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Gabriel Attal : déjà dans l’impasse ?

Notre nouveau et brillant Premier ministre se trouve propulsé à la tête d’un gouvernement chargé de gérer un pays qui s’est habitué à vivre au-dessus de ses moyens. Depuis une quarantaine d’années notre économie est à la peine et elle ne produit pas suffisamment de richesses pour satisfaire les besoins de la population : le pays, en conséquence, vit à crédit. Aussi, notre dette extérieure ne cesse-t-elle de croître et elle atteint maintenant un niveau qui inquiète les agences de notation. La tâche de notre Premier ministre est donc loin d’être simple, d’autant que, sitôt nommé,  il se trouve devoir faire face à une révolte paysanne, nos agriculteurs se plaignant d’être soumis à des réglementations bruxelloises absurdes qui entravent leurs activités et assombrissent leur horizon.

Nous allons voir que, par divers signes qui ne trompent pas, tant dans le domaine agricole que dans le domaine industriel, notre pays se trouve en déclin, et la situation devient critique. Le mal vient de ce que nous ne produisons pas suffisamment de richesses et, curieusement, les habitants paraissent l’ignorer. Notre nouveau Premier ministre, dans son discours de politique générale du 30 janvier dernier, n’a rien dit de l’urgence de remédier à ce mal qui affecte la France.

 

Dans le domaine agricole, tout d’abord :

La France, autrefois second exportateur alimentaire mondial, est passée maintenant au sixième rang. Le journal l’Opinion, du 8 février dernier, titre : « Les exportations agricoles boivent la tasse, la souveraineté trinque » ; et le journaliste nous dit : « Voilà 20 ans que les performances à l’export de l’alimentation française déclinent ». Et, pour ce qui est du marché intérieur, ce n’est pas mieux : on recourt de plus en plus à des importations, et parfois dans des proportions importantes, comme on le voit avec les exemples suivants :

On est surpris : la France, grand pays agricole, ne parvient-elle donc pas à pourvoir aux besoins de sa population en matière alimentaire ? Elle en est tout à fait capable, mais les grandes surfaces recourent de plus en plus à l’importation car les productions françaises sont trop chères ; pour les mêmes raisons, les industriels de l’agroalimentaire s’approvisionnent volontiers, eux aussi, à l’étranger, trouvant nos agriculteurs non compétitifs. Aussi, pour défendre nos paysans, le gouvernement a-t-il fini par faire voter une loi qui contraint les grandes surfaces et les industriels à prendre en compte les prix de revient des agriculteurs, leur évitant ainsi le bras de fer auquel ils sont soumis, chaque année, dans leurs négociations avec ces grands acheteurs qui tiennent les marchés. Il y a eu Egalim 1, puis Egalim 2, et récemment Egalim 3. Mais, malgré cela, les agriculteurs continuent à se plaindre : ils font valoir qu’un bon nombre d’entre eux ne parviennent même pas à se rémunérer au niveau du SMIC, et que beaucoup sont conduits, maintenant, au désespoir. 

 

Dans le domaine industriel, ensuite : 

La France est un gros importateur de produits manufacturés, en provenance notamment de l’Allemagne et de la Chine. Il s’est produit, en effet, depuis la fin des Trente Glorieuses, un effondrement de notre secteur industriel, et les pouvoirs publics n’ont pas réagi. La France est ainsi devenue le pays le plus désindustrialisé d’Europe, la Grèce exceptée. Notre production industrielle, calculée par habitant, selon les données de la Banque mondiale (qui incorpore la construction dans sa définition de l’industrie) est faible, comme le montre le tableau ci-dessous :

Nous nous situons en dessous de l’Italie, et nous sommes à 50 % de l’Allemagne. 

Autre signe préoccupant : la France, depuis des années, a une balance commerciale déficitaire, et ce déficit va en s’aggravant, d’année en année :

En 2023, notre déficit commercial a été extrêmement important : 99,6 milliards d’euros. Les commentateurs de la vie politique ont longtemps incriminé des éléments conjoncturels : augmentation du prix du baril de pétrole, baisse des commandes chez Airbus, le Covid-19, etc… Ils ont fini par réaliser que la véritable raison tient à la dégradation de notre secteur industriel.

 

Des pouvoirs publics sans cesse impuissants : 

Les pouvoirs publics, depuis une quarantaine d’années, se sont montrés impuissants à faire face à la dégradation de notre économie : ils ne sont pas parvenus à faire que notre économie puisse assurer le bien être de la population selon les normes qui sont celles des pays les plus avancés. Cela vient de ce qu’ils n’ont pas vu que la cause fondamentale des difficultés que nous rencontrions provenait de la dégradation de notre secteur industriel. Ce qui s’est produit, c’est que nos dirigeants se sont laissés piéger par le cliché qui s’était répandu dans nos sociétés, avec des sociologues fameux comme Alain Touraine, selon lequel une société moderne est une société « postindustrielle », une société « du savoir et de la connaissance » où les productions industrielles sont reportées sur les pays en voie de développement qui ont une main d’œuvre pas chère et corvéable à merci. Jean Fourastié avait formulé « la loi des trois secteurs de l’économie » dans son ouvrage « Le grand espoir du XXe siècle » (Population – 1949) qui connut un succès considérable. Une société, quand elle se développe, passe du secteur agricole (le secteur primaire) au secteur industriel (le secteur secondaire), puis ensuite du secteur industriel au secteur des services (le secteur tertiaire) : on en a conclu qu’une société moderne n’avait plus d’activités industrielles. C’est bien sûr une erreur : le secteur industriel reste toujours présent avec, certes, des effectifs réduits, mais qui sont extrêmement productifs, c’est-à-dire à haute valeur ajoutée par emploi. Nos dirigeants ont donc laissé notre secteur industriel se dégrader, sans broncher, voyant dans l’amenuisement de ce secteur le signe même de la modernisation du pays. Ainsi, on est-on arrivé à ce qu’il ne représente  plus, aujourd’hui, que 10% du PIB : en Allemagne, ou en Suisse, il s’agit de 23 % ou 24 %.

 

Des dépenses sociales phénoménales 

Le pays s’appauvrissant du fait de l’amenuisement de son secteur industriel, il a fallu que les pouvoirs publics accroissent régulièrement leurs dépenses sociales : des dépenses faites pour soutenir le niveau de vie des citoyens, et elles sont devenues considérables. Elles s’élèvent, maintenant, à 850 milliards d’euros, soit 31,5 % du PIB, ce qui est un chiffre record au plan mondial. Le tableau ci-dessous indique comment nous nous situons, en Europe :

Le graphique suivant montre comment nos dépenses sociales se situent par rapport aux autres pays européens :

La corrélation ci-dessus permet de chiffrer l’excès actuel des dépenses sociales françaises, comparativement aux autres pays de cet échantillon : 160 milliards d’euros, ce qui est un chiffre colossal, et ce sont des dépenses politiquement impossibles à réduire en démocratie car elles soutiennent le niveau de vie de la population. 

 

Un endettement du pays devenu structurel :

Autre conséquence de l’incapacité des pouvoirs publics à maitriser la situation : un endettement qui augmente chaque année et qui est devenu considérable. Faute de créer une richesse suffisante pour fournir à la population un niveau de vie correct, l’Etat recourt chaque année à l’endettement et notre dette extérieure n’a pas cessé d’augmenter, comme l’indique le tableau ci-dessous :

Notre dette dépasse à présent le montant du PIB, et les agences de notation commencent à s’en inquiéter car elles ont bien vu qu’elle est devenue structurelle. Le graphique ci-dessous montre combien est anormal le montant de notre dette, et il en est de même pour la Grèce qui est, elle aussi, un pays fortement désindustrialisé.

 

 

Quelle feuille de route pour Gabriel Attal ?

Notre jeune Premier ministre a une feuille de route toute tracée : il faut de toute urgence redresser notre économie et cela passe par la réindustrialisation du pays.

Nous avons, dans d’autres articles, chiffré à 350 milliards d’euros le montant des investissements à effectuer par nos entreprises pour porter notre secteur industriel à 17 % ou 18 % du PIB, le niveau à viser pour permettre à notre économie de retrouver ses grands équilibres. Ce montant est considérable, et il faudra, si l’on veut aller vite, des aides importantes de l’Etat, comme cela se fait actuellement aux Etats Unis avec les mesures prises par le Président Joe Biden. Nous avons avancé le chiffre de 150 milliards d’euros pour ce qui est des aides à accorder pour soutenir les investissements, chiffre à comparer aux 1.200 milliards de dollars du côté américain, selon du moins les chiffres avancés par certains experts. Il faut bien voir, en effet, que les industriels, aujourd’hui, hésitent à investir en Europe : ils ont avantage à aller aux Etats-Unis où existe l’IRA et où ils bénéficient d’une politique protectionniste efficace. 

Emmanuel Macron a entrepris, finalement, de réindustrialiser le pays. On notera qu’il a fallu que ce soit la crise du Covid-19 qui lui fasse prendre conscience de la grave désindustrialisation de notre pays, et il avait pourtant été, précédemment, ministre de l’économie !  Il a donc  lancé, le 12 octobre 2021, le Plan « France 2030 », avec un budget, pour soutenir les investissements, de 30 milliards d’euros auquel se rajoutent 24 milliards restants du Plan de relance. Ce plan vise à « aider les technologies innovantes et la transition écologique » : il a donc un champ d’application limité.

Or, nous avons un besoin urgent de nous réindustrialiser, quel que soit le type d’industrie, et cela paraît échapper aux autorités de Bruxelles qui exigent que l’on n’aide que des projets bien particuliers, définis selon leurs normes, c’est à dire avant tout écologiquement corrects. Il faudra donc se dégager de ces contraintes bruxelloises, et cela ne sera pas aisé. La Commission européenne sait bien, pourtant, que les conditions pour créer de nouvelles industries en Europe ne sont guère favorables aujourd’hui : un coût très élevé de l’énergie, et il y a la guerre en Ukraine ; et, dans le cas de la France, se rajoutent un coût de la main d’œuvre particulièrement élevé et des réglementations très tatillonnes. Il va donc falloir ouvrir très largement  le champ des activités que l’on va aider, d’autant que nous avons besoin d’attirer massivement les investissements étrangers, les entreprises françaises n’y suffisant pas.

Malheureusement, on va buter sur le fait que les ministres des Finances de la zone euro, lors de leur réunion du 18 décembre dernier, ont remis en vigueur les règles concernant les déficits budgétaires des pays membres et leurs dettes extérieures : on conserve les mêmes ratios qu’auparavant, mais on en assouplit l’application.

Notre pays va donc devoir se placer sur une trajectoire descendante afin de remettre ses finances en ordre, et, ceci, d’ici à 2027 : le déficit budgétaire doit être ramené en dessous de 3 % du PIB, et la dette sous la barre des 60 % du PIB. On voit que ce sera impossible pour la France, d’autant que le taux de croissance de notre économie sur lequel était bâti le budget de 2024 était trop optimiste : Bruno le Maire vient de nous le dire, et il a annoncé que les pouvoirs publics allaient procéder à 10 milliards d’économies, tout de suite.

L’atmosphère n’est donc pas favorable à de nouvelles dépenses de l’Etat : et pourtant il va falloir trouver 150 milliards pour soutenir le plan de réindustrialisation de la France ! Où notre Premier ministre va-t-il les trouver ? C’est la quadrature du cercle ! Il est donc dos au mur. Il avait dit aux députés qu’il allait œuvrer pour que la France « retrouve pleinement la maîtrise de son destin » : c’est une bonne intention, un excellent projet, mais, malheureusement, il n’a pas d’argent hélicoptère pour le faire.

AI Act : en Europe, l’intelligence artificielle sera éthique

Ce vendredi 2 février, les États membres ont unanimement approuvé le AI Act ou Loi sur l’IA, après une procédure longue et mouvementée. En tant que tout premier cadre législatif international et contraignant sur l’IA, le texte fait beaucoup parler de lui.

La commercialisation de l’IA générative a apporté son lot d’inquiétudes, notamment en matière d’atteintes aux droits fondamentaux.

Ainsi, une course à la règlementation de l’IA, dont l’issue pourrait réajuster certains rapports de force, fait rage. Parfois critiquée pour son approche réglementaire peu propice à l’innovation, l’Union européenne est résolue à montrer l’exemple avec son AI Act. Le texte, dont certaines modalités de mise en œuvre restent encore à préciser, peut-il seulement s’imposer en tant que référence ?

 

L’intelligence artificielle, un enjeu économique, stratégique… et règlementaire

L’intelligence artificielle revêt un aspect stratégique de premier ordre. La technologie fait l’objet d’une compétition internationale effrénée dont les enjeux touchent aussi bien aux questions économiques que militaires et sociales, avec, bien sûr, des implications conséquentes en termes de puissance et de souveraineté. Dans un tel contexte, une nation qui passerait à côté de la révolution de l’IA se mettrait en grande difficulté.

Rapidement, la question de la réglementation de l’IA est devenue un sujet de préoccupation majeur pour les États. Et pour cause, les risques liés à l’IA, notamment en matière de vie privée, de pertes d’emplois, de concentration de la puissance de calcul et de captation de la recherche, sont considérables. Des inquiétudes dont les participants à l’édition 2024 du Forum économique mondial de Davos se sont d’ailleurs récemment fait l’écho.

En effet, bien que des régimes existants, comme les règles sur la protection des droits d’auteur, la protection des consommateurs, ou la sécurité des données personnelles concernent l’IA, il n’existe à ce jour pas de cadre juridique spécifique à la technologie en droit international. De plus, beaucoup de doutes subsistent quant à la façon dont les règles pertinentes déjà existantes s’appliqueraient en pratique. Face à l’urgence, plusieurs États se sont donc attelés à clarifier leurs propres réglementations, certains explorant la faisabilité d’un cadre réglementaire spécifiquement dédié à la technologie.

Dans la sphère domestique comme à l’international, les initiatives se succèdent pour dessiner les contours d’un cadre juridique pour l’IA. C’est dans ce contexte que l’Union européenne entend promouvoir sa vision de la règlementation articulée autour de règles contraignantes centrées sur la protection des droits fondamentaux.

 

Un risque de marginalisation potentiel

Le Plan coordonné dans le domaine de l’intelligence artificielle publié en 2018, et mis à jour en 2021, trace les grandes orientations de l’approche de l’Union européenne. Celui-ci vise à faire de l’Union européenne la pionnière des IA « légales », « éthiques » et « robustes » dans le monde, et introduit le concept d’« IA digne de confiance » ou trustworthy AI. Proposé en avril 2021 par la Commission européenne, le fameux AI Act est une étape décisive vers cet objectif.

L’IA Act classe les systèmes d’intelligence artificielle en fonction des risques associés à leur usage. Ainsi, l’étendue des obligations planant sur les fournisseurs de solutions d’IA est proportionnelle au risque d’atteinte aux droits fondamentaux. De par son caractère général, l’approche européenne se distingue de la plupart des approches existantes, qui, jusqu’alors, demeurent sectorielles.

Parmi les grands axes du texte figurent l’interdiction de certains usages comme l’utilisation de l’IA à des fins de manipulation de masse, et les systèmes d’IA permettant un crédit social. Les modèles dits « de fondation », des modèles particulièrement puissants pouvant servir une multitude d’applications, font l’objet d’une attention particulière. En fonction de leur taille, ces modèles pourraient être considérés à « haut risque, » une dénomination se traduisant par des obligations particulières en matière de transparence, de sécurité et de supervision humaine.

Certains États membres, dont la France, se sont montrés particulièrement réticents à l’égard des dispositions portant sur les modèles de fondation, y voyant un frein potentiel au développement de l’IA en Europe. Il faut dire que l’Union européenne fait pâle figure à côté des deux géants que sont les États-Unis et la Chine. Ses deux plus gros investisseurs en IA, la France et l’Allemagne, ne rassemblent qu’un dixième des investissements chinois. Bien qu’un compromis ait été obtenu, il est clair que la phase d’implémentation sera décisive pour juger de la bonne volonté des signataires.

À première vue, le AI Act semble donc tomber comme un cheveu sur la soupe. Il convient néanmoins de ne pas réduire la conversation au poncif selon lequel la règlementation nuirait à l’innovation.

 

L’ambition d’incarner un modèle

Le projet de règlementer l’IA n’est pas une anomalie, en témoigne la flopée d’initiatives en cours. En revanche, l’IA Act se démarque par son ambition.

À l’instar du RGPD, le AI Act procède de la volonté de l’Union européenne de proposer une alternative aux modèles américains et chinois. Ainsi, à l’heure où les cultures technologiques et réglementaires chinoises et américaines sont régulièrement présentées comme des extrêmes, le modèle prôné par l’Union européenne fait figure de troisième voie. Plusieurs organismes de l’industrie créative avaient d’ailleurs appelé les États membres à approuver le texte la veille du vote, alors que la réticence de Paris faisait planer le doute quant à son adoption. Cet appel n’est pas anodin et rejoint les voix de nombreux juristes et organismes indépendants.

Compte tenu des inquiétudes, il est clair que l’idée d’une IA éthique et respectueuse des droits fondamentaux est vendeuse, et serait un moyen de gagner la loyauté des consommateurs. Notons d’ailleurs que huit multinationales du digital se sont récemment engagées à suivre les recommandations de l’UNESCO en matière d’IA éthique.

L’initiative se démarque aussi par sa portée. Juridiquement, le AI Act a vocation à s’appliquer aux 27 États membres sans besoin de transposition en droit interne. Le texte aura des effets extraterritoriaux, c’est-à-dire que certains fournisseurs étrangers pourront quand même être soumis aux dispositions du règlement si leurs solutions ont vocation à être utilisées dans l’Union.

Politiquement, le AI Act est aussi un indicateur d’unité européenne, à l’heure où le projet de Convention pour l’IA du Conseil de l’Europe (qui englobe un plus grand nombre d’États) peine à avancer. Mais peut-on seulement parler de référence ? Le choix de centrer la règlementation de l’IA sur la protection des droits de l’Homme est louable, et distingue l’Union des autres acteurs. Elle en poussera sans doute certains à légiférer dans ce sens. Néanmoins, des ambiguïtés subsistent sur son application. Ainsi, pour que l’AI Act devienne une référence, l’Union européenne et ses membres doivent pleinement assumer la vision pour laquelle ils ont signé. Cela impliquera avant tout de ne pas céder trop de terrains aux industriels lors de son implémentation.

Croissance vs Emploi : les élites marocaines au cœur d’une énigme économique

Le Maroc est un pays dynamique, son économie est diversifiée, son système politique présente une certaine stabilité dans une région en proie à des crises à répétition. Ce pays a fait montre d’une résilience étonnante face aux chocs exogènes. La gestion remarquée de la pandémie de covid et la bonne prise en main du séisme survenu dans les environs de Marrakech sont les exemples les plus éclatants.

 

Pays dynamique

Sa diplomatie n’est pas en reste. La question du Sahara occidental, « la mère des batailles », continue à engranger des succès. Le ralliement d’un certain nombre de pays qui comptent dans l’échiquier politique international à la position marocaine en est la preuve. L’organisation de la prochaine Coupe d’Afrique des Nations en 2025, comme en 2030, celle de la Coupe du monde de football, avec l’Espagne et le Portugal, constituent à n’en pas douter des victoires à mettre au profit de ce dynamisme. Sans oublier la prouesse de l’équipe nationale marocaine à la faveur de la dernière Coupe du monde de football organisée au Qatar.

La diversification de l’économie est un puissant facteur de résilience face aux crises à répétition. L’agriculture se modernise, l’industrie s’affirme avec un secteur automobile dont l’intégration locale dépasse les 60 %, et l’aéronautique prend son envol avec un taux d’intégration de près de 40 %. Le tourisme, moteur essentiel de la croissance, attire un flot continu de visiteurs malgré les secousses mondiales. Les atouts du pays, entre patrimoine culturel riche, paysages diversifiés du désert à la montagne, des plages aux plateaux, et une infrastructure de pointe (ports, aéroport, train à grande vitesse, autoroutes), demeurent indéniables.

Par ailleurs, le pays s’est toujours distingué par une ouverture très prononcée de son économie, particulièrement vers les pays occidentaux, comme en témoignent les nombreux accords d’association signés avec certains pays (Union européenne, États-Unis etc.). Les relations avec la France sont fortes et diversifiées. Le Maroc est le premier partenaire commercial de la France en Afrique, et le second dans la région MENA (Afrique du Nord et Moyen-Orient). 

Depuis peu, cette ouverture s’est poursuivie vers d’autres contrées, surtout africaines. Les investissements marocains dans certains de ces pays (Sénégal, Côte d’Ivoire par exemple) connaissent une évolution ascendante. Pour accompagner ces orientations, les banques marocaines n’ont pas hésité à s’installer dans ces pays, et la compagnie aérienne marocaine (Royal Air Maroc) a tissé un réseau solide, connectant Casablanca, la capitale économique du royaume, à plusieurs villes africaines.  

Les investissements directs étrangers connaissent certes un fléchissement ces dernières années, mais la dynamique d’ensemble demeure, somme toute, positive. Il est à signaler que la France reste l’un des principaux investisseurs étrangers (premier en termes de stock) au royaume du Maroc, dans l’industrie (avec la réussite éclatante du projet structurant de Renault), mais aussi dans l’immobilier, les services et le commerce. 

L’inflation a battu des records en 2022 comme dans la plupart des pays, suite au conflit russo-ukrainien, mais elle a commencé à se stabiliser en 2023. Le déficit budgétaire diminue d’année en année et commence à se consolider (4 % prévu en 2024), et ce malgré les différents chocs internes (sécheresse à répétition, séisme) et externes (covid, guerre). La dette publique demeure soutenable (70 % du PIB), avec une maturité confortable (six ans en moyenne). La diaspora marocaine continue de déverser un flux ininterrompu d’argent pour aider sa famille et participer au développement du pays. Les remises de fonds ont dépassé dix milliards de dollars en 2023, ce qui constitue un record ! La croissance se situe dans la tranche supérieure des pays MENA (pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord), même si le pays ne converge pas vers son sentier de croissance potentielle déterminé par la croissance de la population et celle de la productivité du travail.

 

Un trou dans la raquette

Tout baigne alors. Hé bien non ! Il y a un trou dans la raquette. La croissance marocaine ne crée pas assez d’emplois et même, fait étonnant, elle en détruit !

Malgré tous les atouts précédemment cités, le volume de l’emploi a baissé de 297 000 postes entre le troisième trimestre de 2022 et le troisième trimestre de 2023. Ces données sont aussi inquiétantes qu’inédites. Les conséquences sont immédiates sur le taux de chômage qui demeure préoccupant et le taux d’activité dramatiquement faible. Si le taux de chômage officiel est de 13,5 %, celui des jeunes (15 à 24 ans) enregistre un taux record de 38,2 %, et les diplômés de presque 20 %. Cela signifie que le Maroc ne parvient pas à intégrer sa jeunesse dans le marché du travail malgré une main-d’œuvre riche, entravant ainsi la croissance.

Le Maroc, ayant déjà achevé sa transition démographique, s’apprête à affronter les défis du vieillissement de sa population. L’allongement de l’espérance de vie et la diminution de la fécondité mettent en péril son système de retraite par répartition. Des problèmes de riches dans un pays pauvre. Par ailleurs, les chiffres du chômage contredisent la théorie économique selon laquelle le capital humain protège contre le chômage. Au Maroc, être diplômé accroît la probabilité de chômage, risquant d’encourager le décrochage scolaire, surtout chez les familles défavorisées.

Les inégalités liées au genre aggravent la situation. Celles-ci se reflètent dans les écarts dans le volume de travail annuel et les rémunérations. Une proportion significative de femmes est souvent moins en emploi ou à temps partiel, accentuant ainsi l’inégalité salariale. Cette dernière découle de la distribution inégale des professions entre les sexes, où les emplois féminins diffèrent généralement de ceux occupés par les hommes, tant au niveau des secteurs d’activité que des échelons de rémunération. Cette situation n’est évidemment pas l’apanage exclusif du Maroc.

Si l’on s’en tient au taux de chômage, il avoisine les 20 % pour les femmes contre 13,5 % au niveau national. De plus, le taux d’activité féminine est parmi les plus bas au monde (18,4 % contre 68,7 % pour les hommes), en dépit des preuves empiriques soulignant la productivité accrue des femmes. Quand ces dernières gèrent le foyer, les résultats, en termes de scolarité des enfants ou de la gestion des deniers du ménage, sont largement supérieurs à ceux obtenus par les hommes. De même, les entreprises gérées par les femmes s’en sortent mieux que celles gérées par les hommes. 

Avec une croissance de 3 % en 2023, l’économie marocaine détruit près de 300 000 emplois. Alors qu’auparavant, 1 % de croissance générait 50 000 emplois, aujourd’hui, 1 % de croissance en détruit 100 000. Dès lors, ne faut-il pas se concentrer sur la création d’emplois au lieu de se focaliser sur ce mantra de la croissance économique ? 

 

Mauvaise allocation des ressources 

La création de richesse nécessite capital et travail. Le Maroc possède une main-d’œuvre jeune, bien formée, et pour ne rien gâcher, bon marché. Avec un taux d’investissement impressionnant, l’un des plus élevés au monde (34 %), les ingrédients de la croissance sont a priori réunis. Seulement, on oublie le troisième élément qui a son importance, à savoir la façon de les combiner, une alchimie délicate de valorisation et d’ajustement des facteurs de production. C’est là où le bât blesse. 

D’abord, bien qu’élevé, le taux d’investissement ne reflète pas pleinement l’effort du pays à transformer l’épargne en investissement productif, dépendant de la qualité de cet investissement.

Ensuite, les investisseurs privés ne prenant pas de risque, l’essentiel de l’investissement national est du ressort de l’État, créant ainsi une disjonction entre investissement public et privé. Enfin, quand les investissements directs étrangers augmentent, les investissements privés les suivent (par la création de joint-ventures par exemple). Ces derniers font supporter le risque aux investisseurs étrangers. Une complémentarité s’installe dès lors entre investissement étranger et investissement marocain.

La stratégie marocaine mise sur l’attraction des investissements directs étrangers, en créant un écosystème industriel concentré sur un nombre restreint d’entreprises, négligeant ainsi les PME-PMI, représentant pourtant 90 % des entreprises et la majorité des emplois. Malgré les incitations gouvernementales, telles que des baisses d’impôts sur les sociétés et sur les dividendes, les résultats escomptés tardent à se manifester, créant un paradoxe au cœur de cette stratégie pro-business.

En outre, l’omniprésence et l’omnipotence du secteur informel, absorbant 60 % des emplois, maintiennent les jeunes, en particulier ceux de 18 à 25 ans, issus de zones rurales ou de quartiers défavorisés des grandes villes, dans une fragilité grandissante et une précarité sans nom. Cette mauvaise allocation des ressources n’est en aucun cas le fruit du hasard, loin s’en faut. 

 

Les racines du mal

Ce constat révèle le manque de confiance d’un acteur clé dans le processus de croissance, à savoir le secteur privé. Connaissant les rouages de la création de richesse, il opte pour des investissements dans des niches peu risquées et peu propices à la création d’emplois, reproduisant ainsi le comportement d’une économie rentière.

Attaquer les racines du mal implique de lever les multiples contraintes qui entravent le secteur privé, tel que préconisé par les instances internationales. Ces obstacles comprennent les barrières à l’entrée, les difficultés d’accès aux terrains industriels, les lourdeurs bureaucratiques, un système judiciaire trop complexe, des procédures de marchés publics trop lentes, et un capital social limité. Derrière cette terminologie, se cache le cœur même de toute forme de croissance, la substantifique moelle de tout processus de développement : le système de la prise de décision.

Pour réussir à croître de manière significative et à créer des emplois durables, il est essentiel d’avoir des institutions inclusives, partageant équitablement les opportunités entre les citoyens. Le pouvoir de décision ne devrait pas être l’apanage d’une élite politico-économique cherchant à améliorer son propre bien-être, mais plutôt partagé par le plus grand nombre. Cette distribution équilibrée du pouvoir facilite l’accès à une éducation de qualité pour tous, tout en réduisant les tensions au sein de la société.

L’histoire démontre que les groupes d’intérêt s’opposent généralement à un tel partage. La tâche de construire des institutions inclusives revient aux citoyens eux-mêmes. Un défi colossal, mais un programme nécessaire pour une véritable révolution économique.

L’agriculture française face à de graves problèmes de stratégie

Le Salon de l’agriculture s’est ouvert à Paris le 24 février.

Nous sommes dans l’attente des réponses que le gouvernement va donner aux agriculteurs, suite à la révolte qui a éclaté dans ce secteur en janvier dernier. Pour la déclencher, il a suffi d’une simple augmentation du prix du GNR, le gas-oil utilisé pour leurs exploitations, et elle a embrasé subitement toute la France.

Tous les syndicats agricoles se sont entendus pour mobiliser leurs troupes, et des quatre coins du pays, des milliers de tracteurs ont afflué vers Paris pour tenter de bloquer le marché de Rungis qui alimente la capitale. Jamais encore on avait vu une révolte d’une telle ampleur dans ce secteur. Nos agriculteurs considèrent que leur situation n’est plus tenable et qu’ils sont délaissés par les gouvernants.

Ils veulent donc se faire entendre, et pour cela ils ont décidé d’agir très vigoureusement en voulant mettre le gouvernement au pied du mur. Ils se plaignent de ne pas parvenir à gagner leur vie malgré tout le travail qu’ils fournissent. Leur revendication est simple : « nous voulons être payés pour notre travail ». Ils expliquent que leur métier est très contraignant, les obligeant à se lever tôt, faire de longues journées de travail, et prendre très peu de vacances. Ils se révoltent pour que, collectivement, des solutions soient trouvées à leurs problèmes. Des barrages routiers ont été érigés à travers tout le pays.

Un parallèle peut être fait avec le secteur industriel : après s’être mis en grève sans succès pour obtenir des augmentations de salaire, les ouvriers vont occuper leur usine alors que leur entreprise est en train de déposer son bilan.

Dans un cas comme dans l’autre, nous sommes confrontés à des problèmes sans solution, des personnes désespérées qui n’ayant plus rien à perdre.

Pourquoi le secteur agricole français est-il dans une telle situation ?

 

Des chiffres alarmants

Que s’est-il donc passé ? On avait jusqu’ici le sentiment que la France était toujours une grande nation agricole, la première en Europe. Les agriculteurs nous disent maintenant qu’ils ne parviennent pas à gagner leur vie. Ils sont au bord du désespoir, et effectivement, un agriculteur se suicide chaque jour, selon la Mutualité sociale agricole.

Un premier constat : le pays a perdu 100 000 fermes en dix années, parmi lesquelles beaucoup d’exploitants qui ne parviennent pas à se rémunérer au SMIC, la survie de l’exploitation étant assurée par des aides de l’Europe via la PAC, et par le salaire de l’épouse lorsqu’elle travaille à l’extérieur.

Un deuxième constat : 20 % de ce que nous consommons quotidiennement provient de produits importés. En effet, les importations agricoles augmentent dans tous les secteurs :

  • 50 % pour le poulet
  • 38 % pour la viande de porc
  • 30 % pour la viande de bœuf
  • 54 % pour le mouton
  • 28 %  pour les légumes
  • 71 % pour les fruits (dont 30 % à 40 % seulement sont exotiques)

 

Notre agriculture est-elle donc à ce point incapable de pourvoir à tous nos besoins alimentaires ?

Par ailleurs, les Pays-Bas et l’Allemagne devancent maintenant la France dans l’exportation de produits agricoles et agroalimentaires, alors qu’elle était jusqu’ici en tête.

Un rapport du Sénat, du 28 septembre 2022 tire la sonnette  d’alarme :

« La France est passée en 20 ans du deuxième rang au cinquième des exportateurs mondiaux de produits  agricoles et agroalimentaires […] L’agriculture française subit une lente érosion. La plupart des secteurs sont touchés : 70 % des pertes de parts de marché s’expliquent par la perte de compétitivité de notre agriculture ».

ll s’agit donc de problèmes de compétitivité, et donc de stratégie qui n’ont pas été traités en temps voulu dans chacun des secteurs, ni par les responsables syndicaux ni par les pouvoirs publics.

 

Des problèmes de stratégie non résolus

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le développement de l’agriculture française s’est effectué sans que les dirigeants des divers secteurs d’activité aient développé la moindre stratégie pour guider leur action.

L’agriculture française avait alors un urgent besoin de se moderniser : augmentation de la taille des exploitations, mécanisation des cultures, recours aux engrais et aux produits phytosanitaires, amélioration de la formation des agriculteurs.

Mais elle a évolué homothétiquement par rapport au passé, sans aucune pensée stratégique de la part des instances gouvernementales en charge de ce secteur.

Aujourd’hui, les exploitations sont plus grandes qu’autrefois (69 Ha en moyenne), mais ne permettent pas aux exploitants de gagner leur vie correctement. Ils ont pu survivre grâce aux aides européennes via le mécanisme de la Politique agricole commune (PAC) mis en place en 1962, avec pour objectif d’obtenir l’autosuffisance alimentaire de l’Union européenne. La France est le pays qui a le plus bénéficié de ces aides, soit 9,5 milliards d’euros en 2022, accordées au prorata des surfaces. L’objectif d’autosuffisance de l’Europe a bien été atteint, mais ces aides n’ont fait que retarder le moment de se poser des questions sur la façon de faire évoluer chacune des branches de notre agriculture pour rendre nos productions concurrentielles. On ne peut rien faire de bon avec des exploitations de 69 Ha : elles sont soit trop grandes soit trop petites si on reste bloqués sur les manières de cultiver d’autrefois.

 

Les exemples hollandais et danois

Nos voisins ont généralement bien mieux résolu leurs problèmes, tout spécialement les Pays-Bas et le Danemark.

 

Le cas de la Hollande

Malgré la dimension très faible de son territoire, les Pays-Bas sont devenus de très gros exportateurs de produits agricoles et agroalimentaires. Les exploitants sont intégrés verticalement au sein d’organismes qui assurent la commercialisation.

Les Pays-Bas ont résolu le problème des petites exploitations en les équipant de serres où tous les paramètres (chaleur, lumière et humidité) sont contrôlés en permanence par des ordinateurs. C’est ainsi que sont équipés les maraîchers et les horticulteurs. Il s’agit d’une agriculture de précision, numérique : la région du Westland, notamment, est couverte de serres équipées de lampes led, au spectre lumineux spécifique.

La Hollande est devenue le numéro un mondial dans le domaine de l’horticulture : elle détient 60 % du commerce mondial des fleurs. Royal Flora Holland est le leader mondial de la floriculture avec plus de 10 millions de fleurs et plantes vendues chaque jour. Au plan technique, les Hollandais sont très avancés, et le salon GreenTech à Amsterdam rencontre chaque année beaucoup de succès. Par exemple, dans le domaine floral, les Hollandais ont réussi à créer des roses noires, des rosiers sans épines, des roses qui ne fanent pas, etc. Dans le même temps, la France a perdu 50 % de ses exploitations horticoles en dix ans, et 90 % en 50 ans.

 

Le cas du Danemark

Le Danemark s’est spécialisé dans la production porcine et l’agrobiologie.

Ce petit pays est devenu le second exportateur mondial de porcs, après les États-Unis, les exportations représentant 90 % de la production nationale. Ramenées à la population du pays, les exportations représentent 338 kg/habitant au Danemark, contre 167 kg pour l’Allemagne qui est aussi un très gros exportateur de porcs, et 7 kg pour la France.

La qualité des porcs danois est mondialement réputée, et la productivité des truies est exceptionnelle : 33,6 porcelets sevrés en moyenne par truie. Aussi, DanBred, le grand spécialiste danois de la génétique porcine, vient de s’installer en France (à Ploufragan, en Bretagne) pour aider les producteurs bretons de porcs à améliorer leur productivité. Le porc danois est appelé « cochon à pompons » (pie noir) : c’est un animal musclé, très rustique, et particulièrement prolifique.

 

Le problème français

Dans le cas de l’agriculture française, la question de l’orientation à donner à chacun des grands secteurs de notre agriculture n’a jamais été posée.

Ni les ministres successifs, ni les dirigeants de la FNSEA, le principal organisme syndical des agriculteurs français, n’ont envisagé d’élaborer une stratégie pour chacun des grands secteurs, c’est-à-dire faire des choix en raisonnant en stratèges. On a laissé les choses aller d’elles-mêmes, et on a abouti aux résultats constatés aujourd’hui.

Deux secteurs seulement ont une stratégie précise de différenciation : la viticulture et la fromagerie.

Dans ces deux secteurs, les produits sont très différenciés de ceux de leurs concurrents, et cette différenciation choisie est reconnue mondialement. Les vins français sont réputés et se vendent sur les marchés étrangers à des prix supérieurs à la concurrence. Les fromages français sont très différenciés de leurs concurrents, la façon de les produire est réglementée par la profession, et chaque terroir procède à des actions de promotion nécessaires pour en assurer la promotion.

Dans tous les autres secteurs, il n’y a pas de stratégie, ou du moins ils sont acculés à mener une stratégie de coût sans l’avoir délibérément choisie, donc le dos au mur.

Les pouvoirs publics vont devoir comprendre pourquoi. Nous donnerons deux exemples illustrant ce manque de pertinence dans la façon d’opérer.

 

Le secteur laitier 

Aujourd’hui, dans ce secteur, la norme est à des gigafermes de 1000 vaches laitières, c’est la dimension qu’il faut atteindre pour être compétitif. Ce sont des stratégies de coût. Cette manière de produire du lait de vache est venue des États-Unis, où toutes les fermes laitières ont cette dimension, et parfois bien plus encore. Cette norme s’est imposée en Europe, notamment en Allemagne, avec les vaches Holstein, une race particulièrement productive en lait, et dont la mamelle est adaptée à la traite mécanique.

En France, il n’y a aucune ferme laitière de 1000 vaches. Michel Ramery, un industriel du bâtiment (classé 387e fortune française), a tenté cette aventure, mais a du finalement y renoncer. En 2011, il a voulu créer une mégaferme laitière de 1000 vaches dans la Somme : l’administration a donné son accord, mais très vite des obstacles ont surgi, à commencer de la part de la Confédération paysanne qui refuse l’industrialisation de l’agriculture. La population locale s’est également dressée contre ce projet, suivie de l’opinion publique, puis Ségolène Royal et le ministre de l’Agriculture de l’époque, Stéphane Le Foll, qui a déclaré : « Ce projet est contraire à l’orientation du gouvernement ». Finalement, Michel Ramery, qui avait réduit son projet à 500 ou 600 vaches laitières, déçu et las de tous ces combats stériles, a fermé son exploitation.

En France, les fermes laitières sont familiales, elles élèvent 80 à 100 vaches, quelques rares exploitations 250 ou 300 laitières. Les coûts de production sont donc élevés.

Le rapport de l’European Milk Board de 2019 donne les chiffres suivants :

  • 52,54 cent/kg en France
  • 47,44 cent/kg en Allemagne
  • 44,54 cent/kg en Hollande
  • 41,44 cent/kg au Danemark

 

La France importe donc de plus en plus de lait, comme le note l’IDELE dans son numéro 537 de février 2023 : « Les importations ont explosé en 2022, +38 % par rapport à 2021 ».

Toutefois, nous restons des exportateurs importants de produis dérivés du lait.

 

Le secteur de la production porcine 

L’Europe est un très gros consommateur de viande porcine. Les deux plus gros producteurs sont l’Allemagne, avec 5,2 MT, et l’Espagne avec 4,6 MT. La France vient en troisième position, loin derrière, avec 2,2 MT seulement.

Selon Pleinchamp :

« La filière porcine est structurellement déficitaire sous l’effet d’un déséquilibre entre l’exportation de produits bruts et l’importation de produits transformés ».

Nous nous approvisionnons tout spécialement en Espagne, qui a développé spectaculairement le domaine du porc ces dernières années, et qui exporte maintenant 60 % de sa production.

Nos éleveurs se sont bien sûr modernisés et spécialisés, mais la moyenne, en Bretagne (région spécialisée dans le porc) est de 3000 têtes/exploitation, contre 5200 au Danemark. En Espagne, 2000 exploitations ont même plus de 8000 cochons, et au Danemark, 4 % des exploitations ont plus de 10000 porcs.

Selon un article de 2012 de Viandes et Produits carnés :

« La filière porcine française est à la peine : elle a un urgent besoin de stratégies concertées faisant appel à des investissements importants au niveau agricole et industriel ».

Selon la coopérative Cooperl :

« Le manque de rentabilité porte en germe des difficultés de renouvellement des éleveurs, avec en filigrane le risque d‘une perte de production à moyen et long terme ».

Certes, dans le secteur porcin, les opérateurs porcins sont de taille beaucoup plus petite que leurs concurrents étrangers : Vion en Hollande, Danish-Crown au Danemark (22 millions de porcs/an), Campofrio en Espagne, etc.

 

Les enjeux de demain

L’agriculture française a fortement besoin de se restructurer et doit pour cela s’organiser elle-même,  car rien n’est à attendre de Bruxelles, sinon des contraintes.

La nouvelle PAC (2023-2027) qui n’a pas moins de dix objectifs divers et variés, et très généraux, est à caractère essentiellement écologique. Bruxelles se soucie avant tout de « renforcer les actions favorables à l’environnement et au climat ». Il n’y a donc rien, au plan stratégique, concernant l’agriculture du pays.

Les difficultés françaises, déjà grandes, vont être amplifiées par l’arrivée de l’Ukraine à qui l’Europe ouvre maintenant grand ses portes. C’est un pays agricole immense dont la surface agricole utilisée est de 41,5 millions d’hectares (contre 26,7 Ha pour la France), avec des terres extrêmement riches (60 % des surfaces sont du tchernoziom). Ce pays a hérité de la période soviétique de structures lui permettant d’être très compétitif, d’autant que la main-d’œuvre y est bon marché.

 

Quelles solutions ?

Pour être compétitifs, il faudrait faire grandir nos exploitations et les transformer en mégafermes pour jouer sur l’abaissement des prix par les volumes, c’est-à-dire chaque fois que des solutions existent, tirer parti des économies d’échelle.

Les Français y sont opposés, et on se heurte, de surcroît, en permanence à Greenpeace qui est très actif. Cette ONG a publié une carte des fermes usines en France, soit autant de combats à mener contre l’« industrialisation » de l’agriculture. Partout, en France comme en Europe, les écologistes veillent au grain. Il faudra donc réhabiliter les produits issus des mégafermes dans l’esprit des Français, car ils se sont laissé convaincre que ces productions nuisent à la santé.

Sur les petites surfaces, et comme l’ont fait nos voisins Hollandais, les exploitants ont la solution de recourir aux serres : tomates, poivrons concombres, fraises, floriculture, etc. C’est de la culture très intensive aux rendements extrêmement élevés, et sans aléas, car tous les paramètres sont contrôlés : par exemple, dans le cas de la tomate, 490 tonnes de tomates par hectare, contre 64 tonnes en plein air, en Italie. Et, à la manière des Hollandais, il faudra que les exploitants s’intègrent dans des structures verticales leur indiquant ce qu’ils doivent produire, et prennent en charge la commercialisation des productions.

Pour l’élevage, pour autant de vaches laitières, de porcs, que de volailles, il y a la solution des fermes-usines.

Pour le lait, la norme est à des mégafermes de 1000 vaches, voire bien plus encore.

Pour les volailles, les élevages intensifs sont la règle, ce qui n’exclut pas que, marginalement, certains fermiers puissent adopter une stratégie de différenciation, comme c’est le cas, par exemple, avec les poulets de Bresse élevés en plein air.

En Espagne, à Sinarcas (près de Valence) a été créée une ferme comprenant sept batteries de 12 étages qui logent 150 000 poules pondeuses, soit un million de poules, les équipements ayant été fournis par Big Deutchman, une firme allemande de Basse-Saxe.

Pour les porcs, les mégafermes sont, là aussi, la solution : en Espagne, il existe un bon nombre de macrogranjas de 2200 truies et 40 000 porcelets.

La Chine, très gros consommateur de viande de porc, en est au gigantisme. Par exemple, à Ezhou, une entreprise privée (Yangseiang) a édifié la plus grande porcherie du monde : un bâtiment de 26 étages pouvant loger 650 000 porcs. La firme Muyuan gère une ferme de 84 000 truies qui produit 2,1 millions de porcelets par an.

Enfin, pour les grandes cultures : blé, orge, avoine, maïs, colza, tournesol nécessitent des exploitations de 250 Ha, et pas moins, car c’est la dimension indispensable pour amortir les gros matériels : tracteurs surpuissants, moissonneuses batteuses, etc.

 

La politique du statu quo

Pour répondre à la révolte des agriculteurs, Gabriel Attal s’est prononcé en faveur de notre souveraineté alimentaire.

Nous n’en sommes pas là, mais des solutions existent pour avoir des prix compétitifs. Le chantier de restructuration de l’agriculture française est colossal. Quels pourraient bien être les acteurs de cette gigantesque révolution ? Il est à craindre que trop peu d’acteurs disposent des moyens financiers voulus. Nos dirigeants, tout comme la FNSEA, paraissent complètement dépassés par l’ampleur des problèmes à résoudre.

Nous allons donc rester là où nous en sommes, plutôt que se lancer dans ce colossal remue-ménage. Cela nécessite simplement que l’on continue à subventionner nos agriculteurs (la PAC, dont la France est le premier bénéficiaire), et que les Français veuillent bien payer plus cher les productions françaises que les produits importés. Ce n’est pas ce qu’ils font, car se posent à eux des problèmes de pouvoir d’achat et de fin de mois. Il faudrait, par conséquent, ériger des barrières douanières pour protéger notre agriculture des importations étrangères : mais l’ Europe l’interdit. C’est la quadrature du cercle ! Alors, que faire ? On ne sait pas ! Pour l’instant, rien ne sera résolu, c’est plus reposant.

On va simplement parer au plus pressé :

  • repousser de dix ans l’interdiction d’emploi du glyphosate,
  • faire une pause dans l’application du Plan Ecophyto,
  • suspendre la mesure de gel de 4 % des surfaces agricoles,
  • reporter à plus tard la signature des accords avec le Mercosur, etc.

 

On demandera aux fonctionnaires de Bruxelles de bien vouloir alléger les procédures pour la taille des haies et le curage des fossés : un pansement sur une jambe de bois !

Mort de Navalny, colère agricole, guerre en Ukraine : ce qu’on retiendra de février 2024

Ukraine : inquiétude sur le front et à l’arrière

Le mois de février aura vu s’accumuler les mauvaises nouvelles pour l’Ukraine. Son armée est confrontée à une pénurie grave de munitions qui amène désormais en maints endroits de ce front de 1000 km le « rapport de feu » (nombre d’obus tirés par l’ennemi vs nombre d’obus qu’on tire soi-même) à près de dix contre un. Ce qui a contribué, après deux mois d’intenses combats et de pertes élevées, jusqu’à 240 chars russes, selon Kyiv, à la chute d’Adviivka, vendredi dernier. La conquête de cette ville que les Ukrainiens avaient repris aux forces soutenues par Moscou il y a dix ans constitue un gain politique pour le Kremlin à un mois d’une présidentielle au demeurant jouée d’avance ; aucun candidat vraiment d’opposition n’a été validé et tous les trouble-fêtes peuvent avoir en tête le sort d’Alexeï Navalny, décédé dans des circonstances qui restent à élucider dans un pénitencier de l’Arctique russe, le genre d’endroit où le régime enferme ceux qu’il ne souhaite pas voir vivre trop longtemps. La reprise d’Adviivka constitue aussi un gain tactique pour le Kremlin, puisqu’il rapproche le front de nœuds logistiques de l’armée ukrainienne.

Si Moscou, qui a perdu beaucoup d’hommes (vraisemblablement 300 000 à 500 000 hors de combats depuis le début de la guerre il y a deux ans), ne semble pas en position de percer la ligne de défense ukrainienne, il pourrait faire perdre du terrain à Kyiv en d’autres endroits, même si les opérations offensives sont désormais très compliquées, puisque le champ de bataille est devenu très transparent à cause de l’utilisation de simples drones d’observations capables de repérer le moindre char d’assaut ou groupe de fantassins. Seul lot de consolation pour l’Ukraine : elle a gagné, loin des projecteurs médiatiques, la « bataille de la mer Noire » en repoussant ces derniers mois les navires russes loin des corridors indispensables à l’exportation de ses céréales, et en coulant plusieurs navires, dont encore un il y a dix jours.

Autre revers pour Kyiv, l’aide cruciale de 60 milliards de dollars sur laquelle la Maison Blanche et les Républicains travaillent depuis des mois, est encalminée au Congrès. Certes, 22 sénateurs républicains sur 48, animés traditionnellement par une solide culture géopolitique héritée de la Guerre froide, et peu sensibles aux intimidations de Donald Trump, ont voté récemment pour ce paquet. Mais la majorité républicaine à la Chambre des représentants bloque toujours le texte sur instruction de Trump. Ce dernier ne veut en aucun cas faire cadeau d’un victoire politique à Joe Biden, à moins de neuf mois de la présidentielle qui verra certainement s’affronter les deux hommes. La Maison Blanche avait, erreur tactique, cru pouvoir obtenir un feu vert sur l’aide à l’Ukraine en la liant à celle à Israël et Taïwan, deux chevaux de bataille des Républicains, en sus de mesures sur l’immigration illégale en provenance du Mexique, sujet prioritaire des électeurs. Mais c’était prendre le risque de voir l’aide à Kyiv devenir otage d’autres sujets, ce qui n’a pas manqué d’arriver. L’administration Biden a, enfin, compris le danger et accepté il y a dix jours de dissocier un peu ces sujets ; mais trop tard, les trumpistes ont compris qu’ils tenaient là de quoi faire mordre la poussière à Biden, au risque de faire un cadeau au Kremlin, sous réserve que le deep state sécuritaire républicain ne se réveille pas.

Vague lueur d’espoir pour Kyiv toutefois, Donald Trump a laissé entendre récemment qu’il n’objecterait pas à une aide militaire à l’Ukraine si elle se faisait uniquement sous forme de prêts (ce qui est déjà le cas, en fait, pour un quart à un tiers de l’aide militaire occidentale). L’Europe va aussi s’efforcer de passer à la vitesse supérieure, malgré ses goulets d’étranglement dans la production, notamment d’obus, comme l’illustre la décision spectaculaire du Danemark, samedi, d’offrir l’intégralité de son artillerie à l’Ukraine, convaincue qu’en fait Kyiv défend le continent face aux ambitions du Kremlin.

Devant ces revers, comme régulièrement depuis le début de la guerre déclenchée il y a deux ans, samedi prochain, de beaux esprits évoquent une « fatigue » dans l’opinion publique occidentale, où pourtant les sondages indiquent toujours un soutien à l’Ukraine oscillant entre 60 et 75 % suivant les pays, ainsi que la nécessité d’une négociation. Certes, mais avec qui et sur quoi ?

En effet, un accord signé avec Poutine vaut-il plus que le papier sur lequel il est écrit ? Il a déchiré la quasi-totalité des traités signés par son pays depuis 1999. Et a assumé, c’est passé inaperçu, lors de son récent entretien avec le journaliste américain Tucker Carlson, qu’il n’avait « pas encore atteint ses buts de guerre en Ukraine ». En clair, l’annexion de quatre régions ukrainiennes ne lui suffit pas. Voilà pour les naïfs, voire pas si naïfs, qui prétendent que le Kremlin serait prêt à signer la paix en échange de quelques gains territoriaux. Ce que veut Poutine est clairement vassaliser l’ensemble de l’Ukraine et ridiculiser l’OTAN.

Dernier sujet préoccupant pour Kyiv, le président Volodymyr Zelensky, a limogé récemment son chef d’état-major, Valery Zaloujny, très populaire dans l’opinion, mais aussi et surtout parmi les soldats, pour le remplacer par Oleksandr Syrsky, unanimement détesté des hommes sur le front. Inquiétant, même si les dissensions sont au demeurant normales par temps de guerre. On oublie par exemple que, malgré l’union sacrée, le cabinet de guerre français a sauté trois fois suite à des désaccords sur la conduite des opérations et les buts de guerre en 14-18… Le défi pour l’Ukraine sera de changer de doctrine de combat, suite à l’échec de sa contre-offensive de juin-août, pour intégrer les nouvelles technologies : drones tueurs, brouillage des fréquences ennemies, ébauche d’utilisation d’intelligence artificielle (des pays occidentaux travaillent à fournir des essaims de drones bon marché opérant de manière synchronisée par utilisation de programmes d’AI simples).

 

Gaza : l’impasse

À court terme aucune issue, ni même une pause dans le conflit entre Israël et le Hamas ne semble être envisageable. Les négociations, qui avaient repris le 6 février au Caire sous médiation qatari, égyptienne et américaine en vue d’une pause de six semaines (à ne pas confondre avec un cessez-le-feu, qui suppose un arrêt indéfini des combats) en échange de la libération de tout ou partie des 100 otages que le Hamas détient encore, ont été interrompues il y a quelques jours. Le Hamas exige aussi la libération de centaines de ses militants détenus en Israël, dont des meurtriers, ce qui est une ligne rouge pour Jérusalem dont la majorité de l’opinion, selon les sondages, juge prioritaire d’éliminer le Hamas plutôt que de libérer les otages.

Le Premier ministre israélien se dit d’ailleurs plus que jamais déterminé à liquider intégralement le Hamas, avec notamment une offensive prochaine sur la ville de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza où se seraient réfugiés les chefs militaires de l’organisation terroriste. Or, des dissensions commencent à se faire discrètement jour au sein de la hiérarchie militaire, et même parmi des ministres sur la possibilité d’éliminer entièrement le Hamas. Trois mois après le début de l’invasion de la bande de Gaza, selon les renseignements américains, Israël n’aurait mis hors de combat qu’un cinquième des quelques 40 000 combattants du Hamas. Certes, Tsahal a évité le piège de type Stalingrad que beaucoup lui promettait, avec des pertes relativement limitées pour trois mois d’opérations en milieu urbain, environ 200 soldats, et a détruit des dizaines de kilomètres de tunnels du Hamas.

Mais les victimes collatérales (le chiffre de 27 000 victimes, en grande majorité femmes et enfants, avancé par le Hamas semble plausible, pour une fois, par recoupement avec diverses données indépendantes) posent de plus en plus problème aux partenaires internationaux d’Israël, surtout les États-Unis, seul allié que Jérusalem écoute traditionnellement. Joe Biden s’est engagé fortement auprès d’Israël après les attentats du 7 octobre, avec déploiement de navires de guerre pour dissuader Téhéran ou le Hezbollah au Liban, approvisionnement en munitions, renseignements satellites. Ce dont l’aile gauche des Démocrates lui en fait grief… au risque de faire élire Donald Trump, soutien absolument inconditionnel de Jérusalem.

Reste le risque d’embrasement régional, évoqué à l’envi depuis quasiment le début de la guerre, le 7 octobre. Heureusement sans concrétisation, pour l’instant. En mode chien qui aboie ne mord pas, le Hezbollah, milice chiite libanaise soutenue par Téhéran, avait promis des représailles terribles « en temps et en heure » à différents raids israéliens, notamment l’élimination du numéro deux de la branche politique du Hamas à Beyrouth. De même, les ripostes des États-Unis et du Royaume-Uni contre les Houthis, missile yéménite soutenue aussi par Téhéran, qui menace de frapper les cargos transitant par le golfe d’Aden. Les frappes américaines sur le sol yéménite lui-même ont suscité des menaces de l’Iran. Sans rien pour l’instant.

 

Présidentielle américaine : Biden en pleine confusion et Trump dans ses trumperies 

Ce ne sera plus tenable longtemps. Si la Maison Blanche a joué les tauliers de l’Occident par une aide décisive (même si on peut aussi lui reprocher d’être « trop tard trop peu ») en Ukraine et un soutien vigilant d’Israël face au Hamas, force est de constater qu’une défaite de Joe Biden le 5 novembre face à Trump parait désormais probable.

Malgré le dynamisme économique, le président américain est terriblement impopulaire en raison de l’inflation. Les sondages le créditent de cinq points de retard sur son rival qui a le vent en poupe, puisqu’il devrait pousser à l’abandon sa dernière rivale, Nikki Haley après la primaire du 24 février en Caroline du Sud. Une victoire à peine six semaines après le début de la campagne des primaires serait sans précédent historique, et explique que si peu de ténors républicains osent tenir le moindre propos susceptible de déplaire aux trumpistes. Les sondages donnent aussi Trump gagnant dans les 5-7 swing states, ceux susceptibles de basculer dans un camp ou un autre, et qui feront l’élection : Arizona, Géorgie, Michigan, Pennsylvanie, Wisconsin, voire Caroline du Nord et Nevada.

Surtout, est apparu un fait nouveau et qui pourrait bientôt devenir intenable. Joe Biden multiplie les confusions qui ne sont plus seulement embarrassantes, à l’image des gaffes et trous de mémoire qu’il multiplie depuis longtemps. Cela touche désormais à sa capacité de gouverner. Comment croire que cet octogénaire pourrait prendre les bonnes décisions en cas de crise, en quelques minutes dans la war room par exemple, s’il prétend, comme il l’a fait dernièrement, avoir rencontré Mitterrand, décédé en 1995, en lieu et place d’Emmanuel Macron, ou le chancelier Kohl à la place d’Angela Merkel, et déclaré que le président égyptien Al Sissi était en fait celui du Mexique (Donald Trump a fait diffuser une carte du Proche-Orient où était calqué la carte du Mexique avec mention « source : Joe Biden »).

Enfin, une campagne américaine est une épreuve physique redoutable. Joe Biden a tenu le choc lors de la dernière uniquement parce qu’elle n’a pas eu lieu pour cause de covid. Problème, les Démocrates, divisés, indécis, et en panne d’idées et, il faut bien le dire, de lucidité, n’ont pas de plan B. Aucune personnalité connue, dotée d’un minimum de charisme et susceptible de faire consensus parmi les Démocrates n’a émergé en quatre ans, ce qui est une faute. La vice-présidente, Kamala Harris, n’a pas pris la lumière, elle est réputée ne pas avoir la carrure, comme l’illustre son parcours peu convaincant. Surtout, juridiquement, il semble très difficile d’annuler les primaires démocrates, pour lesquelles un certain nombre de délégués pro Biden ont été désignés. Seule issue, un avis médical sollicité par les ministres du président, terrible responsabilité et trahison, pour déclarer qu’il n’est plus en capacité d’exercer ses fonctions, selon la Constitution. Jamais un candidat bénéficiant du désistement au dernier moment du président en exercice n’a gagné la présidentielle…

L’affaire est d’autant plus cruciale que, bien évidemment, l’élection du président du pays le plus puissant du monde, militairement et économiquement, ne concerne pas que les Américains et que Donald Trump a raconté publiquement, il y a dix jours, avoir déclaré à un chef de gouvernement européen (allemand ?) qu’il ne viendrait pas à son secours si la Russie l’attaquait. On peut essayer de se rassurer à bon compte en se persuadant qu’il s’agissait d’un procédé rhétorique, ou d’une technique de négociation un peu rude pour obtenir, légitimement, que les Européens prennent plus au sérieux leur sécurité. Mais force est de constater, et ce discours de Trump représente de ce point de vue un évènement géopolitiquement majeur, malheureusement, tranchant avec une jurisprudence constante à Washington depuis 1949. La sécurité collective de l’Alliance atlantique repose en effet sur le fait que si un quelconque de ses 31 membres est attaqué, chacun des autres volera à son secours de manière inconditionnelle, sans émettre des si et des mais. Tout l’inverse de ce qu’a déclaré Trump qui assume que dans ce cas là il pourrait dire « désolé, je ne suis pas très motivé, regardons d’abord si vous avez réglé vos factures ». De la musique aux oreilles du Kremlin, de nature à le convaincre qu’une aventure en Pologne, ou en pays Balte serait opportune pour discréditer définitivement son ennemi juré, l’Alliance atlantique…

 

Menaces sur l’économie chinoise

Les nuages s’accumulent sur la Chine, deuxième économie mondiale et qui a réalisé depuis 1979 une performance sans équivalent historique, une croissance de 6 à 10 % par an pour un pays à l’époque d’environ un milliard d’habitants.

Sa croissance ralentit et n’aurait même pas dépassé 0,8 % au dernier trimestre. En cause : le vieillissement de la population, conséquence de la politique de l’enfant unique en vigueur jusqu’à récemment en sus de la chute de désir d’enfant, comme en Occident ; le chômage des jeunes au plus haut depuis des temps immémoriaux ; la moindre dynamique des exportations liées à la conjoncture mondiale ainsi qu’à une certaine défiance post covid envers Pékin ; sans doute les imites rencontrées par un système totalitaire à l’ère de l’innovation technologique ; et les menaces sur le système bancaire en raison de l’accumulation de créances douteuses sur le secteur immobilier après des années de spéculation, illustrées par ces images vertigineuses de tours fantômes construites pour être condamnées à la destruction.

La mise en liquidation, le 29 janvier dernier par un tribunal de Hong Kong, du groupe Evergrande, principal promoteur immobilier du pays, après deux années d’agonie est venue rappeler le danger, même s’il n’a pas, pour l’heure, provoqué d’effets dominos comme aux États-Unis la faillite de Lehman Brothers en 2008. Le secteur immobilier pèse pour un tiers du PIB chinois, contre un dixième en France. Les prix des logements ont chuté en deux ans de 30 %, du jamais vu. Les bourses chinoises sont par ailleurs atones et le président Xi Jinping a dû convoquer récemment les régulateurs des marchés financiers pour leur demander de doper un peu la conjoncture, notamment par un allègement des règles de réserves obligatoires des banques. Sans résultat spectaculaire. Un défi politique pour les autorités, puisque les Chinois sont habitués depuis trente ans à des perspectives de progression de leur revenu…

 

Union européenne : les agriculteurs se rebiffent

C’est un événement important dans l’histoire de l’Union européenne qui s’est déroulé ces dernières semaines, à coups de cortèges de tracteurs klaxonnant dans les principales villes d’Europe.

Les agriculteurs, pourtant en majorité très pro-européens, notamment parce qu’ils bénéficient, pour la majorité d’entre eux, du système d’administration des marchés avec prix garantis peu ou prou dans les céréales, certaines viandes, produits laitiers, ont manifesté massivement. À rebours de l’adage « on ne mord pas la main qui vous nourrit », et peut-être parce que ladite main ne nourrit plus tant que ça ceux qui nous nourrissent, comme le résumait un cortège espagnol ; « laissez-nous bosser, carajo ! ». Pas un hasard si le mouvement est parti, il y a presque un an, des Pays-Bas où un plan d’écologie punitive avait prévu, au nom de la désormais omniprésente lutte en Occident contre le réchauffement climatique (une vertu qui permet de massacrer agriculture et industrie sous le regard goguenard ou stupéfait du reste du monde, et qui ne les incite en tout cas pas à nous emboiter le pas), la disparition de la moitié du cheptel.

Les Allemands ont pris le relais début janvier, suivis par leurs confrères français, puis italiens, belges, espagnols, polonais, roumains. Ce mouvement spectaculaire, avec des blocages inédits de centres- villes en Allemagne, et la panoplie habituelle en France de lisier déversé, mais des blocages d’autoroutes sur 400 km (sans précédent) ont pu avoir des motifs divers, prix de vente trop bas (donc, appel, comme d’habitude, à subventions), la concurrence ukrainienne, avaient pour revendication centrale la réduction drastique de la réglementation d’origine, le plus souvent écologique (les associations écologistes ont beau prétendre être les alliées des agriculteurs, ce discours ne convainc pas ces derniers qui savent sous la pression de qui on les bride depuis des années), ou sanitaire au nom d’un principe de précaution devenu absolu. En clair, les agriculteurs ne supportent plus les exigences des plans écolos européens Green Deal et Farm to Fork, même si leurs représentants n’osent pas trop le dire.

Si le gouvernement Attal a su apaiser les grands syndicats agricoles par des chèques et promesses, notamment d’une pause (mais pas annulation) du plan de réduction impératif de 50 % des traitements phytosanitaires d’ici 2030, avec chute des rendements, donc à la clé des revenus, martingale française inépuisable, et si Bruxelles a accordé une dérogation pour les jachères, les agriculteurs se rendent compte que cela ne résout pas du tout le problème « bureaucratie/punitions ». La FNSEA, qui ne se résout pas à s’attaquer aux programmes européens Green Deal et Farm to Fork, menace de reprendre les manifestations à la veille du Salon de l’agriculture, dans quelques jours.

Que le soufflé de cette contestation inédite par le nombre de pays concernés, quoique sans synchronisation, retombe ou pas, il aura déjà eu un mérite : le grand public a découvert le poids dément des règlementations en milieu rural, qui punissent tout et son contraire, la nécessité d’obtenir x autorisations pour tailler une haie, curer un fossé, le calendrier des semis, traitements… comme l’illustre ce slogan d’agriculteurs espagnols « mais laissez-nous bosser, carajo ! ».

 

En France, l’horizon indépassable des règlements partout, tout le temps

Une bataille clé dans la guerre culturelle entre la réglementation tous azimuts, qui ne se confine pas à l’agriculture, comme prétend d’ailleurs l’admettre depuis peu le gouvernement et qu’illustre cette savoureuse révélation, parmi mille autres : un employé de mairie ne peut pas changer une ampoule sans suivre trois jours de formation. Eh oui, nos vies sont régies par une dizaine de codes de 4000 pages, qui s’enrichissent de plusieurs pages chaque jour.

De quoi rappeler le fameux texte de Tocqueville sur « le réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes » édictée par un pouvoir « immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer la jouissance des citoyens et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux ».

Tout cela a poussé le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire (qui a dû se résoudre, dimanche soir, à annoncer une révision à la baisse, de 1,4 à 1 % de la prévision de la croissance française en 2024, évoquant la guerre en Ukraine, le Moyen-Orient, le ralentissement économique très marqué en Chine et la récession technique de 0,3 % du principal partenaire commercial de la France, l’Allemagne), à dénoncer « un suicide européen » par les entraves règlementaires, et à promettre il y a quelques semaines, à plusieurs reprises, un vaste effort de simplification… avant d’annoncer aussitôt des contrôles sévères sur la grande distribution, bouc émissaire, pour vérifier qu’elle pratique des marges raisonnables sur les produits alimentaires.

De même, le gouvernement a découvert récemment, sans promptitude excessive, que les normes DPE constituaient une véritable bombe sociale puisqu’elle imposait des dépenses insupportables aux ménages modestes voulant louer un bien pour le mettre en conformité (en attendant d’interdire aussi leur vente, voire, tant qu’on y est dans le fanatisme vert, leur occupation par les propriétaires). Ce qui contribue au blocage spectaculaire du marché de la location depuis deux ans.

Miracle, une étude technique vient démontrer que les DPE ne sont pas fiables pour les logements de moins de 40 m2 ouvrant droit à dérogation. Un peu tartuffe, mais c’est déjà ça… Il faudra surveiller la suite, du fait de la nomination d’un nouveau ministre du Logement, Guillaume Kasbarian, qui assume vouloir provoquer un « choc de l’offre », en clair stimuler la construction de logements et leur mise à disposition sur le marché locatif. Un discours bienvenu, pour ne pas dire déconcertant, tant il est à rebours de ce à quoi nous habituent les ministres d’Emmanuel Macron.

Selon ses déclarations à l’issue, jeudi, d’une rencontre avec des représentants du secteur, il s’agit de rénover un processus de rénovation énergétique « comportant trop de lourdeurs administratives ». Sur la table, notamment la limitation des obligations de recourir à un accompagnateur agréé aux subventions de rénovation les plus élevées. Il s’agit aussi de permettre aux propriétaires de logements à étiquette énergétique G, a priori aux revenus les plus modestes, qui ne pourront plus être mis en location à partir du 1er janvier 2025, de les aider à commencer à améliorer la performance de leur bien.

 

France-sur-mer : le sujet empoisonné de l’immigration fait son grand retour

Le sujet de l’immigration, en mode sparadrap du capitaine Haddock, hante plus que jamais la politique française, avec un exécutif au sommet du « Enmêmptentisme », chèvre-chou, qui cherche à séduire des électeurs de droite (comme si ceux de gauche classique ne pouvaient pas objecter aux changements fondamentaux à l’œuvre dans notre pays depuis quatre ou cinq décennies, illustrés par une comparaison, au hasard, entre deux photos de classe 2024-1974 ?) sans perdre ceux de gauche. Dilemme d’autant plus sensible que le parti Renaissance est crédité de 18,5 % des suffrages aux européennes de juin, très loin des 29 % attribués, selon un sondage, au Rassemblement national.

L’Élysée a remporté une première manche tactique en demandant aux députés Renaissance de voter pour la loi immigration avec Les Républicains et le Rassemblement nationale… pour aussitôt en déférer les amendements Les Républicains au Conseil constitutionnel. Voter pour un texte qu’on espère anticonstitutionnel, c’est nouveau… Lequel Conseil constitutionnel a eu l’obligeance d’invalider 32 des amendements « droitiers » pour vice de procédure, qui ne se rattachaient pas à un élément précis, un article, du texte proposé. Il avait pourtant validé un amendement sur Mayotte en 2018 dans une loi qui ne traitait pourtant ni de Mayotte ni d’immigration…

Deuxième manche, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, s’est rendu récemment à Mayotte, plus grande maternité d’Europe (25 naissances par jour, cinq fois plus que la seule Corrèze) pour annoncer ce que les élus de tous bords y attendent depuis longtemps : la fin du droit du sol. Au prix, puisqu’une loi ne peut pas être en vigueur dans un département, et pas sur l’ensemble du territoire national selon la Constitution, d’une révision de cette dernière. Ouvrant ainsi une boîte de Pandore, car ce principe d’une territorialisation d’une loi pourrait s’appliquer plus tard sur bien d’autres sujets. Il semble bien qu’il n’ait pas échappé à l’exécutif que la question devenue incandescente, voire civilisationnelle de l’immigration risque de rapporter gros aux élections européennes de juin prochain.

Une réforme du droit du sol sur l’ensemble du territoire n’aurait au demeurant rien de choquant et ne ferait pas basculer la France, contrairement à ce que prétendent les beaux esprits immigrationnistes, dans « les heures les plus sombres de notre histoire », pour la bonne raison que le droit du sang prioritaire est pratiqué par de nombreux pays pas franchement gouvernés à l’extrême droite.

Au demeurant, et cela illustre au passage combien le dossier de l’immigration à Mayotte est instrumentalisé, le droit du sol dit sec, c’est-à-dire l’obtention automatique de la nationalité du pays où l’on naît quelle que soit celle de ses parents et leur propre lieu de résidence et/ou de naissance, n’existe presque plus nulle part au monde. Et notamment pas en Europe, où les pays les plus souples là-dessus, la France, l’Espagne et la Belgique, pratiquent plutôt le « double droit du sol » : on obtient automatiquement, ou sur demande la nationalité française à l’adolescence si un des deux parents étrangers, même en situation irrégulière, est lui-même né en France, même en situation irrégulière, sous réserve qu’il ait séjourné en France un nombre suffisant d’années.

Le problème étant que les habitants des Comores, manipulés en outre par un régime dictatorial voyant dans cette émigration un moyen commode de déstabiliser une « puissance coloniale » à qui ils réclament la restitution de Mayotte, ignorent ces subtilités juridiques et que, motivées par la chimère d’une nationalité française automatique, avec ses droits et avantages pour l’enfant qu’elles portent, des Comoriennes enceintes se ruent à Mayotte pour y accoucher. Face à la désinformation aux Comores (en sus des autres facteurs d’immigration clandestine massive d’hommes jeunes cherchant une terre promise où les salaires sont huit fois supérieurs à ceux en vigueur chez eux à quelques heures de navigation) des ajustements constitutionnels sur le droit du sol, à la majorité, difficile, des trois cinquièmes au Congrès, risquent de ne pas changer grand-chose.

« Le risque d’un conflit direct entre la Russie et l’OTAN est à prendre au sérieux » grand entretien avec Aurélien Duchêne

Aurélien Duchêne est consultant géopolitique et défense et chroniqueur pour la chaîne LCI, et chargé d’études pour Euro Créative. Auteur de Russie : la prochaine surprise stratégique ? (2021, rééd. Librinova, 2022), il a précocement développé l’hypothèse d’une prochaine invasion de l’Ukraine par la Russie, à une période où ce risque n’était pas encore pris au sérieux dans le débat public. Grand entretien pour Contrepoints par Loup Viallet, rédacteur en chef.

 

Que représentent les pays baltes pour la Russie de Poutine ?

Aurélien Duchêne Les pays baltes représentent aux yeux du régime russe, comme d’une large partie de la population, d’anciens territoires de l’Empire russe, qui avaient également été annexés par l’URSS des années 1940 jusqu’en 1990. Beaucoup de Russes, notamment dans les élites dirigeantes, n’ont jamais vraiment digéré l’indépendance de l’Estonie, de la Lettonie et de la Lituanie, avec de plus une circonstance aggravante : les pays baltes ont été les premiers à faire sécession de l’URSS, au printemps 1990, et leur soulèvement civique a fortement concouru à l’effondrement de cette dernière.

Les trois nations baltes totalisent une superficie 100 fois plus réduite que celle de la Russie (175 km2) et une population presque 25 fois moindre (6 millions d’habitants) : le fait que de si petits pays aient pu se libérer de l’emprise de Moscou avec le monde entier pour témoin a été une véritable humiliation pour le Kremlin, après des décennies d’humiliations répétées des peuples baltes sous le joug soviétique dans la lignée de la précédente occupation par l’Empire russe. 

La transition rapide des nations baltes vers la démocratie libérale et leur intégration européenne et atlantique restent également un camouflet pour le régime russe. Au-delà du basculement vers le monde occidental de pays censés appartenir à la sphère d’influence russe (si ce n’est à la Russie tout court), c’est l’accession d’anciennes républiques soviétiques au rang de démocraties matures, avec une société libre, qui est aussi intolérable aux yeux de Poutine et de ses lieutenants que ne l’est la démocratisation avancée de l’Ukraine.

Et de même que la Russie de Poutine nie l’existence d’une nation ukrainienne indépendante, elle respecte peu l’identité des peuples baltes qui ont tour à tour été considérés comme des minorités ethniques parmi d’autres dans l’immense Empire russe, puis comme des populations à intégrer de force sous l’URSS. 

Outre l’imposition du communisme qui tolérait par définition mal des identités nationales affirmées, le régime soviétique s’est livré à des politiques de recomposition ethnique qui allaient bien au-delà de la seule politique de terreur stalinienne. À travers des programmes criminels comme l’opération Priboï en 1949, le Kremlin a ainsi orchestré la déportation de 500 000 Baltes entre 1945 et 1955 ! Alors qu’elle déportait des familles entières vers la Sibérie, l’URSS organisait l’installation de Russes ethniques dans ce qui s’est vite apparenté à une véritable colonisation de peuplement.

L’héritage de ce demi-siècle d’annexion à l’URSS, c’est la présence aux pays baltes de fortes minorités de Russes ethniques et de russophones. Ces Russes vivant hors de Russie représentent environ 25 % de la population en Lettonie et en Estonie, et environ 5 % en Lituanie. Les russophones représentent ainsi environ 80 % de la population du comté estonien d’Ida-Viru (où se situe la très symbolique ville de Narva, à la frontière avec la Russie), ou encore plus de 55 % de la région capitale de Riga en Lettonie.

Vu de Russie, ces populations russes et russophones hors de Russie font partie du « monde russe », lequel doit absolument rester dans le giron de Moscou. Les pays baltes n’ont pas la même dimension aux yeux des Russes que la Crimée, voire pas la même dimension que d’autres régions ukrainiennes considérées comme russes du fait d’une prétendue légitimité historique voire démographique. Les 25 à 30 millions de Russes ethniques vivant dans d’anciennes républiques soviétiques qui, du nord du Kazakhstan à la Lettonie, forment la seconde diaspora du monde après celle des Chinois, sont eux, d’une extrême importance aux yeux de Moscou.

L’on se souvient que c’était le devoir pour la Russie de protéger les Russes hors de ses frontières qui avait été invoqué dans les divers conflits contre l’Ukraine depuis 2014. Cette garantie de protection par la Russie de ses citoyens vivant hors de ses frontières (incluant tous les Russes de l’étranger à qui Moscou délivre passeports et titres d’identité) est même dans la Constitution fédérale. Les dirigeants russes n’ont pas besoin de croire eux-mêmes en un quelconque danger envers des Russes à l’étranger pour « voler à leur secours », que ce soit face à un « génocide » des russophones du Donbass inventé de toutes pièces, ou face à un régime nazi imaginaire qui gouvernerait l’Ukraine. Mais tout porte à croire que le Kremlin se préoccupe sincèrement du risque de voir des millions de Russes de l’étranger s’éloigner de la Russie pour s’intégrer, voire s’assimiler aux pays où ils vivent, menaçant ainsi le « monde russe », voire l’avenir du régime russe.

Dans un article publié un an avant l’invasion de 2022, j’avais défendu l’idée que la Russie pourrait envahir dans un futur proche les régions ukrainiennes censées appartenir à ce « monde russe », avant de développer encore ce scénario dans mon livre Russie : la prochaine surprise stratégique ?. J’y détaillais également le risque que la Russie puisse tenter une agression contre des localités baltes à majorité russe ou russophone telles que la ville de Narva, fût-ce sous la forme d’opérations de faible envergure sous le seuil du conflit ouvert.

Le but pourrait être d’obtenir une victoire historique contre l’OTAN et les puissances occidentales, en leur imposant un fait accompli auquel elles n’oseraient supposément pas réagir par les armes, de peur de s’engager dans une guerre contre la Russie avec le risque d’une escalade nucléaire à la clé. Un calcul qui aurait de fortes chances de se révéler perdant et de déboucher sur le scénario du pire, celui d’un conflit direct entre la Russie et l’Alliance atlantique. Je crois plus que jamais à ce risque, des scénarios comparables étant désormais d’ailleurs davantage pris au sérieux dans le débat stratégique. Pour la Russie, les pays baltes ne représentent donc pas une terre irrédente du même type que la Crimée, ni une « question de vie ou de mort » comme le serait l’Ukraine entière dixit Vladimir Poutine, mais un enjeu qui pourrait bien la conduire à prendre des risques extrêmes contre l’OTAN.

 

Que symbolise l’Alliance atlantique pour les pays de l’Est ?

Elle symbolise à la fois leur ancrage dans le camp des démocraties occidentales et leur garantie d’y rester. Sous la domination russe, puis soviétique, les pays d’Europe centrale et orientale se vivaient comme un « Occident kidnappé », pour reprendre les mots de Milan Kundera. Ces pays, qui étaient membres contraints du Pacte de Varsovie, voire de l’URSS dans le cas des pays baltes, se sont vite tournés vers l’Alliance atlantique après l’effondrement de l’Empire soviétique. À l’époque davantage dans le but de parachever leur retour vers l’Occident et leur marche vers la démocratie que dans l’optique de se prémunir d’une menace russe encore lointaine. La Pologne, la Tchéquie et la Hongrie ont rejoint l’OTAN (en 1999) avant de rejoindre l’Union européenne (en 2004) ; les pays baltes, la Slovaquie, la Slovénie, la Roumanie et la Bulgarie ont rejoint l’OTAN la même année que l’UE (en 2004).

Là où le débat public français distingue largement l’intégration européenne de l’alliance transatlantique, les pays d’Europe centrale et orientale parlent davantage d’une intégration euro-atlantique, bien qu’ils différencient évidemment la construction européenne dans tous ses domaines de cette alliance militaire qu’est l’OTAN. Nous avons tendance en France à résumer la vision de ces pays de la manière suivante : l’Union européenne serait pour eux un bloc économique (un « grand marché ») et politique qui ne devrait guère tendre vers d’autres missions, quand la défense collective serait du ressort de la seule OTAN. Leur vision est en réalité bien plus complexe, ne serait-ce que du fait d’un sincère attachement à la dimension politique et culturelle du projet européen, jusque chez les puissants courants eurosceptiques qui pèsent dans ces pays.

Il n’en demeure pas moins que l’OTAN est pour eux le pilier de leurs politiques de défense. Nos voisins d’Europe centrale et orientale ne voient pas d’alternative crédible à la garantie de sécurité américaine et à la sécurité collective que procure l’Alliance, dans la mesure où l’Europe n’est aujourd’hui pas en capacité de faire face seule à la menace russe. Outre leur puissance, les États-Unis passent pour un protecteur incontournable du fait de leur position historiquement ferme face à l’URSS puis la Russie, là où la France et l’Allemagne, qui ont davantage cherché à ménager la Russie malgré sa dérive toujours plus menaçante, sont souvent perçues comme étant moins fiables. L’attitude de Paris et Berlin au début de l’invasion de l’Ukraine a d’ailleurs renforcé ce sentiment, quoique les choses se soient améliorées depuis que les deux pays ont considérablement renforcé leur soutien à l’Ukraine et durci le ton face à Moscou.

Les pays d’Europe centrale et orientale sont extrêmement attachés à la solidité de l’OTAN et se méfient des projets, portés en premier lieu par la France, de défense européenne distincte de l’OTAN ou d’autonomie stratégique européenne, pour au moins trois raisons. Ils n’en voient pas vraiment l’utilité là où l’OTAN, avec le fameux article 5, et la protection américaine suffisent face aux menaces majeures ; ils craignent qu’une défense européenne concurrente de l’OTAN ne distende les liens avec les États-Unis et conduise ceux-ci à favoriser davantage encore leur pivot vers l’Asie ; ils soupçonnent la quête d’émancipation vis-à-vis de Washington d’être synonyme d’un futur rapprochement avec la Russie, qui se ferait au détriment de l’Europe orientale. Là aussi, les premiers mois de l’invasion de l’Ukraine avaient renforcé ces soupçons, du fait d’un soutien à Kiev bien plus ferme de la part des États-Unis, mais aussi du Royaume-Uni.

Mais la situation s’est également améliorée sur ce point, entre rapprochement de la France et de l’Allemagne avec la position des pays d’Europe centrale et orientale, doutes croissants sur la fiabilité américaine et évolution du débat stratégique en Europe. Nos voisins restent plus attachés que jamais à l’OTAN qui paraît aujourd’hui d’autant plus indispensable à leur sécurité, mais s’ouvrent davantage à une défense européenne complémentaire de l’Alliance atlantique, entre renforcement du pilier européen de l’OTAN, développement des coopérations entre Européens et mise en œuvre de nouvelles politiques de défense de l’UE avec des moyens supplémentaires.

 

Comment l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie se préparent-ils à une éventuelle invasion russe ?

Les trois pays agissent à trois niveaux. D’abord par leur soutien matériel à l’Ukraine, qui est l’un des plus élevés de toute l’Alliance atlantique en proportion de leur puissance économique et militaire, et leur travail diplomatique pour renforcer la mobilisation européenne et transatlantique en la matière. En soutenant au mieux la défense ukrainienne face à l’agression russe, les Baltes entretiennent aussi leur propre défense : infliger un maximum de pertes aux Russes, qui mettront parfois des années à reconstituer les capacités perdues, permet à la fois d’éloigner l’horizon à partir duquel la Russie pourrait attaquer les pays baltes, et de mieux dissuader une telle éventualité en montrant à l’agresseur qu’il paierait un lourd tribut.

Ensuite, par un effort de prévention du pire. Si les États baltes se montrent de plus en plus alarmistes quant au risque d’être « les prochains », c’est aussi pour conserver l’attention et la solidarité de leurs alliés, et espérer d’eux qu’ils renforcent encore leur présence dans les pays baltes. En montrant qu’ils prennent au sérieux le risque d’une attaque russe et qu’ils s’y préparent, les Baltes ont aussi un objectif de dissuasion à l’endroit de Moscou.

Enfin, par des préparatifs directs pour résister à une invasion. Cela fait depuis 2014 que l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie améliorent leurs dispositifs de défense opérationnelle du territoire, et l’on note une accélération sensible ces derniers mois. L’on apprenait ainsi mi-février que les trois pays prévoient de renforcer encore les fortifications à leurs frontières, avec la construction de plus de 1000 bunkers (600 pour la seule Estonie) et de barrages anti-chars tels que des dents de dragon qui ont montré leur utilité en Ukraine. Le ministre des Affaires étrangères estonien Margus Tsahkna estimait il y a quelques jours que l’OTAN n’avait que trois à quatre ans pour se préparer à un « test » russe contre l’OTAN, rejoignant notamment l’estimation de certains responsables polonais. S’ils ne s’attendent pas à une attaque imminente, les trois pays baltes partagent la même conviction qu’ils n’ont que quelques années pour se préparer à un conflit majeur.

Ce qui se traduit par un effort budgétaire considérable. L’Estonie a ainsi porté son effort de défense à 2,8 % du PIB en 2023 et prévoit d’atteindre 3,2 % en 2024, bien au-delà de l’objectif de 2 % auquel se sont engagés les membres de l’OTAN en 2014. La Lettonie a quant à elle dépassé les 2,2 % l’an dernier avec un objectif de 2,5 % en 2025. La Lituanie, enfin, a augmenté de moitié ses dépenses militaires en 2022 (elle les a même doublées depuis 2020), et consacrera à sa défense l’équivalent de 2,75 % du PIB en 2024. Avec la Pologne, la Grèce et les États-Unis, les pays baltes sont désormais les États membres de l’OTAN qui fournissent l’effort de défense le plus conséquent en proportion de leur richesse nationale.

La majeure partie de ces dépenses supplémentaires sont des dépenses d’acquisition, finançant de grands programmes. Tirant des enseignements de la guerre d’Ukraine, les Baltes renforcent leur artillerie (de l’achat de HIMARS américains pour les capacités de frappes dans la profondeur, à la commande de canons CAESAR français par la Lituanie), leur défense antiaérienne… Et ils massifient leurs stocks de munitions, lesquels ont aussi été fortement mis à contribution pour aider l’Ukraine. Les dépenses en personnel ne sont pas négligées : les trois pays baltes augmentent leurs effectifs d’active comme de réserve, ainsi que l’entraînement et la préparation opérationnelle de leurs forces.

La préparation de l’Estonie, de la Lettonie et de la Lituanie à une éventuelle invasion russe passe aussi par une mise à haut niveau de leur défense nationale qui va au-delà du seul renforcement capacitaire. Il convient de souligner à quel point ces trois pays, malgré leur pacifisme et leur souhait de s’épanouir en tant que démocraties libérales européennes, ouvertes sur la mondialisation, ont conservé un ethos militaire. Leur identité profonde se caractérise à la fois par une histoire marquée par les occupations étrangères (l’Empire russe puis l’URSS en premier lieu), un attachement farouche à leur souveraineté (y compris par rapport aux grands États européens alliés), et une vulnérabilité en tant que petits États peu peuplés.

L’Estonie avait instauré la conscription dès 1991, la Lituanie a annoncé son rétablissement en 2015, et la Lettonie a suivi en 2022 avec une entrée en vigueur cette année. Derrière le maintien ou le rétablissement du service militaire obligatoire, les nations baltes développent leur défense nationale sur le plan civique, avec notamment un effort accru d’intégration des minorités de Russes ethniques et de Baltes russophones qui vivent dans les trois pays, et une bataille de tous les jours contre la guerre informationnelle russe et les campagnes de déstabilisation intérieure qu’organise Moscou. Si ces efforts de cohésion nationale et civique ne sont pas tournés en premier lieu vers la préparation à une invasion armée, ils lui sont indispensables. La vulnérabilité de l’Ukraine aux agressions russes en 2014 l’a montré ; sa formidable résistance à l’invasion de 2022 encore plus.

 

Sont-ils capables de tenir un front dans le cadre d’une guerre conventionnelle ?

Sur le papier, pas pour longtemps. Les forces opérationnelles que les trois pays pourraient engager immédiatement en cas d’agression se montent à quelques milliers d’hommes chacun, les effectifs devant être augmentés à plusieurs dizaines de milliers sur un préavis le plus court possible grâce à la mobilisation de conscrits et réservistes par définition moins bien entraînés et équipés. Là où la Russie a déjà engagé plusieurs centaines de milliers d’hommes en Ukraine en deux ans et est capable d’en mobiliser bien davantage, la population de l’Estonie par exemple est d’à peine 1,3 million d’habitants, soit la population de l’agglomération lyonnaise. Aucun de ces pays ne dispose de chars lourds (la Lituanie négocie avec des constructeurs allemands pour en acquérir) ou d’avions de combat (la Lituanie et la Lettonie ont commandé respectivement quatre et un hélicoptère américain Black Hawk), et leur parc d’artillerie actuel est très limité et devrait le rester malgré d’importantes commandes dans ce domaine.

Le renforcement militaire des pays baltes est proportionnellement l’un des plus importants des pays de l’OTAN, et les armées estonienne, lettone et lituanienne de 2025 voire 2030 seront autrement plus fortes que celles de 2020 ; s’ajoute, comme dit précédemment, la fortification des frontières baltes qui compliquera sérieusement une attaque russe. Mais le rapport de force échoirait toujours à la Russie, dont les forces conserveront une masse et une épaisseur bien supérieures à tout ce que les pays baltes prévoient dans le cadre de leur montée en puissance.

Les pays baltes ne se battront évidemment jamais sans leurs alliés de l’OTAN (quoique les Russes pourraient penser le contraire, ce qui les pousserait d’autant plus à tenter un coup de force), et ces derniers renforcent eux aussi considérablement leurs capacités de défense dans la région balte. En 2016, une étude de la RAND Corporation voyait les forces de l’OTAN perdre une opération dans les pays baltes face aux troupes russes qui atteindraient Tallinn et Riga en un maximum de 60 heures, laissant l’Alliance face à un nombre limité d’options, toutes mauvaises. Le spectaculaire échec des premières phases de l’invasion russe de février 2022 dans le nord de l’Ukraine a depuis remis en question toutes les précédentes études de ce type qui décrivaient une armée russe capable de balayer les petites armées alliées dans des offensives éclair.

Sur le terrain, le corridor de Suwalki est depuis 2015 l’objet de simulations de combat en conditions proches du réel des côtés baltes comme polonais : ainsi d’un exercice à l’été 2017 où 1500 soldats américains, britanniques, croates et lituaniens avaient simulé une opération sur le terrain avec un matériel limité. Par comparaison, la même année et dans la même région, l’exercice russo-biélorusse Zapad 2017 avait mobilisé des effectifs largement supérieurs avec plusieurs dizaines de milliers d’hommes et des centaines de véhicules. Là encore, les choses ont considérablement évolué depuis : en témoignent le renforcement des effectifs de l’OTAN dans la région et l’organisation cette année de Steadfast Defender, plus vaste exercice militaire de l’OTAN depuis 1988. La remontée en puissance militaire des alliés reste cependant limitée pour les prochaines années ; la matérialisation des ambitions polonaises, entre doublement programmé des effectifs militaires et commandes géantes d’armement, si elle va à son terme, s’étendra jusqu’à 2030 au moins.

Là où l’OTAN organise depuis 2016 des rotations de forces mécanisées de quelques milliers de soldats entre Pologne et pays baltes et augmente ses capacités de réaction rapide, les forces des districts militaires russes occidentaux pourraient quant à elles engager très rapidement des dizaines de milliers d’hommes et jusqu’à plusieurs centaines de chars opérationnels d’ici quelques décennies si la remontée en puissance militaire poursuit à ce rythme malgré les pertes en Ukraine. S’il faut relativiser l’idée que les armées baltes se feraient écraser, d’une part du fait de leur propre renforcement et de celui des alliés, et d’autre part du fait des faiblesses russes, il ne faut pas non plus pécher par excès de confiance.

 

Le corridor de Suwalki est-il le talon d’Achille des frontières européennes ?

Ce corridor terrestre large d’environ 65 km relie les États baltes à la Pologne et donc au reste de l’UE et de l’OTAN. À l’est de ce passage, la Biélorussie, qui serait en cas de conflit alliée à la Russie ou sous son contrôle ; à l’ouest, l’exclave russe de Kaliningrad, zone la plus militarisée d’Europe en dehors du front ukrainien. Le corridor de Suwalki concentre l’attention des états-majors occidentaux d’une manière comparable à la trouée de Fulda, à la frontière entre les deux Allemagne, au cours de la guerre froide. Concrètement, la Russie pourrait l’exploiter pour créer des situations d’asymétrie visant à réduire l’avantage des forces occidentales. Le terrain, couvert de champs humides volontiers boueux, de forêts et de lacs, rend les déplacements difficiles dans la trouée de Suwalki, d’autant que la moitié de la trouée est constituée d’un massif vallonné ; plus à l’ouest ou au sud, les trésors naturels que sont la région des lacs de Mazurie, le parc national de la Biebrza et la forêt primaire de Bialowieza gêneraient des mouvements de troupes venant du reste de la Pologne. Seules deux autoroutes et une liaison ferroviaire qui seront vite la cible de bombardements russes permettent d’acheminer rapidement des renforts par voie terrestre.

La Russie a créé à Kaliningrad une « bulle A2/AD » particulièrement dense (batteries antiaériennes S-400, batteries côtières SSC-5 Bastion et SSC-1 Sepal, missiles Iskander, artillerie, équipements de guerre électronique…) qui à défaut d’assurer un déni d’accès complet, compromettrait sérieusement les opérations navales et aériennes alliées. Elle y conserve des effectifs conséquents, qu’elle pourrait relever à plusieurs dizaines de milliers d’hommes sur un temps court, en parallèle d’un renforcement en Biélorussie. En attaquant le corridor de Suwalki, les forces russes seraient capables de combiner effet de surprise, supériorité numérique temporaire, logistique solide et capacités de déni d’accès, avec l’objectif d’isoler nos alliés baltes. Si l’OTAN renforce ses capacités de réaction rapide pour empêcher ce scénario, la bataille promet d’être rude. Le corridor de Suwalki n’est pas le talon d’Achille des frontières européennes, d’autant que le réarmement massif de la Pologne va produire ses effets dans les années à venir, mais c’est un point de vigilance.

 

Quel est l’état de la coopération entre les puissances d’Europe de l’Ouest et les pays baltes, situés aux avants postes de l’Europe ? Sommes-nous, Européens de l’Ouest, prêts à défendre leur intégrité territoriale ?

La coopération entre les puissances d’Europe de l’Ouest et les pays baltes s’effectue au travers de l’OTAN, des coopérations européennes et de relations bilatérales.

Les trois États baltes accueillent des « battlegroups » de l’OTAN, c’est-à-dire des forces multinationales composées de détachements des forces de plusieurs États membres, dans le cadre de l’Enhanced Forward Presence, la « présence avancée renforcée » de l’Alliance. Selon les données officielles de fin 2022, l’Estonie accueillait une présence permanente d’environ 2200 soldats belges, danois, français, islandais, américains et britanniques, le Royaume-Uni étant nation-cadre et la France le principal contributeur européen local avec Londres ; la Lettonie, environ 4 000 soldats albanais, tchèques, danois, islandais, italiens, monténégrins, macédoniens, polonais, slovaques, slovènes, espagnols et américains, le Canada étant la nation-cadre ; et la Lituanie, autour de 3700 Belges, Tchèques, Français, Islandais, Luxembourgeois, Néerlandais, Norvégiens, Suédois (la Suède n’étant pas encore membre de l’OTAN) et Américains, l’Allemagne étant la nation-cadre.

La présence de ces battlegroups multinationaux a d’abord un objectif de dissuasion vis-à-vis de la Russie : si quelques centaines de soldats français, britanniques et américains en Estonie, avec peu d’équipements lourds, ne seraient pas en capacité de repousser une attaque russe d’ampleur, le fait qu’ils auraient à se battre contre les Russes avec des pertes humaines à la clé signifie que les principales puissances militaires de l’OTAN se retrouveraient en conflit direct avec Moscou. La perspective de tuer des soldats américains ou français est censée dissuader la Russie d’engager la moindre opération militaire contre les pays baltes (la présence militaire américaine s’inscrivant aussi dans le cadre de la dissuasion nucléaire élargie de Washington). L’autre objectif est bien sûr de rassurer nos alliés, et de renforcer les relations militaires avec eux au quotidien. S’ajoutent également des missions telles que la police du ciel, à laquelle contribue l’armée de l’Air française.

Depuis la fin des années 2010, suite à l’annexion de la Crimée, la France compte ainsi en moyenne (le nombre fluctue en fonction des rotations) 2000 militaires engagés sur le flanc est de l’OTAN. En Estonie, nos soldats participent à la mission Lynx où ils constituent le principal contingent avec les Britanniques. En Roumanie, la France est la nation-cadre de la mission Aigle mise en place dans les jours suivant l’invasion de l’Ukraine. Cette participation à la défense collective de l’Europe contribue aussi à l’influence française chez nos alliés d’Europe centrale et orientale. Si l’on en revient spécifiquement aux pays baltes, la présence militaire de la France et d’autres pays d’Europe de l’Ouest est significative, quoiqu’elle ne soit évidemment pas à la même échelle que la présence de dizaines de milliers de soldats américains dans des pays alliés, et elle entretient une véritable intimité stratégique.

Dans le cadre des coopérations européennes, les Européens de l’Ouest coopèrent avec les baltes à travers des politiques communes telles que la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), la Coopération structurée permanente, ou encore le Fonds européen de la défense. Outre ces politiques directement liées à l’UE, les coopérations se font à travers des projets ad hoc tels que l’Initiative européenne d’intervention lancée par la France, et que l’Estonie est le seul pays d’Europe centrale et orientale à avoir rejointe. 

Cette participation de l’Estonie à l’Initiative européenne d’intervention promue par Paris montre aussi le développement des relations bilatérales de défense entre les puissances d’Europe de l’Ouest et les États baltes. Ainsi, la participation importante de l’Estonie à l’opération EUFOR RCA (Centrafrique) en 2014 s’expliquait en partie par sa reconnaissance envers la France, qui avait libéré sept cyclistes estoniens pris en otages au Liban en 2011 par le groupe Harakat al-Nahda wal-Islah. L’engagement estonien au sein de la Task Force Takuba (2020-2022) au Sahel avait également été très apprécié par les Français. Si l’Estonie a souvent reproché à la France ses positions jugées ambiguës envers la menace russe et continue de se montrer prudente quant aux projets d’autonomie stratégique européenne en matière de défense, l’on note un rapprochement et un effort de compréhension ces dernières années. Il en va de même pour la Lituanie, où sont également stationnées des troupes françaises, et qui a choisi des canons CAESAR français pour renforcer son artillerie après l’invasion de l’Ukraine (l’Estonie ayant acquis de nouveaux radars français).

Les coopérations militaires entre les puissances d’Europe de l’Ouest et les nations baltes sont ainsi déjà denses, et elles continuent de se renforcer, du renseignement aux manœuvres militaires conjointes. Qu’en est-il de la disposition des Européens de l’Ouest à entrer en guerre pour défendre l’intégrité territoriale de nos alliés baltes ? Ces derniers se demandent dans quelle mesure nous serions prêts à mourir pour Tallinn, Riga ou Vilnius, là où une partie de l’opinion publique française refusait en 1939 de « mourir pour Dantzig » alors que la menace allemande envers la Pologne se précisait. Entre la faiblesse militaire et la retenue de l’Allemagne et de l’Italie, et la prudence de la France et du Royaume-Uni dont on peut légitimement se demander si elles seraient prêtes à risquer une escalade nucléaire, la question peut en effet se poser.

Un sondage du Pew Research Center de 2020 montrait qu’après le Royaume-Uni (à 55 %), la France était le pays d’Europe de l’Ouest où la population était la plus favorable à une intervention militaire nationale en cas d’attaque russe contre un pays allié (à 41 %, à égalité avec l’Espagne, et loin devant l’Allemagne et l’Italie, et devant même la Pologne à titre de comparaison). Si les données manquent sur l’évolution de l’opinion publique à ce sujet depuis l’invasion de l’Ukraine en 2022, diverses études montrent un renforcement de la solidarité atlantique au sein des opinions publiques ouest-européennes ainsi qu’un durcissement des positions à l’égard de la Russie. S’il est probable qu’une part conséquente de la population des nations d’Europe de l’Ouest continue de s’opposer à une riposte armée de leur pays en cas d’agression russe, ne serait-ce que par crainte d’un futur échange nucléaire, l’on peut estimer que la part des citoyens prêts à ce que leur pays respecte ses engagements en tant que membre de l’OTAN ait augmenté.

Enfin, si la précaution est de mise quant à l’attitude qui pourrait être celle des dirigeants d’Europe de l’Ouest (avec des positions françaises sur la dimension européenne de la dissuasion nucléaire nationale qui ont pu sembler floues au-delà de la part de mystère qu’exige la dissuasion, voire contradictoires), la position officielle est également celle d’un respect de la lettre et de l’esprit du Traité de l’Atlantique nord, et les pays d’Europe de l’Ouest cherchent à rassurer les pays baltes quant à leur disposition à défendre leur intégrité territoriale, et ce d’autant plus depuis l’invasion de l’Ukraine.

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Un Sahel sang et or

Le trafic d’or représente une source de financement pour les groupes terroristes, et plus récemment pour les mercenaires russes de Wagner. De facto, cette manne renforce tous les ennemis et compétiteurs de la France en Afrique de l’Ouest. Pire, elle est un fléau pour tous les pays de la région. Certains, comme la Centrafrique et le Soudan en sombrent. D’autres, comme la Mauritanie et la République Démocratique du Congo (RDC), ripostent.

 

La ruée vers l’or sahélienne : une malédiction pour la région ?

Depuis 2012, la bande sahélienne allant de la Mauritanie à l’ouest du Soudan connaît un boom du secteur aurifère. Le mouvement s’accentue à partir de 2016. Une nouvelle ruée vers l’or voit des groupes armés s’emparer de sites d’extraction d’or artisanaux. Ils profitent de l’absence ou de la faiblesse des structures étatiques dans ces régions, à des fins de financement et de recrutement de nouveaux membres.  

Les trafics illégaux (or, migrants, armes, stupéfiants, etc.) sont un parangon géopolitique de la région. Ils catalysent tous les risques et les scléroses du Sahel et du reste de l’Afrique. Problème, ils entraînent aussi des répercussions en Europe, dont la France, qui en est un des débouchés privilégiés ; et pas uniquement les migrants. Venue d’Amérique du Sud, le Sahel voit en effet passer une part substantielle de la cocaïne à destination du Vieux Continent. 

Le trafic d’or, très rémunérateur, est la dernière mode des trafiquants et il alimente les caisses de groupes armés, qu’ils soient djihadistes ou simplement rebelles. À titre d’exemple, la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA), une alliance de groupes rebelles touareg formée en 2014, exploiterait des mines au nord du Mali. Sur la frontière algéro-malienne, dans la localité de Tin Zaouten, les djihadistes du Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (GSIM) contrôleraient également une fonderie et un site d’orpaillage. La porosité entre ces mouvements politiques ou djihadistes et les simples groupes criminels rend d’autant plus difficile la lutte contre leurs actions.

 

Wagner : les nouveaux pilleurs d’or

Le groupe de mercenaires Wagner, présent dans la bande sahélienne du Mali au Soudan en passant par la République centrafricaine, tire une partie importante de ses ressources du trafic d’or, avec des ramifications jusqu’en Mauritanie. Servant de garde prétorienne à plusieurs dirigeants de la région du Mali au Burkina Faso, le groupe Wagner profite de cette assise territoriale pour développer les trafics lui assurant ses revenus. 

Depuis son arrivée à Bamako, fin 2021, le groupe de mercenaires russes a entrepris des actions tous azimuts pour garantir sa mainmise sur l’or malien : récupération de permis miniers, création de sociétés locales, orpaillage artisanal, trafic via Dubaï. Wagner se fournit également, de façon clandestine, auprès d’orpailleurs mauritaniens, liés à des courants proches des islamistes pour revendre ensuite cet or à Bamako. Des liens étroits sont tissés avec les négociants en or de la ville, au premier rang desquels Kossa Dansoko, mais aussi des organisations proches des Frères musulmans.

Par corollaire, ce trafic contribue à financer des actions de subversions anti-françaises déployées par le groupe Wagner sur tout le continent. Sans compter ses opérations qui déstabilisent toute la région et menacent directement la sécurité de l’Europe. 

 

L’exemple congolo-émirati

Face au risque de déstabilisation que représente le trafic d’or à l’échelle internationale, en étroite imbrication avec les réseaux de criminalité transfrontaliers, plusieurs États réagissent et se donnent les moyens de lutter contre ce phénomène. Les Émirats arabes unis, place mondiale du commerce de l’or, sont régulièrement critiqués pour leur laxisme, même s’ils font le choix de fermer une grande raffinerie. Entre 2012 et 2014, Kaloti, un négociant en or basé à Dubaï est accusé d’acheter de l’or à des réseaux criminels internationaux pour blanchir de l’argent.

L’affaire du négociant Kaloti a mis en lumière les difficultés du contrôle international des transactions d’or : Kaloti a pu vendre de l’or à des grandes entreprises, y compris Apple, General Motors et Amazon, soulevant des questions sur la sécurisation des chaînes d’approvisionnement mondiales. Suite à ce scandale qui mettait en lumière des failles dans la sécurisation du commerce de l’or, les Émirats arabes unis décident d’innover en mobilisant la technologie blockchain.

En janvier 2023, la République démocratique du Congo (RDC) et les Émirats arabes unis signent un partenariat commercial qui comprend l’amélioration de la traçabilité des flux commerciaux d’or, une transparence accrue des activités du secteur, ainsi que la garantie d’un revenu pour les 30 000 mineurs artisanaux, afin de leur éviter la tentation de grossir les rangs de groupes criminels. 

 

La réponse mauritanienne

La Mauritanie, îlot de stabilité dans une région en proie aux troubles, cherche ainsi à éviter un scénario à la soudanaise, où des groupes armés d’obédience islamiste ont traité ces dernières années directement avec des acteurs étrangers et ont tenté de dépouiller le pays de ses ressources. 

En 2020, les autorités mauritaniennes ont mis sur pied un nouveau cadre pour donner un début de réglementation à l’activité des mineurs d’or indépendants, dont la production représente jusqu’à un tiers de celle des compagnies ayant pignon sur rue. Malgré cette mesure, 70% de la production d’or continuerait de quitter le territoire tous les ans via les filières de trafic trans-sahéliennes liées a des mouvements djihadistes, qui réactivent les routes commerciales multiséculaires de l’Ouest africain. 

Face à ce constat alarmant, les autorités de Nouakchott veulent durcir encore le cadre légal régissant le secteur aurifère, ce qui ne manque pas de froisser les orpailleurs, qui mènent des campagnes d’influence agressive. La solution passera probablement en partie par un démantèlement du marché noir et les réseaux de circuit informel à travers une formalisation assez soutenue de la commercialisation de la production artisanale de l’or. Les pouvoirs publics ont commencé ce travail sous le contrôle de l’Agence nationale Maaden à travers un renforcement du dispositif sécuritaire mauritanien dans cette région, mais aussi par un durcissement du dispositif juridique. Nouakchott peut déjà se prévaloir d’une « armée des sables » rompue aux exigences de son terrain et bien entraînée.

En définitive, l’expansion du trafic d’or représente un risque nouveau. Non seulement pour la stabilité et le développement des pays du Sahel, et au-delà, mais aussi pour la sécurité de l’Europe et de la France. De facto, la zone n’a jamais concentré autant de risques pour Paris et Bruxelles. Et pourtant, ce sont aujourd’hui leurs rivaux stratégiques, parfois existentiels, qui y prospèrent et contribuent à faire sombrer un peu plus la région dans le chaos.

[Enquête I/II] Ethnocide des Touareg et des Peuls en cours au Mali : les victimes de Wagner témoignent

La proposition de loi NGT : une avancée, mais minime

1983-2014. Les biotechnologies végétales en Europe, de l’enthousiasme au suicide technologique

Pour comprendre le vote récent du Parlement européen sur ce que l’Union européenne nomme les nouvelles techniques génomiques (NGT), il faut remonter à l’invention de la transgénèse végétale en 1983. C’est-à-dire la possibilité de transférer directement un gène (un fragment d’ADN) d’un organisme quelconque, d’où ce gène a été isolé, vers une plante (c’est aujourd’hui possible pour presque toutes les espèces végétales cultivées). Cette dernière portera ainsi un nouveau caractère héréditaire. Par exemple, une résistance à certains insectes ravageurs, ou à des virus, ou encore une tolérance à un herbicide. Le champ des possibles de la sélection de nouvelles lignées de plantes s’est ainsi fortement accru.

En 1990, l’Europe (le Conseil des ministres) a publié une Directive destinée à encadrer l’utilisation hors-laboratoire de telles plantes transgéniques.

Pourquoi pas ? Seulement, cette Directive a de nombreux défauts que des scientifiques se sont évertués à pointer, sans être écoutés. Cette Directive inventa le concept juridique d’organisme génétiquement modifié (OGM). Ainsi, un terme générique, les « modifications génétiques », qui sont fréquentes dans la nature (elles ont permis l’évolution des espèces et ont créé la biodiversité) est utilisé dans un sens restrictif, pour viser réglementairement une technologie (la transgénèse) pour la seule raison qu’elle est nouvelle. De plus, la définition légale d’un OGM au sens européen inclut le concept de non « naturel », alors que le transfert de gènes existe dans la nature (en fait les biotechnologies végétales ont largement copié la nature). Le public est ainsi incité à penser que ces « modifications génétiques » sont uniquement le produit d’une opération humaine entièrement inédite et de plus contre-nature.

Jusqu’au milieu des années 1990, ni la presse ni le public ne se sont intéressés aux OGM. Tout changea lors de la crise de la « vache folle », dont le début coïncida, en 1996, avec l’arrivée des premiers cargos de soja transgénique en provenance des États-Unis. Les OGM furent assimilés à des pratiques productivistes et contre-nature, comme celle qui a conduit à l’épizootie l’encéphalopathie spongiforme bovine. Le lynchage médiatique ne pourra être stoppé… En réalité, il a été favorisé par la sotte Directive de 1990. Avec OGM, pas besoin de détailler les propriétés (favorables) de la plante transgénique : sans en savoir plus, les trois lettres suffisent pour inciter au rejet.

Celui-ci a été alimenté par une puissante coalition d’acteurs qui imposa les termes du débat : OGM = profit pour les seules « multinationales » + manque de recul, donc catastrophes sanitaires et environnementales certaines. Cette galaxie anticapitaliste, jamais à court de mensonges, incluait les organisations de l’écologie politique et altermondialistes, des organisations « paysannes » opposées à l’intégration de l’agriculture dans l’économie de marché, ainsi que des associations de consommateurs qui voyaient une occasion de justifier leur existence.

À l’origine, les partis politiques français de gouvernement affichaient un soutien aux biotechnologies végétales, jugées stratégiques (seuls les écologistes et une partie de l’extrême gauche, ainsi que le Front national y étaient opposés). Peu à peu, par soumission idéologique ou calculs électoralistes (ou les deux…), les responsables politiques firent obstacle au développement des plantes transgéniques. La culture des maïs transgéniques fut interdite par une loi en 2014.

 

L’Europe engluée dans le précautionnisme

Par une législation adaptée, par exemple, les États-Unis ont su récolter les bénéfices des biotechnologies végétales, tout en maîtrisant raisonnablement les risques. Dans une perspective de puissance, la Chine a investi massivement dans ces biotechnologies (avec cependant un frein au niveau des autorisations).

L’Europe s’est, elle, engluée dans les querelles et tractations politiques autour des OGM, mais surtout dans le précautionnisme, c’est-à-dire une interprétation du principe de précaution qui impose de démontrer le risque zéro avant d’utiliser une technologie.

Il faut voir cette dérive comme une composante de l’idéologie postmoderne, celle de la culpabilité universelle de la civilisation occidentale. Et notamment d’avoir utilisé des technologies en polluant, en causant des accidents industriels et sanitaires, et même pour produire des armes de destruction massive. Tout cela est vrai, mais par un retour du balancier déraisonnable et même suicidaire, l’idéologie postmoderne impose ainsi de nouvelles vertus, qu’il conviendra d’afficher encore et toujours, sur tous les sujets, quitte à s’autodétruire.

J’analyse cette idéologie postmoderne dans mon dernier livre, De la déconstruction au wokisme. La science menacée.

 

Une certaine prise de conscience en Europe

L’évènement majeur des dernières années est l’avènement des nouvelles biotechnologies, aussi appelées « édition de gènes » ou NGT.

Cette invention a rapidement suscité un vif intérêt par ses possibilités nouvelles pour la recherche. Elle est relativement simple à mettre en œuvre par rapport à d’autres techniques de mutagénèse (modifications des « lettres » qui compose l’ADN). Sans surprise, les opposants aux OGM ont le même regard sur ces nouvelles biotechnologies, et produisent une argumentation visant à créer des peurs. Au contraire, des États membres de l’Union européenne se sont inquiétés d’une nouvelle débâcle en Europe pour ces biotechnologies, en raison d’une réglementation OGM inadaptée.

En juillet 2023, la Commission européenne a présenté une proposition de loi sur les NGT. La première motivation de la Commission était que les végétaux NTG contribuent aux objectifs de son Pacte Vert et des stratégies « De la ferme à la table » et en faveur de la biodiversité. En fait, la Commission craint que ses objectifs, fortement marqués par l’idéologie, et non par la prise en compte de la réalité, ne puissent être atteints sans le concours des biotechnologies.

Le cadre idéologique de la proposition de la Commission reste cependant postmoderne, c’est-à-dire ancré dans une utopie du « sans tragique » étendue aux risques technologiques (principe de précaution) au détriment de la puissance de l’Europe, et où la notion de progrès s’est diluée.

Il faut cependant noter que, par rapport à des textes antérieurs, le texte de la proposition de loi de la Commission a, dans une certaine mesure, pris conscience de la réalité. Il y est dit que « la pandémie de Covid-19 et la guerre d’agression menée par la Russie contre l’Ukraine ont aggravé la situation de l’agriculture et de la production alimentaire européennes en mettant au jour les dépendances de l’Union à l’égard de l’extérieur en ce qui concerne des intrants critiques pour l’agriculture ».

 

La proposition de loi NGT : une avancée, mais minime

Malgré l’inadaptation de la Directive OGM (reconnue par certains dans la Commission), celle-ci n’est pas modifiée. Les insertions d’ADN étranger (souvent les plus utiles) qui peuvent aussi être réalisées par la technologie NGT, resteront soumises à cette Directive.

Pour les autres produits des NGT, c’est-à-dire des modifications plus ponctuelles des lettres de l’ADN (mutagénèse), deux catégories seront créées en fonction de l’étendue de la mutagénèse, qui allègent soit fortement, soit plus modérément, les obligations imposées par la réglementation.

La catégorie NGT-1 concerne les lignées de plantes considérées comme équivalentes à celles qui auraient pu être obtenues (en théorie) par sélection de plantes par des méthodes dites conventionnelles, en statuant (sans aucune base scientifique) que le nombre de lettres modifiées ne doit pas dépasser 20 (pourquoi 20 et pas 21 ?). Sinon, le produit est classé dans la catégorie NGT-2, donc impossible à commercialiser en Europe en raison du coût exorbitant de l’évaluation des risques imposée par la Directive OGM, même partiellement alléguée.

Sont en revanche exclues d’office de la catégorie 1, selon les amendements du Parlement, les plantes tolérantes à un herbicide, par pure idéologie antipesticide, sans distinction au cas par cas (par exemple si la variété biotechnologique permet d’utiliser un herbicide plus respectueux de l’environnement que ce qui est pratiqué conventionnellement).

Est en revanche inclus dans la catégorie 1, l’insertion d’ADN (y compris de plus de 20 lettres) si cet ADN provient d’un organisme qui aurait pu servir dans des croisements opérés par les sélectionneurs. Un choix, là aussi sans base scientifique, qui procède de l’idée fausse que si le produit aurait pu être obtenu (en théorie) par des méthodes conventionnelles – comprendre naturelles pour la Commission – alors ce produit ne nécessite pas d’évaluation des risques.

Le texte amendé du Parlement introduit à de nombreuses reprises « Conformément au principe de précaution », ce qui laisse augurer des contentieux devant les cours de justice, qui pourraient prendre argument que l’autorisation d’une lignée NGT n’est pas conforme à ce principe.

 

L’Europe ne rattrapera pas son décrochage

390 produits issus des biotechnologies végétales (dans le jargon scientifique, on parle d’évènements de transformation) ont été autorisés dans le monde depuis 1995. Dont seulement deux dans l’Union européenne (dont un qui n’est plus commercialisé, et l’autre uniquement cultivé en Espagne, un maïs résistant à certains insectes ravageurs).

Si l’on examine les brevets (comme reflet de la vitalité inventive dans un domaine, en l’occurrence biotechnologique), l’Europe a largement décroché par rapport aux États-Unis et à la Chine (le lecteur est invité à voir la figure 1 de notre publication dans un journal scientifique, qui concerne les brevets basés sur la technologie NGT la plus utilisée). On peut parler d’un contexte idéologique en Europe en défaveur des brevets, et donc de l’innovation, au moins en ce qui concerne les biotechnologies. Les amendements introduits par le Parlement dans le projet de loi NBT en « rajoute même une couche » dans l’obsession anti-brevet, alors que la législation sur les brevets biotechnologiques est équilibrée en Europe, et ne menace aucunement les agriculteurs (en Europe, les variétés de plantes ne sont pas brevetables, seules les inventions biotechnologiques en amont le sont ; l’agriculteur peut ressemer des graines, même de variétés issues des biotechnologies…).

Comme seule une toute petite partie des inventions potentiellement produites par les NGT pourra trouver grâce aux yeux de la législation européenne, il est illusoire de penser que la situation des biotechnologies s’améliorera significativement dans l’Union. De plus, le 7 février 2024, le projet de loi n’a obtenu qu’une courte majorité des eurodéputés (307 voix pour, 236 contre), ce qui laisse augurer d’autres batailles de tranchées visant à bloquer les biotechnologies végétales.

*L’auteur de ces lignes n’a pas de revenus liés à la commercialisation de produits biotechnologiques. Ses propos ne refètent pas une position officielle de ses employeurs.

Crise agricole : la France victime de son zèle écologique

Les Gilets verts ont bloqué le pays avec leurs tracteurs en demandant notamment que l’on n’importe pas ce que l’on interdit en France. Leurs revendications ont également porté sur l’accès à l’eau et sur la rigueur des normes environnementales françaises, qui seraient plus exigeantes que celles de leurs concurrents.

C’est la hausse du prix du gazole agricole qui a mis le feu aux poudres, en reproduisant les mêmes effets que la taxe carbone sur tous les carburants, qui avait initié le mouvement des Gilets jaunes cinq ans plus tôt.

Cette colère paysanne qui embrase l’Europe n’est pas une spécificité nationale, elle est révélatrice d’un mal bien français, lequel a exacerbé des tensions déjà existantes, tout en illustrant la difficulté de conjuguer les aspirations écologistes aux réalités économiques.

 

La stratégie du gouvernement pour maîtriser la grogne agricole : maîtriser l’incendie

Alors que Bruxelles vient de proposer un assouplissement sur les jachères et un système de frein d’urgence aux importations d’Ukraine, le gouvernement a entendu la colère des agriculteurs et réagi rapidement.

Par-delà le soutien financier de 400 millions d’euros promis par Gabriel Attal, dont un décret immédiat sur le prix du gazole agricole, et un autre portant sur l’indemnisation d’éleveurs concernés par la maladie hémorragique épizootique, la mise en pause du plan Écophyto 2030, qui était notamment destiné à transcrire les objectifs contraignants du programme européen « Farm to Fork », a participé à rassurer, du moins provisoirement, de nombreux agriculteurs, qui ont aussitôt levé les barrages. 

La colère des agriculteurs avait éclaté en Allemagne en décembre 2023 en raison de la suppression d’avantages fiscaux sur le gazole qui permettaient au gouvernement de récupérer un petit milliard sur les 60 milliards d’euros de trou, résultant de la décision de la Cour constitutionnelle fédérale sur l’inconstitutionnalité de l’affectation de la dette contractée lors de la crise du covid, et non utilisée.

Comme en France, cette mesure de trop a révélé le mal-être des agriculteurs et leur exaspération liée à l’accumulation de réglementations trop contraignantes. Mais outre-Rhin, comme en Suisse ou en Italie, la mobilisation ne faiblit pas.

En France, le recul du gouvernement sur les pesticides a provoqué la colère de nombreux défenseurs de l’environnement.

 

L’excédent agricole français à la loupe

Une étude Insee de 2019 a montré qu’au cours de ces 40 dernières années, le nombre d’agriculteurs français a été divisé par quatre.

Selon les chiffres Insee du commerce extérieur de 1949 à 2022, c’est pourtant sur cette période que la France a commencé à dégager progressivement un solde exportateur de son agriculture et industrie agroalimentaire, avec son premier excédent commercial respectivement de 0,3 milliard d’euros et 0,8 milliard d’euros en 1980. Après une montée en puissance progressive, ce solde exportateur net a peu varié depuis 2000, où il était de 9,4 milliards d’euros  jusqu’aux 10,6 milliards de 2022. Les importations ont cependant plus que doublé, sur cette même période, parallèlement aux exportations.

C’est ainsi que l’agriculture française a battu son record d’exportations en 2022 avec 85,3 milliards d’euros, en même temps que celui des importations, qui était de 74,7 milliards.  

Ces records de 2022 doivent être compris à la lumière de deux paramètres majeurs.

Premièrement, la flambée des cours liée à la crise ukrainienne a gonflé les chiffres en faussant la perception des volumes exportés. De nombreuses filières ont ainsi vu leur solde exportateur progresser malgré une baisse du volume exporté, notamment la filière « viande et abats comestibles » dont les exportations ont progressé de 12 % en valeur malgré un recul de 6 % de leur volume, ainsi que le détaille l’établissement national FranceAgrimer.

Deuxièmement, son analyse montre que sans les vins et spiritueux, dont le solde est exportateur de 14,9 milliards, la rubrique produits transformés serait déficitaire de 9,4 milliards.

La France maintient ainsi son sixième rang mondial d’exportateur de produits agricoles et agroalimentaires malgré un solde déficitaire de la plupart des secteurs qui nourrissent les Français et représentent l’agriculture dans l’inconscient collectif, avec :

  • – 7 milliards pour les fruits et légumes,
  • – 5,5 milliards pour la pêche et l’aquaculture,
  • – 3 milliards pour la viande,
  • – 1 milliard pour les oléagineux.

 

Outre les vins et spiritueux, ce sont les céréales et les produits laitiers qui portent l’essentiel du solde exportateur.

 

Les effets néfastes de l’exemplarité

« N’importons pas ce que l’on interdit en France ».

Ce slogan, placardé sur un tracteur d’agriculteur en colère, illustre le manque de recul qui consiste à condamner sans concession toute empreinte de l’activité humaine sur notre environnement sans prendre en compte les conséquences que cet intégrisme implique sur l’économie du pays, ainsi d’ailleurs que sur ce qu’on aura, in fine, dans l’assiette. Car en pénalisant nos agriculteurs qui respectent des normes strictes, on favorise l’importation de produits qui ne les respectent pas. Le bilan de cette volonté de donner un exemple irréprochable au sein de notre microcosme devient contreproductif au niveau de la planète.

La colère qui avait fait descendre les Gilets jaunes dans la rue en novembre 2018 avait été déclenchée par la même raison que celle de nos Gilets verts : la hausse du prix de leur carburant.  

Car l’ambition de sa taxe carbone l’écartait de plusieurs principes clairement établis par la plupart des économistes, notamment la nécessité de la redistribution de ses recettes. Et surtout, cette taxe faisait l’impasse d’une taxe aux frontières concernant toute importation qui y aurait échappé dans son pays d’origine. L’Organisation mondiale du commerce ouvre pourtant la porte à l’instauration d’une telle taxe en raison de son motif environnemental. 

Sans cette taxe aux frontières, la taxation du carbone a logiquement incité la délocalisation d’industries vers des pays qui ne l’imposent pas, et dont les conditions de production sont plus polluantes que les nôtres. Ce qui entraîne des effets doublement négatifs, à la fois pour le climat et pour l’économie du pays, en dégradant sa balance commerciale.

Depuis que la tribune L’Europe et le carbone exposait sa nécessité en 2019, cette taxe carbone aux frontières vient enfin d’entrer timidement en vigueur dans une phase transitoire au 1er octobre 2023. Dans son annonce, le gouvernement constate que « la mise en œuvre de mesures climatiques contraignantes, visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES), dans une seule région du monde (ex : le marché carbone dans l’Union européenne) entraîne une augmentation des émissions de GES dans le reste du monde ».

On ne saurait que se réjouir de cette prise de conscience, quelque tardive qu’elle soit. Il convient de ne pas reproduire la même erreur avec l’agriculture. 

 

Le mal-être agricole français

Mais nos agriculteurs ont été victimes d’un mal bien français, qui consiste non seulement à vouloir laver plus blanc que blanc dans son microcosme sans se soucier des effets pervers d’un tel intégrisme à plus large échelle, mais aussi à dénigrer le plus ce qui fonctionne le mieux. Un mal qui se complait, dans sa version conspirationniste, à voir la main des lobbies aussi bien quand l’autorisation d’un principe actif est prolongée, que lorsque les données de la pharmacovigilance amènent à en restreindre l’usage. 

Le dénigrement des pratiques d’aujourd’hui est récemment monté en puissance dans les médias, sur fond de néonicotinoïdes, glyphosate et autres mégabassines, qui ont exposé les agriculteurs à la vindicte populaire, aux menaces, violences et dégradations de leur outil de travail. 

Assurément, la profession a souffert de l’image ainsi véhiculée, alors que la réglementation française transpose les Directives européennes avec un zèle propre à favoriser l’essor des produits importés. L’arrêt de cette surtransposition française, qui fausse la concurrence, est aujourd’hui au cœur des revendications des agriculteurs.

En septembre 2023, le Parlement européen rappelait en effet que la directive 2009/128/CE avait imposé aux États membres d’adopter des plans d’action nationaux visant à fixer des objectifs quantitatifs, en vue de réduire les risques et les effets de l’utilisation des pesticides sur la santé humaine et l’environnement. Sa communication évoque un rapport qui révèle que plus des deux tiers des États membres n’avaient pas procédé au réexamen demandé de leur plan d’action et que seuls huit États membres, dont la France, l’avaient mené à bien dans les délais impartis. 

Seuls trois États membres, dont la France, ayant clairement défini des objectifs de haut niveau fondés sur les résultats, ainsi qu’il leur était demandé. 

 

Réglementation des substances préoccupantes dans l’UE : la sévérité française, une exception

Ce rapport de 2020 précise que « La France est le seul État membre dont le plan d’action national prévoit une surveillance de l’utilisation des substances actives particulièrement préoccupantes ».

Conformément à ce plan d’action national (PAN), présenté en avril 2018, ce suivi des « substances les plus préoccupantes », c’est-à-dire cancérogènes, mutagènes ou toxiques pour la reproduction, avérés (CMR1A) ou supposés (CMR1B), fait état de leur réduction drastique, passée de 5426 tonnes en 2018 à 781 tonnes en 2021. Le statut des quelques 2000 insecticides, herbicides ou fongicides concernés par leur classement de 2017 permet de suivre également les retraits en masse des autorisations de mise sur le marché (AMM) des CMR2, c’est-à-dire tous ceux dont le risque n’est que suspecté. Ces retraits ont continué à se succéder jusqu’en août 2023, dans l’édition d’octobre 2023.

Dans son plan d’action, la France demandait à la Commission européenne de « mettre fin dans les meilleurs délais à l’approbation des substances soumises à exclusion au titre du règlement européen : substances cancérogènes de catégorie 1, mutagènes de catégorie 1 ou toxiques pour la reproduction de catégorie 1 ». 

Quant à l’usage du glyphosate qui a défrayé la chronique, malgré les conclusions favorables de la plupart des agences de santé, et dont le destin était scellé en France dans son plan de sortie anticipée du plan Ecophyto II+, son autorisation vient d’être prolongée par l’Europe jusqu’en 2033.

De même, la filière du sucre, confrontée à la jaunisse de la betterave qui l’a durement impactée en 2020, ne peut recourir aux néonicotinoïdes, contrairement à tous ses concurrents, même européens qui bénéficient de dérogations, l’usage de l’acetamipride étant approuvé en Europe jusqu’en 2033, mais interdit en France malgré les efforts des parlementaires. Le Conseil d’État a d’ailleurs considéré en juillet 2022 que si certaines dérogations à la règle demeurent possibles, « le fait que d’autres États membres de l’UE n’aient pas adopté de législation comparable ne justifie pas de remettre en cause l’interdiction française. »

Rappelons que la France avait été pionnière dans l’interdiction des néoticotinoïdes sur son sol, par la loi du 8 août 2016, malgré les modifications et dérogations qui l’ont suivie. 

Depuis 2015, c’est l’Anses qui est chargée de délivrer, retirer ou modifier les AMM et permis des produits phytopharmaceutiques et des matières fertilisantes. Elle tient à jour les autorisations de mise sur le marché en France sur sa page E-phy.

L’utilisation de produits à base de phosmet en pulvérisation des cerises fraiches a été interdite par l’Union européenne le 1er février 2022 et son retrait en France acté par l’Anses, quatre mois plus tard. L’Anses procède également au retrait d’AMM sur saisine ministérielle relative à l’avis de l’Anses ou de l’EFSA.

Le phosmet reste autorisé dans d’autres pays comme le Canada, le Chili ou les États-Unis, et leur importation est parfaitement légale. Ce qui participe à la détresse de la filière, déjà affectée par la météo en 2023.

 

Le Mercosur : quel impact sur l’agriculture française ?

On comprend la crainte des agriculteurs envers les accords du Mercosur qui accélèreraient les importations déjà croissantes des pays de l’Amérique du Sud.

Le rapport de la Commission présidée par M. Stefan Ambec et remis au Premier ministre en avril 2020 indiquait qu’en matière de pesticides, sur un total de 190 principes actifs enregistrés et en voie de l’être au Brésil, 52, soit 27 %, ne sont pas autorisés dans l’Union.

Dans une proposition de résolution européenne, des sénateurs précisaient en 2016 :

« L’importation de denrées traitées par des substances actives interdites dans l’Union européenne est expressément permise par le système de tolérances à l’importation dont les instances communautaires peuvent faire bénéficier les pays tiers ».

Par delà les cas de fraudes avérés depuis, on comprend que les lenteurs administratives ne sont pas en mesure de permettre à l’agriculture française de bénéficier de règles équitables, pourtant indispensables dans le cadre d’une libre concurrence. La mise en place de chaque « mesure miroir » destinée à ne pas importer ce qu’on interdit de produire en Europe étant extrêmement complexe et toujours controversée.

À ces difficultés il convient d’ajouter la concurrence d’une main-d’œuvre à moindre coût, même au sein de l’Union, qui amène notamment les grossistes à acheter leurs pommes en Pologne alors que des récoltes cherchent preneurs en France.

 

Pourquoi les agriculteurs français redoutent l’entrée de l’Ukraine dans l’Union

L’Ukraine, dont le bleu du drapeau symbolise le ciel, et le jaune, le blé, est souvent nommée le grenier à blé de l’Europe pour ses terres noires, ou chernozem, considérées les plus riches du monde, et pour son climat propice à leur exploitation.

Selon le ministère de l’Agriculture, les terres arables ukrainiennes représentent quasiment le double de la surface de celles de la France. Les exportations de produits agroalimentaires de l’Ukraine vers la France s’élevaient à 322 millions d’euros en 2017 et ses importations depuis l’Hexagone à moins de la moitié, avec 145 millions d’euros. Selon cette même source, le pays développerait des réformes « pour rapprocher ses normes des règles et standards européens ». Ce qui signifie bien, en creux, qu’il ne les respecte pas. On peut craindre que son entrée dans l’Union européenne soit de nature à l’inciter à orienter ses exportations vers un marché potentiellement plus lucratif et mieux subventionné, en rebattant les cartes de la politique agricole commune. 

Selon le JDN, journal du net spécialisé dans les informations économiques, le revenu mensuel brut par habitant serait en 2022 de 356 dollars en Ukraine contre 2777 dollars pour la moyenne européenne. Le coût de la main-d’œuvre représente un paramètre significatif de la compétitivité des nombreuses filières agricoles amenées à devoir embaucher des salariés. Les conditions de cette embauche en France peuvent difficilement rivaliser.

 

Les déboires de la filière bio

Une large part des revenus agricoles provient des subventions qui irriguent massivement l’agriculture française, grâce à la politique agricole commune au sein de l’UE (PAC). Les aides couplées sont proportionnelles à la surface cultivée ou à la taille du cheptel pour l’élevage. Elles peuvent aller de 44 euros/ha pour la production de semences graminées à 1588 euros/ha pour le maraîchage, si la surface est inférieure à trois hectares. Elles peuvent être augmentées d’une indemnité compensatoire liée aux difficultés de la topographie. 

Les aides découplées apportent notamment un soutien aux petites et moyennes exploitations, et un écorégime versé aux agriculteurs qui s’engagent à observer des pratiques favorables à l’environnement. Dans ce cadre, l’agriculture biologique bénéficie d’un montant supplémentaire de l’ordre de 110 euros/ha. Enfin, la PAC propose une aide spécifique à la conversion en agriculture biologique destinée à compenser le manque à gagner d’un moindre rendement sans possibilité d’augmenter les prix dans la période qui précède la certification.

En 2020, la Commission européenne avait présenté son plan d’action pour le développement de l’agriculture biologique. Son objectif général était de stimuler la production et la consommation de produits biologiques en portant à 25 % la surface agricole consacrée à l’agriculture biologique d’ici à 2030, contre 10 % en France en 2021.

L’observatoire national France Agrimer a publié en mai 2023 une étude sur l’évolution des achats de produits issus de l’agriculture biologique. Cette étude fait état d’une dynamique de conversion des exploitations en bio avec + 12 % en un an, parvenant ainsi à plus de 2,2 millions d’hectares en 2021. Elle note que, par-delà les disparités relatives aux produits concernés, parmi les acheteurs « un profil de ménage « surconsommateur » bien précis se dessine. Il s’agit d’un public aux revenus aisés, senior et habitant majoritairement en région parisienne et dans une moindre mesure dans le Sud de la France ». 

Après que l’attrait pour la certification bio (AB) a permis à la filière des progressions annuelles à deux chiffres, l’année 2020 a marqué le début d’un recul des achats au bénéfice des circuits courts, que l’étude explique par l’objectif de réduire l’impact environnemental par moins de gaspillages, moins d’emballages, et moins de produits importés. L’intérêt pour l’« origine France » semblant se renforcer avec le temps, tandis que celui pour le bio faiblit. L’étude suggère également que le contexte inflationniste actuel incite le consommateur à des stratégies de descente de gamme pour limiter la hausse des prix.

Si ces deux marchés de niche diversifient l’offre des produits agricoles en diminuant leur exposition aux pesticides, il reste légitime de s’interroger sur la réalité de leur plus-value, en raison des effets induits par leur moindre rendement, mais aussi des alertes sur la nocivité du cuivre.

Les déboires de la filière bio confirment que l’effort doit désormais porter sur la création des conditions de fonctionnement d’un marché susceptible de garantir aux agriculteurs une rémunération à la hauteur de la qualité de leur travail.

 

Un retour aux rendements agricoles de l’après-guerre serait incompatible avec le contexte géopolitique actuel

Le 19 octobre 2021, le Parlement européen passait un nouveau cap en votant le plan « Farm to fork » ou « De la ferme à la fourchette ». Celui-ci prévoit notamment d’ici 2030 : 50 % de réduction de l’utilisation de pesticides chimiques, 20 % de réduction des fertilisants et confirme l’objectif de 25 % de la superficie cultivée en agriculture biologique. 

En moins de deux siècles, le rendement moyen du blé est passé en France de 8-10 q/ha (quintal par hectare) en 1815, à 70 q/ha en 1995. L’essentiel de cette amélioration date de moins d’un siècle, depuis 14-15 q/ha en 1945. Elle a été permise par la génétique, le perfectionnement des méthodes agricoles et l’emploi cohérent de fertilisants et produits phytosanitaires. 

Le 24 janvier 2024, la Commission environnement du Parlement européen a voté une proposition visant à ouvrir la porte aux nouvelles techniques de génomique (NGT).

Le 31 janvier, les scientifiques de l’Université de Cambridge identifiaient deux facteurs génétiques cruciaux nécessaires à la « production d’organes racinaires spécialisés capables d’héberger des bactéries fixatrices d’azote dans les légumineuses telles que les pois et les haricots. »

Cette découverte ouvre la voie à une réduction drastique de la dépendance agricole aux engrais azotés industriels.

On connait malheureusement l’opposition frontale de nombreux écologistes à toute manipulation génétique, même celle permettant aux plants d’affronter la sécheresse

Depuis l’emploi débridé du DDT de l’agriculture de nos anciens, chaque progrès technologique a fait l’objet de précautions sanitaires considérables. Mais dans sa recherche du risque zéro, le principe de précaution devrait s’interdire lui-même, tant il est dangereux de ne plus oser avancer, sachant qu’un retour aux rendements agricoles de l’après-guerre serait suicidaire dans le contexte géopolitique actuel. La guerre en Ukraine a rappelé aux pays européens l’importance de la souveraineté alimentaire, et explique le soutien populaire au slogan des agriculteurs en colère : « Notre fin sera votre faim ».

Les progrès technologiques répondront un à un à l’expression de leurs besoins par la société. Mais au risque d’être contre-productif, chaque objectif environnemental devra être conditionné à l’élaboration préalable d’une alternative.

La stratégie de Bruxelles sur l’IA bénéficiera-t-elle d’abord au Royaume-Uni ?

Par : Jason Reed

Voilà maintenant quatre ans que le Royaume-Uni a officiellement quitté l’Union européenne. Depuis le Brexit, la Grande-Bretagne a connu trois Premiers ministres, et d’innombrables crises gouvernementales. Néanmoins, malgré le chaos de Westminster, nous pouvons déjà constater à quel point les régulateurs du Royaume-Uni et de l’Union européenne perçoivent différemment l’industrie technologique. Le Royaume-Uni est un pays mitigé, avec quelques signes encourageants qui émergent pour les amateurs de liberté et d’innovation. L’Union européenne, quant à elle, poursuit une réglementation antitrust agressive sur plusieurs fronts.

 

La Déclaration de Bletchley

Cette tendance apparaît clairement dans le domaine de l’intelligence artificielle, peut-être le domaine d’innovation technologique le plus attrayant pour un organisme de réglementation. Rishi Sunak, Premier ministre britannique, est un féru de technologie et se sentirait comme un poisson dans l’eau dans la Silicon Valley. On le retrouve d’ailleurs régulièrement en Californie où il passe ses vacances. Cette vision du monde se reflète dans l’approche du gouvernement britannique en matière d’IA.

En novembre 2023, Rishi Sunak a même accueilli le premier sommet mondial sur la sécurité de l’IA, le AI Safety Summit. À cette occasion, des représentants du monde entier – y compris des États-Unis, de l’Union européenne et de la France – ont signé au nom de leur gouvernement ce qu’on appelle la « Déclaration de Bletchley ».

Sur la Déclaration de Bletchley, le gouvernement britannique adopte un ton modéré.

Le communiqué officiel indique :

« Nous reconnaissons que les pays devraient tenir compte de l’importance d’une approche de gouvernance et de réglementation pro-innovation et proportionnée qui maximise les avantages et prend en compte les risques associés à l’IA ».

En d’autres termes, la Grande-Bretagne n’a pas l’intention de laisser libre cours à l’IA sur un marché non réglementé, mais ne considère pas non plus l’innovation comme une menace. Elle reconnaît que ne pas exploiter les opportunités de l’IA reviendrait à faire une croix sur les bénéfices que les générations actuelles et futures pourraient en tirer. La Déclaration de Bletchley incarne une approche réfléchie de la réglementation de l’IA, qui promet de surveiller de près les innovations afin d’en détecter menaces liées à la sécurité, mais évite de laisser le gouvernement décider de ce que l’IA devrait ou ne devrait pas faire.

 

Rishi Sunak, Elon Musk et l’avenir de la Grande-Bretagne

La position britannique adopte donc un ton très différent de celui des régulateurs du reste du monde, qui semblent considérer toute nouvelle percée technologique comme une occasion de produire de nouvelles contraintes. Dans l’Union européenne, par exemple, ou aux États-Unis de Biden, les régulateurs sautent sur l’occasion de se vanter de « demander des comptes aux entreprises technologiques », ce qui signifie généralement freiner la croissance économique et l’innovation.

La Grande-Bretagne est sur une voie qui pourrait, si elle reste fidèle à sa direction actuelle, l’amener à devenir un des principaux pôles technologiques mondiaux. Rishi Sunak a même profité du sommet pour interviewer Elon Musk. « Nous voyons ici la force la plus perturbatrice de l’histoire », a déclaré Musk à Sunak lors de leur discussion sur l’IA. « Il arrivera un moment où aucun emploi ne sera nécessaire – vous pourrez avoir un travail si vous le souhaitez pour votre satisfaction personnelle, mais l’IA fera tout. »

De SpaceX à Tesla en passant par Twitter, Elon Musk, bien qu’il soit souvent controversé, est devenu un symbole vivant du pouvoir de l’innovation technologique et du marché libre. En effet, demander à un Premier ministre, tout sourire, de venir le rejoindre sur scène avait sûrement vocation à envoyer un signal au monde : la Grande-Bretagne est prête à faire des affaires avec l’industrie technologique.

 

Bruxelles, Londres : des stratégies opposées sur l’IA

L’approche britannique plutôt modérée de l’IA diffère radicalement de la stratégie européenne. Bruxelles se targue avec enthousiasme d’avoir la première réglementation complète au monde sur l’intelligence artificielle. Sa loi sur l’IA, axée sur la « protection » des citoyens fait partie de sa stratégie interventionniste plus large en matière d’antitrust. Le contraste est limpide.

Si la Grande-Bretagne, en dehors de l’Union européenne, a réussi à réunir calmement les dirigeants mondiaux dans une pièce pour convenir de principes communs raisonnables afin de réglementer l’IA, le bloc européen était plutôt déterminé à « gagner la course » et à devenir le premier régulateur à lancer l’adoption d’une loi sur l’IA.

 

Les résultats de la surrèglementation de l’UE

La Grande-Bretagne post-Brexit est loin d’être parfaite, mais ces deux approches opposées de la gestion de l’IA montrent à quelle vitesse les choses peuvent mal tourner lorsqu’une institution comme l’Union européenne cherche à se distinguer par la suproduction normative. Une attitude qui tranche avec le comportement adopté par les ministres du gouvernement britannique à l’origine du projet de loi sur la sécurité en ligne, qui ont récemment abandonné leur promesse irréalisable d’« espionner » tout chiffrement de bout en bout.

Les résultats de la surrèglementation de l’Union européenne sont déjà évidents. OpenAI, la société à l’origine de ChatGPT soutenue par Microsoft, a choisi de placer sa première base internationale à Londres. Au même moment, c’est Google, autre géant de la technologie mais également leader du marché dans la course aux pionniers de l’IA via sa filiale DeepMind, qui a annoncé son intention de construire un nouveau centre de données d’un milliard de dollars au Royaume-Uni. Ces investissements auraient-ils été dirigés vers l’Union européenne si Bruxelles n’avait pas ainsi signalé aux entreprises technologiques à quel point le fardeau réglementaire y serait si lourd à porter ?

 

Se rapprocher de Washington ?

Malgré des discours d’ouverture et des mesures d’encouragement spécifiques destinés à attirer les startupeurs du monde entier, les bureaucrates européens semblent déterminés à réglementer à tout-va. En plus d’avoir insisté sur la nécessité de « protéger » les Européens de l’innovation technologique, ils semblent également vouloir recueillir l’assentiment d’officiels Américains sur leurs efforts de réglementation.

Le gigantesque Digital Markets Act et le Digital Services Act de l’Union européenne semblaient bénéficier de l’approbation de certains membres de l’administration Biden. La vice-présidente exécutive de la Commission européenne, Margrethe Vestager, a été photographiée souriant aux côtés des fonctionnaires du ministère de la Justice, après une visite aux États-Unis pour discuter de ses efforts antitrust.

 

Un scepticisme partagé à l’égard de la technologie

Lors du voyage transatlantique de Margrethe Vestager, il s’est révélé évident que l’Union européenne et les États-Unis adoptaient une approche similaire pour attaquer la technologie publicitaire de Google par crainte d’un monopole. Travaillaient-ils ensemble ? « La Commission [européenne] peut se sentir enhardie par le fait que le ministère de la Justice [américain] poursuive pratiquement la même action en justice », a observé Dirk Auer, directeur de la politique de concurrence au Centre international de droit et d’économie.

Lina Khan, la présidente de la Federal Trade Commission des États-Unis, connue pour avoir déjà poursuivi des entreprises technologiques en justice pour des raisons fallacieuses, a également indiqué qu’elle partageait le point de vue de l’Union européenne selon lequel la politique antitrust doit être agressive, en particulier dans l’industrie technologique.

Elle a récemment déclaré lors d’un événement universitaire :

« L’une des grandes promesses de l’antitrust est que nous avons ces lois séculaires qui sont censées suivre le rythme de l’évolution du marché, des nouvelles technologies et des nouvelles pratiques commerciales […] Afin d’être fidèles à cette [promesse], nous devons nous assurer que cette doctrine est mise à jour. »

 

Les électeurs européens sanctionneront-ils la stratégie de Bruxelles sur l’IA en juin prochain ?

La volonté de Bruxelles d’augmenter de manière exponentielle le fardeau réglementaire pour les investisseurs et les entrepreneurs technologiques en Europe profitera au Royaume-Uni en y orientant l’innovation.

Malgré son immense bureaucratie, l’Union européenne manque de freins et de contrepoids à son pouvoir de régulation. Des membres clés de son exécutif – comme les dirigeants de la Commission européenne, telle qu’Ursula von der Leyen – ne sont pas élus. Ils se sentent toutefois habilités à lancer des croisades réglementaires contre les industries de leur choix, souvent technologiques. Peut-être, cependant, seront-ils surpris et changeront-ils d’attitude à la vue des résultats des élections européennes qui auront lieu en juin prochain.

« Nous devons mettre en place une diplomatie de guerre » grand entretien avec Nicolas Tenzer

Nicolas Tenzer est enseignant à Sciences Po Paris, non resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA) et blogueur de politique internationale sur Tenzer Strategics. Son dernier livre Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique, vient de sortir aux Éditions de l’Observatoire. Ce grand entretien a été publié pour la première fois dans nos colonnes le 29 janvier dernier. Nous le republions pour donner une lumière nouvelles aux déclarations du président Macron, lequel n’a « pas exclu » l’envoi de troupes occidentales en Ukraine, à l’occasion d’une conférence internationale, lundi 26 février dernier.

 

Hypothèse d’une victoire russe : à quelles répercussions s’attendre ?

Loup Viallet, rédacteur en chef de Contrepoints – Dans Notre Guerre, vous écrivez : « Les aiguilles de l’horloge tournent sans relâche, associant toujours plus de morts à leur fuite en avant. Mais il arrive aussi un moment où le temps presse. L’Ukraine pourrait mourir. Ce sera de notre faute, et alors le glas de la mort sonnera pour nous. » Quelles seraient les conséquences d’une défaite de l’Ukraine ?

Nicolas Tenzer Elles seraient catastrophiques sur tous les plans et marqueraient un tournant à certains égards analogue mutatis mutandis à ce qu’aurait été une victoire de l’Allemagne nazie en 1945. Outre que cela entraînerait des centaines de milliers de victimes ukrainiennes supplémentaires, elle signifierait que les démocraties n’ont pas eu la volonté – je ne parle pas de capacité, car elle est réelle – de rétablir le droit international et de faire cesser un massacre d’une ampleur inédite en Europe, nettement supérieure à celui auquel nous avons assisté lors de la guerre en ex-Yougoslavie, depuis la Seconde Guerre mondiale.

La crédibilité de l’OTAN et des garanties de sécurité offertes par les États-Unis et l’Union européenne en serait à jamais atteinte, non seulement en Europe, mais aussi en Asie et au Moyen-Orient. Toutes les puissances révisionnistes s’en réjouiraient, en premier lieu la République populaire de Chine. La Russie poursuivrait son agression au sein du territoire des pays de l’OTAN et renforcerait son emprise sur la Géorgie, le Bélarus, la Syrie, certains pays d’Afrique ou même d’Asie, comme en Birmanie, et en Amérique du Sud (Venezuela, Cuba, Nicaragua).

Cela signifierait la mort définitive des organisations internationales, en particulier l’ONU et l’OSCE, et l’Union européenne, déjà minée par des chevaux de Troie russes, notamment la Hongrie et la Slovaquie, pourrait connaître un délitement. Le droit international serait perçu comme un torchon de papier et c’est l’ordre international, certes fort imparfait, mis en place après Nuremberg, la Charte des Nations unies et la Déclaration de Paris de 1990, qui se trouverait atteint. En Europe même, la menace s’accentuerait, portée notamment par les partis d’extrême droite. Nos principes de liberté, d’État de droit et de dignité, feraient l’objet d’un assaut encore plus favorisé par la propagande russe. Notre monde tout entier serait plongé dans un état accru d’insécurité et de chaos. Cela correspond parfaitement aux objectifs de l’idéologie portée par le régime russe que je décris dans Notre Guerre, qu’on ne peut réduire uniquement à un néo-impérialisme, mais qui relève d’une intention de destruction. C’est la catégorie même du futur qui serait anéantie.

C’est pourquoi il convient de définir clairement nos buts de guerre : faire que l’Ukraine gagne totalement et que la Russie soit radicalement défaite, d’abord en Ukraine, car telle est l’urgence, mais aussi en Géorgie, au Bélarus et ailleurs. Un monde où la Russie serait défaite serait un monde plus sûr, mais aussi moins sombre, et plus lumineux pour les peuples, quand bien même tous les problèmes ne seraient pas réglés. Les pays du sud ont aussi à y gagner, sur le plan de la sécurité énergétique et alimentaire, mais aussi de la lutte anti-corruption et des règles de bon gouvernement – songeons à l’Afrique notamment.

 

Peut-on négocier avec Poutine ?

Pourquoi pensez-vous qu’il n’est pas concevable de négocier avec la Russie de Poutine ? Que répondez-vous à l’ancien ambassadeur Gérard Araud qui plaide pour cette stratégie ? C’est aussi le point de vue de la géopolitologue Caroline Galacteros, qui écrit : « Arrêtons le massacre, celui sanglant des Ukrainiens et celui économique et énergétique des Européens . Négociations !! pendant qu’il y a encore de quoi négocier… ». Comment comprenez-vous cette position ? 

Je ne confondrai pas les positions de madame Galacteros, dont l’indulgence envers la Russie est bien connue, et celle de Gérard Araud qui n’est certainement pas pro-Kremlin. Ses positions me paraissent plutôt relever d’une forme de diplomatie classique, je n’oserais dire archaïques, dont je montre de manière détaillée dans Notre Guerre les impensés et les limites. Celles-ci m’importent plus que les premières qui sont quand même très sommaires et caricaturales. Je suis frappé par le fait que ceux, hors relais de Moscou, qui parlent de négociations avec la Russie ne précisent jamais ce sur quoi elles devraient porter ni leurs conséquences à court, moyen et long termes.

Estiment-ils que l’Ukraine devrait céder une partie de son territoire à la Russie ? Cela signifierait donner une prime à l’agresseur et entériner la première révision par la force des frontières au sein de l’Europe, hors Seconde Guerre mondiale, depuis l’annexion et l’invasion des Sudètes par Hitler. Ce serait déclarer à la face du monde que le droit international n’existe pas. De plus, laisser la moindre parcelle du territoire ukrainien aux mains des Russes équivaudrait à détourner le regard sur les tortures, exécutions, disparitions forcées et déportations qui sont une pratique constante, depuis 2014 en réalité, de la Russie dans les zones qu’elle contrôle. Je ne vois pas comment la « communauté internationale » pourrait avaliser un tel permis de torturer et de tuer.

Enfin, cela contreviendrait aux déclarations de tous les dirigeants politiques démocratiques depuis le début qui ne cessent de proclamer leur attachement à l’intégrité territoriale et à la souveraineté de l’Ukraine. Se déjuger ainsi serait renoncer à toute crédibilité et à toute dignité. Je trouve aussi le discours, explicitement ou implicitement pro-Kremlin, qui consiste à affirmer qu’il faut arrêter la guerre pour sauver les Ukrainiens, pour le moins infamant, sinon abject, quand on sait que, après un accord de paix, ceux-ci continueraient, voire s’amplifieraient encore.

Suggèrent-ils qu’il faudrait renoncer à poursuivre les dirigeants russes et les exécutants pour les quatre catégories de crimes imprescriptibles commis en Ukraine, crimes de guerre, crimes contre l’humanité, crime de génocide et crime d’agression ? Il faut leur rappeler que le droit international ne peut faire l’objet de médiation, de transaction et de négociation. Il s’applique erga omnes. Le droit international me semble suffisamment affaibli et mis à mal pour qu’on n’en rajoute pas. Cela fait longtemps que je désigne Poutine et ses complices comme des criminels de guerre et contre l’humanité et je me réjouis que, le 17 mars 2023, la Cour pénale internationale l’ait inculpé pour crimes de guerre. Il est légalement un fugitif recherché par 124 polices du monde. On peut gloser sur les chances qu’il soit un jour jugé, mais je rappellerai que ce fut le cas pour Milosevic. En tout état de cause, l’inculpation de la Cour s’impose à nous.

Veulent-ils signifier qu’on pourrait fermer les yeux sur la déportation de dizaines de milliers d’enfants ukrainiens en Russie, ce qui constitue un génocide, en vertu de la Convention du 9 décembre 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide ? On ose à peine imaginer qu’ils aient cette pensée. Là aussi, il est dans notre intérêt à donner des signaux cohérents et forts.

Entendent-ils enfin qu’il serait acceptable que la Russie soit dispensée de payer les réparations indispensables pour les dommages de guerre subis par l’Ukraine, qui sont aujourd’hui estimer à environ deux trillions d’euros ? Veulent-ils que cette charge incombe aux assujettis fiscaux des pays de l’Alliance ? Tout ceci n’a aucun sens, ni stratégique, ni politique.

Sur ces quatre dimensions, nous devons être fermes, non seulement aujourd’hui, mais dans la durée. Dans mon long chapitre sur notre stratégie à long terme envers la Russie, j’explique pourquoi nous devons maintenir les sanctions tant que tout ceci n’aura pas été fait. C’est aussi la meilleure chance pour qu’un jour, sans doute dans quelques décennies, la Russie puisse évoluer vers un régime démocratique, en tout cas non dangereux.

En somme, ceux qui souhaitent négocier avec la Russie tiennent une position abstraite qui n’a rien de réaliste et de stratégiquement conséquent en termes de sécurité. Si la Russie n’est pas défaite totalement, elle profitera d’un prétendu accord de paix pour se réarmer et continuer ses agressions en Europe et ailleurs. C’est la raison pour laquelle je consacre des développements approfondis dans la première partie de Notre Guerre à réexaminer à fond certains concepts qui obscurcissent la pensée stratégique que je tente de remettre d’aplomb. Je reviens notamment sur le concept de réalisme qui doit être articulé aux menaces, et non devenir l’autre nom de l’acceptation du fait accompli. Je m’y inspire de Raymond Aron qui, à juste titre, vitupérait les « pseudo-réalistes ».

Je porte aussi un regard critique sur la notion d’intérêt, et notamment d’intérêt national, tel qu’il est souvent entendu. Lié à la sécurité, il doit intégrer principes et valeurs. Je montre également que beaucoup d’analystes de politique étrangère ont, à tort, considéré États et nations dans une sorte de permanence plutôt que de se pencher sur les spécificités de chaque régime – là aussi, la relecture d’Aron est précieuse. Enfin, je démontre que traiter de politique étrangère sérieusement suppose d’y intégrer le droit international et les droits de l’Homme, alors qu’ils sont trop souvent sortis de l’analyse de sécurité. Pourtant, leur violation est le plus généralement indicatrice d’une menace à venir.

 

Sanctions : comment les rendre efficaces ?

Les sanctions économiques n’ont pas mis fin à la guerre de la Russie en Ukraine. Il semble que la Russie ait mis en place une stratégie de contournement plutôt efficace : depuis 2022, les importations (notamment depuis l’Allemagne) de pays proches géographiquement de la Russie (Azerbaïdjan, Géorgie, Kazakhstan, Kirghizistan, Turquie) ont explosé, et leurs exportations en Russie aussi… Sans parler de l’accélération des échanges entre la Russie et la Chine. Que faudrait-il vraiment faire pour isoler économiquement la Russie ?

C’est un point déterminant. Même si les différents paquets de sanctions décidés tant par l’Union européenne que par les États-Unis et quelques autres pays comme le Japon et la Corée du Sud, sont les plus forts jamais mis en place, ils restent encore incomplets, ce qui ne signifie pas qu’ils soient sans effets réels – ne les minimisons pas. Je reprends volontiers la proposition émise par la Première ministre estonienne, Kaja Kallas, qui proposait un embargo total sur le commerce avec la Russie. Je constate aussi que certains pays de l’UE continuent d’importer du gaz naturel liquéfié russe (LNG) et qu’une banque autrichienne comme Raiffaisen a réalisé l’année dernière la moitié de ses profits en Russie. Certaines entreprises européennes et américaines, y compris d’ailleurs françaises, restent encore présentes en Russie, ce qui me paraît inacceptable et, par ailleurs, stupide dans leur intérêt même.

Ensuite, nous sommes beaucoup trop faibles en Europe sur les sanctions extraterritoriales. Il existe une réticence permanente de certains États à s’y engager, sans doute parce que les États-Unis les appliquent depuis longtemps, parfois au détriment des entreprises européennes. C’est aujourd’hui pourtant le seul moyen pour éviter les contournements. Nous devons mettre en place ce que j’appelle dans Notre Guerre une diplomatie de guerre : sachons dénoncer et agir contre les pratiques d’États prétendument amis, au Moyen-Orient comme en Asie, qui continuent de fournir la machine de guerre russe.

Enfin, nous devons décider rapidement de saisir les avoirs gelés de la Banque centrale russe (300 milliards d’euros) pour les transférer à l’Ukraine, d’abord pour renforcer ses capacités d’achats d’armements, ensuite pour la reconstruction. Les arguties juridiques et financières pour refuser de s’y employer ne tiennent pas la route devant cette urgence politique et stratégique.

 

La nécessité d’une intervention directe

Les alliés de l’Ukraine soutiennent l’effort de guerre de l’Ukraine en aidant financièrement son gouvernement et en lui livrant des armes. Qu’est-ce qui les empêche d’intervenir directement dans le conflit ?

La réponse est rien.

Dès le 24 février 2022 j’avais insisté pour que nous intervenions directement en suggérant qu’on cible les troupes russes entrées illégalement en Ukraine et sans troupes au sol. J’avais même, à vrai dire, plaidé pour une telle intervention dès 2014, date du début de l’agression russe contre le Donbass et la Crimée ukrainiens. C’eût été et cela demeure parfaitement légal en vertu de l’article 51 de la Charte des Nations unies qui dispose que non seulement un État agressé peut répliquer en frappant les infrastructures militaires et logistiques sur le territoire de l’ennemi, mais que tout autre État se portant à son secours peut également légalement le faire. Cela aurait mis fin rapidement à la guerre et aussi épargné la mort de plus d’une centaine de milliers d’Ukrainiens, civils et militaires. Cela aurait renforcé notre sécurité et la crédibilité de notre dissuasion.

Si nous, Alliés, ne l’avons pas fait et si nous sommes encore réticents, c’est parce que nous continuons de prendre au sérieux les récits du Kremlin qui visent à nous auto-dissuader. Je consacre toute une partie de Notre Guerre à explorer comment s’est construit le discours sur la menace nucléaire russe, bien avant le 24 février 2022.

Certes, nous devons la considérer avec attention et sans légèreté, mais nous devons aussi mesurer son caractère largement fantasmé. Poutine sait d’ailleurs très bien que l’utilisation de l’arme nucléaire aurait pour conséquence immédiate sa propre disparition personnelle qui lui importe infiniment plus que celle de son propre peuple qu’il est prêt à sacrifier comme il l’a suffisamment montré. On s’aperçoit d’ailleurs que même l’administration Biden qui, au début de cette nouvelle guerre, avait tendance à l’amplifier, ce qui faisait involontairement le jeu de la propagande russe, a aujourd’hui des propos beaucoup plus rassurants. Mais cette peur demeure : je me souviens encore avoir entendu, le 12 juillet 2023, alors que j’étais à Vilnius pour le sommet de l’OTAN, Jake Sullivan, conseiller national pour la sécurité du président américain, évoquer le spectre d’une guerre entre l’OTAN et la Russie. Ce n’est pas parce que les Alliés seraient intervenus, ou interviendraient aujourd’hui, que cette guerre serait déclenchée. Je crois au contraire que la Russie serait obligée de plier.

Là aussi, il convient de remettre en question le discours de la propagande russe selon lequel une puissance nucléaire n’a jamais perdu la guerre : ce fut le cas des États-Unis au Vietnam et, de manière plus consentie, en Afghanistan, et bien sûr celui de l’ancienne URSS dans ce dernier pays. Songeons aussi au signal que, en refusant d’intervenir, nous donnerions à la Chine : cela signifierait-il que, parce qu’elle est une puissance nucléaire, elle pourrait mettre la main sur Taïwan sans que nous réagissions ? Il faut songer au signal que nous envoyons.

Enfin, et j’examine cela dans mon livre de manière plus détaillée, se trouve posée directement la question de la dissuasion au sein de l’OTAN. Celle-ci repose fondamentalement, du moins en Europe, sur la dissuasion nucléaire et la perspective de l’activation de l’article 5 du Traité de Washington sur la défense collective. Elle concerne aussi, par définition, les pays de l’Alliance, ce qui d’ailleurs montre la faute majeure qui a été celle de la France et de l’Allemagne en avril 2008 de refuser un plan d’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie à l’OTAN lors du sommet de Bucarest. Emmanuel Macron l’a implicitement reconnu lors de son discours du 31 mai 2023 lors de son discours au Globsec à Bratislava.

Une double question se pose donc. La première est celle de notre dissuasion conventionnelle, qui a été en partie le point aveugle de l’OTAN. Je propose ainsi qu’on s’oriente vers une défense territoriale de l’Europe. La seconde est liée au cas de figure actuel : que faisons-nous lorsqu’un pays non encore membre de l’Alliance, en l’occurrence l’Ukraine, est attaqué dès lors que cette agression comporte un risque direct sur les pays qui en sont membres ?

 

Hypothèse d’un retour de Donald Trump

Donald Trump est bien parti pour remporter l’investiture des Républicains en juin prochain. Quelles seraient les conséquences d’une potentielle réélection de l’ancien président américain sur la guerre en Ukraine ? 

À en juger par les déclarations de Donald Trump, elles seraient funestes. On ne peut savoir s’il déciderait de quitter l’OTAN qu’il avait considérée comme « obsolète », mais il est fort probable qu’il diminuerait de manière drastique les financements américains à l’OTAN et l’effort de guerre en faveur de l’Ukraine. Les Européens se trouveraient devant un vide vertigineux. S’il fallait compenser l’abandon américain, y compris sur le volet nucléaire – au-delà des multiples débats doctrinaux sur le rôle des dissuasions nucléaires française et britannique –, les pays de l’UE devraient porter leurs dépenses militaires à 6 ou 7 % du PIB, ce qui pourrait difficilement être accepté par les opinions publiques par-delà les questions sur la faisabilité. Ensuite, cela ne pourrait pas se réaliser en quelques mois, ni même en quelques années sur un plan industriel en termes d’armements conventionnels.

En somme, nous devons poursuivre nos efforts au sein de l’UE pour transformer de manière effective nos économies en économies de guerre et porter à une autre échelle nos coopérations industrielles en matière d’armement au sein de l’Europe. Mais dans l’immédiat, les perspectives sont sombres. Cela sonnera l’heure de vérité sur la volonté des dirigeants européens de prendre les décisions radicales qui s’imposent. J’espère que nous ferons en tout cas tout dans les mois qui viennent pour apporter une aide déterminante à l’Ukraine – nous avons encore de la marge pour aller plus vite et plus fort.

Les États-Unis et l’Europe restent encore à mi-chemin et n’ont pas livré à l’Ukraine toutes les armes, en quantité et en catégorie, qu’ils pouvaient lui transférer, notamment des avions de chasse et un nombre très insuffisant de missiles à longue portée permettant de frapper  le dispositif ennemi dans sa profondeur. Quant au président Biden, il devrait comprendre qu’il lui faut aussi, dans le temps qui lui reste avant les élections de novembre, donner à Kyiv toutes les armes possibles. Il serait quand bien mieux placé dans la course à sa réélection s’il apparaissait aux yeux de se concitoyens comme le « père la victoire ».

 

« La puissance va à la puissance »

La guerre d’agression de la Russie en Ukraine n’est pas un événement isolé. Il semble que l’impérialisme russe cherche à prendre notre continent en étau en déstabilisant nos frontières extérieures. À l’Est, via des actions d’ingérence militaire, de déstabilisation informationnelle, de corruption et d’intimidation qui ont commencé dès son arrivée au pouvoir dans les années 2000, et bien entendu à travers la guerre conventionnelle lancée contre l’Ukraine. Au Sud, la stratégie d’influence russe se développe depuis une décennie. Si elle est moins visible, elle n’en est pas moins nuisible. Ces dix dernières années, Moscou a approfondi sa coopération militaire avec le régime algérien et s’est ingéré dans le conflit libyen à travers des sociétés militaires privées comme Wagner. On a vu le seul porte-avions russe mouiller dans le port de Tobrouk en 2017, mais aussi des navires de guerre russes faire des exercices communs avec des bâtiments algériens sur les côtes algériennes en août 2018, en novembre 2019, en août et en novembre 2021, en octobre et en juillet 2022 et en août 2023. Au sud du Sahara, le régime de Poutine sert d’assurance-vie à la junte installée au Mali depuis 2020 et soutien l’Alliance des États du Sahel (composée des régimes putschistes du Mali, du Burkina Faso et du Niger). Quelle diplomatie adopter pour conjurer la menace russe, à l’Est comme au Sud ?

Votre question comporte deux dimensions qui sont à la fois sensiblement différentes et liées. La première est celle de la guerre de l’information et de ses manipulations. Celle-ci se déploie sur quasiment tous les continents, en Europe occidentale autant que centrale et orientale, dans les Amériques, du Nord et du Sud, au Moyen-Orient, en Afrique et dans certains pays d’Asie. Pendant deux décennies, nous ne l’avons pas prise au sérieux, ni chez nous ni dans certains pays où elle visait aussi à saper nos positions.

Malgré certains progrès, nous ne sommes pas à la hauteur, y compris en France, comme je l’avais expliqué lors de mon audition devant la Commission de l’Assemblée nationale sur les ingérences extérieures l’année dernière, et comme je le développe à nouveau dans Notre Guerre. Nous n’avons pas, dans de nombreux pays, une attitude suffisamment ferme à l’encontre des relais nationaux de cette propagande et n’avons pas mise à jour notre système législatif. En Afrique, la France n’a pas pendant longtemps mesuré, malgré une série d’études documentées sur le sujet, ni riposté avec la force nécessaire aux actions de déstabilisation en amont. Moscou a consacré des moyens considérables, et même disproportionnés eu égard à l’état de son économie, à ces actions et ses responsables russes n’ont d’ailleurs jamais caché que c’était des armes de guerre. Nous avons détourné le regard et ne nous sommes pas réarmés en proportion.

La seconde dimension est celle de l’attitude favorable de plusieurs pays envers Moscou, avec une série de gradations, depuis une forme de coopération étendue, comme dans le cas de l’Algérie, du Nicaragua, de l’Iran, du Venezuela, de Cuba, de l’Érythrée et de la Corée du Nord – sans même parler de groupes terroristes comme le Hamas –, une action commune dans le crime de masse – Syrie –, une complicité bienveillante – Égypte, Émirats arabes unis, Inde, Afrique du Sud, mais aussi Israël avec Netanyahou – et parfois active – République populaire de Chine – ou une soumission plus ou moins totale – Bélarus et certains des pays africains que vous mentionnez. Sans pouvoir entrer ici dans le détail, l’attitude des démocraties, qui doit aussi être mieux coordonnée et conjointe, ne peut être identique. Dans des cas comme celui de la Syrie, où nous avons péché par notre absence d’intervention, notre action doit être certainement militaire. Envers d’autres, nous devons envisager un système de sanctions renforcées comme je l’évoquais. Dans plusieurs cas, notamment en direction des pays ayant envers Moscou une attitude de neutralité bienveillante et souvent active, un front uni des démocraties doit pouvoir agir sur le registre de la carotte et du bâton. Nous payons, et cela vaut pour les États-Unis comme pour les grands pays européens, dont la France, une attitude négligente et une absence de définition de notre politique. Rappelons-nous, par exemple, notre absence de pression en amont envers les pays du Golfe lorsqu’ils préparaient le rétablissement des relations diplomatiques avec Damas, puis sa réintégration dans la Ligue arabe. Nous n’avons pas plus dissuadé l’Égypte de rétablir des relations fortes avec Moscou et cela n’a eu aucun impact sur nos relations avec Le Caire. Avec l’Inde, nous fermons largement les yeux sur la manière dont Delhi continue, par ses achats de pétrole à la Russie, à alimenter l’effort de guerre. Quant aux pays africains désormais sous l’emprise de Moscou, le moins qu’on puisse dire est que nous n’avons rien fait pour prévenir cette évolution en amont.

Nous sommes donc devant deux choix politiques nécessaires. Le premier, dont je développe les tenants et aboutissants dans Notre Guerre, est celui de la défaite radicale de la Russie en Ukraine, et celle-ci devra suivre au Bélarus, en Géorgie et en Syrie notamment. Je suis convaincu que si nous agissons en ce sens, des pays faussement neutres ou sur un point de bascule, dont plusieurs que j’ai mentionnés ici, verraient aussi les démocraties d’un autre œil. Elles auraient moins intérêt à se tourner vers une Russie affaiblie. Ce sont les effets par ricochet vertueux de cette action que nous devons mesurer, notamment dans plusieurs pays d’Afrique, d’Asie et du Moyen-Orient. C’est notre politique d’abstention et de faiblesse qui les a finalement conduits à se tourner vers la Russie. Si nous changeons, ces pays évolueront aussi. La puissance va à la puissance.

Le second choix, que je développe dans Notre Guerre, consistera à repenser de manière assez radicale nos relations avec les pays du Sud – un sud, d’ailleurs, que je ne crois pas « global », mais profondément différent, et avec lequel nous ne saurions penser nos relations sans différenciation. Ce sont les questions d’investissement, de sécurité énergétique et alimentaire, et de lutte contre la corruption qu’il faudra repenser. La guerre russe contre l’Ukraine est un avertissement et le pire serait, une fois que l’Ukraine aurait gagné et nous par la même occasion, de repartir avec les autres pays dans une sorte de business as usual sans aucun changement.

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Le Green Deal européen survivra-t-il aux élections européennes de juin prochain ?

À l’approche des élections européennes qui auront lieu en juin 2024, un phénomène remarquable se propage dans les principaux pays de l’Union européenne : dans un contexte de montée du populisme et du sentiment anti-Union européenne, les électeurs se détournent des partis écologistes.

Les sondages d’opinion indiquent ainsi régulièrement des gains substantiels pour les partis de droite dure dans des pays comme l’Allemagne et l’Italie, coïncidant avec des pertes d’intentions de vote pour les partis centristes.

Mais le plus intéressant est qu’une analyse fine des enquêtes d’opinion révèle qu’une grande partie de cette évolution semble être directement attribuable au mécontentement des électeurs à l’égard des politiques de transition climatique de l’Union.

En 2020, l’Union européenne a dévoilé son ambitieux Green Deal, un plan général visant à transformer l’Europe pour en faire le premier continent neutre sur le plan climatique d’ici à 2050. Or, ce qui devait être une initiative phare pour 2019-2024 s’est transformé en un bourbier de mécontentement politique, tant au sein qu’en dehors de l’Union.

Des éléments clés tels que le Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (Carbon Border Adjustment Mechanism, CBAM), le Sustainable Aviation Fuel (SAF), le règlement sur les produits sans déforestation (Regulation on Deforestation-free products, EUDR), la directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (Corporate Sustainability Due Diligence Directive, CSDDD) et la directive révisée sur les énergies renouvelables (Revised Renewable Energy Directive, RED III) ont été élaborés dans le but d’ouvrir la voie à un avenir durable. Mais leur mise en œuvre a engendré d’importantes difficultés politiques.

 

Le Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières

L’une des principales pommes de discorde est le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (CBAM), conçu pour imposer des droits de douane sur les biens importés dans l’Union européenne en provenance de pays dont les réglementations environnementales sont moins strictes.

Bien qu’il ait été conçu pour uniformiser les règles du jeu, ce mécanisme a entraîné des tensions accrues tant au sein de l’Union qu’avec ses partenaires commerciaux. Ses détracteurs affirment que cette mesure n’est rien d’autre que du protectionnisme déguisé, qu’elle entrave l’accès au marché et qu’elle ne peut que déclencher des mesures de rétorsion de la part de pays tiers.

 

L’aviation durable

En exigeant que 70 % des carburants pour l’aviation dans les aéroports de l’Union soient « verts » d’ici 2050, l’initiative Sustainable Aviation Fuel (SAF), un autre pilier du Green Deal européen, vise à réduire l’impact environnemental du transport aérien.

Sans surprise, elle a toutefois été confrontée à des réactions négatives de la part des compagnies aériennes nationales et des partenaires internationaux qui affirment que les coûts associés à la transition vers le SAF sont exorbitants et menacent leur viabilité financière, et que certaines matières premières durables, telles que les sous-produits de la production d’huile de palme qui ont été testés avec succès ailleurs, ont été exclues pour des raisons politiques.

Au vu des défis économiques posés par les répercussions de la pandémie de Covid-19, force est d’admettre que rendre la vie plus difficile à l’industrie aéronautique ne peut qu’être préjudiciable à l’évolution du secteur.

 

La directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité

La directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (CSDDD) est un texte législatif important qui exigera des entreprises européennes et non européennes qu’elles fassent preuve de vigilance en matière d’environnement et de droits de l’Homme dans l’ensemble de leurs activités, celles de leurs filiales, mais aussi tout le long de leur chaîne de valeur. Elles devront prendre des mesures pour éviter ou atténuer toute incidence potentielle qu’elles auront identifiée, et devront réduire ou mettre fin à toute incidence réelle.

Si les entreprises ne se conforment pas à cette obligation et que des dommages en résultent, elles pourront être tenues pour responsables et encourir des sanctions financières.

Cette directive a également suscité une vive controverse. Ses détracteurs estiment qu’elle impose aux entreprises des exigences aussi étendues que contraignantes. La mise en œuvre d’une vérification complète tout au long des chaînes d’approvisionnement entraînera une augmentation des coûts administratifs et des coûts de mise en conformité, ce qui placera les entreprises européennes dans une position concurrentielle défavorable par rapport aux entreprises opérant dans des régions où ces réglementations sont moins strictes.

Pire, cela fera peser une charge disproportionnée sur les PME qui pourraient ne pas disposer des ressources et de l’infrastructure nécessaires pour se conformer à des exigences étendues en matière de vérification, ce qui entraverait la croissance et la compétitivité des petites entreprises européennes, l’épine dorsale de l’économie en Europe.

Mais la portée extraterritoriale de la directive a également fait l’objet de nombreuses critiques. Ses détracteurs affirment que l’application de cette réglementation européenne aux entreprises opérant en dehors de l’Union européenne pourrait entraîner des incertitudes juridiques et des tensions diplomatiques avec les pays non membres de l’Union.

 

La directive révisée sur les énergies renouvelables

La directive révisée sur les énergies renouvelables (RED III), qui se fixe pour objectif d’arriver à 42,5 % de renouvelables dans la consommation énergétique européenne finale d’ici à 2030 (soit plus d’un doublement des 19 % français actuels), n’a pas non plus été sans susciter de fortes critiques.

L’Indonésie, par exemple, a porté ses griefs devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC), en intentant un procès au sujet de la RED III.

En France, se mettre en conformité avec cette nouvelle règle exigerait un effort considérable et serait marqué par un véritable paradoxe, puisque le parc nucléaire du pays lui permet de maintenir des niveaux d’émissions de CO2 nettement inférieurs à ceux de ses voisins, en particulier l’Allemagne.

 

Le règlement sur les produits sans déforestation

Le règlement sur les produits sans déforestation interdit de mettre sur le marché européen certains produits de base (les bovins, le cacao, le café, le palmier à huile, le caoutchouc, le soja et le bois) s’ils ont été produits sur des terres ayant fait l’objet d’activités de déforestation.

Ce règlement a également été critiqué comme étant une barrière protectionniste contre les agriculteurs des pays en développement. Les producteurs de café (d’Afrique subsaharienne), d’huile de palme (d’Indonésie) et d’autres cultures du monde entier ont protesté contre le règlement. L’Argentine, le Brésil, l’Indonésie et le Nigeria, entre autres, ont signé une lettre ouverte critiquant avec véhémence la Commission européenne, considérant cette réglementation comme un des obstacles à la concurrence loyale et à l’accès au marché européen.

 

Un Green Deal critiqué en dehors mais aussi au sein de l’Union

On l’a vu, au niveau international, le Green Deal européen crée une véritable vague de mécontentement, les pays tiers percevant ces nouvelles règles comme des mesures protectionnistes, voire comme une sorte d’impérialisme ou de néocolonialisme. L’engagement de l’Union européenne en faveur de la durabilité est ainsi éclipsé par des accusations d’hypocrisie et de deux poids deux mesures. Les relations commerciales se tendent et les retombées diplomatiques négatives sont palpables.

En Europe, le Parti populaire européen (PPE), un groupe politique regroupant les principaux partis européens de centre-droit, est devenu un détracteur du Green Deal. La promesse d’un avenir plus propre et plus vert s’est heurtée à la dure réalité de l’augmentation des prix de produits essentiels tels que la nourriture et l’énergie. Les élus du PPE estiment que l’accord met en péril la sécurité énergétique de l’Europe et détourne l’attention de priorités cruciales telles que la résolution du conflit en Ukraine, la réduction de la dépendance aux ressources russes, la lutte contre l’inflation et la gestion de l’immigration.

 

Une critique libérale du Green Deal

En ce qui concerne les motivations et les effets involontaires du Green Deal de l’Union européenne, on l’a vu, les critiques ne manquent pas. Ces préoccupations ne font pourtant qu’effleurer le problème.

Nous aurions également pu mentionner :

  • l’augmentation des coûts réglementaires pouvant nuire à la compétitivité de l’industrie européenne sur la scène mondiale ;
  • l’accent mis sur la réglementation et l’intervention ne pouvant conduire qu’à des distorsions du marché avec des conséquences économiques négatives à long terme ;
  • la très critiquable planification centrale inhérente au Deal, car ce sont les forces du marché et les transactions volontaires qui devraient conduire les efforts environnementaux plutôt que l’intervention de l’État ;
  • les inefficacités bureaucratiques et les effets involontaires associés aux initiatives gouvernementales imposées d’en haut ;
  • la prudence à l’égard de la concentration excessive de pouvoirs entre les mains d’agences et d’organismes supranationaux ;
  • les lobbies européens travaillent dur pour s’assurer que toute nouvelle réglementation entrave leurs concurrents ;
  • le Green Deal européen pourrait relever davantage de la posture politique que d’une solution pragmatique ;
  • la faisabilité de la réalisation des nobles objectifs fixés par le Green Deal.

En effet, selon un nouveau rapport, l’Union européenne ne parviendra probablement pas à atteindre la majorité de ses objectifs écologiques à l’horizon 2030.

Dans ce document, l’agence européenne pour l’environnement indique que l’Union dépassera « très probablement » ses objectifs en matière de consommation d’énergie primaire et d’énergies renouvelables, et qu’elle ne parviendra pas à doubler l’utilisation de matériaux recyclés. La réalité est que, face à la guerre en Ukraine et aux craintes économiques, l’Union européenne réaffecte sub rosa les milliards d’euros prévus pour le Green Deal à la défense, à la gestion de l’immigration et à la diversification de l’approvisionnement énergétique.

Nombreux sont ceux qui reconnaîtront la tension que nous observons ici.

Il est vrai que la protection de la planète au bénéfice des générations futures exige une action collective, que le bien-être humain nécessite certaines mesures environnementales qui transcendent les intérêts nationaux. L’éthique exige d’agir. Il est tout aussi vrai que ce type de réglementation conduira à une ingérence excessive du gouvernement dans l’économie, que les charges économiques imposées aux entreprises et aux consommateurs entraveront la croissance économique et la prospérité et, en fin de compte, étoufferont les libertés individuelles.

Il existe une tension entre la nécessité de protéger l’environnement et celle de préserver les libertés individuelles et la croissance économique. Alors que le mois de juin sera probablement marqué par une conflagration électorale, il est important de ne pas faire la sourde oreille aux avertissements concernant les effets involontaires des réglementations environnementales actuelles et la nécessité d’une approche plus nuancée, axée sur le marché. Cette approche doit inclure une meilleure communication avec nos partenaires commerciaux, plutôt qu’une réglementation unilatérale qui nuit à leurs exportations.

À mesure que le Green Deal européen se met en place chez nous et à l’étranger, il devient évident que la voie vers un avenir durable est semée d’embûches politiques. Équilibrer les objectifs environnementaux avec les réalités économiques et les relations internationales s’avère être un exercice délicat, et trouver un terrain d’entente sera crucial pour laisser un monde meilleur à la prochaine génération.

« Le coût de la décarbonisation sera très lourd » grand entretien avec Éric Chaney

Éric Chaney est conseiller économique de l’Institut Montaigne. Au cours d’une riche carrière passée aux avant-postes de la vie économique, il a notamment dirigé la division Conjoncture de l’INSEE avant d’occuper les fonctions de chef économiste Europe de la banque américaine Morgan Stanley, puis de chef économiste du groupe français AXA.

 

Y-a-t-il des limites à la croissance ?

Loup Viallet, rédacteur en chef de Contrepoints – En France, de plus en plus de voix s’élèvent en faveur d’une restriction de la production. Ralentissement, croissance zéro, décroissance, les partisans de ce mouvement idéologique partagent une approche malthusienne de l’économie. La croissance économique aurait des limites écologiques que l’innovation serait incapable de faire reculer. Cette thèse est au cœur d’un ouvrage souvent présenté comme une référence : le rapport du club de Rome de 1972 aussi appelé Rapport Meadows sur les limites de la croissance. Ses conclusions sont analogues à celles publiées l’année dernière dans le dernier rapport en date du Club de Rome, Earth for All. Quelle méthode scientifique permet-elle d’accoucher sur de telles conclusions ? À quel point est-elle contestable ? Comment expliquez-vous le décalage entre l’influence médiatique de ces idées et l’absence total de consensus qu’elles rencontrent parmi les chercheurs en économie et la majorité des acteurs économiques ?

Éric Chaney – Les thèses malthusiennes ont en effet le vent en poupe, encore plus depuis la prise de conscience par un grand nombre -surtout en Europe- de l’origine anthropomorphique du changement climatique causé par les émissions de gaz à effet de serre (GES, CO2 mais pas seulement). Le Rapport Meadows de 1972, commandé par le Club de Rome, avait cherché à quantifier les limites à la croissance économique du fait de la finitude des ressources naturelles. Si les méthodes développées au MIT à cet effet étaient novatrices et intéressantes, les projections du rapport originel étaient catastrophistes, prévoyant un effondrement des productions industrielle et alimentaire mondiales au cours de la première décennie du XXIe siècle. Rien de tel ne s’est produit, et malgré de nombreuses mises à jour du rapport Meadows, certes plus sophistiquées, les prévisions catastrophiques fondées sur l’apparente contradiction entre croissance « infinie » et ressources finies ne sont pas plus crédibles aujourd’hui qu’elles ne l’étaient alors.

Contrairement aux modèles développés à la même époque par William Nordhaus (prix Nobel d’économie en 2018), les modèles prônant la croissance zéro ou la décroissance n’intégraient pas de modélisation économique approfondie, pas de prix relatifs endogènes, ni même les gaz à effet de serre dont on sait depuis longtemps que les conséquences climatiques peuvent être véritablement catastrophiques.

Rappelons que Nordhaus publia en 1975 un article de recherche intitulé « Can we control carbon dioxide ». Malgré sa contribution essentielle à l’analyse économique des émissions de GES –Nordhaus est le premier à avoir explicité le concept de coût virtuel d’une tonne de CO2, c’est-à-dire la valeur présente des dommages futurs entraînés par son émission — il est vilipendé par les tenants des thèses décroissantistes, et c’est peut-être là qu’il faut chercher l’origine des dissonances cognitives qui les obèrent. Nordhaus est un scientifique, il cherche à comprendre comment les comportements économiques causent le changement climatique, et à en déduire des recommandations. Il est convaincu qu’à cet effet, les mécanismes de marché, les incitations prix en particulier sont plus efficaces que les interdictions. Il est techno-optimiste, considérant par exemple que les technologies nucléaires (y compris la fusion) lèveront les contraintes sur la production d’énergie. Alors que le camp décroissantiste est avant tout militant, le plus souvent opposé au nucléaire, bien qu’il s’agisse d’une source d’énergie décarbonée, et anticapitaliste, comme l’a bien résumé l’un de ses ténors, l’économiste Timothée Parrique, qui affirme que « la décroissance est incompatible avec le capitalisme ».

Pratiquement, je ne crois pas que ce courant de pensée ait une influence déterminante sur les décisions de politique économique, ni dans les démocraties, et encore moins dans les pays à régime autoritaire. En revanche, les idées de Nordhaus ont été mises en œuvre en Europe, avec le marché des crédits carbone (ETS, pour Emissions Trading System, et bientôt ETS2), qui fixe des quotas d’émission de CO2 décroissant rapidement (-55 % en 2030) pour tendre vers zéro à l’horizon 2050, et laisse le marché allouer ces émissions, plutôt que d’imposer des normes ou de subventionner telle ou telle technologie. De même la taxation du carbone importé que l’Union européenne met en place à ses frontières (difficilement, certes) commence à faire des émules, Brésil et Royaume-Uni entre autres, illustrant l’idée de Clubs carbone de Nordhaus.

 

Liens entre croissance et énergie

L’augmentation des émissions de gaz à effet de serre est-elle proportionnelle à la croissance de la production de biens et de services ?

Au niveau mondial, il y a en effet une forte corrélation entre les niveaux de PIB et ceux des émissions de CO2, à la fois dans le temps, mais aussi entre les pays.

Pour faire simple, plus une économie est riche, plus elle produit de CO2, en moyenne en tout cas. Il ne s’agit évidemment pas d’un hasard, et, pour une fois, cette corrélation est bien une causalité : plus de production nécessite a priori plus d’énergie, qui nécessite à son tour de brûler plus de charbon, de pétrole et de gaz, comme l’avait bien expliqué Delphine Batho lors du débat des primaires au sein des écologistes.

Mais il n’y a aucune fatalité à cette causalité, bien au contraire.

Prenons à nouveau l’exemple de l’Union européenne, où le marché du carbone fut décidé en 1997 et mis en œuvre dès 2005. Entre 2000 et 2019, dernière année non perturbée par les conséquences économiques de la pandémie, le PIB de l’Union européenne a augmenté de 31 %, alors que l’empreinte carbone de l’Union, c’est-à-dire les émissions domestiques, plus le carbone importé, moins le carbone exporté, ont baissé de 18 %, selon le collectif international d’économistes et de statisticiens Global Carbon Project. On peut donc bien parler de découplage, même s’il est souhaitable de l’accentuer encore.

En revanche, l’empreinte carbone des pays hors OCDE avait augmenté de 131 % sur la même période. Pour les pays moins avancés technologiquement, et surtout pour les plus pauvres d’entre eux, la décroissance n’est évidemment pas une option, et l’usage de ressources fossiles abondantes comme le charbon considéré comme parfaitement légitime.

 

Le coût de la décarbonation

Que répondriez-vous à Sandrine Dixson-Declève, mais aussi Jean-Marc Jancovici, Philippe Bihouix et tous les portevoix de la mouvance décroissantiste, qui estiment que la « croissance verte » est une illusion et que notre modèle de croissance n’est pas insoutenable ?

Je leur donne partiellement raison sur le premier point.

Pour rendre les difficultés, le coût et les efforts de la décarbonation de nos économies plus digestes pour l’opinion publique, les politiques sont tentés de rosir les choses en expliquant que la transition énergétique et écologique créera tant d’emplois et de richesse que ses inconvénients seront négligeables.

Mais si l’on regarde les choses en face, le coût de la décarbonation, dont le récent rapport de Jean Pisani et Selma Mahfouz évalue l’impact sur la dette publique à 25 points de PIB en 2040, sera très lourd. Qu’on utilise plus massivement le prix du carbone (généralisation de l’ETS), avec un impact important sur les prix, qui devront incorporer le renchérissement croissant du carbone utilisé dans la production domestique et les importations, ou qu’on recoure à des programmes d’investissements publics et de subventions massifs, à l’instar de l’IRA américain, le coût sera très élevé et, comme toujours en économie, sera payé au bout du compte par le consommateur-contribuable.

Tout au plus peut-on souhaiter que la priorité soit donnée aux politiques de prix du carbone, impopulaires depuis l’épisode des Gilets jaunes, mais qui sont pourtant moins coûteuses à la société que leurs alternatives, pour un même résultat en termes de décarbonation. Le point crucial, comme le soulignent les auteurs du rapport précité, est qu’à moyen et encore plus à long terme, le coût pour la société de ne pas décarboner nos économies sera bien supérieur à celui de la décarbonation.

J’ajouterais que si les statisticiens nationaux avaient les moyens de calculer un PIB corrigé de la perte de patrimoine collectif causée par la dégradation de l’environnement et le changement climatique – ce qu’on appelle parfois PIB vert, par définition inférieur au PIB publié chaque trimestre – on s’apercevrait que la croissance du PIB vert est plus rapide que celle du PIB standard dans les économies qui réduisent leurs atteintes à l’environnement et leurs émissions de GES. Sous cet angle, vive la croissance verte !

Sur le second point, je crois la question mal posée.

Il n’y a pas de « modèle de croissance » qu’on puisse définir avec rigueur. Il y a bien des modèles de gestion de l’économie, avec, historiquement, les économies de marché capitalistes (où le droit de propriété est assuré par la loi) d’un côté et les économies planifiées socialistes (où la propriété de l’essentiel des moyens de production est collective) de l’autre.

Mais ces deux modèles économiques avaient -et ont toujours pour leurs partisans- l’objectif d’augmenter la richesse par habitant, donc de stimuler la croissance. Du point de vue privilégié par Sandrine Dixson-Declève ou Jean-Marc Jancovici, celui de la soutenabilité, le modèle capitaliste devrait être préférable au modèle socialiste, qui, comme l’expérience de l’Union soviétique (disparition de la Mer d’Aral), de la RDA (terrains tellement pollués que leur valeur fut jugée négative lors des privatisations post-unification) ou de la Chine de Mao (où l’extermination des moineaux pour doubler la production agricole causa l’une des plus grandes famines de l’histoire de la Chine à cause des invasions de sauterelles) l’ont amplement démontré, prélevait bien plus sur le patrimoine naturel que son concurrent capitaliste.

La bonne question est celle des moyens à mettre en œuvre pour décarboner nos économies.

Réduire autoritairement la production comme le souhaitent les décroissantistes cohérents avec leurs convictions, demanderait l’instauration d’un régime politique imposant une appropriation collective des entreprises, puis une planification décidant ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas. Ne parlons pas de « modèle de croissance », mais de modèle économique, et le débat sera bien plus clair. Je suis bien entendu en faveur d’un modèle préservant la liberté économique, mais en lui imposant la contrainte de décarbonation par une politique de prix du carbone généralisée, la difficulté étant de faire comprendre aux électeurs que c’est leur intérêt bien compris.

 

Quand la Chine s’endormira

La tertiarisation de l’économie chinoise et le vieillissement de sa population sont deux facteurs structurant un ralentissement de la productivité. La croissance chinoise a-t-elle fini son galop ?

Oui, le régime de croissance de la Chine a fondamentalement changé au cours des dernières années. Après la libéralisation économique de Deng Xiaoping et l’application au-delà de toute prévision de son slogan, « il est bon de s’enrichir » grâce à l’insertion dans l’économie mondiale et à l’ouverture aux capitaux et technologies occidentales, la Chine a connu un rythme de développement et d’enrichissement (en moyenne, car les disparités villes-campagnes sont toujours profondes) unique dans l’histoire de l’humanité. Les masses chinoises sont sorties de la misère sordide dans laquelle les seigneurs de la guerre, puis l’occupation japonaise, puis enfin le régime maoïste les avait condamnées.

Mais la croissance « à deux chiffres » était tirée par le rattrapage technologique côté offre, l’investissement et les exportations côté demande, et ces moteurs ne peuvent durer éternellement. Côté offre, le rattrapage devient plus difficile lorsqu’on s’approche des standards mondiaux, ce que l’Europe a compris après 1970, d’autant plus que la rivalité stratégique avec les États-Unis réduit encore l’accès à l’innovation de pointe étrangère.

En interne, la reprise en main des entreprises par le Parti communiste, et la préférence donnée à celles contrôlées par l’État, l’obsession du contrôle du comportement de la population, réduisent considérablement la capacité d’innovation domestique, comme le fait remarquer depuis longtemps mon ancien collègue Stephen Roach.

Du côté de la demande, la Chine pourrait bien être tombée dans la trappe à dette qui a caractérisé l’économie japonaise après l’éclatement de ses bulles immobilières et d’actions du début des années 1970, en raison de l’excès d’offre immobilière et de l’immense dette privée accumulée dans ce secteur. Richard Koo avait décrit cette maladie macroéconomique « récession de bilan » pour le Japon. Les dirigeants chinois étaient hantés depuis longtemps par ce risque, qui mettrait à mal l’objectif de Xi Jinping de « devenir (modérément ajoute-t-il) riche avant d’être vieux », mais, paradoxalement, la re-politisation de la gestion économique pourrait bien le rendre réel. Comme la population active baisse en Chine depuis maintenant dix ans, et qu’elle va inévitablement s’accélérer, la croissance pourrait bien converger vers 3 % l’an, ce qui serait à tout prendre encore une réussite pour l’élévation du niveau de vie, voire encore moins, ce qui deviendrait politiquement difficile à gérer.

 

Dépendance au marché chinois

Faut-il anticiper un découplage de l’économie chinoise avec les économies de l’Union européenne et des États-Unis, dont de nombreux marchés sont devenus dépendants des importations chinoises ? Si celui-ci advenait, quels pays concernerait-il en priorité ?

L’économie chinoise occupe une place centrale dans l’économie mondiale, même si elle n’est pas tout à fait l’usine du monde comme on se plaisait à le dire avant 2008. Les tensions stratégiques avec les États-Unis mais aussi avec l’Europe, la réalisation par les entreprises que la baisse de coût permise par la production en Chine avaient un pendant. Je veux parler du risque de disruption brutale des chaînes d’approvisionnement comme ce fut le cas lors de l’épidémie de covid et des décisions de fermetures de villes entières avant que la politique (imaginaire) de zéro-covid ne fut abandonnée, mais aussi du risque d’interférence excessive des autorités chinoises.

La tendance précédente s’en est trouvée rompue.

Jusqu’en 2008, le commerce mondial croissait deux fois plus vite que le PIB mondial, en raison de l’ouverture de la Chine. De 2008 à 2020, il continua de croître, mais pas plus vite que la production. Depuis 2022, le commerce mondial baisse ou stagne, alors que la croissance mondiale reste positive. C’est la conséquence de la réduction du commerce avec la Chine. On peut donc bien parler de découplage, mais pour la croissance des échanges commerciaux, pas vraiment pour le niveau des échanges avec la Chine qui restent et resteront longtemps dominants dans le commerce mondial, sauf en cas de conflit armé.

En Europe, l’économie la plus touchée par ce renversement de tendance est évidemment l’Allemagne, dont l’industrie avait misé massivement sur la Chine, à la fois comme client pour son industrie automobile et de machines-outils, mais aussi pour la production à destination du marché chinois ou des marchés asiatiques. Ajouté au choix stratégique néfaste d’avoir privilégié le gaz russe comme source d’énergie bon marché, l’affaiblissement des échanges avec la Chine entraîne une profonde remise en question du modèle industriel allemand.

 

Impacts respectifs des élections européennes et américaines sur l’économie mondiale

Les élections européennes se tiendront en juin prochain. Les élections présidentielles américaines auront lieu cinq mois après, en novembre 2024. J’aimerais vous inviter à comparer leurs impacts potentiels sur l’avenir des échanges internationaux. Quels scénarios électoraux pourraient déboucher sur un ralentissement économique ? Sur une régionalisation des échanges ? Sur une croissance des conflits territoriaux ?

J’ai conscience que cette comparaison est limitée, l’Union européenne n’est pas un État fédéral, et il ne s’agit pas de scrutins analogues. Cependant, ces deux moments électoraux auront des conséquences concrètes et immédiates sur les orientations macroéconomiques à l’œuvre sur les deux premières économies du monde.

En cas de victoire de Donald Trump le 4 novembre, les échanges commerciaux avec les États-Unis seraient fortement touchés, avec une politique encore plus protectionniste qu’avec Biden, et un dédain complet pour toute forme de multilatéralisme.

Là encore, l’économie la plus touchée en Europe serait l’Allemagne, mais ne nous faisons pas d’illusions, toute l’Europe serait affaiblie. Plus important encore, une administration Trump cesserait probablement de soutenir financièrement l’Ukraine, laissant l’Union européenne seule à le faire, pour son propre intérêt stratégique. Ce qui ne pourrait qu’envenimer les relations au sein de l’Union, et restreindre les marges de manœuvre financières.

Enfin, une victoire de Trump signerait la fin de l’effort de décarbonation de l’économie américaine engagé par l’administration Biden à coups de subventions. Les conséquence pour le climat seraient désastreuses, d’autant plus que les opinions publiques européennes pourraient en conclure qu’il n’y a pas grand intérêt à faire cavalier seul pour lutter contre le changement climatique.

En revanche, les élections au Parlement européen ne devraient pas voir d’incidence significative sur nos économies. Le sujet ukrainien sera l’un des plus sensibles à ces élections, mais le pouvoir de décision restant essentiellement aux États, le changement ne serait que marginal.

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Industrie française : une récession est imminente – Entretien avec Charles-Henri Colombier (Rexecode)

Charles-Henri Colombier est directeur de la conjoncture du centre de Recherche pour l’Expansion de l’Économie et le Développement des Entreprises (Rexecode). Notre entretien balaye les grandes actualités macro-économiques de la rentrée 2024 : rivalités économiques entre la Chine et les États-Unis, impact réel des sanctions russes, signification de la chute du PMI manufacturier en France, divergences des politiques de la FED et de la BCE…

 

Écarts économiques Chine/États-Unis

Loup Viallet, rédacteur en chef de Contrepoints – Selon les statistiques du FMI, le PIB de la Chine ne représenterait aujourd’hui que 66 % du PIB des États-Unis, contre 76 % en 2021. Comment expliquez-vous ce décrochage ? Est-il symptomatique d’une tendance durable ?

Charles-Henri Colombier (Rexecode) – Depuis l’avant-covid fin 2019, le PIB chinois en volume et en monnaie nationale a augmenté de 18 %, tandis que le PIB américain a progressé de 7 %. En d’autres termes, la croissance chinoise n’a pas à rougir en comparaison de la croissance américaine, loin s’en faut.

L’explication du comparatif transpacifique des niveaux de PIB défavorable à la Chine depuis 2021 vient plutôt d’un effet de change, et plus spécifiquement de la dépréciation du yuan face au dollar. Le billet vert s’échange actuellement contre 7,10 yuans, quand il en valait seulement 6,35 fin 2021. Le taux de change dollar/yuan dépend pour une bonne part du différentiel de taux d’intérêt entre les deux pays, or la Fed a opéré une brutale remontée de ses taux, sans équivalent en Chine où l’inflation est restée très atone.

 

Sanctions russes : un effet boomerang ?

Y-a-t-il un effet boomerang des sanctions russes sur les économies européennes ? L’Europe est-elle en train de rentrer en récession à cause de l’embargo sur le gaz et le pétrole russe ?

L’interruption de l’approvisionnement énergétique de l’Europe depuis la Russie, concernant le pétrole mais surtout le gaz, a généré un choc d’offre négatif dont les effets ne se sont pas encore dissipés. En témoigne le fait que le prix de marché du gaz naturel coté à Rotterdam est toujours deux fois plus élevé qu’en 2019, tandis que la cotation Henry Hub aux États-Unis est à peu près inchangée.

Une énergie plus chère a trois types de conséquences principales : des pertes de pouvoir d’achat pour les ménages, un prélèvement sur les marges des entreprises, et un déficit de compétitivité prix préjudiciable à l’industrie notamment énergo-intensive. Les Etats-Unis et l’Asie n’ont pas eu à subir les mêmes chocs.

 

Comment la Russie contourne les sanctions commerciales

Les sanctions économiques n’ont pas mis fin à la guerre de la Russie en Ukraine. Pourquoi sont-elles aussi inefficaces ? Depuis 2022, les importations de pays proches géographiquement de la Russie (Azerbaïdjan, Géorgie, Kazakhstan, Kirghizistan, Turquie) ont explosé, et leurs exportations en Russie aussi. Doit-on y voir une stratégie de détournement des sanctions ? Quels pays européens (et quelles industries) participent à ce phénomène ?

L’inefficacité des sanctions occidentales contre la Russie tient d’abord au fait que certains pays tiers se sont substitués aux achats européens d’hydrocarbures russes. Au-delà des relations bien connues de la Chine avec la Russie, l’Inde absorbe désormais près de 40 % des exportations de pétrole russe, contre 5 % seulement en 2021. La manne des hydrocarbures, clé pour les finances publiques russes, a ainsi été préservée.

Par ailleurs, les mesures aboutissant à un retrait des entreprises occidentales de Russie ont parfois eu un effet de stimulation pour les entreprises russes, pouvant se saisir d’actifs bon marché et de nouvelles parts de marché domestiques. Enfin, il est vrai que certaines entreprises européennes contournent les sanctions, amenuisant leur efficacité. Certains pays comme la Turquie jouent un rôle de transit pour les flux commerciaux en question. Pour ne citer que quelques exemples, les exportations allemandes vers des pays comme le Kazakhstan, le Kirghizistan ou la Géorgie ont connu un décollage plus que suspect.

 

Industrie française : une récession est imminente

On constate une chute de l’indice PMI manufacturier en France. Que représente cette dégringolade pour l’économie française ?

L’indice PMI manufacturier mesure le climat des affaires à la lumière du sentiment exprimé par les directeurs d’achats. Le niveau de 42,1 qu’il a atteint en décembre (50 représente le seuil d’expansion) laisse peu de doute quant à l’existence d’une situation récessive pour l’industrie, en France mais aussi en Europe plus largement.

La dépense en biens des ménages avait déjà été décevante en 2023, celle des entreprises devrait désormais emboîter le pas en 2024, la hausse des taux d’intérêt et la contraction du crédit exerçant une pression croissante sur leur situation financière.

 

L’hypothèse d’un découplage économique avec la Chine

Les marchés américain et européen peuvent-ils se passer de la Chine ? Quelles seraient les conséquences d’une hypothétique rupture des relations commerciales entre la Chine et les marchés américain et européens ? Faut-il s’y préparer ?

Une rupture soudaine des relations économiques entre la Chine et l’Occident serait à n’en pas douter catastrophique pour les deux camps, tant les chaînes de valeur sont imbriquées. La Chine est devenue un fournisseur irremplaçable de nombreux intrants industriels, comme les problèmes d’approvisionnement apparus lors de la pandémie l’ont illustré.

Compte tenu des tensions entourant Taïwan, il faut se préparer à un tel scénario de rupture pour en minimiser l’impact. Mais il paraît illusoire d’imaginer que l’Europe puisse se passer de la Chine à court terme.

 

Les conséquences du statu quo de la BCE sur les taux directeurs

Contrairement à la FED, la BCE n’envisage pas de baisse des taux et affiche une ligne dure. Comment expliquez-vous cette divergence ? Quelles répercussions ces décisions auront-elles sur les échanges entre les économies de la zone euro et les États Unis ? Sur la croissance de leurs marchés respectifs ?

Le discours assez rigide de la BCE quant à l’éventualité d’une prochaine baisse des taux paraît surprenante au vu de la situation quasi-récessive de l’économie européenne. De récents travaux de la BCE montrent par ailleurs que l’essentiel de l’inflation observée ces dernières années est venu de facteurs liés à l’offre plutôt que d’un excès de demande qu’il faudrait briser.

Deux éléments permettent toutefois d’expliquer la prudence de la BCE.

Premièrement, le marché du travail européen, dont le degré de tension détermine en partie le dynamisme de l’inflation sous-jacente (l’évolution des prix hors composantes volatiles comme l’énergie), affiche toujours un niveau d’emplois vacants élevé malgré la faiblesse de l’activité. La disparition des gains de productivité du travail et le ralentissement démographique aboutissent au paradoxe que des difficultés de recrutement substantielles peuvent coexister avec une absence de croissance.

Deuxièmement, le contexte géopolitique reste très incertain. Les tensions récentes en mer Rouge ont déjà abouti à un doublement des taux de fret maritime sur les conteneurs, ce qui à terme pourrait souffler de nouveau sur les braises de l’inflation.

 

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Fabrice Le Saché, VP du Medef : « l’accord sur l’IA ne répond pas aux ambitions de départ »

Fabrice Le Saché est le vice-président du Medef en charge de l’Europe. Au cours de cet entretien, nous abordons les répercussions des nouvelles réglementations européennes (IA, minerais stratégiques, taxe carbone…) sur l’industrie française et européenne. Il est aussi question des réponses à apporter à la crise du logement et de l’impact des actions de sabotage des écologistes radicaux sur la croissance et l’emploi en France.

 

Intelligence artificielle

Loup Viallet, rédacteur en chef de Contrepoints – Le 08 décembre dernier, le commissaire européen Thierry Breton a qualifié d’« historique » l’accord de l’UE sur la réglementation de l’intelligence artificielle (IA ACT). Estimez-vous, avec M. Breton, que « L’Europe va devenir le meilleur endroit au monde pour faire de l’intelligence artificielle » ?

Fabrice Le Saché, vice-président du Medef chargé de l’Europe – Je souhaite tout d’abord rappeler un chiffre : 25 % des entreprises européennes utilisent l’intelligence artificielle (IA). Si la démocratie de l’IA est récente, l’IA n’est pas pour autant une technologie inconnue.

Le Medef a salué les ambitions initiales de Thierry Breton d’encadrer l’IA pour construire un écosystème favorable au tissu économique et à l’ensemble des citoyens. Une certaine idée de la régulation qui ne freine pas l’innovation et n’obère pas la compétitivité de nos entreprises. Nous avons toujours rappelé l’importance de maintenir une neutralité technologique et d’avoir une approche globale par les risques. Seul l’usage que l’on fait de l’IA doit définir son niveau de risque, et non les caractéristiques techniques de chaque modèle. Or, l’accord provisoire obtenu début décembre ne répond pas intégralement aux ambitions de départ. L’approche par les risques et le principe de neutralité technologique ont été fragilisés en intégrant des obligations propres aux IA génératives, ce qui ajoute de la complexité juridique. De plus, le texte nécessite de nombreuses lignes directrices et actes délégués de la Commission européenne pour être applicable, entraînant ainsi les entreprises dans une période d’incertitude et de flou juridique.

Dans la course mondiale à l’intelligence artificielle l’Europe est encore à la traîne, loin derrière les géants chinois et américains, mais nous pouvons encore combler notre retard. À condition de s’en donner les moyens, de mettre le pied sur le frein de la surrèglementation, et d’investir dans une politique d’innovation courageuse permettant de faciliter l’accès des entreprises aux financements, aux compétences et aux marchés.

Il est évident qu’aujourd’hui, le développement économique et l’innovation dépendent largement de l’évolution des compétences numériques, notamment dans le domaine de l’intelligence artificielle. Si notre pays veut jouer un rôle dans la révolution industrielle 5.0, nous devons constamment anticiper et nous adapter aux évolutions technologiques. Le défi pour les entreprises est double : recruter du personnel qualifié tout en veillant à la mise à jour des compétences des salariés. C’est pourquoi la formation doit être au cœur des stratégies d’entreprise.

 

Souveraineté minérale

Début décembre 2023, le Parlement européen a approuvé un texte sur les matières premières critiques, fixant des objectifs pour la production, le raffinage et le recyclage des minéraux indispensables à la transition écologique et numérique. L’Europe est-elle en train de réduire sa dépendance à l’égard de la Chine ? Cette législation va-t-elle faciliter la production de voitures électriques, de panneaux solaires, d’éoliennes et smartphones en Europe ? Quels effets produit-elle déjà sur le marché du travail ?

Les récentes crises ont démontré à quel point la France était dépendante des chaînes d’approvisionnements mondiales. Nous avons désormais pris collectivement conscience de la nécessité de retrouver un appareil de production performant et une culture industrielle forte. Cette indispensable souveraineté passe par la réduction de nos dépendances extérieures de l’Union européenne vis-à-vis des matières premières critiques. Le monde change, celui dominé par les énergies fossiles laissera bientôt sa place à un monde dominé par les matières premières minérales. Il sera sans carbone, mais riche en métaux : le marché du cuivre va doubler, celui du nickel va tripler, et celui du lithium va quadrupler au cours des dix prochaines années.

C’est pour cela que nous avons – dès mars 2023 – soutenu le règlement sur les matières premières critiques qui permettra d’identifier des projets stratégiques et sécuriser des chaînes d’approvisionnement. Pour garantir notre autonomie stratégique et contribuer au redressement de notre commerce extérieur, il faudra aller encore plus loin.

Tout d’abord, il est impératif de valoriser l’exploitation de minerais stratégiques tant en Europe qu’en France par des dérogations ponctuelles aux Codes minier et environnemental. La France dispose en la matière d’un savoir-faire historique qui lui a longtemps permis de compter parmi les principaux producteurs mondiaux de métaux stratégiques comme l’antimoine, le tungstène et le germanium. Dans ce sens, je salue l’initiative de l’entreprise Imerys qui s’apprête à exploiter la plus grande mine de lithium d’Europe dans l’Allier, capable de fournir assez de matière première pour produire 750 000 batteries par an. Ce projet répond à la fois aux enjeux d’indépendance énergétique, de réindustrialisation – et avec elle de création de richesse partout dans les territoires – et de décarbonation de notre mobilité.

Aussi, l’Europe doit aussi repenser ses relations avec les pays fournisseurs au travers d’une diplomatie des matières premières qui déboucherait sur des accords commerciaux larges et ambitieux, permettant le renforcement des coopérations, la négociation de quotas, ou encore l’élimination de tarifs douaniers. L’Union européenne devrait également chercher à réduire les écarts de compétitivité, en particulier dans les hautes technologies et l’économie numérique, et plus globalement garantir des conditions de concurrence équitables entre les entreprises de l’Union européenne et les concurrents chinois.

Bien évidemment, l’Union européenne et la Chine doivent renforcer leurs liens commerciaux et d’investissement, mais sans naïveté, en recourant aux instruments de défense commerciale pour dissuader la Chine de prendre des mesures unilatérales dommageables.

Enfin, notre stratégie ne pourra faire l’impasse du recyclage, qui doit être considéré comme un pilier essentiel de l’offre en matières premières critiques. Il convient d’une part d’accompagner les entreprises dans les démarches d’éco-conception des produits afin qu’elles réduisent leurs besoins en matières critiques (ou qu’elles les substituent) et d’autre part, d’allonger la durée de vie des produits afin que les matières critiques soient utiles plus longtemps.

 

Taxe carbone aux frontières de l’UE

À partir du 1er janvier 2026, les importateurs européens devront s’acquitter d’une taxe carbone aux frontières de l’Union européenne. Celle-ci va-t-elle renchérir les coûts de production pour les entreprises ? Pensez-vous que cette taxe est de nature à inciter les industriels européens à relocaliser leurs approvisionnements en matières premières à haute intensité de carbone ou, à l’inverse, qu’elle les encouragera à délocaliser leurs productions dans des zones où les normes environnementales sont plus légères, voire inexistantes (Maroc, Turquie..) ?

Le Carbon Border Adjustment Mechanism (MACF) ou la « taxe carbone aux frontières » s’inscrit dans un contexte de crise énergétique et d’un accroissement du différentiel de compétitivité entre l’Union européenne et le reste du monde. Le Medef soutient le principe d’une taxe carbone ambitieuse aux frontières, mais avec une surveillance forte pour éviter son contournement par nos partenaires commerciaux. Le texte de l’Union européenne ne répond toutefois pas entièrement aux inquiétudes des industriels, notamment sur les risques de contournement, et fera peser de nouvelles lourdeurs administratives sur les importateurs.

La mise en œuvre du MACF s’accompagnera d’une élimination progressive des « quotas gratuits » qui pèsera sur la compétitivité des exportations européennes face à une concurrence étrangère qui n’aura pas essuyé le même coût du carbone en amont. Rexecode entrevoit une dégradation des comptes d’exploitation des entreprises de l’ordre de 45 milliards d’euros par an au niveau européen, et 4 milliards en France. Le MACF représente une perte de marges estimée à 2,1 milliards pour l’industrie française (soit une baisse de 2,7 % du résultat courant avant impôts). La mise en route du MACF menacerait plus de 37 500 emplois industriels, soit 1,5 % du total des emplois industriels en France.

Les risques de délocalisation dépendront des mesures adoptées pour lutter contre le contournement. Le MACF ne couvre que quelques grands intrants industriels, et non l’ensemble des chaînes de valeur. Si l’aluminium étranger produit hors de l’Union européenne sera bien taxé à la frontière, un produit fini ou semi-fini à base d’aluminium et transformé hors de l’Union européenne échappera au MACF.

L’importateur européen n’aura donc pas à en acquitter le coût du carbone, ce qui peut l’inciter à opter pour cette solution plutôt que de se tourner vers la filière de fabrication française qui aura payé un coût du carbone dans tous les cas de figure. Dans les prochains mois, il sera donc essentiel de faire un suivi précis et de mener des évaluations régulières pour corriger toute conséquence négative sur notre tissu industriel et les emplois, ainsi que sur notre compétitivité à l’export.

Ce texte est ainsi loin de résoudre toutes nos difficultés. C’est pourquoi il faut mobiliser l’ensemble des leviers pour réindustrialiser notre continent, tels que l’assouplissement des règles sur les aides d’État, le financement de l’innovation bas carbone et l’adaptation des formations pour répondre aux besoins des entreprises.

 

Crise du logement

En 2023, la crise du logement s’est installée en France. Les taux d’emprunt ont continué à monter, les ventes de logements neufs ont chuté de 30 %, les délivrances de permis de construire ont baissé de 23 %, les prix des loyers ont augmenté dans la majorité des grandes villes. Dans le secteur du bâtiment, 180 000 emplois sont menacés dès cette année, 500 000 d’ici à 2025. Les pouvoirs publics ont-ils pris conscience de la situation ? À quel point cette crise affecte-t-elle le fonctionnement du marché européen ? Que préconisez-vous pour sortir de la crise actuelle ?

Le logement, c’est le socle de la cohésion, une condition essentielle du dynamisme économique et du bien-être de nos concitoyens. Sans possibilité de loger à hauteur des besoins nos salariés, nous ne pourrons pas continuer à assumer la volonté de retour au plein-emploi qui est la nôtre.

Dans un contexte économique marqué par le renchérissement du coût des matières premières et la hausse des taux d’intérêts, la situation du logement en France est aujourd’hui critique. La situation ne fait que de s’aggraver, notamment sous le coup de décisions prises sans concertation avec les acteurs économiques : le zéro artificialisation nette (ZAN), la révision tous azimuts des documents de planification urbaine, et la chute de la délivrance des permis de construire.

En un an, la production de logements a chuté de 20 %. Ce sont 100 000 logements manquants qui sont venus s’ajouter aux 600 000 logements abordables non construits. Pour nous, chefs d’entreprise, il nous faut répondre aux besoins en logement des salariés, là où sont les emplois, c’est-à-dire largement dans les métropoles, et ne pas imaginer que les emplois vont miraculeusement se déplacer dans les zones détendues, hors marché, plus difficiles d’accès.

La crise du secteur de la construction se propage dans toute l’Europe, alors que le secteur est un pilier de l’économie, il pèse 6 % du PIB de l’Union européenne et emploie 14 millions de personnes. Le ralentissement est particulièrement marqué en Allemagne où l’indice de production – prenant en compte les logements, mais aussi les magasins, usines et autres bâtiments à usage professionnel – est en chute de plus de 6 points depuis la guerre en Ukraine.

Il est encore temps d’agir pour sortir de la crise et les réponses à apporter devront être en grande partie nationales. C’est pour cette raison que le Medef propose d’organiser avec les pouvoirs publics une conférence annuelle sur le logement avec pour but de passer en revue, territoire par territoire, les objectifs de production, les réglementations contreproductives et les réalisations effectives. Le logement est la pièce maîtresse de nos équilibres économiques, personnels et collectifs. La relance d’une politique de logement est plus que jamais d’actualité.

 

Éco-sabotage

L’année 2023 a été particulièrement marquée par les actions de blocage ou de sabotage d’activités économiques intentées par des collectifs radicaux comme Soulèvements de la Terre ou Extinction Rébellion. Occupations de cimenteries, destructions de mégabassines, mobilisations contre l’autoroute A69, leurs initiatives montent en puissance. Avez-vous estimé le bilan économique et social de leurs destructions ? Représentent-ils un danger réel pour la croissance et l’emploi en France ? En Europe ?

Je tiens à condamner fermement les actions de blocage ou de sabotage d’activités économiques intentées par des collectifs radicaux. Ces actes sont inadmissibles, inquiétants et préjudiciables à tous. Manifester est un droit, saccager est un délit. Il existe des voies de recours légales pour tous les projets d’infrastructures. C’est valable pour l’A69, pour le Lyon-Turin et pour tous les autres projets. Il est très difficile d’estimer précisément le bilan économique des destructions, mais cette flambée de violence a bien évidemment de graves conséquences économiques et sociales. Cela se traduit non seulement par d’irréparables pertes d’exploitation pour les entreprises touchées, pouvant conduire à du chômage partiel, voire à des destructions d’emplois. Cette situation se traduit aussi par une dégradation de l’image de la France qu’il faudra redresser.

Au Medef, cela ne vous étonnera pas, nous ne croyons pas à la thèse de la décroissance. Nous pensons même qu’elle est fondamentalement destructrice pour la cohésion sociale. Pourtant, nos objectifs sont communs : assurer l’avenir de la planète. Mais nos solutions divergent. Nous sommes convaincus que seule une croissance responsable permettra de relever le défi climatique en finançant les investissements et en assurant l’acceptabilité sociale de cette nécessaire transition. La croissance responsable, c’est non seulement la condition absolue pour financer la décarbonation de l’économie mais aussi pour continuer à créer des emplois, soutenir le pouvoir d’achat et maintenir l’équilibre de nos régimes sociaux.

 

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L’islamisation de l’Europe : qu’en est-il vraiment ?

À New York comme au Parlement belge, je rencontre de plus en plus d’interlocuteurs qui se disent convaincus que l’islamisation de Bruxelles — et de Londres, ajoutent-ils fréquemment — est désormais inéluctable et n’est plus qu’une question de temps. C’est un pronostic qui paraît audible, mais qui mérite plus que des nuances.

Commençons par relever, sans nous perdre dans les chiffres, que la progression de la population musulmane, à Bruxelles, est aussi massive que fulgurante. Depuis cinquante ans, le nombre de musulmans ne cesse de croître, et vu l’abaissement des frontières européennes, en fait quand ce n’est pas en droit, le mouvement ne semble pas prêt de s’enrayer.

 

Les chiffres

Toutefois, les chiffres ne sont pas aisés à établir. Si l’on veut rester scientifique et factuel, ce n’est pas en constatant la popularité du prénom Mohamed que l’on avancera. C’est là une fallace statistique classique — dénoncée à juste titre par Nassim Nicholas Taleb : la popularité du prénom Mohamed reste très élevée parmi les musulmans, donc à populations égales il y aura plus de Mohamed que de Pierre, Jan et Eric. Ce qui ne « prouve » strictement rien.

La dernière étude fiable sur le sujet date malheureusement de 2015/2016. C’est l’étude du Pr. Jan Hertogen, généralement considérée comme fiable et reprise par le Département d’État américain. Selon cette étude, le pourcentage de musulmans à Bruxelles était en 2015 de 24 %. Des chiffres plus récents sont fournis par le Pew Research Center, mais seulement pour la Belgique dans son ensemble, sans détail par ville. En 2016, 29 % des Bruxellois se revendiquaient musulmans. Si l’on contemple la courbe de progression, on peut estimer que le pourcentage de musulmans à Bruxelles se situe très probablement aujourd’hui en 2023 au début des 30 %.

Les chiffres n’attestent donc en rien une majorité musulmane à Bruxelles — ni sa réalité ni son imminence. Contrairement aux fantasmes d’une certaine droite qui réfléchit aussi mal que la gauche, en Europe, le taux de fécondité des femmes musulmanes s’est effondré, suivant en cela la courbe générale (même s’il reste plus élevé que chez les « natifs » : la faute à qui ?). Le fantasme d’une fécondité musulmane explosive en Europe est un pur mythe. Les préventions légitimes à l’égard de l’islam comme doctrine politique ne doivent pas nous éloigner des catégories élémentaires du raisonnement.

 

L’immigration

Bruxelles n’est pas majoritairement musulmane, et rien ne permet d’affirmer avec certitude qu’elle le deviendra. Car l’immigration n’est pas une donnée invariable, à l’instar de la gravitation universelle. Force est de constater que, dans l’ensemble de l’Europe sauf la Wallonie, nous assistons à l’ascension au pouvoir de partis et personnalités qui tendent vers l’immigration zéro, à tout le moins un moratoire sur l’immigration. Qu’on approuve ou pas cette tendance, c’est un fait.

Car, en dépit des allégations de la gauche, qui présente l’immigration vers l’Europe comme inéluctable, l’immigration n’a strictement rien d’inéluctable. C’est la jurisprudence de la CEDH qui a créé le chaos migratoire actuel, en combinaison avec le Wir Shaffen Das de Angela Merkel.

L’immigration n’est pas une sorte de catastrophe naturelle qui s’abattrait sur l’Europe, inévitablement, à l’instar d’une invasion de sauterelles ou d’un orage d’été. Le chaos migratoire que nous connaissons, en Europe, est un phénomène purement humain, causé par des politiques et des juges.

Or, ce qui a été fait peut être défait. L’afflux de migrants que nous connaissons actuellement peut s’interrompre — après-demain, en neutralisant la CEDH. De ce point de vue, il sera intéressant d’observer ce que fera aux Pays-Bas Geert Wilders, qui a certes mis de l’eau dans son vin, mais qui souhaite mordicus mettre un terme au déferlement migratoire que connaît son joli pays. Sortir de la CEDH est une option — parmi d’autres.

 

La tentation de l’essentialisation

L’implantation massive de populations musulmanes en Europe — 50 millions de personnes en 2030, selon le Pew Research Center — est vécue de façon douloureuse et même dramatique quand dans le même temps une fraction notable de ces populations se radicalise. Par exemple, à la faveur du conflit israélo-palestinien. En France, l’écrasante majorité des actes et agressions antisémites est le fait de musulmans. En Belgique, les préjugés antisémites sont nettement plus répandus parmi les musulmans. Les défilés propalestiniens depuis le 7 octobre sont, trop souvent, le prétexte de slogans antisémites haineux comme nos rues n’en ont plus connu depuis les meetings du NSDAP dans les années trente et quarante du XXe siècle.

Pour autant, il faut se garder de la tentation de cette essentialisation tellement répandue à gauche : l’islam n’est pas une race, ni une fatalité. L’islam est une doctrine politique. On en sort comme on sort du socialisme, de l’écologisme, ou de la religion catholique. Je ne prétends pas que la majorité des musulmans d’Europe reniera l’islam — rien ne permet de le présager — ni que l’islam en Europe se pliera aux normes et valeurs de la civilisation occidentale : là encore, rien ne l’annonce.

Mais considérer que l’islam est une sorte de bloc infrangible, de Sphinx face au temps, qui se maintiendra immuable dans la courbe des siècles, abrogeant tout autre facteur, écrasant toute autre considération, revient à raisonner comme un islamiste, pour qui l’Univers se réduit à l’islam et selon lequel sortir de l’islam est un crime indicible.

Dis autrement, considérer dès à présent que Bruxelles — Paris, Londres — deviendra immanquablement islamique a fortiori islamiste revient à commettre une erreur de fait, et offrir par avance la victoire aux pires extrémistes parmi les musulmans. C’est le type par excellence de cette pensée défaitiste, dont Churchill enseignait dans sa somme magistrale Second World War qu’elle était, dès 1939, plus menaçante que l’ensemble des divisions nazies.

La loi immigration : une réponse à la stagnation économique ?

L’immigration génère des titres dans l’actualité en raison du passage d’une loi sur le sujet. Après débats, les deux tiers du Parlement ont voté pour la loi sur l’immigration… des mesures visant à resserrer les conditions d’entrée dans le pays.

L’arrivée de migrants occupe les gouvernements et les médias.

Geert Wilders, qui promet le blocage de l’immigration, prend le pouvoir aux Pays-Bas. Au Royaume-Uni, le Premier ministre, Rishi Sunak, a promis une campagne pour réduire le nombre d’immigrants de 300 000 par an. Et en Italie, lors de la campagne l’année dernière avant son élection, Mme Meloni a promis un blocus naval contre l’immigration en provenance d’Afrique du Nord.

Certains veulent davantage de sévérité vis-à-vis de l’entrée d’étrangers, d’autres veulent plus de programmes pour l’hébergement et la distribution d’allocations.

Personne ne défend la liberté de la circulation des biens et personnes. D’un côté, certains veulent des redistributions au prétexte de la solidarité. « Nous allons épargner au pays deux semaines de discours xénophobes et racistes », disent-ils, au sujet du vote de départ ; de l’autre, certains veulent le filtrage des arrivées, selon des quotas des dirigeants. Selon eux, le rejet de la loi, avant un passage après le durcissements des règles, « protège les Français d’un appel d’air migratoire ».

Même les défenseurs de la liberté d’échange – comme la Fondation iFRAP par exemple –  souhaitent davantage de contrôle sur l’arrivée de personnes. Dans une tribune pour le journal Le Figaro, Agnès Verdier-Molinié appelle à une préférence pour les travailleurs, par rapport aux autres types d’immigrants :

« Conditionner les arrivées à un emploi stable, c’est garantir, à la fois, une meilleure intégration et de meilleurs revenus aux immigrants tout en leur évitant de dépendre du système de protection sociale. »

En France et à l’international, la préoccupation pour l’immigration relève sans doute d’un sentiment de stagnation chez les particuliers. En effet, les lois sur l’immigration apparaissent souvent avec des crises, des licenciements et des pertes de revenus.

Les gens voient alors dans l’arrivée d’étrangers une des causes du déclin.

 

Signal de difficultés

La presse évoque de nouveau la menace de la concurrence des Chinois dans l’industrie.

Dans Les Échos un article affirme :

«… les prix baissent, ce qui fait l’affaire des consommateurs européens. Mais il n’est pas certain que les producteurs, eux, soient ravis de cette arrivée de biens chinois sur le Vieux Continent. En effet, la concurrence des produits chinois risque d’accélérer à terme la désindustrialisation. »

L’immigration, comme les biens d’importation, sont une forme de concurrence faite aux citoyens d’un pays.

Sur la première moitié du XXe siècle aux États-Unis, la loi la plus importante pour réduire l’immigration remonte à 1924. En effet, la même année, une contraction économique entraîne des faillites. La Réserve fédérale achète même des obligations sur le marché, pour la première fois depuis la création du groupe. Ensuite, au cours de la Dépression des années 1930, le gouvernement américain pousse les étrangers à repartir. Selon les estimations, entre 300 000 et deux millions de Mexicains quittent le pays au cours de la décennie. La récession de l’économie provoque un retournement contre les immigrés, et aussi contre le commerce avec l’étranger. En réaction au Krach de 1929, les États-Unis votent une série de tarifs sur l’importation de biens. Henry Ford, le créateur de la marque de voitures, qualifie la loi de stupidité économique.

Au début des années 1930, les pays européens, dont la France et l’Angleterre, mettent en place des tarifs douaniers. Les échanges internationaux chutent à grande vitesse. De 1929 à 1932, le commerce mondial chute de 60 %.

En France aussi, le gouvernement crée pour la première fois des restrictions à l’immigration au cours de la crise des années 1930. En 1931, le Parti socialiste propose de limiter l’accès à l’emploi des étrangers :

« Nul ne pourra embaucher de travailleurs étrangers si la proportion de travailleurs étrangers employés dans son entreprise excède 10 %. »

En 1938, le gouvernement crée une branche pour la régulation de l’immigration.

Les restrictions de l’accès des étrangers à des emplois des années 1930 sont toujours en place aujourd’hui.

Le Monde Diplomatique explique :

« Au total, selon l’Observatoire des inégalités, plus de cinq millions d’emplois demeurent inaccessibles aux étrangers non européens, soit plus d’un emploi sur cinq, y compris dans le secteur privé, où perdurent une cinquantaine de restrictions, en particulier pour les professions libérales, cadenassées depuis les années 1930. »

En réponse à une hausse du chômage, un retournement de l’opinion à l’égard de l’immigration a aussi lieu dans les années 1970… Le mouvement pour la préférence nationale conduit à l’interdiction de l’arrivée d’immigrants pour le travail.

Le même genre d’inquiétude pour les revenus et les niveaux de vie entre à présent en jeu.

 

Réponse à la stagnation

Les revenus n’augmentent pas, selon l’Observatoire des inégalités. Un article de La Nouvelle République cite le groupe :

« [Depuis 20 ans] les salaires des classes populaires n’augmentent pas. C’est le cas aussi depuis une quinzaine d’années pour les classes moyennes. À la rigueur, quand les plus riches s’enrichissaient, dans les années 1980 et 1990, cela causait moins de tensions car les salaires progressaient, les parents voyaient leurs enfants s’en sortir mieux qu’eux. »

Depuis les confinements, les gens travaillent davantage d’heures, peut-être en rattrapage de la perte de temps, ou les problèmes liés au télétravail… Ainsi, la productivité du travail reste en baisse par rapport à la normale.

Les patrons de PME donnent des signes de détresse. Selon Les Échos :

« Pour près de la moitié des dirigeants de PME et TPE, l’évolution de l’activité est devenue la préoccupation principale loin devant « l’inflation » et « la hausse des salaires », selon la dernière enquête de la CPME, que dévoile Les Échos. 42 % des interrogés indiquent aussi que leur situation de trésorerie se tend. »

Le gouvernement aussi manque d’argent.

L’hebdomadaire Marianne rapporte :

« La France exigera à Bruxelles que soit introduite « une flexibilité » dans le rythme de réduction des déficits publics excessifs pour les pays membres de l’Union européenne, a annoncé le ministre de l’Économie et des Finances lors d’un point presse ce 7 décembre. »

Dans les périodes de difficultés, les gens veulent en général des contrôles de frontières et des blocages sur l’arrivée de personnes. Ils souhaitent davantage de protections de la part des dirigeants, contre la concurrence des entreprises, ou l’arrivée de main-d’œuvre. Le gouvernement annonce alors des mesures bloquant les arrivées d’immigrants.

Les restrictions sur les capacités de déplacement – dont les entrées d’étrangers dans le pays – nuisent à la formation de capitaux. Par contre, la plupart des gens ne voient pas d’effets au quotidien. Comme d’autres interventions, les effets ont lieu à la marge – et à l’abri de la plupart des observateurs.

(Vous pouvez me suivre pour mes écrits réguliers sur la Bourse et l’économie, en cliquant ici.)

Espagne : Pedro Sanchez liquide l’État de droit

« L’amnistie serait inconstitutionnelle, et ce faisant illégale », Pedro Sanchez, président du gouvernement espagnol, 21 juillet 2023 (deux jours avant les élections législatives).

« Contrairement à l’amnistie, qui est clairement inconstitutionnelle, la grâce n’efface pas l’existence du crime commis », Juan Carlos Campo, ministre de la Justice, juin 2021.

« L’amnistie n’est pas reconnue par notre ordre juridique. Toutes les revendications formalisées doivent être compatibles avec la Constitution et la loi », Fernando Grande Marlaska, ministre de l’Intérieur, novembre 2019.

 

Le 16 novembre 2023, le Congrès des députés a investi Pedro Sanchez pour un mandat de quatre années supplémentaires, malgré la défaite socialiste aux élections du 23 juillet. Afin d’attirer les 7 voix des nationalistes catalans de Junts per Catalunya qui lui manquaient pour atteindre la majorité absolue, le socialiste a dû consentir à amnistier les participants aux tentatives de sédition en Catalogne.

 

Un accord qui liquide l’État de droit

Le 9 novembre, l’émissaire socialiste chargé des négociations à Bruxelles avec Carles Puigdemont annonçait que les socialistes et Junts per Catalunya étaient parvenus à un accord scellant l’investiture de Pedro Sanchez.

Cet accord s’est révélé pire que pressenti. Tout d’abord, les condamnés pour des crimes et délits commis au nom de l’indépendantisme catalan entre 2012 et 2023 seront amnistiés. Cela affecterait ainsi près de 400 personnes coupables de crimes et délits variés : sédition, détournement de fonds publics, usurpation de fonctions, etc. Auparavant reconnue comme illégale et inconstitutionnelle par les socialistes, l’amnistie balaie d’un revers de main l’État de droit, brise l’égalité des citoyens face à la justice, met fin au caractère impératif de la loi et désavoue l’action de la justice espagnole.

Les socialistes ont également consenti aux régionalistes catalans l’effacement de 20 % de la dette de la Communauté autonome de Catalogne : 15 000 millions d’euros seront payés par le reste des Communautés autonomes pour financer la désastreuse gestion fiscale des nationalistes.

L’accord prévoit également la supervision du dialogue avec la formation de Carles Puigdemont par un « vérificateur international », qui surveillera la bonne tenue des engagements socialistes. Ainsi, les négociations politiques centrales pour le futur de l’Espagne se dérouleront en dehors du Parlement espagnol, siège de la souveraineté nationale, au profit de réunions informelles en Suisse. Il y a une semaine, on a appris que ce « vérificateur international » serait Francisco Galindo Vélez. Ce responsable politique de la gauche salvadorienne est actuellement en fuite après avoir été condamné à 14 ans de prison par la justice de son pays pour avoir mené des négociations politiques avec les maras, gangs armés coupables de plus de 5000 assassinats en Amérique centrale.

C’est la Fondation Henry Dunant, grassement financée par l’Open Society de Georges Soros, qui a désigné ce médiateur. Cette association était déjà intervenue dans le cadre des négociations entre le Gouvernement socialiste et l’ETA durant les années 2000, qui avaient abouti à la réhabilitation politique de l’organisation terroriste marxiste.

 

L’indépendance de la justice dans le viseur

Désavouée par l’amnistie, la justice espagnole est également attaquée frontalement par l’accord.

En effet, le texte prévoit la création de commissions parlementaires qui permettront d’enquêter sur un prétendu lawfare des juges espagnols. Répandue par la gauche latino-américaine afin de décrédibiliser les juges ayant mis en examen ou jugé des responsables politiques corrompus (Cristina Kirchner, Rafael Correa, Lula da Silva ou encore Dilma Roussef), l’invocation du lawfare permet d’accuser les juges d’exercer leurs fonctions selon des intérêts politiques. En permettant aux nationalistes d’enquêter sur un lawfare en Espagne, les socialistes acceptent la criminalisation de juges indépendants et confirment leur mépris à l’égard de la séparation des pouvoirs.

De telles commissions d’enquête existent déjà au sein du Parlement autonomique catalan, permettant aux élus régionaux d’intimider les magistrats espagnols. Dans le cadre de l’une d’entre elles, la présidence du Parlement catalan a enjoint à deux reprises Pablo Lucas, magistrat du Tribunal suprême espagnol en charge de l’instruction de l’affaire d’espionnage Pegasus, à s’y présenter pour révéler des informations secrètes. Après avoir logiquement refusé l’invitation, le magistrat a été menacé de poursuites pénales pour désobéissance par la vice-présidente du Parlement catalan.

Ces méthodes communisantes de criminalisation de la justice ont été également adoptées par les socialistes.

Le 5 décembre, lors d’une conférence de presse, la porte-parole du gouvernement a ouvertement critiqué l’annulation par le Tribunal suprême de la nomination à la présidence du Conseil d’État d’une apparatchik socialiste, Madgalena Valerio, car celle-ci ne possédait pas l’expérience juridique requise pour occuper ce poste.

Un autre symbole du mépris des socialistes pour l’indépendance de la justice transparait dans le portefeuille ministériel du bras droit de Pedro Sanchez au gouvernement, Félix Bolaños, qui verrait Montesquieu se retourner dans sa tombe : ministre de la Présidence (exécutif), de la Justice (judiciaire) et des Relations avec le Parlement (législatif).

 

La guerre civile comme objectif ? 

En plus d’être manifestement illégal, l’accord parachève la stratégie guerre-civiliste adoptée par la gauche espagnole depuis l’arrivée à la présidence du gouvernement du socialiste José-Luis Rodriguez Zapatero (2004-2011).

En 2003, une coalition de gauche, rassemblant le Parti socialiste catalan (PSC), Esquerra Republicana de Catalunya (ERC, gauche ethno-régionaliste) et un parti écologiste, s’est formée afin de rompre l’hégémonie de la droite nationaliste catalane sur le gouvernement régional catalan. Cet accord, appelé le Pacte du Tinell, prévoyait le transfert des compétences sur la justice et œuvrait pour l’élimination politique du Parti populaire puisque les trois formations s’engageaient formellement à ne plus former de coalition avec le Parti populaire , en Catalogne comme à l’échelle nationale.

Dans la continuité de cet accord, un long travail de diabolisation de la droite espagnole a été engagé par le Parti socialiste espagnol. En vingt ans, deux lois mémorielles ont été approuvées afin de censurer les travaux d’historiens contraires au récit gauchiste entourant la guerre civile espagnole. Bien évidemment, les débats autour de ces deux projets de loi furent l’occasion de réduire le Parti populaire, qui s’y était légitimement opposé, à une formation héritière du franquisme.

José-Luis Rodriguez Zapatero ouvrit également des négociations entre l’ETA et le gouvernement, alors même que l’efficacité de la répression policière et judiciaire des précédents gouvernements du Parti populaire augurait une reddition de l’organisation terroriste. Le rejet de cette méthode par le Parti populaire fut encore l’occasion de dépeindre la droite comme une formation belliqueuse, préférant le conflit entre Espagnols à la prétendue recherche du consensus et du dialogue incarné par le PSOE.

Enfin, un coup majeur fut porté à partir de 2010, date à laquelle le Tribunal constitutionnel espagnol déclara inconstitutionnel le statut d’autonomie catalan. Promis par les socialistes aux nationalistes catalans dans le cadre du Pacte du Tinell, le texte fut censuré à la suite d’un recours du Parti populaire . Bien que manifestement inconstitutionnel, il fut l’occasion de présenter le Parti populaire en initiateur du conflit en Catalogne.

Le contenu de l’accord et l’exposé des motifs de la loi d’amnistie reprennent dans leur intégralité ce récit fictif, savamment construit par les socialistes, et répété à l’unisson par les nationalistes afin d’isoler politiquement la droite espagnole. Durant son débat d’investiture, Pedro Sanchez s’est engagé à « lever un mur » afin d’isoler le Parti populaire et Vox, deux formations représentant pourtant plus de 11 millions de voix, soit près de la moitié des électeurs.

En scellant une alliance manifestement illégale avec les séparatistes, les socialistes placent une fois de plus leurs intérêts personnels par-dessus la Constitution, affichant au grand jour la rentabilité politique du ressentiment guerre-civiliste. Les électeurs socialistes devront trancher : ratifieront-ils l’échiquier fratricide aménagé par le PSOE ? La loi d’amnistie sera-t-elle la couleuvre de trop à avaler ? Les résultats des élections européennes de juin prochain seront scrutés avec attention.

 

La complicité de la Commission européenne

La loi d’amnistie a été mise à l’honneur lors d’un débat en séance plénière du Parlement européen sur l’état de droit en Espagne, convoqué fin novembre par le Parti Populaire européen (PPE). L’intervention de Didier Reynders, commissaire de Justice, était très attendue par les constitutionnalistes espagnols.

En effet, l’article 2 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne dispose que l’Union européenne est fondée sur les valeurs de l’État de droit. Dans une interview donnée au journal Le Monde le 30 septembre 2020, Didier Reynders avait insisté sur l’importance du respect de l’État de droit dans l’Union européenne :

« Il faut bien comprendre que, si on abaisse l’État de droit en Europe, on met en danger la construction européenne, dont le ciment est la confiance entre les États membres, les citoyens ou encore les acteurs économiques ».

Depuis quelques années, la Pologne et la Hongrie sont régulièrement rappelées à l’ordre pour leurs réformes de la justice. En effet, la Commission européenne a lancé à leur encontre, sur le fondement de l’article 7 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, une procédure visant à sanctionner les États-membres coupables d’entorses aux valeurs de l’Union européenne (article 2 du Traité). À titre de sanction pour leurs réformes contraires à l’état de droit, la Commission a ainsi suspendu la délivrance des fonds européens NextGenerationEu aux deux États du groupe de Visegrad.

Mais lors du débat en plénière, Didier Reynders s’est montré moins féroce qu’à l’égard de la Hongrie et de la Pologne : la Commission étudiera la question, notamment dans le cadre des rapports annuels établis par la Commission sur l’état de droit dans l’Union européenne. Aucune menace de sanction n’a été évoquée par le Commissaire européen, bien plus timide qu’à son habitude. Dans un précédent article, j’avais déjà évoqué cette suspicieuse différence de traitement par les institutions européennes des cas polonais, hongrois et espagnol.

Ce que je suspectais semble désormais établi : violer l’État de droit est un privilège réservé à la gauche !

L’Europe populiste nous salue bien

On s’habitue sans se résigner, ni peut-être comprendre.

Jadis qualifiées de séisme suscitant la sidération, les victoires de partis qualifiés de populiste, ou d’extrême droite (nationaliste-conservateur serait plus exact) par analystes et commentateurs deviennent habituels en Europe. Une tendance inquiétante, vu la faible appétence de la plupart d’entre eux pour les libertés, ou leur complaisance envers le Kremlin. Mais qui devrait surtout pousser dirigeants et relais d’opinion, au lieu d’évoquer rituellement le « retour aux heures les plus sombres », à se poser LA question fondamentale ; « qu’est-ce qu’on a foiré grave pour que ça tourne ainsi ? ».

La dernière déflagration en date est évidemment venue des Pays-Bas où le parti PVV a triomphé lors des législatives du 22 novembre dernier, avec 24 % des voix, neuf points de plus que le second de centre gauche. Un choc pour une société néerlandaise longtemps prise pour exemple de la « coolitude cosmopolite ». Mais la coolitude, visiblement, on en revient.

Le PVV s’ajoute à une liste qui commence à être impressionnante dans l’Union européenne. Les partis dits populistes figurent désormais, selon les sondages, ou les dernières élections nationales, à la première ou la deuxième place, avec 20 à 25 % des voix, dans plus de la moitié des pays de l’Union européenne, regroupant les trois quarts de la population de l’ensemble. Alors qu’il y a quinze ans ils se trouvaient dans les tréfonds électoraux, sauf en France et en Autriche.

 

L’extrême droite aux deux premières places dans la moitié des pays de l’Union

Ils sont premiers, donc, aux Pays-Bas, mais aussi en France, avec le Rassemblement national, en Italie, où Giorgia Meloni est même chef du gouvernement depuis quatorze mois, en Pologne (PiS, au pouvoir jusqu’aux dernières législatives), en Belgique (N-VA), Slovaquie (Smer), Croatie (HDZ), Autriche (FPO), Hongrie (Fidesz au pouvoir). Et au deuxième rang en Finlande (où ils participent à la coalition au pouvoir), Suède (soutien sans participation), Estonie, Slovénie, Tchéquie, et surtout en Allemagne, où l’AfD, avec 22 % des voix selon les sondages et les dernières élections partielles dans des Länder, n’est plus qu’à 4 points du parti historique, la CDU-CSU. Impensable il y a quatre ans.

Ces quinze pays concentrent exactement 78 % de la population de l’Union européenne.

Les douze pays échappant au phénomène sont Malte, Chypre, Grèce, Irlande, Bulgarie, Lituanie, Lettonie, Danemark, Roumanie et Espagne. Et encore, Madrid n’a-t-il dû de ne pas figurer dans la première liste qu’à l’effondrement durant la dernière campagne des législatives du parti Vox, qui a terminé troisième, alors que les sondages lui laissaient entrevoir une deuxième place aisée.

De quoi cet essor, qui ne semble pas encore avoir atteint son apogée et laisse présager d’élections européennes… dévastatrices au printemps, est-il le signe ?

 

Le populisme, concept intellectuellement paresseux

Le concept de populisme, tout d’abord, n’est pas dénué (tout comme son cousin le complotisme, mais c’est une autre histoire) d’une certaine paresse intellectuelle, et semble surtout servir à discréditer les trublions et tout nouvel entrant sur le marché politique qui menaceraient « les gens en place et les corps en crédit », comme disait Beaumarchais.

Attention à ne pas dénoncer la « populace » avec trop de condescendance, car il ne faut pas oublier que populo désigne le peuple par lequel et pour lequel on gouverne en démocratie (même s’il faut admettre, comme disait Churchill qu’« aucun sentiment démocratique ne peut sortir complètement indemne de cinq minutes de conversation avec un électeur ordinaire »). Certes, populo, qui vient du latin, est moins chic que le grec démos, racine de démocratie, mais ne pas oublier que, à l’inverse, on retrouve démos dans « démagogie », gouverner en jouant sur les peurs et des solutions simplistes qui ne marchent pas.

Or, si les partis dont il est question ici sont clairement démagogues, ils n’ont pas l’exclusivité de la chose, les partis dits mainstream ne rechignant pas à promettre que demain on rase gratis, que le système de retraite par répartition est insubmersible, ou que ce n’est pas bien grave d’aligner 50 exercices budgétaires dans le rouge…

« Parti voulant renverser la table, ou critiquant de manière virulente la classe politique traditionnelle » semblerait donc plus pertinent, quoiqu’un peu long. À moins qu’il ne faille tout simplement les désigner comme « nationaliste », ou « souverainiste ».

 

Contre l’immigration, Bruxelles et la classe politique en place

Au-delà de différences logiques, vu leur diversité géographique et historique (certains sont impeccablement atlantistes, comme la formation de Giorgia Meloni, d’autres admirent Vladimir Poutine, comme les chefs du PVV, du RN, ou de Fidesz), ces partis semblent avoir trois points communs : un rejet viscéral de la classe politique actuelle, de l’immigration, et de l’Union européenne.

Un rejet, dangereuse déclinaison de l’éternel « tous pourris », et injuste envers une bonne partie des élus. Mais cela aiderait si la classe politique en place tendait moins le bâton pour se faire battre par certains discours condescendants, ou déconnectés de ce que vivent « les gens ».

Juste deux exemples parmi mille : le « sentiment d’insécurité contraire aux chiffres » mis en avant par le ministre français de la Justice pour estimer qu’en fait la sécurité est satisfaisante, et la dénonciation d’une « récupération » après le meurtre du jeune Thomas à Crépol, comme s’il devait être interdit aux politiques de s’exprimer sur un fait de société, en l’occurrence l’existence de bandes prêtes à tuer parce qu’elles se sont vu refuser l’entrée à un bal.

Ces partis fustigent aussi l’Union européenne, mais ne vont pas, ou plus, jusqu’à en prôner la sortie. Seul le PVV veut un référendum en vue d’un équivalent néerlandais du Brexit, et il n’est pas certain que ce projet survive aux tractations pour former une coalition.

Il faut toutefois admettre que le projet européen tel qu’il se tricote depuis Maastricht voudrait se faire détester qu’il ne s’y prendrait pas autrement. Pondant interdits et obligations tatillonnes avec une régularité de poule en batterie, comme si Bruxelles était désormais en roue libre sous le contrôle désinvolte des gouvernements.

Saluons la dernière trouvaille, la tentative d’interdire les boîtes à camembert en bois. Les technocrates et férus de fédéralisme pourraient se douter que cela risque de mal finir, et qu’un jour les électeurs jettent le bébé (la respectable construction européenne de 1957-1992) avec l’eau du bain des règlementations tatillonnes donnant envie de crier « mais foutez-nous la paix ! », alourdie depuis quelques temps par une écologie punitive (qui a suscité l’essor en quelques mois, aux Pays-Bas encore, du parti anti écolo BBB devenu première formation du pays aux sénatoriales, avant de s’écrouler aux législatives de mi novembre, faute de programme national) à l’impact désastreux sur prospérité et emplois.

Mais on dirait que c’est plus fort qu’eux : interdisons, règlementons, imposons, encore et toujours.

 

Trop tard, trop peu

Enfin, et surtout, l’essor des partis nationalistes, ou d’extrême droite, illustre un rejet désormais majoritaire, parfois massif dans l’opinion (et pas seulement à droite), de l’immigration extra-civilisationnelle, c’est-à-dire appelons un chat un chat, en provenance de pays musulmans. Une immigration sur-représentée, malheureusement, dans la délinquance et la violence politique, comme l’illustrent les meurtres, ou attentats commis au cris d’Allah Akbar en France, ou en Allemagne.

Les partis de gouvernement ont compris le message, qui durcissent depuis quelques années leur politique, en mode un pas en avant deux en arrière, à l’image du parti du Premier ministre Mark Rutte, aux Pays-Bas. Trop tard, trop peu aux yeux des Néerlandais, ce qui explique qu’il ait perdu le pouvoir. Noter, toutefois, qu’on peut être dur sur l’immigration sans être « facho » pour autant, comme l’illustre la politique suivie par la coalition de centre gauche au Danemark. Pays où, sans doute pas un hasard, l’extrême droite n’existe quasiment pas. Et un parti de gauche anti-immigration vient d’être lancé en Allemagne.

Enfin, les partis anti-système profitent de l’exaspération générale sur le niveau des impôts (sans proposer eux-mêmes grand-chose de convaincant sur ce point) pour des services publics déficients et l’appauvrissement de la classe moyenne, ou du moins la stagnation en Europe du revenu net disponible hors dépenses contraintes. Selon le cabinet GFk, le revenu brut moyen par habitant dans l’Union européenne était équivalent l’an dernier à 43 245 euros, soit 31 % de plus, inflation déduite, qu’au début du siècle. Une progression d’à peine 1,15 % par an. Aucune autre grande zone économique au monde n’a enregistré un résultat aussi piteux.

 

Le brun n’est malgré tout pas à l’ordre du jour

Tout cela augure-t-il d’une « vague brune », comme le redoutent les éditorialistes ? Encore faudrait-il pour cela qu’ils soient authentiquement « bruns », c’est-à-dire fascistes. Si les mots ont encore un sens, cela impliquerait qu’ils cochent peu ou prou les six principales cases de la définition du fascisme reconnue par les historiens :

  1. Endoctrinement de masse
  2. Chef charismatique
  3. Fusion État/Parti
  4. Refus du multipartisme
  5. Économie au service de l’État/nation
  6. Projet d’expansion territoriale, avec en option l’antisémitisme (le parti de Mussolini ne l’était toutefois pas jusque vers 1935).

 

À peu près aucun des partis concernés ne correspond à cette définition.

S’il n’y a pas lieu de craindre un retour du fascisme, concept hyper dévoyé par des gens à la culture historique quasi nulle, en revanche, cette vague a des aspects inquiétants.

Tout d’abord, s’il est légitime de critiquer les politiques d’immigration, ou de croire très aventureux une société multi-civilisationnelle, ces partis « populistes » s’appuient généralement sur un vieux fond xénophobe. Le racisme affleure derrière les discours devenus policés. En outre, ils sont pour la plupart, hormis en Italie, très indulgents envers le Kremlin, qui n’a clairement pas que la prospérité et la stabilité de l’Europe comme priorité.

Enfin, leurs programmes ne tiennent pas debout sur le plan économique, sauf là encore en Italie (dont le gouvernement Meloni ne s’est pas révélé être fasciste, au grand dam de Libé). En raison de l’insatisfaction légitime des citoyens devant le délabrement des services publics, ou la concurrence des industries étrangères, ils proposent simplement… davantage d’argent pour les services publics, sans s’interroger sur management, concurrence, etc, c’est-à-dire davantage d’impôts et de dette, comme si on n’était pas déjà au taquet là-dessus. Et succombent aux sirènes du protectionnisme sans visiblement réaliser que les pays protectionnistes, généralement, s’appauvrissent.

Bref, il n’existe pas encore de populiste libertarien européen à la sauce Javier Milei, élu président en Argentine, qui viendrait au moins dépoussiérer le débat, voire donner un coup de pied dans la fourmilière…

Les multinationales françaises : des pépites à choyer

Un article de Philbert Carbon.

 

L’Insee dresse un portrait des multinationales françaises dans une note récente. Par firme multinationale française, l’institut désigne un groupe de sociétés (hors services non marchands et filiales bancaires) dont le centre de décision est situé en France et qui contrôle au moins une filiale à l’étranger.

 

Les multinationales françaises réalisent plus de la moitié de leur chiffre d’affaires à l’étranger

En 2021 (année sur laquelle porte la note), elles contrôlaient 51 000 filiales dans plus de 190 pays. Ces filiales employaient 6,9 millions de salariés, ce qui représentait 56 % des effectifs des firmes dont elles font partie. Elles réalisaient un peu plus de la moitié (52 %) du chiffre d’affaires consolidé total des firmes multinationales françaises, ce qui représentait 1566 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel consolidé. Précisons qu’il s’agit du chiffre d’affaires généré par les filiales présentes à l’étranger et non pas des ventes réalisées par la firme multinationale à l’étranger.

Le document nous apprend, par ailleurs, que les grandes firmes (celles qui emploient au moins 5000 personnes en France ou réalisent un chiffre d’affaires annuel consolidé sur le territoire national supérieur à 1,5 milliard d’euros) regroupent 43 % des filiales à l’étranger, emploient 76 % des effectifs et réalisent 83 % du chiffre d’affaires consolidé total.

Si l’Insee précise que les autres multinationales – de taille intermédiaire et de taille petite ou moyenne– réalisent la majorité de leur chiffre d’affaires en France, il n’indique pas le pourcentage exact du chiffre d’affaires réalisé à l’étranger pour chacune des catégories d’entreprises. Nous ne savons pas non plus quel est le nombre de ces multinationales. Deux informations pourtant essentielles pour bien appréhender le sujet !

La note de l’Insee datée du 13 décembre 2019, qui traite des données de 2017, était à cet égard plus complète. Nous savions alors que notre pays comptait 4600 multinationales, dont 160 grandes firmes et 1510 entreprises de taille intermédiaire (ETI). Les 3230 restantes étaient donc des sociétés dites de taille petite ou moyenne (c’est-à-dire employant moins de 250 personnes en France et réalisant un chiffre d’affaires annuel consolidé sur le territoire national inférieur à 50 millions d’euros).

Il faut se tourner vers le cabinet de conseil EY et son « Profil financier du CAC 40 » pour apprendre que l’activité internationale des entreprises composant l’indice phare de la bourse de Paris a représenté, en 2022, plus de 78 % de leur chiffre d’affaires. Certes, le chiffre ne porte que sur 40 entreprises et il ne mesure pas la même chose, mais il permet de comprendre que nos grandes entreprises n’ont besoin que marginalement de la France pour faire des affaires.

 

Les multinationales françaises sont surtout présentes en Europe

La note de l’Insee nous apprend également que les filiales des multinationales françaises sont, contrairement à ce que l’on croit souvent, essentiellement implantées dans les pays développés. Les trois premiers pays d’implantation, qui regroupent un quart des filiales, sont les États-Unis (10,2 % avec 5200 filiales), l’Allemagne (8 % avec 4100 filiales) et le Royaume-Uni (7,3 % avec 3700 filiales). La Chine occupe la cinquième place avec 5,5 % des filiales. Le top 10 – dans lequel figurent, outre les quatre pays déjà cités, l’Espagne, la Belgique, l’Italie, les Pays-Bas, la Suisse et le Canada – abrite 54,3% des filiales. Plus de la moitié des filiales sont implantées en Europe.

En termes d’effectifs, le classement est quelque peu différent, même si les Etats-Unis restent à la première place avec 10,9 % (et 754 000 salariés). Dans le top 10, nous voyons, en effet, apparaître des pays où le coût de la main-d’œuvre est réputé bas : l’Inde (7,5 % des effectifs, soit 520 000 personnes), le Brésil (7,5 %), la Pologne (3,4 %) et la Russie (2,8 %, mais c’était avant la guerre en Ukraine et l’embargo).

C’est sans doute ce qui explique que le coût salarial par tête dans les filiales implantées à l’étranger est en moyenne de 38 900 euros par an, contre 63 300 euros pour les établissements implantés en France.

Enfin, en ce qui concerne le chiffre d’affaires, les États-Unis occupent encore la tête du classement avec 325 milliards d’euros générés, soit 20,8 % du total. Ils sont suivis par l’Allemagne (8,8 % et 135 milliards), le Royaume-Uni (6,8 % et 107 milliards), l’Italie (6,4 % et 101 milliards), la Chine (6,1 % et 96 milliards). Les dix premiers pays – dans lesquels figurent aussi l’Espagne, la Belgique, la Suisse, le Brésil et les Pays-Bas – génèrent 68 % du chiffre d’affaires. Les filiales implantées dans l’UE ne produisent que 36,5 % du chiffre d’affaires à l’étranger des multinationales françaises (soit 572 milliards).

On remarquera, en rapprochant les différentes données, que le meilleur « rendement » est réalisé par les filiales américaines qui, avec moins de 11 % des effectifs, génèrent presque 21 % du chiffre d’affaires de l’ensemble des implantations françaises à l’étranger.

 

Où sont réalisés les bénéfices ?

En ce qui concerne les profits, la note de l’Insee est muette. C’est regrettable, car nous aurions pu ainsi apprécier si les multinationales françaises gagnent autant d’argent qu’on le dit dans les pays à bas coûts.

Néanmoins, nous pouvons nous référer à une étude de la Banque de France sur la contribution des investissements directs à l’étranger des groupes du CAC 40. Même si elle date de 2013 et qu’elle porte sur la période 2005-2011, elle est riche d’enseignements. Elle révèle, en effet, qu’en 2011, 60 % des résultats nets des groupes du CAC 40 étaient réalisés à l’étranger (alors que la proportion était d’environ 50 % en 2005). Douze groupes réalisaient même plus de 75 % de leurs profits à l’étranger (contre dix en 2005).

Plusieurs raisons expliquent cette hausse selon la Banque de France : bien sûr, l’augmentation des investissements à l’étranger ; probablement, une recherche d’optimisation fiscale qui a pu conduire certains groupes à enregistrer une part croissante de leurs profits dans des pays à fiscalité avantageuse ; et, raison la plus inquiétante, l’écart de compétitivité croissant entre la France et le reste du monde. Cet écart s’étant encore agrandi depuis 2011, il est ainsi probable que la part des bénéfices réalisés à l’étranger par les grands groupes français ait aussi augmenté. Si Total Énergies est accusé de ne payer que peu d’impôts en France (à peine 2 milliards d’euros sur les 30 milliards d’impôts et taxes acquittés au total), c’est bien parce que le groupe réalise la quasi-totalité de ses bénéfices à l’étranger

Même si investir et produire à l’étranger rapporte plus qu’en France, ces multinationales restent françaises. Cependant, le risque qu’elles transfèrent un jour leur centre de décision hors de France n’est pas nul. C’est pourquoi, le Gouvernement devrait les choyer. Au lieu de cela, il préfère les vilipender.

Dernièrement, Bruno Le Maire, le ministre des Finances, ne s’en est-il pas pris aux grands industriels de l’agroalimentaire qui font « des marges indues » ? Il y a un an, le président Macron ne montrait-il pas du doigt Total Énergies qui fait des « profits importants », distribue « beaucoup d’argent » aux actionnaires mais traîne des pieds pour ouvrir des négociations sur les salaires ? Le gouvernement n’a-t-il pas cherché à taxer les « superprofits » de l’armateur CMA-CGM, ou les raffineries de Total Énergies ?

Attirer à Paris les banques londoniennes ou le siège de la FIFA avec un régime de faveur est une chose, comme subventionner les usines de batteries (1,5 milliard d’euros pour ProLogium à Dunkerque). Il ne faudrait pas oublier nos pépites nationales. Rappelons-nous des déconvenues récentes de Bridor en Bretagne ou du groupe Duc en Bourgogne. Ces entreprises ne demandent pas l’aumône, mais simplement de pouvoir investir aussi en France et y gagner de l’argent !

Sur le web.

Identité numérique européenne : un pas de plus vers Big Brother ?

Début novembre, le Conseil et le Parlement européen sont parvenus à un accord provisoire sur un nouveau cadre pour une identité numérique européenne (eID).

Le règlement vise à créer un « portefeuille européen d’identité numérique » qui centralise la quasi intégralité des documents d’identité des citoyens de l’Union européenne. L’ensemble de leurs données privées serait alors regroupé dans un outil géré et contrôlé par les institutions européennes. Cela leur permettrait d’accéder à des services de l’État, mais aussi du secteur privé : services bancaires et financiers, connexion à des applications de santé, inscription à un réseau social, etc.

En l’occurrence, le DSA impose déjà aux GAFAM « d’accepter le portefeuille d’identité numérique de l’Union européenne pour la connexion à leurs services en ligne ». L’équivalent de France Identité existerait désormais à l’échelle européenne, et pourrait servir à effectuer des transactions en euro numérique.

Pour quel niveau de sécurité ?

Le peu d’informations disponibles ne sont pas de nature à inspirer confiance.

Sur le site du gouvernement français, on peut lire :

« Les composants logiciels pour les applications seront en code ouvert mais les États membres pourront, pour des raisons justifiées, y insérer des composants spécifiques non divulgués ».

Un examen minutieux du règlement, en particulier de l’article 45, a conduit plus de 500 spécialistes et chercheurs en cybersécurité à publier une lettre ouverte pour s’opposer au projet de l’Union européenne. Cet article exige en effet des navigateurs internet qu’ils « facilitent l’utilisation de certificats qualifiés pour l’authentification de sites internet ».

En pratique, cela signifie que tout État membre de l’Union européenne ou tiers partie pourra intercepter le trafic internet de n’importe quel citoyen européen : informations bancaires, données médicales, photos privées, etc.

https://twitter.com/ThierryBreton/status/1722291616654766485?s=20

Bien entendu, la Commission européenne prétend faciliter la vie aux handicapés et aux habitants des zones rurales. Le portefeuille d’identité numérique est présenté comme un moyen d’améliorer leur accès à des services qui « nécessitent normalement une présence physique ».

Rien de tel que de forcer les citoyens européens à entrer progressivement dans un système de contrôle pour des raisons pseudo pratico-pratiques, voire sanitaires, comme en témoigne l’adoption du système européen de certification numérique Covid-19 en juillet dernier. Ce dernier repose sur le même mensonge des libertés retrouvées, et devrait faire pâlir n’importe quel individu soucieux du respect de sa vie privée et de ses libertés, au vu de la probabilité qu’il soit détourné en un système de traçage, voire d’exclusion de ceux qui refusent de se plier aux règles fluctuantes des gouvernements en place. 

 

L’Union européenne serait-elle en train de prendre un tournant totalitaire à la chinoise ?

En Chine, le gouvernement a récemment déclaré vouloir implémenter un système numérique d’identité dans son projet de métaverse. Il inclurait des informations proches de celles prévues dans son système de crédit social, où les citoyens seraient classés selon les critères arbitraires des autorités, et sanctionnés si jugés socialement inaptes.

Le règlement de la Commission européenne s’inscrit certes dans un cadre politique bien éloigné de la dictature communiste, mais on peut sincèrement s’interroger sur les objectifs de nos technocrates férus de contrôle social, et sur les dérives potentielles d’un système similaire. On peut, par exemple, imaginer qu’un tel portefeuille soit un moyen de suspendre les droits et libertés fondamentales au nom de motifs considérés « légitimes », mais qui seraient en réalité subjectifs et intrinsèquement politiques.

L’avancée à grands pas d’un projet aux allures de Big Brother devrait susciter a minima une avalanche d’articles dans les sphères médiatiques. Il n’en est rien. Les plus grands médias français, largement subventionnés, n’ont quasiment rien publié sur le sujet. Là encore, on peut imaginer pourquoi : le portefeuille européen d’identité numérique ne peut que renforcer les scepticismes et arguments en faveur de la sortie de l’Union européenne. 

Chaque nouvelle directive ou règlement liberticide, à l’instar de la PAC, du DSA ou de l’IA Act, confirme l’idée que l’Union européenne est devenue une superstructure qui prétend réguler des pans entiers de la vie sociale, avec plus ou moins d’effet escompté. Chaque nouveau projet de loi contribue à ridiculiser la frange réformiste, persuadée que quitter l’Union serait une catastrophe irrécupérable pour le pays.

Comme si le libre échange ne pouvait être assuré par le biais d’accords commerciaux – ce que le Brexit a notamment permis de démontrer. Cette même frange réformiste est aveugle au fait que le carcan bureaucratique a atteint de telles proportions que toute tentative de réforme interne est vaine ; l’écrasante majorité de technocrates non élus n’ayant aucun intérêt à modifier les règles en leur défaveur.

Vous avez aimé le pass sanitaire ?

Vous allez adorer le pass d’identité numérique.

Le gouvernement britannique cherche-t-il vraiment à faire baisser les impôts ou veut-il simplement gagner des élections ?

Par : Jason Reed

Mercredi 22 novembre, le chancelier britannique (ministre des Finances) Jeremy Hunt a prononcé son discours « Déclaration d’automne pour la croissance », une liste de politiques économiques conçues pour contribuer à la croissance de l’économie britannique. Hunt, ainsi que le Premier ministre Rishi Sunak, ont revendiqué le mérite de la récente goutte de 10,7 % à 5,3 %. M. Hunt a affirmé que ce taux d’inflation plus faible a permis au gouvernement de faire ce qu’il avait toujours voulu faire : réduire les impôts.

Malheureusement, il s’agit d’un récit trompeur. Bien que la déclaration d’automne de Hunt contienne quelques réductions d’impôts, elles étaient beaucoup moins importantes que les innombrables hausses d’impôts que le gouvernement a introduites au cours de la dernière décennie, en particulier au cours des trois dernières années. Hunt et Sunak sont conscients que le peuple britannique se sent épuisé par des hausses d’impôts sans fin, mais il est difficile de croire que le désir du gouvernement de réduire les impôts est sincère.

 

Les réductions d’impôts annoncées récemment sont très inférieures aux augmentations d’impôts introduites précédemment

Par exemple, la réduction d’impôt globale annoncée dans la déclaration de Hunt était une diminution de deux points de pourcentage du taux de l’assurance nationale, un impôt payé par les travailleurs en plus de l’impôt sur le revenu. Pour un travailleur gagnant 35 000 livres par an, ce changement lui permettra d’économiser 450 livres par an. Cependant, M. Hunt n’a apporté aucun changement aux seuils de l’impôt sur le revenu, qui sont gelés depuis 2021 (et M. Hunt affirme qu’ils le resteront au moins jusqu’en 2028) malgré l’inflation.

Cela signifie que les travailleurs sont poussés dans des tranches d’imposition plus élevées lorsque leurs revenus augmentent en raison de l’inflation, de sorte qu’ils paient beaucoup plus d’impôt sur le revenu qu’auparavant, malgré l’absence d’augmentation des salaires réels. Il s’agit d’une « taxe furtive ». Cela coûte des milliers de livres sterling à des millions de travailleurs. La réduction de 2 % de l’assurance nationale par Hunt est loin de contrecarrer cela.

 

Des cadeaux électoraux

La Grande-Bretagne doit organiser des élections générales en 2024. C’est presque certainement la véritable motivation derrière les réductions d’impôts symboliques dans la déclaration d’automne de Hunt. Il s’agissait de cadeaux préélectoraux destinés à tromper les électeurs en leur faisant croire que les conservateurs étaient un parti de réduction d’impôts, les encourageant à oublier la décennie de hausses d’impôt qui a précédé.

Depuis que Rishi Sunak est devenu Premier ministre britannique en octobre 2022, lui et son chancelier (ministre des Finances) Jeremy Hunt ont parlé à d’innombrables reprises de leur détermination à réduire les impôts. Depuis 2010, la Grande-Bretagne a eu cinq Premiers ministres et sept chanceliers, qui se sont tous déclarés unis dans leur croyance en la petite taille de l’État et en la faiblesse des impôts.

Il serait peut-être surprenant d’apprendre que le fardeau fiscal en Grande-Bretagne n’a cessé d’augmenter au cours des 13 dernières années où le Parti conservateur a été au pouvoir. Les dépenses publiques ont explosé, en partie à cause du soutien de la Grande-Bretagne à l’Ukraine et des programmes gouvernementaux visant à subventionner les salaires pendant la pandémie de covid, mais aussi à cause des subventions sur les factures d’énergie et de l’augmentation des coûts des retraites et des soins de santé.

Il n’est pas question d’emprunter pour financer ces dépenses supplémentaires, surtout après que le bref mandat de Liz Truss en 2022 a provoqué une onde de choc dans l’économie britannique en s’engageant à emprunter plus d’argent, et donc à créer plus de dette. Le résultat est que, selon une analyse indépendante de l’Institute for Fiscal Studies, le Parlement actuel sera « le plus grand Parlement de hausse d’impôts jamais enregistré ». D’ici 2024, la Grande-Bretagne est en passe d’avoir la charge fiscale la plus élevée depuis la Seconde Guerre mondiale.

 

Un pas en avant, trois pas en arrière

Certaines des réductions d’impôts prévues dans la déclaration d’automne de Hunt étaient encourageantes.

De loin, la meilleure était une politique appelée « passation en charges intégrale » qui permet aux entreprises qui investissent en Grande-Bretagne de compenser les coûts de gros investissements tels que la construction d’usines. Il s’agit d’un changement positif que les économistes du marché libre appellent de leurs vœux en Grande-Bretagne depuis des années. Malheureusement, cela ne fait pas grand-chose pour annuler la récente augmentation colossale du taux de l’impôt sur les sociétés, qui est passé de 19 % à 25 %. Malgré la passation en charges complète, la plupart des entreprises qui investissent au Royaume-Uni finiront toujours par payer plus d’impôts qu’il y a quelques années.

C’est symbolique de l’approche du gouvernement actuel en matière de fiscalité. Il introduit une énorme augmentation d’impôt, augmentant le taux d’imposition, prétendant que c’est inévitable. Puis, quelques mois avant une élection, il dévoile un changement de politique, affirmant que cela prouve qu’ils est un gouvernement qui réduit les impôts. Les électeurs n’ont pas la mémoire si courte. Si les sondages pour les élections de l’an prochain sont corrects, l’électorat voit la vérité sur les hausses d’impôt incessantes de ce gouvernement, et le Parti conservateur sera puni dans les urnes pour cela.

Les politiciens conservateurs disent qu’ils aimeraient réduire les impôts, mais leurs actes ne sont pas à la hauteur de leurs paroles. Ils sont réticents à repenser les problèmes sous-jacents qui font que les dépenses publiques augmentent chaque année, comme l’inefficacité de notre système de santé ou nos retraites trop généreuses. Au lieu de cela, ils préfèrent colmater les brèches en offrant de petites réductions d’impôts à l’approche des élections. Lorsque même le Parti travailliste (dont le chef était Jeremy Corbyn, d’extrême gauche il y a à peine quatre ans) se plaint que les impôts sont trop élevés, cela devrait certainement être un signal d’alarme pour tout gouvernement conservateur.

Pays-Bas : quels scénarios après la victoire du leader populiste Geert Wilders ?

Auteur : , Professor of Political Science, Fellow and member of the Management Council of the Institute for European Policymaking, Bocconi University

 

Les résultats des élections néerlandaises du 22 novembre dernier, qui ont vu la victoire du Parti pour la liberté (PVV), ont provoqué une onde de choc au sein de l’establishment politique européen. Les effets de ce scrutin pourraient bien aller au-delà des seuls Pays-Bas.

 

Une première dans l’histoire du pays

Pour la première fois dans l’histoire des Pays-Bas, un parti d’extrême droite est devenu le premier en nombre de sièges au Parlement national. Le leader du PVV, Geert Wilders, est un homme politique excentrique connu pour sa rhétorique incendiaire. Il prône la sortie des Pays-Bas de l’Union européenne et a qualifié l’islam de « religion fasciste ». Lors d’un procès en 2016, il a été reconnu coupable d’incitation à la discrimination, mais a été dispensé de peine.

Les sondages pré-électoraux avaient indiqué que le Parti pour la liberté pouvait arriver en tête, mais il apparaissait au coude à coude avec les grandes formations traditionnelles de la gauche (Parti travailliste-Gauche verte, PvdA/GL) et de la droite (Parti populaire pour la liberté et la démocratie, VVD). Les sondages se sont révélés loin du compte : Wilders a gagné avec une marge confortable (23,6 % des suffrages, contre 15,5 % au PvdA/GL et 15,2 % au VVD), même s’il devra chercher des partenaires de coalition pour former un gouvernement.

Un nouveau parti de droite, le Nouveau contrat social (NSC), a également obtenu un très bon score (12,8 %). Comme le Parti pour la liberté, ce parti désigne l’immigration comme étant la première cause de problèmes tels que l’engorgement des services publics néerlandais et le manque de logements abordables. Cependant, Pieter Omtzigt, le leader du NSC (et ancien député en tant que membre de l’Appel chrétien-démocrate, un parti chrétien-démocrate de centre droit qui, ce 22 novembre, n’a récolté que 3,3 % des suffrages), critique certains des discours les plus incendiaires de Wilders.

Omtzigt apparaît néanmoins comme le candidat le plus probable pour former une coalition avec Wilders, ainsi qu’avec le VVD, ancien parti du Premier ministre sortant Mark Rutte, démissionnaire en juillet dernier. Mais il faudra attendre un certain temps avant de savoir si un tel partenariat est réalisable. Aux Pays-Bas, la mise en place d’une coalition est l’affaire de plusieurs mois, et non de plusieurs semaines.

Ces pourparlers seront d’autant plus complexes que l’image et la personnalité de Wilders sont particulièrement clivantes. Bien que son parti ait remporté le plus grand nombre de sièges (37 sur 150), les controverses qui l’entourent depuis tant d’années risquent de l’empêcher d’obtenir le poste de Premier ministre, même si son parti parvenait à mettre en place une coalition gouvernementale.

En cas de formation d’une coalition centrée sur le PVV, la question du maintien des Pays-Bas dans l’UE sera inévitablement mise en avant. Wilders souhaite un référendum sur la sortie des Pays-Bas de l’Union européenne et, même si ce projet ne se concrétise pas, on peut s’attendre à ce qu’il imprègne d’euroscepticisme tout gouvernement auquel il participerait.

Cela pourrait avoir des conséquences considérables pour l’Union européenne. Même si les partis d’extrême droite en Europe divergent sur la question de la sortie de l’Union, ils s’accordent sur la nécessité de transformer l’Union en un organe plus intergouvernemental, ce qui ôterait des prérogatives à Bruxelles.

 

Un exemple venu d’Italie

L’année dernière, Giorgia Meloni, avec qui Wilders partage une certaine affinité idéologique, est devenue la Première ministre de l’Italie. Le parti de droite radicale de Meloni, Frères d’Italie, est arrivé en tête lors des législatives du 25 septembre 2022, et a formé une coalition avec d’autres partis de droite et de droite dure.

À l’instar de Wilders, Meloni était considérée comme une outsider sur la scène politique de son pays et a toujours placé l’immigration au cœur des débats. Mais depuis son arrivée au pouvoir, sa rhétorique anti-immigration a dû être modérée. Elle a rapidement été confrontée aux appels des milieux d’affaires à remédier à la pénurie de main-d’œuvre en Italie, ce qui impliquait d’accorder des permis aux travailleurs immigrés.

Dans mon livre Political Entrepreneurs, coécrit avec Sara Hobolt de la London School of Economics, nous montrons que la pratique du pouvoir change les partis politiques. Il est relativement facile de tenir des discours radicaux depuis les coulisses, mais une fois au gouvernement, les partis doivent assumer la responsabilité de la conduite des affaires de leur pays. Ils doivent prendre des décisions, peser les intérêts – et les réserves financières dont ils disposent pour mener à bien leur politique. Meloni, comme les dirigeants de tant d’autres partis populistes, a rapidement mis de l’eau dans son vin une fois qu’elle est arrivée au pouvoir.

C’est la leçon la plus importante pour Wilders : Frères d’Italie avait conduit une campagne électorale eurosceptique mais épouse désormais largement des positions proches de celles de Bruxelles, y compris sur les questions relatives à l’immigration. Meloni a même affiché sa proximité avec la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen.

Cela dit, l’expérience italienne offre également un autre exemple que Wilders pourrait trouver intéressant. Dans le cadre de nos recherches, nous avons constaté que les partis qui sont devenus populaires en s’opposant à la politique existante préfèrent parfois garder un pied dans le gouvernement et un pied en dehors. C’est par exemple le cas de Matteo Salvini, chef du parti La Ligue et partenaire de la coalition de Meloni.

Salvini ne manque jamais une occasion de souligner son indépendance, même si cela cause des difficultés au gouvernement italien auquel La Ligue participe. Seul un partenaire de coalition secondaire peut se permettre de telles frasques, car un Premier ministre et son parti font face à une pression bien plus intense. Wilders pourrait donc trouver plus pratique de suivre la voie de Salvini plutôt que celle de Meloni.

Quelle que soit la voie qu’il emprunte, si Wilders fait partie du gouvernement, les résultats de ces élections auront certainement des conséquences sur les relations des Pays-Bas avec le reste de l’Europe.

Vous pouvez retrouver cet article sur le site de The Conversation France

« Les Soviétiques voulaient décapiter l’État lituanien » : conversation avec l’ambassadeur de Lituanie en France

Un article de Guillaume Gau, auteur du blog Chroniques occidentales et partenaire de Contrepoints.

Avec 65 000 km2 (deux fois la superficie de la Belgique) et 2,8 millions d’habitants, la Lituanie est à la fois le plus grand, le plus peuplé et le plus méridional des trois États baltes. Sa capitale est Vilnius et le pays partage des frontières avec la Lettonie au nord, la Biélorussie à l’est, la Pologne au sud et la Russie (enclave de Kaliningrad) à l’ouest. La population est majoritairement catholique, et les deux plus importantes communautés étrangères sont les Ukrainiens et les Biélorusses. L’économie du pays est tournée vers l’innovation : une des entreprises lituaniennes les plus connues est Vinted, l’application de revente de vêtements de seconde main qui compte 23 millions d’utilisateurs en France.

Le nom du pays apparaît pour la première fois en 1009. Le Grand-duché de Lituanie prend son essor à partir du XIIIe siècle. Il atteindra son apogée au XVe siècle où il fut l’État le plus grand d’Europe, s’étendant de la mer Baltique à la mer Noire : son territoire englobait la Lituanie actuelle et une grande partie de la Biélorussie, de l’Ukraine et de la Pologne.

Cet élément a son importance, nous y reviendrons.

Le pays a une tradition d’ouverture : au XIVe siècle, le grand-duc de Lituanie invite les artisans et commerçants d’Europe à s’installer à Vilnius et offre protection aux Juifs. La communauté juive lituanienne représentera 10 % de la population du pays et comptera parmi ses membres le célèbre peintre Marc Chagall et le philosophe Emmanuel Levinas. Au XVIe siècle, la Lituanie s’unit à la Pologne pour former la République des Deux Nations. À la fin du XVIIIe siècle, l’Empire russe annexe la Lituanie. Mise à part une période d’indépendance durant l’entre-deux-guerres, le pays ne retrouvera sa souveraineté qu’à la chute de l’URSS en 1990.

La Lituanie est membre de l’Union européenne depuis 2004, et l’euro est sa monnaie depuis 2015.

 

Ce qui distingue la Lituanie, c’est son volontarisme dans la défense des valeurs occidentales

Par exemple, le pays balte n’hésite pas à froisser la Chine en autorisant Taïwan à ouvrir un bureau de représentation à Vilnius en 2021.

Et malgré le boycott économique chinois, la Lituanie ne compte pas revenir sur sa décision. La Lituanie est également le deuxième pays au monde (derrière la riche Norvège) qui soutient le plus l’Ukraine proportionnellement à son PIB.

En complément, je vous recommande ce récent épisode de l’émission « Le Dessous des cartes » sur Arte : Pays Baltes, aux portes de la guerre.

Vue sur Vilnius, la capitale lituanienne

Guillaume Gau : Malgré sa taille modeste, la Lituanie est très active diplomatiquement et n’hésite pas à affronter des grandes autocraties. Y a-t-il des explications historiques à cet état d’esprit ?

Nerijus Aleksiejunas : Tout d’abord la Lituanie a une longue tradition étatique et diplomatique. Au XVe siècle, le Grand-duché de Lituanie était le plus grand État d’Europe : sa superficie représentait le double de la France actuelle. Nous avons un peu gardé cette mentalité de grand pays.

L’histoire récente explique aussi cette attitude. La fin de la Seconde Guerre mondiale n’a pas vraiment été synonyme de paix pour les Lituaniens : de 1940 à 1990, nous avons subi cinq décennies d’occupation soviétique. Jusqu’à la fin des années 1950, des résistants lituaniens luttaient contre l’envahisseur russe : on les appelaient les Frères de la forêt. Ils étaient traqués par le KGB et se réfugiaient dans les denses forêts baltes. Ce n’est qu’en 1990 que nous avons retrouvé notre indépendance. Nous savons que la liberté et la démocratie ne vont pas de soi : il faut se battre pour les préserver.

La Voie Balte : le 23 août 1989, deux millions d’Estoniens, de Lettons et de Lituaniens forment une chaîne humaine reliant les trois capitales des pays baltes pour demander leur indépendance de l’URSS (© Kusurija).

G.G : Vous êtes né en 1978, durant la période d’occupation soviétique. Concrètement, qu’est-ce que cela veut dire de grandir dans un pays sous une dictature communiste ?

N.A. : Ma famille a été meurtrie par l’oppression soviétique. À partir de 1940, les Soviétiques ont déporté des milliers de Lituaniens au goulag en Sibérie. Mon grand-père faisait partie de ceux-là : il n’est jamais revenu. Il a été déporté deux mois avant la naissance de son fils : mon père n’a jamais connu son père. Mon grand-père fut déporté car il était fonctionnaire : les Soviétiques voulaient décapiter l’État lituanien.

En plus de la répression politique, les Soviétiques essayaient d’effacer l’identité lituanienne en réécrivant l’histoire (le Grand-duché de Lituanie disparaissait de nos cours) et en faisant tout pour éradiquer le christianisme. Par exemple, Noël était un jour comme un autre, il n’était pas férié. Afficher sa pratique religieuse pouvait vous attirer des ennuis, il fallait être très discret. Mais notre histoire est ancienne et nos racines profondes : cinquante ans d’occupation soviétique n’ont pas suffi pour supprimer notre identité.

Au quotidien, c’était pénurie et corruption généralisée. Par exemple, nous avions droit à 1 kg de bananes par an et par personne. Je me souviens faire la queue durant des heures avec ma mère pour récupérer les précieuses bananes. Sous couvert d’idéologie égalitariste, les injustices étaient flagrantes : l’élite soviétique bénéficiait de privilèges et connaître quelqu’un de haut placé donnait des passe-droits.

« Notre histoire est ancienne et nos racines profondes : 50 ans d’occupation soviétique n’ont pas suffi pour supprimer notre identité ». Nerijus Aleksiejunas

Cette remarque de l’ambassadeur m’a fait penser à cette citation d’Alexandre Soljenitsyne, dissident soviétique et auteur de L’Archipel du goulag : « Afin de détruire un peuple, il faut d’abord détruire ses racines ».

 

G.G. : Vous êtes en poste depuis quatre ans en France, quel regard portez-vous sur notre pays ?

N.A. : J’aime la diversité géographique de votre pays. Mer, montagne, campagne : vous avez tout. J’aime aussi les différences entre vos régions. Et contrairement au cliché, je trouve que le pays n’est pas si centralisé que ça : vos métropoles régionales sont très dynamiques. Je me déplace beaucoup dans le pays, et je trouve que les Français sont très accueillants. Les Lituaniens apprécient aussi la culture et l’art de vivre français. Certains de vos grands auteurs ont un lien avec la Lituanie, comme Romain Gary qui est né à Vilnius.

Côté économie, vous avez un écosystème technologique très dynamique. Notre pays est aussi très tourné vers l’innovation et la France représente un marché important pour les start-up lituaniennes telles Vinted ou NordVPN. Enfin, la relation franco-lituanienne se porte bien. La Lituanie vient par exemple d’acheter 18 canons Caesar français pour renforcer son armée de Terre.

Ambassade de Lituanie à Paris © Ludo Segers

G.G. : Pourquoi la Lituanie soutient-elle si fortement l’Ukraine ?

N.A. : Il faut arrêter Poutine, sinon il continuera d’avancer. Il faut lui montrer qu’on ne cédera pas. Pour les Lituaniens, aider l’Ukraine c’est défendre l’Europe, la liberté et la démocratie. D’ailleurs, ce soutien ne vient pas que du gouvernement : c’est toute la société lituanienne qui se mobilise pour accueillir des familles ukrainiennes réfugiées ou envoyer des médicaments. Par exemple, une cagnotte citoyenne vient de récolter 14 millions d’euros pour acheter des radars militaires pour l’Ukraine.

Historiquement, nous avons également une relation très forte avec nos frères ukrainiens. Nos deux peuples sont très liés : l’Ukraine représentait une partie importante du territoire du Grand duché de Lituanie et les échanges culturels et économiques entre nos deux pays sont très forts depuis des siècles.

Vilnius (photo de © Krivinisn)

G.G : Pour finir, auriez-vous un livre lituanien à nous conseiller ?

N.A. : Je vous recommande la lecture de L’Impératrice de Pierre de Kristina Sabaliauskaite. L’écrivaine lituanienne raconte la vie de Marta Helena Skowronska, une lituanienne devenue Catherine 1re de Russie à la mort en 1725 de son mari le tsar Pierre le Grand (celui qui a fondé Saint-Petersbourg). C’est un roman historique qui permet de mieux connaître les différences entre l’Occident et le monde russe. Il y a aussi Haïkus de Sibérie, une BD de Jurga Vilé et Lina Itagaki sur la déportation des Lituaniens dans les goulags soviétiques. Cet ouvrage m’a touché car il parle du sort qu’a connu mon grand-père.

J’en profite également pour vous signaler que 2024 sera l’année de la Lituanie en France : des centaines d’évènements seront organisés à travers le pays pour faire découvrir notre culture et notre histoire aux Français.

 

G.G. : Merci pour cet entretien Monsieur l’ambassadeur !

N.A. : Ce fut un plaisir. Venez visiter notre pays, nous savons recevoir !

C’était Mark Rutte : un bilan de ses 13 ans à la tête des Pays-Bas

À l’approche des élections néerlandaises du 22 novembre, il convient de faire le point sur les réalisations de l’homme qui domine la politique néerlandaise depuis 13 ans : Mark Rutte.

Rutte est devenu Premier ministre néerlandais pour la première fois en 2010. Tout au long de ses quatre mandats, il s’est révélé être un véritable caméléon politique. Il n’a pas hésité à s’appuyer sur les sièges du populiste de droite Geert Wilders dans son premier cabinet, ni à faire d’importantes concessions au parti vert D66, de plus en plus à gauche, dans ses troisième et quatrième cabinets.

Sur le plan économique, les Pays-Bas ont connu une croissance modérée sous Rutte, ce qui s’explique aussi par le fait que la charge fiscale a invariablement augmenté sous ses gouvernements, ce dont un politicien libéral ne peut guère être fier. La crise liée au covid, au cours de laquelle Rutte a approuvé le modèle d’enfermement qui a échoué, ne peut l’excuser qu’en partie.

En termes de politique énergétique, les gouvernements Rutte ont été ambigus, avec d’une part une ouverture à l’énergie nucléaire neutre en CO2, et d’autre part la décision de construire de nouvelles centrales nucléaires, mais de fermer le plus grand gisement de gaz d’Europe, à Groningen.

Selon les opposants, cette dernière décision a été prise « sans analyse rationnelle des coûts et des bénéfices ».

En outre, elle est de toute façon discutable, étant donné les craintes majeures de pénurie de gaz en Europe l’année dernière, alors que l’industrie européenne continue de souffrir d’une énergie chère, et que les Pays-Bas eux-mêmes, comme d’autres États membres européens, concluent des contrats de gaz à long terme avec des fournisseurs tels que le Qatar.

 

Le pas de deux européen de Mark Rutte

En termes de politique européenne, le manque de courage de Mark Rutte a fait le tour de la question.

D’un côté, il était l’homme qui menaçait de ne plus envoyer d’argent à la Grèce en faillite, ce qui aurait pu faire exploser la zone euro, mais il a fini par signer à la croisée des chemins en 2015 pour la Grèce, et en 2020, pendant la crise du covid, il a abandonné son opposition au soi-disant « Corona Recovery Fund« , un nouveau fonds européen d’un milliard de dollars. 

Ce dernier point pourrait être la plus grande tache du bilan de M. Rutte d’ici quelques années.

Le fait que la Cour des comptes européenne critique aujourd’hui l’audit du fonds de relance, y compris le « manque de responsabilité » dans l’utilisation de l’argent des citoyens de l’UE, n’est pas une surprise, compte tenu des mises en garde formulées lors de la création du fonds. Le plus gros problème, cependant, est que le fonds risque de devenir permanent.

La différence entre ce fonds, qui fournit 800 milliards d’euros de prêts et de subventions aux États membres de l’UE, et la plupart des autres dépenses européennes, est que ce soi-disant « mécanisme de relance et de résilience » (RRF) n’est pas financé par les transferts de fonds des États membres de l’UE mais, au contraire, par l’émission d’une dette commune par la Commission européenne, ce qui a fait l’objet de doutes juridiques, qui, bien sûr, n’ont finalement pas empêché la poursuite de l’opération.

En effet, dans plusieurs années, ces dettes devront être remboursées par la Commission européenne aux créanciers qui ont acheté ces « euro-obligations » de facto, et jusqu’à présent, il n’a pas été décidé comment les États membres paieront pour cela. Bien sûr, il est écrit dans les étoiles que les États membres, de plus en plus à court d’argent, voudront éviter un simple transfert à la Commission et ne seront peut-être pas enclins à permettre à la Commission européenne de faire payer directement les citoyens européens pour collecter l’argent. Il ne reste donc qu’une seule option : contracter un nouvel emprunt pour rembourser l’ancien, ce qui est déjà une pratique courante dans le financement des gouvernements nationaux.

En pratique, cela signifie que le Corona Recovery Fund deviendra un fonds permanent. Éviter une telle chose, cependant, était la condition posée par M. Rutte en 2020 pour accepter ce fonds souhaité par Angela Merkel.

Bien sûr, nous ne savons pas s’il en sera ainsi, mais les dirigeants nationaux, qui devront décider, auront tout intérêt à le faire. En outre, ils sont incités à financer désormais les dépenses européennes par le biais de ce fonds de relance plutôt que par le biais du budget européen traditionnel. En effet, cela permet d’éviter les querelles incessantes sur les contributeurs nets et les bénéficiaires nets – avec le Fonds de relance Corona, tout cela est beaucoup plus flou – et il n’est pas nécessaire de trouver de l’argent dans le budget national. Après tout, ce sont les petits-enfants qui paieront la facture, par le biais d’une dette européenne accrue. Même si les investisseurs internationaux n’étaient pas suffisamment intéressés par la dette européenne, il existe une solution : la Banque centrale européenne (BCE) peut simplement imprimer de l’argent, et les épargnants paient la facture par le biais de l’inflation, qui n’est pas toujours facile à refléter dans les statistiques. 

 

Un bilan international approximatif

Mark Rutte se voit peut-être déjà occuper un poste international important, comme celui de secrétaire général de l’OTAN, mais son bilan international n’est pas très impressionnant.

Il a également perdu des points lors de l’événement du Brexit. M. Rutte était considéré par le Premier ministre britannique David Cameron comme l’allié le plus fiable pour introduire des réformes européennes afin de garantir le maintien des Britanniques dans l’UE ; également parce que, selon les sondages, les Néerlandais, comme les Britanniques, étaient favorables aux réformes demandées par le Royaume-Uni. En bref, il s’agissait de renforcer le contrôle national sur l’élaboration des politiques de l’UE et d’empêcher une dangereuse centralisation du pouvoir.

Tout au long des 13 années de pouvoir de Mark Rutte, le nombre de Néerlandais souhaitant que l’UE ait moins de pouvoirs est passé de 46 à 54 %, mais dans la pratique, l’UE n’a fait qu’accroître ses pouvoirs.

En pratique, dans les années qui ont précédé le référendum britannique de 2016, M. Rutte a à peine fait un effort pour aider M. Cameron, tout comme Angela Merkel. Le seul à avoir fait un effort a été le gouvernement polonais, en permettant aux États membres de l’UE d’avoir un peu plus de contrôle sur certaines prestations sociales pour les migrants d’autres États membres de l’UE à partir de maintenant. Étant donné le grand nombre de Polonais vivant au Royaume-Uni, on pouvait s’attendre à ce que certains d’entre eux soient affectés, mais le gouvernement polonais a compris l’importance géopolitique du Royaume-Uni, ce que Rutte et Merkel ont tout simplement ignoré, mais qui est devenu évident depuis la guerre en Ukraine. 

Après le référendum sur le Brexit, M. Rutte a semblé se réveiller, jouant un rôle important pour éviter les perturbations et certainement un Brexit « sans accord ». Ce qui est également à mettre au crédit de M. Rutte, c’est son soutien au programme « Mieux légiférer » de la Commission européenne, y compris pendant la présidence néerlandaise de l’UE en 2016. Malheureusement, cette initiative a été édulcorée, et le commissaire néerlandais responsable de ce programme, le social-démocrate Frans Timmermans, s’est révélé peu de temps après être un véritable zélateur du climat pour lequel il n’y a jamais assez de nouvelles règles. M. Rutte mérite également d’être pointé du doigt, car c’est lui qui a nommé M. Timmermans commissaire européen en 2019, alors que ce n’était absolument pas nécessaire, puisque le parti de M. Timmermans ne faisait même pas partie du gouvernement néerlandais à l’époque. 

 

Rutte aura trébuché sur la politique de l’azote

Le manque d’assurance de M. Rutte au niveau européen a également eu des conséquences majeures au niveau de la politique intérieure.

Les mesures extrêmes de son gouvernement en matière d’azote allaient d’une restriction nationale de 100 kilomètres par heure sur les autoroutes à des plans de fermeture d’exploitations agricoles à grande échelle. L’idée est que le contribuable devra payer 25 milliards d’euros pour indemniser ces exploitations. Tout cela a suscité de telles protestations que le parti agricole BBB est devenu le plus grand parti du pays lors des élections provinciales du printemps 2023. La question n’est toujours pas résolue. 

Même si des erreurs nationales ont été commises en termes de politique de l’azote, le cœur du problème se situe toujours au niveau de la politique européenne, où il est extrêmement difficile de modifier les zones naturelles une fois qu’elles ont été établies à la demande des règlements de l’UE. En 2020, l’ancien ministre néerlandais des Affaires étrangères Maxime Verhagen, alors président de l’industrie néerlandaise de la construction, a demandé au Premier ministre Rutte de se rendre à Bruxelles pour parler des zones Natura 2000, en déclarant : « Les zones naturelles doivent être plus robustes et moins vulnérables […] Utilisez votre droit de veto ».  

Hormis quelques tentatives timides de consultation avec la Commission européenne, M. Rutte n’a jamais osé mettre cette question sur la table avec ses collègues chefs de gouvernement. Et ce, en dépit de son importance pour l’économie néerlandaise, et du fait que les Pays-Bas sont à peu près le plus grand contributeur net européen par habitant.

 

Rutte fut favorable au libre-échange

Rutte a fait preuve de fermeté en ce qui concerne le soutien au libre-échange international. Bien que le Parlement néerlandais a protesté contre l’accord de libre-échange Mercosur avec les pays d’Amérique latine, son parti lui a apporté un soutien indéfectible. Après qu’un référendum sur le traité UE-Ukraine en 2016 a mis en lumière les craintes qu’il inclut une forme de coopération politique avec l’Ukraine, y compris des passages ambigus sur la coopération militaire, M. Rutte s’est montré créatif et a obtenu une déclaration indiquant clairement que l’intention était purement économique.

Au début du mois, dans les dernières semaines de sa présidence, M. Rutte a plaidé au niveau de l’UE en faveur de la reconnaissance des normes utilisées par les exportateurs d’huile de palme d’Asie du Sud-Est pour lutter contre la déforestation. Le refus de l’UE de le faire avait déclenché un conflit commercial de haut niveau avec la Malaisie et l’Indonésie, cette dernière ayant même décidé en mai de geler les négociations commerciales avec l’Union européenne. Cette situation est d’autant plus problématique qu’il est primordial pour l’Occident de maintenir de bonnes relations avec cette région en ces temps de tensions croissantes avec la Chine. Le CCI, une agence conjointe des Nations unies et de l’Organisation mondiale du commerce, a averti au début de l’année que l’approche de l’UE pourrait avoir un effet « catastrophique » sur le commerce mondial, car les petits producteurs en particulier risquent d’être « coupés » des flux commerciaux. 

Le fait que le Royaume-Uni reconnaisse le programme local de certification « Malaysian Sustainable Palm Oil (MSPO) » est une preuve supplémentaire qu’une telle approche est la bonne chose à faire, d’autant plus qu’au début de l’année, Global Forest Watch a révélé que la Malaisie faisait de grands progrès en matière de réduction de la déforestation. Il est donc agréable de voir que M. Rutte s’oppose à la tendance de l’Union européenne à saper les relations commerciales par des exigences de plus en plus élevées en matière de réglementation environnementale et sociale, même si le passé prouve que l’intensification des échanges ne fait qu’améliorer les préoccupations environnementales et sociales au niveau local. 

 

Une formation difficile du gouvernement se profile à l’horizon

Le paysage politique néerlandais est désespérément fragmenté. La solution évidente serait de modifier le système électoral pour passer à un système de vote majoritaire, ou d’accorder une sorte de prime au parti le plus important, mais rien de tel n’a été fait. 

À l’heure actuelle, le parti agricole BBB a déjà reculé dans les sondages et, toujours selon les mêmes sondages, le Nieuw Sociaal Contract (NSC) de Pieter Omtzigt deviendra le plus grand parti. Omtzigt est un homme politique démocrate-chrétien très respecté qui a réussi à faire tomber le troisième cabinet Rutte à la suite d’un scandale et qui a ensuite créé son propre parti. Omtzigt est idéologiquement au centre, mais il a donné l’impression d’être plus intéressé par un cabinet de centre-droit, avant de le nier par la suite. La préférence de M. Omtzigt sera déterminante pour les chances de Frans Timmermans, qui a quitté la Commission européenne dans l’espoir de devenir Premier ministre pour l’alliance des sociaux-démocrates et des Verts, mais qui a peu de chances d’y parvenir, selon le journaliste expérimenté Syp Wynia.

Pour sa part, Omtzigt déclare également qu’il ne souhaite pas nécessairement occuper cette fonction, par reconnaissance pour le Parlement. Il n’hésite pas non plus à sinspirer du modèle scandinave des cabinets minoritaires, d’autant plus que cela pourrait renforcer le rôle du Parlement, en obligeant les hommes politiques à prendre des décisions basées sur le fond.

Selon toute vraisemblance, il s’agira d’une formation particulièrement complexe. Même si un certain nombre de partis de centre-droit obtenaient ensemble la majorité à la Chambre basse et gouvernaient ensuite avec le populiste de droite Geert Wilders, qui envoie ouvertement des signaux indiquant qu’il souhaite être modéré, il est tout à fait possible qu’une telle constellation ne bénéficie toujours pas d’une majorité à la Chambre haute. C’est pourquoi les partis politiques néerlandais s’attendent à de nouvelles élections en 2025.

 

La crise de l’azote se profile : il s’agira de la gérer habilement

Quel que soit le candidat au pouvoir, il devra au moins s’attaquer à la crise de l’azote. Même le zélateur du climat Frans Timmermans s’est déjà engagé à abandonner l’objectif de réduction de moitié de l’azote d’ici à 2030, largement considéré comme particulièrement délicat. Cependant, comme Mark Rutte n’a pas réussi à mettre ce dossier sur la table diplomatique européenne, tout gouvernement sera confronté aux mêmes contraintes que l’administration sortante. Les doux guérisseurs font des plaies nauséabondes.

L’Europe spatiale peine à rattraper SpaceX

Les 6 et 7 novembre, les ministres des 22 États-membres de l’ESA, réunis en sommet interministériel à Séville, ont tenté une mise à jour (au sens de l’anglais reset) de leur organisation. Il est plus que temps, car l’Europe spatiale s’est littéralement effondrée. Le problème est de savoir s’il n’est pas trop tard.

 

Quelques chiffres résument la situation

Arianespace, pour le compte de l’ESA (Agence Spatiale Européenne), a lancé, entre le premier vol en 1979 et aujourd’hui, 261 fusées Ariane (catégorie « 5 » depuis 2003) produit par la société ArianeGroup, dont seulement deux Ariane-5 en 2023 et trois Ariane-5 en 2022. Les meilleures années d’Ariane ont été l’an 2000 avec doue lancements réussis, et 2002 avec one lancements réussis. Depuis, jusqu’en 2020, le nombre tournait autour de cinq ou six par an. De son côté, SpaceX, le rival d’ArianeGroup, a lancé entre le premier vol en 2010 et aujourd’hui, 272 Falcon dont 60 en 2022, et 78 depuis le début de l’année 2023.

Aujourd’hui, il n’y a plus de lanceur moyen Ariane-5 (le dernier lancement a eu lieu en juillet 2023) et la mise en service de son remplaçant Ariane-6 est sans cesse retardée. Son complément, le lanceur européen léger, Vega-C, est, lui, cloué au sol après l’échec de son premier vol commercial du fait d’un défaut de conception de la tuyère de son second étage.

Le motif officiel du sommet était (en langage européen) de « déterminer comment rehausser les ambitions spatiales de l’Europe. À cette occasion, l’ESA devait élaborer une stratégie européenne pour l’exploration, le transport et le développement durable dans et depuis l’espace. Les raisons en étant qu’exploiter tout le potentiel de l’espace pour améliorer la vie sur Terre devait contribuer à garantir la prospérité, la compétitivité et le talent de l’Europe et ses citoyens, et permettre à l’Europe d’affirmer la place qui lui revient dans le monde ».

Qu’en termes pompeux ces choses-là furent dites !

 

Une administration multinationale n’a pas de stratégie

Le communiqué parle de « stratégie européenne », et là commence le problème, l’Europe n’est pas une entreprise, l’Europe n’est pas un État, l’Europe est une administration commune à plusieurs pays ayant des ambitions différentes. L’ESA est le reflet de cette nature composite, et il n’y a rien de plus frileux et opposé à la prise de risque qu’une administration multinationale. Pour un projet aussi ambitieux que le spatial, ce n’est vraiment pas le cadre idéal.

Certes, l’attrait du gain n’est évidemment pas absent dans l’esprit des Européens puisque, dit-on, le marché du spatial orbital (donc sans le spatial lointain) pourrait être de l’ordre de 150 milliards de dollars dans les dix ans qui viennent. Mais le Spatial n’est pas un business comme un autre.

Dès l’exposé des motifs, on voit que quelque chose ne va pas. « Exploiter tout le potentiel de l’espace » ne peut avoir en premier lieu pour objet « d’améliorer la vie sur Terre » en étant « plus vert ».

Exploiter le potentiel de l’espace, c’est regarder vers les planètes et les étoiles, et non d’abord vers la Terre, c’est porter le rêve de la conquête spatiale, c’est une exigence et une ascèse, donc une économie de moyens pour un maximum de résultats, pas pour « créer des emplois », mais pour créer de la vraie richesse, c’est-à-dire investir, comme l’ont été toutes les grandes aventures humaines, et surtout pour réaliser un rêve. Bien sûr qu’il y aura des retombées de la conquête spatiale pour la vie sur la Terre, mais Magellan n’est pas parti dans son tour du monde pour améliorer la vie en Espagne ou au Portugal. Et à notre époque Elon Musk se soucie peu d’améliorer la vie sur Terre, il veut donner à l’Homme la possibilité de vivre sur la planète Mars, ce qui ne l’empêche pas de gagner beaucoup d’argent dans l’effort rationnel qu’il a entrepris.

Un seul motif cité par le communiqué m’intéresse en tant qu’économiste libéral, c’est « garantir la compétitivité de l’Europe et de ses citoyens » (quoi que je n’aime pas le terme « garantir » qui présuppose qu’on puisse figer un avantage dans une compétition, alors que la compétition est une lutte sans merci et sans garde-fou, et que dans ce contexte, on ne peut compter sur quelque avantage acquis ou « rente » que ce soit).

Après ce préambule, voyons ce qui a été décidé à ce sommet.

 

Décisions au sommet

D’après le directeur général de l’ESA Josef Aschbacher, un « soutien financier » permettra d’assurer « la viabilité économique et la compétitivité des fusées Ariane 6 et Vega-C, stratégiques pour l’accès autonome de l’Europe à l’espace ».

Il s’agit d’« une subvention annuelle d’un maximum de 340 millions d’euros pour Ariane-6 et de 21 millions d’euros pour Vega-C ».

Quand on sait qu’un lancement d’Ariane-6 devrait coûter 100 millions d’euros (mais cela dépendra beaucoup de l’économie d’échelle fonction du nombre), et qu’un lancement de Falcon-9 coûte 50 millions d’euros, on voit bien l’inanité de la subvention européenne. NB : le coût de développement de l’Ariane-6 a été de l’ordre de 4 milliards d’euros ; celui du Falcon-9, de 400 millions de dollars. Plus que l’argent, ce sont les objets pour lesquels il est dépensé et l’organisation de l’entreprise qui est en jeu.

Par ailleurs, la fusée Ariane-6 ne sera toujours pas réutilisable. Avec ce nouveau lanceur l’Europe continuera à « jeter à la poubelle son Airbus après avoir traversé l’Atlantique » (image personnelle que je trouve très parlante !).

Chez le compétiteur SpaceX, un des Falcon-9 a déjà été réutilisé 18 fois !

Jusqu’à tout récemment, l’ESA ou ArianeGroup ne voulaient pas de réutilisation, car il fallait consacrer entre 10 à 15 % d’ergols à la redescente sur Terre du lanceur, et parce que cela aurait rendu plus coûteuse à l’unité une production de moteurs qui auraient été moins nombreux du fait de leur réutilisation. C’est un raisonnement valable dans une économie statique, mais pas dans une économie en développement. De ce fait SpaceX a produit plus de moteurs qu’ArianeGroup car elle a construit plus de fusées, même réutilisables, et sa consommation d’ergols supplémentaire a été totalement négligeable par rapport au gain obtenu par les économies d’échelle résultant du nombre de vols. Par ailleurs produire des lanceurs pour les « jeter à la poubelle » n’est pas l’expression d’un souci particulier de l’environnement, comme prétendent avoir ESA et ArianeGroup.

Enfin, la capacité de transport d’Ariane-6 ne sera pas énorme, 20 tonnes en orbite basse. Ce n’est vraiment pas une révolution. Si le Starship vole il pourra porter 100 tonnes à la même altitude, le Falcon Heavy, porte effectivement 64 tonnes et le Falcon-9, 22 tonnes.

Une note positive cependant.

L’Allemagne a obtenu que la fourniture des équipements et prestations soient soumise à la concurrence. Vous avez bien lu le mot « concurrence ». Jusqu’à aujourd’hui les pays membres se répartissaient politiquement les contributions du fait de leur participation à l’ESA (on appelait ça le géo-retour). Ce n’était pas la meilleure incitation à produire mieux et moins cher, puisque chaque pays avait son petit domaine assuré et protégé.

Désormais, des appels d’offres seront lancés, et les meilleures offres seront retenues, indépendamment de la nationalité du fournisseur. Indirectement, cela donnera toutes leurs chances au NewSpace européen, c’est-à-dire aux indépendants, notamment allemands, qui avec des moyens très limités ont décidé de se mesurer aux sociétés officielles aujourd’hui protégées. La NASA le fait depuis « toujours » (depuis la première présidence Obama mais cela fait déjà longtemps).

Quel progrès ce sera pour l’Europe, mais il est plus que temps !

Airbus-Safran (ArianeGroup) profitera sans danger de cette concurrence car elle est de loin la plus puissante en Europe. Par contre, les Italiens de l’entreprise Avio, avec le VEGA-C (anciennement produit par ArianeEspace), vont se trouver en concurrence réelle très vite avec les petites sociétés du NewSpace européens, notamment l’allemande « Isar Aerospace » dont le premier lanceur devrait voler fin 2023, mais aussi la franco-allemande « The Exploration Company » qui propose sa capsule Nyx.

C’est de là que viendra le progrès mais la progression sera rude. L’ESA prévoit une aide allant « jusqu’à 150 millions d’euros pour les projets de lanceurs les plus prometteurs ».

Vu les coûts ce ne sera qu’une grosse goutte d’eau.

 

Avec cette politique, l’Europe n’est pas sortie d’affaire

Le lanceur Ariane-6 sera toujours non réutilisable (mise à feu au sol prévue le 23 novembre. Cela devrait permettre de confirmer une date de lancement au printemps 2024. On en parle depuis 2009, et le premier vol devait avoir lieu en 2020 !). Il n’est toujours pas prévu de transport de personnes, et sur ce plan, la dépendance aux Américains restera totale.

Un tout petit espoir cependant : il est à nouveau question d’un transporteur robotique, du type SUSIE (Smart Upper Stage for Innovative Exploration), qui sera, lui, réutilisable, et qui devrait servir à aller et revenir de l’ISS (pas pour les hommes mais pour les équipements et les consommables).

La présentation du véhicule avait fait sensation à l’IAC de 2022 car elle avait donné l’impression que l’Europe se réveillait enfin. Mais on n’en avait plus entendu parler. Une somme de 75 millions d’euros y a été affectée lors de ce sommet. Il faut espérer maintenant que ce projet aille plus loin que le vaisseau cargo ATV (lancé une fois il y a 15 ans déjà, mais non réutilisable) ou que l’avion fusée Hermès (finalisé il y a 30 ans mais qui n’a jamais volé).

Cependant, il ne faut pas exagérer son importance ni ses perspectives. SUSIE ne pourra apporter que quatre tonnes dans l’ISS, et il ne pourra en rapporter que deux. Ce n’est rien comparé aux capacités du Starship (100 tonnes), et c’est moins que la capacité de la capsule Dragon de SpaceX (6 tonnes) qui fonctionne aujourd’hui.

On nous dit que ce véhicule pourrait fonctionner en 2028, mais c’est à cet horizon que l’ISS devrait être désorbitée ! Alors, ce concept va-t-il être développé jusqu’au bout, ou bien va-t-il disparaître comme l’ARV (Advanced Reentry Vehicle) qui devait succéder à l’ATV (Automated Transfer Vehicle) et qui a disparu des écrans autour de 2010 alors qu’il avait fait comme SUSIE, l’objet d’un « démonstrateur » ?

À partir de SUSIE, l’ESA dit qu’elle envisage de développer un véhicule habitable et réutilisable… mais il y a un double saut à effectuer (puissance et viabilisation) et aucune date ne peut bien sûr être avancée.

 

En résumé, on a l’impression que le constat est fait, mais que le virage prendra beaucoup de temps à se concrétiser. Peut-être trop de temps car, en attendant, SpaceX ne va pas dormir sur ses lauriers. Ariane-6 va arriver déjà démodée sur un marché ultra-concurrentiel (en dehors des Américains, il y aussi les Indiens ou les Chinois, même les Japonais) et, franchement qui va se servir de SUSIE quand Dragon donne pleinement satisfaction pour le type de transport visé ? Ce ne sera qu’un test pour autre chose (le transporteur habitable) mais probablement sans rentabilité à la clef. Que de temps et d’argent perdus par l’Europe par pur dédain des autres ou très clairement par arrogance (« parce que nous sommes les meilleurs »).

Liens :

https://www.cieletespace.fr/actualites/la-fusee-europeenne-vega-c-ne-revolera-pas-avant-octobre-2024

https://www.touteleurope.eu/economie-et-social/a-seville-le-sommet-sur-l-europe-spatiale-accouche-d-un-plan-de-sauvetage/

Le portefeuille d’identité numérique arrive, et avec lui, la prison européenne à ciel ouvert

Par : h16

Ah… l’Union européenne… C’est une chose subtile qui a bien du mal à gérer des afflux d’immigrants clandestins mais qui prétend, sans sourciller, règlementer les boîtes de camembert et qui, pour faire bonne mesure, entend construire la prochaine prison numérique à ciel ouvert sur tout le territoire européen.

Une prison numérique à ciel ouvert ? Diable, n’est-ce pas un peu exagéré ?

Il suffit en réalité de constater le niveau de frétillance élevé du commissaire Breton pour comprendre que non : ce dernier a tout récemment annoncé, un sourire extatique vissé aux lèvres, que le Parlement et le Conseil européens étaient parvenus à un accord sur l’identité numérique européenne, la fameuse #eID. Avec elle, bientôt, toute personne vivant dans l’Union européenne disposera bientôt d’un portefeuille numérique.

La joie de ceux qui nous dirigent doit toujours alerter, et lorsqu’elle concerne des factotums non élus, elle doit même déclencher une saine répulsion.

Bien sûr, si l’on s’en tient aux petits textes acidulés de présentation du projet par les institutions européennes, tout est pour le mieux : la mise en place de ce portefeuille numérique ouvre les portes à de grandes et belles réalisations, facilitant la vie de tous dans des dizaines d’aspects différents. Exactement comme le pass vaccinal qui devait grandement faciliter la vie de ceux qui s’étaient fait injecter un produit mystère, ce nouveau wallet autorisera son porteur à réaliser tout une série d’opérations qui, sans lui, seraient un peu plus compliquées ou bureaucratiques.

Ah oui, vraiment, ce « portefeuille numérique », ça va être commode, et ce sera davantage sécurisé. Que c’est pratique !

Mais voilà : comme une lecture attentive des textes de loi le laisse comprendre, ce « portefeuille numérique » contiendra effectivement TOUT ce que le gouvernement veut savoir sur vous, vos informations personnelles, vos données biométriques et médicales et, bien sûr, l’intégralité de votre patrimoine financier sous forme d’euros numériques, c’est-à-dire cette monnaie numérique de Banque centrale (CBDC) dont les gouvernants veulent qu’elle remplace complètement l’argent liquide à moyen terme.

Or, ceci donnera aux administrations, et surtout à ceux qui les dirigent, élus ou non, le pouvoir énorme de suivre vos moindres faits et gestes, de savoir exactement ce que vous faites avec l’argent qu’ils vous autoriseront (ou non) à avoir, voire flécher vos dépenses (ceci, vous y avez doit, cela, non), jusqu’à l’interdiction pure et simple dans les cas les plus graves (qui ne manqueront pas, c’est garanti sur facture).

Avec ce wallet, chaque gouvernement européen sera en mesure d’espionner à la fois ses propres citoyens et les résidents de l’Union européenne sur leur sol en leur fournissant même les moyens techniques d’intercepter le trafic web crypté (oui, oui, il y a bien des dispositions en ce sens). Ceci ne signifie rien de moins que la fin de notre vie privée, et, en pratique, le début d’une prison à ciel ouvert pour les Européens.

En effet, il ne faut pas être trop malin ni particulièrement doué pour comprendre les dérives possibles de ce genre de procédés.

Après tout, un autre pays a devancé les frétillantes idées européennes, c’est la Chine : par l’utilisation quasi-universelle de différents procédés – à commencer par l’application WeChat – la dictature communiste a très concrètement mis en place un contrôle social numérique, complet et efficace pour garantir la bonne soumission du peuple aux desiderata des dirigeants.

Pour une Union européenne qui, ces dernières années, a donné tous les signes de virage vers l’autocratie collectiviste (le passage pandémique ayant largement accéléré ses velléités), la mise en place de ce « portefeuille numérique » est l’étape indispensable pour aboutir exactement au même résultat que la Chine communiste.

Dans un premier temps, il s’agira de récompenser le bon citoyen, bien conforme voire conformiste, en lui donnant accès à des procédures facilitées, à des aides ou des bonus alléchants. Petit à petit, les citoyens réfractaires ou simplement largués par les technologies afférentes se retrouveront dans la zone grise des demi-mesures, des arrangements bureaucratiques en attendant qu’ils s’adaptent ou qu’ils périssent.

Enfin, l’étape ultime sera atteinte lorsqu’à la place de bonus, ce seront des sanctions et des punitions qui apparaîtront lorsqu’on refusera d’utiliser les passerelles technologiques alors officiellement imposées partout, et pour tous.

Présentées comme commodes et permettant de vous protéger (c’est important, la sécurité, voyez m’ame Michu), ces technologies seront largement incitées, puis rapidement imposées, et enfin sanctionnées en cas de non-utilisation ou de contournement.

Bien sûr, quelques citoyens, des experts en sécurité informatique et même des parlementaires européens, conscients de l’énorme piège qui se met en place, ont déjà tenté d’alerter l’opinion publique. Les médias de grand chemin, fidèles à leur habitude d’aplatissement supersonique, de veulerie survitaminée et d’inutilité en or massif, se sont empressés de ne pas en parler, ou ont essentiellement classé les dérives potentielles dans la catégorie des théories du complot, même elles ont pourtant été observées avec le pass vaccinal…

À en juger par les mines un peu trop réjouies des dirigeants européens à l’annonce d’un prochain vote favorable du Parlement européen, on comprend que les loups se pourlèchent déjà les babines du dîner de moutons qu’ils vont s’enfiler dans les prochaines années.

Cependant, pour les ovins, l’affaire est certes mal enquillée, mais il n’est pas encore trop tard pour bien faire comprendre son désaccord.

On pourra ainsi contacter son député européen (en retrouvant son e-mail ici) pour lui expliquer que ce genre d’abominations liberticides lui fera perdre son siège. Cela peut être étendu aux représentants locaux au niveau national. Après tout, ça changera les députés, les maires ou les sénateurs des demandes incessantes pour des subventions, des places en crèche ou des logements sociaux…

L’expérience du pass vaccinal, tant national qu’européen, fut douloureuse et doit servir : quoi qu’il arrive, ne vous conformez pas. N’utilisez pas ce passeport numérique, véritable usine de pavés pour l’enfer à l’échelle continentale. Arrêtez le conformisme, ne suivez pas le troupeau car sa funeste destination ne fait plus aucun doute.

Pour ceux qui le peuvent, contournez-en l’usage : prétendez n’avoir aucun smartphone, refusez d’utiliser internet pour vos interactions avec les administrations, et à plus forte raison les entreprises privées (quitte à boycotter celles qui s’afficheront un peu trop volontaires dans le déploiement et l’usage de cette future prison numérique).

De la même façon, rabattez-vous dès que possible sur l’argent liquide pour retarder l’avènement du système d’argent numérique et, si vous le pouvez, familiarisez-vous avec les cryptomonnaies et leur usage. Des collectifs existent pour vous y aider, contactez-les, entraînez-vous.

L’identité numérique européenne arrive, et le pire n’est pas à craindre : il est certain. Préparez-vous en conséquence.

Sur le web.

60 ans après le traité de l’Élysée, le « couple » franco-allemand a changé de nature

Un article de Gaëlle Deharo, Enseignant chercheur en droit privé, et Madeleine Janke, Professur für Betriebliches Rechnungwesen.

« Il n’est pas un homme dans le monde qui ne mesure l’importance capitale de cet acte […] parce qu’il ouvre toutes les grandes portes d’un avenir nouveau pour la France, pour l’Allemagne, pour l’Europe et par conséquent pour le monde tout entier ».

Il y a soixante ans, le 22 janvier 1963, le général Charles de Gaulle et le chancelier Konrad Adenauer signaient ensemble un accord de coopération rédigé en allemand et en français. Destiné à consolider l’amitié franco-allemande, à consacrer la solidarité entre les peuples français et allemand et à renforcer le rôle moteur du couple franco-allemand dans la construction européenne, le texte posait les bases d’une union et d’une coopération politique, économique, en matière de défense, de politique étrangère, d’éducation et de jeunesse. La réconciliation du peuple allemand et du peuple français marquait ainsi la fin de la rivalité historique de la France et de l’Allemagne.

 

Des relations sans équivalent

Depuis a émergé l’expression du « couple » franco-allemand, qui ne renvoie pas uniquement à la proximité géographique entre les deux pays ou à la nécessaire gestion d’une frontière commune. Ce terme témoigne surtout des relations étroites de la France et de l’Allemagne dans de nombreux domaines; depuis la gestion des frontières jusqu’au rapprochement des populations.

Qu’il s’agisse, en effet, de géopolitique, de culture ou encore de coopération universitaire, les relations entre la France et l’Allemagne ne semblent pas connaître d’équivalent. D’abord parce qu’elles s’inscrivent dans une histoire dense et riche, ensuite parce qu’elles intéressent de nombreux domaines. Enfin, parce que la signature du traité de l’Élysée en 1963 ne fut pas un moment dans l’histoire, mais le début d’un long processus régulièrement marqué par la volonté réitérée des dirigeants français et allemand de rappeler l’intensité de la coopération et de l’amitié entre les deux pays.

Ainsi, 40 ans après la signature du traité de l’Élysée, le 22 janvier 2003, le président français Jacques Chirac et le chancelier Gerhard Schröder ont posé les bases d’une concertation structurée en créant le Conseil des ministres franco-allemand ayant pour mission d’assurer la coopération entre les deux États. Dans chaque pays, un secrétaire général coordonne désormais la préparation de ces conseils, qui se tiennent 1 à 2 fois par an, et assure le suivi des décisions entreprises.

Dans cette perspective, de nombreux axes de coopération ont été définis et mis en œuvre grâce à la création de structures binationales dans de nombreux domaines : concertation politique, défense et de sécurité (CFADS), environnement (CFAE), économie et finance (CEFFA), culture (HCCFA), jeunesse…

 

Un moteur de la construction européenne

Pilier de la construction européenne, le traité de l’Élysée a été réaffirmé, cinquante-six ans plus tard, le 22 janvier 2019 à Aix-la-Chapelle, par le président Emmanuel Macron et la chancelière Angela Merkel. Il s’agissait alors de consacrer le rôle moteur du « couple franco-allemand », non plus dans la construction, mais dans l’intégration européenne qui constitue le fil conducteur de la concertation entre la France et l’Allemagne.

Paris et Berlin entendaient ainsi approfondir et élargir la coopération entre la France et l’Allemagne, « dans le but d’aller de l’avant sur la voie d’une Europe prospère et compétitive, plus souveraine, unie et démocratique » et de « définir des positions communes sur toutes les questions européennes et internationales importantes ».

En d’autres termes, la coopération franco-allemande, loin de se cantonner à une dimension binationale doit être comprise aux niveaux européen et international. Historiquement, en effet, le « couple » franco-allemand s’est construit autour de la résolution des rapports de pouvoirs entre la France et l’Allemagne au niveau interne, comme élément d’équilibre favorisant la construction européenne, comme au niveau externe, renforçant le rôle de l’Europe dans la résolution des difficultés géopolitiques.

 

Un renforcement du poids de l’Europe dans le monde

Moteur du développement européen, la relation franco-allemande reste unique dans et hors de l’Europe, ce qui lui confère un poids politique essentiel dans la définition de la politique étrangère et le développement de la souveraineté européenne. Lors de leur déclaration commune, en 1963, le président de Gaulle et le chancelier Adenauer avaient déjà souligné le rôle déterminant de la relation franco-allemande qui « ouvre toutes les grandes portes d’un avenir nouveau pour la France, pour l’Allemagne, pour l’Europe et par conséquent pour le monde tout entier ».

Plus récemment, par une déclaration conjointe, la France et l’Allemagne ont réaffirmé leur détermination, aux côtés de leurs alliés et de leurs partenaires du monde entier, « à défendre les valeurs et les intérêts européens ainsi qu’à préserver l’ordre international fondé sur les principes de la Charte des Nations unies ». Mise à l’épreuve des bouleversements géopolitiques, de la pandémie du Covid-19, de la définition d’un modèle énergétique européen ou encore de la politique monétaire, l’intimité du couple franco-allemand ne va cependant pas sans crispation.

Si les déclarations communes rappellent et réaffirment la volonté de renforcer toujours plus les liens entre la France et l’Allemagne, la question se pose de l’avenir de ces relations. Au-delà de la définition des politiques de concertations et de coopération, l’amitié franco-allemande se nourrit en effet des relations entre les citoyens français et allemands.

Lors de la signature du traité de l’Élysée, le président de Gaulle et le chancelier Adenauer soulignaient l’importance « de la solidarité qui unit les deux peuples tant du point de vue de leur sécurité que du point de vue de leur développement économique et culturel » et le rôle déterminant que la jeunesse se trouve appelée à jouer dans la consolidation de l’amitié franco-allemande.

 

Quel avenir pour l’amitié franco-allemande ?

De fait, de nombreuses initiatives ont été mises en œuvre pour favoriser les échanges scolaires et universitaires afin de favoriser l’interculturalité, la compréhension de la culture du partenaire et l’acceptation des différences. Par exemple, depuis 1963 l’Office franco-allemand pour la Jeunesse (OFAJ – DFJW) a permis à près de 9,5 millions de jeunes de participer à plus de 382 000 programmes d’échanges.

Symbole de l’intégration franco-allemande, le baccalauréat franco-allemand vient par exemple couronner, par un examen passé dans les deux langues, des études binationales et biculturelles. Si seuls trois lycées (Buc, Fribourg, Sarrebruck) préparent aujourd’hui au baccalauréat franco-allemand, l’ouverture d’établissements supplémentaires est à l’étude.

De la même façon, l’université franco-allemande (UFA – DFS) favorise la coopération franco-allemande dans l’enseignement supérieur. Elle a pour mission de promouvoir les relations et les échanges entre établissements d’enseignement français et allemands, en apportant son soutien à des projets binationaux dans le domaine de l’enseignement, tant au niveau des premiers que des seconds cycles, de la recherche et de la formation de futurs chercheurs.

Au niveau collectif, la tendance semble donc bien favorable au renforcement de la coopération franco-allemande. Pour autant, au niveau individuel, la coopération franco-allemande se heurte à la désaffection de l’apprentissage de la langue allemande par les lycéens : la baisse constante des collégiens et lycéens choisissant l’enseignement de l’allemand se poursuit de façon constante et dramatiquement stable depuis plusieurs années.

Sous cet éclairage, les acteurs de l’enseignement supérieur public comme privé ont un rôle majeur à jouer afin de rendre compte non seulement de l’importance politique et géopolitique de la maîtrise des langues allemande et française, mais aussi pour rendre compte du dynamisme économique de la coopération franco-allemande. Sous cet éclairage, parler les deux langues dans un domaine d’expertise apparaît comme un atout majeur pour les candidats au recrutement au niveau européen et international.

À ce jour, les programmes franco-allemands proposés dans l’enseignement supérieur constituent donc pour les étudiants maîtrisant les deux langues la garantie de valoriser une compétence particulièrement recherchée dans le monde professionnel.

Conformément au souhait du général de Gaulle et du chancelier Adenauer, les cursus franco-allemands témoignent de l’importance de la coopération franco-allemande non seulement aux niveaux culturel et académique mais aussi au niveau économique : aujourd’hui comme il y a soixante ans, l’amitié franco-allemande « ouvre toutes les grandes portes d’un avenir nouveau pour la France, pour l’Allemagne, pour l’Europe et par conséquent pour le monde tout entier ». Es lebe die deutsch-französische Freundschaft ! (Vive l’amitié franco-allemande !)

Sur le web.

Pourquoi le marché européen de l’électricité a-t-il fait grimper nos factures ?

La « libéralisation » du marché européen a fait monter les prix partout, et les a fait exploser en France. Cela ne devrait pas faire l’objet d’un article sur un media qui prône le libéralisme. Mais c’est un fait, cela s’explique aisément, et n’enlève en rien l’intérêt de la libre entreprise et de la concurrence pour générer du dynamisme et du progrès. C’est que l’électricité n’est pas un produit comme un autre.

 

L’électricité est en effet un des rares domaines où il n’est pas absurde de concevoir des acteurs monopolistiques, pour autant que les Etats leur imposent des objectifs clairs (sécurisation des livraisons à court et long terme, résilience aux aléas conjoncturels,) et des règles de gestion transparentes  autant sur les programmes d’investissements que sur la fixation des prix.

Marcel Boiteux, dans un texte publié sur la revue Futurible, daté d’avril 2007, (« Les ambiguïtés de la concurrence ») était revenu sur les principes qui avaient conduit à construire le groupe EDF/GDF, pour en conclure que la libéralisation du marché de l’électricité ne pourrait qu’augmenter le prix au consommateur.

On peut discuter du positionnement politique de monsieur Boiteux, mais on ne peut nier qu’il avait raison.

 

Ce texte est tellement pédagogique qu’il mérite qu’on s’attarde sur de nombreux extraits

« Les réseaux […] relèvent de la catégorie des « monopoles naturels ». (Pour distribuer deux fois plus de kWh sur 100 km², le coût est doublé si l’on s’y met à deux, mais il n’augmente que de 40 à 50 % si l’on est seul à développer des maillages sur le réseau existant : il coûte donc tellement cher de n’être pas seul, que le monopole est dit « naturel »)
[…]

Quant à la production toutefois, un débat s’ouvre déjà sur la possibilité réelle de laisser aux compétiteurs le soin de prévoir à l’avance assez de moyens de production pour être suffisamment assurés, le moment venu, de passer les pointes de demande – ces pointes qui pourraient résulter, à terme, de la conjonction malheureuse d’une forte activité économique, d’un grand froid et d’une mauvaise hydraulicité affectant la production des usines hydroélectriques. La règle autrefois, c’était, en probabilité, de ne pas être « défaillant » (c’est-à-dire de ne pas avoir à recourir à des coupures tournantes de la clientèle) plus d’une fois tous les vingt ans – après avoir exploité, bien sûr, toutes les possibilités de secours venant des pays voisins d’une part, d’effacement de certains très gros clients consentants (moyennant rabais) d’autre part. Vingt ans… Il est à craindre qu’aucun industriel privé n’accepte d’investir dans une installation, même légère, qui ne marchera statistiquement qu’une fois tous les vingt ans.

[…]

Outre les monopoles naturels, existe le phénomène dit des « coûts de transaction » (qui valut notamment son prix Nobel au professeur R.H. Coase), lequel peut justifier qu’on renonce dans certains cas aux heureux effets de l’émulation concurrentielle. En l’occurrence, il arrive dans certains secteurs que la difficulté, l’urgence et l’enjeu de l’information soient tels que l’organisation hiérarchique soit préférable au libre jeu du marché.

C’est évident dans le cas du « dispatching ». À chaque instant, le moindre écart entre l’offre et la demande globale d’électricité entraînerait une variation de la fréquence, ce que le réseau ne peut supporter. Là, pas question d’attendre que se fixe librement sur le marché le prix pour lequel l’offre  égalera la demande !

[…]

Les réseaux étant ce qu’ils sont, il n’existe un réel marché que sur la « plaque » formée de la France, du Benelux et de l’Allemagne (de l’Ouest). Sur ce marché, les prix se fixent très naturellement, à chaque instant, au niveau du coût du kWh fourni par le dernier fournisseur auquel il faut faire appel pour faire face à la demande, donc au fournisseur le plus cher de ceux qu’il faut mobiliser, lequel est allemand … et coûteux comparé aux coûts français. D’où une hausse, parfois considérable, des prix de l’électricité facturée aux anciens clients d’EDF qui, au nom (estimable) de la liberté, avaient opté imprudemment pour quitter les tarifs de service public et se livrer aux prix du marché. »

 

Et ceci a été écrit en 2007 ! Depuis, il y a eu pire : la course aux intermittentes, l’ARHEN, qui oblige EDF à brader à ses concurrents, le non respect de la règle des vingt ans…

 

Marcel Boiteux avait raison

De nombreuses études confirment ce qui nous arrive en Europe.

La condition fondamentale d’un marché libéral reste celle de Walras « le prix pour lequel l’offre égale la demande doit se fixer librement sur le marché ». Et ce n’est pas possible, concernant l’électricité. C’est le dispatching qui assure offre et demande. Même aux États-Unis, la moitié des États ont conservé une situation monopolistique.

L’Étude de l’Association Américaine des Entreprises Publiques d’Électricité (2022) montre que les tarifs d’électricité des entreprises ayant gardé le modèle historique (régulé par les États) pratiquent des tarifs en moyenne plus bas de 28 % que les autres et moins sensibles aux hausses des prix du gaz.

L’Étude de la Harvard Business School (2023) :

« La question de savoir si la déréglementation entraîne ou non une baisse des prix est théoriquement ambiguë. Les prix basés sur le marché incitent les entreprises qui maximisent leurs profits à réduire leurs coûts, mais, en présence d’imperfections du marché, l’écart entre les prix et les coûts marginaux peut se creuser. Lorsque cet écart est supérieur à la réduction des coûts, les prix augmentent ».

L’étude constate que la concurrence a amené effectivement des producteurs d’électricité à optimiser leur gestion, d’où des réductions de coûts mais néanmoins :

« Nous avons trouvé que fondamentalement les prix de gros augmentaient fortement dans les Etats dérégulés [ayant introduit la concurrence] par rapport à ceux observés dans les Etats ayant gardé le modèle historique  […]De plus la déréglementation pousse les fournisseurs d’électricité à s’approvisionner sur le marché au détriment de leur production propre. La combinaison des deux facteurs « explique une large part des hausses des prix de détail.

[…]

Les causes premières sont « une offre et une demande inélastique, l’obligation à chaque instant qu’offre et demande soient égales, un transport de l’électricité onéreux sur des longues distances, des investissements échoués… qui se traduisent par des « imperfections de marché ».

(Voir « Géopolitique de l’électricité »)

 

En réalité, le marché européen est tout sauf libéral

Il réussit à cumuler les inconvénients d’un marché de l’électricité plus ou moins monopolistique régulé (contraintes sur les acteurs) et libéral (absence de vision à long terme, volatilité aberrante des prix).

En plus du marché boursier, ont été créés cinq marchés réglementés pour « libéraliser », ce qui est un comble :

  • Un marché de quotas d’émissions de CO2 qui distord la concurrence entre moyens de production.
  • Un marché des énergies renouvelables (ENR) subventionné (directement, ou indirectement : prise en charge des coûts énormes de raccordement, priorité sur le réseau via les prix garantis par l’Etat). Cette garantie de prix donne la priorité aux ENR sur les moyens pilotables, ce qui diminue la rentabilité de ceux-ci.
  • Un marché à coûts de revient fixés par l’État (ARHEN), qui est proche de l’abus de bien social, puisque le nucléaire a été entièrement payé par les clients d’EDF qui ne peut pas leur faire profiter du retour sur investissement.
  • Un marché de capacités, censé obliger les « passagers clandestins » de trading pur à investir dans des capacités pilotables qui sont inefficaces.
  • Un marché d’économies d’énergie (les « CUMAC ») via l’imposition aux acteurs énergétiques de prouver qu’ils ont contribué à des projets en ce sens.

 

En outre, la fixation du prix au coût marginal lors des contrats boursiers, chère à Boiteux et adoptée par le marché européen, était un optimum, dans les conditions du marché français, mais c’est une aberration dans les conditions du marché européen actuel. Tout ceci se démontre mathématiquement. (voir une série de trois vidéos amusantes mais pédagogiques sur ce sujet compliqué)

Résultante : l’État, effrayé par les conséquences sociales de ces bazars, a inventé un nouvel outil, lui, complètement antilibéral : le bouclier tarifaire énergétique.

 

Doit-on pour autant renoncer à une certaine concurrence ?

Bien sûr que non. Même si l’État maîtrise des éléments de gestion et organise des situations de monopoles ou oligopoles, une forme de concurrence peut s’exercer car l’État n’a pas forcément à être opérateur, il peut mettre en concurrence l’opérationnel à travers des appels d’offre sur le long terme (à l’exemple des autoroutes : même avec une négociation désastreuse des fonctionnaires, le bilan financier est positif pour le budget de l’État, et les autoroutes sont bien gérées).

Mais les règles de « gestion raisonnable » prônées par monsieur Boiteux sont pour l’instant impossibles à pratiquer :

– les règles européennes interfèrent sur ce que peut faire l’État français. Les contraintes sont générées politiquement, pour des raisons de compétitivité entre États, et n’ont rien à voir avec le bien commun.

– L’État français, via RTE, ne gère pas la sécurité d’alimentation du réseau français. À l’aide de conventions probabilistes erronées, RTE construit des scenarii complaisants qui ne reflètent pas les vrais problèmes.

– L’État français a pris la totalité du contrôle d’EDF, tout en lui laissant le statut d’entreprise privée. Cette situation est à l’origine du débat à venir sur le prix du KWh. Légitimement, EDF veut se maintenir une marge pour se désendetter et investir, mais l’État traite EDF comme si elle était nationalisée, et s’en sert pour amortir l’effet désastreux des règles européennes.

Quand sortirons-nous de cette impasse ?

Lettre ouverte à madame Agnès Pannier-Runacher : la Commission européenne a l’obligation de favoriser l’industrie nucléaire

Par : Michel Gay

Madame la ministre de la Transition énergétique,

 

Cette lettre ouverte souhaite attirer votre attention sur la récente attitude en 2023 de la Commission européenne concernant la prise de position favorable à l’atome de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) en 2020.

J’ai interrogé par courrier la présidente de la Commission européenne, madame Van der Leyen, sur sa politique nucléaire le 28 mars 2023 (PJ a812). Cette lettre a été publiée sous forme d’un article sur le site de Contrepoints le 30 mars 2023.

Par la suite, j’ai échangé deux courriers par emails avec la Commission sous signature commune avec Lionel Taccoen.

La présidente a confié sa réponse à deux hauts fonctionnaires de la Commission (Hans Rhein par courrier postal le 19 juin 2023 (PJ a812b) puis, suite à ma réponse du 22 juin (a812d), Andrei Ionut Florea par email le 19 juillet (PJ a812e) auquel j’ai répondu le 23 juillet (PJ a812f), et qui m’a écrit le 11 août (PJ a812h).

Voici en résumé les échanges les plus marquants :

Le 22 juin 2023

Nous rappelons l’arrêt très favorable au nucléaire de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) du 22 septembre 2020 (Affaire Autriche/Commission). Cet arrêt indique que le Traité Euratom a la même valeur que tout autre Traité européen et qu’il oblige l’UE « à créer les conditions nécessaires pour le développement rapide d’une puissante industrie nucléaire… et à faciliter les investissements, notamment en encourageant les initiatives des entreprises nécessaires à la réalisation des installations fondamentales », dont les centrales nucléaires font partie. (PJ a812d).

Le 19 juillet 2023

La Commission, assure que cette dernière a toujours respecté « pleinement les décisions de la CJUE, y compris celles invoquées dans votre lettre » [arrêt de la CJUE du 22/09/2020]. (PJ a812e).

Le 23 juillet 2023

Nous suggérons un communiqué de la Commission afin de « clarifier » sa position sur l’atome en indiquant : qu’elle respecte « pleinement » le Traité Euratom ainsi que sa lecture par la CJUE, et que l’objectif de la Commission est bien une croissance rapide d’une puissante industrie nucléaire en encourageant des investissements dans la construction de centrales nucléaires (PJ a812f).

À ce jour, la présidente n’a pas émis un tel communiqué.

La Commission européenne, gardienne des Traités dont l’interprétation est de la responsabilité de la CJUE, ne peut s’écarter du Traité Euratom et de sa lecture par la Cour, comme l’a rappelé la Commission dans sa lettre du 19 juillet 2023.

La politique nucléaire de la Commission, obligatoirement conforme à l’Arrêt de la CJUE de 2020, doit donc avoir pour objectif « une croissance rapide d’une puissante industrie nucléaire ».

Toute partie autorisée peut donc exiger de la Commission des preuves de mise en œuvre d’une telle politique sous peine de recours devant la CJUE.

Veuillez agréer, Madame la ministre, l’expression de mes respectueuses salutations.


6 Pièces-jointes :

  • Ma lettre à la Présidente de la Commission du 23 mars 2023 (a812)
  • La réponse de la Commission par Hans Rhein du 19 juin 2023 (a812b)
  • Ma réponse du 22 juin 2023 (a812d)
  • La réponse de la Commission par Andrei Ionut Florea du 19 juillet 2023 (a812e)
  • Ma réponse du 22 juillet 2023 (a812f)
  • La réponse de la Commission par Andrei Ionut Florea du 11 août 2023 (a812h)

Le compromis de la réforme des marchés européens de l’électricité est-il une victoire à la Pyrrhus ?

Cet article analyse les causes de la flambée des prix de l’électricité et en mesure les conséquences, puis donne une évaluation de l’adéquation des réponses apportées dans le projet de réforme des marchés de l’électricité approuvé par le Conseil européen le 17 octobre dernier, après un long bras de fer entre l’Allemagne et la France sur le sujet de la production nucléaire.

 

Des prix de l’électricité devenus fous, sans rapport avec les coûts de production

Depuis septembre 2021, les prix du gaz en Europe se sont envolés et sont devenus très volatiles. Le gaz étant une des sources de production d’électricité, cela affecte directement le prix spot de l’électricité, basé sur le coût marginal de la dernière centrale appelée pour assurer la sécurité d’approvisionnement, donc la plus chère. Ce phénomène se répercute sur les prix des marchés à terme.

La situation s’est aggravée en 2022 avec la guerre en Ukraine, et plus particulièrement en France, en raison de la chute de 25 % de la production nucléaire, déjà affectée par la fermeture de Fessenheim, puis par un défaut générique fin 2021, qui nous a fait passer pour la première fois en situation importatrice nette : les prix de marché de l’électricité ont atteint des valeurs de 250 à plus de 400 euros/MWh, contre 50 à 80 euros/MWh dans les années antérieures.

Ces prix sont sans aucune mesure le coût de production moyen du mix électrique du parc français, constitué pour l’essentiel de moyens de production décarbonés (nucléaire, hydraulique, éolien, solaire), dont les coûts sont stables et prévisibles, car ils dépendent essentiellement du coût de l’investissement, et peu ou pas du tout du coût d’un combustible :

Source Production prévue en 2023 (TWh) Coût en € / MWh
Nucléaire 315    58 (1)
Hydraulique 55    55  (mix fleuves et barrages – Stations de    Pompage)
Éolien 40   80  (mix terrestre et maritime)
Solaire 16 (2)   70 (mix parcs au sol et toitures)
Biomasse 10  110
Total 436  61,3 (coût moyen pondéré)
  • Dans son rapport de juillet 2023, la CRE évalue le coût complet du parc nucléaire existant à 60,7 €/MWh en € 2022 pour la période 2026-2030, avec un coût moyen pondéré du capital (CMPC) avant impôts de 8,35 %. En fait, dans le cadre d’un prix régulé, minimisant les risques, le coût pondéré du capital (CMPC) pourrait être inférieur. Dans ce coût, l’impact de l’intégration de l’EPR Flamanville 3 (mise en service prévue en 2024) est évalué par la CRE à 2,5 €/MWh.
  • En excluant 4 TWh vendus à 510 €/MWh en obligation d’achat (contrat avant moratoire de 2011)

 

Au total, on peut estimer que le parc de production décarboné français va produire en 2023 près de 90 % des besoins nationaux (495 TWh en intégrant les pertes réseau), à un coût moyen se situant dans une fourchette de 60 à 65 euros/MWh.

 

Des conséquences désastreuses pour les Français et les entreprises

Par voie de conséquence, dans le calcul du tarif régulé de vente d’électricité HT (TRVE) par la Commission de Régulation de l’Énergie (CRE) pour 2023 (Délibération de la CRE du 19 janvier 2023 portant proposition des tarifs réglementés de vente d’électricité – CRE), le coût de fourniture ressort à 238 euros/MWh, dans un mix constitué de 45 % de nucléaire à 42 euros/MWh (ARENH), et de 55 % de prix de marché (398 euros/MWh), construit en vertu du principe de « contestabilité » visant à permettre à un fournisseur pur trader de faire une offre concurrentielle.

Deux remarques :

  1. Ce coût de fourniture calculé par la CRE début 2021 était de 50 euros/MWh, dont 47 % d’ARENH, soit un coût moyen d’approvisionnement sur le marché de 55 euros/MWh : on mesure les dégâts !
  2. Sans le plafonnement à 100 TWh du volume d’ARENH, la part de nucléaire serait de 67 %, le rôle modérateur du nucléaire n’est que partiellement utilisé : il vaudrait mieux déplafonner et relever le prix pour éviter qu’EDF vende à perte, comme la CRE l’avait demandé.

 

Les artisans (à l’instar des boulangers) et les entreprises n’ayant pas accès au TRVE sont directement exposés à cette multiplication par 4 à 5 du coût de fourniture, même en intégrant la part de nucléaire auquel ont accès leurs fournisseurs. Cela dégrade leur compétitivité, et menace parfois leur existence, malgré le dispositif « amortisseur » mis en place par le gouvernement dans la loi de finances 2023 pour les PME et les collectivités locales (compensation à 50 % au-delà de 180 euros/MWh) et les TPE (compensation supplémentaire à 100 % au-delà de 230 euros/MWh).

Les particuliers et les TPE qui ont accès au TRVE ont bénéficié du « bouclier tarifaire » mis en place par le gouvernement, limitant la hausse du tarif TTC à 5 % en février 2022. Mais leur pouvoir d’achat subit les conséquences d’une augmentation du tarif de 15 % en février 2023, suivie d’une deuxième augmentation de 10 % en août dernier, qui apparaît peu justifiée au regard des coûts de production d’EDF.

En effet, l’analyse des délibérations de la CRE (délibération de la CRE du 13 avril 2023 relative à l’évaluation des acomptes versés aux fournisseurs d’électricité dans le cadre du second guichet simplifié pour la compensation des pertes de recettes définies à l’article 181 de la loi de finances pour 2023 – CRE ; et délibération de la CRE du 13 juillet 2023 relative à l’évaluation des charges de service public de l’énergie pour 2024, et à la réévaluation des charges de service public de l’énergie pour 2023 – CRE) permet de voir que l’écart à compenser entre le niveau du TRVE HT calculé par la CRE, et le niveau qui résulte du plafonnement de l’augmentation à 15 % est de 143 euros/MWh (!), ce qui signifie que le coût de fourniture implicite dans le TRVE effectivement appliqué en février 2023 est de 95 euros/MWh, toutes choses égales par ailleurs.

Ce niveau de 95 euros/MWh permet à EDF de redresser ses comptes : au 1er semestre 2023, EDF, bien que pénalisé par la vente à perte d’une partie de sa production nucléaire (63 TWh sur un total de 158 TWh), a réalisé un EBITDA de 8,6 milliards d’euros sur ses activités de production et de vente d’électricité en France, représentant une marge opérationnelle moyenne de 40 euros/MWh pour 215 TWh de ventes totales.

Cela s’explique, car EDF bénéficie des mêmes compensations que ses concurrents dans le cadre du bouclier tarifaire, alors que son coût moyen de production est certainement inférieur au coût implicite de fourniture du TRVE (ventes 58 TWh), et EDF prend en compte le niveau des offres de ses concurrents pour déterminer ses offres sur le marché aux entreprises (ventes 64,7 TWh).  (Source présentations résultats S1 2023 EDF).

Sur ces bases, la CRE évalue le coût du dispositif de protection (bouclier et amortisseur) à 23,5 milliards d’euros en 2023 pour les contribuables, partiellement compensé à hauteur de 4,6 milliards  par les remboursements des producteurs ENR qui injectent sur le marché dans le cadre d’un « contrat pour différence », principalement les parcs éoliens.

Après l’augmentation de 10 % du TRVE appliquée en août, et compte tenu de l’augmentation du tarif d’acheminement de l’électricité, l’écart à compenser calculé par la CRE est ramené à environ 127 euros/MWh, correspondant à un coût implicite de fourniture de 111 euros/MWh.

Le mode de calcul du TRVE est devenu une mécanique inflationniste infernale, totalement décorrélée des coûts de production en France, et l’on peut s’interroger sur la pertinence du niveau de compensation dont bénéficient les fournisseurs et qui pèse sur nos impôts, dans le seul but d’assurer une concurrence artificielle.

 

Perspectives pour 2024

Le niveau des prix de marché à terme en France est en diminution depuis l’été 2023 :

Le prix de base à terme pour 2024 est revenu à 140 euros/MWh en raison du repli du prix du gaz, revenu à environ 50 euros/MWh, et du redressement de la production nucléaire d’EDF, qui diminue les risques de tensions sur l’approvisionnement. Le prix en période de pointe (peakload) est bien entendu supérieur, mais ne concerne qu’une part marginale du volume vendu.

Ce niveau de prix est similaire à celui qu’ont maintenu dès le début 2022 l’Espagne et le Portugal, en plafonnant le prix du gaz utilisé pour produire de l’électricité à 50 euros/MWh (avec une dérogation accordée par l’UE), ce qui leur a permis d’amortir la hausse des prix de l’électricité sur le marché.

Même si ce niveau de prix de marché se maintient durablement (ce qui n’est pas garanti), et permet d’envisager pour 2024 une stabilisation du TRVE tout en supprimant le bouclier tarifaire, il reste environ deux fois plus élevé que le coût moyen du mix électrique français, dominé par le nucléaire.

C’est pourquoi la France réclame depuis le printemps 2022 une réforme structurelle du fonctionnement du marché européen de l’électricité de l’UE, avec l’objectif de disposer d’un prix de l’électricité « qui reflète le coût de production de son mix énergétique », en découplant le prix de l’électricité de celui du gaz.

 

Le projet de réforme du marché européen de l’électricité 

Dans son document, la Commission européenne présente l’accélération du déploiement des sources de production ENR, en particulier l’éolien offshore, et des technologies de flexibilité, comme les meilleures solutions pour réduire de façon structurelle la demande en combustibles fossiles pour la production d’électricité, et ainsi réduire les prix.

Il est parfois fait référence de façon plus large aux « sources bas carbone », mais le nucléaire n’est jamais cité explicitement comme faisant partie de la solution, ce qui explique qu’il ait fallu aux 13 États membres comptant développer des projets nucléaires beaucoup d’insistance pour l’imposer en quelque sorte comme « passager clandestin » de la réforme, pouvant utiliser les instruments destinés à procurer un signal prix à long terme qui sont proposés.

En effet, quel que soit le moyen de production d’électricité bas carbone qui est projeté (à l’exception de la biomasse), son coût de production est déterminé essentiellement par le coût d’investissement, y compris le coût du financement de cet investissement, qui est fonction du niveau de risque encouru : risque marché pendant la durée de vie de l’actif (visibilité sur le prix de vente), et risque projet (coût et délai de construction avant mise en service, puis coût des investissements de maintenance).

Le débat s’est in fine cristallisé sur la possibilité pour la France d’inclure son parc historique de 56 réacteurs dans le dispositif, ce qui est motivé par les investissements très importants qui restent nécessaires pour prolonger la durée de vie au-delà de 40 ans (grand carénage), et au-delà jusqu’à 60 ans (ou plus), sous réserve que la sûreté soit garantie (la faisabilité dépend avant tout de la fiabilité de la cuve du réacteur, seul composant non remplaçable).

La fin de l’article analyse les caractéristiques des deux instruments du projet d’accord offrant une visibilité de prix dans le temps long, ainsi que leur adéquation pour financer le nucléaire, avant de regretter en conclusion qu’aucun instrument de prix régulé n’ait été demandé, ni défendu par la France.

 

Contrats d’achat à long terme

Il s’agit de contrats d’achat entre un producteur et un acheteur (fournisseur d’énergie, industriel), qui garantissent à l’acheteur une stabilité des prix à long terme, et, en contrepartie, apporte au producteur une garantie de débouché à un prix connu, qui lui permet d’engager l’investissement.

L’électricité produite est ainsi vendue hors marché, ce qui est particulièrement intéressant pour les parcs éoliens et solaires, dont la variabilité de production injectée sur le marché spot peut induire des perturbations de prix importantes.

Dans l’article 28 du projet, les États membres sont invités à promouvoir ce type d’accord, supprimer les barrières injustifiées, et sont autorisés à prendre des dispositions pour réduire les risques liés au défaut de l’acheteur dans ses obligations de long terme, et à faciliter l’agrégation de demandes (pool d’acheteurs).

EDF envisage ce type de montage pour la construction d’une partie des EPR2, avec un écho favorable par exemple de TotalEnergies. Mais pour un actif de très long terme dont la durée de construction est au mieux de 10 ans, et la durée d’exploitation de 60 ans, le niveau de risque ne permet pas un financement optimisé, donc un prix compétitif, à moins que l’acheteur (ou un pool d’acheteurs) participe à due concurrence à l’investissement, en échange d’un droit de tirage : la centrale de Fessenheim a été en partie financée de cette manière dans les années 1990, avec ENBW (17,5 %) et un consortium suisse (15 %).

 

Contrats pour différence (CFD)

Le texte de compromis validé en Conseil le 17 octobre dernier dispose dans son article 19b qu’un schéma direct de soutien des prix par un État membre, sous la forme exclusive d’un contrat pour différence bidirectionnel (CFD), peut s’appliquer aux sources d’électricité suivantes, sur la base du volontariat : éolien, solaire, hydraulique au fil de l’eau, géothermie, nucléaire.

Schématiquement, un CFD bidirectionnel fonctionne sur le principe suivant, la production étant écoulée sur le marché (le tarif cible peut être dédoublé avec un plafond et un plancher) :

Le prix minimum garanti, ainsi que le prix plafond destiné à prévenir une rémunération excessive doivent être déterminés en fonction du coût du nouvel investissement, de façon à assurer la viabilité économique à long terme de la centrale de production, tout en évitant toute surcompensation.

Le but est que les revenus des producteurs issus de nouveaux investissements qui bénéficient d’un support public deviennent indépendants des prix volatiles de productions fossiles qui fixent le prix spot.

L’article 30 dispose que, bien que cet instrument soit destiné à financer de nouvelles centrales, il pourra aussi concerner des centrales existantes, nécessitant des investissements de maintenance conséquents pour en accroitre la capacité ou prolonger la durée de vie.

La Commission devra s’assurer que la conception du CFD ne conduit pas à des distorsions de concurrence.

Ce type de contrat s’applique déjà aux nouveaux parcs éoliens et solaires en France issus des appels d’offre depuis 2016 : depuis fin 2021, la subvention versée aux producteurs s’est transformée en remboursements par les producteurs, le prix de marché dépassant les tarifs cibles issus des appels d’offre (de l’ordre de 60 euros/MWh). L’utilisation qui en est faite par l’État consiste à participer au financement du bouclier tarifaire et du dispositif amortisseur : 1,9 milliard d’euros en 2022 et 4,6 milliards prévus en 2023.

 

L’application des CFD au nucléaire n’est cependant pas la solution optimale

La première raison est que le CFD ne permet pas un financement optimisé, car seul le risque marché est pris en compte, alors que le risque projet reste intégralement à la charge de l’opérateur.

En conséquence, le coût moyen pondéré du capital (CMPC ou WACC en anglais) ressort à environ 10%, ce qui est par exemple le cas du financement des deux EPR de Hinkley Point en Grande Bretagne, un CFD conclu entre l’État britannique et EDF Energy (et son partenaire CGN) garantissant un prix de vente du MWh de 96 livres (115 euros) pendant 35 ans.

Pour la deuxième paire d’EPR à Sizewell, le schéma de financement en discussion entre l’État britannique et EDF Energy est un schéma de prix régulé, analogue à celui du financement des réseaux (coût opérationnel + financement de la base d’actifs). Ce schéma, qui transfère le risque projet sur la communauté des consommateurs, permet d’obtenir un financement avec un CMPC de l’ordre de 4 %, car le prix est revu régulièrement sur la base des coûts effectifs, ce qui garantit à l’opérateur le cash flow nécessaire pour investir. Ce schéma devrait permettre d’obtenir un coût du MWh de l’ordre de 60 livres (70 euros)

Voir un précédent article : « Financer le nucléaire sans argent public et sans démanteler EDF : une solution existe ! »

La deuxième raison est que le CFD appliqué au parc nucléaire français, en remplacement d’un prix « régulé » comme l’ARENH, va générer des flux financiers très élevés dans la durée entre l’opérateur et l’État (subvention / remboursement). En pratique, au lieu d’avoir à leur disposition un sourcing nucléaire pour assurer le ruban de base de leur approvisionnement à un prix connu d’avance et relativement stable, les fournisseurs vont s’approvisionner intégralement sur le marché (au-delà de leur propre production), charge à l’État de gérer un mécanisme de redistribution des écarts qui sera forcément imparfait et source de distorsions de concurrence, le tout sous le contrôle attentif de la Commission européenne.

 

Conclusion

L’État n’ayant pas demandé à la Commission d’inclure la possibilité d’un dispositif de prix régulé pour le nucléaire dans la réforme du marché européen, pourrait bien connaître une victoire à la Pyrrhus en ayant arraché la possibilité d’appliquer le mécanisme CFD aux investissements sur le parc nucléaire existant, et au renouvellement du parc, avec un haut niveau d’autosatisfaction.

Cela est probablement dû au « traumatisme de l’ARENH » subi par EDF en raison des défauts congénitaux de ce mécanisme qui n’ont pas été corrigés, et surtout au refus de l’État de mettre en œuvre une régulation effective du prix pour qu’EDF ne vende pas à perte avec des cash flows libres négatifs, la CRE ayant indiqué dans un rapport publié en 2020 que l’ARENH devrait être de l’ordre de 50 euros/MWh.

Il est très dommageable qu’à cause de l’impéritie des gouvernements depuis 2012, l’ARENH soit devenu un bouc émissaire de la crise des prix de l’énergie, alors qu’un véritable prix régulé du nucléaire pourrait constituer le socle pertinent d’une organisation du marché de l’électricité en France, sujet qui sera abordé dans un second article.

Faut-il quitter la cour européenne des droits de l’Homme ?

Pour ne plus dépendre de la Cour européenne des droits de l’Homme, il faut dénoncer la Convention du même nom et en sortir.

Même si un protocole n°15 a été ajouté à la Convention, qui insiste sur la subsidiarité de la jurisprudence européenne, et prend mieux en compte la souveraineté des États, la Cour européenne des droits de l’Homme bride la souveraineté des peuples et des nations.

 

Un gouvernement des juges antidémocratique

La CEDH est l’illustration du gouvernement de juges européens qui se substituent au législateur français ou européen et qui, sans légitimité et sans débat public, imposent leur idéologie (cf l’étude du Centre européen pour le droit et la justice).

On s’attendrait à ce que ces juges émanent des plus hautes juridictions de leur pays. Il n’en est rien, une bonne partie des juges nommés ne sont pas des magistrats professionnels, mais des professeurs ou des fonctionnaires spécialisés dans les « droits humains », ou encore des activistes des ONG.

La Cour européenne des droits de l’Homme a un pouvoir exorbitant qui s’applique, sans aucun recours possible, à 800 millions de citoyens européens. Nommés dans des conditions opaques, inconnus du public, ces juges de Strasbourg sont devenus un pouvoir législatif qui prive les Parlements nationaux de leurs prérogatives. Les conséquences d’un arrêt de la CEDH condamnant un pays signataire s’appliquent directement en droit français, sans que le Parlement, le gouvernement ou les juridictions françaises ne disposent de la possibilité de le contester.

 

La CEDH, comment ça marche ?

Signée à Rome le 4 novembre 1950 par les États membres du Conseil de l’Europe, et ratifiée par la France en 1974, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (plus connue sous le nom de Convention européenne des droits de l’Homme) s’inscrit dans le prolongement de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948.

Depuis son entrée en vigueur le 3 septembre 1953, seize protocoles additionnels ont été adoptés.

L’originalité de la Convention européenne des droits de l’Homme tient au fait qu’elle garantit, non seulement des droits substantiels, comme la liberté d’expression ou le respect de la vie privée (article 8 de la Convention), mais encore des droits procéduraux, comme le droit au procès équitable prévu par l’article 6.

La Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), créée par la Convention européenne des droits de l’Homme, a été mise en place en 1959.

Elle siège à Strasbourg et se compose de 46 juges (un par État membre) élus pour un mandat de neuf ans non renouvelable par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe – assemblée qui n’a pas de légitimité démocratique, car cooptée par les Parlements nationaux selon des règles qui leur sont propres. Toutefois, les juges siègent à titre individuel, et ne représentent pas les États.

 

Est-il possible de quitter la CEDH ?

La Convention européenne des droits de l’Homme prévoit deux cas :

  1. Soit une sortie définitive et un retour ensuite, sous conditions
  2. Soit une « suspension » de certains articles de la Convention pour des questions liées à un état d’urgence

 

Nous ne nous intéresserons, dans cet article, qu’à la première option.

L’article 58 de la Convention prévoit une clause de dénonciation.

C’est un schéma classique dans les traités internationaux : les États s’engagent, ils peuvent se désengager. La Convention européenne des droits de l’Homme indique qu’il faut pour cela attendre cinq ans après la ratification (ce qui est le cas pour la France), puis notifier un préavis de six mois. Bien que le Conseil de l’Europe ait pris l’habitude de conditionner l’adhésion de ses membres à la ratification de la Convention européenne des droits de l’Homme, il paraît peu probable que celui-ci exclut la France de cette organisation. Une dénonciation par la France de la Convention aurait un impact considérable et serait probablement suivie par d’autres pays. Mais l’adhésion de l’Union européenne à la Convention lierait à nouveau la France à celle-ci !

Autre possibilité, la France pourrait décider de ne pas appliquer les décisions de la CEDH. Mais alors, le gouvernement risque une condamnation par un juge français saisi par un particulier pour non-application de la décision de la CEDH.

D’un point de vue juridique, le plus sûr moyen consisterait à réviser par référendum l’article 55 de la Constitution qui garantit la primauté des traités sur les lois nationales.

 

Pourquoi quitter la CEDH ?

L’absence démocratique dans le sens libéral du terme des nominations devrait suffire à justifier ce départ.

Mais à mon sens, les dérives technocratiques et idéologiques sont également des causes toutes aussi importantes. Les attaques terroristes et/ou le non-respect des Obligations de quitter le territoire français, ainsi que l’impossibilité de conduire une politique de contrôle de l’immigration illégale doivent nous amener, à minima, à débattre de notre maintien au sein de la CEDH.

En effet, le dévoiement des articles 3 et 8 de la Convention empêche les États de mener une politique de lutte contre l’immigration illégale qui leur est propre. Les problèmes rencontrés par l’Italie ou l’Espagne dans cette lutte ne sont pas ceux des pays baltes.

Selon l’article 3 « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ».

Rien à redire à cela. Mais il est constamment invoqué pour s’opposer aux expulsions de clandestins, les rendant quasiment impossibles. Au fil du temps, les juges ont interprété cet article de façon de plus en plus extensive, en considérant le risque potentiel d’être soumis à de mauvais traitements, et pas seulement le fait d’y être soumis. La France devient directement responsable des violations qui pourraient avoir lieu dans un autre État si le migrant était renvoyé. Par exemple, la France ne peut plus extrader vers les États-Unis, une démocratie, un terroriste qui y risquerait la peine de mort.

Même logique pour l’article 8 qui énonce que « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ». Il est devenu, par la magie de la jurisprudence, un droit au regroupement familial dans le pays d’accueil.

 

Une dérive idéologique qui s’étend à la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE)

Dans une brillante intervention, le député européen François-Xavier Bellamy s’inquiète d’un arrêt de la CJUE sur le contrôle des frontières qui, en pleine crise migratoire à Lampedusa, interdit à la France de refouler les personnes qui tentent d’entrer illégalement sur son sol. Et de constater que le seul droit qui nous reste, c’est de les prier de ne pas entrer. Le droit européen s’est retourné contre le droit.

Pour conclure, je choisirai les mots de Céline Pina qui, sur X déclarait :

« Mettre des limites au droit européen et sortir de certains traités est devenu indispensable. Cela ne signifie pas quitter l’Union européenne, mais simplement s’extraire des politiques néfastes tant à notre pays qu’à l’Europe toute entière. »

Suite à l’ignoble attentat d’Arras, Emmanuel Macron a demandé aux préfets de lister les fichés S expulsables. Louable intention qui se heurtera à la jurisprudence de la CJUE et de la CEDH. Le président de la République est-il prêt à aller jusqu’au bout ?

L’Allemagne, sur la voie de la rédemption énergétique ?

Par : Michel Gay

Après l’échec cuisant de sa transition énergétique, nommée Energiewende, inefficace et de plus en plus impopulaire, fondée sur des éoliennes et des panneaux solaires, l’Allemagne devra bientôt aller à Canossa en redéveloppant l’énergie nucléaire si elle souhaite vraiment se passer du gaz et du charbon.

Ira-t-elle à genoux ou existe-t-il une sortie honorable ?

 

Deux modèles énergétiques incompatibles

Entre la France pronucléaire et l’Allemagne antinucléaire, pro-renouvelables… (et aussi pro-gaz russe et charbon allemand), la stratégie énergétique pour l’Europe constitue un sujet de discorde. Et ce d’autant plus que Berlin veut imposer son « modèle » énergétique délirant à toute l’Europe.

L’Allemagne fait dorénavant face à une crise énergétique majeure qui ébranle son économie et son industrie. Son Energiewende, tant vantée par les institutions de l’Union européenne sous influence allemande et par certains mouvements écologistes, vacille.

L’Allemagne utilise toujours ses centrales au lignite issu de son sous-sol, un combustible de mauvaise qualité encore plus émetteur de carbone et de CO2 que le charbon. La colère monte dans le pays contre une stratégie coûteuse, voire ruineuse, qui met en péril la souveraineté du pays, et inefficace pour faire baisser les émissions de gaz à effet de serre.

Or, les institutions européennes veulent imposer cette hérésie à l’Union européenne. Peu importe que le prix de l’électricité s’envole, et que cette stratégie soit inefficace pour réduire les émissions de gaz à effet de serre : l’Allemagne émet toujours deux fois plus de CO2 que la France par habitant.

De plus, les baisses d’émissions de carbone réalisées par l’Allemagne depuis 1990 résultent surtout des fermetures de vieilles usines polluantes de l’ex-Allemagne de l’Est.

 

Remplacer le charbon par le gaz… russe

Le gaz russe (dont l’Allemagne dépendait pour 52 % avant la guerre en Ukraine) bon marché indispensable à son industrie et au chauffage des habitations, devait constituer la pierre angulaire de la stratégie allemande fondée sur des énergies renouvelables intermittentes (éolien et solaire) et caractérisée par l’abandon du nucléaire.

Dans le domaine de l’énergie, l’idéologie et les sombres calculs politiques prennent souvent le pas sur la réalité.

Déjà, il y a deux ans, la Cour des comptes allemande dénonçait une Energiewende dispendieuse et inefficace. Mais l’Allemagne continue à vouloir l’imposer à l’Europe et à s’opposer au modèle nucléaire français à Bruxelles par tous les moyens.

L’Allemagne continuera donc à s’appuyer sur les capacités traditionnelles de production d’électricité à base de gaz et de charbon !

Les centrales à gaz émettant presque deux fois moins de CO2 (400 g/kWh) que celles à charbon (800 à 900 g/kWh) ont permis à l’Allemagne d’afficher une réduction sensible de ses émissions de CO2 pendant quelques années.

Cette substitution a pu masquer un temps la supercherie de l’Energiewende.

 

Le lignite, encore pire que le charbon

Sur injonction de l’Allemagne, les institutions européennes ont donc placé quasiment sur le même plan l’électronucléaire 100 fois moins émetteur de CO2 (4 g/kWh) que le gaz (400 gCO2/kWh).

Et, cerise sur le gâteau, le gaz est considéré comme une énergie… de transition qui durera certainement très longtemps. Et personne ne semble remarquer cette aberration à la Commission européenne ! De qui se moque l’Allemagne ?

Contrainte d’importer massivement par bateaux du gaz naturel liquéfié (GNL) des États-Unis et du Qatar pour remplacer le gaz russe qui arrivait par gazoduc, l’Allemagne doit adapter ses infrastructures, ce qui prendra du temps.

Le 4 octobre 2023, elle a donc annoncé le maintien en fonctionnement de ses vieilles centrales au lignite qui viendront s’ajouter à ses 45 gigawatts de centrales au charbon encore existantes…

 

Une opposition de plus en plus forte

L’Energiewende se heurte à une opposition de plus en plus forte à l’installation de nouvelles éoliennes terrestres.

Le projet de loi obligeant les Allemands à remplacer les chaudières à gaz et à mazout par des pompes à chaleur présenté au printemps par le ministre allemand de l’Économie et codirigeant du parti des Verts (Robert Habeck) a provoqué une levée de boucliers contre le « fascisme vert ».

Environ 80 % des bâtiments allemands sont toujours chauffés par des combustibles fossiles (gaz, mazout et charbon). Et les pompes à chaleur consomment beaucoup d’électricité « carbonée », notamment en hiver, les nuits sans vent…

Par ailleurs, aucune technologie efficace et rentable de stockage d’électricité à grande échelle industrielle n’est en vue pour lisser les productions intempestives éoliennes et photovoltaïques.

 

Paranoïa électrique en Allemagne

La crainte que le nucléaire français fasse de l’ombre à l’industrie allemande tourne à la paranoïa chez certains politiciens allemands.

Depuis plusieurs mois, Olaf Scholz et son entourage ruminent contre le nucléaire français et l’avantage compétitif que l’atome donne à la France. L’Allemagne refuse farouchement d’inclure le nucléaire (français ou non) dans les textes européens traçant l’avenir énergétique de l’Union européenne, et son affolement devant la montée d’une opinion favorable au nucléaire en Europe se transforme en paranoïa.

Ainsi, selon une rumeur qui a circulé au sommet de la chancellerie allemande, EDF aurait démarché des entreprises en Allemagne pour les inciter à s’installer en France en leur proposant des contrats d’approvisionnement électrique de long terme à prix cassé.

Or, EDF n’a aucun intérêt à effectuer une telle démarche alors qu’elle doit financer la relance du parc nucléaire français ainsi que le grand carénage des réacteurs existants.

 

Le criminel abandon du nucléaire par l’Allemagne

Une récente note de l’Institut français des relations internationales (IFRI) souligne les défis du « modèle » allemand :

« La flambée des prix de l’énergie constitue un frein à la production et un problème de compétitivité globale de l’industrie ».

Cela affecte les secteurs à forte intensité énergétique, tels que la chimie, la métallurgie ou la verrerie, qui représentent près du quart des emplois industriels.

Le risque de désindustrialisation de l’Allemagne est grand au regard de l’attractivité du prix de l’électricité en France, et surtout des marchés chinois et américain. Le tiers des entreprises allemandes (32 %) privilégierait les projets d’investissements à l’étranger par rapport au territoire national, soit deux fois plus en une année.

L’Allemagne s’inquiète tardivement après avoir joué à la roulette russe en développant à tout prix les ruineuses énergies intermittentes du vent et du soleil. Elle a fait un choix idéologique irréaliste avec des alliances électorales de court terme. Elle a ainsi détruit sa production d’électricité nucléaire peu émettrice de gaz à effet de serre en s’appuyant sur le charbon et le gaz au détriment du climat, malgré ses annonces fumeuses sur les énergies renouvelables.

Les solutions pour sortir de cette impasse seront-elles nationales ou franco-allemandes avec l’aide de la production électronucléaire française honnie durant près de vingt ans ?

Devant la nécessité (qui fait toujours loi…), l’Allemagne aura bientôt la révélation des avantages du nucléaire. Son chemin de Damas sera douloureux, mais la rédemption de l’Allemagne réhabilitant le nucléaire chez elle et dans toute l’Europe semble proche.

L’Europe à la dérive : et si on revenait aux sources ordolibérales ?

 

Dans son discours prononcé à la fin du mois d’août devant les ambassadeurs français réunis à Paris, la ministre française des Affaires étrangères, Catherine Colonna, avait prôné la construction d’un projet européen « positif et ambitieux » pour contrer la montée de l’extrême droite et des populistes, et appelé à « rendre l’Europe la plus concrète possible ». Ne faudrait-il pas déconstruire (c’est à la mode !) ce qu’elle est devenue pour la reconstruire telle que l’avaient imaginée ses fondateurs ?

 

Un projet économique…

Le traité instituant la Communauté économique européenne lui avait assigné pour mission de créer un marché commun entre les six États signataires, et d’ainsi favoriser un développement économique harmonieux et le relèvement du niveau de vie dans l’ensemble de la Communauté, garantissant à ses membres une expansion continue grâce à une stabilité accrue, et des relations plus étroites entre eux.

Ce traité fut précédé par celui créant en 1951 la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), et il fut signé en même temps que celui instituant la Communauté européenne de l’énergie atomique (CEEA ou Euratom, 1957) par les mêmes six États (Allemagne, France, Italie et les trois pays du Benelux). L’accent était clairement mis sur l’économie, l’industrie et l’énergie, et empreint d’ordolibéralisme, à savoir de pensée libérale selon laquelle l’État a pour tâche de pourvoir un cadre normatif permettant la concurrence libre et non faussée entre les acteurs économiques, dans l’intérêt général.

C’était, en tout cas, prendre le contrepied du communisme, nonobstant tout le bien qu’en disaient de grands sachants de l’époque tels que Sartre (« Tout anticommuniste est un chien »), et donner à la France l’opportunité d’enfin se détourner du colbertisme, bien que la Constitution française de 1958 en ait promptement apporté le démenti. La CEE fut élargie au Danemark, au Royaume-Uni et à l’Irlande en 1973, et aux anciennes dictatures, la Grèce en 1981, l’Espagne et le Portugal en 1986, doublant le nombre des États membres, sans toutefois dénaturer le projet d’origine.

Ont suivi l’Autriche, la Finlande et la Suède (1995), dix nouveaux États majoritairement issus de l’ancien bloc communiste (2004), la Bulgarie et la Roumanie (2007), la Croatie (2013), avant qu’en 2020 le Royaume-Uni ne quitte ce qui entretemps était devenu l’Union européenne avec le traité de Maastricht (1992) et la création de l’Union économique et monétaire, avec pour but de renforcer le marché commun par la création d’une monnaie commune.

 

… détourné par l’écologisme

L’objectif restait économique et partait d’un bon principe, mais il fut détourné.

Ce fut une autre occasion manquée pour la France et d’autres pays de mettre leurs affaires en ordre. Par contre, les crises financière, budgétaire et sanitaire aidant, la Banque centrale européenne n’a pas manqué, avec ses programmes d’achats d’obligations sur le marché, de s’attribuer un pouvoir que même la Cour constitutionnelle allemande a jugé ultra vires, exorbitant du mandat qui lui avait été conféré. (la Cour de justice de l’UE a nié qu’il en fût ainsi.)

Le traité modificatif de Lisbonne (signé en 2007, entré en vigueur le 1er décembre 2009) changea la donne.

Le pouvoir du président de la Commission européenne, désigné à la majorité qualifiée, et non à l’unanimité par le Conseil européen, et élu à la majorité par le Parlement européen, ainsi que le rôle de celui-ci, s’en trouvèrent considérablement augmentés. En effet, le Conseil choisit les membres de la Commission d’un commun accord avec son président élu avant que le Parlement n’en approuve la composition en tant que collège à la majorité, et que le Conseil ne la nomme à la majorité qualifiée. Par la suite, la Commission dispose du monopole de l’initiative législative et n’est plus responsable devant le Conseil européen, mais uniquement devant le Parlement européen.

À peine élue en 2019, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a présenté un plan pour réduire les émissions de gaz à effet de serre de l’UE pour 2030 d’au moins 50 %, voire 55%, par rapport aux niveaux de 1990.

Le plan consiste à revoir chaque loi sur la base de ses vertus « climatiques » et à faire adopter des directives liantes sur le plan économique et pour la rénovation des bâtiments, la biodiversité, l’agriculture et l’innovation, « le communisme par d’autres moyens », comme le disent ceux qui voient dans ce plan une résurgence du planisme économique, une attaque contre la propriété privée, et une ingérence dans l’existence de tout un chacun dès lors que comme l’a déclaré Richard Lindzen, le physicien de l’atmosphère et ancien professeur à l’Université Harvard et au MIT : « Controlling carbon is a bureaucrat’s dream. If you control carbon, you control life. »

Qui plus est, lors de la conférence « Beyond Growth » (Au-delà de la croissance) qui s’était déroulée dans l’enceinte du Parlement européen à Bruxelles du 15 au 17 mai 2023, dans son discours d’ouverture de cet événement organisé par le groupe des Verts/Alliance libre européenne et les écologistes d’autres partis afin de mettre en cause « la focalisation néfaste sur la croissance économique » (la croissance du PIB) comme base de notre modèle économique, la présidente de la Commission européenne avait déclaré :

 

« En effet, si l’on remonte en arrière, il y a un peu plus de 50 ans, le Club de Rome et un groupe de chercheurs du MIT publiaient le rapport intitulé « Les limites à la croissance », dans lequel ils décrivaient les interactions entre croissance démographique, économie et environnement. Et, il y a 50 ans, leur conclusion était sans appel : il faut arrêter la croissance économique et démographique, ou notre planète n’y arrivera plus.

[…]

Je voudrais aujourd’hui m’arrêter sur un seul point, un point sur lequel le rapport avait indubitablement vu juste : je veux parler de l’affirmation claire et nette selon laquelle un modèle de croissance fondé sur les combustibles fossiles est tout bonnement obsolète. Ce constat a depuis été confirmé à de multiples reprises. Le dernier rapport en date du GIEC n’est que le rappel le plus récent du fait que nous devons décarboner nos économies le plus vite possible. Et c’est précisément pour cette raison que nous avons lancé notre pacte vert pour l’Europe. »

 

Revenir aux fondamentaux

En doutiez-vous encore, telle est l’idéologie dont s’inspire la politique de la Commission européenne.Tout le monde ne partage pas, loin s’en faut, cette vision idéologique de la Commission européenne.

Nous sommes loin de l’ordolibéralisme et de la prospérité pour tous.

Nous sommes loin du principe de subsidiarité, voire même de l’Europe de la taille des concombres et de la courbure des bananes. Le décroissantisme est l’opposé de la vision des « pères fondateurs de l’Europe ». Force est toutefois de constater que le Parlement européen adhère majoritairement à l’idéologie de la Commission, à l’exception des partis populistes, nationalistes et d’extrême droite.

Faut-il dès lors s’étonner que ceux qui rejettent la pensée unique et le dirigisme de la Commission se rabattent vers les partis qui s’y opposent ? À y regarder de plus près, en matière économique notamment, c’est effarant, mais c’est ainsi.

Aussi, si, au moment où le choc des civilisations se fait plus violent, madame Colonna a l’intention de promouvoir la renaissance du projet européen tel qu’il était à l’origine, libéral, fût-ce ordolibéral, de débureaucratiser, décentraliser et démocratiser l’Europe, elle mérite nos encouragements et notre soutien.

Encore faudrait-il que le peuple français soit prêt à accepter les réformes que cela impose. Pour qui a été chef de petite et moyenne entreprise en France, cela paraît moins évident, mais c’est à ce prix que l’on évitera un déclin fatal et le pire. C’est l’enjeu des prochaines élections européennes, mais pas seulement.

La liberté de la presse est en danger en Europe

L’enfer est souvent pavé de bonnes intentions. L’examen par le Parlement européen, dans la quasi-indifférence générale, du « European Media Freedom Act » (acte européen sur la liberté des médias) pensé par la Commission Von der Leyen apparaît comme une énième illustration de ce principe.

De prime abord, les intentions apparaissent fort louables. La révolution numérique ne cesse de bouleverser le secteur des médias, et donne à des problématiques vieilles comme le monde – ingérences des pouvoirs, déstabilisation provenant de puissances étrangères, désinformations et manipulations en tout genre – une nocivité décuplée à l’ère numérique, quand les flux de contenus circulent de manière instantanée à une échelle massive et mondiale. Et nous ne sommes qu’à la préhistoire de l’Intelligence Artificielle qui va apporter tout autant son lot d’exceptionnelles opportunités pour la création de menaces pour notre capacité à distinguer le vrai du faux, le réel du fantasmé, l’information de la manipulation.

Par ailleurs, il apparaît incontestable que le climat ne cesse de se dégrader pour les journalistes, et plus généralement pour ceux qui font de la transmission de l’information leur vocation.

Partout, l’accaparement d’une vaste majorité des revenus publicitaires par quelques plateformes a affaibli le modèle économique des éditeurs et paupérisé tout une profession, pourtant si nécessaire à la démocratie. Pire encore, l’algorithmisation de la distribution des contenus favorise tout ce qui clive, qui clinque et fait cliquer, ce qui constitue une pression de plus pour les contenus de qualité qui doivent se battre pour la visibilité comme pour la rentabilité.

Enfin, plus localement, et principalement en Hongrie et en Pologne, la concentration des médias dans les mains de proches du pouvoir constitue un risque majeur pour le pluralisme des points de vue.

La liberté de la presse demeure ainsi un combat, y compris sur le sol européen.

Pour le mener, encore faut-il bien percevoir les menaces, qui ne sont pas nécessairement celles qui provoquent le plus d’indignation. Or, la principale menace actuelle est celle de l’excès de régulation, qui comme toujours étouffe plus qu’il ne protège. Le Media Freedom Act en est un exemple flagrant.

 

Un Media Freedom Act bien mal nommé

Si ce règlement européen présente quelques mesures positives afin de garantir la sécurité des journalistes, il n’apporte que peu d’améliorations, notamment par rapport au droit français, déjà très en pointe depuis la vieille mais solide Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

Et ce d’autant plus que la mesure concrète la plus protectrice envers les journalistes, qui prévoyait, dans le projet initial de la Commission, l’interdiction de toute utilisation de logiciel espion à leur encontre et celle de leurs familles, a été remise en cause par les États, et n’est pas encore acquise. Cette mesure a été réintroduite par les parlementaires européens. Les trois institutions européennes que sont la Commission, le Conseil et le Parlement vont désormais statuer en réunion trilogue, dans un sens que l’on peut espérer le plus favorable aux libertés individuelles, à la protection des journalistes et de leurs sources.

En attendant que soit confirmée la seule nouvelle mesure qui constituait une avancée libérale, demeure le reste du texte qui introduit une nouveauté inquiétante pour le liberté de la presse : l’European board for media services, le Conseil européen des services de média.

Ce nouveau super régulateur au niveau européen aura pour but de faire respecter la bonne application des règlements de la Commission concernant les médias et la presse. Vaste programme.

Une autorité administrative supposée indépendante au niveau supranational pourra donc soumettre la presse à la tutelle d’une régulation que son statut et sa capacité à s’autoréguler lui évitaient jusque-là. Il s’agirait d’un recul sans précédent et d’une menace pour tous les éditeurs. En soumettant le directeur de la publication à une autorité administrative, et non pas à un juge statuant sur la responsabilité pénale de celui-ci, la Commission s’attaque involontairement par ricochet à un droit fondamental des citoyens, la liberté d’expression.

Le risque est d’autant plus grand que le règlement tel que présenté par la Commission se veut très pointilleux et normatif.

À titre d’exemples, le MFA décrit ce que devra être, dans chacun des pays membres, la procédure de nomination d’un dirigeant de l’audiovisuel public. Il introduit de nouvelles obligations de transparence, qui, dans certains pays, pourraient paradoxalement fragiliser certaines oppositions au pouvoir en place, en dévoilant le nom de leurs soutiens et mécènes. Il s’immisce dans l’organisation interne de chaque média en énonçant des exigences visant à garantir toute décision éditoriale individuelle des journalistes, créant une inutile tension juridique et humaine entre ceux-ci et leurs éditeurs, qui, au-delà de leur responsabilité pénale, sont les garants de la ligne éditoriale et de la stratégie globale d’un titre de presse.

Nous voyons le monstre de bureaucratie et de contrôle que pourrait devenir cette nouvelle autorité sans une définition beaucoup plus claire et limitée de ses missions, et sans des garde-fous absents à ce stade.

La propension naturelle de toute bureaucratie à créer de nouvelles normes et interdictions pour justifier son existence, conjuguée à certaines postures idéologiques et démagogiques du politique – et pas uniquement dans les démocraties dites illibérales – n’est pas de nature à rassurer.

 

Dicter leur ligne aux médias au nom du Bien ?

Récemment encore, en France, un think tank, l’institut Rousseau composé de hauts fonctionnaires et d’universitaires, personnes a priori peu loufoques, a rédigé pour les députés une proposition de loi clé en main, ayant pour ambition d’imposer aux médias leur ligne éditoriale.

Là encore au nom d’un objectif louable bien qu’il ne soit en rien du ressort du politique – « améliorer le traitement des enjeux écologiques dans les médias » les experts de l’Institut Rousseau suggèrent d’imposer des normes éditoriales, fondées sur des quotas, contrôlées par l’autorité administrative.

Découvrant le concept de choix éditoriaux et l’influence de la presse dans le débat démocratique, l’Institut regrette que les médias traitent davantage de certaines thématiques plutôt que d’autres, « favoris[ant] l’orientation des programmes électoraux et des prises de positions et engagements politiques vers ces enjeux ». Régulons donc tout ça.

L’environnement est un sujet crucial ?

L’Institut propose qu’en période électorale, un minimum de 20 % des contenus des médias soit consacré « aux enjeux du dépassement des limites planétaires et de la raréfaction des ressources », ou tout du moins « à une représentation des communications traitant, de façon directe ou indirecte de ces enjeux. »

Et naturellement, outre le quantitatif, ce traitement devra être aussi qualitatif, c’est à dire conforme à ce qu’il faut penser, à la bonne opinion (par qui définie ?).

La proposition de loi le précise bien :

« Ne pas publier ou diffuser des prises de position qui contredisent, minimisent ou banalisent l’existence des limites planétaires et de la raréfaction des ressources, de leur origine anthropique et du risque avéré que ces crises représentent pour l’habitabilité des écosystèmes. »

À l’autorité administrative, l’ARCOM en l’occurence, de contrôler et sanctionner ces injonctions floues, subjectives, et qui ne devraient rester que du ressort du débat intellectuel et scientifique.

Il s’agirait là d’une volonté d’ingérence autoritaire du politique dans la liberté éditoriale des médias, déclenchant un infernal engrenage. Demain, suivant les mêmes logiques, un exécutif d’extrême droite exigerait peut-être que 40 % du temps d’antenne soit consacré à l’immigration illégale, ou un pouvoir La France Insoumise imposerait 50 % du temps à la défense du Hamas…

Au nom de la juste cause écologique, des gens sérieux et supposés démocrates s’adonnent à une pulsion totalitaire, certes peu surprenante lorsqu’on choisit de placer ses travaux sous le patronage de Jean-Jacques Rousseau, mais tout de même inquiétante.

Il est fort probable qu’une telle proposition inepte n’aboutisse pas, mais les velléités normatives et puritaines, tant des États-nounous que des pouvoirs démagogues, tant des thuriféraires de l’Empire du Bien que des ennemis de la liberté, font que ce type de mesures législatives ou règlementaires n’est plus à exclure en Europe.

Or, nous comprenons bien, à travers cet exemple hypothétique mais concret, l’immense danger du principe-même de la soumission des médias à des autorités administratives, dès lors que celles-ci sont enjointes par la pouvoir politique à contrôler également leurs choix éditoriaux.

 

La presse doit rester une exception

La presse, jusqu’à présent en France, a échappé à ce contrôle administratif grâce à l’excellente loi libérale et protectrice de 1881, qui consacre l’exclusivité du contrôle de la presse par les juridictions et constitue donc une véritable garantie d’indépendance.

Ce que nous pensions acquis est désormais remis en cause par le Media Freedom Act et la création de cette inquiétante autorité de régulation au niveau européen. Les éditeurs français ne s’y sont pas trompés : près de 300 d’entre eux, allant de la presse régionale à la presse spécialisée, s’en sont vivement émus, sans grande écoute.

Ainsi, pour protéger la liberté de la presse, menacée dans certains pays, la Commission européenne a créé un corpus qui pourrait par ses effets pervers l’entraver dans beaucoup d’autres.

Le processus législatif de l’Union européenne est cependant plus complexe et pertinent que ce à quoi ses détracteurs le résument parfois. Le texte de la Commission a déjà été légèrement amélioré par le Parlement, pour ce qui concerne la protection des journalistes et les relations entre éditeurs et plateformes, afin de limiter les censures a priori des premiers par les secondes. Les discussions vont se poursuivre avec le Conseil, c’est-à-dire les gouvernements des pays de l’Union.

Il faut espérer que ces échanges permettront d’obtenir un texte plus équilibré qui évite toute ingérence de la Commission dans les politiques culturelles des États en la matière, et qui, à l’inverse, se concentre sur ce pour quoi l’Union peut faire la force, à savoir notamment les obligations imposées aux toutes-puissantes mais incontournables plateformes. Et que ces débats conduiront également à un règlement qui s’abstienne d’une vision trop stricte et idéologique de la libre concurrence, empêchant tout poids lourd européen du secteur des médias d’émerger au niveau mondial, alors que nous en avons tant besoin pour notre soft power.

Tous ces enjeux seront à surveiller attentivement dans les semaines qui viennent, sous peine de nous retrouver avec une législation dangereuse pour les valeurs de la démocratie libérale.

L’évolution de la presse et du rapport à l’information demeure une question trop fondamentale pour être laissée au seul niveau européen. Les États, chacun avec leurs traditions et défis propres, doivent désormais pleinement s’en saisir.

En France, les états généraux du droit à l’information, qui viennent de débuter, peuvent constituer une formidable occasion en ce sens, à condition de ne pas s’enfermer dans une ornière idéologique ni corporatiste. Le risque n’est pas nul.

Brève histoire du XXIe siècle : état et trajectoire des puissances mondiales

Il est bien sûr présomptueux, presque risible, de prétendre rédiger l’histoire du XXIe siècle alors que nous sommes en 2023.

Pourtant, des tendances structurelles nettes se dégagent, et même s’il est impossible de prédire les prochains « cygnes noirs » — événements radicalement imprévisibles aux conséquences considérables (Taleb) — ces tendances sont si bien installées qu’il sera malaisé de s’en écarter.

J’en distingue quatre.

 

La stagnation de l’Europe

La première est la stagnation de l’Europe.

Depuis 2000, l’Europe décroche sur tous les plans. Croissance anémique, dénatalité fulgurante, désinvestissement militaire — dont des pays tels la Belgique et l’Allemagne ne sont toujours pas sortis — et sans doute le plus préoccupant : selon tous les classements internationaux, et tous les critères (brevets, investissement en capital, géants boursiers de type GAFA), l’Europe a cessé d’innover.

On innove aux USA, on innove encore en Asie, mais presque plus du tout en Europe. Si vous ajoutez à ce qui précède l’obsession écologiste de l’Union européenne, qui n’est plus guère qu’une machinerie à imposer des contraintes, vexations, punitions et taxes au nom de la transition énergétique, vous comprenez que la stagnation est un horizon dont l’Europe aura les pires difficultés à s’affranchir.

Or, l’histoire en témoigne : la stagnation n’est jamais qu’un état intermédiaire. Dans la durée, la stagnation est presque toujours l’antichambre, le prélude à la régression.

 

Le XXIe siècle sera chinois… vraiment ?

Les fines lames de la pensée abstraite, qui ont ceci de spécifique qu’elles se trompent à peu près tout le temps, sur tous les sujets — c’est la passion de l’erreur ! — toujours en faisant de grandes phrases, nous annoncent depuis cinquante ans que le XXIe siècle sera chinois. « Quand la Chine s’éveillera », on allait voir ce qu’on allait voir, sortez vos Assimil de chinois, ils arrivent.

On a vu. La Chine stagne.

En réalité, la Chine est prise dans les rets d’une crise à tous les niveaux dont elle aura les pires difficultés à se dépêtrer. Stagnation économique, effondrement démographique, taux de chômage des jeunes Chinois à 25 %, effondrement boursier, destruction de la place financière de Hong Kong, isolation monétaire — dire qu’on présidait le remplacement du dollar par le yuan ! — isolation géopolitique grandissante. La Chine parle fort sur Taïwan, mais elle n’a pas les moyens d’un conflit militaire d’envergure avec les États-Unis, ses alliés locaux et ses petits alliés de l’OTAN.

Surtout, le régime chinois, qui est une impitoyable dictature, dans laquelle on ne démissionne pas, mais on disparaît, ne possède pas les ressources institutionnelles d’une réforme pacifique. Xi décide, il décide seul, tel un dieu parmi les hommes (Aristote), et malheureusement pour les Chinois, il paraît à peu près aussi éclairé et ouvert à la critique qu’Hitler dans son bunker.

 

Les BRICs s’enrichissent, mais n’incarnent pas l’avenir

Et puis, il y a le reste du monde, ce qu’on appelait au XXe siècle le tiers-monde.

Alors, par comparaison avec le siècle précédent, le tiers-monde va bien, il va même considérablement mieux, car il s’est fortement enrichi, par le moyen de l’économie de marché et de l’ouverture au capitalisme international (à défaut de s’être fort ouvert sur le plan politique national).

Des experts nous expliquent que les BRICs incarnent l’avenir, comme ils nous expliquaient hier que le XXIe siècle serait chinois. Le problème est que les deux composantes majeures des BRICs — Chine et Inde — sont en situation de guerre à leur frontière, qu’il existe bien davantage de motifs qui divisent les BRICs que de causes de les réunir, et qu’une organisation ne décide jamais que selon le principe du plus petit commun dénominateur commun. Qui, dans le cas des BRICs, est proche de zéro.

Les BRICs s’enrichissent, des milliards de personnes sortent de la pauvreté, et l’on s’en réjouit. Mais l’idée que les BRICs dessineront le XXIe siècle ne résiste pas à l’analyse.

 

Une Amérique malade mais puissante

Reste l’ineffable système américain, qui joue constamment avec ses propres limites, qui s’apprête à désigner comme président, soit un homme à moitié fou, ivre de lui-même, soit un vieillard cacochyme immergé jusqu’aux yeux dans les pactes de corruption multiples de son brillant sujet de fils, Hunter (qui entrera dans l’histoire, à l’instar des enfants dégénérés des empereurs romains).

Le choix n’est guère reluisant.

Oh, et les problèmes des États-Unis sont innombrables, telle l’immigration, aussi anarchique là-bas qu’elle l’est chez nous. La haine et les clivages politiques sont tels qu’il y aura, immanquablement, des épisodes de violence. À New York, des gens crèvent en pleine rue, et à tous les coins de rue ; à San Francisco, Los Angeles, c’est tout pareil, résultat de cent politiques aberrantes des Démocrates. Oui, à maints égards, l’Amérique est malade.

Mais elle est aussi prospère, plus prospère qu’elle ne l’a jamais été, formidablement novatrice, à la tête de la plus éblouissante concentration militaire jamais rassemblée sur la surface de la Terre, et structurellement capable de mieux gérer les crises économiques et financières que ne le sont ses concurrents.

Pourquoi ? Par le simple motif de la flexibilité : aux USA, on engage et on licencie sans motif, avec un préavis de quelques jours. Dès qu’une entreprise se développe, elle embauche massivement car elle sait qu’en cas de coup dur, elle pourra licencier tout aussi rapidement. Une entreprise n’est jamais qu’une entité économique rationnelle.

S’il y avait un seul élément du système américain que nous devrions reproduire en Europe, c’est cette flexibilité du marché du travail.

Cela n’arrivera jamais ? Non, bien sûr, cela n’arrivera pas. Et c’est pour cela que l’Europe continuera à stagner, tandis que l’Amérique ouvre the way of the future.

Si l’on s’en tient aux faits, le XXIe sera plus américain qu’aucune alternative actuellement concevable.

Comment lutter contre la pédopornographie sans entrer dans la surveillance généralisée ?

Le client-side scanning (CSS ou analyse côté client en français) est, si l’on s’en réfère à la définition :

« Un terme générique faisant référence aux systèmes qui analysent les données du message (ex. : texte, images, vidéos, tous types de fichiers) afin de rechercher des correspondances ou des similitudes avec une base de données de contenu répréhensible avant l’envoi du message à son destinataire. Par exemple, votre logiciel antivirus peut y avoir recours pour trouver et désactiver des logiciels malveillants avant qu’ils ne nuisent à votre ordinateur. »

L’idée de scanner les fichiers du côté du client pour détecter les menaces existe depuis les débuts de l’informatique. Cela a toujours soulevé des questionnements relatifs à la confidentialité et la fiabilité des communications, et a pris de l’importance avec la popularisation d’Internet et l’augmentation des menaces en ligne.

 

Pédopornographie et client-side scanning « No limit » : un texte européen fait polémique

L’Europe se propose désormais d’aller encore plus loin dans l’usage du client-side scanning, qui, jusqu’ici, se voyait imposer certaines limites.

La technologie se voyait en effet interdite d’être utilisée pour scruter des correspondances privées par des tiers – quels qu’ils soient – fut-ce les prestataires eux-mêmes ! Ces dernières étant, jusqu’à ce jour, protégées de toute intrusion par le chiffrement de bout en bout (End-to-end encryption ou E2EE). Pour « mieux » lutter contre la pédopornographie, c’est ce « rempart » (E2EE) qui est remis en cause par le texte en approche.

Là commence la polémique, et pour cause.

Ce projet de texte dédié à la protection de l’enfance sur internet a été porté par Ylva Johansson qui déclarait en 2021 : « Les défenseurs de la vie privée parlent très fort. Mais il faut aussi que quelqu’un parle pour les enfants. »

Ce texte, qui se donne pour ambition de proposer de nouvelles règles pour protéger les enfants, mettrait à mal les correspondances privées. Il a immédiatement inquiété les géants du secteur concerné… Notons qu’il devrait également inquiéter tous les usagers européens.

De prime abord, l’intention est louable, la cause est juste, pour autant, la fin justifie-t-elle les moyens suggérés ? Rien n’est moins sûr !

 

Vers la fin des correspondances privées ?

En souhaitant s’arroger le droit d’accéder aux communications privées des usagers, en prévoyant d’obliger les grandes plateformes à utiliser le client-side scanning pour scanner l’ensemble des données de ces derniers, c’est une violation inédite de la vie privée qui est en jeu.

Comme le rappellent « les décodeurs » :

« Cela est impossible sans affaiblir le chiffrement de bout en bout, une technologie qui protège les communications privées, empêchant même les plateformes d’y accéder ».

Que dire, dès lors, de cette fausse bonne idée qui pourrait être à la démocratie ce que le Roundup est au chiendent : pas vraiment fertile, et pour le moins dangereuse et périlleuse, si elle n’était pas, de surcroît, contre-intuitive.

À ceci plusieurs raisons.

La première, c’est que cela implique une surveillance de masse de conversations privées…

La seconde, la mise en place de ce scan augmenté pourrait faire exploser le nombre de faux positifs, annihilant l’efficacité attendue d’une telle approche :

  • Par exemple, des enseignants parlant de l’éducation sexuelle des enfants pourraient être suspectés, tout comme des parents envoyant des photos de leurs petits-enfants nus dans une piscine à leurs grands-parents… et la liste de malentendus potentiels est pour le moins longue.
  • À ce jour, les algorithmes de détection peuvent parfois confondre des images innocentes avec des images explicites en raison de similitudes visuelles, ils peuvent se révéler incapables de comprendre le contexte dans lequel une image est partagée.
  • Les organismes de lutte contre la pédopornographie, leurs salariés, leurs bénévoles pourraient eux-mêmes se retrouver « piégés ».
  • Les algorithmes peuvent également mal interpréter un texte associé à une image, entraînant une mauvaise classification du contenu.
  • Des œuvres artistiques ou créatives impliquant des nus peuvent être confondues avec de la pornographie/pédopornographie (rappelez-vous L’Origine du monde).
  • Des personnes opposées à cette législation pourraient exploiter les systèmes de CSS en envoyant délibérément des fichiers modifiés pour déclencher de faux positifs, dans le but de perturber le processus de détection et le rendre totalement inopérant…

 

Autant de situations qui, in fine, noieraient les véritables délinquants dans une masse de faux positifs.

En troisième lieu, le dévoiement de ce client-side scanning pourrait amener des États démocratiques qui dérivent à en faire de tout autres usages, notamment d’un point de vue politique, en ciblant par exemple des personnalités, des opposants, des journalistes, etc.

Au regard de ces quelques remarques, il est appréciable que certains arguments, dont certains, que j’ai, comme d’autres, avancés, aient retenu l’attention de quelques législateurs qui se sont mis à douter de la pertinence du projet de la proposition initiée et portée par Ylva Johansson (cf. Pédopornographie en ligne : bataille d’influence autour d’un texte européen controversé).

Cette dernière déclarait en 2021 :

« Les défenseurs de la vie privée parlent très fort. Mais il faut aussi que quelqu’un parle pour les enfants ».

Ce serait une très belle formule si elle n’était pas naïve.

Les défenseurs de la vie privée n’ont pas besoin d’élever la voix pour parler juste, et expliciter que « parler pour les enfants » ne légitime pas la mise en place de mesures disproportionnées et potentiellement inefficaces.

Ces mesures signeraient l’avènement d’une surveillance de masse inédite des citoyens européens, sans pour autant répondre aux objectifs attendus.

 

Il faut sauver le droit au secret de nos correspondances !

L’intention – bis repetita placent – peut apparaître louable et convaincra une partie de l’opinion publique, qui clame régulièrement « qu’elle n’a strictement rien à cacher » lorsque de nouveaux reculs de nos droits les plus inaliénables sont attaqués.

Mais il faut convaincre ceux qui en doutent encore que ce n’est pas parce que l’on n’a rien à se reprocher que la liberté d’expression et le droit à la vie privée ne doivent pas être protégés !

Alors, il faut l’affirmer, encore et toujours, à ceux qui ne veulent pas entendre : le droit à la vie privée est un droit pilier de notre fonctionnement démocratique, et dans ce droit figure le droit au secret de nos correspondances, il n’est pas négociable !

En matière de technologies, les choses sont souvent plus complexes que ce qui est exposé au grand public, alors il faut alerter, dès lors que l’on dérive au-delà du raisonnable.

Aussi, les législateurs seraient bien avisés de ne pas voter une loi qui présente autant de failles.

 

Pour conclure : ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas

Pour être efficace contre les criminels ciblés, mettre l’ensemble de la population sous surveillance de ses échanges privés est une aberration démocratique et naturellement un véritable danger.

Il serait plus judicieux d’identifier et de faire tomber des réseaux, et non pas quelques individus qui tomberaient – avec ce texte – éventuellement dans les mailles d’un filet hautement improbable !

Lorsque l’Allemagne s’attaque au problème, les résultats sont là : en 2019, elle a fait tomber l’un des plus grands réseaux de pédopornographie au monde, « boystorm », qui comptait plus de 400 000 membres. Je n’ai pas souvenir qu’elle ait eu besoin d’ausculter en permanence les correspondances privées de citoyens européens pour faire tomber ce réseau de dimension internationale.

Le mal se combat parfois par le mal, quitte à ce que les enquêteurs se fassent passer pour des pédophiles pour infiltrer les forums dédiés. C’est ce que fait – entre autres – la centrale chargée des cybercrimes de Rhénanie-du-Nord-Westphalie qui est dotée « d’une brigade spéciale uniquement chargée d’identifier les auteurs d’abus sexuels ».

Alors, chers législateurs, ne serait-il pas de l’ordre de la raison que de recourir aux méthodes efficaces et qui ont fait leurs preuves ? D’envisager un renforcement des moyens humains, le déploiement de brigades dédiées (dans l’idéal interconnectées), à l’instar de ce qu’a fait la Rhénanie-du-Nord-Westphalie ?

Ne serait-il pas dans notre intérêt collectif de laisser des pratiques dignes des gouvernements totalitaires ou autoritaires à ces derniers ?

« Le simplisme est le plus court chemin pour se débarrasser du complexe ! » Tonvoisin’

Impôt sur le capital en Europe : la route de la servitude fiscale

Une « étude » du groupe écologiste du Parlement européen propose un impôt sur le capital de l’ensemble des 27 pays de l’Union d’un niveau de 0,5 % des actifs des personnes les plus riches.

Selon les chiffres complètement farfelus de cette œuvre des plus majeures depuis Das Kapital, cet impôt rapporterait 213 milliards d’euros par an de recettes fiscales.

 

Maths modernes

Comme à l’accoutumée, ce genre d’exercice saugrenu fait appel aux élucubrations des trois habituels compères Gabriel Zucman, Emmanuel Saez et Thomas Piketty qui feignent d’ignorer que l’impôt sur les grandes fortunes (IGF), l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) et l’impôt sur la fortune immobilière (IFI) sont des avatars complètement idiots dont les recettes sont plus faibles que les pertes économiques qu’ils ont engendrées au fil des années.

Les estimations de recettes fiscales sont simplement bizarres. Selon les auteurs, ce futur impôt rapporterait par exemple la somme complètement improbable de 65 milliards d’euros en Allemagne, et de 46 milliards d’euros en France.

Pourtant, jamais dans l’histoire de l’impôt allemand sur la fortune, il n’a rapporté de telles sommes.

Pareillement, l’IGF et l’ISF français peinaient à rapporter seulement un cinquième de ces montants avec, pourtant, des taux largement supérieurs.

À moins de mettre à contribution non seulement les très riches, mais également les classes moyennes, il n’y a aucune chance de lever de telles sommes.

 

Effet Laffer

De plus, tout ceci fait fi de l’effet Laffer, à savoir de la forte désincitation de certaines formes d’imposition sur l’activité humaine, qui conduisent parfois à faire des pertes de recettes lorsque l’on augmente les impôts.

Comme nous l’avions vu dans les pages de Contrepoints (ici et ), les différents impôts sur le capital sont certainement les pires moyens de remplir les caisses publiques.

En effet, parce que le capital est à la source de la création de richesses, et que c’est son accumulation qui permet la croissance économique, l’imposition du capital, sous toutes ses formes et par tous les moyens, réduit les recettes fiscales de tous les autres impôts, simplement parce que, sans capital, il n’y a pas de salaires, et donc pas de recettes fiscales sur ces derniers.

En utilisant les chiffres de Bercy, le groupe Coe-Rexecode avait calculé que la perte annuelle de PIB due à l’ISF s’élevait à 45 milliards d’euros au moment de sa suppression (ici).

Mais le PIB n’est jamais que la somme de toutes les productions du pays. S’il vient à manquer 45 milliards de PIB, n’en déplaisent à nos écologistes européens, il vient à manquer 45 milliards de revenus taxables par la TVA, les charges sociales, l’impôt sur le revenu, l’impôt sur les sociétés, etc.

Comme la pression fiscale moyenne sur le PIB est d’environ 50 %, lorsque l’on perd 45 milliards de PIB en levant 9 milliards au titre de l’ISF, on perd en fait 20 à 25 milliards de recettes sur tous les autres impôts.

Dit plus simplement, l’effet Laffer est tel que chaque euro d’ISF levé entraînait environ 10 euros de perte de PIB et 5 euros de pertes de recettes fiscales.

 

Incitations perverses

L’impôt proposé par nos marxistes en herbe porterait sur l’ensemble de tous les actifs comme l’immobilier, les dépôts bancaires, mais aussi les parts d’entreprises et les œuvres d’art.

S’il faut inventer un moyen de faire fuir toutes les œuvres d’art aujourd’hui en Europe vers les États-Unis, la Suisse, le Japon et la Chine, voici un merveilleux expédient qui dépasse les destructions culturelles obtenues par le troisième Reich.

Quant à elle, l’idée de taxer les parts d’entreprises détenues par les entrepreneurs ne peut être née que dans les esprits brumeux de gens qui n’ont jamais créé une firme et ses emplois concomitants.

L’Europe manque déjà cruellement non seulement de capital, mais également de capitalistes. Il est choquant de constater que ce continent à la très vaste population éduquée n’a absolument aucune entreprise technologique parmi les dix premières du monde :

 

Rang Entreprise Code Capitalisation Pays
1 Apple AAPL  $             2,695  USA
2 Microsoft MSFT  $             2,328  USA
3 Alphabet (Google) GOOG  $             1,673  USA
4 Amazon AMZN  $             1,286  USA
5 NVIDIA NVDA  $             1,074  USA
6 Tesla TSLA  $                782  USA
7 Meta Facebook META  $                774  USA
8 TSMC TSM  $                443  Taïwan
9 Tencent TCEHY  $                368  China
10 Samsung 005930.KS  $                329  Corée

 

À moins de conclure que les Américains et les Asiatiques seraient plus aptes à l’apprentissage des mathématiques, de la physique, et de l’informatique – ce qui est faux au regard du nombre de thèses défendues en Europe – comment peut-on raisonnablement expliquer pourquoi l’Europe ne participe pas à ces 11 753 milliards de dollars de capital des dix premières entreprises technologiques au monde ?

 

Déficit d’entrepreneurs

La réponse à cette question est qu’il manque à l’Europe des dizaines de « super-entrepreneurs », ces personnes comme Bill Gates, Elon Musk et Mark Zuckerberg.

Selon un article de City Journal, l’Europe ne compte que 0,8 super-entrepreneur par million d’habitants, contre 0,9 par million en Chine et 3,1 par million aux États-Unis.

L’Europe manque aussi de femmes entrepreneurs.

Dans le monde, un entrepreneur milliardaire sur vingt est une femme. En Chine, 71 femmes ont accumulé des fortunes d’un milliard de dollars ou plus grâce à l’entrepreneuriat. Les États-Unis comptent 28 femmes super-entrepreneurs.

L’Europe n’en compte que huit.

Dans les systèmes économiques européens, les secteurs à prédominance féminine tels que l’éducation, la santé et les soins aux personnes âgées sont limités par les oligopoles, les monopoles publics et les réglementations en tout genre, réduisant ainsi les opportunités d’entrepreneuriat à fort impact.

En revanche, les États-Unis, ainsi que les économies asiatiques comme celle de la Chine, sont plus ouvertes à l’entrepreneuriat dans les domaines de la santé et de l’éducation, ce qui explique en partie pourquoi l’Europe, prétendument égalitaire, est si loin derrière à cet égard.

 

Des recettes fiscales, pourquoi faire ?

Prendre chaque année 213 milliards d’euros aux « riches » européens – c’est-à-dire à ces nombreux entrepreneurs dont le continent manque tellement – est donc une idée absolument idiote si l’on veut créer les entreprises innovantes de demain avec les hauts salaires qu’elles versent.

Et là se pose la question habituelle : des recettes fiscales, pourquoi faire ? Pourquoi prendre de l’argent à un futur Elon Musk européen et le donner à un ponctionnaire de Bruxelles ?

Qui pense une seconde que des individus comme Gabriel Zucman, Emmanuel Saez et Thomas Piketty feraient un meilleur usage de 213 milliards que Bill Gates, Jeff Bezos et Jensen Huang ?

Même sans tenir compte d’aucun effet micro-économique désincitatif de l’impôt, il est évident que la substitution de 213 milliards d’euros de son usage en capital vers des dépenses publiques – souvent des gabegies sans équivalent privé – n’est pas du tout un moyen de faire croître l’économie européenne.

 

Détachée de la réalité

En plus d’être envieuse du fruit des vertus de ceux qui réussissent, cette idée d’impôt européen sur le capital est donc complètement détachée de la réalité.

En plus d’être économiquement dangereuse et politiquement populiste, elle présente également l’inconvénient majeur d’augmenter la distance entre l’électeur et l’impôt.

Un électeur de Clochemerle peut se plaindre de son impôt sur le capital – les taxes foncières – à son maire qu’il croise tous les jours.

Un électeur français n’a aucune chance d’influencer ni son député, ni son président sur les questions de l’IGF, de l’ISF ou de l’IFI, qui sont décidées à huis clos par quelques oligarques de l’inspection des finances, souvent sans même l’aval de leur ministre.

Il est bien évident qu’un impôt européen – ou mondial dans le vieux rêve de George Soros – serait absolument permanent, arbitraire et inique sans que l’électeur n’ait individuellement aucune chance de changer quoi que ce soit.

Ce qui est, hélas, le but de tous ces gens qui se prétendent « démocrates ».

Quand Diderot envoyait un économiste libéral à la cour de Catherine II

coppet_russieAinsi que nous le savons bien, l’Impératrice Catherine II de Russie fut particulièrement mêlée à la scène littéraire et philosophique européenne. Admiratrice de L’Encyclopédie, correspondante de Voltaire, elle a aussi entretenu avec Denis Diderot une longue amitié.

À de nombreuses occasions, Catherine II profita de cette relation pour faire venir auprès d’elle quelques gloires qu’elle admirait. Un exemple des plus fameux fut celui d’Étienne Maurice Falconet (1716-1791). Ce sculpteur français fut un proche de Diderot, qui le missionna de composer l’article « Sculpture » de L’Encyclopédie. En avril 1765, il fut recommandé à l’Impératrice russe, qui l’employa pendant plus de treize ans exactement, de septembre 1765 à septembre 1778.

Une autre fois, Diderot lui recommanda non un sculpteur, mais un économiste, et non seulement un économiste, mais un économiste libéral. Ce fut un disciple de François Quesnay, le physiocrate Mercier de la Rivière, en 1767.

Si nous souhaitons raconter cet épisode aujourd’hui, c’est qu’il reste encore peu connu, et que quand il est raconté, il l’est d’une manière très approximative, pour ne pas dire erronée.

 

L’admiration de Diderot pour Mercier de la Rivière

Il peut paraître étonnant que Diderot ait envoyé un économiste libéral comme Mercier de la Rivière.

En vérité, Diderot était un grand admirateur de cet économiste. Selon Charles de Larivière, Denis Diderot « mettait Mercier de la Rivière à côté et même au-dessus de Montesquieu. » 1 Compte tenu de la célébrité justement méritée de Montesquieu, comment comprendre cette préférence de Diderot ?

Mercier de La Rivière s’était fait connaître par un ouvrage intitulé L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, qui parut la première fois en 1767. Ancien conseiller au Parlement de Paris et intendant de la Martinique, l’économiste, disciple de Quesnay, acquit ainsi la plus grande des célébrités. Il s’était fait déjà remarquer par ses qualités d’administrateur en Martinique, mais ce livre le propulsa à de bien autres niveaux. Tout ce que la France comptait de grands esprits se jetèrent sur ce livre, qui avait fait parler de lui et qui s’était en effet très bien vendu (deux éditions furent écoulées successivement).

catherine IIPendant qu’à Paris les esprits s’échauffaient sur le livre de Mercier de la Rivière, en Russie, Catherine II cherchait désespérément un grand esprit pour l’aider à réformer les lois de la Russie.

La tsarine avait déjà rédigé une Instruction pour le code, une espèce de plan général fondé sur les maximes de Montesquieu, ainsi qu’elle l’avouera à d’Alembert en lui envoyant le texte :

« Vous y verrez comment, pour l’utilité de mon Empire, j’ai pillé le président de Montesquieu sans le nommer ; j’espère que si de l’autre monde il me voit travailler, il me pardonnera ce plagiat pour le bien de 20 millions d’hommes qui doit en résulter. Il aimait trop l’humanité pour s’en formaliser. Son livre est mon bréviaire. » 2

Catherine II avait d’abord jeté son dévolu sur l’italien Cesare Beccaria, l’illustre auteur du traité Des délits et des peines, dont elle s’était également beaucoup inspirée, mais sans le reconnaître. Malheureusement pour la tsarine, Beccaria refusa l’offre et resta en Italie pour enseigner l’économie politique. Catherine II manda donc Diderot, qui était pour elle le plus grand des philosophes, de lui trouver un substitut.

Très impressionné par la lecture de L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, Diderot choisit son auteur, Mercier de la Rivière. Il annonça ce choix à son ami Falconet, alors en Russie, dans des mots qui illustrent parfaitement sa très grande admiration pour l’économiste physiocrate.

« Dans six semaines, au plus tard, vous recevrez cette lettre, et vous embrasserez celui qui vous la remettra, parce qu’il vous remettra une lettre de votre ami. Je ne vous nomme point cet homme. Il a reçu de la nature une belle âme, un excellent esprit, des mœurs simples et douces. La méditation assidue sur les plus grands objets et l’expérience des grandes affaires ont achevé de perfectionner l’ouvrage de la nature. Ah ! Si Sa Majesté Impériale a du goût pour la vérité, quelle sera sa satisfaction ! Je la devine d’avance et la partage. Nous nous privons de cet homme pour vous. Il se prive de nous pour elle. Il faut que nous soyons tous étrangement possédés de l’amour du genre humain. Il sera précédé d’un ouvrage intitulé : De l’ordre naturel et essentiel des sociétés policées. C’est l’apôtre de la propriété, de la liberté et de l’évidence. De la propriété, base de toute bonne loi ; de la liberté, portion essentielle de la propriété, germe de toute grande chose, de tout grand sentiment, de toute vertu ; de l’évidence, unique contre-force de la tyrannie et source du repos. Jetez-vous bien vite sur ce livre. Dévorez-en toutes les lignes comme j’ai fait. Sentez bien toute la force de sa logique, pénétrez-vous bien de ses principes, tous appuyés sur l’ordre physique et l’enchaînement général des choses ; ensuite allez rendre à l’auteur tout ce que vous croirez lui devoir de respect, d’amitié et de reconnaissance. Nous envoyons à l’impératrice un très habile, un très honnête homme. Nous vous envoyons à vous un galant homme, un homme de bonne société. Ah ! mon ami, qu’une nation est à plaindre, lorsque des citoyens tels que celui-ci y sont oubliés, persécutés et contraints de s’en éloigner, et d’aller porter au loin leurs lumières et leurs vertus ! Nos premières entrevues se sont faites dans la petite maison. Nous nous y retrouverons aujourd’hui pour la dernière fois. Lorsque l’impératrice aura cet homme-là, et de quoi lui serviraient les Quesnay, les Mirabeau, les de Voltaire, les d’Alembert, les Diderot ? À rien, mon ami, à rien. C’est celui-là qui a découvert le secret, le véritable secret, le secret éternel et immuable de la sécurité, de la durée et du bonheur des empires. C’est celui-là qui la consolera de la perte de Montesquieu. » 3

Très admiratrice de l’œuvre de Mercier de la Rivière également, Catherine II ne fut pas surprise du peu de cas que le pouvoir royal français faisait de cet économiste. Après tout, quelques mois auparavant, le livre de Beccaria, qu’elle admirait beaucoup, avait été interdit en France parce qu’il « manquait de respect à la législation ». Ce qu’elle craignait en revanche, c’est que la France n’empêche le départ de Mercier de la Rivière pour Saint-Pétersbourg. Pour cette raison, elle incite ses correspondants en France à la plus grande prudence.

Elle écrit à son correspondant, M. Panin :

« Monsieur Panin. Je vous conjure d’écrire à Stakelberg et, s’il n’est plus en France, au prince Galitzin, pour qu’ils entrent en négociations avec ce M. de la Rivière pour transporter cet homme en Russie. Souvenez-vous surtout de ne point compromettre son nom, afin que le ministère de la France ne l’empêche pas de venir ici. Ayant été longtemps employé à la Martinique, il y a de très bonnes idées dans son mémoire, et il nous sera plus utile qu’à eux qui ne savent pas s’en servir. » 4

Catherine II débloqua pas moins de 12 000 livres pour financer le transport de notre économiste, qui ne tarda pas à accepter l’offre. Les lauriers de la gloire n’avaient pas tardé à venir pour Mercier de la Rivière. Le succès littéraire était encore tout frais quand il partit en direction de la Russie, et pour cause : son livre n’avait paru que depuis huit jours.

Mercier de la Rivière partit donc à Saint Pétersbourg, où il attendit l’impératrice de Russie, restée à Moscou. Le 26 septembre 1767, après un long voyage, il arriva passablement fatigué dans la ville où il devait retrouver la tsarine.

 

Un voyage qui tourne court

Une lettre de Mercier de la Rivière à Diderot nous informe qu’à peine quelques jours après son arrivée, notre économiste prévoit déjà son retour en France. Nous ne savons pas si cela est le résultat d’une brouille avec Catherine II et avec ses hommes, ou simplement à cause du climat, comme nous l’affirme Mercier de la Rivière. 5 En tout cas, l’économiste physiocrate patientait à Saint-Pétersbourg et regrettait peut-être sa venue.

Dans cette attente, et sans doute en partie à cause d’elle, Mercier de la Rivière cultiva un esprit étonnamment critique envers la nation russe. Il rabaissa ce pays, peut-être parce qu’il l’accueillait d’une façon qui ne lui convenait pas, en le faisant attendre de manière excessive.

Deux semaines après son arrivée, il écrivit une lettre à l’abbé Raynal, dans lequel il tint un langage très vigoureux à l’encontre de la Russie :

« Mon cher abbé, tout est à faire dans ce pays. Pour parler mieux encore, il faudrait dire : tout est à défaire et à refaire. Vous sentez bien qu’il est impossible que le despotisme arbitraire, l’esclavage absolu et l’ignorance n’aient pas planté des abus de toute espèce qui ont jeté des racines très profondes, car il n’y a point de plante si féconde, si vigoureuse que les abus. Ils croissent partout où l’ignorance les cultive. […] Vous voyez que j’ai lieu d’espérer que mon voyage ne sera pas infructueux à l’humanité. » 6

Ces remarques illustrent bien les préjugés de Mercier de la Rivière à l’égard de la nation russe, préjugés qui s’étaient transformés en certitudes, dirons-nous en évidences, avant sa rencontre finale avec Catherine II.

Cette rencontre était un sujet d’éternelle excitation pour l’économiste français. Tandis qu’en France les succès de la Physiocratie étaient encore difficiles à déceler, voilà que Mercier de la Rivière, revenu de la Martinique sans beaucoup d’éloges, s’apprêtait à appliquer les idées de l’école de Quesnay à une nation de plus de 20 millions d’âmes. Pris par cet enthousiasme certainement excusable, Mercier de la Rivière tint devant la tsarine des propos qui parurent offensants à la nation russe.

Annoncé par des histoires qui le rendaient indésirable, Mercier de la Rivière eut donc également un comportement très excessif à son arrivée en Russie. C’est en tout cas ce que raconte le comte de Ségur dans ses Mémoires. Il dit que l’Impératrice a tenu ces mots :

 

« M. de La Rivière, me dit l’impératrice, se mit en route avec promptitude ; et, dès qu’il fut arrivé, son premier soin fut de louer trois maisons contiguës, dont il changea précipitamment toutes les distributions, convertissant les salons en salles d’audiences, et les chambres en bureaux.

M. Le philosophe s’était mis dans la tête que je l’avais appelé pour m’aider à gouverner l’empire, et pour nous tirer des ténèbres de la barbarie par l’expansion de ses lumières. Il avait écrit en gros caractères sur les portes de ses nombreux appartements : département de l’intérieur, département du commerce, département de la justice, département des finances, bureaux des impositions, etc. ; et en même temps il adressait à plusieurs habitants russes ou étrangers, qu’on lui indiquait comme doués de quelque instruction, l’invitation de lui apporter leurs titres pour obtenir les emplois dont il les croirait capables.

Tout ceci faisait un grand bruit dans Moscou, et comme on savait que c’était d’après mes ordres qu’il avait été mandé, il ne manqua pas de trouver bon nombre de gens crédules, qui d’avance lui faisaient leur cour.

Sur ces entrefaites j’arrivai, et cette comédie finit. Je tirai ce législateur de ses rêves ; je m’entretins deux ou trois fois avec lui de son ouvrage, sur lequel j’avoue qu’il me parla fort bien ; car ce n’était pas l’esprit qui lui manquait. La vanité seule avait momentanément troublé son cerveau. Je le dédommageai convenablement de ses dépenses. Nous nous séparâmes contents ; il oublia ses songes de premier ministre, et retourna dans son pays en auteur satisfait, mais en philosophe un peu honteux du faux pas que son orgueil lui avait fait faire. »

 

Ce fut en faisant allusion à cette anecdote que l’impératrice écrivit à Voltaire :

« M. de La Rivière est venu ici pour nous législater. Il nous supposait marcher à quatre pattes, et très poliment il s’était donné la peine de venir de la Martinique pour nous dresser sur nos pieds de derrière. » (Mémoires du comte de Ségur, Œuvres complètes de M. le comte de Ségur, Paris, 1826, pp.39-40)

Et c’en fut fini des espoirs de l’école libérale française quant à l’application de leurs idées dans un pays aussi grand et aussi peuplé que la Russie.

Article publié initialement en 2014.

Sur le web.

  1. Charles de Larivière, « Mercier de La Rivière à Saint-Pétersbourg en 1767 d’après de nouveaux documents », Revue d’histoire littéraire de la France, 4e année, N°4, 1897, p.581
  2. Cité par Albert Lortholary, Le mirage russe en France au XVIIIe siècle, Éditions contemporaines, Paris, 1951, p.102
  3. Denis Diderot, Lettres à Falconet, Texte établi par J. Assézat et M. Tourneux, Garnier, 1875-77 (XVIII, pp. 229-251), Lettre XIV, juillet 1767
  4. Lettre de Catherine II à Panin, Recueil de la Société impériale historique russe, tome 20, p.240
  5. Lettre de Mercier de la Rivière à Diderot, 4/15 octobre 1767.
  6. Cité dans Edmund Richner, Le Mercier de La Rivière: ein Führer der physiokratischen Bewegung in Frankreich, Girsberger, 1931, p.58

L’Europe à la traîne dans la course mondiale à l’IA

Il ne faut « pas sous-estimer les menaces très réelles » de l’intelligence artificielle a déclaré la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen allant jusqu’à évoquer un « risque d’extinction » de l’humanité… Or si l’IA présente des défis, elle offre également d’énormes opportunités pour la société et l’économie.

 

L’Europe qui criait au loup

La représentation de l’intelligence artificielle (IA) dans les films, et la crainte qu’elle puisse un jour remplacer l’espèce humaine est un thème récurrent dans la science-fiction.

Cependant, il est important de se rappeler que ces scénarios sont généralement basés sur des conjectures et des spéculations dramatiques pour créer du suspense et de l’intrigue.

Dans la réalité, la possibilité que l’IA remplace complètement l’espèce humaine est hautement improbable, et relève davantage de la fiction que de la réalité comme le relève la scientifique Aurélie Jean. Les technologies évoluent, mais les valeurs, la créativité et la complexité humaines restent irremplaçables. Il faut également noter que la plupart des experts en IA et des organisations travaillent déjà à développer des normes éthiques et des mécanismes de contrôle pour garantir que l’IA soit utilisée de manière responsable et bénéfique pour la société.

 

À quand une approche équilibrée ?

Une vision alarmiste pourrait continuer d’entraver le développement et l’adoption de l’IA en Europe.

Or, les investissements dans la recherche et le développement en IA en Europe sont déjà inférieurs à ceux effectués aux États-Unis et en Chine. Les géants technologiques américains et chinois ont consacré d’énormes sommes d’argent à l’IA, ce qui leur a permis de prendre une longueur d’avance. Car contrairement aux États-Unis, qui abritent des géants technologiques tels que Google, Facebook et Amazon, et à la Chine, où des entreprises comme Alibaba et Tencent sont dominantes, l’Europe n’a pas produit de grandes entreprises technologiques leaders mondiales dans le domaine de l’IA. Et ce n’est pas du côté d’ATOS dirigé un temps par Thierry Breton, l’actuel Commissaire Européen (notamment chargé du numérique) qu’il faudra espérer des progrès.

 

Le retard considérable de l’Europe 

L’Union européenne privilégie résolument une approche normative en matière numérique, ce qui n’est pas sans poser de nouveaux risques économiques et démocratiques.

L’objectif de la régulation numérique poursuivie par l’Union européenne est d’encadrer les pratiques des technologies numériques afin de promouvoir une société ouverte et démocratique permettant de protéger le citoyen et le consommateur européen.

Or, pour créer des IA, il faut à fois de la puissance de calcul, c’est une question d’argent, l’accès à des talents, c’est une question d’éducation, et des données pour l’entraînement des algorithmes, c’est notamment la question du RGPD. Lorsque les entreprises sont soumises à des réglementations strictes et à des contrôles excessifs, elles sont moins incitées à innover.

À la fin, sans maîtrise de la technologie, cette règlementation toujours plus poussée pourrait aussi être vouée à nous rendre plus dépendants.

 

 L’Europe doit rester compétitive ! 

« Le pire scénario, ce serait que l’Europe investisse beaucoup moins que les Américains et les Chinois, mais commence par créer de la régulation » déclarait Emmanuel Macron le 15 juin lors du salon Vivatech de Paris.

Ce scénario est pourtant en train de se concrétiser.

Certes, la réglementation est nécessaire pour garantir la sécurité et l’éthique de l’IA, mais l’Europe a déjà beaucoup de normes. Les réglementations excessivement strictes en Europe ont déjà pu freiner l’innovation et le développement de l’IA par rapport à des pays comme les États-Unis, où l’approche est souvent moins contraignante sur la base de principes plutôt que de règles spécifiques pour chaque situation.

En se concentrant sur les risques immédiats, l’Europe risque surtout de manquer de précieuses opportunités de développement technologique, d’innovation et de leadership mondial dans le domaine de l’IA.

 

Garantir un avenir prospère pour l’Europe dans l’ère de l’IA

Les gouvernements, les entreprises et les universités doivent aussi collaborer étroitement pour stimuler l’innovation en IA.

Cela inclut le financement de projets de recherche de pointe, la formation de chercheurs et la création de centres d’excellence en IA. Les systèmes d’IA représentent d’énormes opportunités en permettant d’analyser des grandes quantités de données pour prévoir des tendances, prendre des décisions basées sur ces données en temps réel, et optimiser les processus.

En matière de santé, l’IA peut par exemple être utilisée pour diagnostiquer des maladies, personnaliser les traitements médicaux, surveiller les patients à distance et aider les professionnels de la santé à prendre des décisions plus éclairées.

En matière d’éducation, l’IA pourrait également permettre d’améliorer l’apprentissage en fournissant des contenus éducatifs personnalisés.

 

Investir dans la formation aujourd’hui

Maîtriser l’IA revient déjà à pouvoir dicter sa norme, et, par extension, sa vision du monde.

Au lieu de s’épuiser à ré-inventer des principes qui existent déjà, et qui ne seront pas forcément opérants sans la maitrise des technologies, une sensibilisation massive des politiques comme du grand public est indispensable. Il est urgent de démystifier l’IA et nous permettre collectivement d’appréhender les enjeux de cette discipline. Il faut également investir massivement dans la formation pour augmenter le volume d’ingénieurs et de chercheurs en IA diplômés dans nos grandes écoles et universités.

Bref, il est temps d’appeler l’Europe à l’action pour que les Européens embrassent l’IA comme une opportunité économique plutôt que de nourrir la crainte d’une nouvelle menace existentielle.

La participation du Royaume-Uni à Horizon Europe et Copernicus : quels enjeux ?

Dès qu’il s’agit du Brexit, cet affront fait à l’Union européenne, la pensée désidérative ou wishful thinking décide dans la plupart des rédactions de l’angle des articles et de la titraille.

Tout se passe comme si la ligne éditoriale dépendait de croyances basées sur ce qui est agréable à imaginer pour un globaliste opposé par principe aux nations libres, plutôt que sur des faits réels, vérifiables ou rationnels. À la moindre occasion, les politiques et les médias mainstream voient poindre la fin du Brexit. Mais la Grande-Bretagne ne rejoindra plus jamais l’Union européenne, rappelait encore Boris Johnson dans sa chronique du Daily Mail. 

Pourquoi l’ancien Premier ministre Boris Johnson soulignait-il qu’au lieu de paraître embarrassés par le Brexit, les conservateurs doivent le défendre, en exploiter les avantages – et expliquer pourquoi partir était courageux, remarquable et juste ?

 

Parce que cela n’a pas empêché la Commission européenne et le gouvernement britannique d’annoncer le 7 septembre que le Royaume-Uni participera à Horizon Europe et Copernicus.

La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a déclaré :

« L’Union européenne  et le Royaume-Uni sont des partenaires et alliés stratégiques essentiels, ainsi que le prouve l’accord conclu aujourd’hui. Nous continuerons d’être à la pointe de la science et de la recherche au niveau mondial. »

On estime globalement que le Royaume-Uni devra verser une contribution annuelle moyenne de près de 2,6 milliards d’euros pour participer à la fois à Horizon Europe et à la composante Copernicus du programme spatial.

Le gouvernement britannique avait auparavant, c’est-à-dire sous Boris Johnson, négocié son maintien dans les programmes concernés via l’accord de commerce et de coopération signé fin 2020. Mais les querelles liées au statut de l’Irlande du Nord avaient conduit à la suspension du Royaume-Uni, l’Union européenne, outrepassant ses prérogatives, ayant « exigé que [ce] problème […] soit d’abord résolu », rappelle la Radio Télévision Suisse.

Londres et Bruxelles ont annoncé s’être mis d’accord sur la participation de la Grande-Bretagne au programme de recherche européen Horizon Europe et au programme européen d’observation de la Terre Copernicus.

La base de l’association du Royaume-Uni à ce programme est l’accord de commerce et de coopération conclu avec Boris Johnson, qui est entré en vigueur en 2021. Il régit la nouvelle relation entre les deux parties après la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne.

L’accord contient un paragraphe qui énonce explicitement « la poursuite de la participation » de la Grande-Bretagne à Horizon Europe. En raison de désaccords autour des dispositions commerciales en Irlande du Nord, la Commission européenne avait toutefois sauté sur l’occasion pour refuser de négocier l’accord sur la recherche avec Londres. Coûte que coûte, il fallait faire payer très cher la volonté d’indépendance du Royaume-Uni pour dissuader la moindre velléité d’indépendance des peuples européens.

Le régime de Bruxelles avait son os à ronger, ils ont exigé que le problème en Irlande du Nord soit d’abord résolu. L’accord de Windsor, conclu le 27 février dernier par le Premier ministre Rishi Sunak, a finalement permis de trouver une soi-disant solution à la question des contrôles aux frontières en Irlande du Nord qui sauve la face des uns et des autres.

 

Parmi les dix meilleures universités d’Europe, sept sont au Royaume-Uni

Boris Johnson rappelle dans le Daily Mail :

« Je me souviens qu’en 2016, nous avions tous un débat animé sur ce qui se passerait si nous quittions l’UE. Certaines personnes étaient particulièrement préoccupées par le risque pour la participation du Royaume-Uni à Horizon – une collaboration scientifique parrainée par l’Union européenne. Le Brexit serait un désastre, ont-ils dit, pour les échanges scientifiques. Plus de conférences financées par l’Union européenne dans de charmantes villes européennes ; plus d’articles conjoints avec des chercheurs d’autres universités européennes ; plus de participation britannique aux percées européennes communes.

Je dois dire que j’étais un peu sceptique à ce sujet, et je l’ai dit à l’époque. Il ne me semblait pas que le domaine de l’effort scientifique et de la recherche se limitait à l’Union européenne. Parmi les dix meilleures universités d’Europe, sept se trouvent au Royaume-Uni, une en Suisse et deux seulement dans l’Union européenne. Les partenariats scientifiques sont aussi mondiaux et instantanés qu’Internet. »

Cela étant, pourquoi quitter l’Union européenne aurait signifié quitter des projets comme Horizon ? En supposant que les Britanniques souhaitaient rester.

Quoi qu’il en soit, Horizon n’était pas politique. Cela ne faisait pas partie du grand projet fédéraliste caché du régime de Bruxelles. Le Royaume-Uni contribuait largement au projet, tant sur le plan financier, que sur le plan de la recherche, la recherche britannique ayant un niveau de classe mondiale.

« Qui serait assez fou pour virer le Royaume-Uni d’Horizon ? poursuit Boris Johnson. Eh bien, il s’est avéré que j’ai sous-estimé la mesquinerie de nos amis et partenaires. Ils ont décidé temporairement de mettre fin à l’adhésion du Royaume-Uni, même s’ils voulaient et avaient besoin de nous. Maintenant, je suis ravi de dire qu’ils ont cédé, et nous sommes de retour, et à juste titre.

C’est ce que nous, Brexiters, avons toujours dit qu’il arriverait, et devrait arriver. Nous avons dit que nous pouvions obtenir le meilleur des deux mondes — quitter l’Union européenne, mais continuer avec des partenariats et des collaborations de toutes sortes. QED (quod erat demonstrandum), comme on dit dans le monde académique. »

Le cadre de Windsor, qui enferme l’Irlande du Nord dans des parties du marché unique, rendant de fait plus difficile, mais pas impossible, pour le reste du Royaume-Uni de diverger du droit de l’Union européenne, a permis cette coopération scientifique internationale. Le pays a néanmoins préféré ne pas revenir dans le programme de recherche atomique Euratom. Le Royaume-Uni développera notamment une stratégie nationale en matière de fusion nucléaire, « soutenue par un budget de 650 millions de livres sterling [environ 750 millions d’euros] jusqu’en 2027 ».

 

En revanche, que ceux qui imaginent le Royaume-Uni rejoindre l’Union européenne se calment un peu, cela signifierait — selon les règles de l’Union européenne — que la Grande-Bretagne devrait abandonner la livre, adhérer à l’euro, et abandonner le contrôle national de la politique monétaire et, logiquement, fiscale.

Pour rejoindre l’Union européenne, la Grande-Bretagne devrait payer encore plus à Bruxelles qu’auparavant et adhérer à l’objectif d’une Europe fédérale. Aucun gouvernement britannique sérieux ne l’accepterait, comme l’a rappelé l’ancien Premier ministre Boris Johnson dans sa chronique du samedi dans le Daily Mail, journal qu’avait choisi Churchill pour s’exprimer depuis les États-Unis en 1931, pendant sa propre traversée du désert.

Vers une pause réglementaire : l’UE répond à la pression des États membres

Dans son discours sur l’état de l’Union, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a annoncé qu’elle allait « présenter les premières propositions législatives visant à réduire de 25% les obligations de déclaration au niveau européen ».

Il s’agit d’une annonce bienvenue, et c’est la première fois que la Commission européenne parle à nouveau d’une « meilleure réglementation » depuis que ce programme n’a pas réussi à se concrétiser après avoir été promu par le commissaire européen néerlandais Frans Timmermans au cours du mandat précédent, entre 2014 et 2019.

Ironiquement, le principal responsable de cet échec est Timmermans lui-même, qui s’est transformé sans transition en un véritable fanatique de la réglementation, avec son zèle pour toujours plus de réglementation verte dans le contexte du Green Deal européen, lancé par la Commission von der Leyen à partir de 2020. Avec le départ de Timmermans, qui se présente aux élections néerlandaises de novembre, Mme von der Leyen reprend du poil de la bête.

Et ce, même si, comme le souligne Dave Keating, « bien qu’il ait été chargé de la mise en œuvre du Green Deal européen, M. Timmermans n’en est pas l’auteur et ne l’a pas non plus fait avaler à Mme von der Leyen. C’est son bébé, et pour son parti, suggérer que la petite Ursula était impuissante face au gros barbu Timmermans est franchement insultant ».

Alors, comme on dit, « il y a plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de se repentir ». Il est bon de voir Mme von der Leyen changer quelque peu son fusil d’épaule.

Il est important de noter que cette évolution est également le résultat de la pression exercée par les États membres de l’UE.

En mars 2023, les dirigeants de la France, de l’Allemagne, de la Belgique et du Parti libéral européen (PPE) ont appelé à une « pause réglementaire » sur le Green Deal. À la fin du mois d’août, les gouvernements français et allemand ont lancé un appel commun pour réduire les obligations européennes en matière de reporting, à la suite de plaintes de plus en plus nombreuses de la part des fédérations d’entreprises allemandes et françaises.

Un autre signe d’espoir est peut-être que le commissaire européen slovaque Šefčovič, plus pragmatique que Timmermans, sera responsable du Green Deal européen. Il s’est déjà engagé à mettre l’accent sur les entreprises lors de la mise en œuvre du marché vert européen.

 

Une avalanche réglementaire verte

En tout état de cause, la situation est désastreuse.

Au cours des cinq dernières années, 850 nouvelles obligations, représentant plus de 5000 pages de législation, ont été introduites. Cette inflation réglementaire inquiète profondément les fabricants européens, car elle s’ajoute à la forte augmentation du coût de l’énergie en Europe.

Les PME se sont également plaintes que ces obligations leur imposent des coûts de mise en conformité considérables. Elles s’inquiètent notamment des obligations de reporting qui devraient s’appliquer aux PME dans le cadre de la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) et de la CSDD (Corporate Sustainability Due Diligence Directive).

Commentant la nouvelle de Greenpeace accusant Rabobank d’avoir causé des milliards d’euros de dommages à la nature au Brésil, en raison de son financement de certaines entreprises, le professeur d’économie néerlandais Lex Hoogduin prévient :

« Nous pourrions être inondés d’affaires de ce type, en raison des nouvelles exigences de reporting de la CSRD. Que faisons-nous ? Nous détruisons notre économie et notre prospérité, je le crains ».

 

La réglementation n’est pas gratuite

Les PME européennes ne sont pas les seules à souffrir de l’inflation réglementaire de l’UE.

Au fil des ans, l’Union européenne en est venue à intégrer de plus en plus de réglementations dans sa politique commerciale, suscitant ainsi la colère des producteurs non européens. C’est notamment le cas de ses nouvelles règles en matière de déforestation, qui imposent toute une série de nouvelles formalités administratives aux producteurs d’huile de palme indonésiens et malaisiens, alors que de grands progrès ont été réalisés dans la réduction de la déforestation dans ces pays, selon Global Forest Watch.

Ces progrès sont dus non seulement aux nouvelles politiques de lutte contre l’exploitation illégale des forêts, mais aussi aux systèmes de certification nationaux, comme le Malaysia Sustainable Palm Oil (MSPO) Board. L’Union européenne refuse toutefois de reconnaître ce système et tente d’imposer ses propres exigences bureaucratiques, contrairement au Royaume-Uni, qui a compris que le commerce est une question de confiance. Cet épisode a conduit les deux pays d’Asie du Sud-Est à geler les négociations commerciales avec l’Union européenne. Il n’y a pas de repas gratuit en matière de réglementation.

Pamela Coke-Hamilton, directrice exécutive de l’ITC, une agence conjointe des Nations unies et de l’Organisation mondiale du commerce, a même averti que les nouvelles règles de l’Union européenne en matière de déforestation risquaient d’avoir un impact catastrophique sur le commerce mondial, car les petits fournisseurs en particulier risquaient d’être coupés des flux commerciaux.

Mon ancien groupe de réflexion, Open Europe, a estimé par le passé que le coût cumulé des réglementations européennes introduites entre 1998 et 2018 pour l’ensemble des 27 États membres de l’Union européenne s’élevait à la somme colossale de 928 milliards d’euros. La principale conclusion était que le niveau politique de l’UE était responsable de 66 % du coût de 1,4 trillion d’euros de toutes les réglementations nationales et européennes introduites au cours de cette période.

Il existe déjà de nouvelles estimations concernant les nouveaux développements depuis 2019, qui incluent le nouveau cycle de réglementation verte de l’Union européenne sous la direction de Mme von der Leyen. Le Conseil allemand de contrôle réglementaire a conclu que ses nouvelles réglementations émises pendant la pandémie ont, à elles seules, ajouté une charge de conformité annuelle de 550 millions d’euros pour les entreprises.

Au début de l’année, une enquête pour BusinessEurope, menée dans 35 pays auprès d’entreprises internationales, a conclu que 90 % d’entre elles estiment que l’Union européenne est devenue un lieu d’investissement moins attrayant qu’il y a trois ans. Les prix élevés de l’énergie et l’augmentation de la réglementation en sont les principaux responsables.

Dans un monde idéal, la Commission européenne s’efforcerait de remettre en cause les barrières commerciales nationales et d’encourager les États membres de l’Union européenne à reconnaître leurs normes respectives, au lieu d’élaborer des réglementations européennes « uniques » toujours plus harmonisées. Une telle approche ne serait toutefois pas compatible avec le désir de l’eurocratie d’exercer toujours plus de contrôle, et encore moins avec la vision du monde gaucho-verte d’Ursula von der Leyen.

Pour l’instant, il semble que la promesse d’Ursula von der Leyen de réduire de 25 % les obligations d’information de l’Union européenne ne vise qu’à répondre du bout des lèvres à l’insatisfaction croissante que suscite l’action de la Commission européenne. Aucun engagement concret n’a été pris pour abandonner purement et simplement certaines propositions réglementaires. Ce sera peut-être le cas avec la rénovation obligatoire des bâtiments proposée par l’UE, mais on s’attend à ce qu’un signal fort de la part des électeurs soit encore nécessaire avant de changer de cap. Peut-être en juin 2024 ?

[L’épopée économique de l’humanité] – L’économie européenne au XIe siècle : la reprise (XVI)

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Le Xe siècle a été une sombre période de troubles et d’agitation mais aussi d’incubation. Lui succède au siècle suivant une phase de reprise économique marquée par le réveil de la vie urbaine et l’essor de l’agriculture en Occident.

 

Le réveil de la vie urbaine

Même au plus fort des troubles, la vie urbaine n’a jamais cessé grâce à l’Église.

Mais au XIe siècle se développe un type inédit de ville. La vieille cité héritée de l’Empire romain était militaire et cléricale mais assurait peu de fonctions économiques, à la différence de la cité médiévale qui devient aussi commerçante et artisanale. En son sein, une place de marché, des entrepôts et un quartier de négociants coexistent avec les églises, les demeures des clercs et les lieux de garnison.

Le mouvement commence dès le Xe siècle dans l’Allemagne ottonienne, où, à l’instigation des souverains naissent des villes comme Hambourg ou Magdebourg qui sont à la fois des centres religieux et des agglomérations de marchands. Leur développement accompagne l’essor des routes commerciales en Flandres, dans le Brabant, dans les vallées de la Moselle et du Rhin. Par l’exemple de la Germanie, on a la preuve que dès le Xe siècle, le marché a été une étape décisive de l’urbanisation de l’Europe médiévale et de la transformation économique d’un pays tardivement civilisé.

C’est différent à l’Ouest où les invasions normandes et l’anarchie féodale retardent le processus.

Mais au XIe siècle, sous l’égide des abbés, des évêques ou des comtes, les bourgs se multiplient autour des villes et dans les campagnes, avec toujours l’institution d’un marché et le regroupement d’une population à moitié agricole et à moitié artisanale à la recherche d’une protection.

 

L’émergence des marchands 

Parallèlement se forme une classe de marchands.

Selon Henri Pirenne, elle aurait émergé après l’an 1000 d’« une masse de va-nu-pieds à travers le monde »1, soit de marchands errants à l’image des aventuriers suédois.

Alimentent aussi ses effectifs les agents qui officiaient pour les abbayes ou étaient chargés d’effectuer les achats de la cour, à l’image des Syriens et des Juifs nombreux dans l’entourage d’Otton 1er et de Louis le Pieux.

Les négociants les plus actifs et les plus innovants sont ceux de Venise qui, dès le Xe siècle, parviennent à capter et à alimenter un courant commercial reliant l’Europe au Proche et au Moyen-Orient. Alors que le prêt de capitaux est inconnu dans le reste de l’Europe, c’est à Venise qu’apparaît le capitalisme sous la forme du contrat de commande2. Il associe un « capitaliste » qui apporte les fonds et un marchand navigateur qui part en expédition, avec à la clef un partage des risques et des profits. Le schéma habituel est d’aller à Alexandrie vendre des esclaves, slaves le plus souvent, ainsi que des bois et des armes d’Occident. En contrepartie on y achète des épices, des tissus de laine et de l’or qui, à Constantinople, servira à se procurer des étoffes de soie, de la pourpre et des articles de luxe rapportés en Lombardie.

À la fin du XIe siècle, la pratique des pèlerinages lointains et les départs en croisades feront naître ailleurs en Europe des besoins de financement et un embryon de commerce de l’argent.

 

L’essor de l’agriculture

La fin des pillages et le retour à la paix succédant à un siècle d’anarchie provoquent un excédent de natalité et une reprise de l’agriculture.

Elle s’effectue dans un cadre nouveau, car les invasions ont ruiné les grands domaines de l’époque carolingienne et précipité l’extinction de l’esclavage qu’on y pratiquait encore. Les bénéfices de l’organisation traditionnelle n’en couvrant plus les frais, les propriétaires du sol renoncent à son faire-valoir direct. On lui substitue un régime de revenus réguliers fondé sur la perception de sommes en argent et de redevances en nature.

Cela se traduit par la multiplication de petites exploitations concédées à des tenanciers qui doivent s’acquitter d’un cens et/ou d’une part de la récolte.

Cette évolution s’accompagne d’une modification de l’organisation du travail suscitée par la pénurie d’esclaves, et par voie de conséquence de force motrice d’origine humaine. Le rouleau de pierre et la meule tournante mus par des hommes sont remplacés par le moulin à eau. Bien que son invention remonte au Ier siècle avant J.-C., ce n’est qu’alors qu’il devient d’usage courant. À cette mobilisation de la force motrice de l’eau s’ajoute un meilleur usage de la force de traction des chevaux et des bœufs grâce à trois innovations : le collier d’épaule, la ferrure et l’attelage en file3

Cet emploi renforcé du moteur animal est la principale découverte technologique du Moyen Âge.

Elle permet de tirer un meilleur parti des tenures disponibles dont l’exploitation devient plus serrée. Elle facilite aussi l’accroissement des superficies cultivables, alors que sous la pression d’une population croissante, « aux environs de 1050 s’ouvre l’ère des grands défrichements »4.

Des terres nouvelles sont gagnées sur la mer et s’engage contre l’arbre une lutte longue et opiniâtre. Les principaux artisans de cette dure conquête sont les « hôtes », des cultivateurs auxquels ces friches ont été concédées pour qu’ils les mettent en valeur. Au terme de l’opération ils peuvent devenir propriétaires de la moitié de la surface cultivable5ou s’acquitter périodiquement d’une redevance proportionnelle à la surface cultivable.

Cela contribue à la généralisation de la petite exploitation familiale.

Dans le même temps, les seigneurs créent des foyers d’activité agricole et des centres commerciaux en établissant des bourgs ruraux et en les dotant de marchés, d’installations techniques comme des fours et des moulins ainsi que de bois communaux.

Dans ce cadre nouveau, ce sont toujours des céréales qui sont cultivées en priorité, mais la production de vin prend également une grande extension, alors que le rôle de l’élevage reste subalterne.

 

La contribution de l’Église 

Rompant avec la Méditerranée, l’Europe occidentale a assimilé la Germanie, intégré le monde scandinave, et aimanté de nouveaux États chrétiens comme la Hongrie, la Pologne, le Danemark, la Suède ou la Norvège.

La façade de cette Europe nouvelle est sur l’Atlantique et la mer du Nord. Ce processus de refoulement vers le Nord a fait advenir une civilisation atlantique au cœur de laquelle le christianisme s’est implanté solidement sous la forme du catholicisme romain. En triomphant de l’arianisme et de toutes les autres hérésies, l’Église y a obtenu « le monopole de la gestion des biens de salut » pour reprendre les termes de Max Weber.

Son influence sur l’économie est difficile à apprécier, du fait de l’ambiguïté de sa doctrine sociale.

D’un côté, au nom de la charité, elle a multiplié les institutions de bienfaisance et sans cesse rappelé aux riches leurs devoirs envers les pauvres ; mais de l’autre, elle a incité les défavorisés à se résigner à leur sort.

Ces paradoxes éclairent l’échec des efforts menés du temps de Charlemagne pour instituer une économie à base chrétienne. L’Église n’en a pas moins contribué de façon décisive au recul, puis à la disparition de l’esclavage dans le monde chrétien en faisant de tout être humain une personne dotée d’une âme. Elle a aussi assuré la survie des villes en y établissant ses évêques et en favorisant à leur périphérie l’installation de monastères.

Autour d’eux se constitueront des foyers de population qui par la suite attireront les activités commerciales et artisanales. Se mettent alors en place les conditions du mouvement par lequel, à partir du XIIe siècle, les communes évolueront vers la liberté en obtenant des franchises.

 

L’état des lieux à la fin du haut Moyen Âge

Pour ce qui est de l’agriculture, on assiste aux progrès constant de la petite exploitation.

Elle est encore grevée de toutes sortes de servitudes, mais la marche obstinée vers la petite propriété intégrale est désormais lancée. Sur le sol de l’Europe, dans le cadre d’une économie à dominante agraire, une classe paysanne se fixe solidement. Avec la lente formation d’États en compétition les uns contre les autres, c’est un phénomène décisif dans l’histoire de la civilisation occidentale.

À la fin du XIe siècle, par l’intermédiaire surtout de Venise où sont déjà apparues les premières manifestations du capitalisme, la Méditerranée se rouvrira à l’économie occidentale. Mais son axe s’est alors définitivement déplacé :

« L’avenir de l’Occident appartenait à ces hommes et à ces femmes qui depuis plus d’un demi-millénaire s’étaient installés en Gaule, Grande-Bretagne, Frise, Germanie et dans les pays scandinaves ainsi qu’en Lombardie et Catalogne » [5 Robert Latouche, opus cité page 356]

L’économie de l’Occident chrétien n’en est pas moins encore très rudimentaire. Régulièrement frappés par les famines et les épidémies, les Européens n’ont le plus souvent pour perspective qu’une vie courte et parfois misérable. Le moine bourguignon Rodolfus Graber en a laissé un saisissant témoignage. Dans ses Historiae, il évoque l’an 1033, millénaire de la passion du Christ, et décrit la terrible famine qui le précéda, une famine si épouvantable qu’elle semblait annoncer la fin du monde.

À la fin du haut Moyen Âge, l’Europe nouvelle souffre donc d’un retard économique et culturel considérable sur le reste du monde, qu’il soit byzantin, chinois ou musulman.

Rien ne laisse présager qu’elle sera l’agent le plus actif du processus d’industrialisation qui, un jour, révolutionnera les conditions de vie d’homo faber.

 

  1. Henri Pirenne, Les villes et les institutions urbaines, Paris-Bruxelles, 1939 cité par Robert Latouche, op. cité, p. 252
  2. Yves Renouard, Les hommes d’affaires italiens du Moyen Âge, Paris, 1949
  3. Lefebvre de Noëttes, L’attelage, le cheval de selle à travers les âges, p. 183
  4. Marc Bloch, Les caractères originaux de l’histoire rurale française, Paris, 1952
  5. Bail de complant pratiqué par exemple dans la vallée du Rhône

Le poulet ukrainien s’invite dans nos assiettes : une menace pour les éleveurs français ?

La part de poulets consommés en France en provenance d’autres pays ne cesse d’augmenter : 41 % en 2020, 45 % en 2021, et désormais 50,5 % en 2022.

L’ANVOL, interprofession de la volaille de chair, note une progression de 5,3 % des importations de viande de poulet sur le premier semestre 2023.

Cette situation, actuellement exacerbée par des importations massives en provenance d’Ukraine présage de l’avenir de l’agriculture française.

Bien que le règlement (UE) n°1169/2011 impose que les denrées alimentaires présentées à la vente, qu’elles soient préemballées ou non, respectent un étiquetage clair et précis afin d’informer au mieux le consommateur, cette viande de volaille d’importation vendue deux à quatre fois moins cher, selon les catégories auxquelles on la compare, ne protègera pas les éleveurs français dans un contexte économique où les consommateurs sont confrontés à une inflation ruineuse.

 

Une clause de sauvegarde

Afin de se prémunir contre une concurrence aux effets délétères, dès 1985, la Communauté européenne a prévu dans ses règlements la possibilité de mettre en œuvre une clause de sauvegarde :

« En cas de difficultés graves et susceptibles de persister dans un secteur de l’activité économique ainsi que de difficultés pouvant se traduire par l’altération grave d’une situation économique régionale, un nouvel État membre peut demander à être autorisé à adopter des mesures de sauvegarde permettant de rééquilibrer la situation et d’adapter le secteur intéressé à l’économie du marché commun. Un État membre actuel peut demander à être autorisé à adopter des mesures de sauvegarde à l’égard de l’un ou des deux nouveaux États membres ».

La Commission européenne a usé de cette possibilité en 2020 pour autoriser les pays européens à laisser filer leurs déficits. La France s’est vu refuser cette clause en 2006 visant à se préserver de l’importation massive de pommes de l’hémisphère sud.

Contre cette concurrence des poulets ukrainiens, l’ANVOL sollicite la mise en œuvre de la clause de sauvegarde, mais le ministre de l’Agriculture n’a pas souscrit à la demande, « pour ne pas envoyer de signal hostile à l’Ukraine ».

Ces importations, qui sont exonérées de droits de douane en soutien à l’Ukraine dans la guerre contre la Russie, créent une distorsion de concurrence remettant en cause l’avenir de nombreuses entreprises françaises.

 

Une disproportion de taille et de moyens

Déjà contraintes au niveau de la taille des entreprises qui comptent en moyenne 40 000 poulets en France, les élevages en Ukraine pouvant atteindre un million de têtes, les entreprises françaises doivent se conformer à des mises aux normes drastiques et ruineuses.

La directive européenne 2007/43/CE établit des critères de densité, de durée d’élevage, de conditions de parcours selon les différentes dénominations qualitatives qui ont obligé les entreprises à réaliser des investissements onéreux quand ces normes ont diminué la rentabilité en réduisant le nombre d’animaux par m² utile.

On peut aussi épiloguer sur le bien-fondé de ces normes :

Quand l’arrêté du 1er février 2002 (art 5 à 7) fait passer au 1er janvier 2003 la dimension des cages de poules pondeuses de 450 à 550 cm², soit une augmentation de 22,22 %, cela peut paraître un succès pour les défenseurs du bien-être animal, mais ne représente qu’environ deux fois la surface d’une carte bancaire ! Pas sûr que les poules aient remarqué la différence. Par contre, de nombreux éleveurs, obligés de remplacer toutes leurs installations ont préféré jeter l’éponge avant l’interdiction de ces cages en 2012 !

L’exigence des associations en matière de bien-être animal conduit à durcir toutes ces normes qui ne sont pas appliquées aux denrées importées. Pour être objectives, ces associations devraient aussi militer pour contraindre les producteurs étrangers à respecter les mêmes règles, ne serait-ce qu’en promouvant le boycott de l’achat de leurs produits.

 

Le choix des consommateurs

Les consommateurs, influencés par les associations précitées, le soutien des pouvoirs publics et des médias peuvent choisir d’acheter des produits répondant aux normes de production nationales : acheter bio, local et écologique.

Mais depuis longtemps le geste d’achat est motivé par avoir plus pour moins cher. On ne peut en vouloir à un consommateur qui a lui aussi de plus en plus de contraintes obligatoires onéreuses à supporter, souvent incompressibles, qui se traduisent par un geste d’achat à l’économie.

C’est ainsi qu’a été délocalisée la quasi-totalité de nos productions nationales : charbon, acier, textiles, médicaments, industrie automobile. La disparité des salaires, la rigidité des normes sociales et environnementales ont placé les entreprises françaises dans des situations d’infériorité concurrentielle dont on commence à mesurer les impacts. La pénurie de masques pour le covid, la pénurie de médicaments, et maintenant le risque alimentaire qui se fait jour sont des dangers majeurs de déstabilisation sociale.

En 2021, la balance commerciale des produits agricoles bruts affichait un déficit de 96 millions d’euros, mauvais présage pour les agriculteurs français.

 

Une volonté écologique

À ces impératifs économiques, s’ajoutent des normes environnementales qui pèsent sur la compétitivité des producteurs français.

La pression médiatique et de lobbying des associations écologiques aboutit à interdire aux agriculteurs l’utilisation de produits qui leur apportent des solutions efficaces contre les maladies ou les ravageurs de leurs cultures. L’obligation de remplacer les herbicides par des opérations mécaniques implique une augmentation du coût à l’hectare du désherbage, une consommation de carburant accrue, et un coût de main-d’œuvre exponentiel par une multiplication du temps nécessaire.

Pour les écologistes, il est très positif de ne pas produire des poulets en France, car ainsi on n’est pas incommodés par l’odeur des fientes. Peu importent les conditions dans lesquelles sont produites ces volailles, peu importe ce qu’elles mangent, du moment que ce n’est pas chez nous, et qu’on les ait pour pas cher !

Cette idéologie a quand même des inconvénients : les producteurs français disparaissent progressivement, notre balance commerciale se dégrade, et nous devenons de plus en plus dépendants alimentairement de l’étranger. Nos idéologues, nos dirigeants, ont-ils conscience que lorsque le déficit de notre balance commerciale entraînera l’effondrement de notre monnaie, les exportateurs étrangers ne nous feront pas cadeau d’une nourriture vitale que nous ne serons plus en mesure de leur payer. Souvenons-nous des émeutes de la faim de 2008 dans de nombreux pays.

La disparition des agriculteurs s’accompagnera de l’ensauvagement des espaces ruraux. Si la forêt est considérée comme le poumon de la planète, elle ne produit que des châtaignes, des glands et des champignons. Pas sûr que cela suffise pour nourrir la population ! Ah, j’oubliais, la forêt produit aussi du bois… pour nos cercueils ! Ça fait rêver…

Restalinisation en Russie : Poutine réhabilite les fantômes du passé

Dans une fuite en avant mémorielle dont on ignore l’aboutissement, Vladimir Poutine a accéléré ces derniers mois la restalinisation de la Russie en faisant ériger des dizaines de statues de Staline, y compris bénies par des popes, comme à Pskov à la mi-août 2023.

Mais le 11 septembre 2023, il est allé plus loin en réhabilitant l’un des personnages centraux du pouvoir bolchevique sous Lénine. Il a fait ériger à Moscou une copie grandeur nature de la statue de Felix Dzerjinski, qui trônait sur la place de la Loubianka devant le siège du KGB, avant d’être déboulonnée en 1991.

Dzerjinski était le fondateur de la Tcheka en décembre 1917, sur ordre de Lénine qui le qualifia de « notre Fouquier-Tinville ». Indument qualifiée de « police politique » alors qu’elle était l’organe de la terreur de masse grâce à laquelle les bolcheviks purent conserver le pouvoir au cours d’une sanglante guerre civile, puis gouverner le pays, la Tcheka fut responsable entre 1918 et 1922 de centaines de milliers d’assassinats. Elle fut l’ancêtre du KGB dont Vladimir Poutine était un lieutenant-colonel.

Le discours d’inauguration de la statue, prononcé par Sergueï Narychkine, le chef des services de renseignement extérieurs russes (le SVR), contenait quelques vérités : Dzerjinski fut « l’un des symboles de son temps, un étalon d’honnêteté, de dévouement et de fidélité au devoir »… le devoir d’exterminer en masse tous les « ennemis » désignés des bolcheviks – aristocrates, bourgeois, officiers, popes, intellectuels, et surtout ouvriers et paysans révoltés.

Narychkine a ensuite dépassé les bornes de l’ignominie : Dzerjinski « est resté jusqu’au bout fidèle à ses idéaux de bonté et de justice ».

Or, dans une lettre à sa femme en 1918, ce bourreau en chef écrivait :

« Je prends personnellement les interrogatoires les plus importants. Quelquefois, je dois même exécuter les coupables. Mes mains sont pleines de sang et j’éprouve une répulsion, mais quoi faire ? Quelqu’un aussi doit faire ce sale boulot. Je suis sans pitié, une volonté de fer me maitrise et je vais aller jusqu’au bout pour gagner contre le mal et l’injustice. »

Vieille justification des régimes totalitaires qui, au nom de la lutte contre le mal « de classe » ou de race, justifient massacres de masse et génocides – comme celui perpétré par Staline contre la paysannerie ukrainienne en 1932-1933.

Bref, cette inauguration de la statue de Dzerjinski est un message très clair du type de régime que Vladimir Poutine souhaite imposer en Russie et plus largement aux ex-républiques soviétiques.

La Pologne veut jouer sa partition en Europe de l’Est. Entretien avec Marcin Rzegocki

Un article de la Revue Conflits

 

L’invasion de l’Ukraine a remis la Pologne au centre des débats européens. Entre volonté de moderniser son armée et méfiance à l’égard du centralisme de Bruxelles, Varsovie se pose en défenseur des pays d’Europe centrale.

Marcin M. Rzegocki est manager, professeur d’université et rédacteur. Il est directeur général de la Fondation Auxilium, une ONG polonaise qui se concentre sur des projets d’éducation et de conseil. Marcin M. Rzegocki est titulaire d’un doctorat en sciences sociales et en gestion de la Warsaw School of Economics et d’une maîtrise en études interdisciplinaires individuelles en sciences humaines et sociales de l’université de Varsovie.

Propos recueillis par Jean-Baptiste Noé.

 

On connait l’antagonisme séculaire entre la Pologne et la Russie. Qu’est-ce que l’invasion de l’Ukraine a changé dans la vision géopolitique de la Pologne ?

Il ne faut pas oublier que les racines des antagonismes entre la Pologne et la Russie ne sont pas du tout un phénomène récent, elles remontent à l’époque tsariste. Pour bien des Polonais, la Russie symbolise l’agression et le manque de respect pour les valeurs comme la liberté et la paix. L’invasion russe de l’Ukraine a renforcé ces sentiments des Polonais en leur donnant une preuve tangible de la plausibilité de leurs pires cauchemars.

 

Le gouvernement polonais a annoncé de nombreux investissements pour l’armée. Quelle est la finalité de l’armée polonaise ? S’agit-il uniquement de se protéger d’une attaque russe ou bien envisage-t-elle aussi de se déployer sur d’autres théâtres d’opérations ?

Le motif primordial des investissements pour l’armée est d’augmenter les capacités de défense du pays. Néanmoins, en tant que membre de l’OTAN, la Pologne s’engage à des missions militaires d’outre-mer comme en Afghanistan entre 2002 et 2021, et en Irak depuis 2003. Il n’est pas exclu que l’armée polonaise s’engage dans de nouvelles missions de caractère militaire, même si aucun nouveau plan du déploiement des troupes polonaises à l’étranger n’a été annoncé récemment.

 

La Pologne a une position très atlantiste. Elle achète son matériel militaire aux États-Unis et se veut un bon élève de l’OTAN. Est-ce que cet atlantisme fait consensus en Pologne, ou bien y a-t-il des débats politiques parmi les partis de gouvernement sur ce positionnement ?

Le consensus général en Pologne sur la question atlantiste a toujours semblé être un dogme depuis la chute du communisme. Du point de vue culturel, les États-Unis sont l’incarnation de la valeur fondamentale de la République des Deux Nations ou bien de la Première République polonaise (1569-1795), notamment la liberté.

À présent, il n’y a pas de sérieuses discussions sur les rapports entre la Pologne et les États-Unis et l’OTAN qui – à leur tour – sont perçus comme les garants de la stabilité géopolitique dans la région de l’Europe centrale. Cela ne veut pas dire que tous les Polonais sont contents du profond engagement politique de la Pologne dans le conflit entre la Russie et l’Ukraine. Il se peut que les coûts économiques et sociaux de cet engagement puissent provoquer un léger changement d’attitude des Polonais sur ce propos.

 

Au moment de son intégration dans l’UE (2004), l’euphorie était grande en Pologne et en Europe. Vingt ans plus tard, les occasions de frictions entre Varsovie et Bruxelles sont nombreux, notamment sur les sujets de fonctionnement juridique et d’application des textes européens. La population polonaise reste-t-elle malgré cela favorable à une présence dans l’UE ?

Il faut d’abord souligner que les Polonais se sont toujours sentis membres de l’Europe, et que l’adhésion à l’UE était perçue comme une conséquence tout à fait naturelle des changements politiques et économiques des années 1990. Il est cependant vrai que l’UE d’aujourd’hui n’est pas ce dont beaucoup de Polonais pouvaient rêver.

D’après ce que l’on peut observer, les Polonais ne mettent pas en question la nécessité d’appartenance de leur pays à cette organisation, mais en même temps ils auraient préféré qu’elle soit une sorte de club des pays souverains, avec la liberté de mouvement et un marché commun. Ils ne sont pas, en grande partie, favorables à des démarches vers une Europe fédérale, ni aux tentatives d’imposer des solutions culturelles, politiques ou économiques extérieures.

 

On voit le développement de l’initiative des Trois mers ainsi que du groupe de Visegrad. Comment la Pologne perçoit-elle son rôle en Europe centrale, et comment se positionne-t-elle par rapport à l’Allemagne ?

Il n’est un secret pour personne que les pays d’Europe centrale et orientale présentent un certain nombre de différences par rapport aux pays de ce que l’on appelle « la vieille Europe ». Les plus importantes sont, bien sûr, les différences économiques, mais les différences sociales et culturelles ne doivent pas être négligées. De même, l’orientation politique des pays de l’Europe centrale, y compris les points de vue sur les relations avec la Russie, diffère de celle de la « Vieille Europe », notamment l’Allemagne et la France.

En même temps, il devient de plus en plus évident que les pays des Trois Mers deviennent une force politique et économique que le reste de l’Europe ne peut plus ignorer. La Pologne, en tant que pays le plus grand et le plus peuplé d’Europe centrale et de l’initiative des Trois Mers, qui a connu au cours des dernières décennies un essor économique extraordinaire, qui n’est pas dû – comme on le laisse parfois entendre à l’Ouest – aux subventions de l’UE, mais plutôt à l’accès au marché commun européen et à l’esprit d’entreprise des Polonais, se considère comme le leader naturel de cette partie du continent, ce qui, à bien des égards, peut la rendre antagoniste de l’Allemagne au sein de l’Union européenne et de l’OTAN.

De plus, depuis quelques années, on entend de plus en plus souvent que la Pologne ne veut plus être un « État vassal » ni de l’Allemagne ni de n’importe quel autre pays de l’Europe. La Pologne du parti Loi et Justice souligne donc sa subjectivité et son désir d’être traitée comme un partenaire équitable, surtout au sein de l’UE. À cet égard, elle est en quelque sorte l’avocate des autres pays de Visegrad et des Trois Mers.

Sur le web

Européennes : Mélenchon panique, la NUPES passe l’arme à gauche

Sorti en 2012 et développé par le studio finlandais Supercell, le jeu mobile Clash of Clans est un incontournable. Il a généré 1,4 milliard d’euros de recettes en 2018.

Parmi ses utilisateurs se trouvent peut-être des élus de la NUPES. Dix ans après la partie de Scrabble du député socialiste Thomas Thévenoud en plein débat sur la loi légalisant le mariage homosexuel, nos élus semblent un peu trop friands de jeux sur téléphone mobile durant les sessions parlementaires.

C’est ce qu’on pourrait croire lorsqu’on entend qu’une « guerre de clans » est dénoncée par le patriarche des Insoumis. À neuf mois des élections européennes, la gestation d’une union de la gauche sur le modèle de celle qui concourut aux élections législatives semble difficile.

Si les communistes et les écologistes ont d’ores et déjà désigné leurs têtes de liste en les personnes du secrétaire général des jeunesses communistes Léon Deffontaines et de l’activiste Marie Toussaint, la réaction socialiste achève de mettre en évidence les tensions au sein de la gauche française.

 

Un Parti socialiste divisé

« Sectaire aux sénatoriales, diviseur aux européennes, le Parti socialiste fait payer à toute l’union populaire le prix de ses synthèses internes. Mais elles finissent elles aussi en guerre de clans. Incorrigible », fustigeait sur X (ex-Twitter) Jean-Luc Mélenchon ce mercredi 6 septembre.

En langage mélenchonien, le chef de file des Insoumis indique qu’il est terrifié.

Qu’est-ce qui pourrait faire si peur à ce vieux routard ? La veille, le bureau national du Parti socialiste a adopté à l’unanimité un texte d’orientation prévoyant une candidature autonome aux européennes, et présenté aux quelque 45 000 adhérents (deux fois moins que LR) au début du mois prochain.

Après le PCF et EELV, le Parti socialiste est la troisième et dernière formation de la NUPES à choisir de faire cavalier seul.

Si les soutiens majoritaires du premier secrétaire du parti Olivier Faure restent partisans d’une entente, deux noms ressortent parmi les opposants : les édiles de Rouen et Vaulx-en-Velin Nicolas Mayer-Rossignol et Hélène Geoffroy.

L’unanimité du bureau national du mouvement met à mal la position d’un premier secrétaire déjà en difficulté après la dénonciation des résultats du congrès de Marseille, en janvier, et qui ont entraîné la mise en place d’une direction collégiale.

 

Entre espoirs et divisions de fond

En l’espèce, le cœur du débat a été clairement désigné par le maire de Rouen : les positions eurosceptiques et russophiles de LFI, qui gangrènent le projet d’union dès son origine.

En effet, la NUPES constitue la troisième tentative d’union de la gauche de la Cinquième République après celles de 1973 et de 1997. Selon les partis en présence, la motivation principale est l’absence de candidat de gauche au second tour de l’élection présidentielle, pour la deuxième fois consécutive, malgré un Emmanuel Macron social-démocrate, et une Marine Le Pen au programme économique aux relents soviétiques…

 

Une gauche en quête d’unité

Ce constat entraîne la rédaction d’un programme partagé de gouvernement, 50 ans après le programme commun.

Les radicaux ne sont toutefois pas de la partie, cette fois en raison de désaccords partagés par la Hollandie, créant La Convention en juin dernier sous l’égide de l’ancien Premier ministre Bernard Cazeneuve.

La NUPES revendique 95 % d’accords entre ses formations, essentiellement sur les habituelles propositions antédiluviennes : renationalisations diverses et lutte contre l’évasion fiscale en tête.

Cette nouvelle union de la gauche se distinguait toutefois par son intégration renforcée, puisque la NUPES présenta des candidatures uniques, dont 57 % des investis proviennent de LFI en raison de l’arithmétique électorale au soir du premier tour de l’élection présidentielle. Jean-Luc Mélenchon avait en effet représenté deux tiers des voix de gauche, hors LREM.

Au sortir des élections législatives, si l’utopique cohabitation n’est pas advenue, la NUPES est devenue la première force d’opposition durant quelques heures, avant que les quatre partis de l’alliance ne forment chacun un groupe distinct, contre l’avis de Jean-Luc Mélenchon, et en laissant au RN la part du lion de l’opposition.

Quelques mois plus tard, une nouvelle union se met en place en vue des élections sénatoriales qui se tiendront le 24 septembre prochain. Cette union exclut d’office les Insoumis, malgré l’appel en juin dernier des mouvements de jeunesse des quatre membres de feu la NUPES à rebâtir un front commun.

 

Entre divergences et polémiques

« Feu », car la NUPES semble bel et bien en pleine agonie. Depuis un an, LFI semble être l’objet d’une indifférence touchant au mépris. Cela s’explique par deux facteurs.

Le premier est l’éclatement des divisions au sein de l’alliance.

Ainsi, LFI est rapidement lâchée par ses partenaires sur les motions de censure à répétition, et globalement sur la stratégie d’obstruction et de refus de débat sur l’article 7 de la réforme des retraites, cœur du projet relevant l’âge de départ à 64 ans.

Résultat : le RN est aujourd’hui perçu comme faisant un meilleur travail d’opposition que les élus NUPES.

À ces divergences de forme s’ajoutent rapidement des divergences de fond. Les 5 % de divergences mises sous le tapis durant les élections n’ont pas tardé à refaire surface : vote de l’envoi de chars à l’armée ukrainienne par le Parti socialiste et EELV contre l’avis du PCF et de LFI, désaccords sur les accords de libre-échange, défense nationale, industrie verte, et même plus récemment sur la laïcité à l’école.

Le second facteur de division tient dans les polémiques à répétitions frappant la formation mélenchoniste. Outre le soutien tacite à Vladimir Poutine et l’antisémitisme latent, les noms de Taha Bouhafs, de Thomas Portes, ou encore d’Adrien Quatennens illustrent particulièrement bien le malaise provoqué par LFI auprès de ses alliés. Le dernier nom est sans doute le plus parlant. Condamné en décembre à 4 mois de prison avec sursis et 2000 euros de dommages et intérêts pour violences conjugales après avoir plaidé coupable, le député du Nord n’a pas arrangé les relations au sein de l’union. Le PS et EELV ont en effet mis un veto à son retour au sein de l’intergroupe.

 

Dix mois après les élections législatives, le bilan est tiré par le secrétaire national du PCF Fabien Roussel dès avril : « La Nupes est dépassée ».

 

Perspectives d’une gauche fragmentée

Si cet éclatement interroge sur ce à quoi aurait pu ressembler un gouvernement NUPES, la pression exercée par LFI sur la gauche non-macronienne l’oblige à tenter de retrouver de l’espace politique.

Et la question ne manquera pas de se poser lors des prochaines élections municipales.

En ce sens, le programme de la NUPES pour les collectivités donne un indice sur ce à quoi nos villes devront s’attendre en cas de victoire de coalitions de gauche en 2026.

 

En 1967, six ans après l’érection du mur de Berlin, l’écrivain François Mauriac s’exclamait : « J’aime l’Allemagne. Je l’aime tellement que je suis ravi qu’il y en ait deux ».

55 ans plus tard, autorisons-nous à aimer tellement la gauche que nous soyons ravis qu’il y en ait quatre.

L’Europe vue de l’intérieur

Le « fossé entre les citoyens et le politique » qui faisait l’objet des deux précédents articles de cette chronique n’est pas spécifique au seul système politique belge. Un fossé tout aussi profond – plus profond encore ? – sépare les citoyens de « l’Europe », perçue comme une bureaucratie qui tourne sur elle-même et a perdu tout sens des réalités.

Quelle est sa valeur ajoutée sur la qualité de vie des citoyens ?

Après avoir occupé des fonctions de conseiller spécial auprès du Conseil, et de directeur de cabinet du Comité économique et social, Rudy Aernoudt, senior economist à la Commission européenne est par ailleurs professeur d’économie aux universités de Gand et de Nancy (France).

Dans son dernier livre, L’Europe vue de l’intérieur, Vers un nouvel élan ?, il se propose de parler d’elle de l’intérieur, car ses contempteurs en parlent souvent du dehors, voire, illustrant par là le concept d’intertextualité de la philosophe française Julia Kristeva, à partir d’autres livres.

 

Eros et Eris

L’Europe, ose l’auteur usant d’une métaphore qu’il emprunte à l’Antiquité grecque pour décrire son histoire, est d’Eros, le dieu de l’amour, et d’Eris, la déesse de la discorde, passionnelle et fusionnelle, à moins que ce ne soit l’inverse.

Cela n’explique toutefois pas un sentiment d’Europe de l’interdit – partagé par beaucoup de citoyens européens – dont lui a fait part un étudiant letton lors de l’une de ses missions européennes : « For us nothing changed : before it was Moscow, now it’s Brussels. »

Bien qu’avec Kant il admette que la perception reflète une forme de réalité, et qu’il se défende d’être eurobéat, Rudy Aernoudt nous assure que les allégations de césarisme ne correspondent nullement à l’intention des instances européennes. Et pourtant, il n’hésite pas à évoquer une logorrhée législative sans pareille s’agissant des règlements, directives, décisions, recommandations et avis produits par ces instances. Il en décrit la portée respective, et indique que si ces lois, souvent transposées dans le droit national des États membres, couvrent de nombreux domaines, c’est dans le but d’améliorer la vie quotidienne des citoyens de l’UE.

Et, non, le Conseil, la Commission et le Parlement européen ne s’occupent ni de la longueur des préservatifs ni du tour de poitrine des serveuses de bar, comme l’avait insinué la presse britannique, ni (plus ?) de la longueur des concombres et de la courbure des bananes. D’autres légumes et fruits et un tas d’autres choses sont néanmoins réglementés.

Il fut un temps où nous étions plus libres de décider par nous-mêmes de ce qui était permis et de ce qui ne l’était pas, concède Rudy Aernoudt. Désormais nous sommes à l’époque du tout pasteurisé, tout stérilisé : mais que reste-t-il du goût ? Extrapolez et vous commencez à vous faire une idée de l’UE percluse de normes au XXIe siècle.

 

Issues possibles

Il y a aussi la perception selon laquelle parlementaires et commissaires européens, non seulement produisent à tout-va des normes qui compliquent la vie des citoyens ordinaires, mais encore sont grassement rémunérés pour ce faire, et qu’ils ne sont pas nécessairement toujours des épées (dans le sens où l’entendaient un Michel Audiard ou un Frédéric Dard) qui occupent les postes.

Combien de parlementaires ne se trouvent-ils pas dans les rangs de l’Assemblée, ou de commissaires dans ceux de la Commission qu’après avoir été peu ou prou recalés sur la scène politique nationale ?

« La politique devrait être une passion, et non un emploi à vie (de préférence) et bien rémunéré », écrit Rudy Aernoudt.

Il ne paraît pas autrement convaincu que cette vision soit largement partagée par les intéressés. Il estime qu’un Parlement européen de plus de 700 membres n’a pas de sens, et que nous n’aurions pas moins de démocratie s’ils étaient la moitié, mais il est conscient que de nombreux seconds couteaux seraient alors condamnés au chômage.

Les citoyens sont les dindons de la farce, et ils ne sont pas crédules. Le taux de participation aux élections européennes en est la preuve.

L’auteur aperçoit quatre issues possibles :

  1. L’europhilie (les « États-Unis d’Europe », de l’eurofolie en termes de Realpolitik)
  2. L’europhobie (« We want our country back », dixit Margaret Thatcher en son temps, cf. le Brexit)
  3. Le statu quo (dans le delirium tremens idéologique et réglementaire d’ordre transcendantal ou divin actuel)
  4. Le pragmatisme (Ursula, nein danke ! « Back to basics »)

 

Aernoudt prône un retour aux fondamentaux, à l’essentiel.

Il existe à ce propos un principe clair qui figurait à l’origine du projet européen, le principe de subsidiarité : ne pas faire au niveau européen ce qui peut se faire au niveau local.

L’Europe a un urgent besoin de se réinventer une prospérité et une joie d’être. Il lui faut s’exorciser et se redynamiser, abolir les diktats et miser sur une énergie bon marché, abondante et souveraine et la liberté de vivre et d’entreprendre de ses citoyens.

L’Europe vue de l’intérieur, Vers un nouvel élan ?, Rudy Aernoudt, 192 pages, Editions Mardaga.

Sur le web

Les récoltes de blé ne sont pas si bonnes que prévues

Début juillet 2023, certains médias comme Le Monde se sont sans doute réjouis trop vite de la récolte de céréales à paille, en oubliant les aléas météorologiques et le contexte international. S’il n’y a pas de raison de paniquer, il y en a pour mettre certaines choses à plat.

Le marronnier du début de l’été

Est-ce un marronnier qui fleurit quand la torpeur estivale réduit le volume d’informations, ou un vieil atavisme hérité du temps – qui nous paraît maintenant lointain – où on scrutait le champ estival pour y deviner la teneur de l’assiette hivernale ?

L’année dernière, le 2 juillet 2022, La Tribune titrait « Blé : une récolte correcte en vue en France, malgré des rendements en baisse ». Cette année, pour Le Figaro du 6 juillet 2023 (avec AFP), ce fut « Blé : prévisions « rassurantes » pour la récolte 2023, avec des rendements en hausse ».

L’interprofession Intercéréales et Arvalis (Institut Technique du Végétal) pronostiquaient que le rendement national du blé tendre « atteindrait 75 quintaux à l’hectare en 2023, soit une hausse de 4,5% par rapport à 2022, et 5 % par rapport à la moyenne des dix dernières années ».

Le Monde s’est distingué avec un titre tapageur, « Les moissons céréalières s’annoncent plantureuses en France », qui ne fait pas honneur à un article tout en nuances de Mme Laurence Girard. Elle écrivait en particulier, avant d’aborder les questions de prix, de coûts de production (qui ne sont pas couverts par les prix actuels), de compétitivité sur le marché international et de géopolitique :

« Les moissons céréalières s’annoncent donc de belle facture en France cette année. Même si les agriculteurs retiennent encore leur souffle et attendent toujours la fin de l’exercice pour se réjouir. Un aléa météorologique est si vite arrivé et peut briser sur pied les espoirs d’une année. « Pour l’heure, l’ambiance est sereine », constate Benoît Piétrement, président du conseil spécialisé dans les grandes cultures de FranceAgriMer et céréalier dans la Marne. »

 

« On peut avoir des surprises »…

C’était un intertitre, prémonitoire, du journal Le Monde.

Trois semaines plus tard, le ton a changé, même si les prévisions n’ont que peu baissé (de 35,25 à 34,82 millions de tonnes, avec un rendement légèrement supérieur à la moyenne quinquennale). La France Agricole titre en effet, le 26 juillet 2023 : « Moisson en 2023 : le blé ne tient pas ses promesses », sur la base d’une enquête de terrain réalisée par Agritel entre le 20 et le 25 juillet 2023.

C’est que l’état des cultures en sortie d’hiver laissait espérer des résultats exceptionnels.

« Puis les épisodes de gel tardif qu’a connu l’est de la France en avril, et plus encore l’absence totale de pluie de la mi-mai à la mi-juin, ont « nettement réduit » le potentiel de production dans les deux tiers du nord du pays. « Nous avons perdu 2 à 3 millions de tonnes de potentiel sur mai-juin » évalue Gautier Le Molgat [directeur général d’Agritel]. »

Et il y eut un épisode météorologique quasi-automnal que beaucoup, matraqués par les discours apocalyptiques sur le dérèglement climatique, ont trouvé invraisemblable ou ont instrumentalisé pour des déclarations que l’orthodoxie climatique a qualifiées de climatosceptiques…

Le 7 août 2023, La France agricole rapportait qu’il restait 13 % du blé tendre à récolter le 31 juillet 2023, et que la qualité des blés encore sur pied se dégradait.

Et dans un article du 16 août 2023, « Les chantiers de moisson ont repris dans le Nord-Ouest », La France Agricole décrit des situations compliquées avec, souvent des pertes de qualité reléguant les blés à la production animale.

5 mm sur les colzas me restant à battre, des blés encore trop humides, on se regroupe pour l'opération "sauverlaMoisson" 2023 . @coopce pic.twitter.com/nUA09f20di

— GUYOT Vincent (@GuyotVincent02) August 9, 2023

 

Dans un article du 16 août 2023, « Moisson de blé 2023 : un volume préservé malgré des retards et des exportations embouteillées », Pleinchamp (avec AFP) livre la dernière estimation du ministère de l’Agriculture : 35,6 millions de tonnes, en hausse de 3,5 % par rapport à la moyenne quinquennale.

Mais selon une autre estimation, entre 50 et 70 % des blés récoltés après les pluies seront déclassés en qualité fourragère. Et on peut craindre une saturation du marché de l’alimentation animale du fait des intempéries.

 

Les intempéries en Europe

Selon le bulletin du Monitoring Agricultural Resources (suivi des ressources agricoles – MARS) du Centre commun de recherche de la Commission européenne publié le 24 juillet 2023, la prévision de rendement toutes céréales confondues s’établissait à 5,46 tonnes/hectare (54,6 quintaux/hectare), légèrement au-dessus de la moyenne quinquennale de 5,44 t/ha, et en baisse par rapport à la prévision de juin (5,52 t/ha).

Ce bulletin contient aussi une mine d’informations sur les différents facteurs qui ont influé sur le rendement en Europe. C’est résumé par une carte, arrêtée au 16 juillet 2023. Chaleurs extrêmes dans le sud de l’Espagne et le nord de l’Italie avec de maigres récoltes à la clé, déficit de pluies dans le nord-ouest de l’Europe, excès de pluies en Europe méditerranéenne…

Mais entretemps, il y a eu les intempéries… Dans un article du 2 août 2023, M. Willi Kremer-Schillings – Willi l’agriculteur, tenancier d’un blog très visité – estimait qu’en Allemagne, les deux tiers de la surface de blé d’hiver, de seigle et de triticale, soit 2,3 millions d’hectares sur les 3,5 millions d’hectares totaux étaient encore sur pied. Pour le colza, il pourrait s’agir d’environ 500 000 hectares.

Le Deutscher Bauernverband (Union des Agriculteurs Allemands) était encore plus pessimiste au 3 août 2023 : 80 % des céréales et 50 % du colza étaient sous les pluies.

La qualité du blé se dégrade, et une bonne partie ira à l’alimentation animale, avec une perte de revenus pour les agriculteurs. Pour le colza, selon Willi, la perte pourrait être de 400 000 tonnes du fait de l’égrenage causé par le vent et la pluie.

 

Le monde suspendu à la guerre en Ukraine

C’est quand le grain est au silo qu’on compte les quintaux.

C’est évidemment difficile, pour une campagne donnée (de juillet à juin de l’année suivante) quand les céréales à paille de l’hémisphère Sud sont encore en croissance. Il faut se contenter de prévisions.

Fin juillet 2023, le Conseil International des Céréales (CIC) prévoyait une récolte (un disponible) record en céréales pour la campagne 2023-2024 : 2,3 milliards de tonnes, avec des hausses en maïs et en riz, mais une baisse en blé (784 millions de tonnes, en repli de 2,4 % par rapport à la campagne précédente où les récoltes russe et australienne avaient été exceptionnelles).

Dans un rapport publié le 11 août 2023, le Département Américain de l’Agriculture (une autre référence en la matière) estimait la production de blé à 793,37 millions de tonnes – soit plus que le CIC, mais 3 millions de tonnes de moins que dans son estimation précédente.

Rapportant les éléments essentiels de ce rapport, Le Figaro (avec AFP), par exemple, a titré le même jour : « Vers un recul des productions mondiales de blé, de maïs et de soja en 2023-2024 ». C’est faux pour le blé : ce qui baisse, c’est la prévision – de 796,67 à 793,37 millions de tonnes, un disponible qui reste toujours supérieur au précédent (789,97 millions de tonnes). Le scénario est identique pour le maïs et pour le soja.

Parmi les variations significatives, il y a une baisse de 3 millions de tonnes pour l’Union européenne, pour un volume total de 135 millions de tonnes, et une hausse de 3,5 millions de tonnes pour l’Ukraine, qui récolterait 21 millions de tonnes.

La Russie récolterait 85 millions de tonnes (92 millions de tonnes l’année dernière).

Mais le monde est suspendu à l’évolution de la situation s’agissant de la guerre en Ukraine et des manœuvres géopolitiques de la Russie.

Les questions qui se posent sont plutôt simples sur le papier : les silos à grains et les installations portuaires de l’Ukraine, ainsi que les transports terrestres, vont-ils devenir des cibles d’attaques ? L’Ukraine arrivera-t-elle à exporter, d’une manière ou d’une autre, maintenant que l’accord qui permettait la circulation des cargos en mer Noire n’a pas été renouvelé ? Comment la Russie utilisera-t-elle son disponible (48 millions de tonnes) ? On sait déjà que Vladimir Poutine a promis des livraisons gratuites à six pays d’Afrique…

Du reste, les blés russes sont très présents sur les marchés internationaux à des prix très compétitifs, y compris au Maghreb dont la France est habituellement le principal fournisseur. Quand pourra-t-on vendre et dégorger des silos saturés est une question que l’on se pose aujourd’hui.

 

Et pendant ce temps, dans l’Union européenne…

Pendant ce temps, l’Union européenne vaque à ses petites occupations – sachant que c’est la morte saison en août…

Sur la question des exportations des produits agricoles ukrainiens par les voies terrestres et maritimes de l’Union européenne, le dernier conseil européen « Agriculture et Pêches » du 25 juillet 2023 est au mieux décevant :

« Les ministres ont appelé à renforcer davantage les corridors de solidarité et à envisager de mettre en place de nouveaux itinéraires, tout en continuant d’assurer la protection du marché intérieur, et ils ont condamné le blocage de la mer Noire par la Russie. »

Ouf ! Les choses avancent (ironie)…

L’obligation faite aux agriculteurs de mettre 4 % de leurs terres en jachère comme condition pour l’obtention des aides PAC est un autre sujet de procrastination. Plusieurs États – dont la France, mais pas l’Allemagne de la coalition « feux tricolores » incluant les Verts – ont demandé que les dérogations soient reconduites en 2024, pour une troisième année.

Lors du Conseil précité, le commissaire européen à l’Agriculture, Janusz Wojciechowski, a fait savoir que la Commission européenne était très attentive à cette demande – ça, c’est le volet diplomatique qui ne mange pas de pain. Mais elle souhaitait évaluer les risques pour la sécurité alimentaire de l’Europe au regard de la situation après récolte. La procédure législative pour mettre en œuvre une troisième année de dérogation serait aussi « plus compliquée » car cela demanderait un amendement au règlement européen…

On ne s’y prendrait sans doute pas autrement pour tergiverser jusqu’à ce qu’il soit trop tard. C’est du reste déjà le cas pour la plupart des agriculteurs, qui ont déjà établi leurs plans de culture pour la campagne à venir.

Notons le remarquable « en même temps » hexagonal : selon M. Marc Fesneau, il faut pouvoir « s’adapter aux événements », sans pour autant « en rabattre sur les questions environnementales par ailleurs ».

Pour M. Janusz Wojciechowski, il faut aussi « maintenir la crédibilité de la Pac sur le long terme ».

Bref, sur le plan géostratégique, l’Europe se distingue par sa nullité.

Et, s’agissant du long terme, les extravagantes folies du Green Deal, du Pacte Vert sont toujours sur la table.

Notons encore que les cours du blé sont actuellement très bas (autour de 220 euros/tonne, mais les variations peuvent être rapides) et qu’il règne de grandes incertitudes sur les marchés des engrais… qui conditionnent en partie les volumes de récoltes de l’année prochaine.

Crash de Prigojine : une mort qui arrange beaucoup de monde

Le 23 août, un avion privé appartenant à Prigojine, le patron du groupe Wagner, s’est écrasé en Russie. Il transportait apparemment le haut commandement du groupe : outre Prigojine, se trouvait parmi les victimes Dmitri Outkine, l’autre chef de Wagner, ainsi que d’autres membres de la société militaire privée.

Le groupe Wagner est désormais décapité. Les relations entre celui-ci et le Kremlin étaient devenues compliquées depuis des mois avec l’enlisement du conflit en Ukraine, les tensions culminant avec la tentative de coup d’État par Prigojine en juin dernier.

 

Les jeux de pouvoir en Russie contre Prigojine

Dans de telles conditions, les regards se tournent logiquement vers Vladimir Poutine qui aurait intérêt à éliminer les dirigeants de Wagner pour les punir de leur rébellion, et adresser un message à toute autre personnalité qui serait tentée de renverser le président russe.

Si cette hypothèse est probable, plusieurs zones d’ombres subsistent. Pourquoi avoir attendu si longtemps ? Que contenait l’accord de médiation biélorusse entre Poutine et Prigojine qui a mis fin à la tentative de coup d’État en moins de 24 heures ? Pourquoi Prigojine était-il présent publiquement au sommet Russie-Afrique à Saint-Pétersbourg en juillet 2022, et où se trouvait Poutine lui-même ?

Une réalité que beaucoup tendent à ignorer est qu’en Russie, la politique est une affaire de clan et de factions : le Kremlin, le FSB, le ministère de la Défense et la myriade d’oligarques en sont quelques exemples. Et beaucoup sont armés. Rappelons que le conflit entre Prigojine et le gouvernement russe était initialement dirigé contre le ministère de la Défense qui voulait mettre Wagner sous son contrôle.

Poutine doit composer avec ces factions, et il ne faut pas surestimer (ni sous-estimer) son pouvoir sur celles-ci. Le fait que les services de renseignement soit son clan d’origine lui accorde certes un pouvoir conséquent, mais pas absolu.

Il faut toutefois noter qu’un regain de tensions entre Poutine et Prigojine avait été noté depuis début août par l’Institute for the Study of War. Celui-ci avait fait part, le 9 août, de rumeurs concernant un retrait des forces de Wagner de Biélorussie (leur base depuis le coup d’État avorté) car ni le gouvernement biélorusse ni le gouvernement russe ne voulaient payer Wagner.

Il est aussi intéressant que ce crash d’avion intervienne un jour après la première publication d’une vidéo par Prigojine depuis le coup d’État.

 

La mort d’un électron libre qui arrange Moscou… mais aussi les Occidentaux ?

Prigojine et le commandement de Wagner étaient des électrons libres bien plus extrémistes que le Kremlin (Dmitri Outkine était considéré comme néonazi par exemple). Leur élimination permettra à Poutine et au gouvernement de remettre de l’ordre et de reprendre la main. Et ce tout particulièrement sur les milieux nationalistes (où Prigojine était populaire), accusant Poutine d’être trop mou en Ukraine.

Mais cette élimination des dirigeants de Wagner peut aussi être une bonne nouvelle pour les Occidentaux. La milice Wagner avait causé en août de vives inquiétudes à la frontière polonaise où elle étaient accusée d’actes de déstabilisation en instrumentalisant les migrants passant par la Biélorussie. Le fort activisme de Wagner en Afrique contre l’Occident va aussi s’en retrouver impacté.

Il est probable qu’on assiste à un retour d’une relation avec la Russie qui se fasse entre chancelleries plutôt qu’avec des oligarques privés.

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