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À partir d’avant-hierContrepoints

« Le risque d’un conflit direct entre la Russie et l’OTAN est à prendre au sérieux » grand entretien avec Aurélien Duchêne

Aurélien Duchêne est consultant géopolitique et défense et chroniqueur pour la chaîne LCI, et chargé d’études pour Euro Créative. Auteur de Russie : la prochaine surprise stratégique ? (2021, rééd. Librinova, 2022), il a précocement développé l’hypothèse d’une prochaine invasion de l’Ukraine par la Russie, à une période où ce risque n’était pas encore pris au sérieux dans le débat public. Grand entretien pour Contrepoints par Loup Viallet, rédacteur en chef.

 

Que représentent les pays baltes pour la Russie de Poutine ?

Aurélien Duchêne Les pays baltes représentent aux yeux du régime russe, comme d’une large partie de la population, d’anciens territoires de l’Empire russe, qui avaient également été annexés par l’URSS des années 1940 jusqu’en 1990. Beaucoup de Russes, notamment dans les élites dirigeantes, n’ont jamais vraiment digéré l’indépendance de l’Estonie, de la Lettonie et de la Lituanie, avec de plus une circonstance aggravante : les pays baltes ont été les premiers à faire sécession de l’URSS, au printemps 1990, et leur soulèvement civique a fortement concouru à l’effondrement de cette dernière.

Les trois nations baltes totalisent une superficie 100 fois plus réduite que celle de la Russie (175 km2) et une population presque 25 fois moindre (6 millions d’habitants) : le fait que de si petits pays aient pu se libérer de l’emprise de Moscou avec le monde entier pour témoin a été une véritable humiliation pour le Kremlin, après des décennies d’humiliations répétées des peuples baltes sous le joug soviétique dans la lignée de la précédente occupation par l’Empire russe. 

La transition rapide des nations baltes vers la démocratie libérale et leur intégration européenne et atlantique restent également un camouflet pour le régime russe. Au-delà du basculement vers le monde occidental de pays censés appartenir à la sphère d’influence russe (si ce n’est à la Russie tout court), c’est l’accession d’anciennes républiques soviétiques au rang de démocraties matures, avec une société libre, qui est aussi intolérable aux yeux de Poutine et de ses lieutenants que ne l’est la démocratisation avancée de l’Ukraine.

Et de même que la Russie de Poutine nie l’existence d’une nation ukrainienne indépendante, elle respecte peu l’identité des peuples baltes qui ont tour à tour été considérés comme des minorités ethniques parmi d’autres dans l’immense Empire russe, puis comme des populations à intégrer de force sous l’URSS. 

Outre l’imposition du communisme qui tolérait par définition mal des identités nationales affirmées, le régime soviétique s’est livré à des politiques de recomposition ethnique qui allaient bien au-delà de la seule politique de terreur stalinienne. À travers des programmes criminels comme l’opération Priboï en 1949, le Kremlin a ainsi orchestré la déportation de 500 000 Baltes entre 1945 et 1955 ! Alors qu’elle déportait des familles entières vers la Sibérie, l’URSS organisait l’installation de Russes ethniques dans ce qui s’est vite apparenté à une véritable colonisation de peuplement.

L’héritage de ce demi-siècle d’annexion à l’URSS, c’est la présence aux pays baltes de fortes minorités de Russes ethniques et de russophones. Ces Russes vivant hors de Russie représentent environ 25 % de la population en Lettonie et en Estonie, et environ 5 % en Lituanie. Les russophones représentent ainsi environ 80 % de la population du comté estonien d’Ida-Viru (où se situe la très symbolique ville de Narva, à la frontière avec la Russie), ou encore plus de 55 % de la région capitale de Riga en Lettonie.

Vu de Russie, ces populations russes et russophones hors de Russie font partie du « monde russe », lequel doit absolument rester dans le giron de Moscou. Les pays baltes n’ont pas la même dimension aux yeux des Russes que la Crimée, voire pas la même dimension que d’autres régions ukrainiennes considérées comme russes du fait d’une prétendue légitimité historique voire démographique. Les 25 à 30 millions de Russes ethniques vivant dans d’anciennes républiques soviétiques qui, du nord du Kazakhstan à la Lettonie, forment la seconde diaspora du monde après celle des Chinois, sont eux, d’une extrême importance aux yeux de Moscou.

L’on se souvient que c’était le devoir pour la Russie de protéger les Russes hors de ses frontières qui avait été invoqué dans les divers conflits contre l’Ukraine depuis 2014. Cette garantie de protection par la Russie de ses citoyens vivant hors de ses frontières (incluant tous les Russes de l’étranger à qui Moscou délivre passeports et titres d’identité) est même dans la Constitution fédérale. Les dirigeants russes n’ont pas besoin de croire eux-mêmes en un quelconque danger envers des Russes à l’étranger pour « voler à leur secours », que ce soit face à un « génocide » des russophones du Donbass inventé de toutes pièces, ou face à un régime nazi imaginaire qui gouvernerait l’Ukraine. Mais tout porte à croire que le Kremlin se préoccupe sincèrement du risque de voir des millions de Russes de l’étranger s’éloigner de la Russie pour s’intégrer, voire s’assimiler aux pays où ils vivent, menaçant ainsi le « monde russe », voire l’avenir du régime russe.

Dans un article publié un an avant l’invasion de 2022, j’avais défendu l’idée que la Russie pourrait envahir dans un futur proche les régions ukrainiennes censées appartenir à ce « monde russe », avant de développer encore ce scénario dans mon livre Russie : la prochaine surprise stratégique ?. J’y détaillais également le risque que la Russie puisse tenter une agression contre des localités baltes à majorité russe ou russophone telles que la ville de Narva, fût-ce sous la forme d’opérations de faible envergure sous le seuil du conflit ouvert.

Le but pourrait être d’obtenir une victoire historique contre l’OTAN et les puissances occidentales, en leur imposant un fait accompli auquel elles n’oseraient supposément pas réagir par les armes, de peur de s’engager dans une guerre contre la Russie avec le risque d’une escalade nucléaire à la clé. Un calcul qui aurait de fortes chances de se révéler perdant et de déboucher sur le scénario du pire, celui d’un conflit direct entre la Russie et l’Alliance atlantique. Je crois plus que jamais à ce risque, des scénarios comparables étant désormais d’ailleurs davantage pris au sérieux dans le débat stratégique. Pour la Russie, les pays baltes ne représentent donc pas une terre irrédente du même type que la Crimée, ni une « question de vie ou de mort » comme le serait l’Ukraine entière dixit Vladimir Poutine, mais un enjeu qui pourrait bien la conduire à prendre des risques extrêmes contre l’OTAN.

 

Que symbolise l’Alliance atlantique pour les pays de l’Est ?

Elle symbolise à la fois leur ancrage dans le camp des démocraties occidentales et leur garantie d’y rester. Sous la domination russe, puis soviétique, les pays d’Europe centrale et orientale se vivaient comme un « Occident kidnappé », pour reprendre les mots de Milan Kundera. Ces pays, qui étaient membres contraints du Pacte de Varsovie, voire de l’URSS dans le cas des pays baltes, se sont vite tournés vers l’Alliance atlantique après l’effondrement de l’Empire soviétique. À l’époque davantage dans le but de parachever leur retour vers l’Occident et leur marche vers la démocratie que dans l’optique de se prémunir d’une menace russe encore lointaine. La Pologne, la Tchéquie et la Hongrie ont rejoint l’OTAN (en 1999) avant de rejoindre l’Union européenne (en 2004) ; les pays baltes, la Slovaquie, la Slovénie, la Roumanie et la Bulgarie ont rejoint l’OTAN la même année que l’UE (en 2004).

Là où le débat public français distingue largement l’intégration européenne de l’alliance transatlantique, les pays d’Europe centrale et orientale parlent davantage d’une intégration euro-atlantique, bien qu’ils différencient évidemment la construction européenne dans tous ses domaines de cette alliance militaire qu’est l’OTAN. Nous avons tendance en France à résumer la vision de ces pays de la manière suivante : l’Union européenne serait pour eux un bloc économique (un « grand marché ») et politique qui ne devrait guère tendre vers d’autres missions, quand la défense collective serait du ressort de la seule OTAN. Leur vision est en réalité bien plus complexe, ne serait-ce que du fait d’un sincère attachement à la dimension politique et culturelle du projet européen, jusque chez les puissants courants eurosceptiques qui pèsent dans ces pays.

Il n’en demeure pas moins que l’OTAN est pour eux le pilier de leurs politiques de défense. Nos voisins d’Europe centrale et orientale ne voient pas d’alternative crédible à la garantie de sécurité américaine et à la sécurité collective que procure l’Alliance, dans la mesure où l’Europe n’est aujourd’hui pas en capacité de faire face seule à la menace russe. Outre leur puissance, les États-Unis passent pour un protecteur incontournable du fait de leur position historiquement ferme face à l’URSS puis la Russie, là où la France et l’Allemagne, qui ont davantage cherché à ménager la Russie malgré sa dérive toujours plus menaçante, sont souvent perçues comme étant moins fiables. L’attitude de Paris et Berlin au début de l’invasion de l’Ukraine a d’ailleurs renforcé ce sentiment, quoique les choses se soient améliorées depuis que les deux pays ont considérablement renforcé leur soutien à l’Ukraine et durci le ton face à Moscou.

Les pays d’Europe centrale et orientale sont extrêmement attachés à la solidité de l’OTAN et se méfient des projets, portés en premier lieu par la France, de défense européenne distincte de l’OTAN ou d’autonomie stratégique européenne, pour au moins trois raisons. Ils n’en voient pas vraiment l’utilité là où l’OTAN, avec le fameux article 5, et la protection américaine suffisent face aux menaces majeures ; ils craignent qu’une défense européenne concurrente de l’OTAN ne distende les liens avec les États-Unis et conduise ceux-ci à favoriser davantage encore leur pivot vers l’Asie ; ils soupçonnent la quête d’émancipation vis-à-vis de Washington d’être synonyme d’un futur rapprochement avec la Russie, qui se ferait au détriment de l’Europe orientale. Là aussi, les premiers mois de l’invasion de l’Ukraine avaient renforcé ces soupçons, du fait d’un soutien à Kiev bien plus ferme de la part des États-Unis, mais aussi du Royaume-Uni.

Mais la situation s’est également améliorée sur ce point, entre rapprochement de la France et de l’Allemagne avec la position des pays d’Europe centrale et orientale, doutes croissants sur la fiabilité américaine et évolution du débat stratégique en Europe. Nos voisins restent plus attachés que jamais à l’OTAN qui paraît aujourd’hui d’autant plus indispensable à leur sécurité, mais s’ouvrent davantage à une défense européenne complémentaire de l’Alliance atlantique, entre renforcement du pilier européen de l’OTAN, développement des coopérations entre Européens et mise en œuvre de nouvelles politiques de défense de l’UE avec des moyens supplémentaires.

 

Comment l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie se préparent-ils à une éventuelle invasion russe ?

Les trois pays agissent à trois niveaux. D’abord par leur soutien matériel à l’Ukraine, qui est l’un des plus élevés de toute l’Alliance atlantique en proportion de leur puissance économique et militaire, et leur travail diplomatique pour renforcer la mobilisation européenne et transatlantique en la matière. En soutenant au mieux la défense ukrainienne face à l’agression russe, les Baltes entretiennent aussi leur propre défense : infliger un maximum de pertes aux Russes, qui mettront parfois des années à reconstituer les capacités perdues, permet à la fois d’éloigner l’horizon à partir duquel la Russie pourrait attaquer les pays baltes, et de mieux dissuader une telle éventualité en montrant à l’agresseur qu’il paierait un lourd tribut.

Ensuite, par un effort de prévention du pire. Si les États baltes se montrent de plus en plus alarmistes quant au risque d’être « les prochains », c’est aussi pour conserver l’attention et la solidarité de leurs alliés, et espérer d’eux qu’ils renforcent encore leur présence dans les pays baltes. En montrant qu’ils prennent au sérieux le risque d’une attaque russe et qu’ils s’y préparent, les Baltes ont aussi un objectif de dissuasion à l’endroit de Moscou.

Enfin, par des préparatifs directs pour résister à une invasion. Cela fait depuis 2014 que l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie améliorent leurs dispositifs de défense opérationnelle du territoire, et l’on note une accélération sensible ces derniers mois. L’on apprenait ainsi mi-février que les trois pays prévoient de renforcer encore les fortifications à leurs frontières, avec la construction de plus de 1000 bunkers (600 pour la seule Estonie) et de barrages anti-chars tels que des dents de dragon qui ont montré leur utilité en Ukraine. Le ministre des Affaires étrangères estonien Margus Tsahkna estimait il y a quelques jours que l’OTAN n’avait que trois à quatre ans pour se préparer à un « test » russe contre l’OTAN, rejoignant notamment l’estimation de certains responsables polonais. S’ils ne s’attendent pas à une attaque imminente, les trois pays baltes partagent la même conviction qu’ils n’ont que quelques années pour se préparer à un conflit majeur.

Ce qui se traduit par un effort budgétaire considérable. L’Estonie a ainsi porté son effort de défense à 2,8 % du PIB en 2023 et prévoit d’atteindre 3,2 % en 2024, bien au-delà de l’objectif de 2 % auquel se sont engagés les membres de l’OTAN en 2014. La Lettonie a quant à elle dépassé les 2,2 % l’an dernier avec un objectif de 2,5 % en 2025. La Lituanie, enfin, a augmenté de moitié ses dépenses militaires en 2022 (elle les a même doublées depuis 2020), et consacrera à sa défense l’équivalent de 2,75 % du PIB en 2024. Avec la Pologne, la Grèce et les États-Unis, les pays baltes sont désormais les États membres de l’OTAN qui fournissent l’effort de défense le plus conséquent en proportion de leur richesse nationale.

La majeure partie de ces dépenses supplémentaires sont des dépenses d’acquisition, finançant de grands programmes. Tirant des enseignements de la guerre d’Ukraine, les Baltes renforcent leur artillerie (de l’achat de HIMARS américains pour les capacités de frappes dans la profondeur, à la commande de canons CAESAR français par la Lituanie), leur défense antiaérienne… Et ils massifient leurs stocks de munitions, lesquels ont aussi été fortement mis à contribution pour aider l’Ukraine. Les dépenses en personnel ne sont pas négligées : les trois pays baltes augmentent leurs effectifs d’active comme de réserve, ainsi que l’entraînement et la préparation opérationnelle de leurs forces.

La préparation de l’Estonie, de la Lettonie et de la Lituanie à une éventuelle invasion russe passe aussi par une mise à haut niveau de leur défense nationale qui va au-delà du seul renforcement capacitaire. Il convient de souligner à quel point ces trois pays, malgré leur pacifisme et leur souhait de s’épanouir en tant que démocraties libérales européennes, ouvertes sur la mondialisation, ont conservé un ethos militaire. Leur identité profonde se caractérise à la fois par une histoire marquée par les occupations étrangères (l’Empire russe puis l’URSS en premier lieu), un attachement farouche à leur souveraineté (y compris par rapport aux grands États européens alliés), et une vulnérabilité en tant que petits États peu peuplés.

L’Estonie avait instauré la conscription dès 1991, la Lituanie a annoncé son rétablissement en 2015, et la Lettonie a suivi en 2022 avec une entrée en vigueur cette année. Derrière le maintien ou le rétablissement du service militaire obligatoire, les nations baltes développent leur défense nationale sur le plan civique, avec notamment un effort accru d’intégration des minorités de Russes ethniques et de Baltes russophones qui vivent dans les trois pays, et une bataille de tous les jours contre la guerre informationnelle russe et les campagnes de déstabilisation intérieure qu’organise Moscou. Si ces efforts de cohésion nationale et civique ne sont pas tournés en premier lieu vers la préparation à une invasion armée, ils lui sont indispensables. La vulnérabilité de l’Ukraine aux agressions russes en 2014 l’a montré ; sa formidable résistance à l’invasion de 2022 encore plus.

 

Sont-ils capables de tenir un front dans le cadre d’une guerre conventionnelle ?

Sur le papier, pas pour longtemps. Les forces opérationnelles que les trois pays pourraient engager immédiatement en cas d’agression se montent à quelques milliers d’hommes chacun, les effectifs devant être augmentés à plusieurs dizaines de milliers sur un préavis le plus court possible grâce à la mobilisation de conscrits et réservistes par définition moins bien entraînés et équipés. Là où la Russie a déjà engagé plusieurs centaines de milliers d’hommes en Ukraine en deux ans et est capable d’en mobiliser bien davantage, la population de l’Estonie par exemple est d’à peine 1,3 million d’habitants, soit la population de l’agglomération lyonnaise. Aucun de ces pays ne dispose de chars lourds (la Lituanie négocie avec des constructeurs allemands pour en acquérir) ou d’avions de combat (la Lituanie et la Lettonie ont commandé respectivement quatre et un hélicoptère américain Black Hawk), et leur parc d’artillerie actuel est très limité et devrait le rester malgré d’importantes commandes dans ce domaine.

Le renforcement militaire des pays baltes est proportionnellement l’un des plus importants des pays de l’OTAN, et les armées estonienne, lettone et lituanienne de 2025 voire 2030 seront autrement plus fortes que celles de 2020 ; s’ajoute, comme dit précédemment, la fortification des frontières baltes qui compliquera sérieusement une attaque russe. Mais le rapport de force échoirait toujours à la Russie, dont les forces conserveront une masse et une épaisseur bien supérieures à tout ce que les pays baltes prévoient dans le cadre de leur montée en puissance.

Les pays baltes ne se battront évidemment jamais sans leurs alliés de l’OTAN (quoique les Russes pourraient penser le contraire, ce qui les pousserait d’autant plus à tenter un coup de force), et ces derniers renforcent eux aussi considérablement leurs capacités de défense dans la région balte. En 2016, une étude de la RAND Corporation voyait les forces de l’OTAN perdre une opération dans les pays baltes face aux troupes russes qui atteindraient Tallinn et Riga en un maximum de 60 heures, laissant l’Alliance face à un nombre limité d’options, toutes mauvaises. Le spectaculaire échec des premières phases de l’invasion russe de février 2022 dans le nord de l’Ukraine a depuis remis en question toutes les précédentes études de ce type qui décrivaient une armée russe capable de balayer les petites armées alliées dans des offensives éclair.

Sur le terrain, le corridor de Suwalki est depuis 2015 l’objet de simulations de combat en conditions proches du réel des côtés baltes comme polonais : ainsi d’un exercice à l’été 2017 où 1500 soldats américains, britanniques, croates et lituaniens avaient simulé une opération sur le terrain avec un matériel limité. Par comparaison, la même année et dans la même région, l’exercice russo-biélorusse Zapad 2017 avait mobilisé des effectifs largement supérieurs avec plusieurs dizaines de milliers d’hommes et des centaines de véhicules. Là encore, les choses ont considérablement évolué depuis : en témoignent le renforcement des effectifs de l’OTAN dans la région et l’organisation cette année de Steadfast Defender, plus vaste exercice militaire de l’OTAN depuis 1988. La remontée en puissance militaire des alliés reste cependant limitée pour les prochaines années ; la matérialisation des ambitions polonaises, entre doublement programmé des effectifs militaires et commandes géantes d’armement, si elle va à son terme, s’étendra jusqu’à 2030 au moins.

Là où l’OTAN organise depuis 2016 des rotations de forces mécanisées de quelques milliers de soldats entre Pologne et pays baltes et augmente ses capacités de réaction rapide, les forces des districts militaires russes occidentaux pourraient quant à elles engager très rapidement des dizaines de milliers d’hommes et jusqu’à plusieurs centaines de chars opérationnels d’ici quelques décennies si la remontée en puissance militaire poursuit à ce rythme malgré les pertes en Ukraine. S’il faut relativiser l’idée que les armées baltes se feraient écraser, d’une part du fait de leur propre renforcement et de celui des alliés, et d’autre part du fait des faiblesses russes, il ne faut pas non plus pécher par excès de confiance.

 

Le corridor de Suwalki est-il le talon d’Achille des frontières européennes ?

Ce corridor terrestre large d’environ 65 km relie les États baltes à la Pologne et donc au reste de l’UE et de l’OTAN. À l’est de ce passage, la Biélorussie, qui serait en cas de conflit alliée à la Russie ou sous son contrôle ; à l’ouest, l’exclave russe de Kaliningrad, zone la plus militarisée d’Europe en dehors du front ukrainien. Le corridor de Suwalki concentre l’attention des états-majors occidentaux d’une manière comparable à la trouée de Fulda, à la frontière entre les deux Allemagne, au cours de la guerre froide. Concrètement, la Russie pourrait l’exploiter pour créer des situations d’asymétrie visant à réduire l’avantage des forces occidentales. Le terrain, couvert de champs humides volontiers boueux, de forêts et de lacs, rend les déplacements difficiles dans la trouée de Suwalki, d’autant que la moitié de la trouée est constituée d’un massif vallonné ; plus à l’ouest ou au sud, les trésors naturels que sont la région des lacs de Mazurie, le parc national de la Biebrza et la forêt primaire de Bialowieza gêneraient des mouvements de troupes venant du reste de la Pologne. Seules deux autoroutes et une liaison ferroviaire qui seront vite la cible de bombardements russes permettent d’acheminer rapidement des renforts par voie terrestre.

La Russie a créé à Kaliningrad une « bulle A2/AD » particulièrement dense (batteries antiaériennes S-400, batteries côtières SSC-5 Bastion et SSC-1 Sepal, missiles Iskander, artillerie, équipements de guerre électronique…) qui à défaut d’assurer un déni d’accès complet, compromettrait sérieusement les opérations navales et aériennes alliées. Elle y conserve des effectifs conséquents, qu’elle pourrait relever à plusieurs dizaines de milliers d’hommes sur un temps court, en parallèle d’un renforcement en Biélorussie. En attaquant le corridor de Suwalki, les forces russes seraient capables de combiner effet de surprise, supériorité numérique temporaire, logistique solide et capacités de déni d’accès, avec l’objectif d’isoler nos alliés baltes. Si l’OTAN renforce ses capacités de réaction rapide pour empêcher ce scénario, la bataille promet d’être rude. Le corridor de Suwalki n’est pas le talon d’Achille des frontières européennes, d’autant que le réarmement massif de la Pologne va produire ses effets dans les années à venir, mais c’est un point de vigilance.

 

Quel est l’état de la coopération entre les puissances d’Europe de l’Ouest et les pays baltes, situés aux avants postes de l’Europe ? Sommes-nous, Européens de l’Ouest, prêts à défendre leur intégrité territoriale ?

La coopération entre les puissances d’Europe de l’Ouest et les pays baltes s’effectue au travers de l’OTAN, des coopérations européennes et de relations bilatérales.

Les trois États baltes accueillent des « battlegroups » de l’OTAN, c’est-à-dire des forces multinationales composées de détachements des forces de plusieurs États membres, dans le cadre de l’Enhanced Forward Presence, la « présence avancée renforcée » de l’Alliance. Selon les données officielles de fin 2022, l’Estonie accueillait une présence permanente d’environ 2200 soldats belges, danois, français, islandais, américains et britanniques, le Royaume-Uni étant nation-cadre et la France le principal contributeur européen local avec Londres ; la Lettonie, environ 4 000 soldats albanais, tchèques, danois, islandais, italiens, monténégrins, macédoniens, polonais, slovaques, slovènes, espagnols et américains, le Canada étant la nation-cadre ; et la Lituanie, autour de 3700 Belges, Tchèques, Français, Islandais, Luxembourgeois, Néerlandais, Norvégiens, Suédois (la Suède n’étant pas encore membre de l’OTAN) et Américains, l’Allemagne étant la nation-cadre.

La présence de ces battlegroups multinationaux a d’abord un objectif de dissuasion vis-à-vis de la Russie : si quelques centaines de soldats français, britanniques et américains en Estonie, avec peu d’équipements lourds, ne seraient pas en capacité de repousser une attaque russe d’ampleur, le fait qu’ils auraient à se battre contre les Russes avec des pertes humaines à la clé signifie que les principales puissances militaires de l’OTAN se retrouveraient en conflit direct avec Moscou. La perspective de tuer des soldats américains ou français est censée dissuader la Russie d’engager la moindre opération militaire contre les pays baltes (la présence militaire américaine s’inscrivant aussi dans le cadre de la dissuasion nucléaire élargie de Washington). L’autre objectif est bien sûr de rassurer nos alliés, et de renforcer les relations militaires avec eux au quotidien. S’ajoutent également des missions telles que la police du ciel, à laquelle contribue l’armée de l’Air française.

Depuis la fin des années 2010, suite à l’annexion de la Crimée, la France compte ainsi en moyenne (le nombre fluctue en fonction des rotations) 2000 militaires engagés sur le flanc est de l’OTAN. En Estonie, nos soldats participent à la mission Lynx où ils constituent le principal contingent avec les Britanniques. En Roumanie, la France est la nation-cadre de la mission Aigle mise en place dans les jours suivant l’invasion de l’Ukraine. Cette participation à la défense collective de l’Europe contribue aussi à l’influence française chez nos alliés d’Europe centrale et orientale. Si l’on en revient spécifiquement aux pays baltes, la présence militaire de la France et d’autres pays d’Europe de l’Ouest est significative, quoiqu’elle ne soit évidemment pas à la même échelle que la présence de dizaines de milliers de soldats américains dans des pays alliés, et elle entretient une véritable intimité stratégique.

Dans le cadre des coopérations européennes, les Européens de l’Ouest coopèrent avec les baltes à travers des politiques communes telles que la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), la Coopération structurée permanente, ou encore le Fonds européen de la défense. Outre ces politiques directement liées à l’UE, les coopérations se font à travers des projets ad hoc tels que l’Initiative européenne d’intervention lancée par la France, et que l’Estonie est le seul pays d’Europe centrale et orientale à avoir rejointe. 

Cette participation de l’Estonie à l’Initiative européenne d’intervention promue par Paris montre aussi le développement des relations bilatérales de défense entre les puissances d’Europe de l’Ouest et les États baltes. Ainsi, la participation importante de l’Estonie à l’opération EUFOR RCA (Centrafrique) en 2014 s’expliquait en partie par sa reconnaissance envers la France, qui avait libéré sept cyclistes estoniens pris en otages au Liban en 2011 par le groupe Harakat al-Nahda wal-Islah. L’engagement estonien au sein de la Task Force Takuba (2020-2022) au Sahel avait également été très apprécié par les Français. Si l’Estonie a souvent reproché à la France ses positions jugées ambiguës envers la menace russe et continue de se montrer prudente quant aux projets d’autonomie stratégique européenne en matière de défense, l’on note un rapprochement et un effort de compréhension ces dernières années. Il en va de même pour la Lituanie, où sont également stationnées des troupes françaises, et qui a choisi des canons CAESAR français pour renforcer son artillerie après l’invasion de l’Ukraine (l’Estonie ayant acquis de nouveaux radars français).

Les coopérations militaires entre les puissances d’Europe de l’Ouest et les nations baltes sont ainsi déjà denses, et elles continuent de se renforcer, du renseignement aux manœuvres militaires conjointes. Qu’en est-il de la disposition des Européens de l’Ouest à entrer en guerre pour défendre l’intégrité territoriale de nos alliés baltes ? Ces derniers se demandent dans quelle mesure nous serions prêts à mourir pour Tallinn, Riga ou Vilnius, là où une partie de l’opinion publique française refusait en 1939 de « mourir pour Dantzig » alors que la menace allemande envers la Pologne se précisait. Entre la faiblesse militaire et la retenue de l’Allemagne et de l’Italie, et la prudence de la France et du Royaume-Uni dont on peut légitimement se demander si elles seraient prêtes à risquer une escalade nucléaire, la question peut en effet se poser.

Un sondage du Pew Research Center de 2020 montrait qu’après le Royaume-Uni (à 55 %), la France était le pays d’Europe de l’Ouest où la population était la plus favorable à une intervention militaire nationale en cas d’attaque russe contre un pays allié (à 41 %, à égalité avec l’Espagne, et loin devant l’Allemagne et l’Italie, et devant même la Pologne à titre de comparaison). Si les données manquent sur l’évolution de l’opinion publique à ce sujet depuis l’invasion de l’Ukraine en 2022, diverses études montrent un renforcement de la solidarité atlantique au sein des opinions publiques ouest-européennes ainsi qu’un durcissement des positions à l’égard de la Russie. S’il est probable qu’une part conséquente de la population des nations d’Europe de l’Ouest continue de s’opposer à une riposte armée de leur pays en cas d’agression russe, ne serait-ce que par crainte d’un futur échange nucléaire, l’on peut estimer que la part des citoyens prêts à ce que leur pays respecte ses engagements en tant que membre de l’OTAN ait augmenté.

Enfin, si la précaution est de mise quant à l’attitude qui pourrait être celle des dirigeants d’Europe de l’Ouest (avec des positions françaises sur la dimension européenne de la dissuasion nucléaire nationale qui ont pu sembler floues au-delà de la part de mystère qu’exige la dissuasion, voire contradictoires), la position officielle est également celle d’un respect de la lettre et de l’esprit du Traité de l’Atlantique nord, et les pays d’Europe de l’Ouest cherchent à rassurer les pays baltes quant à leur disposition à défendre leur intégrité territoriale, et ce d’autant plus depuis l’invasion de l’Ukraine.

Vous souhaitez réagir à cet entretien ? Apporter une précision, un témoignage ? Écrivez-nous sur redaction@contrepoints.org

La fin du miracle économique chinois

Depuis plusieurs dizaines d’années, les analyses convergent sur la continuité de la croissance chinoise et la projection d’un premier rang économique mondial. Mais les bambous ne montent pas jusqu’au ciel. Un certain nombre de signaux négatifs apparaissent dans l’économie chinoise. Sont-ils conjoncturels ou plutôt structurels ? Le ralentissement économique, la démographie, la dette des entreprises, ne seront pas passagers. Le retournement de l’économie chinoise commence sous nos yeux.

Quand on vit des dizaines d’années de forte croissance, on se laisse aller à imaginer que celle-ci sera éternelle. L’histoire nous enseigne que la vie économique relève de cycles.

 

La décélération de la croissance

En étudiant la courbe de la croissance économique chinoise depuis 60 ans, on s’aperçoit qu’elle se découpe en trois phases :

  1. Une croissance accélérée, pendant 30 ans, des années 1960 jusqu’au début des années 1990, avec une pointe proche de 20 %
  2. Une croissance stable, les 15 années suivantes, en moyenne autour des 10 %
  3. Une décélération de la croissance, amorcée en 2008, passant de 10 % à  « autour » de 5 % (vocabulaire officiel)

 

Des prévisions réalistes des prochaines années prolongent ce dernier chiffre vers 4 %, puis 3 %.

La décroissance est donc à l’œuvre depuis 15 ans… Elle s’explique par la hausse des coûts, la baisse des gains de productivité, et le manque de dépenses des ménages chinois, préférant l’épargne.

Cette décroissance sera alimentée par un paramètre additionnel, le repli démographique.

 

Une triple peine démographique

Le choix de l’enfant unique décidé en 1979 a atteint l’objectif de réduire la forte croissance de la population au moment où le pays devait relever le défi alimentaire. Cette politique maintenue jusqu’en 2016 a préparé un tsunami démographique.

Ce déficit de naissances sur une longue période, première peine, a mis en place la baisse décalée du vieillissement de la population, deuxième peine.

Début 2023, le pouvoir politique a eu la plus grande difficulté à admettre une baisse de population d’environ 200 000 personnes, en 2022. La baisse de 2023 se situe à deux millions.

Probablement en 2028, la Chine repassera sous la barre des 1,4 milliard d’habitants puis, dans une génération, en 2050, en dessous de 1,2 milliard.

Ce rétrécissement de population s’accompagne d’un vieillissement accéléré, déjà inscrit dans la structure de la pyramide des âges.

La population de plus de 60 ans atteignait 241 millions en 2017 ; elle est passée à 280 millions en 2020, et se dirige vers 420 millions en 2050. Cet accroissement spectaculaire aura deux impacts : l’un sur le marché intérieur, l’autre sur le marché du travail.

La disparition de 200 millions de personnes du marché du travail ne pourra conduire qu’à un renchérissement de la main-d’œuvre, même en intégrant l’impact de l’automatisation.

Un retraité dispose de moins de revenus qu’un actif. Des conséquences significatives sur la vitalité du marché intérieur sont donc à prévoir.

La troisième peine démographique concerne la jeunesse. Après un parcours dans un système éducatif très exigeant, elle se trouve face à un marché de l’emploi très compétitif, et des conditions de travail difficiles. Apparaît donc un phénomène de désenchantement, qui se traduit par deux phénomènes inattendus : l’exode intérieur et l’exil.

Le départ des grandes villes conduit à un exode vers des villes moyennes ou la campagne. Il s’explique par le cumul du coût de l’habitat urbain, le niveau de pollution, et les difficultés d’emploi.

L’autre dynamique de la jeunesse se traduit par un exil caché. Il est étonnant de découvrir que la quatrième nationalité des migrants à la frontière sud des États-Unis est la nationalité chinoise.

Ce retournement démographique global est porteur de conséquences économiques et financières très substantielles.

 

Le poids des dettes

Ces nouvelles tendances impactent la construction et le BTP, qui représentent presque 25 % du PIB.

Pendant plusieurs décennies, la hausse de la demande de logements neufs, urbains, a conduit les sociétés majeures du secteur à poursuivre leur endettement pour alimenter cette « croissance éternelle ». Le ralentissement économique, et le rétrécissement/vieillissement de la population ont provoqué une baisse de la demande, dans une situation où l’offre de logements continuait d’augmenter.

Le groupe Evergrande, un des plus grands groupes immobiliers chinois, à la tête de plus de 300 milliards de dollars de dettes s’est déclaré en faillite aux États-Unis pendant l’été 2023, et vient d’être mis en liquidation par une décision d’un tribunal de Hong Kong, le 4 février 2024.

À l’automne dernier, l’autre géant du secteur, Country Garden, n’a pas été en mesure d’honorer un paiement de 60 millions de dollars.

Le niveau des capitaux engagés provoque naturellement des effets sur le secteur financier. Le groupe Zhongzhi, géant de la finance parallèle, très exposé au marché immobilier, affiche une dette de 64 milliards de dollars. Il s’est déclaré en faillite au début du mois de janvier 2024.

Cette triple fissure, décroissance, démographie, dette, se traduit naturellement dans les indicateurs boursiers. Le repli de la bourse de Shanghai atteint 12 % depuis six mois. Depuis fin janvier 2024, la capitalisation boursière de Hong Kong, est dépassée par celle de Bombay…

Ces nouvelles tendances clés de la réalité chinoise ne sont pas conjoncturelles, mais structurelles.

 

Des conséquences globales

La rigueur idéologique du Parti communiste chinois est-elle adaptée à cette nouvelle phase de l’économie chinoise ? Face à cette situation nouvelle, il faut de la créativité, de l’ouverture, de l’innovation, de nouvelles politiques, et des décisions atypiques afin de faire face à des réalités totalement nouvelles.

Ceci constitue un autre défi, idéologique, et structurel lui aussi, porté directement au cœur du système du PCC.

L’objectif de rattraper et dépasser les États-Unis apparaît de moins en moins probable. Au 1er octobre 2029, 80e anniversaire de la République Populaire de Chine, cela pourrait même apparaître impossible.

Il nous faut absolument réfléchir aux conséquences intérieures et internationales de cette « nouvelle » Chine.

Quand la Chine s’éveillera…. Quand la Chine s’essoufflera…

Un Sahel sang et or

Le trafic d’or représente une source de financement pour les groupes terroristes, et plus récemment pour les mercenaires russes de Wagner. De facto, cette manne renforce tous les ennemis et compétiteurs de la France en Afrique de l’Ouest. Pire, elle est un fléau pour tous les pays de la région. Certains, comme la Centrafrique et le Soudan en sombrent. D’autres, comme la Mauritanie et la République Démocratique du Congo (RDC), ripostent.

 

La ruée vers l’or sahélienne : une malédiction pour la région ?

Depuis 2012, la bande sahélienne allant de la Mauritanie à l’ouest du Soudan connaît un boom du secteur aurifère. Le mouvement s’accentue à partir de 2016. Une nouvelle ruée vers l’or voit des groupes armés s’emparer de sites d’extraction d’or artisanaux. Ils profitent de l’absence ou de la faiblesse des structures étatiques dans ces régions, à des fins de financement et de recrutement de nouveaux membres.  

Les trafics illégaux (or, migrants, armes, stupéfiants, etc.) sont un parangon géopolitique de la région. Ils catalysent tous les risques et les scléroses du Sahel et du reste de l’Afrique. Problème, ils entraînent aussi des répercussions en Europe, dont la France, qui en est un des débouchés privilégiés ; et pas uniquement les migrants. Venue d’Amérique du Sud, le Sahel voit en effet passer une part substantielle de la cocaïne à destination du Vieux Continent. 

Le trafic d’or, très rémunérateur, est la dernière mode des trafiquants et il alimente les caisses de groupes armés, qu’ils soient djihadistes ou simplement rebelles. À titre d’exemple, la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA), une alliance de groupes rebelles touareg formée en 2014, exploiterait des mines au nord du Mali. Sur la frontière algéro-malienne, dans la localité de Tin Zaouten, les djihadistes du Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (GSIM) contrôleraient également une fonderie et un site d’orpaillage. La porosité entre ces mouvements politiques ou djihadistes et les simples groupes criminels rend d’autant plus difficile la lutte contre leurs actions.

 

Wagner : les nouveaux pilleurs d’or

Le groupe de mercenaires Wagner, présent dans la bande sahélienne du Mali au Soudan en passant par la République centrafricaine, tire une partie importante de ses ressources du trafic d’or, avec des ramifications jusqu’en Mauritanie. Servant de garde prétorienne à plusieurs dirigeants de la région du Mali au Burkina Faso, le groupe Wagner profite de cette assise territoriale pour développer les trafics lui assurant ses revenus. 

Depuis son arrivée à Bamako, fin 2021, le groupe de mercenaires russes a entrepris des actions tous azimuts pour garantir sa mainmise sur l’or malien : récupération de permis miniers, création de sociétés locales, orpaillage artisanal, trafic via Dubaï. Wagner se fournit également, de façon clandestine, auprès d’orpailleurs mauritaniens, liés à des courants proches des islamistes pour revendre ensuite cet or à Bamako. Des liens étroits sont tissés avec les négociants en or de la ville, au premier rang desquels Kossa Dansoko, mais aussi des organisations proches des Frères musulmans.

Par corollaire, ce trafic contribue à financer des actions de subversions anti-françaises déployées par le groupe Wagner sur tout le continent. Sans compter ses opérations qui déstabilisent toute la région et menacent directement la sécurité de l’Europe. 

 

L’exemple congolo-émirati

Face au risque de déstabilisation que représente le trafic d’or à l’échelle internationale, en étroite imbrication avec les réseaux de criminalité transfrontaliers, plusieurs États réagissent et se donnent les moyens de lutter contre ce phénomène. Les Émirats arabes unis, place mondiale du commerce de l’or, sont régulièrement critiqués pour leur laxisme, même s’ils font le choix de fermer une grande raffinerie. Entre 2012 et 2014, Kaloti, un négociant en or basé à Dubaï est accusé d’acheter de l’or à des réseaux criminels internationaux pour blanchir de l’argent.

L’affaire du négociant Kaloti a mis en lumière les difficultés du contrôle international des transactions d’or : Kaloti a pu vendre de l’or à des grandes entreprises, y compris Apple, General Motors et Amazon, soulevant des questions sur la sécurisation des chaînes d’approvisionnement mondiales. Suite à ce scandale qui mettait en lumière des failles dans la sécurisation du commerce de l’or, les Émirats arabes unis décident d’innover en mobilisant la technologie blockchain.

En janvier 2023, la République démocratique du Congo (RDC) et les Émirats arabes unis signent un partenariat commercial qui comprend l’amélioration de la traçabilité des flux commerciaux d’or, une transparence accrue des activités du secteur, ainsi que la garantie d’un revenu pour les 30 000 mineurs artisanaux, afin de leur éviter la tentation de grossir les rangs de groupes criminels. 

 

La réponse mauritanienne

La Mauritanie, îlot de stabilité dans une région en proie aux troubles, cherche ainsi à éviter un scénario à la soudanaise, où des groupes armés d’obédience islamiste ont traité ces dernières années directement avec des acteurs étrangers et ont tenté de dépouiller le pays de ses ressources. 

En 2020, les autorités mauritaniennes ont mis sur pied un nouveau cadre pour donner un début de réglementation à l’activité des mineurs d’or indépendants, dont la production représente jusqu’à un tiers de celle des compagnies ayant pignon sur rue. Malgré cette mesure, 70% de la production d’or continuerait de quitter le territoire tous les ans via les filières de trafic trans-sahéliennes liées a des mouvements djihadistes, qui réactivent les routes commerciales multiséculaires de l’Ouest africain. 

Face à ce constat alarmant, les autorités de Nouakchott veulent durcir encore le cadre légal régissant le secteur aurifère, ce qui ne manque pas de froisser les orpailleurs, qui mènent des campagnes d’influence agressive. La solution passera probablement en partie par un démantèlement du marché noir et les réseaux de circuit informel à travers une formalisation assez soutenue de la commercialisation de la production artisanale de l’or. Les pouvoirs publics ont commencé ce travail sous le contrôle de l’Agence nationale Maaden à travers un renforcement du dispositif sécuritaire mauritanien dans cette région, mais aussi par un durcissement du dispositif juridique. Nouakchott peut déjà se prévaloir d’une « armée des sables » rompue aux exigences de son terrain et bien entraînée.

En définitive, l’expansion du trafic d’or représente un risque nouveau. Non seulement pour la stabilité et le développement des pays du Sahel, et au-delà, mais aussi pour la sécurité de l’Europe et de la France. De facto, la zone n’a jamais concentré autant de risques pour Paris et Bruxelles. Et pourtant, ce sont aujourd’hui leurs rivaux stratégiques, parfois existentiels, qui y prospèrent et contribuent à faire sombrer un peu plus la région dans le chaos.

[Enquête I/II] Ethnocide des Touareg et des Peuls en cours au Mali : les victimes de Wagner témoignent

Les Houthis et l’Iran vont-ils enflammer le Moyen-Orient ?

Le mouvement yéménite a-t-il l’autonomie et le pouvoir d’amorcer une crise internationale de grande ampleur, ou bien l’Iran est-il le véritable parrain de cette crise ? La priorité consiste à identifier les racines de cette situation, puis le déroulement des attaques récentes en mer Rouge. Enfin, vers quelles perspectives, l’intervention militaire des États-Unis, et diplomatique de la Chine, vont-elles faire évoluer cette situation ?

Le mouvement Houthi n’est nullement le résultat d’une génération spontanée, il est le produit d’un processus historique et d’une rencontre politique contemporaine.

 

Houthis : géographie et histoire

La première spécificité géographique de ce mouvement est de se situer dans la partie extrême sud-ouest de la péninsule arabique, région très montagneuse de l’actuel Yémen. Ses habitants ont été historiquement des guerriers, caractéristique fréquente des populations montagnardes. Vers la fin du premier millénaire, l’Empire perse qui y exerçait son influence, y envoya un religieux afin d’y rétablir la paix. Issu de la branche zaïdite du chiisme, il y répandit ce courant particulier de l’islam chiite. Cette population montagnarde et guerrière se trouva ainsi dotée d’une troisième spécificité, religieuse.

Actuellement leur influence s’exerce sur seulement un quart du territoire du Yémen, celui où se trouve la capitale, Sanaa.

 

Le basculement de 1979

Cette particularité religieuse d’appartenance au courant chiite allait représenter une importance particulière pour les ayatollahs iraniens, chiites, qui prennent le pouvoir à Téhéran en 1979.

La nouvelle stratégie de Téhéran va être dès lors d’utiliser systématiquement, dans tout le Moyen-Orient, majorité (Irak) ou minorités religieuses chiites, au service d’une nouvelle politique iranienne.

C’est dans cette vision stratégique qu’une partie de la famille Houthi, issue de cette région montagneuse et chiite du Yémen, fut invitée à venir vivre en Iran, dans la grande ville religieuse de Qom.

Une quinzaine d’années plus tard, il lui fut proposé de revenir au Yémen. Elle y organisa une montée en puissance politique, et par un jeu d’alliance avec l’ancien président Saleh, prit militairement le pouvoir à Sanaa, à l’automne 2014.

Téhéran mettait ainsi en place un pouvoir politique chiite à la frontière sud de l’Arabie saoudite, son rival sunnite. Elle s’arrogeait aussi indirectement un droit de regard et d’intervention en mer Rouge, comme elle l’a dans le golfe Persique. Elle acquérait ainsi une capacité complète de nuisance sur les deux côtes est, et ouest, de la péninsule Arabique.

 

Le regard iranien vers l’ennemi de l’islam

La stratégie de construction d’un « arc chiite » de Téhéran à Beyrouth en passant par Sanaa, allait être mise au service de l’autre grand objectif de la République islamique d’Iran : la lutte contre Israël.

Dans les années 1970, avant son arrivée au pouvoir, l’Ayatollah Khomeini avait écrit qu’Israël « était l’ennemi de l’islam ». En mai 1979, trois mois après sa prise de pouvoir, il créait le corps des Gardiens de la révolution, et en leur sein, la force Qods (Jérusalem) destinée aux opérations extérieures. Les moyens pour atteindre l’objectif étaient mis immédiatement en place.

En retraçant ainsi toute cette architecture, on constate que l’attaque du 7 octobre est l’aboutissement d’une stratégie patiemment et minutieusement mise en place depuis des dizaines d’années. Cela fut d’ailleurs confirmé par le pouvoir iranien lui-même. Deux jours après l’attaque du Hamas, le conseiller pour les Affaires internationales du Guide suprême, Ali Akbar Velayati (ancien ministre des Affaires Étrangères) a déclaré à la presse iranienne : « Si les États-Unis ont cru, en éliminant le général Soleimani, priver l’Iran de sa capacité d’action extérieure, les évènements récents leur donnent tort ». Par ses paroles, provenant du sommet de l’État, l’Iran a reconnu la paternité des attaques du 7 octobre.

 

Le déclenchement des actions des Houthis

L’analyse de l’intervention des Houthis nécessite de regarder à la fois la carte et le calendrier. Les missiles et drones lancés depuis le Yémen, situé à plus de 2000 km des frontières de l’État hébreu, n’ont pas été mis en œuvre contre Israël, dès les premières heures du 7 octobre. Seuls les mouvements directement au contact du territoire israélien, Hamas, Hezbollah, groupes pro-Iran de Syrie, sont entrés en action. Concernant la chronologie, les premières attaques de navire sont intervenues six semaines après le déclenchement de l’attaque contre Israël, et quatre semaines après l’entrée de l’armée israélienne dans la bande de Gaza.

L’intervention yéménite est donc totalement découplée de l’attaque initiale. Son objectif est lié à l’intervention de Tsahal à Gaza, et vise à forcer Israël à arrêter son opération militaire contre le Hamas. La création d’un désordre dans le trafic maritime mondial a pour but d’amener les pays européens et asiatiques, touchés économiquement par ce désordre, à demander à Israël l’arrêt de son intervention.

 

Les limites du plan iranien

Téhéran demeure l’architecte de cette intervention puisque l’Iran est le seul fournisseur des 160 missiles et drones utilisés à ce jour contre les navires, en mer Rouge et dans le golfe d’Aden.

Cette stratégie de nuisance a certes créé des perturbations, mais ces dernières n’ont pas été suffisantes pour atteindre l’objectif souhaité. Deux interventions sont venues contrarier ce plan, l’une militaire menée par les États-Unis et la Grande-Bretagne, l’autre diplomatique, conduite par la Chine.

L’intervention militaire n’avait pas pour objectif de faire cesser les frappes, mais de les réduire en détruisant simultanément les stocks de missiles et les radars de surveillance maritime. L’intervention de Pékin demandant à Téhéran d’intervenir auprès des Houthis est tout à fait complémentaire.

La Chine s’inquiète de plus en plus de son ralentissement économique intérieur. À ce titre, les exportations revêtent donc une importance encore plus grande. Toute entrave à la circulation maritime vers le marché européen, troisième au classement mondial des exportations chinoises, est donc à proscrire.

 

Que faut-il donc maintenant attendre de cette situation ?

L’Iran ne pourra faire la sourde oreille vis-à-vis de la Chine devenue son premier client pétrolier. Le nombre de missiles lancés depuis le Yémen va donc significativement diminuer, et probablement se concentrer sur des navires militaires, en priorité américains. En effet, d’une certaine façon, un arrêt complet signifierait perdre la face, en se montrant aux ordres de Pékin, tant pour Téhéran que pour les Houthis.

L’arrêt des perturbations en mer Rouge est lié à l’arrêt de l’intervention à Gaza. Si dans les prochaines semaines, voire les prochains jours, une trêve d’une certaine durée se profilait autour de la libération progressive des otages, la circulation maritime vers le canal de Suez devrait retrouver son calme.

Drones et missiles iraniens lancés depuis le Yémen ne seront certainement pas le prélude à un élargissement du conflit au Moyen-Orient. Mais la situation reste instable, surtout après le bombardement d’une base américaine en Jordanie, et l’attente d’une réplique de Washington.

« Nous devons mettre en place une diplomatie de guerre » grand entretien avec Nicolas Tenzer

Nicolas Tenzer est enseignant à Sciences Po Paris, non resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA) et blogueur de politique internationale sur Tenzer Strategics. Son dernier livre Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique, vient de sortir aux Éditions de l’Observatoire. Ce grand entretien a été publié pour la première fois dans nos colonnes le 29 janvier dernier. Nous le republions pour donner une lumière nouvelles aux déclarations du président Macron, lequel n’a « pas exclu » l’envoi de troupes occidentales en Ukraine, à l’occasion d’une conférence internationale, lundi 26 février dernier.

 

Hypothèse d’une victoire russe : à quelles répercussions s’attendre ?

Loup Viallet, rédacteur en chef de Contrepoints – Dans Notre Guerre, vous écrivez : « Les aiguilles de l’horloge tournent sans relâche, associant toujours plus de morts à leur fuite en avant. Mais il arrive aussi un moment où le temps presse. L’Ukraine pourrait mourir. Ce sera de notre faute, et alors le glas de la mort sonnera pour nous. » Quelles seraient les conséquences d’une défaite de l’Ukraine ?

Nicolas Tenzer Elles seraient catastrophiques sur tous les plans et marqueraient un tournant à certains égards analogue mutatis mutandis à ce qu’aurait été une victoire de l’Allemagne nazie en 1945. Outre que cela entraînerait des centaines de milliers de victimes ukrainiennes supplémentaires, elle signifierait que les démocraties n’ont pas eu la volonté – je ne parle pas de capacité, car elle est réelle – de rétablir le droit international et de faire cesser un massacre d’une ampleur inédite en Europe, nettement supérieure à celui auquel nous avons assisté lors de la guerre en ex-Yougoslavie, depuis la Seconde Guerre mondiale.

La crédibilité de l’OTAN et des garanties de sécurité offertes par les États-Unis et l’Union européenne en serait à jamais atteinte, non seulement en Europe, mais aussi en Asie et au Moyen-Orient. Toutes les puissances révisionnistes s’en réjouiraient, en premier lieu la République populaire de Chine. La Russie poursuivrait son agression au sein du territoire des pays de l’OTAN et renforcerait son emprise sur la Géorgie, le Bélarus, la Syrie, certains pays d’Afrique ou même d’Asie, comme en Birmanie, et en Amérique du Sud (Venezuela, Cuba, Nicaragua).

Cela signifierait la mort définitive des organisations internationales, en particulier l’ONU et l’OSCE, et l’Union européenne, déjà minée par des chevaux de Troie russes, notamment la Hongrie et la Slovaquie, pourrait connaître un délitement. Le droit international serait perçu comme un torchon de papier et c’est l’ordre international, certes fort imparfait, mis en place après Nuremberg, la Charte des Nations unies et la Déclaration de Paris de 1990, qui se trouverait atteint. En Europe même, la menace s’accentuerait, portée notamment par les partis d’extrême droite. Nos principes de liberté, d’État de droit et de dignité, feraient l’objet d’un assaut encore plus favorisé par la propagande russe. Notre monde tout entier serait plongé dans un état accru d’insécurité et de chaos. Cela correspond parfaitement aux objectifs de l’idéologie portée par le régime russe que je décris dans Notre Guerre, qu’on ne peut réduire uniquement à un néo-impérialisme, mais qui relève d’une intention de destruction. C’est la catégorie même du futur qui serait anéantie.

C’est pourquoi il convient de définir clairement nos buts de guerre : faire que l’Ukraine gagne totalement et que la Russie soit radicalement défaite, d’abord en Ukraine, car telle est l’urgence, mais aussi en Géorgie, au Bélarus et ailleurs. Un monde où la Russie serait défaite serait un monde plus sûr, mais aussi moins sombre, et plus lumineux pour les peuples, quand bien même tous les problèmes ne seraient pas réglés. Les pays du sud ont aussi à y gagner, sur le plan de la sécurité énergétique et alimentaire, mais aussi de la lutte anti-corruption et des règles de bon gouvernement – songeons à l’Afrique notamment.

 

Peut-on négocier avec Poutine ?

Pourquoi pensez-vous qu’il n’est pas concevable de négocier avec la Russie de Poutine ? Que répondez-vous à l’ancien ambassadeur Gérard Araud qui plaide pour cette stratégie ? C’est aussi le point de vue de la géopolitologue Caroline Galacteros, qui écrit : « Arrêtons le massacre, celui sanglant des Ukrainiens et celui économique et énergétique des Européens . Négociations !! pendant qu’il y a encore de quoi négocier… ». Comment comprenez-vous cette position ? 

Je ne confondrai pas les positions de madame Galacteros, dont l’indulgence envers la Russie est bien connue, et celle de Gérard Araud qui n’est certainement pas pro-Kremlin. Ses positions me paraissent plutôt relever d’une forme de diplomatie classique, je n’oserais dire archaïques, dont je montre de manière détaillée dans Notre Guerre les impensés et les limites. Celles-ci m’importent plus que les premières qui sont quand même très sommaires et caricaturales. Je suis frappé par le fait que ceux, hors relais de Moscou, qui parlent de négociations avec la Russie ne précisent jamais ce sur quoi elles devraient porter ni leurs conséquences à court, moyen et long termes.

Estiment-ils que l’Ukraine devrait céder une partie de son territoire à la Russie ? Cela signifierait donner une prime à l’agresseur et entériner la première révision par la force des frontières au sein de l’Europe, hors Seconde Guerre mondiale, depuis l’annexion et l’invasion des Sudètes par Hitler. Ce serait déclarer à la face du monde que le droit international n’existe pas. De plus, laisser la moindre parcelle du territoire ukrainien aux mains des Russes équivaudrait à détourner le regard sur les tortures, exécutions, disparitions forcées et déportations qui sont une pratique constante, depuis 2014 en réalité, de la Russie dans les zones qu’elle contrôle. Je ne vois pas comment la « communauté internationale » pourrait avaliser un tel permis de torturer et de tuer.

Enfin, cela contreviendrait aux déclarations de tous les dirigeants politiques démocratiques depuis le début qui ne cessent de proclamer leur attachement à l’intégrité territoriale et à la souveraineté de l’Ukraine. Se déjuger ainsi serait renoncer à toute crédibilité et à toute dignité. Je trouve aussi le discours, explicitement ou implicitement pro-Kremlin, qui consiste à affirmer qu’il faut arrêter la guerre pour sauver les Ukrainiens, pour le moins infamant, sinon abject, quand on sait que, après un accord de paix, ceux-ci continueraient, voire s’amplifieraient encore.

Suggèrent-ils qu’il faudrait renoncer à poursuivre les dirigeants russes et les exécutants pour les quatre catégories de crimes imprescriptibles commis en Ukraine, crimes de guerre, crimes contre l’humanité, crime de génocide et crime d’agression ? Il faut leur rappeler que le droit international ne peut faire l’objet de médiation, de transaction et de négociation. Il s’applique erga omnes. Le droit international me semble suffisamment affaibli et mis à mal pour qu’on n’en rajoute pas. Cela fait longtemps que je désigne Poutine et ses complices comme des criminels de guerre et contre l’humanité et je me réjouis que, le 17 mars 2023, la Cour pénale internationale l’ait inculpé pour crimes de guerre. Il est légalement un fugitif recherché par 124 polices du monde. On peut gloser sur les chances qu’il soit un jour jugé, mais je rappellerai que ce fut le cas pour Milosevic. En tout état de cause, l’inculpation de la Cour s’impose à nous.

Veulent-ils signifier qu’on pourrait fermer les yeux sur la déportation de dizaines de milliers d’enfants ukrainiens en Russie, ce qui constitue un génocide, en vertu de la Convention du 9 décembre 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide ? On ose à peine imaginer qu’ils aient cette pensée. Là aussi, il est dans notre intérêt à donner des signaux cohérents et forts.

Entendent-ils enfin qu’il serait acceptable que la Russie soit dispensée de payer les réparations indispensables pour les dommages de guerre subis par l’Ukraine, qui sont aujourd’hui estimer à environ deux trillions d’euros ? Veulent-ils que cette charge incombe aux assujettis fiscaux des pays de l’Alliance ? Tout ceci n’a aucun sens, ni stratégique, ni politique.

Sur ces quatre dimensions, nous devons être fermes, non seulement aujourd’hui, mais dans la durée. Dans mon long chapitre sur notre stratégie à long terme envers la Russie, j’explique pourquoi nous devons maintenir les sanctions tant que tout ceci n’aura pas été fait. C’est aussi la meilleure chance pour qu’un jour, sans doute dans quelques décennies, la Russie puisse évoluer vers un régime démocratique, en tout cas non dangereux.

En somme, ceux qui souhaitent négocier avec la Russie tiennent une position abstraite qui n’a rien de réaliste et de stratégiquement conséquent en termes de sécurité. Si la Russie n’est pas défaite totalement, elle profitera d’un prétendu accord de paix pour se réarmer et continuer ses agressions en Europe et ailleurs. C’est la raison pour laquelle je consacre des développements approfondis dans la première partie de Notre Guerre à réexaminer à fond certains concepts qui obscurcissent la pensée stratégique que je tente de remettre d’aplomb. Je reviens notamment sur le concept de réalisme qui doit être articulé aux menaces, et non devenir l’autre nom de l’acceptation du fait accompli. Je m’y inspire de Raymond Aron qui, à juste titre, vitupérait les « pseudo-réalistes ».

Je porte aussi un regard critique sur la notion d’intérêt, et notamment d’intérêt national, tel qu’il est souvent entendu. Lié à la sécurité, il doit intégrer principes et valeurs. Je montre également que beaucoup d’analystes de politique étrangère ont, à tort, considéré États et nations dans une sorte de permanence plutôt que de se pencher sur les spécificités de chaque régime – là aussi, la relecture d’Aron est précieuse. Enfin, je démontre que traiter de politique étrangère sérieusement suppose d’y intégrer le droit international et les droits de l’Homme, alors qu’ils sont trop souvent sortis de l’analyse de sécurité. Pourtant, leur violation est le plus généralement indicatrice d’une menace à venir.

 

Sanctions : comment les rendre efficaces ?

Les sanctions économiques n’ont pas mis fin à la guerre de la Russie en Ukraine. Il semble que la Russie ait mis en place une stratégie de contournement plutôt efficace : depuis 2022, les importations (notamment depuis l’Allemagne) de pays proches géographiquement de la Russie (Azerbaïdjan, Géorgie, Kazakhstan, Kirghizistan, Turquie) ont explosé, et leurs exportations en Russie aussi… Sans parler de l’accélération des échanges entre la Russie et la Chine. Que faudrait-il vraiment faire pour isoler économiquement la Russie ?

C’est un point déterminant. Même si les différents paquets de sanctions décidés tant par l’Union européenne que par les États-Unis et quelques autres pays comme le Japon et la Corée du Sud, sont les plus forts jamais mis en place, ils restent encore incomplets, ce qui ne signifie pas qu’ils soient sans effets réels – ne les minimisons pas. Je reprends volontiers la proposition émise par la Première ministre estonienne, Kaja Kallas, qui proposait un embargo total sur le commerce avec la Russie. Je constate aussi que certains pays de l’UE continuent d’importer du gaz naturel liquéfié russe (LNG) et qu’une banque autrichienne comme Raiffaisen a réalisé l’année dernière la moitié de ses profits en Russie. Certaines entreprises européennes et américaines, y compris d’ailleurs françaises, restent encore présentes en Russie, ce qui me paraît inacceptable et, par ailleurs, stupide dans leur intérêt même.

Ensuite, nous sommes beaucoup trop faibles en Europe sur les sanctions extraterritoriales. Il existe une réticence permanente de certains États à s’y engager, sans doute parce que les États-Unis les appliquent depuis longtemps, parfois au détriment des entreprises européennes. C’est aujourd’hui pourtant le seul moyen pour éviter les contournements. Nous devons mettre en place ce que j’appelle dans Notre Guerre une diplomatie de guerre : sachons dénoncer et agir contre les pratiques d’États prétendument amis, au Moyen-Orient comme en Asie, qui continuent de fournir la machine de guerre russe.

Enfin, nous devons décider rapidement de saisir les avoirs gelés de la Banque centrale russe (300 milliards d’euros) pour les transférer à l’Ukraine, d’abord pour renforcer ses capacités d’achats d’armements, ensuite pour la reconstruction. Les arguties juridiques et financières pour refuser de s’y employer ne tiennent pas la route devant cette urgence politique et stratégique.

 

La nécessité d’une intervention directe

Les alliés de l’Ukraine soutiennent l’effort de guerre de l’Ukraine en aidant financièrement son gouvernement et en lui livrant des armes. Qu’est-ce qui les empêche d’intervenir directement dans le conflit ?

La réponse est rien.

Dès le 24 février 2022 j’avais insisté pour que nous intervenions directement en suggérant qu’on cible les troupes russes entrées illégalement en Ukraine et sans troupes au sol. J’avais même, à vrai dire, plaidé pour une telle intervention dès 2014, date du début de l’agression russe contre le Donbass et la Crimée ukrainiens. C’eût été et cela demeure parfaitement légal en vertu de l’article 51 de la Charte des Nations unies qui dispose que non seulement un État agressé peut répliquer en frappant les infrastructures militaires et logistiques sur le territoire de l’ennemi, mais que tout autre État se portant à son secours peut également légalement le faire. Cela aurait mis fin rapidement à la guerre et aussi épargné la mort de plus d’une centaine de milliers d’Ukrainiens, civils et militaires. Cela aurait renforcé notre sécurité et la crédibilité de notre dissuasion.

Si nous, Alliés, ne l’avons pas fait et si nous sommes encore réticents, c’est parce que nous continuons de prendre au sérieux les récits du Kremlin qui visent à nous auto-dissuader. Je consacre toute une partie de Notre Guerre à explorer comment s’est construit le discours sur la menace nucléaire russe, bien avant le 24 février 2022.

Certes, nous devons la considérer avec attention et sans légèreté, mais nous devons aussi mesurer son caractère largement fantasmé. Poutine sait d’ailleurs très bien que l’utilisation de l’arme nucléaire aurait pour conséquence immédiate sa propre disparition personnelle qui lui importe infiniment plus que celle de son propre peuple qu’il est prêt à sacrifier comme il l’a suffisamment montré. On s’aperçoit d’ailleurs que même l’administration Biden qui, au début de cette nouvelle guerre, avait tendance à l’amplifier, ce qui faisait involontairement le jeu de la propagande russe, a aujourd’hui des propos beaucoup plus rassurants. Mais cette peur demeure : je me souviens encore avoir entendu, le 12 juillet 2023, alors que j’étais à Vilnius pour le sommet de l’OTAN, Jake Sullivan, conseiller national pour la sécurité du président américain, évoquer le spectre d’une guerre entre l’OTAN et la Russie. Ce n’est pas parce que les Alliés seraient intervenus, ou interviendraient aujourd’hui, que cette guerre serait déclenchée. Je crois au contraire que la Russie serait obligée de plier.

Là aussi, il convient de remettre en question le discours de la propagande russe selon lequel une puissance nucléaire n’a jamais perdu la guerre : ce fut le cas des États-Unis au Vietnam et, de manière plus consentie, en Afghanistan, et bien sûr celui de l’ancienne URSS dans ce dernier pays. Songeons aussi au signal que, en refusant d’intervenir, nous donnerions à la Chine : cela signifierait-il que, parce qu’elle est une puissance nucléaire, elle pourrait mettre la main sur Taïwan sans que nous réagissions ? Il faut songer au signal que nous envoyons.

Enfin, et j’examine cela dans mon livre de manière plus détaillée, se trouve posée directement la question de la dissuasion au sein de l’OTAN. Celle-ci repose fondamentalement, du moins en Europe, sur la dissuasion nucléaire et la perspective de l’activation de l’article 5 du Traité de Washington sur la défense collective. Elle concerne aussi, par définition, les pays de l’Alliance, ce qui d’ailleurs montre la faute majeure qui a été celle de la France et de l’Allemagne en avril 2008 de refuser un plan d’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie à l’OTAN lors du sommet de Bucarest. Emmanuel Macron l’a implicitement reconnu lors de son discours du 31 mai 2023 lors de son discours au Globsec à Bratislava.

Une double question se pose donc. La première est celle de notre dissuasion conventionnelle, qui a été en partie le point aveugle de l’OTAN. Je propose ainsi qu’on s’oriente vers une défense territoriale de l’Europe. La seconde est liée au cas de figure actuel : que faisons-nous lorsqu’un pays non encore membre de l’Alliance, en l’occurrence l’Ukraine, est attaqué dès lors que cette agression comporte un risque direct sur les pays qui en sont membres ?

 

Hypothèse d’un retour de Donald Trump

Donald Trump est bien parti pour remporter l’investiture des Républicains en juin prochain. Quelles seraient les conséquences d’une potentielle réélection de l’ancien président américain sur la guerre en Ukraine ? 

À en juger par les déclarations de Donald Trump, elles seraient funestes. On ne peut savoir s’il déciderait de quitter l’OTAN qu’il avait considérée comme « obsolète », mais il est fort probable qu’il diminuerait de manière drastique les financements américains à l’OTAN et l’effort de guerre en faveur de l’Ukraine. Les Européens se trouveraient devant un vide vertigineux. S’il fallait compenser l’abandon américain, y compris sur le volet nucléaire – au-delà des multiples débats doctrinaux sur le rôle des dissuasions nucléaires française et britannique –, les pays de l’UE devraient porter leurs dépenses militaires à 6 ou 7 % du PIB, ce qui pourrait difficilement être accepté par les opinions publiques par-delà les questions sur la faisabilité. Ensuite, cela ne pourrait pas se réaliser en quelques mois, ni même en quelques années sur un plan industriel en termes d’armements conventionnels.

En somme, nous devons poursuivre nos efforts au sein de l’UE pour transformer de manière effective nos économies en économies de guerre et porter à une autre échelle nos coopérations industrielles en matière d’armement au sein de l’Europe. Mais dans l’immédiat, les perspectives sont sombres. Cela sonnera l’heure de vérité sur la volonté des dirigeants européens de prendre les décisions radicales qui s’imposent. J’espère que nous ferons en tout cas tout dans les mois qui viennent pour apporter une aide déterminante à l’Ukraine – nous avons encore de la marge pour aller plus vite et plus fort.

Les États-Unis et l’Europe restent encore à mi-chemin et n’ont pas livré à l’Ukraine toutes les armes, en quantité et en catégorie, qu’ils pouvaient lui transférer, notamment des avions de chasse et un nombre très insuffisant de missiles à longue portée permettant de frapper  le dispositif ennemi dans sa profondeur. Quant au président Biden, il devrait comprendre qu’il lui faut aussi, dans le temps qui lui reste avant les élections de novembre, donner à Kyiv toutes les armes possibles. Il serait quand bien mieux placé dans la course à sa réélection s’il apparaissait aux yeux de se concitoyens comme le « père la victoire ».

 

« La puissance va à la puissance »

La guerre d’agression de la Russie en Ukraine n’est pas un événement isolé. Il semble que l’impérialisme russe cherche à prendre notre continent en étau en déstabilisant nos frontières extérieures. À l’Est, via des actions d’ingérence militaire, de déstabilisation informationnelle, de corruption et d’intimidation qui ont commencé dès son arrivée au pouvoir dans les années 2000, et bien entendu à travers la guerre conventionnelle lancée contre l’Ukraine. Au Sud, la stratégie d’influence russe se développe depuis une décennie. Si elle est moins visible, elle n’en est pas moins nuisible. Ces dix dernières années, Moscou a approfondi sa coopération militaire avec le régime algérien et s’est ingéré dans le conflit libyen à travers des sociétés militaires privées comme Wagner. On a vu le seul porte-avions russe mouiller dans le port de Tobrouk en 2017, mais aussi des navires de guerre russes faire des exercices communs avec des bâtiments algériens sur les côtes algériennes en août 2018, en novembre 2019, en août et en novembre 2021, en octobre et en juillet 2022 et en août 2023. Au sud du Sahara, le régime de Poutine sert d’assurance-vie à la junte installée au Mali depuis 2020 et soutien l’Alliance des États du Sahel (composée des régimes putschistes du Mali, du Burkina Faso et du Niger). Quelle diplomatie adopter pour conjurer la menace russe, à l’Est comme au Sud ?

Votre question comporte deux dimensions qui sont à la fois sensiblement différentes et liées. La première est celle de la guerre de l’information et de ses manipulations. Celle-ci se déploie sur quasiment tous les continents, en Europe occidentale autant que centrale et orientale, dans les Amériques, du Nord et du Sud, au Moyen-Orient, en Afrique et dans certains pays d’Asie. Pendant deux décennies, nous ne l’avons pas prise au sérieux, ni chez nous ni dans certains pays où elle visait aussi à saper nos positions.

Malgré certains progrès, nous ne sommes pas à la hauteur, y compris en France, comme je l’avais expliqué lors de mon audition devant la Commission de l’Assemblée nationale sur les ingérences extérieures l’année dernière, et comme je le développe à nouveau dans Notre Guerre. Nous n’avons pas, dans de nombreux pays, une attitude suffisamment ferme à l’encontre des relais nationaux de cette propagande et n’avons pas mise à jour notre système législatif. En Afrique, la France n’a pas pendant longtemps mesuré, malgré une série d’études documentées sur le sujet, ni riposté avec la force nécessaire aux actions de déstabilisation en amont. Moscou a consacré des moyens considérables, et même disproportionnés eu égard à l’état de son économie, à ces actions et ses responsables russes n’ont d’ailleurs jamais caché que c’était des armes de guerre. Nous avons détourné le regard et ne nous sommes pas réarmés en proportion.

La seconde dimension est celle de l’attitude favorable de plusieurs pays envers Moscou, avec une série de gradations, depuis une forme de coopération étendue, comme dans le cas de l’Algérie, du Nicaragua, de l’Iran, du Venezuela, de Cuba, de l’Érythrée et de la Corée du Nord – sans même parler de groupes terroristes comme le Hamas –, une action commune dans le crime de masse – Syrie –, une complicité bienveillante – Égypte, Émirats arabes unis, Inde, Afrique du Sud, mais aussi Israël avec Netanyahou – et parfois active – République populaire de Chine – ou une soumission plus ou moins totale – Bélarus et certains des pays africains que vous mentionnez. Sans pouvoir entrer ici dans le détail, l’attitude des démocraties, qui doit aussi être mieux coordonnée et conjointe, ne peut être identique. Dans des cas comme celui de la Syrie, où nous avons péché par notre absence d’intervention, notre action doit être certainement militaire. Envers d’autres, nous devons envisager un système de sanctions renforcées comme je l’évoquais. Dans plusieurs cas, notamment en direction des pays ayant envers Moscou une attitude de neutralité bienveillante et souvent active, un front uni des démocraties doit pouvoir agir sur le registre de la carotte et du bâton. Nous payons, et cela vaut pour les États-Unis comme pour les grands pays européens, dont la France, une attitude négligente et une absence de définition de notre politique. Rappelons-nous, par exemple, notre absence de pression en amont envers les pays du Golfe lorsqu’ils préparaient le rétablissement des relations diplomatiques avec Damas, puis sa réintégration dans la Ligue arabe. Nous n’avons pas plus dissuadé l’Égypte de rétablir des relations fortes avec Moscou et cela n’a eu aucun impact sur nos relations avec Le Caire. Avec l’Inde, nous fermons largement les yeux sur la manière dont Delhi continue, par ses achats de pétrole à la Russie, à alimenter l’effort de guerre. Quant aux pays africains désormais sous l’emprise de Moscou, le moins qu’on puisse dire est que nous n’avons rien fait pour prévenir cette évolution en amont.

Nous sommes donc devant deux choix politiques nécessaires. Le premier, dont je développe les tenants et aboutissants dans Notre Guerre, est celui de la défaite radicale de la Russie en Ukraine, et celle-ci devra suivre au Bélarus, en Géorgie et en Syrie notamment. Je suis convaincu que si nous agissons en ce sens, des pays faussement neutres ou sur un point de bascule, dont plusieurs que j’ai mentionnés ici, verraient aussi les démocraties d’un autre œil. Elles auraient moins intérêt à se tourner vers une Russie affaiblie. Ce sont les effets par ricochet vertueux de cette action que nous devons mesurer, notamment dans plusieurs pays d’Afrique, d’Asie et du Moyen-Orient. C’est notre politique d’abstention et de faiblesse qui les a finalement conduits à se tourner vers la Russie. Si nous changeons, ces pays évolueront aussi. La puissance va à la puissance.

Le second choix, que je développe dans Notre Guerre, consistera à repenser de manière assez radicale nos relations avec les pays du Sud – un sud, d’ailleurs, que je ne crois pas « global », mais profondément différent, et avec lequel nous ne saurions penser nos relations sans différenciation. Ce sont les questions d’investissement, de sécurité énergétique et alimentaire, et de lutte contre la corruption qu’il faudra repenser. La guerre russe contre l’Ukraine est un avertissement et le pire serait, une fois que l’Ukraine aurait gagné et nous par la même occasion, de repartir avec les autres pays dans une sorte de business as usual sans aucun changement.

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Et si la démographie avait le dernier mot ?

L’INSEE vient de publier un bilan démographique pour l’année 2023 qui met en évidence un affaissement de la natalité française. Selon des sources concordantes, celle-ci n’est plus guère soutenue que par la fécondité des femmes immigrées. Ce qui laisse entrevoir à terme une diminution de l’effectif global de la population, et une nouvelle configuration de sa composition ethnique et culturelle.

Faut-il s’en inquiéter ? Pour la plupart de nos concitoyens, cette question n’a pas de conséquence directe et immédiate, encore moins pour les responsables politiques dont les échéances se situent à quelques mois ou quelques années d’ici. Les phénomènes démographiques ont une grande inertie et leurs effets ne sont perçus qu’avec beaucoup de retard. Tout au plus entendons-nous s’exprimer ceux qui craignent une possible pénurie de main-d’œuvre et/ou un vieillissement de la population, déséquilibrant un peu plus nos régimes de retraite. Ceux-là vont plaider pour un recours accru à l’immigration.

C’est oublier un peu vite deux choses :

  1. Une baisse de la population active aurait pour effet de renforcer le pouvoir de négociation des salariés, un rééquilibrage bienvenu du rapport de force entre le travail et le capital.
  2. Une population en équilibre stationnaire, c’est-à-dire dont l’effectif progresse faiblement, les naissances compensant à peu près les décès, ne peut se maintenir éternellement jeune.

 

Conséquences économiques, sociales et politiques du vieillissement d’une population française de plus en plus multiculturelle

La pyramide des âges finit par ressembler, non à une pyramide à large base, mais vaguement à un cylindre à la pointe effilée. La disparition des seniors s’accélère subitement au-delà de 65 ans. Pour pallier le déséquilibre toujours renaissant de nos régimes de retraite, il faudrait une injection continue, année après année, de travailleurs immigrés. Il serait ô combien préférable d’opter pour des régimes par capitalisation qui vivraient des revenus tirés de placements réalisés à l’étranger, dans des pays restés encore jeunes.

Nous voudrions insister ici sur les conséquences, non pas économiques, mais politiques, des évolutions démographiques. Il n’est pas toujours de bon ton de les évoquer.

Le vieillissement de la population française, dont nous venons de voir qu’il est inévitable, entraîne quelques conséquences fâcheuses, qui nécessitent une adaptation de nos pratiques et de nos institutions. Le relèvement de l’âge du départ en retraite est une absolue nécessité, et cette mesure n’est supportable qu’accompagnée d’un effort sans précédent de formation permanente des salariés tout au long de leur vie professionnelle. Or, le poids électoral élevé des classes d’âge est un obstacle à ces réformes qui les font sortir de leur zone de confort. Des incitations financières puissantes, mieux qu’un âge-couperet, doivent encourager les seniors à participer à la force de travail, aussi longtemps que possible.

Mais il est d’autres aspects du problème dont le rappel est encore moins « politiquement correct ». Dans les sociétés multiculturelles, les écarts entre les taux de croissance démographique des différentes communautés ont des effets cumulatifs, qui prennent tôt ou tard une signification politique. Des États-nations, constitués plus ou moins artificiellement, au cours des deux siècles passés, par la réunion de groupes hétérogènes, différant par la religion, l’ethnie ou la culture, ont été pour cette raison le théâtre d’affrontements violents, qui se sont soldés quelquefois par l’éclatement de ces formations sociales. Généralement, les groupes dominés, initialement minoritaires, parviennent à submerger par le nombre leurs anciens maîtres ; à moins que ceux-ci, craignant d’être évincés, ne se lancent dans des politiques répressives. Les exemples abondent.

Au Liban, les musulmans, chiites notamment, en état d’infériorité économique, mais de plus en plus nombreux, ont pu rivaliser avec leurs compatriotes chrétiens. Entre 1932 et 2018, le nombre de ces derniers aurait triplé, tandis que celui des musulmans aurait été multiplié par neuf. Ce pays, régi par des institutions multiconfessionnelles, a vu son fonctionnement gravement entravé. La composition de la Chambre des députés était censée refléter le poids des différentes communautés du pays. Mais il s’est révélé très difficile de suivre leur évolution. Aucune élection n’a été organisée depuis 2009. Pas davantage de recensement. Le dernier date du mandat français, en 1932. Ainsi, ces deux exercices citoyens n’ont plus cours au pays du Cèdre : la vérité n’est pas toujours bonne à voir.

Son voisin du sud, Israël, connaît depuis peu des déchirements similaires. La démographie joue un rôle central dans l’équation stratégique du pays. L’establishment veille à ce que la majorité juive reste substantielle, en l’alimentant au flux de l’immigration des Juifs de la diaspora (l’alyah). Mais une menace nouvelle s’est levée qui remet en cause les fondements de la société israélienne. Les Juifs orthodoxes font davantage d’enfants que les laïcs et les Juifs traditionnalistes. Les privilèges qui leur avaient été octroyés à la naissance de l’État, – ils étaient alors environ 150 000 -, sont devenus un poids difficilement supportable pour le budget, et sont vécus comme une injustice par leurs concitoyens. Ils sont maintenant environ 1 300 000, leur nombre a été multiplié par presque dix ! Ils sont dispensés du service militaire, ils reçoivent des aides pour continuer de fréquenter des lieux de prière sans travailler. Leur formation scolaire, notoirement insuffisante, les en empêche le plus souvent.

Plus loin dans le passé, on pourrait aussi citer les cas de l’Irlande. L’Eire s’est détachée de la couronne britannique, sous la pression politique, mais aussi démographique des catholiques irlandais, las de trouver leur salut dans l’émigration aux Amériques.

À cette courte liste, ajoutons, la Bosnie-Herzégovine, qui fut le berceau ancestral du peuple serbe, mais s’est retrouvée à l’éclatement de la Fédération yougoslave, majoritairement peuplée de musulmans. Le refus de cohabiter de la minorité serbe s’est soldé par trois années d’une guerre meurtrière.

Il n’est pas jusqu’à l’URSS dont la dislocation est en partie imputable à la progression très rapide des populations allogènes du Caucase et de l’Extrême-Orient. C’est la thèse soutenue par Hélène Carrère d’Encausse dans son livre prophétique. On pourrait aussi s’intéresser à l’histoire mouvementée de l’Union indienne et, plus proche de nous, à celle de la Belgique ou du Canada, pays binationaux où la démographie a joué un rôle significatif.

Dans les décennies qui viennent, la composition ethnique les États-Unis eux-mêmes devrait sensiblement se modifier, les descendants d’immigrants non européens devenant majoritaires. Il est très difficile de poser un tel diagnostic pour la France, la législation s’opposant à la constitution de statistiques portant sur l’origine ethnique ou nationale des individus recensés.

 

Du basculement démographique au basculement géopolitique

La démographie s’invite aussi dans la géopolitique. Le poids des nations se mesure à la richesse qu’elles sont capables de générer. Or, cette grandeur combine le nombre d’individus à la richesse que chacun produit par son travail et sa créativité. Au cours des vingt-cinq dernières années, les deux termes de l’équation ont progressé très rapidement dans les pays du tiers monde, modifiant radicalement la hiérarchie des puissances, ouvrant la voie au monde multipolaire que nous connaissons aujourd’hui et à la mise en cause de l’hégémonie de l’Occident.

Considérons le top 10 des pays classés en fonction de leur PIB (en dollars constants, corrigé des fluctuations du taux de change). Plaçons-nous en 1990.

Les États-Unis caracolent en tête, suivis du Japon, de la Russie et de l’Allemagne. L’Italie et la France occupent respectivement les cinquième et sixième positions. La Chine est au huitième rang. Un peu plus de deux décennies plus tard, le paysage est complètement bouleversé. La Chine aurait supplanté les États-Unis en tête du top 10 de l’année 2022 (même si elle reste au deuxième rang en dollars courants). L’Indonésie y a fait son entrée, évinçant l’Italie. La France est reléguée au dernier rang, talonnée par la Turquie. On constate enfin que les pays qui ont progressé dans la hiérarchie des nations (Chine, Inde, Indonésie, Brésil, Turquie…) sont précisément ceux qui ont combiné dynamisme démographique et dynamisme économique. Ces changements ne sont pas sans conséquence sur les équilibres internationaux.

L’Afrique est restée à la traîne de ce classement, mais la population de l’Afrique subsaharienne, elle seule, pourrait tripler entre 2020 et la fin du siècle, passant de un à trois milliards d’habitants, posant un défi d’autant plus sérieux à l’Europe, que la pression migratoire sera entretenue par les désordres politiques et l’inefficacité économique.

 

D’ici à l’hiver démographique mondial, faut-il s’attendre à une explosion des conflits liés au réchauffement climatique ?

Plaçons-nous pour finir au niveau de la planète Terre prise comme un tout, faisant abstraction des rivalités qui opposent les peuples les uns aux autres. Évaluée à 1,6 milliard d’habitants en 1900, la population mondiale s’élève en 2023 à huit milliards d’individus. Elle est attendue à dix milliards en 2050. Il faudrait être aveugle pour nier que cette explosion démographique complique singulièrement la lutte contre le réchauffement climatique. Si les pays dont la population croît le plus vite sont aussi ceux qui cherchent à rattraper le standard de vie des Occidentaux, et donc aspirent à un développement rapide, alors leurs émissions de gaz à effet de serre ne peuvent qu’augmenter. Il n’est pas sûr que l’effort de sobriété énergétique des pays développés suffise à les compenser, en supposant que la population de ces derniers y consente. L’égoïsme des peuples règne toujours en maître.

Tous les pays, ou presque, ont achevé leur transition démographique, la natalité est en baisse, rejoignant la chute de la mortalité qui l’avait précédée. Plusieurs zones verront à l’avenir leur population diminuer. Des auteurs annoncent un « hiver démographique », qui pourrait affecter toute la population mondiale, c’est-à-dire une inversion de la courbe. Notre planète poussera un soupir de soulagement. Mais quel sera l’état du monde après ce reflux bienvenu ? On n’ose y penser.

Quel enseignement tirer de ces constats ? Certes « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Les biologistes ajoutent qu’ils naissent tous identiques, avec les mêmes organes, les mêmes capacités intellectuelles. Mais rapidement, l’éducation qu’ils reçoivent, le milieu social dans lequel ils baignent, vont imprégner leur cerveau de croyances et de contenus culturels différents, au point qu’ils vont se considérer comme appartenant, non à l’unique espèce Homo sapiens, mais à des espèces étrangères les unes aux autres. Des espèces qui entrent en conflit, comme se combattent les espèces animales. La liberté et l’égalité des droits apparaissent alors comme subalternes. Tel est le triste spectacle que l’humanité offre encore aujourd’hui.

Même si on la réprouve, on aurait tort d’ignorer cette réalité anthropologique. Nos politiques publiques et nos postures sur la scène internationale doivent impérativement prendre en compte la démographie, car elle a (presque) toujours le dernier mot.

Comment réconcilier les irréconciliables ?

Un récent article sur l’islam m’a valu quelques critiques, et cette question ironique, si j’avais d’autres articles aussi curieux à proposer. Hélas oui, la mine n’en est pas épuisée.

Un jour les Israéliens seront à nouveau en paix avec leurs voisins palestiniens. Ils auront, on l’espère, exercé dans les bornes les plus strictes leur droit à la légitime défense, et employé avec mesure le dangereux appareil de la guerre. Mais la paix est un idéal négatif, qui n’évoque qu’un monde sans violence. Ne peut-on pas au surplus se respecter, s’entendre, se réconcilier ?

La géographie et l’histoire se mêlent pour dresser devant nous des situations difficiles. Lorsque les républicains chinois sont chassés du pouvoir, ils se réfugient sur une petite île à 160 kilomètres des côtes qu’ils doivent quitter, et ils y fondent un gouvernement de sécession. L’île de la Grande-Bretagne est séparée d’à peine 20 kilomètres des côtes d’Irlande, de sorte que par temps clair on en aperçoit les falaises. Français et Allemands ne sont séparés que par un fleuve de 200 mètres de largeur, bien faible rempart contre les velléités d’une armée. Il y a par le monde beaucoup de ces siamois politiques, qui sont forcés de vivre une cohabitation que souvent ils ne désirent pas.

Sur un même territoire (les États-Unis), les descendants de colons européens ont dû aussi apprendre à vivre au milieu des descendants d’esclaves qu’ils avaient transportés, opprimés puis émancipés, de même qu’avec les indigènes dont ils avaient accaparé les terres.

Solutionner les haines nationales, raciales, religieuses, peut se faire en s’appuyant sur le témoignage de l’histoire. Plusieurs auteurs de la tradition libérale française ont œuvré, en leur temps, à la réconciliation entre catholiques irlandais et anglicans, entre Noirs et Blancs aux États-Unis, notamment, et peuvent nous fournir des idées.

 

Les différents moyens de réconciliation

À les en croire, la première condition à obtenir est la suppression des barrières légales qui empêchent les peuples de s’unir d’eux-mêmes.

En Irlande, il fut un temps interdit à tout Anglais d’adopter le costume et jusqu’à la moustache irlandaise, de même que d’épouser une Irlandaise catholique. Un catholique ne pouvait occuper un emploi public, ni acquérir une propriété. Des barrières douanières s’assuraient que l’industrie textile irlandaise ne prospérait pas (Gustave de Beaumont, De l’Irlande, 1863, t. I, p. 43, 99, 111.). Il fallait donc, en priorité, obtenir l’abolition de ces lois.

La pratique stricte de la justice est, elle, essentiellement pacificatrice.

Aux États-Unis, écrit Charles Comte, ce n’est pas l’oubli de l’histoire, l’abolition des couleurs et des races, qu’il faut ambitionner, mais l’installation d’une justice impartiale et de l’égalité réelle devant la loi.

« Il faut faire, autant que cela se peut, que tous les hommes jouissent d’une protection égale ; il faut que les mêmes qualités ou les mêmes services obtiennent les mêmes récompenses, et que les mêmes vices ou les mêmes crimes soient suivis de peines semblables. » (Traité de législation, 1827, t. IV, p. 496).

L’orgueil de race, cependant, est lent à mourir. Pour le vaincre, il n’est peut-être guère d’autre recours que la liberté des mariages.

À son retour d’Amérique, Gustave de Beaumont soutient que « les mariages communs sont à coup sûr le meilleur, sinon l’unique moyen de fusion entre la race blanche et la race noire » (Marie ou de l’esclavage aux États-Unis, 1835, t. II, p. 317). Mais il faut pour cela vaincre à la fois l’opinion, qui réprouve ces unions, et la loi, qui parfois les interdit ou les déclare nulles.

La mobilisation de l’opinion publique contre les haines nationales, raciales, religieuses, est fortement appuyée par Frédéric Bastiat dans sa défense de la liberté des échanges. Ce sont pour lui des sentiments « pervers » et « absurdes », qu’il est plus encore utile d’éradiquer que le protectionnisme lui-même (Œuvres complètes, t. VI, p. 382 ; t. I, p. 167). Les deux maux se tiennent cependant : le libre-échange est pacificateur et unificateur de son essence, car il fait de l’étranger un ami (Idem, t. II, p. 271).

 

Ne pas céder au découragement

Les haines nationales, religieuses, raciales, paraissent toujours insurmontables aux générations qui les constatent et les combattent. Mais aussi elles meurent, ou faiblissent. L’Anglais et l’Irlandais ne forment pas une union fraternelle, mais le temps n’est plus où le premier enfermait des prisonniers dans des cavernes et y mettait le feu pour les enfumer, où l’autre exprimait sa vengeance en organisant le rapt et le viol des femmes ou des filles des propriétaires anglais qu’il voulait punir. De même la cohabitation des Noirs et des Blancs aux États-Unis a progressé.

Le libéralisme est porteur d’un idéal dont l’application est difficile, les victoires lentes et jamais acquises. Ce n’est pas un motif pour se décourager, mais pour œuvrer à un progrès qu’à peine peut-être nous entreverrons. La liberté, disait Édouard Laboulaye, est une œuvre qui ressemble à ces cathédrales qu’élevait le Moyen Âge : ceux qui les commençaient n’ignoraient pas qu’ils n’en verraient pas la fin. Ou, pour reprendre une autre image, empruntée à Edmond About, nous faisons la cuisine de l’avenir. Nous vidons les poulets et nous tournons la broche, pour que nos arrière-neveux n’aient plus qu’à se mettre à table et à dîner en joie.

À ce titre, combattre les haines nationales, raciales et religieuses, et accompagner les réconciliations, est une œuvre de la plus grande utilité.

Les Occidentaux sont-ils vraiment dépendants de l’uranium russe ?

Par : Michel Gay

Suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les sanctions économiques mises en place contre la Russie ont épargné l’uranium. Serait-ce à cause d’une trop grande dépendance ? Mais de quoi parle-t-on ? Que place-t-on sous le vocable « uranium » ? Qui est dépendant de qui et de quoi ?…

Les États-Unis voudraient bien se substituer à la Russie, ce qui changerait simplement la dépendance de l’Europe à un autre pays… comme pour le gaz !

 

De quoi s’agit-il ? Il y a uranium et… uranium

Il existe au moins cinq types d’uranium.

Commençons par le début : l’uranium naturel (Unat, issu du sous-sol) contient 99,3 % d’uranium 238 (U238) et 0,7 % d’uranium 235 (U235). Cet Unat est converti en combustible pour les réacteurs en l’enrichissant (UE) (en général jusqu’à environ 5 %), ce qui appauvri le reste de l’uranium appelé… uranium appauvri (Uapp). À noter que ce combustible est peu radioactif (il se manipule à la main) avant d’avoir été utilisé dans un réacteur.

Après avoir été utilisé quelques années dans les réacteurs, la France a fait le choix de retraiter son combustible « usé » radioactif. Elle sépare donc les déchets des matières valorisables, ce qui a permis de réduire considérablement le volume des déchets à traiter.

Les déchets (les produits de fission et les « actinides mineurs ») représentent 5 % du combustible initial. Ils sont conditionnés dans des matrices de verre pérennes appelées à être stockées pour toujours dans des couches géologiques (stockage géologique).

Les matières réutilisables ultérieurement (95 %), c’est-à-dire le plutonium (Pu) et l’uranium restant après traitement (URT) sont réutilisables en réacteur surgénérateur RNR de quatrième génération, ou dans certains réacteurs actuels.

Cette politique de recyclage pratiquée depuis longtemps pour les combustibles nucléaires usés permet, ou permettra, la valorisation énergétique de 95 % (!) des matières initialement présentes.

 

URT, URE, et Russie

Cette URT obtenu après le traitement des combustibles usés contient encore davantage d’U235 fissile (environ 1 %) que l’Unat initial (0,7 %). Il est donc tentant de l’enrichir une nouvelle fois pour obtenir de nouveau un combustible avec cet uranium réenrichi (URE).

Or, au début, la France ne mettait pas encore en œuvre la technique nécessaire pour convertir l’URT en URE car elle enrichissait l’uranium par diffusion gazeuse, ce qui rendait quasiment impossible cette opération.

Une partie de l’URT a donc été envoyée en Russie (qui utilisait la technique d’ultracentrifugation permettant cette conversion compétitive) pour y être à nouveau enrichi et permettre une nouvelle utilisation en réacteur.

Conformément aux pratiques internationales pour de ce type de contrats, la Russie renvoyait l’URE et conservait l’Uapp issu de l’URT, matière nucléaire valorisable (et non un déchet nucléaire), en particulier dans la filière des surgénérateurs à neutrons rapides de quatrième génération (RNR).

 

Les arrière-pensées des États-Unis

La dépendance des Européens au combustible nucléaire russe inquiétait les États-Unis en mars 2023.

Ils s’inquiètent hypocritement aujourd’hui de leur propre dépendance car ils « découvrent » qu’environ 20 % du combustible utilisé dans leur parc de réacteurs nucléaires sont fournis par des contrats d’enrichissement conclus avec des fournisseurs russes. Cette dépendance toute relative a limité la chaîne d’approvisionnement nucléaire américaine en déversant de l’uranium enrichi bon marché sur les marchés mondiaux…

La Russie, qui contrôle près de 50 % de la capacité mondiale d’enrichissement, gêne aujourd’hui les États-Unis. Ces derniers se verraient bien demain prendre sa place, notamment en Europe, après avoir longtemps délaissé le nucléaire au profit du charbon et du gaz.

Actuellement, L’Europe achète cher une profusion de gaz de schiste américain liquéfiée et acheminée par méthanier à travers l’Atlantique pour compenser l’arrêt des livraisons russes…

Les États-Unis livrent aussi du charbon à l’Allemagne qui se fait passer pour vertueuse avec l’affichage de son Energiewende de plus en plus catastrophique fondée sur des éoliennes et des panneaux photovoltaïques aux productions fatales et intermittentes.

Le chef de la diplomatie américaine (le secrétaire d’État américain Antony Blinken), s’est réjoui en avril 2023 à Bruxelles des mesures prises par l’Union européenne pour réduire sa consommation de gaz russe. Il s’est aussi surtout félicité que les États-Unis soient devenus… le premier fournisseur des 27 pays européens en gaz naturel liquéfié (GNL) qui ont plus que doublé (+140 % en un an) et qui représentent 40 % du gaz importé par bateau en Europe.

Les États-Unis souhaitent, bien sûr, que les liens énergétiques de l’Union européenne avec la Russie se distendent encore davantage ! Ils pressent maintenant les Européens de réduire leurs achats d’équipements et de combustibles nucléaires russes et de diversifier leurs approvisionnements en uranium, de préférence en se fournissant… aux États-Unis.

 

La France serait « sous emprise » russe ?

Malgré le conflit en Ukraine, les relations commerciales continuent dans le domaine nucléaire entre l’Union européenne, notamment la France, et la Russie, car chacun y trouve son compte. Les achats de combustible et de technologie nucléaires russes par l’Union européenne ont même atteint en 2022 leur plus haut niveau depuis trois ans, tandis que, par exemple, la France vend des turbines Arabelle pour équiper les centrales électriques nucléaires russes en construction.

Toutefois, la France ne dépend pas stricto sensu de la Russie pour le bon fonctionnement de ses centrales nucléaires (elle n’a pas les mains liées).

Selon le cabinet de la ministre de la Transition énergétique Agnès Pannier-Runacher :

« La France ne se fournit pas en Russie pour son approvisionnement en uranium naturel ou la préparation du combustible, comme cela est sous-entendu à tort par Greenpeace. […] Nous ne sommes dépendants d’aucun site, d’aucune société et d’aucun pays. […] Les sanctions doivent avoir un impact sur l’économie du pays visé. Or, des sanctions sur la filière nucléaire généreraient un impact modeste sur la Russie. À l’inverse, la résiliation des derniers contrats subsistants qui portent sur le retraitement de combustibles générerait des indemnités plus avantageuses pour la Russie que leur poursuite a minima ».

Et comme toute société commerciale, la compagnie russe Rosatom ne fait pas de cadeau. Elle réclame trois milliards d’euros au groupe énergétique finlandais Fennovoima, qui a mis fin unilatéralement à leur projet commun de la centrale Hanhikivi-1, en mai 2022. Un tribunal international chargé des différends commerciaux a donné raison au groupe russe : il y a bien eu rupture de contrat.

De son côté, la société EDF a diversifié ses sources géographiques et ses fournisseurs en combustible nucléaire, et continue de le faire. Selon son PDG Luc Rémond, elle ne dépend pas de la Russie pour faire fonctionner ses réacteurs nucléaires, même si ce pays est un partenaire commercial important.

EDF indique qu’elle « applique strictement toutes les sanctions internationales tout en respectant les engagements contractuels pris ». EDF n’a « acheté aucun uranium naturel extrait de mines russes, ni de services de conversion de l’uranium naturel en Russie en 2022, ni augmenté sa part d’enrichissement de son uranium naturel non russe réalisé en Russie en 2022 par rapport à 2021 ».

Petits producteurs d’uranium naturel au niveau mondial, la Russie est en revanche active et compétitive pour enrichir l’Unat en U235 (UE ou URE à partir d’URT) et pour le transformer en combustible nucléaire dont elle détient environ 40 % du marché mondial.

Plus de trente pays achètent tout ou partie de leur combustible nucléaire à la Russie. La France a acheté environ un tiers de son uranium enrichi à la Russie en 2022 car c’était plus économique, mais elle peut en acheter ailleurs et / ou augmenter sa propre production.

Et même les États-Unis ont acheté 28 % de leur combustible nucléaire à la Russie en 2021.

Cette dépendance commerciale explique, en partie, pourquoi l’énergie atomique ne fait pas partie des sanctions internationales contre la Russie.

La Commission européenne, encouragée par l’Allemagne (qui ne manque pas d’air après avoir presque tout misé sur le gaz russe…), les pays Baltes, la Pologne, la Finlande, la République tchèque, voulaient inclure le nucléaire dans l’embargo, mais la présidente Ursula von der Leyen a abandonné l’idée. La Hongrie a indiqué qu’elle mettrait son veto : elle dépend du nucléaire russe pour 50 % de son électricité, et la centrale de Paks (où deux nouveaux réacteurs sont en construction) appartient aux Russes.

Or, l’unanimité des 27 États membres est requise sur cette décision.

Les Européens importent pour 200 millions d’euros d’uranium de Russie chaque année. Avec la pression sur les autres sources énergétiques, les importations ont même augmenté en 2022 : +72 % pour la Slovaquie, par exemple.

 

Se passer de l’uranium russe ?

La filière industrielle nucléaire mondiale et quelques pays commencent à réinvestir pour se passer de l’uranium enrichi russe. La faible demande d’uranium ces dernières années avait conduit à fermer des mines et à ne pas investir dans les centrifugeuses (ultracentrifugation) servant à convertir l’uranium en combustible.

Mais (rappel) la Russie détient aujourd’hui plus de 40 % du marché mondial de l’uranium enrichi. Se passer d’elle prendra du temps. Les États-Unis, le Canada, le Royaume-Uni et quelques Européens commencent à vouloir développer des alternatives de long terme qui nécessitent des investissements importants.

Les exportations d’uranium enrichi rapportent environ un milliard d’euros par an à la Russie. C’est peu au regard du pétrole et du gaz qui représentent 200 milliards d’euros.

Cependant, le nucléaire a une dimension plus géostratégique que commerciale.

La Russie est actuellement le plus grand constructeur au monde avec 26 réacteurs en chantier dans dix pays sur les 58 en construction dans le monde qui compte 438 réacteurs en service à ce jour. Elle vend des centrales clés en main (Akkuyu en construction en Turquie ou Paks en Hongrie) et assujettit, par contrat, les pays acheteurs à ses services pour une longue durée (environ un siècle), de la construction au démantèlement, avec une exploitation des réacteurs de 60 à 80 ans.

Le Département américain de l’énergie (DOE) développe depuis quelques mois un programme d’enrichissement supplémentaire d’uranium.

En janvier 2023, la société ConverDyn a reçu quatorze millions de dollars pour convertir de l’uranium en combustible pour les 92 réacteurs nucléaires américains. Elle va réouvrir l’usine située à Metropolis, dans l’Illinois, fermée en 2017 à cause de la concurrence russe.

Depuis janvier 2023, le Royaume-Uni a débloqué 80 millions d’euros pour les industriels qui veulent rendre l’énergie britannique totalement indépendante de la Russie.

 

Souveraineté nucléaire pour la France et les États-Unis

En France, Orano espère aussi capter une part du marché si les dirigeants politiques décident de mettre la Russie au ban des nations. Le groupe vient d’annoncer une extension de son usine d’enrichissement d’uranium au Tricastin (Drôme), afin d’augmenter de 30 % ses capacités de production.

Framatome vient également de signer un accord avec la Bulgarie pour approvisionner une de ses centrales.

Les États-Unis et l’Union européenne sont tout à fait capables de couvrir les besoins actuels du parc nucléaire mondial. Mais ce sera long.

Pour Orano, par exemple, aucun uranium supplémentaire ne sortira du site du Tricastin avant 2030.

EDF a approuvé en 2018 la relance d’une filière robuste et compétitive pour convertir en URE 94 % de l’URT de son parc. Mais là aussi, plusieurs années seront nécessaires.

La dépendance forte à la Russie de quelques pays en Europe de l’Est, telle la Hongrie, est effectivement une réalité pour le fonctionnement de leurs centrales nucléaires (de construction russe) et pour leur approvisionnement en combustible nucléaire.

En revanche, cette dépendance est un mythe pour la France et les États-Unis (une fakenews d’antinucléaires pour décrédibiliser le nucléaire ?). Ces deux pays maîtrisent leur propre technologie, disposent de stocks importants d’uranium et de combustible (plusieurs années), ont diversifié leurs partenaires depuis longtemps, et peuvent s’approvisionner facilement ailleurs dans le monde.

Qui gouvernera l’IA ? La course des nations pour réguler l’intelligence artificielle

Un article de Fan Yang, Research fellow at Melbourne Law School, & Ausma Bernot, Postdoctoral Research Fellow, Australian Graduate School of Policing and Security.

L’intelligence artificielle (IA) est un terme très large : il peut désigner de nombreuses activités entreprises par des machines informatiques, avec ou sans intervention humaine. Notre familiarité avec les technologies d’IA dépend en grande partie de là où elles interviennent dans nos vies, par exemple dans les outils de reconnaissance faciale, les chatbots, les logiciels de retouche photo ou les voitures autonomes.

Le terme « intelligence artificielle » est aussi évocateur des géants de la tech – Google, Meta, Alibaba, Baidu – et des acteurs émergents – OpenAI et Anthropic, entre autres. Si les gouvernements viennent moins facilement à l’esprit, ce sont eux qui façonnent les règles dans lesquelles les systèmes d’IA fonctionnent.

Depuis 2016, différentes régions et nations férues de nouvelles technologies en Europe, en Asie-Pacifique et en Amérique du Nord, ont mis en place des réglementations ciblant l’intelligence artificielle. D’autres nations sont à la traîne, comme l’Australie [ndlr : où travaillent les autrices de cet article], qui étudie encore la possibilité d’adopter de telles règles.

Il existe actuellement plus de 1600 politiques publiques et stratégies en matière d’IA dans le monde. L’Union européenne, la Chine, les États-Unis et le Royaume-Uni sont devenus des figures de proue du développement et de la gouvernance de l’IA, alors que s’est tenu un sommet international sur la sécurité de l’IA au Royaume-Uni début novembre.

 

Accélérer la réglementation de l’IA

Les efforts de réglementation de l’IA ont commencé à s’accélérer en avril 2021, lorsque l’UE a proposé un cadre initial de règlement appelé AI Act. Ces règles visent à fixer des obligations pour les fournisseurs et les utilisateurs, en fonction des risques associés aux différentes technologies d’IA.

Alors que la loi européenne sur l’IA était en attente, la Chine a proposé ses propres réglementations en matière d’IA. Dans les médias chinois, les décideurs politiques ont évoqué leur volonté d’être les premiers à agir et d’offrir un leadership mondial en matière de développement et de gouvernance de l’IA.

Si l’UE a adopté une approche globale, la Chine a réglementé des aspects spécifiques de l’IA les uns après les autres. Ces aspects vont des « recommandations algorithmiques » (par exemple des plateformes comme YouTube) à la synthèse d’images ou de voix, ou aux technologies utilisées pour générer des deepfake et à l’IA générative.

La gouvernance chinoise de l’IA sera complétée par d’autres réglementations, encore à venir. Ce processus itératif permet aux régulateurs de renforcer leur savoir-faire bureaucratique et leur capacité réglementaire, et laisse une certaine souplesse pour mettre en œuvre une nouvelle législation face aux risques émergents.

 

Un avertissement pour les États-Unis ?

Les avancées sur la réglementation chinoise en matière d’IA ont peut-être été un signal d’alarme pour les États-Unis. En avril, un législateur influent, Chuck Shumer, a déclaré que son pays ne devrait pas « permettre à la Chine de prendre la première position en termes d’innovation, ni d’écrire le code de la route » en matière d’IA.

Senators Rounds, Heinrich, Young, and I had a great meeting with President Biden at the White House today on his executive order on AI, working for bipartisan AI legislation in Congress, and investing so that we can outcompete the Chinese government on AI. pic.twitter.com/xsFm0c5fKo

— Chuck Schumer (@SenSchumer) October 31, 2023

Le 30 octobre 2023, la Maison Blanche a publié un décret (executive order) sur l’IA sûre, sécurisée et digne de confiance. Ce décret tente de clarifier des questions très larges d’équité et de droits civiques, en abordant également des applications spécifiques de la technologie.

Parallèlement aux acteurs dominants, les pays dont le secteur des technologies de l’information est en pleine expansion, comme le Japon, Taïwan, le Brésil, l’Italie, le Sri Lanka et l’Inde, ont également cherché à mettre en œuvre des stratégies défensives pour atténuer les risques potentiels liés à l’intégration généralisée de l’IA.

Ces réglementations mondiales en matière d’IA reflètent une course contre l’influence étrangère. Sur le plan géopolitique, les États-Unis sont en concurrence avec la Chine, que ce soit économiquement ou militairement. L’UE met l’accent sur l’établissement de sa propre souveraineté numérique et s’efforce d’être indépendante des États-Unis.

Au niveau national, ces réglementations peuvent être considérées comme favorisant les grandes entreprises technologiques en place face à des concurrents émergents. En effet, il est souvent coûteux de se conformer à la législation, ce qui nécessite des ressources dont les petites entreprises peuvent manquer.

Alphabet, Meta et Tesla ont soutenu les appels en faveur d’une réglementation de l’IA. Dans le même temps, Google, propriété d’Alphabet, a comme Amazon investi des milliards dans Anthropic, le concurrent d’OpenAI ; tandis qu’xAI, propriété d’Elon Musk, le patron de Tesla, vient de lancer son premier produit, un chatbot appelé Grok.

 

Une vision partagée

La loi européenne sur l’IA, les réglementations chinoises sur l’IA et le décret de la Maison Blanche montrent que les pays concernés partagent des intérêts communs. Ensemble, ils ont préparé le terrain pour la « déclaration de Bletchley », publiée le 1er novembre, dans laquelle 28 pays, dont les États-Unis, le Royaume-Uni, la Chine, l’Australie et plusieurs membres de l’UE [ndlr : dont la France et l’Union européenne elle-même], se sont engagés à coopérer en matière de sécurité de l’IA.

Les pays ou régions considèrent que l’IA contribue à leur développement économique, à leur sécurité nationale, et à leur leadership international. Malgré les risques reconnus, toutes les juridictions s’efforcent de soutenir le développement et l’innovation en matière d’IA.

Selon une estimation, d’ici 2026, les dépenses mondiales consacrées aux systèmes centrés sur l’IA pourraient dépasser les 300 milliards de dollars américains. D’ici 2032, selon un rapport de Bloomberg, le marché de l’IA générative pourrait valoir à lui seul 1,3 billion de dollars américains.

De tels chiffres tendent à dominer la couverture médiatique de l’IA, ainsi que les bénéfices supposés de l’utilisation de l’IA pour les entreprises technologiques, les gouvernements et les sociétés de conseil. Les voix critiques sont souvent mises de côté.

 

Intérêts divergents

Au-delà des promesses économiques, les pays se tournent également vers les systèmes d’IA pour la défense, la cybersécurité et les applications militaires.

Lors du sommet international sur la sécurité de l’IA au Royaume-Uni, les tensions internationales étaient manifestes. Alors que la Chine a approuvé la déclaration de Bletchley faite le premier jour du sommet, elle a été exclue des événements publics le deuxième jour.

L’un des points de désaccord est le système de crédit social de la Chine, qui fonctionne de manière peu transparente. Le AI Act européen considère que les systèmes de notation sociale de ce type créent un risque inacceptable.

Les États-Unis perçoivent les investissements de la Chine dans l’IA comme une menace pour leurs sécurités nationale et économique, notamment en termes de cyberattaques et de campagnes de désinformation. Ces tensions sont bien sûr susceptibles d’entraver la collaboration mondiale sur des réglementations contraignantes en matière d’IA.

 

Les limites des règles actuelles

Les réglementations existantes en matière d’IA présentent également des limites importantes. Par exemple, il n’existe pas de définition claire et commune d’une juridiction à l’autre des différents types de technologies d’IA.

Les définitions juridiques actuelles de l’IA ont tendance à être très larges, ce qui soulève des inquiétudes quant à leur applicabilité en pratique, car les réglementations couvrent en conséquence un large éventail de systèmes qui présentent des risques différents, et pourraient mériter des traitements différents.

De même, de nombreuses réglementations ne définissent pas clairement les notions de risque, de sécurité, de transparence, d’équité et de non-discrimination, ce qui pose des problèmes pour garantir précisément une quelconque conformité juridique.

Nous constatons également que les juridictions locales lancent leurs propres réglementations dans le cadre national, afin de répondre à des préoccupations particulières et d’équilibrer réglementation et développement économique de l’IA.

Ainsi, la Californie a introduit deux projets de loi visant à réglementer l’IA dans le domaine de l’emploi. Shanghai a proposé un système de classement, de gestion et de supervision du développement de l’IA au niveau municipal.

Toutefois, une définition étroite des technologies de l’IA, comme l’a fait la Chine, présente le risque que les entreprises trouvent des moyens de contourner les règles.

 

Aller de l’avant

Des ensembles de « bonnes pratiques » pour la gouvernance de l’IA émergent de juridictions locales et nationales et d’organisations transnationales, sous le contrôle de groupes tels que le conseil consultatif de l’ONU sur l’IA et le National Institute of Standards and Technology des États-Unis. Les formes de gouvernance qui existent au Royaume-Uni, aux États-Unis, en Europe et, dans une moindre mesure, en Chine, sont susceptibles de servir de cadre de travail à une gouvernance globale.

La collaboration mondiale sur la gouvernance de l’IA sera sous-tendue par un consensus éthique et, plus important encore, par des intérêts nationaux et géopolitiques.

Lire sur le site de The Conversation

La crise au Proche-Orient, une aubaine pour la Russie ?

Un article de Cyrille Bret, Géopoliticien.

Depuis le début des combats entre le Hamas et Israël, la Fédération de Russie joue à fond de sa position très particulière au Moyen-Orient. Ses liens structurels avec tous les acteurs de la crise actuelle lui permettent de mener des actions et de tenir des discours qu’aucun autre pays européen n’est prêt à assumer.

Le 26 octobre, le représentant spécial de la présidence russe pour le Proche-Orient, Mikhaïl Bogdanov, a reçu des dirigeants du Hamas à Moscou. Dans le même temps, la relation entre Israël et la Russie reste forte, entretenue notamment à travers la nombreuse et influente communauté immigrée en Israël en provenance de l’ex-URSS.

Pour Moscou, la série d’événements qui a démarré le 7 octobre dernier constitue une diversion qui confine à l’aubaine. La guerre en Ukraine est passée au second plan de l’attention médiatique et diplomatique, et le Kremlin se présente comme un faiseur de paix entre Israël et le Hamas. La « guerre de Soukkot » peut-elle permettre à la Russie de se relancer sur la scène internationale tout en marquant des points dans son bras de fer géopolitique avec les États-Unis, qu’elle désigne comme les grands responsables du chaos actuel au Proche-Orient ?

 

Exploiter une aubaine stratégique

Pour la stratégie russe en Europe, cette crise constitue une occasion inespérée. Elle intervient en effet à un moment où la Fédération a besoin d’une pause dans la mobilisation internationale contre son opération militaire en Ukraine. Le relatif passage au second plan du conflit russo-ukrainien lui profite directement et massivement. Ne serait-ce que parce que Washington a envoyé à Israël des armes initialement destinées à l’Ukraine

En cet automne 2023, les efforts de reconquête ukrainiens peinent à produire des effets stratégiques. Les territoires repris depuis début juin par les armées de Kiev sont conséquents, mais restent sans commune mesure avec les 20 % du territoire national occupés et annexés illégalement par la Russie. Pour Moscou, la crise au Moyen-Orient permet de tourner encore plus rapidement la page de la contre-offensive ukrainienne afin d’achever de la faire passer pour un non-événement.

De plus, la crise au Proche-Orient absorbe l’attention et les activités des chancelleries mondiales au moment où se manifestent certains fléchissements dans le soutien à l’Ukraine, en Pologne du fait du conflit lié à l’importation en Europe des céréales ukrainiennes, aux États-Unis dans un contexte de crise institutionnelle au Congrès ou encore en Europe centrale comme en Slovaquie, où la victoire de Robert Fico affaiblit l’unité de l’UE dans son bras de fer avec la Russie.

Au-delà des dirigeants, ce sont aussi les médias et les opinions publiques à travers le monde qui, actuellement, s’intéressent un moins moins au théâtre ukrainien et des féroces combats qui se déroulent dans le Donbass, pour se focaliser sur le conflit au Proche-Orient, ce qui offre à la Russie une forme de répit.

La façon dont la Russie va exploiter cette période de relatif répit médiatique et diplomatique ne se manifestera pas immédiatement. Les repositionnements de troupes au sol, les campagnes diplomatiques bilatérales, la mobilisation des amis du Kremlin dans les organisations multilatérales, l’élaboration d’un nouveau narratif sur la guerre en Ukraine, etc. : tout cela est en préparation à Moscou. Mais les effets ne se verront que vers la fin de l’année, notamment à l’occasion de la traditionnelle conférence de presse du président Poutine.

Assurément, la Russie se repositionnera non plus comme un acteur régional en Europe oriental mais comme un acteur global, au Moyen-Orient notamment. C’est ainsi qu’elle a déposé un texte de résolution à l’ONU visant à obtenir un cessez-le-feu à Gaza ; le rejet de ce texte, du fait des votes « contre » des États-Unis, du Royaume-Uni, de la France et du Japon, lui a permis de renforcer, aux yeux des pays dits du Sud et, spécialement, des États musulmans, sa posture de leader du camp anti-occidental, soucieux de protéger la population civile gazaouie, tout en dénonçant l’alignement des Occidentaux sur Israël et en allant jusqu’à se présenter comme un pays défendant le droit international.

 

Mobiliser ses alliés dans la région

Pour les Realpolitiker russes, cette crise présente aussi l’occasion de mobiliser leurs réseaux d’alliances dans les mondes arabe, turc, persan et plus largement musulman. Dès avant l’accession au pouvoir de Vladimir Poutine, la Fédération de Russie a constamment renforcé ses relais dans la région.

Dans le monde arabe, à partir de 2015, elle a réactivé l’ancienne alliance avec la famille Al-Assad pour littéralement sauver le régime en Syrie par une intervention militaire cruciale. Elle a en outre resserré ses liens traditionnels avec l’Égypte dans les domaines de l’armement, de l’agro-alimentaire et de l’énergie. Elle a cultivé son allié algérien et a repris pied en Libye avec son soutien au maréchal Haftar. Elle s’est même engagée dans une coopération avec le royaume saoudien dans le cadre de l’OPEP+.

Par-delà le monde arabe, elle a trouvé dans l’Iran un fournisseur de drones pour la guerre en Ukraine ainsi qu’un soutien dans les enceintes internationales. Et les rapprochements entre les présidents russe et turc sont réels, même s’ils ne doivent pas susciter l’illusion d’une alliance solide.

La crise actuelle lui permet de raviver ces alliances structurelles autour d’une question ancienne et passée au second plan dans le monde musulman après les accords d’Abraham : la cause palestinienne. La spécificité de la position de la Russie dans la région à la faveur de ce conflit doit être soulignée : elle est capable de mobiliser ses alliés par-delà les lignes de clivage internes à la région. Et la crise actuelle, qui réactive l’hostilité à Israël dans les opinions arabes, persanes et musulmanes au sens large, souligne la centralité d’un acteur dont les Occidentaux ont pourtant voulu faire un paria.

Là encore, les effets de cette position ne se manifesteront pas tous immédiatement : c’est à moyen terme que la Russie tentera de tirer bénéfice de sa position actuelle pour contester encore davantage le poids des États-Unis dans la région. Toutefois, il est certain que l’aubaine immédiate peut être complétée par des gains stratégiques dans la zone : la Russie peut utiliser la crise pour souligner sa centralité, pour rappeler à ses alliés qu’elle parle à tous et peut donc prétendre au rôle de médiateur.

À condition toutefois de préserver sa relation avec Israël.

 

Préserver ses relais en Israël

Si la Russie prétend à une position œcuménique au Moyen-Orient, elle est actuellement handicapée, en Israël, par plusieurs facteurs. Les mouvements de foule au Daghestan, république autonome de la Fédération de Russie à majorité musulmane, contre les passagers d’un vol en provenance de Tel-Aviv, ont été perçus avec beaucoup d’inquiétude dans l’État hébreu.

Après avoir revendiqué le rôle de pionnier dans la lutte contre l’islamisme sunnite violent, comment la Russie pourrait-elle prétendre au rôle de médiateur alors qu’elle accueille désormais fréquemment des dirigeants du Hamas ?

Plusieurs leaders en Israël redoutent le renforcement de l’axe Moscou-Téhéran-Hamas dans le contexte de l’opération israélienne à Gaza. La symbiose entre la République islamique d’Iran et la Fédération de Russie préoccupe tout particulièrement Israël : elle peut jouer en faveur d’une modération du Hezbollah, mais elle peut aussi contribuer à la régionalisation des hostilités.

Dans la crise, la Russie a beaucoup à perdre avec Israël. Ses relais d’influence y sont multiples : plus d’un million d’habitants (sur 9 millions) sont issus de l’ex-URSS. Ils constituent la première communauté immigrée en Israël et disposent de figures publiques influentes dans les domaines politiques, économiques, financiers, médiatiques ou technologiques. La Russie est-elle condamnée par sa position actuelle à dilapider son capital en Israël ? Nombreux sont les observateurs à estimer que les relations bilatérales Moscou-Tel-Aviv sont à un plus bas historique.

En somme, la position russe au Moyen-Orient se trouve à un croisement. Soit elle se contente se traiter la crise actuelle comme une diversion : elle profitera alors du répit médiatique et de la baisse de pression diplomatique pour renforcer encore ses positions en Ukraine ; soit elle endosse le rôle de ciment des acteurs anti-Israël au Moyen-Orient : elle rompra encore davantage avec des Occidentaux mobilisés en faveur de la sécurité d’Israël ; soit, enfin, elle choisit la voie étroite de médiateur potentiel : il lui faudra alors, pour être acceptée comme telle par les Israéliens, remédier aux nombreuses tensions de la relation bilatérale Moscou-Tel-Aviv.

Voir sur le web.

Brève histoire du XXIe siècle : état et trajectoire des puissances mondiales

Il est bien sûr présomptueux, presque risible, de prétendre rédiger l’histoire du XXIe siècle alors que nous sommes en 2023.

Pourtant, des tendances structurelles nettes se dégagent, et même s’il est impossible de prédire les prochains « cygnes noirs » — événements radicalement imprévisibles aux conséquences considérables (Taleb) — ces tendances sont si bien installées qu’il sera malaisé de s’en écarter.

J’en distingue quatre.

 

La stagnation de l’Europe

La première est la stagnation de l’Europe.

Depuis 2000, l’Europe décroche sur tous les plans. Croissance anémique, dénatalité fulgurante, désinvestissement militaire — dont des pays tels la Belgique et l’Allemagne ne sont toujours pas sortis — et sans doute le plus préoccupant : selon tous les classements internationaux, et tous les critères (brevets, investissement en capital, géants boursiers de type GAFA), l’Europe a cessé d’innover.

On innove aux USA, on innove encore en Asie, mais presque plus du tout en Europe. Si vous ajoutez à ce qui précède l’obsession écologiste de l’Union européenne, qui n’est plus guère qu’une machinerie à imposer des contraintes, vexations, punitions et taxes au nom de la transition énergétique, vous comprenez que la stagnation est un horizon dont l’Europe aura les pires difficultés à s’affranchir.

Or, l’histoire en témoigne : la stagnation n’est jamais qu’un état intermédiaire. Dans la durée, la stagnation est presque toujours l’antichambre, le prélude à la régression.

 

Le XXIe siècle sera chinois… vraiment ?

Les fines lames de la pensée abstraite, qui ont ceci de spécifique qu’elles se trompent à peu près tout le temps, sur tous les sujets — c’est la passion de l’erreur ! — toujours en faisant de grandes phrases, nous annoncent depuis cinquante ans que le XXIe siècle sera chinois. « Quand la Chine s’éveillera », on allait voir ce qu’on allait voir, sortez vos Assimil de chinois, ils arrivent.

On a vu. La Chine stagne.

En réalité, la Chine est prise dans les rets d’une crise à tous les niveaux dont elle aura les pires difficultés à se dépêtrer. Stagnation économique, effondrement démographique, taux de chômage des jeunes Chinois à 25 %, effondrement boursier, destruction de la place financière de Hong Kong, isolation monétaire — dire qu’on présidait le remplacement du dollar par le yuan ! — isolation géopolitique grandissante. La Chine parle fort sur Taïwan, mais elle n’a pas les moyens d’un conflit militaire d’envergure avec les États-Unis, ses alliés locaux et ses petits alliés de l’OTAN.

Surtout, le régime chinois, qui est une impitoyable dictature, dans laquelle on ne démissionne pas, mais on disparaît, ne possède pas les ressources institutionnelles d’une réforme pacifique. Xi décide, il décide seul, tel un dieu parmi les hommes (Aristote), et malheureusement pour les Chinois, il paraît à peu près aussi éclairé et ouvert à la critique qu’Hitler dans son bunker.

 

Les BRICs s’enrichissent, mais n’incarnent pas l’avenir

Et puis, il y a le reste du monde, ce qu’on appelait au XXe siècle le tiers-monde.

Alors, par comparaison avec le siècle précédent, le tiers-monde va bien, il va même considérablement mieux, car il s’est fortement enrichi, par le moyen de l’économie de marché et de l’ouverture au capitalisme international (à défaut de s’être fort ouvert sur le plan politique national).

Des experts nous expliquent que les BRICs incarnent l’avenir, comme ils nous expliquaient hier que le XXIe siècle serait chinois. Le problème est que les deux composantes majeures des BRICs — Chine et Inde — sont en situation de guerre à leur frontière, qu’il existe bien davantage de motifs qui divisent les BRICs que de causes de les réunir, et qu’une organisation ne décide jamais que selon le principe du plus petit commun dénominateur commun. Qui, dans le cas des BRICs, est proche de zéro.

Les BRICs s’enrichissent, des milliards de personnes sortent de la pauvreté, et l’on s’en réjouit. Mais l’idée que les BRICs dessineront le XXIe siècle ne résiste pas à l’analyse.

 

Une Amérique malade mais puissante

Reste l’ineffable système américain, qui joue constamment avec ses propres limites, qui s’apprête à désigner comme président, soit un homme à moitié fou, ivre de lui-même, soit un vieillard cacochyme immergé jusqu’aux yeux dans les pactes de corruption multiples de son brillant sujet de fils, Hunter (qui entrera dans l’histoire, à l’instar des enfants dégénérés des empereurs romains).

Le choix n’est guère reluisant.

Oh, et les problèmes des États-Unis sont innombrables, telle l’immigration, aussi anarchique là-bas qu’elle l’est chez nous. La haine et les clivages politiques sont tels qu’il y aura, immanquablement, des épisodes de violence. À New York, des gens crèvent en pleine rue, et à tous les coins de rue ; à San Francisco, Los Angeles, c’est tout pareil, résultat de cent politiques aberrantes des Démocrates. Oui, à maints égards, l’Amérique est malade.

Mais elle est aussi prospère, plus prospère qu’elle ne l’a jamais été, formidablement novatrice, à la tête de la plus éblouissante concentration militaire jamais rassemblée sur la surface de la Terre, et structurellement capable de mieux gérer les crises économiques et financières que ne le sont ses concurrents.

Pourquoi ? Par le simple motif de la flexibilité : aux USA, on engage et on licencie sans motif, avec un préavis de quelques jours. Dès qu’une entreprise se développe, elle embauche massivement car elle sait qu’en cas de coup dur, elle pourra licencier tout aussi rapidement. Une entreprise n’est jamais qu’une entité économique rationnelle.

S’il y avait un seul élément du système américain que nous devrions reproduire en Europe, c’est cette flexibilité du marché du travail.

Cela n’arrivera jamais ? Non, bien sûr, cela n’arrivera pas. Et c’est pour cela que l’Europe continuera à stagner, tandis que l’Amérique ouvre the way of the future.

Si l’on s’en tient aux faits, le XXIe sera plus américain qu’aucune alternative actuellement concevable.

Les BRICS vont-ils détrôner le dollar américain ?

Le sommet des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) s’est achevé sur une invitation à rejoindre le groupe adressée aux Émirats, à l’Égypte, à l’Iran, à l’Arabie saoudite, à l’Argentine et à l’Éthiopie.

Le sommet a fait couler beaucoup d’encre quant à l’impact de ce vaste groupe de nations, y compris des spéculations sur la fin du dollar américain en tant que monnaie de réserve mondiale si ce groupe est perçu comme une menace pour les États-Unis, ou même pour le Fonds monétaire international.

Plusieurs points doivent être clarifiés.

 

De nombreux analystes politiques pensent que la Chine prête, investit ou soutient sans contrepartie. Elle est une grande puissance économique, mais elle n’a aucun intérêt à être une monnaie de réserve mondiale. Sa monnaie n’est actuellement utilisée que dans 5 % des transactions mondiales, selon la Banque des règlements internationaux.

La Chine et la Russie pratiquent le contrôle des capitaux. Il est impossible d’avoir une monnaie de réserve mondiale sans liberté de circulation des capitaux. Pour avoir une monnaie fiduciaire stable, il faut plus que de solides réserves d’or. Il est essentiel de garantir la liberté économique, l’investissement, la sécurité juridique et la libre circulation des capitaux, ainsi qu’un système financier ouvert, transparent et diversifié.

La Chine et la Russie sont des prêteurs beaucoup plus exigeants et rigoureux que ne le pensent de nombreux hommes politiques. Il semble que certains politiciens des marchés émergents pensent que l’adhésion à la Chine et à la Russie sera une sorte de panacée en matière d’argent gratuit.

Un autre problème lié à la création d’une monnaie des BRICS est que, logiquement, ni la Chine ni la Russie n’ont la moindre intention de perdre leur monnaie nationale pour la diluer aux côtés d’un groupe d’émetteurs dont le bilan en matière de maîtrise des déséquilibres monétaires est douteux.

Au cours des dix dernières années, les monnaies des pays invités par les BRICS se sont fortement dépréciées par rapport au dollar américain.

Selon Bloomberg : le peso argentin a chuté de 98 %, la livre égyptienne de 78 %, la roupie indienne de 35 %, le birr éthiopien de 68 %, le real brésilien de 55 % ; et selon The Economist, le rial iranien s’est effondré de 90 %.

Ce n’est pas en réunissant des monnaies faibles que l’on obtient une monnaie forte.

Il ne faut pas oublier que la performance du rouble russe (-68 % par rapport au dollar américain, selon Bloomberg) au cours de la dernière décennie a également été médiocre, malgré une banque centrale relativement prudente.

La meilleure monnaie des « BRICS et invités » par rapport au dollar américain au cours des dix dernières années est le yuan chinois, avec une dépréciation de seulement 14 %.

Pour qu’une monnaie fiduciaire soit stable, il est nécessaire que l’émetteur la défende en tant que réserve de valeur, méthode de paiement généralement acceptée et unité de mesure. La liberté des capitaux et des institutions indépendantes offrant une sécurité juridique aux investisseurs nationaux et internationaux est nécessaire. Une puissance militaire forte ne garantit pas une monnaie acceptée comme réserve de valeur, comme l’a démontré le désastreux kopek soviétique, malgré l’influence de l’URSS sur la moitié du monde.

L’union de pays dont les gouvernements prônent la monétisation des dépenses publiques incontrôlées et l’accroissement massif des déséquilibres monétaires ne peut créer une monnaie stable, sauf à suivre l’exemple de l’euro.

Dans l’euro, l’Allemagne, le pays dont la politique budgétaire est la plus prudente et la plus responsable, a dicté les grandes lignes des règles monétaires et budgétaires pour les autres. Malheureusement, en essayant de jouer le rôle des États-Unis et de la Réserve fédérale, la zone euro et la BCE ont perdu la plupart de leurs possibilités d’être une véritable alternative au dollar américain.

L’euro est le plus grand succès monétaire fiduciaire de l’ère post-Bretton Woods ; ne le privons pas de son mérite.

L’alternative BRICS commence par un talon d’Achille majeur.

La Chine et la Russie vont avoir de grandes difficultés à imposer des restrictions budgétaires et monétaires à leurs partenaires. N’oublions pas que plusieurs de ces partenaires ont rejoint le groupe, pensant qu’ils pourront désormais continuer à imprimer de l’argent et à dépenser sans contrôle, mais que leurs déséquilibres monétaires seront distribués à d’autres nations.

L’euro a été un succès parce que des démocraties libérales dotées d’institutions indépendantes, d’une grande liberté économique et d’une sécurité juridique ont accepté d’aligner leurs politiques pour le bien commun, créant ainsi une monnaie solide qui a évité la débâcle créée par les spirales inflationnistes qui ont été la norme en Europe au cours de l’histoire, lorsque les gouvernements se consacraient à transférer leurs déséquilibres sur les salaires et l’épargne des citoyens par la destruction monétaire.

Cela ne semble pas facilement reproductible avec les BRICS et les invités.

La Chine peut toutefois accroître son contrôle sur tous ces pays en mettant en œuvre des politiques monétaires et fiscales rigoureuses. Elle est le prêteur le plus puissant de tous les BRICS, mais il est peu probable qu’elle prenne le rôle de l’Allemagne de l’euro, prête à absorber les excès des autres en échange d’un projet commun.

La Chine va accroître son contrôle sur les pays du groupe, mais il est peu probable qu’elle mette en péril la stabilité et la sécurité de son énorme population en faisant baisser sa monnaie. Le gouvernement chinois est probablement en train d’analyser la perte de prudence monétaire de l’euro, et d’arriver à la conclusion qu’il ne peut pas prendre le même risque avec certains de ces nouveaux partenaires.

Toutefois, la Chine tirera probablement le meilleur parti de sa puissance financière pour accorder des prêts, accroître ses possibilités de croissance nationale et internationale et accéder à des matières premières abondantes et bon marché.

La Chine est la grande gagnante du sommet des BRICS.

Le gouvernement chinois sait probablement que nombre de ses partenaires vont continuer à accroître leurs déséquilibres, ce qui pourrait permettre à la Chine de renforcer sa position de leader. Toutefois, j’ai du mal à croire que la Chine acceptera la création d’une monnaie que d’autres pourront utiliser pour déclencher des déséquilibres inflationnistes.

Pendant ce temps, aux États-Unis, le gouvernement peut mettre en péril la crédibilité du dollar américain s’il continue à générer des déficits de deux mille milliards de dollars par an, plus d’un déficit estimé à 14 mille milliards de dollars d’ici 2030, et avec un nombre croissant de conseillers irresponsables affirmant qu’il peut créer tout l’argent qu’il veut sans risque. La crédibilité fiscale, l’indépendance institutionnelle et la liberté économique du dollar américain, la monnaie la plus utilisée dans le monde, consolident son leadership. Si le gouvernement affaiblit ces atouts, le dollar perdra son statut de réserve.

Si elle survient, la fin du dollar américain ne viendra pas de la concurrence d’une autre monnaie fiduciaire, car la tentation des gouvernements de détruire le pouvoir d’achat de la monnaie émise est trop forte. Elle viendra probablement de monnaies indépendantes.

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La Pologne veut jouer sa partition en Europe de l’Est. Entretien avec Marcin Rzegocki

Un article de la Revue Conflits

 

L’invasion de l’Ukraine a remis la Pologne au centre des débats européens. Entre volonté de moderniser son armée et méfiance à l’égard du centralisme de Bruxelles, Varsovie se pose en défenseur des pays d’Europe centrale.

Marcin M. Rzegocki est manager, professeur d’université et rédacteur. Il est directeur général de la Fondation Auxilium, une ONG polonaise qui se concentre sur des projets d’éducation et de conseil. Marcin M. Rzegocki est titulaire d’un doctorat en sciences sociales et en gestion de la Warsaw School of Economics et d’une maîtrise en études interdisciplinaires individuelles en sciences humaines et sociales de l’université de Varsovie.

Propos recueillis par Jean-Baptiste Noé.

 

On connait l’antagonisme séculaire entre la Pologne et la Russie. Qu’est-ce que l’invasion de l’Ukraine a changé dans la vision géopolitique de la Pologne ?

Il ne faut pas oublier que les racines des antagonismes entre la Pologne et la Russie ne sont pas du tout un phénomène récent, elles remontent à l’époque tsariste. Pour bien des Polonais, la Russie symbolise l’agression et le manque de respect pour les valeurs comme la liberté et la paix. L’invasion russe de l’Ukraine a renforcé ces sentiments des Polonais en leur donnant une preuve tangible de la plausibilité de leurs pires cauchemars.

 

Le gouvernement polonais a annoncé de nombreux investissements pour l’armée. Quelle est la finalité de l’armée polonaise ? S’agit-il uniquement de se protéger d’une attaque russe ou bien envisage-t-elle aussi de se déployer sur d’autres théâtres d’opérations ?

Le motif primordial des investissements pour l’armée est d’augmenter les capacités de défense du pays. Néanmoins, en tant que membre de l’OTAN, la Pologne s’engage à des missions militaires d’outre-mer comme en Afghanistan entre 2002 et 2021, et en Irak depuis 2003. Il n’est pas exclu que l’armée polonaise s’engage dans de nouvelles missions de caractère militaire, même si aucun nouveau plan du déploiement des troupes polonaises à l’étranger n’a été annoncé récemment.

 

La Pologne a une position très atlantiste. Elle achète son matériel militaire aux États-Unis et se veut un bon élève de l’OTAN. Est-ce que cet atlantisme fait consensus en Pologne, ou bien y a-t-il des débats politiques parmi les partis de gouvernement sur ce positionnement ?

Le consensus général en Pologne sur la question atlantiste a toujours semblé être un dogme depuis la chute du communisme. Du point de vue culturel, les États-Unis sont l’incarnation de la valeur fondamentale de la République des Deux Nations ou bien de la Première République polonaise (1569-1795), notamment la liberté.

À présent, il n’y a pas de sérieuses discussions sur les rapports entre la Pologne et les États-Unis et l’OTAN qui – à leur tour – sont perçus comme les garants de la stabilité géopolitique dans la région de l’Europe centrale. Cela ne veut pas dire que tous les Polonais sont contents du profond engagement politique de la Pologne dans le conflit entre la Russie et l’Ukraine. Il se peut que les coûts économiques et sociaux de cet engagement puissent provoquer un léger changement d’attitude des Polonais sur ce propos.

 

Au moment de son intégration dans l’UE (2004), l’euphorie était grande en Pologne et en Europe. Vingt ans plus tard, les occasions de frictions entre Varsovie et Bruxelles sont nombreux, notamment sur les sujets de fonctionnement juridique et d’application des textes européens. La population polonaise reste-t-elle malgré cela favorable à une présence dans l’UE ?

Il faut d’abord souligner que les Polonais se sont toujours sentis membres de l’Europe, et que l’adhésion à l’UE était perçue comme une conséquence tout à fait naturelle des changements politiques et économiques des années 1990. Il est cependant vrai que l’UE d’aujourd’hui n’est pas ce dont beaucoup de Polonais pouvaient rêver.

D’après ce que l’on peut observer, les Polonais ne mettent pas en question la nécessité d’appartenance de leur pays à cette organisation, mais en même temps ils auraient préféré qu’elle soit une sorte de club des pays souverains, avec la liberté de mouvement et un marché commun. Ils ne sont pas, en grande partie, favorables à des démarches vers une Europe fédérale, ni aux tentatives d’imposer des solutions culturelles, politiques ou économiques extérieures.

 

On voit le développement de l’initiative des Trois mers ainsi que du groupe de Visegrad. Comment la Pologne perçoit-elle son rôle en Europe centrale, et comment se positionne-t-elle par rapport à l’Allemagne ?

Il n’est un secret pour personne que les pays d’Europe centrale et orientale présentent un certain nombre de différences par rapport aux pays de ce que l’on appelle « la vieille Europe ». Les plus importantes sont, bien sûr, les différences économiques, mais les différences sociales et culturelles ne doivent pas être négligées. De même, l’orientation politique des pays de l’Europe centrale, y compris les points de vue sur les relations avec la Russie, diffère de celle de la « Vieille Europe », notamment l’Allemagne et la France.

En même temps, il devient de plus en plus évident que les pays des Trois Mers deviennent une force politique et économique que le reste de l’Europe ne peut plus ignorer. La Pologne, en tant que pays le plus grand et le plus peuplé d’Europe centrale et de l’initiative des Trois Mers, qui a connu au cours des dernières décennies un essor économique extraordinaire, qui n’est pas dû – comme on le laisse parfois entendre à l’Ouest – aux subventions de l’UE, mais plutôt à l’accès au marché commun européen et à l’esprit d’entreprise des Polonais, se considère comme le leader naturel de cette partie du continent, ce qui, à bien des égards, peut la rendre antagoniste de l’Allemagne au sein de l’Union européenne et de l’OTAN.

De plus, depuis quelques années, on entend de plus en plus souvent que la Pologne ne veut plus être un « État vassal » ni de l’Allemagne ni de n’importe quel autre pays de l’Europe. La Pologne du parti Loi et Justice souligne donc sa subjectivité et son désir d’être traitée comme un partenaire équitable, surtout au sein de l’UE. À cet égard, elle est en quelque sorte l’avocate des autres pays de Visegrad et des Trois Mers.

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Pourquoi l’Amérique veut-elle chasser la France d’Afrique ?

Par Raphaël Chauvancy.
Un article de Conflits

 

Spécialiste américain du Sahel et de l’armée française, Michael Shurkin vient d’écrire l’oraison funèbre de la France en Afrique dans un article sans concessions, mais révélateur des arrière-pensées américaines.

La France doit-elle quitter le continent noir ? Pour Michael Shurkin, les jeux sont faits. « Time’s up for France in Africa » écrit cet ancien analyste de la RAND et de la CIA, reflétant le sentiment des milieux militaires et diplomatiques américains.

Il juge que la France n’a aucun intérêt fondamental dans le Sahel ; de fait son « pré carré » en Afrique n’existe plus que dans quelques têtes malades. Il note également avec justesse qu’une partie des masses sahéliennes ne lui reprochent pas ce qu’elle fait, mais d’être présente.

Il ne s’agit donc pas pour la France de s’accrocher à un bout de désert misérable et surpeuplé où l’on ne veut plus d’elle, mais de trouver une ligne de crête entre le renoncement et l’acharnement. Il lui faut impérativement revoir en profondeur ses modes d’action et les conditions de sa présence en Afrique, tout en veillant à ne plus y consumer sans profit une trop grande part de ses forces.

 

Arrière-pensées américaines

Mais Shurkin va beaucoup plus loin. Il estime qu’elle doit rapatrier ses hommes, fermer ses bases et renoncer à tout rôle stratégique en Afrique, quitte à y conserver un reliquat de soft power par le biais de la francophonie.

Pour lui, ce serait elle le problème, plus encore que la Russie, puisque la vague pro-russe actuelle ne serait que l’expression d’une francophobie devenue endémique sur le continent. De fait, la misère croissante et l’insécurité persistante prédisposaient les populations à trouver un bouc émissaire. Les opérateurs russes en guerre de l’information le lui ont fourni en désignant l’ancien colonisateur, et en s’opposant à lui. Seulement, et ceci est passé sous silence, ils ont eu la part belle parce que le terrain avait été préparé de longue date par le French bashing et les opérations d’influence américaines.

Shurkin reprend d’ailleurs un narratif stratégique américain classique en écrivant que leurs relations avec la France « ont sans doute entravé le développement économique et politique des pays africains ». On peut au contraire reprocher aux Français d’avoir entretenu chez certains d’entre eux le complexe de l’enfant prodigue à force de les accueillir à Paris avec le veau gras après chaque brouille ou chaque faillite. Plus de moyens y ont été consacrés que les ressources et l’intérêt ne le commandaient. Il est douteux qu’aucune autre puissance n’en fasse jamais autant.

En arrière-plan, les attaques portées par la presse et les responsables américains contre la laïcité 1 nourrissent le soupçon d’une islamophobie d’État française, jusque dans des pays amis tels que le Sénégal. La promotion de la désastreuse politique des minorités à l’anglo-saxonne a brisé le projet de société post-raciale qui constituait un des facteurs du rayonnement universaliste français. Le financement par Washington de la mouvance extrémiste « décoloniale » a eu des effets délétères dans les banlieues françaises, mais aussi en Afrique francophone. Ses thèses victimaires complotistes, parfois relayées par les diasporas présentes en France, ont été prises pour argent comptant. Si la Russie a financé et relayé le discours francophobe d’un Kémi Séba, l’Amérique a promu celui de Rokhaya Diallo. Les deux empires avaient le même intérêt à écarter la « puissance d’équilibres » française. Paris n’a pas vu venir le danger et s’est laissé prendre à un encerclement narratif.

Percluse de frustrations et perméable aux récits décoloniaux, une partie de la jeunesse urbaine désœuvrée et préservée du terrorisme s’est dressée contre la France. Les ONG présentes sur le terrain ont cependant constaté que le sentiment antifrançais prospérait là où la menace était réduite et les soldats français étaient absents… Dans leurs zones de déploiements, ils sont au contraire systématiquement apparus comme un gage de sécurité et même de prospérité, irriguant l’économie locale. Obsédé par ses engagements sur le terrain, la France a délaissé et perdu le combat informationnel.

Shurkin conclut que les USA et les autres nations européennes ne provoquent pas les mêmes réactions de rejet que la France, et appelle cette dernière à leur céder la place au Sahel. Or, les besoins de la région sont avant tout sécuritaires et personne n’imagine sérieusement les Allemands quitter leurs tentes climatisées pour accompagner les armées locales au feu. L’allusion aux Européens est purement sémantique. Les Américains souhaitent sacrifier la présence française pour y substituer et pérenniser la leur.

 

Entre hostilité et perte de confiance

Pour comprendre le point de vue américain, il faut rappeler deux constantes dans la manière d’appréhender l’armée et la diplomatie française à Washington.

La première est l’exaspération quant à leur autonomie. Les Américains ont une logique de bloc et conçoivent l’alliance comme un alignement. Toute distorsion n’est pas loin d’être perçue comme une trahison. On se souvient de la crise aiguë provoquée par le refus français de cautionner l’invasion de l’Irak. Le lauréat du prix Pulitzer Thomas Friedman avait alors résumé l’état d’esprit outre-Atlantique en écrivant que la France ne méritait pas son siège au Conseil de sécurité. Tout récemment encore, le Wall Street Journal n’hésitait pas à qualifier la France de « America’s oldest Ally and Enemy ». Une idée courante est que la France n’existe plus sur la scène internationale que par sa capacité et sa propension à s’opposer à l’Amérique.

Une autre tendance des Américains, récurrente depuis 1940, est le doute quant à la capacité française à assumer des responsabilités internationales. Ainsi, tout en apportant loyalement un appui indispensable à l’action de Barkhane, ont-ils avancé leurs pions et développé leurs propres réseaux. Depuis son retrait du Mali, ils ne croient plus Paris capable de tenir un front, même secondaire en Afrique, dans la nouvelle Guerre froide qui les oppose au bœuf chinois et à la grenouille russe. L’Amérique a les moyens d’oublier ses propres échecs, mais ne pardonne pas ceux des autres. Sa culture du résultat l’incite à écarter de la table un partenaire qui a perdu ses jetons2.

De son point de vue, la seule action d’éclat française de ces vingt dernières années est l’opposition à la guerre en Irak, dont elle lui tient encore rigueur.

De son point de vue, la seule action d’éclat française de ces vingt dernières années est l’opposition à la guerre en Irak, dont elle lui tient encore rigueur. La France a autrement fait preuve d’un amateurisme diplomatique flagrant par son intervention en Lybie, déstabilisant durablement tout le Sahel ; elle ne s’est que péniblement tirée du guêpier ivoirien ; elle s’est mise toute seule hors-jeu au Levant ; elle a vu trop grand en Indo-Pacifique avant d’être rappelée à la réalité par l’AUKUS ; malgré ses remarquables succès militaires tactiques, elle s’est ridiculisée en Centrafrique, au Mali, au Burkina, au Niger où elle s’est systématiquement laissée prendre sans réagir au même tour ; elle a montré son inconséquence en Ukraine en passant du dialogue avec Poutine « qu’il ne fallait pas humilier » à la promotion de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN ; enfin, ses projets de Défense européenne se sont heurtés à la menace russe contre laquelle elle a pu déployer un millier d’hommes et les Américains 100 000.

 

Neutraliser la France en la normalisant

Pour Michael Shurkin, « sortir d’Afrique diminuerait, dans une certaine mesure, la stature globale de la France, mais la réalité est que la France – comme la Grande-Bretagne – a beaucoup de ressources et, franchement, d’autres priorités qui reflètent mieux ses intérêts ».

Priorités qui se limiteraient à une participation accrue à la défense du glacis européen dans un cadre atlantiste et, éventuellement, à une présence exotique dans l’Indopacifique où lui manque un espace susceptible de déranger le système américain.

Paris entrerait dans la course au meilleur allié de Washington, comme les autres nations du Vieux Continent, au lieu de cultiver son exceptionnalité.

Le statut de la France en Afrique confère à Paris un prestige et des marges de manœuvre inconciliables avec le projet « d’Occident » aligné derrière la bannière étoilée. Le jeu américain consiste à faire passer l’exception stratégique française pour une anormalité ; pour la lubie « séparatiste » et dangereuse d’un peuple sympathique, mais prétentieux, dont l’intérêt bien senti serait de rejoindre le bercail occidental et d’y faire bloc. Cette curieuse antienne trouve un écho auprès des nations européennes, qui ont abdiqué leur souveraineté pour le protectorat américain, mais aussi à l’extérieur. Elle répand l’idée de l’illégitimité de Paris à jouer un rôle international indépendant.

La convergence entre fédéralistes européens et atlantistes contre l’autonomie stratégique française renforce cette tendance. Ainsi, Pierre Haroche appelle-t-il dans Le Monde à un recentrage militaire français en Europe. Il fait écho à Shurkin, qui fait semblant de confondre l’adaptation de l’armée française aux affrontements de haute intensité avec un choix capacitaire conventionnel lourd tourné face à l’Est. La loi de programmation militaire a heureusement évité cet écueil en sanctuarisant ses capacités de projection mondiales.

De toutes les menaces stratégiques qui pèsent sur la France, les plus menaçantes sont la provincialisation et la normalisation. La fin de son identité stratégique consacrerait son absorption définitive dans le monde anglo-saxon. Elle y perdrait son âme, et le monde un héraut du multilatéralisme.

 

La France a encore les atouts d’une puissance globale

Les Français ont-ils les moyens d’inverser la tendance ?

Probablement, à condition de faire preuve de plus de rigueur et de constance stratégique qu’au cours des deux dernières décennies. Leur situation est moins mauvaise que leurs compétiteurs ne le laissent entendre. À défaut de troupes nombreuses, ils ont déployé des détachements solides en Estonie et en Roumanie face à la menace russe. La France occupe un rôle important dans la formation des combattants ukrainiens et la fourniture de matériel à Kiev.

Au Moyen-Orient, les points d’appui de Djibouti et des Émirats arabes unis donnent à Paris des capacités d’intervention reconnues et appréciées dans la région.

L’Amérique latine est un autre champ prometteur pour l’action de la France. La récente conclusion d’un partenariat amphibie entre les Troupes de Marine et le Corpo de Fusileiros Navais symbolise un regain d’intérêt pour la région et une prise de conscience des opportunités qui s’y ouvrent.

En Indopacifique, le succès de la mission Pégase cet été, qui a vu l’envoi d’une force aérienne de 19 appareils dont 10 Rafales dans la région, a montré des capacités de projection de puissance unique en Europe – au point de susciter des réactions hostiles de la Corée du Nord et l’enthousiasme de la Corée du Sud, du Japon ou de l’Indonésie. En y investissant et en y réaffectant certains moyens fixés au Sahel, la Polynésie et la Nouvelle-Calédonie, jusqu’alors sous-valorisées et mal défendues, constitueraient un atout remarquable. Est-il totalement utopique d’imaginer Nouméa devenir un jour un petit Singapour français et de concevoir une politique indopacifique ambitieuse, qui serait le pendant moderne de la politique arabe gaullienne ?

Paris pourrait également se recentrer sur « l’Afrique utile », celle du littoral. Si elle y a perdu son statut de partenaire exclusif, elle y demeure un acteur important et recherché. Rebaptisées « pôles opérationnels de coopération », ses bases de Dakar, Libreville et Abidjan apportent une précieuse garantie de stabilité aux pays bénéficiaires. Elles lui permettent également de rayonner vers l’Afrique non-francophone, où elle a beaucoup plus d’intérêts économiques et pas de passif colonial. Les partenariats stratégiques et militaires avec la France sont recherchés et battent leur plein en dehors du trou noir sahélien. Puissance non-alignée dont l’excellence opérationnelle est unanimement reconnue, elle n’a plus les moyens de se montrer réellement intrusive. Aussi répond-t-elle particulièrement bien aux besoins et aux aspirations multipolaires du continent.

Ce qui est en jeu n’est donc pas simplement la présence de la France au Sahel ou en Afrique. C’est son maintien en tant que puissance globale souveraine ou sa réduction à une puissance périphérique « betteravisée » en Europe.

Ce qui est en jeu n’est donc pas simplement la présence de la France au Sahel ou en Afrique. C’est son maintien en tant que puissance globale souveraine ou sa réduction à une puissance périphérique « betteravisée » en Europe. Par extension, la nature même des relations entre les grandes démocraties en dépend : formeront-elles un bloc rigide, impérial, derrière les États-Unis, ou seront-elles capables de constituer une alliance souple dans un cadre multilatéral, bien plus à même de défendre leurs intérêts et leurs valeurs ?

Sans doute l’Amérique et les Européens ont-ils besoin d’une voix pour leur rappeler les dangers respectifs de leur hubris ou de leur faiblesse. Incontestablement, le monde a-t-il besoin de puissances moyennes autonomes comme la France pour trouver de nouveaux équilibres, donner leur place aux nations émergentes, appuyer sans les étouffer les États les plus fragiles et éviter les logiques de confrontations directes entre blocs.

Sur le web

  1. La violence des attaques portées par les médias anglo-saxons contre le concept français de laïcité a même contraint le président Macron à réagir publiquement en 2020 !
  2. Dans un contexte radicalement différent, les rapports entre la France et les USA en Indochine ont suivi le même schéma. L’Amérique a fini par se résigner à appuyer la France et à la laisser mener le combat contre le communisme dans cette partie du monde, lui fournissant le soutien militaire massif indispensable à ses opérations, tout en infiltrant les réseaux de pouvoir indigènes. Après Diên Biên Phu, considérant que Paris avait eu sa chance et montré son inefficacité, les Américains ont totalement liquidé l’influence française.

BRICS + : ça va manquer de ciment

En apparence, c’est un camouflet cinglant pour l’Occident. Les Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du sud) se sont élargis à six nouveaux membres (Iran, Argentine, Emirats arabes Unis, Arabie saoudite, Égypte, Éthiopie).

« Moment historique », « étape clé en faveur d’un monde multipolaire » face à « l’hégémonie occidentale », « formidable outil de rééquilibrage » ; les dirigeants des pays concernés n’ont pas lésiné sur les formules tonitruantes lors du sommet qui a acté, la semaine dernière à Johannesburg, la constitution de ce, en anglais, BRACISUIEE, on dira plutôt Brics +.

 

Une riposte à l’Occident

Et, effectivement, il s’agit d’un moment significatif dans la montée, qu’il ne faut pas négliger, d’un ressentiment envers l’Occident, ses pratiques commerciales, ses sanctions, et de tentatives du « Sud Global » (même s’il compte une Russie revendiquant le pôle nord) de s’organiser pour peser sur les affaires du monde. Il s’agirait de rebattre les cartes d’un ordre mondial dominé par l’Ouest depuis 1945 via notamment FMI, OMC et Banque mondiale, même si les pays du sud y ont droit au chapitre… Ironie du sort, cette riposte, ce défi à l’Occident part d’un sigle inventé en 2001 par l’archétype de la banque d’affaires américaine, Goldman Sachs.

Toutefois….

Toutefois, comme dans la pièce de Shakespeare, tout ceci représente peut-être « beaucoup de bruit pour rien », ou du moins beaucoup moins que claironné par les protagonistes.

Car la plupart des membres du groupe des Brics + demeurent formidablement dépendants des Occidentaux sur le plan économique, ou technologique. Et l’ensemble, dénué de toute intégration économique, est zébré de divergences, disparités et rivalités, voire inimitiés.

 

L’Ouest reste incontournable

La dépendance, tout d’abord.

L’Ouest (Union européenne, Royaume-Uni, Suisse, Amérique du Nord, Japon, Australie), qui pèse toujours 60 % du PIB nominal mondial, continue de fournir l’essentiel des investissements étrangers sur lesquels, à l’exception de ses deux membres du golfe Persique et de la Chine, ces pays comptent pour nourrir leur spectaculaire décollage, puisque leur épargne domestique est insuffisante. Indice révélateur du manque d’implication multilatérale, un seul des onze membres du groupe des Brics +, la Chine, investit substantiellement chez les autres membres, en sus d’une Inde fournissant parfois 2-3 % de leurs IDE (investissements directs étrangers). Les membres du club ont aussi besoin, y compris encore Pékin, des transferts de technologies des pays occidentaux. Aucun des onze membres des Brics + n’a un poids notable au niveau mondial en matière de dépôt de brevets, ou de recherche scientifique, sauf la Chine et, un peu l’Inde.

Quant au commerce international, les chiffres sont sans appel. Les principaux clients et fournisseurs des Brics + restent les pays industrialisés occidentaux. Hormis, encore une fois, Chine et Inde, les pays des Brics + n’apparaissent généralement pas parmi les dix principaux partenaires commerciaux des autres membres. Ce qui n’a rien de surprenant, puisque les économies des Brics + sont peu complémentaires, tous étant surtout exportateurs d’hydrocarbures, produits agricoles, métaux, hormis Chine et Inde. Ils ont même des intérêts antagonistes en matière de prix du baril, puisque l’Arabie saoudite est le premier exportateur mondial de pétrole, devant la Russie et, au cinquième rang, les Emirats arabes unis, alors que Chine et Inde sont les deux premiers importateurs.

 

Des disparités démographiques, économiques, politiques et militaires

Divergences qui se traduisent d’ailleurs par l’absence de toute dynamique d’intégration économique entre les Brics canal historique, sans parler des nouveaux adhérents dispersés sur trois continents.

Nulle baisse de tarifs douaniers à l’horizon, ou de marché commun. Seule est en route une banque commune du développement, NDB, vingt-cinq fois moins active que la Banque mondiale, et une ébauche de mise en place des lignes de swaps au profit de pays en pénurie de devises, le CRA (Contingent Reserve Arrangement).

Certains s’enflamment en y voyant déjà une ébauche d’alternative au dollar en oubliant qu’une unité de compte, et encore plus une monnaie commune, n’a aucune chance d’exister avec des pays dont les devises ne sont pas pleinement convertibles, dont certains ont fait banqueroute et dont les devises ne peuvent pas s’accumuler à l’étranger en « balances » pour constituer un instrument de réserve, puisque leur commerce extérieur est structurellement excédentaire (Chine, Russie, monarchies arabes).

S’y ajoutent de profondes disparités de tout ordre.

La Chine et l’Inde sont les pays les plus peuplés de la planète, quatre fois plus que le troisième, les États-Unis, et… cent cinquante fois plus que le plus petit membre du nouveau club, les Émirats arabes unis. Économiquement, la Chine est la deuxième économie de la planète, au point de peser 70 % du PIB des Brics +, et si l’Inde et la Russie figurent parmi les dix premières, les autres s’échelonnent de la 20e place à la… 62e (Éthiopie). Certes, les Brics, initialement club de pays à forte croissance, comptent, deux « tigres » mais aussi trois pays à croissance proche de 1 % par an depuis douze ans : Brésil, Russie et Afrique du Sud.

Enfin, sur le plan militaire, derrière Pékin qui se targue de la deuxième armée mondiale en effectifs et équipements, sans qu’on sache ce qu’il vaut sur le terrain depuis la piteuse campagne de 1979 au Vietnam, les autres n’ont aucune expérience du feu, ni équipements substantiels, hormis l’armée russe discréditée, voire détruite à moitié, en Ukraine. Peu ont donc les moyens militaires de défendre d’éventuels intérêts en commun, voire particuliers.

Et précisément, en matière d’intérêts en commun, ou de convergence politique…

Le groupe des Brics + rassemble des régimes autocratiques, voire dictatoriaux (Russie, Chine, Iran, Arabie saoudite, Égypte, Émirats arabes unis), et des démocraties (Inde, Brésil, Argentine), en sus de démocraties très imparfaites, Afrique du Sud et Éthiopie.

L’attelage Brics est aussi disparate sur le plan civilisationnel : aux côtés de deux pays d’Amérique latine, de l’Égypte, référence du monde arabe, et de l’Arabie saoudite, gardien des lieux saints, on liste l’Iran, perse et chiite, la Russie, slave et orthodoxe, l’Éthiopie, mi musulmane mi chrétienne engluée dans une guerre civile, l’Inde, saisie par le nationalisme hindou et la Chine, encore un autre monde.

 

Ça va être presque simple

Le caractère très hétéroclite de cet attelage, dénué au demeurant de charte, ou de critères transparents d’adhésion (18 pays avaient candidaté, et difficile de savoir pourquoi l’Indonésie, le Bangladesh, le Nigéria, ou l’Algérie sont restés sur le seuil), se reflète dans les alliances, rivalités et inimitiés géopolitiques. Visite guidée, accrochez-vous.

La Russie et son allié iranien sont ennemis des États-Unis, dont la Chine est un rival acrimonieux, tout en étant son premier client et fournisseur, alors que l’Égypte, partenaire militaire de Washington, tout comme les Émirats et Riyad, rétablit prudemment ses relations avec son ennemi, Téhéran.

Mais ces pays arabes, de même que l’Afrique du Sud et le Brésil, veulent avoir aussi de bonnes relations avec Pékin et Moscou, sans que cela ne les empêche de voter à l’ONU contre l’invasion russe de l’Ukraine, pendant que l’Inde mise à la fois sur la Russie et les États-Unis pour tenir tête à la Chine, avec qui ses soldats ouvrent parfois la boite à gifles dans les zones frontalières disputées, tandis que « l’amitié infinie » entre Pékin et Moscou tourne à la relation suzerain/vassal, l’Éthiopie se révélant parallèlement sous influence chinoise tout en étant un partenaire historique de Washington. L’Argentine, pour sa part, peut se demander ce qu’elle fait dans cette galère au point que sa probable future présidente a annoncé qu’elle retirerait son pays du club.

Et encore, on n’a pas encore sur les bras une crise à Taïwan…

L’africanisation du monde

Pourquoi et comment l’africanisation du monde est en marche, principalement du fait de la croissance de sa population ?

Pendant longtemps, et encore très largement aujourd’hui, ce sont des pays arabes, puis l’Occident, qui ont influencé l’Afrique, alors que les Africains étaient peu connus à l’extérieur, sauf comme esclaves dans les Amériques et dans les pays arabes.

La situation est actuellement en train de s’inverser, pour les raisons que nous allons voir. C’est ce que j’appelle « l’africanisation du monde », mouvement qui devrait s’accentuer dans l’avenir.

 

La principale raison est démographique

Vers 1900, la population de l’Afrique était estimée à environ 100 millions de personnes, en stagnation depuis plus d’un siècle ; elle était de 275 millions dans les années 1950 ; 814 millions vers 2000 ; et probablement 1,4 milliard en 2023, soit la population de la Chine ou de l’Inde.

Les prévisions de 2,5 milliards d’Africains en 2050, et entre 4 et 5 milliards en 2100, supposent une forte baisse de la fécondité, à l’image de ce qui s’est passé dans le reste du monde.

C’est vraisemblable, mais pas certain. En effet, pour l’instant, la fécondité décroît régulièrement, mais beaucoup plus lentement que prévu, traduisant notamment les retards en matière de scolarisation, particulièrement au Sahel. On est aujourd’hui à deux à trois enfants par femme en Afrique du Nord où la baisse est lente ou stoppée, et à 4 à 7 enfants par femme en Afrique subsaharienne.

Les deux premiers enfants remplaçant les parents, en avoir quatre ou six signifie que le nombre de parents va doubler ou tripler à chaque génération au sud du Sahara, phénomène qui va être amplifié par le fait que les générations se succèdent plus rapidement que dans le reste du monde, le premier enfant arrivant souvent entre 13 et 18 ans contre 30 ans dans les pays du Nord.

Exemple extrême inspiré du Niger : en 30 ans (deux générations), une fécondité de 6 enfants par femme entraîne à chaque génération un triplement du nombre de parents, soit une multiplication par 9 (3×3) de la population, à fécondité constante.

Croissance démographique au Niger (Les Echos)
Croissance démographique au Niger (Les Échos)

Bref, 20 % de l’humanité vit en Afrique aujourd’hui, et ce sera au moins 30 % en 2050 ; et plus de 40 % en 2100; dans la mesure où, simultanément, la population des autres pays, tous continents confondus, baisse hors immigration. Et cette immigration est largement africaine en Europe.

L’histoire démographique africaine est liée à sa géographie

La géographie de l’Afrique a déterminé l’histoire des rapports avec les Arabes et les Occidentaux, rapports pour lesquels je me limite ici à leur impact démographique.

L’Afrique est en effet un continent massif et difficilement pénétrable, divisé entre deux grandes aires culturelles : le nord, de peuplement arabo-berbère, et l’Afrique subsaharienne (je passe sur les pays géographiquement intermédiaires comme l’Éthiopie, la Mauritanie ou la Somalie).

Partout il y avait une grande différence entre les villes côtières et l’intérieur inaccessible. Les villes côtières d’Afrique du Nord ont des contacts depuis la plus Haute Antiquité avec d’autres civilisations méditerranéennes, alors que ce ne fut pas le cas de celles de l’Afrique subsaharienne.

Pour cette dernière, il a fallu attendre le XVIe siècle pour voir arriver les Portugais puis les autres Occidentaux. Mais ces derniers n’avaient que peu de contacts avec l’intérieur jusqu’à la colonisation dans la deuxième partie du XIXe siècle.

Un continent jadis considéré comme vide

Au Moyen Âge, les principaux contacts avec l’intérieur du continent se limitent aux razzias des esclavagistes arabes sur la côte orientale, et aux marchands maghrébins qui allaient livrer au Sahel des produits manufacturés contre de l’or et des esclaves.

Ces razzias ont continué, en s’accentuant (meilleurs fusils arabes) jusqu’à la colonisation. Certaines régions d’Afrique en ont été largement dépeuplées.

Cette raison s’ajoutant à un profond sous-développement, lui-même cause d’une mortalité élevée, explique que l’Afrique subsaharienne était un continent perçu comme vide par les Européens.

Au sud du Sahara, sauf en Afrique du Sud, la colonisation s’est faite avec un tout petit nombre de militaires, souvent en majorité africains.

Au Maghreb en revanche, il fallut d’importantes opérations militaires, particulièrement au Maroc et en Algérie.

 

La colonisation a déclenché la croissance de la population

L’arrivée des Occidentaux, contrairement à celle des Arabes, a commencé par réduire considérablement la mortalité.

D’une part, les Occidentaux avaient interdit l’esclavage dans leurs propres colonies dans la première moitié du XIXe siècle, et l’ont donc interdit dans les territoires colonisés. La traite interne ainsi que la traite arabe se sont arrêtées.

Seule la traite arabe a continué de manière discrète dans la corne de l’Afrique vers le Moyen-Orient, et dans le Sahara vers le Maroc. Elle s’est pratiquement arrêtée avec l’arrivée des Français au Maroc à partir de 1911, et des Anglais au Moyen-Orient à partir de 1918. Elle resterait présente sous d’autres noms vers la péninsule arabique.

La colonisation a en général apporté la paix civile, deuxième raison de la baisse de la mortalité. Les conflits actuels au Sahel, au Soudan, en Somalie et ailleurs contrastent avec une paix coloniale un peu oubliée aujourd’hui.

Plus tard, et progressivement, les règles de base de l’hygiène, puis la vaccination se sont répandues et cette évolution a continué après les indépendances.

Le fait que la colonisation ait déclenché la croissance démographique a été observé aussi bien en Afrique du Nord qu’en Afrique subsaharienne.

 

De la démographie africaine aux craintes migratoires

Si les diasporas rendent l’Afrique, aussi bien du Nord que subsaharienne, de plus en plus visible, leur installation a précédé l’explosion démographique actuelle.

La situation actuelle ne préjuge donc pas du tout de la situation future.

Il faut distinguer les diasporas maghrébines de celles de l’Afrique subsaharienne.

La diaspora maghrébine

Elle pose des problèmes qui ne sont pas le sujet de cet article, et qu’il ne faut pas minimiser.
Néanmoins, démographiquement, sa  fécondité n’est que peu supérieure au reste de la population, elle se francise rapidement dès la deuxième génération sur le plan linguistique, et une grande partie se fond dans le reste de la population en trois générations : la religion s’atténue, malgré le ressenti inverse venant d’une minorité, et la partie qui réussit socialement devient presque invisible.

L’immigration subsaharienne

Nous n’avons pas le même recul pour l’immigration subsaharienne qui est récente, beaucoup moins nombreuse mais en croissance.

Par exemple, des familles très intégrées gardent néanmoins une très forte fécondité.

Ce constat s’ajoute à une meilleure connaissance, par l’opinion occidentale, de la rapide croissance de la population africaine, de son sous-développement et de la visibilité de cette immigration. Visibilité encore accrue par les drames subis par les migrants, qui déclenchent des réactions diamétralement opposées.

Je peux témoigner que, dans mon quartier parisien, les Subsahariens sont très minoritaires contrairement, par exemple, à la ville de Montreuil. Mais leur nombre est en accroissement rapide, avec chaque matin une marée de travailleurs, migrants récents ou descendants, venant de banlieue : employés de sécurité, employés de banque,  vendeuses, nounous, cadres moyens, soignants.

Et parmi les résidents, donc des bourgeois, j’observe une très forte fécondité. Je peux citer l’exemple de mères de famille enceintes, avec déjà trois ou quatre jeunes enfants, ce qui montre bien que ce n’est pas seulement un effet de la pauvreté ou d’une scolarisation insuffisante. Lorsque je les interroge en me présentant comme démographe, elles me répondent que « c’est la tradition » et que « on adore les enfants ».

Par ailleurs je remarque de plus en plus de couples homme blanc/femme noire, ce qui est nouveau et témoigne d’un niveau scolaire croissant chez les intéressées.

C’était jadis l’inverse, les Noirs ne trouvant pas d’Africaines à leur niveau. On constate d’ailleurs que de nombreux chefs d’État africains épousent une Européenne.

 

L’immigration et le développement des pays de départ

Bref, cette immigration subsaharienne est relativement limitée jusqu’à présent : 1,5 % de la population française d’après François Héran, ancien directeur de l’INED, titulaire de la chaire Migrations et Sociétés au Collège de France.

Elle est néanmoins l’objet d’une forte crainte pour l’avenir.

Cette crainte est exprimée par l’africaniste Stephen Smith qui a publié : La ruée vers l’Europe, la jeune Afrique en route pour le Vieux Continent. L’auteur y évoque la possibilité que 25 % de la population européenne ait des origines subsahariennes en 2050.

Évoquons tout d’abord un consensus des spécialistes ignoré du grand public : on émigre peu quand on est très pauvre. Il faut en effet beaucoup d’argent pour migrer (cf les écrits de l’économiste britannique Paul Collier en 2013).

Le développement de l’Afrique ne diminuera donc pas la pression migratoire, d’autant que d’autres facteurs vont dans le même sens, et notamment une amélioration de l’information internationale lorsque le niveau de vie augmente.

Les discussions sont donc vives sur l’immigration africaine, maghrébine et subsaharienne en Europe.

Remarquons qu’il y a des discussions analogues en Grande-Bretagne pour l’immigration indo-pakistanaise, et aux États-Unis pour l’immigration d’Amérique latine. Contrairement par exemple au Canada qui cherche à accueillir un maximum d’immigrants.

Cette augmentation de la population africaine a été précédée sur le plan intellectuel par l’action des diasporas africaines dans le monde.

 

Le rôle culturel des diasporas dans l’africanisation

Les diasporas africaines ont largement contribué à un début d’africanisation culturelle du monde, bien avant l’apparition de la pression démographique.

Les Afro-Américains

La population afro-américaine n’est pas une diaspora récente, puisqu’elle date de l’époque esclavagiste qui s’est terminée avec la guerre civile américaine (1861-1865).

Elle est aujourd’hui d’environ 50 millions, et a joué un rôle culturel très important dans tout l’Occident.

En France, les  artistes noirs américains ont commencé à arriver à Paris entre les deux guerres mondiales, où ils trouvaient une ambiance beaucoup moins raciste qu’aux États-Unis. Il n’y a pas eu que Joséphine Baker. Ils y ont notamment apporté le jazz, puis ont été relayés beaucoup plus tard par les migrants nord-africains puis subsahariens.

Cette diaspora étatsunienne se veut non seulement noire mais africaine, comme on a pu le vérifier avec le succès du roman Racines (1976) décrivant la succession des générations dans les familles américaines à partir de leurs ancêtres africains. Ce roman fut adapté pour la télévision en 1977, et la série américaine Racines (Roots) a connu un véritable succès avec plus de 100 millions de téléspectateurs, soit environ la moitié de la population américaine de l’époque.

Les Afro-Américains lancent également le hip-hop à la fin des années 1970, puis le rap au début des années 1990, avec des textes de plus en plus revendicatifs : on est passé de la musique à la politique, notamment pour la défense de la communauté et des valeurs proclamées comme africaines.

Les Antillais

Ils ont également cultivé et médiatisé leurs origines africaines.

On peut citer les Jamaïcains du mouvement rastafari et le Français Aimé Césaire (1913–2008). Ce dernier, martiniquais, est un écrivain mondialement connu pour son concept de « négritude » réhabilitant la culture africaine. Et Léopold Sédar Senghor qui deviendra plus tard président du Sénégal.

Notons que ces deux hommes ont eu parallèlement une brillante carrière électorale dans le système politique français, qui n’était donc pas si fermé que certains le proclament aujourd’hui.

En France

Jusqu’à présent, la diaspora subsaharienne est relativement récente et peu nombreuse.

C’est surtout la diaspora maghrébine qui a eu une influence culturelle, particulièrement en France et en Belgique, du fait de sa francophonie. Et cette influence ne se développe pas seulement en cuisine.

Au début des années 1980, débarque le rap américain où la France aurait pris la deuxième place mondiale via les radios pirates, puis la télévision à partir de 1984. Une quinzaine d’années plus tard, MC Solaar et bien d’autres détachent le rap de son ancêtre américain, et il devient un genre littéraire où le texte est plus important que la musique.

Aujourd’hui, le rap s’est démocratisé et il est même devenu incontournable, en tête des téléchargements sur les plateformes musicales et la principale écoute des jeunes…

Dans mon domaine, je constate qu’il joue un rôle important dans la francisation linguistique de la diaspora africaine.

 

L’impact de la culture africaine dans le monde

L’art contemporain africain

Conséquence ou non de la démographie, de plus en plus d’artistes africains d’art contemporain sont reconnus et salués à l’échelle du continent, ou plus largement.

C’est le cas par exemple d’El Anatsui, sculpteur ghanéen qui a régulièrement exposé en Europe et sur le continent américain.

On peut aussi citer Kehinde Wiley, Afro-Américain de la côte Ouest, ou l’artiste peintre zimbabwéenne, Kudzanai-Violet Hwami, et bien d’autres.

Les biennales d’art contemporain africain se multiplient un peu partout. La plus célèbre d’entre elles est bien sûr Dak’Art, la Biennale de Dakar au Sénégal consacrée à l’art contemporain africain depuis 1996. Dans sa foulée, la Biennale du Bénin s’est mise en place à partir de 2012.

Notons aussi que la ville de Montpellier lancera en octobre de cette année une première Biennale de l’art africain.

Le monde des musées offre également une place de plus en plus large à l’art africain contemporain : citons le Musée Jacques Chirac du Quai Branly à Paris initialement dédié aux arts primitifs, et qui détient maintenant une belle collection d’art africain contemporain, ou encore le Zeitz Museum of Contemporary Art Africa, au Cap, en Afrique du Sud.

Au cinéma

Enfin, les festivals du film africain fleurissent un peu partout sur le continent noir (Ouagadougou, Marrakech, Burkina Faso), mais aussi ailleurs comme par exemple à Cordoue, en Espagne, qui accueille un Festival du Film africain ou à Paris avec « L’Afrique fait son cinéma ».

Les super-héros noirs

Jusqu’il y a quelques dizaines d’années, au cinéma comme en littérature, il y avait peu de grands héros, et encore moins d’héroïnes, noirs. Ce statut était majoritairement réservé aux blancs.

Aujourd’hui, les choses ont changé. Sans être majoritaires, les héros et héroïnes noirs sont de plus en plus présents dans les films et les livres.

Le cinéma américain inspiré de l’univers des comics s’habitue à mettre en avant des super héros/héroïnes noirs : l’incontournable Black Panther, Halle Berry dans les X-Men, pour ne citer que ceux-là.

Black Panther reste l’un des  plus gros succès du box-office mondial et a rapporté 1,3 milliard de dollars de recettes, pour un budget de 200 millions de dollars.

On peut aussi constater que le cinéma français sacre davantage de vedettes d’origine africaine subsaharienne qu’auparavant : Omar Sy, Aïssa Maïga, Eriq Ebouaney, par exemple.

Les séries africaines 

Les pays d’Afrique de l’Ouest et Centrale financent ou cofinancent de plus en en plus de séries réalisées sur place avec des acteurs africains. Celles-ci sont largement diffusées sur le continent, mais aussi au-delà, grâce à des chaines de télévision telles que TV5, RFO ou Canal+ et grâce à Internet.

Le Nigéria est aujourd’hui le troisième centre mondial de production cinématographique après Hollywood et Bollywood en Inde.

Par exemple, Netflix produit des séries tv en Afrique (du Sud, notamment) et les diffuse largement sur sa plateforme de vidéos à la demande. Il affirme avoir investi 160 millions d’euros dans la production cinématographique en Afrique depuis 2016 (source Jeune Afrique – 12 avril 2023).

Le sport et son rôle médiatique

Il y a maintenant très longtemps que les sportifs africains ou d’origine africaine se font remarquer dans les compétitions internationales, les équipes de football de tous les pays, et dans bien d’autres disciplines.

Cela a eu un double effet : donner une image valorisante des Africains aux  autres continents, et diminuer les complexes ou les agacements des Africains qui se sentent défavorisés sur le plan économique et militaire.

Il est probable que ce poids de l’Afrique dans le sport va augmenter, d’une part pour des raisons démographiques (en 2050, un jeune sur trois sera africain) ; et d’autre part, parce qu’il est maintenant reconnu comme un moyen de développement, notamment par les Nations unies.

Le financement des sports nationaux va donc augmenter, et avec lui le nombre des sportifs de haut niveau.

On sait combien les rencontres sportives sont médiatisées et les sportifs mis en valeur par les médias. La présence africaine se diffuse donc par les images et retransmissions sportives des athlètes africains.

Par ailleurs, si l’Afrique demeure extrêmement en retard sur le plan économique, et que les guerres civiles bloquent le développement d’une grande partie de ces pays, il y a aussi des bonnes nouvelles, en particulier dans le domaine numérique.

 

Le tournant du numérique et les perspectives de développement

Le téléphone portable

Il a fait faire un grand bond en Afrique, subsaharienne surtout.

En effet, beaucoup de services de base (médecins, banques, clients pour la production locale) n’étant pas présents sur place, cet outil s’est révélé beaucoup plus nécessaire que dans les pays du Nord, d’où sa diffusion rapide, malgré les grandes imperfections des réseaux.

Ensuite, un foisonnement d’applications est apparu, par exemple en matière de paiement à distance.

Plus tard encore, les startups d’usage du numérique se sont multipliées. L’Afrique a donc sauté plusieurs étapes du développement, comme c’est le cas en général dans les rattrapages, et notamment en Chine.

C’est le Kenya qui a d’abord été en pointe, mais le mouvement s’est généralisé, notamment au Sénégal et en Côte d’Ivoire.

L’Afrique, future place technologique majeure ?

Dans son rapport annuel sur le développement économique de l’Afrique, la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) estime dans son rapport 2023 que le continent a une opportunité historique de s’inviter dans les chaînes d’approvisionnement technologiques mondiales, qu’il s’agisse de l’automobile, de la téléphonie, du photovoltaïque…

Elle recommande par ailleurs d’attirer des investisseurs étrangers pour mettre en place les infrastructures nécessaires à la transformation des matières premières brutes issues des sous-sols.

Cela suppose bien sûr des progrès en matière de sécurité.

Des atouts à ne pas gaspiller

Le sous-sol africain est très riche, ce qui a attiré jusqu’à présent les prédateurs russes, chinois… et africains. Il est encore aujourd’hui la cause de guerres civiles.

L’Afrique recèle en effet une petite moitié des réserves mondiales de cobalt et de manganèse, notamment nécessaires à la fabrication de batteries. Elle est également riche en argent, titane, nickel, lithium, graphite… Et en pétrole et gaz qu’elle entend développer, malgré le changement climatique.

Sur ce dernier point, on peut résumer les réactions africaines par : « Vous, gens du Nord, vous avez bourré l’atmosphère de CO2, et vous voulez qu’on cesse d’exploiter le pétrole sous nos pieds, alors que nous manquons d’argent et d’électricité ? Laissez-nous nous développer, et on verra après ».

Par ailleurs, si la démographie est actuellement une lourde charge, elle devrait théoriquement être un atout par le grand marché qui va s’offrir aux investisseurs étrangers.

Dans leur époque de croissance rapide, le Japon, la Corée ou la Chine ont largement profité de leur boom démographique d’alors. Mais les industriels, africains ou non, s’interrogent sur leur sécurité et les risques de détournements.

 

L’insécurité et la montée des dictatures

Nous retombons sans cesse sur le plus grand des obstacles au développement de l’Afrique : l’insécurité physique (guerres civiles, banditisme, enlèvements…), et juridique (un étranger sera-t-il jugé équitablement, pourra-t-il poursuivre un mauvais payeur proche du gouvernement ?)

Cette insécurité pèse d’abord sur la population locale, et l’exaspération qui en découle mène au pouvoir des dictateurs, dont le règne est souvent plus catastrophique que les gouvernements civils qu’ils remplacent. On vient de le voir au Niger, qui était auparavant une démocratie relativement efficace.

L’africanisation du monde est comprise comme une menace pour la sécurité, tant sur place que partout dans le monde du fait des diasporas. C’est un problème réel et important qui nuit à l’image de l’Afrique.

Il faut cependant rappeler que ce n’est pas un phénomène spécifiquement africain, mais mondial. Dans le monde entier, la violence et le non-respect des règles gagnent du terrain.

Par exemple, en Europe c’est l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Un autre exemple est le pourrissement du Mexique par des gangs, ou encore le poids de plus en plus important dans les pays occidentaux de mafias non africaines.

 

Conclusion

L’africanisation du monde est un fait.

Inutile de le craindre ou de s’en féliciter. Il faut l’analyser et en tirer des conséquences géopolitiques.

C’est apparemment ce qu’essaie de faire la Chine, en étendant l’association des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) à de nouveaux membres, notamment africains. Pour l’instant, elle se borne à jouer au G7 en paradant sur une photo officielle.

Je suis un peu sceptique sur son efficacité opérationnelle en voyant la grande hétérogénéité de ce groupe en matière de développement et de comportement géopolitique. Et surtout en voyant les rivalités qui le divisent, dont celle entre la Chine et l’Inde. Certains l’ont même qualifié de machine à laver pour (la réputation des) dictateurs.

Un mouvement totalement différent me semble avoir davantage d’avenir : les mouvements de femmes africaines qui pourraient à long terme faire évoluer l’autorité patriarcale, conservatrice et machiste qui plombe tellement l’Afrique et de nombreux autres pays.

 

Article publié initialement le 31 août 2023

[Passages médias] Géopolitique des BRICS et du monde

Ces derniers jours, l’actualité internationale a été largement dominée par le Sommet des BRICS. Pour donner des clés d’explications, Alexandre Massaux, secrétaire de rédaction à Contrepoints est passé à deux reprises sur Radio-Canada cette semaine.

Radio-Canada, qui appartient à la Société Radio-Canada (en anglais : Canadian Broadcasting Corporation, CBC) est l’un des principaux médias audiovisuels canadiens avec une bonne visibilité et renommée au Canada.

Vous pouvez écouter les passages ici (Réunion du sommet annuel des BRICS, 23 août 2023), et ici (retour sur la clôture du sommet des BRICS).

 

Vous trouverez des réponses aux questions suivantes :

  • Les BRICS forment-ils un bloc uni ?
  • Quelles sont leurs motivations ?
  • Quelles perspectives au niveau financier et économique du renforcement des BRICS ?
  • L’absence physique du président russe Vladimir Poutine au sommet, quelle symbolique ?
  • Quelles sont les rivalités internes ?
  • Sont-ils des adversaires de l’Occident ?
  • En quoi l’Inde est-elle un membre de plus en plus important, et pourquoi l’Occident doit-il entretenir de bonnes relations avec elle ?
  • En quoi l’adhésion des 6 nouveaux membres influe-t-elle sur la géopolitique économique mondiale ?
  • Pourquoi l’adhésion de l’Iran, de l’Arabie Saoudite, des Émirats arabes unis et de l’Égypte est-elle importante d’un point de vue énergétique et commercial ?
  • Pourquoi les deux rivaux que sont l’Iran et l’Arabie saoudite rejoignent-ils en même temps le même groupe ? Avec quel rôle pour la Chine ?

 

Ces sujets sont traités en évitant une vision manichéenne. En effet, en relations internationales, les États n’ont pas d’amis et d’ennemis, ils n’ont que des intérêts. Face à la complexité de ces changements sur la scène internationale, la modération en termes d’analyse reste de mise.

Vous pouvez retrouver les analyses d’Alexandre Massaux sur Contrepoints, mais aussi dans les revues spécialisées de relations internationales comme Conflits ou Diplomatie : le nouveau numéro des Grands Dossiers de Diplomatie (n° 75) contient d’ailleurs son analyse des relations actuelles entre la France et les États-Unis.

Le voisinage oriental de l’UE est-il prêt pour l’élargissement ?

La guerre en Ukraine a ravivé l’intérêt pour le voisinage de l’Union européenne, car il semble même que l’on envisage sérieusement de permettre à l’Ukraine d’entrer dans l’Union européenne. Auparavant, il s’agissait d’une pure fiction.

Dans un long article sur les chances d’adhésion de l’Ukraine, le Financial Times rapporte :

« Fin juin, au cours d’un petit-déjeuner à l’hôtel Amigo cinq étoiles de Bruxelles, les dirigeants les plus puissants de l’Union européenne ont entamé des discussions sérieuses sur la manière de faire entrer l’Ukraine dans le club ».

Il s’agissait des chefs de gouvernement des dix plus grands États de l’Union européenne en termes de population, dont la France, l’Allemagne, la Pologne et la Roumanie.

Selon le journal, « la réunion a mis en évidence une chose : elle a confirmé qu’une idée qui aurait pu sembler absurde il y a encore 18 mois est désormais prise au sérieux ».

Évidemment, « de nombreux fonctionnaires et diplomates des États membres s’interrogent en privé sur la possibilité que cela se produise réellement ». Outre la guerre en cours, il y a le fait que l’Ukraine serait le cinquième plus grand membre de l’Union européenne, et de loin le plus pauvre, sans parler de la corruption endémique.

Le journal explique que l’on pourrait régler ce problème en supprimant les droits de veto, mais il est évident que cela ne tient pas compte des réalités diplomatiques et politiques. Ce n’est pas comme si les payeurs nets de l’Union européenne se laissaient volontiers mettre en minorité par les bénéficiaires nets.

En outre, la mise en minorité des démocraties européennes sur des questions sensibles, telles que l’immigration, a déjà alimenté de profondes tensions. Il est tout à fait étrange que les partisans d’une fédéralisation toujours plus poussée de l’Union européenne ne semblent pas comprendre que cela sape le projet même qu’ils veulent renforcer.

 

Les Balkans occidentaux

Outre l’Ukraine, il y a les « six Balkans » : Serbie, Monténégro, Macédoine du Nord, Bosnie-Herzégovine, Albanie et Kosovo.

Les questions en jeu avec l’Ukraine paraissent beaucoup plus réalisables ici. Malheureusement, les pays concernés, dont certains ont obtenu le statut officiel de candidat à l’Union européenne, n’ont pas fait beaucoup de progrès en ce qui concerne le respect des critères d’adhésion à l’Union.

La Serbie est bien sûr le pays le plus en vue des six. Il y a deux mois, des manifestations de grande ampleur ont eu lieu contre son gouvernement, déclenchées par deux fusillades de masse au début du mois de mai. Les manifestants ont accusé le gouvernement d’alimenter une culture de la violence, ainsi qu’une atmosphère de désespoir et de division.

Les manifestants ont accordé une attention particulière aux médias serbes, qu’ils considèrent comme étant contrôlés par le gouvernement. Ils ont donc exigé la démission de tous les membres de l’agence de régulation des médias audiovisuels, qu’ils considèrent comme complices de la promotion de la violence, y compris à l’encontre des dissidents politiques.

Dans son évaluation de la Serbie, Reporters sans frontières (RSF) note que « les journalistes font régulièrement l’objet d’attaques politiques instiguées par des membres de l’élite dirigeante et amplifiées par certaines chaînes de télévision nationales ».

RSF précise :

« Alors que la Serbie dispose d’une des législations les plus avancées en matière de médias, avec une Constitution qui garantit la liberté d’expression, les journalistes travaillent souvent dans un environnement restrictif, y compris une censure auto-imposée. Les réglementations prescrivant la manière dont les procureurs et la police doivent réagir lorsque des journalistes sont attaqués ont donné des résultats positifs dans certains cas. Toutefois, le pouvoir judiciaire, qui traite de nombreuses questions liées aux médias, y compris les poursuites stratégiques contre la participation publique (SLAPP), doit encore prouver son indépendance et son efficacité dans la protection de la liberté de la presse ».

À cela s’ajoutent les tensions entre le Kosovo et la Serbie, qui se sont ravivées récemment à la suite d’élections municipales qui, selon le Kosovo, se sont déroulées conformément à la lettre de la loi, mais ont été boycottées par une grande partie de la minorité serbe vivant dans le nord du Kosovo. En conséquence, le taux de participation n’a été que de moins de 4 %. L’approche adoptée par le Kosovo pour installer les maires nouvellement élus a été vivement critiquée par l’Union européenne, qui a même imposé des sanctions au Kosovo.

Cela montre à quel point la région reste instable. L’expert des Balkans Gerald Knaus prévient même : « aujourd’hui, la Serbie et le Kosovo sont au bord de la catastrophe ».

Et nous n’avons même pas mentionné la situation en Bosnie, où de hauts responsables serbes bosniaques ont récemment été soumis à des sanctions américaines pour avoir sapé l’accord de paix de 1995. Heureusement, l’Albanie, la Macédoine du Nord et le Monténégro semblent être sur une voie beaucoup plus durable.

 

La Moldavie

Enfin, il y a la Moldavie, coincée entre la Roumanie et l’Ukraine, dont une partie du territoire est occupée par la Russie.

Malgré les nombreux défis auxquels le pays est confronté avant de pouvoir rejoindre l’Union européenne, il s’est vu accorder le statut de candidat à l’Union européenne en juin 2022.

Selon Victor Chirila, ambassadeur de Moldavie en Roumanie, la réforme de la justice sera l’un des chapitres les plus difficiles des négociations d’adhésion avec l’Union européenne, étant donné la forte résistance au sein du système.

Ici aussi, la situation des médias est très préoccupante. Une fois de plus, Reporters sans frontières a averti que « les principaux médias, tels que TV6, NTV Moldova et Prime TV, sont entre les mains des dirigeants politiques », soulignant en outre que les licences de six chaînes de télévision considérées comme pro-russes ont été suspendues depuis décembre 2022.

En réponse, la campagne « Stop Media Ban » a été lancée, et certains des journalistes victimes de l’interdiction se sont même rendus de Moldavie au Parlement européen pour protester et demander que leur cause soit prise en compte.

L’initiateur de la campagne, Alexei Lungu, détaille la situation problématique des médias dans le pays dans une lettre adressée aux députés européens :

« Stop Media Ban est une association de journalistes et de membres des médias créée à la suite de l’interdiction générale des médias sur six chaînes de télévision en Moldavie. Le 16 décembre 2022, la Commission pour les situations exceptionnelles a rappelé nos licences de diffusion en continu, accusant nos chaînes de diffuser de la propagande russe et de ne pas présenter « suffisamment » la guerre en Ukraine.

En réalité, nos chaînes ont été interdites parce que nous nous exprimons lorsque notre gouvernement est dans l’erreur. Nous ne restons pas silencieux lorsque l’opposition prend des mesures pour améliorer la vie de la communauté. Comme l’exige le code de la profession de journaliste, nous présentons toujours toutes les facettes de l’histoire, mais il arrive que nos dirigeants élus refusent de parler à la presse qu’ils considèrent comme « d’opposition ».

Fondamentalement, selon le groupe, le problème est que « alors que notre gouvernement revendique l’engagement de la Moldavie envers les valeurs européennes et l’avenir de l’Europe, il ne respecte pas les valeurs fondamentales de la liberté de la presse et de l’Etat de droit dans le pays. […] En février 2023, un sondage auprès de la population moldave, Baromètre sociopolitique, a montré que 68 % des personnes interrogées pensent que la décision de la Commission pour les situations exceptionnelles de suspendre les licences des six stations de télévision est un abus de la part du pouvoir actuel. »

Le contexte général est celui d’une lutte de pouvoir permanente dans le pays entre les forces russes et occidentales, dont les médias libres sont l’une des victimes. La présidente du pays, Maia Sandu, soutient l’adhésion à l’Union européenne, mais le mois dernier, la politicienne pro-russe Evghenia Guțul a réussi à devenir la nouvelle gouverneure ou « başkan » de la région moldave autonome de Gagaouzie, ce qui indique que rien n’est donné.

En février, la présidente Sandu a déclaré que l’Ukraine lui avait remis un document décrivant les « plans russes visant à déstabiliser et à renverser le pays », prétendument en créant un mécontentement par le biais de campagnes de désinformation et en déclenchant une crise nationale par une série d’attaques terroristes. Même s’il est vrai, ce document pourrait bien être utilisé pour restreindre davantage la liberté de la presse dans un pays où la situation des médias est déjà problématique.

Tout cela montre qu’en dépit du scepticisme de nombreux électeurs européens, le voisinage oriental de l’Union européenne a encore beaucoup de progrès à faire avant qu’un nouvel élargissement n’ait une chance de se produire.

Loup Viallet : l’auteur qui repense les rapports entre la France et l’Afrique 

« Alimenter la paranoïa, c’est faire le lit d’une guerre civile ».

Loup Viallet aime les formules percutantes. Ce jour-là, au micro de Jean-Jacques Bourdin, il accusait l’avocat français Juan Branco d’être un « receleur de fake news qui n’aura jamais à endurer les conséquences des discours de ses clients », les leaders panafricanistes Kemi Séba et Ousmane Sonko. Cette parole détonne dans un environnement médiatique français souvent tenté par un soutien par défaut aux opposants politiques africains.

Or, ces dernières années, Loup Viallet a construit une parole singulière, aussi incisive dans ses  interventions médiatiques que rigoureuse dans ses écrits : celle d’un analyste engagé dans les débats  contemporains entre la France et l’Afrique.

Sa trajectoire est plutôt insolite.

Au cours de la décennie passée, Loup Viallet a conseillé des personnalités politiques de tous bords.  Tenté dans un premier temps par des courants proches du souverainisme (il a conseillé aussi bien des  personnalités de gauche comme Georges Sarre, ancien ministre de François Mitterrand, que de droite  nationale, comme Marine Le Pen), Loup Viallet a « appris à se défier des idéologies trop radicales et  des analyses aussi séduisantes que simplistes ».

Il entend défendre ses idées au-delà des clivages partisans. Décrypter la stratégie de déstabilisation conduite par la Russie en Afrique ou dénoncer les activités de Wagner relèverait d’un « intérêt régalien » partagé par des courants très variés de l’échiquier politique. En outre, pour ce dernier, « nombre de personnalités et de partis politiques français témoignent d’une conception obsolète des relations avec l’Afrique. Négliger l’influence grandissante de ces dernières peut nuire à l’applicabilité de leurs propositions dans tout une série de domaines : sécurité, défense, immigration, diplomatie, économie, transition énergétique… ».

 

Comprendre les interdépendances euro-africaines

En constatant au cours de ses expériences politiques une profonde méconnaissance du champ des  possibles avec l’Afrique, Loup Viallet a orienté son attention et ses recherches sur des problématiques  africaines entraînant des conséquences en France et sur le continent européen. Cette volonté de  comprendre les réalités africaines l’a conduit à voyager et à intervenir en Afrique de l’Ouest comme  conférencier dans des écoles de commerce et de sciences politiques.

Pour mieux prendre conscience du quotidien des grandes villes, il a pris ses marques à Abobo et à  Mènontin, quartiers populaires d’Abidjan et de Cotonou. Dans les rues sans nom et sans numéro où  habite « le tiers état du tiers monde », Loup Viallet s’est immergé parmi des populations vivant au jour  le jour de petits métiers : apprentis-chauffeurs, vulcanisateurs, vendeurs de sachets d’eau potable et de mouchoirs à l’unité, brouteurs, petits trafiquants d’essence, portiers, mais aussi vendeurs de forfaits  téléphoniques, tailleurs, tenanciers de maquis… Il décrit des existences « en prise à une adversité  permanente », où un micro-événement (une pluie un peu forte, une coupure d’électricité) peut  provoquer des drames collectifs. L’analyste retire de cette approche concrète une plus grande lucidité  sur des objets d’études « qui ne sauraient être réduits à des abstractions théoriques ».

Dans ses écrits, Loup Viallet cherche à décrypter la nouvelle géopolitique africaine avec rigueur et  précision.

« Revenir aux faits, aux informations sourcées et aux analyses précises pour éviter à tout prixde tomber dans les écueils des discours idéologiques et dogmatiques ».

Cela passe par la critique de concepts usés comme ceux de Françafrique ou de pré carré français.

« Ces concepts dépassés empêchent de penser l’actualité des relations franco-africaines telle quelle est. Leur remise en cause s’avère d’autant plus nécessaire dans un moment où les difficultés partagées s’intensifient en même temps que les sources de tensions ».

 

Approche rigoureuse de la gouvernance monétaire ouest-africaine

Issu avant tout d’une filière littéraire, cet ancien khâgneux multi-diplômé s’est formé par lui-même aux questions financières et monétaires.

Son éclectisme lui a permis d’aborder des sujets tels que le franc CFA ou l’extraversion des économies d’Afrique subsaharienne par un biais transversal, touchant aussi bien aux enjeux économiques que politiques ou sociaux. Cet économiste a ainsi pu développer un regard original et transdisciplinaire sur des champs souvent accaparés par des groupes d’experts peu soucieux d’ouvrir leurs disciplines à d’autres publics et à d’autres domaines que les leurs.

Son approche audacieuse n’a pour autant pas desservi la crédibilité de son propos ; son ouvrage sur le franc CFA est d’ailleurs présent dans de nombreuses bibliothèques universitaires à travers le monde.

Dans La fin du franc CFA, il adopte une position à rebours de la plupart des commentateurs panafricains, ou dans les rangs de la gauche française, qui critiquent le franc CFA comme une monnaie coloniale qui grève la croissance de l’Afrique. Il démontre à ce titre que les solutions alternatives mises en avant manquent de sérieux, ou sont inapplicables.

Au contraire, il avance que la parité fixe du franc CFA avec l’euro (précédemment le franc), et sa garantie par la France (et l’Europe), le tout adossée à une gouvernance de haut niveau, sont la garantie de la stabilité de la monnaie, même en cas de crise politique.

Loup Viallet affirme donc que le franc CFA est un avantage comparatif crucial pour les pays  composant l’Union économique et monétaire Ouest-africaine (UEMOA) et la Communauté  économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC) : une clef pour le bon développement de  l’Afrique. A contrario, la dissolution de la zone franc aurait comme conséquence probable la fin d’un des derniers secteurs de stabilité de la région, avec des conséquences funestes pour les continents  africain et européen.

Conscient qu’une doctrine doit se propager et qu’un renouvellement du regard sur les relations franco-africaines est inévitable, Loup Viallet décide donc, à 32 ans, de franchir une nouvelle étape en lançant son propre média.

Via une approche organique située au plus près du terrain, « Les Deux Continents » aura à cœur de décrire les enjeux économiques, politiques et sociaux qui se posent aux deux rives de la Méditerranée. Dés lors, le décryptage des interdépendances favorisera du même coup la compréhension entre deux continents au bord de la rupture.

Macron à Nouméa : quelle place pour la France dans le Pacifique ?

L’entretien du président Macron à TFI le 24 juillet 2023, à l’occasion de son déplacement en Nouvelle Calédonie, est l’occasion de jeter un coup d’œil libéral sur la géopolitique du Pacifique.

 

Macron parle ouvertement de la « projection de la France » dans le Pacifique. Or, d’habitude, les dirigeants politiques ne le font pas en ces termes et à juste raison : ils savent que ce n’est pas démocratique, que les intérêts géopolitiques d’un État sont différents des intérêts des citoyens.

Pour ne pas nuire au libre marché, le rôle d’un État devrait être de « laisser faire, laisser passer », c’est-à-dire de permettre la liberté du commerce national et international aux entreprises et aux individus, dans un environnement de droit. Parler de projection de pouvoir de l’État, comme le fait Macron, ne fait rien pour faciliter le commerce des îles françaises du Pacifique, ce qui aurait été le rôle d’un État au moins théoriquement au service de la société.

Pour le gouvernement français, il ne s’agit pas du tout de commerce mais de géopolitique, de contrer l’influence de la Chine, car celle-ci est maintenant considérée officiellement comme un rival stratégique par l’Union européenne, qui s’aligne ainsi avec Washington. Ce n’est évidemment pas un hasard si la visite de Macron en Nouvelle Calédonie a eu lieu en même temps que la tournée du Pacifique du secrétaire d’État américain Anthony Blinken. Il est alors difficile pour Macron de prétendre que la France « mène des opérations de souveraineté » dans le Pacifique.

Macron dit que la zone indopacifique est « un espace soumis à toutes les tensions » et alerte sur les « nouveaux impérialismes », sans explications ultérieures. Ce manque de clarté en s’adressant à ses élus reflète à nouveau le fait que pour les dirigeants politiques, les affaires internationales ne concernent pas le peuple.

Il faut supposer que ces « impérialismes » proviennent de la Chine et de la Russie. Mais est-ce sage, pour la bonne entente entre les pays, d’évoquer des actions « impérialistes », et publiquement qui plus est ? Ce mot est fort, plein de résonances historiques, surtout pour les Chinois. Non seulement son utilisation est une accusation à peine voilée à l’encontre de ces deux pays, mais il n’a pas un grand fond de vérité.

En quoi la Russie et la Chine sont-elles « impérialistes » dans le Pacifique ?

Il faut au contraire rappeler que ce sont les États-Unis qui contrôlent une grande partie du Pacifique, y possédant de nombreux territoires, et que beaucoup d’îles juridiquement indépendantes de cet océan ne le sont pas de facto. Les États-Unis se sont longtemps considérés les maîtres du Pacifique, depuis leur prise de contrôle du royaume indépendant de Hawaï en 1893, et surtout après la victoire sur les Japonais en 1945.

Un objectif important aujourd’hui des États-Unis est de tenter de maintenir leur primauté sur cette région indopacifique.

En effet, avec les possessions françaises de leur allié, le Pacifique est une zone contrôlée géopolitiquement par les États-Unis, et quelque atteinte réelle ou perçue à ce contrôle provoque des réactions très exagérées à Washington.

Par exemple, après l’accord de sécurité signé en 2022 entre les Îles Solomon et la Chine, la Maison Blanche a déclaré « qu’il y avait des implications potentielles de l’accord sur la sécurité régionale, y compris pour les États-Unis et leurs alliés et partenaires […] Si des mesures sont prises pour établir une présence militaire permanente de facto, des capacités de projection de puissance ou une installation militaire […] les États-Unis auraient alors des préoccupations importantes et réagiraient en conséquence. ».

Pour mettre les choses en perspective, il faut noter que les îles Solomon sont un pays indépendant à presque 10 000 km de la côte Ouest des États-Unis… De plus, le président Biden n’avait-il pas dit que « les nations ont droit à la souveraineté et à l’intégrité territoriale. Ils ont la liberté de tracer leur propre chemin et de choisir avec qui ils s’associeront. » ?

Mais qui connaît la politique étrangère américaine, sait que cela n’a aucun ancrage dans la réalité.

L’État fédéral des USA est traditionnellement incapable et peu intéressé à permettre des investissements américains dans les infrastructures de ces États pacifiques. Il investit plutôt des millions de dollars par an par le biais d’organisations telles que le National Endowment for Democracy (NED) pour manipuler sa politique interne, son espace médiatique et même son système éducatif. C’est exactement ce qui s’est passé en Ukraine par exemple, et dans bien d’autres pays, avec le plus souvent des résultats désastreux.

En revanche, la Chine offre des opportunités économiques et de développement évidentes pour ces petits pays pacifiques qui pourraient donc facilement la choisir comme partenaire commercial principal, si les Occidentaux, dont la France, étaient simplement fidèles à leurs propres déclarations de non-ingérence. De plus, dans l’esprit de la politique officielle de multipolarité adoptée très publiquement par la Chine, les gouvernements de ces petits pays n’ont pas besoin d’un alignement politique ou idéologique avec Pékin, les accords économiques suffisent. C’est par exemple la même logique pour les nombreux pays impliqués dans le projet chinois de « Nouvelle Route de la Soie » et dans des projets d’investissement chinois en Afrique.

De la même manière, les îles françaises du Pacifique pourraient donc certainement aussi bénéficier de relations économiques plus proches avec la Chine. Il n’y a aucune raison que l’influence commerciale chinoise ne soit pas permise (sic) d’augmenter en Nouvelle Calédonie et en Polynésie française, pour le bien de la société locale.

D’un point de vue libéral, Macron ferait donc mieux de soutenir une indépendance accrue de la France envers les États-Unis, et de se préoccuper davantage du bien-être de la société française, aussi bien en métropole que dans le Pacifique. Ce n’est pas dans l’intérêt de la France d’avoir un chef d’État qui joue à l’apprenti géopoliticien contre la Chine, tout en se cachant derrière les jupons des États-Unis. Le commerce français ne doit pas être artificiellement entravé, et doit avoir le droit de se développer avec la Chine si elle le souhaite – bien sûr, tout en veillant au droit et à la sécurité.

Il en va de la souveraineté et du succès économique futur de la France dans tous ses territoires.

 

La relance des relations France-Inde : le retour de l’histoire

Le Premier ministre indien a été invité en grande pompe à la cérémonie du 14 juillet, réveillant un intérêt pour ce grand pays qui a toujours intrigué une partie des Français, et fondant un « partenariat » ambitieux.

 

Le passé lointain

Les Indes fascinent les Occidentaux depuis la plus haute Antiquité.

Même Alexandre le Grand s’y est risqué. Un symbole de l’importance culturelle de l’Inde est à mon avis l’invention du chiffre zéro pendant le Moyen Âge européen, qui ringardisera les chiffres romains et permettra les calculs qui sont à la base des connaissances scientifiques d’aujourd’hui. Ceux qui ont essayé de faire une division en utilisant des nombres romains me comprendront.

L’arrivée des Européens

Puis l’Empire Ottoman a coupé les routes terrestres jusqu’à ce que les progrès de la navigation permettent aux Portugais d’y arriver au XVIe siècle en faisant le tour de l’Afrique.

La faiblesse militaire indienne par rapport aux armées occidentales n’a fait que s’accentuer par la suite, et le XVIIIe siècle y voit la rivalité entre Français et Anglais pour le contrôle de cet immense pays.

C’est l’aventure de la Compagnie française des Indes orientales, pâle copie de son homologue britannique, puis la tentative de protectorat du sous-continent par Dupleix entre 1742 et 1750, qui tenta de rallier sous la bannière française les mahradjahs face aux Anglais.

La défaite française

En 1763, la « Guerre de 7 ans » perdue par Louis XV nous coûte les plus grandes de nos colonies, dont l’Inde et la plus grande partie de l’Amérique du Nord, à la demande des Anglais. Aux demandes de secours d’Outre-mer, Versailles répond par la bouche de Nicolas-René Berryer, ministre de la Marine : « quand il y a le feu à la maison, on ne s’occupe pas des écuries ».

Finalement, il n’est resté à la France en Inde que les cinq comptoirs que chantait Guy Béart, les fameux et très fantasmés par les poètes, Pondichéry, avec le palais de Dupleix et le lycée français, ainsi que Karikal, Yanaon, Mahé et Chandernagor.

Nous avons rendu à l’Inde ces implantations minuscules lorsqu’elle est devenue indépendante en 1947, mais une poignée de fidèles y fêtent toujours le 14 juillet, apprennent le français et s’installent en France.

 

L’Inde nous a toujours culturellement fascinés

Beaucoup d’Occidentaux ont toujours eu confusément l’idée que l’Inde et l’Europe étaient des civilisations cousines.

Le centre et le nord de l’Inde d’une part, l’Iran et l’Europe d’autre part, se partagent (avec quelques autres) les langues indo-européennes, et les spécialistes trouvent mille autres éléments civilisationnels communs.

Reprenant une idée répandue, Voltaire y voit une source de notre culture, et notamment des connaissances scientifiques transmises par les Grecs, puis les Arabes : « tout nous vient des bords du Gange, astronomie, astrologie, métempsycose » (Lettre de Voltaire à Jean-Sylvain Bailly du 15 décembre 1775).

La curiosité continue au XIXe siècle avec le développement des études indiennes dans l’enseignement supérieur, notamment du sanskrit, qui est un peu l’équivalent du latin pour les Indiens, en tant que langue d’origine et support de la religion.

Une partie des Français est restée admirative de certains aspects de la religion hindoue, de sa réputation de sagesse, de sa maîtrise du corps. J’ai un proche qui a ainsi appris à contrôler les mouvements de son cœur et de son estomac, un autre qui s’est plongé dans les textes en sanskrit toute sa vie.

Mais une autre partie des Français est restée sceptique, relevant notamment la saleté et le manque d’hygiène du pays (confirmée par mon expérience personnelle et de nombreux journalistes) ainsi que les ravages des castes en Inde et autres interdits religieux : on peut ainsi noter l’action de la Fondation Bill Gates contre l’un de ces interdits, avec le lancement d’une action sur la nécessité hygiénique des toilettes, action qui a été enfin promue par les autorités indiennes.

 

La première démocratie du monde ?

Un autre facteur de proximité avec la France et l’Occident est le fait que l’Inde soit réputée être la première démocratie du monde.

Ainsi, dans ses pires périodes de pauvreté, l’Inde a connu des disettes, mais pas de famine. En effet, l’information est toujours restée possible et les secours ont pu être envoyés, contrairement à la Chine où l’opacité du régime a généré des dizaines de millions de morts de faim : « Pas de journalistes, pas de famine » disait Mao.

Est-ce toujours vrai ?

Il y a actuellement de nombreuses atteintes aux droits humains et à la liberté d’expression, qui visent les musulmans et les chrétiens, mais aussi les partis d’opposition, dont Rahul Gandhi, chef du plus important, le parti laïque du Congrès, alors que le parti au pouvoir est expressément national–hindou.

Toutefois, la comparaison avec la Chine et d’autres régimes autoritaires reste massivement à l’avantage de l’Inde.

 

L’économie indienne

Longtemps sous-estimée par l’élite économique et géopolitique mondiale, l’Inde lui parait aujourd’hui incontournable.

Avec un taux de croissance d’environ 7 % d’après la Banque Mondiale, et des prévisions autour de 6,5%, elle peut grignoter son retard sur la Chine. Cette dernière est encore cinq à six fois plus importante qu’elle, mais la croissance chinoise devrait descendre à 5 %, voire beaucoup moins à mon avis.

L’Inde est maintenant le pays le plus peuplé du monde, avec 1,4 milliard d’habitants, soit un sixième de l’humanité, et est plus jeune qu’une Chine maintenant vieillissante.

L’Inde n’a pas pour autant une démographie galopante, puisque le taux de fécondité est tombé à deux enfants par femme, et elle était déjà depuis longtemps largement en dessous dans les parties les plus développées au sud du pays.

Il est souvent exposé que l’Inde pourrait prendre un raccourci lui permettant de se développer plus rapidement du fait de son appétence pour le numérique.

On cite alors Bengalore, un des centres mondiaux des nouvelles technologies. Guy Sorman, dans son ouvrage très documenté Le génie de l’Inde (Fayard 2000), en donne une explication simple que je résume par « ce n’est pas parce que les Indiens auraient ethniquement des dispositions à l’informatique que s’explique leur succès, mais simplement parce que la caste des brahmanes, dont les informaticiens sont souvent issus, a une bonne formation en mathématiques. Comme ils sont très nombreux, la sélection professionnelle a fait le reste. ».

Remarquons que cette appétence est plus que jamais valable aujourd’hui, et pas seulement à Bengalore, mais aussi dans la Silicon Valley américaine.

Sur le plan de la lutte contre le réchauffement climatique, la situation est ambivalente : l’Inde a très fortement développé ses énergies renouvelables (100 gigawatts de solaire, éolien et biomasse, et 50 d’hydraulique en 2022), tout en étant de plus en plus polluante, notamment du fait de la multiplication de ses centrales électriques au charbon.

 

L’Inde dans la géopolitique mondiale

L’Inde n’est pas ressentie comme une rivale de l’Occident, et balance entre une fière indépendance, et une parenté intellectuelle, doublée de la nécessité stratégique de faire contrepoids à la Chine. Cette dernière maintient la pression pour récupérer les territoires himalayens indiens de peuplement tibétain, et en a déjà récupéré une partie par la force en 1962. Il y a encore eu récemment des escarmouches.

Un éloignement progressif de Moscou

Rappelons que l’armée indienne se fournit en URSS, qui a poussé aux indépendances, pensant précipiter ainsi la chute de l’Occident. Aujourd’hui, la Russie est restée l’alliée (et donc le fournisseur d’armement) des pays naguère socialistes, comme l’Algérie et l’Inde, même s’ils sont devenus relativement libéraux à la fin du XXe siècle.

Mais voilà que la Russie a montré sa faiblesse face à la petite Ukraine, qui a révélé notamment le retard technique d’une partie de ses armements.

D’où l’effort actuel de diversification, illustré par l’achat à la France de 26 Rafales et trois sous-marins Scopène, proclamé le 14 juillet 2023. Et New Delhi et Paris pratiquent des exercices aéronavals communs dans l’océan Indien depuis plus de 23 ans.

Certes, New Delhi n’a jamais voulu condamner Moscou. L’Inde a même multiplié par dix ses importations de pétrole russe pour profiter des rabais importants que Moscou est obligé d’accorder. Elle semble même le revendre une fois raffiné à certains membres de l’UE. Mais ça n’implique pas pour autant une alliance avec la Russie.

D’autant que cette dernière est peut-être en train de devenir vassale de la Chine, et pourrait donc se retrouver en face de l’Inde.

 

Des relations Inde-France encore modestes

Après l’indépendance indienne en 1947, la France ne peut se rapprocher de la nouvelle république, du fait de son statut de puissance coloniale, notamment en Indochine.

D’abord l’armement

Il a fallu attendre l’attaque brutale de la Chine en 1962, et la perte de territoire qui en est résulté, pour voir l’Inde se chercher des alliés autres que Moscou, et se fournir en armes auprès de Paris, évolution confirmée lors du second conflit indo-pakistanais de 1965.

Dans ce contexte, Thalès, anciennement Thomson-CSF, célébrait ses 70 ans de présence en Inde en 2023. Et j’ai recueilli des témoignages d’une multinationale française décrivant à quel point les contacts quotidiens avec les Chinois étaient difficiles du fait de la différence culturelle, alors qu’il n’y a pas de problème particulier avec les Indiens.

Vers un partenariat plus étendu

Sur le plan économique, la France, septième puissance mondiale, n’est aujourd’hui que le onzième investisseur en Inde.

Pour progresser, Paris propose un partenariat à New Delhi qui devrait être développé et étendu aux domaines scientifique, culturel, économique et commercial, pour notamment diminuer notre déficit commercial avec l’Inde.

Les principales entreprises concernées aujourd’hui sont de grands groupes industriels français et indiens.

Pour ce qui est des échanges universitaires, nous partons d’assez bas. Mais, lors de la visite de Narendra Modi le 14 juillet, il a été décidé de faciliter l’obtention de visas aux étudiants indiens.

De même, la présence des Français en Inde est faible, dépassant à peine les 7000 individus, ce qui est très peu comparé à la Chine, où résident plus de 24 000 Français.

Toutefois, le français est la première langue étrangère étudiée en Inde, avec plus de 700 000 apprenants, et le réseau de l’Institut français, Alliances françaises comprises, est le plus important d’Asie.

Aux entreprises françaises d’en profiter !

Le poids de l’anglais

Le Français est bien la « première langue étrangère » en Inde, car ce n’est pas le cas de l’anglais, qui a été décrété langue commune dans l’administration. Cela à la demande des 60 % de la population ne parlant pas hindi, qui craignait que l’adoption dans l’administration de cette langue la plus parlée ne leur donne moins de chance dans les concours.

Aujourd’hui, l’Inde est massivement anglophone à partir d’un certain niveau social, en langue seconde, voire familiale dans les couches supérieures. Et de toute façon comme langue commune ou de travail, situation assez analogue à celle du français en Afrique subsaharienne francophone.

Cette anglophonie fait que les entreprises indiennes, et particulièrement celles qui traitent avec le monde anglophone développé (centres d’appels, sous-traitance administrative et comptable, médecine meilleur marché qu’au nord…) ne sont pas tournées vers la France.

Et les échanges intellectuels se font eux aussi d’abord avec le monde anglophone.

 

En conclusion

Le rééquilibrage indien se fait avec l’Occident en général. Vue de New Dehli, la France n’est qu’une partie de l’Occident, loin derrière les États-Unis, ou encore de l’Angleterre, pour des raisons historiques.

Tout cela limite les relations entre la France et l’Inde, mais laisse néanmoins une grande marge d’amélioration par rapport au « pas grand-chose » actuel. La carte à jouer avec une Inde fière de son indépendance et de son nouveau poids géopolitique est celle de la diversification militaire, bien commencée, mais aussi industrielle, et peut-être culturelle.

Il faudrait notamment réfléchir à une plus grande implication de la diaspora indienne en terre francophone : France, mais aussi île Maurice et La Réunion.

L’État est bien maladroit dans ce domaine, aux entreprises de jouer !

Sur le web

Un dialogue de sourds entre les grandes puissances en Asie-Pacifique ?

Par Paco Milhiet.

 

Événement incontournable du milieu stratégique et sécuritaire de la région Indo-Pacifique, la 20ᵉ édition du Shangri-La dialogue (SLD) s’est déroulée du 2 au 4 juin 2023 à l’hôtel éponyme de Singapour. Organisée par l’International Institute of Strategic Studies (IISS), un think tank britannique, cette conférence annuelle est devenue au fil des ans le forum de prédilection pour échanger sur les questions de défense et sécurité régionales.

Près de 600 membres de gouvernements, militaires et experts régionaux d’une cinquantaine de pays étaient réunis cette année dans la cité-État. Ils ont pu constater l’étendue des divergences sino-occidentales sur les problématiques de géopolitiques régionales, tant les délégations chinoises et américaines n’ont pas hésité à confronter leurs points de vue.

Les ramifications asiatiques du conflit en Ukraine et la place géopolitique des pays de l’Asie du Sud-Est étaient également à la carte des débats. Une délégation française était présente et y a fait des interventions remarquées en tant que puissance riveraine de l’Indo-Pacifique.

 

Un dialogue de sourds sino-américain

Dans un contexte de tensions sino-américaines exacerbées, marqué pour ce seul début d’année 2023 par des accusations d’espionnage réciproques, une intensification des manœuvres militaires chinoises autour de l’île de Taïwan et une rivalité économique croissante, les interactions entre les délégations chinoise et américaine étaient particulièrement attendues à Singapour.

Menées respectivement par le secrétaire à la Défense américain, Lloyd Austin, et le ministre de la Défense nationale chinois, le général Li Shangfu, (toujours visé par des sanctions américaines), les deux délégations ne se sont pas officiellement rencontrées.

Cela n’a pas empêché les passes d’armes lors des discours officiels. Côté américain, l’accent était mis sur la défense du statu quo à Taïwan, le respect du droit international et de la liberté de navigation en mer de Chine méridionale, ainsi que sur l’action positive de la diplomatie de Washington pour stabiliser l’environnement régional.

Pour la délégation chinoise, particulièrement active dans les séances de questions-réponses, des inquiétudes furent exprimées sur la multiplication des partenariats sécuritaires exclusifs de la Chine comme l’AUKUS, le QUAD, ainsi que sur une potentielle expansion de l’OTAN dans la région (une antenne de l’Alliance doit ouvrir à Tokyo en 2024).

Le ministre chinois a également rappelé que les États-Unis n’avaient pas ratifié la Convention de Montego Bay sur le droit de la mer, et surtout qu’ils n’étaient pas un acteur riverain de l’Asie du Sud-Est – en d’autres termes, qu’ils étaient non légitimes pour s’exprimer sur les questions de sécurité régionale.

Enfin, les actions des forces américaines en mer de Chine ont été qualifiées par le ministre chinois de « provocations dangereuses ». La veille, un navire chinois avait dangereusement barré la route à un destroyer américain dans le détroit de Formose.

Ambiance…

 

Le spectre de la guerre en Ukraine

Si la rivalité sino-américaine et les tensions en mer de Chine ont occupé une large portion des débats, le conflit en Ukraine et ses conséquences géopolitiques en Asie ont également été évoqués.

La Chine a récemment proposé un plan de paix en 12 points, sans succès. Cela n’a pas empêché l’Indonésie, principale puissance économique et démographique de l’Asean, de proposer son propre plan de paix par la voix du ministre de la Défense, le général Prabowo Subianto, lors de son intervention au SLD – un projet proposant de geler le conflit sur la ligne de front actuelle et ne condamnant pas explicitement l’agression russe, et qui fut immédiatement rejeté par le ministre de la Défense ukrainien Oleksiy Reznikov, également présent à Singapour : « Cela ressemble à un plan de paix russe, pas indonésien. »

De manière globale, beaucoup d’interlocuteurs ont exprimé leur inquiétude de voir le scénario ukrainien préfigurer un conflit de haute intensité en Asie – comprendre à Taïwan.

Citons le ministre singapourien de la Défense, Ng Eng Hen :

« Des conflits simultanés en Europe et en Asie seraient une catastrophe globale. […] Ce qui se passe en Ukraine, ne doit pas arriver en Asie ».

 

La centralité de l’Asean en question

Si les sujets de politiques internationales ont donc été abordés par le menu lors de ce forum, l’importance géopolitique de l’Association des nations d’Asie du Sud-Est (Asean), a été vainement promue, mais reste encore un suspens. L’Asean, qui compte aujourd’hui dix États membres, a été créé en 1967 avec comme objectif initial de favoriser l’intégration régionale et de promouvoir la paix et la stabilité. Mais l’organisation peine à peser sur le cours des relations régionales. Courtisés par Washington et Pékin, les pays d’Asie du Sud-Est évitent généralement de s’engager sur des sujets de politique internationale, de peur de froisser l’un des deux grands partenaires.

Déchirée par des conflits internes, l’Asean est souvent incapable d’y apporter des solutions durables pour ramener la stabilité. Dernier exemple en date : le Myanmar, en proie à une situation de guerre civile depuis un coup d’État mené par la junte militaire en février 2021.

Le SLD est également une plateforme d’expression pour les plus petits États insulaires de la région qui n’ont souvent pas voix au chapitre. Le ministre de l’Intérieur fidjien, Pio Tikoduadua, et le président du Timor-Leste, José Ramos Horta ont profité de l’occasion pour regretter de concert que les intérêts géopolitiques des grandes puissances éclipsent souvent des enjeux transnationaux et non conventionnels comme le réchauffement climatique, la préservation de la biodiversité et les situations d’extrême précarité sociale.

Ces problématiques concernent pourtant l’ensemble des acteurs régionaux, au premier chef les petits États insulaires, mais aussi certaines collectivités d’outre-mer sous souveraineté française.

 

Une présence française remarquée

Invitée régulière et interlocutrice attendue des Dialogues Shangri-La depuis 2002, la France est le dernier pays membre de l’Union européenne encore souverain de la région Indo-Pacifique.

Dans la lignée des interventions remarquées des ministres de la Défense Florence Parly (2018) et Sébastien Lecornu (2022), c’est l’amiral Vandier, chef d’état-major de la Marine, qui était invité à participer à un panel en présence notamment de l’amiral Aquilino, commandant en Chef du commandement indo-pacifique américain, l’INDOPACOM.

Occasion unique pour l’amiral français de rappeler les grands axes de la stratégie indo-pacifique française et de mettre en exergue les actions concrètes menées par la France et ces forces armées dans la région, comme l’opération Sagittaire menée en avril 2023, quand les forces aériennes et maritimes françaises ont évacué près de 900 personnes du Soudan, alors en proie à des conflits meurtriers.

 

De maigres résultats…

À l’heure où la rivalité sino-américaine structure et polarise l’ensemble des relations internationales dans la région Indo-Pacifique, cette séquence singapourienne n’aura pas permis d’atténuer les tensions régionales.

Après trois jours de « dialogue », le ministre singapourien de la Défense synthétisait avec ironie : « Des pilotes de Formule 1 conduisant les yeux bandés sur le même circuit. Ils devraient faire attention, et les spectateurs aussi ».

 

Paco Milhiet, Docteur en géopolitique de l’institut catholique de Paris et de l’université de la Polynésie française, Institut catholique de Paris (ICP)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

The Conversation

[Recension] Fracture de la guerre étendue, de l’Ukraine au métavers

« Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». Difficile de ne pas avoir à l’esprit la fameuse phrase du philosophe italien marxiste (nobody’s perfect) Gramsci en lisant Fractures de la guerre étendue, de l’Ukraine au métavers, sorti récemment chez Gallimard.

Y est chroniqué « l’inter-règne », la transition entre l’ancien système géopolitique et un nouveau, aux multiple facettes et lignes de front, marqué évidemment par le conflit entre Moscou et Kiev, appuyé par l’OTAN, mais aussi par le réchauffement climatique, les conséquences du covid, l’irruption du numérique, ainsi que les risques autour de Taïwan, les rivalités technologiques ou dans les hydrocarbures, sans oublier le métavers pour faire bonne mesure.

Une guerre « hors limites » sur des champs de batailles épars sans liens apparents entre eux mais qui reflètent pourtant des tendances « subreptices et structurantes », expliquent Gilles Gressiani directeur de la revue Le Grand Continent et Mathéo Malik rédacteur en chef.

 

Un moment-clé de l’Anthropocène

Un moment-clé de l’Anthropocène, cette période géologique débutée, selon ses théoriciens, autour de 1750 avec la révolution industrielle, quand l’humanité a commencé à avoir un impact significatif sur la géologie et les écosystèmes de la planète.

Fractures de la guerre étendue est tiré de la revue Le Grand Continent née en ligne et portée par des intellectuels du débat stratégique, une quinzaine d’auteurs européens et américains de renom ou moins connus. L’ouvrage essaye notamment de dresser avec le diplomate Jean Marie Guéhenno un premier bilan de la guerre en Ukraine, marqué par une menace qu’on croyait oubliée du recours au nucléaire et l’irruption de la « jungle russe » dans le jardin européen. La secrétaire d’État chargée de l’Europe, Laurence Boone, décrit dans « L’Europe espace-puissance » un agenda stratégique, qui permettrait, grosso modo, à l’Europe à jouer aux États-Unis (mais des États-Unis « gentils »).

Jake Sullivan, conseiller à la sécurité des États-Unis, précise la doctrine américaine visant à gagner les guerres du futur, « vers un techno-nationalisme américain ». La spécialiste de l’énergie à l’université de Columbia, Helen Thomson, décrit les chocs du nouvel ordre fossile, et note notamment que la transition écologique, qui serait en fait une nouvelle révolution énergétique au détriment du gaz et pétrole russe, entre autres, se révèle très lente. En 1992, au sommet de la Terre, les énergies fossiles (hydrocarbures et charbon) représentaient 81 % de la consommation d’énergie. Aujourd’hui 82 %. Les renouvelables se révèlent guère stockables et pilotables, sauf percée technologique.

Apratim Sahay, coordinateur du Green New deal Network, analyse la force d’attraction des pays non alignés, qui concentrent les trois quarts de l’humanité, même s’ils ne pèsent qu’un quart de son PIB.

Cinq objectifs de ce club mené par les remuants Inde, Indonésie, Afrique du sud, Brésil et monarchies du Golfe :

  1. Obtenir de nouvelles technologies
  2. Obtenir du matériel militaire avancé
  3. Renforcer leur pouvoir de négociation dans le cadre d’accords commerciaux avec l’Europe, les États-Unis, ou le bloc russo-chinois
  4. Sécuriser leur approvisionnement en produits de base (alimentaire, métaux, engrais, énergie)
  5. Renégocier leurs dettes

Une nouvelle école géopolitique : le néo idéalisme

Logiquement, l’ouvrage fait la part belle à l’affrontement le plus grave de la décennie (sous réserve de ce qui se trame autour de Taïwan) : l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Elle a cristallisé l’émergence d’un nouveau courant de doctrine géopolitique qu’on pourrait qualifier de « néo idéalisme », souligne Benjamin Tallis, membre du conseil allemand des relations extérieures, c’est-à-dire une approche réconciliant intérêts et morale dans la géopolitique. Comme en écho lointain à Jimmy Carter, injustement décrié pour sa malchance en Iran.

Cet idéalisme peut sembler incongru, tant on sait que les États ont un cerveau reptilien, mais précisément leurs intérêts en termes de sécurité et prospérité passent par des règles et des valeurs.

Entre autres, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le libre choix des nations de sphères d’intégration, par opposition aux sphères d’influence accordées aux grandes puissances. Cette école dont la devise pourrait être « démocrates de tous les pays, unissez-vous », rappellent que des pays connaissent le prix de l’indépendance et sont prêts à le payer, à l’image des Baltes se privant sans barguiner du gaz russe. Si cette école de pensée ne prône pas la rupture de tout lien avec des dictatures, pragmatisme oblige, elle met en garde : des liens lucratifs avec ces régimes, qui restent des rivaux systémiques, les enrichissent sans gains pour nous. La « passion douce du commerce » n’apprivoise pas toujours, comme l’a découvert l’Allemagne avec la Russie.

Cette nouvelle école géopolitique pêche-t-elle par excès de candeur ?

C’est ce que prétendent les pseudo-réalistes comme Mearmsehiger, qu’on pourrait qualifier d’idiots utiles des totalitarismes, dont la doctrine consiste généralement à recommander à des pays de se laisser dominer par plus puissant, en écho à la formule de Churchill « un appeaser est quelqu’un qui donne à manger à un crocodile en espérant être mangé en dernier ».

Ce conflit est au cœur de la deuxième guerre froide entre l’Ouest et Moscou, sous l’œil attentif de non alignés représentant les trois quarts de l’humanité, estime le philosophe et politologue italien Carlo Galli, qui voit la Russie coupée aujourd’hui de la dynamique économique, politique et culturelle internationale.

L’invasion de l’Ukraine peut se comprendre, du point de vue du Kremlin, comme un élément-clé d’un affrontement historique, identitaire et théologique entre Moscou, qui se vit comme « la troisième Rome », en charge de porter le phare de la chrétienté depuis la chute de Constantinople. Ce rôle messianique au service d’un projet impérial panslave constitue une alternative à la civilisation occidentale et passe par la négation d’un peuple ukrainien distinct, estime Carlo Galli.

Dans ce contexte, il est crucial pour le Kremlin de détacher l’Europe de l’ouest des États-Unis, au profit d’un empire bicontinental, européen mais aussi asiatique. La deuxième guerre froide se jouera sur l’énergie, estime l’auteur, où la Russie a l’avantage, et la technologie où c’est l’Occident qui domine. Sur le plan idéologique, là encore, avantage à l’Occident, souligne Carlo Galli, car « la Russie n’a pas de vision du monde exportable et attrayante, à l’inverse du communisme, pas de discours positif à tenir au monde ».

 

La grande rivalité structurante : Pékin contre Washington

La revue aborde aussi, évidemment, sous la plume de Chris Miller, enseignant en relations internationales à Yale University, les prémisses de l’affrontement entre Pékin et Washington, à propos de Taïwan, mais qui renvoie plus largement à la rivalité entre les deux plus grandes puissances militaires et économiques du monde.

Convaincu que les guerres du futur se joueront sur des capteurs, moyens de communication et traitement des données, Pékin déploie déjà des systèmes d’armes cherchant à lui assurer la domination des océans Indien et Pacifique dont la moitié de l’humanité est riveraine. Ce qui implique, selon les dires de Xi-Jinping, d’attaquer les « cols stratégiques » des technologies et de la recherche : maitriser les applications de l’intelligence artificielle en situation militaire, les traitements de données et d’algorithmes, etc.

Heureusement, Pékin a un talon d’Achille ; il dépend de logiciels produits par un oligopole de trois firmes américaines et a besoin de machines-outils cruciales produites aux États-Unis, au Japon, ou aux Pays-Bas. Une fragilité illustrée par un simple chiffre : les importations de pétrole de la Chine sont désormais dépassées par celles de semi-conducteurs.

 

Le populisme, nouvelle lutte des classes

Se surajoute à ces bouleversements l’essor du populisme dans les sociétés occidentales, écrit Giovanni Orsina, professeur à l’université Luiss Guido Cari de Rome. Ce populisme 2.0 entre dans les institutions désormais, « car les barbares ne démolissent plus l’ordre établi, ils s’y installent ».

Il correspond à une protestation d’une grande partie de l’opinion publique en raison d’une impression de perte de contrôle existentiel, une rébellion contre des castes soupçonnées de monopoliser « les outils permettant de nager dans le monde globalisé ».

Ce populisme oppose un peuple présenté comme sain et harassé à des élites autocentrées, en une véritable nouvelle lutte des classes entre ceux qui profitent de la mondialisation et les autres, des somewhere, les enracinés quelque part, contre les anywhere, à l’aise partout. Une confrontation « du petit contre le gros, du concret contre l’abstrait, du proche contre le lointain, du monde vécu contre le monde pensé », un « rejet du ouï-dire au nom du touché du doigt ».

Le problème est que la culture progressiste contemporaine est incapable d’apprécier les raisons des électeurs populistes, car elle considère que les changements en cours dans nos sociétés sont intrinsèquement positifs.Quant au culte du citoyen du monde, il convient de lui demander « d’accord, mais dans ce cas auprès de qui payes-tu tes impôts, qu’es-tu prêt à défendre les armes à la main, où votes-tu, à quelles lois obéis-tu ? ».

 

Comment l’écologie justifie le coercitif

À rebours d’une vision relativement libérale de l’Histoire et des sociétés, la revue présente aussi deux manifestes tout ce qu’il y a de plus étatistes, pour ne pas dire dictatoriaux soft, au nom d’une vision catastrophiste de l’environnement. Thimothy Lenton, théoricien de Gaïa, la Terre vécue comme un être vivant, estime que le réchauffement actuel constitue un emballement irréversible.

Le dégel du permafrost en Sibérie serait imminent, la convection, cruciale, des eaux froides de l’Atlantique nord, serait en train de s’inverser avec pour conséquence un climat désertique en Europe, la fin des moussons en Asie, des centaines de millions d’immigrés de ce continent vers l’Europe crevant de soif (logique ?) une réduction de moitié des cultures de blé et maïs dans le monde.

Selon lui, il s’agit d’une véritable « guerre climatique » menée par les pays riches occidentaux aux pays pauvres du Sud en raison des conséquences de l’ère industrielle. Seule politique possible : la fin de tout rejet de gaz carbonique dans l’atmosphère à la fin du siècle et leur réduction de moitié d’ici sept ans. Pour cela, estime l’auteur, qui ne questionne toutefois à aucun moment les données et hypothèses à la base des modélisations alarmantes qu’il cite, des mesures légèrement coercitives pourraient être nécessaires.

 

Le retour de la planification qu’on croyait discréditée 

Le coercitif, ou son petit frère sympathique, le nudge (coup de coude), est aussi inévitable, selon Yolandia Diaz, ministre du Travail du gouvernement socialiste espagnol, pour aborder la transition écologique bas carbone. Elle lance un vibrant appel à la planification et à des mécanismes redistributifs massifs, et estime qu’il faut « profiter » des leçons de la pandémie et du réchauffement climatique pour forger une alliance des Verts, des syndicats et des partis de gauche.

La revue conclut avec l’anthropologue Bruno Latour, que « le sol des Européens semble se dérober sur leurs pieds », non seulement à cause du conflit en Ukraine, mais aussi à cause des effets du réchauffement climatique et des bouleversements technologiques qui les obligent à repenser ce qu’est « leur histoire, leur territoire et leur situation, au sens d’épreuve surmontée ensemble ».

L’ouvrage suit donc des pistes de réflexion intéressantes et originales dans un ensemble toutefois agaçant par son style amphigourique : « Entre la pandémie, l’anthropocène et l’explosion des rivalités géopolitiques, un ordre s’est effondré. Du glissement des plaques tectoniques dans le cône sombre du contemporain, éclate la fragmentation, une rupture hétérogène se produit à toutes les échelles […] la carte transperce le territoire ».

Un lyrisme de la géopolitique incongru, assorti d’assertions irréfutables au sens de Karl Popper, c’est-à- dire ne pouvant être ni prouvées ni infirmées, donc du domaine de la croyance.

 

Fracture de la guerre étendue, de l’Ukraine au métavers, éditions Gallimard, 232 pages, 20 euros

 

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