les Grecs d’Anatolie en 1923, bref les chrétiens. Restent les Kurdes qui sont des musulmans sunnites.

 

Un siècle de bouleversements

Avant Erdogan, une Turquie occidentale et laïque

Les réformes de Mustapha Kamal sont bien connues. Elles sont fondées sur l’idée que l’islam est la cause de la décadence de l’Empire.

Pour se couper du monde musulman, Ankara adopte l’alphabet latin, pousse la scolarisation et donne aux femmes des droits meilleurs que ceux des femmes françaises de l’époque.

C’est une « autocolonisation » opérée par l’armée, d’où la demi-plaisanterie : « Au village, l’instituteur militaire sera poignardé ou l’imam sera pendu ».

Après Mustapha Kémal, le régime militaire continue, toujours étatiste, ce qui freine le développement. Des associations musulmanes se développent dans une semi clandestinité.

Après la Deuxième Guerre mondiale, les Grecs d’Istanbul et du littoral de la mer Noire sont expulsés à leur tour, ainsi que les Grecs de la partie nord de Chypre, envahie par l’armée turque.

Erdogan et son évolution

Une démocratisation, suite à des élections gagnées par des militants musulmans, est matée par les militaires.

Erdogan, lui, va réussir avec un programme libéral qui lui donne l’appui des acteurs économiques. Le pays se développe et devient populaire.

Il joue la carte démocrate à Bruxelles, qui le soutient pour limiter des pouvoirs de l’armée.

Erdogan s’allie avec le puissant réseau du musulman moderniste de Fetullah Gülen qui veut moderniser l’islam par une scolarisation de qualité.

Mais ils se brouillent, et une tentative de coup d’État a lieu en 2016. La répression a été féroce, et le pouvoir devient autoritaire, contrôle les médias et pousse les « écoles d’imam » pour ré-islamiser le pays.

 

La situation géopolitique

Des ennemis religieux séculaires

L’Empire ottoman et la sainte Russie sont des ennemis religieux séculaires.

Les six derniers siècles voient la Russie pousser vers la mer Noire.

Elle élimine d’abord les khanats musulmans d’Ukraine, et de Crimée. De 1945 à 1990, la majorité des rives de la mer Noire était sous domination soviétique.

La Russie a également annexé de fait l’Abkhazie, prise à la Géorgie.

Mais la Russie ne contrôle pas les détroits turcs. Staline fait pression sur la Turquie, qui du coup adhère à l’OTAN. Les Américains, alors en guerre froide, gagnent ainsi un allié sur le flanc sud de l’URSS.

Un allié perturbateur de l’OTAN

Cependant, la Turquie est un allié perturbateur : un peuple impérial ne peut obéir aux Américains.

Erdogan le rappelle en s’attaquant aux Kurdes de Syrie discrètement soutenus par les Américains et les Français, et en achetant du matériel anti-aérien à Moscou. Puis aujourd’hui, en retardant l’adhésion à l’OTAN de la Finlande, et en bloquant celle de la Suède.

Et il s’oppose à la Grèce en remettant en jeu le traité de Lausanne qui la prive de son plateau continental (toutes les îles sont grecques, même au ras de la côte turque). Mais Erdogan oublie que ce traité lui donnait toute l’Anatolie…

Et l’image de la Turquie autocratique et islamiste ne facilite pas les relations dans l’OTAN, cette alliance de démocraties. Ce n’est d’ailleurs pas une simple image, car la diaspora turque est contrôlée par un réseau de mosquées dépendant du ministère des Cultes à Ankara. Et Erdogan ne se prive pas de profiter de ses voyages officiels en Europe pour exhorter les Turcs du pays qui le reçoit à « rester Turcs » au grand agacement de son hôte local. Angela Merkel a été particulièrement choquée.

 

Législatives et présidentielle de 2023

Tout cela explique que l‘Occident avait joué la défaite d’Erdogan à la dernière présidentielle.

On peut cependant noter que les opposants à Erdogan ont pu rassembler 48 % des voix, malgré le monopole du pouvoir sur les médias.

Parmi les raisons de la défaite, sans doute le mauvais choix du candidat d’opposition, âgé, moins connu que le maire d’Istanbul, et alévi, variante moderniste de l’islam, rassurante pour les laïques, mais mal vue des traditionalistes.

Et surtout, il y a eu l’achat des votes, avec un déferlement d’augmentations et de promesses d’indemnisation du tremblement de terre là où on aurait « bien voté ».

Il n’en reste pas moins que c’est Erdogan qui a été réélu.

Les législatives ont donné également une majorité, certes réduite, à la coalition entre le parti d’Erdogan et les ultranationalistes.

 

Et demain ?

L’observation des dictatures aujourd’hui, et notamment celle de l’Iran, voisin islamiste de la Turquie, pousse au pessimisme.

Les dictatures sont extrêmement solides dans le monde entier, et il faut souvent attendre le renouvellement des générations pour les voir évoluer. Les exemples du Tchad et du Gabon montrent que ce n’est même pas garanti !

Les Européens pensent que la laïcisation est un phénomène irrésistible, et qu’un jour ou l’autre, il se traduira dans les urnes.

On oublie toutefois que cette laïcisation est une évolution très lente (un à trois siècles en France suivant le choix des repères)… et que l’Iran est maintenant un pays où une large partie de la population n’est plus musulmane, en tout cas pas au sens voulu par le pouvoir. Mais ça ne change rien à l’oppression !

 

Sur le web

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