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120 ans après le vol des frères Wright, quelques leçons à propos de l’innovation

Il y a 120 ans, par une froide matinée d’hiver, les frères Wright font décoller l’avion sur lequel ils travaillent depuis des mois. C’est une machine très complexe à piloter. Ce jour-là, ils réussissent à effectuer quatre vols de seulement 30 à 260 mètres qui se terminent chaque fois assez brutalement. Mais la boîte de Pandore est ouverte.

On peut tirer au moins cinq leçons de cet épisode.

 

Il est difficile d’estimer la portée d’une invention sur le long terme

Le 17 décembre 1903, personne n’imagine ce que deviendra l’aviation. Il s’agit tout au plus d’un hobby. Les frères Wright sont tout surpris lorsque la nouvelle du vol étant connue, ils reçoivent… une commande du Français Louis Ferdinand Ferber, un autre pionnier de l’aviation.

 

De grandes inventions voient le jour alors qu’elles étaient jugées impossibles

Ainsi, seulement 9 semaines avant le vol historique, le New York Times écrit un article au vitriol pour se moquer des frères Wright, estimant qu’il faudrait au moins… un million d’années pour faire voler un avion, à supposer que ce soit possible.

Nous sommes aveugles à notre capacité de progrès car nous sommes enfermés dans nos modèles mentaux.

 

Nous ne faisons pas forcément attention à ce qui est significatif, et ce à quoi nous faisons attention n’est pas le plus significatif

Il est difficile d’évaluer les conséquences à long terme des événements, à savoir distinguer ce qui compte de ce qui ne compte pas dans la montagne de faits quotidiens. Nous ne sommes pas forcément conscients que ce qui nous est présenté dans notre fil d’actualité favori est là parce qu’il a été sélectionné par quelqu’un, c’est-à-dire que nous obtenons les nouvelles à travers un filtre.

Le vol réussi des frères Wright a seulement fait quelques entrefilets dans la presse, alors qu’il s’agissait d’une révolution.

 

Les grandes inventions ont souvent été le fait d’individus à la marge

Les frères Wright sont des fabricants de vélo qui s’ennuient. Ils sont convaincus que l’on peut faire voler un avion, ce qui semble ridicule à nombre de leurs contemporains, et en particulier aux nombreux experts. L’idée qu’on puisse faire voler quelque chose de plus lourd que l’air semble une limite physique infranchissable.

 

Les inventeurs font l’objet de sarcasmes… jusqu’à ce qu’ils réussissent

On se moque de leur ambition et de leurs croyances, car ils semblent offenser quelque Dieu par leur attitude prométhéenne. On moque leur démarche qualifiée aisément de lubie de riche. On affirme que si elle réussit, leur invention ne servira à rien : qui peut imaginer utiliser un avion autrement que pour s’amuser ? On sait bien qu’il n’y a pas de demande !

 

Le vol des frères Wright, c’était il y a 120 ans, mais il semble que rien n’a changé.

Sur le web.

La loi immigration : une réponse à la stagnation économique ?

L’immigration génère des titres dans l’actualité en raison du passage d’une loi sur le sujet. Après débats, les deux tiers du Parlement ont voté pour la loi sur l’immigration… des mesures visant à resserrer les conditions d’entrée dans le pays.

L’arrivée de migrants occupe les gouvernements et les médias.

Geert Wilders, qui promet le blocage de l’immigration, prend le pouvoir aux Pays-Bas. Au Royaume-Uni, le Premier ministre, Rishi Sunak, a promis une campagne pour réduire le nombre d’immigrants de 300 000 par an. Et en Italie, lors de la campagne l’année dernière avant son élection, Mme Meloni a promis un blocus naval contre l’immigration en provenance d’Afrique du Nord.

Certains veulent davantage de sévérité vis-à-vis de l’entrée d’étrangers, d’autres veulent plus de programmes pour l’hébergement et la distribution d’allocations.

Personne ne défend la liberté de la circulation des biens et personnes. D’un côté, certains veulent des redistributions au prétexte de la solidarité. « Nous allons épargner au pays deux semaines de discours xénophobes et racistes », disent-ils, au sujet du vote de départ ; de l’autre, certains veulent le filtrage des arrivées, selon des quotas des dirigeants. Selon eux, le rejet de la loi, avant un passage après le durcissements des règles, « protège les Français d’un appel d’air migratoire ».

Même les défenseurs de la liberté d’échange – comme la Fondation iFRAP par exemple –  souhaitent davantage de contrôle sur l’arrivée de personnes. Dans une tribune pour le journal Le Figaro, Agnès Verdier-Molinié appelle à une préférence pour les travailleurs, par rapport aux autres types d’immigrants :

« Conditionner les arrivées à un emploi stable, c’est garantir, à la fois, une meilleure intégration et de meilleurs revenus aux immigrants tout en leur évitant de dépendre du système de protection sociale. »

En France et à l’international, la préoccupation pour l’immigration relève sans doute d’un sentiment de stagnation chez les particuliers. En effet, les lois sur l’immigration apparaissent souvent avec des crises, des licenciements et des pertes de revenus.

Les gens voient alors dans l’arrivée d’étrangers une des causes du déclin.

 

Signal de difficultés

La presse évoque de nouveau la menace de la concurrence des Chinois dans l’industrie.

Dans Les Échos un article affirme :

«… les prix baissent, ce qui fait l’affaire des consommateurs européens. Mais il n’est pas certain que les producteurs, eux, soient ravis de cette arrivée de biens chinois sur le Vieux Continent. En effet, la concurrence des produits chinois risque d’accélérer à terme la désindustrialisation. »

L’immigration, comme les biens d’importation, sont une forme de concurrence faite aux citoyens d’un pays.

Sur la première moitié du XXe siècle aux États-Unis, la loi la plus importante pour réduire l’immigration remonte à 1924. En effet, la même année, une contraction économique entraîne des faillites. La Réserve fédérale achète même des obligations sur le marché, pour la première fois depuis la création du groupe. Ensuite, au cours de la Dépression des années 1930, le gouvernement américain pousse les étrangers à repartir. Selon les estimations, entre 300 000 et deux millions de Mexicains quittent le pays au cours de la décennie. La récession de l’économie provoque un retournement contre les immigrés, et aussi contre le commerce avec l’étranger. En réaction au Krach de 1929, les États-Unis votent une série de tarifs sur l’importation de biens. Henry Ford, le créateur de la marque de voitures, qualifie la loi de stupidité économique.

Au début des années 1930, les pays européens, dont la France et l’Angleterre, mettent en place des tarifs douaniers. Les échanges internationaux chutent à grande vitesse. De 1929 à 1932, le commerce mondial chute de 60 %.

En France aussi, le gouvernement crée pour la première fois des restrictions à l’immigration au cours de la crise des années 1930. En 1931, le Parti socialiste propose de limiter l’accès à l’emploi des étrangers :

« Nul ne pourra embaucher de travailleurs étrangers si la proportion de travailleurs étrangers employés dans son entreprise excède 10 %. »

En 1938, le gouvernement crée une branche pour la régulation de l’immigration.

Les restrictions de l’accès des étrangers à des emplois des années 1930 sont toujours en place aujourd’hui.

Le Monde Diplomatique explique :

« Au total, selon l’Observatoire des inégalités, plus de cinq millions d’emplois demeurent inaccessibles aux étrangers non européens, soit plus d’un emploi sur cinq, y compris dans le secteur privé, où perdurent une cinquantaine de restrictions, en particulier pour les professions libérales, cadenassées depuis les années 1930. »

En réponse à une hausse du chômage, un retournement de l’opinion à l’égard de l’immigration a aussi lieu dans les années 1970… Le mouvement pour la préférence nationale conduit à l’interdiction de l’arrivée d’immigrants pour le travail.

Le même genre d’inquiétude pour les revenus et les niveaux de vie entre à présent en jeu.

 

Réponse à la stagnation

Les revenus n’augmentent pas, selon l’Observatoire des inégalités. Un article de La Nouvelle République cite le groupe :

« [Depuis 20 ans] les salaires des classes populaires n’augmentent pas. C’est le cas aussi depuis une quinzaine d’années pour les classes moyennes. À la rigueur, quand les plus riches s’enrichissaient, dans les années 1980 et 1990, cela causait moins de tensions car les salaires progressaient, les parents voyaient leurs enfants s’en sortir mieux qu’eux. »

Depuis les confinements, les gens travaillent davantage d’heures, peut-être en rattrapage de la perte de temps, ou les problèmes liés au télétravail… Ainsi, la productivité du travail reste en baisse par rapport à la normale.

Les patrons de PME donnent des signes de détresse. Selon Les Échos :

« Pour près de la moitié des dirigeants de PME et TPE, l’évolution de l’activité est devenue la préoccupation principale loin devant « l’inflation » et « la hausse des salaires », selon la dernière enquête de la CPME, que dévoile Les Échos. 42 % des interrogés indiquent aussi que leur situation de trésorerie se tend. »

Le gouvernement aussi manque d’argent.

L’hebdomadaire Marianne rapporte :

« La France exigera à Bruxelles que soit introduite « une flexibilité » dans le rythme de réduction des déficits publics excessifs pour les pays membres de l’Union européenne, a annoncé le ministre de l’Économie et des Finances lors d’un point presse ce 7 décembre. »

Dans les périodes de difficultés, les gens veulent en général des contrôles de frontières et des blocages sur l’arrivée de personnes. Ils souhaitent davantage de protections de la part des dirigeants, contre la concurrence des entreprises, ou l’arrivée de main-d’œuvre. Le gouvernement annonce alors des mesures bloquant les arrivées d’immigrants.

Les restrictions sur les capacités de déplacement – dont les entrées d’étrangers dans le pays – nuisent à la formation de capitaux. Par contre, la plupart des gens ne voient pas d’effets au quotidien. Comme d’autres interventions, les effets ont lieu à la marge – et à l’abri de la plupart des observateurs.

(Vous pouvez me suivre pour mes écrits réguliers sur la Bourse et l’économie, en cliquant ici.)

La loi ne peut régir la nature qu’avec la main tremblante

Un article de l’IREF.

« Dans la sphère économique, a écrit Bastiat en 1850, un acte, une habitude, une institution, une loi n’engendrent pas seulement un effet, mais une série d’effets. De ces effets, le premier seul est immédiat ; il se manifeste simultanément avec sa cause, on le voit. Les autres ne se déroulent que successivement, on ne les voit pas ; heureux si on les prévoit ».

 

Ce qu’on ne prévoit pas 

Pendant son Grand bond en avant, Mao voulut exterminer de Chine les moineaux qui mangeaient les fruits et graines et réduisaient les récoltes. Toute la population fut dévouée à la chasse des moineaux et bientôt l’opération réussit si bien qu’il n’y en eut quasiment plus. Mais l’homme ne prévoit pas tout. Mao avait oublié que les moineaux mangeaient les insectes nuisibles. Ceux-ci proliférèrent, notamment des nuées de criquets migrateurs qui dévastèrent le pays et causèrent une grande famine en Chine de 1958 à 1962, entraînant selon certaines estimations une trentaine de millions de morts.

Depuis le 1er juin 2022 en France, la loi dite Lemoine est entrée en vigueur. Elle interdit aux assureurs d’interroger sur leur état de santé les ménages souscrivant un emprunt de moins de 200 000 euros dont la fin du remboursement intervient avant les 60 ans des emprunteurs. La conséquence ne s’est pas fait attendre. Les prix de ces assurances ont augmenté de 15 à 20 %, voire 30 %, et nombre de ces contrats ont désormais réduit leur champ de couverture, notamment en supprimant les suites et conséquences des pathologies antérieures.

L’égalitarisme à l’école abaisse le niveau de tous les élèves, sauf ceux qui bénéficient d’une solide éducation à la maison, ce qui accentue l’inégalité.

Les écologistes vont tous nous obliger bientôt à avoir des bacs à compost pour y mettre les résidus alimentaires que nous ne pourrons plus vider dans nos poubelles. Mais déjà ces bacs attirent à Paris et ailleurs une foultitude de rats. Faudra-t-il attendre le retour de la peste pour réagir ?

 

L’homme n’est pas omniscient

« Entre un mauvais et un bon économiste, poursuit Bastiat, voici toute la différence : l’un s’en tient à l’effet visible ; l’autre tient compte et de l’effet qu’on voit et de ceux qu’il faut prévoir ».

Trop de gouvernants, élus et technocrates, ne sont sensibles qu’à l’effet visible et immédiat, qui leur permettra une prochaine réélection ou promotion. La démocratie porte en elle ce défaut d’inciter au court terme. Or, ajoute-t-il « il arrive presque toujours que, lorsque la conséquence immédiate est favorable, les conséquences ultérieures sont funestes, et vice versa. — D’où il suit que le mauvais Économiste poursuit un petit bien actuel qui sera suivi d’un grand mal à venir, tandis que le vrai Économiste poursuit un grand bien à venir, au risque d’un petit mal actuel ».

En effet, c’est le rôle des gouvernants et des économistes de prévoir les conséquences de leurs décisions. Et certains économistes sont meilleurs que d’autres, estiment mieux les conséquences des mesures qu’ils proposent. Mais l’homme étant faillible par nature, et n’étant pas omniscient, nul ne saurait tout prévoir.

 

Favoriser l’autopilotage

D’autant que l’être humain a néanmoins une grande qualité qui consiste à savoir s’adapter. Il dispose d’une intelligence et d’une intuition par lesquelles il évalue à tout moment les situations et y réagit. Par sa liberté et sa volonté, il est capable, dans de nombreux cas, d’adopter des décisions ou des comportements inattendus qui vont modifier la chaîne causale de telle ou telle mesure politique ou économique. C’est ce qui rend toute prévision particulièrement difficile et rend nécessaire une souplesse, une liberté d’appréciation et d’adaptation permanentes pour que les systèmes se conforment à tout moment aux actions humaines et se corrigent en fonction des réactions que nous imposent les lois de la nature.

Il faut en quelque sorte un autopilotage, comme ce que Hayek nommait catallaxie pour signifier « l’espèce particulière d’ordre spontané produit par le marché à travers les actes des gens qui se conforment aux règles juridiques concernant la propriété, les dommages et les contrats ». Cet ordre n’est pas immuable et évolue « par l’ajustement mutuel de nombreuses économies individuelles sur un marché ».

Toute planification recèle l’immense risque d’emmener toute une société dans des erreurs monumentales, imprévues et parfois irréversibles. Le communisme en a été le parangon. Ce n’est pas pour autant qu’il ne faut rien prévoir bien sûr. Mais toute loi impérative, surtout quand elle cherche à modifier l’ordre habituel et/ou naturel des choses, ne doit être prise qu’avec la main qui tremble et laisser toujours la liberté d’y remédier.

Sur le web.

Libéralisme et sexualité : qu’en disaient les libéraux du XIXe siècle ?

Le libéralisme classique français a été porté par des auteurs presque exclusivement masculins, et qui pour certains des plus fameux (Turgot, Bastiat, Tocqueville) n’ont pas laissé de postérité : ce qui devrait engager à ne pas rechercher leur opinion sur la sexualité. C’est pourtant ce que je ferais, et la démarche n’est peut-être pas vaine.

 

Les premières conceptions religieuses

Aux premiers âges de l’histoire de l’humanité, la sexualité, incomprise, est déifiée : des autels sont dressés devant des pierres d’apparence phallique, où l’on s’agenouille avec dévotion, et où les filles viennent se frotter lascivement le ventre. Étant source des plus grands plaisirs, elle devient aussi l’objet de pratiques sacrificielles, soit par l’abstinence et la privation, soit par des mutilations dont la circoncision juive et l’excision africaine sont vraisemblablement des formes (Benjamin Constant, De la religion, t. I, 1824, p. 257).

Supposément pleine d’impureté, l’union des sexes est exclue des conceptions vraiment sublimes. Les Égyptiens tiennent que le dieu Apis est le fruit d’une jeune vache encore vierge, fécondée par le Soleil. En Inde, Krishna naît sans accouplement, mais par l’intervention d’un cheveu abandonné par Vishnu. Chez les chrétiens, Jésus, fils de la vierge Marie, est conçu du Saint-Esprit. C’est qu’en s’incarnant la divinité ne saurait se rabaisser à naître d’un acte tenu pour honteux (Idem, t. IV, 1831, p. 283-285).

Le commerce charnel est une souillure, et la faute en est placée principalement sur la femme. C’est toujours elle, dans les religions, qui pousse l’humanité à sa perte, et qui comme Ève corrompt l’homme. Sur elle pèse une double réprobation morale (Idem, t. III, 1827, p. 147).

 

La liberté de la sexualité récréative

À rebours, le libéralisme doit se conduire, non par les préceptes religieux, mais par les faits. Il n’a pas besoin de recommander le passage devant un prêtre pour que l’accouplement ne soit pas obscène et immoral, ou d’éloigner la nouvelle épouse de son milieu pour rejeter dans un lointain commode la faute qu’on vilipende (Yves Guyot, Études sur les doctrines sociales du christianisme, 1873, p. 119).

Le désir sexuel répond à un besoin immédiat de l’espèce : la nature a besoin que les êtres soient doués d’une force d’expansion surabondante, et que leurs penchants à la reproduction soient très développés. C’est ensuite à eux à en régler l’accomplissement, d’après leurs désirs et leurs forces.

Pour limiter la mise au monde d’une tourbe de misérables, Malthus (un prêtre anglican) recommandait dignement la contrainte morale, c’est-à-dire l’abstinence, et le mariage tardif. Au sein du libéralisme français, Joseph Garnier et Charles Dunoyer (plutôt libres-penseurs) réclament autre chose encore : la substitution de la morale de la responsabilité et du plaisir innocent au dogme du renoncement chrétien. La sexualité récréative, disent-ils, n’est ni immorale ni coupable : elle entre dans la catégorie des actes vains, si l’on veut, mais non des actes nuisibles, les seuls dont la morale et les lois doivent s’occuper (Charles Dunoyer, Mémoire à consulter, etc., 1835, p. 177 ; Joseph Garnier, Du principe de population, 1857, p. 93).

Pratiquer, en termes savants, l’onanisme ou coitus interruptus, et l’acte solitaire, n’est pas répréhensible. Mais pour tous ces auteurs, l’avortement reste un crime, car il interrompt la vie d’un être en développement. Partout, il faut équilibrer la liberté par le consentement et la responsabilité.

 

La question du consentement

La sexualité libre ne peut être fondée, en toute justice, que sur le consentement des parties. Elle ne peut pas non plus s’émanciper des contrats et des promesses verbales, et par conséquent l’adultère est répréhensible.

Le mariage se fonde sur un contrat, qui doit être respecté. C’est un consentement global à une union de vie, et il emporte avec lui une certaine acceptation tacite de rapports, qu’il est difficile de définir. Mais les actes individuels qui sont refusés, ne peuvent être accomplis.

La difficulté pratique de fixer les bornes du consentement sexuel est très réelle. L’union des sexes se fait par acceptation non verbale, comme aussi par étapes, et sans contrats. Une difficulté plus grande s’élève même quand il s’agit de sanctionner les infractions commises. Car les actes qui se passent dans l’intérieur du foyer échappent presque toujours à l’atteinte des magistrats, sauf s’ils conduisent à des marques de violences graves, par lesquelles on peut distinctement les reconnaître (Charles Comte, Traité de législation, t. I, 1826, p. 478).

La question de l’âge est aussi très embarrassante. À l’évidence, la limite numérique des dix-huit ans, par exemple, n’est pas plus rationnelle qu’une autre. Mais tant qu’une limite numérique subsiste, et tant qu’elle n’a pas été remplacée par une autre fondée sur les faits et les individus, cette limite doit être respectée.

 

Les contrepoids de la responsabilité

La liberté sexuelle a besoin d’être contenue par la responsabilité individuelle ; mais les moyens pour cela doivent être bien entendus. Jusqu’à une époque récente, des lois ont existé pour interdire le mariage à l’indigent, sous le prétexte qu’il fallait endiguer le paupérisme (G. de Molinari, La Viriculture, 1897, p. 177-180.). C’est le principe de précaution appliquée à la procréation.

La responsabilité bien entendue suit les actes, et ne les précède pas. Quand un chétif commerçant se donne douze enfants pour lui succéder, c’est à lui, et pas à d’autres, à fournir les moyens de les élever : les contribuables n’ont rien commandé, rien acquiescé de tel. Une responsabilité légale pèse sur lui, par suite de ses actes. Il peut la partager par l’assurance et l’assurance et la mutualité, mais non l’éteindre (Edmond About, L’Assurance, 1866, p. 112).

Celui qui cherche à échapper à cette responsabilité doit y être ramené par la loi. C’est la question de la recherche de la paternité, qu’ont soulevée avec beaucoup d’ardeur les libéraux classiques français (voir notamment Société d’économie politique, réunion du 5 octobre 1877.). Car on ne peut pas faire impunément banqueroute de ses obligations.

 

Les industries de la prostitution et de la pornographie

Chaque individu est propriétaire de lui-même, et si les mots ont un sens, ils signifient le droit d’user et d’abuser de notre propre corps, de nos facultés (Jules Simon, La liberté, 1859, t. I, p. 308). La prostitution, la pornographie, ne sont pas répréhensibles tant qu’elles s’exercent dans le respect des contrats, avec le consentement total des parties.

Fût-elle libre, on pourrait encore réprouver moralement l’industrie de la prostitution, mobiliser l’opinion contre elle, et même demander qu’elle soit classée dans la catégorie des industries dangereuses et insalubres, et soumise à des règles spéciales de localisation, de publicité, etc (G. de Molinari, La Viriculture, 1897, p. 239). Les mêmes impératifs de discrétion dans l’espace public peuvent être étendus à la pornographie (Frédéric Passy, réunion de la Société d’économie politique du 5 septembre 1891).

 

L’homosexualité

L’homosexualité, quoique dans la nature, n’est pas dans l’intérêt de l’espèce. On peut à la rigueur la réprouver moralement, sur cette base (G. de Molinari, La morale économique, 1888, p. 413). Mais sa pratique étant inoffensive pour les tiers, elle doit être tolérée par les lois. Et si ce n’est pas l’enseignement des anciens auteurs, c’est la suite logique de leurs principes.

Car encore une fois, pour traiter de ces questions, il ne faut pas autre chose que des principes.

Gérard Bramoullé : feux et lumières de mille vies unifiées

L’ami, le gourmand de la vie est parti, et une multitude d’entre nous sont dans un profond chagrin, et, pourquoi le céler, dans le désarroi .

Le père, le mari s’en est allé, et sa famille sait que plus rien ne sera désormais comme avant, et que le jeune homme irrésistible, à l’éternel sourire, ne paraîtra plus dans son enveloppe charnelle.

Nous le savions malade, nous pressentions le dénouement inéluctable, et pourtant nous ne voulions pas le croire. Le lecteur de Contrepoints pensera peut-être qu’il s’agit de formules post mortem convenues, jetées au hasard, d’un hommage dans lequel l’amitié et la fraternité d’idées altèrent la lucidité et empêchent le départage d’ici les qualités, là les faiblesses. Le lecteur de cet hommage se tromperait lourdement.

Pas un mot de ce qui suit, pas un qualificatif n’emprunte à l’idéalisation. Au contraire, le clavier s’astreindra à la discipline, car Gérard Bramoullé avait été initialement si richement doté, son éducation et volonté faisant le reste, qu’on pourrait imaginer emphase et exagération. Comment hiérarchiser (et est-ce vraiment nécessaire, sinon à l’ordonnancement des formes ?) entre l’universitaire surdoué, l’administrateur exigeant, l’homme, concentré de charme, l’ami, jamais pris en défaut.

Cela est d’autant plus difficile que l’unité et la cohérence de Gérard était totale. Il avait plusieurs vies, mais à l’inverse de beaucoup, il n’aimait pas l’idée détestable de cloisonnement, lui préférant de beaucoup celle de passerelle. Dit plus simplement il n’y avait pas plusieurs silhouettes et personnages en lui éventuellement se combattant, mais un homme, un seul, le même qu’il enseigne, administre, aime, félicite ou admoneste.

 

Un universitaire libéral dans la grande tradition

Né en 1944, fis d’un général de la Légion étrangère, il franchit les obstacles de la vie universitaire avec une aisance presque insolente. Élève d’Henri Guitton, il fait partie à Paris du fameux séminaire Albert Aftalion dans lequel, avec Christian Morrisson, Daniel Vitry et Paul Zagamé, quoique très minoritaires, il ferraille, portant haut les couleurs libérales, contre une majorité socialo-communiste animée par Dominique Taddeï, Christian Barrère, Claude Berthommieu et tant d’autres.

L’époque est rude. Les TD à Censier fréquemment interrompus, mais il y révèle à cette occasion un tempérament de feu (quelques années plus tard, membre de l’instance nationale de recrutement, la salle des délibérations à Paris est envahie par les gauchistes de l’époque, version trosko-maoïste. Avec le professeur Jacques Lecaillon il fait le coup de poing. Que croyez-vous qu’il arriva ? Ce fut le gauchiste qui recula !).

En 1972, il soutient sa thèse de doctorat sur le thème : La nature de la monnaie et son rôle dans l’analyse de la croissance équilibrée.

L’année suivante il est agrégé à son premier concours. Il choisit Aix, et la toute nouvelle Faculté d’Économie Appliquée. Il en devient le doyen dès 1976.

Le chercheur est très prolifique et le Centre d’Analyse Économique trouve vite sa place dans le paysage académique. Les ouvrages se multiplient. La consécration vient quand Henri Guitton le choisit pour lui succéder sur deux de ses Précis Dalloz, d’une part le Tome 2 de son manuel Économie Politique (Monnaie, Répartition, Économie internationale), et d’autre part son Précis sur La Monnaie.

Par la suite, ce Précis devient vraiment un classique avec un titre élargi Économie Monétaire. Le tandem Gérard Bramoullé-Dominique Augey est constitué. Des amphithéâtres à la mairie d’Aix-en-Provence, il n’y aura pas un nuage, une divergence en plusieurs décennies dans ce duo amical extraordinairement complémentaire. Imaginer professionnellement l’un sans l’autre était inconcevable.

Le professeur était réellement hors normes. Son aisance en amphi était presque insolente. Chez lui le fond et la forme se conjuguaient et se répondaient en une harmonie proche de la perfection. Que les lecteurs croient ce qui suit : les étudiants l’adoraient littéralement.

Un souvenir qui n’emprunte pas à l’anecdote : au moment de recruter localement, les enseignants en poste dans la faculté rapportent sur les candidats qui vont être auditionnés. C’est trop souvent, les heures aidant, que les propos se perdent petit à petit au milieu des apartés. Mais quand le président de séance annonçait : « au rapport notre collègue Bramoullé », je peux témoigner, étant présent, que le silence était immédiat et que nous attendions l’artiste sur son filin, son extraordinaire intelligence lui servant de barre d’équilibrage.

Écouter le doyen Bramoullé, c’était être vite ramené à l’humilité, si par hasard et vanité, on avait imaginé quelques instants auparavant avoir été excellents. En ce domaine comparaison était raison. C’est au fond le seul « reproche » que certains lui adressaient. Il faisait naître l’envie, le sentiment à la base du socialisme, chez les moyens, les médiocres, les besogneux, les moins dotés. En ce domaine, les nécessiteux forment une cohorte impressionnante. Ses fonctions de doyen de la Faculté d’Économie Appliquée lui permettent de faire ses premières armes d’administrateur.

 

Le grand argentier d’Aix-en-Provence

La seconde dimension de Gérard a été sa passion, non pour la politique, mais pour sa ville.

Dès 1983 il est adjoint aux finances. Puis, après un court intermède, il gérait depuis 22 ans les finances de la ville, dont il fut également, depuis 2014, le premier adjoint de Maryse Joissains, puis de Sophie Joissains. D’une intégrité totale, d’une compétence exceptionnelle, il gère la ville de façon si exemplaire que les récompenses se multiplient, s’agissant de la gestion d’Aix-en-Provence. Il devient un des grands spécialistes français des finances locales.

Les plus farouches opposants politiques reconnaissaient que, sans jamais avoir augmenté la fiscalité d’Aix-en-Provence en plus de vingt ans (cas unique en France), la ville se transformait cependant de façon spectaculaire. Ce n’est en aucune façon minimiser le rôle, souvent très remarquable, des élus de la ville que de dire que sous la direction du maire, le tandem Bramoullé-Augey était crucial pour la ville.

Gérard était premier adjoint. Il avait en charge, entre autres, les finances, le numérique, le festival d’Aix, les rapatriés, la seconde pour sa part a la compétence sur l’enseignement supérieur (fonction évidemment considérable à Aix) la recherche, l’innovation, l’exécution du budget, le contrôle de gestion et le financement de la vie associative.

Que de discussions passionnées avec lui à propos de son engagement municipal. Je plaidais pour la primauté de l’université et l’écriture, arguant de la rareté de son avantage comparatif, car de très bons élus on en trouve plus aisément que de très grands savants. Et invariablement, il me rétorquait que son rôle d’élu était le prolongement et la concrétisation de sa pensée tout entière sous-tendue et adossée au libéralisme.

Et de m’expliquer qu’il y a bien deux façons de gérer une ville : une manière socialiste qui est de dépenser toujours plus sous des prétextes de service public (le nom élégant pour justifier l’achat des voix des électeurs) ; et une manière libérale à base de gestion extrêmement rigoureuse, mais encore et peut-être surtout à base du principe de subsidiarité. Ce qui signifie, hic et nunc, que la ville faisait uniquement ce qui n’était pas possible par la société civile, le tissu des volontés, ou l’entreprise.

 

L’unité d’un homme

Il m’est impossible de parler sereinement, avec une équité parfaite et les mots appropriés, de Gérard Bramoullé.

Les combats partagés, les discussions interminables à la faculté, les moments de complicité merveilleuse sont à jamais dans ma besace. Je ne veux, mais surtout je n’ai pas le droit de les partager. Il m’est par contre possible et aisé d’écrire, mesurant le poids des mots, que jamais en un demi-siècle je n’ai entendu de lui un propos bas et décevant, une attaque ad hominem, une méchanceté gratuite.

Le domaine de l’intime, il le protégeait, avec férocité si nécessaire. Il aimait passionnément sa famille qui était réellement le centre de son univers, et le tout du tout.

Les sots ironisent volontiers sur le fait que les cimetières sont remplis d’irremplaçables. C’est pourtant tellement vrai. Non seulement chacun a sa part d’irremplaçable, mais encore qui peut sérieusement inférer que Bach, Mansart, La Fontaine, Ingres, Gauguin et tant d’autres ont été remplacés ?

Gérard Bramoullé était tout simplement un être d’exception.

Comment réconcilier les irréconciliables ?

Un récent article sur l’islam m’a valu quelques critiques, et cette question ironique, si j’avais d’autres articles aussi curieux à proposer. Hélas oui, la mine n’en est pas épuisée.

Un jour les Israéliens seront à nouveau en paix avec leurs voisins palestiniens. Ils auront, on l’espère, exercé dans les bornes les plus strictes leur droit à la légitime défense, et employé avec mesure le dangereux appareil de la guerre. Mais la paix est un idéal négatif, qui n’évoque qu’un monde sans violence. Ne peut-on pas au surplus se respecter, s’entendre, se réconcilier ?

La géographie et l’histoire se mêlent pour dresser devant nous des situations difficiles. Lorsque les républicains chinois sont chassés du pouvoir, ils se réfugient sur une petite île à 160 kilomètres des côtes qu’ils doivent quitter, et ils y fondent un gouvernement de sécession. L’île de la Grande-Bretagne est séparée d’à peine 20 kilomètres des côtes d’Irlande, de sorte que par temps clair on en aperçoit les falaises. Français et Allemands ne sont séparés que par un fleuve de 200 mètres de largeur, bien faible rempart contre les velléités d’une armée. Il y a par le monde beaucoup de ces siamois politiques, qui sont forcés de vivre une cohabitation que souvent ils ne désirent pas.

Sur un même territoire (les États-Unis), les descendants de colons européens ont dû aussi apprendre à vivre au milieu des descendants d’esclaves qu’ils avaient transportés, opprimés puis émancipés, de même qu’avec les indigènes dont ils avaient accaparé les terres.

Solutionner les haines nationales, raciales, religieuses, peut se faire en s’appuyant sur le témoignage de l’histoire. Plusieurs auteurs de la tradition libérale française ont œuvré, en leur temps, à la réconciliation entre catholiques irlandais et anglicans, entre Noirs et Blancs aux États-Unis, notamment, et peuvent nous fournir des idées.

 

Les différents moyens de réconciliation

À les en croire, la première condition à obtenir est la suppression des barrières légales qui empêchent les peuples de s’unir d’eux-mêmes.

En Irlande, il fut un temps interdit à tout Anglais d’adopter le costume et jusqu’à la moustache irlandaise, de même que d’épouser une Irlandaise catholique. Un catholique ne pouvait occuper un emploi public, ni acquérir une propriété. Des barrières douanières s’assuraient que l’industrie textile irlandaise ne prospérait pas (Gustave de Beaumont, De l’Irlande, 1863, t. I, p. 43, 99, 111.). Il fallait donc, en priorité, obtenir l’abolition de ces lois.

La pratique stricte de la justice est, elle, essentiellement pacificatrice.

Aux États-Unis, écrit Charles Comte, ce n’est pas l’oubli de l’histoire, l’abolition des couleurs et des races, qu’il faut ambitionner, mais l’installation d’une justice impartiale et de l’égalité réelle devant la loi.

« Il faut faire, autant que cela se peut, que tous les hommes jouissent d’une protection égale ; il faut que les mêmes qualités ou les mêmes services obtiennent les mêmes récompenses, et que les mêmes vices ou les mêmes crimes soient suivis de peines semblables. » (Traité de législation, 1827, t. IV, p. 496).

L’orgueil de race, cependant, est lent à mourir. Pour le vaincre, il n’est peut-être guère d’autre recours que la liberté des mariages.

À son retour d’Amérique, Gustave de Beaumont soutient que « les mariages communs sont à coup sûr le meilleur, sinon l’unique moyen de fusion entre la race blanche et la race noire » (Marie ou de l’esclavage aux États-Unis, 1835, t. II, p. 317). Mais il faut pour cela vaincre à la fois l’opinion, qui réprouve ces unions, et la loi, qui parfois les interdit ou les déclare nulles.

La mobilisation de l’opinion publique contre les haines nationales, raciales, religieuses, est fortement appuyée par Frédéric Bastiat dans sa défense de la liberté des échanges. Ce sont pour lui des sentiments « pervers » et « absurdes », qu’il est plus encore utile d’éradiquer que le protectionnisme lui-même (Œuvres complètes, t. VI, p. 382 ; t. I, p. 167). Les deux maux se tiennent cependant : le libre-échange est pacificateur et unificateur de son essence, car il fait de l’étranger un ami (Idem, t. II, p. 271).

 

Ne pas céder au découragement

Les haines nationales, religieuses, raciales, paraissent toujours insurmontables aux générations qui les constatent et les combattent. Mais aussi elles meurent, ou faiblissent. L’Anglais et l’Irlandais ne forment pas une union fraternelle, mais le temps n’est plus où le premier enfermait des prisonniers dans des cavernes et y mettait le feu pour les enfumer, où l’autre exprimait sa vengeance en organisant le rapt et le viol des femmes ou des filles des propriétaires anglais qu’il voulait punir. De même la cohabitation des Noirs et des Blancs aux États-Unis a progressé.

Le libéralisme est porteur d’un idéal dont l’application est difficile, les victoires lentes et jamais acquises. Ce n’est pas un motif pour se décourager, mais pour œuvrer à un progrès qu’à peine peut-être nous entreverrons. La liberté, disait Édouard Laboulaye, est une œuvre qui ressemble à ces cathédrales qu’élevait le Moyen Âge : ceux qui les commençaient n’ignoraient pas qu’ils n’en verraient pas la fin. Ou, pour reprendre une autre image, empruntée à Edmond About, nous faisons la cuisine de l’avenir. Nous vidons les poulets et nous tournons la broche, pour que nos arrière-neveux n’aient plus qu’à se mettre à table et à dîner en joie.

À ce titre, combattre les haines nationales, raciales et religieuses, et accompagner les réconciliations, est une œuvre de la plus grande utilité.

Quel est le taux de marge acceptable par les consommateurs ?

C’est la question que tout le monde se pose :

  • les associations de consommateurs qui soupçonnent les producteurs, mais aussi les grandes surfaces de s’enrichir en période de crise ;
  • les producteurs, intermédiaires et distributeurs qui ne cessent de se réunir au moins mensuellement pour ajuster le taux ;
  • la classe politique qui se partage entre ceux qui pensent que le pouvoir fait tout pour sauvegarder le pouvoir d’achat (par exemple en contrôlant les prix des produits de première nécessité) ;
  • ceux qui se révoltent contre les politiques financières et budgétaires qui créent et amplifient l’inflation qui ruine le pouvoir d’achat.

 

À mon sens, la question n’a ni queue ni tête, parce que la formation des prix, et les « marges » qui en découlent obéissent à une logique que tout le monde semble ignorer, du moins dans notre pays.

Qu’apprend-on à l’école (quand on apprend quelque chose) et quel est le bon sens populaire ? C’est l’équation : Recettes – coûts = bénéfices, que l’on peut décliner sous diverses formes : Coûts + bénéfices  = prix de vente (ou l’inverse)

 

Valeur intrinsèque et valeur marchande

Pour moi, et pour de nombreux économistes, ces formules sont celles des XVIIe et XVIIIe siècles, lorsque la théorie de la valeur était balbutiante.

C’est peut-être la faute d’Adam Smith, c’est sûrement celle de David Ricardo : la valeur d’un produit n’est pas marchande, elle est intrinsèque.

L’exemple de la valeur-travail, qui hante encore les esprits deux siècles plus tard, est simple : un produit a une valeur double de celle d’un autre s’il a fallu 10 heures de travail pour l’un contre 5 heures pour l’autre.

De plus, la frontière n’est pas dessinée entre la valeur et le prix : le prix n’est que l’expression monétaire de la valeur, la stabilité de l’étalon monétaire est assurée. C’est dire que l’on n’a même pas compris les leçons des dérapages financiers et monétaires du XVIIe siècle et des inflations qui se sont succédé.

Plus tranquilles, les physiocrates français s’en remettaient à la seule valeur fondamentale, d’après eux : la terre. Et ici il ne s’agit ni de prix ni de coût : la propriété foncière rapporte une rente, c’est-à-dire un revenu sans travail dont l’origine est le droit de propriété foncière. David Ricardo en est bien persuadé, et il prépare la légère amodiation qu’apportera Marx : ce n’est pas la propriété foncière qui enrichit sans cause, c’est la propriété du capital industriel. C’est donc la propriété qui est le vice du système capitaliste.

J’ai fait ce court rappel historique pour indiquer que tous les économistes n’ont pas été aussi aveugles.

Après Turgot, c’est surtout Jean-Baptiste Say qui va enfin comprendre ce qu’il faut pour produire : du travail certes, du capital (investissement), mais aussi un « entre-preneur » dont la mission est de se situer entre les besoins des consommateurs et les moyens de satisfaire leurs besoins. Il fait faire un double progrès à la science économique, d’abord en reprenant Smith et Turgot sur la théorie de l’échange, l’économie reposant sur la diversité des individus et la personnalisation des choix ; ensuite en mettant en lumière le personnage de l’entrepreneur, qu’il connait d’autant mieux qu’il appartient à une famille d’entrepreneurs. Dès lors, l’entrepreneur mérite d’être rémunéré pour le service qu’il rend, et cette rémunération s’appelle le profit.

À son époque, on estimait que les profits étaient minces et que peu de personnes créaient des entreprises, du moins en France (et il part en Angleterre, fâché avec Napoléon qui n’aime pas le libre-échange). Donc, dans la valeur finale du bien ou du service il y aura addition des salaires, des intérêts, des profits. Les profits ne sont prélevés ni sur les salariés ni sur les financiers qui avancent les capitaux, ils sont une rémunération indispensable de l’art d’entreprendre.

 

Néo-classiques et Autrichiens

La science économique va continuer à progresser dans cette direction.

À la fin du XIXe siècle, Carl Menger économiste autrichien, va réagir contre les excès et les erreurs de ceux que l’on nomme les « néo-classiques » (Alfred Marshall) qui veulent résumer la conduite individuelle à un pur calcul rationnel : homo œconomicus. Il n’y aurait qu’une façon et une seule de fixer les prix, qui eux-mêmes dépendent des quantités offertes et demandées. La loi de l’offre et de la demande semble avoir tout réglé. On introduit quelques amendements pour rendre compte que le calcul rationnel ne peut exister que dans un climat de concurrence pure et parfaite. Mais dans les années 1920, on va placer l’homo œconomicus face à des marchés de concurrence imparfaite, d’oligopoles, etc. jusqu’à ce qu’on s’aperçoive que toutes ces approximations étaient pures inventions.

Par contraste, Carl Menger revient à la dimension marchande de l’économie, donc à l’importance des comportements individuels. Ludwig von Mises, un de ses premiers disciples, parlera de l’économie comme de « la science du comportement humain », la praxéologie.

Mais Carl Menger avait repris l’idée de Jean-Baptiste Say sur le rôle décisif de l’entrepreneur, et il a lié la qualité de ce dernier à deux variables décisives : le temps et l’information.

Il avait ainsi établi les piliers de la science économique contemporaine.

 

Le facteur résiduel

Une autre aventure a permis de progresser.

Dans les années 1960, plusieurs économistes se sont mis à travailler sur ce que nous appellions les fonctions de production. Dans la valeur d’un produit, quel est l’apport de différents facteurs de production ?

Ces fonctions se sont libérées du vieux théorème : V= f (W,K) (la valeur est fonction du travail et du capital), et en observant des milliers de cas, ils se sont mis à mesurer ce qui pouvait augmenter si on ajoutait à W et K quelque chose d’autre, que l’on va appeler facteur résiduel. Dans les manuels d’économie français le facteur résiduel, inexpliqué a priori, est identifié comme le progrès technique.

Dans les années 1960, quand j’étais étudiant, voici importées des États Unis les nouvelles fonctions de production avec Solow et Cobb-Douglas, qui nous renseignent mieux sur ce qui se passe au niveau de la valeur :

  1. Le facteur a beau être résiduel, il explique la moitié de la valeur ajoutée par le travail et le capital réunis
  2. La valeur varie lorsqu’on substitue du travail au capital ou l’inverse : on calcule des élasticités de substitution 
  3. Dans la plupart des cas étudiés, on ne peut caractériser l’origine du facteur résiduel, ou sa mesure est impossible.

 

Finalement, on va en déduire que la valeur que l’acheteur final (en principe le consommateur) est amené à payer dépend d’une multitude de facteurs, et que l’entreprise y est sans doute pour quelque chose puisque, conformément à ce que disait Jean-Baptiste Say, c’est bien lui qui gère les facteurs de production, mais c’est aussi bien lui qui comprend ce que veut sa clientèle.

Donc, on peut dire qu’une partie au moins du facteur résiduel représente la rémunération de l’art d’entreprendre, et cette rémunération est le profit. Il y a loin de ce profit à cette marge calculée dans les livres d’écoliers.

 

L’art d’entreprendre dans une économie de libre marché

Mais on en sait un peu plus sur l’art d’entreprendre depuis Carl Menger, et grâce en particulier à Israël Kirzner, dernier membre vivant des disciples de Mises.

En insistant sur le temps et l’information, Menger et Mises avaient démontré toute la dimension du travail de l’entrepreneur, parce que le temps et l’information varient avec les individus et avec les circonstances.

Kirzner va décrire ce que sait faire l’entrepreneur. Non, il n’est pas l’homme hors du commun imaginé par Joseph Schumpeter (qui finira socialiste), tout le monde peut devenir entrepreneur dès lors qu’il a compris ce que d’autres n’avaient pas encore perçu : il a une antériorité de perception, parce qu’il sait traduire les signaux du marché : « alertness », il trouve évident ce que d’autres n’ont pas encore perçu. Cela peut être le cas de l’ouvrier dans un atelier qui s’aperçoit qu’il est plus facile de travailler avec un outil qu’avec un autre, d’un côté ou de l’autre ; c’est le cas de celui qui sait qu’au bout du marché le cageot de raisin se vend 25 euros au lieu de 40 ailleurs.

La vie économique organisée par le marché concurrentiel, avec libre entrée et libre sortie, est d’une telle richesse qu’elle secrète des innovations, des changements en permanence : c’est un « processus de découverte » dit Kirzner.

Bien évidemment, nous ne vivons pas dans une économie de marché, parce que les États et la politique s’en sont occupés. De la sorte, le profit n’entre plus en scène, et les marges sont fixées avant même que le prix ait été connu.

Voilà donc l’absurdité de la question aux yeux de la science économique : comment connaître une marge, un bénéfice, alors même que le prix n’est pas encore connu, ou n’est pas pris en compte ? Le prix mesure la valeur, la valeur dépend de l’apport des facteurs de production et de ce que l’entrepreneur en aura fait pour les adapter aux goûts et aux moyens de la clientèle.

C’est bien ce que je disais : il faut ignorer la science économique pour fixer ex ante un taux de marge.

[1] On pourra se reporter au livre de Pierre Garello La concurrence, Processus de Découverte Economics, éd. 2014

Sur le web.

Les libertariens et la guerre

Un article de Llewellyn H. Rockwell Jr.

Aujourd’hui, les guerres font rage en Ukraine et au Moyen-Orient. Quelle attitude les libertariens devraient-ils adopter face à ces guerres ? Est-il conforme aux principes libertariens de soutenir le camp qui, selon vous, a les meilleurs arguments ? Pouvez-vous inciter ce camp à tout mettre en œuvre pour remporter la victoire ?

Murray Rothbard, le plus grand de tous les théoriciens libertariens, ne le pensait pas. Et cela est vrai, même si vous avez correctement évalué le conflit. Regardons ce qu’il dit dans son grand livre L’Éthique de la Liberté.

 

La notion de guerre juste entre individus

Comme on pouvait s’y attendre, Murray Rothbard ne commence pas son analyse en prenant comme point de départ les conflits entre États. Il se demande ce que pourraient faire les individus impliqués dans un conflit dans une société anarcho-capitaliste.

Voici ce qu’il dit :

 

« Avant d’envisager les actions interétatiques, revenons un instant au pur monde apatride libertarien où les individus et les agences de protection privées qu’ils recrutent limitent strictement leur recours à la violence à la défense des personnes et des biens contre la violence. Supposons que, dans ce monde, Jones découvre que lui ou ses biens sont agressés par Smith. Il est légitime, comme nous l’avons vu, que Jones repousse cette invasion par le recours à la violence défensive. Mais nous devons maintenant nous demander : Jones a-t-il le droit de commettre des violences agressives contre des tiers innocents au cours de sa légitime défense contre Smith ? De toute évidence, la réponse doit être Non. Car la règle interdisant la violence contre les personnes ou les biens d’hommes innocents est absolue ; elle est valable quels que soient les motifs subjectifs de l’agression. Il est mal et criminel de violer la propriété ou la personne d’autrui, même si l’on est un Robin des Bois, ou s’il meurt de faim, ou se défend contre l’attaque d’un tiers. Nous pouvons comprendre et sympathiser avec les motivations de bon nombre de ces cas et situations extrêmes. Nous (ou plutôt la victime ou ses héritiers) pouvons ultérieurement atténuer la culpabilité si le criminel est jugé pour être puni, mais nous ne pouvons pas échapper au jugement selon lequel cette agression reste un acte criminel et que la victime a parfaitement le droit de commettre. repousser, par la violence s’il le faut. En bref, A agresse B parce que C menace ou agresse A. Nous pouvons comprendre la culpabilité « supérieure » de C dans toute cette procédure, mais nous qualifions toujours cette agression de A d’acte criminel que B a parfaitement le droit de repousser. par la violence.

 

Pour être plus concret, si Jones découvre que sa propriété est volée par Smith, Jones a le droit de le repousser et d’essayer de l’attraper, mais Jones n’a pas le droit de le repousser en bombardant un bâtiment et en assassinant des innocents, ou de l’attraper en tirant des mitrailleuses sur une foule innocente. S’il fait cela, il est autant (sinon plus) un agresseur criminel que Smith. Les mêmes critères s’appliquent si Smith et Jones ont chacun des hommes à leurs côtés, c’est-à-dire si une « guerre » éclate entre Smith et ses acolytes et Jones et ses gardes du corps.

Si Smith et un groupe de sbires attaquent Jones, et que Jones et ses gardes du corps poursuivent le gang Smith jusqu’à leur repaire, nous pourrons encourager Jones dans son effort ; et nous, ainsi que d’autres membres de la société intéressés à repousser l’agression, pouvons contribuer financièrement ou personnellement à la cause de Jones.

Mais Jones et ses hommes n’ont pas le droit, pas plus que Smith, d’agresser qui que ce soit au cours de leur « guerre juste » : voler la propriété d’autrui afin de financer leur poursuite, enrôler d’autres dans leur groupe en utilisant de violence, ou de tuer d’autres personnes au cours de leur lutte pour capturer les forces Smith.

Si Jones et ses hommes commettent l’une de ces choses, ils deviennent des criminels au même titre que Smith, et eux aussi sont soumis aux sanctions imposées contre la criminalité. En fait, si le crime de Smith était un vol, et Jones devrait recourir à la conscription pour l’attraper, ou devrait tuer des innocents dans sa poursuite, alors Jones devient plus un criminel que Smith, car des crimes contre autrui tels que l’esclavage et le meurtre sont sûrement bien pires que le vol.

Supposons que Jones, au cours de sa « juste guerre » contre les ravages de Smith, tue des innocents ; et supposons qu’il déclame, pour défendre ce meurtre, qu’il agissait simplement selon le slogan : « donnez-moi la liberté ou donnez-moi la mort ». L’absurdité de cette « défense » devrait être évidente d’emblée, car la question n’est pas de savoir si Jones était prêt à risquer la mort personnellement dans sa lutte défensive contre Smith ; la question est de savoir s’il était prêt à tuer d’autres innocents pour poursuivre son objectif légitime. Car Jones agissait en réalité selon le slogan totalement indéfendable : « Donnez-moi la liberté ou donnez-leur la mort » – un cri de guerre sûrement bien moins noble.

 

Sur la guerre nucléaire

Murray Rothbard soutient ensuite que, parce qu’on ne peut jamais nuire à des innocents, la guerre nucléaire est toujours une mauvaise chose, car il n’existe aucun moyen de limiter les dégâts causés par ces armes à des cibles légitimes.

Il expose ce point sans équivoque :

 

« On a souvent soutenu, et en particulier par les conservateurs, que le développement des horribles armes modernes de meurtre de masse (armes nucléaires, roquettes, guerre bactériologique, etc.) n’est qu’une différence de degré plutôt que de nature par rapport aux armes plus simples d’un époque antérieure. Bien sûr, une réponse à cette question est que lorsque le degré est le nombre de vies humaines, la différence est très grande. Mais une réponse particulièrement libertarienne est que si l’arc et les flèches, et même le fusil, peuvent être localisés, si on le veut, contre de véritables criminels, les armes nucléaires modernes ne le peuvent pas. Voici une différence de nature cruciale. Bien sûr, l’arc et les flèches pourraient être utilisés à des fins agressives, mais ils pourraient également être utilisés uniquement contre les agresseurs. Les armes nucléaires, même les bombes aériennes « classiques », ne peuvent pas l’être. Ces armes sont ipso facto des moteurs de destruction massive aveugle. (la seule exception serait le cas extrêmement rare où une masse de personnes, toutes criminelles, habitaient une vaste zone géographique.) Nous devons donc conclure que l’utilisation d’armes nucléaires ou similaires, ou la menace de celle-ci, constitue un crime contre l’humanité pour laquelle il ne peut y avoir aucune justification. C’est pourquoi le vieux cliché selon lequel ce ne sont pas les armes mais la volonté de les utiliser qui est important pour juger des questions de guerre et de paix n’est plus utilisé. Car c’est précisément la caractéristique des armes modernes qu’elles ne peuvent pas être utilisées de manière sélective, ni de manière libertarienne. Leur existence même doit donc être condamnée, et le désarmement nucléaire devient un bien à poursuivre en soi. En effet, parmi tous les aspects de la liberté, ce désarmement devient le bien politique le plus élevé que l’on puisse poursuivre dans le monde moderne. Car tout comme le meurtre est un crime plus odieux contre un autre homme que le vol, le meurtre de masse – en fait le meurtre si répandu qu’il menace la civilisation humaine et la survie humaine elle-même – est le pire crime qu’un homme puisse commettre. Et ce crime n’est désormais que trop possible. Ou bien les libertariens vont-ils s’indigner à juste titre du contrôle des prix ou de l’impôt sur le revenu, tout en haussant les épaules, voire en défendant positivement le crime ultime de meurtre de masse ?

Vous pouvez retrouver cet article en anglais sur le site de Mises Institut

L’assimilation, ce concept antilibéral

Dans un article précédent, j’ai montré que l’immigration libre était un point du programme des libéraux français classiques, et que pour marcher dans leurs pas, il nous fallait penser les contours de cette politique, plutôt que la rejeter.

J’examinerai aujourd’hui le principe de l’assimilation, pour voir s’il peut être reconnu par le libéralisme.

 

Le droit d’être minoritaire

C’est un principe fondamental du libéralisme que le respect des opinions et des actions inoffensives des minorités, et de tout ce qui peut être défini comme la sphère propre de l’individu (Benjamin Constant, Œuvres complètes, t. IV, p. 643 ; t. XIII, p. 118). En d’autres termes, chaque individu a le droit d’avoir ses goûts, ses opinions ; on n’exige guère de lui que sa soumission aux lois, c’est-à-dire qu’il ne blesse pas la liberté égale de son voisin, et ne détruise pas ses propriétés.

D’ordinaire, l’individu qui est né sur le sol et qui acquiert la nationalité par la naissance n’est pas inquiété par les prétentions coercitives de quelconques majorités. L’opinion commune ne le contraint pas : il adopte les tenues vestimentaires qu’il a choisi ; il a ses opinions ; en bref, il mène sa vie selon son propre règlement.

Mais on voudrait que les immigrés, en tant que nouveaux venus, se conforment aux opinions majoritaires, ou couramment admises. D’abord, il faudrait pouvoir les définir, et d’ordinaire, on s’en garde bien. Mais sans doute la chose est assez claire : il faut pour eux s’habiller « comme tout le monde », penser « comme tout le monde », et en somme vivre la vie de tout le monde.

Ce projet a le grave défaut de s’opposer à la nature de l’homme. La nature a voulu l’inégalité : les individus naissent inégaux, leurs expériences de vie sont différentes, et les instruments par lesquels ils produisent leurs émotions et leurs idées, sont différents (Ch. Dunoyer, Nouveau traité, etc., 1830, t. I, p. 92-93). On n’est pas maître d’aimer la musique de la majorité, ou les plats dont se régale la majorité, par un simple acte de la volonté (G. de Molinari, Conversations sur le commerce des grains, 1855, p. 159 et suiv.). Tocqueville était convaincu de l’importance de la religion, mais il n’était pas libre de croire ce qu’il ne croyait pas.

Faire adopter des modes vestimentaires, des opinions et des modes de vie, se fait ou par la conviction, ou par la contrainte. Dans le cas de l’assimilation, on rejette d’avance la conviction, car ce serait admettre le droit d’être innocemment minoritaire, et c’est ce dont précisément on ne veut pas. Il faudra donc édicter et faire respecter certaines opinions, des manières de se vêtir, de vivre. Il y aura des sanctions pour ceux qui y contreviendront.

De ce point de vue, l’assimilation, si elle veut dire adopter certains modes de vie, n’est pas conforme aux principes du libéralisme, et elle prépare aux confins de la grande société une petite société qui est à l’opposée de son idéal.

 

Le paradoxe de l’enfant

L’immigrant, dira-t-on, est un nouveau venu : par conséquent, il n’a pas les mêmes droits, il ne mérite pas la même liberté. Il vient dans une société déjà formée, dont il doit respecter les susceptibilités. Il ne peut pas marcher à sa guise son propre chemin.

Cependant, tout nouvel enfant qui naît en France se présente aussi essentiellement comme un nouvel arrivant. Or qui dira qu’il a le devoir absolu de s’assimiler ? Au contraire, vous le verrez bientôt avoir ses opinions, ses goûts, ses penchants. De la société dont il a hérité, il fera, avec d’autres, ce qu’il voudra et ce qu’il pourra. Il renversera peut-être les opinions reçues, lancera de nouvelles modes dont les plus anciens s’offusqueront. Tout cela est dans l’ordre. Car chaque nouvelle génération remplace celle de ses parents et grands-parents, dans un grand-remplacement continuel qui est de l’essence des sociétés humaines.

Cette évolution naturelle est d’ailleurs la condition du progrès. Il ne faut pas en avoir peur. La prétention de fixer le cadre social des générations futures est au contraire profondément antilibérale, et rappelle les charges que Turgot lançait jadis contre les fondations pieuses prétendument immortelles (Article « Fondation » de l’Encyclopédie).

De ce point de vue encore, la prétention à l’assimilation ne paraît pas conforme aux principes du libéralisme.

 

L’assimilation vraie et fausse

À en croire les auteurs libéraux classiques, l’assimilation est de toute manière, dans notre pays, une véritable utopie. Sur un même sol, les Français se feront plutôt arabes que les Arabes ne se feront français ; laissés à leur propre impulsion, certains retourneront à la vie sauvage, plutôt que de pousser les populations indigènes à suivre leurs pratiques civilisées. (Édouard Laboulaye, Histoire politique des États-Unis, 1867, t. III, p. 53 ; Paul Leroy-Beaulieu, De la colonisation chez les peuples modernes, 1874, p. 154)

La vraie assimilation se fait par la conviction, le libre débat, l’influence d’une culture supérieure qui produit des merveilles éclatantes et qu’on admire. Elle se fait aussi par la nature imitative de l’homme, par son goût pour la tranquillité, par son conservatisme. Enfin, elle procède des unions de l’amour.

L’assimilation légale, je ne vois pas qu’un libéral des temps passés l’eût vanté ni même surtout pratiqué. Au contraire, je les vois tous à l’envie se conduire dans tous les pays fidèles à leurs propres usages, avec un sans-gêne qui n’étonne pas encore à l’époque. Réfugié aux États-Unis, le physiocrate Dupont de Nemours, par exemple, n’a jamais pris la peine d’apprendre l’anglais, et il continuait à dater ses lettres selon le nouvel almanach de France (voir ses Lettres à Jefferson, et Dupont-De Staël Letters, 1968, p. 60). Il était venu sans passeport, avec des opinions monarchistes très célèbres, puisqu’il les avait répandues dans des livres et brochures pendant plus de quarante ans. Il a fondé en toute liberté une entreprise de poudre, c’est-à-dire d’explosifs, qui aujourd’hui emploie 34 000 personnes et produit un résultat net de quelques 6,5 milliards de dollars. Il a vécu là-bas paisiblement les dernières années de sa vie.

Pour définir une position libérale moderne sur la question de la liberté d’immigration, l’assimilation est donc une première chimère à écarter.

Les libéraux, les frontières et l’immigration

Les frontières se rapportent à plusieurs questions, selon la forme qu’elles prennent et ce qu’elles arrêtent.

Quand ce sont des produits, c’est la grande question du libre-échange et du protectionnisme qui se trouve en jeu. Au XVIIIe siècle et au XIXe siècle, les penseurs libéraux français ont balayé les sophismes fondés sur le travail national, sur la concurrence déloyale, sur l’infériorité ou l’insalubrité des produits étrangers. Ils ont eu en vue le consommateur, qui représente l’intérêt général de la société, et ils ont demandé la liberté du commerce. Seule est restée en débat l’alternative d’une liberté immédiate ou d’une période de transition.

Quand les frontières arrêtent les hommes, elles prennent la forme de poste-frontières, de passeports, de lois restrictives sur l’immigration, la naturalisation ou le travail des étrangers. Toutes questions diverses, que les libéraux français ont traité avec étendue, et dans une perspective plutôt unanime.

Il serait bien hasardeux d’affirmer qu’ils furent les adversaires des frontières, car ils les admettaient sans contestation.

Quoiqu’ardent cosmopolite, le physiocrate Le Trosne disait bien, en 1766, que « les limites des différentes sociétés politiques » sont « utiles et nécessaires pour déterminer dans chaque lieu quelle est l’autorité tutélaire à laquelle on doit avoir recours pour le maintien du droit de propriété » (Physiocratie, t. IV, 1768, p. 30.).

Ce n’est donc pas la frontière en tant que telle, mais son utilisation dans un sens protectionniste, que les auteurs libéraux ont repoussé.

 

L’idéal de la liberté de déplacement

Le despotisme a toujours et partout soupiré après l’isolement des hommes, et attisé leurs haines réciproques. Dans la plus haute Antiquité, les prêtres indiens et égyptiens inculquent une même haine de la mer et de l’étranger, car le sacerdoce a besoin d’isoler les peuples qu’il gouverne (Œuvres complètes de Benjamin Constant, t. XVII, p. 478). De même, le servage se nourrit de l’attachement des peuples à leur espace de vie, et au besoin il l’organise ; car ceux qui se plaisent sur le coin de terre qui les a vu naître ne risquent pas de remuer leurs chaînes (Gustave de Molinari, Le mouvement socialiste, etc., 1872, p. 256).

Contre cet héritage de compression, les grands noms du libéralisme français reconnaissent et affirment la liberté de déplacement.

« Chercher ailleurs un ciel plus propice et des circonstances plus favorables », dit Constant, est une liberté fondamentale, et il s’offusque de la voir entamée par des lois prohibitives (O. C., t. XVI, p. 230). Jean-Baptiste Say renchérit encore sur cette idée dans son grand cours, et explique que cette liberté est essentiellement une conséquence du respect pour le droit de propriété : chaque individu s’appartient, et peut employer ses facultés là où elles seront demandées (Cours complet d’économie politique pratique, 1828, t. III, p. 211-212).

Diverses conclusions pratiques découlaient de ces doctrines.

Les passeports, d’abord, étaient universellement blâmés, et ils le furent dès leur instauration ou plutôt leur généralisation. Se rappelant son escapade de jeunesse en Angleterre, Benjamin Constant écrit qu’il avait pu alors franchir le Détroit sans passeport, car cet « heureux temps » était encore un temps de liberté (Œuvres complètes, t. III, p. 333). Il put jouir, précise-t-il, de « cette liberté complète d’aller et de venir, sans qu’âme qui vive s’occupe de vous, et sans que rien rappelle cette police dont les coupables sont le prétexte, et les innocents le but » (Idem, p. 346).

De même, dans son grand tableau historique et géographique, Charles Comte pointait du doigt cette monstrueuse innovation, et il vantait ces pays de l’Orient où la liberté de voyager est totale, et où les voyageurs ne portent pas comme chez nous dans leur poche la marque de leur esclavage (Traité de législation, 1827, t. III, p. 44). C’était une protestation, une conviction nourrie par l’émotion, mais elle n’a jamais abandonné les libéraux de ce siècle.

En 1888, Gustave de Molinari parle encore de l’abolition pure et simple des passeports comme une mesure qui fait partie du programme du libéralisme (Chronique du Journal des économistes, juin 1888, p. 466).

 

Le spectre de l’immigration

Sur la question de l’immigration étrangère, l’opinion des libéraux français ne fut pas différente, car elle tenait aux mêmes principes structurants.

Quand un étranger vient se fixer en France, dit Jean-Baptiste Say, et a quelques capitaux et des compétences à apporter, il est indéniablement une source d’enrichissement (Traité d’économie politique, 1803, t. I, p. 187). Arrivant généralement en adulte prêt à œuvrer à la production, l’immigrant fait encore économiser à la collectivité les frais nécessaires à l’éducation des enfants. Qu’il retourne ensuite dans son pays d’origine ou qu’il reste dans celui qui l’a vu arriver, il a accompli une œuvre productive et a accru la richesse nationale : aussi Molinari dit-il de l’immigration qu’elle est « toujours avantageuse » (La Viriculture, 1897, p. 94 et 97).

Nos craintes, esthétiques et culturelles, sur la transformation du caractère national, sont balayées par ces auteurs avec une nonchalance qui nous ferait presque rougir.

La synthèse des races est une loi du progrès de l’humanité, affirme Joseph Garnier devant la Société d’économie politique.

« Les peuples actuellement plus civilisés sont le résultat de nombreux croisements, dit-il. On compte sept races bien distinctes comme facteurs de l’Angleterre actuelle. On en compterait au moins autant en France, etc. Cette pénétration mutuelle et réciproque est un des procédés de la civilisation que la science politique ne peut méconnaître. Il faut laisser faire les peuples. Leur nationalité est appelée à se transformer sans cesse par les effets du progrès universel et d’une constante immigration. » (Discussion de la Société d’économie politique du 5 mai 1880).

Son collègue et ami, Gustave de Molinari, ne croit pas non plus que le mélange des races soit une cause de détérioration (La Viriculture, 1897, 210). Il l’a d’ailleurs observé de visu, lors de ses nombreux voyages : la population de races mélangées est plus saine et plus belle que celle qui s’attroupe au sortir des églises de la Normandie profonde, par exemple, et qui présente une uniformité morose (Lettres sur la Russie, 1861, p. 255-256).

Benjamin Constant jugeait aussi que la rencontre des peuples était facteur d’épanouissement et de progrès ; mais il remarquait aussi que quand un flot de barbares s’assimilait dans une société civilisée, il lui faisait faire plusieurs pas en arrière (O. C., t. XVIII, p. 64, et t. IV, p. 488).

L’agglomération de populations étrangères dans des quartiers et des villes distinctes, où ils conservent leur langage et leurs mœurs, n’est pas sans poser des difficultés (Paul Leroy-Beaulieu, La question de la population, 1913, p. 373).

Dans de nombreux cas, les étrangers immigrés se révèlent même dangereux : les libéraux ne se font aucune illusion là-dessus. Les prisons américaines visitées par Tocqueville et par Beaumont abondent d’étrangers, et en France la criminalité des étrangers est quadruple du reste de la population. Mais tout ceci, ce sont des prétextes, que ces auteurs balayent d’habitude d’un revers de main (Yves Guyot, La tyrannie socialiste, 1893, p. 136 ; Gustave de Molinari, « La criminalité des étrangers en France », Journal des économistes, avril 1890, p. 95). Tout cela s’avère aussi pour eux une question de mesure : car si l’État n’a pas de légitimité pour empêcher un étranger d’acquérir une propriété, de prendre un emploi qu’on lui propose, de fonder une famille et de s’installer, l’État peut tout à fait, dit Paul Leroy-Beaulieu, repousser « les bandes de mendiants ou de bohémiens, de saltimbanques et de vagabonds » qui voudraient s’introduire sur le sol national (« Les devoirs et les droits des nations envers les étrangers, L’Économiste Français, 30 juillet 1887.).

Loin de rejeter l’afflux de l’immigration, les libéraux français soutiennent qu’on doit ouvrir largement la porte aux naturalisations.

Certains en font même un cheval de bataille personnel, tel Anselme Batbie, au Sénat. La naturalisation était conçue comme le meilleur moyen d’assimilation, et elle semblait d’autant plus nécessaire que les Français avaient la réputation de pratiquer l’assimilation en sens inverse. Au Canada, et ailleurs, il s’en était fallu de peu que nos colons se fissent sauvage (Paul Leroy-Beaulieu, De la colonisation chez les peuples modernes, 1874, p. 154).

Édouard Laboulaye, reprenant sur l’Algérie cette demande d’une ouverture plus grande des portes de la naturalisation des étrangers, faisait même cette sombre prédiction :

« Qu’on mette en présence, sur un même territoire, des Français et des Arabes, ce ne sont pas les Arabes qui deviendront Français, ce sont les Français qui deviendront Arabes. » (Histoire politique des États-Unis, 1867, t. III, p. 53).

Dans n’importe quelle configuration, il est certain que l’immigration a de nombreux désavantages. Pour qu’un individu donne toute la mesure de ses forces dans une nation donnée, il faut qu’il en ait bien compris les codes et qu’il se soit pour ainsi dire assimilé à ses valeurs. Celui qui veut subsister dans une société et qui y offre des services qui ne sont pas estimés, souffre et dépérit ; s’il est incapable de comprendre en quoi sa faute consiste, son dénuement n’a pas de terme.

Or, bien comprendre la société qui l’entoure, est ce qui n’est pas permis, en général, à l’immigrant. En outre, si l’héritage des générations passées est une ressource précieuse pour faire de nouveaux progrès, l’immigrant est peu curieux de savoir ce que les hommes ont fait avant lui sur la terre qu’il vient de rejoindre ; la grandeur nationale ne le touche pas, les héros du pays ne sont pas les siens. Il a quitté une patrie dont il savait la langue, et il bégaye maintenant comme un nourrisson ; il n’est peut-être pas adapté au climat ; il ne sera pas aimé des populations au sein desquelles il s’installe, et qui le voient comme un concurrent, un ennemi, peut-être un espion etc.

Il ne faut pas se bercer d’illusions, ni proposer des chimères. L’immigration a ses inconvénients, si elle a ses avantages. Mais défendre la liberté de déplacement fait partie de notre héritage, et doit faire notre fierté. Sa reformulation au XXIe siècle doit faire l’objet de nos vœux et de nos travaux. C’est un drapeau que nous ne devons pas abandonner, quand déjà tous ont renoncé.

Le septennat : les 150 ans d’une loi provisoire

Aujourd’hui 20 novembre, le septennat fête ses 150 ans. Bien qu’il ait été remplacé depuis plus de vingt ans par le quinquennat, il suscite toujours des nostalgies. Or, l’idée singulière de confier le pouvoir à quelqu’un pendant sept ans, ce qui est long dans une démocratie, est le résultat d’une loi conçue comme provisoire. Un provisoire qui devait durer 127 ans !

L’adoption du quinquennat en 2000 a pourtant laissé des inconsolables du septennat si on en juge par des propositions récurrentes de le rétablir sous la forme d’un mandat présidentiel unique. Mais d’où sortait donc ce septennat ?

En 1873, la présidence était en France une institution mal établie et peu identifiée avec la république. La Première République n’avait connu aucun président mais, sur son déclin, le consulat décennal avec la Constitution de l’an VIII. La Seconde République avait établi une présidence à l’américaine et un mandat de quatre ans non renouvelable. Un certain Louis-Napoléon ne pouvant s’en contenter fit le coup d’État que l’on sait. Cela ne contribua pas à donner beaucoup de confiance dans cette magistrature suprême. Adolphe Thiers réussit à relever la présidence pour son compte personnel en 1871.

Voilà pour le contexte. Voyons le texte.

 

Un septennat personnalisé

Cette loi, très brève, ne compte que deux articles dont seul le premier nous importe ici :

« Le pouvoir exécutif est confié pour sept ans au maréchal de Mac-Mahon, duc de Magenta, à partir de la promulgation de la présente loi ; ce pouvoir continuera à être exercé avec le titre de président de la République et dans les conditions actuelles jusqu’aux modifications qui pourraient y être apportées par les lois constitutionnelles. »

Comme on le comprend à la lecture de cet article très surprenant, il s’agit d’un texte de circonstance et d’une loi provisoire. On n’instaure pas une présidence de la République de sept ans, mais on confie à Mac Mahon le pouvoir exécutif pour sept ans avec le titre de président de la République. Croyant établir une régence sous une apparence républicaine et préparer une restauration, la majorité monarchiste fondait sans le savoir la République par le septennat.

 

Organiser la présidence pour la rendre puissante et durable

Depuis le Manifeste du comte de Chambord affirmant son attachement au drapeau blanc, les monarchistes, majoritaires à l’Assemblée nationale, se trouvent dans l’impasse.

Ils ne sont donc pas pressés de sortir du provisoire dans lequel vit la France depuis 1871 et souhaitent ainsi maintenir le statu quo le plus longtemps possible dans l’espoir d’une mort prochaine de l’encombrant dernier Bourbon de France.

L’Assemblée avait contraint Adolphe Thiers à la démission, le 24 mai 1873. Se posait la question non pas de sa succession, le maréchal de Mac Mahon prenant la relève, mais de la fonction présidentielle. Thiers tenait son pouvoir de l’Assemblée, cumulant les fonctions de chef d’État et du gouvernement, et il en allait de même du maréchal. Il devenait nécessaire d’organiser cette magistrature pour la rendre puissante et durable.

 

La réconciliation des Bourbons et des Orléans

Mais il convient de revenir sur cette période qui va de l’été à l’automne 1873 pour mieux comprendre les enjeux du septennat.

Début août, le comte de Paris s’était rendu à Frohsdorf et avait fait acte d’allégeance au comte de Chambord. La réconciliation des Bourbons et des Orléans n’ouvrait-elle pas la voie de la restauration ? C’était, une fois de plus, une chimère. « Henri V » fidèle à lui-même, se trouvait en complet décalage avec son temps et le pays sur lequel il songeait vaguement à régner.

Partout dans les campagnes, républicains et bonapartistes battaient le tambour du retour de l’Ancien Régime honni. Ils agitaient le spectre des dîmes, du droit de cuissage et la remise en question des biens communaux. Tout cela était absurde mais diantrement efficace.

 

L’insondable bêtise du comte de Chambord

Comme l’écrit caustique Daniel Halévy :

« les peuples acceptent assez bien d’être conduits, mais c’est à condition qu’on les conduise quelque part. »1

Or les monarchistes naviguaient à l’aveuglette, vivant dans le déni de l’impossibilité de leurs espérances. La majorité dont disposait le duc de Broglie n’était guère solide et dépendait de la bonne volonté d’un « centre gauche » indécis et d’une poignée de bonapartistes à l’appui douteux.

Mi-octobre, l’ultime tentative de Chesnelong, envoyé par le duc de Broglie auprès du comte de Chambord fut aussi vaine que les précédentes. « Jamais je ne renoncerais au drapeau blanc » répéta le prince. Comme les monarchistes faisaient toujours mine de n’avoir pas compris, et laissaient entendre qu’il accepterait le drapeau tricolore malgré tout, « Henri V » fit publier dans L’Union du 30 octobre un démenti des plus formel : « Je ne puis consentir à inaugurer un règne réparateur et fort par un acte de faiblesse ».

Les légitimistes furent partagés entre l’accablement et la révolte devant l’insondable bêtise de leur chef.

 

Coupons la poire en deux et faisons le septennat

Le duc de Broglie comprit qu’il ne restait plus qu’une chose à faire : mettre l’État sous la garde durable du Maréchal.

Le 5 novembre, il lut à l’Assemblée un message présidentiel. Jugeant insuffisante la définition de ses pouvoirs, le maréchal réclamait leur prolongation pour dix ans. Aussitôt, une commission se constitua, présidée par une figure du centre gauche, Édouard de Laboulaye. Ce dernier proposa un mandat de cinq ans. Broglie rétorqua en coupant la poire en deux, sept ans à mi-chemin du décennat et du quinquennat. Laboulaye voulait bien, mais à condition que soient votées des lois constitutionnelles pour sortir du provisoire.

Broglie reparut à la tribune avec un second message du maréchal. Le septennat « serait plus en rapport avec les forces que je puis consacrer encore au pays » déclarait-il. Mais il exigeait un vote rapide, menaçant de démissionner. Jules Grévy monta à la tribune pour dénoncer le septennat contraire à toutes les traditions du pays. Cela ne devait pas l’empêcher d’être le premier président à terminer un septennat quelques années plus tard.

Le duc de Broglie finit par rallier sa majorité :

« Défenseurs de l’ordre social, défenseurs de l’ordre moral, n’abandonnez pas votre chef ; ne diminuez pas ses forces quand vous accroissez son fardeau ; ne détruisez pas son ouvrage avant de l’avoir commencé… »

 

Le septennat satisfait tout le monde

Le septennat fut voté avec une majorité de 70 voix. Les monarchistes y voyaient l’avenir préservé. Pour les bonapartistes, c’était un instrument utile pour un retour à l’Empire. Le centre gauche estimait que la République serait garantie pendant sept ans dans les mains d’un soldat légaliste. La gauche était partagée. Les uns criaient tout haut à la dictature, les autres tout bas se consolaient. La république n’entrait-elle pas par cette petite porte ?

Cette loi de circonstance deviendra définitive et coulée dans le bronze par la loi constitutionnelle du 25 février 1875. Ce septennat, surgi de nulle part, s’imposera comme la norme républicaine en France sous trois républiques avant que l’on ne revienne au décennat consulaire, déguisé sous la forme du quinquennat renouvelable.

Mais c’est une autre histoire…

  1. La république des ducs, Pluriel 1995, p. 36

En marge de la guerre à Gaza : hommage à Philippe Simonnot

Il y a tout juste un an Philippe Simonnot disparaissait. Il laisse une œuvre variée, forte et atypique. Économiste libéral et journaliste mordant, il fit découvrir les tours et détours de l’économie aux lecteurs du quotidien Le Monde. Il fut brutalement licencié du journal en 1976 pour avoir crûment dévoilé comment de grands commis de l’État jouaient au mécano industriel avec des entreprises nationales comme Elf Aquitaine, ce groupe pétrolier public qui fut ensuite absorbé par Total en 1999 !

Heureusement, cette triste rebuffade agit sur Simonnot comme un stimulant : il publia une trentaine d’essais, aussi divers qu’originaux, jusqu’à sa mort. L’un de ses derniers ouvrages1 jetait une lumière crue sur les relations d’Israël avec les grandes puissances, abordant sans fard les migrations juives, le sionisme et la colonisation israélienne de la Palestine2.

Précis et clairvoyant, son diagnostic mérite d’être rappelé aujourd’hui car il éclaire bien l’imbroglio Israélien actuel !

Le 2 novembre 1917, Arthur Balfour, ministre britannique des Affaires étrangères, transmit à lord Rothschild une brève lettre dactylographiée dont les termes engagèrent le processus politique qui aboutit plus tard à la naissance d’Israël.

La promesse sibylline du ministre Balfour préparait le mandat que l’Angleterre exerça sur la Palestine de 1920 à 1948 ; exprimant une sympathie pour les « aspirations juives sionistes », elle promettait d’établir en Palestine « un Foyer national pour le peuple juif » (sic). Cette déclaration répondait donc à la fois aux ambitions des sionistes juifs et au mondialisme du président américain Wilson qui prôna, devant le Sénat des États-Unis en janvier 1917 : « une paix sans victoire et sans annexion » pour l’après-guerre !

 

L’imbroglio sioniste 

Parfaitement officieuse, cette « déclaration » d’un membre du gouvernement britannique endossait donc le projet sioniste porté par Theodor Herzl depuis 1896 : en butte à des persécutions chroniques, des Juifs polonais ou russes venaient s’établir en Allemagne, en France, en Angleterre et aux États-Unis.

Quitte à émigrer, pourquoi ces populations ne pousseraient-elles pas jusqu’en Palestine, une destination mythique définie, un peu cavalièrement, comme une « terre sans peuple pour un peuple sans terre »3.

Cette hypothèse trouva un écho favorable chez les juifs d’origine russe, ukrainienne ou polonaise4; elle soulevait en revanche de fortes réticences chez les Juifs assimilés d’Europe occidentale (allemands, britanniques ou français), ainsi que parmi les Américains qui étaient plutôt antisionistes à cette époque.

En rappelant les politiques des uns et des autres (Américains, Anglais et Français, en particulier) Simonnot dévoilait les intentions et les propagandes de chacun. Sur le dossier de la Palestine et du Proche-Orient, les puissances coloniales furent progressivement ravalées, comme ailleurs, au rang de puissance moyenne. Et l’Amérique sacrée (pour un temps !) comme gendarme du monde et comme tuteur du Levant : en ce mois de novembre 2023, c’est effectivement la sixième flotte américaine qui croise au large de Gaza !

 

Collaborations franco-israéliennes

Dans ce Proche-Orient où rien n’est jamais simple ni univoque, que fit la France ?

Première étape : quelques mois avant la déclaration de Balfour en 1917, le sioniste Nahum Solo reçut une lettre (secrète !) de Jules Cambon5 qui lui promettait la sympathie de la France et s’engageait à soutenir « la renaissance […] de la nationalité juive sur cette terre dont le peuple juif a été chassé depuis tant de siècles » (cité par Simonnot p. 34). Le Quai d’Orsay prenait donc position.

Seconde étape : soucieux de contrer le désir britannique de « remplacer la France à Damas et à Beyrouth6 », Charles de Gaulle activa en 1941 une collaboration franco-sioniste qui se prolongea bien au delà du second conflit mondial : « ennemis des Anglais, ils deviennent des amis de la France » (id. p. 134) !

La France soutint donc la résistance juive dont le terrorisme sapait la présence britannique en Palestine (Groupe Stern, Haganah, Irgoun) avant leur départ définitif. Et l’émigration vers la Terre promise de ceux qui fuyaient les pogroms de Pologne, de Roumanie et de Hongrie, après l’armistice de 19457.

La France vota à l’ONU pour la partition de la Palestine entre Juifs et Arabes (novembre 1947) ;  une coopération militaire consolida ensuite le complexe militaro-industriel israélien dont la clef de voûte fut l’arme nucléaire tactique de l’État d’Israël. Cynique de part et d’autre, la collaboration entre Français et Israéliens dura longtemps : dans les domaines des armes, du renseignement, de la tactique et de la stratégie, depuis Ben Gourion jusqu’à Begin et Shamir…

 

Cynisme aussi, côté britannique !

À l’époque de Balfour, l’épine dorsale de l’Empire britannique allait de l’Inde à la Grande-Bretagne.

Cet axe maritime essentiel impliquait de contrôler le canal de Suez et l’Égypte. Il fallait donc chasser les Turcs qui occupaient ces territoires8.

Un important contingent britannique (400 000 hommes plus autant de supplétifs arabes et indiens) tentait de soumettre la Mésopotamie depuis 1914, pendant que la bataille de Verdun épuisait les troupes françaises qui auraient bien apprécié d’être épaulées par leurs alliés anglais !

Pour se faire pardonner cette guerre du Levant qui limitait l’engagement anglais en Europe, les Britanniques associèrent finalement les Français au partage du Proche-Orient. Les accords proposés par Mark Sykes à François Georges-Picot prirent forme en mai 1916 : ils allouaient aux Français le Liban et la Syrie, tandis que la Grande-Bretagne s’attribuait le Koweït, l’Irak, la Jordanie, la Palestine, le port de Haïfa et Saint-Jean-d’Acre. Jérusalem aurait une administration internationale9 !

En définitive, Balfour, Sykes, Georges-Picot ou Paul Cambon, ambassadeur français à Londres au moment des accords Sykes-Picot, concevaient encore le monde dans des termes du XIXe siècle : les Anglais confortaient l’implantation de leur Empire ; et la France radicale, laïque et républicaine, s’affirmait comme  protectrice des saints et des communautés chrétiennes du Levant ! Et la Couronne britannique contrecarrait en coulisses les positions françaises, en cultivant simultanément amitiés arabes et espoirs sionistes10 : bien difficile de démêler cet écheveau qui préparait les troubles d’aujourd’hui : rien de nouveau sous le Soleil !

 

L’Amérique, convergence des sionismes !

Depuis 1917, le soutien de l’Amérique à Israël est un lieu commun politique : bon an mal an, et de Wilson à Trump et Biden, l’Oncle Sam suit une politique sioniste que soutiennent à la fois des lobbies chrétiens et des groupes de pression juifs.

Le « sionisme chrétien » remonte loin dans l’histoire : il prolonge le millénarisme de nombreuses sectes du Moyen Âge11. Les protestants qui contribuèrent à peupler le Nouveau Monde en gardent des traces ; des politiques comme Jimmy Carter ou George W. Bush en furent imprégnés. Cela explique que Balfour, Shaftesbury, Lloyd George ou Sykes se convertirent au sionisme et que d’autres s’affirmèrent sionistes « en tant que membre de l’Église d’Angleterre » (id. p. 69).

Winston Churchill fut un « sioniste cynique » : pour lui, Anglais et Juifs avaient une même défiance envers les Arabes ; en Palestine, les juifs seraient donc, pensait-il, un facteur de sécurité pour les Britanniques. Il justifiait donc la déclaration Balfour à laquelle il n’avait pris aucune part. Pour les Anglais, Israël cantonnerait l’influence arabe au Proche-Orient, afin d’exploiter les ressources mésopotamiennes, et de mettre en culture les terres laissées en friche par les Arabes12 !

Comme la Grande-Bretagne avant elle, l’Amérique est encore prisonnière de ses paradoxes. Elle ne choisit pas entre des engagements incompatibles entre eux : alliance avec les monarchies du Golfe, d’un côté ; alliance israélienne, de l’autre ; alliance militaire avec les turcs qu’on ménage parce qu’ils verrouillent l’empire russe au Bosphore ; et alliance septentrionale dont la Norvège est le chaînon qui verrouille l’empire russe au nord13 !

 

Quelques mots de synthèse

De tels paradoxes sont légion dans le jeu levantin.

De plus, personne ne peut occulter ni le fait religieux ni le communautarisme, ni le clanisme qui participent à l’opacité politique dans cette région, comme au Caucase et aux Balkans14.

Philippe Simonnot soulignait à raison toutes ces subtilités qui rendent l’action politique levantine illisible pour un esprit rationnel !

Ceux qui ont vécu en Orient le savent : en Russie, en Arabie,  ainsi qu’en Extrème-Orient, l’intérêt personnel, la manœuvre et le double langage sont de règle ; aucune promesse n’est durable, sauf si une force incontestable vous impose de la respecter, ce que tente de faire la Sixième Flotte devant Gaza, et, peut-être, la dissuasion nucléaire d’Israël !

Herzl, inspirateur du sionisme moderne, est l’idéal-type de ce dossier. Jamais ses interventions aux congrès sionistes n’évoquèrent la « question arabe ».

Au contraire, il soulignait sans fard que : « faire disparaître les Arabes (de Palestine) est au cœur du rêve sioniste » (Simonnot, p. 84). Dès les années 1930, Ben Gourion affirmait aussi que les sionistes ont déplacé les populations arabes afin que la Palestine devienne une « terre sans peuple », afin d’y installer son « peuple sans terre », venu d’Europe centrale !

Weizmann, premier président du nouvel Israël, condensa son dessein dans un dicton que personne n’oserait prononcer aujourd’hui : « L’Arabe, fils du désert ? Il faudrait plutôt l’appeler : le père du désert ! »

Sur quoi débouche cette aventure tragique, vieille de plus d’un siècle ?

Simonnot notait qu’il a toujours existé, en France et ailleurs, des Juifs pour s’opposer au sionisme, et que ce dernier n’a pas eu la meilleure part dans la politique internationale : le drame actuel de la bande de Gaza le rappelle avec force !

Le déplacement des populations palestiniennes se poursuit : Simonnot le rapprochait des « épurations ethniques » au sein de la Yougoslavie des années 1990 ; que dire à Gaza ? Depuis 1947, le déplacement des populations continue. Est-ce la face sombre du sionisme contemporain ?

Sa face claire, que nous admirons, est séculière : depuis Tel Aviv, de nombreuses start-up participent au progrès de notre temps, biologique ou numérique, en liaison étroite avec les plus grandes universités et avec les réseaux du monde contemporain !

En rasant des immeubles gazaouis, les canons d’Israël ont-ils déclenché l’Apocalypse ? J’hésite à citer le mot du Christ sur sa croix : « Tout est accompli ! » (Jean 19-30) : s’il s’applique en l’espèce, la Palestine peut avoir un avenir !

Article rédigé en novembre 2023, inspiré d’une note de lecture publiée par l’auteur en 2020.

  1. Le Siècle Balfour, 1917-2017, P.-G. De Roux ed. (2018). La rédaction de la revue Communication de l’université Laval à Québec m’a aimablement permis de reprendre ici un partie de l’article que j’ai consacré à cette étude dans le n° 37 – 1 (2020).
  2. Voir, par exemple : « L’antisionisme n’est pas un anti-sémitisme » , Contrepoints du 7 mars 2019
  3. Formule attribuée à Salisbury, oncle de Balfour : n’était-ce pas aussi une façon élégante de « résoudre la question juive en supprimant son support, le judaïsme » s’interrogeait Simonnot (p. 65-66 de son livre sur Balfour).
  4. Der Judenstaat (l’État des juifs) affirmait que les Juifs sont un peuple à qui il faut un État. Cette affirmation hérissa des rabbins de Vienne ou de Munich et prit à revers de nombreux Juifs intégrés en Angleterre, en Hollande, en France ou en Italie ; Simonnot remarquait : « Herzl trouve le gros de sa clientèle en Europe centrale et orientale et non en Europe occidentale » (p. 59 de son livre sur Balfour).
  5. Secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, frère cadet de l’ambassadeur de France à Londres qui prépara les accords Sykes-Picot !
  6. Citation des Mémoires de guerre, t. I, p. 205 (cité par Simonnot, p. 133.
  7. Récit de l’affaire Exodus pendant l’été 1947 (id. p. 134-147).
  8. L’Angleterre avait remplacé le coke par le mazout comme carburant des bateaux ; l’Amirauté voulait  donc« extraire, raffiner et transporter » l’huile d’Irak, selon les mots de Churchill aux Communes, en juillet 1913 (id.p. 28).
  9. Les Anglais firent aux Arabes des promesses parfaitement contraires à l’esprit des accords franco-anglais !
  10. Thomas Edward Lawrence, dit Lawrence d’Arabie entraîna ses légions arabes à se battre contre leurs co-religionnaires loyaux aux occupants turcs (id. p. 31) !
  11. Citation de Benyamin Nétanyahou, encore Premier ministre d’Israël, mise en exergue de l’essai de Simonnot : « Le sionisme chrétien précède le sionisme juif moderne (il) lui a permis d’exister » (8 mars 2010).
  12. Même vision des stratèges français et américains à propos de l’armement d’Israël, notamment nucléaire!
  13. Jens Stoltenberg, ancien premier ministre socialiste de Norvège est Secrétaire général de l’OTAN depuis dix ans !
  14. Ce fut de tous temps le cas du Liban ; c’est aujourd’hui aussi le cas d’Israël et des monarchies du Golfe qui sont actuellement prises au piège de leur double allégeance : à l’Occident que représente en partie Israël de nos jours ; et à l’Islam dont le projet n’a cessé d’être celui que révèle son nom : soumission !

L’éviction de Madelin du gouvernement Juppé : la droite française face à son illibéralisme

Que dit Alain Juppé dans ses Mémoires à propos du renvoi d’Alain Madelin du gouvernement en 1995 ?

Les lecteurs qui ont vécu la présidentielle de 1995 s’en souviendront. Le 26 août de la même année, le ministre libéral du gouvernement Juppé est limogé. Pourquoi ?

Dans Une histoire française paru en septembre 2023 (Paris, Tallandier, 2023), l’ancien maire de Bordeaux écrit :

« Si je me suis séparé d’Alain Madelin au mois d’août 1995 en acceptant sa démission du gouvernement, ce n’est pas à la suite d’un désaccord de fond sur la conduite de notre politique économique (sic) » (p. 200).

Il ajoute qu’il avait réuni un ensemble de ministres à la fin de l’été en vue de préparer la mise en œuvre de la réforme de la sécu, chacun recevant la consigne de ne pas faire part à l’extérieur du contenu des échanges.

« Le lendemain, écrit-il, j’entendis, sur les ondes d’une radio nationale, Madelin expliquer en détail ce que nous allions faire » (ibid.).

 

Chirac/Juppé vs. Madelin : désaccord intellectuel parfait

Or, si Madelin a présenté sa démission du gouvernement Juppé, c’est aussi et surtout en raison de la nature des propos qu’il a tenus ce jour-là à l’antenne d’Europe 1.

L’ancien ministre de l’Économie avait en effet critiqué les acquis sociaux, la moindre durée de cotisation des employés du secteur public comparativement à celle de leurs homologues du privé, ainsi que les Rmistes qui « gagnent plus que, sur le même palier, la famille où l’on se lève tôt le matin pour gagner le Smic ». Un discours de vérité, conforme au diagnostic socio-économique qu’on est en droit d’attendre d’un politique de droite, mais qui, curieusement, ne semble pas avoir du tout plu au tandem exécutif d’alors…

Comment expliquer une telle réaction ?

On se rappelle que Jacques Chirac avait fait campagne en 1995 sur le thème de la « fracture sociale ». Il existait – et il existe encore – dans notre pays une véritable fracture au sein de la population. Mais pour Chirac et Juppé (qui reprenaient ainsi une vision typiquement socialiste de la réalité), elle opposait les riches aux « exclus », les capitalistes aux travailleurs (cf. Pascal Salin, Français, n’ayez pas peur du libéralisme, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 69).

Or, ce que révélaient les propos de Madelin, c’est qu’il avait compris que la vraie fracture sociale passe entre les Français qui travaillent, créent, innovent, prennent des risques, s’enrichissent honnêtement, et ceux qui appartiennent à la caste des privilégiés de la fonction publique, qui bénéficient d’avantages de toutes sortes, et jouissent de l’emploi à vie (ibid.).

 

Une droite française historiquement allergique au libéralisme

Pourquoi donc Alain Juppé n’écrit-il pas clairement dans ses Mémoires qu’Alain Madelin était tout simplement beaucoup trop libéral pour lui et pour Chirac ?

Jacques Chirac, et l’ensemble des Premiers ministres qu’il nomma au cours de ses deux mandats, ont en effet bien plus incarné l’étatisme de droite à la française qu’une tradition authentiquement libérale sur le plan économique.

Dans son ouvrage Français, n’ayez pas peur du libéralisme (Paris, Odile Jacob, 2007), Pascal Salin écrit à propos de la présidence Chirac (qui fut en réalité une présidence social-étatiste sous des dehors de politique de droite) :

« Chirac a des convictions, mais elles consistent systématiquement à exprimer des opinions de gauche […] Toujours prêtà critiquer le capitalisme, la spéculation, la recherche du profit, prêt à distribuer des subventions, à accroître les interventions étatiques, Jacques Chirac ne rate pas une occasion de défendre les idées de la gauche la plus traditionnelle, car elle est le consensus idéologique de la classe politique française. » (p. 73).

Au-delà de Chirac, c’est en réalité quasiment toute la classe politique française de droite qui, historiquement, voit le libéralisme économique d’un mauvais œil.

Ce qui ne l’a pas pour autant empêchée par moments de faire croire qu’elle s’y était convertie, sans doute afin de pouvoir rallier les suffrages de la classe des producteurs et des travailleurs ne supportant plus de voir leurs ressources ponctionnées pour financer la classe des profiteurs et des parasites sociaux.

Si Chirac a remporté la présidentielle de 1995, c’est en grande partie grâce à Madelin, le programme économique de celui-là ayant été inspiré du mouvement Idées-action de celui-ci (Pascal Salin, Le Vrai libéralisme, droite et gauche unies dans l’erreur, Paris, Odile Jacob, 2019, p. 45).

Beaucoup de Français ont alors pensé que les réformes qu’ils attendaient depuis longtemps avaient désormais une chance d’être appliquées.

Mais à l’évidence, Chirac et Alain Juppé ont préféré voir Madelin quitter le gouvernement, plutôt que de courir le risque de mécontenter une partie des Français, ceux appartenant au secteur protégé. Du fait de la crainte d’un tel scénario, la conduite des vraies réformes structurelles dont la France avait pourtant déjà grand besoin – ainsi, par exemple, une réforme fiscale de grande ampleur passant par la suppression de la progressivité de l’impôt – était rendue par là même impossible. Ainsi les Français n’ont-ils finalement eu droit qu’aux traditionnelles réformettes en lieu et place de réelles réformes qui seules leur permettraient de recouvrer leur liberté et leur responsabilité.

 

Une droite française peu crédible ?

Sarkozy a certes été élu président en 2007. Mais la vérité est que Chirac a eu une importante responsabilité dans la déception durable de son électorat vis-à-vis de la droite : se disant libérale quand cela l’arrange pour se faire élire, nous l’avons dit, elle est aussi capable de brusquement cesser de l’être lorsqu’il faut prendre des décisions courageuses susceptibles de remettre en cause les « avantages acquis » extorqués par le public au privé.

« À quoi bon voter pour un candidat de droite si c’est pour qu’il applique ensuite, une fois élu, une politique de gauche ? », ont sans doute pensé depuis lors plus d’un électeur s’étant senti floué par la suite des événements.

Comme l’écrivait déjà très justement Pascal Salin peu après la démission de Madelin, « tous ces hommes et ces femmes qui, jour après jour, s’épuisent à produire et à créer en dépit d’obstacles réglementaires et fiscaux croissants espéraient sincèrement (NDLR : en votant pour Chirac) la reconnaissance à laquelle ils ont droit. Ils sont aujourd’hui victimes d’une terrible trahison » (ibid.).

Il est regrettable qu’Alain Juppé ne reconnaisse pas dans ses Mémoires cette erreur qui a probablement contribué à décrédibiliser la droite aux yeux de son électorat, dans son aptitude à mener des réformes systémiques, profondes et durables, et à appliquer un programme économique de manière fidèle et cohérente.

Contre toute attente, le candidat François Fillon à la présidence de 2017 avait toutefois réussi à remporter largement la primaire face à Alain Juppé, donné initialement vainqueur avec une confortable avance ; peut-être parce que, en reflétant ce qui semblait être devenu chez lui de véritables convictions libérales acquises au fil des dernières années – et non d’énièmes manœuvres de pure tactique électoraliste -, son programme économique mûrement réfléchi avait permis de retrouver la confiance des électeurs qui souhaitaient voir en France l’application d’une vraie politique libérale.

Mais, comme on le sait, ses déboires judiciaires devaient avoir raison de lui. Si un candidat libéral de droite venait à émerger et être élu à la présidentielle de 2027, souhaitons donc pour lui et surtout pour une majorité de nos concitoyens qu’il ne commette pas une erreur analogue à celle de Chirac et Juppé en 1995.

Interdiction de l’écriture inclusive : laissez faire et laissez parler

En France, le langage est un produit réglementé, et si l’on en croit les discussions actuelles autour de l’écriture inclusive, il semble appelé à l’être de plus en plus. Peut-être faudrait-il d’abord demander si toute cette réglementation est légitime.

Le langage est le véhicule de la pensée. C’est un outil, et il peut être plus ou moins bien adapté à l’état social du groupe qui le parle.

La langue a d’abord commencé par être un cri, le fruit d’une émotion vive, le plus inintelligent des signes. Mais, à mesure que la civilisation progresse, le langage se purifie et se simplifie, et les métaphores, les analogies dépareillées, font place à un ensemble de mieux en mieux ordonné de purs signes (Turgot, Remarques sur les langues, 1750 ; Œuvres, I, p. 150).

Or, pour que le langage s’améliore, on doit davantage attendre de l’initiative individuelle que d’une décision administrative.

L’État est conservateur de sa nature, car il ne sait pas innover. Il a emprunté à une société privée, celle des jésuites, le procédé d’instruction par les classes, et il ne l’a pas fait varier depuis des siècles. On pourrait multiplier de tels exemples à l’infini (Paul Leroy-Beaulieu, L’État moderne et ses fonctions, 1890, p. 53).

D’ailleurs, le langage n’est pas un attribut de la souveraineté. Voyez le monde : deux, trois, quatre nations partagent une même langue, et forment des entités tout à fait indépendantes. D’autres comprennent et admettent plusieurs langues, qui se font pour ainsi dire concurrence. L’idée de nation et de nationalité ne dépend pas du langage, pas plus que de la culture : elle est essentiellement fondée sur l’assentiment des peuples (J.-G. Courcelle-Seneuil, « Du principe des nationalités », Journal des économistes, février 1866.).

Pour faire progresser une langue, il faut admettre et pratiquer la liberté, ou le « laissez parler », et ce à divers titres.

 

Ce que signifie le « laissez parler »

L’orthographe

Toutes les grandes figures du libéralisme en France utilisaient une orthographe qui, à certains égards, leur était propre. Et pourquoi pas ? Entre autres singularités, le physiocrate Dupont de Nemours écrivait le participe passé du verbe être en maintenant l’accent circonflexe, parce que cet accent, disait-il, matérialise un s désormais disparu (De Staël—Dupont letters, 1968, p. xxv.). Un demi-siècle plus tôt, l’abbé de Saint-Pierre avait conçu tout un projet de simplification de l’orthographe du français, et il composait ses ouvrages d’après sa méthode.

Le vocabulaire

Il y a des mots que nous n’avons pas en français, parce que l’idée même nous manque généralement. Ainsi, le self-made man américain nous embarrasse, et ce d’autant plus qu’il ne gagne pas de l’argent, mais le fait naître (make money) (Édouard Laboulaye, Histoire politique des États-Unis, 1866, t. I, p. 231). Un individu qui a une meilleure conception de ces choses, apporte une idée nouvelle et fait naître un vocabulaire. On ne peut restreindre cette liberté : car mettre des bornes à l’invention des mots, c’est mettre des bornes à la pensée elle-même. Pareillement, l’emploi du féminin, inusité pour certains termes, émerge quand un audacieux l’emploie, et que d’autres adoptent son innovation. Benjamin Constant écrit une fois, comme féminin de prédécesseur, le terme de « prédécessrice » (Œuvres complètes, t. VII,  p. 106). Mais cette invention n’a pas fructifié.

L’accent

La norme de référence, adoptée à une certaine époque, peut bien être suivie ou non. En 1849, la Chambre des députés sombre dans l’hilarité quand Gustave de Beaumont prononce Buenos-Aires à la française, sans suivre l’usage, courant à l’époque, de le prononcer à l’espagnole (Séance du 30 avril 1849). Dans d’autres occasions, il y a hésitation, concurrence, comme lorsqu’il s’agit des « clubs » ou réunions politiques, que certains prononcent cleub, cléb, clube et même cloub : tout au long du XIXe siècle, le débat n’apparaît pas tranché, et je ne sais pas comment Gustave de Molinari prononçait le titre de son livre de 1871, Les clubs rouges pendant le siège de Paris. L’accent tient aussi à la personnalité, au parcours de vie, et devant cela les conventions sont impuissantes. Frédéric Bastiat étonnait dans les salons parisiens par un fort accent du sud-ouest ; Benjamin Constant parlait l’anglais à la perfection, mais avec l’accent écossais, car il avait passé sa jeunesse à l’université d’Édimbourg ; enfin les adversaires de Louis-Napoléon Bonaparte ne se méfièrent pas assez, quand il écorchait le mot république qu’il prononçait repliplique, parce que de même, il avait passé sa jeunesse hors de France.

Les idées elles-mêmes

La langue est le véhicule que chacun donne à sa pensée, et sans doute, c’est à lui plutôt qu’aux autres à déterminer le degré d’élégance ou de propreté qu’il veut lui voir revêtir. Dans l’absolu, chaque individu parle sa langue, c’est-à-dire qu’il y a les mots qu’il emploie et ceux qu’il n’emploie pas. Aussi, quand il est question des pratiques sexuelles, par exemple, certains peuvent refuser tout à fait de sombrer dans ce qu’ils considèrent être de la vulgarité. À la Société d’économie politique, en 1853, un membre, Louis Leclerc, s’interdit ainsi tout détail sur les pratiques que Malthus a ou n’a pas recommandé aux époux.

« Je regrette que la langue que je suis habitué à parler ne me permette pas d’être aussi clair, aussi explicite que je voudrais l’être en un tel sujet, dit-il alors. Je supplie mes collègues de ne point blâmer une réserve que je ne saurais surmonter. » (Séance du 10 février 1853).

Tout cela, c’est la liberté de parler. Car sans doute chacun a le droit d’offrir à autrui le véhicule qu’il souhaite pour sa pensée. S’il s’écarte trop de l’acceptable, il n’est pas compris : son langage est alors comme une marchandise qui ne trouve pas de débit. Mais dans ces bornes, sa liberté est complète. Certes, celui qui se promène dans un costume traditionnel africain ou asiatique en plein centre d’une grande métropole occidentale, s’attire des regards : mais n’est-il pas libre ? Et n’est-ce pas de même sa liberté que de prononcer ou d’écrire une langue donnée à sa façon, pourvu qu’il obtienne que les autres le comprennent ?

 

Le « laissez parler » a-t-il des inconvénients ?

La méthode du règlement administratif impressionne, car elle a la force pour elle, et ce qu’elle accomplit fait du bruit.

On dira d’ailleurs que la liberté « anarchique » a des inconvénients, et on aura raison.

À mesure que les formes du langage changent, une partie de la littérature perd de sa fraîcheur et de sa capacité à servir. C’est comme un bel habit qui a passé de mode, et qu’on ne met plus, malgré la qualité du tissu.

Il peut aussi y avoir des désavantages au fait de laisser le peuple lui-même introduire des modifications dans le langage. Le mot « alcool » a subi en France une altération de sa prononciation, anciennement alcohol, et le mot lui-même avait été copié maladroitement sur l’arabe, car al est l’article défini de cette langue : c’est comme si les Anglais disaient levin pour dire wine. Les étymologies font état de beaucoup d’emprunts maladroits, voire ridicules.

Toutefois, les décisions politiques aussi appauvrissent la langue. En Asie, la création de l’alphabet coréen par le roi Sejong, la simplification des caractères chinois sous le régime communiste, ou la romanisation de la langue vietnamienne par le gouvernement colonial français, ont détruit les racines étymologiques des mots et forcé ces trois peuples à courir fréquemment le risque de ne pas savoir ce qu’ils disent.

Une langue doit se perfectionner avec le temps, parce que chaque génération doit faire naître de nouvelles combinaisons d’idées ou vouloir signifier de nouvelles nuances. La communication des peuples entre eux inspire aussi certaines idées, certains tours, qui doivent passer dans le langage pour servir au développement intellectuel.

Pour accomplir ces progrès, il faut avoir confiance en la liberté, et la pratiquer.

Connaissez vous Jean-Baptiste Say, ce géant de l’économie ?

Par Damien Theillier
Un article de l’Institut Coppet

J-B Say, domaine public.
J-B Say, domaine public.

Jean-Baptiste Say est né à Lyon en 1767. Il est issu d’une vieille famille protestante du sud de la France, qui s’est installée à Genève puis à Paris. À l’âge de quinze ans, au plus fort de la Révolution française, il est fortement influencé par l’autobiographie de Benjamin Franklin, ses principes d’économie, d’éducation et de vie morale. Il passe également deux ans à Londres, où il apprend l’anglais et lit La Richesse des nations d’Adam Smith.

Comme rédacteur en chef de la revue des IdéologuesLa Décade philosophique, littéraire et politique, il écrit des articles sur la philosophie sociale, puis l’économie politique de 1794 à 1799. En 1799 il est nommé au Tribunat, où il siège au Comité des finances. Cependant Napoléon, souhaitant mener une politique protectionniste axée sur la guerre, l’évince du Tribunat en 1806, après la publication du Traité d’économie politique qui critique sa politique. Say va saisir cette opportunité pour se lancer dans les affaires. Il monte une entreprise de filature et se retrouve bientôt à la tête de 400 salariés.

Malgré l’interdiction de Napoléon, le Traité va connaître quatre éditions du vivant de Say. Thomas Jefferson le lit dans une traduction en anglais en 1821. Il écrit alors que le livre de Say est « plus court, plus clair et plus sain » que La Richesse des nations. Jefferson propose même à Say de venir enseigner à l’Université de Virginie, mais celui-ci refuse, préférant vivre à Paris. L’édition anglaise du Traité restera le manuel d’économie le plus populaire aux États-Unis, jusqu’à ce qu’il soit remplacé par celui de John Stuart Mill suite à la Guerre de Sécession.

En 1819, cherchant à diffuser sa pensée, Say inaugure le premier enseignement d’économie politique en France au Conservatoire des arts et métiers où il est nommé professeur. Il participe la même année à la fondation de l’École spéciale de commerce et d’industrie, aujourd’hui l’ESCP-Europe. Il est nommé en 1830, professeur d’Économie politique au Collège de France, chaire qui est créée pour lui.

Il correspond régulièrement avec Thomas Malthus et David Ricardo, qu’il considère comme des amis proches, mais reste en désaccord avec eux sur des questions fondamentales. Il meurt à Paris le 14 novembre 1832 à l’âge de soixante-cinq ans et est enterré au Père Lachaise. Son petit-fils Léon Say, auteur du Nouveau dictionnaire d’économie politique, sera élu à l’Académie des sciences morales et politiques et mènera une carrière politique comme ministre des finances de la Troisième République (voir Paul-Jacques Lehmann, Léon Say ou le libéralisme assumé, Les Belles Lettres, 2010).

Say était un grand partisan du système économique de la concurrence, de la liberté naturelle et du gouvernement limité d’Adam Smith. Mais il est surtout redevable à des auteurs proches des physiocrates comme Gournay, Turgot. En outre, il fréquente assidument le cercle des Idéologues, et lit l’abbé de Condillac, qu’il qualifie lui-même d’« ingénieux ». La valeur-utilité, la productivité de l’industrie et du commerce, la distinction de l’entrepreneur et du capitaliste, du profit et de l’intérêt, tout cela se trouvait déjà chez Condillac dans Le commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre (1776). Toutefois, le génie de Say, appuyé sur son expérience concrète des affaires, est d’avoir appliqué ces notions à la compréhension des crises.

 

La loi de Say et les crises économiques

La fameuse loi de Say ou « loi des débouchés », énoncée dans le Traité d’économie politique, est parfois exprimée à tort par la formule : « l’offre crée sa propre demande ».

En fait, c’est John Maynard Keynes qui a énoncé cette formule dans sa Théorie Générale.

Aujourd’hui, la plupart des économistes conviennent que Keynes a gravement déformé la véritable signification et les implications profondes de la loi de Say.

En effet Say ne dit jamais qu’il suffit de produire pour créer la demande :

« L’homme, dont l’industrie s’applique à donner de la valeur aux choses en leur créant un usage quelconque, ne peut espérer que cette valeur sera appréciée et payée, que là où d’autres hommes auront les moyens d’en faire l’acquisition. Ces moyens, en quoi consistent-ils ? En d’autres valeurs, d’autres produits, fruits de leur industrie, de leurs capitaux, de leurs terres : d’où il résulte, quoiqu’au premier aperçu cela semble un paradoxe, que c’est la production qui ouvre des débouchés aux produits. »

Son idée, c’est donc que les nations et les personnes profitent mutuellement de la hausse du niveau de production car elle offre des possibilités accrues de commerce mutuellement bénéfique. L’obstacle à la richesse, selon l’auteur du Traité, n’est pas la sous-consommation ou le manque de demande mais un déficit de production.

Comme le souligne Ludwig von Mises, la loi de Say est venue mettre fin au XIXe siècle aux idées fausses en économie.

La première idée fausse, c’est que l’échange serait un jeu à somme nulle, et que les uns ne pourraient s’enrichir qu’au détriment des autres. Cette idée est très présente dans la littérature et la philosophie classique, de Montaigne à Voltaire, en passant par La Fontaine. Say montre au contraire que chacun a intérêt à ce que les autres soient prospères (et cela vaut aussi à l’échelle des nations).

La deuxième, l’idée qu’il y aurait des crises de surproduction globale est également fausse. La loi de Say, nous dit Mises, a permis de distinguer les économistes des charlatans. La croyance de l’époque était que les périodes récurrentes de crises étaient dues à une pénurie de monnaie et à une surproduction générale. Mises écrit : « Adam Smith, dans un passage célèbre de La Richesse des nations avait démoli le premier de ces mythes. Say s’était surtout consacré à une réfutation du second. » (In Lord Keynes and Law’s Say, The Freeman, 1950).

En effet, selon Say, une crise de surproduction globale est impossible, car si une branche de l’industrie produit plus qu’elle ne l’aurait dû, cela profitera au reste de l’économie. Sans doute des crises sectorielles sont possibles. Mais pour prévenir et pour réduire de tels déséquilibres il faut intensifier et diversifier au maximum la production au lieu de la diminuer.

Quelles leçons peut-on en tirer pour aujourd’hui ?

D’abord qu’il faut s’abstenir de toute intervention politique. Pour Jean-Baptiste Say :

« L’équilibre ne cesserait d’exister si les moyens de production étaient toujours laissés à leur entière liberté. »

La réduction des impôts et des réglementations est donc la seule politique économique favorable à la croissance. Ensuite, il faut laisser aux entrepreneurs le fait de rétablir la situation en changeant leur production pour l’adapter au marché. Cela signifie que l’innovation est une des lois fondamentales de l’économie.

 

Le voile de la monnaie

Selon notre auteur, le pouvoir d’achat est la rémunération de la fabrication d’un produit : les salaires des ouvriers et des employés, les rémunérations des cadres et des dirigeants, les profits du capitaliste…

C’est avec ce pouvoir d’achat que l’on peut acheter d’autres produits. Au fond, le boulanger n’achète pas sa viande avec de l’argent, mais avec du pain.

Ainsi, écrit Say :

« Dans les lieux qui produisent beaucoup, se crée la substance avec laquelle seule on achète : je veux dire la valeur. L’argent ne remplit qu’un office passager dans ce double échange ; et, les échanges terminés, il se trouve toujours qu’on a payé des produits avec des produits. Il est bon de remarquer qu’un produit terminé offre, dès cet instant, un débouché à d’autres produits pour tout le montant de sa valeur. »

Mises explique :

« Ce n’est pas contre de la monnaie mais en fin de compte contre d’autres biens que s’échangent les biens, nous fait savoir Jean-Baptiste Say : la monnaie n’est que le moyen d’échange communément utilisé, elle ne joue qu’un rôle d’intermédiaire ; ce que le vendeur veut finalement obtenir en échange de biens vendus, ce sont d’autres biens ; tout bien produit est donc en lui-même un prix, pour ainsi dire, en terme des autres biens produits. C’est pourquoi la situation du producteur d’un bien quelconque se trouve effectivement améliorée par tout accroissement de la production des autres biens. Ce qui porte tort aux intérêts du producteur d’un article déterminé, c’est de ne pas avoir correctement prévu la situation à venir du marché. »

Dès lors, les auteurs et politiciens keynésiens qui accusent de tous les maux la prétendue pénurie de monnaie, et proposent l’inflation (au sens de l’augmentation de la masse monétaire) comme panacée, n’ont pas compris la leçon de Say. En réalité, ni la consommation (la dépense monétaire), ni la politique monétaire (l’inflation) ne constituent un moteur pour la croissance.

Say se range clairement du côté d’Adam Smith sur ce point, le moteur de la croissance, c’est la division du travail, la production et l’épargne.

 

L’analyse libérale de la lutte des classes

D’après Say, les différentes tâches réalisées par l’entrepreneur industriel ne permettent plus de le considérer comme un parasite. Au contraire l’entrepreneur est aussi un producteur.

En effet, pour Say, les services fournis sur le marché sont des « biens immatériels » productifs, c’est-à-dire utiles. On ne produit jamais que de l’utilité, et donc tous les produits sont immatériels en tant que produits. Say a souligné le rôle essentiel joué par l’entrepreneur dans l’activité économique et la création de biens « immatériels », tels que les services, le capital humain et les institutions, nécessaires à la création de la richesse. C’est pourquoi le profit perçu par l’entrepreneur rémunère ce dernier pour les tâches ainsi accomplies et les risques encourus. Selon ce point de vue, il y a de nombreux contributeurs à l’industrie : les propriétaires d’usines, les entrepreneurs, les ingénieurs et les techniciens, mais aussi les enseignants, les scientifiques et les intellectuels.

Mais les germes d’une théorie libérale des classes se trouvent dans la deuxième édition du Traité d’Économie Politique (publié d’abord en 1803).

L’auteur écrit :

« Les énormes récompenses et les avantages qui sont généralement liés à l’emploi public avivent grandement l’ambition et la cupidité. Ils créent une lutte violente entre ceux qui possèdent des postes et ceux qui en souhaitent. »

Et il écrit encore :

« Entre les mains d’un gouvernement, une grosse somme fait naître de fâcheuses tentations. Le public profite rarement, je n’ose pas dire jamais, d’un trésor dont il a fait les frais : car toute valeur, et par conséquent toute richesse vient originairement de lui. »

La doctrine de Jean-Baptiste Say a directement inspiré le mouvement dit des industrialistes.

Charles Comte (gendre de Say), Charles Dunoyer et Augustin Thierry, vont développer une analyse de type historique et sociale : entre ceux qui entreprennent, quel que soit le secteur d’activité auquel ils appartiennent, et de l’autre, ceux qui détiennent le pouvoir et les privilèges – c’est-à-dire l’État et les classes privilégiées qui lui sont liées, il existe une opposition irréductible. Ils posent l’existence d’un collectif élargi « d’industriels » (au sens de Say) qui luttent face à ceux qui veulent faire obstacle à leur activité ou qui en vivent de façon improductive par des rentes.

Un autre disciple de Jean-Baptiste Say, Adolphe Blanqui, qui lui succéda à la chaire d’économie politique au Conservatoire des arts et métiers, écrit dans ce qui est probablement la première histoire de la pensée économique publiée en 1837 :

« Dans toutes les révolutions, il n’y a jamais eu que deux partis en présence : celui des gens qui veulent vivre de leur travail et celui des gens qui veulent vivre du travail d’autrui… Patriciens et plébéiens, esclaves et affranchis, guelfes et gibelins, roses rouges et roses blanches, cavaliers et têtes rondes, libéraux et serviles, ne sont que des variétés de la même espèce. » (Adolphe Blanqui, Histoire de l’Économie politique en Europe depuis les anciens jusqu’à nos jours, 1837, vol. 1, p. x.).

En bref, l’histoire de toutes les civilisations est celle du combat entre ceux qui produisent les richesses et ceux qui les spolient, et non entre les riches et les pauvres, comme le pensera Marx un peu plus tard. Dans l’histoire, ceux qui consomment les richesses produites par les autres sont les véritables prédateurs de l’ordre social : ils forment des entraves à l’industrie, dévaluent la monnaie et confisquent ainsi l’épargne des citoyens. Puis, pour augmenter ses effectifs et donc ses revenus, la classe politique et bureaucratique étend ses activités tous azimuts : au nom du bien commun, elle commence à s’occuper de l’éducation, de la santé, puis de la vie intellectuelle et des mœurs.

En conclusion, Jean-Baptiste Say apparaît comme un précurseur sur de nombreux points.

Il a été l’un des premiers à mettre l’accent sur l’action humaine comme clé de la science économique, anticipant ainsi les travaux de l’école autrichienne. Face aux crises, c’est la créativité, c’est-à-dire la capacité des entrepreneurs à ré-allouer les ressources vers des secteurs plus porteurs qui permet d’envisager une sortie. Et s’il fallait retenir une ultime leçon de l’œuvre du génial français, c’est aussi celle-ci : l’entrepreneur est le meilleur ami du pauvre.

À lire :

  • Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique (1803)
  • G.Minart, Jean-Baptiste Say, Maître et pédagogue de l’École française d’économie politique libérale, 2005, Éditions Charles Coquelin

Sur le web

60 ans après le traité de l’Élysée, le « couple » franco-allemand a changé de nature

Un article de Gaëlle Deharo, Enseignant chercheur en droit privé, et Madeleine Janke, Professur für Betriebliches Rechnungwesen.

« Il n’est pas un homme dans le monde qui ne mesure l’importance capitale de cet acte […] parce qu’il ouvre toutes les grandes portes d’un avenir nouveau pour la France, pour l’Allemagne, pour l’Europe et par conséquent pour le monde tout entier ».

Il y a soixante ans, le 22 janvier 1963, le général Charles de Gaulle et le chancelier Konrad Adenauer signaient ensemble un accord de coopération rédigé en allemand et en français. Destiné à consolider l’amitié franco-allemande, à consacrer la solidarité entre les peuples français et allemand et à renforcer le rôle moteur du couple franco-allemand dans la construction européenne, le texte posait les bases d’une union et d’une coopération politique, économique, en matière de défense, de politique étrangère, d’éducation et de jeunesse. La réconciliation du peuple allemand et du peuple français marquait ainsi la fin de la rivalité historique de la France et de l’Allemagne.

 

Des relations sans équivalent

Depuis a émergé l’expression du « couple » franco-allemand, qui ne renvoie pas uniquement à la proximité géographique entre les deux pays ou à la nécessaire gestion d’une frontière commune. Ce terme témoigne surtout des relations étroites de la France et de l’Allemagne dans de nombreux domaines; depuis la gestion des frontières jusqu’au rapprochement des populations.

Qu’il s’agisse, en effet, de géopolitique, de culture ou encore de coopération universitaire, les relations entre la France et l’Allemagne ne semblent pas connaître d’équivalent. D’abord parce qu’elles s’inscrivent dans une histoire dense et riche, ensuite parce qu’elles intéressent de nombreux domaines. Enfin, parce que la signature du traité de l’Élysée en 1963 ne fut pas un moment dans l’histoire, mais le début d’un long processus régulièrement marqué par la volonté réitérée des dirigeants français et allemand de rappeler l’intensité de la coopération et de l’amitié entre les deux pays.

Ainsi, 40 ans après la signature du traité de l’Élysée, le 22 janvier 2003, le président français Jacques Chirac et le chancelier Gerhard Schröder ont posé les bases d’une concertation structurée en créant le Conseil des ministres franco-allemand ayant pour mission d’assurer la coopération entre les deux États. Dans chaque pays, un secrétaire général coordonne désormais la préparation de ces conseils, qui se tiennent 1 à 2 fois par an, et assure le suivi des décisions entreprises.

Dans cette perspective, de nombreux axes de coopération ont été définis et mis en œuvre grâce à la création de structures binationales dans de nombreux domaines : concertation politique, défense et de sécurité (CFADS), environnement (CFAE), économie et finance (CEFFA), culture (HCCFA), jeunesse…

 

Un moteur de la construction européenne

Pilier de la construction européenne, le traité de l’Élysée a été réaffirmé, cinquante-six ans plus tard, le 22 janvier 2019 à Aix-la-Chapelle, par le président Emmanuel Macron et la chancelière Angela Merkel. Il s’agissait alors de consacrer le rôle moteur du « couple franco-allemand », non plus dans la construction, mais dans l’intégration européenne qui constitue le fil conducteur de la concertation entre la France et l’Allemagne.

Paris et Berlin entendaient ainsi approfondir et élargir la coopération entre la France et l’Allemagne, « dans le but d’aller de l’avant sur la voie d’une Europe prospère et compétitive, plus souveraine, unie et démocratique » et de « définir des positions communes sur toutes les questions européennes et internationales importantes ».

En d’autres termes, la coopération franco-allemande, loin de se cantonner à une dimension binationale doit être comprise aux niveaux européen et international. Historiquement, en effet, le « couple » franco-allemand s’est construit autour de la résolution des rapports de pouvoirs entre la France et l’Allemagne au niveau interne, comme élément d’équilibre favorisant la construction européenne, comme au niveau externe, renforçant le rôle de l’Europe dans la résolution des difficultés géopolitiques.

 

Un renforcement du poids de l’Europe dans le monde

Moteur du développement européen, la relation franco-allemande reste unique dans et hors de l’Europe, ce qui lui confère un poids politique essentiel dans la définition de la politique étrangère et le développement de la souveraineté européenne. Lors de leur déclaration commune, en 1963, le président de Gaulle et le chancelier Adenauer avaient déjà souligné le rôle déterminant de la relation franco-allemande qui « ouvre toutes les grandes portes d’un avenir nouveau pour la France, pour l’Allemagne, pour l’Europe et par conséquent pour le monde tout entier ».

Plus récemment, par une déclaration conjointe, la France et l’Allemagne ont réaffirmé leur détermination, aux côtés de leurs alliés et de leurs partenaires du monde entier, « à défendre les valeurs et les intérêts européens ainsi qu’à préserver l’ordre international fondé sur les principes de la Charte des Nations unies ». Mise à l’épreuve des bouleversements géopolitiques, de la pandémie du Covid-19, de la définition d’un modèle énergétique européen ou encore de la politique monétaire, l’intimité du couple franco-allemand ne va cependant pas sans crispation.

Si les déclarations communes rappellent et réaffirment la volonté de renforcer toujours plus les liens entre la France et l’Allemagne, la question se pose de l’avenir de ces relations. Au-delà de la définition des politiques de concertations et de coopération, l’amitié franco-allemande se nourrit en effet des relations entre les citoyens français et allemands.

Lors de la signature du traité de l’Élysée, le président de Gaulle et le chancelier Adenauer soulignaient l’importance « de la solidarité qui unit les deux peuples tant du point de vue de leur sécurité que du point de vue de leur développement économique et culturel » et le rôle déterminant que la jeunesse se trouve appelée à jouer dans la consolidation de l’amitié franco-allemande.

 

Quel avenir pour l’amitié franco-allemande ?

De fait, de nombreuses initiatives ont été mises en œuvre pour favoriser les échanges scolaires et universitaires afin de favoriser l’interculturalité, la compréhension de la culture du partenaire et l’acceptation des différences. Par exemple, depuis 1963 l’Office franco-allemand pour la Jeunesse (OFAJ – DFJW) a permis à près de 9,5 millions de jeunes de participer à plus de 382 000 programmes d’échanges.

Symbole de l’intégration franco-allemande, le baccalauréat franco-allemand vient par exemple couronner, par un examen passé dans les deux langues, des études binationales et biculturelles. Si seuls trois lycées (Buc, Fribourg, Sarrebruck) préparent aujourd’hui au baccalauréat franco-allemand, l’ouverture d’établissements supplémentaires est à l’étude.

De la même façon, l’université franco-allemande (UFA – DFS) favorise la coopération franco-allemande dans l’enseignement supérieur. Elle a pour mission de promouvoir les relations et les échanges entre établissements d’enseignement français et allemands, en apportant son soutien à des projets binationaux dans le domaine de l’enseignement, tant au niveau des premiers que des seconds cycles, de la recherche et de la formation de futurs chercheurs.

Au niveau collectif, la tendance semble donc bien favorable au renforcement de la coopération franco-allemande. Pour autant, au niveau individuel, la coopération franco-allemande se heurte à la désaffection de l’apprentissage de la langue allemande par les lycéens : la baisse constante des collégiens et lycéens choisissant l’enseignement de l’allemand se poursuit de façon constante et dramatiquement stable depuis plusieurs années.

Sous cet éclairage, les acteurs de l’enseignement supérieur public comme privé ont un rôle majeur à jouer afin de rendre compte non seulement de l’importance politique et géopolitique de la maîtrise des langues allemande et française, mais aussi pour rendre compte du dynamisme économique de la coopération franco-allemande. Sous cet éclairage, parler les deux langues dans un domaine d’expertise apparaît comme un atout majeur pour les candidats au recrutement au niveau européen et international.

À ce jour, les programmes franco-allemands proposés dans l’enseignement supérieur constituent donc pour les étudiants maîtrisant les deux langues la garantie de valoriser une compétence particulièrement recherchée dans le monde professionnel.

Conformément au souhait du général de Gaulle et du chancelier Adenauer, les cursus franco-allemands témoignent de l’importance de la coopération franco-allemande non seulement aux niveaux culturel et académique mais aussi au niveau économique : aujourd’hui comme il y a soixante ans, l’amitié franco-allemande « ouvre toutes les grandes portes d’un avenir nouveau pour la France, pour l’Allemagne, pour l’Europe et par conséquent pour le monde tout entier ». Es lebe die deutsch-französische Freundschaft ! (Vive l’amitié franco-allemande !)

Sur le web.

L’Union soviétique en dix moments clés

François Kersaudy est un auteur, historien reconnu, spécialiste de la Deuxième Guerre mondiale et de l’histoire diplomatique. Auteur de De Gaulle et Churchill (Perrin, 2002), De Gaulle et Roosevelt (Perrin, 2004), il a aussi écrit une biographie de Churchill pour Tallandier, et une autre consacrée à Lord Mountbatten pour Payot. Il est aussi l’auteur d’ouvrages consacrés à l’Allemagne nazie.

Tout au long de Dix faces cachées du communisme, Kersaudy explore une série de dix questions variées, principalement liées aux actions de l’URSS des années trente aux années soixante, soit les années du règne de Staline.

Ces questions englobent divers sujets, tels que le sort de l’or espagnol pendant la guerre civile de 1936 ; la propagande soviétique à l’étranger (notamment des déclarations sur la cession de la Ruthénie par le président tchécoslovaque Edvard Benès à l’URSS en 1920, malgré les revendications territoriales entre la Russie et la Pologne) ; le cas de Vlassov et son armée de déserteurs soviétiques (mettant en lumière le fait que les prisonniers russes étaient traités comme des traîtres sur les ordres de Staline, favorisant la croissance de ces forces) ; le devenir du corps d’Adolf Hitler qui a fait l’objet d’innombrables théories et fantasmes alors que les Soviétiques se sont surtout efforcés de conserver son crâne ; le conflit entre Tito et Staline ; ou encore les relations entre Kennedy et Khrouchtchev pendant la crise des missiles à Cuba, qui sont savoureuses.

Si l’Ukrainien était infiniment plus « sympathique » que le monstre Staline, il n’en demeure pas moins que JFK fut marqué par la rencontre : « Je n’ai jamais rencontré un homme comme celui-là, confiera Kennedy. Quand je lui ai dit qu’une guerre nucléaire ferait 70 millions de morts en 10 minutes, il m’a regardé d’un air de dire : et alors ? »

L’ouvrage aborde également les péripéties entourant les mémoires rédigées par Khrouchtchev, la remise en question de la distinction fondamentale entre les crimes du nazisme et du stalinisme, la personnalité de Che Guevara (enfin reconnu comme un vrai criminel), et la biographie de Poutine, couvrant ses actions en Russie, et occasionnellement ses efforts de déstabilisation en Europe et aux États-Unis, notamment lors de l’élection de Donald Trump.

Il décrit particulièrement bien ce nouveau tsar, pur produit de l’URSS et du KGB, coupable d’une guerre qui déstabilise le continent européen pour satisfaire son désir de puissance. En remontant à ses origines de petit mafieux, d’espion moyen de la RDA, mais d’opportuniste assez fin pour profiter du délitement de l’URSS, il explique comment Poutine a su s’imposer dans son pays avant de devenir un danger planétaire.

Les sujets abordés ne sont pas nouveaux et ne révolutionnent pas le genre. Quiconque a déjà lu des ouvrages sur l’URSS sera en terrain familier. Par contre, pour les novices, ce peut être une excellente porte d’entrée, accessible et donnant envie de poursuivre plus en profondeur. Au-delà des événements, c’est une façon pertinente de comprendre les recoins les plus sombres qui animèrent ceux qui pensèrent changer le monde pour en créer un nouveau.

François Kersaudy, Dix faces cachées du communisme, Perrin, août 2023, 432 pages, 22 euros

Napoléon est-il un anti-modèle pour le libéralisme ?

Par Antoine-Baptiste Filippi1.

Napoléon est-il un anti-modèle pour le libéralisme ? Dirigiste jacobin, dictateur, voire militariste, les qualificatifs qui désignent l’Empereur semblent en effet bien éloignés de celui de libéral. À première vue donc, une réponse affirmative s’impose par elle-même, ce qui rend tout développement supplémentaire inutile. Or, une fois de plus, l’histoire n’est ni manichéenne, ni simple.

Il est question de libéralisme, essayons donc d’abord d’approcher cette notion.

Le libéralisme, une pensée juridique

Bien avant d’être une pensée économique, le libéralisme est une pensée juridique que nous pouvons résumer de la façon suivante : le droit positif doit respecter les droits naturels, notion au cœur de l’école de Salamanque qui a irrigué la pensée libérale.

Ce que Jean-Baptiste Noé explique fort justement :

La conception du libéralisme développée par cette école est d’abord juridique. Ces auteurs pensent l’articulation du droit et de la liberté en se fondant sur la loi naturelle.

L’école de Salamanque nous intéresse et nous impose une digression, car elle fut une source théorique importante pour la Révolution corse (1729-1769) qui plaça la Corse à l’avant-garde des révolutions libérales et nationales du XVIIIe siècle.

Presque un siècle avant Louis-Philippe, en 1736, les Corses proclament Théodore de Neuhoff roi « des Corses » et non « de Corse », affirmant ainsi l’existence d’une communauté politique et la volonté de la cité de vivre sous l’autorité d’un souverain qui gouverne selon la loi voulue par le peuple des citoyens.

Pasquale Paoli fut l’autre grande figure de cette révolution libérale : son action suscita l’admiration des hommes les plus illustres, des pères de l’indépendance américaine à Rousseau, sans oublier Catherine II, Mirabeau, Goethe et Nietzsche.

Étudier ce mouvement est d’ailleurs fondamental pour comprendre Bonaparte. C’est aussi l’avis de Chateaubriand qui écrit, dans ses Mémoires d’outre-tombe, qu’en Corse, Napoléon fut « élevé à l’école primaire des révolutions » futures. Quand ce dernier monte au trône où l’a appelé la voix nationale, il reste profondément influencé par ce libéralisme latin, fruit de l’expérience républicaine de Pasquale Paoli.

Un libéralisme qui prend ses racines chez les Grecs et les Latins, à savoir la Rome antique, le républicanisme machiavélien et les Lumières italiennes et qui, contrairement au libéralisme anglo-saxon, proclame la liberté de la communauté et non de l’individu considéré de manière isolée. En effet, jusqu’à la Révolution française, Napoléon ne s’est défini que comme Paoliste, désireux de continuer l’œuvre du légendaire héros corse qu’il a bien connu.

 

Napoléon, monarque dirigiste par nécessité ?

Pour beaucoup de libéraux, le premier reproche fait à Napoléon est l’étendue du pouvoir qui était le sien. Aurait-il dû se contenter d’un rôle de souverain qui règne mais ne gouverne pas ? Guizot le premier aurait répondu que « le trône n’est pas un fauteuil vide. »

Pour Théodore de Neuhoff, qui fut probablement l’un des premiers libéraux au pouvoir, ce n’est pas l’étendue du pouvoir qui est un danger, mais sa mauvaise organisation.

Car avec un souverain faible, « trois ou quatre secrétaires d’État gouvernent despotiquement toutes les affaires […] dans le seul dessein de conserver leurs places ». C’est pour cela que, dans son Testament politique, il conseille d’associer « la prérogative royale absolue » avec « la douceur du gouvernement républicain ». C’est ce que firent Pasquale Paoli et Napoléon du temps de leur puissance.

Certes, mais disposer d’un pouvoir réel ne signifie pas disposer d’un pouvoir sans partage, comme ce fut le cas sous l’Empire. La Restauration ou la Monarchie de juillet l’illustrent. Pour autant gardons- nous, là encore, de certitudes et écoutons plutôt Tocqueville.

Dans De la démocratie en Amérique, il écrit :

Il ne faut ni louer ni blâmer Napoléon d’avoir concentré dans ses seules mains presque tous les pouvoirs administratifs ; car, après la brusque disparition de la noblesse et de la haute bourgeoisie, ces pouvoirs lui arrivaient de même ; il lui eût été presque aussi difficile de les repousser que de les prendre. Une semblable nécessité ne s’est jamais fait sentir aux Américains.

Tocqueville va plus loin. Le 21 avril 1842, devant l’Académie il déclare sans ambages :

La Révolution, en poursuivant son cours, avait achevé de tout détruire. Elle n’avait encore rien pu créer. Le désordre et la faiblesse était partout. Personne ne savait plus ni commander ni obéir, et l’on se croyait sur le point de recueillir les derniers soupirs du cops social. Napoléon paraît à ce moment suprême. Il ramasse à la hâte et place dans ses mains tous les fragments dispersés du pouvoir, constitue une administration, forme une justice, organise sur un seul et même plan la législation civile aussi bien que la législation politique ; il tire, en un mot, de dessous les ruines que la Révolution avait faites, une société nouvelle, mieux liée et plus forte que l’ancienne société détruite, et l’offre tout à coup aux regards de la France, qui ne se reconnaissait plus elle-même.

Tocqueville, comme Guizot ou Louis-Philippe, ne fut pas favorable au régime impérial, qui était par trop éloigné de sa conception d’un gouvernement libre. Ces derniers craignaient tant la dictature d’un seul que celle du plus grand nombre. Mais ils comprenaient ce que les Grecs appelaient les « nécessités du politique ».

Napoléon hérite d’un pays gravement affaibli politiquement, et qui doit supporter depuis une décennie tant les troubles intérieurs – voire la guerre civile-  que les troubles extérieurs, qui opposent militairement la France au reste du continent. Certains conflits prennent leurs sources même sous l’Ancien régime.

L’exemple de la Corse est riche d’instructions.

Placée sous l’autorité de Louis XV en 1769, elle fut l’une des plus belles réussites diplomatiques de Choiseul. Ce dernier écrivait que pour la France, l’île était bien plus importante que le Canada, et un mauvais coup porté à l’Angleterre qui la convoitait.

En 1794, profitant de l’appel de Pasquale Paoli et de Pozzo di Borgo qui refusaient la Terreur montagnarde, la thalassocratie britannique s’empare de l’île, consolidant ainsi sa domination sur les mers. Il fallut attendre la fin 1796 pour que Bonaparte, général de l’armée d’Italie, restaure le pouvoir de la République sur sa terre natale.

De 1799 à 1814, les périls furent nombreux, si bien qu’il fallut abattre, sous peine d’être abattu comme Napoléon le constata avec regret au crépuscule de sa vie. Le cabinet de Londres n’avait de cesse de financer de nouvelles coalitions contre la puissance française, unique rivale véritable. La paix fut impossible malgré les tentatives nombreuses de l’Empereur qui aurait préféré être davantage un bâtisseur qu’un conquérant.

Napoléon déclara un jour :

Je suis foncièrement pour un gouvernement modéré. Vous ne le croyez pas, pourquoi ? Est-ce parce que ma marche ne semble point d’accord avec mes paroles ? La nécessité du moment n’est-elle donc rien à vos yeux ? Je n’aurais qu’à relâcher les rênes, et vous verrez un beau tapage !

Les nécessités du politique…

Tocqueville et Guizot n’hésitèrent pas à reconnaître les services que l’Empereur rendit au pays. Ce dernier évoquant même une complémentarité entre l’Empire et le régime de juillet :

Nous devons à deux grandes puissances d’avoir changé, à cet égard, la conduite de l’Europe. Nous le devons à Napoléon et à la Monarchie de juillet. Nous le devons à Napoléon, parce qu’il a prouvé à l’Europe que la société pouvait être reconstituée en France, qu’elle pouvait subsister régulièrement, fortement, en présence d’un ordre social autre que celui des autres États européens. Voilà le service que Napoléon a rendu, service immense et qui compense bien des fautes […]. Napoléon, chez nous, a réconcilié l’ordre social et la Révolution française avec l’Europe. La Révolution de juillet a commencé la réconciliation de l’opinion politique libérale en France avec les gouvernements européens.

Tocqueville écrit dans un rapport fait à la Chambre des députés, daté du 24 mai 1847 :

L’unité préfectorale est l’une des créations les plus heureuses, et assurément l’une des plus neuves en matière d’administration publique, qui soit due au génie de Napoléon.

Enfin tous deux louent, entre autres, la politique religieuse de Napoléon en la considérant comme adroite et garante de l’équilibre social. Napoléon s’inscrivant, là encore, en héritier de la politique de tolérance du roi Théodore et de Pasquale Paoli, humaniste et démocrate.

La chose nous intéresse d’autant plus que Raymond Aron rappellera que « le libéralisme s’est défini d’abord contre l’absolutisme d’une religion ». Napoléon a expliqué que son Code est « le code du siècle, la tolérance, ce premier bien de l’homme, y est non seulement prêchée, mais organisée ».

 

Napoléon libéral ?

La question la plus intéressante est finalement moins celle de savoir si Napoléon aurait pu créer un empire libéral, mais plutôt s’il l’aurait voulu. « Nous sommes trente millions d’hommes réunis par les Lumières, la propriété et le commerce » avait-il déclaré en 1802, une époque où il pouvait espérer la paix, seule condition qui aurait autorisé la réalisation de ses plans pour la France.

Or, l’heure d’une gouvernance libérale n’était pas venue. Il fallut attendre son retour en 1815 pour que l’avènement d’un empire libéral soit envisagé. Pour cela il convoqua Benjamin Constant à qui il dit vouloir gouverner en monarque constitutionnel :

Des élections libres ? Des discussions publiques ? La liberté ? Je veux tout cela… La liberté de la presse surtout, l’étouffer est absurde.

Dans l’esprit de Napoléon, son retour marque bien une rupture philosophique, car « l’ouvrage de quinze années est détruit ». Le 26 mars, à l’adresse du Conseil d’État, il affirme avoir « renoncé aux idées du Grand Empire ». Un jour avant, la censure avait été abolie, tout comme le sera la traite des Noirs par décret le 29 mars.

Les Actes additionnels, fondement de ce nouvel empire libéral, proclamèrent que le but était désormais l’affermissement de la liberté publique. Mieux, Napoléon parait accepter pleinement le parlementarisme hérité de la Charte de 1814. Pour Guizot, les Actes additionnels constituent une sage combinaison permettant la marche vers un gouvernement libre.

Par ce changement, Napoléon pensait surtout à l’Aiglon, destiné à lui succéder mais qui ne pourrait se revendiquer de la légitimité guerrière de son père. À Constant, il dit « le repos d’un roi constitutionnel peut me convenir. Il conviendra plus sûrement encore à mon fils. » Cet avis n’est pas seulement dicté par la conjoncture complexe des cent-jours.

À Molé, dès 1812, alors que son pouvoir est à nul autre pareil, il dit pourtant : « Mon fils sera probablement un homme ordinaire, de faculté modérée : il sera donc le roi constitutionnel tout trouvé. » En ce qui le concerne, Napoléon assure à Las Cases que si les événements ne l’avaient pas contraint à une seconde abdication, il aurait été « franchement le monarque de la Constitution et de la paix ».

S’il semblait vouloir une évolution du régime impérial dans un sens plus libéral, aurait-il pour autant accepté toutes les contraintes d’un régime parlementaire, comme celle qui consiste à partager son pouvoir avec une assemblée délibérante ? Guizot ne le pense pas.

Napoléon, à Sainte-Hélène, avoue à Gourgaud :

Je ne me suis occupé de constitution, au retour de l’île d’Elbe, que pour obéir à la mode ; victorieux, j’aurais renvoyé les Chambres. C’est une terrible chose qu’une assemblée délibérante.

En attendant, Napoléon en exil prédisait avec une grande justesse le déclenchement d’une nouvelle révolution « avant vingt ans » à l’issue de laquelle « on mettrait sur le trône le duc d’Orléans, il concilierait tous les partis ». Louis-Philippe au pouvoir, son règne ouvrit une « parenthèse libérale », qui transforma profondément la France.

En 1840, il organisa le retour des cendres de l’Empereur, « décision audacieuse, d’une grande intelligence politique et d’une modernité étonnante » pour Jean d’Orléans, actuel comte de Paris et descendant du Roi-citoyen. Pour le reste, comme un message à la postérité, à Sainte-Hélène, Napoléon s’est défendu de s’être écarté de la voie menant à la liberté politique.

Il dit à Montholon :

Les hommes qui me reprochent de ne pas avoir donné assez de liberté aux Français sont de mauvaise foi ou ne savent pas qu’en 1804 quand j’ai mis la couronne sur ma tête 96 Français sur cent ne savaient pas lire, et ne connaissaient de la liberté que le délire de 93… le temps aurait fait le reste. Les institutions de l’empire renfermaient le germe de toutes les libertés. Il ne suffit pas qu’un peuple dise : je veux être libre de la liberté que prêchent les apôtres du libéralisme, il faut qu’il en soit digne par son éducation.

Article publié initialement le 4 mai 2021.

  1. Antoine-Baptiste Filippi est chercheur au Labiana, CNRS- LISA ; CNRS-ISTA, laboratoire de philologie du politique. Auteur de La Corse, terre de droit ou Essai sur le libéralisme latin (Mimésis philosophie, Prix Morris Ghezzi 2019). Co-auteur de l’ouvrage Napoléon, le politique, la puissance, la grandeur (édition Giovanangeli / l’Artilleur), à paraître en juin.

Les libéraux, le libéralisme et l’islam

Parmi ceux qui, en France, condamnent l’islam et les musulmans, il y a les croyants et les non-croyants.

Or les croyants, d’abord, doivent se souvenir que la religion a besoin de concurrence. À peine la démonstration a-t-elle besoin d’être faite.

Dès 1684, Basnage de Beauval explique que quand une religion n’a point de concurrents à craindre, elle s’affaiblit, se corrompt.

En Angleterre, Voltaire fait cette remarque que la concurrence des religions y est extrêmement favorable à la liberté :

« S’il n’y avait en Angleterre qu’une religion, dit-il, le despotisme serait à craindre ; s’il y en avait deux, elles se couperaient la gorge ; mais il y en a trente, et elles vivent en paix et heureuses ». (Lettres sur les Anglais, 1734, 6e lettre.)

Alexis de Tocqueville consigne presque exactement les mêmes mots dans ses Carnets américains. (Œuvres complètes, t. V, vol. I, p. 70)

Enfin, dans ses Principes de politique de 1806, Benjamin Constant a un chapitre pour prouver les avantages de la concurrence des religions, en particulier sur la pureté de la morale. (Œuvres complètes, t. V, p. 278)

Ceux qui ne croient pas n’ont pas seulement, comme les autres, à dompter et à vaincre les fanatiques, qui menacent de brûler les hérétiques. Ils doivent encore éclairer les superstitieux. C’est que pour eux toute religion pose problème, étant fondée sur le principe d’autorité.

Les commandements de la Bible sont tyranniques au premier degré.

« Suivez mes lois, gardez mes commandements, mettez-les en pratique », c’est ce que le Lévitique donne à lire.

En bon français, cela signifie : que ces commandements vous paraissent bons ou mauvais, utiles ou futiles, vous les respecterez, car j’en suis l’auteur, moi, votre maître. Car le vrai vocabulaire des religions est celui des régimes d’esclavage, de servage, ou du moins de tutelle. Chez les libéraux français, on a pu débattre pour savoir si le catholicisme était compatible avec la liberté. Tocqueville la croyait surtout compatible avec un régime monarchique (Lettre à Ernest de Chabrol, 26 octobre 1831 ; Œuvres complètes, t. XVII, vol. I) ; elle aussi serait donc anti-républicaine ?

On dira que l’islam est une religion moyenâgeuse. C’est une façon de parler : car ce sont les Arabes qui, au Moyen Âge, nous ont révélé le monde gréco-latin. Mais peut-être l’islam serait-il incompatible avec le progrès, la civilisation ?

Tocqueville, qui a séjourné en Algérie, qui a lu le Coran crayon en main, ne le croyait pas :

« La propriété individuelle, l’industrie, l’habitation sédentaire n’ont rien de contraire à la religion de Mahomet […] L’islamisme n’est pas absolument impénétrable à la lumière ; il a souvent admis dans son sein certaines sciences ou certains arts. » (Œuvres complètes, t. III, vol. I, p. 325)

On dira que les musulmans sont dangereux. C’est un propos malséant, pour nous qui ne devons voir que les individus.

Au surplus, Benjamin Constant (qui a passé 30 ans à étudier les religions) enseigne que « l’autorité ne doit jamais proscrire une religion, même quand elle la croit dangereuse. Qu’elle punisse les actions coupables qu’une religion fait commettre, non comme actions religieuses, mais comme actions coupables : elle parviendra facilement à les réprimer. Si elle les attaquait comme religieuses, elle en ferait un devoir, et si elle voulait remonter jusqu’à l’opinion qui en est la source, elle s’engagerait dans un labyrinthe de vexations et d’iniquités, qui n’aurait plus de terme. » (Œuvres complètes, t. IX, p. 832)

C’est l’idée que défendait déjà Turgot un demi-siècle plus tôt, au milieu des grandes controverses religieuses du temps :

« Une religion qui aurait établi un grand nombre de dogmes faux et contraires aux principes de l’autorité politique, écrivait-il, et qui en même temps se serait fermé la voie pour revenir de ses erreurs qu’elle aurait consacrées, ou qu’elle se serait incorporées, ne serait pas faite pour être la religion publique d’un État : elle n’aurait droit qu’à la tolérance. » (Œuvres de Turgot et documents le concernant, t. I, p. 347)

Mais l’islam est éminemment politique, et les musulmans, sans doute, veulent remplacer nos lois par les leurs.

D’abord, aucune religion ne s’est jamais accommodée des lois qu’elle trouvait établies.

Dieu dit à Moïse :

« Vous n’agirez ni selon les coutumes du pays d’Égypte où vous avez demeuré, ni selon les mœurs du pays de Chanaan dans lequel je vous ferai entrer. Vous ne suivrez ni leurs lois ni leurs règles. » (Lévitique, XVIII, 3)

Naturellement, il ne faut pas le permettre. En son temps, rappelle Édouard Laboulaye, l’Église catholique, « qui était la religion, a voulu être la science, elle est arrivée un jour à être le gouvernement ; on s’est aperçu enfin qu’elle voulait tout envahir. On a secoué le joug, et elle est rentrée dans le temple. » (Histoire politique des États-Unis, 1867, t. III, p. 432)

Pour dompter et vaincre les fanatiques, qui portent atteinte aux personnes ou aux propriétés, il faut la rigueur des lois. Pour éclairer les superstitieux, il faut autre chose : des lumières, du temps et de la bienveillance. C’est-à-dire qu’il faut de la liberté : car d’un côté un « État gendarme » vaut mieux qu’un État qui se mêle de tout et ne remplit pas ses missions ; de l’autre, la diffusion des idées ne peut se faire qu’en milieu libre.

La liberté de circulation des personnes, la tolérance religieuse, sont des principes majeurs du libéralisme. L’immigration a ses inconvénients, si elle a ses avantages. Mais renier nos principes et nos valeurs historiques ne peut se faire qu’au prix d’un affaiblissement.

Octobre 1917, le mythe tenace de la révolution

Le lourd bilan humain du « socialisme réel » n’a visiblement servi à rien. Les vieux débris d’extrême gauche mêlant leurs voix aux tendres générations « insoumises » et « antifa » n’en démordent pas. Octobre 1917 fut un moment radieux. Le mythe révolutionnaire continue d’exercer sa fascination même s’il rayonne sur un cercle plus restreint qu’autrefois.

Mais au fond que s’est-il passé le 25 octobre 1917 ? Peu de choses, si on considère les événements en eux-mêmes, d’une squelettique indigence. Mais ces péripéties, médiocres en soi, devaient se révéler néanmoins d’une portée immense et désastreuse.

 

Une révolution, quelle révolution ?

Comme le faisait remarquer Martin Malia, il est pourtant difficile de définir chronologiquement la révolution russe.

Faut-il considérer l’année 1917 comme formant un seul processus révolutionnaire qui débute en février par le renversement du tsarisme et s’achève en octobre par la prise du pouvoir des bolcheviks ?

Faut-il se limiter aux « dix jours qui ébranlèrent le monde » pour reprendre l’expression du célèbre ouvrage de John Reed ?

Faut-il au contraire élargir jusqu’en 1921 avec la victoire finale des bolcheviks sur leurs adversaires et la fin de la guerre civile russe ?

Faut-il remonter à la première révolution, celle de 1905 ?

Faut-il aller jusqu’aux purges des années 1930 qui assoient définitivement le système ?

Octobre a été un moment. Un moment qui ne s’est d’ailleurs pas passé en octobre mais en novembre. En effet, les Russes utilisaient toujours le calendrier julien : le 25 octobre 1917 correspond donc à notre 7 novembre 1917.

Ce moment aurait pu déboucher sur un échec rapide. En effet, rien n’assurait les bolcheviks de la conservation du pouvoir dans un pays plongé dans le chaos. 1917 a été cependant un point de départ crucial. Pour la première fois un régime marxiste était mis en place, pour la première fois le « socialisme » devenait réel. Pour le malheur des Russes et d’une bonne partie de la planète.

 

La révolution permanente au moins pendant quelques décennies

Surtout le mot « révolution » change désormais de sens. 1905 a un air de familiarité : la monarchie menacée accorde, du bout des lèvres, de timides réformes qui lui donnent un vague air constitutionnaliste qui n’est guère qu’une façade. Février 1917 semble achever le processus resté inachevé en dotant le pays d’un véritable régime constitutionnel débarrassé d’une autocratie anachronique. Mais quelques mois plus tard, l’extrême gauche s’empare du pouvoir, et ne le lâchera plus.

Le mot « révolution » désigne donc désormais un régime qui va perdurer sept décennies. La fin de l’histoire, cette éternelle illusion, n’est-elle pas enfin arrivée ? La révolution française avait fait naître l’idée que le bonheur de l’humanité ne pouvait se faire que par une nouvelle révolution, plus radicale que celle de 1789-1793.

La révolution qui mettrait fin à toutes les révolutions n’allait-elle pas naître en Russie comme l’espérait Marx dans ses dernières années ?

La révélation rapide, quoi qu’on ait dit, de la nature réelle du nouveau régime, ne tuera pas l’espérance révolutionnaire qui se reportera ensuite sur la Chine, Cuba, le VietNam ou le Cambodge.

 

Il ne s’est rien passé en octobre

Par une de ses ironies dont l’histoire est friande, le marxisme triomphait parmi l’intelligentsia d’un pays dépourvu ou à peu près de prolétariat. Si la tardive industrialisation du pays avait pourtant permis une concentration d’ouvriers dans les grandes villes, la population restait massivement paysanne.

Mais c’est avant tout l’impact de la Grande Guerre, en détruisant l’édifice fragile de l’autocratie, qui provoque l’explosion révolutionnaire et non la « lutte des classes ». Février a jeté à bas la monarchie. Mais le gouvernement provisoire n’a aucune autorité, le pouvoir réel appartient à des « soviets », assemblées permanentes bien en peine de gouverner quoi que ce soit. Les bolcheviks vont rapidement les noyauter.

Les paysans se sont emparés des terres, les ouvriers contrôlent les usines. L’anarchie règne partout.

Le pouvoir est à prendre, et le gouvernement trop faible pour résister à quoi que ce soit. Les bolcheviks vont donc facilement s’emparer du pouvoir.

En réalité, il ne s’est rien passé en octobre.

Deux jours confus vont tenir lieu d’insurrection prolétarienne. Une bande de gardes rouges, de soldats et de marins s’emparent le 8 novembre d’un palais d’Hiver guère défendu sinon par de jeunes élèves des écoles militaires et un bataillon féminin. La prétendue « révolution » avait fait six morts parmi les défenseurs et aucun parmi les assaillants.

Même sans octobre, la Russie ne pouvait échapper ni à une expérience socialiste, quelle qu’elle soit, ni à la guerre civile. Mais l’expérience aurait pu déboucher finalement sur un échec rapide et la mise en place d’un régime autoritaire classique.

 

Un « prolétariat métaphysique »

Ce ne sont pas les mythiques « prolétaires » qui prennent le pouvoir mais une minorité résolue. Un « prolétariat métaphysique », pour reprendre l’heureuse expression de Martin Malia, gouverne désormais.

Les socialistes dominant le Congrès des Soviets, le coup de force était parfaitement inutile mais Lénine ne voulait partager le pouvoir avec personne. Trotsky devait vouer les autres courants socialistes russes aux « poubelles de l’histoire ».

La guerre civile va favoriser la naissance de l’État-Parti et même sanctifier a posteriori la création de la sinistre Tchéka. Les vieux arguments déjà utilisés pour « justifier » la Terreur jacobine vont être exhumés de nouveau pour « expliquer » le « communisme de guerre ».

Que voulez-vous, il fallait bien défendre la « bonne révolution » contre les « méchants contre-révolutionnaires ». La Tchéka vit pourtant le jour avant l’éclatement de la guerre civile. Et le « communisme de guerre », loin d’être imposé par les circonstances, n’était jamais que l’application du programme marxiste : suppression de la propriété privée, du marché et de la monnaie.

Pourtant, en 1921, avec la fin de la guerre civile, on pouvait penser que le pire était désormais passé.

On se trompait lourdement.

Article publié initialement le 25 octobre 2017.

Gérard Dréan, disparition d’un ami de la liberté

C’est avec une immense tristesse que la rédaction de Contrepoints a appris cette semaine le décès de Gérard Dréan à l’âge de 89 ans.

Nos pensées vont à sa famille ainsi qu’à ses amis, parmi lesquels plusieurs de nos auteurs. Tout comme Philippe Simonnot – dont il louait les 39 leçons d’économie contemporaine – , Georges Lane ou Bertrand Lemennicier, c’est une perte tragique pour la communauté des amoureux de la liberté. Reste son œuvre de diffusion des sciences économiques et des technologies informatiques, notamment autour de la blockchain.

Né le 23 mars 1934, polytechnicien (promotion 1954), il fit sa carrière professionnelle à IBM, puis dans de grandes sociétés de services en informatique, où il occupa de nombreux postes de direction à très haut niveau.

Comme il nous l’expliquait dans cette interview en 2012, c’est le décalage qu’il percevait entre réalité industrielle et théorie économique contemporaine qui le poussa à se former à l’analyse économique en lisant en détail les auteurs classiques. Il comprit ainsi que la recherche théorique en économie avait fait fausse route à partir de la fin du XIXe siècle, notamment par l’utilisation de méthodes mathématiques, certes élégantes mais inadaptées à la description et a fortiori à la prévision des actions humaines qui sont l’objet même de la discipline économique bien comprise.

Il devint membre de la Société Française d’Économie Politique, continua ses recherches indépendantes et développa un fort attrait pour l’École autrichienne, à tel point qu’il entreprit la tâche laborieuse mais ô combien nécessaire de réaliser un Abrégé de l’Action Humaine (Les Belles Lettres, 2004) – opus magnum de Ludwig Von Mises – en français et à destination de tous.

C’est dans la lignée de ses précédents travaux qu’il rédigea au milieu des années 2000 un manuel de présentation des bases de l’économie : B. A. BA d’économie (auto-édition, 2012), un travail toujours disponible, et à mettre plus que jamais entre toutes les mains.

Âgé de 65 ans au moment où Satoshi Nakamoto publiait son article séminal présentant Bitcoin, Gérard Dréan fut rapidement passionné par Bitcoin et d’autres projets reposant sur les blockchains ouvertes.

Alors que Bitcoin est parfois décrit comme un délire de jeunes cyber-anarchistes détachés de toute réalité, cet homme qui avait déjà une vie et une carrière dans l’industrie informatique derrière lui ne doutait pas du potentiel incroyable de l’existence pratiquement incensurable d’initiatives de concurrence monétaire, libres par essence. Particulièrement adepte du projet Cardano, son relatif isolement sur cette position dénotait un esprit farouchement indépendant.

À titre personnel j’avais eu le plaisir de dîner avec lui pour échanger librement autour des cryptomonnaies, et j’ai eu face à moi un homme intelligent, courtois, qui ne cachait pas sa sensibilité suite au décès encore récent de son épouse. Toujours actif dans ses projets de publication, il avait par ailleurs contribué à un ouvrage de référence sur les questions numériques dirigé par son ami Jean-Pierre Chamoux.

Prenez le temps de lire ne serait-ce qu’un seul des nombreux articles de Gérard Dréan sur Contrepoints, vous ne le regretterez pas !

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Les libéraux et la guerre

Paix et liberté (dans cet ordre), fut le slogan et le programme adopté par Frédéric Bastiat en 1849, et il résume l’aspiration commune d’un courant de pensée tout entier.

 

Pourquoi les libéraux sont contre la guerre

Au point de vue utilitaire, la guerre est ruineuse : c’est proprement « une industrie qui ne paie pas ses frais » (Yves Guyot, L’économie de l’effort, 1896, p. 49).

Elle implique des destructions, des crises commerciales, des dettes publiques, qui ruinent les existences, découragent les initiatives et ralentissent le progrès. Aussi peut-on dire de la guerre qu’elle est en contradiction avec l’état social des sociétés modernes, fondé sur le commerce et l’industrie (J.-B. Say, Traité d’économie politique, 1803, t. II, p. 426-427 ; B. Constant, De l’esprit de conquête, 1814, p. 8). À chaque progrès économique, cette contradiction, d’ailleurs, doit s’accentuer (B. Constant, Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri, 1822, p. 22).

Le passif des guerres a été dressé avec beaucoup de soin par les libéraux français. À côté des hommes qui tombent raide mort, ou qu’une bombe fait voler en morceaux, il y a tous ceux qui gisent longtemps sur le champ de bataille ou au milieu des décombres de villes attaquées, attendant un secours qui ne vient pas, appelant une aide que personne ne peut leur donner. Il y a ces piliers d’hôpital, qui y consument leur existence, ou qu’on renverra peut-être un jour dans leurs familles, amputés, incapables, l’esprit égaré, la pensée flottante dans des envies de suicide ou de meurtre qu’ils assouvissent parfois.

Et si l’on espère résoudre des différends par la guerre, c’est une véritable chimère qu’on poursuit. Car l’emploi des moyens de la violence ne résout rien, et sur les ruines encore fumantes d’un conflit qu’on dit pacificateur, s’élèvent de nouvelles difficultés et de nouveaux conflits (Frédéric Passy, « L’avenir de l’Europe », Journal des économistes, février 1895, p. 163).

 

Pourquoi la guerre ne disparaît pas

Si la guerre et l’esprit de la guerre se maintiennent dans les sociétés modernes, intéressées au plus haut point à leur abolition, c’est qu’il est une sorte de gens dont elle flatte la vanité et dont elle sert discrètement les intérêts. Pour ceux qui rêvent d’accroître les attributions du gouvernement, d’en centraliser l’exercice entre leurs mains, de préparer même les esprits à un règne d’arbitraire et de compression, la guerre est le plus sûr et le plus court moyen (Abrégé de la Démocratie en Amérique de Tocqueville, p. 73).

Le peuple est, quant à lui, dans son extrême majorité, intéressé à la paix : mais deux groupements qui procèdent de lui, marchent pourtant de travers. D’un côté, les fonctionnaires dépendent matériellement de l’État, et ils en adoptent plus ou moins les préoccupations et la morale. D’un autre, les partis qui se présentent pour représenter politiquement ce peuple essentiellement pacifique, organisent en fait une domination politique et ne rêvent que des moyens de l’accroître (Gustave de Molinari, Grandeur et décadence de la guerre, 1898, p. 99).

Il faut encore compter, dit Frédéric Bastiat, avec le tempérament belliciste des journalistes, qui excitent les passions et poussent à la guerre, depuis le coin de leur feu (Œuvres complètes, t. II, p. 198.).

 

La guerre de légitime défense est seule juste

Une seule circonstance rend, dans l’optique du libéralisme, la guerre juste et même morale : c’est la défense du territoire national. Cette mission est l’une des rares que les libéraux entendent confier à l’État ; et ce n’est pas pour qu’il s’en acquitte moins bien, mais mieux.

Mais naturellement, une nation n’a pas davantage de droits qu’un individu. Frédéric Bastiat enseigne bien, dans La Loi, que « si chaque homme a le droit de défendre, même par la force, sa personne, sa liberté, sa propriété, plusieurs hommes ont le droit de se concerter, de s’entendre, d’organiser une force commune pour pourvoir régulièrement à cette défense. Le droit collectif a donc son principe, sa raison d’être, sa légitimité dans le droit individuel ; et la force commune ne peut avoir rationnellement d’autre but, d’autre mission que les forces isolées auxquelles elle se substitue » (O. C., t. IV, p. 343).

Par conséquent, la légitime défense collective découle de la légitime défense individuelle. Pour une nation, se défendre, c’est donc parer l’attaque, la repousser, répondre au danger à mesure et d’après le degré avec lequel il se présente.

Les bornes de ce droit sont, de fait, très restreintes.

Se défendre, en particulier, ne signifie pas attaquer ; les deux notions sont antinomiques. Et Benjamin Constant a raison de critiquer ceux qui jouent sur les mots pour faire accepter leurs desseins coupables.

« Autre chose est défendre sa patrie ; autre chose attaquer des peuples qui ont aussi une patrie à défendre. L’esprit de conquête cherche à confondre ces deux idées. Certains gouvernements, quand ils envoient leurs légions d’un pôle à l’autre, parlent encore de la défense de leurs foyers ; on dirait qu’ils appellent leurs foyers tous les endroits où ils ont mis le feu » (De l’esprit de conquête, 1814, p. 39).

Si l’on peut concevoir que ce soit encore « se défendre », pour une nation, que de pourchasser des criminels, de leur demander de répondre de leurs méfaits, c’est par extension, car ce sont des prérogatives de justice plus que de stricte police. On peut reconnaître ce droit, mais l’organiser par l’arbitrage et la discussion au sein du concert des nations, comme le proposaient Gustave de Molinari et Frédéric Passy.

Dans tous les cas, on doit le borner, sauf à croire que les communistes vietnamiens, par exemple, auraient eu le droit de renverser la républicaine américaine, qui avait envahi son sol, et de la forcer à inscrire dans sa nouvelle Constitution ce que Dupont ou Volney entendaient placer dans celle de France : « que la nation ne se permettra aucune guerre offensive ».

 

Comment construire le pacifisme

Parmi les libéraux, des divisions naissent quand il s’agit de déterminer la politique précise de leur pacifisme.

Il y a, naturellement, l’option de la non-intervention, que l’idéologue Volney résumait dans ces termes : « être indépendant et maître chez soi, et ne pas aller chez les autres, se mêler de leurs querelles ni même de leurs affaires » (Lettre à Th. Jefferson, 24 juin 1801).

Il y a encore la panacée peut-être insuffisante du libre-échange, défendue par Frédéric Bastiat, qui ne craignait pas d’affirmer que « certainement l’abolition de la guerre est impliquée dans la liberté du commerce » (O. C., t. II, p. 153).

D’autres ambitionnent de remplacer la guerre par le droit, et d’utiliser l’arbitrage, soit de puissances intéressées à la paix, soit d’une union des nations. Dans ce camp se rangent l’abbé de Saint-Pierre, Gustave de Molinari, Frédéric Passy, notamment. J’ai rappelé cette conception généreuse dans un article récent.

Quelle que soit la valeur de ces instruments, la question de la guerre ne peut cesser d’intéresser les libéraux. Ils doivent œuvrer en commun pour la vaincre, et substituer la civilisation fondée sur le contrat, à la civilisation fondée sur la force.

Capitalisme et féminisme libéral : architectes de l’émancipation des femmes

Le féminisme libéral est une revendication de justice. Il peut se définir comme l’extension aux femmes des protections de l’État de droit. À ce titre, c’est l’aboutissement d’un long processus historique.

 

Le régime de l’esclavage ou de la propriété des femmes

Aux premiers âges de l’histoire de l’humanité, la loi ou la coutume n’offre à peu près aucune protection aux femmes. Elles subissent impunément les menaces, les violences, le rapt, le viol, etc. Ce sont des bêtes de somme, des esclaves possédées par des hommes, plutôt que des individus. On les prend, les donne ou les vend, sans requérir aucunement leur consentement.

Charles Comte, dans les quatre volumes de son Traité de législation (1827-1828) livre préféré de Frédéric Bastiat —, rapporte les descriptions tracées par les voyageurs depuis les plages incultes sur lesquelles ils avaient débarqué.

Ainsi, sur l’île de Van-Diémen (la Tasmanie), les mariages se concluent de manière très expéditive. « Un jeune homme voit une femme qui lui plaît ; il l’invite à l’accompagner chez lui ; si elle refuse, il insiste, il la menace même d’en venir aux coups, et, comme il est toujours le plus fort, il l’enlève et l’emporte dans sa cabane. » (Mémoires du capitaine Péron, t. I, 1824, p. 253)

Aussitôt mariée, la femme Hottentote (Afrique du Sud) s’occupe seule de fournir la provision de son ménage et d’assurer les tâches ménagères. Le mari va à la pêche ou à la chasse pour son plaisir, plutôt que pour soulager sa femme ou ses enfants. Les occupations masculines sont de boire, de manger, de fumer et de dormir. (Kolbe, Description du Cap de Bonne-Espérance, t. I, 1743, p. 235)

Au nord du continent américain, lorsque les hommes ont tué une bête fauve, ce sont les femmes qui la rapportent jusqu’à la tente, qui l’ouvrent, qui la dépècent, etc. Quand le repas est apprêté, les femmes servent les hommes comme des domestiques : ceux-ci prennent alors ce qui leur convient, et souvent après eux ils ne laissent rien aux femmes. (Voyage de Samuel Hearne, du fort du Prince de Galles dans la baie de Hudson, à l’océan nord, t. I, 1798, p. 140)

Sur les côtes de Guinée, les femmes tâchent par des caresses de se faire aimer des hommes, sachant trop bien la sorte de dépendance dans laquelle elles se trouvent. (William Bossman, Voyage de Guinée, 1705, p. 211.) À Tahiti, les femmes portent le deuil de leur mari, mais eux ne portent pas le leur. (Bougainville, Voyage autour du monde, 1771, p. 228)

Partout enfin où on les trouve en milieu primitif, les femmes ont généralement l’air plus sombre que les hommes, et elles font voir des cicatrices qui témoignent assez des mauvais traitements qu’elles subissent. (Charles Comte, Traité de législation, 1827, t. II, p. 415 et 425)

 

Le régime de la tutelle

Dans l’Orient, ce premier régime s’est longtemps maintenu. Edmond About raconte que la femme y a une voix criarde et gémissante qui surprend au premier abord, et que ses paroles ne sont que des lamentations. (La Grèce contemporaine, 1854, p. 200). En Crimée puis à Constantinople, Gustave de Molinari décrit aussi les femmes séquestrées dans leurs maisons, voilées à n’en distinguer que les yeux, et qui sont purement et simplement des propriétés. (Lettres sur la Russie, 1861, p. 259 et suiv., p. 376)

Mais dans la France du XIXe siècle, les libéraux observent une situation déjà bien différente : c’est le régime de la tutelle.

Historiquement, on sait que ce n’est pas pour des raisons humanitaires que l’esclavage a été aboli aux États-Unis, ou qu’en Europe, il s’est transformé en servage, avant de disparaître. Cette évolution fut le fruit avant tout de la pression du progrès économique produit par le capitalisme.

C’est aussi le capitalisme qui a permis la première émancipation des femmes, en donnant une valeur sans cesse plus grande aux services de l’intelligence plutôt qu’à la seule force physique. Plus une société a de capitaux, en effet, et moins on a recours à la puissance humaine brute ; moins donc on dépend de l’homme fort. D’abord, on abattait un arbre à mains nues ; ensuite, on usa d’outils rudimentaires ; enfin vinrent les scies mécaniques : et chaque progrès capitaliste augmentait l’utilité intrinsèque du travail des femmes.

Lorsqu’aux premiers temps de l’histoire de l’humanité tout le travail s’accomplit par l’emploi de la force humaine, les femmes et les êtres plus faibles physiquement ne peuvent espérer une rémunération satisfaisante, à moins d’un talent hors pair. Les femmes sont alors économiquement dépendantes. Si l’une d’elle conçoit l’idée de quitter sa cabane pour éviter les mauvais traitements de son mari, raconte l’abbé de Saint-Pierre, et veut « tâter de la solitude », elle n’y reste pas longtemps, devant l’effroi d’une vie de dénuement, dans la crainte de mourir de faim et de froid, et de voir sa vie s’éteindre en effet en peu de temps. (Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, t. II, 1713, p. 12)

Jean-Jacques Rousseau, qui a célébré l’âge d’or de la vie sauvage, a poussé plus loin l’inconvenance en jetant l’opprobre sur « le premier homme ayant enclos un terrain », etc. Pourtant, les travaux plus paisibles de l’agriculture, en fournissant un emploi suffisamment productif aux femmes, ont participé à leur meilleure conservation. (Gustave de Molinari, La viriculture, 1897, p. 36) Et tout progrès capitalistique leur a permis d’augmenter leur contribution productive.

 

Le régime de la liberté

L’adéquation entre le régime légal que les intérêts matériels d’une société rendent utiles, et la législation réelle, demande du temps et des efforts. Pour hâter cette transformation, de nombreux libéraux ont défendu la cause de l’extension complète de l’État de droit aux femmes.

Édouard Laboulaye voulait pour les femmes des droits égaux, y compris le droit électoral. (Histoire politique des États-Unis, t. III, 1866, p. 323 et suiv.)

Paul Leroy-Beaulieu pensait que « l’on pourrait juger de l’état d’une société entière d’après la situation qui y est faite à la femme ». (Populations ouvrières, 1868, p. 178) Il voulait que la femme soit protégée par la loi contre les excès de son mari, qu’elle obtienne la libre disposition de son salaire. (Discussion à l’Académie sur le code civil et les ouvriers, 1886)

Yves Guyot surtout, a mené une campagne inlassable, engagée très tôt pour la liberté égale des femmes, y compris le suffrage. « Le christianisme, disait-il, a conquis son influence en promettant à la femme de la relever. Il n’a pas tenu complètement sa promesse. Nous devons la réaliser dans nos pays et aider, chez les autres peuples, les femmes à obtenir une situation meilleure. » (Lettres sur la politique coloniale, 1885, p. 398)

Furent-ils plus nombreux, et avaient-ils en général des idées plus radicales encore ? C’est ce qu’il est permis de supposer. Avril de Sainte Croix observe en 1922 que « Monsieur Yves Guyot est probablement le doyen des féministes. Il a été un féministe quand cette qualité soulevait les railleries des gens qui se prétendaient sérieux… Il n’a cessé de réclamer l’égalité civile, l’égalité économique et l’égalité politique des femmes. » (Conférence du 30 janvier 1922 ; Fonds Guyot, Archives de Paris, D21J 65.) Or ces moqueries ont certainement pu en décourager quelques-uns.

Voyez la colonisation. Quand l’enthousiasme était presque unanime, certains cachaient leur désapprobation. Sortant du bois en 1848, Léonce de Lavergne dit par exemple : « J’avais déjà cette opinion sous la monarchie, quand les millions pour l’Afrique se donnaient sans compter, mais j’hésitais à la produire en présence de l’engouement général, j’attendais… » (Revue de deux-mondes, 1er mai 1848.)

On voit d’ailleurs dans les archives d’Edmond About qu’au seuil de son grand livre sur la liberté, il écrivait qu’elle est due tant aux hommes qu’aux femmes. Mais son éditeur a rayé cette phrase cruciale, et elle n’apparaît pas dans l’imprimé. (Bibliothèque de l’Institut, Ms. 3984)

Il faudrait prendre en compte aussi tout cela, dans la balance qu’on ferait avec les opinions antiféministes de Benjamin Constant, avec les doutes ou les atermoiements de Jules Simon, de Gustave de Molinari.

 

Pourquoi toutes les femmes devraient être libérales

La demande du féminisme libéral est assez simple. Puisque l’État est une sorte de société en commandite établie pour produire la sécurité de tous, il faut que les femmes aient une voix à l’égal des hommes et que leur protection soit assurée comme celle des hommes.

Les anti-libéraux construisent un État omnipotent (en théorie), qui prétend tout régenter, mais n’accomplit rien qui vaille. C’est un gros monsieur qui est tout à tour professeur, médecin, entrepreneur de spectacle, que sais-je encore. Comment n’en oublierait-il pas de bien assurer la sécurité, de bien rendre la justice ?

À l’inverse, la demande d’un État minimal est celle d’un État qui a peu de fonctions, mais qui les remplit. Or les femmes ont, plus encore que les hommes, besoin de cet « État gendarme », qui fasse bien son métier.

Le capitalisme, en outre, marche pour elles.

Le féminisme libéral a moins de puissance verbale que celui qui demande des privilèges de sexe ou des réparations. Il ne dira pas que ce qui est inégal est égal. Mais il protégera chacun, et placera tous et toutes sous la grande loi d’égalité et de justice de la concurrence pour la rémunération des services. Il ne lui manque que d’avoir conscience de sa force persuasive.

 

L’Éthique de la redistribution, par Bertrand de Jouvenel

Par Fabrice Copeau.

diseuse de bonne aventure credits JP Dalbéra (licence creative commons)

En 1951, tournant le dos à son itinéraire l’ayant mené du socialisme national jusqu’à la collaboration idéologique avec Vichy, Bertrand de Jouvenel (1903-1987) publie au Royaume-Uni et en anglais The Ethics of Redistribution.

Dans le prolongement de Du pouvoir (1945) qui lui avait valu une renommée internationale de penseur politique, cet opus, inédit en français, développe avec une sobre alacrité une critique de l’extension du « Minotaure » que représente l’institution naissante de l’État-providence par le biais de la redistribution massive des revenus.

Sa thèse : un inquiétant transfert des pouvoirs de décision des individus s’accomplit ainsi au profit de l’État, toujours plus omnipotent. Jouvenel met à mal le mythe d’une redistribution ne sollicitant que les plus riches. La logique fiscale conduit nécessairement à ponctionner aussi les classes moyennes. Une analyse singulièrement iconoclaste et prémonitoire.

Bertrand de Jouvenel est un auteur classique toujours intéressant. Et son livreThe ethics of redistribution (qui curieusement va tout juste être traduit et publié en français) le prouve en s’attaquant à un des fondements jamais discuté (presque indiscutable) du consensus social-démocrate dans lequel il nous faut vivre. L’ouvrage est court mais dense et aborde avec calme et précision, loin de la polémique gratuite, les bases du sujet, le processus qui a débouché sur une énorme bureaucratie étatique dont la justification serait la redistribution des revenus entre les différentes couches socioéconomiques, selon l’idée générale, qui n’a jamais cessé de prendre de l’importance depuis, de « prendre aux riches pour donner aux pauvres ».

Jouvenel développe son argumentation avec tranquillité et précision, délimitant la question en signalant, par exemple, les différences existant entre la redistribution agraire et les arguments modernes en faveur de la redistribution, teintés d’un socialisme à la recherche d’un utopique homme nouveau. D’un trait de plume, il dévoile l’incohérence socialiste en demandant pourquoi le bien de la société passe par l’augmentation de la richesse mais pas dans le cas des individus, et pourquoi l’appétit de la richesse serait mauvais chez les individus, mais pas pour la société.

 

Imposer l’égalitarisme

Plus loin, Bertrand de Jouvenel nous montre que sous l’emphase de la redistribution ne se trouve pas le souci du sort de ceux qui vivent dans des conditions indignes et humiliantes.

Il ne s’agit pas de cela, chose parfaitement acceptable, mais propre de toute société saine ; il s’agit d’imposer l’égalitarisme, où il n’est pas si important de fixer un revenu décent que de limiter les revenus (de fait, signale l’auteur, un grand nombre de défenseurs de la redistribution sont moins satisfaits d’un relèvement général du niveau de vie qui conserve les inégalités, préférant de loin un écrasement de celles-ci vers le bas).

L’autre trait de cette théorie moderne de la redistribution qui s’est imposée dans nos sociétés est son exigence de ce que l’agent chargé de mener cette tâche à bien soit l’État. Un État chaque fois plus gros et omniprésent, qui prend chaque fois plus de décisions sur les vies des personnes. Pour être plus précis, plus que l’État, Jouvenel pointe le jugement subjectif de la classe qui dessine les politiques.

Par contre, si l’on analyse, chiffres en main, ce qui reste de l’argumentation primaire et sentimentale à la manière de Robin des Bois – Jouvenel retourne le couteau dans la plaie quand il rappelle que c’est devenu une nouvelle habitude d’appeler juste n’importe quelle chose comprise comme émotionnellement désirable –, la réalité est que les riches ont toujours su échapper à la pression fiscale.

Le second pas apparaît évident : il s’agit non pas de prendre aux riches, mais bien aux couches croissantes de ce que l’on a coutume d’appeler la classe moyenne. Pour donner aux pauvres ? Au final, pas grand chose, dès lors que l’énorme machinerie sociale, véritable usine à gaz, que nous avons construit, l’État bureaucratique, absorbe une grande partie des ressources enlevées aux familles de la classe moyenne. Et si l’on analyse encore plus en détail, comme le fait Jouvenel, et si nous désagrégeons en groupes plus compacts cette classe nébuleuse, on peut observer comment la redistribution cesse d’aller du haut vers le bas pour se transformer en flux horizontaux qui bénéficient à certains collectifs, qui parfois peuvent même disposer de revenus supérieurs à ceux à qui on les a enlevés pour soi-disant les attribuer aux plus pauvres de la société. La réalité ressemble finalement bien peu à la théorie émotionnelle initiale.

Il y a bien d’autres choses encore dans ce petit livre : l’argutie d’argumenter sur la base des satisfactions subjectives et de tenter de mesurer le bonheur ; une solide critique de la théorie marginaliste dans les revenus ; la discrimination créée au nom de l’égalité ; comment l’augmentation de la redistribution conduit toujours à une extension des pouvoirs de l’État : le traitement discriminatoire envers les familles et en faveur des corporations, etc. En définitive, un livre important où la thèse centrale est cruciale : les politiques redistributives ont provoqué un changement de mentalité devant les dépenses publiques, dont le principal bénéficiaire n’est pas la classe au revenu le plus bas face à la classe au revenu supérieur, mais bien l’État face au citoyen.

Cet ouvrage est traduit par Michel Lemosse, qui est professeur émérite de civilisation anglaise à l’Université de Nice.

  • Bertrand de Jouvenel, L’Éthique de la redistribution, Les Belles Lettres, coll. Bibliothèque classique de la liberté, 144 pages, 17,50€, à paraître le 23 septembre prochain. Acheter sur Amazon

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Publié initialement le 17 septembre 2014.

Les libéraux : ennemis de toujours de l’antisémitisme

On peut être libéral et faire preuve de sympathie pour la cause d’un peuple persécuté qui lutte pour sa liberté avec des moyens répréhensibles.

Gustave de Beaumont, au XIXe siècle, a passé sa vie dans cet équilibre. Revenu de son voyage américain en compagnie de Tocqueville, il a défendu avec chaleur les indigènes ou Indiens, dont les pratiques guerrières n’étaient pas exactement humanitaires, plutôt que les Américains qui prenaient leurs terres et poussaient à leur extinction finale. Quatre ans plus tard, il publia deux volumes sur l’Irlande, opprimée par les Anglais, et qui se révoltait avec fureur et sans discernement, dans des effusions de haine et de violence.

Que les esclaves américains, que les serfs russes ou polonais se présentent comme des hommes dégradés, qui se comportent comme des brutes, cela n’étonne aucun auteur. Car les libéraux français l’ont toujours reconnu : il est dans la nature même de l’oppression, d’où qu’elle vienne, et quelque forme qu’elle prenne, de déshumaniser et d’abrutir progressivement sa victime. (Œuvres complètes de Tocqueville, t. III, vol. I, p. 45 ; Charles Comte, Traité de législation, 1827, t. IV, p. 248-249 ; Œuvres complètes de Benjamin Constant, t. IV, p. 412.)

Aussi, une sympathie pour la cause palestinienne peut s’entendre, dans l’optique du libéralisme. L’antisionisme même a des précédents : Yves Guyot, grand défenseur des Juifs, grand acteur de la défense de Dreyfus, a écrit contre le projet de formation d’un État juif en Palestine (Le Siècle du 4 juillet 1899). Mais dans l’histoire du libéralisme, l’antisémitisme proprement dit ne se rencontre pas, et au contraire tous les auteurs se rejoignent pour le combattre.

Ne nous payons pas de mots. Quand l’idéologue Volney parle de « ce peuple privilégié, dont la perfection consiste à se couper un petit morceau de chair », ce sont les moqueries d’un athée en campagne, et qui en réserve bien d’autres, et plus virulentes, contre ceux qui, par exemple, admettent « un premier homme qui perd tout le genre humain en mangeant une pomme », etc. (Les Ruines, 1792, p. 95)

En privé, Mme Leroy-Beaulieu peut bien s’emporter auprès de son mari contre Maurice Block, cet « affreux Juif » qui est prêt de lui ravir une place à l’Académie des sciences morales et politiques, ce sont des invectives gratuites, sans portée théorique aucune. (Archives privées du château de Cazilhac, lettre du 19 juin 1878.)

Au contraire, lorsqu’il est sérieusement question des Juifs et de leur place dans la société moderne, les libéraux sont unanimes pour défendre leur cause.

Ainsi, s’ils se sont adonnés au commerce et aux métiers de la banque, c’est à la suite d’une injustice, car il leur fut rarement permis d’exercer une autre activité. (Adolphe Blanqui, Histoire de l’économie politique en Europe, 1837, t. I, p. 203 ; Joseph Garnier, Notes et petits traités, 1865, p. 292) Ils n’y excellent d’ailleurs que par leurs talents, ne s’y enrichissent que par un service rendu ; s’ils ont des ennemis, ce ne sont que des concurrents jaloux, ou des socialistes de diverses sensibilités, qui ont la richesse et les capitaux en exécration, et qui ont fait de l’antisémitisme « une branche du socialisme ». (Gustave de Molinari, préface aux Conséquences de l’antisémitisme en Russie, par N. Chmerkine, 1897.)

On accuse encore les Juifs de faire bande à part, de ne pas se fondre dans la masse de leurs concitoyens. C’est leur droit, clame Alphonse Courtois, un pilier de la Société d’économie politique.

« Qu’ils pratiquent leurs devoirs civiques, qu’ils soient patriotes, qu’ils obéissent aux lois, on n’a rien à leur reprocher. » (Réunion de la Société d’économie politique du 5 juin 1893.)

Naturellement, lorsque la célèbre affaire Dreyfus éclata, à la toute fin du XIXe siècle, la position de tolérance des libéraux français avait déjà été maintes fois réaffirmée, et leur mobilisation dreyfusarde ne devait surprendre personne. Gustave de Molinari, Yves Guyot, Frédéric Passy, figurent parmi les signataires des protestations publiées par le journal L’Aurore, en 1898.

Ce soutien public s’accompagne d’ailleurs d’un engagement privé, dont des archives inédites peuvent rendre compte. Gustave de Molinari, par exemple, envoie une marque d’attention à Édouard Grimaux, professeur à l’École Polytechnique, et qui vient d’être mis à la retraite à l’occasion du procès Émile Zola. (Archives de l’Institut, Ms. 4631, pièce n° 61)

Lorsque les occasions s’en présentent, le camp du libéralisme se retrouve donc à l’unisson pour défendre ce qu’il considère être ses valeurs. Au besoin, on fabrique ces opportunités de toutes pièces, comme en 1900, lorsque la publication du supplément au Nouveau dictionnaire d’économie politique, dirigé par Léon Say et Joseph Chailley-Bert, voit l’insertion d’un article fort étendu sur l’antisémitisme, rédigé par un dreyfusard très engagé, Bernard Lazard. La raison d’un article sur ce thème, dans un dictionnaire d’économie politique, n’est pas évidente : elle est la preuve d’un engagement très fort.

Qu’on ne soit pas surpris, donc, que pendant plusieurs années Yves Guyot ait délaissé son œuvre de défense de la liberté en tout pour soutenir la cause du capitaine Dreyfus, et qu’après L’Aurore, Le Siècle, qu’il dirigeait, ait constitué l’avant-garde de la cause dreyfusarde : car combattre l’antisémitisme, pour lui, c’était encore défendre la liberté.

Le libéralisme contre l’utopisme

Par : Quillette

Par Alan S. Rome

Un article de Quillette.

L’historien des idées Samuel Moyn, professeur de droit et d’histoire à Yale, est devenu un explorateur influent de notre époque idéologique. Personnage public érudit et intelligent, Moyn est un penseur de plus en plus important de la gauche américaine contemporaine, toujours intéressant et provocateur, que l’on soit d’accord ou non avec ses positions. Sa vaste érudition défie la spécialisation étroite de l’académie, et il fait preuve d’une honnêteté rafraîchissante quant à ses propres convictions socialistes.

Certains de ses ouvrages précédents, tels que The Last Utopia (2010) et Not Enough (2018), affirmaient que les doctrines des droits de l’Homme étaient historiquement contingentes et insuffisantes pour servir de base à la politique. Bien que les exigences minimalistes des droits de l’Homme les aient laissés debout après l’effondrement de tous les autres projets idéologiques utopiques, Moyn estime que ce succès s’est fait au détriment de solutions plus authentiques ou radicales à nos problèmes.

Le nouveau livre de Samuel Moyn, Liberalism Against Itself, approfondit cette critique en s’intéressant au « libéralisme de guerre froide », un terme souvent péjoratif désignant la forme particulière de libéralisme qui a dominé le discours politique américain dans les années 1940 et 1950, au plus fort des tensions entre l’Occident et le bloc communiste.

En ouverture de son livre, Moyn déclare que « le libéralisme de guerre froide a été une catastrophe pour le libéralisme ». En réagissant de manière excessive à la menace soviétique, Moyn estime que les libéraux ont adopté ce que la philosophe Judith Shklar appelle un « libéralisme de la peur ». Obsédés par les dangers de la tyrannie, ils ont abandonné leurs positions progressistes antérieures au profit d’un repli appauvri et défensif sur l’antitotalitarisme et l’anticommunisme.

C’est ainsi que les libéraux de guerre froide se sont préoccupés de la liberté au détriment d’un engagement plus positif en faveur de la maîtrise de la nature humaine et de la société.

Ayant grandi « en présence de l’État le plus égalitaire et le plus émancipateur que les libéraux aient jamais construit », les libéraux de guerre froide auraient échoué à défendre un État providence progressiste. Et en discréditant les alternatives, ils ont « créé les conditions, non pas d’une liberté et d’une égalité universelles, mais des vagues d’ennemis qu’ils ne cessent de trouver aux portes – ou déjà à l’intérieur », en particulier le néoconservatisme et le néolibéralisme.

Le libéralisme, nous dit-on, doit donc être revitalisé en retrouvant les aspects les plus riches de sa tradition antérieure à la guerre froide.

Comme l’a fait remarquer Moyn lors d’une interview l’année dernière :

« Mon principal objectif en tant qu’historien des idées est vraiment de documenter les épisodes de forclusion, et d’utiliser l’histoire comme un outil pour ouvrir l’espace des possibilités intellectuelles et politiques ».

 

Liberalism Against Itself retrace avec perspicacité les interactions entre la pensée politique, les groupes, les contextes et les influences dans l’histoire de certaines idées. Malheureusement, l’érudition de Moyn est compromise par son projet politique sous-jacent.

 

Le livre est divisé en six chapitres, chacun traitant d’une figure emblématique de la guerre froide, et chaque individu fournit une lentille à travers laquelle explorer une limitation particulière du libéralisme de guerre froide.

C’est avec Judith Shklar que Moyn se montre le plus sympathique, s’en remettant à son analyse du mouvement et articulant même son récit autour d’elle.

Il s’appuie sur son analyse de la manière dont les Lumières, « centrées sur l’action et l’émancipation », en sont venues à être redoutées par les libéraux comme la source de projets totalitaires.

Selon cette grille de lecture, les libéraux ont trahi leurs propres origines en permettant à l’Union soviétique « d’hériter exclusivement des Lumières dans sa propre présentation ».

À l’inverse, Moyn utilise Isaiah Berlin pour montrer comment les libéraux se sont méfiés du « romantisme », même s’il a été « la source première » du « perfectionnisme moderne », le seul récit convaincant de la « vie la plus élevée » de l’agence créative ou de l’auto-fabrication.

Karl Popper est à son tour critiqué pour son attaque contre la notion de progrès historique.

Alors que le libéralisme du XIXe siècle s’était apparemment « construit sur le terrain de l’optimisme providentialiste concernant la perfectibilité et le progrès », les libéraux de guerre froide sont devenus sceptiques quant à la possibilité de trouver un sens au processus historique.

En revanche, la néoconservatrice Gertrude Himmelfarb et le critique littéraire Lionel Trilling sont critiqués pour avoir contribué à populariser, respectivement, les croyances religieuses et psychanalytiques dans la pensée libérale, croyances qui mettent l’accent sur les limites inhérentes aux efforts humains.

Enfin, bien qu’elle ne soit pas réellement libérale, Hannah Arendt fait l’objet du traitement le plus partial. Moyn la présente comme une représentante de l’hypocrisie prétendument raciste du libéralisme de guerre froide pour avoir soutenu le sionisme, alors même qu’elle craignait que les mouvements de décolonisation n’ouvrent « une voie vers le servage et la terreur ». Ce chapitre introduit également l’un des sous-thèmes les plus intéressants du livre, à savoir l’exploration du fait que nombre de ces libéraux de guerre froide étaient des exilés juifs européens (bien que les conclusions de Moyn soient désapprouvées).

L’analyse de Moyn s’attarde sur la manière dont ces penseurs ont construit de manière créative leur propre tradition, en particulier la canonisation et l’anti-canonisation de leurs héros et de leurs « vilains ».

Cependant, tout au long de son analyse, Moyn est engagé dans son propre processus de canonisation et d’anti-canonisation. Le libéralisme, après tout, est éminement complexe à définir. Moyn hésite entre ce qu’il appelle une définition nominaliste (considérer les gens comme des libéraux s’ils s’identifient comme tels) et une définition contextualiste (identifier une liste de traits caractéristiques de la pensée libérale qui s’appliqueraient à des personnages indépendamment des descripteurs qu’ils ont eux-mêmes adoptés).

Cette équivoque, bien qu’inévitable à un certain niveau, permet à Moyn d’inclure et d’exclure commodément des personnalités de la vraie tradition libérale, comme l’exige son argument. Ainsi, Arendt est considérée comme un « compagnon de route », au même titre que Hegel, la tradition socialiste au sens large, et même Marx. La plupart des néoconservateurs, des straussiens, des « fatalistes chrétiens » ou des « pessimistes romantiques » sont en revanche exclus. Comme on pouvait s’y attendre, les critères d’inclusion de Moyn tendent à pencher vers la gauche.

Un simple recalibrage des frontières du libéralisme tracerait une histoire très différente, de même qu’un cadre temporel plus large.

Liberalism Against Itself affirme que les libéraux de guerre froide ont rompu avec les racines de leur propre tradition. Pourtant, les racines supposées que Moyn identifie ne remontent souvent qu’à la période immédiatement précédente.

En fait, les racines du libéralisme se trouvent au début de la période moderne. Ce n’est qu’en y revenant que l’on peut explorer de manière adéquate ce qui est essentiel ou accidentel dans sa tradition, et identifier les présupposés philosophiques fondamentaux qui représentent ses véritables enjeux et le distinguent des autres traditions politiques – la négation de la transcendance, la séparation de la volonté et de la raison, la recherche d’un régime philosophiquement neutre, ou l’amplification de la liberté et de l’égalité en tant que principes primordiaux.

Mais l’analyse de Moyn sur les périodes antérieures est trop superficielle.

Dans un ouvrage qui prétend aborder la pensée libérale dans toute sa complexité, il a une compréhension remarquablement peu sophistiquée des Lumières en tant que mouvement ayant soutenu sans ambiguïté son propre socialisme.

Sa lecture des figures antérieures, telles que Rousseau et Alexis de Tocqueville, aplatit leurs contours. Il n’a pas non plus de temps à consacrer aux importantes conceptions républicaines et chrétiennes de la vertu dans la pensée libérale, ni aux arguments anglophones du scepticisme prudent et de l’intérêt personnel éclairé d’Adam Smith et des fondateurs américains.

Tout au long de sa carrière, Moyn a été davantage attiré par les récits de discontinuité – les ruptures – que par les continuités. Sa déconstruction de la tradition s’inspire de ses convictions politiques, soulignant que le supposé statu quo est en réalité nouveau, contingent, et le produit de l’action individuelle, et donc facilement modifiable. Mais cette affirmation se fait au détriment d’une compréhension holistique.

La limite la plus fondamentale du projet de Moyn, cependant, est une limite de l’histoire des idées elle-même.

Cette discipline s’attache à contextualiser les penseurs et à retracer leurs influences et leurs déterminations, mais ce faisant, elle a une fâcheuse tendance à les reléguer dans le passé. S’ils sont traités comme de simples produits de leur époque, il n’est pas nécessaire de s’engager dans leurs arguments, d’évaluer la véracité de leurs revendications philosophiques, historiques ou sociales, ni d’apprendre quoi que ce soit d’eux. En l’absence d’un véritable dialogue, les critiques de Moyn se résument généralement au fait que les libéraux de la guerre froide sont trop conservateurs à son goût. Un véritable dialogue avec ces personnalités n’est pas possible car leur conservatisme représente un rejet des hypothèses philosophiques fondamentales de Moyn.

C’est particulièrement vrai en ce qui concerne sa conception des idées, qu’il considère comme des entités flottantes et toutes-puissantes pouvant être imposées au monde sans aucune résistance de la part des réalités sous-jacentes.

Il affirme, par exemple, que les libéraux « ont payé un lourd tribut » pour leur prétendu scepticisme à l’égard du progrès historique, car « si l’histoire n’est pas un progrès, elle n’a pas de sens ».

Cette affirmation – qui rappelle un peu celle de Merleau-Ponty selon laquelle « si le marxisme est faux, il n’y a pas de raison dans l’histoire » – est contestable en soi. Mais même si elle était vraie, le fait de souhaiter quelque chose n’en fait pas une réalité. Le progrès historique existe ou n’existe pas ; ses implications politiques sont secondaires. Les lamentations de Moyn sur les conséquences conservatrices des doctrines chrétiennes ou freudiennes ne constituent pas non plus une réfutation de leurs affirmations. Mais parce qu’il souhaite qu’il n’y ait pas de limites à l’effort humain, il rejette l’existence de ces limites.

Moyn ne s’intéresse donc pas à la politique en tant que telle – l’art désordonné du possible et du compromis. Il ne s’intéresse qu’à son propre type d’utopisme. Il s’occupe d’abstractions de haut niveau et ne s’intéresse pas aux contradictions entre ses désirs et la réalité.

Il a par exemple affirmé, qu’il était un hégélien de gauche qui croyait en « une sorte d’étatisme émancipateur par l’institutionnalisation d’une communauté libre d’égaux qui sont des agents créatifs … qui n’est pas du tout bureaucratique ou technocratique ».

Si l’on met de côté la nécessité supposée d’un État interventionniste pour la réalisation de vérités et de valeurs supérieures, on ne voit pas très bien comment on peut avoir un tel État qui ne soit « pas du tout bureaucratique ou technocratique ».

Plus important encore, Moyn pense que ses opposants politiques sont responsables de tous les maux du monde.

Les socialistes n’ont apparemment jamais été en mesure d’appliquer pleinement leur programme, mais la droite l’a fait. Son mantra est donc « pas assez », et il ne consacre aucun temps à réfléchir au fait que certains des problèmes actuels pourraient en fait avoir été engendrés par la gauche elle-même.

Il ne fait pas non plus allusion au fait que, jusqu’à la pandémie de covid, les dernières décennies « néolibérales » avaient vu un déclin sans précédent des taux de pauvreté dans le monde.

Aucun de ces points n’est décisif, bien sûr, mais un projet politique sérieux devrait au moins les aborder, ainsi que d’autres faits de base et vérités dérangeantes.

Comme l’a fait remarquer Raymond Aron, un libéral de guerre froide :

« La philosophie politique ne peut ignorer la réalité : on ne peut être socialiste sans étudier l’économie politique et sans se faire une idée de ce que le socialisme signifie réellement ».

En effet, l’impatience de Moyn à l’égard de la réalité économique et historique l’amène à faire des affirmations politiquement et moralement imprudentes.

Il suggère à un moment donné que la croyance des libéraux de guerre froide selon laquelle « les objectifs à long terme ne peuvent jamais justifier les crimes à court terme » équivaut à nier tout rôle au « progrès collectif dans l’histoire ». L’implication de ce point de vue est que le progrès collectif nécessiterait la commission de crimes. Il établit des équivalences moralement obtuses entre les régimes coloniaux et totalitaires. Il méprise les craintes concernant les résultats des mouvements anticoloniaux, même si nombre de ces mouvements se sont révélés tout aussi violents et répressifs que les libéraux le craignaient. Il regrette que les libéraux n’aient pas essayé de répandre la liberté (d’une manière non impériale, bien sûr). Et il est généralement dédaigneux de la menace de tyrannie que beaucoup, y compris Tocqueville, ont identifié comme une possibilité toujours présente dans les démocraties de masse.

Dans une tribune du New York Times de l’année dernière, Moyn et son coauteur suggèrent que le Congrès pourrait simplement défier la Constitution en adoptant une loi sur le Congrès pour « parvenir à un ordre plus démocratique » dans lequel « la structure de base du gouvernement, comme l’élection du président à la majorité ou la limitation des juges à des mandats fixes, serait décidée par l’électorat actuel, par opposition à un électorat issu d’un passé brumeux ».

Il n’est pas certain que nous soyons censés prendre au sérieux cette proposition de lancer un coup d’État au nom de la démocratie, mais le résultat inévitable serait la guerre civile ou la tyrannie.

Liberalism Against Itself pourrait susciter des discussions salutaires sur l’absence de vision de notre classe politique, à la recherche d’une politique rationnelle et efficace allant au-delà des politiques réactionnaires ou identitaires qui sèment la discorde.

Le livre de Moyn identifie correctement de nombreuses limites du libéralisme. Mais la réponse à nos problèmes contemporains ne réside pas dans un nouveau radicalisme qui abandonne imprudemment la prudence et la modération politiques au profit de projets utopiques. Ceux d’entre nous qui ne sont pas hégéliens n’ont pas le luxe de supposer qu’ils connaissent toutes les réponses.

Contrairement à la complaisance de nombre de leurs contemporains radicaux (qui ont trop souvent cédé à l’attrait de régimes autoritaires brutaux), les meilleurs libéraux de guerre froide ont abordé le monde avec une vision politique modeste, humaine et sage. Comme l’a récemment écrit Joshua Cherniss, des personnalités telles que Raymond Aron étaient admirables, non pas tant pour les positions particulières qu’elles adoptaient que pour leur horreur de l’impitoyable et leur attrait pour la vérité, la complexité et l’incertitude. Malgré tous leurs défauts, ces libéraux de guerre froide sont mieux équipés que Samuel Moyn pour nous guider en ces temps troublés.

Sur le web.

Oligarques et oligarchie, de la Grèce antique à la Russie de Poutine

Par Dominique Lenfant

C’est en 2022, quand les Russes ont attaqué l’Ukraine, que le terme d’oligarques a surgi comme jamais dans l’actualité médiatique : pour faire pression sur le Kremlin, les puissances occidentales ont décidé de saisir les biens des oligarques russes qui se trouvaient sur leurs territoires respectifs. De fait, cela fait plusieurs décennies que le mot est le plus souvent employé à propos de la Russie postsoviétique : il désigne des milliardaires qui ont bâti leur fortune sur les ruines de l’Union soviétique grâce à la complicité du Kremlin.

Les analystes distinguent parmi eux deux groupes successifs.

Dans les années 1990, d’abord, un petit nombre d’hommes a profité des privatisations pour mettre la main sur l’appareil de production à des conditions privilégiées et, tout en restant dans l’ombre, ces individus ont fortement influencé les choix du pouvoir.

Au contraire, à partir des années 2000, la petite minorité qui s’enrichit grâce à l’appareil d’État jouit certes d’un pouvoir économique colossal, mais ne doit plus se mêler des décisions politiques, qui sont du seul ressort de Vladimir Poutine.

Le mot désigne donc un petit groupe, une élite de l’argent bien spécifique, qui détient une forme de pouvoir, même si celui-ci n’est pas directement politique et officiel, mais plutôt économique et fondé sur la connivence avec les dirigeants. Même péjoratif, le terme a un sens objectif, car les personnes qu’il désigne ont des caractéristiques relativement bien définies.

Il n’en va pas de même d’autres emplois récents de cette famille de mots.

En ces débuts de XXIe siècle, « oligarchie » a aussi connu un regain de faveur dans la rhétorique journalistique et politique française, pour critiquer cette fois la démocratie telle qu’elle est, ou pour invectiver l’adversaire politique. Le mot sert parfois à désigner de manière polémique la classe dirigeante ou un groupe composite aux contours plus flous, que ce soit en France ou dans d’autres démocraties.

À vrai dire, Jaurès l’employait déjà dans l’éditorial du premier numéro de L’Humanité (1904). Il y dénonçait « l’antagonisme des classes », « la lutte de l’oligarchie capitaliste et du prolétariat » qui divisaient l’humanité : l’oligarchie était sous sa plume la classe minoritaire et économiquement dominante.

Plus confus est le sens donné au terme dans la rhétorique politique à partir des années 2010.

Le meilleur témoin en est la campagne présidentielle française de 2017, où les candidats et leurs représentants l’ont employé tour à tour pour dénoncer l’adversaire politique contre lequel ils entendaient mobiliser les électeurs : Jean-Luc Mélenchon, dont le parti La France insoumise fustigeait déjà « l’oligarchie » depuis quelques années, fut alors la star d’un jeu vidéo, Fiscal Kombat – le premier d’une série de jeux vidéo engagés, inspirée de la série de jeux Mortal Kombat, développée par le Discord insoumis, un groupe de bénévoles proches de La France insoumise – dans lequel il partait à la chasse aux « oligarques de la Finance ». Parmi ces derniers figuraient aussi bien l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy, l’ancien ministre de l’Économie et candidat Emmanuel Macron, que le président du Medef Pierre Gattaz ou Liliane Bettencourt, qui était alors la femme la plus fortunée de France.

Dans l’entre-deux-tours, ce fut à Marine Le Pen, à l’extrême droite, de reprendre ce terme contre son concurrent Emmanuel Macron : « Il est le candidat de l’oligarchie et je suis la candidate du peuple ». Dans sa bouche, cependant, le mot prit un contenu singulier, puisqu’à ses yeux « cette oligarchie » passait « par la CGT, les partis comme le Parti socialiste et Les Républicains, le président de la Commission européenne, les patrons de presse, les éditorialistes, l’UOIF (Union des Organisations islamiques en France) » (TF1, 25 avril 2017).

Une affiche des Jeunesses Communistes (JRCF), août 2022 : « La paix est rouge. À bas la guerre de l’OTAN, de l’UE et des oligarques contre les travailleurs »).

 

Quant au porte-parole d’Emmanuel Macron, Benjamin Griveaux, il n’hésita pas à répliquer le jour même que Marine Le Pen était « la candidate de l’oligarchie et de la famille Le Pen », « l’incarnation de l’héritage en politique », soulignant qu’elle et les cadres du Front national pouvaient difficilement parler au nom du peuple quand ils n’avaient jamais travaillé (RTL)…

Il est difficile de reconnaître une fonction descriptive à un terme aussi galvaudé par une confusion aux antipodes de la notion d’origine.

 

Retour aux sources

Le terme d’oligarchia est né en Grèce il y a plus de 2400 ans. Comme son dérivé moderne, il implique que le pouvoir (archè) est exercé par un petit nombre (oligoi) d’hommes qui se distinguent par leur richesse. C’est aussi le plus souvent un terme péjoratif, le petit nombre impliquant l’exclusion du grand nombre.

Mais les ressemblances s’arrêtent là : les « oligarques » modernes n’ont pas un caractère institutionnel. Ils n’assument pas nécessairement de fonction politique. Ils ont souvent un pouvoir indirect, qu’ils exercent grâce à leur fortune. Si le mot est polémique, c’est qu’ils passent pour usurper ce pouvoir, y compris dans des sociétés qui se disent démocratiques et qui le sont parfois du point de vue des institutions.

Dans la Grèce antique, au contraire, l’oligarchie est un type de régime politique, et les oligarques sont ceux qui exercent le pouvoir institutionnel dans une cité l’ayant adopté. Ou bien, ce sont, à l’intérieur d’une cité démocratique, les partisans d’un régime oligarchique. L’oligarchie est l’un des trois grands régimes que les Grecs distinguent dès avant Aristote en fonction du nombre de ceux qui exercent la souveraineté : entre la monarchie et la démocratie, elle occupe la position médiane. Elle est la moins connue de la postérité, alors qu’elle était omniprésente dans le monde grec classique (Ve-IVe siècle), à l’époque tant vantée de Périclès et de la démocratie athénienne : les centaines de cités, qui avaient chacune leurs propres institutions, se répartissaient alors pour l’essentiel entre oligarchies et démocraties. L’antique Marseille ne fut jamais qu’une oligarchie.

 

Des systèmes politiques opposés

Concrètement, les deux systèmes se distinguent d’abord par leur idéologie.

L’oligarchie affiche la conviction que la multitude des pauvres manque de sagesse, voire qu’elle aspire à une politique de classe, et qu’il faut réserver le pouvoir à une minorité qui, grâce à sa fortune, dispose du loisir et de l’éducation nécessaires à la délibération politique et peut servir sa cité sur le plan militaire et financier.

La démocratie suppose, au contraire, que tout citoyen peut prendre part à la vie politique et y apporter sa contribution, quelle que soit sa fortune.

Dans la pratique, la démocratie admet tous les citoyens mâles dans le corps politique, avec le droit de participer activement aux instances de décision et de contrôle des acteurs majeurs. L’oligarchie, au contraire, réserve les droits politiques à une minorité parmi les citoyens, aux oligoi ou « peu nombreux », généralement distingués par leur fortune, qui se démarquent ainsi des autres membres du corps civique, réduits à la passivité. Les citoyens actifs sont seuls à accéder au Conseil, qui détient l’essentiel du pouvoir, sans contre-pouvoir ni contrôle populaire, voire sans limitation de durée.

Ainsi, en Grèce, l’oligarchia ne désigne pas une classe, mais un régime.

Sous ce régime, les oligarques (oligoi) ne sont pas seulement une classe sociale, mais aussi un groupe politique qui détient officiellement le pouvoir. Dans une démocratie, les oligarques ne désignent pas tant une classe sociale, celle des riches, que ceux qui, parmi eux, sont hostiles à la démocratie et rêvent d’un régime qui leur réserverait le pouvoir. Jamais les riches citoyens qui exercent des fonctions politiques d’influence sous la démocratie, tel le stratège Périclès, ne sont assimilés pour cela à des oligarques, à moins qu’on n’entende les accuser de vouloir changer de régime.

De fait, il ne faut pas s’imaginer un tableau statique, un monde grec divisé une fois pour toutes en cités démocratiques et oligarchiques. Au sein de chaque cité, la révolution est toujours possible, mais aussi la guerre civile entre partisans de l’un et de l’autre régime. À l’époque classique, c’est par centaines que se comptent les affrontements sanglants entre oligarques et démocrates.

 

Une menace pour la démocratie

Malgré la profondeur de ses racines, la démocratie athénienne ne put elle-même esquiver la menace. Elle fut deux fois renversée par des oligarques. En 404 avant notre ère, le régime des Trente déboucha même sur une guerre civile avec les démocrates, qui se battirent des mois durant pour rétablir la souveraineté populaire.

Ces « Trente Tyrans » s’étaient emparés du pouvoir à la faveur de la défaite d’Athènes face à Sparte, avec le soutien de l’ennemi. Ils ne tardèrent pas à se réserver les pleins pouvoirs, mettant fin à toute liberté, spoliant citoyens et étrangers, éliminant toute forme d’opposition à coups d’intimidations, d’exécutions et d’expulsions.

De l’histoire antique ? Sans doute, mais à 23 siècles de distance, en 1945, l’historien Jules Isaac publiait aux Éditions de Minuit, sous le pseudonyme de Junius, Les Oligarques. Essai d’histoire partiale. Achevé en 1942 dans la clandestinité, ce livre contait la manière dont les oligarques avaient à Athènes profité de la défaite militaire de leur cité face à Sparte pour y renverser, en s’appuyant sur l’ennemi, un régime démocratique qu’ils exécraient. Les ressemblances avec le contexte de rédaction allaient tellement de soi que l’auteur se contenta de les suggérer : c’était grâce à la défaite face à l’Allemagne non démocratique que des antidémocrates français, des oligarques modernes, avaient imposé le régime de Vichy avant de collaborer avec un ennemi utile à leur projet.

L’historien avait ainsi décelé, entre passé grec et présent vécu, des analogies frappantes et pertinentes et l’on ne peut exclure qu’un tel schéma se reproduise à l’avenir. Les emplois actuels d’oligarchie et d’oligarque présentent des ressemblances beaucoup plus partielles, voire accessoires, avec l’original grec : ils gardent certes la force polémique des emplois antiques et supposent aussi un lien entre pouvoir et fortune, mais ce lien est non institutionnel, variable et souvent flou. Si leurs usagers se réfèrent parfois à l’étymologie et aux emplois grecs, cela ne doit pas nous abuser sur l’identité des idées et pratiques, quelle que soit la contribution des Grecs à la pensée politique occidentale.

Sur le web.

La grande chapelle des libéraux : une histoire de conflits et de désaccords

Le libéralisme en France est une citadelle assiégée, et c’est pitié de voir les assaillis se saisir les uns les autres par le col pour se bagarrer. Mais le libéralisme comme système de pensée a toujours été pluriel, tous les grands auteurs se sont combattus, ont été combattus par des libéraux tout aussi authentiques qu’eux-mêmes pouvaient l’être.

Les divergences relèvent de l’essence du libéralisme ; l’union, utile et souhaitable, est une question de stratégie.

Voyons quelques exemples.

Frédéric Bastiat, le premier, fut un libéral isolé. Il n’était pas satisfait par la ligne du Journal des économistes et il songea à en reprendre la direction, pour en redresser les opinions. Il devint un contributeur ; mais après une série d’articles, il fut plutôt poussé à écrire dans un recueil à lui, Le Libre-Échange. Son agitation pour le libre-échange fut d’ailleurs critiquée publiquement par Charles Dunoyer comme trop radicale, et par Gustave de Molinari comme trop modérée.

En 1849, le même Gustave de Molinari exposa pour la première fois à ses collègues son idée de la production privée de la sécurité, mais il se retrouva seul de son avis. Ses plus proches amis, Frédéric Bastiat, Charles Coquelin, parlèrent ou écrivirent contre lui, soutenant qu’il s’était laissé abuser par des illusions de logique.

La vie politique et privée de Benjamin Constant a été l’objet de critiques nombreuses dans le camp libéral, et il fut regardé avec méfiance, traité même d’indésirable par certains. Michel Chevalier considérait Léon Say comme un traître à la cause libérale ; mais lui-même, quand il eut donné les mains à la prise de pouvoir de Napoléon III, fut immédiatement ostracisé : au premier dîner de la Société d’économie politique, Jules Simon raconte qu’il fut reçu en pestiféré, et qu’il passa la soirée sans que ses voisins de table ne lui adressent la parole.

La Société d’économie politique était un grand centre de libéralisme, mais c’était un centre de débat. Les divergences s’y diluaient ou s’y entretenaient. À l’Institut, autre centre libéral d’alors, la même pluralité un peu virile dominait : Tocqueville, par exemple, détestait Charles Dunoyer, et Paul Leroy-Beaulieu traitait à peu près tous ses collègues d’imbéciles.

Pendant un siècle, jamais le Journal des économistes n’a su maintenir une ligne ferme. Les débats y ont été nombreux et parfois virulents, comme sur la question de la liberté des banques. Tout au plus dessinait-on des lignes rouges à ne pas franchir : la colonisation, par exemple, était un sujet dont plusieurs rédacteurs en chef imposèrent qu’on ne touchât pas.

Toute la presse libérale est dans ce cas. Charles Dunoyer et Charles Comte ont fait œuvre commune, et leurs noms pour la postérité sont indissociables. Mais à l’occasion ils ne reculent pas devant le devoir que leur impose leur conscience, d’écrire distinctement un désaccord de doctrine, et d’engager entre eux la discussion publique.

Yves Guyot, Gustave de Molinari, Paul Leroy-Beaulieu, grandes figures du libéralisme français du tournant du siècle et parfois alliés de circonstance, évoluaient dans des cercles différents. Ils ont échangé les uns avec les autres une correspondance extrêmement limitée et même assez froide.

Déjà au XVIIIe siècle, Boisguilbert et Vauban ont des idées toutes proches, mais ils se combattent dans leurs écrits, tout en s’inspirant l’un de l’autre. Turgot n’ose pas se rallier tout à fait aux physiocrates, pour des détails de doctrine qui le gênent, et il a souvent l’occasion de réprimer Dupont de Nemours sur les abus de langage du groupe physiocratique. À l’intérieur de l’école de Quesnay, on se dispute, on se brouille, et malgré les apparences chacun suit une ligne particulière. À l’extérieur, l’union n’est pas même de façade : Morellet par exemple parle librement en public contre Mercier de la Rivière, après qu’il ait fait paraître son grand livre.

N’ayons donc pas honte de nous contredire, de nous traiter parfois rudement. Mais peut-être aussi sachons construire en commun : la Société d’économie politique, les éditions Guillaumin, le Journal des économistes ont été des exemples de coopération réussie. Surtout ne nous décourageons pas, quand les assaillant de la citadelle sont aux portes, escaladent les murailles. Ne faisons pas ce que nos ennemis voudraient que nous fassions. Mais du reste aimons-nous chrétiennement ou laïquement, car tous les engagements peuvent servir.

Benjamin Constant, penseur de la liberté sous toutes ses formes

Par Damien Theillier.

Benjamin Constant est né en 1767 à Lausanne dans une famille française exilée en Suisse pour échapper à la persécution religieuse. Sa mère meurt à sa naissance. Son père s’occupe de son éducation et l’envoie étudier à Édimbourg où le jeune Benjamin se familiarise avec l’école écossaise de philosophie et d’économie. Ses professeurs sont Adam Smith et Adam Ferguson. Constant étudie la tradition de l’ordre spontané et il lit Godwin, qu’il traduira plus tard en français.

Il écrit :

La France avec l’Angleterre et l’Écosse, a contribué plus que toute autre nation à la théorisation, si ce n’est à la pratique, de la liberté.

À vingt ans, il assiste à la Révolution française. Il fréquente le salon des Idéologues et rencontre Germaine de Staël, fille de Necker le trésorier de Louis XVI, qui deviendra sa muse et sa maîtresse. Il est nommé par Napoléon au Tribunat et joue un rôle politique auprès de lui dans la rédaction d’une constitution républicaine. Mais il devient vite un opposant à Bonaparte, critiquant son militarisme et son despotisme. À cette époque, il rédige son De l’esprit de conquête et d’usurpation, qui démontre que les gouvernements se servent de la guerre comme d’un « moyen d’accroître leur autorité ». Ce livre, paru en 1813, est une source majeure de la pensée industrialiste.

En 1803, il est interdit de séjour en France avec Madame de Staël. C’est l’exil au château de Coppet en Suisse, la demeure de Necker, père de Germaine de Staël. Pendant plusieurs années, il sera le leader du « groupe de Coppet ». Des intellectuels venus de toute l’Europe vont se rencontrer là de façon informelle et étudier la liberté sous toutes ses formes : philosophie, littérature, histoire, économie, religion. Leurs travaux portent sur les problèmes de la création d’un gouvernement constitutionnel limité, sur les questions du libre-échange, de l’impérialisme et du colonialisme français, sur l’histoire de la Révolution française et de Napoléon, sur la liberté d’expression, l’éducation, la culture, la montée du socialisme et de l’État-providence, la philosophie allemande, le Moyen Âge, etc.

En 1814, Constant revient à Paris. À partir de 1816, il siège à la Chambre des Députés  et il devient le chef de file du Parti libéral. Il meurt en 1830 et le marquis de La Fayette, son ami, prononce son éloge funèbre. Sir Isaiah Berlin a appelé Constant « le plus éloquent de tous les défenseurs de la liberté et de la vie privée ».

En 1819, dans son célèbre discours à l’Athénée royal, Benjamin Constant compare la liberté des « modernes » à celle des « anciens ». La liberté, dans nos sociétés modernes, ne peut plus se comprendre à la manière des sociétés de l’Antiquité comme participation directe aux affaires de la cité. Chez les anciens, l’individu est souverain dans les affaires publiques, mais esclave dans tous ses rapports privés. Le sacrifice de la liberté individuelle est compensé par l’usage des droits politiques : droit d’exercer directement plusieurs parties de la souveraineté, de délibérer sur la place publique, de voter les lois, de prononcer les jugements, d’évaluer et de juger les magistrats. C’est une liberté politique.

Benjamin Constant n’a cessé de rappeler qu’une « ère du commerce » avait remplacé « l’ère de la guerre » et que la liberté des modernes, la liberté individuelle, était aux antipodes de la liberté des anciens, la liberté collective. Cette distinction entre la civilisation ancienne et moderne implique deux formes d’organisation distinctes. C’est précisément ce que Rousseau, et les révolutionnaires à sa suite, n’ont pas compris. En voulant réactiver le modèle de la cité antique, ils ont fait basculer la révolution dans la Terreur.

La liberté des anciens, écrit Benjamin Constant, se composait de la participation active et constante au pouvoir collectif. Notre liberté, à nous, doit se composer de la jouissance paisible de l’indépendance privée ; il s’ensuit que nous devons être bien plus attachés que les anciens à notre indépendance individuelle.

La liberté moderne est une liberté individuelle, elle repose sur le droit à la vie privée. C’est le droit de n’être soumis à aucun arbitraire, le droit d’expression, de réunion, de déplacement, de culte et d’industrie. Pas de liberté sans la possibilité de choisir son mode de vie et ses valeurs, donc pas de liberté sans la possibilité de se soustraire à la communauté et par conséquent pas de liberté sans une limitation de l’État pour permettre l’existence de cet espace privé. C’est une liberté civile, qui correspond à ce que les Américains appellent les droits civiques. Le pouvoir politique correspondant à la liberté des modernes est donc un pouvoir limité : « Que l’autorité se borne à être juste, nous nous chargeons de notre bonheur ». Ce n’est pas à l’État de nous dire comment être heureux.

Or, selon Constant, « la confusion de ces deux espèces de libertés a été, parmi nous, durant des époques trop célèbres de notre révolution, la cause de beaucoup de maux ». Jean-Jacques Rousseau, en pensant la liberté uniquement comme participation collective des citoyens à l’action politique, a incité Robespierre à contraindre les citoyens par la terreur. Les errements de la Révolution sont donc le résultat de l’application moderne de principes politiques valables chez les anciens.

Mais il n’est pas question pour autant de sacrifier la liberté politique, la participation au pouvoir. Constant précise que si la liberté moderne diffère de la liberté antique, elle est menacée d’un danger d’une espèce différente. Le danger de la liberté des anciens était l’arbitraire. Le danger de la liberté des modernes serait de renoncer aux garanties politiques de cette liberté par une sorte d’indifférence au bien public. Autrement dit, il appartient aux citoyens d’exercer une surveillance permanente sur leurs représentants.

Dans ses Principes de politique, Benjamin Constant affirme :

La souveraineté du peuple n’est pas illimitée, elle est circonscrite dans les bornes que lui tracent la justice et les droits des individus. La volonté de tout un peuple ne peut rendre juste ce qui est injuste.

C’est une nouvelle critique de Rousseau et du Contrat Social : même une volonté générale est soumise à des limites et elle ne peut changer ce qui relève du droit naturel. Il existe un droit antérieur et supérieur à l’autorité politique : c’est le droit naturel. Ce droit fixe les bornes du pouvoir politique et limite les libertés individuelles.

Dire que tout pouvoir légitime doit être fondé sur la volonté générale ne veut pas dire que tout ce que la volonté générale décide est légitime. Constant se rattache ainsi à la Déclaration des droits de l’homme de 1789, article II, qui stipule que l’État n’est institué que pour conserver les droits naturels. Il y a donc des domaines dans lesquels le pouvoir politique n’a aucune influence : la morale et la religion, mais aussi la science (les mathématiques, l’histoire) qui relève de l’autorité du savoir.

Pour finir, Benjamin Constant ne sépare pas libéralisme politique et libéralisme économique. La liberté est une et le libéralisme est une seule et même doctrine :

J’ai défendu quarante ans le même principe, liberté en tout, en religion, en philosophie, en littérature, en industrie, en politique : et par liberté, j’entends le triomphe de l’individualité, tant sur l’autorité qui voudrait gouverner par le despotisme, que sur les masses qui réclament le droit d’asservir la minorité à la majorité. Le despotisme n’a aucun droit. La majorité a celui de contraindre la minorité à respecter l’ordre : mais tout ce qui ne trouble pas l’ordre, tout ce qui n’est qu’intérieur, comme l’opinion ; tout ce qui, dans la manifestation de l’opinion, ne nuit pas à autrui, soit en provoquant des violences matérielles, soit en s’opposant à une manifestation contraire ; tout ce qui, en fait d’industrie, laisse l’industrie rivale s’exercer librement, est individuel, et ne saurait être légitimement soumis au pouvoir social.

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Sur le web.

Publié initialement le 23 octobre 2017.

(VI/VI) Raymond Aron : le souhaitable et le possible

Première partie de cette série ici.

Seconde partie de cette série ici.  

Troisième partie de cette série ici.

Quatrième partie de cette série ici.

Cinquième partie de cette série ici.

 

Entre raison et passion la lutte continue

Après la publication du Spectateur Engagé, Michel Contat, un proche de Sartre a estimé dans un article du quotidien Le Monde que le dialogue entre Sartre et Aron n’a jamais cessé :

« Ces deux pensées antagonistes malgré leur communauté de culture (la phénoménologie, le marxisme) sont les deux pôles entre lesquels se tend jusqu’au déchirement le débat intellectuel du siècle […] C’est dans nos têtes que […] s’affrontent les deux voix fraternellement ennemies, nos deux voix : celle qui énonçant le souhaitable, le désirable pose un projet indéfini et celle qui, lui opposant raisonnablement le possible, la réalité têtue, met en garde… »

Au partisan enflammé et partial que fut Sartre s’oppose l’analyste dépassionné mais qui prend aussi position que fut Aron. Comme beaucoup d’autres aujourd’hui, je suis convaincu qu’il vaut mieux avoir raison à la manière d’Aron que tort à la manière de Sartre.

Réfléchir avec Aron c’est en effet réfléchir sur l’essentiel, sur ce qui est au fondement des attitudes politiques et des systèmes de pensée qui influencent les actions des hommes, sachant que parmi ces systèmes certains sont mortifères et ont fait la preuve des terribles dangers dont ils sont porteurs, alors que d’autres sont stériles et paralysent l’action. C’est ce deuxième danger qui aujourd’hui menace l’Europe lorsqu’elle prend des décisions dangereuses qui semblent conformes à ses valeurs mais sont contraires à ses intérêts de long terme.

Alors que partout dans le monde s’exacerbent les tensions géopolitiques, il pourrait bien se révéler fructueux de s’inspirer de la posture d’Aron pour analyser plus froidement les implications de la guerre en Ukraine.

 

Les sanctions contre la Russie au filtre de la méthode aronienne

Pour reprendre les termes de Raymond Aron :

Entre la tentation totalitaire et les aspirations libérales, la bataille continue, elle se poursuivra aussi loin devant nous que porte notre regard. Les libertés dont nous jouissons gardent la fragilité des acquis les plus précieux de l’humanité.

Sans risque de se tromper, on peut affirmer que le système poutinien est d’essence totalitaire et met en danger nos fragiles libertés. Après avoir annexé la Crimée puis envahi une partie de l’Ukraine, son régime menace aujourd’hui l’Occident en général et l’Europe en particulier dont il cherche à détruire la cohésion.

Il faut donc combattre cet agresseur avec la plus grande fermeté. La question de fond est de savoir avec quelles armes il convient de le faire.

La voie d’un soutien militaire sans faille semble s’imposer. L’Occident est fondé à fournir massivement les systèmes de défense les plus modernes à l’Ukraine et de mettre à sa disposition toutes les données l’aidant à résister à son envahisseur. L’enjeu est de créer un rapport de force favorable lorsque sera venu le temps de la négociation de manière à ne pas subir les conditions de l’ennemi.

Mais les six trains de sanctions économiques sans précédent prises par l’UE servent-ils cette cause ? Leurs initiateurs ont-ils bien mesuré leurs effets pervers lorsqu’ils les ont adoptés ? Ces mesures ne sont-elles pas en train de leur infliger bien plus de dommages qu’ils n’en infligent à la Russie ? On est légitimement fondé à se poser ces questions.

Dès aujourd’hui il est nécessaire d’établir un bilan de leur efficacité et de ne pas se borner à s’indigner des propos de madame Le Pen disant « qu’elles ne servent à rien ». Si l’UE les atténuait ou les mettait entre parenthèses troquerait-elle son honneur « contre un plat de lentilles » comme le prétend Agnès Pannier-Runacher, ministre de la Transition énergétique ? Cela aussi est à examiner sérieusement car tout montre que le coût de ces mesures pour l’Europe pourrait être catastrophique. Déjà l’inflation s’envole, les pénuries menacent et l’industrie allemande hier si prospère tremble sur ses bases.

Certes on peut honnir l’ex-chancelier Schröder mais pas le contredire lorsqu’il déclare aux média allemands :

« Beaucoup de gens pensent que c’est bien qu’il y ait encore quelqu’un qui garde ouverts les canaux de discussion avec la Russie dans le conflit actuel ».

Faire parler les morts est toujours périlleux. Il n’en reste pas moins qu’il est plus que jamais vital de faire preuve de raison et de dépassionner l’analyse des évènements en cours comme nous y invite Raymond Aron. Il nous aurait peut-être aussi incité à faire preuve de lucidité en réalisant que les adeptes de la décroissance sont aussi à la manœuvre. Par l’entremise des sanctions, l’occasion est trop belle de rationner les addicts aux énergies fossiles que nous sommes avec l’espoir de changer durablement nos comportements.

 

Pour aller plus loin

Ce qu’on peut écouter

 

Ce qu’on devrait lire

 

Sources

  • Le Spectateur engagé (livre d’entretiens), Paris, Julliard, 1981
  • Mémoires, 50 ans de réflexion politique, 2 volumes, Paris, Julliard, 1983
  • Revue Commentaire, N° 28, Paris, Julliard, 1985
  • Le siècle des intellectuels, Michel Winock, Paris, Seuil, 1997

Publié initialement le 16 aout 2022.

Pourquoi, au XIXe siècle, les libéraux classiques français étaient-ils opposés à l’avortement ?

Pendant près de trois siècles, la pensée libérale s’est épanouie en France et des auteurs innombrables se sont rendus célèbres par des livres qu’on lit encore, et qui sont traduits à l’étranger.

Aujourd’hui, découvrir leurs opinions sur les sujets les plus brûlants apparaît comme un exercice salutaire. Car ce n’est pas l’archéologie de lieux communs ; c’est le dévoilement du libéralisme pratique, aux différentes sensibilités, dans des conditions historiquement posées.

Ainsi, quand les libéraux classiques français promeuvent l’immigration libre et réclament l’abolition des passeports ; quand les plus radicaux d’entre eux accordent tout de même à l’État une responsabilité pour la protection de l’environnement ; quand Yves Guyot, au milieu de son combat contre l’antisémitisme, critique le projet sioniste, etc., nous sommes forcés de comprendre, de penser.

De même, dans la tradition libérale française l’avortement a eu l’unanimité contre lui. C’est un point d’histoire méconnu, intéressant à élucider.

 

La vie sensible du fœtus

La première explication tient dans l’idée que les libéraux classiques français se faisaient de la vie. Peu d’entre eux possédaient des connaissances approfondies en médecine, et ils étaient comme forcés de faire reposer leur opinion sur l’expertise d’autrui. Cabanis, du mouvement des Idéologues, est l’un des rares médecins de la tradition libérale française. Son ouvrage majeur, Rapports du physique et du moral de l’homme (1803), est bien connu des auteurs libéraux français du XIXe siècle ; Gustave de Molinari, par exemple, le cite fréquemment. (Œuvres complètes, t. V, p. 156, t. VII, p. 214, t. XI, p. 224)

Or, Cabanis explique que chez le fœtus, dont la constitution est à peine ébauchée, l’organe cérébral est déjà en état de fonctionnement, et qu’en effectuant des mouvements qui rencontrent une résistance dans le ventre de la mère, il accumule déjà des perceptions et des sensations. (Rapports du physique et du moral de l’homme, 1802, t. II, p. 430-431 ; Œuvres complètes, 1823, t. IV, p. 295-296. — C. Jolly, Cabanis, p. 112). C’est pour lui une démonstration importante à faire, car l’origine des idées est au cœur du projet intellectuel des Idéologues.

Dans cette perspective alors, la conclusion est forcée : l’avortement brise une existence sensible et réelle, et doit donc être compté au nombre des crimes.

 

L’avortement, un crime pas assez réprimé

C’est aussi ce que considère le législateur du XIXe siècle. Cependant, les statistiques officielles font état de poursuites extrêmement rares.

En Belgique, rapporte Gustave de Molinari, les opérations de la police judiciaire et de la justice criminelle dans la période de 1840-1849 ne font état que de 33 avortements. (L’Économiste Belge, 5 juin 1855.) En France, Paul Leroy-Beaulieu se désole aussi de ne lire que 27 avortements par année, dans la statistique dont il rend compte en 1878. (Journal des Débats, 19 décembre 1878) L’un et l’autre sont d’accord pour dire que le crime d’avortement est facile à cacher.

Vers la fin du XIXe siècle cependant, l’effondrement de la natalité française fait prendre plus au sérieux ce crime plus ou moins silencieux.

« Aujourd’hui, l’on peut considérer que l’impunité, sauf malchance exceptionnelle, est assurée aux avortements », écrit Paul Leroy-Beaulieu en 1913. « On fait 20 à 30 poursuites par année, quand les avortements sont évalués par des médecins sérieux à une centaine de mille et, sur ces deux ou trois dizaines de poursuites, c’est à peine si la moitié aboutit à une répression, les jurys ayant l’habitude d’acquitter ce genre de crimes. » (La question de la population, 1913, p. 441)

Leroy-Beaulieu, au contraire, plaide pour une sévérité accrue, réelle, assumée :

« Il est indispensable, pour l’honneur de la société moderne et le salut de la France, de châtier méthodiquement et efficacement l’avortement au moins autant qu’on châtie soit le vol, soit les coups et blessures… Si au lieu de 20 à 30 poursuites pour avortement devant des jurys bassement complaisants, il y avait un millier ou quelques centaines de poursuites chaque année, au titre de délits, devant les tribunaux correctionnels et que des peines à trois, quatre ou cinq ans d’emprisonnement, ainsi que de fortes amendes, fussent régulièrement infligées non seulement aux ‘faiseuses d’anges’, mais aussi aux mères naturelles ou légitimes que l’on considère comme leurs victimes, on peut être certain que le nombre des avortements diminuerait rapidement de moitié et ultérieurement des trois quarts sinon davantage. » (Ibid, p. 442)

De même, il entendait criminaliser la propagande en faveur de l’avortement, qui s’était donné libre cours et qui s’étalait complaisamment dans les journaux, sous la forme de conseils ou d’annonces pour des objets anticonceptionnels. « Ces annonces doivent être interdites et châtiées de fortes peines pécuniaires et corporelles. » (Idem, p. 441) La loi du 31 juillet 1920 le fera d’ailleurs.

En ce début de XXe siècle, Paul Leroy-Beaulieu traitait du sujet sur fond de tensions géopolitiques et de craintes pour l’avenir de la population française, qu’il savait stagnante, et qu’il entrevoyait bientôt faiblissante, et peut-être remplacée par une immigration qui provoquerait une dénationalisation progressive (voir son chapitre du même livre, sur « la question des étrangers résidant et l’éventualité de la dénationalisation de la France ».) Établissant le constat que l’avortement et l’emploi de préservatifs étaient en train de conquérir la France et s’imposaient dans les campagnes, après avoir déjà accompli la conquête des villes, il était presque naturel, compte tenu de ses craintes, qu’il cherchât des solutions fermes du côté de la correctionnalisation, qu’il demandât de tenir ouvert les yeux des magistrats sur les agissements des sages-femmes, et qu’il prononçât des peines lourdes contre les mères avorteuses.

 

La question de la recherche de la paternité

La réponse courante et traditionnelle du libéralisme français n’était pourtant pas tout à fait celle-ci. Avant que le péril de la natalité décroissante ne vienne compliquer les débats, les libéraux avaient surtout signalé et blâmé le déséquilibre des lois, dont la sévérité était accablante pour les femmes, et presque insensible pour les hommes.

Leroy-Beaulieu lui-même, en 1878, publiait une longue plainte contre cette injustice, et demandait l’abrogation pure et simple de l’article 340 du Code pénal, qui interdisait absolument la recherche de la paternité, sauf le cas de rapt par violence (Journal des débats, 19 décembre 1878).

Cette mesure, dite de la « recherche de la paternité », et qui n’est autre chose que l’exercice forcé de la responsabilité individuelle, était défendue également avec chaleur par Frédéric Passy (Société d’économie politique, réunion du 5 octobre 1877) et Gustave de Molinari (« La recherche de la paternité », Revue des Deux-Mondes, 1875).

Frédéric Passy et Yves Guyot demandèrent aussi expressément une modification de l’article 1133 du Code civil, de manière que, sous prétexte « de bonnes mœurs », la loi n’annule plus les engagements contractés par l’homme envers la femme, par exemple lorsqu’il promettrait leur mariage ultérieur, avant qu’elle ne se donne. Ils ajoutaient ainsi, à la recherche ultérieure de la paternité, la sécurité d’une reconnaissance ou d’une constatation préalable. (Société d’économie politique, réunion du 5 octobre 1877 ; idem, du 5 décembre 1882.)

Dans l’esprit de tous ces auteurs, il s’agissait tout simplement de faire assumer à chaque individu, au sein d’une société libre, la responsabilité de ses actes. Ces justes dispositions devaient fournir un frein aux avortements, de même qu’aux infanticides et aux abandons d’enfants. Mais quant aux cas qui surviendraient, une fois les réformes faites, ils ne se mettaient pas en peine de les nommer des crimes.

(V/VI) Raymond Aron : un libéral atypique

Première partie de cette série ici.

Seconde partie de cette série ici.  

Troisième partie de cette série ici.

Quatrième partie de cette série ici.

 

Un grand penseur et un grand passeur

Au total, les options politiques et les valeurs qu’il défend font de lui un libéral, mais un libéral d’une espèce un peu curieuse puisqu’on a pu dire de lui qu’il a passé sa vie à aller à gauche en tenant des propos de droite et à droite en tenant des propos de gauche.

Quand en 1980, on lui demande s’il est le dernier libéral, il revendique son libéralisme mais répond :

Non. Aujourd’hui il y en a beaucoup qui me rejoignent. À la limite, je pourrais être à la mode.

C’est aussi en libéral que toute sa vie il s’est confronté aux auteurs du passé et s’est frotté la cervelle aux apports des grands esprits que furent Alexis de Tocqueville, Auguste Comte, Max Weber ou encore Karl Marx. Les concepts forgés par ce dernier ne sont pas pour lui des dogmes mais de simples outils d’analyse dont l’usage peut à l’occasion être fécond. Ce n’est pas Marx qu’il a condamné mais le marxisme-léninisme.

À ce sujet il dit :

J’aime le dialogue avec les grands esprits et c’est un goût que j’aime répandre parmi les étudiants. Je trouve que les étudiants ont besoin d’admirer et comme ils ne peuvent pas normalement admirer les professeurs parce que les professeurs sont des examinateurs ou parce qu’ils ne sont pas admirables, il faut qu’ils admirent les grands esprits et il faut que les professeurs soient précisément les interprètes des grands esprits pour les étudiants.

Aron reste un modèle pour les professeurs et les étudiants ainsi que pour tous ceux qui ont le goût de la réflexion.

 

La prise en compte de la complexité des choses

Quand on lui pose la question de savoir ce qui fait l’unité de son œuvre, il répond qu’elle est une réflexion sur le XXe siècle essayant d’éclairer tous les secteurs de la société moderne, c’est-à-dire l’économie, les relations sociales, les régimes politiques, les relations entre les nations et les dimensions idéologiques. Il ajoute que tout ce qu’il a fait est imparfait, que tout est esquissé mais que peut-être il y a une place pour les amateurs dans son genre. À une époque d’hyper spécialisation du savoir il est dommage que les amateurs dans son genre soient aussi rares.

Dans l’optique aronienne, toute prise de décision exige de mettre son coût au regard de ses avantages, ce qui est typiquement la manière de raisonner des économistes mais plus rarement celle des philosophes. Ne pas dresser un tel bilan le plus fidèlement possible sur la base des informations dont on dispose conduit inévitablement dans une impasse. La difficulté majeure de l’exercice est qu’on doit s’y livrer dans un contexte d’incertitude qui est inhérent à toutes les formes d’action.

On peut donc se tromper, l’important étant de ne pas persister dans l’erreur et de corriger le tir au fur et à mesure qu’on en sait davantage, ce que les dictatures sont incapables de faire. Cette approche se fonde sur une éthique de la responsabilité qui se réfère aux conséquences des décisions prises, et pas seulement aux valeurs qui les sous-tendent. Elle s’oppose à une éthique facile de la bonne conscience ou de la stigmatisation.

La manière de voir d’Aron est de fait un antidote face à une pensée politique moralisante qui stérilise l’action, qui n’analyse pas mais voit des victimes partout et dénonce sans trêve des responsables sans voir que c’est un jeu sans fin, tout le monde étant de son point de vue victime de tout le monde.

 

Les ambiguïtés d’une pensée complexe

Admirer l’homme et son œuvre n’empêche pas d’avoir conscience des ambiguïtés et des zones d’ombre de cette grande figure intellectuelle. Il a été un homme d’influence conseillant et suggérant mais laissant aux responsables politiques le soin de se salir les mains.

Dans La République Impériale, il écrit :

Jamais je n’aurais pu être le conseiller d’un président des États Unis, ordonner les bombardements au Vietnam et aller ensuite dormir pacifiquement.

Dans Le Spectateur Engagé il ajoute :

Je suis capable intellectuellement d’accepter, de comprendre ces nécessités, mais mon tempérament n’est pas exactement en accord avec mes idées, si j’ai le droit d’en parler. Voyez, je ne suis pas assez glacé.

C’est une forme d’ironie qu’on peut ne pas apprécier. Elle révèle une sorte de dédoublement, de faille, en tout cas de limite d’une personnalité par ailleurs si remarquable.

À ce propos un texte d’hommage signé d’un de ses élèves les plus singuliers est tout à fait éclairant :

« Personne n’a eu sur moi une plus grande influence intellectuelle que Raymond Aron. Il fut mon professeur lors de la dernière période de mes études universitaires. Il fut un critique bienveillant lorsque j’occupais des fonctions officielles. Son approbation m’encourageait, les critiques qu’il m’adressait parfois me freinaient. Et j’étais ému par la nature chaleureuse, affectueuse de ses sentiments, ainsi que par son inépuisable bonté ».

Il s’intitule « My Teacher ». Son auteur est Henry Kissinger, celui qui avec Nixon a ordonné les bombardements massifs de civils nord-vietnamiens. Dans le contexte de la guerre froide Aron a soutenu les positions américaines. Il les a expliquées à l’opinion sans les condamner. Là encore il a refusé les réprobations morales avec en arrière-plan la conviction qu’après tout, les Américains étaient moins coupables que les Français à l’époque de la guerre d’Indochine.

Cette position qui peut choquer est à resituer par rapport à sa conception de la politique dont tous les combats sont douteux, en particulier ceux de la politique étrangère qui est un exercice, dit-il, de « truand ou de gangster ».

Publié initialement le 14 aout 2022.

(IV/VI) Raymond Aron : la richesse du legs aronien

Première partie de cette série ici.

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La fécondité de son scepticisme

Son humanisme se teinte d’un grand scepticisme, ce que traduit sa manière très lucide de concevoir la nature humaine, le devenir historique et l’action politique.

Sur l’homme, il ne nourrit pas de grandes illusions lyriques. On peut résumer sa position par une formule de son ami le philosophe Éric Weill :

L’homme est un être raisonnable mais il n’est pas démontré que les hommes soient raisonnables.

De l’histoire il a une vision shakespearienne. Il la perçoit comme un tumulte insensé plein de bruit et de fureur qui entremêle l’héroïsme et l’absurdité, des saints et des monstres, des progrès incomparables et des passions aveugles. Sa conviction est qu’elle est tragique.

De la politique, il a une conception très réaliste : tous les combats politiques sont douteux. Ce n’est jamais la lutte entre le bien et le mal. C’est le préférable contre le détestable.

Il en déduit qu’avoir des opinions politiques, ce n’est pas adhérer une fois pour toutes à une idéologie. Dans une certaine mesure, quand le monde change c’est aux opinions de s’adapter à la réalité. Toute sa vie Raymond Aron a enseigné l’art du compromis sans jamais transiger sur la droiture avec la conviction qu’être réaliste ne signifie pas trahir ses convictions ni les valeurs qui les sous-tendent.

 

Son refus d’une lecture messianique de l’histoire

De ces positions fondamentales découle un ensemble de principes directeurs de la réflexion.

Il ne croit pas que l’histoire ait un sens prédéterminé ; il ne croit donc pas que l’intellectuel puisse être ce qu’il appelle « un confident de la providence ». Pas plus que les autres il ne sait à qui la providence réserve la victoire. Il refuse le messianisme et toute lecture messianique de l’histoire. Le seul projet raisonnable est d’analyser les situations en fonction des évènements, sans avoir l’illusion de connaître l’issue du drame ou de la tragédie qui s’appelle l’histoire humaine. Sorte de magma en fusion, elle donne pourtant prise à l’exercice de la liberté humaine et de la raison avec pour guide des questions somme toute simples : dans le cadre très contraignant de l’action quels sont les choix pertinents et quelles sont les décisions qui en découlent ?

Au rêve Aron préfère l’explication, ce que lui ont reproché ceux qui dénoncent sa froideur et le tranchant de ses conclusions.

 

Son rejet de la dictature de l’émotion

Analyste réputé froid il n’adopte en effet jamais d’attitude compassionnelle, ne cherche jamais à convaincre par l’émotion ni par des arguments directement moraux. Il part toujours de l’observation des faits tels que la raison peut les ordonner.

Il ne cherche pas à être une belle âme et laisse ce soin à d’autres, comme il le dit lui-même avec un petit sourire dans le spectateur engagé :

Une fois pour toutes il est entendu que je ne suis pas une belle âme.

Toujours il met à distance ce qu’il analyse : son projet est d’écrire sur les problèmes politiques comme un homme qui observe, réfléchit et cherche la meilleure solution pour le bien des hommes.

Il ajoute :

Je trouve un peu prétentieux de rappeler à chaque instant mon amour de l’humanité.

De là découle le refus des attitudes compassionnelles, du sentimentalisme facile, de la dégoulinade des émotions qui empêchent de penser.

Question typiquement aronienne :

Faut-il déraisonner pour montrer qu’on a bon cœur ?

 

Sa conception raisonnée du progrès

Morale et politique ne se confondent pas.

Se cantonner au terrain de la morale c’est refuser de penser la politique ou s’empêcher de la penser, c’est-à-dire d’essayer, à partir de ce que l’on sait, de prendre des décisions raisonnables.

Persuadé que l’action politique est impure et que l’histoire peut être une marâtre, il l’est aussi que le pire n’est pas toujours sûr.

À sa manière Aron est un progressiste qui pense que l’humanité n’a d’autre espoir pour survivre que la raison et la science. Mais une fois pour toutes, il faut accepter qu’il n’y a pas de progrès qui ne comporte un négatif. Tout ce que l’homme conquiert a un prix qui finit toujours par être payé d’une manière ou d’une autre.

Ces principes directeurs de la réflexion se fondent sur ces valeurs essentielles que sont la vérité et la liberté, les deux étant pour lui indissociables car pour pouvoir exprimer la vérité, il faut être libre. Il ne faut pas qu’un pouvoir extérieur contraigne les individus. Dès lors il faut faire confiance à la manière de penser qui donne sa chance à la vérité.

La grande question est en effet « est-ce qu’on accepte le dialogue ? À cette question seule la démocratie répond positivement. Elle est donc la condition de la liberté et de la vérité.

Il n’y a pas d’autre modèle. Ce qui prétend en être un autre a toujours en fin de compte le masque hideux du totalitarisme. Ce qui est important c’est notre capacité à préserver un modèle de civilisation, celui de l’Occident, et un système de valeurs qui est contingent et fragile. Pour faire vivre ce modèle, il faut se souvenir que dans une démocratie les individus sont à la fois des personnes privées et des citoyens. Notre civilisation libérale est aussi une civilisation du citoyen, et pas seulement du consommateur ou du producteur.

Comme le rappelle Aron dans son Plaidoyer pour l’Europe Décadente (Paris, Laffont, 1977), une morale du citoyen est nécessaire pour que l’Europe garde sa résolution collective.

Publié initialement le 13 aout 2022.

(III/VI) Raymond Aron : ses prises de position sur les intellectuels, l’Algérie et Mai 68

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L’opium des intellectuels

Ces intellectuels de gauche, dont Aron est si proche, à tout le moins par sa formation normalienne et philosophique, il les accuse de trahir leurs propres valeurs en se laissant subjuguer, à la fois par une doctrine du XIXe siècle que l’histoire a démentie, par un État dont la nature totalitaire devrait leur être odieuse et par un parti qui en est le représentant et l’exécutant dans nos frontières.

Contrairement à eux, Aron ne nourrit aucun doute sur la nature mensongère et tyrannique du communisme stalinien. Cette lutte idéologique – non contre Marx, mais contre le marxisme, le marxisme-léninisme, et plus encore contre l’aveuglement des intellectuels de gauche sur les réalités de l’Union soviétique – se double d’un choix proprement politique : l’abstention est interdite ; il faut assumer ses refus.

À ce propos un passage de L’opium des intellectuels, est tout à fait éclairant sur la manière de voir de Raymond Aron :

« Nous n’avons pas de doctrine ou de credo à opposer à la doctrine ou au credo communiste, mais nous n’en sommes pas humiliés, parce que les religions séculières sont toujours des mystifications. Elles proposent aux foules des interprétations du drame historique, elles ramènent à une cause unique les malheurs de l’humanité. Or la vérité est autre, il n’y a pas de cause unique, il n’y a pas d’évolution unilatérale. Il n’y a pas de Révolution qui, d’un coup, inaugurerait une phase nouvelle de l’humanité. » (opus cité, p. 302)

Ceux qui partagent sa vision ne peuvent opposer à leurs adversaires une foi comparable. On ne peut exiger d’eux qu’ils adhèrent « à un édifice aussi compact de mensonges aussi séduisants ».

En revanche, ils partagent « la conviction profonde qu’on n’améliore pas le sort des hommes à coups de catastrophes, qu’on ne promeut pas l’égalité par la planification étatique, qu’on ne garantit pas la dignité et la liberté en abandonnant le pouvoir à une secte à la fois religieuse et militaire ».

Lucide il ajoute : « Nous n’avons pas de chanson pour endormir les enfants. »

 

La tragédie algérienne

Pour ce qui est des évènements d’Algérie, l’analyse qu’il en fait et les conclusions qu’il en tire sont typiques de sa manière.

Convaincu du fait que « la politique de la France ne peut pas être déterminée par un million de français d’Algérie », il publie en 1957 La tragédie algérienne.

Dans ce pamphlet, il s’efforce de prendre le problème tel qu’il est, c’est-à-dire porteur de contraintes objectives auxquelles la France ne peut échapper, qu’on le veuille ou non. Avant tout le monde, il affirme que l’indépendance de l’Algérie est inéluctable et qu’il faudra bien s’y résoudre. Il appuie sa démonstration sur des arguments d’ordre strictement économiques et démographiques

À droite, on le taxe bien sûr de défaitisme et d’abandon. À gauche, on s’indigne qu’il ne fonde pas son analyse sur des positions morales, on lui reproche de ne pas condamner le colonialisme en tant que tel, de ne pas employer le langage de l’idéologie.

Il refuse de signer le Manifeste des 121, pétition d’intellectuels hostiles à l’Algérie française appelant à la désertion les appelés du contingent. Elle lui semble être le comble de l’irresponsabilité, les signataires incitant les jeunes recrues à prendre tous les risques mais n’en prenant eux-mêmes aucun. Il refuse aussi d’écrire comme il le dit « des choses littéraires sur l’horreur et la torture » et laisse le soin des protestations morales aux belles âmes.

Sa prise de position mécontente donc tout le monde et pendant plusieurs mois la direction du Figaro lui demande de ne plus rien écrire sur l’Algérie.

En 1980 son commentaire reste très sobre :

« À partir du moment où j’avais écrit ce que je pensais de l’Algérie à une époque où personne ne le disait, j’avais fait ce que je pouvais faire ».

 

Mai 68, l’Université dans la tourmente

En Mai 68 aussi Aron détonne dans le paysage intellectuel français par ses prises de position.

Sartre est accueilli en héros dans le grand amphi de la Sorbonne ; il y proclame que le mouvement de mai va réaliser le vieux rêve d’une liaison du socialisme et de la liberté, qu’une nouvelle société est en train de naître et qu’elle réalisera la pleine démocratie.

À la même époque Maurice Clavel, enthousiaste, soutient avec lyrisme les gauchistes dans le Nouvel Observateur et dans Combat.

Comme le remarque Winock, « il ne fait pas dans la dentelle, mais dans l’Absolu, dans l’âme, dans le cosmique. Il récuse Descartes, crie sa foi en Dieu avec des traits de flamme, et bénit ces étudiants qui refusent de devenir des cadres. Avec un ton de prêcheur de parousie, il s’en remet aux contestataires et au Saint Esprit, se réclame de Jeanne d’Arc et de Cohn Bendit ».

Dans ce tumulte Aron garde la tête froide et en appelle à la raison. Pour lui Mai 68 est un « psychodrame », ou, comme le dit plus crument son ami Alexandre Kojève ,« un ruissellement de  connerie ». Il s’efforce de faire voir les choses pour ce qu’elles sont, à savoir une crise de l’université qui appelle une réforme et des solutions rationnelles.

Ne craignant pas de s’exposer, dans Le Figaro du 11 juin 1968, il lance un appel à la défense de l’université en crise :

« Peut-être le moment est-il venu, contre la conjuration de la lâcheté et du terrorisme, de se regrouper, en dehors de tous les syndicats, en un vaste comité de défense et de rénovation de l’université française ».

Ce comité est constitué dès le 21 juin.

Contre Aron, Sartre défend un enseignement pour la masse et non pour l’élite. Dans Le Nouvel Observateur il déclare :

« Cela suppose qu’on ne considère plus, comme Aron, que penser seul derrière son bureau – et penser la même chose depuis 30 ans – représente l’exercice de l’intelligence. Cela suppose surtout que chaque enseignant accepte d’être jugé et contesté par ceux auxquels il enseigne, qu’il se dise : « Ils me voient tout nu ». […] Il faut, maintenant que la France entière a vu de Gaulle tout nu, que les étudiants puissent regarder Aron tout nu. On ne lui rendra ses vêtements que s’il accepte la contestation ».

Aron n’a pas cru bon de répondre à une attaque aussi peu digne d’un philosophe, mais a contribué comme il le pouvait à une réforme de l’université qui pour un temps l’a remise sur les rails.

Article publié initialement le 11 août 2022.

(II/VI) Raymond Aron, un libéral face à la guerre

Première partie de cette série ici.

 

Survient la drôle de guerre, la bataille de France et le désastre.

Comme tant d’autres, Raymond Aron est emporté avec sa famille sur les routes par l’exode civil en éprouvant un sentiment de honte et d’indignité. Le 22 juin il se trouve du côté de Bordeaux ; l’armistice est signé. Il lui est presque impossible de ne pas partager le lâche soulagement général. En analyste rationnel, il mesure à quel point dans toutes les guerres il y a une donnée démographique : la Première Guerre mondiale a été presque mortelle pour la France, elle n’aurait pas supporté une deuxième saignée.

Et toujours il a le goût du paradoxe et un sens aigu des ironies de l’histoire.

 

Raymond Aron et la Seconde Guerre mondiale

Voilà ce qu’il dit sur la défaite :

« La rapidité même de la défaite a rendu possible le relèvement démographique, économique et politique de la France ; je le pense très profondément bien que ce ne soit pas très agréable de dire qu’on a été sauvé par un désastre ».

Il considère que l’armistice est une réplique au pacte germano-soviétique. Encore une ironie de l’histoire :

« Au bout du compte le pacte était une invitation de Staline aux Français de se battre jusqu’au dernier pour l’Union soviétique, et les Français ont répondu galamment pourquoi ne feriez-vous pas la même chose pour nous. Bien entendu ils ne l’ont pas pensé mais ils l’ont fait. »

Il part à Londres sans avoir entendu l’appel du 18 juin et s’engage dans une compagnie de chars. Contacté par l’état-major du Général de Gaulle, il participe à la création d’une revue qui a pour titre La France Libre. C’est un tournant de sa vie. Sa destinée en est transformée.

Dans le premier numéro, il publie un article analysant la défaite dont le manuscrit a été lu et approuvé par de Gaulle qui annote en marge plusieurs passages de très professoraux B au crayon rouge. À Londres il est gaulliste à sa manière et se défie de l’entourage du chef. Il pense que la propagande gaulliste culpabilise à tort les cadres de l’armée et de la fonction publique restés sur le territoire national. Il lui semble qu’en profondeur Pétain et de Gaulle ont les mêmes objectifs, que leurs querelles ne sont pas inexpiables et que dans leur majorité ses compatriotes pensent de même. Il est exaspéré par l’héroïsme facile des Français dans la tranquillité de Londres : « C’était trop facile d’être héroïque à Londres ».

Vient le temps de la libération et de la reconstruction de la France. Le pays sort de la phase de décadence pour entrer dans celle du redressement. Revenu à Paris, Aron est attiré par l’action politique. Il refuse un poste universitaire à Bordeaux, effectue un bref passage au cabinet d’André Malraux, ministre de l’Information, puis entre au journal Combat en 1946. En mai 1947 les ministres communistes quittent le gouvernement. On entre dans la guerre froide.

Au même moment Aron quitte Combat et à 42 ans entre au journal Le Figaro. Il dit n’avoir pas choisi la droite mais avoir choisi entre Le Monde et Le Figaro où pendant 30 ans il traite régulièrement des relations internationales et des questions économiques.

Chaque jour il s’engage dans le combat pour la liberté et la vérité avec pour sources d’information :

« Les mêmes que tout le monde : les journaux » ainsi qu’il le précise en ajoutant : « Je ne prétendais pas réaliser des scoops journalistiques, j’essayais d’analyser une situation. Mes analyses étaient une réflexion, une réflexion sur les évènements ».

 

La guerre froide

Ce sont les tensions Est-Ouest qui pendant des années vont focaliser sa réflexion. Pour analyser la nouvelle situation du monde créée par la guerre froide, qu’il préfère d’ailleurs qualifier de paix belliqueuse, outre ses chroniques il publie deux livres : Le Grand Schisme en 1948 et Les Guerres en Chaine en 1951.

Voici comment Michel Winock commente son engagement (Le siècle des intellectuels, Seuil, 1997) :

« Aron aurait pu comme tant d’autres jouer les Salomon, voir les choses de Sirius, évaluer les vertus et les vices des deux antagonistes, conclure en moraliste sur un choix balancé. Il est au contraire l’un des tout premiers en France à formuler sans équivoque les données de la guerre froide et l’obligation politique de choisir son camp. Le Grand Schisme, essai de synthèse sur la situation politique mondiale et sur les problèmes français, imprimé en juillet 1948, atteste la vigueur de l’engagement. La clarté de l’exposé, soutenue par des formules appelées à la postérité, mais surtout la détermination de l’auteur frappe encore le lecteur d’aujourd’hui. Alors que la lutte idéologique favorise de part et d’autre une littérature souvent délirante, l’auteur surprend aussi par un certain ton, qui n’est pas tellement d’époque – celui de la modération. Aron, cependant, démontre qu’un esprit modéré ne signifie pas un caractère faible, qu’il relève moins d’un tempérament que d’une expérience, d’une culture acquises, d’une passion dominée. »

À travers ses écrits, il s’engage résolument dans le combat des démocraties contre le totalitarisme soviétique. Il approuve et soutient sans faille la politique américaine, qu’il s’agisse du blocus de Berlin ou de la guerre de Corée, ce qui le classe dans le camp des anticommunistes à une époque « où tous les anticommunistes sont des chiens » selon Sartre. Le clivage politique sur l’URSS conduit à la rupture de leur amitié et en 1948 ils se brouillent définitivement.

Sans être communiste, Sartre considérait qu’il était moralement coupable d’être contre le parti de la classe ouvrière. Il n’ignorait pourtant pas la réalité des camps et de leurs millions de prisonniers comme en témoigne un de ses éditoriaux des Temps Modernes. Alors que Sartre s’affiche en compagnon de route du parti communiste, Aron est ouvertement anti-stalinien avant la plupart des autres intellectuels français. Au soir de sa vie il en fait son plus grand motif de fierté.

La guerre froide a en effet divisé les intellectuels français et opposé Aron qui a choisi son camp à Sartre mais aussi à Camus ou à Merleau-Ponty qui refusent de choisir.

En 1955 il publie à leur intention L’Opium des Intellectuels. L’attitude envers l’URSS est à ses yeux la question majeure. Il y pense l’Union soviétique avec ses camps de concentration, avec son régime despotique, sa volonté expansionniste. Il explique qu’elle n’est pas devenue ce qu’elle est par accident ou par la faute de Staline seul, mais parce qu’à l’origine, existe une conception du mouvement révolutionnaire qui devait nécessairement aboutir à ce qu’elle est devenue. Ce qui est en question, c’est le mouvement socialiste lui-même. On touche à l’essentiel et à une remise en cause globale du rôle des intellectuels.

Raymond Aron constate que fascinés par les grands mythes que sont le prolétariat, le socialisme, la révolution, la société sans classe, à gauche, toute une fraction des intellectuels français a refusé d’accepter les conséquences de la rupture entre l’est et l’ouest. Aron quant à lui les a tirées en choisissant le camp de la démocratie parlementaire, tout en reconnaissant que ce régime ne suscite pas l’enthousiasme.

Le seul argument est celui de Churchill :

La démocratie est le pire des régimes – à l’exception de tous les autres déjà essayés dans le passé.

Mais il n’est guère en accord avec l’esprit du temps.

Article publié initialement le 09 août 2022.

(I/VI) – Raymond Aron, un libéral face à la meute

Né en 1905, disparu en 1983, Raymond Aron a méthodiquement analysé les mutations des sociétés modernes en leur consacrant plus de trente livres. Pendant plus de trente ans il est descendu presque quotidiennement dans l’arène pour participer aux grands combats qui dans le bruit et la fureur de l’histoire ont divisé le monde au temps de la guerre froide.

Éditorialiste commentant à chaud l’actualité (au Figaro puis à l’Express) en même temps qu’universitaire, il a toujours veillé à intégrer ses jugements ponctuels dans une vision du monde d’essence profondément libérale. En cela il est résolument à contrecourant d’une époque où selon Sartre le marxisme était pour l’intelligentsia française « l’horizon indépassable de notre temps ». Dans un environnement hostile il a eu le courage de ne céder à aucune mode intellectuelle et le culot d’avoir eu raison avant tous les autres sur la nature du stalinisme comme sur bien d’autres questions.

Près de quarante ans après sa mort, les raisons ne manquent donc pas de se tourner vers cet observateur lucide qui a mis ses capacités de réflexion au service de la vérité, de la liberté et de la lutte contre les systèmes de pensée qui les menacent, c’est-à-dire contre toutes les formes de totalitarisme. En retraçant les grandes étapes de sa vie, on effectuera par la même occasion une plongée riche d’enseignements dans l’histoire de ce siècle tragique que fut le XXe siècle.

Les trois premiers billets de cette courte série leur seront consacrés. Ils seront suivis de trois autres évoquant la richesse de l’héritage qu’il nous a légué pour déchiffrer le présent.

 

Les années de formation

En 1928, il passe l’agrégation de philosophie. La même année, Sartre, son petit camarade de l’école normale supérieure, « éprouve le besoin » de se faire recaler, ce qui est un commentaire typiquement aronien. Mais lui-même est reçu premier. Ce succès ne le comble pas, bien au contraire. Immédiatement après, il traverse une crise intérieure, presque de désespoir. Il est écrasé par la certitude d’avoir perdu des années à n’apprendre, selon ses propres dires, « presque rien ».

Il vit une sorte de révolte contre l’enseignement qu’il a reçu et qui ne l’a pas préparé à comprendre le monde et la réalité sociale. Il se demande sur quoi faire de la philosophie et se répond « sur rien ou bien faire une thèse de plus sur Kant », ce qui ne l’enthousiasme pas du tout. Cela le pousse à effectuer un séjour de trois ans en Allemagne en devenant assistant à l’université de Cologne, puis en occupant un poste à Berlin.

Il y suit l’actualité de toutes les façons possibles, il écoute ce que vitupère Goebbels, il assiste aux discours d’Hitler qui d’emblée lui inspire la peur et l’horreur ; il dit en avoir perçu presque tout de suite le satanisme, ce qui, ajoute-t-il, n’était au début pas évident pour tout le monde. Or face à Hitler, ses maîtres, que ce fussent Alain ou Brunschvicg ne faisaient pas le poids. Alain est un chantre du pacifisme ; Brunschvicg est à la Sorbonne le gardien du temple néo-kantien, une construction intellectuelle bien ordonnée mais sans prise sur la réalité.

En Allemagne, il approfondit sa connaissance de l’œuvre de Marx et plus encore s’immerge dans celle de Max Weber. Chez ce dernier il découvre ce qu’il cherchait, soit un homme qui « avait à la fois l’expérience de l’histoire, la compréhension de la politique, la volonté de la vérité et, en point d’arrivée, la décision et l’action ».

Si ce voyage en Allemagne l’enrichit sur le plan intellectuel, il change aussi sa compréhension de la politique. L’accession au pouvoir d’Hitler, soutenu par les masses, lui fait voir l’irrationalité de la politique et la nécessité pour faire de la politique de jouer des passions irrationnelles des hommes. La penser exige en revanche d’être aussi rationnel que possible.

Dès cette époque il trace l’itinéraire intellectuel qu’il suivra toute sa vie et décide d’être « un spectateur engagé » soucieux d’être aussi objectif que possible tout en défendant un point de vue. Sa thèse a pour sous-titre « Les limites de l’objectivité historique » ; il l’écrit précisément pour montrer à quelles conditions on peut être à la fois un spectateur qui analyse les faits, et un acteur qui prend position.

Dans le combat des démocraties contre le totalitarisme nazi, il se limite toutefois à n’être d’abord qu’un spectateur. L’engagement ne viendra qu’en 1940, après la défaite.

En effet, de retour à Paris en 1933, il ne cherche pas à témoigner politiquement et ne participe que de loin au mouvement antifasciste. En tant que juif, il pense qu’on peut le suspecter de ne pas être objectif. Il considère aussi que les quelques textes qu’il a écrits pendant son séjour en Allemagne sont détestables.

Voici ce qu’il dit à ce sujet :

« Ils sont détestables parce que d’abord je ne savais pas observer la réalité politique ; en plus, je ne savais pas distinguer de manière radicale le souhaitable et le possible. Je n’étais pas capable d’analyser la situation sans laisser paraître mes passions ou mes émotions, et mes émotions étaient partagées entre ma formation, ce que j’appelle « l’idéalisme universitaire », et la prise de conscience de la politique dans sa brutalité impitoyable ».

Si le commentateur à chaud n’est pas encore prêt, il apparaît aussi que l’intellectuel n’a rien produit. La priorité du moment est d’écrire et de publier.

En 1935 parait un livre intitulé La Sociologie allemande contemporaine, rapporté de son séjour en Allemagne. En 1938 il publie son premier grand livre qui a pour titre Introduction à la Philosophie de l’Histoire. Essai sur les limites de l’objectivité historique.

Raymond Aron dit avoir vécu les années 1930 avec le désespoir de la décadence française, le sentiment que la France s’enfonçait dans le néant. À ses yeux, « La France des années Trente, c’était la France décadente par excellence. Au fond elle n’existait plus ; elle n’existait que par ses haines des Français les uns contre les autres ».

Il ne peut répondre à la question de savoir pourquoi les choses sont ainsi, mais il vit intensément cette décadence, avec une tristesse profonde, tout en étant heureux avec sa famille, avec ses amis et dans son travail.

À l’époque, ses amis les plus proches se nomment Éric Weill, Alexandre Koyré, Alexandre Kojève, André Malraux, Jean-Paul Sartre, Robert Marjolin :

« Jamais je n’ai vécu dans un milieu aussi éclatant d’intelligence et aussi chaud d’amitié que dans les années 30 et jamais je n’ai connu le désespoir historique au même degré, car après 1945 la France était transformée. »

Il lit le livre de Boris Souvarine (Staline : Aperçu historique du bolchevisme, 1935) qui déjà dénonce les crimes de Staline, mais il ne met pas Hitler et Staline sur le même plan. Il n’est libéré dans son regard et son jugement sur l’URSS que par la signature du pacte germano-soviétique :

« La vérité c’est qu’il est difficile de penser qu’on a deux menaces sataniques simultanément avec la nécessité d’être allié avec l’une des deux. Ce n’était pas plaisant mais c’était la situation historique ».

Publié initialement le 08 août 2022.

L’héritage méconnu du pacifisme de l’abbé de Saint-Pierre

À quand remonte le pacifisme ? Comme rejet de la solution violente pour résoudre les différends, il est aussi vieux que le monde. On a voulu le mettre sous l’égide de Cinéas, qui demandait impertinemment à un conquérant de l’Antiquité où il s’arrêterait, et pourquoi il ne voulait pas tout simplement gouverner en paix son domaine.

Comme système de pensée, comme principe de philosophie politique, la paix a des fondateurs aux noms oubliés : c’est Émeric Crucé (ou peut-être De La Croix), à la biographie pleine d’incertitudes, dont l’ouvrage de 1623 promeut la paix et la liberté du commerce ; c’est encore et surtout l’abbé de Saint-Pierre, qui en vrai s’appelait Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre.

Mais qui a jamais entendu ces noms ?

Le XXe siècle s’est achevé avec la folle prétention d’avoir relégué dans le passé la question de la guerre, et d’avoir inauguré le règne ininterrompu de la paix. Aujourd’hui que ce rêve vole décidément en éclats, la paix a à nouveau besoin d’être construite, et pour être construite, d’être d’abord pensée et repensée.

 

Les défenseurs de la liberté ont toujours eu à cœur de défendre la paix. Qu’il s’agisse de peindre les ravages de la guerre, ou de dénoncer en elle une aberration économique, tous parlent à l’unisson. Mais quand vient le moment de proposer des moyens pour en amener l’extinction, chacun fait œuvre singulière. Le « projet de paix perpétuelle » de l’abbé de Saint-Pierre, exposé au début du XVIIIe siècle, a fait date ; c’est un monument de notre patrimoine national qui mériterait plus de visiteurs.

Sa qualité intrinsèque vient peut-être du fait que l’abbé de Saint-Pierre réconcilie deux démarches souvent solitaires — celle de la morale et celle de la science. Saint-Pierre est un moraliste qui veut faire œuvre scientifique ; ses préoccupations sont morales, mais son argumentation est essentiellement scientifique.

Il demande : pourquoi les nations sont-elles en guerre ? C’est une question morale assez vaste. Car pourquoi les hommes eux-mêmes nourrissent-ils entre eux des dissensions, des haines, des ressentiments ? Pourquoi parfois commettent-ils les uns contre les autres des violences ? C’est, naturellement, qu’ils ont des différends.

La vraie question est celle-ci : pourquoi, lorsque deux citoyens d’un pays sont en désaccord, ne leur vient-il pas le plus habituellement la pensée de vider leur querelle dans le sang ? C’est qu’ils ne le pourraient pas impunément ; c’est qu’il existe une force supérieure à la leur qui les soumettrait et leur imposerait son jugement.

C’est pour disposer d’un tel arbitre, d’une telle protection, que les hommes ont formé des sociétés organisées. Avant cette forme d’arbitrage, il existe des sociétés, car l’homme est né social (d’abord, il a une parentèle, c’est une première société), mais elles sont sans arbitres, sans arbitrage. Les hommes commettent des violences les uns à l’égard des autres. Les plus faibles, femmes et enfants notamment, sont tenus dans une forme de soumission presque complète, qui seule les garantit des fatigues et des malheurs qui tiennent à la vie sans protection. Les plus forts eux-mêmes sont sans cesse sur leurs gardes, épiant leurs ennemis, et prenant des précautions remarquables pour ne pas être assassinés pendant leur sommeil.

 

Mais un jour, pour cesser l’ère des violences, on se choisit un arbitre, on place les rapports humains sous la sauvegarde d’une autorité supérieure ; en bref, on se donne des lois et surtout un exécuteur de ces lois. Alors, si les querelles ne cessent pas tout à fait, habituellement, elles ne se vident plus par la violence. Alors, on vit paisiblement, de travail, de commerce ; on cultive les arts.

La même chose se passe plus tard entre tribus, clans ou villages : d’abord, on ne reconnaît aucune loi, on se bat à mort pour tout différend ; mais enfin, on fait société, on se place sous la sauvegarde de lois communes, et la violence cesse presque entièrement.

Pour cesser l’ère de la guerre perpétuelle, il ne s’agit pas d’autre chose, explique l’abbé de Saint-Pierre, que de répliquer à l’échelle des nations ce progrès qui a eu lieu tour à tour entre les individus d’une même tribu primitive, puis entre diverses tribus ou villages. Car la paix perpétuelle, ce n’est pas autre chose que l’État de droit enfin étendu aux limites de l’humanité elle-même.

 

Dans les différentes versions de son projet, d’abord manuscrit, puis imprimé, l’abbé de Saint-Pierre a expliqué en longueur comment il concevait pratiquement cette réalisation.

Il s’agirait, en peu de mots, d’une union des souverains politiques, lesquels, dans une grande assemblée de leurs représentants, videraient par la discussion les démêlés qu’ils pourraient avoir. L’union se fonderait sur cette base, que les frontières entérinées par les plus récents traités ne subiront plus jamais d’altération, sauf accord des arbitres de l’union. Celui qui entreprendrait contre la paix perpétuelle de l’union, et violerait les frontières d’un autre pays, serait déclaré l’ennemi de l’union : on pourrait lui faire la guerre jusqu’à ce qu’il entende enfin raison, comme la police et la justice d’un État sévissent contre quiconque a la mauvaise idée de vouloir violer les lois.

L’idée fondamentale de l’abbé de Saint-Pierre a donné jour successivement à la Société des nations puis aux Nations Unies, avec des divergences importantes, qu’il est inutile ici de retracer. Pour penser la paix, revenir au texte même de son projet, étonnamment détaillé, peut servir. Car la solution de l’arbitrage, la solution de l’assemblée des nations, est une solution qu’on délaisse, qu’on méprise peut-être par aveuglement.

L’hygiène et l’État : un vieux débat au sein du libéralisme français

Comme le prouve l’examen des débats entre libéraux français au XIXe siècle, les questions d’hygiène ne sont pas nouvelles, non plus que la prétention d’obtenir de l’État une réponse.

Au XIXe siècle, la population ouvrière s’accroît et s’installe de plus en plus nombreuse dans les villes.

La plupart de ces villes sont anciennes ; les rues étroites, les maisons entassées les unes sur les autres avaient eu primitivement leur raison d’être, au Moyen Âge, quand il s’était agi de s’installer le plus près possible du château fort et derrière les murailles entourant la ville et la protégeant des atteintes du dehors.

Mais désormais une population laborieuse vivait dans des cloaques, sans apparente raison autre que la misère. Les économistes libéraux, Adolphe Blanqui, Villermé, Jules Simon, signalèrent les premiers les dangers de l’insalubrité ; ils agitèrent cette question et cherchèrent à la résoudre par l’initiative individuelle : c’est, à Mulhouse, les cités ouvrières ; à Marcq-en-Barœul, l’ouvrier fait propriétaire de sa maison, par investissement privé qu’on sait profitable, car il est alors plus rangé, plus travailleur. Les libéraux luttent alors généreusement contre la timidité des industriels, et surtout contre les habitudes des ouvriers : ceux-ci refusent de quitter « leurs » caves pour des logements plus sains qu’on leur propose au même prix ; ils vont jusqu’à chansonner d’une manière railleuse les philanthropes qui s’occupent de leur préparer un meilleur sort.

C’est dans l’initiative individuelle que réside, pour les libéraux d’alors, la solution de l’hygiène privée et par extension publique. D’après eux, le rôle de l’État ne saurait être que minimal. Il n’est pas question, pour que les logements ouvriers soient sains, que l’État se fasse constructeur, régisseur, ou bailleur : qu’il laisse faire les initiatives, et se contente de fournir les autorisations nécessaires, et d’édicter les quelques règlements de police et de voirie qui lui reviennent de droit.

L’ingérence de l’État dans les questions d’hygiène, disent les libéraux les plus autorisés, est dangereuse, il ne faut s’y résoudre qu’à la dernière extrémité.

Pour Paul Leroy-Beaulieu :

« Les questions d’hygiène et de salubrité sont des questions scientifiques ; l’État n’a point qualité pour les résoudre, et quant aux savants, ils sont loin d’être toujours d’accord sur ces questions, et les résolvent aujourd’hui d’une façon, demain d’une autre. L’État, en suivant leurs avis, risque donc de se tromper et de faire des règlements plus nuisibles qu’utiles. Cela est arrivé bien des fois ; au XVIIe et au XVIIIe siècle on eût obligé les citoyens à se saigner et à se purger constamment. »

Certainement, une analyse fine décèle des potentialités d’intervention publique : dans l’État moderne et ses fonctions (1890), le même Leroy-Beaulieu en signale quelques-unes, avec de fortes réserves.

Frédéric Passy fait de même, devant la Société d’économie politique :

« Assurer l’écoulement des eaux ménagères, empêcher les accumulations d’immondices qui peuvent devenir des foyers d’infection, protéger, en un mot, chacun et l’ensemble, contre les préjudices qui peuvent leur être causés par la faute des autres, c’est son devoir. Mais quand il prétend nous protéger nous-mêmes, il dépasse souvent la limite et va parfois à l’encontre de son but. »

Dans les débats, l’intervention de l’État n’est pas entièrement rejetée, mais elle est très circonscrite ; on demande qu’elle soit exceptionnelle, très fortement motivée, et entourée de très grandes précautions. C’est la suite d’une méfiance envers l’État, qui peut à bon droit être signalée comme le point commun qui relie toutes les familles du libéralisme français, passé et présent.

Anatole Leroy-Beaulieu : Libéralisme, Démocratie et Révolution

Anatole Leroy-Beaulieu (1842-1912), directeur de Sciences Po à la Belle époque, frère d’un économiste fameux, est surtout connu pour son ouvrage L’Empire des Tsars et les Russes. Le centenaire de la Révolution française en 1889, lui avait inspiré divers textes réunis sous le titre La Révolution et le libéralisme. Essais de critique et d’histoire, publiés en 1890.

En voici quelques extraits significatifs sur les liens entre libéralisme et démocratie qui n’ont rien perdu de leur pertinence.

Placer face à face l’individu et l’État, l’individu pourvu théoriquement de tous les droits, et l’État pratiquement omnipotent, c’était condamner la France à osciller de l’anarchie au despotisme.

 

À propos de l’ouvrage de Taine sur les Origines de la France contemporaine

L’un des malheurs de la Révolution est d’avoir été faite par des hommes sans éducation politique, dominés par l’esprit littéraire ou par l’esprit scientifique, et croyant, de bonne foi, tout résoudre avec des généralités oratoires ou des formules mathématiques.

Non seulement la Révolution s’est présentée au nom de la Raison, mais, comme nous en avons déjà fait la remarque, elle n’est guère au fond qu’une déification de la Raison, un effort pour substituer dans le gouvernement des choses humaines, si ce n’est dans la conscience, le règne de la Raison au règne de Dieu et des autorités se réclamant de la loi divine.

Les principes abstraits de la Révolution

Spectacle singulier et instructif ! les laborieuses constructions de la Révolution, ses nombreuses constitutions politiques, échafaudées coup sur coup avec la présomption de l’inexpérience, se sont toutes écroulées. Au milieu de toutes ces destructions et ces ruines, une seule chose est demeurée debout, et c’est précisément cette base spéculative, objet de tant de dédains, ce sont ces principes de 1789, devenus comme le roc sur lequel repose toute notre société moderne

[…]

C’est ce qui explique la diffusion presque instantanée des idées de la Révolution d’un bout du monde civilisé à l’autre, et comment on leur pourrait appliquer ce que Lafayette disait de son drapeau. Si ses principes ont si vite fait le tour du globe, c’est précisément qu’étant abstraits, ils pouvaient presque également s’adapter à tous les peuples.

 

Le despotisme de l’État

La Révolution concevait la souveraineté à l’antique, comme illimitée, par suite l’État comme omnipotent ; et toutes les ressources de l’État, elle se croyait le droit de les mettre au service de ses idées, comptant qu’avec un pareil instrument, rien ne saurait lui résister, et que la nation se moulerait docilement dans le moule gouvernemental. Pour elle, comme pour les anciens, la liberté consistait à posséder une part de souveraineté. Elle ne se doutait pas que la liberté réelle de l’individu se trouverait ainsi noyée dans la souveraineté idéale de la collectivité ; elle ne prévoyait point que, sous l’étendard de la liberté elle allait relever un autre despotisme, d’autant plus intolérant et d’autant plus absolu que, étant censé procéder de la volonté générale, il admettrait moins de résistance.

[…]

Au lieu d’innover, la Révolution n’a fait ici qu’emprunter au passé, et cet emprunt est le point le départ de toutes ses imitations de l’ancienne monarchie dictature de l’État, centralisation outrée, tutelle administrative.[…]

La Révolution n’a fait que déplacer le siège de la souveraineté, que le transporter d’un seul à tous, du roi au peuple. L’omnipotence, que l’un réclamait au nom de Dieu et de la tradition, elle l’a dévolue à l’autre au nom de la raison et de la volonté nationale, restaurant au profit du nouveau souverain jusqu’au crime de lèse-majesté, sans s’apercevoir qu’elle rétablissait d’une main l’absolutisme qu’elle prétendait détruire de l’autre ; qu’en reconnaissant l’infaillibilité politique des masses ou des majorités, elle risquait d’aboutir, de nouveau, au règne de la force, à l’oppression des droits de la conscience, proclamés en 1789.

 

La France ne pouvait pas imiter l’Angleterre

Ainsi, faisons-nous tous, malgré nous, lorsque nous nous affligeons de voir toute l’ancienne France s’écrouler avec l’Ancien Régime. Que de choses nous eussions voulu en sauver ! mais aristocratie, royauté, corporations, tout se tenait, tout devait être entraîné dans la même chute, sans qu’il fût possible de rien arracher à l’écroulement général.

Pour imiter l’Angleterre, il ne suffisait pas à la France d’avoir, comme à l’état brut, les matériaux des institutions britanniques ; il lui eût fallu le sens pratique, l’esprit politique anglais, avec le goût des traditions et le respect des autorités établies, deux choses qui lui faisaient entièrement défaut, et que l’éducation de l’Ancien Régime n’était pas faite pour lui donner.

 

Les mécomptes du libéralisme

La démocratie était la seule souveraine dont le libéralisme pût préparer le règne. Il ne s’est pas toujours aperçu qu’il travaillait pour elle. Après lui avoir frayé les voies du trône, il s’en est parfois repenti, il a refusé de la reconnaître, il a essayé de lui disputer l’empire, sans autre succès que de se rendre suspect. Quelque défiance qu’elle lui inspire, la démocratie est sortie du libéralisme, c’est le fruit de ses œuvres, et il n’en pouvait naître autre chose. Il aurait beau la renier, c’est l’enfant de sa chair et de son sang, mais un enfant qui, tout en gardant l’empreinte de ses traits, ne lui ressemble guère.

Fille indisciplinée, passionnée, remuante, impatiente de toute règle, présomptueuse et arrogante, elle est loin d’écouter docilement les froides leçons de son père ; elle ne se fait pas scrupule d’être rebelle à ses maximes ; elle est portée, en grandissant, à ne voir en lui qu’un mentor gênant. Le libéralisme a découvert peu à peu que, tout en se réclamant à l’occasion du nom de liberté, la démocratie était d’instinct autoritaire, et que, ne pouvant toujours mettre son tempérament d’accord avec le principe de liberté, elle préférait plier ce dernier à son tempérament

[…]

Toute la théorie du libéralisme moderne se résumait dans les deux mots de liberté et d’égalité : la démocratie s’est fait gloire de la conserver ; mais, sans bien s’en rendre compte, elle a renversé l’ordre des deux termes de la formule et s’est attachée de préférence au second. La notion de liberté est, pour elle, passée au deuxième rang, ou, ce qui revient au même, elle l’a entendue d’une tout autre manière, dans un sens grossièrement positif, réaliste, matériel, dans un sens plus économique que politique, comme l’affranchissement du joug de la pauvreté et du travail […]

 

Le gouvernement des partis

La nation, être impersonnel et multiple, n’a pas une volonté ; elle en a, d’ordinaire, plusieurs en contradiction entre elles sur le même objet. La nation ne pense point, n’agit point, ne vote point en bloc ; elle est partagée en opinions diverses, en factions opposées qui ont chacune leurs tendances, leurs passions, leurs préjugés, leurs intérêts distincts. Dès qu’il est libre, un pays se trouve coupé en partis, sortes d’armées civiles sans cesse en campagne, qui, toutes, ont le même objectif, la conquête du pouvoir : victorieuses, elles s’y enferment et s’y retranchent comme dans une forteresse, en barrant les avenues et en murant les portes ; vaincues, elles ne reculent devant aucune violence, ou aucun stratagème, pour en reprendre possession

[…]

C’est alors surtout que, au nom de la liberté et des droits du peuple, une moitié de la nation est exposée à être foulée par l’autre ; c’est alors que le gouvernement des partis se montre le plus inique.

 

La démocratie tend à renforcer l’État

De même qu’elle tend à en changer la forme, la démocratie tend à modifier le rôle de l’État, à en élargir les attributions. Cette extension des fonctions de l’État a beau se couvrir parfois du nom usurpé de liberté, elle est en opposition manifeste avec l’esprit et les doctrines du libéralisme. Tandis que ce dernier prétendait restreindre au minimum, et, parfois, jusqu’à l’excès, l’ingérence de l’État, les nouvelles tendances démocratiques sont portées à l’étendre démesurément. Le libéralisme cherchait à agrandir le champ où les citoyens se pouvaient mouvoir librement, la démocratie travaille à le rétrécir.

Plus soucieuse des intérêts de la communauté que des droits de l’individu, elle menace de sacrifier l’individu et la famille à la collectivité, État ou Commune ; elle ne se fait pas scrupule de recourir à la contrainte d’imposer l’obligation légale, là où le libéralisme se faisait honneur de s’en remettre à l’initiative privée. C’est ce qu’un penseur anglais dénonçait naguère comme la servitude prochaine : The coming slavery1

[…]

Le triomphe même de la démocratie rend le libéralisme plus nécessaire, car, si elle n’était pas conquise à la liberté, comme autrefois les barbares l’ont été au christianisme, la démocratie nous vaudrait le despotisme le plus ignorant et le plus brutal qu’ait jamais vu le monde.

En dehors des solutions libérales, la démocratie ne peut nous offrir que le choix entre deux sortes de tyrannie, presque également pesantes et également humiliantes la tyrannie des masses, tyrannie de l’État ou de la Commune représentés par des assemblées omnipotentes ; — ou la tyrannie d’un dictateur, d’un maître civil ou militaire, incarnant la force populaire.

  1. Référence à Herbert Spencer

Quand Diderot envoyait un économiste libéral à la cour de Catherine II

coppet_russieAinsi que nous le savons bien, l’Impératrice Catherine II de Russie fut particulièrement mêlée à la scène littéraire et philosophique européenne. Admiratrice de L’Encyclopédie, correspondante de Voltaire, elle a aussi entretenu avec Denis Diderot une longue amitié.

À de nombreuses occasions, Catherine II profita de cette relation pour faire venir auprès d’elle quelques gloires qu’elle admirait. Un exemple des plus fameux fut celui d’Étienne Maurice Falconet (1716-1791). Ce sculpteur français fut un proche de Diderot, qui le missionna de composer l’article « Sculpture » de L’Encyclopédie. En avril 1765, il fut recommandé à l’Impératrice russe, qui l’employa pendant plus de treize ans exactement, de septembre 1765 à septembre 1778.

Une autre fois, Diderot lui recommanda non un sculpteur, mais un économiste, et non seulement un économiste, mais un économiste libéral. Ce fut un disciple de François Quesnay, le physiocrate Mercier de la Rivière, en 1767.

Si nous souhaitons raconter cet épisode aujourd’hui, c’est qu’il reste encore peu connu, et que quand il est raconté, il l’est d’une manière très approximative, pour ne pas dire erronée.

 

L’admiration de Diderot pour Mercier de la Rivière

Il peut paraître étonnant que Diderot ait envoyé un économiste libéral comme Mercier de la Rivière.

En vérité, Diderot était un grand admirateur de cet économiste. Selon Charles de Larivière, Denis Diderot « mettait Mercier de la Rivière à côté et même au-dessus de Montesquieu. » 1 Compte tenu de la célébrité justement méritée de Montesquieu, comment comprendre cette préférence de Diderot ?

Mercier de La Rivière s’était fait connaître par un ouvrage intitulé L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, qui parut la première fois en 1767. Ancien conseiller au Parlement de Paris et intendant de la Martinique, l’économiste, disciple de Quesnay, acquit ainsi la plus grande des célébrités. Il s’était fait déjà remarquer par ses qualités d’administrateur en Martinique, mais ce livre le propulsa à de bien autres niveaux. Tout ce que la France comptait de grands esprits se jetèrent sur ce livre, qui avait fait parler de lui et qui s’était en effet très bien vendu (deux éditions furent écoulées successivement).

catherine IIPendant qu’à Paris les esprits s’échauffaient sur le livre de Mercier de la Rivière, en Russie, Catherine II cherchait désespérément un grand esprit pour l’aider à réformer les lois de la Russie.

La tsarine avait déjà rédigé une Instruction pour le code, une espèce de plan général fondé sur les maximes de Montesquieu, ainsi qu’elle l’avouera à d’Alembert en lui envoyant le texte :

« Vous y verrez comment, pour l’utilité de mon Empire, j’ai pillé le président de Montesquieu sans le nommer ; j’espère que si de l’autre monde il me voit travailler, il me pardonnera ce plagiat pour le bien de 20 millions d’hommes qui doit en résulter. Il aimait trop l’humanité pour s’en formaliser. Son livre est mon bréviaire. » 2

Catherine II avait d’abord jeté son dévolu sur l’italien Cesare Beccaria, l’illustre auteur du traité Des délits et des peines, dont elle s’était également beaucoup inspirée, mais sans le reconnaître. Malheureusement pour la tsarine, Beccaria refusa l’offre et resta en Italie pour enseigner l’économie politique. Catherine II manda donc Diderot, qui était pour elle le plus grand des philosophes, de lui trouver un substitut.

Très impressionné par la lecture de L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, Diderot choisit son auteur, Mercier de la Rivière. Il annonça ce choix à son ami Falconet, alors en Russie, dans des mots qui illustrent parfaitement sa très grande admiration pour l’économiste physiocrate.

« Dans six semaines, au plus tard, vous recevrez cette lettre, et vous embrasserez celui qui vous la remettra, parce qu’il vous remettra une lettre de votre ami. Je ne vous nomme point cet homme. Il a reçu de la nature une belle âme, un excellent esprit, des mœurs simples et douces. La méditation assidue sur les plus grands objets et l’expérience des grandes affaires ont achevé de perfectionner l’ouvrage de la nature. Ah ! Si Sa Majesté Impériale a du goût pour la vérité, quelle sera sa satisfaction ! Je la devine d’avance et la partage. Nous nous privons de cet homme pour vous. Il se prive de nous pour elle. Il faut que nous soyons tous étrangement possédés de l’amour du genre humain. Il sera précédé d’un ouvrage intitulé : De l’ordre naturel et essentiel des sociétés policées. C’est l’apôtre de la propriété, de la liberté et de l’évidence. De la propriété, base de toute bonne loi ; de la liberté, portion essentielle de la propriété, germe de toute grande chose, de tout grand sentiment, de toute vertu ; de l’évidence, unique contre-force de la tyrannie et source du repos. Jetez-vous bien vite sur ce livre. Dévorez-en toutes les lignes comme j’ai fait. Sentez bien toute la force de sa logique, pénétrez-vous bien de ses principes, tous appuyés sur l’ordre physique et l’enchaînement général des choses ; ensuite allez rendre à l’auteur tout ce que vous croirez lui devoir de respect, d’amitié et de reconnaissance. Nous envoyons à l’impératrice un très habile, un très honnête homme. Nous vous envoyons à vous un galant homme, un homme de bonne société. Ah ! mon ami, qu’une nation est à plaindre, lorsque des citoyens tels que celui-ci y sont oubliés, persécutés et contraints de s’en éloigner, et d’aller porter au loin leurs lumières et leurs vertus ! Nos premières entrevues se sont faites dans la petite maison. Nous nous y retrouverons aujourd’hui pour la dernière fois. Lorsque l’impératrice aura cet homme-là, et de quoi lui serviraient les Quesnay, les Mirabeau, les de Voltaire, les d’Alembert, les Diderot ? À rien, mon ami, à rien. C’est celui-là qui a découvert le secret, le véritable secret, le secret éternel et immuable de la sécurité, de la durée et du bonheur des empires. C’est celui-là qui la consolera de la perte de Montesquieu. » 3

Très admiratrice de l’œuvre de Mercier de la Rivière également, Catherine II ne fut pas surprise du peu de cas que le pouvoir royal français faisait de cet économiste. Après tout, quelques mois auparavant, le livre de Beccaria, qu’elle admirait beaucoup, avait été interdit en France parce qu’il « manquait de respect à la législation ». Ce qu’elle craignait en revanche, c’est que la France n’empêche le départ de Mercier de la Rivière pour Saint-Pétersbourg. Pour cette raison, elle incite ses correspondants en France à la plus grande prudence.

Elle écrit à son correspondant, M. Panin :

« Monsieur Panin. Je vous conjure d’écrire à Stakelberg et, s’il n’est plus en France, au prince Galitzin, pour qu’ils entrent en négociations avec ce M. de la Rivière pour transporter cet homme en Russie. Souvenez-vous surtout de ne point compromettre son nom, afin que le ministère de la France ne l’empêche pas de venir ici. Ayant été longtemps employé à la Martinique, il y a de très bonnes idées dans son mémoire, et il nous sera plus utile qu’à eux qui ne savent pas s’en servir. » 4

Catherine II débloqua pas moins de 12 000 livres pour financer le transport de notre économiste, qui ne tarda pas à accepter l’offre. Les lauriers de la gloire n’avaient pas tardé à venir pour Mercier de la Rivière. Le succès littéraire était encore tout frais quand il partit en direction de la Russie, et pour cause : son livre n’avait paru que depuis huit jours.

Mercier de la Rivière partit donc à Saint Pétersbourg, où il attendit l’impératrice de Russie, restée à Moscou. Le 26 septembre 1767, après un long voyage, il arriva passablement fatigué dans la ville où il devait retrouver la tsarine.

 

Un voyage qui tourne court

Une lettre de Mercier de la Rivière à Diderot nous informe qu’à peine quelques jours après son arrivée, notre économiste prévoit déjà son retour en France. Nous ne savons pas si cela est le résultat d’une brouille avec Catherine II et avec ses hommes, ou simplement à cause du climat, comme nous l’affirme Mercier de la Rivière. 5 En tout cas, l’économiste physiocrate patientait à Saint-Pétersbourg et regrettait peut-être sa venue.

Dans cette attente, et sans doute en partie à cause d’elle, Mercier de la Rivière cultiva un esprit étonnamment critique envers la nation russe. Il rabaissa ce pays, peut-être parce qu’il l’accueillait d’une façon qui ne lui convenait pas, en le faisant attendre de manière excessive.

Deux semaines après son arrivée, il écrivit une lettre à l’abbé Raynal, dans lequel il tint un langage très vigoureux à l’encontre de la Russie :

« Mon cher abbé, tout est à faire dans ce pays. Pour parler mieux encore, il faudrait dire : tout est à défaire et à refaire. Vous sentez bien qu’il est impossible que le despotisme arbitraire, l’esclavage absolu et l’ignorance n’aient pas planté des abus de toute espèce qui ont jeté des racines très profondes, car il n’y a point de plante si féconde, si vigoureuse que les abus. Ils croissent partout où l’ignorance les cultive. […] Vous voyez que j’ai lieu d’espérer que mon voyage ne sera pas infructueux à l’humanité. » 6

Ces remarques illustrent bien les préjugés de Mercier de la Rivière à l’égard de la nation russe, préjugés qui s’étaient transformés en certitudes, dirons-nous en évidences, avant sa rencontre finale avec Catherine II.

Cette rencontre était un sujet d’éternelle excitation pour l’économiste français. Tandis qu’en France les succès de la Physiocratie étaient encore difficiles à déceler, voilà que Mercier de la Rivière, revenu de la Martinique sans beaucoup d’éloges, s’apprêtait à appliquer les idées de l’école de Quesnay à une nation de plus de 20 millions d’âmes. Pris par cet enthousiasme certainement excusable, Mercier de la Rivière tint devant la tsarine des propos qui parurent offensants à la nation russe.

Annoncé par des histoires qui le rendaient indésirable, Mercier de la Rivière eut donc également un comportement très excessif à son arrivée en Russie. C’est en tout cas ce que raconte le comte de Ségur dans ses Mémoires. Il dit que l’Impératrice a tenu ces mots :

 

« M. de La Rivière, me dit l’impératrice, se mit en route avec promptitude ; et, dès qu’il fut arrivé, son premier soin fut de louer trois maisons contiguës, dont il changea précipitamment toutes les distributions, convertissant les salons en salles d’audiences, et les chambres en bureaux.

M. Le philosophe s’était mis dans la tête que je l’avais appelé pour m’aider à gouverner l’empire, et pour nous tirer des ténèbres de la barbarie par l’expansion de ses lumières. Il avait écrit en gros caractères sur les portes de ses nombreux appartements : département de l’intérieur, département du commerce, département de la justice, département des finances, bureaux des impositions, etc. ; et en même temps il adressait à plusieurs habitants russes ou étrangers, qu’on lui indiquait comme doués de quelque instruction, l’invitation de lui apporter leurs titres pour obtenir les emplois dont il les croirait capables.

Tout ceci faisait un grand bruit dans Moscou, et comme on savait que c’était d’après mes ordres qu’il avait été mandé, il ne manqua pas de trouver bon nombre de gens crédules, qui d’avance lui faisaient leur cour.

Sur ces entrefaites j’arrivai, et cette comédie finit. Je tirai ce législateur de ses rêves ; je m’entretins deux ou trois fois avec lui de son ouvrage, sur lequel j’avoue qu’il me parla fort bien ; car ce n’était pas l’esprit qui lui manquait. La vanité seule avait momentanément troublé son cerveau. Je le dédommageai convenablement de ses dépenses. Nous nous séparâmes contents ; il oublia ses songes de premier ministre, et retourna dans son pays en auteur satisfait, mais en philosophe un peu honteux du faux pas que son orgueil lui avait fait faire. »

 

Ce fut en faisant allusion à cette anecdote que l’impératrice écrivit à Voltaire :

« M. de La Rivière est venu ici pour nous législater. Il nous supposait marcher à quatre pattes, et très poliment il s’était donné la peine de venir de la Martinique pour nous dresser sur nos pieds de derrière. » (Mémoires du comte de Ségur, Œuvres complètes de M. le comte de Ségur, Paris, 1826, pp.39-40)

Et c’en fut fini des espoirs de l’école libérale française quant à l’application de leurs idées dans un pays aussi grand et aussi peuplé que la Russie.

Article publié initialement en 2014.

Sur le web.

  1. Charles de Larivière, « Mercier de La Rivière à Saint-Pétersbourg en 1767 d’après de nouveaux documents », Revue d’histoire littéraire de la France, 4e année, N°4, 1897, p.581
  2. Cité par Albert Lortholary, Le mirage russe en France au XVIIIe siècle, Éditions contemporaines, Paris, 1951, p.102
  3. Denis Diderot, Lettres à Falconet, Texte établi par J. Assézat et M. Tourneux, Garnier, 1875-77 (XVIII, pp. 229-251), Lettre XIV, juillet 1767
  4. Lettre de Catherine II à Panin, Recueil de la Société impériale historique russe, tome 20, p.240
  5. Lettre de Mercier de la Rivière à Diderot, 4/15 octobre 1767.
  6. Cité dans Edmund Richner, Le Mercier de La Rivière: ein Führer der physiokratischen Bewegung in Frankreich, Girsberger, 1931, p.58

De la pénurie de baleines à l’essor de l’automobile

Article disponible en vidéo ici.

L’innovation ne peut guère être planifiée, encore moins par un État. Par exemple, la raison pour laquelle nous roulons en voiture à essence provient d’une pénurie de baleine.

 

Pétrole, un éternel remède

L’humanité utilise le pétrole depuis l’Antiquité. Son mode d’extraction est particulièrement laborieux. Comme son origine grecque l’indique, pétrole signifie « huile de roche ». Certaines roches transpirent cette mystérieuse huile, ce qui donne des boues bitumineuses.

Le pétrole est donc un produit de luxe compliqué à trouver. En 1860 aux États-Unis, il est surtout à l’origine de nombreux remèdes vendus par des charlatans, promettant 95 % d’efficacité…

Les humains préfèrent utiliser l’huile de baleine pour alimenter leurs lampes, et notamment les phares.

Problème : la surpêche de baleines a raréfié le cétacé. La pénurie guette.

C’est alors qu’un certain Edwin Drake décida de forer le pétrole en Pennsylvanie. Il eut l’intuition que le pétrole se trouvait dessous, prêt à jaillir. Le 27 août 1859, il fora son premier puits de pétrole. L’or noir jaillit de la terre. Avec son seul puits, il venait de multiplier par deux la production mondiale de pétrole.

Cette ressource a permis à toute la région de s’enrichir, excepté Drake. N’ayant mis ni son forage ni son derrick sous brevet, la concurrence le mit sur la paille.

 

Un moteur pour cette énergie bon marché

Autour du charbon, James Watt a conçu la première machine à vapeur. De tels moteurs ont permis la fabrication des locomotives et le début du chemin de fer.

Le charbon demande beaucoup de main-d’œuvre, aussi bien pour l’extraire de la terre, le transporter, jusqu’aux cheminots qui devaient régulièrement alimenter la locomotive durant le trajet.

On s’est intéressé au gaz de ville. Étienne Lenoir a créé le premier moteur à explosion en 1860. Contrairement aux moteurs à vapeur, l’explosion permet une grande variabilité du régime moteur, on peut changer la puissance facilement.

Ensuite Alphone Eugène Beau a théorisé le moteur à 4 temps. Puis, l’ingénieur allemand Nikolaus Otto réussit à perfectionner la machine et à l’industrialiser.

Le gaz reste dangereux. Son stockage et son transport peuvent provoquer des explosions.

Il faut attendre Gottlieb Daimler pour concevoir un moteur 4 temps à explosion fonctionnant au pétrole. Cette énergie sort d’elle-même de terre comme le gaz, mais nécessite peu de main-d’œuvre comme le charbon.

Daimler ne s’est pas trompé. Passer du gaz au pétrole permet de monter les moteurs sur des engins autonomes et mobiles. L’essor de la voiture pouvait commencer.

Il n’y a pas d’État ni de grand commissaire au plan pour concevoir la voiture. La montée du prix de l’huile de baleine a poussé la recherche d’un substituant. La baisse drastique du pétrole a poussé des ingénieurs à adapter leurs moteurs pour cette nouvelle énergie.

Les avantages des nouveaux moteurs à essence à explosion ont permis de nouveaux usages comme la voiture.

La culture du libéralisme classique

Par Tadd Wilson.
Un article de la Foundation for Economic Education

En dépit de ce qui est enseigné dans la plupart des universités, les idées libérales essentiellement classiques de l’économie de marché libre et du gouvernement limité ont remporté le test de base de toute doctrine : est-elle la meilleure alternative ? La preuve en est évidente, qu’il s’agisse de l’effondrement de l’économie planifiée de l’ancienne Union soviétique, ou de la réduction du secteur public dans des pays aussi variés que l’Estonie, la Nouvelle-Zélande et la Pologne.

Cependant, le libéralisme classique – qui était autrefois un paradigme philosophique dominant – échoue désormais au test plus subtil de l’exhaustivité. Nombreux sont ceux, à gauche comme à droite, qui reprochent aux libéraux classiques de se concentrer uniquement sur l’économie et la politique, au détriment d’une question essentielle : la culture.

Cette critique pourrait avoir des répercussions sur l’avenir du libéralisme classique. Comme l’a souligné F. A. Hayek dans Les intellectuels et le socialisme, la perception d’une philosophie affecte sa longévité.

 

La droite et la gauche VS le dernier homme

Du côté de la gauche, les libéraux classiques ont été confrontés (ou, selon certains, n’ont pas été confrontés) à de sérieuses questions sur les limites et la nature même de la politique et de l’économie.

Héritant indirectement, à la fois de l’apparente déification de la culture par Friedrich Nietzsche et de sa crainte d’un Dernier Homme atomique, maximisant l’utilité, la plupart des intellectuels du XXe siècle ont été ouvertement hostiles aux conceptions purement économiques ou politiques de l’homme. L’existentialiste Jean-Paul Sartre, le critique littéraire et politique socialiste britannique Raymond Williams, et même la philosophe politique Hannah Arendt viennent à l’esprit.

C’est Arendt qui, dans Men in Dark Times (1968), évoquait « de nombreuses périodes de temps sombres au cours desquelles […] les gens ont cessé de demander à la politique autre chose que la prise en compte de leurs intérêts vitaux et de leur liberté personnelle. »

Du côté de la droite, Allan Bloom a soutenu dans Commerce and Culture que « la notion même de culture a été formée en réponse à la montée de la société commerciale ».

Dans The Closing of the American Mind (1987), il dénigre les conceptions purement économiques ou politiques d’une société libre, reprochant aux amis du marché qu’en acceptant une économie « sans valeur », « ils admettent que leur système rationnel a besoin d’un supplément moral pour fonctionner, et que cette moralité n’est pas elle-même rationnelle – ou du moins que son choix n’est pas rationnel, tel qu’ils comprennent la raison ».

Ses observations continuent d’être recyclées par des conservateurs plus ouvertement politiques comme l’ancien juge fédéral Robert Bork et l’éditeur du Weekly Standard William Kristol.

De manière tout à fait raisonnable, de nombreux libéraux classiques rétorquent que la théorie politique et économique se concentre naturellement sur la politique et l’économie, et qu’ils s’intéressent davantage à la définition de la sphère politique qu’à ce qui se situe en dehors de celle-ci.

D’autres mentionnent que de nombreux artistes (les plus impliqués dans la culture) étaient des libéraux politiques à leur époque, notamment Friedrich von Schiller, Ludwig van Beethoven, Percy Shelley, John Milton et Johann von Goethe.

Toutefois, il ne faut pas perdre de vue l’argument des critiques : en tant que vaste domaine de pensée, le libéralisme classique est généralement perçu comme ne se souciant guère de ce qui n’est pas politique ou économique ; et la réplique standard brade une riche tradition d’érudition et de pensée qui, à l’examen, fournit des bases pour une discussion sérieuse de la culture, même si elle n’offre aucun compte rendu dogmatique.

Cet essai se propose d’exposer deux points simples :

  1. De nombreux libéraux classiques reconnaissent effectivement l’importance de la culture, même s’ils ne présentent pas un front uni sur la question.
  2. Cette conscience culturelle est une partie importante de leurs philosophies classiques-libérales globales respectives.

 

Nous discuterons de trois grands représentants du libéralisme classique : F. A. Hayek, Ayn Rand et Albert Jay Nock.

 

Qu’est-ce que la culture ?

Avant d’aller plus loin, examinons ce qu’est exactement la culture, ou plutôt, le peu de clarté qui existe à ce sujet.

L’Oxford Companion to Philosophy de 1995 note :

Le mot peut être utilisé dans un sens large pour décrire tous les aspects caractéristiques d’une forme particulière de vie humaine, ou dans un sens étroit pour désigner uniquement le système de valeurs qui lui est implicite.

L’article conclut que la compréhension de la culture est utile pour évaluer les systèmes de valeurs en tenant compte des idéaux qu’ils reflètent sur ce que la vie humaine devrait être.

Une source moins académique, le Webster’s Seventh New Collegiate Dictionary, définit la culture en ces termes :

L’illumination et l’excellence du goût acquises par une formation intellectuelle et esthétique ; un stade particulier d’avancement dans la civilisation ; les traits caractéristiques d’une telle époque ou d’un tel état ; et le comportement typique d’un groupe ou d’une classe.

Bien qu’aucune de ces définitions n’offre une compréhension précise de la culture, toutes deux mettent l’accent sur deux éléments essentiels de la culture : les tendances générales et les actions des individus sont liées à des valeurs, et peuvent être expliquées comme étant motivées par celles-ci. Ces valeurs ne sont pas stables en fin de compte, c’est-à-dire qu’elles doivent être enseignées et sont sujettes à interprétation.

En outre, ces définitions mettent en évidence deux domaines d’activité potentielle concernant une culture donnée :

  1. L’explication du comportement individuel.
  2. Le changement de comportement individuel.

 

Bien que ces deux domaines puissent en fin de compte être inséparables, nous les traiterons comme des domaines distincts dans le but d’exposer deux critiques du libéralisme classique. En effet, les critiques de Bloom, Arendt et d’autres, bien que variant dans leurs détails, se résument essentiellement à l’affirmation que le libéralisme classique ne suffit ni à expliquer la culture ni à créer la culture, c’est-à-dire à soutenir les valeurs.

 

Hayek : au-delà de l’économie politique

Plutôt que d’attaquer leurs détracteurs sur des bases abstraites, les étudiants de la tradition classique-libérale peuvent réfuter l’affirmation selon laquelle tous les libéraux classiques négligent la culture en trois mots : The Fatal Conceit.

Apprécié surtout pour avoir élargi et approfondi sa critique de la planification centrale, cet ouvrage de Friedrich Hayek touche à presque tous les domaines importants liés à la culture : anthropologie, biologie, philosophie, linguistique et psychologie, en plus de l’économie et de la politique. Bien que l’idée maîtresse du livre soit de prouver que le socialisme est fondé sur des prémisses manifestement fausses, en établissant son argumentation, Hayek offre une base pour un compte rendu de l’évolution des sociétés qui n’est pas simplement économique, ni purement politique, ni purement rationnel – il se situe entre l’instinct et la raison.

Bien que les lois de l’économie, que Ludwig von Mises appelait la praxéologie, restent stables à travers le temps, pour Hayek, un compte rendu de la réaction rationnelle à ces lois ne fournit pas la meilleure explication du changement social et des valeurs individuelles.

Dans une section intitulée « Évolution biologique et culturelle« , Hayek note qu’en ce qui concerne la séparation entre l’instinct et l’apprentissage habituel :

Nous ne pouvons pas distinguer précisément ces deux déterminants de la conduite parce qu’ils interagissent de manière compliquée.

Il suggère également que la tension entre l’instinct et la raison, « un conflit alimenté par la discipline des traditions morales répressives ou inhibitrices […] est peut-être le thème majeur de l’histoire de la civilisation. »

Il postule ensuite que cette tension entre l’instinct et la raison est le moteur de l’évolution culturelle, un processus « d’essais et d’erreurs continus, d’expérimentation constante dans des arènes où différents ordres s’affrontent ».

Ce n’est qu’après avoir défini la scène évolutive/culturelle que Hayek aborde les origines de la liberté, de la propriété et de la justice, puis le développement des marchés à grande échelle et des ordres étendus.

Après avoir offert son compte rendu de la culture, Hayek reconnaît explicitement la fonction de changement de comportement de la culture :

Reconnaître que les règles tendent généralement à être sélectionnées, via la compétition, sur la base de leur valeur de survie humaine, ne protège certainement pas ces règles d’un examen critique.

En d’autres termes, bien que le mécanisme évolutionniste décrit par Hayek fonctionne, il est important de critiquer rationnellement les règles et normes spécifiques.

Et bien que Hayek passe la majeure partie du reste de The Fatal Conceit à contester l’économie socialiste et collectiviste (évidemment dans l’espoir de changer les comportements), il consacre un chapitre entier à ce que l’on peut clairement qualifier de critique culturelle – « Notre langue empoisonnée ». Dans ce chapitre, Hayek note l’énorme importance du langage dans l’évolution culturelle, en particulier la capacité du langage à transmettre subtilement des erreurs de génération en génération. (il évoque la prolifération du modificateur social, comme dans justice sociale, pour indiquer comment le langage peut perpétuer une pensée erronée).

Ces exemples montrent deux choses.

Hayek adopte une vision holistique des affaires humaines qui englobe bien plus que l’économie ou la politique, et cette vision lui permet d’interpréter et de critiquer des cultures particulières en vue de modifier les comportements individuels et les tendances générales.

En bref, Hayek n’était pas un simple économiste. Il n’était pas non plus le seul.

 

Ayn Rand

Des trois auteurs abordés dans cet article, Ayn Rand est celui qui a le plus consciemment avancé une philosophie particulière, l’objectivisme.

En tant que telle, la notion de culture chez Rand est soigneusement définie et intégrée dans son système de croyances construit sur ses primaires irréductibles : existence, identité et conscience.

Dans son recueil de 1982, Philosophy : Who Needs It, son dernier livre publié, Rand définit la culture d’une nation comme :

La somme des réalisations intellectuelles des hommes individuels, que leurs concitoyens ont acceptées en tout ou en partie, et qui ont influencé le mode de vie de la nation.

Loin d’être statique, « une culture est un champ de bataille complexe d’idées et d’influences différentes, de sorte que parler de culture, c’est ne parler que des idées dominantes, en admettant toujours l’existence de dissidents et d’exceptions. »

Comme Hayek, Rand aborde également la question des conditions nécessaires à la civilisation. Alors que Hayek souligne la dépendance de la civilisation à l’égard de règles de conduite justes qui permettent à un ordre étendu d’évoluer, Rand expose son cas plus simplement :

La condition préalable d’une société civilisée est l’exclusion de la force physique des relations sociales.

Rand partage avec Hayek une adhésion à l’individualisme méthodologique, affirmant sans équivoque que « l’on peut apprendre beaucoup de choses sur la société en étudiant l’homme ». Toutefois, la position ferme de Rand l’amène à conclure que « rien ne peut être appris sur l’homme en étudiant la société », et que le seul facteur fondamental déterminant la nature de tout système social est la présence ou l’absence de droits individuels, déclarations avec lesquelles Hayek éprouverait un certain malaise.

Mais quelles que soient les similitudes ou les différences entre Hayek et Rand, tous deux développent des théories explicatives du comportement individuel qui englobent et transcendent l’économie et la politique et qui font pourtant partie intégrante de leurs philosophies politiques.

Rand aborde la culture du point de vue de la critique. Comme Hayek, elle abhorre la domination linguistique et éthique du mot social :

Il n’existe pas d’entité telle que la société, puisque la société n’est qu’un certain nombre d’hommes individuels.

Elle a consacré un essai entier dans The Objectivist (avril 1966) à « Notre privation de valeur culturelle ». Et dans Philosophy : Who Needs It, elle soutient que l’une des grandes faiblesses des États-Unis provient de leur incapacité à générer une culture qui leur soit propre.

L’Amérique n’a pas réussi à découvrir « les mots pour nommer leurs réalisations [celles des fondateurs]… c’est-à-dire la philosophie appropriée et sa conséquence : une culture américaine ».

Cette carence culturelle a rendu les intellectuels américains dépendants des pièces détachées européennes (en particulier allemandes) et a provoqué un malheureux « recyclage des prémisses kantiennes et hégéliennes », c’est-à-dire le collectivisme. Le récit de Rand fait clairement écho à la crainte de Hayek concernant notre « langue empoisonnée » et, assez ironiquement, anticipe une partie de ce que Bloom soutiendra quelques années plus tard.

Comme son prédécesseur Albert Jay Nock, Rand appréciait la Grèce antique pour avoir donné naissance à la philosophie en idéalisant la raison.

Elle fait l’éloge de l’art et de la religion grecs qui personnifient les « valeurs humaines appropriées » telles que la beauté, la sagesse, la justice et la victoire.

Dans Le Manifeste romantique, Rand souligne l’importance de l’art en général pour recréer sélectivement la réalité, en isolant « les aspects de la réalité qui représentent la vision fondamentale que l’homme a de lui-même et de l’existence ».

Il est clair que la vision de Rand de l’art est un exemple de la fonction réinterprétative, exploratoire et évaluative attribuée à la culture dans les définitions ci-dessus. De plus, l’art fonctionnant culturellement n’est pas un simple divertissement, mais une partie cruciale de l’existence de l’homme individuel, dans la mesure où l’intérêt personnel de l’homme ne peut pas être décidé de manière fantaisiste mais doit être découvert.

Comme dans le cas de Hayek, notre discussion sur Rand n’a pas pour but de décider des mérites de ses arguments, mais plutôt de souligner deux points : elle offre une vision fondamentale des affaires humaines qui va au-delà de l’économie ou de la politique ; et cette vision lui permet d’évaluer et de critiquer des cultures particulières en vue de remettre en question les hypothèses des individus, leur comportement et les tendances générales.

Albert Jay Nock : critique cultivé

Contrairement à Hayek (un économiste devenu philosophe politique) ou Rand (un romancier devenu philosophe), Albert Jay Nock écrivait de toute évidence en tant que critique culturel.

Préférant généralement l’essai à l’article de journal, au traité ou au roman, Nock a mis ses merveilleux talents littéraires au service d’une grande variété de forums, dont l’Atlantic Monthly, Harper’s, The Nation, The Freeman des années 1920 et 1930, plusieurs revues trimestrielles et le grand journal de Frank Chodorov, Analysis. Bien qu’il ne soit pas très connu des jeunes libertariens, Nock a exercé une influence majeure sur le mouvement anti-collectiviste naissant des années 1940, dont font partie des personnalités telles que Robert Nisbet, Russell Kirk, William F. Buckley Jr. et Murray Rothbard, ainsi que Chodorov.

Bien qu’il ait exprimé des opinions très tranchées sur les affaires économiques et politiques (notamment dans Our Enemy, the State), l’analyse de Nock ne se limitait certainement pas à la critique économique ou politique. Au contraire, comme Hayek et Rand, il s’inspirait d’un large éventail de disciplines, dont la littérature, l’histoire, la mythologie, la théorie politique classique et moderne et la religion.

À l’instar de Hayek, Nock était un observateur avisé de la culture et de son influence sur le comportement individuel et les tendances générales. Bien qu’il n’ait pas développé de théorie rigoureuse de l’évolution culturelle comme Hayek, il a fini par adopter une vision à long terme de la culture, se référant souvent à ses inspirations séculaires : Shakespeare, Dante, Socrate, Virgile et son cher Rabelais.

Cependant, Nock a surtout choisi d’observer et de critiquer la culture américaine du début du XXe siècle qu’il voyait autour de lui (bien qu’il ait fini par désespérer de pouvoir changer le comportement de qui que ce soit). L’esprit tranchant de Nock s’étend de la musique et de la littérature dans A Cultural Forecast au rôle de la critique elle-même dans Criticism’s Proper Field.

Dans American Education, il s’en prend à l’académie :

L’idée maîtresse, ou l’idéal, de notre système est la très belle idée selon laquelle les possibilités d’éducation doivent être ouvertes à tous. L’approche pratique de cet idéal, cependant, n’a pas été planifiée intelligemment, mais, au contraire, très stupidement ; elle a été planifiée sur la base de l’hypothèse officielle que tout le monde est éducable, et cette hypothèse reste toujours officielle.

Bien que Nock ait écrit pour les publics de son époque, son compte rendu substantiel de la culture reste une source pertinente et fructueuse de critiques.

Comme il l’a fait remarquer dans le numéro du 5 avril 1930 du nouveau Freeman, « le premier travail de la critique dans ce pays est… de détourner résolument son regard et son esprit du contemporain ».

Enfin, Nock avait une préoccupation constante pour l’esprit individuel à une époque de collectivisme et de conformité. Un passage de A Cultural Forecast, qui anticipe le lien établi par Hayek entre l’instinct de conservation, la raison et l’évolution culturelle, met en garde contre la confusion entre l’État et la culture. En outre, Nock exhorte ses lecteurs à s’améliorer avant de reprocher à la culture américaine de ne pas donner à tous les citoyens des États-Unis une appréciation de la vie humaine.

Commentant les vies de Virgile, Marc Aurèle et Socrate, il affirme :

Ils ont abordé leur propre époque avec la compréhension, la sérénité, l’humour et la tolérance qu’indique la culture ; et au lieu d’attendre de leur civilisation qu’elle leur donne plus que ce qu’elle pouvait leur donner, au lieu de se plaindre continuellement de leurs concitoyens, de les blâmer, de les intimider ou de discuter avec eux de leurs dérogations à la vie humaine, ils ont consacré leurs énergies, dans la mesure où les circonstances le permettaient, à faire eux-mêmes des progrès dans la vie humaine.

En fin de compte, Nock démontre que le libéralisme classique et l’appréciation de la haute culture ne sont pas seulement conciliables, mais complémentaires. Nock fournit également un modèle stylistique et une source substantielle de perspicacité, d’esprit et d’humanité pour les critiques libéraux classiques.

 

La culture libérale classique

Il est clair qu’il n’y a pas de pénurie d’écrits libéraux classiques qui s’aventurent au-delà de l’économie et de la politique.

Mais cela nous laisse toujours la question de savoir pourquoi le libéralisme classique est si malmené par ceux qui s’intéressent à la culture. Peut-être, comme le suggère Bloom, le problème n’est-il pas tant que l’intérêt des libéraux classiques pour la culture n’existe pas, mais qu’il est négligé. Et peut-être que ceux qui se disent libéraux classiques sont les plus négligents à cet égard.

Comme le note l’économiste et historien de l’Université de l’Iowa Deirdre McCloskey dans un article paru en 1994 dans American Scholar, « Bourgeois Virtue », les libéraux classiques (et en fait, tout le monde) devraient « arrêter de définir un participant à une économie comme une brute amorale ».

McCloskey écrit :

Adam Smith savait qu’une société capitaliste […] ne pouvait pas s’épanouir sans les vertus de confiance ou de fierté bourgeoise, car l’autre livre de Smith, la Théorie des sentiments moraux, traitait de l’amour et non de la cupidité.

Heureusement, McCloskey observe que la situation actuelle n’est peut-être pas aussi sombre que celle que Bloom avait dépeinte en 1987 :

Pourtant, même de nombreux économistes ont appris à présent que le sentiment moral doit être à la base d’un marché.

En fait, l’article de McCloskey (qui anticipe son livre de 1996 sur le même sujet) est un excellent exemple de l’appréciation de la culture par un économiste libéral classique, touchant intelligemment à la philosophie classique et moderne, au langage de la vertu, et à l’histoire médiévale et à la psychologie freudienne.

Et McCloskey n’est pas la seule.

Plusieurs groupes (bien que petits) et écrivains ont élargi les horizons du libéralisme classique au-delà de la politique et de l’économie.

Plus récemment, l’économiste Tyler Cowen a soutenu dans In Praise of Commercial Culture qu’un regard économique sur la « production culturelle » montre une forte corrélation entre la prospérité et la consommation de masse d’artefacts culturels, qu’ils soient bas ou hauts.

Ce bref regard sur Hayek, Rand et Nock ne met pas fin au débat sur la culture – il devrait plutôt lancer la discussion parmi les libéraux classiques dans un domaine où ils ont, et ont eu, beaucoup à apporter. Aux critiques, nous pouvons répondre que, loin de paralyser le libéralisme classique ou de le rendre simplement pratique, l’absence d’une ligne de parti unifiée sur la question de la culture nous permet à la fois d’apprécier les dernières idées d’une diversité de disciplines et de continuer à explorer notre propre riche tradition d’historiens, de philosophes moraux et éthiques, d’essayistes, de romanciers, de théologiens et, oui, de philosophes politiques et d’économistes.

 

Article publié initialement le 15 mai 2022

Sur le web

Traduction Justine Colinet pour Contrepoints

[L’épopée économique de l’humanité] – L’économie européenne au XIe siècle : la reprise (XVI)

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Le Xe siècle a été une sombre période de troubles et d’agitation mais aussi d’incubation. Lui succède au siècle suivant une phase de reprise économique marquée par le réveil de la vie urbaine et l’essor de l’agriculture en Occident.

 

Le réveil de la vie urbaine

Même au plus fort des troubles, la vie urbaine n’a jamais cessé grâce à l’Église.

Mais au XIe siècle se développe un type inédit de ville. La vieille cité héritée de l’Empire romain était militaire et cléricale mais assurait peu de fonctions économiques, à la différence de la cité médiévale qui devient aussi commerçante et artisanale. En son sein, une place de marché, des entrepôts et un quartier de négociants coexistent avec les églises, les demeures des clercs et les lieux de garnison.

Le mouvement commence dès le Xe siècle dans l’Allemagne ottonienne, où, à l’instigation des souverains naissent des villes comme Hambourg ou Magdebourg qui sont à la fois des centres religieux et des agglomérations de marchands. Leur développement accompagne l’essor des routes commerciales en Flandres, dans le Brabant, dans les vallées de la Moselle et du Rhin. Par l’exemple de la Germanie, on a la preuve que dès le Xe siècle, le marché a été une étape décisive de l’urbanisation de l’Europe médiévale et de la transformation économique d’un pays tardivement civilisé.

C’est différent à l’Ouest où les invasions normandes et l’anarchie féodale retardent le processus.

Mais au XIe siècle, sous l’égide des abbés, des évêques ou des comtes, les bourgs se multiplient autour des villes et dans les campagnes, avec toujours l’institution d’un marché et le regroupement d’une population à moitié agricole et à moitié artisanale à la recherche d’une protection.

 

L’émergence des marchands 

Parallèlement se forme une classe de marchands.

Selon Henri Pirenne, elle aurait émergé après l’an 1000 d’« une masse de va-nu-pieds à travers le monde »1, soit de marchands errants à l’image des aventuriers suédois.

Alimentent aussi ses effectifs les agents qui officiaient pour les abbayes ou étaient chargés d’effectuer les achats de la cour, à l’image des Syriens et des Juifs nombreux dans l’entourage d’Otton 1er et de Louis le Pieux.

Les négociants les plus actifs et les plus innovants sont ceux de Venise qui, dès le Xe siècle, parviennent à capter et à alimenter un courant commercial reliant l’Europe au Proche et au Moyen-Orient. Alors que le prêt de capitaux est inconnu dans le reste de l’Europe, c’est à Venise qu’apparaît le capitalisme sous la forme du contrat de commande2. Il associe un « capitaliste » qui apporte les fonds et un marchand navigateur qui part en expédition, avec à la clef un partage des risques et des profits. Le schéma habituel est d’aller à Alexandrie vendre des esclaves, slaves le plus souvent, ainsi que des bois et des armes d’Occident. En contrepartie on y achète des épices, des tissus de laine et de l’or qui, à Constantinople, servira à se procurer des étoffes de soie, de la pourpre et des articles de luxe rapportés en Lombardie.

À la fin du XIe siècle, la pratique des pèlerinages lointains et les départs en croisades feront naître ailleurs en Europe des besoins de financement et un embryon de commerce de l’argent.

 

L’essor de l’agriculture

La fin des pillages et le retour à la paix succédant à un siècle d’anarchie provoquent un excédent de natalité et une reprise de l’agriculture.

Elle s’effectue dans un cadre nouveau, car les invasions ont ruiné les grands domaines de l’époque carolingienne et précipité l’extinction de l’esclavage qu’on y pratiquait encore. Les bénéfices de l’organisation traditionnelle n’en couvrant plus les frais, les propriétaires du sol renoncent à son faire-valoir direct. On lui substitue un régime de revenus réguliers fondé sur la perception de sommes en argent et de redevances en nature.

Cela se traduit par la multiplication de petites exploitations concédées à des tenanciers qui doivent s’acquitter d’un cens et/ou d’une part de la récolte.

Cette évolution s’accompagne d’une modification de l’organisation du travail suscitée par la pénurie d’esclaves, et par voie de conséquence de force motrice d’origine humaine. Le rouleau de pierre et la meule tournante mus par des hommes sont remplacés par le moulin à eau. Bien que son invention remonte au Ier siècle avant J.-C., ce n’est qu’alors qu’il devient d’usage courant. À cette mobilisation de la force motrice de l’eau s’ajoute un meilleur usage de la force de traction des chevaux et des bœufs grâce à trois innovations : le collier d’épaule, la ferrure et l’attelage en file3

Cet emploi renforcé du moteur animal est la principale découverte technologique du Moyen Âge.

Elle permet de tirer un meilleur parti des tenures disponibles dont l’exploitation devient plus serrée. Elle facilite aussi l’accroissement des superficies cultivables, alors que sous la pression d’une population croissante, « aux environs de 1050 s’ouvre l’ère des grands défrichements »4.

Des terres nouvelles sont gagnées sur la mer et s’engage contre l’arbre une lutte longue et opiniâtre. Les principaux artisans de cette dure conquête sont les « hôtes », des cultivateurs auxquels ces friches ont été concédées pour qu’ils les mettent en valeur. Au terme de l’opération ils peuvent devenir propriétaires de la moitié de la surface cultivable5ou s’acquitter périodiquement d’une redevance proportionnelle à la surface cultivable.

Cela contribue à la généralisation de la petite exploitation familiale.

Dans le même temps, les seigneurs créent des foyers d’activité agricole et des centres commerciaux en établissant des bourgs ruraux et en les dotant de marchés, d’installations techniques comme des fours et des moulins ainsi que de bois communaux.

Dans ce cadre nouveau, ce sont toujours des céréales qui sont cultivées en priorité, mais la production de vin prend également une grande extension, alors que le rôle de l’élevage reste subalterne.

 

La contribution de l’Église 

Rompant avec la Méditerranée, l’Europe occidentale a assimilé la Germanie, intégré le monde scandinave, et aimanté de nouveaux États chrétiens comme la Hongrie, la Pologne, le Danemark, la Suède ou la Norvège.

La façade de cette Europe nouvelle est sur l’Atlantique et la mer du Nord. Ce processus de refoulement vers le Nord a fait advenir une civilisation atlantique au cœur de laquelle le christianisme s’est implanté solidement sous la forme du catholicisme romain. En triomphant de l’arianisme et de toutes les autres hérésies, l’Église y a obtenu « le monopole de la gestion des biens de salut » pour reprendre les termes de Max Weber.

Son influence sur l’économie est difficile à apprécier, du fait de l’ambiguïté de sa doctrine sociale.

D’un côté, au nom de la charité, elle a multiplié les institutions de bienfaisance et sans cesse rappelé aux riches leurs devoirs envers les pauvres ; mais de l’autre, elle a incité les défavorisés à se résigner à leur sort.

Ces paradoxes éclairent l’échec des efforts menés du temps de Charlemagne pour instituer une économie à base chrétienne. L’Église n’en a pas moins contribué de façon décisive au recul, puis à la disparition de l’esclavage dans le monde chrétien en faisant de tout être humain une personne dotée d’une âme. Elle a aussi assuré la survie des villes en y établissant ses évêques et en favorisant à leur périphérie l’installation de monastères.

Autour d’eux se constitueront des foyers de population qui par la suite attireront les activités commerciales et artisanales. Se mettent alors en place les conditions du mouvement par lequel, à partir du XIIe siècle, les communes évolueront vers la liberté en obtenant des franchises.

 

L’état des lieux à la fin du haut Moyen Âge

Pour ce qui est de l’agriculture, on assiste aux progrès constant de la petite exploitation.

Elle est encore grevée de toutes sortes de servitudes, mais la marche obstinée vers la petite propriété intégrale est désormais lancée. Sur le sol de l’Europe, dans le cadre d’une économie à dominante agraire, une classe paysanne se fixe solidement. Avec la lente formation d’États en compétition les uns contre les autres, c’est un phénomène décisif dans l’histoire de la civilisation occidentale.

À la fin du XIe siècle, par l’intermédiaire surtout de Venise où sont déjà apparues les premières manifestations du capitalisme, la Méditerranée se rouvrira à l’économie occidentale. Mais son axe s’est alors définitivement déplacé :

« L’avenir de l’Occident appartenait à ces hommes et à ces femmes qui depuis plus d’un demi-millénaire s’étaient installés en Gaule, Grande-Bretagne, Frise, Germanie et dans les pays scandinaves ainsi qu’en Lombardie et Catalogne » [5 Robert Latouche, opus cité page 356]

L’économie de l’Occident chrétien n’en est pas moins encore très rudimentaire. Régulièrement frappés par les famines et les épidémies, les Européens n’ont le plus souvent pour perspective qu’une vie courte et parfois misérable. Le moine bourguignon Rodolfus Graber en a laissé un saisissant témoignage. Dans ses Historiae, il évoque l’an 1033, millénaire de la passion du Christ, et décrit la terrible famine qui le précéda, une famine si épouvantable qu’elle semblait annoncer la fin du monde.

À la fin du haut Moyen Âge, l’Europe nouvelle souffre donc d’un retard économique et culturel considérable sur le reste du monde, qu’il soit byzantin, chinois ou musulman.

Rien ne laisse présager qu’elle sera l’agent le plus actif du processus d’industrialisation qui, un jour, révolutionnera les conditions de vie d’homo faber.

 

  1. Henri Pirenne, Les villes et les institutions urbaines, Paris-Bruxelles, 1939 cité par Robert Latouche, op. cité, p. 252
  2. Yves Renouard, Les hommes d’affaires italiens du Moyen Âge, Paris, 1949
  3. Lefebvre de Noëttes, L’attelage, le cheval de selle à travers les âges, p. 183
  4. Marc Bloch, Les caractères originaux de l’histoire rurale française, Paris, 1952
  5. Bail de complant pratiqué par exemple dans la vallée du Rhône

L’ignorance économique des Français : pourquoi ?

Un article de la Nouvelle Lettre

 

L’ignorance économique des Français est d’une triste évidence, mesurée par de nombreuses comparaisons internationales.

Par exemple, les Français qui pensent que l’économie de marché est un bon système économique ne représentaient en 2020 que 29 % de la population adulte, le record du monde étant détenu… par les Chinois, avec 82 %. Chez nos voisins allemands le taux était de 78 %1.

Si l’on en croit leurs discours et leurs programmes, les politiciens français seraient encore plus minoritaires, la somme des NUPES, Rassemblement national, un bon quart de la majorité présidentielle, et quelques leaders Républicains pensent qu’il faut changer de système. Ils estiment d’ailleurs que nous vivons sous le règne de l’ultralibéralisme, ce qui laisse penser qu’ils ne savent ni ce qu’est le libéralisme ni ce qu’est le PIB, dont 58 % de la valeur passe en prélèvements obligatoires.

Cette évidence est triste, parce qu’elle masque la seule solution aux déclassements et éclatements de la France : rompre avec le socialisme et l’étatisme, et restaurer la libre entreprise et le libre-échange.

La solution n’est pas compréhensible pour trois quarts des électeurs, elle n’a fait l’objet d’aucune offre politique significative depuis 19662. Je pense que l’histoire des faits économiques explique en grande partie l’ignorance française, mais c’est l’histoire des idées politiques qui nous dit le reste.

De la sorte je vous aurai peut-être prouvé qu’il est urgent d’éclairer la société civile et, grâce à ce nouveau savoir, de l’amener à faire pression sur nos élites actuellement au pouvoir.

 

Labourage et pâturage : mais où est la poule au pot ?

« Labourage et pâturage sont les deux mamelles de la France » – Sully, en 1638.

Il compare cette richesse agricole et naturelle à l’artifice des politiques mercantilistes pratiquées à l’époque par les Espagnols : la France n’a pas à s’occuper de l’« or et argent du Pérou ».

Il avait certainement raison de blâmer ces pauvres Espagnols qui ont pensé que la richesse venait de la masse de métaux précieux importés d’Amérique (chryso-hédonisme), de sorte qu’ils interdisaient toute transaction avec d’autres pays qui devrait les amener à payer en or ou en argent, diminuant ainsi leur propre richesse. L’Espagne sera ruinée définitivement, et pour des siècles.

Mais Sully n’a jamais regardé dans d’autres directions : en ce début de XVIIe siècle, Anglais et Hollandais avaient organisé le commerce mondial, les « marchands aventuriers » avaient installé des comptoirs en Afrique et en Asie. Quant aux Italiens, voilà quatre siècles et demi qu’ils avaient découvert les titres financiers qui pouvaient éviter les transports de métaux, et garantissaient les contrats à long terme.

Je pourrais conclure de façon schématique : la France pays de l’agriculture n’avait besoin ni du commerce ni de la finance pour assurer sa richesse. À l’époque, pays au sol le plus fertile du monde, elle n’avait pas à s’occuper de commerce pour bien vivre. Parallèlement, la libre entreprise n’existait pas, les corporations imposaient aux artisans des matériaux et des modes de production, et la concurrence s’entendait par l’obligation de faire comme le voisin, et le voisin de s’installer dans la rue aux côtés des autres.

Il y a deux vérités dans ce schéma.

La première, c’est que la France n’a jamais cessé d’être un pays agricole jusqu’au milieu du XXe siècle. Le traité créant la Communauté Économique Européenne en 1957 est fondé sur un échange de bonnes manières : les Allemands protègent l’agriculture française, et les Français donnent le feu vert à l’industrie allemande. Aujourd’hui, la population agricole représente moins de 3 % de la population active. De nouveaux paysans sont apparus, y compris des Hollandais et des Allemands qui n’avaient pas d’agriculture locale, mais surtout Espagne, États-Unis, Canada, Amérique latine. Aujourd’hui, ce ne sont pas l’or et l’argent qui sont importés du Pérou, ce sont les mangues et les avocats.

La deuxième, c’est que les Français, peuple de paysans et d’artisans, ont pendant des siècles considéré les autres activités comme spéculatives, voire immorales. Les commerçants prendraient des marges spoliatrices, les seules productions seraient agricoles ou industrielles, les biens ont de la valeur, mais pas les services. Alors qu’en Angleterre les marchands enrichis achetaient des terres nobiliaires et les titres afférents, les nobles français sont déchus de leurs titres s’ils se livrent à des activités économiques, quelles qu’elles soient, sauf s’ils obtiennent le privilège de ne pas déroger. Tandis qu’au Parlement anglais on parle business, les états généraux français n’ont que mépris pour le tiers état, cette caste richissime dont on ne connaît pas les affaires (sans doute louches) qu’elle pratique.3 Il n’est pas jusqu’au catholicisme de la « fille aînée de l’Église » qui, aux yeux de certains, expliquerait cette dichotomie, mais le degré de liberté économique a été assez inégal dans les pays protestants, entre luthériens, calvinistes et anglicans4.

 

À ces deux vérités s’ajoute cependant une erreur grossière : les mamelles de la France ne rapportent rien, et les paysans meurent de faim dans la plupart des régions de France, saint Vincent de Paul est atterré : « Le pauvre peuple des champs meurt de faim et se damne ». Il crée un ordre de charité pour secourir ces malheureux.

L’ambassadeur d’Angleterre en France, Sir George Carew, écrit en 1609 :

« On tient les paysans en France dans une telle sujétion qu’on n’ose pas leur donner des armes […] On leur laisse à peine de quoi se nourrir. »

Voilà qui est curieux dans un pays où le bon roi Henri IV, dont Sully était ministre, avait promis :

« Je veux qu’il n’y ait si pauvre paysan en mon royaume qu’il n’ait tous les dimanches sa poule au pot ».

Comment un pays si généreusement pourvu par la nature peut-il engendrer la misère ?

Il y a une première raison : les produits agricoles de base, comme les céréales, ne peuvent circuler. Il faudra attendre en pratique vraiment Turgot pour envisager la suppression de la « loi sur les grains ». Mais, contrairement à Turgot, les économistes de l’Encyclopédie professeront que la nature est la seule source de la richesse : les physiocrates sont toujours dans la lignée de Sully5.

 

On manque la révolution industrielle

En fait, ce n’est pas une révolution, mais un progrès étalé sur un siècle, et elle n’est pas industrielle, elle est juridique. Mais il est commode de dire que la France a manqué la révolution industrielle, et d’expliquer pourquoi.

Deux prix Nobel d’économie nous ont appris comment les choses se sont passées.

Douglass North (Nobel 1993) voit l’origine de ladite révolution industrielle dans la généralisation des enclosures en Angleterre dès le XVIe siècle.

Enclore, c’est modifier le droit rural de l’époque, fondé sur le principe de la « propriété commune ». Nul ne sait en réalité à qui appartiennent les terres, res nullius res ullius. La productivité agricole est nulle, et cela ne convient pas aux marchands ennoblis qui veulent rentabiliser leur investissement. Par exemple, pour faire le commerce de la laine ils ont besoin de moutons bien-portants et bien nombreux, ce qui ne se voyait guère.

Donc, progressivement, ils ont obtenu des autorités la reconnaissance de leur droit à clore. Installer des haies a plusieurs avantages : éviter les bêtes errantes qui détruisent tout sur leur passage, filtrer et humidifier l’air, limiter les propriétés avec des arbres fruitiers. 6

Juridiquement, la loi des enclosures met fin au droit d’usage, à la liberté qu’avaient les paysans de faire paître leurs animaux sur des terres communes. Les « nouveaux riches » propriétaires privent ainsi les paysans de leurs pauvres ressources. Les enclosures provoquent la « rébellion de Kette » à Norfolk dès 15497 et tout au long du XVIIe siècle les paysans manifesteront leur colère.

Fort heureusement, des cultures intensives de nouveaux légumes (dont le navet) permettent de mieux se nourrir, mais la vie est désormais plus dure.

Il faudra attendre 1793 pour que le Parlement anglais règlemente les enclosures. Pour Marx, les enclosures marquent le début du capitalisme, c’est-à-dire pour lui un système économique d’exploitation des travailleurs par les propriétaires du capital, foncier d’abord, industriel ensuite8.

Mais Marx ne connaît pas la réalité, celle qui est décrite par un autre prix Nobel, Ronald Coase (1991) avec son célèbre article sur la naissance de la firme.

Comme pour les enclosures, il s’agit à nouveau d’un changement institutionnel. Les Anglais, Hollandais, les ports autonomes comme Hambourg, Venise, Gênes, Trieste, sont depuis plus d’un siècle les acteurs d’un commerce mondial, ils ont acquis des talents de gestionnaires. Ces commerçants ont besoin de produits en grande quantité, mais peut-être pas de première qualité pour l’exportation. Ces produits artisanaux seront monnaie d’échange pour rapporter en Europe ceux estimés de grande valeur.

Mais il n’est pas question de faire appel à des artisans, ni même à des paysans au chômage pendant l’hiver. Les transactions pour obtenir d’eux des livraisons régulières avec des prix garantis sont trop aléatoires.

Coase introduit ainsi le concept de « coût de transaction ».

Ainsi va naître la firme, c’est-à-dire une entreprise qui va embaucher des personnes (en général des paysans qui fuient la misère) suivant un contrat de travail fixant un salaire et l’obligation de se soumettre à la hiérarchie de l’employeur.

Ces coûts dits de hiérarchie sont moindres que les coûts de transaction, car la main-d’œuvre disponible est prête à embaucher. Contrairement à ce que prétend Marx, les salariés ne sont pas exploités, Hayek a démontré que le salaire des ouvriers était très supérieur à ce qu’ils pouvaient gagner sur leurs terres, et ne cessera globalement d’augmenter tout au long des XVIIIe et XIXe siècles9.

D’ailleurs, nombreux sont les gens de la campagne qui qualifient ces salariés de fainéants, car le travail en manufacture leur paraissait bien moins pénible que les travaux des champs.10

Mais l’histoire n’est pas finie.

Quel rapport entre les enclosures, la firme et la révolution industrielle ?

Est-ce la découverte de la machine à vapeur ou les nouveaux procédés de fonte, ou l’usage de la pile qui font révolution ?

Rien de tout ça, selon Coase.

La vérité est que nous avons désormais des entreprises qui peuvent avoir une main-d’œuvre importante et concentrée. Il est donc plus facile d’appliquer des découvertes très antérieures qui n’avaient pas trouvé le cadre juridique et humain de nature à diffuser le savoir et à multiplier les progrès dans tous les domaines, et notamment l’industrie.

C’est donc bien une révolution institutionnelle, concernant le droit de propriété et le contrat de travail, qui a permis la révolution industrielle.

Les Anglais auront été les premiers à mettre ce nouveau dispositif économique en place, et c’est bien l’incitation du commerce international et les possibilités nouvelles d’organisation qui ont fait faire aux Anglais d’abord, puis à d’autres pays européens, ce pas de géant économique, que la France aura manqué.

Mais pourquoi cette incurie française ?

 

Richelieu, Colbert, Necker : souverainisme et étatisme

Place maintenant à l’histoire politique.

Comme le rappelle avec talent et précision Jean-Philippe Feldman, depuis l’Ancien Régime jusqu’à Emmanuel Macron, la France n’a pas cessé de connaître un pouvoir politique centralisé et totalitaire11.

Le royaume français s’est constitué par absorption des provinces françaises, de la Flandre à la Bourgogne, de la Bretagne à la Provence, de l’Occitanie à la Franche-Comté, de la Savoie à l’Alsace. Les particularités et libertés régionales et locales ont été broyées par le pouvoir parisien.

En outre, ce pouvoir a entendu s’occuper de toutes choses, depuis le droit civil jusqu’à la monnaie. L’économie est donc devenue l’économie politique. Mais puisque nous étions au XVIIe siècle au départ de la révolution industrielle en Angleterre par exemple, voyons comment Richelieu d’abord, Colbert ensuite, ont bloqué tout progrès.

Richelieu a été le grand théoricien et praticien du despotisme en avançant le concept de souveraineté. La souveraineté, c’est celle de l’État, elle est à l’image du haut d’une toiture d’où s’écoule naturellement toute l’eau qui vient du ciel. Toute vie dans le pays découle (au sens strict) de ce que décide le souverain. Une dimension intéressante de la souveraineté est d’ailleurs reprise par beaucoup de ténors du populisme actuel : l’étranger ne peut pas imposer au pays ce dont le souverain ne veut pas. Ainsi le protectionnisme s’impose-t-il : tous les échanges doivent être contrôlés par la puissance publique. Il n’est donc pas pensable que les impératifs commerciaux perturbent l’activité économique de la France.

Colbert est décalé d’un demi-siècle, et il a bien compris que le commerce va se développer, que des entreprises vont se créer. Mais ne serait-ce pas à la gloire de son roi Louis XIV que d’être le promoteur du progrès, l’organisateur de la production ?

Ainsi se créent les manufactures royales, répliques de la firme décrite par Coase, à cela près qu’elles sont à l’initiative et au bénéfice de Sa Majesté. Certaines de ces manufactures ont résisté au temps (Saint-Gobain, Aubusson, Sèvres). Mais elles n’ont rien de commun avec les diverses entreprises qui se sont créées dans notre pays.

Colbert aimerait bien que ces marchands se placent sous la coupe royale :

« Que puis-je faire pour vous ? », demande-t-il à une délégation de commerçants drapiers venus de Rouen. Legendre, porte-parole de la délégation lui répond : « Laissez-nous faire ». Les marchands demandent moins d’impôts, et moins de réglementations.

Colbert aimait le progrès, mais il doit être sous le contrôle de l’État.

Il demande aux artisans marseillais de construire un bateau en un jour, capable de naviguer sur la pièce d’eau de Versailles pour montrer que la France peut créer une flotte. Il réglemente les forêts et fait planter des chênes pour la construction navale. Il donne des lettres de course à Jean Bart et aux corsaires malouins. Il prend des ordonnances pour la navigation et la pêche. Il s’intéresse aussi aux premières banques créées à Marseille par la famille Roux, qui ont le mérite de ne pas être inféodées aux Juifs, protestants ou Florentins.

Cependant, la pétition de libre entreprise et de libre-échange sera sans cesse la même jusqu’à la Révolution française, les Girondins et Turgot feront tout pour libérer l’économie française, en vain.

Les choses iront toujours en empirant.

En dépit d’une pression fiscale intolérable, les caisses du Trésor royal sont vides à cause des guerres menées par Louis XIV, et à la fin du XVIIe siècle, Boisguilbert fait le compte de la dette publique.

Du temps de la Régence, l’État croit s’en tirer avec la création de la Banque royale, suivant une idée de John Law, mais cela se termine en banqueroute.

Heureusement, Necker va venir tout arranger : ce keynésien avant la lettre persuade la cour et le peuple que la dette publique n’aura pas à être remboursée. D’ailleurs, il en minimise le montant (déjà)  et cela permettra à l’Assemblée de lancer l’opération « assignats », titres de crédit émis en contrepartie de la vente des « biens nationaux », patrimoines immobiliers du clergé (et des émigrés quelques mois plus tard).

L’hyperinflation se déclenchera quand les assignats deviendront monnaie sans valeur, et Robespierre va la stopper énergiquement en décrétant le contrôle général des prix (loi sur « le maximum »).

Sur le web

  1. Cf.Bertrand Lemennicier
  2. Le Parti républicain de François Léotard obtient le tiers de la nouvelle majorité à l’Assemblée nationale en 1986
  3. D’ailleurs les états généraux ne seront pas réunis de 1614 à 1789. On dit tiers état pour désigner un groupe qui n’est ni la noblesse ni le clergé.
  4. En fait la position de Luther lui-même a varié : violemment hostile à l’enrichissement et au taux d’intérêt, il bâtira ensuite sa popularité sur l’hostilité qui habite seigneurs et marchands contre le Vatican et le Saint-Empire Romain. Les calvinistes voient dans la richesse un effet de la grâce divine, mais l’argent gagné ne peut autoriser le luxe personnel, il doit être réinvesti dans l’activité productive.
  5. On voit renaître en France un grand intérêt pour la physiocratie : surprenant, surtout de la part d’économistes qui se disent ou se croient libéraux.
  6. Les haies jouent le rôle de mégabassines, on sait d’ailleurs que beaucoup de paysans se sont dressés contre l’interdiction de l’administration française de planter des haies.
  7. 16 000 paysans s’emparent de la ville de Norwich (deuxième ville d’Angleterre à l’époque) Robert Kett et son frère instigateurs de la rébellion seront pendus
  8. C’est le concept de rente, revenu sans travail, concept lancé par Ricardo, dont Marx s’est directement inspiré. Sur ce point Cf. mon article « Le vrai sens de la valeur travail »
  9. F.Hayek Capitalism and the Historians éd. 1974 Uny of Chicago Press Cf. L’article de T.S.Ashton pp.127 ssq.
  10. Il s’agit évidemment du salaire, tout différent peut être le coût sentimental : quitter son village et sa famille. C’est de cette insatisfaction psychologique que le socialisme va naître, comme une religion de substitut « la prière de la ville » dit Lefèbvre.
  11. J. Ph. Feldman L’exception française histoire d’une société bloquée de l’Ancien Régime à Emmanuel MacronOdile Jacob, éd. septembre 2020

Avons-nous besoin des banques centrales ? avec Karl-Friedrich Israel

Episode #40

Karl-Friedrich Israel a étudié l’économie, les mathématiques appliquées et les statistiques à l’université Humboldt de Berlin, à l’ENSAE de Paris et à l’université d’Oxford. Il a obtenu son doctorat en France à l’Université d’Angers et son habilitation à diriger des recherches en économie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il est actuellement maitre de conférences à l’Université Catholique de l’Ouest à Angers et occupe la chaire de politique économique à l’Université de la Sarre à Sarrebruck en Allemagne.

Pour écouter l’épisode, utilisez le lecteur ci-dessous. Si rien ne s’affiche, rechargez la page ou cliquez sur ce lien. 

Programme : 

Introduction – 0:00

Présentation de l’invité – 0:56

Les limites de l’apriorisme intégral en méthodologie économique – 7:07

Quand et pourquoi a-t-on instauré des banques centrales ? – 9:47

Banques publiques mais actionnaires privés ? – 16:20

Les manipulations monétaires des Etats existaient-elles avant les banques centrales ? – 20:27

Comment fonctionne la création monétaire à notre époque ? – 27:13

Justifications courantes pour le maintien du monopole monétaire – 36:27

Gagnants et perdants des politiques monétaires – 39:18

Une jeunesse ruinée par les politiques monétaires, bombe à retardement sociale – 49:50

Peut-on envisager la suppression des banques centrales ? – 51:21

Javier Milei a-t-il raison de vouloir débarrasser l’Argentine des banques centrales ? – 52:49

Comment sauver votre épargne des politiques de banques centrales ? – 54:24

Quel avenir pour la Banque Centrale Européenne si la convergence économique Nord-Sud tarde encore ? – 55:49

 

Références suggérées :

Central Banking and Inflation (conférence de notre invité en anglais, disponible sur Youtube) https://youtu.be/hEjZWC0Jpu0?si=EXoIG5Mtoo9OdQsk

The interest group origins of the Bank of France (article de L. Rouanet dans Public Choice) https://link.springer.com/article/10.1007/s11127-019-00765-6

Les mystères des prix ou l’effet Cantillon (article de J-M. Daniel sur Contrepoints) https://www.contrepoints.org/2023/08/21/61124-les-mysteres-des-prix-ou-leffet-cantillon

Articles de Karl-Friedrich Israel sur Contrepoints https://www.contrepoints.org/author/karl-friedrich-israel

Banque centrale (notice Wikibéral) https://www.wikiberal.org/wiki/Banque_centrale

John Law (notice Wikibéral) https://www.wikiberal.org/wiki/John_Law

L’épopée économique de l’Occident face aux invasions des IXe et Xe

Première partie de cette série ici.
Seconde partie de cette série ici.
Troisième partie de cette série ici
Quatrième partie de cette série ici.
Cinquième partie de cette série ici.
Sixième partie de cette série ici.
Septième partie de cette série ici.
Huitième partie de cette série ici.
Neuvième partie de cette série ici.
Dixième partie de cette série ici.
Onzième partie de cette série ici.
Douzième partie de cette série ici.
Treizième partie de cette série ici.
Quatorzième partie de cette série ici

 

Les périls qui menacent alors l’Occident de dislocation sont multiples. Ils viennent de la mer d’où surgissent les pirates sarrasins et normands. Ils viennent de la steppe d’où déboulent les Hongrois.

Les incursions arabes

La Méditerranée est la proie des pirates musulmans.

À partir de 800 les Aghlabides, une dynastie d’émirs de la tribu arabe des Banu Tamim gouverne l’Ifriqiya, nominalement au nom du calife abbâsside de Bagdad. Son influence s’étend sur une vaste zone comprenant l’actuelle Tunisie, l’est de l’Algérie et la Tripolitaine. Après 827, cet émirat semi-indépendant basé à Kairouan dans l’ancienne province romaine d’Afrique, enlève les places grecques de Sicile, puis de Calabre, prend Bari et Trente, se poste en Sardaigne et en Corse, dévaste la Campanie, la Toscane et attaque Marseille et Arles.

En 846 il profane Saint Pierre de Rome. Les incursions violentes font régner un climat persistant d’insécurité sur les rives nord de la Méditerranée. Ils sont renversés en 909 par les Fatimides. Régnant depuis l’Ifriqya puis l’Égypte sur un empire englobant une grande partie de l’Afrique du Nord, la Sicile et une partie du Moyen-Orient, ils exercent une forte emprise sur les échanges en Méditerranée centrale (Adriatique, Grèce, Italie, Sardaigne, Sicile, Libye, Maghreb central et Ifrîqiya)

La saga des Vikings

À la même époque, les Vikings1 font irruption sur la scène européenne.

Venus de Scandinavie, ils sont en possession d’une batellerie remarquable, capable d’affronter le large comme de remonter les rivières. Leurs embarcations qui n’étaient pas pontées voguent à la fois à la rame et à la voile. Elles peuvent atteindre une vitesse d’une dizaine de nœuds et contenir un équipage de 40 à 100 hommes. Aux qualités techniques des bateaux s’ajoute la dextérité des navigateurs qui savent en tirer le meilleur parti.

Parmi ces peuples regroupés sous le nom de Normands, ce sont les Danois qui prennent l’initiative des expéditions qui vont ravager la France et la Grande-Bretagne.

À partir de 834, chaque année, ils dévastent le littoral atlantique de la Frise2 à la Gironde. Ils détruisent Dorestad et Quentovic, deux importants ports commerciaux qui avaient été la propriété personnelle de Charlemagne, mais aussi Rouen, Nantes et Bordeaux. Les Norvégiens se concentrent au départ sur l’Écosse et l’Irlande. Ils piratent volontiers sur leurs côtes et en ramènent des esclaves. En 834, ils pillent Londres ainsi que York et Bedford. Après 855 les Normands remontent l’Elbe, la Seine, la Loire, incendient Amiens, Paris, Orléans.

Sur ces évènements et les exodes qu’ils ont provoqués on dispose du témoignage laissé par Ermentaire, moine et historien de l’Abbaye Saint Philibert de Tournus au milieu du IXe siècle : « Tous les habitants prennent la fuite, et rares sont ceux qui osent dire : « Restez, restez, résistez, luttez pour votre pays, pour vos enfants, pour votre famille »3.

La ponction opérée par les Normands suit une séquence en trois temps : pillage, chantage pour obtenir un tribut, installation définitive.

L’Occident à nouveau disloqué 

À ces nouveaux dangers s’ajoutent ceux plus traditionnels venus de l’Est du continent où se manifeste une poussée slave puis hongroise à la fin du IXe siècle. Ces derniers mènent des raids en Saxe, en Bavière, en Lorraine, et jusqu’en Bourgogne dans les années 910. Attirés par l’Italie, ils ruinent le nord de la péninsule et la Toscane vers 920. Ils seront finalement écrasés en 955 par Otton le Grand à la bataille du Lechfeld, près d’Augsbourg.

Sous cette triple menace, l’Occident se disloque. Dans une Gaule livrée à l’anarchie, le domaine royal se limite aux villae de l’Oise et de l’Aisne. La Flandre, la Bretagne, l’Aquitaine ne sont plus contrôlées. L’axe commercial qui reliait la mer du Nord à la Méditerranée s’est brisé.

En Allemagne, qu’il s’agisse de la Saxe, de la Bavière, de la Franconie ou de la Souabe, chaque région développe ses particularismes et se coupe des autres.

Les conséquences destructrices

C’est durant ces sombres années d’insécurité généralisée que l’Occident prend les caractéristiques de sa vie médiévale. Sur son économie, les invasions normandes ont eu des conséquences considérables à la fois en termes de destruction et de création.

Elles ont donné un coup d’arrêt à la renaissance carolingienne. Elles ont aussi porté un coup mortel au régime des grands domaines ecclésiastiques dont l’organisation se décompose4. Les agents laïques qui les administraient profitent du désordre général pour capter les biens dont ils ont la charge. Les paysans n’accomplissent plus leurs corvées qui seront ensuite remplacées par des versements. La réserve est démembrée. Un peu partout sur le sol de la Gaule apparaissent de nouvelles seigneuries rurales, et se dressent des forteresses pour lutter contre les Normands. Ceux qui les bâtissent s’y installent avec une garnison, usurpent les droits régaliens du souverain et pillent les biens de l’Église. L’insécurité générale accélère l’avènement du régime féodal dont les bases deviennent héréditaires vers 880.

Les aspects stimulants 

L’économie de la Gaule, du nord de la Germanie et de la Grande Bretagne a donc durement pâti des invasions normandes.

Mais elles ont aussi eu des aspects positifs. Cessant progressivement d’être des pirates, les Normands sont devenus de véritables conquérants et des résidents à demeure. Créateurs de l’État de Normandie, les Danois ont donné à la France une marine. Ils ont initié leurs contemporains à l’art de la grande navigation. De la Neva à Gibraltar, ils ont inséré toute la façade atlantique dans un bloc unique de navigation.

Les Norvégiens ont découvert l’Islande au IXe siècle, le Groenland au XXe, le Labrador et probablement la côte orientale des États-Unis vers l’an 1000.

À cette expansion vers l’Ouest s’ajoute le rôle joué par les Vikings pour développer l’économie de la mer du Nord et de la Baltique. Ils y ont été les précurseurs des navigateurs et des marchands allemands de la Hanse. Au Danemark, le port d’Hedeby commande tout le commerce avec la Suède et la « Slavonie »5. Parmi les îles de la Baltique, celle de Bornholm est une escale pour les navires qui se rendaient chez « les Barbares et les Grecs » pour reprendre les termes d’Adam de Brême, chroniqueur et géographe germanique du XIe siècle. De Suède partent vers les pays slaves des aventuriers, mi-brigands et mi-marchands, faisant surtout le commerce des fourrures. À travers les plaines polonaises et russes, les plus audacieux établissent un contact avec Byzance.

Globalement, les Normands ont donc joué un rôle clef dans l’élargissement des perspectives européennes vers l’Atlantique, la mer du Nord et la Baltique. En favorisant l’intégration de nouvelles régions dans l’économie du continent, ils ont contribué à déplacer vers le Nord son centre de gravité, et à modifier son axe qui s’éloigne de la Méditerranée. C’est alors que la notion d’Europe occidentale commence à prendre un sens et que s’élargit l’horizon de sa civilisation.

 

  1. De vik qui signifie baie dans la toponymie scandinave
  2. Actuelle Hollande
  3. Cité par Robert Latouche, opus cité, page 250-251
  4. C’est ce qu’illustre le cas de l’Abbaye de Saint Wandrille mis en avant par Ferdinand Lot, Etudes Critiques sur l’Abbaye de Saint-Wandrille, Paris, 1913
  5. Soit la Poméranie et la Prusse

Une autre histoire des États-Unis à travers la vie d’un émigré, Joseph Allemand

Mon grand-oncle Joseph est né en 1867. Il appartenait à une famille de dix enfants (trois garçons et sept filles) qui vivaient chichement au XIXe siècle sur une pauvre exploitation agricole, dans un village des Alpes du Sud : Saint-Bonnet (aujourd’hui Saint-Bonnet-en-Champsaur), situé dans la vallée du Drac à environ 1000 mètres d’altitude.

Quand il fut majeur, à 21 ans, c’est-à-dire en 1888, mon oncle réalisa qu’il avait à choisir entre survivre à Saint-Bonnet, sans aucun espoir de voir sa situation s’améliorer, ou alors partir.

Partir, émigrer, c’était un acte volontaire de courage, une occasion de voir du pays, et de peut-être faire fortune. Mais c’était aussi faire face à des dangers inconnus, dans des contrées étranges et hostiles. Les histoires qu’on racontait sur ces pays nouveaux étaient à la fois attirantes et inquiétantes.

Mais ce que Joseph a surtout réalisé à ce moment, c’était un avenir à coup sûr sombre pour lui s’il ne prenait pas la grande décision. Partir, c’était au moins tenter sa chance, se donner une occasion de réussir.

Ne transformons pas Joseph en héros.

De nombreux jeunes gens de son entourage, à son âge, et à cette époque, partaient vers les Amériques : les premiers installés en Californie, au Wyoming, en Louisiane ou en Amérique du Sud (Brésil et Argentine) attiraient les suivants en leur servant de correspondant local. La tentation de partir était grande, car elle permettait, entre autres, à certains jeunes de se soustraire au service militaire qui était, à cette époque, une contrainte très lourde. En effet, à partir de 1872, la loi Cissé rendait le service militaire obligatoire pour tous les jeune hommes à l’âge de 21 ans, étendu ensuite à 20 ans (loi Barthou, 1913).

Il faut aussi savoir qu’à cette époque, et aussi étrange que cela puisse paraître aujourd’hui, les compagnies maritimes possédaient des agences dans les principaux villages de cette région perdue dans les montagnes, agences qui vendaient des billets de passage vers les principales destinations américaines : New York, La Nouvelle-Orléans, San Francisco, Rio de Janeiro et Buenos Aires. Cette situation donne aussi une idée de l’importance qu’avait pris l’émigration dans ces villages et à cette époque.

Je n’ai pas réussi à retrouver quelle était la situation militaire de Joseph en 1888. Compte tenu de son histoire et de sa réputation, il est peu probable qu’il se soit mis en situation de déserteur en se soustrayant à ses obligations militaires. Il a donc sans doute eu la chance de tirer un bon numéro lui attribuant une durée réduite de service de une année ou même moins.

Toujours est-il qu’à cette époque, sa décision prise et muni de son précieux passeport, Joseph prend le train (probablement pour la première fois de sa vie) à Grenoble, en direction du Havre pour s’embarquer sur le Normandie en partance pour New York. Il y arrivera le 4 juin 1888, apparemment en bonne forme. Il a en poche toute sa fortune : quelques centaines de francs probablement sous la forme de pièces d’or, qui lui permettront de payer le reste de son voyage, vers un emploi qu’il a probablement réussi à trouver par l’intermédiaire d’un camarade parti avant lui.

Après un séjour forcé de quelques jours dans le service d’immigration de Fort Clinton, au sud de Manhattan, (les services d’immigration d’Ellis Island n’ouvriront que trois ans plus tard en 1892) Joseph reprend le train, cette fois américain, pour un nouveau trajet d’environ huit jours qui va l’emmener dans le Territoire du Wyoming qui deviendra un État à part entière deux ans plus tard, en 1890.

Mon oncle descend du train au terminus : Casper. (le premier train en provenance de Chicago est arrivé à Casper le 15 juin de cette année 1888, et il est possible qu’il ait justement pris ce train). Il va rapidement continuer son chemin vers le nord (cette fois, certainement à cheval), et il arrive enfin à Ten-Sleep, une petite bourgade à 1349 mètres d’altitude où il retrouve des montagnes qui ressemblent beaucoup à celles qui l’entouraient depuis sa naissance dans les Alpes. Ten-Sleep (dix sommeils) a été ainsi nommé par les Sioux parce qu’il leur fallait dix jours de marche (et donc 10 sommeils) depuis leur camp principal pour arriver dans ce lieu où ils faisaient sécher leurs viandes, probablement en raison de la sècheresse relative de l’atmosphère due à l’altitude.

Là, il se fait embaucher comme berger de moutons. C’est un métier qu’il connait bien, puisqu’il l’a pratiqué toute sa vie dans son exploitation natale.

À Ten-Sleep, malgré le climat rude, mais qu’il a déjà connu en France, les choses vont vite : en moins de dix ans, Joseph va suffisamment économiser pour acheter un ranch où il parque ses propres moutons. Bientôt, son troupeau atteint puis dépasse les dix mille têtes. Le miracle américain s’est accompli pour lui, et il est devenu riche.

Parallèlement, Joe (c’est son petit nom américain), qui est un grand et beau garçon, s’est marié avec Adaline Smith, fille du maître de poste de Ten-Sleep. Il auront deux fils. Ce mariage est probablement le déclencheur de la réussite de Joe. En effet, son beau-père avait une belle situation, et il a probablement aidé Joe à s’installer et à devenir quelqu’un. Le maître des postes était en effet un personnage-clé en milieu rural, puisqu’il permettait les voyages longs avant le développement de l’automobile, dans un pays immense comme les États-Unis.

Le 13 septembre 1901, Joseph (Joe) Allemand est naturalisé américain. En 13 ans, il a terminé le parcours du nouvel Américain, parcours qui transforme un immigrant pauvre et affamé qui débarque comme des milliers d’autres de bateaux chargés de personnes comme lui, en un bon citoyen qui a réussi : famille bien éduquée, maison et entreprise florissante. C’est l’accomplissement du rêve américain. Preuve de sa réussite : mon oncle a été élu membre de la loge maçonnique locale.

En 1903, Joe décide de faire un petit voyage en France, pour revoir sa famille française et le pays où il est né.

Il part pour New York où il demande un passeport qui lui est attribué le 11 août 1903 et dans lequel il déclare son intention de revenir aux États-Unis dans les deux ans.

Après son retour, Joe reprend sa vie de sheepherder (berger de mouton), devenu rancher (éleveur). Bien considéré par son entourage, il aurait pu continuer pendant de longues années à mener une vie heureuse.

Hélas, le sort en a décidé autrement.

Dans cette région des États-Unis, l’immense espace a d’abord été occupé par des ovins placés sous la garde de cowboys. Ces premiers occupants voient maintenant passer régulièrement des troupeaux de moutons en transit, qui s’arrêtent et paissent en passant l’herbe qui n’est pas précisément à tout le monde selon eux. Les sheepherders, quant à eux, estiment qu’il faut bien que les moutons passent quelque part pour aller d’un point à un autre, et qu’on ne peut pas empêcher chaque mouton de brouter l’herbe qu’il rencontre sur son chemin.

Les cattlemen, riches propriétaires d’ovins, ont défini des zones de passage interdites aux moutons, mais ces zones sont cependant régulièrement traversées par les sheepherders.

Cette situation a déjà amené à des affrontements violents entre cowboys et sheepherders.

Un certain nombre d’entre eux ont même trouvé la mort dans ces affrontements. Cependant, dans le Wyoming, à cette époque, les cattlemen sont nombreux et riches. Ils détiennent le pouvoir et sont maîtres de l’application de la loi. De ce fait, ces meurtres sont restés impunis, et une rancœur tenace (et certainement justifiée) anime un certain nombre de sheepherders.

Bref, la situation est devenue explosive.

Le soir du 2 avril 1909, Joe, et son nouvel associé Joe Emge, ramènent un troupeau de moutons d’environ 5000 têtes, de leur zone d’hivernage vers son ranch de Ten-Sleep. C’est un voyage d’environ 25 miles (40 kilomètres).

Ils sont accompagnés de Jules Lagier, un jeune immigrant, neveu de mon oncle, qui a d’ailleurs prévu de revenir en France pour accomplir ses obligations militaires, et de deux autres bergers : Bounce Helmer, 16 ans, et Pete Caffarel, lui aussi d’origine française. Ils voyagent dans deux sheepwagons munis de tout le confort.

Ils s’arrêtent à environ 10 miles (16 km) de Ten-Sleep pour passer la nuit. Joe avait téléphoné le matin à sa femme Adaline pour lui dire qu’ils arriveraient probablement le soir même, mais ils ont été retardés par une visite effectuée dans un ranch ami où ils ont diné jusqu’à une heure avancée.

La nuit est tombée. Soudain, sept cavaliers masqués surgissent : cinq d’entre eux se dirigent vers le troupeau, les deux autres vers les sheepwagons. Le jeune Helmer sort de son wagon pour aller protéger son chien. Il est aussitôt ceinturé et ligoté, ainsi que son confrère Pete Caffarel. Joe Emge sort de son sheepwagon avec son fusil automatique 35 dont il vient de faire l’acquisition et il tire en direction d’un des raiders : George Saban, puis rentre aussitôt dans le wagon. Sa balle a traversé le chapeau du raider et « fait un tunnel dans ses cheveux », aux dires du sheriff-adjoint Felix Alston qui fera l’enquête, qui remarque que le lendemain, Saban s’est fait couper les cheveux, et qu’il porte un autre chapeau. L’un des cavaliers arrose l’armoise sèche, herbe particulièrement inflammable située sous le sheepwagon dans lequel se trouvent Joe Emge, Joe Allemand, et Jules Lagier avec du kérosène pris dans une lampe. Il y met le feu. Bientôt, le sheepwagon est transformé en brasier.

Mon oncle sort du brasier les mains en l’air : il est abattu de deux coups de fusil automatique. L’examen du corps le lendemain et l’impact des balles confirmera qu’il avait bien les bras au ciel quand il a été abattu. Les deux autres occupants du sheepwagon n’ont pas le temps de s’évacuer : ils seront victimes de l’incendie, et leurs corps seront retrouvés le lendemain par les enquêteurs, complètement carbonisés et méconnaissables.

Pendant ce temps, les autres cavaliers sont allés s’occuper des moutons : ils les tuent en masse, ainsi que les chiens, dispersent les survivants puis disparaissent dans la nuit, non sans avoir pris la précaution de couper les fils du télégraphe afin d’éviter que la nouvelle du raid puisse se propager rapidement. Le sheriff-adjoint Félix Alston chargé des investigations sur cette affaire estimera à plusieurs milliers de dollars les dégâts causés par ce raid, et s’étonnera que les raiders se soient même acharnés sur les chiens qui étaient normalement aussi respectés que les chevaux.

Les deux jeunes bergers parviennent bientôt à se libérer de leurs liens et s’enfuient du lieu du drame pour se mettre en sécurité chez des voisins proches, d’où ils avertissent les autorités.

Comme déjà expliqué, le Wyoming restait, à cette époque, un endroit où la loi n’était pas forcément appliquée dans toute sa rigueur. Ce genre de meurtre était clairement « oublié » par les autorités, pour peu que de l’argent vienne graisser la patte des bonnes personnes. Dès les jours suivant l’attaque contre nos malheureux sheepherders, et sûrs de leur impunité, certains membres du raid n’hésitèrent donc pas à se vanter d’avoir participé à ce règlement de compte. Seulement, contrairement à ce qu’il s’était passé pour des meurtres similaires quelques années auparavant, les autorités locales du comté de Big Horn où se situe Spring Creek, lieu du raid, ont décidé cette fois de tout mettre en œuvre pour que la lumière soit faite sur cette affaire. Il faut préciser qu’à l’poque des faits, le gouverneur du Wyoming Bryant B. Brooks, est un éleveur de moutons.

Autre précision : en 1909, au Wyoming, le nombre de têtes d’ovins a atteint 6 millions, alors que celui des bovins est seulement de 675 000. Ce rapport de presque un à dix explique à lui seul pourquoi les meurtres de sheepherders ne pouvaient plus rester impunis… (source)

En 1905, les éleveurs de moutons avaient formé le Wyoming Wool Growers Association (association des producteurs de laine du Wyoming). C’est cette association qui a contribué financièrement au procès contre les sept membres du raid qui fut baptisé plus tard le Spring Creek Raid (raid du Spring Creek). C’est sous cette appellation que l’évènement est rapporté (par exemple dans Wikipédia).

L’argent apporté par l’association des éleveurs de moutons a servi à embaucher des avocats, à couvrir le coût de l’enquête, et à payer la protection des quelques 100 témoins qui seront appelés. L’association a engagé le détective vedette Joe LeFors, bien connu pour son rôle dans la condamnation de Tom Horn exécuté pour meurtre en 1903. L’enquête a permis d’appréhender et de mettre en prison les sept auteurs présumés du raid : Herb Brink, Ed Eaton, George Saban, Tom Dixon, Milton Alexander, Albert Keyes et Georges Farris.

Un grand jury a finalement été réuni à Basin City, chef-lieu du comté où se situe Ten-Sleep, en novembre 1909. Il est composé de fermiers qui n’ont pas de sympathie particulière ni pour les cattlemen ni pour les sheepmen. Le gouverneur du Wyoming, sans doute pour affirmer son autorité, a ordonné à la milice de sécuriser les rues de la ville et d’en protéger les citoyens. Les choses tournent donc pour la première fois en défaveur des raiders.

Sentant que leur situation risquait de tourner au désastre, deux d’entre eux, Albert Keyes et Georges Farris, confessent alors toute l’histoire en échange de leur impunité. Ils rapportent en particulier devant le jury un fait qui va précipiter les condamnations : Herb Brink aurait crié à Joseph, au moment où celui-ci sortait du sheepwagon les mains levés : « It’s a hell of a time of night to come out with your hands up » (« Tu perds ton temps à sortir les bras au ciel en pleine nuit ! »).

Les condamnations tombent. Herb Brink est convaincu de meurtre au premier degré et condamné à être pendu. Les autres raiders sont condamnés à la prison pour complicité de meurtre et incendie volontaire, les deux repentis Albert Keyes et Georges Farris sont graciés, conformément à la promesse faite.

Les choses venaient de changer dans le Wyoming : pour la première fois dans ce genre d’affaires, la justice avait fonctionné, et l’impunité des raids contre les éleveurs de moutons était devenue une coutume du passé…

Voici ce que sont devenus les autres raiders :

Eaton est mort en prison en 1914. Saban a réussi à s’échapper en 1913 au cours d’un transfert, et n’a jamais été retrouvé. Dixon a été libéré sur parole en 1912. Brink et Alexander ont été également libérés sur parole en 1914.

Mon oncle Joseph a été imité par son frère Marion Jacques dit Jack qui est, lui aussi, venu s’installer au Wyoming quelques années après Joseph, et aussi par une de ses sœurs, Marie, qui s’est mariée, et qui est venue ensuite s’installer à Los Angeles avec son mari. Les trois émigrants ont actuellement des descendants au Wyoming, dans l’État de Washington, et en Californie, et j’ai eu leurs adresses par l’intermédiaire d’un généalogiste américain lorsque je vivais au Texas, il y a bien longtemps maintenant.

Un de mes neveux qui est chercheur dans un laboratoire californien depuis plus de trente ans connaissait, lui aussi, cette histoire qui lui était régulièrement rappelée par ses collègues, parce que l’un des héros s’appelait Allemand comme lui. Je vous laisse imaginer sa surprise lorsque je lui ai appris, après mes recherches généalogiques, qu’il s’agissait tout simplement de son arrière-grand-oncle…

David Ricardo : qu’en reste-t-il deux siècles plus tard ?

David Ricardo est mort le 11 septembre 1823, il y a deux siècles exactement. Jean-Baptiste Say en personne lui consacra alors un article nécrologique :

« Cet homme éclairé, cet excellent citoyen, est mort dans la force de l’âge, au bout de cinq jours de maladie, à la suite d’une tumeur dans l’oreille. » 1

Moins connu qu’Adam Smith, Ricardo reste associé à la fameuse histoire du vin portugais échangé contre du drap anglais démontrant les vertus du libre-échange. Mais le choix même de cet exemple arbitraire, ne correspondant à aucune réalité, illustre la méthode paradoxale d’un économiste dont les apports restent très discutés, voire très discutables aux yeux de certains.

On a pu parler de « mythe ricardien ».

De Quincey voyait en lui l’apôtre de la vérité. John Stuart Mill exaltait ses « lumières supérieures » à celles d’Adam Smith. Luigi Cossa le considérait, pas moins, comme « le plus grand économiste de ce siècle » (entendons le XIXe siècle). Mais d’autres se montraient plus critiques. Pour Joseph Rambaud, et ce n’était pas un compliment, Ricardo a été  « le métaphysicien de l’économie politique ».

En effet, le marxisme s’est emparé de certaines propositions de Ricardo, notamment la valeur travail, « pour les travestir et pour asseoir sur elles les plus dangereux et les plus subtils sophismes. »2.

Et d’une certaine façon, l’économie telle qu’elle est présentée en France (et dans les documentaires d’Arte) ressemble beaucoup à du ricardisme pour les mal-comprenants.

 

Financier audacieux, écrivain timide

Ricardo tenait son patronyme peu britannique d’un négociant juif d’origine hollandaise « qui le destina, dès l’adolescence aux affaires, mais qui l’abandonna bientôt parce qu’il désapprouva sa conversion au christianisme. »3

Ce fils de financier qui fit fortune en bourse et mourut millionnaire, « passa de la spéculation lucrative à la spéculation désintéressée ». La lecture d’Adam Smith, faite un peu par hasard, décida de sa vocation. La crise des finances publiques en Angleterre lui donna l’occasion d’écrire une brochure en 1809 sur Le haut prix des lingots, preuve de la dépréciation des billets de banque qui établit sa réputation.

Son œuvre maîtresse, Des Principes de l’économie politique et de l’impôt est publiée en 1817 un peu malgré lui. Ricardo « circonspect et timide », « qui n’a pas reçu l’éducation d’un homme de lettres, se défie de son aptitude à exprimer clairement ses pensées, écrit péniblement, et hésite à publier » 4

C’est James Mill, le père de John Stuart Mill, qui le pousse à écrire, tout comme à entrer au Parlement en 1819.

 

Ricardo parlementaire écouté

Selon Jean-Baptiste Say, Ricardo devait être « dans le Parlement, un homme indépendant de tous les partis. Il ne savait pas ce que c’était que d’avoir une opinion de position ; c’est-à-dire de voter pour ce que l’on sait injuste, et de repousser ce que le bien du pays veut qu’on adopte, simplement en raison de la situation où l’on se trouve.[…] Ricardo n’était pas ce qu’on appelle un orateur ; mais comme il ne parlait que sur ce qu’il savait bien et ne voulait que ce qui était juste, il était toujours écouté. »

Dunbar a noté ce curieux paradoxe5 :

« Quand il parlait devant une assemblée, Ricardo puisait largement dans sa vaste et profonde connaissance des faits de la vie, les utilisant pour illustrer, confirmer son argumentation ; mais dans ses Principes de l’Économie politique, les mêmes questions sont traitées avec une singulière exclusion de tout rapport avec le monde actuel qui l’enveloppe. »

 

Ricardo et la distribution des richesses

Les Français font à Ricardo les mêmes reproches qu’à Adam Smith concernant la forme.

« La rédaction de son livre est médiocre ; le plan est informe » mais aucun ouvrage n’a eu « sur les lecteurs de langue anglaise principalement, une influence aussi profonde et aussi durable. »6

L’auteur a clairement défini l’objectif de son livre dans une lettre à Malthus du 10 octobre 18207 : « la recherche des lois qui déterminent le partage du produit entre les classes qui concourent à sa formation ».

Ricardo divise la population en trois classes : les propriétaires du sol qui bénéficient de la rente, les capitalistes qui récupèrent les profits, et enfin les travailleurs qui reçoivent des salaires.

 

L’économie politique devient théorique

Avec Ricardo, à la différence de Smith, l’économie politique devient une théorie détachée de la pratique, qui a pour objet des lois sur la distribution naturelle des richesses. En cela, il se rapproche des économistes français du XVIIIe siècle, des physiocrates, comme de Turgot.

Condorcet avait exprimé, avec sa clarté habituelle, cette volonté d’une science des lois héritée des Lumières8 :

« Quelles sont les lois suivant lesquelles ces richesses se forment ou se partagent, se conservent ou se consomment, s’accroissent ou se dissipent ? […] Comment dans ce chaos apparent, voit-on néanmoins, par une loi générale du monde moral, les efforts de chacun pour lui-même servir au bien-être de tous, et, malgré le choc extérieur des intérêts opposés, l’intérêt commun exiger que chacun sache entendre le sien propre et puisse y obéir sans obstacle ? »

Jean-Baptiste Say s’efforce de réaliser ce programme dans son Traité d’Économie politique (1803).

Au fatras confus de Smith, plein de digressions et de contradictions, se substitue un arrangement logique des matières, comme le reconnaît Ricardo. Il y voit ce qu’il y cherche : « une exposition de faits généraux, constamment les mêmes dans des circonstances semblables ».

 

Ricardo, théoricien déductif

Lors des longues promenades qu’il aimait à faire avec Ricardo, James Mill va lui donner des leçons de méthode et le goût de l’abstraction. C’est par sa médiation que l’économiste découvre les idées de Jean-Baptiste Say, notamment sa loi des débouchés. Cette influence de Mill sera aussi décisive que funeste aux yeux de certains. La métaphore euclidienne fait, par là, son entrée dans le langage de l’économie politique.

Le succès Des Principes de l’économie politique et de l’impôt tient au fait que Ricardo est un théoricien déductif. Il part des principes pour en tirer un ensemble de déductions logiques débouchant sur une théorie générale de la répartition.

La valeur repose ainsi pour Ricardo sur le seul travail :

« Nous avons regardé le travail comme le fondement de la valeur des choses, et la quantité de travail nécessaire à leur production comme la règle qui détermine les quantités respectives des marchandises qu’on doit donner en échange pour d’autres » même s’il doit reconnaître qu’il puisse y avoir « dans le prix courant des marchandises quelque déviation accidentelle et passagère de ce prix primitif et naturel. »

 

Une théorie de la valeur rigide

Cette théorie de la valeur, très rigide, néglige, par exemple, le rôle joué par l’utilité dans la demande. Jean-Baptiste Say fait remarquer9 :

« Quand M. Ricardo dit qu’un produit vaut toujours ce que valent ses frais de production, il dit vrai, mais que valent ses frais de production ? Quel prix met-on aux services capables de produire un produit appelé une livre de café ? Je réponds qu’on y met d’autant plus de prix… que les services propres à produire du café sont plus rares et plus demandés. »

Pour Ricardo, le prix du travail, c’est-à-dire le salaire, repose sur le coût des subsistances : « c’est celui qui fournit aux ouvriers, en général, les moyens de substituer et de perpétuer leur espèce, sans accroissement ni diminution. » Ainsi donc une « hausse du prix de ces objets fera hausser le prix naturel du travail, lequel baissera par suite de la baisse des prix. »

Il n’y a rien là de très nouveau que l’on ne trouve déjà chez Turgot ou Adam Smith, et qui sera repris par Marx. Certes, David Ricardo, optimiste par inadvertance, affirme que le prix naturel du travail peut tendre à la hausse « parce qu’une des principales denrées qui règlent ce prix naturel tend à renchérir, en raison de la plus grande difficulté de l’acquérir », à savoir le blé en raison de la mise en culture de terres de moins en moins fertiles.

 

Ricardo pessimiste

Le prix courant du travail dépend de l’offre et de la demande, et peut ainsi se maintenir plus haut que le prix naturel, mais « dans la marche naturelle des sociétés, les salaires tendront à baisser […] car le nombre des ouvriers continuera à s’accroître dans une proportion un peu plus rapide que la demande. » De plus, la hausse des salaires en argent peut en réalité masquer une diminution du salaire réel si elle n’est pas proportionnelle à celle du prix des marchandises.

Pour Ricardo, l’entrepreneur (ou plutôt le capitaliste) réalise un gain qu’il partage uniquement avec ses ouvriers : si les salaires s’élèvent, les profits diminuent, et réciproquement. Mais là aussi, le pessimisme est de rigueur. « Les profits tendent naturellement à baisser, parce que, dans le progrès de la société et de la richesse, le surcroît de subsistances exige un travail toujours croissant. »

David Ricardo n’envisage nullement qu’une augmentation du revenu de l’entreprise puisse permettre à l’entrepreneur d’avoir un profit accru tout en payant des salaires plus élevés. Le monde ricardien est un monde malthusien soumis à la double malédiction de la loi de la population, et de la loi de la rente foncière.

 

De Ricardo à Marx

La loi des rendements décroissants, comme le note H. Denis, mène à la lutte des classes10 :

« La dynamique abstraite de Ricardo marquera en traits de plus en plus durs l’opposition des intérêts, l’insolidarité grandissante des classes ; elle creusera, si j’ose dire, de plus en plus profondément, l’abime de l’inégalité et aboutira, sans ses conclusions logiques ultérieures, à un déchirement, à un contraste absolu, où la classe des propriétaires dont la rente aura atteint la limite extrême en résorbant tout le produit net, se trouvera en présence de celles des travailleurs dont le salaire sera désormais enchaîné à un minimum inflexible. »

C’était ouvrir un boulevard à toutes les théories socialistes.

C’est bien le reproche que lui faisait Frédéric Bastiat qui rejetait ce « pessimisme, à la fois géométrique et glacial ». Dans cette approche ricardienne, l’accroissement de la population amène inéluctablement « opulence progressive des hommes de loisir, misère progressive des hommes de travail. »

Refusant le travail comme mesure de la valeur, Bastiat devait tâcher de lui substituer une autre définition, le prix du service rendu. Ainsi, les richesses ne s’échangent plus entre elles, seuls les services sont l’objet de l’échange et ont une valeur.

 

Loi de la rente foncière et théorie des prix

David Ricardo a beaucoup contribué à la théorie du prix en démontrant que le prix unique qui se forme sur un marché repose sur le coût le plus élevé de la marchandise nécessaire à l’approvisionnement de ce marché.

Say avait ainsi résumé cette loi de la rente foncière dans la nécrologie de 1823 :

« Le profit que fait un propriétaire foncier sur sa terre, c’est-à-dire ce que lui paie son fermier, ne représente jamais que l’excédent du produit de sa terre sur le produit des plus mauvaises terres cultivées dans le même pays. »

Ainsi, la rente des terres les plus favorisées est d’autant plus élevée que l’excédent de travail appliqué aux terres les moins favorisées est plus considérable.

Ricardo invente ainsi paradoxalement le raisonnement à la marge dont les marginalistes, partisans d’une théorie subjective de la valeur, feront leur miel plus tard !

 

Avec Ricardo, l’économie tourne le dos à l’observation

Pour John Kells Ingram11, l’influence de Ricardo a perverti la méthode économique :

« La science fit fausse route et tourna le dos à l’observation : elle chercha à renverser les lois des phénomènes ; à les tirer, par un jeu de logique, d’un petit nombre de généralisations hâtives. »

Ricardo, étudiant la valeur, néglige ainsi l’importance de la demande et exagère celle de l’offre. Étudiant la rente agricole, il se préoccupe plus de la fertilité des sols que de la distance au marché, il ne songe pas assez à l’influence du progrès susceptible de neutraliser la hausse progressive des denrées agricoles, etc.

Aussi pour Leroy-Beaulieu, « les disciples aveugles de Ricardo ne voulant voir en action dans le monde que la loi découverte par leur maître, sont arrivés à des observations et à des prévisions que tous les faits contemporains ont déjoués. »12

 

Un chef-d’œuvre de théorie déductive

Pour un de ses zélateurs13, « tout en n’ignorant pas que l’utilité est le fondement, mais non la mesure de la valeur, il formula la théorie classique du coût de production et celle du coût comparatif dans les échanges internationaux ».

Malheureusement, « s’étant servi du concept, mal déterminé, de la quantité de travail, qui s’identifiait pour lui avec les dépenses de production (y compris l’influence du capital), on en a tiré la théorie socialiste pseudo-ricardienne du travail cause unique de la valeur ».

En somme, même les admirateurs de David Ricardo conviennent que, dans son œuvre, trop de choses restent incomplètes et « mal formulées ». Les socialistes ont ainsi tiré de la notion de salaire naturel, la loi d’airain du salaire réductible au minimum des subsistances pour faire vivre les ouvriers et leurs familles.

« Au total, la théorie de la Répartition de Ricardo, est un chef-d’œuvre de théorie déductive mais qui, comme toutes les théories déductives, repose sur des propositions insuffisamment démontrées, et, en fin de compte, inexactes. »14

  1. Les Tablettes universelles, 27 septembre 1823, p. 23-26
  2. Rambaud, Histoire des doctrines économiques, 3e édition, Paris 1909, p. 327
  3. Luigi Cossa, Histoire des doctrines économiques, Paris 1899, p. 320
  4. Élie Halévy, La Révolution et la doctrine de l’utilité (1789-1815), Paris 1900, p. 223
  5. Cité dans Revue d’économie politique, 1902, p. 287
  6. Bertrand Nogaro, Le développement de la pensée économique, Paris 1944, p. 77
  7. Revue d’économie politique, 1902, p. 283
  8. Condorcet, Progrès de l’esprit humain, 9e époque
  9. Ricardo, Oeuvres complètes, éd. Guillaumin, 1882, ch XXX, p. 361
  10. Revue d’économie politique, p. 290
  11. John Kells Ingram, « Esquisse d’une histoire de l’économie politique, » Revue positiviste internationale, Paris 1907, p. 156
  12. Leroy-Beaulieu, Traité théorique et pratique d’économie politique, p. 732
  13. Luigi Cossa, op. cit., p. 324-325
  14. Bertrand Nogaro, op. cit., p. 132

[L’épopée économique de l’humanité] – De la Renaissance carolingienne aux dernières invasions (XIV)

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La conquête de la Méditerranée par les musulmans précipite l’évolution économique qui s’annonçait dès le VIe siècle.

Jusqu’alors, les villes, et avec elles une bourgeoisie libre, s’étaient maintenues vivantes par le commerce.

Mais dès la seconde moitié du VIIe siècle, tout négoce cesse sur les rives de la Méditerranée occidentale. Privée de navires, Marseille dépérit complètement. Soumises aux raids des Sarrazins qui ravagent aussi leur arrière-pays, les villes du Midi déclinent. Il y a de moins en moins de marchands de profession, la circulation des biens ralentit considérablement, et les rentrées fiscales des pouvoirs en place chutent. L’aristocratie foncière est de fait la seule force sociale subsistante.

C’est alors que se produit la Renaissance carolingienne qui met provisoirement fin à l’anarchie ambiante. En se faisant couronner empereur d’Occident par le Pape en 800, le fils de Pépin le Bref, devenu roi des Francs en 768, puis roi des Lombards, relève une dignité disparue depuis 476. Au sein d’un empire dilaté à la mesure d’un demi-continent par ses conquêtes militaires en Germanie, en Italie, et dans une moindre mesure en Espagne, on s’oriente vers une économie domaniale sans débouché, à base terrienne, militaire et cléricale, que Charlemagne et son entourage s’efforcent d’organiser.

 

Une économie d’inspiration cléricale

Henri Pirenne a brillamment souligné le contraste économique entre l’ère mérovingienne encore rattachée à l’économie méditerranéenne, et l’ère carolingienne qui ne l’est plus1. Charlemagne tire les conséquences de cette coupure. Son ambition est de rétablir l’ordre, de moraliser l’économie sur des bases chrétiennes, et la mettre en état de répondre à ses préoccupations militaires : ravitailler l’armée, équiper les soldats, armer l’ost2.

Dans le domaine monétaire, le monométallisme argent devient la règle.

Le métal précieux est fourni par les mines du Harz et de Bohème, ainsi que par celle de Melle située dans le Poitou. Les ateliers de frappe sont strictement contrôlés, et le monnayage devient un monopole de l’État. Le denier d’argent sera pour longtemps la seule monnaie en circulation. Le peu d’or dont on dispose est réservé au paiement des quelques échanges maintenus avec l’Orient pour se procurer des épices, de l’ivoire, et les étoffes de soie que produit Byzance depuis qu’en 554 deux moines ont rapporté de Chine des œufs de bombyx.

Chaque fois que possible, on s’oriente vers des substituts indigènes en remplaçant l’huile par la cire, le papyrus par le parchemin, et l’indigo par la guède. On entretient aussi quelques courants d’échange avec l’Angleterre dont on importe de l’étain et des saies3, ainsi qu’avec l’Europe septentrionale pour se procurer des fourrures. L’axe économique de l’Occident se déplace de ce fait vers le Nord.

Charlemagne tente aussi d’assainir les marchés en unifiant le système des poids et mesures, mais n’a pu atteindre son objectif du fait de la trop grande diversité des étalons existant au sein de l’Empire.

Toujours dans un souci de moralisation des comportements, et conformément aux prescriptions de l’Église, on interdit le prêt à intérêt. En 806, le capitulaire4de Nimègue fait de l’usure un crime, et condamne la spéculation. Les prix des biens de première nécessité sont contrôlés pour assurer leur stabilité. Le synode de Francfort en 794 fixe le cours maximum des principales céréales vendues au détail : l’avoine, l’orge, le seigle et le froment. Une échelle de prix maxima est fixée pour la vente de pain cuit. Un capitulaire de 803 exige que les ventes d’esclaves, d’animaux et d’objets précieux se fassent en public, et interdit qu’elles aient lieu la nuit. Le trafic des esclaves est réglementé par l’interdiction de les vendre en dehors de l’Empire, et à des acheteurs païens s’ils sont chrétiens.

 

Une économie domaniale

Le dirigisme de Charles le Grand se manifeste aussi dans le domaine de la production agricole.

Sur les grands domaines de l’époque on dispose de deux grandes sources documentaires.

Le capitulaire de villis porte sur l’administration des domaines impériaux et le polyptique d’Irmenon est un inventaire des biens de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés.

Les villae qu’ils décrivent sont « une vaste entreprise, ferme et manufacture à la fois »5 dont la mission principale est de satisfaire les besoins de l’armée en ravitaillement, en équipement et en armement. Le personnel qui y est employé constitue la « familia » composée de serfs (servi) qui ne sont pas libres, et de colons qui le sont (franci). Les uns et les autres sont des tenanciers auxquels des terres (manses) ont été concédées, et qu’ils cultivent pour leur propre compte.

En contrepartie, le maître exige des serfs qu’ils lui consacrent la moitié de leur temps de travail hebdomadaire, alors que les colons ne sont astreints qu’à des travaux précis fixés à l’avance. Dans ce qui est d’abord une ferme, les hommes s’adonnent principalement à des travaux agricoles dont sont exclues les femmes. Mais c’est aussi une véritable fourmilière artisanale regroupant une multitude de métiers : préposés aux haras, cellériers, forgerons, tourneurs, charpentiers, fabricants de boucliers, de savon, d’instruments pour la pêche ou la chasse, cordonniers, oiseleurs, menuisiers, boulangers, brasseurs. Aux femmes sont réservées les tâches de filature et de couture.

 

Une économie sans entrepreneurs

Cette main-d’œuvre est encadrée par des agents, eux-mêmes supervisés par un intendant.

Dans ce système centralisé, une cascade de commandements descend du propriétaire aux travailleurs par l’intermédiaire d’une hiérarchie d’inspecteurs qui transmettent passivement aux exécutants les directives du maître quant aux types de biens à produire et à leurs quantités.

C’est une économie sans débouchés et sans entrepreneurs.

Ceux-ci n’apparaitront que plus tard, lorsque les conditions seront réunies pour que s’affirme une classe de négociants. Leur rôle sera d’identifier les demandes de biens sur les marchés et, en prenant des risques, de coordonner activement les processus de production et d’échange. Les premiers signes de cette organisation de l’économie qui se révèlera beaucoup plus efficace n’apparaîtront qu’à la fin du XIe siècle, et ne pourront pleinement jouer qu’au moment de la Révolution industrielle.

Ces grands domaines laïques et ecclésiastiques, qui sont les rouages majeurs de l’économie carolingienne, ne représentent toutefois qu’une petite portion des quelques 1,5 million de km2 que couvre le territoire de l’Empire franc. Le reste consiste dans des friches, des terrains incultes, mais aussi des petites exploitations.

On sait qu’au milieu du IXe siècle il y avait encore de nombreux villages habités par des paysans qui ne sont ni des serfs ni des colons, sur le mode de vie desquels on ne sait en revanche pratiquement rien : les villae sont « des îlots surnageant au milieu d’un océan inexploré et peut être inexplorable »6

 

La décomposition de l’Empire carolingien 

Après la mort de Charlemagne son empire se décompose rapidement.

En 843, le traité de Verdun le partage entre ses trois petits-fils. Il préfigure la division actuelle de l’Europe entre la France, l’Allemagne et l’Italie. Dans leurs régions respectives les comtes, au départ officiers du souverain, deviennent leurs propres maîtres et font valoir leurs seules volontés. Derrière chacun d’eux les particularismes locaux s’accentuent.

La société glisse à nouveau vers le régime de la propriété seigneuriale. Cette évolution est accélérée par le choc des dernières invasions qui précipitent l’avènement d’une économie médiévale insérée dans ses cadres féodaux.

  1. Henri Pirenne, Mahomet et Charlemagne, Paris, Alcan, 1937
  2. Service militaire dû par un vassal à son supérieur
  3. Sorte de manteaux dont le commerce est attesté par une lettre de Charlemagne à Offa, roi de Mercie, datée de 794
  4. Acte royal ou impérial de l’époque carolingienne, divisé en chapitres et contenant des décisions législatives ou administratives prises par le souverain en matière politique, économique ou sociale (dictionnaire Larousse)
  5. Marc Bloch, Les caractères originaux de l’histoire rurale française, Paris, 1931, p. 77
  6. Robert Latouche, opus cité, page 181

Les stratèges doivent-ils prendre des bains ? La leçon de survie de l’Empire byzantin

Pourquoi certaines organisations survivent et prospèrent longtemps, tandis que d’autres périclitent ?

La question se pose depuis longtemps, et les réponses sont multiples. Mais un facteur qui semble jouer de manière très forte est la capacité à maintenir un lien créatif avec la réalité changeante de son environnement.

Un exemple historique est celui de la survie de l’Empire byzantin.

Dans son ouvrage, La grande stratégie de l’Empire byzantin, le spécialiste de la stratégie Edward Luttwak se demande comment l’Empire a pu durer près de 1000 ans, bien qu’étant situé dans une zone géographique défavorable, et ayant constamment subi les attaques venant de pratiquement toutes les directions.

Comment expliquer une telle pérennité alors que son grand frère, l’Empire romain d’Occident, bien plus prestigieux, n’a duré, lui, qu’environ 600 ans ?

Selon Luttwak, c’est parce que ses dirigeants ont pu s’adapter stratégiquement aux circonstances difficiles, en imaginant de nouvelles façons de faire face aux ennemis successifs. L’Empire s’appuyait au moins autant sur la force militaire que sur la persuasion pour recruter des alliés, dissuader les voisins menaçants, et manipuler les ennemis potentiels, afin qu’ils s’attaquent plutôt les uns aux autres. Tout était bon pour dévier les attaques, y compris payer des tributs.

Il n’y avait aucun principe, juste un extrême pragmatisme.

Pour réussir cette stratégie, il était indispensable que les Byzantins maintiennent un contact permanent avec les tribus et Empires hostiles, même ceux qui étaient très éloignés.

Cette stratégie avait deux objectifs :

  1. Anticiper les intentions hostiles d’une tribu en étant informé le plus tôt possible
  2. Éviter que cette intention hostile se concrétise

 

Le contact était maintenu par tous les moyens possibles, de l’espionnage au commerce et aux mariages arrangés. Mais la posture fondamentale de l’Empire était basée sur une reconnaissance de ces tribus comme des égales auxquelles il n’était pas indigne de se mêler.

Il ne s’agissait pas de soumettre les ennemis ni même de les battre, seulement de déjouer une intention hostile.

On est très loin de la posture des Romains d’Occident, héritiers en cela des Grecs, qui considéraient les tribus étrangères comme des barbares, et dont les contacts leur répugnaient. Au contraire, les Byzantins considéraient comme tout à fait normal et souhaitable de se mêler à ceux qu’ils ne considéraient, non pas comme des barbares, mais comme des alliés potentiels, ou à défaut des ennemis temporaires. Ils allaient sur le terrain sentir la situation, et ils avaient compris que pour cela, la seule façon était de vivre sur place, de s’immerger dans la réalité de ces tribus.

De manière intéressante, Luttwak attribue la facilité de contact des Byzantins à leur religion chrétienne. En effet, celle-ci considérait les bains d’un mauvais œil, car ils invitaient à la sensualité. Les Byzantins, moins propres, étaient donc moins repoussés par l’odeur des barbares que des Romains obsédés par la propreté. Ils se mêlaient donc plus facilement à eux.

Cette répugnance romaine inspirée par les barbares, c’est-à-dire la distance entre la pensée et le terrain, reste d’actualité dans la façon dont la stratégie est pensée et pratiquée aujourd’hui.

Dans mon ouvrage Constructing Cassandra, j’ai notamment décrit comment une organisation telle que la CIA reste marquée par un scientisme profond qui la conduit à observer le monde de manière clinique. Cette vision clinique se retrouve souvent dans le monde des affaires où les analystes marketing, les stratèges ou les financiers regardent le monde au travers de modèles quantitatifs bien propres et désincarnés, et dont les plans sont souvent remis en question par des événements qu’ils n’ont pas vu venir.

Au contraire, Georges Clemenceau, président du Conseil à la fin de 1917, était lui aussi en permanence sur le terrain pour sentir la réalité de la guerre et de la vie des soldats. En stratégie, aucune donnée ni aucun rapport ne remplacent un lien avec la réalité du terrain, et cette réalité ne peut que se vivre, pas se raconter.

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