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À partir d’avant-hierLa voie de l'épée

La foudre et le cancer- Retour dans le futur des années 1980-1

En parallèle de l’écriture de mon prochain livre (teasing), en fait la synthèse et l’actualisation de mes notes d’analyse militaire sur le conflit entre Israël et le Hamas depuis dix-sept ans, je m’efforce de faire un peu de «rétro-prospective». Cela rend humble et cela permet aussi de retrouver des éléments utiles pour analyser les choses de notre époque. Aujourd’hui on va parler de La foudre et le cancer du général Jean Delaunay, écrit il y a presque 40 ans et publié en1985. Comme il y a beaucoup de choses à dire, on fera ça en deux fois.

Aujourd’hui, la foudre

Ce qu’il faut retenir, c’est d’abord le titre qui décrit bien la distinction entre les deux formes d’affrontement moderne : sous le seuil de la guerre ouverte et au-delà. C’est une distinction ancienne mais qui a été exacerbée par l’existence des armes nucléaires, car entre «puissances dotées» le franchissement du seuil de la guerre amène très vite à frôler celui, totalement catastrophique, de l’emploi des armes nucléaires. Autrement dit, le seuil de la guerre ouverte entre puissances nucléaires est un champ de force qui freine les mouvements à son approche et peut les accélérer après son franchissement, du moins le croit-on car on n’a jamais essayé. Dans cette situation l’affrontement ne peut être que long et peu violent ou bref et terrible.

Dans la première partie de son livre, présenté sous forme de faux dialogues, le général Delaunay expose d’abord sa conception de la foudre. L’ennemi potentiel de l’époque est alors clairement identifié : l’Union soviétique.

Le monde n’est pourtant pas alors aussi bipolaire qu’on semble le croire aujourd’hui. La Chine populaire mène alors son jeu de manière indépendante, après un franchissement de seuil contre l’URSS en 1969-1970 qui a failli virer à la guerre nucléaire. Le Petit livre rouge fait un tabac dans les universités françaises. Jean Yanne réalise Les Chinois à Paris de Jean Yanne (1974). Il y a des guérillas maoïstes partout dans le Tiers-Monde, on ne dit pas encore «Sud-Global», et certains pays comme la Tanzanie s’inspirent de la pensée du Grand timonier. Pour autant, l’étoile rouge palie quand même pas mal à la fin des années 1970 alors que le pays est en proie à des troubles internes, un phénomène récurrent, et vient de subir un échec militaire cinglant contre le Vietnam. Dans les années 1980, on parle beaucoup du Japon, non pas comme menace militaire ou idéologique, mais comme un État en passe de devenir la première puissance économique et technologique mondiale. Le voyage au Japon est alors un passage obligé pour tout décideur en quête de clés du succès, avant que le pays ne fasse pschitt à son tour quelques années plus tard. Et puis il y a les États-Unis qui ont été eux aussi secoués par des troubles internes dans les années 1960-1970 en parallèle de la désastreuse guerre au Vietnam et à qui on prédisait un long déclin mais qui reviennent sur le devant de la scène politique internationale avec Reagan. Comme quoi, décidément, il faut se méfier des projections sur l’avenir des nations. Après tout, on parlait aussi dans les années 1960 d’un «miracle français», on n’en parle plus dans les années 1980.

Tout cela est une digression. La foudre ne peut alors vraiment venir que de l’URSS ainsi d’ailleurs que le cancer le plus dangereux, on y reviendra plus tard. Il faut bien comprendre que l’époque est aussi très tendue et que la guerre est présente dans le monde sous plusieurs formes, au Liban, entre l’Argentine et le Royaume-Uni, entre l’Iran et l’Irak, en Ulster, en Afghanistan, en Angola ou au Mozambique, sur la frontière de la Namibie où s’affrontent notamment Cubains et Sud-Africains, entre la Somalie et l’Éthiopie où survient également une famine terrible, en Syrie, et dans plein d’autres endroits du Tiers-Monde en proie à des contestations internes. C’est l’époque aussi de grandes catastrophes écologiques et industrielles comme à Bhopal, Tchernobyl ou les grandes marées noires.

Foudre rouge

Il y a surtout la menace nucléaire. L’horloge de la fin du monde ou horloge de l’Apocalypse (Doomsday Clock) est mise à jour régulièrement depuis 1947 par les directeurs du Bulletin of the Atomic Scientists de l’université de Chicago. De 1984 à 1987, elle indique trois minutes avant le minuit de l’emploi de l’arme nucléaire, du jamais vu depuis 1953. Plus précisément, depuis la fin des années 1970, on s’inquiète beaucoup du développement par les Soviétiques d’un arsenal nucléaire de grande précision, en clair les missiles SS-20 capables de frapper non plus seulement les larges cités mais aussi désormais de petites cibles comme des silos de missiles ou des bases aériennes.

Le premier scénario que décrit Jean Delaunay et auquel on pense alors beaucoup est donc celui d’une attaque nucléaire désarmante en Europe. Dans ce scénario, les Soviétiques provoquent une grande explosion à impulsion électromagnétique au-dessus de la France puis après une série de frappes nucléaires précises, des raids aériens et des sabotages parviennent à détruire ou paralyser la majeure partie des capacités nucléaires en Europe. Il ne resterait sans doute vraiment de disponibles que les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) qui auraient maintenu la communication.

A ce stade, l’arsenal nucléaire américain en Europe serait largement mis hors de combat. Les Américains ne pourraient utiliser le nucléaire que depuis leur territoire et avec la certitude qu’une riposte soviétique les frapperait aussi sur ce même territoire. On peut donc considérer qu’ils seraient beaucoup plus dissuadés de le faire que s’ils tiraient de République fédérale allemande (RFA) avec riposte en RFA.

Quant aux pays européens dotés, leur force de frappe attaquée dans ses bases militaires et ces centres de communication aura été très affaiblie mais sans que la population soit beaucoup touchée. Ce qui restera de cette force ne sera peut-être plus capable de franchir les défenses soviétiques, et de toute façon il s’agira surtout de missiles tirés de sous-marins trop peu précis pour frapper autre chose que des cités et là, retour à la case départ : si tu attaques mes cités, je détruis les tiennes, d’où là encore une forte incitation à ne pas le faire. Bref, on serait très embêté et très vulnérable à la grande offensive conventionnelle qui suivrait.

Pour faire face à ce scénario, les États-Unis ont proposé en 1979 de déployer des armes nucléaires, non pas «tactiques» — celles-ci ont été largement retirées, car peu utiles et déstabilisatrices — mais de «théâtre» ou encore «forces nucléaires intermédiaires, FNI» tout en proposant à l’URSS un dégagement simultané d’Europe de ce type d’armes. L’URSS tente d’empêcher ce déploiement en instrumentalisant les mouvements pacifistes sur le thème «s’armer c’est provoquer la guerre» ou «plutôt rouges (c’est-à-dire soumis) que morts !». Les manifestations sont impressionnantes de 1981 à 1983 mais les États de l’Alliance atlantique ne cèdent pas. En 1985, cette crise des «Euromissiles» est pratiquement terminée et ce risque d’attaque désarmante se réduit beaucoup. Gorbatchev, à la tête du Comité central depuis le mois de mars, accepte de négocier et l’accord sur les FNI deux ans plus tard marque le début véritable de la guerre froide.

La guerre des étoiles

Un autre sujet dont on parle beaucoup en 1985 est l’initiative de défense stratégique (IDS) lancée par Reagan en mars 1983, popularisée sous le nom de «Guerre des étoiles», en clair la mise en place d’un bouclier infranchissable antimissile utilisant notamment massivement des «satellites tueurs» armés de puissants lasers. Entre bluff et volontarisme américain sur le mode «conquête de la Lune en dix ans», on ne sait pas très bien dans quelle mesure les initiateurs du projet y croyaient vraiment, mais on ne parle que cela à l’époque. Le général Delaunay a tendance à croire cela comme très possible à terme, ce qui ne manquera pas d’avoir des conséquences très fortes sur toutes les stratégies d’emploi du nucléaire. Ce sera d’abord très déstabilisant, car l’URSS se trouvera désarmée devant ce bouclier, d’où peut-être la tentation d’agir avant qu’il ne soit effectif. Ce sera ensuite paralysant pour la France, car on imagine alors que les Soviétiques feront de même et disposeront aussi de leurs boucliers antimissiles antibalistiques. Delaunay en conclut que : «L’arme nucléaire, qui a préservé la paix pendant quarante ans une certaine paix ne pourra bientôt plus être considérée comme la panacée en matière de défense». Il ne voit pas d’avenir aux SNLE au-delà de vingt ans, mais privilégie le développement des missiles de croisière, moins coûteux et considérés comme invulnérables pendant longtemps.

Le général Delaunay exprime en fait de nombreux doutes sur la priorité absolue accordée au nucléaire (alors à peu près un cinquième du budget de Défense) au détriment du reste des forces. Chef d’état-major de l’armée de Terre depuis 1980, Delauany avait démissionné en 1983 afin de protester contre la faiblesse des crédits accordée à son armée. Il privilégie alors l’idée de «dissuasion par la défense», en clair en disposant d’abord d’une armée conventionnelle forte, plutôt que «par la terreur». Cela nous amène au deuxième scénario, auquel on croit alors en fait beaucoup plus qu’au premier, trop aléatoire.

Moisson rouge

La menace de «foudre» qui inquiète le plus à l’époque est «l’attaque éclair aéromécanisée» conventionnelle. L’idée est simple : «rompre l’encerclement agressif des pays de l’OTAN et préserver l’acquis du socialisme» en conquérant un espace tellement vite que les pays occidentaux n’auront pas le temps de décider de l’emploi l’arme nucléaire. Delaunay décrit un scénario où depuis l’Allemagne de l’Est les Soviétiques essaieraient d’atteindre la côte atlantique de Rotterdam à La Rochelle en cinq jours. Cela paraît à la fois très long et très ambitieux. D’autres scénarios de l’époque comme celui du général britannique Hackett (La troisième guerre mondiale, 1979 ; La guerre planétaire, 1983) décrivent une opération sans doute plus réaliste limitée à la conquête fédérale allemande en deux ou quatre jours, je ne sais plus. Je ne sais plus non plus quel alors est le scénario de Tempête rouge de Tom Clancy (1987) mais il doit être assez proche.

On voit cela comme une grande offensive en profondeur essayant de s’emparer de tout ou presque en même temps : sabotages et partisans dans la grande profondeur, parachutistes et héliportages sur les points clés comme les passages sur le Rhin, groupes mobiles opérationnels (GMO) perçant les lignes le long de la frontière de la RDA et armées blindées les suivant sur les grands axes. Dans le même temps et utilisant tous les moyens possibles, en particulier une flotte de près de 300 sous-marins d’attaque, les Soviétiques s’efforceraient d’entraver autant que possible le franchissement de l’Atlantique aux Américains. Une fois l’objectif choisi «mangé», l’Union soviétique arrêterait ses forces, «ferait pouce !», et proposerait de négocier une nouvelle paix.

Delaunay, comme tout le monde à l’époque et moi compris, croit alors en la puissance de l’armée rouge. Les chiffres sont écrasants, mais la qualité reste floue. Il y a alors un autre livre dont on parle beaucoup, c’est La menace — La machine de guerre soviétique d’Andrew Cockbur (1984) qui donne une image peu reluisante de l’armée soviétique. Tout le monde alors l’a lu, dont le général Delaunay qui l’évoque avec scepticisme. Certains parlent même alors de maskirovka, une habile tromperie. Il est vrai qu’il est toujours aussi difficile de mesurer la valeur d’une armée avant un combat que celle d’une équipe de sport avant son premier match depuis des années. On observe à l’époque que les Soviétiques ne sont pas franchement à l’aise en Afghanistan où ils se signalent surtout par leur immense brutalité, justifiée à l’époque par certains en France de nom de la lutte contre l’impérialisme américain et de la libération des Afghans. C’est cependant un conflit très différent de ce qu’on imagine en Europe. On aurait été très surpris, voire incrédules, si on nous avait présenté des images d’un futur très proche, 1994, montrant des troupes russes humiliées et battues à Grozny par quelques milliers de combattants tchétchènes. On aurait aussi tous dû aussi relire La menace avant la guerre en Ukraine.

Revenons à notre guerre éclair. La menace était donc réelle et elle l’est toujours, puisque c’est ce qui après de nombreux exemples de l’histoire soviétique a été fait en Crimée en février 2014 et tenté à grande échelle en février 2022 à l’échelle de l’Ukraine tout entière. La possession de l’arme nucléaire ne suffit pas à dissuader complètement de tenter des opérations éclair. Même si l’Ukraine avait disposé de l’arme nucléaire en 2014, la Crimée aurait quand même été conquise par les Russes. On peut se demander aussi ce qui se serait passé si au lieu de foncer vers l’Ukraine les forces russes réunies en Biélorussie en 2021 s’étaient retournées contre les petits Pays baltes ou la Pologne. En fait, l’offensive éclair (russe, pas de l’OTAN) est le seul scénario de guerre contre la Russie sur lequel on travaille sérieusement, et avec beaucoup d’incertitudes.

L’affrontement entre puissances nucléaires est un affrontement entre deux hommes armés d’un pistolet face à face, avec cette particularité que celui qui se fait tirer aura quand même toujours le temps (sauf frappe désarmante, voir plus haut) de riposter et tuer l’autre avant de mourir. À quel moment va-t-on tirer en premier ? Au stade des insultes ? Des jets de pierre ? Des coups de poing ? etc. ? Personne ne le sait très bien, mais a priori il faut avoir peur pour sa vie. Le meilleur moyen de dénouer cette incertitude terrible est non seulement de disposer d’une arme mais aussi d’être suffisamment fort, musclé, et maîtrisant les arts martiaux pour repousser le moment où se sentira menacé pour sa vie. En clair, avoir une force conventionnelle puissante et là je rejoins les conclusions du général Delaunay en 1985.

Comment être fort dans les années 1980

En fait dans les années 1980, et même avant, tout le monde est à peu près d’accord là-dessus : si on doit franchir le seuil de la guerre, il faut disposer d’une force conventionnelle suffisamment puissante pour au moins pour retarder l’arrivée au seuil du nucléaire.

Un courant représenté en France en 1975 par Guy Brossolet avec son Essai sur la non-bataille ou encore par le général Copel dans Vaincre la guerre (1984) mais aussi par beaucoup d’autres en Europe, privilégie alors la mise en place d’un réseau défensif de «technoguérilla». L’histoire leur donnera plutôt raison en termes d’efficacité mais ce modèle est jugé trop passif et trop peu dissuasif par la majorité, à moins qu’il ne s’agisse de simple conservatisme.

Le général Delaunay, qui a fait toute sa carrière dans l’Arme blindée cavalerie, est logiquement partisan d’un corps de bataille de type Seconde Guerre mondiale, et le modèle du moment — 1ère armée française, Force d’action rapide et Force aérienne tactique — pour aller porter le fer en République fédérale allemande lui convient très bien. Il aimerait simplement qu’il soit plus richement doté afin de «dissuader par la défense» et si cela ne suffit pas de gagner la bataille sans avoir à utiliser la menace de nos gros missiles thermonucléaires. Il est en cela assez proche de la doctrine américaine volontariste et agressive AirLand battle mise en place en 1986 et déclinée ensuite, comme d’habitude, en doctrine OTAN.

Point particulier, s’il est sceptique sur le primat absolu du nucléaire «stratégique» (pléonasme), le général Delaunay aime bien les armes nucléaires qu’il appelle encore «tactiques». Il a bien conscience que les missiles Pluton qui ne frapperaient que la République fédérale à grands coups d’Hiroshima présentent quelques défauts, surtout pour les Allemands. Leurs successeurs qui ne seront jamais mis en service, les missiles Hadès d’une portée de 480 km permettraient de frapper plutôt en Allemagne de l’Est, avec si je me souviens bien, des têtes de 80 kilotonnes d’explosif (4 à 5 fois Hiroshima), ce qui est quand même un peu lourd pour du «tactique». La grande mode du milieu des années 1980, ce sont les armes à neutrons, des armes atomiques à faible puissance explosive mais fort rayonnement radioactif qui permettraient de ravager des colonnes blindées sans détruire le paysage. Cela plait beaucoup à Delaunay comme à Copel et d’autres, mais on n’osera jamais les mettre en service. On commence aussi à beaucoup parler des armes «intelligentes», en fait des munitions conventionnelles précises au mètre près, dans lesquelles on place beaucoup d’espoir, cette fois plutôt justifié. Vous noterez que c’est pratiquement le seul cas parmi toutes les grandes innovations techniques qui sont évoquées depuis le début.

De fait, il y a un effort considérable qui est quand même fait pour moderniser les forces occidentales. Par les Américains d’abord et massivement, avec un effort de Défense de 7,7 % du PIB en 1985, mais par les Européens aussi, y compris les Allemands qui ont alors une belle armée et les Français qui lancent de nombreux grands programmes industriels, du Rafale au char Leclerc en passant par le porte-avions Charles de Gaulle. Le problème est que tout cet appareillage doctrinal et matériel que l’on met en place pour affronter le Pacte de Varsovie, ne servira jamais contre le Pacte de Varsovie qui disparaît seulement six ans après La foudre et le cancer, mais de manière totalement imprévue contre l’Irak.

Le Hic, c’est X

Ce que ne voit pas le général Delaunay, comme pratiquement tout le monde en France, c’est que le modèle de forces français n’est pas transportable hors d’Europe, ou si on le voit, on s’en fout car cela ne sera jamais nécessaire. Personne n’imagine alors en France avoir à mener une guerre à grande échelle et haute intensité contre un État hors d’Europe. En juillet 1990 encore, le général Forray, chef d’état-major de l’armée de Terre du moment, nous expliquait que le modèle d’armée français permettait de faire face à toutes les situations. Trois semaines plus tard, le même général Forray annonçait qu’il fallait faire la guerre à l’Irak qui venait d’envahir le Koweït, mais comme on ne voulait pas y engager nos soldats appelés on ne savait pas comment on allait faire.

Il n’est, étonnamment, quasiment jamais question des opérations extérieures dans La foudre et le cancer, alors que celles-ci sont déjà nombreuses et violentes, au Tchad et au Liban en particulier. On sent que ce n’est pas son truc et qu’il considère cela comme une activité un peu périphérique et à petite échelle pour laquelle quelques régiments professionnels suffisent. Il ne remet jamais en question le principe de la conscription et du service national, bien au contraire, et comme le général Forray, ne voit pas comment cela pourrait poser problème.

Et c’est bien là le hic. Il est très étonnant de voir comment des grands soldats comme Forray ou Delaunay qui avait 17 ans en 1940, a combattu pendant les guerres de décolonisation, a vu arriver les arsenaux thermonucléaires capables de détruire des nations entières en quelques heures, puissent imaginer que la situation stratégique du moment — qui dure à ce moment-là déjà depuis plus de vingt ans — se perpétue encore pendant des dizaines d’années. De fait, il était impossible à quiconque de prévoir les évènements qui sont allés de l’arrivée de Mikhaïl Gorbatchev à la tête du comité central en mars 1985 jusqu’à la décision de Saddam Hussein d’envahir le Koweït en 1990, à peine cinq ans plus tard. Un simple examen rétrospectif sur les deux derniers siècles, montre de toute façon que jamais personne n’a pleinement anticipé les redistributions brutales des règles du jeu international, et donc de l’emploi de la force, qui se sont succédées tous les dix, vingt ou trente ans, ce qui est un indice fort que c’est sans doute impossible.

La seule chose à admettre est que les arbres ne montent pas jusqu’au ciel et que l’on connaîtra forcément une grande rupture au moins une fois dans sa carrière militaire. Le minimum à faire est de se préparer à être surpris et de conserver en tête ce facteur X dans nos analyses. En 1990, les Américains n’ont pas plus que les autres prévus ce qui allait se passer mais ils s’étaient dotés armée puissante supérieurement équipée et entièrement professionnelle, donc projetable partout. Après le blanc-seing du Conseil de sécurité des Nations-Unies, impensable quelques années plus tôt, il leur a suffi de déplacer leur VIIe corps d’armée d’Allemagne, où il ne servait plus à grand-chose, en Arabie saoudite. Pour nous, qui n’avions pas fait le même effort, l’espoir de peser sur les affaires du monde est resté un espoir.

(à suivre)


Théorie de la tranchée – Intermède historique

L’apparition des grandes lignes de fortifications de campagne est la conséquence du développement considérable de la puissance de feu directe à partir du milieu du XIXe siècle. L’affrontement frontal devient dès les années 1850 de plus en plus difficile et les combats indécis, surtout lorsque les forces ont la possibilité de tirer tout en étant posté avec le chargement des fusils par la culasse et encore plus lorsqu’elles ont été dotées de pelles. Il reste malgré tout toujours possible de surmonter cette défense renforcée mais au prix d’une grande concentration de forces et aux prix de pertes terribles. Les fameux « principes de la guerre » de Foch ne sont en fait qu’une théorisation de cette façon de voir les choses qui réussit parfois. On préfère cependant plutôt contourner cet ennemi plus ou moins retranché afin si possible de l’encercler ou au moins de les menacer d’encerclement. Les Prussiens de l’époque du général Moltke excellent un temps dans cet exercice, jusqu’à ce qu’avec l’augmentation du volume des armées il devienne possible de former un front continu d’un point à l’autre du théâtre d’opérations comme lors de l’hiver 1914 de la mer du Nord à la Suisse. Dans ces conditions le contournement devient impossible et il n’y a pas d’autre solution que d’attaquer directement la ligne de front.

Côté allemand, on s’oriente rapidement vers une posture générale défensive sur ce front Ouest afin de concentrer ses efforts offensifs à l’Est contre les Russes. Côté français, on ne supporte pas de voir une partie du territoire occupée par l’ennemi et on veut aider les Russes. On ne veut pas non plus d’une guerre longue que l’on ne croit pas pouvoir tenir face à la puissante Allemagne. On s’oriente donc vers une stratégie offensive et directe, visant à percer à tout prix le front allemand, en espérant que cette percée suivie d’une exploitation rapide en terrain libre suffira à l’effondrement de l’ennemi.

On tâtonne sur la méthode pour comprendre rapidement que sauf cas rare de surprise, il faut obligatoirement neutraliser les défenseurs – infanterie et artillerie- pour pouvoir avancer et pénétrer dans les lignes de défense. La force de contact – l’infanterie – ne disposant pas suffisamment de puissance de feu portable pour réaliser seule cette neutralisation, il faut obligatoirement disposer aussi d’une force de frappe indirecte – l’artillerie et l’aviation - pour réaliser cette mission. C’est l’introduction de la 3e dimension dans la guerre. En partant de très peu, chaque camp construit en quatre ans un énorme complexe de reconnaissance- frappes, pour employer la terminologie soviétique, capable de lancer des centaines de milliers d’obus à des dizaines de kilomètres de profondeur sous le regard de milliers de petits avions d’observation munis de TSF, l’équivalent des drones d’aujourd’hui. A la fin de la guerre, les avions eux-mêmes, chasseurs ou bombardiers légers, viennent s’ajouter à cette force de frappes comme « artillerie à longue portée ».  

En 1915, en France on organise cela selon la méthode dite de « l’attaque brusquée » qui consiste à utiliser la force de frappe pour écraser tout le système défensif que l’on veut percer et l’artillerie plus en arrière sous un déluge d’obus puis de lancer la force de contact à l’assaut. Cela ne fonctionne pas très bien, d’abord parce que la force de frappe n’est pas encore assez puissante et ensuite parce que les Allemands organisent rapidement, non pas une position, c’est-à-dire tout un réseau de lignes de tranchées et d’obstacle, mais deux, étagés en profondeur. Pendant toute l’année 1915, les Français progressent, parviennent à écraser la première position sous le feu puis à s’en emparer mais ils se trouvent désemparés et désorganisés devant la deuxième, quelques kilomètres plus loin et qui a beaucoup moins été touchée par l’artillerie.

Après les échecs coûteux de 1915, les polytechniciens artilleurs, et en premier lieu Foch qui commande alors le Groupe d’armées du nord, prennent le dessus et proposent de faire autant de batailles qu’il y a de positions. On parle alors de « conduite scientifique de la bataille » selon une séquence simple : l’artillerie écrase la première position, l’infanterie s’en empare, l’artillerie avance puis écrase la deuxième position, l’infanterie s’en empare, et ainsi de suite si besoin jusqu’à atteindre enfin le terrain libre. On résume tout cela par un slogan : « l’artillerie conquiert, l’infanterie occupe » et on le met en œuvre sur la Somme en juillet 1916. Cela ne marche pas. On s’aperçoit d’abord que, quel que soit la puissance projetée, et on parle de centaines de milliers d’obus par jour, il reste toujours des défenseurs qui combattent même de manière isolée. Les Allemands font le même constat en sens inverse au début de la bataille de Verdun en février 1916. Mais au moins les Allemands disposent-ils alors d’une artillerie à tir rapide qui leur permet de réaliser leur « tempête de feu » en quelques heures et de bénéficier de la surprise, là où les Alliés mettent des jours, ce qui laisse le temps aux Allemands de faire venir des renforts. On s’aperçoit ensuite sur la Somme que les Allemands construisent plus vite des positions à l’arrière que les Alliés ne s’emparent des positions à l’avant. Après six mois, et après de très lourdes pertes de part et d’autre, on n’a toujours pas atteint le terrain libre comme il en a été de même pour les Allemands à Verdun, la seule grande opération offensive sur le front Ouest jusqu’en 1918. On arrête donc les frais. Foch devient « chargé de mission ».

Survient alors Robert Nivelle, qui fort de ses succès tactiques à Verdun, prône le retour à l’attaque brusquée en arguant du saut technique réalisée tant dans la force de frappe – aviation moderne, artillerie lourde moderne à tir rapide – que dans la force de contact – armement portatif de l’infanterie (fusil-mitrailleur, lance-grenades, mortiers, canons de 37 mm) et chars – pour estimer que ce qui n’était pas possible en 1915 le devient en 1917. On ne parle pas alors de « game changer » mais l’esprit est là. Ce n’est pas idiot, mais le problème à la guerre est que l’ennemi réfléchit aussi. Après les épreuves de 1916 et alors que le rapport de forces est nettement en faveur des Alliés à l’Ouest, les Allemands renouvellent leur stratégie défensive en raccourcissant le front, en fortifiant considérablement les positions (la fameuse « ligne Hindenburg », en fait un grand ensemble de plusieurs systèmes fortifiés) et en étageant ce dispositif encore plus en profondeur. Le général russe Surovikine n’a rien inventé en octobre 2022 en Ukraine.

Point particulier : constatant à la fois que la première position est toujours écrasée par le feu et le choc mais aussi qu’il est possible de faire confiance à de petits groupes décentralisés pour combattre, on décide côté allemand d’utiliser les premières lignes pour simplement désorganiser l’attaque ennemie. La résistance forte s’exercera désormais complètement sur la deuxième position ou « position principale de résistance », qui sert aussi de position de contre-attaque. La force de frappe est elle-même installée sur une troisième position plus en arrière ainsi que les réserves.

La confrontation des modèles s’effectue le 16 avril 1917 sur l’Aisne. On connaît la suite. Gênée par la pluie qui handicape l’observation aérienne et donc les tirs d’artillerie, la préparation d’artillerie française est très insuffisante et les forces de contact, 33 divisions en premier échelon, butent sur une défense mieux organisée qu’on ne pensait. En neuf jours les Français n’ont progressé que de quelques kilomètres au prix de 130 000 pertes. On commet l’erreur de renouveler l’offensive du 4 au 15 mai, avec les mêmes méthodes et donc sensiblement les mêmes résultats. Après avoir placé tant d’espoir dans cette offensive que l’on espérait décisive, le moral français s’effondre. Pétain remplace Nivelle, qui est envoyé en Tunisie.

Pétain a une autre conception des choses. Il ne croît pas à la possibilité de percer, mais seulement à la possibilité de créer une poche dans le front sensiblement dans l'enveloppe de la force de frappe. Cela a au moins le mérite d’être sûr, surtout si on y concentre le maximum de puissance de feu. Pétain organise ainsi deux opérations offensives dans le second semestre 1917, à Verdun à nouveau en août et surtout à la Malmaison en octobre, qui ne recherchent pas du tout la percée mais simplement à modifier favorablement la ligne de front, infliger des pertes à l’ennemi et donner des victoires aux Français. Les combats sont très planifiés et la puissance de feu déployée est colossale. Plus de trois millions d’obus sont lancés en trois jours sur les positions allemandes, l’équivalent d’une petite arme atomique, à la Malmaison, un record qui ne sera battu qu’en juillet 1943 par les Soviétiques. Les Allemands perdent 50 000 hommes à la Malmaison dont 11 000 prisonniers abasourdis, contre 14 000 pour les Français, comme quoi l’attaquant ne subit pas forcément plus de pertes que de défenseurs. Pour le reste, Pétain développe la petite guerre des corps-francs, on ne parle pas encore de commandos et encore moins de forces spéciales, sur l’ensemble du front.

Sa préoccupation majeure vient surtout du fait que les Allemands sont en train de vaincre la Russie, en proie à de grands troubles politiques à la suite de ses défaites militaires, et qu’ils ne vont pas tarder à revenir en grande force sur le front Ouest. Jusqu’à ce que les forces américaines, dont on rappellera qu’elles sont équipées par les Français parfois au détriment de leurs propres forces, permettent de modifier le rapport de forces à la fin de l’été 1918, l’initiative sera allemande.

Il faut donc se préparer à de grandes offensives allemandes. L’idée de Pétain est alors simple : on va imiter la méthode allemande de défense en profondeur puisqu’on a constaté à nos dépens qu’elle était efficace. Et pourtant, ça ne passe pas. La plupart des généraux français refusent de lâcher le moindre kilomètre de territoire national à l’ennemi. Ils défendront donc la première position avec la plus grande énergie même si cela engendre des pertes. Le problème est que les Allemands ont aussi réfléchi à leur méthode offensive. Leur nouvelle doctrine repose sur deux piliers : une énorme puissance de frappe mais utilisée très brièvement afin de conserver la surprise et une forte puissance de choc grâce aux bataillons d’assaut et aux divisions mobiles. Une offensive allemande de 1918 nécessite au moins un mois de préparation afin d’abord de mettre en place une force de frappe de plusieurs milliers de pièces, dont un millier de Minenwerfer destinés à déployer une grosse puissance d’écrasement à moins de 1 000 mètres, ainsi que les millions d’obus correspondants. Il s’agit ensuite de mettre en place les bataillons d’assaut et une cinquantaine de divisions d’infanterie nécessaires. Le tout doit se faire dans le plus grand secret.

Cela réussit en partie. Le 21 mars 1918, la foudre s’abat sur les 3e et 5e armées britanniques en Picardie. La 5e armée explose et se replie en catastrophe. Pour la première fois depuis le début de la guerre de positions en France et Belgique, le front est percé et les Allemands avancent vers Amiens. Par de nombreux aspects, les belligérants de mai 1940 se trouveront dans une situation similaire. Mais les chefs de 1918 ne sont pas ceux de 1940 et à l’époque, ce sont surtout les défenseurs, en fait les Français, qui sont motorisés.

L’armée française est en effet la seule au monde à disposer d’une armée de réserve aussi mobile. Pétain peut envoyer sur la zone, un corps de cavalerie, en partie motorisé, deux escadres d’aviation de combat avec notamment les excellents bombardiers légers Bréguet XIV B2. Toutes ces escadres et brigades ne tarderont pas à former une division aérienne de 600 avions susceptibles d’être déployés n’importe où en quelques jours. Il y a aussi la réserve d’artillerie, sur voie ferrée mais aussi tirée par camions (37 régiments) ou encore les groupements de chars moyens encore restants, en attendant pour la fin mai les bataillons de chars légers transportables par camions. L’infanterie française elle-même ne se déplace plus sur le front qu’en camion et la France en dispose d’autant que le reste de toutes les armées du monde réunies. Bref, la France est capable de réunir très rapidement une masse de manœuvre de plusieurs armées sur n’importe quel point du front alors qu’une fois le front percé, les Allemands ne peuvent se déplacer qu’à pied. L’offensive allemande est finalement stoppée devant Amiens. La méthode allemande s’avère aussi assez aléatoire et dépend beaucoup de l’organisation de la défense. L’opération suivante, lancée en avril dans les Flandres est ainsi un échec complet malgré l’écrasement du corps d’armée portugais. La France parvient à renforcer le front britannique avec une armée.

Les Allemands veulent abattre les Britanniques mais les réserves mobiles françaises les gênent. Ils décident donc d’attaquer du côté de Reims pour les fixer dans la région avant de se retourner à nouveau contre la British Expeditionary Force (BEF). C’est à cette occasion, le 27 mai, qu’ils écrasent et percent la première position, beaucoup trop occupée par les Français malgré les ordres de Pétain, et avancent vers la Marne. Comme en Picardie, la situation est finalement sauvée en engageant des forces de réserve mobiles qui se déplacent plus vite que les Allemands. Mais à ce moment-là ces derniers commencent à perdre un de leur avantage : la surprise. Les Français sont de mieux en mieux renseignés et parviennent à déceler à l’avance les attaques ce qui permet de s’organiser en conséquence. L’offensive allemande de juin près de Noyon progresse un peu contre la 3e armée (qui était seulement en train de s’organiser enfin en profondeur) avant d’être arrêtée par une contre-attaque de chars. Etrangement, les Allemands décident d’attaquer à nouveau sur la Marne et du côté de Reims et toujours de la même façon. Les Français connaissent désormais les détails de l’offensive. Ils attendent donc les Allemands de pied ferme, stoppent leur attaque du 15 juillet et contre-attaquent trois jours plus tard. Point particulier, cette contre-attaque en direction de Soissons s’effectue pour la première fois sans préparation d’artillerie mais avec un appoint massif de chars, qui servent alors à doper la capacité de choc de l’infanterie.

Les Alliés ont désormais l’initiative. Ils ne vont jamais la perdre car ils sont capables d’organiser des opérations offensives deux fois plus vite que les Allemands. Pétain a fait aménager le front durant l’hiver 1917-1918 afin que chaque armée soit capable d’accueillir dans son secteur, dépôts, abris, etc., un volume supplémentaire équivalent au sien. Grâce également à la mobilité des forces et à la densité des réseaux routier et ferré, il est donc possible de réunir très vite des groupements de manœuvre- frappes et contact – qui permettent de marteler les positions allemandes. En créant leur grande masse de divisions mobiles, complètes en équipements et effectifs, aves les meilleurs soldats, les Allemands ont par contraste appauvri l’armée de position qui tient les grands systèmes fortifiés défensifs.

Chaque attaque alliée, réalisée par une ou deux armées, crée en moyenne, dans le dispositif de combat ennemi, une « poche » de 10 kilomètres de profondeur sur 15 de large après une semaine de combat. La multiplication de ces poches entraîne un ébranlement et l’obligation pour les Allemands de se replier. La grande « ligne Hindenburg » qui avait causé tant de déboires en 1917 est ainsi conquise en deux semaines. Les Allemands se replient sur Hermann-Hunding Brunhild qui subit à son tour de nombreuses attaques. La seule armée française est ainsi capable de monter dix opérations offensives en quatre mois. Il faut y ajouter la manœuvre de l’armée d’Orient qui débute le 15 septembre et qui perce le front de Macédoine (c’est la seule percée décisive de l’armée française de la guerre), amenant la Bulgarie à la paix et portant la guerre sur le territoire austro-hongrois. Le martèlement continue ainsi jusqu’à l’entrée en Belgique et jusqu’à ce que l’armée allemande au bord de l’effondrement général demande grâce.

Rien n’a fondamentalement changé depuis. Quand la guerre s’achève, beaucoup de combattants français se sont demandés pourquoi on n’avait pas mis en place des fortifications de campagne dès 1914 ce qui aurait permis de stopper l’ennemi aux frontières, d’éviter les dévastations et les exactions qu’ont subi les territoires occupés et sans doute évité beaucoup de pertes. Peut-être que de nombreux Ukrainiens se disent aussi qu’ils ne seraient pas là s’ils avaient fortifié leur frontière et organisé le réseau de défense territoriale un an et non quelques jours avant l’invasion. Seule la ligne de front du Donbass était fortifiée et on voit combien il a été difficile de progresser dans le secteur depuis quinze mois. Si les Russes avaient été stoppés sur leur ligne de départ, les Ukrainiens seraient dans une bien meilleure position que de devoir reprendre le terrain perdu.

Si un Français pense immédiatement avec horreur « ligne Maginot » en pensant aux grandes positions fortifiées, il faut quand même rappeler que les différentes armées en ont construit plusieurs par la suite, face à El Alamein par exemple on en Italie, ou bien sûr sur le front de l’Est, preuve que cela avait sans doute une certaine utilité. En Corée, Américains et Chinois s’y convertissent au printemps 1951 et les choses deviennent beaucoup plus compliquées et lentes. Dans tous les cas, les positions fortifiées n’ont pu être surmontées d’abord que par l’emploi d’une puissante force de frappe, avec de l’artillerie, des avions ou des hélicoptères d’attaque, des missiles, des obus, des drones, des bombes volantes, peu importe pourvu qu’il y en ait des dizaines de milliers pour étouffer par la masse et la précision la force de frappe ennemie et les forces de défense au contact, le temps que les forces de choc, aussi blindées que possible, puissent s’exprimer.

Quand on parle de la fameuse « guerre de haute intensité », on pense en fait guerre de mouvement, alors qu’en réalité c’est la guerre de position que l’on a oublié parce que c’est moins prestigieux, si tant est qu’une activité où on fait des trous dans des gens puisse être prestigieuses, parce que les mots « défense », « barrière » ou « fortifications » sont blasphématoires dans une France protégée par l’arme nucléaire ou simplement parce qu’on a tellement pas les moyens de la pratiquer qu’on considère qu’elle n’est pas possible.

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Le temps des guépards-La guerre mondiale de la France de 1961 à nos jours, présentation

Cela s’appelle Le temps des guépards, comme Le temps des léopards d’Yves Courrière mais avec le félin symbole des unités terrestres en alerte d’intervention, et vous pouvez normalement le trouver dans les librairies à partir du 13 janvier.

Cela parle de l’emploi de la force armée par la France depuis, presque, la fin de la guerre d’Algérie. On assiste en effet depuis cette époque à une période stratégique qui conserve une unité sur 60 ans malgré de fortes inflexions et que se trouve très différente des périodes équivalentes précédentes, il suffit de comparer rapidement ce qui s’est passé en la matière de 1962 à 2022 et les évènements de 1902 à 1962 pour s’en convaincre.

Pour caractériser cette nouvelle période, je dirai que c’est un temps de multiples engagements militaires de petite ampleur et souvent de faible niveau de violence, sur un espace recouvrant une bonne partie du monde, toujours sur l’initiative du président de la République doté par les institutions de la Ve République du «pouvoir de la foudre» et avec comme critère premier de défendre la «place de la France». C’est ce que j’appelais d’abord en sous-titre «la guerre mondiale en miettes de la France», mais c’était un peu long.

Pour situer le début de cette période, il aurait été logique de parler de 1963 pour marquer la rupture avec la période des guerres de décolonisation. Je préférais commencer avec l’intervention de juillet 1961 pour dégager la base de Bizerte en Tunisie, car même si on était toujours engagé en Algérie et même ailleurs, au Cameroun par exemple, cette opération présentait toutes les caractéristiques de la nouvelle époque, avec une décision unilatérale du président de la République et un engagement rapide et limité dans l’espace et le temps, sinon dans la violence.

1961 était aussi l’année où le général de Gaulle présentait aussi, en particulier dans son discours de Strasbourg en novembre, sa vision du monde et de l’organisation/emploi des forces armées françaises qui devait en découler, une véritable remise à plat. Pour le premier président de la République, il y a alors deux missions principales pour les forces armées. Avant tout il s’agit de faire face en Europe à la menace de l’Union soviétique, dotée depuis peu de missiles intercontinentaux thermonucléaires, et donc capable de détruire complètement la France en quelques heures, une donnée inédite dans notre histoire. Il s’agit ensuite d’assurer la défense des intérêts de la France, de tout type, dans le reste du monde, avec cette particularité que le pays a maintenu des liens militaires importants avec plusieurs de ses anciennes colonies africaines. On structure donc le modèle de forces en fonction de ces deux hypothèses d’emploi : l’affrontement si possible froid, mais éventuellement chaud avec le Pacte de Varsovie et les interventions ponctuelles à l’extérieur, principalement en Afrique.

Dans un premier temps, je décidais de décrire ces deux axes. La construction de la frappe nucléaire et son association avec une force conventionnelle destinée à combattre en République fédérale allemande et aux frontières nord-est de la France, me paraissaient constituer de grandes opérations en soi. Dissuader, c’est agir. Après avoir rédigé plusieurs chapitres sur ces «opérations froides», mon éditeur me persuadait de ne parler que du second axe, celui de la stratégie « chaude ». Je cédais, je ne parlerai donc que des opérations extérieures, au moins dans un premier temps.

Mais là s’est posé un autre problème bien connu. À force d’employer les termes «opération» et «opérationnel» à tort et à travers dans plusieurs sens différents, on ne sait plus très bien de quoi on parle. L’appellation «opération extérieure», avec un nom de baptême, s’applique de fait chaque fois que l’on engage des militaires français dans une action à l’étranger, mais cela peut désigner des choses aussi différentes que le largage de matériel au profit d’une mission polaire de Paul Émile Victor en 1967, le transport de deux étalons comme cadeau au roi Fayçal en 1973, l’intervention humanitaire au Bangladesh en 1970 ou encore la guerre contre l’Irak en 1990-1991. Quand on fait le total de toutes ces opérations diverses baptisées, on dépasse le nombre de 400.

Comme il n’était pas question de décrire 400 opérations, je décidais de me concentrer sur les opérations les plus importantes en volume, plus de 1000 soldats engagés, et/ou ayant engagé des combats et des morts. Cela conduisait de fait à en réduire le nombre à 32 grandes opérations réparties dans les deux cadres d’emploi du monopole de la force légitime : la guerre et la police. La distinction entre les deux réside en la désignation ou non d’un ennemi.

Dans le premier cas, normalement on fait la guerre à une entité politique clairement désignée. Dans les faits, c’est rarement aussi clair. Pendant longtemps, l’emploi du mot «guerre» a fait peur, et quand il a fait moins peur, on a hésité sur le «à qui», jusqu’à employer des expressions aussi absurdes que «faire la guerre au terrorisme». Deuxième subtilité, il y a différents niveaux dans l’opposition entre entités politiques. On semble redécouvrir la chose aujourd’hui, mais sous le seuil de la guerre ouverte, il peut y avoir aussi ce que l’on appelle aujourd’hui officiellement des « contestations » (je reste fidèle au vieux terme introduit par les Britanniques de «confrontation») où on s’affronte quand même et parfois un peu violemment. J’en décris quelques-unes que je classe parmi les guerres.

Dans le second cas, la police internationale, on s’engage quelque part, mais sans vouloir imposer sa volonté par la force à des groupes politiques. Cela a pris plusieurs formes : opérations humanitaires armées, interposition ou sécurisation de zones. J’aurais pu parler aussi dans ce cadre des opérations d’évacuation de ressortissants, mais de faible volume et souvent sans combat, je préférais ne pas les évoquer, sauf une. Point particulier dans ce cadre : ce n’est pas parce qu’on ne désigne pas d’ennemi que l’on n’a en pas et ce n’est pas parce qu’on ne veut pas se battre que l’on n’est pas attaqué. La plupart des pertes françaises au combat depuis soixante ans, et en réalité la plupart des échecs, sont survenues dans le cadre de ces opérations que l’on regroupe désormais sous le terme global de «stabilisation» (un moyen élégant pour ne pas dire «police» et évoquer notamment le « gendarme de l’Afrique »). Pour compliquer les choses, à partir du milieu des années 1980, ces opérations de stabilisation peuvent également se dérouler sur le territoire français, quelque chose qui aurait probablement fait horreur au général de Gaulle.

J’ai donc entrepris de décrire ces grands engagements depuis 1961, en insistant sur le niveau dit «opérationnel», c’est-à-dire dont elles ont été pensées et conduites au niveau militaire, en prenant en compte la direction stratégique et sans entrer dans le détail des actions tactiques. C’est évidemment frustrant par certains aspects. Mes amis militaires auraient aimé que je cite en détail l’action de leur armée, de leur corps ou de leur régiment plus en détail, mon éditeur aurait préféré que je parle le plus possible de politique française, jugée plus attractive que les concepts de contre-insurrection, d’opérations cumulatives contre opérations de conquête, de la gradation soutien-appui-engagement direct, etc. Étrangement, il aurait aimé aussi plus de Forces spéciales, de cyber, d’espace, pour être à la mode.

De fait, au début, il y avait beaucoup de sigles et de noms d’équipements, et j’ai été obligé d’épurer largement de ce côté. Je serai donc sans doute critiqué pour cela (« vous n’avez pas assez parlé du rôle glorieux de tel corps, accessoirement le mien »). De l’autre côté, je suis resté assez simple du côté de l’échelon politique. En réalité parce que c’est aussi souvent assez simple de ce côté, ce qui ne veut pas dire clair et efficace et c’est bien là souvent le problème. En France, une opération, c’est un engagement militaire décidé par le président de la République, normalement en conseil de Défense. Or, à la grande frustration des militaires, ce président pense souvent à plusieurs «publics» à toucher avec cet engagement et l’ennemi, en admettant qu’il y en ait un de désigné, n’est pas forcément le public prioritaire. Le président peut penser en effet à «se montrer à tel allié», «rassurer l’opinion publique ou lui montrer qu’il fait quelque chose» ou simplement «en être, parce que la France ne peut faire autrement que d’en être». Ne nous leurrons pas, la définition des objectifs stratégiques ne va pas souvent plus loin, aux militaires ensuite à traduire cela en effets à obtenir sur le terrain et on revient au niveau opérationnel (ou opératif, oui je sais c’est compliqué).

32 opérations donc, à décrire sur un long cours de 60 ans qui n’est pas lui-même un long fleuve tranquille. En réalité, on s’apercevra très vite qu’une vision et un modèle de force associé, comme avec de Gaulle en novembre 1961, est comme un paradigme scientifique qui doit résister à la réfutation. Il est valide tant qu’il résiste aux faits et s’adapte aux anomalies qui se présentent. Il ne l’est plus lorsqu’il ne peut s’adapter.

On verra donc dans ce livre, notre modèle de forces initial de 1961 rencontrer très vite des anomalies, et le phénomène est en soi intéressant : pourquoi n’a-t-on pas imaginé que l’on aurait un jour à mener une guerre de plusieurs années contre une organisation armée (au Tchad en l’occurrence de 1969 à 1972) alors que c’était assez prévisible? Tout simplement parce qu’on ne le voulait pas. Les choses stratégiques ne sont donc pas aussi rationnelles qu’il pourrait paraître, et on rencontrera ainsi à plusieurs reprises plein de choses imprévues alors qu’on aurait pu facilement les prévoir. Ce qui nous contraint à chaque fois à nous adapter dans l’urgence.

On se trouve alors dans une voie stratégique que l’on qualifiera de normale, c’est-à-dire évoluant dans un cadre international à peu près connu, même si le résultat des actions est incertain. On ne sait pas quel sera le résultat d’un lancer de dé (l’évolution d’une crise par exemple) mais on connaît «normalement» tous les résultats possibles. Le problème est que bien souvent, le président, comme de Gaulle avec la contre-insurrection, on refuse d’envisager qu’il tombera sur 6, et parfois même, comme avec Mitterrand, très interventionniste mais aussi très inhibé dans le niveau d’engagement, on lance plein de dés, en refusant de considérer qu’ils puissent tomber sur 4, 5 ou 6. Forcément, cela peut poser des problèmes pour ceux qui sont dans le dé qui est lancé.

Et puis parfois c’est la table sur laquelle on lance le dé qui s’effondre et là, le modèle n’est définitivement plus valable. L’effondrement de l’URSS en constitue évidemment l’exemple le plus impressionnant. Dès 1990, les rapports internationaux ne sont plus les mêmes qu’au moment de la parution de Tempête rouge de Tom Clancy (1986!) et notre modèle conçu pour évoluer tant bien que mal dans un cadre prévisible se retrouve fort dépourvu… sauf si le fait que le contexte international change forcément en profondeur tous les 20 ans (c’est évidemment une moyenne) a été pris en compte. Spoiler : ce n’est jamais le cas, car il s’agit là de choses lointaines et peu visibles. Or, ce sont ces bouleversements sur quelques années qui font le gros l’histoire.

S’il décrit une période unique pour la France- les opérations militaires de la France de la Ve République après la décolonisation- ce livre est donc scandé en trois grandes périodes «normales» interrompues brutalement par des changements de contexte : la période de la guerre froide, la période de la mondialisation et du nouvel ordre mondial et la période de la guerre ouverte contre les organisations salafo-djihadistes à partir de 2008. Cela fait 13 ans maintenant que la France est en guerre permanente, et il faut donc envisager que cela prendra bientôt fin alors que par ailleurs on voit de nouveaux défis apparaître depuis quelques années.

À l’intérieur de ces trois grandes périodes, j’ai tenté de définir plusieurs blocs de cohérence, un exercice pas évident quand on fait plein de choses en même temps sur plein d’endroit différents.

Dans la première partie, il est ainsi question des dernières guerres du général de Gaulle de Bizerte au Tchad, de celles de Giscard d’Estaing sur une période très brève mais intense, des ambiguïtés du président Mitterrand qui ne veut jamais faire la guerre, mais s’y trouve confrontée en permanence.

Dans la seconde, celle de la mondialisation, il faut bien commencer par parler du changement de contexte et de la nouvelle orientation (désastreuse) de notre stratégie organique (celle qui définit et organise les moyens) qui l’accompagne, pour évoquer ensuite le temps piteux des soldats de la paix, celui plus glorieux mais aussi difficile des «stabilisateurs», dans les Balkans d’abord puis en Afrique, pour terminer par le début de l’affrontement contre les organisations islamistes, qui commence pour nous en 1995. On n’avait pas remarqué alors que les acteurs militaires qui avaient le plus bénéficié de la mondialisation étaient les organisations armées, alors que de leur côté les États réduisaient plutôt leurs instruments régaliens. Si on constatait la réduction des guerres entre États, sauf contre les États-voyous, la conjonction des deux phénomènes ne pouvait que provoquer le développement des conflits internes, dans lesquels nous avons été obligés (ou nous sommes crus obligés) d’intervenir jusqu’à ce que les mêmes organisations, dopées par un nouveau contenu idéologique, viennent nous frapper directement.

La troisième partie, la plus développée, est donc celle de la guerre ouverte en cours, dont après à nouveau évoqué le nouveau contexte général et les évolutions de notre politique de Défense, je situe le début véritable dans l’engagement en Kapisa-Surobi en 2008. Après le récit de cet engagement en Afghanistan, je me suis attaché à décrire les derniers fronts de l’époque ancienne, contre les États-voyous d’abord puis la dernière opération de stabilisation en Afrique, avant de parler des trois théâtres actuels de la guerre contre l’État islamique et Al-Qaïda au Sahel, au Levant et en France.

Je conclus en forme de bilan et en insistant sur la vulnérabilité actuelle de notre outil militaire, de bonne qualité mais tellement réduit et surtout incapable de monter vraiment en puissance.

Au désespoir de mon éditeur, ce n’est donc pas un nième récit sur les exploits des Forces spéciales, même si je cite toutes leurs opérations. Ce n’est pas non plus une compilation officielle des opérations extérieures accompagnées de l’explication de leur succès. C’est un récit analytique qui se veut à peu près complet sur tout ce que l’on a fait, bien ou mal, avec l’avantage et les biais de quelqu’un qui en a vécu quelques-unes et qui tient aussi par cet ouvrage en fait inédit, de rendre hommage à ceux qui y sont tombés.

C’est évidemment aussi un travail imparfait et incomplet, les choses vont tellement vite, et je compte sur vos critiques pour l’améliorer.

Michel Goya, Le temps des guépards-la guerre mondiale de la France de 1961 à nos jours, 365 pages, Tallandier, 2022, 21,90 euros.

La guerre mondiale de la France

A paraître en janvier 2022
Intervention à l'Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale, le 19 novembre 2021

L’ère des opérations extérieures commence peut-être le 23 novembre 1961 lorsque le général décrit sa vision du monde et des nouvelles missions des forces armées dans ce nouveau contexte. Cet homme, né à une époque où la France se lance à la conquête d’un empire colonial et où l’armée française prépare la revanche contre l’Allemagne en pantalon rouge et fusil Chassepot modifié, est désormais à la tête d’une nation en pleine croissance des Trente glorieuses, mais qui n’a presque plus de colonies et se trouve menacée de destruction en quelques heures à coups de missiles intercontinentaux thermonucléaires soviétiques.

Afin de préserver l’indépendance de la France et la défense de ses intérêts, vitaux comme secondaires, le général de Gaulle fixe deux grandes missions aux forces armées. La première consiste à faire face à la menace soviétique sans dépendre complètement des Etats-Unis, ce qui signifie qu’il faut disposer soi-même d’un arsenal atomique adossé à une force conventionnelle à nos frontières. D'autre part, je cite : « comme l'éloignement relatif des continents ne cesse pas de se réduire et que tout danger, tout conflit, où que ce soit, intéresse une puissance mondiale, et par conséquent la France. Et puis au surplus, comme dans les conditions adaptées à notre siècle, la France est comme toujours présente et active outre-mer, il résulte de tout cela que sa sécurité, l'aide qu'elle doit à ses alliés, le concours qu'elle s'est engagée à fournir à ses associés, peuvent être mis en cause en n'importe quelle région du globe. Une force d'intervention terrestre, navale, aérienne, faite pour agir à tout moment et n'importe où, lui est donc nécessaire »

Le modèle gaullien à l’épreuve

Deux armées séparées donc, correspondant comme dans toute bonne politique de Défense à faire face aux hypothèses d’emploi les plus importantes et/ou les plus probables, mais un chef unique. Les institutions de la nouvelle république et surtout la pratique qui en est faite par le général de Gaulle face aux derniers évènements de la guerre d’Algérie et aux nécessités d’un éventuel conflit nucléaire aboutissent à une grande centralisation dans l’emploi de la force armée. Une opération militaire, c’est désormais une action décidée en conseil de Défense par le président de la République avec pour seul contrepoids la nécessaire cosignature du Premier ministre, ce qui normalement ne pose pas de problème, sauf en cas de cohabitation politique.

Résumons : un grand besoin d’exister dans le monde + de nombreuses obligations + une force d’intervention immédiatement disponible + une grande facilité d’engagement = une très forte incitation à lancer des opérations à laquelle seul le président Pompidou résistera. Petit problème, comme il n’est plus question d’envoyer des soldats appelés au loin depuis 1895, cette force d’intervention sera réduite à quelques unités professionnelles complétées éventuellement par le subterfuge des « volontaires service long ». Cela importe alors peu puisqu’on n’imagine pas au début avoir à faire autre chose que des interventions très limitées en volume et dans l’espace-temps, un peu comme celle que nous venons de faire alors pour dégager les bases de Bizerte en juillet 1961.

Une politique de Défense, ce que l’on appelait avant une grande stratégie militaire, est comme un paradigme scientifique. Une fois établie elle doit s’adapter aux anomalies qui ne manqueront pas de survenir jusqu’à celle qu’il ne sera plus possible de gérer avec le modèle en cours et qui imposera d’en changer. Des anomalies, on en rencontre très vite dans la stratégie des moyens, mais l’emploi des forces correspond bien au modèle jusqu’en 1969 lorsqu’il faut mener au Tchad une guerre de « contre-insurrection » pendant des années contre une organisation armée. Ce qui est intéressant dans ce cas, c’est que ce n’était pas prévu parce que ce n’était improbable mais parce qu’on ne voulait « refaire l’Algérie ». On le refait pendant trois ans et plutôt bien en adaptant à la marge le modèle, concrètement en initiant un processus croissant de recrutement de soldats professionnels.

La deuxième anomalie vient de la confrontation, ou pour employer le terme officiel actuel de la « contestation » sous le seuil de la guerre ouverte avec d’autres Etats. On avait connu cela lors de la « guerre de la langouste » avec le Brésil entre 1961 et 1963, une affaire de zones de pêches où la France avait envoyé un groupe aéronaval au large des eaux brésiliennes pour protéger ses pêcheurs et faire céder Brasilia. On fait des choses plus sérieuses au Tchad contre la Libye de 1983 à 1987, en déployant un bouclier dissuasif de forces au centre du pays et une force de frappe aérienne. Derrière la ligne rouge imposée au colonel Kadhafi, on arme, conseille et appui les forces armées tchadiennes qui chassent les Libyens du nord du pays. Kadhafi est impuissant, même s’il tente quelques coups contre nous, comme des raids aériens et plus tard un attentat terroriste qui fera 170 morts dont 54 Français.

On s’est trouvés beaucoup moins à l’aise lorsque la confrontation nécessitait de mettre en œuvre d’autres moyens que militaires. L’Iran et la Syrie nous ont frappés ainsi clandestinement au Liban et en France avec une relative impunité dans les années 1980 et on n’a su que répondre par des opérations de gesticulation destinés au public français mais n’ont fait aucun mal aux Iraniens. En 1987, après un peu plus d’une centaine de morts français, civils et militaires, on a cédé à toutes les exigences iraniennes. C’est encore à ce jour le plus grand désastre de la Ve République. Cela n’a pas changé grand-chose à notre politique.

Et puis est survenue la « grosse anomalie », celle à laquelle on ne peut s’adapter qu’en changeant en profondeur les choses. En l’espace de quelques années, l’Union soviétique disparaît et avec elle les principaux antagonismes et blocages, de la guerre froide. On se trouve ainsi d’un seul coup à avoir à mener une guerre contre un Etat lointain et puissant : l’Irak. Entre grande guerre aux frontières et petite guerre au loin, la grande guerre au loin était un cas non prévu, en grande partie parce que très peu probable dans le contexte de la guerre froide.

En fait, ce que l’on n’avait pas prévu, c’était que la guerre froide pouvait se terminer un jour et que le contexte politique international pouvait se modifier. Il suffisait pourtant de regarder un peu le passé pour constater que depuis au moins deux siècles, le contexte international autour de la France, et donc les hypothèses d’emploi de ses forces armées, changeait fortement selon des cycles de douze à trente ans. Le général de Gaulle évoqué plus haut en avait connu quatre dans sa vie. Il est toujours étonnant de voir que l’on n’anticipe pas ou si peu, non pas les grands évènements qui vont se produire, beaucoup ne sont pas prévisibles, mais le fait qu’il y en aura. Nous sommes comme les dindes que décrivait Bertrand Russell qui analysent la vie quotidienne de la basse-cour mais ignorent ou veulent ignorer que Noël va arriver et que cela risque de provoquer de gros changements dans leur vie.

Le Noël 1990 se passe dans le désert saoudien, avec les forces françaises de l’opération Daguet sont deux fois inférieure en volume aux forces britanniques et trente fois inférieures à celles des Américains. Quand on est obsédé par sa place dans les affaires du monde, c’est humiliant. Depuis l’ambition secrète sera de faire mieux qu’à cette époque, mais, attention spoiler, on n’y parviendra pas.

Dans le nouvel ordre mondial

Toujours est-il qu’après ces grands bouleversements, toutes les hypothèses sont à revoir dans ce nouveau cadre unipolaire et mondialisé, que l’on baptise « nouvel ordre mondial ». Mais qui dit « ordre » dit « maintien de l’ordre ». On décide donc de se lancer dans la police du monde. Le mot fait horreur, on parlera d’opérations humanitaires armées, de gestion de crise, de maintien ou de restauration de la paix, d’interposition puis de stabilisation, sans parler bien sûr des opérations de secours ou d’évacuation de ressortissants. C’est pourtant simple : quand un Etat ou une organisation non-étatique est désigné comme ennemi c’est la guerre, ouverte ou non, mais quant il n’y a pas d’ennemi désigné, c’est de la police.

Dans les faits, on fera aussi la guerre, et même une fois tous les quatre ans de 1990 à 2011, mais on prendre soin de qualifier ces ennemis - l’Irak, la République bosno-serbe, la Serbie, l’Etat taliban et l’Afghanistan (on sautera la case Irak 2003) - de « voyous » ou de contrevenants d’une manière ou d’une autre à l’ordre et la morale internationaux. Concrètement, on attend à chaque fois que les Etats-Unis le décident, forment une coalition et fournissent 70 % des moyens, essentiellement aériens, permettant aux Occidentaux, à l’exception de la guerre de 1990-1991, de transférer aux alliés locaux et à la population de prendre la charge des risques.

Bien entendu, il aurait fallu adapter le modèle de forces à cette nouvelle vision. Cette adaptation a consisté seulement à professionnaliser l’ensemble des forces, mais pour le reste, on s’est empressé de réduire les budgets, ce qui a plongé les forces armées dans une longue crise. Au bout du compte, la capacité d’intervention n’augmente guère au cours de cette période alors que les besoins explosent.

Dans ces conditions, cela ne fonctionne pas beaucoup. Les anomalies surviennent très vite dans les opérations de police. L’opération humanitaire au Kurdistan réussit parce qu’il n’y aucune opposition irakienne, mais il n’y a aucune opposition car nous (les Américains en fait) sommes forts et faisons peur. C’est beaucoup moins efficace quand c’est géré par les Nations-Unies. Au Cambodge, cela fonctionne presque, en Somalie pas du tout malgré la présence américaine, beaucoup moins à l’aise face à la milice du général Aïdid que face à un Etat, mais ce n’est encore rien par rapport au désastre en Croatie et surtout en Bosnie. Depuis 1983 Mitterrand a ainsi sacrifié environ 150 soldats français morts pour bien peu de résultats concrets, mais l’honneur était sauf, il n’a pas fait la guerre, sauf et bien malgré lui, contre l’Irak.

On a mis beaucoup de temps à comprendre que le maintien de la paix, cela ne fonctionne que lorsqu’il y a déjà la paix, c’est-à-dire le plus souvent lorsqu’il y a un vainqueur et un vaincu. Le meilleur moyen de soulager les souffrances des populations, c’est de donc faire en sorte qu’il y ait un vainqueur, si possible honorable, et un vaincu, si possible le méchant de l’histoire, pas de donner de l’aide alimentaire aux gens en espérant que la paix vienne par magie.   

On commence à s’en rendre compte justement lorsqu’on se redécide à faire la guerre. Les souffrances contre la population bosniaques n’ont cessé qu’avec la défaite des Bosno-Serbes en 1995 avec l’aide des canons et avions de l’OTAN. C’est à ce moment-là seulement que la stabilisation a pu s’effectuer, non plus par une interposition stérile mais par la présence forte de 40 000 soldats avec des moyens importants dans tout le pays. Idem, pour le Kosovo et la Serbie en 1999. On croit avoir trouvé enfin le bon modèle dans les Balkans : soit il y a un vrai accord de paix entre les acteurs, soit on l’impose par la force et dans tous les cas, on stabilise (je n’ose dire « pacifie » pour ne pas faire colonial) avec une forte densité de forces de « police ». La situation qui en découle, en ex-Yougoslavie et en Albanie, n’est pas parfaite mais c’est une vraie paix.

La plus étonnant est qu’on persiste dans l’inhibition en Afrique sub-saharienne, essentiellement par peur de l’accusation de néo-colonialisme. Pas de guerre donc, mais du soutien « par l’arrière » à de multiples opérations de soutien à des forces régionales, onusiennes ou européennes qui ne réussissent que lorsqu’il n’y a aucun risque que cela échoue. On rétablit l’ordre à plusieurs reprises pendant deux ans à Bangui avant de se lasser de cette mission de Sisyphe et quitter la Centrafrique en 1998. On réussit temporairement à sécuriser la région de Bunia en République démocratique du Congo en 2003, parce qu’on concentre, dans cette opération européenne assez de soldats français sur une petite zone pour avoir une densité de « police » suffisante.

L’opération la plus mystérieuse est alors sans doute Licorne en Côte d’Ivoire où on coupe le pays en deux pendant huit ans à partir de 2002, en se faisant attaquer de tous les côtés et avec toute la panoplie de l’hybridité, jusqu’à ce qu’on se décide en 2010 à soutenir militairement un camp, et donc de désigner l’autre comme ennemi. Etrangement, alors bien sûr que l’on se félicite officiellement du succès de cette opération, personne n’a plus envisagé de la rééditer, notamment au Mali en 2013, alors que la situation militaire était sensiblement la même qu’en Côte d’Ivoire en 2002. Bref, l’interposition c’est enfin bien fini. On a quand même réédité l’expérience de la sécurisation par « étouffement » en Centrafrique en 2013, un peu comme en Bosnie ou au Kosovo. A cette différence près qu’au lieu de 50 000 soldats de l’OTAN pour une population de 2 millions d’habitants, personne dans l’OTAN ne vient aider nos 2 000 soldats français pour une population de volume similaire sur un espace beaucoup plus grand. Les opérations Licorne et Sangaris étaient des anomalies dans un contexte géopolitique qui avait changé depuis plusieurs années.

La fin de la fin de l’histoire

Alors qu’on parlait de la « fin de l’histoire » au début des années 1990 avec la survenue du meilleur des mondes possibles libéral économiquement et démocratique, on n’a bien perçu que la mondialisation affaiblissait en réalité beaucoup d’Etats tout en favorisant, grâce à des multiples flux d’armes, d’individus, d’argent, d’informations, les organisations non étatiques armées. Les organisations armées ont proliféré dans tous les Etats faibles et elles sont devenues beaucoup plus fortes dans les années 1990-2000, un doublement de puissance, alors que dans de nombreux pays. Le vrai choc n’a pas forcément été la capacité de certaines de ces organisations, en particulier les salafo-djihadistes, à organiser des attentats mais à résister aux plus grandes puissances militaires du moment. L’année 2006 est une année témoin où simultanément l’ISAF la coalition internationale en Afghanistan découvrait avec stupeur et douleur que le sud de l’Afghanistan était tenu par les Taliban et leurs alliés, les Etats-Unis ne parvenaient pas à vaincre l’Etat islamique en Irak ou l’armée du Mahdi qui se disputaient Bagdad et le Hezbollah résistait à Israël au Liban. On était loin de l’écrasante victoire de 1991 face à l’Irak.

Après avoir longtemps pratiqué une politique d’évitement, on est véritablement entré dans la nouvelle ère en 2008 en occupant le secteur de la Kapisa-Surobi que l’on savait tenu par l’ennemi. Depuis nous sommes en guerre continuelle contre les organisations armées salafo-djihadistes et leurs alliés, en Afghanistan pendant quatre ans puis depuis 2013 au Sahel, en Irak-Syrie depuis 2014 et même sur le territoire national, tout en achevant, on l’a vu, les derniers feux de la dernière période.

Comme jusqu’en 2015 on réduisait quand même toujours les moyens militaires, on s’est retrouvé en surextension stratégique alors qu’ont assiste au retour des puissances non-occidentales, globales comme la Russie et la Chine, ou régionales comme la Turquie, qui menait logiquement des politiques de puissance. C’était la fin définitive du Nouvel ordre mondial à la vie bien brève et le retour aux blocages, contraintes et pratiques de la guerre froide.

Nous voilà avec ces deux missions sur les bras. La guerre contre les organisations armées continue et il faut s’attendre non plus à faire la guerre contre des Etats, la dernière à eu lieu il y a dix ans déjà, mais à se confronter à eux, ce qui suppose aussi d’être fort. On s’adapte plus ou moins bien à ce nouveau contexte, mais le plus inquiétant est que personne ne réfléchit au fait que ce nouveau contexte lui-même changera probablement radicalement dans une dizaine d’années.

La Légion d’honneur pour le caporal-chef Liber


Publié le 11 janvier 2020

La France compte dans ses rangs une armée invisible de milliers de blessés dans leur chair et leur âme. Ils ont été mutilés en la servant, en nous servant tous. Le moindre des droits qu’ils ont sur nous, c’est la reconnaissance.

L’un d’entre eux s’appelle Loïc Liber, il est caporal-chef, et le 15 mars 2012, il a été abattu par un islamiste à Montauban avec deux de ses frères d’armes, le caporal-chef Abel Chenouf et le caporal Mohamed Legouad. Eux sont morts, lui a survécu tétraplégique et est cloué dans un fauteuil depuis huit ans. Son régiment désormais c’est sa chambre aux Invalides où il a affiché les paroles de la Marseillaise et posé son béret. Les seules opérations qu’il connaît désormais sont médicales et elles sont de plus en plus difficiles à supporter.

Ses camarades tombés ont été intégrés dans la Légion d’honneur, c’est bien mais c’est une légion de l’au-delà et il est à craindre qu’ils ne la portent pas sur eux. Surtout, pourquoi avoir séparé alors les frères d’armes dans la reconnaissance et accordé moins à celui qui a survécu. Combien d’années de souffrance faut-il pour équivaloir à la mort ?

Pour l’instant cela fait huit ans et il est hélas probable qu’il n’y en ait pas beaucoup d’autres. N’est-il pas temps avant qu’il ne soit trop tard de faire enfin un geste ? Le caporal-chef Liber a reçu la Médaille militaire, c'est très bien. Il aurait été officier, il aurait reçu la Légion d'honneur. N'aurait-ce pourtant pas été la même chair qui aurait été meurtrie ? Il est temps aussi de mettre fin aussi à cette distinction qui date de la Restauration. La Légion d'honneur est aussi un ordre censé regrouper les citoyens ayant fait preuve de mérites éminents. Les mérites sont-ils moins éminents lorsqu'ils sont le fait de militaires du rang ou de sous-officiers ? 
La demande d’attribution de la Légion d’honneur a été faite par la députée de Guadeloupe, cette demande est suivie « avec bienveillance » par madame la ministre des Outre-Mer…depuis un an. Mon grand-père, lui aussi blessé au service de la France en 1918 l’avait reçu quelques semaines plus tard, le temps de terminer les combats en cours. Notre Etat fonctionne-t-il plus mal qu’en 1918 ? Sommes-nous plus insensibles qu’à cette époque ? Il est temps d’être juste.

Pour en savoir plus et aider : Le canal de vie

La pitrerie en danger

Les deux mon général !
Je tiens à ne pas remercier par la présente un petit groupe de vieux généraux d’avoir contribué à nourrir l’image de militaires forcément réactionnaires, limite fascistes, commandés par des badernes manifestement nostalgiques, par ordre d’apparition à l’écran, de l’opposition à la Gueuse, de la Cagoule, du régime de Vichy, de l’Algérie française et du petit putsch de généraux du 21 avril 1961. Le 21 avril? Comme le hasard fait bien les choses, c’est pile-poil le jour de la publication de leur tribune dans Valeurs actuelles. Seule différence avec leurs prédécesseurs, il est probable que leur vision de la Russie a changé lorsqu’elle est passée de communiste à poutinienne.

Ne tergiversons pas, la sémantique est toujours la même : «oligarchie apatride» dans une déclaration précédente, «valeurs civilisationnelles», «hordes», «délitement», «péril mortel», «laxisme», etc. Les cibles changent juste avec le temps, un peu moins de Juifs peut-être, beaucoup plus d’Arabes à coup sûr dans un gloubi-boulga où on trie les bons rebelles qui portent un gilet jaune en oubliant que certains d’entre eux ont saccagé l’Arc de triomphe et la tombe du soldat inconnu, et les malfaisants, comme les bobos trous du cul à cagoule noire. On y fait aussi des crétins indigénistes et autres décoloniaux voire toute la mouvance Woke un danger mortel, alors qu’ils sont surtout bêtes et souvent ridicules. 

On notera au passage la petite taille et le ciblage très précis de la liste des malfaisants. Cette liste est néanmoins beaucoup plus longue que celle des propositions, inexistante à part l'appel au sursaut. 

Rassurez-vous, la France, la république et ses institutions, survivront comme elles ont survécu à un parti communiste aussi puissant qu’obéissant à Moscou, au terrorisme d’extrême droite de l’OAS, avec ses 2700 assassinats ainsi qu’une tentative sur le chef de l’État, à Charles Martel, à la mode maoïste ou trotskyste dans les universités, aux hippies, à François Mitterrand au pouvoir, au terrorisme d’extrême gauche, etc. Autant de périls mortels selon les uns ou les autres, qui n'ont provoqué ni explosion du pays ni guerre civile, et surtout pas de besoin de faire appel à l’armée pour rétablir l'ordre.

D’ailleurs, cette armée il serait bien de la laisser là où elle est le mieux, dans l’espace apolitique, et pas de l’associer à un texte partisan au style digne d’un appel de Francis Lalanne. Mettre son nom comme monsieur X, ancien militaire, dans une tribune politique à côté de madame Y, chef d’entreprise, et de monsieur Z, boulanger est une chose, par ailleurs tout à fait légitime, mais ne s’associer qu’entre anciens militaires avec un flou sur le statut de beaucoup, et pour Valeurs actuelles d’illustrer le propos avec une photo de sous-officier d’active, c’est autre chose. C’est en particulier entretenir une confusion dans laquelle beaucoup sont venus s’engouffrer pour en réalité parler de l’armée qui «grogne», «râle», voire «menace», etc., et donner ainsi des frissons d’extase à certains ou permettre des postures de dégoût jouissif à d’autres.

On ne voit pas très bien par ailleurs par quelle qualité intrinsèque, des militaires, même en groupe, seraient plus aptes à analyser la société que les autres et à donner des leçons. Le patriotisme est une vertu, pas un diplôme; le sens du service n’est pas non plus un blanc-seing pour se proclamer gardien du temple et arbitre des élégances. Qu’un militaire ou ancien militaire ait des convictions, c’est très bien; qu’il croie qu’elles ont plus de force et plus de valeur parce qu’il est militaire, c’est un fantasme de prétentieux. Cela ne veut pas dire que des militaires n’aient rien à dire de pertinent, bien au contraire, mais il est possible de le faire sans se prétendre expert, hormis dans les domaines qui relevaient de son métier, avec mesure, modestie et sans faire bande.

Laissez donc notre armée où elle est pour y faire son travail, qui n’est pas ou plus de maintenir l’ordre. Nos soldats sont beaux, ils font de belles photos pour illustrer tous les articles sur le terrorisme, et on a une organisation qui fonctionne plutôt bien malgré la crise dans laquelle on l’a plongé pendant vingt-cinq ans, à l’époque où beaucoup des «rebelles» en bois de la tribune travaillaient en cabinet ministériel. Ce n’est pas une raison pour proposer de l’utiliser à tout, du ramassage des poubelles à l’éducation des jeunes en passant par l’appui à la police et comme anxiolytique avec Sentinelle, et surtout pas à la «protection des valeurs civilisationnelles» comme c’est envisagé, sinon proposé, à la fin du texte. Je serai très curieux de savoir comme ils envisagent concrètement cette protection et pour quelles valeurs, mais je ne le sens pas bien.

Tout cela était assez ridicule en fait, et n’aurait pas mérité plus d’attention que les élucubrations du général (cr, au sens de croisé) Tauzin annonçant il y a quelques années en faisant les gros yeux, comment lui et quelques camarades pouvaient apprendre la politique aux politiques. Il a fallu que les Midas, le roi pas le garage, politiques viennent toucher du doigt ce papier pour en faire un buzz immérité, le seul effet concret que les auteurs pouvaient espérer, un effet qui flatte leur ego, mais embarrasse bien plus qu’il n’aide leurs camarades de l’active. Joli résultat.

En un mot et pour conclure, qui que vous êtes : lâchez l’armée, surtout s’il s’agit de politique. L’armée est par principe un instrument politique, mais au service de la politique de la nation tout entière, pas de ses partis, ni parties.

Quand les petits affrontent les gros-Non State Warfare de Stephen Biddle

En 2010, avec Military Power, l’historien américain Stephen Biddle avait apporté une contribution majeure à l’étude de l’art opérationnel et de la tactique. Il y développait l’idée que la révolution militaire qui avait débuté au milieu du XIXe siècle en Europe avait produit un «système moderne» qui se caractérisait par la capacité à manœuvrer et obtenir des résultats tactiques malgré un environnement particulièrement létal. En 1815 à Waterloo un fantassin devait en moyenne faire face à deux projectiles avant de parvenir au contact physique avec l’ennemi; en 1915, ce nombre était passé à 200. Et encore ne s’agissait-il là que de projectiles d’infanterie, auxquels il fallait ajouter désormais tous les projectiles venant de la 3e dimension et frappant sur une vaste zone. Ce qui était visible devenait très vulnérable mais dans le même temps il n’était pas possible de vaincre sans attaquer et donc d’être visible.

Relever ce défi a nécessité un effort considérable d’organisation. Il a fallu des méthodes et des moyens nouveaux pour pouvoir évoluer sous le feu et neutraliser l’ennemi tout en se déplaçant : engins blindés, mitrailleuses légères et portables, barrages d’artillerie, groupes de combat, etc. Il a fallu surtout les coordonner. Il s’en est suivi une masse considérable d’informations à gérer en temps contraint : plans, ordres d’opération et de conduite, comptes rendus, mesures de coordination, ciblage, etc. C’est finalement cette capacité à gérer cette quantité nouvelle d’informations explicites ou tacites (compétences) du haut en base de la hiérarchie, qui caractérise le «système moderne». Il y a ceux qui le maitrisent et qui peuvent conduire des manœuvres complexes, et ceux qui, y compris avec les mêmes moyens matériels, n’y parviennent pas ou moins bien et qui sont écrasés forcément par les premiers lorsqu’ils bougent. Les résultats des combats modernes ne sont ainsi pas proportionnels au rapport de forces sur les points de contact, qui ne dépasse que très rarement deux contre un, ni même à la sophistication des équipements, mais bien à la différence entre la qualité des systèmes de commandement opérationnels et tactiques. Une idée qui est explorée ici par exemple.

Dans Military Power, Stephen Biddle ne s’intéressait cependant qu’à l’affrontement entre armées conventionnelles étatiques. Dans Nonstate Warfare: The Military Methods of Guerillas, Warlords, and Militias, il s’efforce de déterminer cette fois comment les organisations non-étatiques armées combattent, et parfois parviennent, à vaincre les États. Ce n’est évidemment pas nouveau, les conflits en Afghanistan et en Irak en particulier ont (re)stimulé toute une «littérature de contre-insurrection» et il apparaît donc difficile d’apporter quelque chose d’un peu inédit.

Stephen Biddle y parvient cependant en effaçant les catégories habituelles de guérilla (ou guerre irrégulière ou guerre asymétrique), associée aux organisations armées non-étatiques, et de guerre conventionnelle (ou classique), associée aux États, ainsi que le fourre-tout «hybride» censé réunir tout ce qui ne colle pas à ces deux archétypes. À la place, reprenant l’idée que le combat moderne est un duel de chasseurs où on arbitre toujours entre traque et dissimulation, il établit un continuum entre idéaux-types : l’approche Fabienne (du consul et dictateur romain Fabius Maximus qui a affronté Hannibal sans batailles) toute de prudence et d’évitement et l’approche napoléonienne de l’autre, son opposée très agressive et amatrice de concentrations de forces et de batailles si possible décisives. Ces approches ne sont pas spécifiquement associées à des types d’acteurs, mais sont adoptées selon des dosages différents par tous, étatiques ou non.

De fait, parce que le rapport de forces est généralement en faveur des États, de l’ordre de 4 contre 1 en moyenne en volume global, mais aussi en termes de puissance de feu, les organisations armées adoptent le plus souvent face à eux une stratégie très «fabienne» mettant l’accent sur la protection par dissimulation, enterrement, mixité avec les civils, mobilité, etc. au détriment de capacités offensives limitées au harcèlement et à de petites et brèves attaques. Mais parfois certaines organisations non-étatiques organisent des opérations plus ouvertes, larges et complexes, défensives ou non. Pour Biddle, fidèle à ses théories, ces modes opératoires qualifiés de «médians » ne sont réalisables que si l’organisation est suffisamment structurée pour pouvoir capitaliser les nombreuses compétences nécessaires à cette montée en gamme. Il y a, pour simplifier, les organisations qui disposent d’une infrastructure administrative solide, faite de normes communes et de procédures de suivi et contrôle et les autres où les choses se passent de manière plus interpersonnelle, opaque, désordonnée et souvent plus corrompue. On notera qu’il ne s’agit pas là de phénomènes propres à toutes les organisations, étatiques ou non. C’est bien par exemple la faiblesse de leur infrastructure qui freine certaines armées de pays du Sahel dans leur évolution face à des organisations armées locales à l’armature finalement plus solide.

Pour monter en puissance, il faut aussi bien sûr pouvoir accéder à des ressources. On peut être très organisé, mais si on ne dispose pas de recrues régulières, d’armes ou de financement, cela ne mène pas très loin. Or, un des apports du livre de Biddle est de montrer comment la mondialisation a apporté de ressources aux organisations armées alors que bien souvent elle en privait les États. Dans ses tableaux statistiques, cela se traduit par un saut de gamme moyen des organisations armées entre 1980 et 1995 rendue possible par cette conjonction. Depuis, la montée en gamme moyenne des organisations armées s’est ralentie, mais n’a jamais cessé.

La montée en gamme demande aussi un effort. Stephen Biddle insiste sur l’importance des enjeux, existentiels ou non, comme moteur de cet effort. Il cite notamment le cas de l’Alliance nationale somalienne (SNA) du général Aïdid qui change de comportement en 1993 lorsqu’elle est désignée comme ennemi à détruire par les États-Unis, et retombe dans ses divisions antérieures une fois obtenu le départ des Américains. Cela rejoint l’idée d’eustress des organisations (voir ici), avec cette précision cependant qu’au-delà un certain niveau de pression, la stimulation devient paralysie de l’infrastructure.

Pour autant, monter en gamme vers le «napoléonien» n’est pas forcément une bonne idée et peut-être refusé sciemment. Le mouvement Viêt-Cong était très structuré et motivé, mais il s’est pourtant longtemps abstenu de mener des opérations importantes face aux Américains car les moyens dont il pouvait disposer ne pouvaient l’empêcher d’être écrasé par la puissance de feu ennemie. Lorsqu’il s’y est résolu, lors de l’offensive du Têt en 1968, il a été très sévèrement battu et même brisé. Il a obtenu certes une victoire psychologique auprès de l’opinion publique américaine, mais ce n’était pas le but premier recherché. De la même façon, le mouvement serbe SVK dans les Krajina de Croatie aurait sans doute résisté plus longtemps face à l’armée croate en 1995 s’il avait adopté une posture plus fabienne. Peut-être en aurait-il été incapable, et c’est là un autre aspect, décrit par Clayton Christensen ou Philippe Silberzahn, qui n’est pas abordé par Stephen Biddle. Ce n’est pas parce qu’on a les moyens, la structure et même une menace de mort que l’on évolue. On peut aussi, à l’instar de la société Kodak, voir venir la mort, avoir les moyens de l’éviter et ne rien faire, parce que l’effort demandé est trop grand car il demande de trop changer. Dans une forme d’inertie consciente, une entreprise ou une force armée, peut voir venir le désastre et rester paralysée.

Un autre problème qui n’est pas abordé est celui de l’asymétrie des enjeux. La motivation des soldats professionnels français engagés au Sahel est réelle, celle de la nation qui les a envoyés au loin l’est beaucoup moins. Si l’État islamique dans la Grand Sahara mène une guerre absolue, la France mène contre lui une guerre limitée. L’EIGS risque son existence dans ce combat, pas la France. Forcément, l’incitation à faire prendre des risques, mais aussi à innover n’est pas la même. Les moyens du «petit» seront probablement mieux et plus utilisés que ceux du «grand» (Andrew J.R. Mack, "Why Big Nations Lose Small Wars", World Politics, janvier 1975).

La motivation nationale peut même être tellement faible et la sensibilité aux pertes tellement forte que cela peut conduire aussi le plus fort sur le papier à adopter aussi une stratégie fabienne. C’est typiquement ce que fait la France avec l’opération Barkhane au Sahel. La guérilla française, faite de raids et de frappes aériennes, s’oppose à la guérilla djihadiste à son égard. Notons qu’il s’agit aussi d’une approche par défaut, les forces armées françaises n’ayant finalement plus les moyens d’occuper le terrain en permanence.

Stephen Biddle a voulu remplacer les catégories par un continuum mais dans les faits, il a établi une nouvelle catégorisation, les approches fabienne, napoléonienne mais aussi désormais «médiane» entre les deux ressemblent quand même beaucoup à la trilogie guérilla-hybride-conventionnel, avec un médian-hybride qui ressemble aussi beaucoup à un «système moderne» appliqué au conflit entre États contre organisations armées. Il en conclut finalement que dans la grande majorité des cas, l’entité étatique ou non qui maitrise le mieux ce champ médian l’emporte sur l’autre. C’est ce qu’expliquait déjà David Johnson dans Hard Fighting, Israel In Lebanon And Gaza(RAND Corporation, 2011) en décrivant, avant Stephen Biddle, la confrontation d’une armée israélienne qui avait perdu en partie la maitrise du Système moderne et du Hezbollah qui au contraire se l’était approprié. Il en concluait comme Biddle aujourd’hui, mais aussi Ivan Arreguin-Toft dans son analyse de 202 conflits asymétriques depuis 1800 (How the Weak Win Wars: A Theory of Asymmetric Conflict, Cambridge University Press, 2005), la nécessité pour une armée faisant face à une organisation armée moderne d’aller vers une forme médiane combinant puissance de feu, mais aussi capacité de conquête et d’occupation permanente de l’espace.

En résumé, les thèses de Stephen Biddle ne sont pas aussi nouvelles qu’il l’affirme, mais cette approche opérationnelle et tactique est particulièrement intéressante. Elle confirme qu’effectivement, selon le mot d’ordre en honneur dans les armées il faut bien se préparer à des combats de «haute-intensité», ce qu’il faut traduire par retrouver des savoir-faire perdus de gestion d’opérations complexes de grande ampleur. Il est cependant probable que ces combats continueront à avoir lieu surtout contre des organisations armées qui persisteront à être les acteurs dominants de la conflictualité moderne. À cet égard, on peut se demander, comme le fait Stephen Biddle avec l’armée américaine, si les forces armées occidentales des armées 1980, et même avec les équipements d’époque, n’étaient pas mieux adaptées à ce défi que les forces actuelles, de haute technologie mais de faible capacité de présence.

"Guerre au Rwanda. L'espoir brisé 1991-1994", un livre du général Delort et une occasion de reparler du Rwanda.

 

La présidence Mitterrand a été la période de la Ve République la plus riche en désastres militaires après la fin de la guerre d’Algérie, au Liban et en ex-Yougoslavie en particulier, mais aussi au Rwanda. Contrairement aux deux engagements précédemment cités, aucun soldat français n’y est tombé au combat, mais la bataille a été perdue sur un autre champ, celui de l’image, des médias et des communications par clairement quelqu’un de plus fort que nous dans ce domaine. Quand plus de vingt-cinq ans après les faits, des généraux français sont encore obligés de s’expliquer sur ce qu’ils ont fait et les décisions qu’ils ont prises, c’est que quelque chose n’a pas fonctionné auparavant au-dessus d’eux, ne serait-ce que le courage d’assumer clairement tout ce qui a été fait.

L’engagement français au Rwanda a ainsi suscité de très loin le rapport nombre d’étoiles sur un livre/nombre de soldats engagés le plus important de la Ve République. Le général Dominique Delort vient apporter les siennes et une contribution très intéressante au débat. Le général Delort a été le conseiller Afrique du chef d’état-major des armées (CEMA), alors l’amiral Lanxade, de 1991 à 1994. Autrement dit, il était le colonel qui suivait les dossiers, rédigeait des analyses pour le CEMA, mais surtout participait avec les diplomates aux négociations politiques et parfois devenait commandant des forces sur le terrain le temps d’une crise.

C’est donc un acteur et un témoin de première main sur ce dossier, avec cette première limite, louable, de ne parler que ce qu’il connaît depuis l’état-major des armées (EMA), dans un engagement qui était surtout géré à l’Élysée par le président et un petit cercle de conseillers. Il agit donc et parle en soldat discipliné qui ne questionne jamais le politique et s’applique à exécuter au mieux les missions qu’on lui donne. La deuxième limite est que son rôle se termine avec la fin de l’opération Noroit en décembre 1993 et qu’il est un témoin beaucoup plus indirect des évènements de 1994, qu’il ne peut évidemment pas ignorer.

Avant même de parler du Rwanda, le témoignage du général Delort est intéressant déjà dans sa description de l’infrastructure organisationnelle et intellectuelle qui gère les opérations militaires françaises. En le lisant et avec un peu de recul, ce qui frappe d’abord est l’extrême centralisation des décisions. Tout remonte au président de la République jusqu’au moindre détail. C’est un effet des institutions de Défense de la Ve République. Cela a d’énormes avantages opérationnels, en particulier lorsqu’il faut s’engager très vite. Cela a aussi un certain nombre d’inconvénients et le premier d’entre eux est la dépendance à la personnalité d’un seul homme. Un autre élément qui frappe et qui vient croiser le premier est la grande diversité des sujets souvent complexes à traiter. La France est la vice-championne du monde du nombre d’opérations extérieures depuis 1945. En même temps que le dossier rwandais, il faut traiter la guerre du Golfe, l’engagement en ex-Yougoslavie, au Cambodge, en Somalie, au Tchad, etc. cela fait beaucoup pour peu de temps de cerveau disponible, surtout quand ce cerveau est celui du président de la République bien occupé par ailleurs.

Il y a bien sûr autour de lui tout un écosystème de cellules de conseillers qui gère l’information montante, avec ses qualités, qui tiennent à celles des individus, et ses défauts bien connus de la sociologie des organisations. On y trouve ainsi et bien sûr tous les modes habituels de rivalité-collaboration entre chapelles, ici entre EMA, Mission de coopération, État-major particulier du président, secrétariat général ou cellule Afrique de l’Élysée, sans parler des ministères, mais aussi les filtrages de l’information en fonction de la réaction possible du décideur ultime. En juin 1992, le général Delort décrit ainsi sa surprise de voir disparaitre de son rapport le propos du chef d’état-major des Forces armées rwandaises (FAR) sur sa crainte de grands massacres interethniques, lorsque celui-ci est synthétisé au cabinet du Ministère de la Défense.

Il y a ce qui remonte vers le cerveau du chef des armées, que l’on peut donc interroger, et puis il y a ce qui en sort, et là on est souvent déçu si on attend une profondeur d’analyse, peut-être simplement parce que ce n’est pas possible dans le contexte de rationalité très limitée et de coq à l’âne évoqué plus haut. En fait de grande stratégie, on a surtout de grandes idées générales et des éléments qui relèvent plus de l’inconscient que du rationnel. Le général Bentégeat raconte ainsi dans Chefs d’État en guerre comment lors d’un conseil restreint où il était question de l’aide militaire à apporter au Cameroun Mitterrand interdit tout usage de l’arme aérienne, car il ne veut pas «que l’on voie des avions français frappant des noirs». Voilà à quoi tient parfois la forme d’un engagement militaire.

Plus précisément, dans le cadre de l’engagement au Rwanda, il y a ainsi deux éléments majeurs qui sont sortis du chapeau de François Mitterrand : le principe même de l’engagement militaire dans la durée au Rwanda et le fait que cet engagement ne serait jamais direct. Ce qui est frappant dans le livre du général Delort, c’est combien, encore une fois discipline oblige, cela est intégré comme évident, alors qu’en réalité ni l’un, ni l’autre ne vont de soi.

Dominique Delort commence donc son propos par la décision de répondre favorablement à l’appel au secours de Juvénal Habyarimana en octobre 1990 menacé par la première offensive du Front patriotique rwandais (FPR) basé en Ouganda. C’est le déclenchement de l’opération Noroit, à la double mission : protéger les ressortissants français et dissuader le FPR de s’emparer de la capitale. La France n’est pas la seule à intervenir, il y a aussi un bataillon belge et une brigade zaïroise qui elle est engagée au combat, et en fait surtout au pillage, avec les FAR. Le FPR est stoppé. Paul Kagame, revenu des États-Unis, en prend le commandement de fait après la mort mystérieuse de son prédécesseur. Belges et Zaïrois partent, mais Mitterrand décide finalement de maintenir la force française.

C’est là le vrai tournant. Pourquoi fait-on cela? Ce n’est jamais clairement expliqué. Une stratégie s’appuie normalement sur une vision claire d’intérêts à défendre. Là on ne voit pas très bien quels intérêts la France défend dans cette région, hormis que selon l’amiral Lanxade cité dans le livre, Mitterrand, alors conseillé par son fils Jean-Christophe, à «presque un faible pour Habyarimana» (rappelons-le dictateur du Rwanda depuis son coup d’Etat de 1973 et adepte d’une politique de séparation ethnique). Mitterrand aime visiblement bien la région considérée comme faisant partie de la zone d’influence de la France, car francophone. N’est-ce pas au Burundi voisin que François Mitterrand a imposé la tenue du «carrefour du développement franco-africain» en 1984, à l’origine d’un des scandales politico-financiers de l’époque ?

Bref, on ne sait pas trop clairement pourquoi, mais on y va. Quelques mois plus tôt à La Baule, François Mitterrand a expliqué aux dirigeants africains francophones, dont Habyarimana, que l’aide française serait désormais conditionnée à des réformes démocratiques. Le Rwanda est le premier endroit où mettre en œuvre cette doctrine. La politique française consistera à aider militairement le gouvernement rwandais de deux manières : avec le bouclier dissuasif du détachement Noroit et un détachement d’assistance militaire et d’instruction (DAMI) de quelques dizaines de conseillers qui aidera à la montée en puissance des FAR. En échange, Habyarimana doit accepter le multipartisme et partager le pouvoir, avec son opposition interne d’abord, avec le FPR ensuite. Telle sera désormais la ligne française qui se félicitera fin 1993 d’avoir aidé à la paix et à la mise en place de la démocratie au Rwanda.

C’est tout ce processus que décrit le général Delort, en tant qu’acteur privilégié tant dans le champ diplomatique avec les négociations d’Arusha qui se déroulent en Tanzanie sur un an de l’été 1992 à l’été 1993 que le champ militaire lorsque le FPR lance des offensives pour appuyer ces mêmes négociations, à l’été 1992 d’abord puis en février 1993. Les Français ont sauvé la situation à chaque fois d’abord en renforçant Noroit et en le déployant hors de Kigali, la première fois au nord du pays en deuxième échelon des FAR (ce qui n’est pas décrit dans le livre) et la seconde fois, après l’évacuation de ressortissants vivants hors de la capitale, au nord de Kigali. À chaque fois également, le DAMI, qui n’a jamais dépassé une soixantaine d’hommes, a pris un rôle plus actif en appui des FAR au plus près de l’ennemi, en commandant notamment une batterie d’artillerie. Il n’y a jamais eu de combat direct entre Français et FPR parce qu’aucun des deux camps ne le voulait. Ces chapitres sont l’occasion pour l’auteur de répondre à l’accusation faite aux soldats français aux abords de Kigali d’avoir procédé à des vérifications d’identité, en clair d’avoir cherché à repérer les Tutsis (l’ethnie est inscrite sur la carte d’identité), car ceux-ci étaient considérés comme ennemis a priori. Pour le général Delort, il n’y a jamais eu que des contrôles de présence d’armes, et jamais aucun civil n’a été transféré par des militaires français aux forces de sécurité.

Pour avoir servi sur place à l’été 1992 et au sein d’un régiment, le 21e Régiment d’infanterie de marine, qui était aussi l’élément principal dans la crise de 1993, je peux corroborer à mon modeste niveau du moment, tout ce qui est dit dans le livre. Si dans une note l’amiral Lanxade, alors chef d’état-major particulier, ne parlait pas du FPR mais des Tutsis, le caractère ethnique était totalement absent des termes de nos missions. En clair, si on savait évidemment que le FPR (soit au passage moins de 3000 combattants) recrutait très majoritairement parmi les Tutsis exilés en Ouganda, il n’a jamais été question de considérer les Tutsis comme suspects, ni même de considérer d’autres gens que ceux qui pouvaient nous menacer directement les armes à la main ou indirectement en nous espionnant. Un de mes amis m’a raconté avoir capturé un espion du FPR qui observait sa position en février 1993. Après l’avoir capturé, il a reçu l’ordre de le remettre à la gendarmerie locale, ce qui est la consigne habituelle quel que soit le théâtre d’opération. Il n’était pas sorti du camp de la gendarmerie qu’il a entendu le coup de feu de l’exécution. Nous étions clairement entourés, face à nous et derrière nous, de salauds. Nous avions hélas un peu l’habitude. Il est par ailleurs débile d’imaginer que c’était de notre faute ou que nous avons contribué à ce qu’ils le deviennent plus encore. Les Français ne sont pas responsables de tout le mal qu’il y a dans le monde. Il est en revanche délicat de nous laisser trop longtemps à son contact, sous peine de laisser croire que nous avons des liens avec lui.

Le général Delort peut légitimement se féliciter d’avoir rempli les missions délicates qu’il a reçues. D’une manière générale les militaires français n’ont à avoir honte de rien quand le dispositif militaire français est démonté en décembre 1993. Les accords d’Arusha ont été signés, le président Habyarimana a accepté de partager le pouvoir avec l’opposition modérée avec Agathe Uwilingiyimana comme Premier ministre, et donc même aussi avec le FPR avec qui la paix est signée. Les Nations-Unies veillent à la bonne exécution du processus de paix. Tout semble aller pour le mieux, et on se congratule à Paris d’avoir atteint tous les objectifs avec une mise minimale, puisqu’il n’y a jamais eu plus de 800 soldats français au Rwanda et qu’aucun n’y a perdu la vie, hormis un sous-officier par accident cardiaque.

Tout cela était un leurre. À Beyrouth ou à Sarajevo, tout le monde se félicitait aussi de réussir les missions sans jamais considérer que c’était les missions elles-mêmes et la stratégie qui posaient problème. François Mauriac parlait de la «maladresse des habiles» qui s’emmêlent dans la complexité de leurs plans. L’engagement français au Rwanda en est un parfait exemple.

On se félicite d’avoir réussi la mission militaire en dissuadant le FPR. En réalité, rétrospectivement, il aurait sans doute mieux valu pour le Rwanda que le FPR l’emporte tout de suite en 1990, ou alors quitte à s’opposer à lui, il aurait mieux valu le faire réellement et de briser ses attaques par des raids d’avions Jaguar et/ou avec des groupements tactiques au sol comme on l’avait fait en 1978 en Mauritanie, à Kolwezi et surtout au Tchad, à une époque où on avait moins peur d’utiliser la force.

Là dans les années 1980-1990, on adore employer les forces armées, c’est tellement facile, mais on est complètement inhibé à l’idée de la faire combattre (sauf contre l’Irak en 1991 et encore), ce qui ne peut manquer de placer parfois les soldats français dans des situations compliquées. En réalité, au Rwanda comme partout où on a fait de l’interposition, on a simplement gelé un rapport de force qui n’a pas manqué de s’exprimer dès que nous sommes partis, car il ne faut pas imaginer non plus que les quelques dizaines de conseillers que l’on a pu déployer ont réellement transformé une armée intrinsèquement nulle. Et derrière ce gel, au lieu d’un apaisement, on a surtout assisté à une radicalisation des positions.

On s’est cru habiles, on n’était que naïfs. L’imposition du multipartisme au Rwanda a abouti plus qu’ailleurs à l’augmentation des violences internes, du fait notamment de la création de milices partisanes. On a vu ainsi apparaître les Inkuba du Mouvement démocratique républicain (MDR), les Abakombozi du Parti social-démocrate (PSD) et surtout les Interahamwe («personnes de la même génération») du Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND), l’ancien parti unique du Président et les Impuzamugambi («Ceux qui ont le même objectif») de la Coalition pour la défense de la République (CDR), encore plus radicaux, racistes et hostiles à toute négociation avec le FPR. A partir de 1992 et surtout de la fin 1993, l’assassinat politique et les affrontements entre milices sont devenus monnaie courante.

Au lieu de la démocratie, on a eu un imbroglio violent au sein duquel Habyarimana, par conviction mais aussi par pression d’une coalition instable, a louvoyé pour freiner tout partage avec le FPR pour qui on savait bien que ce ne serait qu’une étape avant la prise totale du pouvoir. Dans cet ensemble lent, le mouvement « Hutu Power » transcendant plusieurs partis, est montée en paranoïa alimentée par le spectacle des massacres ethniques, de Tutsis d’abord puis de Hutus, par représailles au Burundi voisin, 50 000 morts qui n’interpellaient alors pas grand monde. Rappelons au passage que l’ennemi d’un salaud n’est pas forcément quelqu’un de bien et que la peur d’une prise du pouvoir par le FPR n’était pas dénuée de fondement. Paul Kagame s’est empressé de rétablir dès que possible une dictature à l’ancienne, et à caractère ethnique même si c’est moins avoué, et il ne reculera pas non plus devant la mort de masse des réfugiés au Congo.  

Quelle naïveté aussi de croire que les Nations-Unies allaient faire quelque chose de plus efficace au Rwanda qu’à la même époque en ex-Yougoslavie ou en Somalie. La Mission des Nations unies pour l'assistance au Rwanda (MINUAR) n’a à peu près rien fait en grande partie parce qu’elle ne savait pas comment et avait peu de moyens, pour assurer la sécurité, secourir les centaines de milliers de réfugiés ou simplement aider à la démobilisation de milliers de soldats des FAR, deux terreaux de recrutement pour les milices.

On est parti en croyant à la paix alors que la mèche qui allait faire exploser le Rwanda était allumée.

Pour les militaires français donc le soutien aux FAR est terminé en décembre 1993, hormis la présence de quelques coopérants dont plusieurs le paieront de leur vie. Cela ne veut pas dire que le soutien est terminé tout court, puisque celui-ci peut continuer à s’effectuer par des voies plus occultes. On rappellera que l’on se trouve alors depuis le printemps 1993 en situation de cohabitation politique, avec un Premier ministre, Édouard Balladur, qui n’éprouve lui aucun faible pour Habyarimana, mais dirige un gouvernement lui-même divisé. Le ministre de la Défense, François Léotard pense qu'il faut en finir avec tout engagement au Rwanda alors qu'Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères est plutôt favorable à faire quelque chose. Le soutien à Habyarimana, considéré comme la «clé de voute» du Rwanda, est de plus en circonscrit à un cercle étroit élyséen. Le livre, qui ne se fonde que sur des faits observés depuis l'EMA, n’en parle pas.

Le dernier chapitre est consacré aux évènements de 1994. À la destruction de l’avion du président Habyarimana le 6 avril, bien sûr. La tendance fortement dominante dans les armées, que partage l’auteur, est alors de l’attribuer au FPR. C’est après tout une hypothèse sur laquelle on travaillait depuis longtemps. J’ai moi-même presque deux ans auparavant gardé la colline de Masaka à l’est de Kigali après que l’on ait reçu des renseignements sur une possible attaque de la part d’un commando FPR infiltré (c’était relativement facile) contre des avions par missiles anti-aériens. On estimait d’ailleurs à l’époque que c’étaient les seuls à pouvoir et à avoir envie de le faire. C’était toujours le cas en 1994, mais ils n’étaient plus les seuls, et l’hypothèse FPR est contrebattue depuis par l’hypothèse du coup d’État extrémiste hutu, sans doute plus probable sans que l’on puisse vraiment trancher (sauf quand on est déjà partisan).

Notons que cela ne change pas grand-chose à la suite des évènements, oui le génocide était planifié et oui aussi son déclenchement a pu avoir lieu en réaction à une attaque du FPR contre l’avion présidentiel. Quant aux motifs, autant ils pourraient avoir eu une cohérence cynique du côté FPR, autant l’absurdité ne pouvait que disputer à l’horreur du côté des extrémistes du Hutu Power. On ne voit pas en effet en quoi massacrer les Tutsis les auraient rendus plus forts face au FPR, bien au contraire. Peut-être comptaient-ils sur un nouveau Noroit. Si c’était le cas, ils ont été déçus. Toutes les demandes d’aide des FAR, notamment justement au colonel Delort via l’attaché de Défense à Paris, ont été rejetées sans suite par l’EMA. Ce qui ne veut pas dire encore une fois qu’il n’y a pas eu aide par des voies parallèles, privées notamment.

On ne sait pas en fait ce qui se serait passé s’il n’y avait pas eu cohabitation. Serait-on intervenus pour sauver le régime intérimaire en plein génocide? Cela paraît difficile à imaginer, même si dans la cellule élyséenne on persiste alors à ne voir que des massacres à grande échelle et de tout bord. Et puis, comment et pourquoi faire? Combattre, c’est interdit. Dissuader à nouveau le FPR par un dispositif au nord de la capitale, difficile à imaginer sans rien faire en même temps contre les génocidaires. Mais là, cela supposerait une tout autre implication et d’autres moyens puisqu’il faudrait neutraliser des dizaines de milliers de gens. Comment? En les combattant? Voir plus haut, Mitterrand a horreur de ça. En les désarmant et en les capturant? Pour en faire quoi et les remettre à qui? Aux autorités locales ? Elle sont très largement compromises. À la MINUAR? Ce n’est pas son mandat et de toute façon elle s’est enfuie.

On se contente donc dans l’immédiat, avec d’autres pays, de lancer une opération d’évacuations des ressortissants. Cela permet en quatre jours de sauver 1500 personnes, dont 600 Français et 400 Rwandais, mais suscite déjà des critiques. On en fait trop pour certains, pas assez pour d’autres, et surtout on évacue Agathe Habyarimana, veuve du président assassinée à qui François Mitterrand fait accorder un pécule de 200000 francs alors qu’il s’agit d’une des inspiratrices du génocide.

Suit un grand «bal des hypocrites» comme dit Dominique Delort, pendant lequel pendant trois mois tout le monde observe les massacres en larmoyant, mais surtout sans rien faire. Le bataillon FPR à Kigali n’a pas bougé et la progression du reste des forces est très lente depuis le nord. Soit le FPR est plus mauvais que l’année précédente, soit les FAR qui le combattent se débrouillent mieux sans l’aide des Français. L’Ouganda ne bouge pas non plus alors que finalement c’est l’acteur militaire le plus proche de la zone et le plus capable de faire basculer rapidement les évènements. Son soutien américain ne bouge pas non plus le petit doigt, mais en plus freine même toute action internationale, de peur peut-être d’y être entrainé. Le général Delort fait remarquer à juste titre que les Américains, avec qui il a eu des contacts fréquents, étaient au moins aussi bien renseignés que les Français sur la situation au Rwanda depuis des années et disposaient de bien plus de moyens pour agir, mais n’ont rien fait sans être jamais mis en question. Ce qui tend à prouver qu’il aurait probablement et cyniquement mieux valu pour la France les imiter. Des dizaines de milliers de Rwandais supplémentaires auraient été tués, mais on serait sans doute moins critiqués.

Devant la lenteur de la mise en place d’une MUNUAR II, mais aussi celle de la progression du FPR, Édouard Balladur accepte finalement le principe d’une opération humanitaire armée sous mandat du Conseil de sécurité, limitée dans le temps et ses pouvoirs, mais susceptible de créer des «zones sûres», comme en Somalie ou en Bosnie (avec un succès mitigé dans ce dernier cas) où la population pourrait se réfugier. On connaît la suite, ce n’est pas le propos du livre, mais on est déjà depuis longtemps dans une situation où quoique fasse ou dise la France, elle sera accusée de duplicité, non sans raisons car on menait effectivement plusieurs politiques différentes (voir ici). 

De la même façon, on se trouve vingt-six ans après le génocide depuis longtemps au stade des opinions acquises, celle où les nouvelles informations ne sont acceptées que si elles les corroborent son opinion et considérées comme nulles et non avenues, voire taxées de négationnisme, si ce n’est pas le cas. Il en sera certainement ainsi des résultats de la commission Duclert. Il en sera de même pour le livre du général Delort, qui ne manquera évidemment pas de susciter des critiques avant même tout début de lecture. Il mérite pourtant d’être lu, c’est un témoignage de première main qui éclaire sur un dossier sensible, c’est même la seule raison de son existence, mais aussi sur le fonctionnement, conscient ou inconscient donc, de nos institutions opérationnelles depuis l’écosystème décisionnel jusqu’aux sections de combat sur le terrain.

Général Dominique Delort, Guerre au Rwanda. L'espoir brisé 1991-1994

Perrin-Pierre de Taillac, mars 2021.

Confrontation en Ukraine (2014-2015)-Une analyse militaire

La nouvelle étude porte sur les aspects militaires de la confrontation entre la Russie et l'Ukraine de février 2014 et février 2015. Plein de choses intéressantes, pas forcément très nouvelles, hormis peut-être la confirmation de l'importance des armées privées, mais souvent un peu oubliée du principe même de la confrontation "sous le seuil" entre Etats jusqu'au retour des canons d'assaut ou des retranchements, en passant par la capacité à fusionner entre réguliers et irréguliers. 

Cette note de vingt-sept pages est disponible en version Kindle en cliquant ici ou sur l'icone à côté du texte.

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01-La guerre première. De la guerre du feu à l'empire de fer
02-La voie romaine. L'innovation militaire pendant la République romaine
03-L'innovation militaire pendant la guerre de Cent ans

04-Corps francs et corsaires de tranchées. La petite guerre des Français (1915-1918)
05-Innovations militaires en Indochine (1945-1954)
06-La victoire oubliée. La France en guerre au Tchad (1969-1972)
07-La guerre d'usure entre Israël et l'Egypte (1969-1970)

08-GI’s et Djihad. Les évolutions militaires pendant la guerre en Irak (2003-2008)
09-Sisyphe à Gaza. Israël contre le Hamas, enseignements opératifs et tactiques (2008-2014)
10-Levant violent. Une brève histoire militaire de la guerre en Syrie et en Irak (2011-2016)
11-Etoile rouge. Enseignements opérationnels de quatre ans d'engagement russe en Syrie (2015-2019)
12-Lutter contre les organisations armées en Afrique subsaharienne (avec Laurent Touchard)

13-L'art de la guerre dans Starship Troopers de Robert Heinlein

14-Théorie de la section d'infanterie
15-Régiment à haute performance
16-Une expérience de lutte contre les snipers (Sarajevo, 1993)
17-Retour sur les combats d'Uzbin (18 août 2008)

18-VE 1 Manager comme un militaire. Recueil de billets
19-VE 2 20 notes sur les organisations humaines. Recueil

20-L'expérience des Combined action platoons-Une expérience réussie de contre-guérilla au Vietnam
21-Le vainqueur ligoté-L’armée française des années 1920
22-Confrontation en Ukraine (2014-2015)-Une analyse militaire

Jouer la guerre. Histoire du wargame-Un livre d'Antoine Bourguilleau


Devant l’École supérieure de guerre à Paris, Henri Poincaré a décrit un jour la guerre comme une expérience dont l’expérience ne pouvait se faire. Il entendait par là que la présence obligatoire de la mort, donnée ou reçue, perturbait quelque peu les choses. Une équipe sportive peut se préparer à jouer un match important en jouant d’autres matchs de préparation. Une armée ne prépare évidemment pas une bataille en jouant d’autres batailles auparavant, du moins des batailles réelles. De ce fait les soldats sont condamnés à simuler la guerre lorsqu’ils ne la font pas, et à la simuler le mieux possible sous peine d’être mal préparés et donc de souffrir encore plus au contact de la réalité. Les tournois, l’ordre serré au son du tambour, les exercices sur le terrain avec des munitions «à blanc», les grandes manœuvres ne sont en réalité que des jeux où on s’oppose sans se tuer réellement, sauf accidentellement.


Ceux qui se déroulent sur des cartes s’appellent des Jeux de guerre et à c’est l’exploration de ces batailles sans morts que nous invite Antoine Bourguilleau dans Jouer la guerre. Histoire du wargame aux éditions Passés Composés. En bon historien Antoine Bourguilleau raconte d’abord une histoire, celle qui va de l’invention des premières abstractions de batailles, jusqu’aux systèmes sur carte les plus sophistiqués, civils ou militaires, en excluant les Jeux vidéo. Des Échecs aux Wargames donc en passant par les Kriegsspiel (avec un ou deux «s») pour reprendre les appellations dominantes et consacrées qui témoignent par ailleurs du retrait de la France dans ce domaine pourtant stratégique. L’auteur traite dans sa troisième partie des différents champs d’emploi des wargames aujourd’hui et même de leur conception.


Reprenons. L’idée de simuler des batailles sans en subir les inconvénients semble avoir toujours existé, mais les premiers jeux d’affrontement sont sans doute les ancêtres respectifs du Go (le Wei hai) et des Échecs (le Chaturanga) et sont contemporains de l’apparition de la pensée philosophique- c’est-à-dire dénuée d’explications surnaturelles- politique et stratégique. Ce n’est pas par hasard non plus que les jeux modernes, c’est-à-dire s’efforçant de coller autant que possible à la réalité tactique de moment, soient apparus avec la révolution scientifique et l’époque des Lumières. Il y a un lien très clair entre le développement de la pensée scientifique expérimentale et celui de la simulation militaire.


On notera aussi l’importance des amateurs passionnés. Le cas le plus emblématique est peut-être celui de l’Écossais, John Clerk, qui révolutionne la tactique navale britannique, les amiraux Rodney et Neslon ont clairement admis ce qu’ils lui devaient, sans avoir jamais porté l’uniforme ni même mis les pieds sur un navire de guerre. Il reproduisait simplement toutes les batailles navales de son temps avec des modèles réduits en bois et quelques règles simples simulant le vent, la puissance de feu et la capacité de résistance aux tirs. C’est un excellent exemple de ce que l’on appelle aujourd’hui la combinaison professionnels-amateurs (Pro-Am). Il y en aura bien d’autres par la suite, en particulier aux États unis lorsque les designers de wargames civils se révéleront plus inventifs que les institutionnels.


L’institutionnalisation du jeu de guerre est contemporaine de la «professionnalisation» des armées à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, c’est-à-dire l’acceptation que la pratique de la guerre (au sein anglais de warfare) était une discipline et reposait comme la médecine sur un long apprentissage de connaissances stables et l’intégration permanente d’éléments nouveaux. Les différentes écoles de guerre apparaissent à cette époque et elles intègrent presque toutes des formes de simulation tactique et/ou historique qui en constituent les laboratoires. C’est une imitation du modèle qui a permis à l’armée prussienne de l’emporter sur les armées autrichienne et française sans avoir combattu depuis cinquante ans autrement que sur cartes. Un autre exemple emblématique est celui de l’US Navy de la Seconde Guerre mondiale, extraordinaire et gigantesque machinerie complexe, dont l’expérience réelle ne reposait pourtant que sur quelques combats pendant la guerre contre l’Espagne en 1898. Dans un discours à l’École de guerre navale de Newport en 1961, l’amiral Nimitz a décrit tout ce que la victoire dans le Pacifique devait aux petits bateaux en bois que ses camarades et lui faisaient évoluer sur le parquet de la salle de simulation. Tout y avait été anticipé, avant même parfois que les systèmes n’existent, tous les problèmes rencontrés plus tard dans la logistique océanique avaient été abordés. Seule l’apparition des kamikazes leur avait échappé.


Les passages sur la Seconde Guerre mondiale sont à cet égard particulièrement intéressants. C’est une époque où tous les états-majors utilisent la simulation sur cartes pour préparer leurs grandes opérations. Ces simulations n’ont alors pas fonction de prédire l’avenir, mais de permettre de mieux voir certains problèmes du présent et leurs conséquences possibles. Le plus fascinant est alors de voir l’effet Cassandre se développer presque obligatoirement dès lors que les résultats des simulations ne correspondent pas aux croyances. La préparation de ce qui sera la bataille de Midway par l’état-major japonais avec une simulation et modifiée rejouée jusqu’à ce que les résultats soient conformes au plan est désormais un classique pour illustrer ce biais.


Et puis est arrivé Charles S. Roberts, le wargame commercial et la démocratisation du jeu de guerre. Je suis pour ma part tombé amoureux des jeux de guerre en lisant la présentation de D-Day, un des tout premiers jeux d’Avalon Hill en 1961, dans Science et Vie. Désormais n’importe qui pouvait jouer à la guerre et même de plus en plus facilement concevoir une simulation tactique correcte, ce qu’Antoine Bourguilleau décrit très bien. Je m’y suis longtemps essayé pour mon plaisir personnel, en partie professionnel avant d’échouer à convaincre complètement l’institution militaire, au moins l’armée de Terre, de l’intérêt du wargame sur carte.


La lecture de Jouer la guerre et de toutes les expériences faites à l’étranger qui y sont décrites, celle des historiens militaires britanniques en particulier, le renouveau de l’édition et de la créativité française avec Nuts publishing et des auteurs comme Pierre Razoux m’ont incité à retenter l’expérience.


Il se passe à nouveau beaucoup de choses dans ce domaine et l’auteur lance de nombreuses pistes. Le retard des forces armées françaises dans ce domaine n’est pas une fatalité. La remarquable manœuvre qui a permis la victoire de la Marne en septembre 1914 et donc changé le cours de l’histoire n’aurait sans pas été possible sans les nombreux exercices sur carte que Joffre avait imposé aux états-majors des cinq armées françaises juste avant la guerre. Derrière le «miracle», il y avait aussi le jeu.


Antoine Bourguilleau, Jouer la guerre. Histoire du wargame, éditions Passés Composés, 2020, 264 pages.

Comment dire avec des mots simples à des gens de partir au combat avec vous


Publié le 29/05/2019

Amené à commenter la tactique dans les principales batailles de la série Game of Thrones, j’ai été frappé par l’usage abondant des discours de motivation avant ou pendant les combats. On notera que seuls les héros sympathiques en font, ce qui ajoute bien sûr à leur charisme. J’exclus évidemment l’Armée des morts de ce constat car si les Marcheurs blancs sont plutôt flegmatiques ils ne sont pas non plus insensibles aux émotions et donc à la peur, au contraire de leurs soldats.


Car bien sûr toute cette affaire tourne autour de la peur et de sa gestion, c’est-à-dire du contrôle de l’emballement créé par l’amygdale, cette petite sentinelle au cœur du cerveau qui organise la mobilisation générale en cas de danger. L’amygdale est puissante mais elle est bête, elle n’organise les choses qu’en fonction du passé (elle est intimement reliée à la mémoire) et non du présent. Pour analyser le présent, il faut utiliser son néocortex. Pas besoin heureusement d’être intelligent pour cela, il suffit simplement de pouvoir répondre à la question : « suis-je capable de faire face à la situation ? » Si la réponse est oui, il y a de fortes chances que vous vous transformerez en super-héros à la Jon Snow le temps de la bataille, si elle est négative l’emballement va s’accentuer jusqu’au moment de la paralysie avant la crise cardiaque.


En réalité, la plupart des membres d’un groupe placé dans une situation de stress auront du mal à répondre rapidement à la question, surtout si cette situation est surprenante et pas très claire. Quand les pulsations cardiaques montent trop vite, la réflexion devient difficile. C’est là qu’interviennent l’exemple et/ou le verbe. Sans l’un ou l’autre, on reste généralement « comme un con ».


L’exemple, c’est un modèle d’action qui se présente à soi. On voit quelqu’un qui va vers la menace (ou prétendue menace parfois, mais c’est une autre question) ou au contraire et plus fréquemment s’en éloigne et on le suit.


Le verbe, c’est l’épée qui tranche le nœud gordien. Il peut être intérieur (« Vas-y ! Bouge-toi ! »). On parle alors « d’écouter son courage », mais chez beaucoup il ne dit jamais rien. Le verbe est surtout extérieur, venant de quelqu’un qui, lui, a répondu « Je peux faire face » à la fameuse question et a, en plus, entendu une autre voix intérieure qui lui disait « il faut que tu dises quelque chose à tous ceux qui sont dans l’expectative…c’est ton boulot de chef, ton devoir, tu ne t’en sortiras pas sans eux, etc.). Et voici donc, après ce long préambule Sa Majesté le discours de motivation.


Comme j’ai parlé de GoT en  introduction pour attirer l’attention en voici un très simple qui en est issu :


Soldats !

Je suis une moitié d’hommes, mais qu’êtes-vous donc ! Il y a une autre sortie, je vais vous montrer. Sortez derrière eux et foutez-leur dans le cul.

Ne combattez ni pour le Roi, ni pour le royaume, ni pour l’honneur ou la gloire, ni pour la fortune, vous n’aurez rien !

C’est votre ville que Stannis veut piller, vos portes qu’il veut enfoncer, s’il entre c’est vos maisons qu’il enfoncera, votre or qu’il volera, vos femmes qu’il violera !

Des hommes courageux frappent à notre porte. Allons les tuer !



Les initiés auront reconnu le discours de Tyrion au cœur de la bataille de la Néra (saison 2, épisode 9), alors que la situation est critique, que le roi vient de rejoindre sa maman et que tout le monde regarde la Main.


En voici un autre, historique et très connu :


Soldats, vous êtes nus, mal nourris; le Gouvernement vous doit beaucoup, il ne peut rien vous donner. Votre patience, le courage que vous montrez au milieu de ces roches sont admirables ; mais il ne vous procure aucune gloire, aucun éclat ne rejaillit sur vous. Je veux vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde. De riches provinces, de grandes villes seront en votre pouvoir; vous y trouverez honneur, gloire et richesses. Soldats d'Italie manqueriez-vous de courage ou de constance ?


Il s’agit bien sûr de la Proclamation du général Bonaparte à l'armée d’Italie le 27 mars 1796. Bonaparte ne peut plus s’adresser directement aux dizaines de milliers d’hommes de son armée, mais il fait comme si en utilisant des intermédiaires.


Tous ces discours reposent en réalité sur des mécanismes simples que je m’empresse de vous dévoiler.  


En premier lieu, il ne s’agit à chaque fois que de deux choses : mobiliser (pour obliger à un comportement peu naturel) et/ou sécuriser (« ça va bien se passer »). On mobilise lorsque les choses paraissent faciles et qu’on risque de se faire surprendre ou au contraire lorsqu’elles sont difficiles et qu’il faut mobiliser toutes les ressources. On sécurisé lorsqu’on veut persuader que la situation est grave mais pas désespérée et que la montagne est haute mais parfaitement atteignable. Tout dépend donc de la situation de départ, et il ne faut évidemment pas se tromper. En général, un bon discours comprend un mélange des deux modes. Je conseille pour ma part un modèle club-sandwich PSSP (Pression-Sécurisation-Sécurisation-Pression) en trois ou quatre séquences commençant par une interpellation mobilisation, suivie d’une ou deux séquences de sécurisation et se terminant par une nouvelle mobilisation, éventuellement une injonction.


Quels sont les ingrédients à y mettre ? Reprenons les deux exemples. De quoi parle-t-on ? De soi ou de l’ennemi, dans le passé, maintenant ou dans le futur. Ce qui stimule : la honte d’un acte passé, une faiblesse actuelle par rapport à l’ennemi, un futur horrible si on échoue ou au contraire génial si on réussit. Ce qui rassure : les victoires passées, les points forts actuels, et une certitude raisonnable de réussite. Dans les deux cas, on peut jouer sur l’affectif (le très vintage « honneur » par exemple) ou la raison et des éléments objectifs (« On a un dragon et pas eux »). On peut employer tous les temps, mais l’impératif est intéressant pour donner un cadre.


Reprenons les exemples précédents. Tyrion fait un discours rapide en PSPP en interpellant, en décrivant une solution (une autre sortie et les moyens de les prendre à revers), une situation future fort déplaisante en cas d’échec, une petite valorisation de l’ennemi (des « hommes courageux ») et termine par un ordre. Notons le « Allons » qui induit que contrairement au Roi, il en sera. De son côté Bonaparte, fait un PSSP classique, mais efficace. Il commence par un point de situation négatif, reconnait le courage et la patience admirables (point sécurisation), enchaîne ensuite une promesse de richesse et de gloire (« vous y trouverez », nouvelle sécurisation presque autant que stimulation) et appel final à l’honneur (notons le courage qui passe de « stoïcien » au début à « homérique » à la fin).


Une fois que l’on a compris ces quelques principes, c’est assez simple. On peut faire un petit PSSP à la manière du maître Yoda en une minute : « Fort est Vador, mais la haine en lui je vois, le vaincre tu peux donc, et surtout le vaincre tu dois ». Ajoutez une voix un peu rapide pour la stimulation, plus lente pour la sécurisation et surtout claire et forte, je n’ose dire grave (Dieu dans Les dix commandements) pour ne pas passer pour sexiste, mais écoutez bien quand même la teneur et le débit des voix dans les publicités ou les reportages en vous demandant quel est l’effet recherché à chaque fois. Parlez naturellement (personne ne lit un papier devant les troupes dans GoT) et donc apprenez par cœur le texte ou au moins entraînez-vous à combiner les ingrédients.


Vous voilà prêts à vous faire suivre jusqu’à la mort. Dans GoT et tous les films américains, un discours se termine par un hourra spontané et des épées en l’air (sauf l’épisode où Theon Greyjoy prend un coup de masse juste après un beau discours). En réalité, c’est vous qui devrez provoquer ce hourra mobilisateur. Maintenant, si vous constatez simplement que tout le monde vous écoute et vous regarde avec attention sans jeter un coup d’œil à son smartphone, vous aurez déjà gagné.

Hourra !


Petit travail pratique : saurez-vous trouver la forme et les ingrédients utilisés dans cette autre proclamation de Bonaparte (26 avril 1796) ?


Soldats, vous avez en quinze jours remporté la victoire, pris 21 drapeaux, 55 pièces de canon, plusieurs places fortes, conquis la partie la plus riche du Piémont; vous avez fait 15000 prisonniers, tué ou blessé près de 10000 hommes.

Vous vous étiez jusqu'ici battus pour des rochers stériles. Dénués de tout vous avez supplée à tout. Vous avez gagné des batailles sans canons, passé des rivières sans pont, fait des marches forcées sans souliers, bivouaqué sans eau-de-vie et souvent sans pain. Les phalanges républicaines, les soldats de la liberté étaient seuls capables de souffrir ce que vous avez souffert.

Mais soldats, vous n'avez rien fait, puisqu'il vous reste encore à faire. Ni Turin, ni Milan ne sont à vous. La patrie a droit d'attendre de vous de grandes choses : justifierez-vous son attente ? Vous avez encore des combats à livrer, des villes à prendre, des rivières à passer. Tous brûlent de porter au loin la gloire du peuple français; tous veulent dicter une paix glorieuse, tous veulent, en rentrant dans leurs villages, pouvoir dire avec fierté: « J'étais de l'armée conquérante d'Italie!».

Peur sur la ville


The Structure of Morale du psychiatre canadien John Thompson MacCurdy est un ouvrage fascinant. MacCurdy était à Londres pendant le blitz de Londres, cette longue série de bombardements de septembre 1940 à mai 1941 qui a tué 43 000 personnes et détruit un million de logements. Comme tout le monde avant-guerre, il était persuadé que les grands bombardements aériens provoqueraient des désastres immenses et de grandes peurs. En 1937, le haut-commandement britannique estimait qu’une grande campagne de bombardement sur le Grand Londres provoquerait 600 000 morts, plus d’un million de blessés et une immense panique. En prévision, 37 000 soldats étaient mobilisés au début de la guerre pour gérer tous les mouvements de foule et maintenir l’ordre. De grands hôpitaux psychiatriques avaient également été construits en périphérie de la ville. Or, rien ne se passa comme prévu. Il n’y eu réalité aucun mouvement de panique, sinon très ponctuellement, et les psychiatres n’eurent qu’un peu plus de patients qu’avant la guerre, très en deçà en tout cas de ce qui était anticipé. Les hôpitaux psychiatriques restèrent sous-occupés et certains furent fermés faute d’activité.  


C’était en partie pour résoudre cette énigme que MacCurdy a observé les Londoniens et sa conclusion fut étonnante : en réalité, la majorité des gens se sentaient plutôt mieux pendant la guerre qu’avant. MacCurdy remarqua qu’il pouvait partager la population en trois catégories : ceux qui mouraient, ceux qui étaient de près touchés dans leur chair ou celle des proches, les « survivants », et ceux qui n’étaient pas touchés directement, les « épargnés » ou « remote-miss ». C’était un peu toute la différence philosophique entre la mort à la première, deuxième ou troisième personne.

L’impact psychologique était alors très différent selon les catégories, évidemment très fort et dur pour les « survivants », mais, et c’était cela le plus étonnant, plutôt positif pour les autres, c’est-à-dire la très grande majorité des 5 millions d’habitants alors dans le Grand Londres. Beaucoup déclarèrent en effet à MacCurdy leur sentiment de soulagement et d’excitation d’avoir échappé au danger et surmonté leur peur. Avec la répétition des événements, ils avaient développé un sentiment d’invulnérabilité et avaient plutôt l’impression de vivre une expérience exaltante. Beaucoup qui avaient la possibilité d’être évacués refusèrent de le faire en déclarant qu’ils n’auraient jamais l’occasion de vivre ça. Les problèmes parmi les « épargnés » survinrent plutôt après la guerre sous forme de blues.


A ce stade, je comprenais moi-même pourquoi je regrettais les moments où on m’avait tiré dessus. Je fais partie de cette grande majorité de soldats qui ont connu le feu « de loin » même quand ça passait près, et qui au bout du compte ont trouvé ça plutôt excitant d’avoir été confronté au danger et d’y avoir échappé à chaque fois. Contrairement à l’image souvent véhiculée, notamment au cinéma, du soldat forcément traumatisé au retour des opérations, l’immense majorité revient en très bonne santé avec surtout comme problème celui de l’ennui après une période forte. J’ai entendu dire « J’en ai marre de dire que je vais bien, très bien même. J’y retournerai tout de suite, mais on me donne l’impression que je ne suis pas normal et que je devrais avoir honte ». On a trop longtemps sous-évalué le problème de nos blessés invisibles, et ils méritent encore plus d’attention qu’ils n’en reçoivent, mais il ne faut pas inverser le problème et s’imaginer comme à Londres que les compagnies revenant d’opérations difficiles vont remplir les hôpitaux.


Mais MacCurdy allait plus loin que cette simple typologie et ses observations ont été confirmées par de nombreuses autres études : la résilience globale d’une population ne dépend pas seulement de la proportion des « épargnés », mais aussi du contexte dans lequel ils évoluent.


Il se trouve que j’ai eu l’occasion de vivre pendant six mois dans une ville assiégée. Je n’ai vécu qu’une fraction de ce qu’ont vécu les gens sur place pendant quatre ans, mais il n’y a pas une journée où je n’ai entendu des obus (il en tombait en moyenne 300 par jour) ou des balles, où je n’ai éprouvé le sentiment d’être peut-être dans le viseur d’un sniper. Au total, en quatre ans de siège 5 000 habitants ont été tués et peut-être 20 000 ont été touchés « de près », sur une population totale de 250 000, autrement dit comme à Londres la grande majorité des habitants était constituée d’« épargnés ».


J’ai vu des morts, des blessés graves, des gens s’effondrer en larmes, des gens vivants comme des zombies dans des abris obscurs et cloaques, mais j’ai vu aussi plein de gens vivre forts près de la mort. Ils s’étaient adaptés au pire. Ils avaient trouvé comment réduire la probabilité d’être tués en s’abritant là où il fallait et en adoptant les attitudes qu’il fallait à l’air libre. Leur travail principal dans la journée consistait à nourrir leur famille s’ils n’avaient pu l’évacuer à temps. Le reste du temps, ils aidaient les autres ou se reposaient, buvaient de la slibovic, s’amusaient et faisaient l’amour.


Notre politique était alors d’aller autant que possible au milieu des gens, se lier à eux et faire en sorte qu’ils pleurent en nous voyant partir six mois plus tard. Nous leur donnions une partie de notre nourriture et notre eau, des soins médicaux, et puis en liaison avec plein de gens formidables, nous sommes passés à des opérations plus sophistiquées : raid blindé avec des profs pour récupérer des livres scolaires entreposés sous la poussière dans un coin de la ville, nettoyage de notre secteur avec une société locale à qui nous fournissions carburant et protection, spectacles de marionnettes avec transport et escorte de la troupe et des enfants, protection de tous et distribution de rations. À la fin du mandat, on a organisé en commun la construction d’un gazoduc en bordure de notre zone de responsabilité, une œuvre titanesque qui nous valut quelques accrochages violents avec les Bosno-Serbes qui nous accusaient de creuser des tranchées pour leurs ennemis.


Nous avons rencontré à cette occasion plein de gens « impliqués », qui ne se subissaient pas, travaillaient, éduquaient, et continuaient à tout prix à organiser des spectacles, à écrire des journaux et des livres, à aider les blessés, réparer les dégâts, éteindre les incendies. Ils étaient forts parce qu’ils avaient un foyer, un chez-soi sécurisant, mais aussi parce qu’ils agissaient. Ils étaient ravis aussi quand nous tirions aussi contre ceux qui leur voulaient du mal. Lors du premier combat dans la ville, une heure à peine après notre arrivée, une femme était venue me voir tout sourire en me disant « Vous êtes venus tuer les snipers ? Merci ». En réalité, avec nos petits moyens on ne pouvait pas faire grand-chose, mais cela contribuait à l’idée de ne pas subir.


Ceux qui les faisaient souffrir étaient aussi à l’intérieur, la vieille ville en particulier était tenue par des bandes de mafieux impitoyables, qui n’hésitaient pas à racketter les gens et à détourner l’aide humanitaire, à les tuer parfois comme ce gamin égorgé par Tsatso, le pire de tous. Tsatso est le chef de la zone dans laquelle nous étions implantés. Nous nous battions en réalité surtout contre lui et ses hommes, jusqu’au jour où le gouvernement bosniaque a pris les choses en main et nettoyé la ville de ces bandits. Au cours de la bataille, Tsatso a été pris en compte par le père du gamin égorgé. Les obus tombaient toujours autant sur les gens, mais leur environnement était un peu moins oppressant.


Nous courrions statistiquement les mêmes risques que les gens assiégés, une probabilité quotidienne nettement plus élevée de se faire abattre mais sur un temps plus court. Je me suis aperçu que nous renforcions leur résilience, mais qu’ils faisaient de même pour nous, en nous avertissant des dangers mais aussi en nous donnant un sens, des choses à faire, l’impression de ne pas subir et même de faire reculer la souffrance. Il fut difficile de partir, j’ai même demandé à rester un peu plus longtemps pour accueillir ceux qui nous relevaient. Certains d’entre nous ont été meurtris, mais étrangement quand nous évoquons cette mission c’est avec des regrets.


Je suis retourné à Sarajevo juste à la fin de la guerre. J’y ai vu du soulagement, de la joie et de l’enthousiasme, les bars étaient pleins. Tout était à reconstruire, mais il y avait un espoir et de l’énergie. J’y suis retourné à nouveau il y a quelques années, certains m’ont avoué alors qu’ils ne souhaitaient pour rien au monde le retour de la guerre, mais qu’ils regrettaient eux aussi certaines choses.
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