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Mort de Navalny, colère agricole, guerre en Ukraine : ce qu’on retiendra de février 2024

Ukraine : inquiétude sur le front et à l’arrière

Le mois de février aura vu s’accumuler les mauvaises nouvelles pour l’Ukraine. Son armée est confrontée à une pénurie grave de munitions qui amène désormais en maints endroits de ce front de 1000 km le « rapport de feu » (nombre d’obus tirés par l’ennemi vs nombre d’obus qu’on tire soi-même) à près de dix contre un. Ce qui a contribué, après deux mois d’intenses combats et de pertes élevées, jusqu’à 240 chars russes, selon Kyiv, à la chute d’Adviivka, vendredi dernier. La conquête de cette ville que les Ukrainiens avaient repris aux forces soutenues par Moscou il y a dix ans constitue un gain politique pour le Kremlin à un mois d’une présidentielle au demeurant jouée d’avance ; aucun candidat vraiment d’opposition n’a été validé et tous les trouble-fêtes peuvent avoir en tête le sort d’Alexeï Navalny, décédé dans des circonstances qui restent à élucider dans un pénitencier de l’Arctique russe, le genre d’endroit où le régime enferme ceux qu’il ne souhaite pas voir vivre trop longtemps. La reprise d’Adviivka constitue aussi un gain tactique pour le Kremlin, puisqu’il rapproche le front de nœuds logistiques de l’armée ukrainienne.

Si Moscou, qui a perdu beaucoup d’hommes (vraisemblablement 300 000 à 500 000 hors de combats depuis le début de la guerre il y a deux ans), ne semble pas en position de percer la ligne de défense ukrainienne, il pourrait faire perdre du terrain à Kyiv en d’autres endroits, même si les opérations offensives sont désormais très compliquées, puisque le champ de bataille est devenu très transparent à cause de l’utilisation de simples drones d’observations capables de repérer le moindre char d’assaut ou groupe de fantassins. Seul lot de consolation pour l’Ukraine : elle a gagné, loin des projecteurs médiatiques, la « bataille de la mer Noire » en repoussant ces derniers mois les navires russes loin des corridors indispensables à l’exportation de ses céréales, et en coulant plusieurs navires, dont encore un il y a dix jours.

Autre revers pour Kyiv, l’aide cruciale de 60 milliards de dollars sur laquelle la Maison Blanche et les Républicains travaillent depuis des mois, est encalminée au Congrès. Certes, 22 sénateurs républicains sur 48, animés traditionnellement par une solide culture géopolitique héritée de la Guerre froide, et peu sensibles aux intimidations de Donald Trump, ont voté récemment pour ce paquet. Mais la majorité républicaine à la Chambre des représentants bloque toujours le texte sur instruction de Trump. Ce dernier ne veut en aucun cas faire cadeau d’un victoire politique à Joe Biden, à moins de neuf mois de la présidentielle qui verra certainement s’affronter les deux hommes. La Maison Blanche avait, erreur tactique, cru pouvoir obtenir un feu vert sur l’aide à l’Ukraine en la liant à celle à Israël et Taïwan, deux chevaux de bataille des Républicains, en sus de mesures sur l’immigration illégale en provenance du Mexique, sujet prioritaire des électeurs. Mais c’était prendre le risque de voir l’aide à Kyiv devenir otage d’autres sujets, ce qui n’a pas manqué d’arriver. L’administration Biden a, enfin, compris le danger et accepté il y a dix jours de dissocier un peu ces sujets ; mais trop tard, les trumpistes ont compris qu’ils tenaient là de quoi faire mordre la poussière à Biden, au risque de faire un cadeau au Kremlin, sous réserve que le deep state sécuritaire républicain ne se réveille pas.

Vague lueur d’espoir pour Kyiv toutefois, Donald Trump a laissé entendre récemment qu’il n’objecterait pas à une aide militaire à l’Ukraine si elle se faisait uniquement sous forme de prêts (ce qui est déjà le cas, en fait, pour un quart à un tiers de l’aide militaire occidentale). L’Europe va aussi s’efforcer de passer à la vitesse supérieure, malgré ses goulets d’étranglement dans la production, notamment d’obus, comme l’illustre la décision spectaculaire du Danemark, samedi, d’offrir l’intégralité de son artillerie à l’Ukraine, convaincue qu’en fait Kyiv défend le continent face aux ambitions du Kremlin.

Devant ces revers, comme régulièrement depuis le début de la guerre déclenchée il y a deux ans, samedi prochain, de beaux esprits évoquent une « fatigue » dans l’opinion publique occidentale, où pourtant les sondages indiquent toujours un soutien à l’Ukraine oscillant entre 60 et 75 % suivant les pays, ainsi que la nécessité d’une négociation. Certes, mais avec qui et sur quoi ?

En effet, un accord signé avec Poutine vaut-il plus que le papier sur lequel il est écrit ? Il a déchiré la quasi-totalité des traités signés par son pays depuis 1999. Et a assumé, c’est passé inaperçu, lors de son récent entretien avec le journaliste américain Tucker Carlson, qu’il n’avait « pas encore atteint ses buts de guerre en Ukraine ». En clair, l’annexion de quatre régions ukrainiennes ne lui suffit pas. Voilà pour les naïfs, voire pas si naïfs, qui prétendent que le Kremlin serait prêt à signer la paix en échange de quelques gains territoriaux. Ce que veut Poutine est clairement vassaliser l’ensemble de l’Ukraine et ridiculiser l’OTAN.

Dernier sujet préoccupant pour Kyiv, le président Volodymyr Zelensky, a limogé récemment son chef d’état-major, Valery Zaloujny, très populaire dans l’opinion, mais aussi et surtout parmi les soldats, pour le remplacer par Oleksandr Syrsky, unanimement détesté des hommes sur le front. Inquiétant, même si les dissensions sont au demeurant normales par temps de guerre. On oublie par exemple que, malgré l’union sacrée, le cabinet de guerre français a sauté trois fois suite à des désaccords sur la conduite des opérations et les buts de guerre en 14-18… Le défi pour l’Ukraine sera de changer de doctrine de combat, suite à l’échec de sa contre-offensive de juin-août, pour intégrer les nouvelles technologies : drones tueurs, brouillage des fréquences ennemies, ébauche d’utilisation d’intelligence artificielle (des pays occidentaux travaillent à fournir des essaims de drones bon marché opérant de manière synchronisée par utilisation de programmes d’AI simples).

 

Gaza : l’impasse

À court terme aucune issue, ni même une pause dans le conflit entre Israël et le Hamas ne semble être envisageable. Les négociations, qui avaient repris le 6 février au Caire sous médiation qatari, égyptienne et américaine en vue d’une pause de six semaines (à ne pas confondre avec un cessez-le-feu, qui suppose un arrêt indéfini des combats) en échange de la libération de tout ou partie des 100 otages que le Hamas détient encore, ont été interrompues il y a quelques jours. Le Hamas exige aussi la libération de centaines de ses militants détenus en Israël, dont des meurtriers, ce qui est une ligne rouge pour Jérusalem dont la majorité de l’opinion, selon les sondages, juge prioritaire d’éliminer le Hamas plutôt que de libérer les otages.

Le Premier ministre israélien se dit d’ailleurs plus que jamais déterminé à liquider intégralement le Hamas, avec notamment une offensive prochaine sur la ville de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza où se seraient réfugiés les chefs militaires de l’organisation terroriste. Or, des dissensions commencent à se faire discrètement jour au sein de la hiérarchie militaire, et même parmi des ministres sur la possibilité d’éliminer entièrement le Hamas. Trois mois après le début de l’invasion de la bande de Gaza, selon les renseignements américains, Israël n’aurait mis hors de combat qu’un cinquième des quelques 40 000 combattants du Hamas. Certes, Tsahal a évité le piège de type Stalingrad que beaucoup lui promettait, avec des pertes relativement limitées pour trois mois d’opérations en milieu urbain, environ 200 soldats, et a détruit des dizaines de kilomètres de tunnels du Hamas.

Mais les victimes collatérales (le chiffre de 27 000 victimes, en grande majorité femmes et enfants, avancé par le Hamas semble plausible, pour une fois, par recoupement avec diverses données indépendantes) posent de plus en plus problème aux partenaires internationaux d’Israël, surtout les États-Unis, seul allié que Jérusalem écoute traditionnellement. Joe Biden s’est engagé fortement auprès d’Israël après les attentats du 7 octobre, avec déploiement de navires de guerre pour dissuader Téhéran ou le Hezbollah au Liban, approvisionnement en munitions, renseignements satellites. Ce dont l’aile gauche des Démocrates lui en fait grief… au risque de faire élire Donald Trump, soutien absolument inconditionnel de Jérusalem.

Reste le risque d’embrasement régional, évoqué à l’envi depuis quasiment le début de la guerre, le 7 octobre. Heureusement sans concrétisation, pour l’instant. En mode chien qui aboie ne mord pas, le Hezbollah, milice chiite libanaise soutenue par Téhéran, avait promis des représailles terribles « en temps et en heure » à différents raids israéliens, notamment l’élimination du numéro deux de la branche politique du Hamas à Beyrouth. De même, les ripostes des États-Unis et du Royaume-Uni contre les Houthis, missile yéménite soutenue aussi par Téhéran, qui menace de frapper les cargos transitant par le golfe d’Aden. Les frappes américaines sur le sol yéménite lui-même ont suscité des menaces de l’Iran. Sans rien pour l’instant.

 

Présidentielle américaine : Biden en pleine confusion et Trump dans ses trumperies 

Ce ne sera plus tenable longtemps. Si la Maison Blanche a joué les tauliers de l’Occident par une aide décisive (même si on peut aussi lui reprocher d’être « trop tard trop peu ») en Ukraine et un soutien vigilant d’Israël face au Hamas, force est de constater qu’une défaite de Joe Biden le 5 novembre face à Trump parait désormais probable.

Malgré le dynamisme économique, le président américain est terriblement impopulaire en raison de l’inflation. Les sondages le créditent de cinq points de retard sur son rival qui a le vent en poupe, puisqu’il devrait pousser à l’abandon sa dernière rivale, Nikki Haley après la primaire du 24 février en Caroline du Sud. Une victoire à peine six semaines après le début de la campagne des primaires serait sans précédent historique, et explique que si peu de ténors républicains osent tenir le moindre propos susceptible de déplaire aux trumpistes. Les sondages donnent aussi Trump gagnant dans les 5-7 swing states, ceux susceptibles de basculer dans un camp ou un autre, et qui feront l’élection : Arizona, Géorgie, Michigan, Pennsylvanie, Wisconsin, voire Caroline du Nord et Nevada.

Surtout, est apparu un fait nouveau et qui pourrait bientôt devenir intenable. Joe Biden multiplie les confusions qui ne sont plus seulement embarrassantes, à l’image des gaffes et trous de mémoire qu’il multiplie depuis longtemps. Cela touche désormais à sa capacité de gouverner. Comment croire que cet octogénaire pourrait prendre les bonnes décisions en cas de crise, en quelques minutes dans la war room par exemple, s’il prétend, comme il l’a fait dernièrement, avoir rencontré Mitterrand, décédé en 1995, en lieu et place d’Emmanuel Macron, ou le chancelier Kohl à la place d’Angela Merkel, et déclaré que le président égyptien Al Sissi était en fait celui du Mexique (Donald Trump a fait diffuser une carte du Proche-Orient où était calqué la carte du Mexique avec mention « source : Joe Biden »).

Enfin, une campagne américaine est une épreuve physique redoutable. Joe Biden a tenu le choc lors de la dernière uniquement parce qu’elle n’a pas eu lieu pour cause de covid. Problème, les Démocrates, divisés, indécis, et en panne d’idées et, il faut bien le dire, de lucidité, n’ont pas de plan B. Aucune personnalité connue, dotée d’un minimum de charisme et susceptible de faire consensus parmi les Démocrates n’a émergé en quatre ans, ce qui est une faute. La vice-présidente, Kamala Harris, n’a pas pris la lumière, elle est réputée ne pas avoir la carrure, comme l’illustre son parcours peu convaincant. Surtout, juridiquement, il semble très difficile d’annuler les primaires démocrates, pour lesquelles un certain nombre de délégués pro Biden ont été désignés. Seule issue, un avis médical sollicité par les ministres du président, terrible responsabilité et trahison, pour déclarer qu’il n’est plus en capacité d’exercer ses fonctions, selon la Constitution. Jamais un candidat bénéficiant du désistement au dernier moment du président en exercice n’a gagné la présidentielle…

L’affaire est d’autant plus cruciale que, bien évidemment, l’élection du président du pays le plus puissant du monde, militairement et économiquement, ne concerne pas que les Américains et que Donald Trump a raconté publiquement, il y a dix jours, avoir déclaré à un chef de gouvernement européen (allemand ?) qu’il ne viendrait pas à son secours si la Russie l’attaquait. On peut essayer de se rassurer à bon compte en se persuadant qu’il s’agissait d’un procédé rhétorique, ou d’une technique de négociation un peu rude pour obtenir, légitimement, que les Européens prennent plus au sérieux leur sécurité. Mais force est de constater, et ce discours de Trump représente de ce point de vue un évènement géopolitiquement majeur, malheureusement, tranchant avec une jurisprudence constante à Washington depuis 1949. La sécurité collective de l’Alliance atlantique repose en effet sur le fait que si un quelconque de ses 31 membres est attaqué, chacun des autres volera à son secours de manière inconditionnelle, sans émettre des si et des mais. Tout l’inverse de ce qu’a déclaré Trump qui assume que dans ce cas là il pourrait dire « désolé, je ne suis pas très motivé, regardons d’abord si vous avez réglé vos factures ». De la musique aux oreilles du Kremlin, de nature à le convaincre qu’une aventure en Pologne, ou en pays Balte serait opportune pour discréditer définitivement son ennemi juré, l’Alliance atlantique…

 

Menaces sur l’économie chinoise

Les nuages s’accumulent sur la Chine, deuxième économie mondiale et qui a réalisé depuis 1979 une performance sans équivalent historique, une croissance de 6 à 10 % par an pour un pays à l’époque d’environ un milliard d’habitants.

Sa croissance ralentit et n’aurait même pas dépassé 0,8 % au dernier trimestre. En cause : le vieillissement de la population, conséquence de la politique de l’enfant unique en vigueur jusqu’à récemment en sus de la chute de désir d’enfant, comme en Occident ; le chômage des jeunes au plus haut depuis des temps immémoriaux ; la moindre dynamique des exportations liées à la conjoncture mondiale ainsi qu’à une certaine défiance post covid envers Pékin ; sans doute les imites rencontrées par un système totalitaire à l’ère de l’innovation technologique ; et les menaces sur le système bancaire en raison de l’accumulation de créances douteuses sur le secteur immobilier après des années de spéculation, illustrées par ces images vertigineuses de tours fantômes construites pour être condamnées à la destruction.

La mise en liquidation, le 29 janvier dernier par un tribunal de Hong Kong, du groupe Evergrande, principal promoteur immobilier du pays, après deux années d’agonie est venue rappeler le danger, même s’il n’a pas, pour l’heure, provoqué d’effets dominos comme aux États-Unis la faillite de Lehman Brothers en 2008. Le secteur immobilier pèse pour un tiers du PIB chinois, contre un dixième en France. Les prix des logements ont chuté en deux ans de 30 %, du jamais vu. Les bourses chinoises sont par ailleurs atones et le président Xi Jinping a dû convoquer récemment les régulateurs des marchés financiers pour leur demander de doper un peu la conjoncture, notamment par un allègement des règles de réserves obligatoires des banques. Sans résultat spectaculaire. Un défi politique pour les autorités, puisque les Chinois sont habitués depuis trente ans à des perspectives de progression de leur revenu…

 

Union européenne : les agriculteurs se rebiffent

C’est un événement important dans l’histoire de l’Union européenne qui s’est déroulé ces dernières semaines, à coups de cortèges de tracteurs klaxonnant dans les principales villes d’Europe.

Les agriculteurs, pourtant en majorité très pro-européens, notamment parce qu’ils bénéficient, pour la majorité d’entre eux, du système d’administration des marchés avec prix garantis peu ou prou dans les céréales, certaines viandes, produits laitiers, ont manifesté massivement. À rebours de l’adage « on ne mord pas la main qui vous nourrit », et peut-être parce que ladite main ne nourrit plus tant que ça ceux qui nous nourrissent, comme le résumait un cortège espagnol ; « laissez-nous bosser, carajo ! ». Pas un hasard si le mouvement est parti, il y a presque un an, des Pays-Bas où un plan d’écologie punitive avait prévu, au nom de la désormais omniprésente lutte en Occident contre le réchauffement climatique (une vertu qui permet de massacrer agriculture et industrie sous le regard goguenard ou stupéfait du reste du monde, et qui ne les incite en tout cas pas à nous emboiter le pas), la disparition de la moitié du cheptel.

Les Allemands ont pris le relais début janvier, suivis par leurs confrères français, puis italiens, belges, espagnols, polonais, roumains. Ce mouvement spectaculaire, avec des blocages inédits de centres- villes en Allemagne, et la panoplie habituelle en France de lisier déversé, mais des blocages d’autoroutes sur 400 km (sans précédent) ont pu avoir des motifs divers, prix de vente trop bas (donc, appel, comme d’habitude, à subventions), la concurrence ukrainienne, avaient pour revendication centrale la réduction drastique de la réglementation d’origine, le plus souvent écologique (les associations écologistes ont beau prétendre être les alliées des agriculteurs, ce discours ne convainc pas ces derniers qui savent sous la pression de qui on les bride depuis des années), ou sanitaire au nom d’un principe de précaution devenu absolu. En clair, les agriculteurs ne supportent plus les exigences des plans écolos européens Green Deal et Farm to Fork, même si leurs représentants n’osent pas trop le dire.

Si le gouvernement Attal a su apaiser les grands syndicats agricoles par des chèques et promesses, notamment d’une pause (mais pas annulation) du plan de réduction impératif de 50 % des traitements phytosanitaires d’ici 2030, avec chute des rendements, donc à la clé des revenus, martingale française inépuisable, et si Bruxelles a accordé une dérogation pour les jachères, les agriculteurs se rendent compte que cela ne résout pas du tout le problème « bureaucratie/punitions ». La FNSEA, qui ne se résout pas à s’attaquer aux programmes européens Green Deal et Farm to Fork, menace de reprendre les manifestations à la veille du Salon de l’agriculture, dans quelques jours.

Que le soufflé de cette contestation inédite par le nombre de pays concernés, quoique sans synchronisation, retombe ou pas, il aura déjà eu un mérite : le grand public a découvert le poids dément des règlementations en milieu rural, qui punissent tout et son contraire, la nécessité d’obtenir x autorisations pour tailler une haie, curer un fossé, le calendrier des semis, traitements… comme l’illustre ce slogan d’agriculteurs espagnols « mais laissez-nous bosser, carajo ! ».

 

En France, l’horizon indépassable des règlements partout, tout le temps

Une bataille clé dans la guerre culturelle entre la réglementation tous azimuts, qui ne se confine pas à l’agriculture, comme prétend d’ailleurs l’admettre depuis peu le gouvernement et qu’illustre cette savoureuse révélation, parmi mille autres : un employé de mairie ne peut pas changer une ampoule sans suivre trois jours de formation. Eh oui, nos vies sont régies par une dizaine de codes de 4000 pages, qui s’enrichissent de plusieurs pages chaque jour.

De quoi rappeler le fameux texte de Tocqueville sur « le réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes » édictée par un pouvoir « immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer la jouissance des citoyens et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux ».

Tout cela a poussé le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire (qui a dû se résoudre, dimanche soir, à annoncer une révision à la baisse, de 1,4 à 1 % de la prévision de la croissance française en 2024, évoquant la guerre en Ukraine, le Moyen-Orient, le ralentissement économique très marqué en Chine et la récession technique de 0,3 % du principal partenaire commercial de la France, l’Allemagne), à dénoncer « un suicide européen » par les entraves règlementaires, et à promettre il y a quelques semaines, à plusieurs reprises, un vaste effort de simplification… avant d’annoncer aussitôt des contrôles sévères sur la grande distribution, bouc émissaire, pour vérifier qu’elle pratique des marges raisonnables sur les produits alimentaires.

De même, le gouvernement a découvert récemment, sans promptitude excessive, que les normes DPE constituaient une véritable bombe sociale puisqu’elle imposait des dépenses insupportables aux ménages modestes voulant louer un bien pour le mettre en conformité (en attendant d’interdire aussi leur vente, voire, tant qu’on y est dans le fanatisme vert, leur occupation par les propriétaires). Ce qui contribue au blocage spectaculaire du marché de la location depuis deux ans.

Miracle, une étude technique vient démontrer que les DPE ne sont pas fiables pour les logements de moins de 40 m2 ouvrant droit à dérogation. Un peu tartuffe, mais c’est déjà ça… Il faudra surveiller la suite, du fait de la nomination d’un nouveau ministre du Logement, Guillaume Kasbarian, qui assume vouloir provoquer un « choc de l’offre », en clair stimuler la construction de logements et leur mise à disposition sur le marché locatif. Un discours bienvenu, pour ne pas dire déconcertant, tant il est à rebours de ce à quoi nous habituent les ministres d’Emmanuel Macron.

Selon ses déclarations à l’issue, jeudi, d’une rencontre avec des représentants du secteur, il s’agit de rénover un processus de rénovation énergétique « comportant trop de lourdeurs administratives ». Sur la table, notamment la limitation des obligations de recourir à un accompagnateur agréé aux subventions de rénovation les plus élevées. Il s’agit aussi de permettre aux propriétaires de logements à étiquette énergétique G, a priori aux revenus les plus modestes, qui ne pourront plus être mis en location à partir du 1er janvier 2025, de les aider à commencer à améliorer la performance de leur bien.

 

France-sur-mer : le sujet empoisonné de l’immigration fait son grand retour

Le sujet de l’immigration, en mode sparadrap du capitaine Haddock, hante plus que jamais la politique française, avec un exécutif au sommet du « Enmêmptentisme », chèvre-chou, qui cherche à séduire des électeurs de droite (comme si ceux de gauche classique ne pouvaient pas objecter aux changements fondamentaux à l’œuvre dans notre pays depuis quatre ou cinq décennies, illustrés par une comparaison, au hasard, entre deux photos de classe 2024-1974 ?) sans perdre ceux de gauche. Dilemme d’autant plus sensible que le parti Renaissance est crédité de 18,5 % des suffrages aux européennes de juin, très loin des 29 % attribués, selon un sondage, au Rassemblement national.

L’Élysée a remporté une première manche tactique en demandant aux députés Renaissance de voter pour la loi immigration avec Les Républicains et le Rassemblement nationale… pour aussitôt en déférer les amendements Les Républicains au Conseil constitutionnel. Voter pour un texte qu’on espère anticonstitutionnel, c’est nouveau… Lequel Conseil constitutionnel a eu l’obligeance d’invalider 32 des amendements « droitiers » pour vice de procédure, qui ne se rattachaient pas à un élément précis, un article, du texte proposé. Il avait pourtant validé un amendement sur Mayotte en 2018 dans une loi qui ne traitait pourtant ni de Mayotte ni d’immigration…

Deuxième manche, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, s’est rendu récemment à Mayotte, plus grande maternité d’Europe (25 naissances par jour, cinq fois plus que la seule Corrèze) pour annoncer ce que les élus de tous bords y attendent depuis longtemps : la fin du droit du sol. Au prix, puisqu’une loi ne peut pas être en vigueur dans un département, et pas sur l’ensemble du territoire national selon la Constitution, d’une révision de cette dernière. Ouvrant ainsi une boîte de Pandore, car ce principe d’une territorialisation d’une loi pourrait s’appliquer plus tard sur bien d’autres sujets. Il semble bien qu’il n’ait pas échappé à l’exécutif que la question devenue incandescente, voire civilisationnelle de l’immigration risque de rapporter gros aux élections européennes de juin prochain.

Une réforme du droit du sol sur l’ensemble du territoire n’aurait au demeurant rien de choquant et ne ferait pas basculer la France, contrairement à ce que prétendent les beaux esprits immigrationnistes, dans « les heures les plus sombres de notre histoire », pour la bonne raison que le droit du sang prioritaire est pratiqué par de nombreux pays pas franchement gouvernés à l’extrême droite.

Au demeurant, et cela illustre au passage combien le dossier de l’immigration à Mayotte est instrumentalisé, le droit du sol dit sec, c’est-à-dire l’obtention automatique de la nationalité du pays où l’on naît quelle que soit celle de ses parents et leur propre lieu de résidence et/ou de naissance, n’existe presque plus nulle part au monde. Et notamment pas en Europe, où les pays les plus souples là-dessus, la France, l’Espagne et la Belgique, pratiquent plutôt le « double droit du sol » : on obtient automatiquement, ou sur demande la nationalité française à l’adolescence si un des deux parents étrangers, même en situation irrégulière, est lui-même né en France, même en situation irrégulière, sous réserve qu’il ait séjourné en France un nombre suffisant d’années.

Le problème étant que les habitants des Comores, manipulés en outre par un régime dictatorial voyant dans cette émigration un moyen commode de déstabiliser une « puissance coloniale » à qui ils réclament la restitution de Mayotte, ignorent ces subtilités juridiques et que, motivées par la chimère d’une nationalité française automatique, avec ses droits et avantages pour l’enfant qu’elles portent, des Comoriennes enceintes se ruent à Mayotte pour y accoucher. Face à la désinformation aux Comores (en sus des autres facteurs d’immigration clandestine massive d’hommes jeunes cherchant une terre promise où les salaires sont huit fois supérieurs à ceux en vigueur chez eux à quelques heures de navigation) des ajustements constitutionnels sur le droit du sol, à la majorité, difficile, des trois cinquièmes au Congrès, risquent de ne pas changer grand-chose.

« Le risque d’un conflit direct entre la Russie et l’OTAN est à prendre au sérieux » grand entretien avec Aurélien Duchêne

Aurélien Duchêne est consultant géopolitique et défense et chroniqueur pour la chaîne LCI, et chargé d’études pour Euro Créative. Auteur de Russie : la prochaine surprise stratégique ? (2021, rééd. Librinova, 2022), il a précocement développé l’hypothèse d’une prochaine invasion de l’Ukraine par la Russie, à une période où ce risque n’était pas encore pris au sérieux dans le débat public. Grand entretien pour Contrepoints par Loup Viallet, rédacteur en chef.

 

Que représentent les pays baltes pour la Russie de Poutine ?

Aurélien Duchêne Les pays baltes représentent aux yeux du régime russe, comme d’une large partie de la population, d’anciens territoires de l’Empire russe, qui avaient également été annexés par l’URSS des années 1940 jusqu’en 1990. Beaucoup de Russes, notamment dans les élites dirigeantes, n’ont jamais vraiment digéré l’indépendance de l’Estonie, de la Lettonie et de la Lituanie, avec de plus une circonstance aggravante : les pays baltes ont été les premiers à faire sécession de l’URSS, au printemps 1990, et leur soulèvement civique a fortement concouru à l’effondrement de cette dernière.

Les trois nations baltes totalisent une superficie 100 fois plus réduite que celle de la Russie (175 km2) et une population presque 25 fois moindre (6 millions d’habitants) : le fait que de si petits pays aient pu se libérer de l’emprise de Moscou avec le monde entier pour témoin a été une véritable humiliation pour le Kremlin, après des décennies d’humiliations répétées des peuples baltes sous le joug soviétique dans la lignée de la précédente occupation par l’Empire russe. 

La transition rapide des nations baltes vers la démocratie libérale et leur intégration européenne et atlantique restent également un camouflet pour le régime russe. Au-delà du basculement vers le monde occidental de pays censés appartenir à la sphère d’influence russe (si ce n’est à la Russie tout court), c’est l’accession d’anciennes républiques soviétiques au rang de démocraties matures, avec une société libre, qui est aussi intolérable aux yeux de Poutine et de ses lieutenants que ne l’est la démocratisation avancée de l’Ukraine.

Et de même que la Russie de Poutine nie l’existence d’une nation ukrainienne indépendante, elle respecte peu l’identité des peuples baltes qui ont tour à tour été considérés comme des minorités ethniques parmi d’autres dans l’immense Empire russe, puis comme des populations à intégrer de force sous l’URSS. 

Outre l’imposition du communisme qui tolérait par définition mal des identités nationales affirmées, le régime soviétique s’est livré à des politiques de recomposition ethnique qui allaient bien au-delà de la seule politique de terreur stalinienne. À travers des programmes criminels comme l’opération Priboï en 1949, le Kremlin a ainsi orchestré la déportation de 500 000 Baltes entre 1945 et 1955 ! Alors qu’elle déportait des familles entières vers la Sibérie, l’URSS organisait l’installation de Russes ethniques dans ce qui s’est vite apparenté à une véritable colonisation de peuplement.

L’héritage de ce demi-siècle d’annexion à l’URSS, c’est la présence aux pays baltes de fortes minorités de Russes ethniques et de russophones. Ces Russes vivant hors de Russie représentent environ 25 % de la population en Lettonie et en Estonie, et environ 5 % en Lituanie. Les russophones représentent ainsi environ 80 % de la population du comté estonien d’Ida-Viru (où se situe la très symbolique ville de Narva, à la frontière avec la Russie), ou encore plus de 55 % de la région capitale de Riga en Lettonie.

Vu de Russie, ces populations russes et russophones hors de Russie font partie du « monde russe », lequel doit absolument rester dans le giron de Moscou. Les pays baltes n’ont pas la même dimension aux yeux des Russes que la Crimée, voire pas la même dimension que d’autres régions ukrainiennes considérées comme russes du fait d’une prétendue légitimité historique voire démographique. Les 25 à 30 millions de Russes ethniques vivant dans d’anciennes républiques soviétiques qui, du nord du Kazakhstan à la Lettonie, forment la seconde diaspora du monde après celle des Chinois, sont eux, d’une extrême importance aux yeux de Moscou.

L’on se souvient que c’était le devoir pour la Russie de protéger les Russes hors de ses frontières qui avait été invoqué dans les divers conflits contre l’Ukraine depuis 2014. Cette garantie de protection par la Russie de ses citoyens vivant hors de ses frontières (incluant tous les Russes de l’étranger à qui Moscou délivre passeports et titres d’identité) est même dans la Constitution fédérale. Les dirigeants russes n’ont pas besoin de croire eux-mêmes en un quelconque danger envers des Russes à l’étranger pour « voler à leur secours », que ce soit face à un « génocide » des russophones du Donbass inventé de toutes pièces, ou face à un régime nazi imaginaire qui gouvernerait l’Ukraine. Mais tout porte à croire que le Kremlin se préoccupe sincèrement du risque de voir des millions de Russes de l’étranger s’éloigner de la Russie pour s’intégrer, voire s’assimiler aux pays où ils vivent, menaçant ainsi le « monde russe », voire l’avenir du régime russe.

Dans un article publié un an avant l’invasion de 2022, j’avais défendu l’idée que la Russie pourrait envahir dans un futur proche les régions ukrainiennes censées appartenir à ce « monde russe », avant de développer encore ce scénario dans mon livre Russie : la prochaine surprise stratégique ?. J’y détaillais également le risque que la Russie puisse tenter une agression contre des localités baltes à majorité russe ou russophone telles que la ville de Narva, fût-ce sous la forme d’opérations de faible envergure sous le seuil du conflit ouvert.

Le but pourrait être d’obtenir une victoire historique contre l’OTAN et les puissances occidentales, en leur imposant un fait accompli auquel elles n’oseraient supposément pas réagir par les armes, de peur de s’engager dans une guerre contre la Russie avec le risque d’une escalade nucléaire à la clé. Un calcul qui aurait de fortes chances de se révéler perdant et de déboucher sur le scénario du pire, celui d’un conflit direct entre la Russie et l’Alliance atlantique. Je crois plus que jamais à ce risque, des scénarios comparables étant désormais d’ailleurs davantage pris au sérieux dans le débat stratégique. Pour la Russie, les pays baltes ne représentent donc pas une terre irrédente du même type que la Crimée, ni une « question de vie ou de mort » comme le serait l’Ukraine entière dixit Vladimir Poutine, mais un enjeu qui pourrait bien la conduire à prendre des risques extrêmes contre l’OTAN.

 

Que symbolise l’Alliance atlantique pour les pays de l’Est ?

Elle symbolise à la fois leur ancrage dans le camp des démocraties occidentales et leur garantie d’y rester. Sous la domination russe, puis soviétique, les pays d’Europe centrale et orientale se vivaient comme un « Occident kidnappé », pour reprendre les mots de Milan Kundera. Ces pays, qui étaient membres contraints du Pacte de Varsovie, voire de l’URSS dans le cas des pays baltes, se sont vite tournés vers l’Alliance atlantique après l’effondrement de l’Empire soviétique. À l’époque davantage dans le but de parachever leur retour vers l’Occident et leur marche vers la démocratie que dans l’optique de se prémunir d’une menace russe encore lointaine. La Pologne, la Tchéquie et la Hongrie ont rejoint l’OTAN (en 1999) avant de rejoindre l’Union européenne (en 2004) ; les pays baltes, la Slovaquie, la Slovénie, la Roumanie et la Bulgarie ont rejoint l’OTAN la même année que l’UE (en 2004).

Là où le débat public français distingue largement l’intégration européenne de l’alliance transatlantique, les pays d’Europe centrale et orientale parlent davantage d’une intégration euro-atlantique, bien qu’ils différencient évidemment la construction européenne dans tous ses domaines de cette alliance militaire qu’est l’OTAN. Nous avons tendance en France à résumer la vision de ces pays de la manière suivante : l’Union européenne serait pour eux un bloc économique (un « grand marché ») et politique qui ne devrait guère tendre vers d’autres missions, quand la défense collective serait du ressort de la seule OTAN. Leur vision est en réalité bien plus complexe, ne serait-ce que du fait d’un sincère attachement à la dimension politique et culturelle du projet européen, jusque chez les puissants courants eurosceptiques qui pèsent dans ces pays.

Il n’en demeure pas moins que l’OTAN est pour eux le pilier de leurs politiques de défense. Nos voisins d’Europe centrale et orientale ne voient pas d’alternative crédible à la garantie de sécurité américaine et à la sécurité collective que procure l’Alliance, dans la mesure où l’Europe n’est aujourd’hui pas en capacité de faire face seule à la menace russe. Outre leur puissance, les États-Unis passent pour un protecteur incontournable du fait de leur position historiquement ferme face à l’URSS puis la Russie, là où la France et l’Allemagne, qui ont davantage cherché à ménager la Russie malgré sa dérive toujours plus menaçante, sont souvent perçues comme étant moins fiables. L’attitude de Paris et Berlin au début de l’invasion de l’Ukraine a d’ailleurs renforcé ce sentiment, quoique les choses se soient améliorées depuis que les deux pays ont considérablement renforcé leur soutien à l’Ukraine et durci le ton face à Moscou.

Les pays d’Europe centrale et orientale sont extrêmement attachés à la solidité de l’OTAN et se méfient des projets, portés en premier lieu par la France, de défense européenne distincte de l’OTAN ou d’autonomie stratégique européenne, pour au moins trois raisons. Ils n’en voient pas vraiment l’utilité là où l’OTAN, avec le fameux article 5, et la protection américaine suffisent face aux menaces majeures ; ils craignent qu’une défense européenne concurrente de l’OTAN ne distende les liens avec les États-Unis et conduise ceux-ci à favoriser davantage encore leur pivot vers l’Asie ; ils soupçonnent la quête d’émancipation vis-à-vis de Washington d’être synonyme d’un futur rapprochement avec la Russie, qui se ferait au détriment de l’Europe orientale. Là aussi, les premiers mois de l’invasion de l’Ukraine avaient renforcé ces soupçons, du fait d’un soutien à Kiev bien plus ferme de la part des États-Unis, mais aussi du Royaume-Uni.

Mais la situation s’est également améliorée sur ce point, entre rapprochement de la France et de l’Allemagne avec la position des pays d’Europe centrale et orientale, doutes croissants sur la fiabilité américaine et évolution du débat stratégique en Europe. Nos voisins restent plus attachés que jamais à l’OTAN qui paraît aujourd’hui d’autant plus indispensable à leur sécurité, mais s’ouvrent davantage à une défense européenne complémentaire de l’Alliance atlantique, entre renforcement du pilier européen de l’OTAN, développement des coopérations entre Européens et mise en œuvre de nouvelles politiques de défense de l’UE avec des moyens supplémentaires.

 

Comment l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie se préparent-ils à une éventuelle invasion russe ?

Les trois pays agissent à trois niveaux. D’abord par leur soutien matériel à l’Ukraine, qui est l’un des plus élevés de toute l’Alliance atlantique en proportion de leur puissance économique et militaire, et leur travail diplomatique pour renforcer la mobilisation européenne et transatlantique en la matière. En soutenant au mieux la défense ukrainienne face à l’agression russe, les Baltes entretiennent aussi leur propre défense : infliger un maximum de pertes aux Russes, qui mettront parfois des années à reconstituer les capacités perdues, permet à la fois d’éloigner l’horizon à partir duquel la Russie pourrait attaquer les pays baltes, et de mieux dissuader une telle éventualité en montrant à l’agresseur qu’il paierait un lourd tribut.

Ensuite, par un effort de prévention du pire. Si les États baltes se montrent de plus en plus alarmistes quant au risque d’être « les prochains », c’est aussi pour conserver l’attention et la solidarité de leurs alliés, et espérer d’eux qu’ils renforcent encore leur présence dans les pays baltes. En montrant qu’ils prennent au sérieux le risque d’une attaque russe et qu’ils s’y préparent, les Baltes ont aussi un objectif de dissuasion à l’endroit de Moscou.

Enfin, par des préparatifs directs pour résister à une invasion. Cela fait depuis 2014 que l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie améliorent leurs dispositifs de défense opérationnelle du territoire, et l’on note une accélération sensible ces derniers mois. L’on apprenait ainsi mi-février que les trois pays prévoient de renforcer encore les fortifications à leurs frontières, avec la construction de plus de 1000 bunkers (600 pour la seule Estonie) et de barrages anti-chars tels que des dents de dragon qui ont montré leur utilité en Ukraine. Le ministre des Affaires étrangères estonien Margus Tsahkna estimait il y a quelques jours que l’OTAN n’avait que trois à quatre ans pour se préparer à un « test » russe contre l’OTAN, rejoignant notamment l’estimation de certains responsables polonais. S’ils ne s’attendent pas à une attaque imminente, les trois pays baltes partagent la même conviction qu’ils n’ont que quelques années pour se préparer à un conflit majeur.

Ce qui se traduit par un effort budgétaire considérable. L’Estonie a ainsi porté son effort de défense à 2,8 % du PIB en 2023 et prévoit d’atteindre 3,2 % en 2024, bien au-delà de l’objectif de 2 % auquel se sont engagés les membres de l’OTAN en 2014. La Lettonie a quant à elle dépassé les 2,2 % l’an dernier avec un objectif de 2,5 % en 2025. La Lituanie, enfin, a augmenté de moitié ses dépenses militaires en 2022 (elle les a même doublées depuis 2020), et consacrera à sa défense l’équivalent de 2,75 % du PIB en 2024. Avec la Pologne, la Grèce et les États-Unis, les pays baltes sont désormais les États membres de l’OTAN qui fournissent l’effort de défense le plus conséquent en proportion de leur richesse nationale.

La majeure partie de ces dépenses supplémentaires sont des dépenses d’acquisition, finançant de grands programmes. Tirant des enseignements de la guerre d’Ukraine, les Baltes renforcent leur artillerie (de l’achat de HIMARS américains pour les capacités de frappes dans la profondeur, à la commande de canons CAESAR français par la Lituanie), leur défense antiaérienne… Et ils massifient leurs stocks de munitions, lesquels ont aussi été fortement mis à contribution pour aider l’Ukraine. Les dépenses en personnel ne sont pas négligées : les trois pays baltes augmentent leurs effectifs d’active comme de réserve, ainsi que l’entraînement et la préparation opérationnelle de leurs forces.

La préparation de l’Estonie, de la Lettonie et de la Lituanie à une éventuelle invasion russe passe aussi par une mise à haut niveau de leur défense nationale qui va au-delà du seul renforcement capacitaire. Il convient de souligner à quel point ces trois pays, malgré leur pacifisme et leur souhait de s’épanouir en tant que démocraties libérales européennes, ouvertes sur la mondialisation, ont conservé un ethos militaire. Leur identité profonde se caractérise à la fois par une histoire marquée par les occupations étrangères (l’Empire russe puis l’URSS en premier lieu), un attachement farouche à leur souveraineté (y compris par rapport aux grands États européens alliés), et une vulnérabilité en tant que petits États peu peuplés.

L’Estonie avait instauré la conscription dès 1991, la Lituanie a annoncé son rétablissement en 2015, et la Lettonie a suivi en 2022 avec une entrée en vigueur cette année. Derrière le maintien ou le rétablissement du service militaire obligatoire, les nations baltes développent leur défense nationale sur le plan civique, avec notamment un effort accru d’intégration des minorités de Russes ethniques et de Baltes russophones qui vivent dans les trois pays, et une bataille de tous les jours contre la guerre informationnelle russe et les campagnes de déstabilisation intérieure qu’organise Moscou. Si ces efforts de cohésion nationale et civique ne sont pas tournés en premier lieu vers la préparation à une invasion armée, ils lui sont indispensables. La vulnérabilité de l’Ukraine aux agressions russes en 2014 l’a montré ; sa formidable résistance à l’invasion de 2022 encore plus.

 

Sont-ils capables de tenir un front dans le cadre d’une guerre conventionnelle ?

Sur le papier, pas pour longtemps. Les forces opérationnelles que les trois pays pourraient engager immédiatement en cas d’agression se montent à quelques milliers d’hommes chacun, les effectifs devant être augmentés à plusieurs dizaines de milliers sur un préavis le plus court possible grâce à la mobilisation de conscrits et réservistes par définition moins bien entraînés et équipés. Là où la Russie a déjà engagé plusieurs centaines de milliers d’hommes en Ukraine en deux ans et est capable d’en mobiliser bien davantage, la population de l’Estonie par exemple est d’à peine 1,3 million d’habitants, soit la population de l’agglomération lyonnaise. Aucun de ces pays ne dispose de chars lourds (la Lituanie négocie avec des constructeurs allemands pour en acquérir) ou d’avions de combat (la Lituanie et la Lettonie ont commandé respectivement quatre et un hélicoptère américain Black Hawk), et leur parc d’artillerie actuel est très limité et devrait le rester malgré d’importantes commandes dans ce domaine.

Le renforcement militaire des pays baltes est proportionnellement l’un des plus importants des pays de l’OTAN, et les armées estonienne, lettone et lituanienne de 2025 voire 2030 seront autrement plus fortes que celles de 2020 ; s’ajoute, comme dit précédemment, la fortification des frontières baltes qui compliquera sérieusement une attaque russe. Mais le rapport de force échoirait toujours à la Russie, dont les forces conserveront une masse et une épaisseur bien supérieures à tout ce que les pays baltes prévoient dans le cadre de leur montée en puissance.

Les pays baltes ne se battront évidemment jamais sans leurs alliés de l’OTAN (quoique les Russes pourraient penser le contraire, ce qui les pousserait d’autant plus à tenter un coup de force), et ces derniers renforcent eux aussi considérablement leurs capacités de défense dans la région balte. En 2016, une étude de la RAND Corporation voyait les forces de l’OTAN perdre une opération dans les pays baltes face aux troupes russes qui atteindraient Tallinn et Riga en un maximum de 60 heures, laissant l’Alliance face à un nombre limité d’options, toutes mauvaises. Le spectaculaire échec des premières phases de l’invasion russe de février 2022 dans le nord de l’Ukraine a depuis remis en question toutes les précédentes études de ce type qui décrivaient une armée russe capable de balayer les petites armées alliées dans des offensives éclair.

Sur le terrain, le corridor de Suwalki est depuis 2015 l’objet de simulations de combat en conditions proches du réel des côtés baltes comme polonais : ainsi d’un exercice à l’été 2017 où 1500 soldats américains, britanniques, croates et lituaniens avaient simulé une opération sur le terrain avec un matériel limité. Par comparaison, la même année et dans la même région, l’exercice russo-biélorusse Zapad 2017 avait mobilisé des effectifs largement supérieurs avec plusieurs dizaines de milliers d’hommes et des centaines de véhicules. Là encore, les choses ont considérablement évolué depuis : en témoignent le renforcement des effectifs de l’OTAN dans la région et l’organisation cette année de Steadfast Defender, plus vaste exercice militaire de l’OTAN depuis 1988. La remontée en puissance militaire des alliés reste cependant limitée pour les prochaines années ; la matérialisation des ambitions polonaises, entre doublement programmé des effectifs militaires et commandes géantes d’armement, si elle va à son terme, s’étendra jusqu’à 2030 au moins.

Là où l’OTAN organise depuis 2016 des rotations de forces mécanisées de quelques milliers de soldats entre Pologne et pays baltes et augmente ses capacités de réaction rapide, les forces des districts militaires russes occidentaux pourraient quant à elles engager très rapidement des dizaines de milliers d’hommes et jusqu’à plusieurs centaines de chars opérationnels d’ici quelques décennies si la remontée en puissance militaire poursuit à ce rythme malgré les pertes en Ukraine. S’il faut relativiser l’idée que les armées baltes se feraient écraser, d’une part du fait de leur propre renforcement et de celui des alliés, et d’autre part du fait des faiblesses russes, il ne faut pas non plus pécher par excès de confiance.

 

Le corridor de Suwalki est-il le talon d’Achille des frontières européennes ?

Ce corridor terrestre large d’environ 65 km relie les États baltes à la Pologne et donc au reste de l’UE et de l’OTAN. À l’est de ce passage, la Biélorussie, qui serait en cas de conflit alliée à la Russie ou sous son contrôle ; à l’ouest, l’exclave russe de Kaliningrad, zone la plus militarisée d’Europe en dehors du front ukrainien. Le corridor de Suwalki concentre l’attention des états-majors occidentaux d’une manière comparable à la trouée de Fulda, à la frontière entre les deux Allemagne, au cours de la guerre froide. Concrètement, la Russie pourrait l’exploiter pour créer des situations d’asymétrie visant à réduire l’avantage des forces occidentales. Le terrain, couvert de champs humides volontiers boueux, de forêts et de lacs, rend les déplacements difficiles dans la trouée de Suwalki, d’autant que la moitié de la trouée est constituée d’un massif vallonné ; plus à l’ouest ou au sud, les trésors naturels que sont la région des lacs de Mazurie, le parc national de la Biebrza et la forêt primaire de Bialowieza gêneraient des mouvements de troupes venant du reste de la Pologne. Seules deux autoroutes et une liaison ferroviaire qui seront vite la cible de bombardements russes permettent d’acheminer rapidement des renforts par voie terrestre.

La Russie a créé à Kaliningrad une « bulle A2/AD » particulièrement dense (batteries antiaériennes S-400, batteries côtières SSC-5 Bastion et SSC-1 Sepal, missiles Iskander, artillerie, équipements de guerre électronique…) qui à défaut d’assurer un déni d’accès complet, compromettrait sérieusement les opérations navales et aériennes alliées. Elle y conserve des effectifs conséquents, qu’elle pourrait relever à plusieurs dizaines de milliers d’hommes sur un temps court, en parallèle d’un renforcement en Biélorussie. En attaquant le corridor de Suwalki, les forces russes seraient capables de combiner effet de surprise, supériorité numérique temporaire, logistique solide et capacités de déni d’accès, avec l’objectif d’isoler nos alliés baltes. Si l’OTAN renforce ses capacités de réaction rapide pour empêcher ce scénario, la bataille promet d’être rude. Le corridor de Suwalki n’est pas le talon d’Achille des frontières européennes, d’autant que le réarmement massif de la Pologne va produire ses effets dans les années à venir, mais c’est un point de vigilance.

 

Quel est l’état de la coopération entre les puissances d’Europe de l’Ouest et les pays baltes, situés aux avants postes de l’Europe ? Sommes-nous, Européens de l’Ouest, prêts à défendre leur intégrité territoriale ?

La coopération entre les puissances d’Europe de l’Ouest et les pays baltes s’effectue au travers de l’OTAN, des coopérations européennes et de relations bilatérales.

Les trois États baltes accueillent des « battlegroups » de l’OTAN, c’est-à-dire des forces multinationales composées de détachements des forces de plusieurs États membres, dans le cadre de l’Enhanced Forward Presence, la « présence avancée renforcée » de l’Alliance. Selon les données officielles de fin 2022, l’Estonie accueillait une présence permanente d’environ 2200 soldats belges, danois, français, islandais, américains et britanniques, le Royaume-Uni étant nation-cadre et la France le principal contributeur européen local avec Londres ; la Lettonie, environ 4 000 soldats albanais, tchèques, danois, islandais, italiens, monténégrins, macédoniens, polonais, slovaques, slovènes, espagnols et américains, le Canada étant la nation-cadre ; et la Lituanie, autour de 3700 Belges, Tchèques, Français, Islandais, Luxembourgeois, Néerlandais, Norvégiens, Suédois (la Suède n’étant pas encore membre de l’OTAN) et Américains, l’Allemagne étant la nation-cadre.

La présence de ces battlegroups multinationaux a d’abord un objectif de dissuasion vis-à-vis de la Russie : si quelques centaines de soldats français, britanniques et américains en Estonie, avec peu d’équipements lourds, ne seraient pas en capacité de repousser une attaque russe d’ampleur, le fait qu’ils auraient à se battre contre les Russes avec des pertes humaines à la clé signifie que les principales puissances militaires de l’OTAN se retrouveraient en conflit direct avec Moscou. La perspective de tuer des soldats américains ou français est censée dissuader la Russie d’engager la moindre opération militaire contre les pays baltes (la présence militaire américaine s’inscrivant aussi dans le cadre de la dissuasion nucléaire élargie de Washington). L’autre objectif est bien sûr de rassurer nos alliés, et de renforcer les relations militaires avec eux au quotidien. S’ajoutent également des missions telles que la police du ciel, à laquelle contribue l’armée de l’Air française.

Depuis la fin des années 2010, suite à l’annexion de la Crimée, la France compte ainsi en moyenne (le nombre fluctue en fonction des rotations) 2000 militaires engagés sur le flanc est de l’OTAN. En Estonie, nos soldats participent à la mission Lynx où ils constituent le principal contingent avec les Britanniques. En Roumanie, la France est la nation-cadre de la mission Aigle mise en place dans les jours suivant l’invasion de l’Ukraine. Cette participation à la défense collective de l’Europe contribue aussi à l’influence française chez nos alliés d’Europe centrale et orientale. Si l’on en revient spécifiquement aux pays baltes, la présence militaire de la France et d’autres pays d’Europe de l’Ouest est significative, quoiqu’elle ne soit évidemment pas à la même échelle que la présence de dizaines de milliers de soldats américains dans des pays alliés, et elle entretient une véritable intimité stratégique.

Dans le cadre des coopérations européennes, les Européens de l’Ouest coopèrent avec les baltes à travers des politiques communes telles que la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), la Coopération structurée permanente, ou encore le Fonds européen de la défense. Outre ces politiques directement liées à l’UE, les coopérations se font à travers des projets ad hoc tels que l’Initiative européenne d’intervention lancée par la France, et que l’Estonie est le seul pays d’Europe centrale et orientale à avoir rejointe. 

Cette participation de l’Estonie à l’Initiative européenne d’intervention promue par Paris montre aussi le développement des relations bilatérales de défense entre les puissances d’Europe de l’Ouest et les États baltes. Ainsi, la participation importante de l’Estonie à l’opération EUFOR RCA (Centrafrique) en 2014 s’expliquait en partie par sa reconnaissance envers la France, qui avait libéré sept cyclistes estoniens pris en otages au Liban en 2011 par le groupe Harakat al-Nahda wal-Islah. L’engagement estonien au sein de la Task Force Takuba (2020-2022) au Sahel avait également été très apprécié par les Français. Si l’Estonie a souvent reproché à la France ses positions jugées ambiguës envers la menace russe et continue de se montrer prudente quant aux projets d’autonomie stratégique européenne en matière de défense, l’on note un rapprochement et un effort de compréhension ces dernières années. Il en va de même pour la Lituanie, où sont également stationnées des troupes françaises, et qui a choisi des canons CAESAR français pour renforcer son artillerie après l’invasion de l’Ukraine (l’Estonie ayant acquis de nouveaux radars français).

Les coopérations militaires entre les puissances d’Europe de l’Ouest et les nations baltes sont ainsi déjà denses, et elles continuent de se renforcer, du renseignement aux manœuvres militaires conjointes. Qu’en est-il de la disposition des Européens de l’Ouest à entrer en guerre pour défendre l’intégrité territoriale de nos alliés baltes ? Ces derniers se demandent dans quelle mesure nous serions prêts à mourir pour Tallinn, Riga ou Vilnius, là où une partie de l’opinion publique française refusait en 1939 de « mourir pour Dantzig » alors que la menace allemande envers la Pologne se précisait. Entre la faiblesse militaire et la retenue de l’Allemagne et de l’Italie, et la prudence de la France et du Royaume-Uni dont on peut légitimement se demander si elles seraient prêtes à risquer une escalade nucléaire, la question peut en effet se poser.

Un sondage du Pew Research Center de 2020 montrait qu’après le Royaume-Uni (à 55 %), la France était le pays d’Europe de l’Ouest où la population était la plus favorable à une intervention militaire nationale en cas d’attaque russe contre un pays allié (à 41 %, à égalité avec l’Espagne, et loin devant l’Allemagne et l’Italie, et devant même la Pologne à titre de comparaison). Si les données manquent sur l’évolution de l’opinion publique à ce sujet depuis l’invasion de l’Ukraine en 2022, diverses études montrent un renforcement de la solidarité atlantique au sein des opinions publiques ouest-européennes ainsi qu’un durcissement des positions à l’égard de la Russie. S’il est probable qu’une part conséquente de la population des nations d’Europe de l’Ouest continue de s’opposer à une riposte armée de leur pays en cas d’agression russe, ne serait-ce que par crainte d’un futur échange nucléaire, l’on peut estimer que la part des citoyens prêts à ce que leur pays respecte ses engagements en tant que membre de l’OTAN ait augmenté.

Enfin, si la précaution est de mise quant à l’attitude qui pourrait être celle des dirigeants d’Europe de l’Ouest (avec des positions françaises sur la dimension européenne de la dissuasion nucléaire nationale qui ont pu sembler floues au-delà de la part de mystère qu’exige la dissuasion, voire contradictoires), la position officielle est également celle d’un respect de la lettre et de l’esprit du Traité de l’Atlantique nord, et les pays d’Europe de l’Ouest cherchent à rassurer les pays baltes quant à leur disposition à défendre leur intégrité territoriale, et ce d’autant plus depuis l’invasion de l’Ukraine.

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Woke et anti-woke : deux faces de l’intolérance

Moyennant un changement d’approche et un pas de côté en s’inspirant des moralistes de l’âge classique, essayons de réfléchir au wokisme autant qu’à ceux qui le dénoncent qui représenteraient deux formes distinctes d’hyper-focalisation. Redéfini comme étant avant tout une forme contemporaine, mais pas nouvelle, d’intolérance, il est possible d’envisager le phénomène woke/anti-woke en tant que passion, au sens classique du terme, celui d’un affect subi qui altère, pour le pire, celui ou celle qui en est la proie.

Avec le wokisme ou l’anti-wokisme, pendant d’une même médaille, on aurait affaire à la problématique de la parole close sur elle-même ne pouvant accueillir un discours différent de celui qu’elle propose. Le wokisme et l’anti-wokisme ont en effet pour dénominateur commun la passion de la monomanie : la dénonciation, sur un mode lancinant.

Exemples parmi tant d’autres : « l’hypocrisie de la gauche », le « féminisme tartuffe », la « masculinité toxique », le « non-partage des tâches ménagères » qui prennent des proportions inouïes…
Ces passions de la dénonciation sont souvent sclérosantes, car obsessives. Or, qui dit obsession, dit passion : le sujet est otage d’un sentiment qui le surdétermine dans ses actions, en l’espèce, l’acte de dénoncer.

Or, comme nous le rappelle le duc de La Rouchefoucauld :

« Les passions ont une injustice et un propre intérêt qui fait qu’il est dangereux de les suivre, et qu’on s’en doit défier lors même qu’elles paraissent les plus raisonnables. » (Maximes)

Le problème n’est pas tant de dénoncer, mais de la manière dont on le fait, en s’en piquant, pour parler comme au siècle de Louis Le Grand.

Un rappel tout d’abord.

Si le wokisme a à voir avec l’annulation des opinions d’autrui ou d’œuvres d’art appartenant à des champs culturels différents (cinéma, littérature, beaux-arts…) alors ce phénomène ne date pas d’hier. Les phénomènes de cancellation/annulation sont aussi anciens que Socrate, Jésus ou Pascal et la controverse universitaire, la querelle académique, qui conduisit plus d’une fois à la mise à l’index d’un tel ou d’un tel n’a rien de bien nouveau. L’entre-soi cultivé à l’envi n’a rien de bien neuf non plus et mène, toujours avec autant de constance, au même résultat : le repli identitaire qui touche toute forme de parti pris exclusif pour appréhender le réel —extrême droite, extrême centre, extrême gauche etc.

Quand un porte-parole du gouvernement prétend être dépositaire exclusif de la Raison est-il woke parce qu’il est péremptoire ? Voilà qu’il annule visiblement les opinions adverses, ce qui permet de le ranger dans la catégorie woke en ce qu’il prétend détenir à lui seul la vérité. Est devenu woke tout et n’importe quoi, si bien que je parlerais plutôt pour ma part d’un retour de l’intolérance plutôt que d’user d’un terme dont l’usage est piégeux. Je ne l’abandonnerai pourtant pas complètement ci-après, mais je ne prétends pas en assumer une définition arrêtée ni délivrer ici autre chose qu’une réflexion personnelle.

L’intolérance, elle, n’est pas propre à un milieu ou à une orientation politique particulière. C’est un phénomène de repli sur soi et de focalisation extrême sur un aspect des choses, une dimension d’une question ou d’un problème qui apparente ces attitudes à l’endroit du réel à une sorte de monomanie ou de paranoïa critique.

De ce point de vue, dans son anti-wokisme, Éric Zemmour est ainsi tout à fait intolérant, c’est-à-dire monomaniaque dans sa manière de réduire les problèmes français à la seule question migratoire. La morale du « j’ai raison contre vous et vous ne m’entendez pas » est une attitude délétère qui tue le débat public dans l’œuf et le transforme en un face-à-face conflictuel et mortifère certainement recherché, du reste, par le parti Reconquête. Pire, les gens finissent par s’ignorer, à faire comme si les autres n’existaient pas, ou alors seulement pour prélever du discours adverse un aspect faible qui leur permettra de les caricaturer sans avoir (trop) mauvaise conscience. Eugénie Bastié offre régulièrement dans ses chroniques sur Europe 1 un exemple particulièrement frappant de cette manière de procéder.

L’intolérance est moins affaire de sensibilité politique que d’orientation morale et d’éthique personnelle, et c’est à ce titre qu’on peut dire qu’elle dépasse les clivages. Bien plutôt que la responsabilité américaine dans cette radicalisation et étanchéisation du débat public, il faudrait se demander si le macronisme n’a pas une part de responsabilité conséquente dans la manière dont le président a conduit le débat et clivé les opinions en France.

Le mantra du dépassement des clivages n’a-t-il pas conduit in fine à une polarisation a fortiori des opinions ? Ce ne serait pas la première fois que mettre en étendard une attitude intellectuelle revient à faire exactement son contraire, à produire un résultat inverse à celui qui était escompté.

À vouloir tout dépasser, on se contente finalement au mieux d’un modeste sur place, au pire d’un cynisme. Plus on affiche des principes, plus il y a de chances qu’ils soient trahis, c’est là une règle à peu près infaillible. L’inflation de la parole présidentielle et parlementaire a pour corollaire une perte drastique de cohérence en pratique, et c’est terrible car la parole publique s’en retrouve durablement dévaluée. Si la valeur fiduciaire des discours présidentiels et ministériels sont faibles, c’est parce que « La vérité ne fait pas tant de bien dans le monde que ses apparences y font de mal. » (La Rochefoucauld, Maximes). De ce point de vue, est-ce vraiment exagérer de dire que le macronisme s’apparente à un théâtre de postures et de simulacres, au règne des apparences ?

La tolérance est d’abord une pratique : ou bien on la constate ou bien elle fait défaut.

Dans certains journaux que je ne nommerai pas, comme chez une partie de la gauche (ceux que les jets de soupe sur les tableaux ne gênent pas, mettons, ou chez certaines féministes radicales) on peut constater qu’elle est empiriquement peu présente : entre la monomanie féministe ou la monomanie de la dénonciation des wokes, les interlocuteurs tournent vite en rond et nous avec. L’absence de tolérance est palpable au fait que des marottes se repèrent dans les discours : la surspécialisation dans un type de propos rend d’autres thèmes quasiment illégitimes ou périphériques, le réel est voilé parce qu’on lui substitue des causes, qui aussi justes soient-elles ne permettent pas de le résumer.

Le réseau X ou la chaîne CNEWS sont à cet égard des postes d’observation privilégiés du phénomène qui consiste à exposer ses thèses ou ses opinions en les imposant comme vraies, en les assénant de manière quasi obsessionnelle. Sous ces auspices, une grande partie de la classe médiatique et politique française doit être alors définie comme intolérante. Elle est arc-boutée sur ses thèses et ne réfléchit plus vraiment aux sujets qui se posent, invitent les mêmes en boucle, s’enfermant finalement dans une dangereuse clôture intellectuelle. C’est la passion du même, pourrait-on dire, et elle s’est immiscée dans bien des rédactions, dans bien des partis. Flattant un public déjà acquis à ses causes, un art de l’intolérance s’est insidieusement répandu de part et d’autre de l’échiquier politique et des sensibilités éditoriales.

Le groupe Bolloré serait à cet égard un champion de cette intolérance via son anti-wokisme, si on le ramène, comme je le propose, à un exercice de la pensée critique réduit à la portion congrue et au fond, à une immense paresse intellectuelle. Wokiste ou anti-wokiste, c’est inviter ou côtoyer des individus proches ou assez proches de son système de pensée parce qu’on a peur d’autrui.

À ce jeu-là, une peur surplombe toutes les autres, celle des États-Unis : berceau des wokes dont on fait un raz-de-marée qui peine à s’aligner avec ma propre expérience à l’Université de Chicago. Certes, la polarisation des opinions est là, certes des tendances académiques se font valoir, mais elles n’empêchent nullement l’exercice de la liberté académique. On peut à mon sens se demander si l’agitation de la menace woke n’exploite pas plutôt le filon d’un anti-américanisme qui a trouvé là une manière de s’exprimer décente et acceptable. Certains médias ont fait des États-Unis et de leurs universités un tel épouvantail et un tel contre-modèle, alors même que le système d’enseignement supérieur américain caracole dans les classements internationaux, qu’on est tenté de s’interroger sur les ressorts d’une telle panique.

Aux détracteurs du wokisme d’outre-Atlantique, on peut concéder que cultiver la pluralité des mondes et de ses contacts est le seul antidote au corporatisme et à la monomanie dans les objets d’étude poursuivis. C’est tout aussi valable pour les anti-wokes qui ne font guère preuve de plus d’ouverture d’esprit que ceux qu’ils dénoncent avec une étrange véhémence. Le risque d’enfermement, physique ou métaphorique, est toujours encouru par tout un chacun dès lors qu’on se refuse à confronter les points de vue et les opinions.

Concluons.

Sortir de soi peut être une expérience douloureuse, mais c’est une habitude à prendre assurément salutaire, un art de retrouver vraiment les Lumières, et de les rallumer.

N’oublions pas, avec La Rochefoucauld, que « La santé de l’âme n’est pas plus assurée que celle du corps ; et quoique l’on paraisse éloigné des passions, on n’est pas moins en danger de s’y laisser emporter que de tomber malade quand on se porte bien. » (Maximes). Ne nous croyons pas trop vite éveillés alors que nous marchons dans l’obscurité — qui n’est souvent imputable qu’à nous-mêmes, à une manière humaine, trop humaine, de vouloir avoir raison contre tous les autres, et surtout sans eux.

« Leur but est de saper notre État de droit » grand entretien avec Nicolas Quénel

Nicolas Quénel est journaliste indépendant. Il travaille principalement sur le développement des organisations terroristes en Asie du Sud-Est, les questions liées au renseignement et les opérations d’influence. Membre du collectif de journalistes Longshot, il collabore régulièrement avec Les Jours, le magazine Marianne, Libération. Son dernier livre, Allô, Paris ? Ici Moscou: Plongée au cœur de la guerre de l’information, est paru aux éditions Denoël en novembre 2023. Grand entretien pour Contrepoints.

 

Quand le PCC met en scène sa propre légende dans les rues de Paris

Loup Viallet, rédacteur en chef de Contrepoints – Pouvez-vous décrire les failles les plus alarmantes et les plus inattendues que vous avez mises au jour dans votre enquête ?

Nicolas Quénel – Il n’y a pas vraiment un exemple en particulier qui me revienne en tête. Le fait que la Chine ait pu tourner Fox Hunt, un film de propagande à la gloire du programme de disparition forcée (qui a fait des victimes en France) en plein dans les rues de Paris pendant des semaines sans que personne ne trouve rien à y redire me fascinera toujours par exemple.

On pourrait aussi citer les Indian Chronicles. Une opération d’influence indienne qui avait duré 15 années et durant laquelle les Indiens ont su exploiter les failles de l’ONU pour mener des opérations de dénigrement du Pakistan directement au Conseil des droits de l’Homme.

Plus inattendu encore, l’exemple d’Evguéni Prigojine, le défunt patron des mercenaires de Wagner, qui avait financé une fausse ONG de défense des droits de l’Homme pour faire monter le sujet des violences policières en France quelques mois avant l’élection présidentielle de 2022. Avec un collègue nous avions pu entrer en contact avec un homme qui avait l’audace de se présenter sous le nom de Ivan Karamazov. C’était assez cocasse.

 

Guerre froide 2.0

Samedi 3 février dernier, l’ancien président russe Dimitri Medvedev a publié un long texte sur Telegram appelant à s’ingérer dans les processus électoraux européen et américain en soutenant les partis « antisystème ». Il a notamment écrit : « Notre tâche est de soutenir de toutes les manières possibles ces hommes politiques et leurs partis en Occident, en les aidant apertum et secretum [ouvertement et secrètement], à obtenir des résultats corrects aux élections ». Comment prouver les traces de cette ingérence ? Quelles types d’actions recouvrent ce terme, « secretum » ? 

Il est toujours difficile de prouver l’ingérence d’une puissance étrangère dans un processus électoral. Évidemment, on ne parle pas ici du jeu d’influence classique entre États. Après tout, Vladimir Poutine, quand il invite au Kremlin une candidate à l’élection présidentielle française, et lui accorde un entretien immortalisé par quelques photos, est tout à fait en droit de le faire, et la candidate est libre d’accepter ou de décliner l’invitation en fonction de ce qu’elle juge être le mieux pour son intérêt personnel.

Quand nous parlons d’ingérence électorale, nous parlons communément de ce qu’il était convenu d’appeler les « mesures actives » pendant la Guerre froide, lesquelles désignent l’ensemble des moyens employés pour influencer une situation de politique intérieure d’un pays-cible, ou sa ligne de politique étrangère. Parmi ces moyens, on peut évoquer notamment la désinformation, la propagande, le recrutement d’agents d’influence, ou l’utilisation de faux ou d’idiots utiles.

Ces mesures actives, elles, sont par essence secrètes, et la Russie mène ce type d’opérations en France aujourd’hui comme au temps de la Guerre froide. Si on ne devait donner qu’un exemple pour illustrer l’ancienneté de ces ingérences électorales, ce serait l’élection de 1974 pendant laquelle la « résidence de Paris » (l’antenne du KGB dans la capitale française) s’était vantée d’avoir mené en une semaine seulement 56 de ces opérations en faveur de Mitterrand dans un rapport envoyé à Moscou. Fait amusant, les Soviétiques à Moscou avaient de leur côté mené des opérations pour favoriser Giscard.

Ces opérations ont évidemment évolué depuis la Guerre froide, notamment avec le numérique. Les objectifs, eux, restent inchangés. Ce qui n’a pas changé non plus, c’est le fait que ces opérations restent très difficilement attribuables formellement. On ne trouve presque jamais la preuve ultime de l’implication directe de l’appareil d’État russe. Remonter la piste de ces opérations pour découvrir qui est le commanditaire réel demande parfois des années de travail, et ce travail n’aboutit pas toujours.

 

Agents d’influences et idiots utiles

Quels sont les principaux canaux utilisés par Moscou pour véhiculer sa propagande en France ? Est-ce facile pour le régime de Poutine de recruter des « agents » ? Quels sont leurs profils ?

Il faut faire la distinction entre les agents d’influence et les simples idiots utiles. Quand on parle d’idiots utiles, nous faisons référence à ceux qui répercutent la propagande du Kremlin de manière consciente ou non. Eux ne tirent pas de bénéfices de cela de la part de la Russie, mais se reconnaissent dans cette propagande. Il y a un alignement idéologique entre le discours du Kremlin et leurs convictions profondes. Dans notre pays, des gens sont persuadés que les Arabes vont remplacer les Blancs, que l’homosexualité est un signe de la dégénérescence des sociétés occidentales etc. De fait, ils se retrouvent dans les narratifs du Kremlin, et peuvent sincèrement penser que Poutine est un rempart contre une prétendue décadence.

C’est grotesque, évidemment, mais jusqu’à preuve du contraire, être con n’est pas un délit dans ce pays.

Les agents d’influence, par contre, c’est autre chose. Il s’agit d’individus qui tirent bénéfice de la récitation de cette propagande. Les Russes vont essayer de recruter des politiciens, des journalistes, des avocats… Ceux dont la voix porte, et qui, en plus, ont l’avantage d’être un peu mieux protégés que le citoyen ordinaire, dans le sens où il est plus délicat pour un service de renseignement d’enquêter ouvertement sur ce type de profils. On se souvient de l’affaire Jean Clémentin, le journaliste du Canard enchaîné qui était en réalité un vrai agent d’influence payé par les Soviétiques.

 

La France est dans leur viseur

Outre la Russie, quelles sont les principales puissances qui mettent en œuvre des stratégies de désinformation en France ? Dans quels buts ? Ont-elles des manières communes de procéder ?

Les plus actifs en France en matière d’opérations d’influence sont les Russes et les Chinois. On pourrait ensuite citer l’Iran, la Turquie, l’Azerbaïdjan, l’Inde… Tous ont un agenda, des objectifs stratégiques qui leur sont propres. Ce qui est intéressant, c’est qu’ils ont globalement tous les mêmes méthodes et surtout apprennent des erreurs des uns et des autres. Et c’est bien parce qu’ils apprennent que nous devons adapter et muscler notre réponse.

 

Une prise de conscience (très) récente

Dans son rapport publié le 2 novembre dernier, la délégation parlementaire au renseignement a souligné la « naïveté » et les « fragilités » de la France, notamment face aux ingérences chinoises et russes. À quoi a servi concrètement la dernière commission d’enquête parlementaire relative aux ingérences de puissances étrangères clôturée en juin 2023, soit quatre mois avant la publication du rapport de la délégation au renseignement ?

Cette commission a été l’occasion d’entendre différents services de l’État s’exprimer en détails sur ce sujet des opérations d’influence étrangères. Je me souviens notamment de l’audition de Nicolas Lerner, à l’époque directeur de la DGSI, et aujourd’hui passé chef de la DGSE, qui avait été particulièrement offensif contre les élus qui se rendaient dans le Donbass pour observer des processus électoraux fantoches. Il n’a pas hésité à déclarer qu’« accepter de servir de caution à un processus prétendument démocratique et transparent revient à franchir un cap en termes d’allégeance ».

On peut, bien sûr, regretter les ambitions cachées des parlementaires qui ont participé à cette commission. De son côté, le Rassemblement national voulait se blanchir de ses liens avec la Russie de Poutine, et d’autres voulaient profiter de cette occasion pour les enfoncer sur le même sujet. Mais bon. On ne va pas reprocher aux politiques de faire de la politique quand même !

À mon sens, cette commission a surtout été l’occasion d’imposer le sujet des opérations d’influence étrangères dans le débat public. En cela, elle a été très utile, et ce même travail s’est poursuivi avec le rapport de la DPR qui avait aussi pour sujet central ces opérations.

 

Être ou ne plus être une démocratie libérale

Comment les démocraties libérales peuvent-elles s’adapter à cette nouvelle menace sans tomber dans l’autoritarisme ?

La lutte contre les opérations d’influence a un point en commun avec la lutte contre le terrorisme. Dans les deux cas nous sommes face à un conflit asymétrique dans lequel les démocraties libérales sont contraintes dans leur réponse par des limites éthiques, morales et juridiques. Des limites que n’ont évidemment pas les dictatures qui mènent ces opérations d’influence.

En menant ces mesures actives, leur but est de détruire le modèle des démocraties libérales et de saper notre État de droit. Partant de ce principe, on ne protège pas l’État de droit en le sabordant nous-mêmes, et il faut veiller à ce qu’aucune ligne rouge ne soit franchie.

En réalité, le meilleur moyen de lutter efficacement contre ces opérations d’influence est au contraire de renforcer notre modèle démocratique. Cela passera par de grandes politiques publiques d’investissement pour renforcer les moyens de la Justice, de l’Éducation Nationale… Il faut aussi s’atteler sérieusement à répondre à la crise de défiance des citoyens envers l’État, les politiques et les médias.

Ce sera long, coûteux et difficile, mais ce n’est pas comme si nous avions le choix.

 

Les canards de l’infox 

Mercredi 24 janvier 2024 un avion russe s’est écrasé dans l’oblast de Belgorod, près de la frontière ukrainienne. Une semaine après le crash, le président russe Vladimir Poutine affirmait publiquement que ce dernier avait été abattu « à l’aide d’un système Patriot américain ». Dans la foulée et sans vérifications, cette version a été reprise par de très nombreux journaux français. Quelle est la responsabilité de la presse dans la diffusion d’intox ?

Sauf erreur de ma part, nous ne sommes toujours pas au courant des raisons de ce crash. Je garderai alors une certaine prudence sur ce point. Un autre exemple, peut-être plus adapté car nous avons plus de recul à son sujet, est celui des étoiles de David dans les rues de Paris. Les médias, surtout télévisuels, se sont jetés dessus et ont spéculé pendant des jours en y voyant une preuve de la montée de l’antisémitisme en France après les attaques terroristes du 7 octobre en Israël. Seul problème, nous avons appris dans les jours qui suivirent qu’il s’agissait en réalité d’une opération d’influence perpétrée par un couple de Moldaves avec un commanditaire de la même nationalité, connu pour ses positions très proches de la Russie.

Cet événement a pointé très directement les failles de notre système médiatique. L’immédiateté de l’information couplée à la course à l’audience sont de vrais fléaux. Cela pousse des gens pourtant compétents à commettre des erreurs qui viennent décrédibiliser par la suite ces mêmes médias auprès de leur audience, et en bout de chaîne cela vient encore accroître la défiance envers notre profession.

Si cette opération d’influence a particulièrement bien fonctionné, ce n’est pas parce que les Russes ont essayé d’amplifier l’histoire sur les réseaux sociaux avec des faux comptes, c’est parce que les médias se sont jetés dessus sans prendre de précautions.

 

La désinformation au stade industriel

La guerre hybride menée par la Russie pour déstabiliser les démocraties libérales et diffuser un discours anti-Occidental n’a pas commencé le 24 février 2022. Avez-vous cependant constaté un changement d’échelle, d’intensité, dans les tentatives d’ingérences « discrètes » à partir de février 2022 ?

Il est difficile de donner un chiffre ou une tendance sur des opérations qui sont par nature secrètes. On peut supposer sans prendre trop de risques de se tromper qu’il y a une hausse de ces opérations depuis le début de l’invasion de l’Ukraine du 24 février 2022 car il y a un enjeu stratégique pour Moscou à faire cesser le soutien des Occidentaux à Kyiv.

À titre personnel, je pense que l’on va voir dans un avenir proche une multiplication des opérations d’influence qui se reposent sur les outils numériques, car il est aujourd’hui bien plus facile de créer des discours ou des faux sites web grâce à l’intelligence artificielle générative. Créer un deepfake il y a quelques années pouvait prendre des semaines et nécessitait de solides compétences. Aujourd’hui, les outils d’IA permettent d’industrialiser ce type de productions, cela ne prend pas plus que quelques minutes, et il n’y a pas besoin de compétences particulières pour y arriver.

Vous souhaitez réagir à cet entretien ? Apporter une précision, un témoignage ? Écrivez-nous sur redaction@contrepoints.org

Autopiégés par les deepfakes : où sont les bugs ?

Par Dr Sylvie Blanco, Professor Senior Technology Innovation Management à Grenoble École de Management (GEM) & Dr. Yannick Chatelain Associate Professor IT / DIGITAL à Grenoble École de Management (GEM) & GEMinsights Content Manager.

« C’est magique, mais ça fait un peu peur quand même ! » dit Hélène Michel, professeur à Grenoble École de management, alors qu’elle prépare son cours « Innovation et Entrepreneuriat ».

Et d’ajouter, en riant un peu jaune :

« Regarde, en 20 minutes, j’ai fait le travail que je souhaite demander à mes étudiants en 12 heures. J’ai créé un nouveau service, basé sur des caméras high tech et de l’intelligence artificielle embarquée, pour des activités sportives avec des illustrations de situations concrètes, dans le monde réel, et un logo, comme si c’était vrai ! Je me mettrai au moins 18/20 ».

Cet échange peut paraître parfaitement anodin, mais la possibilité de produire des histoires et des visuels fictifs, perçus comme authentiques – des hypertrucages (deepfakes en anglais) – puis de les diffuser instantanément à l’échelle mondiale, suscitant fascination et désillusion, voire chaos à tous les niveaux de nos sociétés doit questionner. Il y a urgence !

En 2024, quel est leur impact positif et négatif ? Faut-il se prémunir de quelques effets indésirables immédiats et futurs, liés à un déploiement massif de son utilisation et où sont les bugs ?

 

Deepfake : essai de définition et origine

En 2014, le chercheur Ian Goodfellow a inventé le GAN (Generative Adversarial Networks), une technique à l’origine des deepfakes.

Cette technologie utilise deux algorithmes s’entraînant mutuellement : l’un vise à fabriquer des contrefaçons indétectables, l’autre à détecter les faux. Les premiers deepfakes sont apparus en novembre 2017 sur Reddit où un utilisateur anonyme nommé « u/deepfake » a créé le groupe subreddit r/deepfake. Il y partage des vidéos pornographiques avec les visages d’actrices X remplacés par ceux de célébrités hollywoodiennes, manipulations reposant sur le deep learning. Sept ans plus tard, le mot deepfake est comme entré dans le vocabulaire courant. Le flux de communications quotidiennes sur le sujet est incessant, créant un sentiment de fascination en même temps qu’une incapacité à percevoir le vrai du faux, à surmonter la surcharge d’informations de manière réfléchie.

Ce mot deepfake, que l’on se garde bien de traduire pour en préserver l’imaginaire technologique, est particulièrement bien choisi. Il contient en soi, un côté positif et un autre négatif. Le deep, de deep learning, c’est la performance avancée, la qualité quasi authentique de ce qui est produit. Le fake, c’est la partie trucage, la tromperie, la manipulation. Si on revient à la réalité de ce qu’est un deepfake (un trucage profond), c’est une technique de synthèse multimédia (image, son, vidéos, texte), qui permet de réaliser ou de modifier des contenus grâce à l’intelligence artificielle, générant ainsi, par superposition, de nouveaux contenus parfaitement faux et totalement crédibles. Cette technologie est devenue très facilement accessible à tout un chacun via des applications, simples d’utilisations comme Hoodem, DeepFake FaceSwap, qui se multiplient sur le réseau, des solutions pour IOS également comme : deepfaker.app, FaceAppZao, Reface, SpeakPic, DeepFaceLab, Reflect.

 

Des plus et des moins

Les deepfakes peuvent être naturellement utilisés à des fins malveillantes : désinformation, manipulation électorale, diffamation, revenge porn, escroquerie, phishing…

En 2019, la société d’IA Deeptrace avait découvert que 96 % des vidéos deepfakes étaient pornographiques, et que 99 % des visages cartographiés provenaient de visages de célébrités féminines appliqués sur le visage de stars du porno (Cf. Deep Fake Report : the state of deepfakes landscape, threats, and impact, 2019). Ces deepfakes malveillants se sophistiquent et se multiplient de façon exponentielle. Par exemple, vous avez peut-être été confrontés à une vidéo où Barack Obama traite Donald Trump de « connard total », ou bien celle dans laquelle Mark Zuckerberg se vante d’avoir « le contrôle total des données volées de milliards de personnes ». Et bien d’autres deepfakes à des fins bien plus malveillants circulent. Ce phénomène exige que chacun d’entre nous soit vigilant et, a minima, ne contribue pas à leur diffusion en les partageant.

Si l’on s’en tient aux effets médiatiques, interdire les deepfakes pourrait sembler une option.
Il est donc important de comprendre qu’ils ont aussi des objectifs positifs dans de nombreuses applications :

  • dans le divertissement, pour créer des effets spéciaux plus réalistes et immersifs, pour adapter des contenus audiovisuels à différentes langues et cultures
  • dans la préservation du patrimoine culturel, à des fins de restauration et d’animation historiques 
  • dans la recherche médicale pour générer des modèles de patients virtuels basés sur des données réelles, ce qui pourrait être utile dans le développement de traitements 
  • dans la formation et l’éducation, pour simuler des situations réalistes et accroître la partie émotionnelle essentielle à l’ancrage des apprentissages

 

Ainsi, selon une nouvelle étude publiée le 19 avril 2023 par le centre de recherche REVEAL de l’université de Bath :

« Regarder une vidéo de formation présentant une version deepfake de vous-même, par opposition à un clip mettant en vedette quelqu’un d’autre, rend l’apprentissage plus rapide, plus facile et plus amusant ». (Clarke & al., 2023)

Comment en sommes-nous arrivés là ?

Comment avons-nous mis au point et démocratisé des outils technologiques de manière aussi peu appropriée, au sens de E.F. Schumacher (1973) dans son ouvrage Small is Beautiful : A Study of Economics as If People Mattered.

L’idée qu’il défend est celle d’une technologie scientifiquement éprouvée, à la fois adaptable aux besoins spécifiques de groupes d’utilisateurs clairement identifiés, et acceptables par toutes les parties prenantes de cette utilisation, tout au long de son cycle de vie, sans dégrader l’autonomie des communautés impliquées.

Considérons la période covid. Elle a très nettement favorisé une « aliénation des individus et des organisations à la technologie », entraînant des phénomènes de perte de contrôle et de confiance face à des utilisations non appropriées du numérique profitant de la vulnérabilité des citoyens (multiplication des arnaques santé par exemple). Ils se sont trouvés sur-sollicités et noyés sous un déluge de contenus, sans disposer des ressources nécessaires pour y faire face de manière pérenne et sécurisée. Avec l’IA générative et la prolifération des deepfakes, le défi d’échapper à la noyade et d’éviter d’être victime de manipulations devient démesuré !

La mécanique allant de la technologie à la société est (toujours) bien ancrée dans la théorie de Schumpeter datant du début du XXe siècle : les efforts et les investissements dans la technologie génèrent du développement économique par l’innovation et la productivité, qui se traduit ensuite en progrès social, par exemple, par la montée du niveau d’éducation. La question de l’adoption de la technologie par le marché de masse est un élément central de la réussite des acteurs économiques.

Comme le souligne très bien le philosophe Alain Damasio, les citoyens adoptent les solutions numériques (faciles d’utilisation et accessibles) et se réfugient dans un « techno-cocon » pour trois raisons principales :

  1. La paresse (les robots font à leur place)
  2. La peur associée à l’isolement (on a un réseau mondial d’amis)
  3. Les super-pouvoirs (le monde à portée de main avec son smartphone)

 

Cela s’applique parfaitement à l’IA générative : créer des contenus sans effort, presque instantanément, avec un résultat d’expert. Ainsi, dans le fantasme collectif, eu égard à la puissance réelle et exponentielle des outils disponibles, nous voilà bientôt tous écrivains, tous peintres, tous photographes, tous réalisateurs… nous voilà capables de produire en quelques minutes ce qui a priori nous aurait demandé des heures. Et dans le même temps, nous servons à l’amélioration continue des performances de ces technologies, au service de quelques grandes entreprises mondiales.

 

Deepfakes : où est le bug ?

Si le chemin vers la diffusion massive de l’IA générative est clair, éprouvé et explicable, d’où vient la crise actuelle autour des deepfake ? L’analyse des mécanismes de diffusion fait apparaître deux bugs principaux.

Le premier bug

Il s’apparente à ce que Nunes et al. (2014) appelle le phénomène « big bang disruption ».

La vitesse extrêmement rapide à laquelle se déploient massivement certaines applications technologiques ne laisse pas le temps de se prémunir contre ses effets indésirables, ni de se préparer à une bonne appropriation collective. On est continuellement en mode expérimentation, les utilisateurs faisant apparaître des limites et les big techs apportant des solutions à ces problèmes, le plus souvent technologiques. C’est la course à la technologie – en l’occurrence, la course aux solutions de détection des deepfakes, en même temps que l’on tente d’éduquer et de réglementer. Cette situation exige que l’on interroge notre capacité à sortir du système établi, à sortir de l’inertie et de l’inaction – à prendre le risque de faire autrement !

Le second bug

Selon Schumpeter, la diffusion technologique produit le progrès social par l’innovation et l’accroissement de la productivité ; mais cette dynamique ne peut pas durer éternellement ni s’appliquer à toutes technologies ! Si l’on considère par exemple la miniaturisation des produits électroniques, à un certain stade, elle a obligé à changer les équipements permettant de produire les puces électroniques afin qu’ils puissent manipuler des composants extrêmement petits. Peut-on en changer l’équipement qui sert à traiter les contenus générés par l’IA, c’est-à-dire nos cerveaux ? Doivent-ils apprendre à être plus productifs pour absorber les capacités des technologies de l’IA générative ? Il y a là un second bug de rupture cognitive, perceptive et émotionnelle que la société expérimente, emprisonnée dans un monde numérique qui s’est emparée de toutes les facettes de nos vies et de nos villes.

 

Quid de la suite : se discipliner pour se libérer du péril deepfake ?

Les groupes de réflexion produisant des scénarii, générés par l’IA ou par les humains pleuvent – pro-techno d’une part, pro-environnemental ou pro-social d’autre part. Au-delà de ces projections passionnantes, l’impératif est d’agir, de se prémunir contre les effets indésirables, jusqu’à une régression de la pensée comme le suggère E. Morin, tout en profitant des bénéfices liés aux deepfakes.

Face à un phénomène qui s’est immiscé à tous les niveaux de nos systèmes sociaux, les formes de mobilisation doivent être nombreuses, multiformes et partagées. En 2023 par exemple, la Région Auvergne-Rhône-Alpes a mandaté le pôle de compétitivité Minalogic et Grenoble École de management pour proposer des axes d’action face aux dangers des deepfakes. Un groupe d’experts* a proposé quatre axes étayés par des actions intégrant les dimensions réglementaires, éducatives, technologiques et les capacités d’expérimentations rapides – tout en soulignant que le levier central est avant tout humain, une nécessité de responsabilisation de chaque partie prenante.

Il y aurait des choses simples que chacun pourrait décider de mettre en place pour se préserver, voire pour créer un effet boule de neige favorable à amoindrir significativement le pouvoir de malveillance conféré par les deepfakes.

Quelques exemples :

  • prendre le temps de réfléchir sans se laisser embarquer par l’instantanéité associée aux deepfakes 
  • partager ses opinions et ses émotions face aux deepfakes, le plus possible entre personnes physiques 
  • accroître son niveau de vigilance sur la qualité de l’information et de ses sources 
  • équilibrer l’expérience du monde en version numérique et en version physique, au quotidien pour être en mesure de comparer

 

Toutefois, se pose la question du passage à l’action disciplinée à l’échelle mondiale !

Il s’agit d’un changement de culture numérique intrinsèquement long. Or, le temps fait cruellement défaut ! Des échéances majeures comme les JO de Paris ou encore les élections américaines constituent des terrains de jeux fantastiques pour les deepfakes de toutes natures – un chaos informationnel idoine pour immiscer des informations malveillantes qu’aucune plateforme media ne sera en mesure de détecter et de neutraliser de manière fiable et certaine.

La réalité ressemble à un scénario catastrophe : le mur est là, avec ces échanges susceptibles de marquer le monde ; les citoyens tous utilisateurs d’IA générative sont lancés à pleine vitesse droit dans ce mur, inconscients ; les pilotes de la dynamique ne maîtrisent pas leur engin supersonique, malgré des efforts majeurs ! Pris de vitesse, nous voilà mis devant ce terrible paradoxe : « réclamer en tant que citoyens la censure temporelle des hypertrucages pour préserver la liberté de penser et la liberté d’expression ».

Le changement de culture à grande échelle ne peut que venir d’une exigence citoyenne massive. Empêcher quelques bigs techs de continuer à générer et exploiter les vulnérabilités de nos sociétés est plus que légitime. Le faire sans demi-mesure est impératif : interdire des outils numériques tout comme on peut interdire des médicaments, des produits alimentaires ou d’entretien. Il faut redonner du poids aux citoyens dans la diffusion de ces technologies et reprendre ainsi un coup d’avance, pour que la liberté d’expression ne devienne pas responsable de sa propre destruction.

Ce mouvement, le paradoxe du ChatBlanc, pourrait obliger les big techs à (re)prendre le temps d’un développement technologique approprié, avec ses bacs à sable, voire des plateformes dédiées pour les créations avec IA. Les citoyens les plus éclairés pourraient avoir un rôle d’alerte connu, reconnu et effectif pour décrédibiliser ceux qui perdent la maîtrise de leurs outils. Au final, c’est peut-être la sauvegarde d’un Internet libre qui se joue !

Ce paradoxe du ChatBlanc, censurer les outils d’expression pour préserver la liberté d’expression à tout prix trouvera sans aucun doute de très nombreux opposants. L’expérimenter en lançant le mois du ChatBlanc à l’image du dry january permettrait d’appréhender le sujet à un niveau raisonnable tout en accélérant nos apprentissages au service d’une transformation culturelle mondiale.

 

Lucal Bisognin, Sylvie Blanco, Stéphanie Gauttier, Emmanuelle Heidsieck (Grenoble Ecole de Management) ; Kai Wang (Grenoble INP / GIPSALab / UGA), Sophie Guicherd (Guicherd Avocat), David Gal-Régniez, Philippe Wieczorek (Minalogic Auvergne-Rhône-Alpes), Ronan Le Hy (Probayes), Cyril Labbe (Université Grenoble Alpes / LIG), Amaury Habrard (Université Jean Monnet / LabHC), Serge Miguet (Université Lyon 2 / LIRIS) / Iuliia Tkachenko (Université Lyon 2 / LIRIS), Thierry Fournel (Université St Etienne), Eric Jouseau (WISE NRJ).

L’agence spatiale française se comporte comme l’agence d’un grand pays mais avec des moyens limités

Le CNES, Centre national d’études spatiales, est l’agence spatiale de l’État français. Elle est chargée d’élaborer et de proposer à son gouvernement un programme spatial, puis de le mettre en œuvre. Son président, Philippe Baptiste, a présenté ses vœux à la presse le 9 janvier. Ce qui frappe à première vue dans son message, c’est l’ambition, ce qui est bien, mais aussi le grand nombre d’objectifs. La France, pionnière dans le domaine spatial, a une tradition qui l’entraîne à se lancer dans de multiples projets. Mais, en tant que puissance publique, elle a de moins en moins d’argent, elle est sérieusement contrainte par l’Europe, et elle n’a plus de lanceur propre.

Comme le budget 2024 du CNES a été fixé, il n’y aura pas de surprise, il sera réalisé. Mais dans la réalité, il y aura dispersion du fait du saupoudrage, et l’on peut craindre un faible effet de la plupart des actions entreprises. Des pistes seront ouvertes, qui risquent de ne mener nulle part ou de ne pas accoucher sur grand-chose, faute pour le CNES d’avoir les moyens de les développer.

De plus, malgré ces limitations, certains choix présentés comme prioritaires peuvent être critiqués. Pourquoi donner autant d’importance à l’écologie et au climat si ce n’est par idéologie à la mode ? Par ailleurs, le CNES s’obstine à ignorer les vols habités, comme jadis le réutilisable. Ces inadéquations sont peut-être normales pour une entreprise publique dirigée par un haut fonctionnaire, certes polytechnicien, mais qui, avant sa nomination à ce poste en 2021, n’avait pas démontré un intérêt particulier pour l’espace. Malheureusement l’entreprise est en concurrence sévère avec plusieurs géants mondiaux qui ne lui feront pas de cadeaux.

Pour aborder sérieusement le sujet, il faut d’abord décrire le contexte institutionnel dans lequel le CNES travaille, puis mentionner les montants en jeu, et enfin ne pas oublier que la France mais aussi l’Europe, sont en pleine crise de leurs moyens de lancement, ce qui les contraint à acheter fort cher le service des autres, à commencer par ceux de SpaceX.

 

Une autonomie limitée

Contrairement à la NASA, le CNES n’intègre pas les lancements dans ses responsabilités. Cette différence résulte de l’importance relative de la société qui a effectué jusqu’à ce jour la quasi-totalité des lancements, ArianeGroup, restée autonome et très puissante. À côté, Roscosmos avec ses Soyouz ainsi que l’Italien Avio avec ses Vega ont utilisé les installations du Centre spatial guyanais (Kourou) qui appartiennent au CNES. Bientôt sans doute, d’autres sociétés du monde du NewSpace pourront aussi collaborer avec lui. On verra alors si les rapports entre têtes pensantes et transporteurs changeront.

Au-delà de ces rapports techniques avec ArianeGroup, l’autonomie du CNES est contrainte une première fois par l’appartenance de la France à l’ESA, l’Agence spatiale européenne. Cette dépendance est toutefois atténuée par le fait qu’elle en est le contributeur le plus important, ce qui lui donne un effet de levier non négligeable sur ses partenaires.

Elle est contrainte une seconde fois par l’appartenance de la France à l’Union européenne, les États membres (qui ne sont pas tout à fait les mêmes que ceux de l’ESA) ayant reconnu à l’Union une compétence dans le domaine spatial. Cela a donné lieu à la création en 2021 de l’EUSPA (European Union Agency for the Space Program), une agence spécifique (différente de l’ESA) qui travaille en collaboration avec la Commission de l’Union européenne et avec l’ESA. Union européenne et ESA sont liées par un accord conclu en 2004 (« Framework agreement between the European Community and the European Space Agency »).

La création de l’EUSPA marque une intention dont on n’a pas fini de constater les conséquences. L’Union européenne s’exprime par l’intermédiaire d’un commissaire, Thierry Breton, en charge de la politique industrielle, du marché intérieur, du numérique, de la défense et de l’espace. Le 8 novembre, après le sommet interministériel des pays membres de l’ESA, à Séville, ce dernier a déclaré que l’Union européenne « devait avoir le contrôle de la politique des lanceurs spatiaux aujourd’hui exercé par l’ESA ». Il souhaité « qu’à l’avenir, la politique des lanceurs soit définie et pensée dans le cadre de l’Union comme déjà fait pour Iris2, la future constellation de satellites de communications sécurisées ». Dans ce contexte, la liberté de politique spatiale de l’ESA est évidemment compromise mais celle du CNES maintenant coiffé par l’EUSPA l’est tout autant.

 

Des ambitions disproportionnées aux moyens 

Pour 2024, le budget du CNES est de 3,029 milliards dont 1,108 pour la participation de la France au budget de l’ESA et 0,898 pour le programme national auxquels s’ajoutent principalement 0,211 millions pour le Programme France 2030 (pour mémoire le périmètre des dépenses publiques de la France pour 2024 est de 492 milliards). Le budget de l’ESA est de 7,8 milliards ; celui de la NASA, de 27 milliards. On voit donc que l’effort de la France pour le spatial est très faible, tant au plan national qu’au plan international. Hors contribution à l’ESA, sa marge de manœuvre est limitée à un peu plus d’un milliard.

Enfin, la France, l’Europe et l’ESA traversent actuellement une crise touchant leurs moyens de lancements, donc leur autonomie d’accès à l’espace puisqu’il n’y a plus d’Ariane-5 (dernier lancement juillet 2023), que la première Ariane-6 ne pourra voler (au mieux) qu’en juin/juillet prochain, que le petit lanceur Vega-C peine à faire ses preuves, et que les autres jeunes pousses qui l’entourent n’ont pas encore poussé (et ne proposent dans un premier temps que des micro ou des mini lanceurs). Par ailleurs, les lancements d’Ariane-6 resteront nettement plus coûteux que ceux des Falcon-9 et Heavy de SpaceX.

Dans ce contexte, les projets du CNES semblent disproportionnés car ils sont tous azimuts.

D’abord, le site des lancements, le Centre spatial guyanais à Kourou sera actualisé pour être plus vert. Le ministre de tutelle, Bruno Le Maire (dont la responsabilité principale est l’économie) veut décarboner la filière en développant les champs de panneaux solaires (en Guyane, couverte en principe de forêts) ou l’exploitation locale de l’hydrogène vert (c’était peut-être une bonne idée avant, mais personne ne lui a dit que l’on passait aujourd’hui au méthane, beaucoup plus facile à utiliser). Ce sont nos concurrents Chinois ou Indiens qui doivent bien s’amuser. Mais SpaceX appréciera sûrement aussi.

Dans la même veine, un effort particulier sera fait pour suivre l’évolution du climat car, pour les Français, l’espace est avant tout un espace pour la Terre : mission franco-américaine SWOT (Surface Water and Ocean Topography), développement du SCO (Space for Climate Observatory), satellite TRISHNA (Thermal infraRed Imaging Satellite for High-resolution Natural resource Assessment) en coopération avec l’ISRO indienne, MicroCarb (pour mesurer la concentration en CO2).

Dans l’espace, le CNES travaille aussi et travaillera encore pour la défense française. Divers systèmes doivent être mis en place à l’horizon 2030 : satellites IRIS, satellites Celeste, satellites Syracuse-5, satellites Yoda, satellites Égide. Sur les années à venir, jusqu’en 2030, la dépense représente quelque six milliards d’euros (donc le plus gros des dépenses propres). La France se voit encore comme une grande puissance militaire mondiale. Peut-être sa vision est-elle un peu datée et trop large (sans compter que dans ce domaine plus que d’autres, l’autonomie d’accès à l’espace est indispensable).

Le CNES sera aussi présent dans les technologies de communication dites innovantes : Kinéis (intercommunication des objets), renforcement du système Cospas-Sarsat (qu’on peut voir comme le successeur de SOS), soutien à Galileo (analogue GPS) et projet IRIS2 (qui se veut le concurrent du Starlink d’Elon Musk, ce qui pour un pays qui se veut écologique est assez contradictoire).

Au-delà de l’espace pour la Terre, le CNES poursuivra ses participations à diverses missions scientifiques d’exploration du système solaire en fournissant divers équipements ou services d’importance variable : Juice (lunes de Jupiter) ; Euclid (origine de l’accélération de l’expansion de l’Univers) ; SuperCam de Perseverance (Mars) ; rover Idefix de la sonde MMX de la Jaxa avec la DLR (Phobos) ; participation à la mission SVOM de la Chine (sursauts gammas) ; participation à la mission chinoise Chang’e 6 avec l’instrument DORN (détection du radon sur la Lune) ; mission HERA (support aux deux cubesats Juventas et Milani, pour examiner l’impact de DART sur l’astéroïde Dimorphos) ; participation aux programmes EnVision (nature de l’activité géologique de Vénus) et LISA (ondes gravitationnelles).

 

Quelques initiatives porteuses d’espoir

Dans le domaine de l’ingénierie spatiale, une initiative intéressante, qui s’apparente à l’action de la NASA (via le NIAC) est le programme Connect by CNES. C’est le guichet du CNES dédié au NewSpace : idéation, incubation, financement, accélération, avec accompagnement technique. 250 entreprises en ont déjà bénéficié dont 35 startups dont la mise sur orbite a été accélérée. Avec 230 millions pour 2024, il y a de quoi faire. C’est pour moi, avec la recherche scientifique, le paragraphe le plus positif du budget, mais il faudrait que les sommes allouées soient conséquentes sur la durée, et on peut déjà constater que vu le nombre d’entreprises aidées, elles seront faibles pour chacune.

Le volet spatial du programme d’investissement public France 2030 lancé en 2022, avant les élections présidentielles, se rapproche de cette initiative (une suite possible). Dix commandes publiques et quatre appels à projets ont été lancés dans ce cadre pour des micro/mini lanceurs réutilisables et sur les micro/mini satellites en orbite. Il faut bien commencer quelque part, et l’initiative est porteuse d’espoir. Mais on est encore loin des lanceurs moyens ou lourds dont disposent les Américains ou les Chinois, et dont on a besoin si l’on veut jouer dans la cour des grands.

Ces deux dernières initiatives sont peut-être dans la ligne de ce que disait Philippe Baptiste des souhaits d’Emmanuel Macron pour le transport cargo : « ouvrir, comme pour les lanceurs, la voie aux initiatives privées en autorisant les paris les plus risqués ». Et on ne peut que l’approuver car c’est en prenant des risques que l’on peut vraiment innover et gagner des marchés.

L’action la plus intéressante est sans doute celle qu’elle entreprend dans l’exploration de l’espace profond et dans le NewSpace. Mais, concernant ce second secteur, on sait qu’il faut beaucoup d’argent pour développer une activité dans l’espace. À la différence de la NASA qui a acheté les vols de Falcon de SpaceX, ni l’ESA ni l’EUSPA n’auront de moyens aussi importants, et Ariane-6 non réutilisable coûtera toujours trop cher. La seule chance du NewSpace français sera donc l’intelligence dans l’innovation de jeunes pousses (comme Maia, HyPrSpace ou Latitude) et le support de grandes fortunes du secteur privé en plus du soutien, forcément limité, de l’État ou de l’Europe. C’est malheureusement là où le bât blesse, puisqu’en France il n’y a pas de fortune privée qui s’intéresse à l’espace (comme aux États-Unis pays de la science-fiction et pays d’origine du NewSpace). Des garanties données par l’État, via le CNES seraient sans doute utiles pour déclencher des soutiens extérieurs.

 

Rien dans le programme du CNES ne traduit un intérêt quelconque pour les vols habités

Décidément, les actions dans ce domaine sont en France totalement négligées sinon ignorées. C’est dommage, car la France et indirectement l’Europe, risquent d’être totalement absentes des seconds pas sur la Lune et des premiers pas sur Mars. L’Europe se comporte dans ce domaine comme dans celui du réutilisable en considérant que ce n’est pas digne d’elle de s’y intéresser (le réutilisable était bon pour le cowboy Musk mais il a fait sa fortune).

C’est d’autant plus regrettable que des recherches importantes devraient être menées sur l’effet des radiations sur le corps humain, notamment des radiations des rayons cosmiques HZE, les plus nocifs. Avec sa tradition de recherche médicale, la France pourrait œuvrer pour trouver des contre-mesures. Je ne voudrais pas omettre d’aborder le problème des vols en apesanteur. On connaît les dommages qu’ils causent, mais on ne voit dans le programme du CNES aucune mention de la contre-mesure majeure qui serait la mise en œuvre de la gravité artificielle. À mon avis, les très brillants dirigeants du CNES, cette élite intellectuelle de la France qui n’aurait pas l’idée de penser en dehors de la boîte, s’en moque totalement. Ce sera donc d’autres qui le feront, hélas !

On peut être déçu, mais il ne faut pas s’étonner, car depuis 2021, le CNES a à sa tête un homme qui a été voulu par le palais d’où la France est dirigée. Un polytechnicien haut fonctionnaire, qui n’avait pas de vocation particulière pour l’espace mais un intérêt très marqué pour l’informatique. L’ancien chef de cabinet de la ministre de l’Enseignement supérieur ambitionne de convertir définitivement le spatial français au numérique. C’est certes très important, mais est-ce vraiment le profil adéquat pour diriger une agence spatiale évoluant dans une concurrence débridée ? Pas sûr.

France 2024 : un système légal s’effondre, il en appelle un autre qui sera libéral ou fasciste

Commençons par un constat brutal mais nécessaire : l’édifice légal et constitutionnel de notre pays est contesté de part et d’autre pour des raisons différentes. Le Conseil constitutionnel en est le plus récent exemple mais, de plus en plus fréquemment, c’est la Cinquième République qui est mise en cause en tant que telle. Un système légal s’effondre, il en appelle un autre, qui sera ou vraiment libéral ou fasciste. L’entre-deux dans lequel nous nous trouvons depuis 1958, ce semi-libéralisme, mettons, est caduc : les signes en sont multiples. On peut choisir de les voir ou de considérer que la crise est passagère car due au macronisme, un exercice particulièrement vertical et solitaire du pouvoir. À moins que le macronisme ne soit la phase terminale de notre régime, ce qu’il est urgent d’acter avant qu’un régime illibéral ne profite de la situation de fragilité institutionnelle qui est la nôtre pour s’installer.

 

Le risque est réel : nos institutions n’ont pas la solidité de celles des États-Unis pour contrebalancer un pouvoir de type trumpiste. L’équilibre des pouvoirs n’est pas au rendez-vous de la Cinquième, ce que l’on sait déjà depuis fort longtemps. Ses critiques ont été nombreux, au premier rang desquels Raymond Aron qui n’a « jamais été gaulliste » selon le mot du Général lui-même. Le Parlement est faible, le président est trop puissant : sous un régime composé d’extrêmes, la Constitution actuelle offre trop peu de limitations envers le pouvoir exécutif.

Sous le second quinquennat Macron, le contre-pouvoir réel du pays se révèle être en réalité le Conseil constitutionnel, bien davantage que le Parlement. C’est inédit, mais il faut en prendre acte. La remise en question du Conseil des « Sages », inédite elle aussi, est un constat qui s’impose également.

Que faut-il en conclure ? Que le système légal actuel est en fin de vie, ce qui nous place dans une situation dangereuse en même temps qu’elle représente l’opportunité unique de pouvoir renouveler et revitaliser notre système politique. Les deux vont de pair : le risque de faire encore moins bien que la Cinquième, régime hybride — semi-libéral ou semi-autoritaire, on l’a dit— ou en revanche, beaucoup mieux. Ou bien nous basculons pour de bon dans un régime de type fasciste, ou bien nous devenons un régime pleinement libéral, c’est-à-dire parlementaire, dans lequel la fonction présidentielle retrouve sa juste place — voire disparaît (c’est un autre sujet, quoique corrélé). Vu le climat de tensions du pays dont la crise des agriculteurs n’est qu’une énième illustration, le risque est grand qu’une dérive autoritaire s’installe en France.

Comment y échapper ?

Il y a deux conditions impératives pour qu’un renouvellement institutionnel et politique se passe dans de bonnes conditions : c’est que la notion de légitimité et celle de légalité veuillent à nouveau dire quelque chose. Qu’on songe seulement aux procès en légitimité de l’élection d’Emmanuel Macron qui n’ont cessé de fleurir depuis le début de sa seconde mandature : on peut considérer que ces procès faits au président sont eux-mêmes illégitimes, il n’en demeure pas moins que le sentiment d’une « illégitimité présidentielle » s’est propagé et qu’il faut lui donner droit de cité — ce qui ne veut pas dire qu’on le cautionne ou qu’on l’approuve. La récurrence de ce procès doit nous interpeller : on ne peut en rester à sa seule condamnation, il demande à être pris au sérieux.

Qu’on songe par ailleurs à la manière dont les lois sont désormais appliquées à géométrie variable selon que des agriculteurs s’attaquent à des bâtiments publics ou que des manifestants contre la réforme des retraites, ou des Gilets jaunes, commettent des infractions : l’intervention du ministre de l’Intérieur au 20 heures de TF1 jeudi 25 janvier dernier a suscité un tollé de réactions bien compréhensibles face au propos par lui prononcés : « Est-ce qu’on doit les [les agriculteurs] laisser faire ? Oui, on doit les laisser faire » quand bien même ceux-ci portent gravement atteinte à l’ordre public. « Deux poids deux mesures » semblent s’appliquer, comme l’a alors justement rétorqué Gilles Bouleau au ministre. Il y a là un symptôme d’un dysfonctionnement sans précédent dans l’application de nos lois qui laisse entrevoir, béante, une rupture d’égalité entre les citoyens. Cette rupture est elle-même annonciatrice d’un mal plus grave : l’effondrement du système légal dans son ensemble. Dès lors que certaines catégories de citoyens sont privilégiées par rapport à d’autres, le pacte démocratique est mis à mal, et la concorde civile, menacée. La légitimité et la légalité fracturées, c’est l’appareil étatique lui-même qui se retrouve à vaciller dangereusement.

 

La Légalité et la Légitimité marchent ensemble, quoiqu’elles ne se situent pas sur le même plan : l’une relève du juridique, de l’appareil législatif, quand l’autre relève du moral et du politique.

Complémentaire l’une de l’autre, leur combinaison, selon des modalités qui varient en fonction du type de régime, produit les conditions de l’exercice d’un pouvoir plus ou moins stable, c’est-à-dire respecté. L’une et l’autre viennent-elles à être contestées, l’État de droit n’est plus garanti, mettant en péril l’ordre politique jusque-là en vigueur. Son effondrement constitue la première étape d’une Révolution. Ce qu’il importe de comprendre, c’est que légitimité et légalité vont de pair, et que la légalité découle seulement de la première. Les lois ont force de loi pour autant que leur légitimité, — ce mélange intime de raison, de sensibilité, de tact et de lucidité qui fait qu’on croit dans ce qu’on vote— de laquelle elles découlent, est respecté. La légitimité de lois légalement établies, c’est-à-dire votées et promulguées, n’est jamais acquise pour toujours quand bien même l’appareil légal est dûment établi : on peut cesser de penser que ces lois sont légitimes tout en sachant qu’elles sont légales, à l’instar de certaines positions sur la réforme des retraites. Une avalanche de formalisme et de procédures techniques est venue noyer le fait que l’assentiment populaire n’était pas là : la légalité a supplanté la légitimité — c’est littéralement inverser l’ordre des choses quoiqu’il y ait eu une élection, prise à tort pour un blanc-seing perpétuel.

C’est la transgression ultime du macronisme : malgré son élection légale et la légalité de son élection, Emmanuel Macron s’est assis sur le principe de légitimité, il en a fait fi. Or, il faut plus que des lois pour faire que les lois fassent loi, et c’est cette assise politico-morale qui fait aujourd’hui défaut à la France en 2024. Quand tout passe en force, rien ne passe légitimement, rien ne peut bien se passer. Il y a un effet d’usure qui mine souterrainement et de l’intérieur la force de nos institutions qui sont comme un arc trop tendu dont l’élastique a été usé jusqu’au point de rupture.

Le génie politique français est atone : il faut le réinventer. Comment cela ?

L’unique remède est de repenser la légitimité du pouvoir, donc aussi le pouvoir de la légitimité. Cela ne relève pas du juridique et du législatif, mais d’abord d’inclinations politiques aussi bien que d’une convergence morale entre les citoyens : c’est de l’alchimie entre les deux que viendra la solution, mélange de confiance et d’assentiment à l’endroit d’une nouvelle proposition politique solide qui prend le mal à la racine — très ancienne. D’aucuns pourraient préférer à cet égard l’antienne autoritaire à l’option libérale, d’autant que le macronisme a gravement entamé le crédit du libéralisme politique, en étant son faussaire bien plutôt que son accomplissement. C’est aux (vrais) libéraux français de faire en sorte que l’option libérale prévale entre toutes en expliquant que le macronisme a été une contrefaçon du libéralisme et non sa réalisation. C’est sans doute là la tâche la plus difficile.

Cette option est néanmoins de très loin la plus souhaitable du point de vue de la garantie des libertés publiques et individuelles tout comme de l’efficacité dans la prise de décisions. La légitimité de l’homme fort, de Napoléon à Emmanuel Macron, est en péril : c’est l’illusion d’une efficacité dans l’action. Débarrassons-nous de ce mythe encombrant, plutôt de que le renforcer encore, ce qui est, hélas, toujours possible. Soyons conscient que le statu quo de la situation actuelle ne tiendra pas dans la durée : semblablement à une falaise, on ne retient pas une légalité qui s’effondre, et c’est bien ce qui semble se produire et devant quoi il ne faut pas avoir peur. Ou bien on optera (hélas) pour un césarisme renforcé ou bien pour sa mise entre parenthèse, qu’on espèrera pérenne. La légitimité du pouvoir, c’est-à-dire le génie de la Cinquième République gaulliste, étant en train de s’écrouler : il faut se préparer à en faire advenir une nouvelle.

Comment la Russie et l’Iran se servent de l’Afrique pour déstabiliser l’Europe

Ces deux dernières années ont été marquées par des agissements coordonnés de la Russie dans la bande saharo-sahélienne, au Mali, au Burkina Faso et au Niger. Mais ces avancées politiques, militaires et économiques russes, au détriment de la France, ne sont pas isolées. Elles sont accompagnées par une démarche géographiquement identique de la République islamique d’Iran. Une troisième stratégie est également à l’œuvre, à travers l’apparition de candidats populistes aux élections dans d’autres pays francophones. La France et l’Union européenne accepteront-elles cette attaque stratégique sur le flanc sud du continent européen ?

Nous assistons depuis deux ans au développement de l’activité du groupe paramilitaire russe Wagner dans trois pays de la bande saharo-sahélienne, au détriment de la présence française dans les domaines politiques et militaires.

 

Un stratégie russe globale et planifiée

Les activités de Wagner, visant à la prise du pouvoir civil par des éléments militaires, constituent la partie très visible de la stratégie russe. Cette dernière s’accompagne d’une action informationnelle au sens large, orientée directement vers la population. Elle repose sur la mise en place de leaders et de relais d’opinion, à l’exemple de Nathalie Yamb (surnommée la Dame de Sotchi) et Kémi Seba. Leur action repose sur l’utilisation intensive des réseaux sociaux, dans lesquels sont diffusées des informations spécialement formatées. Cette stratégie de communication s’appuie également sur une capacité organisationnelle et financière de mobilisation des foules, avec slogans et pancartes ciblant la présence française, dont on a vu la mise en œuvre dans les trois pays du Sahel.

[Enquête I/II] Ethnocide des Touareg et des Peuls en cours au Mali : les victimes de Wagner témoignent

Ce dispositif apparaît donc global, et en conséquence particulièrement organisé. Cela implique l’élaboration d’un véritable plan, avec le temps nécessaire à la préparation de l’ensemble du processus. Ce que nous avons vu au cours de ces deux dernières années a donc été préparé très en amont. Le premier sommet Russie-Afrique de Sotchi en octobre 2019 a constitué le lancement visible de la stratégie du retour vers l’Afrique, élargie à l’ouest du continent. Depuis 2016, le Centre pour les Études Internationales et Stratégiques (CSIS), basé à Washington, avait identifié les activités de sociétés militaires privées (SMP) russes en Centrafrique, au Soudan, au Mozambique et Madagascar. L’établissement du plan global remonte donc très probablement au début des années 2010.

Dans l’ensemble de ce plan vers le Sahel, la Russie n’agit pas seule, elle est en plus accompagnée de son allié, la République islamique d’Iran.

 

Une stratégie iranienne silencieuse

L’Iran a commencé, depuis plusieurs années également, à mettre en œuvre une stratégie politique, économique, et d’influence dans la région Sahélienne.

L’action diplomatique la plus récente vient de se dérouler en ce début d’année avec le Mali, où le Conseil National de Transition (CNT) vient d’annoncer l’ouverture dès cette année de deux facultés de l’Université d’Iran « une technique et professionnelle, l’autre, un centre d’innovation informatique ». Cette annonce a été faite après une rencontre entre le président du CNT et l’ambassadeur d’Iran, M. Salehani. Ce dernier avait été reçu il y a trois mois par le ministre de la Défense, le colonel Sadio Camara, un des hommes forts de l’équipe au pouvoir.

À cette même période, le ministre des Affaires étrangères iranien, Hossein Amir Abdollahian, recevait à Téhéran le chef de la diplomatie du Niger, Bakary Yaou Sangaré. Ce dernier a rencontré le président iranien Raïssi qui a décrit « la résistance du peuple nigérien contre les politiques hégémoniques européennes comme étant le témoignage du refus du colonialisme par l’Afrique », selon les termes du communiqué de la présidence iranienne. Le positionnement politico-diplomatique anti-français, à l’image de la stratégie du Kremlin, est clair.

En ce qui concerne le Burkina Faso, la République islamique d’Iran a signé, à Ouagadougou, toujours à l’automne dernier, huit accords de coopération. Parmi ceux-ci figure un mémorandum d’entente dans les domaines de la coopération énergétique et minière, la coopération scientifique et technique dans le domaine de l’industrie pharmaceutique, et le développement de l’enseignement supérieur.

Dans la défense et la sécurité, Ouagadougou et Téhéran ont exprimé « leur volonté de coopérer dans ces domaines et décident de poursuivre les concertations à travers des canaux plus appropriés », a expliqué, dans un communiqué, le ministère des Affaires étrangères du Burkina Faso. La prochaine commission mixte de coopération entre les deux pays se tiendra à Téhéran en 2025. La coopération est globale et s’inscrit dans une volonté de continuité.

La diplomatie africaine de Téhéran apparaît donc comme un effet miroir de la politique africaine russe. La stratégie globale de déstabilisation de l’Afrique francophone s’inscrit également dans un troisième volet, celui de la mise en avant de candidat populiste à l’image d’Ousmane Sonko au Sénégal.

 

La perturbation populiste au Sénégal

Le populisme se définit selon Jean-Pierre Rioux, historien de la France contemporaine, comme « l’instrumentalisation de l’opinion du peuple par des personnalités politiques, et des partis, qui s’en prétendent des porte-parole, alors qu’ils appartiennent le plus souvent aux classes sociales supérieures ».

Tel apparaît Ousmane Sonko, opposant au président sortant Macky Sall. Ancien inspecteur principal à l’Inspection générale des impôts et domaines, ancien député, et actuellement maire d’une ville de plus de 200 000 habitants, Ziguinchor.

Homme de rupture, radié de son poste dans l’administration en 2016, pour manquement au devoir de réserve, il s’est politiquement positionné comme « antisystème » alors qu’il en est issu. Dans la ligne de ce positionnement, il n’apparaît pas porteur d’un programme précis, mais se concentre sur une critique systématique du président et du gouvernement.

Dans son discours, le populiste se caractérise par une stratégie d’attaque et de polémique. Telle fut son option lors de la précédente campagne électorale en 2019. Il n’a pas lésiné sur les moyens verbaux pour attaquer directement la personne de Macky Sall, le décrivant comme « un homme malhonnête, un partisan du népotisme et un dictateur qui ôte à son peuple la liberté d’expression » (Étude lexicologique de la campagne – BA Ibrahima Enseignant-chercheur, Dakar). Le président était présenté comme favorisant les intérêts français au détriment des « enfants du pays ». Utilisation, hélas trop connue, de l’argument de la France, exploiteuse des richesses au détriment des habitants. Argument russe, argument iranien…

Les tentatives de déstabilisation de l’Afrique francophone apparaissent donc au confluent de plusieurs stratégies et de plusieurs États, depuis des années. Ne faut-il pas s’interroger sur l’aveuglement et la surdité des services français qui n’ont détecté aucune de ces vibrations, et qui n’ont pu, en conséquence, ni lancer les alertes préalables, ni mettre en place les contre-feux nécessaires.

Avant son remplacement par Stéphane Séjourné, Catherine Colonna, ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, a sommé l’Iran d’arrêter ses ingérences au Moyen-Orient. Ne conviendrait-il pas d’élargir le champ d’observation au continent africain ?

Article publié par La Tribune le 16 Janvier 2024, offert par l’auteur à Contrepoints.

NB : le ministre français des Affaires Etrangères Stéphane Séjourné vient de rencontrer le ministre iranien des Affaires Etrangères à New York le 23 janvier. Leur poignée de main était chaleureuse et le ministre s’est abstenu de mettre en garde son homologue iranien.

« Le coût de la décarbonisation sera très lourd » grand entretien avec Éric Chaney

Éric Chaney est conseiller économique de l’Institut Montaigne. Au cours d’une riche carrière passée aux avant-postes de la vie économique, il a notamment dirigé la division Conjoncture de l’INSEE avant d’occuper les fonctions de chef économiste Europe de la banque américaine Morgan Stanley, puis de chef économiste du groupe français AXA.

 

Y-a-t-il des limites à la croissance ?

Loup Viallet, rédacteur en chef de Contrepoints – En France, de plus en plus de voix s’élèvent en faveur d’une restriction de la production. Ralentissement, croissance zéro, décroissance, les partisans de ce mouvement idéologique partagent une approche malthusienne de l’économie. La croissance économique aurait des limites écologiques que l’innovation serait incapable de faire reculer. Cette thèse est au cœur d’un ouvrage souvent présenté comme une référence : le rapport du club de Rome de 1972 aussi appelé Rapport Meadows sur les limites de la croissance. Ses conclusions sont analogues à celles publiées l’année dernière dans le dernier rapport en date du Club de Rome, Earth for All. Quelle méthode scientifique permet-elle d’accoucher sur de telles conclusions ? À quel point est-elle contestable ? Comment expliquez-vous le décalage entre l’influence médiatique de ces idées et l’absence total de consensus qu’elles rencontrent parmi les chercheurs en économie et la majorité des acteurs économiques ?

Éric Chaney – Les thèses malthusiennes ont en effet le vent en poupe, encore plus depuis la prise de conscience par un grand nombre -surtout en Europe- de l’origine anthropomorphique du changement climatique causé par les émissions de gaz à effet de serre (GES, CO2 mais pas seulement). Le Rapport Meadows de 1972, commandé par le Club de Rome, avait cherché à quantifier les limites à la croissance économique du fait de la finitude des ressources naturelles. Si les méthodes développées au MIT à cet effet étaient novatrices et intéressantes, les projections du rapport originel étaient catastrophistes, prévoyant un effondrement des productions industrielle et alimentaire mondiales au cours de la première décennie du XXIe siècle. Rien de tel ne s’est produit, et malgré de nombreuses mises à jour du rapport Meadows, certes plus sophistiquées, les prévisions catastrophiques fondées sur l’apparente contradiction entre croissance « infinie » et ressources finies ne sont pas plus crédibles aujourd’hui qu’elles ne l’étaient alors.

Contrairement aux modèles développés à la même époque par William Nordhaus (prix Nobel d’économie en 2018), les modèles prônant la croissance zéro ou la décroissance n’intégraient pas de modélisation économique approfondie, pas de prix relatifs endogènes, ni même les gaz à effet de serre dont on sait depuis longtemps que les conséquences climatiques peuvent être véritablement catastrophiques.

Rappelons que Nordhaus publia en 1975 un article de recherche intitulé « Can we control carbon dioxide ». Malgré sa contribution essentielle à l’analyse économique des émissions de GES –Nordhaus est le premier à avoir explicité le concept de coût virtuel d’une tonne de CO2, c’est-à-dire la valeur présente des dommages futurs entraînés par son émission — il est vilipendé par les tenants des thèses décroissantistes, et c’est peut-être là qu’il faut chercher l’origine des dissonances cognitives qui les obèrent. Nordhaus est un scientifique, il cherche à comprendre comment les comportements économiques causent le changement climatique, et à en déduire des recommandations. Il est convaincu qu’à cet effet, les mécanismes de marché, les incitations prix en particulier sont plus efficaces que les interdictions. Il est techno-optimiste, considérant par exemple que les technologies nucléaires (y compris la fusion) lèveront les contraintes sur la production d’énergie. Alors que le camp décroissantiste est avant tout militant, le plus souvent opposé au nucléaire, bien qu’il s’agisse d’une source d’énergie décarbonée, et anticapitaliste, comme l’a bien résumé l’un de ses ténors, l’économiste Timothée Parrique, qui affirme que « la décroissance est incompatible avec le capitalisme ».

Pratiquement, je ne crois pas que ce courant de pensée ait une influence déterminante sur les décisions de politique économique, ni dans les démocraties, et encore moins dans les pays à régime autoritaire. En revanche, les idées de Nordhaus ont été mises en œuvre en Europe, avec le marché des crédits carbone (ETS, pour Emissions Trading System, et bientôt ETS2), qui fixe des quotas d’émission de CO2 décroissant rapidement (-55 % en 2030) pour tendre vers zéro à l’horizon 2050, et laisse le marché allouer ces émissions, plutôt que d’imposer des normes ou de subventionner telle ou telle technologie. De même la taxation du carbone importé que l’Union européenne met en place à ses frontières (difficilement, certes) commence à faire des émules, Brésil et Royaume-Uni entre autres, illustrant l’idée de Clubs carbone de Nordhaus.

 

Liens entre croissance et énergie

L’augmentation des émissions de gaz à effet de serre est-elle proportionnelle à la croissance de la production de biens et de services ?

Au niveau mondial, il y a en effet une forte corrélation entre les niveaux de PIB et ceux des émissions de CO2, à la fois dans le temps, mais aussi entre les pays.

Pour faire simple, plus une économie est riche, plus elle produit de CO2, en moyenne en tout cas. Il ne s’agit évidemment pas d’un hasard, et, pour une fois, cette corrélation est bien une causalité : plus de production nécessite a priori plus d’énergie, qui nécessite à son tour de brûler plus de charbon, de pétrole et de gaz, comme l’avait bien expliqué Delphine Batho lors du débat des primaires au sein des écologistes.

Mais il n’y a aucune fatalité à cette causalité, bien au contraire.

Prenons à nouveau l’exemple de l’Union européenne, où le marché du carbone fut décidé en 1997 et mis en œuvre dès 2005. Entre 2000 et 2019, dernière année non perturbée par les conséquences économiques de la pandémie, le PIB de l’Union européenne a augmenté de 31 %, alors que l’empreinte carbone de l’Union, c’est-à-dire les émissions domestiques, plus le carbone importé, moins le carbone exporté, ont baissé de 18 %, selon le collectif international d’économistes et de statisticiens Global Carbon Project. On peut donc bien parler de découplage, même s’il est souhaitable de l’accentuer encore.

En revanche, l’empreinte carbone des pays hors OCDE avait augmenté de 131 % sur la même période. Pour les pays moins avancés technologiquement, et surtout pour les plus pauvres d’entre eux, la décroissance n’est évidemment pas une option, et l’usage de ressources fossiles abondantes comme le charbon considéré comme parfaitement légitime.

 

Le coût de la décarbonation

Que répondriez-vous à Sandrine Dixson-Declève, mais aussi Jean-Marc Jancovici, Philippe Bihouix et tous les portevoix de la mouvance décroissantiste, qui estiment que la « croissance verte » est une illusion et que notre modèle de croissance n’est pas insoutenable ?

Je leur donne partiellement raison sur le premier point.

Pour rendre les difficultés, le coût et les efforts de la décarbonation de nos économies plus digestes pour l’opinion publique, les politiques sont tentés de rosir les choses en expliquant que la transition énergétique et écologique créera tant d’emplois et de richesse que ses inconvénients seront négligeables.

Mais si l’on regarde les choses en face, le coût de la décarbonation, dont le récent rapport de Jean Pisani et Selma Mahfouz évalue l’impact sur la dette publique à 25 points de PIB en 2040, sera très lourd. Qu’on utilise plus massivement le prix du carbone (généralisation de l’ETS), avec un impact important sur les prix, qui devront incorporer le renchérissement croissant du carbone utilisé dans la production domestique et les importations, ou qu’on recoure à des programmes d’investissements publics et de subventions massifs, à l’instar de l’IRA américain, le coût sera très élevé et, comme toujours en économie, sera payé au bout du compte par le consommateur-contribuable.

Tout au plus peut-on souhaiter que la priorité soit donnée aux politiques de prix du carbone, impopulaires depuis l’épisode des Gilets jaunes, mais qui sont pourtant moins coûteuses à la société que leurs alternatives, pour un même résultat en termes de décarbonation. Le point crucial, comme le soulignent les auteurs du rapport précité, est qu’à moyen et encore plus à long terme, le coût pour la société de ne pas décarboner nos économies sera bien supérieur à celui de la décarbonation.

J’ajouterais que si les statisticiens nationaux avaient les moyens de calculer un PIB corrigé de la perte de patrimoine collectif causée par la dégradation de l’environnement et le changement climatique – ce qu’on appelle parfois PIB vert, par définition inférieur au PIB publié chaque trimestre – on s’apercevrait que la croissance du PIB vert est plus rapide que celle du PIB standard dans les économies qui réduisent leurs atteintes à l’environnement et leurs émissions de GES. Sous cet angle, vive la croissance verte !

Sur le second point, je crois la question mal posée.

Il n’y a pas de « modèle de croissance » qu’on puisse définir avec rigueur. Il y a bien des modèles de gestion de l’économie, avec, historiquement, les économies de marché capitalistes (où le droit de propriété est assuré par la loi) d’un côté et les économies planifiées socialistes (où la propriété de l’essentiel des moyens de production est collective) de l’autre.

Mais ces deux modèles économiques avaient -et ont toujours pour leurs partisans- l’objectif d’augmenter la richesse par habitant, donc de stimuler la croissance. Du point de vue privilégié par Sandrine Dixson-Declève ou Jean-Marc Jancovici, celui de la soutenabilité, le modèle capitaliste devrait être préférable au modèle socialiste, qui, comme l’expérience de l’Union soviétique (disparition de la Mer d’Aral), de la RDA (terrains tellement pollués que leur valeur fut jugée négative lors des privatisations post-unification) ou de la Chine de Mao (où l’extermination des moineaux pour doubler la production agricole causa l’une des plus grandes famines de l’histoire de la Chine à cause des invasions de sauterelles) l’ont amplement démontré, prélevait bien plus sur le patrimoine naturel que son concurrent capitaliste.

La bonne question est celle des moyens à mettre en œuvre pour décarboner nos économies.

Réduire autoritairement la production comme le souhaitent les décroissantistes cohérents avec leurs convictions, demanderait l’instauration d’un régime politique imposant une appropriation collective des entreprises, puis une planification décidant ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas. Ne parlons pas de « modèle de croissance », mais de modèle économique, et le débat sera bien plus clair. Je suis bien entendu en faveur d’un modèle préservant la liberté économique, mais en lui imposant la contrainte de décarbonation par une politique de prix du carbone généralisée, la difficulté étant de faire comprendre aux électeurs que c’est leur intérêt bien compris.

 

Quand la Chine s’endormira

La tertiarisation de l’économie chinoise et le vieillissement de sa population sont deux facteurs structurant un ralentissement de la productivité. La croissance chinoise a-t-elle fini son galop ?

Oui, le régime de croissance de la Chine a fondamentalement changé au cours des dernières années. Après la libéralisation économique de Deng Xiaoping et l’application au-delà de toute prévision de son slogan, « il est bon de s’enrichir » grâce à l’insertion dans l’économie mondiale et à l’ouverture aux capitaux et technologies occidentales, la Chine a connu un rythme de développement et d’enrichissement (en moyenne, car les disparités villes-campagnes sont toujours profondes) unique dans l’histoire de l’humanité. Les masses chinoises sont sorties de la misère sordide dans laquelle les seigneurs de la guerre, puis l’occupation japonaise, puis enfin le régime maoïste les avait condamnées.

Mais la croissance « à deux chiffres » était tirée par le rattrapage technologique côté offre, l’investissement et les exportations côté demande, et ces moteurs ne peuvent durer éternellement. Côté offre, le rattrapage devient plus difficile lorsqu’on s’approche des standards mondiaux, ce que l’Europe a compris après 1970, d’autant plus que la rivalité stratégique avec les États-Unis réduit encore l’accès à l’innovation de pointe étrangère.

En interne, la reprise en main des entreprises par le Parti communiste, et la préférence donnée à celles contrôlées par l’État, l’obsession du contrôle du comportement de la population, réduisent considérablement la capacité d’innovation domestique, comme le fait remarquer depuis longtemps mon ancien collègue Stephen Roach.

Du côté de la demande, la Chine pourrait bien être tombée dans la trappe à dette qui a caractérisé l’économie japonaise après l’éclatement de ses bulles immobilières et d’actions du début des années 1970, en raison de l’excès d’offre immobilière et de l’immense dette privée accumulée dans ce secteur. Richard Koo avait décrit cette maladie macroéconomique « récession de bilan » pour le Japon. Les dirigeants chinois étaient hantés depuis longtemps par ce risque, qui mettrait à mal l’objectif de Xi Jinping de « devenir (modérément ajoute-t-il) riche avant d’être vieux », mais, paradoxalement, la re-politisation de la gestion économique pourrait bien le rendre réel. Comme la population active baisse en Chine depuis maintenant dix ans, et qu’elle va inévitablement s’accélérer, la croissance pourrait bien converger vers 3 % l’an, ce qui serait à tout prendre encore une réussite pour l’élévation du niveau de vie, voire encore moins, ce qui deviendrait politiquement difficile à gérer.

 

Dépendance au marché chinois

Faut-il anticiper un découplage de l’économie chinoise avec les économies de l’Union européenne et des États-Unis, dont de nombreux marchés sont devenus dépendants des importations chinoises ? Si celui-ci advenait, quels pays concernerait-il en priorité ?

L’économie chinoise occupe une place centrale dans l’économie mondiale, même si elle n’est pas tout à fait l’usine du monde comme on se plaisait à le dire avant 2008. Les tensions stratégiques avec les États-Unis mais aussi avec l’Europe, la réalisation par les entreprises que la baisse de coût permise par la production en Chine avaient un pendant. Je veux parler du risque de disruption brutale des chaînes d’approvisionnement comme ce fut le cas lors de l’épidémie de covid et des décisions de fermetures de villes entières avant que la politique (imaginaire) de zéro-covid ne fut abandonnée, mais aussi du risque d’interférence excessive des autorités chinoises.

La tendance précédente s’en est trouvée rompue.

Jusqu’en 2008, le commerce mondial croissait deux fois plus vite que le PIB mondial, en raison de l’ouverture de la Chine. De 2008 à 2020, il continua de croître, mais pas plus vite que la production. Depuis 2022, le commerce mondial baisse ou stagne, alors que la croissance mondiale reste positive. C’est la conséquence de la réduction du commerce avec la Chine. On peut donc bien parler de découplage, mais pour la croissance des échanges commerciaux, pas vraiment pour le niveau des échanges avec la Chine qui restent et resteront longtemps dominants dans le commerce mondial, sauf en cas de conflit armé.

En Europe, l’économie la plus touchée par ce renversement de tendance est évidemment l’Allemagne, dont l’industrie avait misé massivement sur la Chine, à la fois comme client pour son industrie automobile et de machines-outils, mais aussi pour la production à destination du marché chinois ou des marchés asiatiques. Ajouté au choix stratégique néfaste d’avoir privilégié le gaz russe comme source d’énergie bon marché, l’affaiblissement des échanges avec la Chine entraîne une profonde remise en question du modèle industriel allemand.

 

Impacts respectifs des élections européennes et américaines sur l’économie mondiale

Les élections européennes se tiendront en juin prochain. Les élections présidentielles américaines auront lieu cinq mois après, en novembre 2024. J’aimerais vous inviter à comparer leurs impacts potentiels sur l’avenir des échanges internationaux. Quels scénarios électoraux pourraient déboucher sur un ralentissement économique ? Sur une régionalisation des échanges ? Sur une croissance des conflits territoriaux ?

J’ai conscience que cette comparaison est limitée, l’Union européenne n’est pas un État fédéral, et il ne s’agit pas de scrutins analogues. Cependant, ces deux moments électoraux auront des conséquences concrètes et immédiates sur les orientations macroéconomiques à l’œuvre sur les deux premières économies du monde.

En cas de victoire de Donald Trump le 4 novembre, les échanges commerciaux avec les États-Unis seraient fortement touchés, avec une politique encore plus protectionniste qu’avec Biden, et un dédain complet pour toute forme de multilatéralisme.

Là encore, l’économie la plus touchée en Europe serait l’Allemagne, mais ne nous faisons pas d’illusions, toute l’Europe serait affaiblie. Plus important encore, une administration Trump cesserait probablement de soutenir financièrement l’Ukraine, laissant l’Union européenne seule à le faire, pour son propre intérêt stratégique. Ce qui ne pourrait qu’envenimer les relations au sein de l’Union, et restreindre les marges de manœuvre financières.

Enfin, une victoire de Trump signerait la fin de l’effort de décarbonation de l’économie américaine engagé par l’administration Biden à coups de subventions. Les conséquence pour le climat seraient désastreuses, d’autant plus que les opinions publiques européennes pourraient en conclure qu’il n’y a pas grand intérêt à faire cavalier seul pour lutter contre le changement climatique.

En revanche, les élections au Parlement européen ne devraient pas voir d’incidence significative sur nos économies. Le sujet ukrainien sera l’un des plus sensibles à ces élections, mais le pouvoir de décision restant essentiellement aux États, le changement ne serait que marginal.

Vous souhaitez réagir à cet entretien ? Apporter une précision, un témoignage ? Ecrivez-nous sur redaction@contrepoints.org

Javier Milei : pas si fou « El Loco »

Peste et famine vont sévir, le délire ultralibéral anéantir les acquis sociaux, et les sauterelles ravager les cultures. C’est, à peine caricaturé, la réaction de la plus grande partie de la presse française (notamment Ouest France, FranceTVinfo, France24, LaTribune, Alternatives économiques…) à l’arrivée au pouvoir, le 10 décembre, en Argentine de Javier Milei, élu sur un programme libertarien, c’est-à-dire de réduction drastique du rôle de l’État sur les plans économique et sociétal.

Le récit dominant en France serait que l’économie argentine, déjà engluée dans une profonde crise caractérisée par une corruption endémique et une inflation de 160 %, la plus élevée au monde actuellement, allait être définitivement mise à terre par cette expérience ultralibérale absurde tentée par « el loco » (le fou, surnom de Javier Milei) dont on se demande bien par quel aveuglement 55 % d’Argentins ont voté pour lui.

 

L’annonce d’un désastre peut-être un peu prématurée

Les médias racontent, avec quasi-jubilation, que des « manifestations monstres » se déroulent aux quatre coins du pays contre l’appauvrissement déjà perceptible et la « casse sociale ». Et, selon eux, des électeurs de Javier Milei regretteraient déjà leur choix. En fait, les manifestations monstres se résument pour l’instant à trois cortèges en dix jours d’une dizaine de milliers de personnes dans Buenos Aires, où le syndicat CGT a appelé à une grève générale le 24 janvier qui constituera un test crucial.

Quant à la casse sociale, elle peut difficilement faire encore sentir ses effets pour la bonne raison que la première vague de décisions économiques du nouveau président n’est pas encore vraiment entrée en vigueur, à l’image des privatisations d’ampleur, qui prendront des mois, ou la réduction de la durée d’indemnisation du chômage, actuellement de 9 à 12 mois, pour la ramener aux normes habituelles dans cette partie du monde (une horreur évidemment vue de Paris où, de 18 à 28 mois, elle est la plus longue de la planète, avec le Danemark et l’Espagne). En gros, la presse française se fait l’écho d’une souffrance qui n’est pas encore perceptible. Bien que douleur il y aura, effectivement, comme l’a d’ailleurs admis Javier Milei en évoquant six premiers mois difficiles.

Les seules mesures en passe d’être ressenties sont la baisse des subventions à la consommation de produits de première nécessité à partir du 1er janvier, subventions truffées – l’expérience le montre partout dans le monde – , d’effets pervers sur l’offre des biens et services concernés. Ces mesures, sont en outre, très coûteuses pour l’État. Ainsi que la suppression de 300 normes et règlement, dont la plus emblématique est l’encadrement des loyers. Cette dernière suppression a été particulièrement clouée au pilori par une presse française qui ne semble pas envisager que des prix administrés suscitent généralement des pénuries. D’un effet immédiat, via le renchérissement des produits importés, a aussi été la dévaluation de 50 % du peso, dont le cours, à vrai dire, était insoutenable à moyen terme.

 

Vous reprendrez bien un petit peu de banqueroute ?

À l’inverse, visiblement, d’une bonne partie de la presse française, les Argentins ont compris dans leur majorité qu’il ne fallait plus foncer dans le mur en klaxonnant et que les demi-mesures hésitantes, un pas en avant, deux en arrière, ne suffiraient pas.

Il faut savoir, en effet, ce qui peut paraître inconcevable à des cercles parisiens médiatiques, universitaires ou politiques biberonnés à l’étatisme comme horizon indépassable du genre humain et convaincus que l’argent public serait infini et gratuit, que l’État argentin était acculé. C’était d’ailleurs la raison principale du vote des Argentins en faveur d’une politique moins dépensière (en sus de leur colère contre l’inflation et la corruption, contrepartie quasi automatique d’un État très interventionniste). Les dépenses publiques sont équivalentes en Argentine à 41 % du revenu national, ce qui, vu de France où elles frôlent 65 % du PIB, record du monde, peut paraître petit bras, mais est très élevé pour un pays à revenu intermédiaire. La dette argentine, « seulement » 73 % du PIB mais là aussi c’est beaucoup pour un pays émergent, était notée CCC par les agences de notation, dernier cran avant le constat d’un défaut de paiement.

Les Argentins ont payé pour en voir les effets, avec celui survenu il y a exactement vingt-deux ans.

À l’intention des Français qui ont perdu l’expérience de la banqueroute depuis 1794 et dont certains, à la culture économique disons… perfectible, tonnent parfois « eh bien on ne remboursera pas et puis voilà », un défaut de paiement, cela a une conséquence simple : du jour au lendemain les prêteurs, qui savent qu’ils ne reverront plus jamais une bonne partie de leurs créances, ne vous prêtent plus. Cela implique donc que si l’État empruntait 35 chaque fois qu’il dépensait 100, ce qui est, exemple pris totalement au hasard, actuellement le cas en France, il doit, soit ramener ses dépenses à 65, et pas à moyen terme, non, en quelques jours, c’est-à-dire soit diminuer d’un tiers les salaires ou les effectifs des fonctionnaires, soit augmenter ses recettes de 50 %, pour qu’elles passent de 65 à 100. C’est-à-dire doubler le barème de l’impôt sur à peu près tout, puisqu’une grande partie de l’assiette fiscale s’effondrera par fuite à l’étranger, dissimulation et activité au noir. Une TVA qui monte à 40 % et un impôt sur le revenu équivalent à quatre mois de salaire pour les classes moyennes, alléchant, non ?

 

Le péronisme, passeport pour un naufrage

Un petit rappel : corporatisme, clientélisme, nationalisme, interventionnisme tous azimuts de l’État sont les ingrédients principaux de la doctrine péroniste appliquée la plupart du temps depuis l’arrivée au pouvoir du général Juan Péron en 1946, et grâce à laquelle le pays, jadis parmi les plus riches du monde, s’est terriblement appauvri (depuis dix ans le taux d’Argentins vivant sous le seuil de pauvreté absolu ne tombe pas sous la barre de 40 %), a été frappé par des vagues d’hyperinflation et des épisodes de dictature militaire.

On compte juste deux courtes parenthèses libérales, mal menées, dont une pilotée par un Carlos Menem… se réclamant aussi de Péron. En 78 ans, on peut compter seulement une quinzaine d’années, avec le parti de centre gauche UCR (au demeurant avec une forte instabilité institutionnelle et aux relations ambiguës avec les Péronistes), où cette doctrine, incarnée en divers courants, révolutionnaire, orthodoxe, justicialiste, fédéral, n’inspirait pas les pouvoirs publics. On comprend mieux le désastre.

Comme le montre l’échec du président argentin, mouture libérale classique, Mauricio Macri (2015-2019), l’art du libéralisme est délicat et tout d’exécution. Attention à ne pas mourir guéri, suivant la formule bien connue. Même un libéral peut aussi objecter au projet de Javier Milei de supprimer la banque centrale, s’interroger sur sa capacité à faire passer les lois nécessaires au Congrès, où son parti est très minoritaire, et répugner à sa personnalité emportée et colérique, ainsi que ses propos indulgents envers les dictatures militaires, son opposition à l’avortement, curieuse pour un libéral, et son appui aux… ventes d’organes. Quant à sa demande d’avoir les pleins pouvoirs économiques pour un mois, elle peut paraître discutable, et on peut légitimement ne pas être convaincu par sa réforme du divorce, ou du droit de manifester (en revanche, le voir arracher les affichettes représentant les bureaucraties inutiles en criant « afuera », ou brandir une tronçonneuse pour symboliser ce qu’il compte faire aux dépenses pas indispensables n’est pas déplaisant).

Mais son véritable crime, aux yeux de la presse française, n’est pas là, plutôt d’être ultra-libéral, de la variété qui dévore les nourrissons à la pleine lune, c’est-à-dire de vouloir réduire le poids de l’Etat dans l’économie. Pour mieux le discréditer il est d’ailleurs classé systématiquement à l’extrême droite, alors que l’extrême droite est, par construction, antagoniste du libéralisme, a fortiori ultra : ce dernier mise massivement sur les individus autonomes, tandis que l’extrême droite considère ces derniers comme des pions au service d’un projet national.

Cette critique frénétique émise par la presse française sans tenir compte du contexte argentin illustre la prééminence du dogme social-étatiste. Cela rappelle un peu la détestation à la limite de la névrose envers, jadis, Margaret Thatcher en oubliant qu’elle avait récupéré un pays sur le point de passer sous la tutelle du Fonds monétaire international.

La plupart des commentateurs pourront continuer à hurler au grand méchant loup ultra-méga libéral sans d’autres risques qu’une immense déconvenue si jamais Javier Milei et son équipe réussissent. La France n’est, elle, pas menacée par la banqueroute, puisque notre système paternaliste que le monde entier nous envie mais se garde bien, curieusement, d’imiter (où s’ajoutent même régulièrement des subventions pour rapiéçages de chaussettes) est financé par des emprunts imperturbables. Avec une brillante série de cinquante déficits annuels consécutifs, sans équivalent historique nulle part au monde. Tout va donc très bien, Madame la marquise.

Bien sûr…

 

Universités françaises : la manne des étudiants étrangers (et leur échec scolaire)

L’adoption de la Loi immigration a provoqué un tollé inattendu dans le monde universitaire : démission du ministre de l’Enseignement supérieur (refusée par Matignon et l’Élysée), tribunes de présidents d’écoles et d’universités, interventions médiatiques multiples contre les dispositions de la loi touchant aux étudiants. C’est qu’en effet, pour beaucoup d’écoles supérieures et d’universités, l’étudiant étranger est une manne financière indispensable.

Beaucoup de professeurs se sont émus que des restrictions puissent être imposées aux étudiants étrangers : frais de scolarité plus élevés, caution de retour, suppression des aides au logement, voire sélection à l’entrée. Édouard Philippe avait déjà tenté, sans succès, de faire payer des frais d’inscription plus élevés aux étudiants étrangers, et déjà les universités s’y étaient opposées. Ce qui signifie qu’aujourd’hui c’est le contribuable français qui finance les études des étrangers qui viennent en France.

Pour beaucoup d’universités, et pour de nombreuses formations en licence et en master, la présence des étudiants étrangers est indispensable au maintien de l’existence de ces formations. C’est l’un des nombreux secrets de Polichinelle que la corporation universitaire se garde bien d’éventer : pour bon nombre de formations de piètre niveau, qui n’attirent pas les étudiants français, faire venir des étudiants étrangers permet de les remplir et donc d’assurer la survie des postes et des prébendes. Les taux d’échec de ces étudiants sont au-dessus du taux d’échec des Français (déjà très élevé) ce qui permet de faire coup double : comme ils redoublent plus, ils assurent des inscriptions pour l’année d’après, et comme un grand nombre d’entre eux disparaissent après quelques semaines, tout en restant inscrits, ils ne prennent pas de place dans les salles de cours. En général, ces formations délaissées reçoivent le bas du panier mondial, des étudiants dont le niveau réel n’a pas été vérifié en amont, ce qui ne semble poser aucun problème moral à des universitaires qui pratiquent la bonne conscience et la moraline d’usage.

Plongeons-nous dans les rapports de Campus France pour voir comment cela fonctionne dans les détails. Les chiffres cités dans l’article issu de Campus France sont extraits du rapport « La mobilité étudiante dans le monde. Chiffres clefs », Campus France, juin 2023. Campus France agrège des données collectées auprès d’organismes internationaux, comme Eurostat, l’OCDE ou l’Unesco.

 

La France à la peine dans les classements mondiaux

Les 5 premiers d’accueil de la mobilité étudiante (effectifs en 2020) :

  1. États-Unis : 957 475
  2. Royaume-Uni : 556 877
  3. Australie : 458 279
  4. Allemagne : 368 717
  5. Canada : 323 157

 

 

 

La France se classe à la 6e position avec 252 444 étudiants étrangers, soit 300 000 étudiants de moins que le Royaume-Uni, et 200 000 étudiants de moins que l’Australie. La France fait à peine mieux que les Émirats arabes unis et le Japon. Remarquons d’ores et déjà que les pays qui attirent le plus sont ceux où la sélection est la plus forte : sélection à l’entrée, frais de scolarité élevés (voire très élevés), coût de la vie étudiante, bien souvent caution pour le retour.

Alors même que les universitaires opposés aux dispositions de la loi expliquent que plus on sélectionne plus cela abîme l’attractivité étudiante. C’est tout l’inverse qui est à l’œuvre.

Le rapport note que pour l’année scolaire 2020/2021, le nombre d’étudiants étrangers en France a dépassé la barre des 400 000. Malheureusement, les chiffres pour les autres pays ne sont pas indiqués (contrairement à 2020), ce qui ne permet pas de réaliser des comparaisons.

Et encore ces données n’indiquent-elles que la quantité, mais pas la qualité. Pour cela, nous pouvons nous appuyer sur d’autres données, qui émanent du ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche, celles de la réussite en licence et master, par continent.

Il s’agit de la note d’information du SIES « Parcours et réussite des étudiants étrangers en mobilité internationale », juillet 2020.

 

Les étudiants étrangers échouent en masse

Pour l’ensemble des étudiants français et résidents étrangers, le taux d’échec en licence est de 71,6 %.

Cet immense gâchis humain et financier ne semble troubler personne. Plus de 90 % de réussite au bac pour aboutir à plus de 70 % d’échec en licence. Cet échec massif ne devrait-il pas être la première des priorités de l’université ? Et quand on parle d’échec, encore faut-il avoir à l’esprit que beaucoup de passages sont donnés ou bien facilités. Si les notations étaient à la mesure du niveau des copies, le taux d’échec serait beaucoup plus important.

Les taux d’échec varient selon les disciplines : plus important en droit et sciences politiques (71,8 %) qu’en économie (62,6 %) et lettres et sciences humaines (63,2 %). Étant professeur dans cette filière, j’ai de très gros doutes quant au fait que ce soit celle avec le plus faible taux d’échec (même s’il est très important par ailleurs). Compte tenu du niveau de maitrise de l’orthographe et de la syntaxe, c’est le cas typique de filière où les passages sont facilités.

Regardons ce qu’il en est pour les étudiants étrangers.

Taux d’échec en licence :

  • Amérique : 62,5 %
  • Afrique subsaharienne : 72,5 %
  • Maghreb : 75,4 %
  • Asie et Océanie : 61,2 %

 

Les étudiants d’Asie et d’Amérique échouent moins que les Français, ceux d’Afrique échouent davantage. Ce qui se vérifie également dans les masters, où les taux d’échec oscillent entre 60 % et 50 %. Pour le dire autrement, près des deux tiers des étudiants africains qui viennent en France échouent en licence. Certains mettront 4 ans pour obtenir une licence, d’autres finiront par s’évaporer de l’université, mais le visa étudiant leur aura permis de venir légalement en France. Une telle boucherie étudiante ne semble pas, là non plus, émouvoir les universitaires qui y voient au contraire un élément « du rayonnement de la France ».

Ces données sont pourtant terribles : la France accueille moins d’étudiants que les grandes nations, elle sélectionne très peu, et ceux qui viennent sont, pour les deux tiers d’entre eux, d’un niveau faible voire très faible. Cela finit par se savoir, dans les pays émetteurs, que les meilleurs vont aux États-Unis, au Royaume-Uni ou en Allemagne, et que le bas du panier va en France. On peut faire mieux en termes d’attractivité et de rayonnement.

Les taux d’échec en master sont eux aussi colossaux : 62,5 % pour les étudiants d’Afrique subsaharienne, 50 % pour les étudiants asiatiques, 56,5 % pour les étudiants français. Après l’obtention d’une licence, de tels taux d’échec sont anormaux. Ils démontrent que la sélection n’a pas lieu et que beaucoup d’étudiants servent à remplir des formations impasses qui n’attirent pas. Les universitaires seraient beaucoup plus crédibles s’ils dénonçaient ce carnage humain.

Le tri universitaire

Dans son rapport de juin 2023, Campus France constate que les principaux pays d’où sont originaires les étudiants étrangers sont le Maroc, l’Algérie, la Chine, l’Italie, le Sénégal. L’Afrique du Nord Moyen-Orient est la zone d’origine la plus importante (29 %), la deuxième étant l’Europe (25 %). Sur cinq ans (2018-2023), la plus forte hausse concerne les étudiants venus d’Afrique subsaharienne (+40 %).

Au total, 13% des étudiants en France sont étrangers. Quant à leur répartition, les étudiants internationaux sont inscrits, pour les deux tiers d’entre eux, à l’université (65 %), puis en écoles de commerce (14 %), en écoles d’ingénieurs (7 %) et en formations en lycée (classes préparatoires notamment – 5 %). Avec des typologies par continent très différentes.

Ceux qui sont inscrits à l’université proviennent essentiellement d’Afrique du Nord et d’Afrique subsaharienne, alors que les Asiatiques ne représentent que 10 % du total. Mais, en école de commerce comme en école d’ingénieurs, les étudiants asiatiques représentent plus du tiers des étudiants étrangers, et les étudiants d’Afrique subsaharienne à peine 15 %. Chaque établissement capte son marché étudiant sur des zones géographiques précises et déterminées.

L’origine des doctorants est elle aussi différente de l’origine de l’ensemble des étudiants puisque le pays le plus représenté est la Chine, suivi du Liban, de l’Italie et de l’Algérie.

Les universitaires ont raison de dire que l’attractivité de la France est un enjeu de puissance. Mais pour que cela soit effectif encore faut-il attirer les meilleurs étudiants, et ne pas se servir des Lumières de la France pour combler des filières et des formations bouchées dans le seul but de les maintenir en existence afin de sauver les postes et les prébendes. Plutôt qu’une fausse démission, le ministre de l’Enseignement supérieur aurait dû s’attaquer à ce chantier essentiel.

Javier Milei investi président en Argentine : une inspiration pour la France ?

Un article de Benjamin Gomar

Ce dimanche 10 décembre 2023 à 11 heures (heure locale) Javier Milei a été officiellement investi président de la République d’Argentine. Le pays est en ébullition. Mais faisons un petit retour en arrière.

Lors de la soirée du 19 novembre dans la capitale argentine Buenos Aires, Sergio Massa, second candidat en lice pour l’élection présidentielle, annonce de façon anticipée sa démission du gouvernement et laisse entendre sa défaite : « … les résultats ne sont pas ceux que l’on attendait… » dit-il lors de son dernier discours.

Un peu plus tard ce soir-là, le résultat final du scrutin est publié : 55,95 % pour Javier Milei, 44,04 % pour Sergio Massa. Les péronistes sont en larmes, Milei est élu avec une majorité écrasante qui le positionne comme le président élu avec le plus de voix depuis le retour à la démocratie. Un événement d’ores et déjà gravé dans l’Histoire.

 

Les réactions d’une gauche désorientée

Les médias argentins ne perdent pas de temps et n’hésitent pas à poursuivre leur cabale contre le candidat libertarien. Ils s’inquiètent de la réaction du secteur économique et relaient les réactions des sympathisants péronistes sur les réseaux sociaux. En effet, ceux-ci ne tardent pas à publier leur mécontentement. Par tweet, vidéos ou messages vocaux, ceux qui ont voté Sergio Massa partagent leur angoisse à l’idée de perdre les aides sociales dont ils bénéficient, et paniquent devant la fin annoncée de la toute-puissance de la fonction publique.

Au niveau politique, les réactions sont mitigées. Si de nombreux chefs de gouvernement latino-américains saluent et félicitent Javier Milei pour sa victoire, d’autres exposent leur inquiétude et déception.

Nicolas Maduro, le chef d’État du Venezuela, et héritier d’Hugo Chavez n’hésite pas à écrire que « l’extrême droite néonazie a gagné en Argentine ».

D’autres dirigeants publient des messages ambigus, peut-être pour ne pas compromettre leurs relations avec le pays.

La presse française subventionnée ne tarde pas à donner son avis : « économiste ultra-libéral », « candidat d’extrême droite », « ultra conservateur misogyne », les journalistes s’en donnent à cœur joie dans une succession d’anathèmes que l’on n’avait plus connue depuis l’élection de Donald Trump aux États-Unis.

De façon cocasse, certains médias, pourtant bien discrets lorsqu’il s’agit de dénoncer les risques liés à la mise en place de l’identité numérique européenne, s’inquiètent d’une possible dérive autoritaire du nouveau président argentin.

Mais qu’en est-il réellement en Argentine, Javier Milei fait-il vraiment si peur ?

 

À qui Javier Milei fait-il peur ?

Oui il fait peur, mais principalement à l’establishment péroniste, aux politiciens professionnels et à tous ceux qui depuis trop d’années vivent des subsides de l’État.

Il est bien normal que les kleptocrates et les malhonnêtes aient peur : avec plus de 20 millions d’Argentins vivant sous le seuil de pauvreté, dont 4,5 millions de sans-abri, le résultat de la gestion socialiste du pays est sans appel.

Leur peur n’est pas injustifiée, ils sentent bien que l’heure a sonné pour le système corrompu qui leur a donné richesse et puissance au détriment des autres. Leur machine à imprimer de l’argent risque bien de disparaître sous la tronçonneuse de Milei !

En deux ans seulement, Javier Milei est passé d’économiste dont tout le monde moquait le style fantasque et le caractère extravagant à président élu avec le plus de voix depuis les années 1980.

Et contrairement aux inquiétudes des médias, depuis sa victoire, tout ne va pas si mal. Certaines actions du pays ont connu jusqu’à 42 % de hausse, de nombreuses multinationales annoncent leur retour en Argentine, et en une semaine seulement, la valeur des entreprises argentines aux États-Unis a augmenté de 12 milliards de dollars.

C’est un reflet tangible qui prouve l’intérêt du marché pour la victoire d’un programme économique libéral, et un signe important pour que Javier Milei puisse mener à bien ses réformes.

 

Quelle équipe pour réaliser son programme ambitieux ?

Le programme de réformes de Javier Milei est très ambitieux et celui-ci est bien conscient qu’un seul homme ne pourra jamais réaliser toutes les actions promises. Pour cela il faut une équipe, équipe que le candidat Milei avait commencé à former avant les élections.

Le nouveau président a souhaité composer celle-ci de professionnels dont certains ont fait de très bonnes carrières dans le secteur privé, à l’image de la ministre des Affaires étrangères Diana Mondino qui a notamment travaillé chez Standard and Poor’s et au sein de la banque Supervielle, ou de Luis Caputo, ancien trader à succès à Wall Street, qui devient ministre de l’Économie et sera chargé de mener les réformes économiques telles que la fermeture de la banque centrale.

D’autres profitent d’un long parcours dans le secteur public, comme Patricia Bullrich, arrivée troisième au soir du premier tour et qui s’est associée à Milei entre les deux tours de la présidentielle. Elle devient ministre de la Sécurité, un poste qu’elle avait déjà occupé sous la présidence de Mauricio Macri. Citons aussi Sandra Pettovello qui débute le nouveau ministère du capital humain, regroupant la santé, l’éducation, le développement social et le travail. Mariano Cuneo Libarona, avocat, prend en charge le portefeuille de la Justice, et Guillermo Ferraro, un entrepreneur, devient ministre de l’Infrastructure.

Notons que Javier Milei a tenu sa promesse de limiter son gouvernement à neuf ministères.

L’équipe maintenant formée, il reste à savoir si les personnes désignées par le président Milei seront à la hauteur du défi qu’elles ont devant elles : reconstruire le pays et faire de l’Argentine une puissance mondiale.

Bien qu’il puisse y avoir des inquiétudes, des doutes et beaucoup de spéculations, le premier président ouvertement libertarien du monde garde sa volonté de faire avancer ses réformes « sans donner un mètre aux gauchistes ». Seul le temps nous dira si el Leon réussira à changer définitivement le destin de l’Argentine.

Mais vous vous demandez sans doute en quoi cette victoire nous interpelle ?

 

La victoire de Javier Milei : une inspiration pour la France ?

Alors que les regards du monde entier se tournent vers Buenos Aires, l’émergence du libertarianisme en Argentine offre une opportunité unique de réfléchir sur la pertinence de ces idées dans le contexte français. Les aspirations partagées pour une société plus libre, transparente et prospère résonnent au-delà des frontières nationales, et l’impact de cette élection peut servir de catalyseur pour une réflexion profonde sur le chemin que nous souhaitons emprunter ici en France.

Notre pays est complètement polarisé et aveuglé. La catastrophe de la dette, la réglementation et les démarches administratives abusives, ainsi qu’une fiscalité confiscatoire rendent très rude l’entrepreneuriat. Nous nous demandons si cette liberté promise par notre devise est bien réelle.

La centralisation du pouvoir et la concentration de celui-ci aux mains d’une élite technocratique, l’absence de représentativité des syndicats, un système de santé en faillite et une Éducation nationale défaillante, sans compter le système de retraite étatique au bord du gouffre, sont des problèmes bien réels en France, les chiffres parlent d’eux-mêmes.

Malgré tout, l’élite au pouvoir s’efforce de maintenir le statu quo et continue d’entretenir un système fait de prébendes et d’entre-soi. Peut-être est-il temps pour les Français d’embrasser eux aussi les idées de la liberté, de prendre leur destin en main, et d’arrêter d’espérer que l’État viennent résoudre tous leurs problèmes.

Ne vaut-il pas la peine de se battre pour un futur où la liberté individuelle et l’autonomie sont célébrées et non restreintes ?

Le succès de Javier Milei et de ses partisans en Argentine démontre que les principes libertariens ne sont pas simplement des concepts théoriques, mais bien des forces dynamiques capables de générer des changements concrets. Les politiques axées sur la responsabilité individuelle, la libre entreprise et la limitation du pouvoir gouvernemental ont déjà montré leur efficacité, il est désormais temps de faire résonner ces idées inspirantes au sein de notre propre pays.

En tant que défenseur des idées de la Liberté, vous êtes déjà conscient des défis auxquels notre pays est confronté. Cependant, l’ascension de Javier Milei en Argentine devrait servir de source d’inspiration, renforçant notre conviction que le libertarianisme peut également prospérer en France. C’est un appel à l’action, une invitation à s’engager activement dans la promotion des idéaux qui animent notre mouvement.

Ne restons pas les bras croisés, notre silence pourrait être notre perte, il est l’heure de construire la liberté. Il est l’heure de défendre la plus petite minorité qui existe, celle de l’individu. Il est l’heure de travailler pour une France qui progresse et se dynamise et laisser derrière nous cette France statique et funèbre. La liberté est là, toute proche et elle n’attend que vous.

VIVE LA LIBERTÉ BON SANG !

Au-delà de l’État : plaidoyer pour l’anarchocapitalisme

Un article de Anthony P. Mueller. 

La politique sous toutes ses formes, en particulier celle des partis politiques, est l’ennemi juré de la liberté, de la prospérité et de la paix. Pourtant, où que l’on regarde, le renforcement du gouvernement est invoqué comme la solution.

Rares sont les voix qui affirment qu’une autre voie est possible. Peu d’entre elles s’expriment en faveur de l’anarchocapitalisme et d’un ordre social libertarien.

Il est assez courant aujourd’hui d’annoncer avec assurance le verdict selon lequel l’anarchocapitalisme, une société sans État répressif, n’est pas réaliste. Pour la plupart des gens, un ordre social libertarien est une chimère. Les fausses accusations abondent, comme celle selon laquelle l’anarchocapitalisme serait source d’injustice et désavantagerait les pauvres.

 

La situation précaire du libertarianisme est en partie liée à l’évolution de l’histoire.

L’évolution sociétale a pris un mauvais tournant lorsque Rome a vaincu Carthage, et qu’au lieu d’une société commerciale, c’est une société étatique militariste qui a pris le dessus. Plus de deux mille ans de césarisme ont répandu la croyance qu’il n’y a pas d’alternative à la politique et à l’État. La hiérarchie et l’autoritarisme en sont venus à être considérés comme le mode naturel d’organisation de la société, sans reconnaître que ces ordres sont imposés.

Le libertarianisme est une société de droit privé. Dans une société de droit commun, les entreprises privées sur le marché remplissent les fonctions traditionnelles de l’État. L’ordre contractuel volontaire de l’anarchocapitalisme remplace la coordination hiérarchique des activités de l’État. Le sens premier de l’anarchocapitalisme est un ordre où la coopération horizontale basée sur l’échange volontaire domine la coordination des activités humaines.

L’ordre spontané d’une société anarchocapitaliste exige qu’il se réalise sous la forme d’un processus graduel de privatisation. Commençant par la suppression des subventions et des réglementations, ainsi que par la vente des entreprises semi-publiques et des services publics, la privatisation devrait s’étendre progressivement à l’éducation et à la santé, et finalement englober la sécurité et le système judiciaire.

Il existe de nombreuses preuves que les soi-disant services publics deviendront meilleurs et moins chers dans le cadre de l’anarchocapitalisme. Dans le cadre d’un système global de libre marché, la demande et l’offre en matière d’éducation, de soins de santé, de défense et de sécurité intérieure seraient très différentes de ce qu’elles sont aujourd’hui. La privatisation de ces activités, qui sont actuellement sous l’autorité de l’État, entraînerait non seulement une diminution des coûts unitaires des services, mais changerait également la nature des produits.

Étant donné que la majeure partie de l’offre actuelle de biens dits publics est un gaspillage inutile, une charge énorme pèserait sur les contribuables une fois que ces produits seraient privatisés. Sans perdre les avantages réels de l’éducation, des soins de santé et de la défense, ces biens seraient adaptés aux souhaits des consommateurs, et fournis de la manière la plus efficace. Les coûts seraient réduits à une fraction de leur taille actuelle.

Si l’on inclut l’appareil judiciaire et l’administration publique hypertrophiés dans la réduction de l’activité de l’État, les dépenses publiques – qui représentent aujourd’hui près de 50 % du produit intérieur brut dans la plupart des pays industrialisés – seraient ramenées à des pourcentages à un chiffre. Les contributions diminueraient de 90 %, tandis que la qualité des services augmenterait.

 

Contrairement à la croyance dominante, la privatisation des fonctions policières et judiciaires n’est pas un problème majeur. Il s’agirait d’étendre ce qui se fait déjà. Dans plusieurs pays, dont les États-Unis, le nombre de policiers et d’agents de sécurité privés dépasse déjà le nombre de policiers officiels. La prestation privée de services judiciaires est également en augmentation. Les tribunaux d’arbitrage ont fait l’objet d’une demande forte et croissante, y compris pour les litiges transfrontaliers.

Ces tendances se poursuivront, car la protection et l’arbitrage privés sont moins coûteux et de meilleure qualité que les services publics.

Au Brésil, par exemple, qui possède l’un des systèmes judiciaires les plus coûteux au monde, environ quatre-vingt millions d’affaires sont actuellement en attente de décision, et l’incertitude juridique est devenue monstrueuse. Aux États-Unis, de nombreux secteurs du système judiciaire sont en déliquescence.

 

La solution aux problèmes actuels n’est pas plus mais moins de gouvernement, pas plus mais moins d’État, pas plus mais moins de politique. La malédiction qui pèse actuellement sur les jeunes, à savoir avoir un emploi fixe bien rémunéré ou vivre à la limite de l’autonomie, disparaîtrait. L’anarchocapitalisme est synonyme de productivité élevée et de temps libre abondant. Dans une société anarchocapitaliste, la pénibilité du travail salarié ne sera plus la norme et sera remplacée par le travail indépendant.

L’anarchocapitalisme n’est pas un système qui doit être établi par un parti ou un homme fort.

 

Une communauté libérale devrait émerger comme un ordre spontané. La bonne voie vers une telle société est donc l’action négative. La tâche qui nous attend est la suppression des subventions et des réglementations. Au lieu de créer de nouvelles lois et de nouvelles institutions, la mission consiste à abolir les lois et les institutions. Pour ce faire, un changement de l’opinion publique est nécessaire.

Plus l’idée que la solution réside dans la réduction de la politique et de l’État gagnera du terrain, plus le mouvement libertarien prendra de l’ampleur. Pour ce faire, il faut avoir la volonté d’exiger et de réaliser la privatisation du plus grand nombre possible d’institutions publiques.

La privatisation est un moyen, pas un but. Elle sert à placer un fournisseur de biens sous le contrôle du grand public. Sur le marché libre, ce sont les clients qui déterminent les entreprises qui restent en activité et celles qui doivent fermer. Avec le système actuel du capitalisme d’État, de larges pans de l’économie sont contrôlés par la politique et l’appareil technocratique.

La privatisation place les entreprises sous le régime du profit et de la perte, et donc sous le contrôle du client. Le profit est la clé de l’accumulation du capital, et donc de la prospérité. Le profit des entreprises est le moteur et en même temps le résultat du progrès économique. Seule une économie prospère génère des profits. Dans la même logique, on peut dire que les profits poussent l’économie vers la prospérité.

Pour les entreprises privées, l’importance des bénéfices dépend du degré d’efficacité de l’entreprise et de l’utilité de son produit pour satisfaire les goûts du public. Cependant, la privatisation en soi ne suffit pas. Elle doit s’accompagner d’une déréglementation. Dans le passé, de nombreux cas de privatisation ont échoué parce que le cadre réglementaire n’avait pas été supprimé. Les anciennes barrières à l’entrée ont continué à exister.

 

Une autre erreur souvent commise a été de privatiser à la hâte des entreprises publiques qui fournissent des services essentiels, au lieu de commencer par l’évidence : supprimer les subventions. La déréglementation et la suppression des subventions sont des conditions préalables essentielles à la réussite de la privatisation. Le capitalisme a besoin de concurrence, et la concurrence a besoin de faibles barrières à l’entrée.

L’anarchocapitalisme dessine un ordre économique dans lequel l’entrepreneur dirige l’entreprise selon les règles du profit et de la perte. Ceux-ci, à leur tour, dépendent directement des actions des clients. Les lois du profit et de la perte obligent l’entrepreneur à employer son capital au profit des consommateurs. En ce sens, l’économie de marché fonctionne comme un mécanisme de sélection permanent en faveur de l’allocation des ressources, là où le degré de productivité et de bien-être est le plus élevé.

Pour réussir, la privatisation doit être considérée comme une étape dans un ensemble de mesures visant à établir une économie de marché. Pour bien fonctionner, la privatisation doit s’accompagner de l’ouverture des marchés – y compris le libre-échange international – en réduisant la bureaucratie et en rendant le marché du travail plus flexible.

 

Une monnaie saine et une faible pression fiscale sont des conditions préalables fondamentales au bon fonctionnement des marchés libres. La privatisation de l’économie échouera tant que le système monétaire sera soumis à un contrôle politique et technocratique et que des charges fiscales élevées limiteront les actions économiques de l’individu.

Dans l’économie de marché, les idées des entrepreneurs font l’objet d’un plébiscite permanent. Les entreprises privées doivent répondre aux désirs des consommateurs, car ce sont eux qui indiquent leurs préférences par leurs actes d’achat. Le choix démocratique en politique est systématiquement moins bon que les décisions sur le marché. Alors que la plupart des décisions d’achat peuvent être corrigées et remplacées immédiatement ou dans un court laps de temps, les décisions politiques ont des conséquences à long terme qui dépassent souvent le contrôle et l’horizon intellectuel de l’électorat.

La prospérité est l’objectif, et l’anarchocapitalisme l’apporte.

Le principe de base en faveur de la privatisation découle de l’idée que la propriété privée des moyens de production – et donc la privatisation – garantit le progrès économique et la prospérité pour tous. Les marchés ne sont pas parfaits, pas plus que les entrepreneurs ou les consommateurs. La production capitaliste ne peut pas répondre à tous les désirs ou besoins de chacun. Aucun système ne le peut. Le système de marché n’élimine pas la pénurie pour tout le monde, mais le système de marché est l’ordre économique qui gère le mieux la présence universelle de la pénurie.

L’anarchocapitalisme correctement compris n’entre pas dans la même catégorie que le socialisme. Le socialisme doit être imposé. Sa mise en place et son maintien requièrent la violence. Avec l’anarchocapitalisme, c’est différent. Il naîtra spontanément de la suppression des barrières qui s’opposent à l’ordre naturel des choses.

Un article traduit par la rédaction de Contrepoints. Voir sur le web.

Javier Milei face à une tâche herculéenne en Argentine

Le libertarien Javier Milei a été élu président de l’Argentine le 19 novembre, avec 55,7 % des voix. Mais les choses ne seront pas faciles pour Milei.

Le 24 novembre, quelques jours après l’élection, j’ai rencontré Nicolás Emma, responsable de la section de Buenos Aires du parti de Javier Milei, au siège du parti dans la capitale argentine. Plusieurs autres organisateurs du parti étaient également présents, notamment Gustavo Federico et Facundo Ozan Carranza. Au cours des conversations avec ces personnes et d’autres personnalités du parti de Milei, des représentants de groupes de réflexion et des journalistes argentins, il est apparu clairement que Milei était confronté à une tâche véritablement herculéenne.

 

Milei est en infériorité numérique au Sénat et à la Chambre des députés

Les défis sont nombreux et redoutables, le principal étant le taux d’inflation à trois chiffres du pays. Le parti de Milei ne compte que 35 députés sur les 257 que compte la Chambre des députés (Cámera de Diputadas).

Ses adversaires les plus acharnés, les péronistes de gauche et la gauche dans son ensemble, en détiennent 105.

Au Sénat (Senado), le parti de Milei ne compte que huit membres sur 72. Cela m’a d’abord surpris, mais c’est parce que seulement la moitié des sièges de la chambre basse étaient à pourvoir cette fois-ci. Il faudra attendre encore deux ans pour que les autres sièges soient disputés. Au Sénat, seul un tiers des membres ont été nouvellement élus. Milei peut émettre des décrets présidentiels pour imposer certains changements politiques, mais toute réforme fiscale devra être approuvée à la fois par la Chambre des députés et par le Sénat. Il peut également recourir aux référendums pour mobiliser l’opinion publique, mais ceux-ci ne peuvent être organisés que sur certaines questions, et ne sont pas contraignants.

 

Le problème des syndicats péronistes

Au cours de mes entretiens, les représentants du parti de Milei ont désigné à plusieurs reprises les syndicats argentins comme leurs principaux adversaires. Les syndicats sont extrêmement puissants en Argentine, très politisés et fermement tenus par les péronistes. Les partisans de Milei s’attendent à une opposition particulièrement forte en réponse à ses projets de privatisation du principal organisme public de radiodiffusion de son pays. Le plus grand défi auquel Margaret Thatcher a dû faire face au Royaume-Uni dans les années 1980 a été de surmonter l’opposition des syndicats de gauche, qui ont paralysé le pays par des grèves qui ont souvent duré des mois.

Les partisans de Milei disent qu’il y a des centaines de milliers d’employés dans la fonction publique qui ne font rien d’autre que de percevoir leur salaire et défendre les péronistes jour après jour. Dès que leur emploi sera menacé, il y aura nécessairement une résistance massive.

 

Les Argentins auront-ils la patience suffisante ?

Une question essentielle que je n’ai cessé de poser est de savoir si le peuple argentin aura suffisamment de patience pour les réformes de Milei, surtout si la situation se dégrade dans un premier temps.

L’expérience d’autres pays (par exemple, les réformes de Thatcher au Royaume-Uni dans les années 1980, les réformes de Leszek Balcerowicz en Pologne dans les années 1990) montre que les réformes de l’économie de marché entraînent toujours une détérioration de la situation dans un premier temps. Les subventions sont supprimées, le chômage caché devient un chômage ouvert. Ce n’est qu’après une première période de vaches maigres, qui peut durer deux ans dans le meilleur des cas, que les choses commencent à s’améliorer. La réponse de l’entourage de Milei : il a déjà souligné à plusieurs reprises qu’il faudrait au moins trois mandats pour mener à bien ses réformes, et redonner à l’Argentine le goût du succès.

La principale préoccupation des Argentins, comme le montrent tous les sondages, est la lutte contre l’inflation. Augustin Etchebarne, du groupe de réflexion Libertad y progreso, estime que la dollarisation de la monnaie promise par Milei n’aura pas lieu avant au moins les deux premières années, d’autant plus que les banques opposent une forte résistance et que le ministre de l’Économie et le directeur de la banque centrale seront probablement nommés par des partisans de Macri. Il ne reste plus qu’à réduire radicalement les subventions afin de stabiliser le budget.

Une autre question est de savoir dans quelle mesure les partisans de Maurico Macri, avec qui Milei a formé une alliance pour remporter le second tour de l’élection, se montreront loyaux à long terme. Et quelle est l’influence des nationalistes de droite dans les rangs du parti libertaire de Milei ?

En outre, Milei doit d’abord établir une véritable base politique à l’échelle nationale. Il existe actuellement plusieurs branches indépendantes du parti dans les différentes régions du pays. J’ai rencontré à Buenos Aires les personnes qui s’efforcent de créer les conditions juridiques nécessaires à leur fusion en un seul parti.

Le fait est que même si Milei réussit à mettre en œuvre ses réformes, bien qu’il n’ait pas de majorité à la Chambre des députés ou au Sénat (premier obstacle), tout dépendra de la patience dont fera preuve la population argentine pour supporter la période de vaches maigres nécessaire aux réformes de l’économie de marché (deuxième obstacle).

Les libertariens et la guerre

Un article de Llewellyn H. Rockwell Jr.

Aujourd’hui, les guerres font rage en Ukraine et au Moyen-Orient. Quelle attitude les libertariens devraient-ils adopter face à ces guerres ? Est-il conforme aux principes libertariens de soutenir le camp qui, selon vous, a les meilleurs arguments ? Pouvez-vous inciter ce camp à tout mettre en œuvre pour remporter la victoire ?

Murray Rothbard, le plus grand de tous les théoriciens libertariens, ne le pensait pas. Et cela est vrai, même si vous avez correctement évalué le conflit. Regardons ce qu’il dit dans son grand livre L’Éthique de la Liberté.

 

La notion de guerre juste entre individus

Comme on pouvait s’y attendre, Murray Rothbard ne commence pas son analyse en prenant comme point de départ les conflits entre États. Il se demande ce que pourraient faire les individus impliqués dans un conflit dans une société anarcho-capitaliste.

Voici ce qu’il dit :

 

« Avant d’envisager les actions interétatiques, revenons un instant au pur monde apatride libertarien où les individus et les agences de protection privées qu’ils recrutent limitent strictement leur recours à la violence à la défense des personnes et des biens contre la violence. Supposons que, dans ce monde, Jones découvre que lui ou ses biens sont agressés par Smith. Il est légitime, comme nous l’avons vu, que Jones repousse cette invasion par le recours à la violence défensive. Mais nous devons maintenant nous demander : Jones a-t-il le droit de commettre des violences agressives contre des tiers innocents au cours de sa légitime défense contre Smith ? De toute évidence, la réponse doit être Non. Car la règle interdisant la violence contre les personnes ou les biens d’hommes innocents est absolue ; elle est valable quels que soient les motifs subjectifs de l’agression. Il est mal et criminel de violer la propriété ou la personne d’autrui, même si l’on est un Robin des Bois, ou s’il meurt de faim, ou se défend contre l’attaque d’un tiers. Nous pouvons comprendre et sympathiser avec les motivations de bon nombre de ces cas et situations extrêmes. Nous (ou plutôt la victime ou ses héritiers) pouvons ultérieurement atténuer la culpabilité si le criminel est jugé pour être puni, mais nous ne pouvons pas échapper au jugement selon lequel cette agression reste un acte criminel et que la victime a parfaitement le droit de commettre. repousser, par la violence s’il le faut. En bref, A agresse B parce que C menace ou agresse A. Nous pouvons comprendre la culpabilité « supérieure » de C dans toute cette procédure, mais nous qualifions toujours cette agression de A d’acte criminel que B a parfaitement le droit de repousser. par la violence.

 

Pour être plus concret, si Jones découvre que sa propriété est volée par Smith, Jones a le droit de le repousser et d’essayer de l’attraper, mais Jones n’a pas le droit de le repousser en bombardant un bâtiment et en assassinant des innocents, ou de l’attraper en tirant des mitrailleuses sur une foule innocente. S’il fait cela, il est autant (sinon plus) un agresseur criminel que Smith. Les mêmes critères s’appliquent si Smith et Jones ont chacun des hommes à leurs côtés, c’est-à-dire si une « guerre » éclate entre Smith et ses acolytes et Jones et ses gardes du corps.

Si Smith et un groupe de sbires attaquent Jones, et que Jones et ses gardes du corps poursuivent le gang Smith jusqu’à leur repaire, nous pourrons encourager Jones dans son effort ; et nous, ainsi que d’autres membres de la société intéressés à repousser l’agression, pouvons contribuer financièrement ou personnellement à la cause de Jones.

Mais Jones et ses hommes n’ont pas le droit, pas plus que Smith, d’agresser qui que ce soit au cours de leur « guerre juste » : voler la propriété d’autrui afin de financer leur poursuite, enrôler d’autres dans leur groupe en utilisant de violence, ou de tuer d’autres personnes au cours de leur lutte pour capturer les forces Smith.

Si Jones et ses hommes commettent l’une de ces choses, ils deviennent des criminels au même titre que Smith, et eux aussi sont soumis aux sanctions imposées contre la criminalité. En fait, si le crime de Smith était un vol, et Jones devrait recourir à la conscription pour l’attraper, ou devrait tuer des innocents dans sa poursuite, alors Jones devient plus un criminel que Smith, car des crimes contre autrui tels que l’esclavage et le meurtre sont sûrement bien pires que le vol.

Supposons que Jones, au cours de sa « juste guerre » contre les ravages de Smith, tue des innocents ; et supposons qu’il déclame, pour défendre ce meurtre, qu’il agissait simplement selon le slogan : « donnez-moi la liberté ou donnez-moi la mort ». L’absurdité de cette « défense » devrait être évidente d’emblée, car la question n’est pas de savoir si Jones était prêt à risquer la mort personnellement dans sa lutte défensive contre Smith ; la question est de savoir s’il était prêt à tuer d’autres innocents pour poursuivre son objectif légitime. Car Jones agissait en réalité selon le slogan totalement indéfendable : « Donnez-moi la liberté ou donnez-leur la mort » – un cri de guerre sûrement bien moins noble.

 

Sur la guerre nucléaire

Murray Rothbard soutient ensuite que, parce qu’on ne peut jamais nuire à des innocents, la guerre nucléaire est toujours une mauvaise chose, car il n’existe aucun moyen de limiter les dégâts causés par ces armes à des cibles légitimes.

Il expose ce point sans équivoque :

 

« On a souvent soutenu, et en particulier par les conservateurs, que le développement des horribles armes modernes de meurtre de masse (armes nucléaires, roquettes, guerre bactériologique, etc.) n’est qu’une différence de degré plutôt que de nature par rapport aux armes plus simples d’un époque antérieure. Bien sûr, une réponse à cette question est que lorsque le degré est le nombre de vies humaines, la différence est très grande. Mais une réponse particulièrement libertarienne est que si l’arc et les flèches, et même le fusil, peuvent être localisés, si on le veut, contre de véritables criminels, les armes nucléaires modernes ne le peuvent pas. Voici une différence de nature cruciale. Bien sûr, l’arc et les flèches pourraient être utilisés à des fins agressives, mais ils pourraient également être utilisés uniquement contre les agresseurs. Les armes nucléaires, même les bombes aériennes « classiques », ne peuvent pas l’être. Ces armes sont ipso facto des moteurs de destruction massive aveugle. (la seule exception serait le cas extrêmement rare où une masse de personnes, toutes criminelles, habitaient une vaste zone géographique.) Nous devons donc conclure que l’utilisation d’armes nucléaires ou similaires, ou la menace de celle-ci, constitue un crime contre l’humanité pour laquelle il ne peut y avoir aucune justification. C’est pourquoi le vieux cliché selon lequel ce ne sont pas les armes mais la volonté de les utiliser qui est important pour juger des questions de guerre et de paix n’est plus utilisé. Car c’est précisément la caractéristique des armes modernes qu’elles ne peuvent pas être utilisées de manière sélective, ni de manière libertarienne. Leur existence même doit donc être condamnée, et le désarmement nucléaire devient un bien à poursuivre en soi. En effet, parmi tous les aspects de la liberté, ce désarmement devient le bien politique le plus élevé que l’on puisse poursuivre dans le monde moderne. Car tout comme le meurtre est un crime plus odieux contre un autre homme que le vol, le meurtre de masse – en fait le meurtre si répandu qu’il menace la civilisation humaine et la survie humaine elle-même – est le pire crime qu’un homme puisse commettre. Et ce crime n’est désormais que trop possible. Ou bien les libertariens vont-ils s’indigner à juste titre du contrôle des prix ou de l’impôt sur le revenu, tout en haussant les épaules, voire en défendant positivement le crime ultime de meurtre de masse ?

Vous pouvez retrouver cet article en anglais sur le site de Mises Institut

L’Europe spatiale peine à rattraper SpaceX

Les 6 et 7 novembre, les ministres des 22 États-membres de l’ESA, réunis en sommet interministériel à Séville, ont tenté une mise à jour (au sens de l’anglais reset) de leur organisation. Il est plus que temps, car l’Europe spatiale s’est littéralement effondrée. Le problème est de savoir s’il n’est pas trop tard.

 

Quelques chiffres résument la situation

Arianespace, pour le compte de l’ESA (Agence Spatiale Européenne), a lancé, entre le premier vol en 1979 et aujourd’hui, 261 fusées Ariane (catégorie « 5 » depuis 2003) produit par la société ArianeGroup, dont seulement deux Ariane-5 en 2023 et trois Ariane-5 en 2022. Les meilleures années d’Ariane ont été l’an 2000 avec doue lancements réussis, et 2002 avec one lancements réussis. Depuis, jusqu’en 2020, le nombre tournait autour de cinq ou six par an. De son côté, SpaceX, le rival d’ArianeGroup, a lancé entre le premier vol en 2010 et aujourd’hui, 272 Falcon dont 60 en 2022, et 78 depuis le début de l’année 2023.

Aujourd’hui, il n’y a plus de lanceur moyen Ariane-5 (le dernier lancement a eu lieu en juillet 2023) et la mise en service de son remplaçant Ariane-6 est sans cesse retardée. Son complément, le lanceur européen léger, Vega-C, est, lui, cloué au sol après l’échec de son premier vol commercial du fait d’un défaut de conception de la tuyère de son second étage.

Le motif officiel du sommet était (en langage européen) de « déterminer comment rehausser les ambitions spatiales de l’Europe. À cette occasion, l’ESA devait élaborer une stratégie européenne pour l’exploration, le transport et le développement durable dans et depuis l’espace. Les raisons en étant qu’exploiter tout le potentiel de l’espace pour améliorer la vie sur Terre devait contribuer à garantir la prospérité, la compétitivité et le talent de l’Europe et ses citoyens, et permettre à l’Europe d’affirmer la place qui lui revient dans le monde ».

Qu’en termes pompeux ces choses-là furent dites !

 

Une administration multinationale n’a pas de stratégie

Le communiqué parle de « stratégie européenne », et là commence le problème, l’Europe n’est pas une entreprise, l’Europe n’est pas un État, l’Europe est une administration commune à plusieurs pays ayant des ambitions différentes. L’ESA est le reflet de cette nature composite, et il n’y a rien de plus frileux et opposé à la prise de risque qu’une administration multinationale. Pour un projet aussi ambitieux que le spatial, ce n’est vraiment pas le cadre idéal.

Certes, l’attrait du gain n’est évidemment pas absent dans l’esprit des Européens puisque, dit-on, le marché du spatial orbital (donc sans le spatial lointain) pourrait être de l’ordre de 150 milliards de dollars dans les dix ans qui viennent. Mais le Spatial n’est pas un business comme un autre.

Dès l’exposé des motifs, on voit que quelque chose ne va pas. « Exploiter tout le potentiel de l’espace » ne peut avoir en premier lieu pour objet « d’améliorer la vie sur Terre » en étant « plus vert ».

Exploiter le potentiel de l’espace, c’est regarder vers les planètes et les étoiles, et non d’abord vers la Terre, c’est porter le rêve de la conquête spatiale, c’est une exigence et une ascèse, donc une économie de moyens pour un maximum de résultats, pas pour « créer des emplois », mais pour créer de la vraie richesse, c’est-à-dire investir, comme l’ont été toutes les grandes aventures humaines, et surtout pour réaliser un rêve. Bien sûr qu’il y aura des retombées de la conquête spatiale pour la vie sur la Terre, mais Magellan n’est pas parti dans son tour du monde pour améliorer la vie en Espagne ou au Portugal. Et à notre époque Elon Musk se soucie peu d’améliorer la vie sur Terre, il veut donner à l’Homme la possibilité de vivre sur la planète Mars, ce qui ne l’empêche pas de gagner beaucoup d’argent dans l’effort rationnel qu’il a entrepris.

Un seul motif cité par le communiqué m’intéresse en tant qu’économiste libéral, c’est « garantir la compétitivité de l’Europe et de ses citoyens » (quoi que je n’aime pas le terme « garantir » qui présuppose qu’on puisse figer un avantage dans une compétition, alors que la compétition est une lutte sans merci et sans garde-fou, et que dans ce contexte, on ne peut compter sur quelque avantage acquis ou « rente » que ce soit).

Après ce préambule, voyons ce qui a été décidé à ce sommet.

 

Décisions au sommet

D’après le directeur général de l’ESA Josef Aschbacher, un « soutien financier » permettra d’assurer « la viabilité économique et la compétitivité des fusées Ariane 6 et Vega-C, stratégiques pour l’accès autonome de l’Europe à l’espace ».

Il s’agit d’« une subvention annuelle d’un maximum de 340 millions d’euros pour Ariane-6 et de 21 millions d’euros pour Vega-C ».

Quand on sait qu’un lancement d’Ariane-6 devrait coûter 100 millions d’euros (mais cela dépendra beaucoup de l’économie d’échelle fonction du nombre), et qu’un lancement de Falcon-9 coûte 50 millions d’euros, on voit bien l’inanité de la subvention européenne. NB : le coût de développement de l’Ariane-6 a été de l’ordre de 4 milliards d’euros ; celui du Falcon-9, de 400 millions de dollars. Plus que l’argent, ce sont les objets pour lesquels il est dépensé et l’organisation de l’entreprise qui est en jeu.

Par ailleurs, la fusée Ariane-6 ne sera toujours pas réutilisable. Avec ce nouveau lanceur l’Europe continuera à « jeter à la poubelle son Airbus après avoir traversé l’Atlantique » (image personnelle que je trouve très parlante !).

Chez le compétiteur SpaceX, un des Falcon-9 a déjà été réutilisé 18 fois !

Jusqu’à tout récemment, l’ESA ou ArianeGroup ne voulaient pas de réutilisation, car il fallait consacrer entre 10 à 15 % d’ergols à la redescente sur Terre du lanceur, et parce que cela aurait rendu plus coûteuse à l’unité une production de moteurs qui auraient été moins nombreux du fait de leur réutilisation. C’est un raisonnement valable dans une économie statique, mais pas dans une économie en développement. De ce fait SpaceX a produit plus de moteurs qu’ArianeGroup car elle a construit plus de fusées, même réutilisables, et sa consommation d’ergols supplémentaire a été totalement négligeable par rapport au gain obtenu par les économies d’échelle résultant du nombre de vols. Par ailleurs produire des lanceurs pour les « jeter à la poubelle » n’est pas l’expression d’un souci particulier de l’environnement, comme prétendent avoir ESA et ArianeGroup.

Enfin, la capacité de transport d’Ariane-6 ne sera pas énorme, 20 tonnes en orbite basse. Ce n’est vraiment pas une révolution. Si le Starship vole il pourra porter 100 tonnes à la même altitude, le Falcon Heavy, porte effectivement 64 tonnes et le Falcon-9, 22 tonnes.

Une note positive cependant.

L’Allemagne a obtenu que la fourniture des équipements et prestations soient soumise à la concurrence. Vous avez bien lu le mot « concurrence ». Jusqu’à aujourd’hui les pays membres se répartissaient politiquement les contributions du fait de leur participation à l’ESA (on appelait ça le géo-retour). Ce n’était pas la meilleure incitation à produire mieux et moins cher, puisque chaque pays avait son petit domaine assuré et protégé.

Désormais, des appels d’offres seront lancés, et les meilleures offres seront retenues, indépendamment de la nationalité du fournisseur. Indirectement, cela donnera toutes leurs chances au NewSpace européen, c’est-à-dire aux indépendants, notamment allemands, qui avec des moyens très limités ont décidé de se mesurer aux sociétés officielles aujourd’hui protégées. La NASA le fait depuis « toujours » (depuis la première présidence Obama mais cela fait déjà longtemps).

Quel progrès ce sera pour l’Europe, mais il est plus que temps !

Airbus-Safran (ArianeGroup) profitera sans danger de cette concurrence car elle est de loin la plus puissante en Europe. Par contre, les Italiens de l’entreprise Avio, avec le VEGA-C (anciennement produit par ArianeEspace), vont se trouver en concurrence réelle très vite avec les petites sociétés du NewSpace européens, notamment l’allemande « Isar Aerospace » dont le premier lanceur devrait voler fin 2023, mais aussi la franco-allemande « The Exploration Company » qui propose sa capsule Nyx.

C’est de là que viendra le progrès mais la progression sera rude. L’ESA prévoit une aide allant « jusqu’à 150 millions d’euros pour les projets de lanceurs les plus prometteurs ».

Vu les coûts ce ne sera qu’une grosse goutte d’eau.

 

Avec cette politique, l’Europe n’est pas sortie d’affaire

Le lanceur Ariane-6 sera toujours non réutilisable (mise à feu au sol prévue le 23 novembre. Cela devrait permettre de confirmer une date de lancement au printemps 2024. On en parle depuis 2009, et le premier vol devait avoir lieu en 2020 !). Il n’est toujours pas prévu de transport de personnes, et sur ce plan, la dépendance aux Américains restera totale.

Un tout petit espoir cependant : il est à nouveau question d’un transporteur robotique, du type SUSIE (Smart Upper Stage for Innovative Exploration), qui sera, lui, réutilisable, et qui devrait servir à aller et revenir de l’ISS (pas pour les hommes mais pour les équipements et les consommables).

La présentation du véhicule avait fait sensation à l’IAC de 2022 car elle avait donné l’impression que l’Europe se réveillait enfin. Mais on n’en avait plus entendu parler. Une somme de 75 millions d’euros y a été affectée lors de ce sommet. Il faut espérer maintenant que ce projet aille plus loin que le vaisseau cargo ATV (lancé une fois il y a 15 ans déjà, mais non réutilisable) ou que l’avion fusée Hermès (finalisé il y a 30 ans mais qui n’a jamais volé).

Cependant, il ne faut pas exagérer son importance ni ses perspectives. SUSIE ne pourra apporter que quatre tonnes dans l’ISS, et il ne pourra en rapporter que deux. Ce n’est rien comparé aux capacités du Starship (100 tonnes), et c’est moins que la capacité de la capsule Dragon de SpaceX (6 tonnes) qui fonctionne aujourd’hui.

On nous dit que ce véhicule pourrait fonctionner en 2028, mais c’est à cet horizon que l’ISS devrait être désorbitée ! Alors, ce concept va-t-il être développé jusqu’au bout, ou bien va-t-il disparaître comme l’ARV (Advanced Reentry Vehicle) qui devait succéder à l’ATV (Automated Transfer Vehicle) et qui a disparu des écrans autour de 2010 alors qu’il avait fait comme SUSIE, l’objet d’un « démonstrateur » ?

À partir de SUSIE, l’ESA dit qu’elle envisage de développer un véhicule habitable et réutilisable… mais il y a un double saut à effectuer (puissance et viabilisation) et aucune date ne peut bien sûr être avancée.

 

En résumé, on a l’impression que le constat est fait, mais que le virage prendra beaucoup de temps à se concrétiser. Peut-être trop de temps car, en attendant, SpaceX ne va pas dormir sur ses lauriers. Ariane-6 va arriver déjà démodée sur un marché ultra-concurrentiel (en dehors des Américains, il y aussi les Indiens ou les Chinois, même les Japonais) et, franchement qui va se servir de SUSIE quand Dragon donne pleinement satisfaction pour le type de transport visé ? Ce ne sera qu’un test pour autre chose (le transporteur habitable) mais probablement sans rentabilité à la clef. Que de temps et d’argent perdus par l’Europe par pur dédain des autres ou très clairement par arrogance (« parce que nous sommes les meilleurs »).

Liens :

https://www.cieletespace.fr/actualites/la-fusee-europeenne-vega-c-ne-revolera-pas-avant-octobre-2024

https://www.touteleurope.eu/economie-et-social/a-seville-le-sommet-sur-l-europe-spatiale-accouche-d-un-plan-de-sauvetage/

Le libertarien Javier Milei, nouveau président de l’Argentine

Il l’a fait. Javier Milei, ce candidat excentrique qui, il y a quelques mois encore, apparaissait comme un outsider en qui personne ne croyait, tant son profil et son discours étaient loufoques, a remporté le second tour de l’élection présidentielle avec 55,6 % des voix, et devient donc le nouveau président d’Argentine.

Pourtant, les résultats du premier tour et les sondages qui ont suivi laissaient croire à une probable victoire de son adversaire, Sergio Massa. La stratégie de modération pour lisser son image, ainsi que le soutien de la droite et du centre-droit, ont très certainement participé à la victoire de Milei. Il faut croire que les Argentins, lassés du péronisme et assaillis par une situation économique désastreuse et une inflation qui n’en finit pas, ont décidé d’enfin tourner le dos au dirigisme, au protectionnisme et à l’étatisme. Il était temps !

Qu’on enterre des méthodes politiques et économiques dont le seul mérite est d’avoir fait preuve de constance dans l’échec devrait, logiquement, nous réjouir. Cependant, un rapide coup d’œil au traitement médiatique de l’élection de Javier Milei nous fait rapidement déchanter…

Mais par-delà la réception de son élection en France, nous connaissions le « candidat Milei », qui sera et qu’attendre du futur « président Milei » ?

 

Un traitement médiatique caricatural qui manque le sujet principal

La presse française, en général peu prolixe sur le sort de l’Amérique latine, qui subit pourtant depuis des décennies les affres de l’illibéralisme, ne manque pas de qualificatifs pour s’indigner de l’élection du nouveau président argentin. En effet, un vent de panique souffle depuis ce matin sur les rédactions, persuadées d’assister à un nouvel épisode de l’avancée de l’extrême droite populiste dans le monde : après Donald Trump, Boris Johnson, Jair Bolsonaro ou encore Viktor Orbán, Javier Milei rejoint la liste des infréquentables réactionnaires faisant progresser l’extrême droite dans le monde.

Le journal Le Monde annonce par exemple l’élection d’un « candidat d’extrême droite », et Guillaume Erner, au micro de France Culture, parle d’un « économiste ultralibéral fan de Donald Trump ». Sur France Info, c’est encore l’association à Donald Trump qui est mise en avant dans le chapô de l’article. Et l’on pourrait multiplier les exemples.

À nouveau, l’étiquette libérale est associée à tout un tas d’idées qui ont comme dénominateur commun de porter une connotation péjorative : « ultralibérale », « populiste », « polémiste », « climato-sceptique », « anti-avortement », « antisystème ». Cette nébuleuse de représentations négatives permet de construire un homme de paille facile à délégitimer, tout en négligeant de mentionner le vrai sujet : l’avenir de l’Argentine et des Argentins.

Dénoncer ce traitement malhonnête et caricatural ne signifie pas que les libéraux soutiennent sans réserve Javier Milei. La réalité est même tout autre : le « camp libéral » se trouve divisé face à l’interprétation à donner du personnage, de ses idées, et de sa capacité à résoudre les crises qui frappent l’Argentine. Une majorité de libéraux n’est pas dupe des faiblesses de Milei, et ont peu de difficultés à garder un regard critique sur son côté démagogique et excentrique, sur ses positions sur l’avortement, ou encore sur son climato-scepticisme. En revanche, quelle que soit notre opinion sur le personnage et son discours, il apparaît clairement comme la moins mauvaise alternative.

Le péronisme et ses méthodes ont ruiné l’Argentine, et la victoire de Milei est avant tout une sanction (certes tardive…) de ce bilan catastrophique. Que l’économiste soit « libéral », « ultralibéral », « libertarien » ou « anarcho-capitaliste » importe finalement peu, et dissimule l’enjeu principal, c’est-à-dire la nécessité d’une rupture profonde avec le dirigisme économique et politique qui règne sur le pays depuis des années. C’est par exemple le sens du tweet de Ferghane Azihari, qui reconnaît sans difficultés que « le scepticisme à l’endroit de Milei est justifié », mais qui invite surtout les commentateurs à se demander pourquoi « l’un des pays jadis les plus riches de l’humanité est sorti de l’histoire ».

https://twitter.com/FerghaneA/status/1726488502638874869

La confusion des genres entretenue par le traitement médiatique de l’élection de Javier Milei passe donc complètement à côté du sujet principal, au profit d’un récit dans lequel l’Argentine tomberait dans les mains de l’extrême droite et de « l’ultralibéralisme » antisocial. On reconnait ici l’abécédaire des mauvaises critiques du libéralisme.

Faut-il rappeler à tous ces commentateurs peu rigoureux qu’il existe pourtant une contradiction profonde entre les idées libérales et les idées d’extrême droite, caractérisées par un fort dirigisme et protectionnisme économique et des idées fondamentalement étatistes ? Ou encore, que la pensée libérale et la pensée libertarienne ne se confondent pas, et qu’il est donc absurde de qualifier Milei d’être à la fois libertarien, libéral, anarcho-capitaliste, d’extrême droite, réactionnaire…

Le RN, étatiste et dirigiste, est considéré comme d'extrême-droite. Le nouveau président argentin Javier Milei, libertarien, est aussi considéré par nos commentateurs comme d'extrême-droite. Cette contradiction ne dérange personne? Je n'ai guère de sympathie pour Milei mais…

— Laetitia Strauch-Bonart (@LStrauchBonart) November 20, 2023

Bref, le sort des Argentins n’intéresse toutes ces bonnes âmes que lorsqu’elles peuvent l’instrumentaliser pour tenir un discours antilibéral. La véhémence des jugements portés sur Milei contraste avec la faiblesse des condamnations du péronisme, prouvant à nouveau qu’en matière de morale et de politique, l’indignation à géométrie variable règne en maître.

 

Du candidat Milei au président Milei : qu’attendre ?

Alors, qu’attendre de cette victoire ? Quel type de président Javier Milei sera-t-il ?

Il est évidemment difficile de répondre de manière définitive à ces questions. Si le fait que Javier Milei soit un Objet Politique Non Identifié, on peut néanmoins postuler que (et c’est normal) le « président Milei » ne se confondra pas avec le « candidat Milei ».

Le « candidat Milei » était définitivement libertarien plus que libéral, et c’est pour cette raison que son populisme assumé n’entrait pas en contradiction avec le reste de son discours. En effet, le libéralisme classique s’accommode peu d’un discours populiste, en ce que la philosophie libérale est, depuis John Locke, une pensée de l’État ancrée dans le réel, cherchant à concilier la protection de l’individu des excès de l’arbitraire et du pouvoir avec la naissance des États modernes.

En revanche, la pensée libertarienne est une philosophie profondément utopiste qui assume défendre un idéal et des positions principielles, en faisant peu de place à la question de la possibilité de son avènement dans le réel.

Comme l’explique Sébastien Caré dans son ouvrage La pensée libertarienne :

« La valeur de l’utopie libertarienne est essentiellement négative, et s’éprouve dans la fonction critique que Ricœur assignait à toute doctrine utopique » (p. 337).

Cette utopie libertarienne remplit une « fonction heuristique salutaire dans le débat démocratique ainsi que dans la discussion philosophique contemporains » (p. 338).

Autrement dit, les idées et la posture libertariennes s’accommodent parfaitement des exigences électorales qu’impose le statut de « candidat », et sa victoire finale ce dimanche 19 novembre vient nous le confirmer. De plus, la dimension subversive, antisystème et anti-élite du libertarianisme s’accorde assez bien avec une posture politique populiste. C’est ce qu’incarnait le candidat Milei.

Le « président Milei », lui, sera certainement contraint par la réalité du pouvoir d’abandonner les habits confortables de l’utopie pour enfiler ceux du réalisme politique.

Perdant de sa radicalité et de sa pureté intellectuelle, il se rapprochera certainement, dans sa méthode de gouvernement, des positions d’un libéralisme classique, davantage armé pour répondre aux exigences de la responsabilité du pouvoir. Cette interprétation rend encore plus ridicules les inquiétudes partagées par l’ensemble de la presse française, qui juge davantage le candidat que le président.

Car sur le plan économique et politique, on ne peut qu’accueillir positivement son programme, et on espère qu’il réussira à libéraliser l’Argentine. Des questions restent toutefois en suspens, notamment sur sa capacité à pouvoir tout appliquer.

Par exemple, il est probable que sa volonté de dollariser l’économie se heurte à la réalité du déficit massif du pays et à l’absence de réserves suffisantes dans le cas de l’adoption du dollar comme monnaie légale. L’inflation subirait un coup d’arrêt, mais l’économie argentine n’aurait plus de marge de manœuvre pour lutter contre la déflation. En outre, sa politique monétaire dépendrait entièrement des décisions de la Fed pouvant être contradictoires avec les besoins des marchés argentins.

Enfin, son libéralisme et son antiétatisme sont difficilement conciliables avec sa volonté d’être intraitable sur les questions sécuritaires. Si ce positionnement est compréhensible tant la criminalité et la corruption sont des poisons en Argentine, on est en droit de s’interroger sur le rôle qui sera donné à l’État dans cette quête sécuritaire.

 

Cela explique certainement pourquoi les libertariens adhèrent, dans l’ensemble, au discours et au personnage du « candidat Milei », quand les libéraux classiques le soutiennent avec davantage de réserves, et ont le regard tourné vers ce qu’accomplira le « président Milei » confronté au réel.

Révolution libérale, populaire et démocratique en #Argentine

Il était temps de tourner la page du kirchnerisme qui a plongé la moitié de la population dans la pauvreté et lègue un pays au bord d'une des pires crises économiques de son histoire.

La tâche de #Milei est titanesque pic.twitter.com/ZLVU5JvzRX

— Maxime Sbaihi (@MxSba) November 20, 2023

Il nous reste donc à rappeler que non, malgré son excentricité et son populisme, Javier Milei n’est pas plus un Trump Bis qu’il n’est d’extrême droite. Il est simplement le visage d’un ras-le-bol, contre le péronisme et l’étatisme, et d’une volonté, celle d’enfin libéraliser un pays qui en a bien besoin. Pour ces raisons, on est en droit de considérer que dans ce contexte, Javier Milei est la meilleure chose (ou la moins mauvaise) qui puisse arriver à l’Argentine.

Mais cet optimisme doit être raisonné et lucide, et les libéraux seront les premiers à rappeler à l’ordre Javier Milei s’il n’est pas à la hauteur du rendez-vous : rien de plus que l’avenir du pays.

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Guillaume Kasbarian : « Le jour où nous aurons des députés fiers de faire des économies plutôt que des dépenses, peut-être que la situation changera »

Nommé ministre du logement jeudi 8 février, Guillaume Kasbarian avait accordé un entretien à Contrepoints en novembre dernier en tant que député Renaissance de la première circonscription d’Eure-et-Loir et président de la Commission des affaires économiques.

 

Contrepoints : Bonjour Monsieur le Député, merci d’avoir accepté de nous accorder cet entretien. Pour nos lecteurs qui ne vous connaissent peut-être pas, pourriez-vous nous parler de votre parcours et nous raconter ce qui vous a amené à vous engager en politique et à devenir Député de la nation ?

Guillaume Kasbarian : Bien sûr ! Je suis Guillaume Kasbarian, député de la première circonscription d’Eure-et-Loir, qui comprend la ville de Chartres et 64 communes environnantes. Je suis également président de la Commission des affaires économiques à l’Assemblée, élu en 2017 au sein de la majorité présidentielle.

Je n’ai pas de parcours politique avant cette élection, venant de la société civile. Originaire de Marseille, j’ai effectué ma scolarité dans le sud de la France avec une expérience de trois ans en Afrique. Après ma prépa à Paris chez les Jésuites, j’ai intégré l’ESSEC, une école de commerce. Mes premières expériences professionnelles se sont déroulées dans des cabinets de conseil, où j’ai travaillé huit ans dans le secteur privé.

Mon parcours n’est pas classique en politique ; je n’ai pas suivi le cursus de Sciences Po ou de l’ENA, n’ai pas été élu local, et rien ne me prédestinait à devenir élu. En 2016, j’ai observé avec intérêt l’action d’Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie. Sa loi Macron m’a interpellé, car elle visait à secouer des rentes de situation et des secteurs nécessitant de la concurrence. J’ai perçu cette initiative comme économiquement libérale, réformant certains secteurs économiques qui avaient besoin d’être libérés.

Attiré par son parcours et ses idées, surtout dans un paysage politique dominé par le conservatisme, j’ai constaté un manque de représentation libérale pleine à gauche comme à droite. La nouvelle offre politique d’Emmanuel Macron m’a intéressé, et des anciens de l’ESSEC m’ont convaincu de m’engager en tant que militant.

J’ai ainsi mené la campagne en Eure-et-Loir, où j’étais établi depuis 2014, devenant référent En Marche. Après l’élection d’Emmanuel Macron, on m’a proposé de me présenter aux législatives, où j’ai été élu en 2017. Mon engagement repose sur la volonté de concrétiser le projet du président et de défendre une valeur cardinale, la liberté.

 

Contrepoints : Vous faites partie de ces rares élus qui affichent et assument des convictions et des engagements libéraux. D’où viennent ces convictions ?

Guillaume Kasbarian : Mes parents étaient fonctionnaires, plutôt à gauche. Ma grand-mère et mon oncle tenaient un kiosque à journaux, tandis que mes tantes tenaient un commerce de produits orientaux à Marseille. C’est peut-être à travers eux que j’ai tout d’abord pris goût à l’entreprise, à l’entrepreneuriat. L’effort et la valeur travail sont profondément ancrées dans ma famille.

Une expérience de trois ans en Afrique a également joué un rôle. J’ai pu observer l’importance de la démocratie libérale par rapport à des régimes qui ne le sont pas, ayant côtoyé sur les bancs de l’école un certain nombre de réfugiés de pays d’Afrique.

D’un point de vue économique, j’ai toujours été lecteur de penseurs libéraux. Bastiat, Tocqueville, Turgot ou encore Hayek, dont La Route de la servitude et La Constitution de la liberté m’ont marqué. Hayek décrit d’ailleurs bien ce qui différencie les libéraux des conservateurs.

Ces convictions libérales se sont renforcées au lycée, où je ne m’identifiais pas à la lutte contre le CPE et où je prenais plaisir à porter la contradiction aux camarades et aux professeurs d’économie marxistes.

Quoi qu’il en soit, mon attachement à la liberté, qu’elle soit philosophique, sociétale ou politique, remonte bien avant mon engagement politique. En tant qu’élu, j’assume ces convictions en toute transparence depuis 2017, et je m’efforce de les mettre en pratique dans mon travail de député, bien que cela ne soit pas toujours simple.

 

Contrepoints : Ce que vous dites est intéressant, car beaucoup de libéraux ont été au moins interpellés par le profil d’Emmanuel Macron en 2017. Aujourd’hui, la très grande majorité des libéraux sont critiques à l’égard de son action. Vous, en tant que libéral, est-ce que c’est parfois compliqué d’appartenir à une majorité moins libérale que vous ? Que répondriez-vous à des libéraux qui vous diraient que Macron et la majorité ne sont pas libéraux ?

Guillaume Kasbarian : D’abord, depuis 2017, on a tendance à l’oublier, mais des réformes libérales ont été votées.

Les mesures de simplification de la loi d’accélération et de simplification de l’action publique, visant à supprimer des comités Théodule et à accélérer des processus administratifs, sont des réformes libérales. La suppression des seuils dans la loi Pacte, permettant d’agrandir les sociétés, est une mesure libérale de déréglementation et de simplification. La baisse des impôts de production, du taux des impôts sur les sociétés, la suppression de l’ISF et son remplacement par l’IFI, sont des mesures de réduction de la fiscalité visant à stimuler l’activité économique. Je leur dirai également que la signature du CETA par la France, un traité de libre-échange, est une mesure libérale.

Le combat que j’ai mené sur les squats est éminemment libéral, car il vise à rétablir la propriété privée, une valeur cardinale du libéralisme, au cœur de la réflexion, en considérant qu’il faut sacraliser ce droit. Dans cette loi, je défendais l’idée qu’il faut simplifier l’expulsion des squatteurs, et qu’en cas d’impayés ou de contentieux locatifs, il faut agir plus rapidement pour que le propriétaire puisse retrouver la jouissance de sa propriété. Je dirais donc que j’ai agi, depuis six ans, en cohérence avec ma philosophie libérale.

Je dirais une deuxième chose. Dans l’offre politique actuelle, examinons l’antilibéralisme de ceux qui nous entourent. Il n’y a pas de New Labour à la Tony Blair en France : la gauche s’est alliée avec LFI dans une course à l’interventionnisme, au marxisme et au dirigisme économique. La gauche française est antilibérale. Il n’y a plus de Frédéric Bastiat, un éminent penseur libéral qui, je le rappelle, siégeait à gauche de l’hémicycle.

À droite, hormis quelques individualités, ceux qui tiennent les rênes du parti se revendiquent du gaullisme social et sont imprégnés d’une profonde volonté d’interventionnisme économique. Nombreux sont les orateurs de droite qui prônent les nationalisations, s’opposent aux traités de libre-échange, défendent systématiquement l’intervention de l’État dans l’économie, et soutiennent des mesures additionnelles de redistribution sociale, au point de déposer des amendements qui ajoutent des dizaines de milliards dans le PLF. Et au niveau sociétal, n’en parlons même pas, car les libéraux sociétaux à droite n’existent pas. Inutile de vous rappeler le combat de l’UMP contre le mariage pour tous ou celui de LR contre l’ouverture de la PMA aux couples de femmes.

À l’extrême droite, le RN est conservateur socialement et économiquement. Dans la commission que je préside, je vois les votes de mes collègues du RN, ils se rapprochent systématiquement de ceux de LFI et de la Nupes sur le plan économique. Protectionnisme autarcique, blocage des prix, taxation des superprofits… leurs votes convergent. Nous examinerons bientôt une proposition de loi de LFI sur le contrôle des marges des entreprises, je vous prends le pari que le RN ne s’y opposera pas !

Enfin, la troisième chose que je peux répondre aux libéraux dans le doute, c’est que les libéraux ne peuvent pas gagner seuls. C’est peut-être triste mais c’est ainsi ! Ils doivent s’allier avec d’autres courants de pensée, au sein d’un bloc central, et faire des compromis pour l’emporter. À moins d’être un puriste absolu, de rester dans son coin et de se satisfaire de faire moins de 5 % aux élections. Si l’on veut agir, être en mesure de faire plutôt que de commenter, il faut fédérer au sein d’un bloc qui n’est pas exclusivement libéral, et en son sein, porter des éléments qui viennent du libéralisme.

Ces compromis ne sont pas des renoncements ! Dans ce bloc central, personne n’est antilibéral, et c’est ce qui nous distingue du reste de l’échiquier politique… Dans ce bloc, personne ne veut sortir de l’économie de marché, personne ne considère qu’il faut arrêter les échanges commerciaux avec nos voisins, personne ne considère qu’il faut arrêter de recevoir des investissements étrangers, ou encore arrêter d’exporter à l’étranger. Sur les questions sociétales, personne chez nous ne veut revenir sur l’IVG ou encore le mariage pour tous. Sur la fin de vie, une grande majorité de notre groupe veut avancer sur la liberté de choisir sa fin de vie. Sur la PMA, la liberté des femmes à disposer de leur corps est un combat partagé.

Bref, sur les lignes de forces substantielles et existentielles du libéralisme, il y a consensus et l’on peut, au sein de ce bloc central, défendre les libertés politiques, économiques et sociales. Si les libéraux veulent être en responsabilité et faire prospérer leurs idées, c’est probablement au sein de ce bloc central qu’ils pourront le faire plutôt que dans un groupuscule qui ne pourra pas obtenir de succès électoral. Au sectarisme, j’oppose donc une forme de réalisme.

 

Contrepoints : La France traverse actuellement une crise du logement. C’est un sujet sur lequel vous avez beaucoup travaillé. Quelle est votre analyse de la crise actuelle, comment vous l’expliquez ? Et quelles sont les réponses apportées par la majorité ?

Guillaume Kasbarian : Sur le logement, la crise que l’on connaît est conjoncturelle autant que structurelle. Conjoncturelle, parce que les taux d’intérêt bloquent les transactions, empêchant de nombreuses personnes d’emprunter. Structurelle, car il y a un déficit d’offre de logements dans des zones sous tension, soit en raison d’une réindustrialisation intensive, soit en raison d’activités touristiques importantes. Cela crée une concentration de la demande dans des endroits où l’offre est insuffisante.

De plus, le marché dysfonctionne et ne s’ajuste pas automatiquement. Dans un marché classique, fluide et compétitif, les prix réagiraient à la baisse en cas de chute de la demande, stimulant ainsi à nouveau la demande. Mais nous pouvons tous constater que ce n’est pas le cas dans le logement : la chute des transactions ne conduit pas à un effondrement des prix de vente, les vendeurs attendant simplement une remontée des prix. Ainsi, les prix ne jouent pas leur rôle de régulateur de l’offre et la demande.

Concernant l’aspect structurel de l’offre, des contraintes spatiales compliquent la libération de l’offre. Il est impossible, par exemple, de doubler le nombre de logements à Paris intramuros, du moins sans construire en hauteur ou densifier, ce qui irait de pair avec une forte opposition des Parisiens. Ces contraintes spatiales font que l’offre ne peut pas s’ajuster instantanément pour répondre aux besoins dans les zones tendues.

L’objectif est de relancer la demande et de surmonter le blocage des transactions à court terme. Parmi les outils, les pouvoirs publics peuvent par exemple autoriser les Français à s’endetter davantage, étendre le PTZ, ou encore faciliter les donations et les successions pour les projets d’acquisition de résidence principale, offrant ainsi un coup de pouce pour débloquer la situation actuelle.

En ce qui concerne l’offre, nous devons lever les obstacles à la construction, faciliter la disponibilité des terrains constructibles pour que les communes puissent construire sur des friches, des terrains actuellement inutilisés ou non transmis.

Il faut également encourager les élus locaux bâtisseurs. La question de la décentralisation du logement, qui se posera dans les prochains mois, sera cruciale. Tout cela permettra d’augmenter la capacité à offrir des logements là où le besoin est le plus grand.

De plus, il est important d’harmoniser les règles entre les locations touristiques et les locations traditionnelles, surtout dans les zones où la concurrence des usages est intense. Il est difficilement compréhensible, par exemple, qu’un appartement loué sur Airbnb bénéficie d’un abattement fiscal plus important qu’une location traditionnelle, de surcroît sans aucune obligation de rénovation thermique.

Enfin, il faut rassurer les propriétaires pour les encourager à mettre leur logement en location. Lutter contre les impayés locatifs et accélérer les procédures en cas de litige contribuent à cette assurance.

 

Contrepoints : Nous sommes en plein vote du budget de l’État. C’est un sujet qui nous tient à cœur à Contrepoints et, d’une manière plus générale, en tant que libéraux. L’association Contribuables associés vient de sortir un documentaire sur la question de la dette. En France, aucun gouvernement n’a voté de budget à l’équilibre depuis 1974…

Guillaume Kasbarian : C’est ça… c’est tout à fait ça. C’est ce que je rappelle tout le temps quand certains me disent que l’État devrait « rendre l’argent » ou que l’État serait en train de thésauriser dans les sous-sols de Bercy, je rappelle systématiquement que depuis 1974 l’État dépense plus chaque année pour les Français que ce qu’il leur prélève.

 

Contrepoints : Tout à fait, mais alors, en tant que député et surtout en tant que membre de la majorité, comment expliquez-vous notre incapacité à résoudre le problème de la dette ? Au-delà de la nécessité de baisser des dépenses publiques, ne faudrait-il pas changer complètement de paradigme dans notre façon de penser les politiques publiques, de les évaluer, dans notre rapport à l’étatisme en France ? N’y a-t-il pas également une question culturelle, quand on voit à quel point les Français ont une sorte de réflexe de toujours attendre de l’État qu’il apporte des solutions à tous les problèmes ?

Guillaume Kasbarian : Je partage votre constat. En premier lieu, nous avons une dette dépassant les 3000 milliards d’euros, et un déficit dépassant les 4,5 %. Parallèlement, nos marges de manœuvre fiscales sont restreintes en raison d’un taux de prélèvements obligatoires déjà supérieur à 45 %.

Ainsi, il nous reste deux leviers pour résorber ce déficit. Le premier consiste à stimuler l’activité économique afin de générer de la croissance, augmentant ainsi les recettes fiscales pour combler le déficit. La deuxième option serait de réduire les dépenses.

Il y a deux façons de faire baisser les dépenses. Soit on demande à tout le monde de réduire un peu ses dépenses pour atteindre les économies nécessaires. Soit on fait de vrais choix politiques en disant « sur ces sujets, l’État ne s’en occupe plus, et c’est l’usager, le citoyen qui payera pour ces services ».

C’est une ligne qui est politiquement difficile à défendre. Je me souviens de grands débats où des citoyens regrettaient des prélèvements fiscaux excessifs, tout en demandant davantage d’investissements dans des secteurs tels que la santé, la justice, la sécurité, les aides sociales, les infrastructures locales, les collectivités, les organisations associatives, etc.

L’offre politique, non seulement tente de répondre à ces attentes, mais elle a tendance à surenchérir, avec des promesses de dépenses additionnelles. Si tous les amendements déposés par les députés lors de l’examen du budget étaient adoptés, les dépenses supplémentaires proposées par les parlementaires conduirait la France à la faillite. À l’inverse, faites la somme des économies proposées : on est quasiment à zéro !

 

Contrepoints : Ce qui pose la question de la responsabilité individuelle, à la fois du personnel politique comme des citoyens…

Guillaume Kasbarian : Oui ! Encore hier, lors du débat sur le projet de loi de fin de gestion, un nouvel amendement des socialistes a été adopté, visant à accorder un chèque supplémentaire aux familles monoparentales pour Noël. L’attention humaniste est louable, mais il est nécessaire d’expliquer que ce chèque sera financé soit par un déficit supplémentaire, soit par le contribuable ! Ce n’est pas le député socialiste qui sortira son carnet de chèques personnel, cet argent proviendra du contribuable et du budget de l’État, du pot commun auquel tout le monde contribue ! Mais ce pot commun n’est pas un puits sans fond.

Comme vous l’avez souligné, cette perspective est profondément ancrée culturellement dans la population. C’est pourquoi l’argument que je vous présente est politiquement impopulaire ! Il est difficile de dire « non, nous ne pouvons pas supporter toutes ces dépenses », lorsque l’ensemble de l’offre politique autour de vous promet des dépenses supplémentaires, des chèques supplémentaires, une distribution accrue en affirmant que « c’est l’État qui paie ».

En commission, nous étions il y a quelques jours sur l’avis budgétaire relatif au logement. Dans le contexte de majorité relative que nous connaissons, les oppositions ont fait adopter des amendements créant des dépenses supplémentaires. En un après-midi, nous avons donc engagé 7 milliards d’euros de dépenses supplémentaires sur le logement. Et cela, en trois heures seulement !

Lorsque nous faisions remarquer que cela n’était pas responsable, la réponse était enfantine : « Eh bien, il faut prendre cet argent aux riches » ou encore « Oui, mais il y a une crise du logement, donc c’est nécessaire ». Il y a toujours de bons prétextes pour dépenser plus, mais la raison nous impose de ne pas céder à cette facilité.

Personnellement, je suis fier de ne pas déposer d’amendements créant des dépenses supplémentaires. Je dois être l’un des députés les plus économes de ces six dernières années, et mes amendements ont plutôt cherché à réaliser des économies.

Le jour où nous aurons des députés fiers de faire des économies plutôt que des dépenses, peut-être que la situation changera. Souhaitons que les citoyens les encouragent dans cette direction à l’avenir !

 

Contrepoints : Enfin, une dernière question sur la triste résurgence de l’antisémitisme en France depuis les événements du 7 octobre. Une grande marche contre l’antisémitisme a eu lieu Esplanade des Invalides ce dimanche 12 novembre, et depuis cette annonce, plutôt que d’observer notre pays s’unir autour de cette cause qui ne devrait pas diviser, on n’a fait que parler de la participation ou non du RN et de la réaction de LFI de ne pas se joindre au cortège. Au-delà du grand sentiment de fatigue et de déception que cela peut procurer, est-ce que ça ne témoigne pas d’une France profondément fracturée ? Qu’est-ce que ça inspire au député de la Nation que vous êtes ?

Guillaume Kasbarian : Sur cette manifestation, qui était une initiative de la présidente de l’Assemblée et du président du Sénat, le mot d’ordre était limpide : non à l’antisémitisme, oui à la République. J’y étais, et c’était une manifestation ouverte à tous les citoyens, quelle que soit leur origine, leur couleur de peau, leur religion, leur orientation politique… Il n’y avait pas de cartons d’invitations ! Dimanche, j’étais aux côtés des Français, et je ne faisais pas le tri parmi mes voisins que je ne connaissais pas. Nous étions simplement unis pour défendre la République et lutter contre l’antisémitisme. Le reste, c’est de la petite politicaillerie qui ne m’intéresse pas et qui n’intéresse pas les gens. Soyons à la hauteur de l’unité qu’attendent une majorité de Français.

Un entretien réalisé par Baptiste Gauthey, rédacteur en chef de Contrepoints.

Taxer la viande pour lutter contre le réchauffement : une si mauvaise idée…

Par : Jason Reed

Un article de l’IREF.

Les écologistes voudraient que nous arrêtions de manger de la viande. En raison de l’inquiétude croissante suscitée par le changement climatique et de la volonté d’arriver à un bilan « zéro carbone » en réduisant les émissions de gaz à effet de serre, nombreux à gauche sont les partisans de ce diktat.

Récemment, Fabien Roussel, secrétaire national du Parti communiste, a été « attaqué » par Sandrine Rousseau, élue du parti écologiste, qui lui reprochait de manger du steak. « Non Fabien, tu ne gagneras pas avec un steak », a déclaré Mme Rousseau, qualifiant la viande rouge de « symbole de virilité ».

La pression sur les consommateurs de viande s’intensifie. Des politiques visant à restreindre l’achat et la vente de viande pourraient bientôt voir le jour. Déjà, en 2021, Barbara Pompili avait exprimé le souhait que les cantines scolaires et la restauration publique suppriment la viande des menus, et ne proposent que des repas végétariens au moins un jour par semaine.

 

L’irrésistible attrait de la taxe

Malheureusement, ce n’est qu’une question de temps avant que l’idée ne fasse son chemin, et que s’impose la taxation sur les produits carnés, au même titre que d’autres produits de consommation comme les cigarettes et l’alcool. Les échéances fixées pour parvenir à des émissions nettes nulles se rapprochent de plus en plus. C’est dans l’air du temps. Beaucoup de pays, même le gros producteur qu’est la Nouvelle-Zélande, semblent déjà prêts à introduire une taxe sur la viande. La France pourrait s’y rallier.

Il est vrai que l’élevage d’animaux, en particulier de vaches, est à l’origine de niveaux élevés d’émissions de gaz à effet de serre, notamment de méthane. Cependant, cela n’implique pas que l’État doive imposer une taxe sur les produits carnés. Il y a déjà bien assez de taxes, et elles ont bien assez augmenté ces dernières décennies, le gouvernement ne manquant pas d’imagination pour prélever de l’argent dans les poches de ses citoyens. Il serait bon que les responsables politiques finissent par faire preuve d’un peu de retenue. D’autant plus que tout porte à croire que cette nouvelle taxe sur la viande ne permettra pas d’atteindre son objectif.

 

Les taxes punitives ne fonctionnent pas

Il existe de nombreuses preuves que les « taxes sur le péché » destinées à modifier le comportement des consommateurs ne fonctionnent pas.

Par exemple, en 2018 au Royaume-Uni a été introduit une taxe sur le sucre pour les boissons gazeuses, afin de lutter contre l’obésité. Les consommateurs n’ont pas accepté l’augmentation de prix : ils ont tout simplement modifié leur comportement d’achat afin d’y échapper. Certains se sont rabattus sur des boissons moins chères, comme les produits de première marque des supermarchés. D’autres ont préféré des jus de fruits, plus riches en calories et en sucre. Un troisième groupe a tout simplement payé plus cher, mais n’a pas sacrifié ses préférences.

Il arrive fréquemment que les taxes punitives ratent leur objectif principal, mais provoquent des effets secondaires qui n’avaient pas été prévus. Il n’y a aucune raison de penser qu’une taxe sur la viande serait différente.

 

Le soja comme remède… pire que le mal

Elle pourrait même se retourner contre nous et, au lieu de sauver la planète, lui faire encore plus de tort que ce qu’elle est censée contrecarrer.

Si l’État impose l’abstinence, nombre de consommateurs pourraient remplacer la viande par des produits protéinés d’origine végétale. Or, la plupart des substituts de ce type disponibles à l’heure actuelle, comme le tofu et le tempeh, sont tous fabriqués à partir de soja, qui est sans doute bien plus nocif pour la planète que la viande. La culture du soja implique de défricher de très grandes superficies de terre, ce qui entraîne une accélération de la déforestation. Elle provoque aussi l’érosion des sols, ce qui rend ensuite plus difficile l’implantation d’autres cultures. En outre, les émissions de gaz à effet de serre liées à la production de soja sont très élevées. Tous ces problèmes pour l’environnement n’existent pas dans l’élevage.

Taxer la viande pour lutter contre le changement climatique est donc une mauvaise idée.

Selon toute vraisemblance, cela ne changera pas grand-chose dans le comportement des consommateurs. Seul résultat certain : s’alimenter deviendra plus onéreux, à un moment où l’inflation est élevée, et ce sont les plus pauvres qui en pâtiront. Plus important peut-être même, une taxe sur la viande violerait encore un peu plus les droits fondamentaux des citoyens. Imagine-t-on pouvoir un jour, dans nos pays occidentaux censés protéger les libertés, être « puni » parce qu’on a mangé un steak frites ?

Sur le web.

Javier Milei profite de la perte de confiance en l’État des Argentins

Le 19 novembre est le jour du second tour des élections en Argentine entre le péroniste Sergio Massa et l’anarcho-capitaliste Javier Milei.

Dans les années à venir, l’Argentine pourrait être gouvernée par un pro-capitaliste passionné. Ce serait un évènement qui marquerait un changement fondamental dans l’attitude des Argentins vis-à-vis de l’économie de marché et du rôle de l’État. Mais ce changement, en réalité, se profile à l’horizon depuis un certain temps.

Au cours des deux dernières années, j’ai étudié le mouvement libertarien dans 30 pays. Je n’ai rencontré dans aucun de ces pays un mouvement libertaire aussi fort qu’en Argentine. En temps normal, lorsqu’un pays traverse une crise grave, un grand nombre de personnes ont tendance à se tourner vers l’extrême gauche ou l’extrême droite de l’échiquier politique. En Argentine, les libertariens sont les phares de l’espoir, en particulier pour les jeunes. Parmi les électeurs de moins de trente ans, une majorité a voté pour Milei.

Les élections se déroulent dans le contexte d’une crise économique dramatique, avec un taux d’inflation de plus de 100 %, l’un des plus élevés au monde. Il n’y a probablement aucun pays qui se soit dégradé de manière aussi spectaculaire au cours des 100 dernières années que l’Argentine. Au début du XXe siècle, le revenu moyen par habitant était l’un des plus élevés au monde, comme en témoigne l’expression, courante à l’époque, de « riche comme un Argentin ». Depuis, l’histoire de l’Argentine est marquée par l’inflation, l’hyperinflation, les faillites d’État et l’appauvrissement. Le pays a connu neuf faillites souveraines au cours de son histoire, la dernière datant de 2020. Une histoire tragique pour un pays si fier qui était autrefois l’un des plus riches du monde. L’inflation a été à deux chiffres chaque année depuis 1945 (sauf dans les années 1990).

 

L’Argentine a été dirigée par des étatistes pendant des décennies et il est aujourd’hui l’un des pays les moins libres du monde sur le plan économique.

Dans l’indice de liberté économique 2023 de la Heritage Foundation, l’Argentine se classe 144e sur 177 pays – et même en Amérique latine, seuls quelques pays (en particulier le Venezuela) sont moins libres économiquement que l’Argentine. À titre de comparaison : bien que sa position se soit dégradée depuis l’arrivée au pouvoir du socialiste Gabriel Boric en mars 2022, le Chili est toujours le 22e pays le plus libre économiquement au monde, et l’Uruguay est le 27e (les États-Unis sont 25e).

Pour l’opinion populaire cependant, de nombreux Argentins en ont tout simplement assez du péronisme de gauche et se détournent de l’étatisme qui a dominé leur pays pendant des décennies. Dans un sondage que j’ai réalisé l’année dernière, l’Argentine faisait partie du groupe de pays où les gens étaient les plus favorables à l’économie de marché. Du 12 au 20 avril 2022, j’ai demandé à l’institut d’études d’opinion Ipsos MORI d’interroger un échantillon représentatif de 1000 Argentins sur leur attitude à l’égard de l’économie de marché et du capitalisme.

Tout d’abord, nous avons voulu savoir ce que les Argentins pensent de l’économie de marché.

Nous avons présenté aux personnes interrogées en Argentine six énoncés sur l’économie de marché dans lesquels le mot capitalisme n’était pas utilisé. Il s’est avéré que les affirmations en faveur d’une plus grande influence de l’État ont recueilli le soutien de 19 % des personnes interrogées, et que les affirmations en faveur d’une plus grande liberté du marché ont été approuvées par 24 % d’entre elles.

En Argentine, l’affirmation « Dans un bon système économique, je pense que l’État ne devrait posséder des biens que dans certains domaines ; la majeure partie des biens devrait être détenue par des particuliers » a reçu le plus haut niveau d’approbation. L’affirmation « La justice sociale est plus importante dans un système économique que la liberté économique » a reçu le plus faible niveau d’approbation.

Nous avons mené la même enquête dans 34 autres pays et n’avons trouvé que cinq pays (Pologne, États-Unis, République tchèque, Corée du Sud et Japon) dans lesquels l’approbation de l’économie de marché était encore plus forte qu’en Argentine ; dans 29 pays, l’approbation de l’économie de marché était plus faible.

En outre, tous les répondants se sont vu présenter 10 termes – positifs et négatifs – et ont été invités à choisir ceux qu’ils associaient au mot capitalisme, ainsi qu’à répondre à 18 autres questions sur le capitalisme.

Le niveau de soutien au capitalisme n’était pas aussi élevé que dans la première série de questions sur l’économie de marché, où le terme capitalisme n’était pas utilisé. Mais même lorsque ce mot était mentionné, notre enquête n’a trouvé seulement sept pays sur 35 dans lesquels l’image du capitalisme est plus positive qu’en Argentine, contrairement à 27 pays dans lesquels les gens ont une opinion plus négative du capitalisme qu’en Argentine.

C’est pourquoi un partisan avoué du capitalisme comme Javier Milei, professeur d’économie autrichienne, a des chances de remporter les élections dans le pays.

Milei est entré en campagne électorale en appelant à l’abolition de la banque centrale argentine et à la libre concurrence entre les monnaies, ce qui conduirait probablement à ce que le dollar américain devienne le moyen de paiement le plus populaire. Il a également appelé à la privatisation des entreprises publiques, à l’élimination de nombreuses subventions, à une réduction des impôts ou à la suppression de 90 % d’entre eux, ainsi qu’à des réformes radicales du droit du travail. Dans le secteur de l’éducation, Milei a demandé que le financement soit remplacé par un système de bons, comme l’avait proposé Milton Friedman.

Par ailleurs, l’Argentine est un exemple de l’importance des groupes de réflexion (think-tanks) pour ouvrir la voie à des changements intellectuels, qui sont ensuite suivis par des changements politiques. En Argentine, par exemple, il s’agit de la Fundación para la Responsabilidad Intelectual et de la Fundación para la Libertad ou Federalismo y Libertad.

J’ai rencontré des groupes de réflexion libertaires dans 30 pays, mais ils sont rarement aussi actifs que ceux d’Argentine. Reste à voir si les graines qu’ils ont semées porteront leurs fruits le 19 novembre.

2.13.0.0
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Une philosophie de la liberté, avec Damien Theillier

Damien Theillier est professeur de philosophie en terminale et en classes préparatoires à Paris, fondateur de l’Institut Coppet et président de l’Académie Libre des Sciences Humaines.

J’ai la chance de connaître Damien depuis au moins 2015, lorsque j’ai été invité à parler d’économie numérique pour l’École de la Liberté, devenue depuis Académie Libre des Sciences Humaines. Au cours de notre discussion nous sommes revenus sur son parcours d’apprentissage puis d’enseignement de la philosophie, et de sa rencontre avec les idées libérales pour la connaissance desquelles il œuvre inlassablement depuis. Nous avions lancé l’idée d’une interview lors du précédent Weekend de la Liberté à Dax, une idée concrétisée après nous être de nouveau croisés à Biarritz en août 2023 où Damien, grand amateur de Bitcoin, a donné une présentation originale sur le lien entre la mauvaise santé de nos monnaies et celles de nos corps, un angle original et provocateur qui a suscité le débat.

 

Enregistré à Paris le 4 octobre 2023. Pour écouter l’épisode, utilisez le lecteur ci-dessous. Si rien ne s’affiche, rechargez la page ou cliquez directement sur ce lien.

 

Programme

Introduction – 0:00

Présentation de l’invité – 0:32

Fondation de l’Institut Coppet – 9:28

Lancement de l’École de la Liberté (Académie Libre des Sciences Humaines) – 16:16

Le nécessaire retour au débat contradictoire – 18:40

Le Cercle Frédéric Bastiat et le Weekend de la Liberté – 21:47

Déclin civilisationnel et libéralisme tragique ? – 23:24

Le rôle de la monnaie dans l’évolution économique et sociale – 28:55

Bitcoin est-il un espoir pour « réparer » la monnaie ? – 32:12

Notre santé, victime collatérale du système monétaire « fiat » ? – 34:03

Pas de complot, mais des incitations – 46:13

 

Références générales

Bitcoin, Bifteck et Civilisation (Keynote à Surfin’ Bitcoin 2023)

Site personnel de notre invité consacré à F. Bastiat

La philosophie en 60 livres

École de la liberté, vidéos en ligne

Institut Coppet

Weekend de la liberté : découvrez nos conférenciers

Bitcoin présenté par Pierre Schweitzer en 2016

 

Références alimentation et santé

Dr David Perlmutter, Ces glucides qui menacent notre cerveau

Dr Robert Lustig, Metabolical

Gary Taubes, Pourquoi on grossit

Nina Teicholz, Manger gras, la grosse surprise

Lierre Keith, Le mythe végétarien

 

Pour nous suivre

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Pourquoi les libertariens doivent s’élever au-dessus de la dichotomie gauche-droite

Par Mathew Lloyd. 

Un article de la FEE.

Au Royaume-Uni, le Premier ministre est conservateur – aile droite – et les résultats de l’ingérence de ce gouvernement dans l’économie, ainsi que la politisation de la vie quotidienne, ont eu un impact négatif sur les vies individuelles, le discours public et l’économie.

Aux États-Unis, le président est démocrate (aile gauche) et les voisins du nord, le Canada, ont un gouvernement libéral (aile gauche), même s’il n’est pas vraiment libéral au sens premier du terme. Ces deux pays connaissent des difficultés économiques, et une vie quotidienne fortement politisée, tout comme le Royaume-Uni.

La liste des pays dont les dirigeants et les gouvernements se situent aux antipodes les uns des autres est encore longue, mais tous ces gouvernements de gauche et de droite ont en commun les mêmes résultats médiocres, et la même aggravation des situations créées par leurs croyances.

Comment deux visions du monde prétendument très différentes peuvent-elles aboutir à des résultats similaires ?

 

Si elles étaient vraiment différentes, les résultats le seraient aussi.

En réalité, les deux camps s’appuient sur divers degrés d’autoritarisme pour asseoir leur popularité, et déploient des politiques autoritaires à l’encontre de la vie économique et sociale des citoyens, ce qui explique pourquoi les résultats sont si semblables.

Les deux camps paralysent les économies par le biais de la fiscalité, de la réglementation et de la répression de l’activité économique. Les deux camps interdisent certains discours, certains comportements, certaines opinions, et certaines interactions.

Les deux camps croient en l’utilisation de la force contre différents groupes de personnes, ils croient dans la punition de différents groupes sur la base de caractéristiques immuables au nom de « l’égalité » et de « l’équité ».

Les deux camps n’ont pas de principes, et changent de position en fonction du vent politique qui souffle.

Pour dire les choses crûment, les deux camps ne sont que des saveurs différentes d’un même ragoût nauséabond.

La seule différence réelle entre les idéologies de gauche et de droite réside dans leurs objectifs et leurs politiques.

Leur absence de principes et leur rejet de la liberté humaine sont les mêmes. Leur conviction que les humains ne sont que des « blocs de bois que l’on peut déplacer », comme le dirait Thomas Sowell, est la même. Aucun des deux camps ne croit en la liberté humaine et aucun des deux ne connaît quoi que ce soit à l’économie.

Plus important encore, aucun des deux camps ne veut comprendre ces choses. Ce sont deux entités assoiffées de pouvoir et les partisans qu’elles attirent sont tellement convaincus que si leur camp était aux commandes, les résultats seraient différents, que l’idée même d’une alternative à l’autoritarisme n’entre même pas en ligne de compte dans la conversation.

 

C’est le cas des libertariens et des libéraux classiques.

En 1956, Leonard Read a écrit un article sur l’utilisation des définitions gauche-droite pour The Freeman, qui est toujours d’actualité.

Dans cet article, il déclare :

« La liberté n’a pas de relation horizontale avec l’autoritarisme. La relation du libertarianisme avec l’autoritarisme est verticale ; elle s’élève de la boue des hommes qui asservissent l’homme ».

Cette citation est tellement percutante qu’elle nous rappelle que l’autoritarisme, la croyance que l’État peut et doit diriger l’action humaine, est fallacieux et sera toujours antilibéral. Si nous voulons nous élever au-dessus des différentes formes d’autoritarisme, ceux qui croient en la philosophie de la liberté doivent s’écarter du clivage gauche-droite et se faire les champions de la liberté.

Ou, comme le dit Read au sujet des libertariens :

« Leur position, si l’on veut utiliser des analogies directionnelles, est ascendante – dans le sens où la vapeur d’un tas de fumier s’élève vers une atmosphère saine. Si l’idée d’extrémisme doit être appliquée à un libertaire, qu’elle le soit en fonction de l’extrême efficacité avec laquelle il s’est débarrassé de ses croyances autoritaires ».

Sur le web.

Une traduction de Contrepoints.

Et si l’intervention de l’État n’était pas nécessaire pour les biens publics ?

Par Ryan Turnipseed.

Dans la théorie économique dominante, les biens publics sont des biens non rivaux, c’est-à-dire qu’une personne qui utilise un bien n’empêche pas les autres d’en faire autant ; et non exclusifs, c’est-à-dire que les propriétaires des biens publics sont généralement incapables de restreindre l’accès de quiconque à ces biens. Parmi les exemples couramment cités figurent l’éclairage public, comme les lampadaires, la radio, les feux d’artifice, les défenses militaires et les défenses contre les inondations.

Pour le courant économique dominant, les biens publics posent un problème économique et social. L’absence de rivalité et d’exclusion permet l’existence de resquilleurs, ce qui élimine le motif de profit pour la fourniture du bien, et donc l’incitation à le fournir en premier lieu. Cela signifie qu’à lui seul le marché ne produirait pas suffisamment d’éclairage public, de radio et de défense. Par conséquent, puisque le marché a échoué, l’État doit fournir ces biens dans une quantité aussi proche que possible de leur quantité optimale.

La plupart des critiques de l’économie autrichienne se concentrent sur l’affirmation erronée selon laquelle la coercition de l’État est plus « efficace » que les actions volontaires des individus. D’autres peuvent choisir de démystifier la conception dominante d’un bien, qui se fixe à tort sur la matière physique plutôt que sur les désirs subjectifs de l’individu qui en ont fait un moyen d’atteindre une fin.

Bien que ces deux critiques soient importantes, il y a un aspect oublié.

Peu de gens se sont intéressés à l’affirmation du courant dominant selon laquelle il n’y a pas de potentiel de profit (ou pas de potentiel adéquat) pour les biens que tout le monde peut consommer et auxquels on peut accéder à tout moment, ce qui signifie que, selon cette théorie, le marché de ce bien sera toujours en déséquilibre. Cette affirmation est le fondement même du problème, et c’est pourquoi il est fait appel à la notion de biens publics pour justifier l’intervention de l’État. En supposant que les intentions soient bonnes, il s’agit avant tout d’une erreur due au fait que le courant dominant n’intègre pas l’entrepreneur dans ses théories économiques.

La structure de l’entreprise dans les industries traditionnelles est principalement axée sur l’excluabilité.

En raison de l’excluabilité d’un bien, les entrepreneurs peuvent faire payer avant l’échange, comme quelqu’un qui achète chez un épicier, ou avant l’entrée, comme l’entrée dans un cinéma. D’autres secteurs où l’excluabilité existe, mais où l’entrepreneur facture après la consommation, présentent une structure commerciale similaire, comme dans la plupart des restaurants, où l’addition est présentée après le repas. Ceci est particulièrement important pour la structure commerciale de l’entrepreneur, car les consommateurs le paient car ils accordent davantage d’importance au bien qu’à l’argent.

Si l’excluabilité est supprimée, l’entrepreneur ne dispose plus explicitement des recettes générées par la fourniture de biens au consommateur. Il s’agit toujours d’une question de structure d’entreprise. L’entrepreneur doit toujours générer un profit en servant les consommateurs, mais il doit aussi tenir compte des resquilleurs, de sorte que la logique est différente.

Étant donné que l’acquisition du bien par le consommateur n’est pas subordonnée à un paiement, l’entrepreneur doit, non seulement convaincre le consommateur de choisir son bien plutôt que les autres options disponibles, mais il doit également le convaincre que la fourniture du bien à l’avenir vaut la peine d’être payée. La structure de l’entreprise doit donc tenir compte de la commercialisation, sous quelque forme que ce soit, non seulement à l’égard du consommateur qui choisit immédiatement le bien de l’entrepreneur, mais aussi à l’égard de l’avenir. L’entrepreneur doit s’adresser au consommateur et mettre l’accent sur sa fidélité comme moyen d’assurer la continuité de la fourniture du bien.

Une petite industrie qui s’est développée au cours de ma vie a vu le jour autour d’un bien public qui démontre ces principes. Les essais vidéo, les vidéos de jeux, les blogs, les vidéos éducatives et tout autre type de vidéo téléchargée régulièrement sur YouTube ou des plateformes similaires sont des biens publics. Le producteur de ces vidéos n’a aucun moyen d’empêcher quiconque de regarder la vidéo jusqu’à ce qu’il soit payé, et le fait qu’une personne regarde la vidéo n’interdit pas à une autre personne de la regarder.

Selon la théorie dominante, cette forme de divertissement étant un bien public, elle ne peut pas être suffisamment fournie par des acteurs privés.

Son public comporterait une certaine proportion de resquilleurs qui empêcheraient l’industrie d’atteindre des niveaux d’offre équilibrés. Il serait stupide de suggérer que l’État doit aider à fournir des vidéos en conséquence, mais c’est la logique utilisée pour justifier la fourniture par l’État d’autres biens publics. Comme chacun peut le constater au vu des profits générés par un certain nombre de producteurs de vidéos sur YouTube, et de l’abondance des vidéos régulièrement téléchargées sur le site web dans un but lucratif, la théorie du courant dominant tombe à plat. Si certaines personnes peuvent se plaindre de la production ou de l’absence de production d’un type spécifique de vidéo, ces plaintes ne sont pas dues au fait que les vidéos sont un bien public, mais au fait qu’un entrepreneur, en l’occurrence un producteur de vidéos, ne les a pas encore fournies, ou les a déjà fournies, et n’a pas été en mesure de réaliser des bénéfices.

Ces producteurs de vidéos à succès peuvent bénéficier d’un flux continu de revenus provenant de leurs productions, principalement grâce à leur marketing.

De la manière mentionnée plus haut, les producteurs à succès communiquent à leurs consommateurs que la production future de nouvelles vidéos a davantage de valeur qu’une certaine somme d’argent détenue par le consommateur. Parce que les gens pensent qu’ils apprécieront davantage les futures vidéos que l’argent, ils paient le producteur de vidéos.

La logique que nous observons avec la production de vidéos et les paiements peut s’appliquer à n’importe quel autre bien public.

Il est très facile d’imaginer que, moyennant une communication adéquate avec le consommateur, des entrepreneurs pourraient fournir de l’éclairage public à des villes sans aucune intervention de l’État, en convainquant les consommateurs de payer pour la fourniture future d’éclairage public. Le même raisonnement s’applique à la défense, où le fournisseur du service pourrait clairement communiquer que si l’entreprise n’est pas rentable, les consommateurs se passeront à l’avenir de la défense fournie. En bref, il est possible de tirer profit de la fourniture de biens publics.

En plaidant pour des politiques interventionnistes, le courant dominant a négligé l’entrepreneur, ce qui constitue une erreur de raisonnement majeure, et utilise à tort cette erreur pour justifier l’intervention de l’État. La réintroduction de l’entrepreneur et de la structure de son entreprise dans le raisonnement économique a résolu le problème de la motivation du profit et de l’incitation à fournir des biens publics. Cela invalide toute la conception du courant dominant selon laquelle les biens publics sont un problème dans un marché libre, ce qui signifie que le marché n’a pas échoué. Il est donc absurde que l’État les fournisse à la place des acteurs privés.


Une traduction de Contrepoints.
Sur le web.

La tendance des jeunes Français à devenir végétaliens nuit à leur santé et à l’environnement

Par : Jason Reed

Le véganisme est aujourd’hui une tendance croissante dans le monde occidental, en particulier chez les jeunes. Les végétaliens vantent les bienfaits pour la santé d’un régime alimentaire à base de plantes.

Ils sont également nombreux à observer l’impact environnemental de l’élevage sur les émissions de gaz à effet de serre. Un mouvement mondial pousse aujourd’hui de plus en plus de personnes à adopter le véganisme afin d’enrayer le changement climatique et « sauver » la planète.

Pourtant, le véganisme a un côté sombre ; ses effets sur notre santé et sur l’environnement ne sont pas aussi simples que le prétendent ses partisans.

 

Un phénomène en pleine expansion

Il ne fait aucun doute que le véganisme gagne en popularité.

Selon certaines études, il y aurait 88 millions de végétaliens dans le monde. La France ne fait pas exception. Environ 340 000 Français sont végétaliens, et un million de plus sont végétariens. La tendance est particulièrement marquée chez les jeunes. En France, plus d’une personne sur dix âgée de 18 ou 19 ans est végétalienne. C’est beaucoup plus qu’en Allemagne, en Italie ou en Espagne.

Grâce à la demande croissante d’aliments d’origine végétale, les substituts de la viande et du lait se vendent plus rapidement que jamais. Selon le Good Food Institute, les ventes au détail de substituts de viande à base de plantes atteindront 6,1 milliards de dollars en 2022. Les défenseurs du véganisme considèrent cette tendance comme une révolution en matière de santé et d’environnement.

 

Un régime alimentaire pas si écolo

La nature offre très peu de sources de protéines autres que la viande, les produits laitiers et les œufs. Après tout, une personne ne peut consommer qu’une quantité limitée de haricots et de lentilles.

C’est pourquoi certains ingrédients apparaissent fréquemment dans les aliments végétaliens, qui remplacent les produits d’origine animale. Le soja, par exemple, est présent dans les substituts de viande que sont le tempeh et le tofu, tandis que le lait de soja est un substitut très répandu.

Le soja est donc un élément essentiel de la plupart des régimes alimentaires à base de plantes. Malheureusement, dans leur empressement à rejeter les produits d’origine animale, les végétaliens se sont engagés dans la consommation de produits tels que le soja, dont l’impact sur l’environnement est grave et de grande ampleur. La production de soja provoque l’érosion des sols, la déforestation à grande échelle, et des sécheresses. Tout cela s’ajoute à des niveaux importants d’émissions de gaz à effet de serre qui contribuent au réchauffement de la planète, tout comme l’élevage de vaches pour produire de la viande et du lait.

D’autres substituts au lait font des ravages sur l’environnement de diverses manières.

On a découvert que deux marques populaires de lait d’avoine contenaient l’herbicide glyphosate, qui a été associé à de nombreuses catastrophes écologiques. Tout comme l’élevage de vaches, la production de lait de riz génère du méthane. Pour ne rien arranger, il contient parfois de l’arsenic. La production d’amandes contribue aux sécheresses et décime les populations d’abeilles. La culture de la noix de coco, nécessaire à la production de lait de coco, détruit les qualités nutritionnelles du sol, le rendant inutilisable pour d’autres cultures.

D’autres produits végétaliens courants ne sont pas mieux lotis.

L’alternative au cuir proposée par la communauté végétale, appelée pleather, permet d’éviter les émissions de méthane émis par les élevages de vaches nécessaires à la production du cuir traditionnel. Toutefois, la majorité des cuirs synthétiques contiennent des matières plastiques telles que le polyuréthane et le chlorure de polyvinyle, qui sont généralement non biodégradables, et dont la production fait souvent appel au chlore, au pétrole et à d’autres produits chimiques.

Ces mêmes produits sont dénoncés par les défenseurs de l’environnement qui promeuvent le véganisme en nous avertissant qu’ils sont en train de tuer la planète.

 

Le véganisme : meilleur pour la santé ?

En matière de santé, le véganisme échoue une fois de plus lamentablement. Les risques sanitaires associés aux régimes à base de plantes sont trop nombreux pour qu’on puisse tous les citer.

Ces risques comprennent la perte de cheveux, l’anémie, la faiblesse musculaire et osseuse et l’irritation de la peau. Ils sont particulièrement graves pour les femmes et les enfants, qui courent un risque accru de malnutrition dans le cadre d’un régime végétalien sans compléments alimentaires.

Certains prétendent que le remplacement de la viande et des produits laitiers par des produits à base de soja réduit le risque de cancer, mais les preuves scientifiques suggèrent qu’il n’y a guère de différence. En revanche, les dangers pour la santé associés à une consommation accrue de soja sont graves et bien établis. Une étude menée par l’université de Californie à Riverside et publiée dans la prestigieuse revue Endocrinology a établi des liens entre la consommation de soja et le diabète, l’obésité, la résistance à l’insuline, et la stéatose hépatique.

Les recherches ultérieures de cette équipe ont permis de découvrir les effets alarmants de la consommation de soja sur le cerveau. Le soja affecte l’hypothalamus, qui régule le métabolisme, la température corporelle, et d’autres fonctions vitales. Les scientifiques ont découvert des perturbations dans l’activité normale du cerveau et dans la production d’hormones, en particulier en ce qui concerne l’ocytocine, l’hormone de l’amour. Les chercheurs craignent qu’en extrapolant ces effets sur tout une vie, la consommation de soja puisse contribuer à des maladies telles que l’autisme et la maladie de Parkinson.

Vouloir faire sa part pour l’environnement est un objectif noble. De même, il est bénéfique d’être conscient des effets de nos choix alimentaires sur notre santé. Cependant, le mode de vie végétalien n’est pas la panacée que beaucoup déclarent. Il est souvent étonnamment malsain et peu respectueux de la planète.

Nous, omnivores, devrions pouvoir savourer notre viande et nos produits laitiers sans en avoir honte.

« Les Machiavéliens » de Burnham, une lecture libérale (V)

Par Finn Andreen.

Retrouvez les autres parties de l’article ici, ici, ici et ici.

Pour conclure cette lecture libérale de Les Machiavéliens de James Burnham, il faut commencer par dire que la science politique machiavélienne est essentielle pour comprendre la réalité du pouvoir politique dans la société. Elle reconnaît le manque de représentation politique réelle pour la majorité, et fournit des explications complètes de ce phénomène, en puisant dans la sociologie, la psychologie et la théorie politique. De plus, les travaux des penseurs machiavéliens contribuent à comprendre l’instabilité politique inhérente aux systèmes politiques dits démocratiques.

Pourtant, les tendances bonapartistes qui se manifestent dans de nombreuses démocraties montrent que cette science politique doit être complétée par une proposition de liberté politique pour cette majorité. Les machiavéliens eux-mêmes ne proposèrent aucune solution véritable à la situation dramatique qu’ils ont identifiée, malgré la tentative relativement faible de Burnham d’assimiler la liberté à l’existence d’une opposition à l’élite gouvernante.

Malgré leurs conclusions concernant l’inévitabilité d’une minorité dirigeante, ainsi que le manque d’initiative dans leur démarche intellectuelle, les machiavéliens ne succombèrent pas toujours au défaitisme.

Selon Robert Michels, par exemple :

Il serait erroné de conclure qu’il faudrait renoncer à tout effort visant à déterminer les limites qui peuvent être imposées aux pouvoirs exercés sur l’individu par les oligarchies (État, classe dominante, parti, etc.). Ce serait une erreur d’abandonner l’entreprise désespérée de s’efforcer de découvrir un ordre social qui rendra possible la réalisation complète de l’idée de souveraineté populaire1.

Le libéralisme propose précisément l’ordre social que Michels appela de ces vœux. C’est une philosophie politique qui, justement, définit les limites du pouvoir de l’État ainsi qu’un ordre social fondé sur la souveraineté populaire réelle.

 

Associations volontaires et involontaires

La question de savoir si l’acceptation populaire d’un « dirigeant » est volontaire ou non, semble être de la plus haute importance pour toute théorie politique. Cependant, Burnham ne fait pas cette distinction, il supposa simplement que le « dirigeant » est imposé.

En d’autres termes, Burnham et les machiavéliens traitent l’État de la même manière qu’un parti politique. Pourtant, il y a là une distinction cruciale, puisque l’affiliation à un parti politique est volontaire. Dans une organisation politique mature, qui n’est « démocratique » que de nom comme l’ont montré les machiavéliens, un militant régulier choisit, sciemment ou non, d’avoir très peu d’influence et d’être dirigé par les dirigeants du parti.

C’est la raison pour laquelle les libéraux considèrent l’État comme radicalement différent par rapport à d’autres organisations, comme les partis politiques, les entreprises ou les syndicats, car y adhérer est toujours volontaire. Dans ces organisations, il y a toujours la possibilité de se retirer, de résilier le contrat, de quitter l’organisation, surtout si l’on considère que les tendances oligarchiques deviennent insupportables.

Mais ce n’est pas le cas pour l’État qui exige une association forcée. La notion de contrat social avec l’État doit donc être considérée comme faisant partie du mythe de la démocratie, de l’arsenal utilisé pour convaincre la majorité que la représentation démocratique est véritable, alors qu’en réalité une minorité dirige. En ce sens, le libéralisme est en parfait accord avec la pensée politique des machiavéliens.

Comme les machiavéliens et Burnham lui-même n’avaient pas de théorie de l’État, il n’est pas surprenant qu’ils semblaient ignorer l’existence de la distinction libérale entre deux types d’organisations radicalement différentes.

Il s’agit de l’association volontaire et de l’association involontaire en société. Il existe d’un côté l’organisation volontaire, productive, de nature économique, représentée par les entreprises, les coopératives et les associations de la société. De l’autre se trouve l’organisation coercitive, exploitante, et de nature politique : l’État.

Murray Rothbard a justement fait cette distinction cruciale entre un membre volontaire d’une organisation et un sujet involontaire d’un État. Il a montré comment cette distinction entre association volontaire et association involontaire doit aussi être faite à l’égard de la minorité dirigeante. Il a distingué les « aristocrates naturels » d’une société libre et les « aristocrates artificiels » de l’État. Ces derniers sont des « oligarques coercitifs » qui « gouvernent par la contrainte ».

Le passage clef de l’essai de Rothbard est le suivant :

Les aristocrates artificiels, les oligarques coercitifs, sont les hommes qui accèdent au pouvoir en envahissant les libertés de leurs semblables, en leur refusant leur liberté. À l’opposé, les aristocrates naturels vivent en liberté et en harmonie avec leurs semblables, et s’élèvent en exerçant leur individualité et leurs plus hautes capacités au service de leurs semblables, soit dans une organisation, soit en produisant efficacement pour les consommateurs. En fait, les oligarques coercitifs atteignent invariablement le pouvoir en limitant les élites naturelles, ainsi que d’autres personnes ; ces deux types de leadership sont antinomiques. »

Il semble évident que la société a besoin d’« aristocrates naturels » pour se développer. Mais comme Murray Rothbard l’a montré, la disponibilité de tels leaders naturels dépend dans une large mesure de la limitation du pouvoir des oligarques coercitifs et de la réduction de leur nombre.

La souveraineté du peuple, c’est le libre marché

Pour les libéraux, une augmentation de la liberté politique, c’est-à-dire la possibilité d’association volontaire et non contrainte, ne peut donc se réaliser qu’avec une réduction du pouvoir de l’État sur la société. La même idée exprimée en termes machiavéliens est que la majorité ne peut avoir d’influence accrue sur l’orientation de la société qu’en limitant le pouvoir de la minorité dirigeante.

Dans ce contexte, l’économie de marché est le seul ordre social fondé sur la souveraineté populaire, comprise comme le droit fondamental de choisir.

L’économie capitaliste non entravée est fondamentale pour le développement et le progrès de la société. C’est l’intervention de l’État dans le marché libre qui renforce le pouvoir de la minorité politique artificielle. Et c’est cette même intervention étatique qui freine l’amélioration générale des conditions matérielles, comme l’histoire moderne le montre clairement.

Le libre marché peut donc être considéré comme une vraie forme de démocratie, une démocratie qui n’est pas soumise à une oligarchie coercitive. Seule l’économie de marché permet de prendre en compte le choix de millions d’individus, non pas une fois tous les cinq ans dans les urnes, mais chaque jour, des dizaines, voire des centaines de fois par jour. C’est dans le libre marché que les dirigeants naturels de la société peuvent émerger et se développer au mieux de leurs capacités, pour le bien de tous.

Il est bien connu que les machiavéliens ne sont pas parvenus à cette conclusion. Ceci est dû en partie a leur manque de compréhension ou d’intérêt pour l’économie.

En effet, ils ne firent aucune référence aux contributions fondamentales en sciences économiques de leur contemporains, Carl Menger et Eugen von Böhm-Bawerk de l’École autrichienne. En particulier, la théorie subjective de la valeur de Menger et la théorie des taux d’intérêt et du capital de Böhm-Bawerk, ont dramatiquement amélioré la compréhension du système capitaliste moderne.

Une affinité intellectuelle aurait probablement pu exister entre les penseurs machiavéliens et les économistes autrichiens, car l’école autrichienne se considère également comme étant non normative et basée sur des lois fondamentales – économique cette fois.

L’intérêt politique de la majorité devrait donc être d’abord, au minimum, de mettre fin à la croissance du pouvoir de l’État, puis de réduire son intervention dans la société.

La proposition libérale à cet égard est composée des étapes suivantes vers une société libre :

  1. Déréglementation : le plus grand nombre de secteurs de l’économie devrait être libéré de l’intervention de l’État.
  2. Décentralisation : le plus grand nombre de décisions et d’initiatives politiques devrait avoir lieu localement.
  3. Privatisation des fonctions de l’État : le plus grand nombre d’activités et de responsabilités devraient être retiré du secteur public et soumis à la concurrence.

 

Puisque les penseurs machiavéliens ont montré qu’aucune société ne peut éviter une minorité dirigeante, alors ce règne minoritaire devrait être rendu aussi volontaire et apolitique que possible à travers de telles propositions libérales. De cette façon, le pouvoir politique de la minorité dirigeante serait considérablement affaibli et laisserait  par conséquent la place aux leaders naturels de la société.

 

Conclusion

Cette lecture libérale de l’ouvrage Les Machiavéliens de Burnham est un essai visant à présenter la science politique machiavélienne à une nouvelle génération de lecteurs, en particulier au sujet des problèmes de démocratie. En même temps, cette recension a essayé de mettre en évidence les lacunes de cette analyse politique d’un point de vue libéral, et donc d’expliquer comment cette science peut naturellement être complétée par la vision libérale de la liberté et de l’État.

Les conclusions de la science politique machiavélienne réfutent l’idée aujourd’hui si enracinée, selon laquelle un régime dit démocratique est un moyen réaliste d’organiser et de développer une société sur le long terme. Cela est devenu d’autant plus évident aujourd’hui que de plus en plus de sociétés soi-disant démocratiques sont affaiblies et soumises à une pression considérable par la taille et l’envergure démesurées de leurs États.

Pour les socialistes et autres étatistes, les conclusions des machiavéliens représentent une véritable difficulté. En effet, il leur est intellectuellement compliqué d’intégrer dans leurs idéologies les vérités politiques exposées par les machiavéliens. En effet, les idéologies étatiques dépendent de l’existence d’une minorité dirigeante : elles sont fondées sur l’idée d’un État fort jouant un rôle fondamental dans la société, œuvrant pour réaliser leurs divers et prétentieux objectifs politiques.

Que ces initiatives interventionnistes soient raisonnables ou réalisables, une minorité dirigeante doit inévitablement être appelée à implémenter ces objectifs politiques. Or les machiavéliens ont montré que cette minorité ne s’occupe surtout que de ses propres intérêts, plutôt que de ceux de la société. Burnham fit un dernier avertissement dans ce sens :

Le but premier, en pratique, de tous les dirigeants est de servir leurs propres intérêts, de maintenir leur pouvoir et leurs privilèges. Il n’y a pas d’exception. Aucune théorie, aucune promesse, aucune morale, aucune bonne volonté, aucune religion ne freinera le pouvoir2.

En revanche, le libéralisme reconnaît depuis longtemps les conclusions importantes des machiavéliens, comme vu précédemment. Avec l’identification du libre marché comme seule possibilité réelle de réaliser la souveraineté du peuple, le libéralisme peut donc être considéré comme un complément idéologique important, une correction intellectuelle nécessaire, à la science politique machiavélienne3.

Cette œuvre de Burnham peut néanmoins apporter une révélation importante à propos des caractéristiques oligarchiques des systèmes politiques et de leurs dirigeants. Plus précisément, elle peut informer le non initié, tout aussi bien aujourd’hui que dans les années 1940, de la réalité politique des démocraties modernes. Malgré les lacunes mises en évidence dans cette lecture libérale de l’ouvrage, Les Machiavéliens est un livre clef sur le pouvoir politique. Il devrait être lu par tous les jeunes adultes.

L’objectif de cette recension serait d’éveiller un intérêt non seulement pour ce livre de Burnham, mais aussi pour les œuvres originelles des machiavéliens, en particulier le chef-d’œuvre de Gaetano Mosca, La Classe Dirigeante. Cet ouvrage devrait faire partie des lectures obligatoires pour tous les étudiants en sciences politiques. Malheureusement, ce ne sera probablement jamais le cas, vu la menace pour la minorité dirigeante de la diffusion des vérités qu’il contient.

Les efforts nécessaires pour défendre la liberté contre l’empiètement toujours plus grand de l’État sur l’individu consistent donc aussi à répandre les idées des machiavéliens. Ce n’est que lorsque la réalité de la coercition exercée par l’État moderne sur la société, et la nature oligarchique de tous les systèmes politiques seront plus largement reconnues, qu’il pourra y avoir de réels progrès en matière de liberté politique.

Si les idées des machiavéliens devenaient plus largement connues, le mythe de la démocratie en tant que système politique représentatif fonctionnel serait exposé à la majorité comme un mensonge élaboré. Cela faciliterait l’introduction d’une nouvelle formule politique, celle du libre marché comme base de la souveraineté populaire.

Ce serait, pour une fois, une formule politique véridique, puisque le libre marché est la seule institution qui soit pleinement démocratique, au sens réel de ce terme. Plus cette idée sera comprise et acceptée par la majorité, plus les conditions seront remplies pour une société libre.

Article publié initialement le 9 novembre 2021

  1. Michels R., Les Partis politiques, essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, partie 6, chap IV
  2. Burnham, J., The Machiavellians: The Defenders of Freedom, 2nd edition, Gateway, 1964, p. 277.
  3. Voir par exemple, l’essai de Murray Rothbard de1995, Egalitarianism and the Elites

Steak ou pas steak : le casse-tête de la réglementation sur les protéines végétales

Au pays de Gribouille législateur, il sera interdit de servir un « steak végétal »… sauf si, peut-être, c’est un produit d’importation !

 

Musardons avant d’entrer dans le vif du sujet

Le 7 septembre 2023, M. Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique (mais pas alimentaire) annonçait la fin de la détaxe du GNR (gazole non routier) dont bénéficient notamment les agriculteurs et, indirectement, la compétitivité de l’agriculture française et les consommateurs.

[A LA UNE A 12H]
La détaxe sur le gazole dont bénéficient certaines professions sera supprimée pour les agriculteurs et les entreprises de travaux publics, mais pas pour les transporteurs routiers, afin de préserver leur « compétitivité », a annoncé Bruno Le Maire #AFP 1/5 pic.twitter.com/hYU2dCYFHB

— Agence France-Presse (@afpfr) September 7, 2023

Les transporteurs routiers ne roulent pas au GNR (gazole « non routier »)…

Le 10 septembre 2023, M. Marc Fesneau, ministre de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire, déclarait aux Terres de Jim, que l’aide fiscale au GNR – lire : la détaxe – ne disparaîtra pas.

@MFesneau⁩ confirme au Terre de Jim ⁦@JeunesAgri⁩ que l’aide fiscale au GNR ne disparaîtra pas. Prêts à évoluer et moteur sur la transition, nous ne transigerons pas sur la compétitivité de nos fermes. ⁦@FNSEA⁩ ⁦@BrunoLeMairepic.twitter.com/HQVXclPnST

— Arnaud Rousseau (@rousseautrocy) September 10, 2023

Cacophonie gouvernementale ou, encore une fois, exercice d’acrobatie qui se traduira par des vases communicants (avec le risque que l’« aide fiscale » ne finisse pas au bon endroit) ?

 

Musardons encore, quoique…

Le 17 mai 2023, M. Bruno Le Maire s’est fait le VRP de HappyVore (ex Les Nouveaux Fermiers), que mon moteur de recherche présente comme « La viande végétale & gourmande made in France ».

Le saviez-vous ? 100g de protéines végétales génèrent de 60 à 90 % de gaz à effet de serre en moins que 100g de protéines animales.

— Bruno Le Maire (@BrunoLeMaire) May 17, 2023

 

@HappyVore_fr est l’exemple parfait de ce que nous voulons construire avec le projet de loi #IndustrieVerte : développer une activité économique tout protégeant la planète.

— Bruno Le Maire (@BrunoLeMaire) May 17, 2023

Dans le même temps – refrain connu de la Macronie – le ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire travaillait sur un projet de décret « relatif à l’utilisation de certaines dénominations employées pour désigner des denrées comportant des protéines végétales ».

L’un ambitionnait de développer une activité économique et « protéger la planète » – merveilleux slogan… – les autres œuvraient pour protéger une activité économique traditionnelle – qui, elle aussi, protège la planète, mais d’une manière mal connue et surtout mal expliquée.

 

Une loi, un décret, le Conseil d’État…

Tout part d’une loi n° 2020-699 du 10 juin 2020 relative à la transparence de l’information sur les produits agricoles et alimentaires, qui a créé l’article L412-10 du Code de la consommation :

« Les dénominations utilisées pour désigner des denrées alimentaires d’origine animale ne peuvent être utilisées pour décrire, commercialiser ou promouvoir des denrées alimentaires comportant des protéines végétales. Un décret fixe la part de protéines végétales au-delà de laquelle cette dénomination n’est pas possible. Ce décret définit également les modalités d’application du présent article et les sanctions encourues en cas de manquement. »

Le gouvernement a pris son temps pour mettre cette disposition en application, par le décret n° 2022-947 du 29 juin 2022 relatif à l’utilisation de certaines dénominations employées pour désigner des denrées comportant des protéines végétales. Ce faisant, il avait aussi donné du temps aux industriels des substituts de viande affectés par les nouvelles règles.

Mais, le 27 juillet 2022, le Conseil d’État a fait droit à la requête en référé d’une association, Protéines France, qui demandait sa suspension.

Selon le communiqué de Protéines France :

« Dans son ordonnance du 27 juillet 2022, le juge des référés du Conseil d’État a reconnu l’impossibilité pour les opérateurs de se conformer au décret à la date d’entrée en vigueur du texte, soit le 1er octobre 2022. En conséquence, le Conseil d’État a suspendu la mise en œuvre du décret. »

Le communiqué poursuit :

« … de nombreuses étapes sont nécessaires pour changer le nom d’un produit, telles que l’élaboration de nouveaux noms et l’élaboration de nouveaux noms et univers de marque, la réalisation d’enquêtes auprès des consommateurs, le dépôt de marques en vue de leur protection et la production de nouveaux emballages. Beaucoup de travail en temps normal…. »

Le nouveau décret est censé entrer en vigueur « le premier jour du troisième mois suivant sa publication », sous réserve de dispositions transitoires pour, par exemple, l’écoulement des stocks.

Nos têtes pensantes gouvernementales n’ont apparemment pas compris les enjeux pour l’industrie…

Le Conseil d’État ne s’est pas encore prononcé sur le fond. Le 13 juillet 2023, il a saisi la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) sur des questions d’interprétation de la réglementation européenne en matière d’étiquetage…

…Et, un mois après, le 23 août, le gouvernement notifiait son projet de décret à la Commission européenne…

 

Ubu législateur

La loi est (presque) claire :

« Les dénominations utilisées pour désigner des denrées alimentaires d’origine animale ne peuvent être utilisées pour décrire, commercialiser ou promouvoir des denrées alimentaires comportant des protéines végétales. »

Elle ne prévoit un décret que pour fixer le taux de protéines végétales (en fait très bas) susceptibles d’entrer dans un produit d’origine très majoritairement animale. Le décret de 2022 répondait précisément à cette disposition.

Le projet de nouveau décret comporte une deuxième liste (l’annexe 1), de « termes dont l’utilisation est interdite pour la désignation de denrées alimentaires comportant des protéines végétale ». Le mot « comportant » signifie aussi – à notre sens – « constitué exclusivement ».

Exit donc les steaks, les escalopes, les jambons végétaux, mais aussi – parce qu’ils font l’objet d’une limite pour la présence de protéines végétales, les saucisses, les merguez, les nuggets de substituts de viande.

Mais ce nouveau dispositif ne couvre pas les termes qui ne figurent ni dans l’une, ni dans l’autre annexe. Sera-t-il bien compris qu’en application de la loi, on ne pourra pas parler d’une darne, d’un carpaccio ou d’un tartare de substitut de poisson ou de viande ?

On peut chercher d’autres poux dans cet édifice législatif branlant. Qu’en est-il des flammekueche, des tartiflettes et des cassoulets végétariens ?

Le projet de décret autorise 3 % de protéines végétales dans la knack (2 % dans la knack de volaille). HappyVore commercialise des « knax »… Qu’en pensez-vous ?

 

Pour quel bénéfice ?

Marc Fesneau s’est fait lyrique dans un communiqué de son ministère :

« Ce nouveau projet de décret traduit notre volonté de mettre fin aux allégations trompeuses comme prévu par la loi, en utilisant des dénominations se rapportant à des produits carnés pour des denrées alimentaires n’en contenant pas. C’est un enjeu de transparence et de loyauté qui répond à une attente légitime des consommateurs et des producteurs. […] »

Difficile de faire plus clientéliste en direction du monde de l’élevage !

Parmi les « producteurs », il y a… les producteurs de substituts de viande – dont certains relèvent essentiellement des filières animales ! Ils sont évidemment vent debout. On comprend sans peine. Au-delà des défis importants évoqués ci-dessus, à qui reviendra par exemple la tâche, l’honneur ou le privilège de forger un nom commun se substituant à « saucisse », « steak », etc. ?

Les consommateurs sont-ils vraiment trompés par des dénominations comme « steaks végétaux et gourmands » sur un emballage montrant pour moitié un pavé de simili-viande hachée et pour moitié de graines de légumineuses ?

Les associations de consommateurs semblent prudentes. Elles doivent arbitrer entre l’apparente protection du consommateur et une promotion de la réduction de la consommation de viande – pour des motifs de santé publique, et aussi « pour sauver la Planète » – qui serait péjorée par des changements de dénomination. L’UFC/Que choisir n’a ainsi produit qu’un article d’information.

Sur X (anciennement Twitter), certains de leurs employés sont très critiques.

Mais …😳😩
Combien de fois va-t-on devoir expliquer que les consommateurs ne sont pas stupides et ne se sentent pas floués par un steak *végétal* tant qu’il est clairement étiqueté comme tel ?
1/2https://t.co/nSEG3wEjoX

— Camille Perrin (@Perrin_Cam) September 1, 2023

Sur X également, Mme Brigitte Gothière, co-fondatrice de l’association L214, s’est indignée : « Manipulation exemplaire du ministère de la viande »… L’élevage, ce n’est pas bien, mais refuser aux végétariens et végétaliens (végans) la possibilité d’utiliser des termes de l’élevage et de la boucherie, ce n’est pas bien non plus…

Les milieux de l’élevage et de la boucherie-charcuterie sont sans doute ravis, mais sans triomphalisme. Sans études pratiques comme celles que réalise M. Jayson Lusk aux États-Unis d’Amérique (voir par exemple ici), il est impossible de dire que cette réglementation sera favorable aux productions animales.

La réglementation adoptée dans le cadre de la loi et proposée dans le projet de décret d’application constitue de toute manière une entrave à la concurrence entre filières. Et pour la concurrence entre produits similaires, des règles législatives ou jurisprudentielles imposant une identification claire de la nature des produits serait largement suffisante.

Mais voilà, le clientélisme a sévi à l’Assemblée nationale et au gouvernement. Quelle surprise !

 

Se tirer une balle dans le pied

Le dernier chapitre n’est pas encore écrit. La Commission européenne devrait répondre au gouvernement français comme elle l’a fait pour le décret de 2022. Elle se serait alors inquiétée que la réglementation puisse « rendre plus difficile la commercialisation des denrées alimentaires à base de protéines végétales ». Elle aurait aussi manifesté sa désapprobation.

Le décret sera publié… contesté… et sans doute suspendu par le Conseil d’État, peut-être pour la même raison que précédemment ou, certainement, parce que la CJUE a été saisie et doit donner un avis sur la portée du droit européen de l’étiquetage. En bref, la question principale est de savoir si la réglementation européenne exclut la promulgation de réglementations nationales.

Mais une chose est (presque) sûre, si ce décret survit :

« Les produits légalement fabriqués ou commercialisés dans un autre État membre de l’Union européenne ou dans un pays tiers, ne sont pas soumis aux exigences du présent décret. »

Cette disposition pose des problèmes d’interprétation par rapport à l’article L412-10 du Code de la consommation, qui ne prévoit pas de dérogation, et au droit communautaire, qui pourrait préempter le droit national les producteurs étrangers pourront continuer à commercialiser des saucisses et steaks végétaux, en concurrence avec des producteurs contraints d’utiliser des dénominations moins « parlantes ».

Il paraît que le gouvernement s’est engagé à ne plus faire de surtranspositions (un terme qui n’est peut-être pas totalement approprié ici mais décrit bien le problème)…

Rencontres libérales à Bordeaux

Antoine Poinsot, organisateur de rencontres mensuelles d’échanges sur le libéralisme à Bordeaux, a partagé avec Contrepoints son expérience et ses conseils. Si vous êtes à proximité de Bordeaux le jeudi 14 septembre, nous vous recommandons chaudement de participer aux prochaines rencontres.
Si vous organisez un événement similaire, Contrepoints sera heureux de relayer votre initiative.

 

Pouvez-vous nous parler des rencontres mensuelles « Mont Pèlerin in Bordeaux » que vous organisez ? À quel public s’adressent ces rencontres ?

Les rencontres que j’organise sont informelles et ont lieu un jeudi soir par mois. J’ai repris le modèle des meet up que j’organisais à Lyon, puis maintenant à Bordeaux à propos de Bitcoin (« Bitcoin Lyon » et « Bitcoin Bordeaux »). L’idée est de venir discuter autour d’une bière, principalement de sujets en lien avec le libéralisme. Pas d’intervenant, pas de thématique fixée, mais des pintes et quelques livres à s’échanger posés sur la table.

Ces rencontres sont tout public. Je les ai lancées pour en apprendre plus sur le sujet moi-même, ayant été introduit par le biais de Bitcoin aux idées libertariennes, puis en au libéralisme plus généralement. Je ne suis d’ailleurs pas militant personnellement. Mais disons que je suis au moins convaincu que ces idées valent le coup d’être discutées et connues par un plus grand nombre de personnes. Les participants sont vraiment de tous horizons : du libertarien anarchocapitaliste, au libéral classique militant et féru de politique, en passant par la personne qui vient juste pour boire des bières et l’expat’ qui cherche à parfaire son français.

 

D’après votre expérience, quels sont les textes qui plaisent le plus à ceux qui veulent découvrir les idées libérales aujourd’hui ?

Ça dépend vraiment du profil. L’intérêt est très variable et souvent il est nécessaire de piquer la curiosité de la personne pour qu’elle s’engage dans plus de lecture. De ce côté les petits livres sont très efficaces. Je recommande souvent l’Abrégé de la route de la servitude (en français grâce à l’institut Coppet !) mais ce n’est pas non plus bien adapté à quelqu’un qui n’est pas très familier avec le planisme ou le socialisme. Il y a aussi La Loi, mais le français ancien rebute souvent les plus jeunes. Pour éviter le cliché du libéralisme qui ne s’intéresse qu’aux libertés économiques, j’aime bien aussi recommander le pamphlet de François Sureau, Sans La Liberté, qui traite plus des libertés civiles.

Une alternative aux petits livres pour donner l’envie à une personne de s’informer davantage sont les podcasts. Il semble que ce medium joue aujourd’hui un grand rôle dans la diffusion d’idées (bonnes ou mauvaises d’ailleurs) mais la plupart du contenu est en anglais. Et en France, ça bloque. De ce côté-là Contrepoints (et aussi la chaine Youtube Liber-Thé) font un travail de fond très important, même si les sujets abordés ne sont pas vraiment des introductions au libéralisme.

Finalement, je pense qu’il est important de noter que le plus gros afflux de nouveaux curieux à mes rencontres a été suite à la candidature de Gaspard Koenig aux élections présidentielles. On en pense ce que l’on veut mais ses courtes interventions dans le débat public durant cette période, en français et sur des thématiques d’actualité, ont vraiment aidé à casser des mythes sur le libéralisme et à piquer la curiosité de personnes qui n’auraient autrement pas eu une porte d’entrée sur des idées pas totalement collectivistes. Ses livres peuvent aussi être une bonne introduction, je prête par exemple souvent Voyage d’un philosophe aux pays des libertés à des participants qui se présentent comme « de gauche ».

Quelques-uns des ouvrages que j’apporte le plus souvent aux rencontres, en vrac :

  • Pulp Libéralisme de Daniel Tourre. Pour prêter, mais surtout pour permettre de feuilleter les BD pendant le meetup.
  • En français, L’économie en une leçon de Hazlitt. Parce que convaincre quelqu’un de se lancer dans Human Action ou Man Economy and State n’est pas chose aisée.
  • Dans le même registre How To Think About The Economy de Per L. Bylund est encore mieux, mais seulement disponible en anglais.
  • Libéralisme de Pascal Salin. Je ne l’ai pas encore lu mais je l’ai prêté à un participant du meetup et il m’a avoué que ça lui avait « fait réaliser qu’il avait en fait toujours été libéral ».
  • Free To Choose de Milton et Rose Friedman. Pour les rares participants qui ont la volonté de lire l’anglais.
  • Des livres des Économistes atterrés pour apporter de la contradiction, et puisqu’ils sont à la mode, ça peut permettre de lancer la conversation sur certains sujets qu’ils traitent et de donner une perspective libérale.

 

Quels conseils pouvez-vous donner à ceux qui voudraient suivre votre exemple et commencer une rencontre régulière autour de nos idées dans leur ville ?

Lancez-vous! :)

N’hésitez pas à partager l’évènement sur des groupes et forums libéraux ou à sensibilité libérale. Par exemple, lorsque j’ai commencé ce meet up je l’ai personnellement partagé dans le groupe Discord du parti Simple (celui de Koenig), le groupe Discord du parti libertarien et sur le forum liberaux.org.

L’annonce régulière de ces meet up sur ces plateformes m’a toujours semblé bienvenue, et même encouragée (on m’a par exemple donné des suggestions de livres à partager sur le forum liberaux.org). Utilisez la plateforme meetup.com, elle permet de toucher un public plus large hors de la chambre d’écho des forums libéraux. On trouvera notamment par ce biais des curieux et des nouveaux arrivants dans une ville, qui cherchent de la compagnie pour aller boire une bière.

Enfin, n’hésitez pas à vous rapprocher des rencontres Bitcoin dans votre ville (et à mon sens évitez les groupes « crypto » généralistes pour éviter les mauvaises surprises). L’initiative Découvre Bitcoin a permis de fédérer de nombreux meet up Bitcoin existants et d’en créer de nouveaux. Les bitcoiners sont souvent très sensibles aux idées libérales, et peuvent faire une bonne base initiale de participants pour votre nouveau meet up libéral !

 

Cela va sans dire, mais l’ouverture et la bienveillance sont de mise pour lancer ce type de rencontres. Si elles prennent un tournant dogmatique, et que chaque nouveau venu qui questionnait quoi que ce soit est pris de haut comme un étatiste sans vergogne, ce n’est sûrement pas la peine. (et oui, ça arrive, souvent.)

N’hésitez pas à me contacter si vous avez des questions, par exemple sur Antoine (@darosior)

Le consumérisme est-il réellement une pathologie libérale ?

Ce matin, comme chaque jour, j’ai pris le train pour aller travailler. En marchant jusqu’à la gare, j’ai pu voir un graffiti sur un mur : « Travaille, emprunte, consomme, crève », était-il écrit.

Un tag anodin, d’autant que je ne saurais dire depuis combien de temps il était sur ce mur. Loin de toutes les questions de respect du droit de propriété d’autrui, la première réflexion qui m’est venue portait sur l’incroyable contrainte que l’auteur a voulu révéler quant au système capitaliste. « Consomme ».

Ce mot me hantait. Le libéral que je suis ne comprenait pas comment autant de violence pouvait surgir d’une idée qui, pour moi, était synonyme de liberté et de respect de la nature humaine. Loin de m’en laver les mains comme j’aurais pu le faire en évoquant un jeune adolescent déphasé, j’ai cherché comment le capitalisme a pu faire naître un tel contresens.

Toute la journée, j’ai repensé à mes cours d’économie, mes recherches personnelles, mes lectures de philosophie, mes cours de droit… « Consomme ». Ce mot était devenu mon fil d’Ariane. La société de consommation est un ordre social défini par les antilibéraux, et notamment le postmoderne Jean Baudrillard dans son ouvrage éponyme de 19701. Cette société serait fondée sur la stimulation permanente et abondante de l’acte d’achat de biens inutiles et éphémères.

Elle a pourtant émergé de concert avec l’application des politiques keynésiennes des Trente Glorieuses, comme l’État-providence et les politiques de relance.

Loin d’être le fruit du capitalisme libéral fustigé par la démagogie de l’extrême gauche, la société de consommation est en effet le produit naturel du keynésianisme.

 

Une société aux antipodes des idéaux libéraux

Lorsque vous nommez le capitalisme à un quidam interpellé dans la rue, il y a de fortes chances qu’il vous parle de la World Company, cette société parodique de l’émission Les Guignols de l’Info supposée représenter la globalisation. Très peu vous parleront d’un système économique fondé sur la propriété privée des moyens de production.

Ajoutez le terme « libéral » à celui de « capitalisme », et vous observerez les gens se raidir.

Les plus engagés feront rapidement le lien entre des notions très diverses telles que l’obsolescence programmée, et bien sûr la société de consommation, pour ne pas dire le consumérisme de masse. Pourtant, ses caractères convergent davantage vers le capitalisme de connivence que vers une société capitaliste pure.

Reprenons la définition du libéralisme économique du Larousse :

« Doctrine économique qui privilégie l’individu et sa liberté ainsi que le libre jeu des actions individuelles conduisant à l’intérêt général ».

Si nous sommes d’accord pour contester l’idée que le libéralisme est une doctrine, il comporte plusieurs caractères. Parmi eux, citons rapidement l’État de droit, ou Rule of Law, que Friedrich Hayek estime comme préalable à tout système capitaliste, et le droit de propriété considéré par Milton Friedman comme la base même de ce système.

Mais deux autres caractères présentent un intérêt certain pour notre démonstration : à savoir la liberté contractuelle et la liberté des prix. Cette dernière liberté, condition essentielle pour le Français Jacques Rueff, sert à la fois à la coordination et à l’information des acteurs du marché.

Le théoricien principal de la société de consommation, le postmoderne Jean Baudrillard, lui, donne pour principale caractéristique une incitation à consommer des biens moins chers et plus accessibles. L’idée même d’incitation est déjà contraire à l’idée de capitalisme libéral.

En effet, l’idée même de liberté contractuelle, intrinsèque au libéralisme, nie purement et simplement toute idée d’inciter à consommer. Les individus peuvent contracter ou ne pas contracter selon leurs intérêts et avec les modalités qu’ils définissent.

De même, la liberté des prix est totalement contraire à l’idée de coûts plus bas permettant de rendre les biens plus accessibles. Le mécanisme des prix ne dépend pas d’une volonté de faire consommer, mais des intérêts propres à chaque acteur.

Si la société de consommation devait être rapprochée d’un modèle capitaliste, il faut nous tourner vers le capitalisme de connivence.

Souvent confondu à dessein avec le capitalisme libéral, le capitalisme de connivence est un système économique fondé sur la collusion entre l’État et le patronat. Il se manifeste par des privilèges, du soutien mutuel entre les grandes entreprises et les hommes politiques, aboutissant à la loi du plus fort et à la corruption.

Jean Baudrillard, toujours dans son ouvrage de 1970, écrit que dans la société de consommation, l’État est en soutien de l’activité économique, et procède à des politiques de redistribution, afin de permettre à chacun d’avoir les moyens d’acheter des produits.

Ainsi, toute incitation à la consommation à grande échelle ne peut être que le fait d’une politique étatique ou d’un travail de longue haleine mené par un consortium de grandes entreprises avec le concours de la puissance publique.

L’idée reine est ici de déboucher sur de la croissance. Si cette dernière constitue la justification de beaucoup de libéraux quant à leurs convictions, la croissance n’est pas en elle-même l’objectif des libéraux. En témoigne la décroissance assumée par les survivalistes animés par les théories libertariennes.

On l’aura compris : le principal acteur de la société de consommation est l’État. En cela, il n’est pas étonnant de voir que la société de consommation a émergé de concert avec les politiques keynésiennes. Ces dernières ont enfanté le consumérisme que les antilibéraux fustigent tant.

 

Un produit du keynésianisme

Le problème intrinsèque de tout système économique fondé sur l’État repose dans l’autophagie. Celle-ci entraîne, à long terme, l’effondrement pur et simple du système économique.

De la même manière, la société de consommation a pour autre caractéristique un goût prononcé pour le matérialisme. L’occasion de remarquer que la société fonctionnant comme un individu, la propension à acheter abondamment est souvent signe de dépression.

Pourtant, certains confondent régulièrement libéralisme et matérialisme.

Avec l’idée de capitalisme de connivence, le concept de matérialisme est l’un des autres contresens qui a la vie dure. Rappelons, sans entrer dans des détails, que Ludwig Von Mises était très critique envers le matérialisme du fait du relativisme qui en découle2.

La société de consommation épouse totalement les théories keynésiennes, et ce sur deux points : la consommation y est vue comme une fin, et l’État y joue un rôle primordial.

De quoi la rapprocher des théories keynésiennes.

En effet, Jean Baudrillard estime que la société de consommation consiste en une profusion de biens. Cette abondance crée une dépendance matérielle vue comme la fin de toute activité économique. Cette divinisation des éléments matériels aboutit à légitimer la hiérarchie sociale.

Une incitation à la consommation qui n’est pas sans rappeler la dialectique marxiste qui dispose que ce sont les conditions matérielles d’existence des hommes qui déterminent leur conscience. L’homme est, ici, la somme de son patrimoine, et non sa valeur intrinsèque en tant qu’humain.

Dans la logique keynésienne des politiques de relance, le principal ennemi est l’épargne. Cet ennemi est ici combattu par des liquidités à faible taux. Cela dans l’espoir de déboucher sur un effet multiplicateur, avec toutes les conséquences néfastes que nous connaissons et qu’il serait inutile ici de décrire en détails, notamment s’agissant de l’inflation.

La logique des politiques de relance se rapproche donc fortement des politiques d’incitation à la consommation, par un État et des banques centrales arrosant régulièrement le marché de liquidités à bas coût.

De la même manière, comme nous l’avons vu plus tôt, la société de consommation suppose nécessairement un soutien de l’État à l’activité économique. Cela se fait par des mécanismes de redistribution. De quoi nous rappeler les caractères fondamentaux de l’État-providence.

L’État-providence, à distinguer de l’État régalien – appelé péjorativement État gendarme, et ce y compris dans l’enseignement supérieur, axant par là la dimension prétendument sécuritaire – désigne l’intervention de l’État dans le domaine social et, parfois, économique.

Les exemples les plus parlants sont ici les mécanismes de régulation et de redistribution. Souvenons-nous du plan Marshall ou du rapport Beveridge. Toute la logique d’économie planifiée et de contrôle des prix s’est alors trouvée bien plus légitimée qu’avant la guerre.

Jean Baudrillard ne dit pas autre chose lorsqu’il évoque une hausse du pouvoir d’achat et le soutien à l’activité économique par les politiques publiques.

Dernier point : Jean Baudrillard évoque le problème de l’uniformisation de la culture induite par la société de consommation. L’information doit servir la consommation. De cette façon, la publicité est primordiale. L’apparence devient la norme sociale. L’apparence doit guider le réel. La logique est donc profondément constructiviste.

 

Une imposture constructiviste

Keynes écrivait :

« L’amour de l’argent comme objet de possession […] sera reconnu pour ce qu’il est : un état morbide plutôt répugnant, l’une de ces inclinations à demi criminelles et à demi pathologiques dont on confie le soin en frissonnant aux spécialistes des maladies mentales »3.

Pourtant, sur le long terme, ses théories ont engendré l’inverse.

La consommation est devenue, ici, une fin, au mépris de toute nature humaine. Celle-ci ne saurait être garantie que par l’application de principes de liberté.

Produit de l’État-providence, la société de consommation, comme système fondé sur l’abondance et l’incitation à l’achat de biens toujours plus inutiles et de moins bonne qualité, suit toute la logique d’intervention de l’État dans l’économie, à savoir un échec inévitable sur le long terme.

Cet échec est d’autant plus patent dans un pays malthusien comme la France.

La société de consommation, comme l’idéologie fasciste, fait donc partie de ces grandes impostures du XXe siècle inventées par la gauche constructiviste pour masquer sa véritable responsabilité dans leur création.

 

Article paru initialement en janvier 2017.

  1. La société de consommation, 1970.
  2.  The Ultimate Foundation of Economic Science: An Essay on Method, 1.8, The Absurdity of Any Materialistic Philosophy, 1962.
  3. Essais sur la monnaie et l’économie : les cris de Cassandre, 1931.

Vacances d’été : un calendrier scolaire qui a toujours fait débat

Par Claude Lelièvre.

 

Le président de la République vient d’annoncer l’ouverture d’une concertation sur l’organisation du calendrier scolaire. Les vacances estivales dureraient trop longtemps en France, et les journées de classe s’alourdissent, a-t-il lancé le 27 juin lors d’un déplacement dans une école marseillaise.

Le sujet n’est pas nouveau. Il est l’objet de débats vifs et récurrents, invitant à regarder les évolutions historiques et à faire des comparaisons entre pays.

On peut penser aussi qu’il y aurait certaines pierres d’achoppement insuffisamment prises en compte dans le dialogue public, comme le poids des lobbys touristiques, alors même que les données climatiques interrogent nos habitudes de vie. C’est particulièrement prégnant lorsqu’il s’agit de débattre non seulement de la longueur des vacances, mais aussi de leur distribution dans l’année. Certains ont tendance à penser que leurs dates sont plus ou moins immuables et que la coupure en juillet et août va de soi. Le passé lointain et même relativement proche prouve cependant le contraire.

 

L’alignement des calendriers du primaire et du secondaire

Pour ce qui concerne les écoles primaires, le cadre des vacances a été d’abord à « géométrie variable ».

Le statut du 25 avril 1834 indique qu’elles « seront réglées par chaque Comité d’arrondissement pour toutes les Écoles de son ressort […], mais sans que la totalité excède six semaines ».

L’arrêté du 18 janvier 1887 fixe la durée des vacances d’été à six semaines. Les dates sont déterminées par les préfets et varient localement, le plus souvent situées dans la période qui va de début août à début octobre.

En 1922, on y ajoute 15 jours et la pause estivale s’étend du 31 juillet au 30 septembre.

En 1938, les grandes vacances du primaire sont alignées sur celles du secondaire et commencent désormais le 14 juillet, en se terminant néanmoins toujours le 30 septembre. Une harmonisation qui répond aux attentes des éducateurs et des familles comme le relate l’ancien ministre de l’Éducation Jean Zay dans Souvenirs et solitudes :

« Les éducateurs signalaient depuis longtemps que, dans la deuxième quinzaine de juillet, sous la canicule, le travail scolaire devenait nul ; on se bornait à somnoler sur les bancs et à soupirer en regardant les fenêtres. Les familles de leur côté se plaignaient de ne pouvoir organiser leurs vacances à leur guise, pour peu qu’elles eussent un enfant au lycée et un autre à l’école primaire. »

En ce qui concerne les collèges et lycées, avant la IIIe République, les grandes vacances commençaient le 15 août et finissaient le 1er octobre. À partir de l’établissement de la IIIe République, elles vont débuter de plus en plus tôt dans l’année – et durer plus longtemps. En 1875, il est décidé qu’elles commenceront désormais le 9 août ; puis, à partir de 1891, le 1er août. En 1912, le début des grandes vacances est avancé au 14 juillet ; mais elles durent toujours jusqu’au 1er octobre. On est donc passé de 1874 à 1912, d’un mois et demi de grandes vacances à deux mois et demi.

 

Le zonage géographique des vacances

En 1959, les grandes vacances scolaires sont déplacées de quinze jours : elles commencent plus tôt (le 1er juillet) et finissent plus tôt (le 15 septembre).

Selon deux spécialistes de la question des « rythmes scolaires », Georges Fotinos et François Testu, la période des années soixante et soixante-dix « a pour caractéristique de s’intéresser presque uniquement au calendrier scolaire sur le plan économique. Elle voit l’introduction progressive des zones géographiques à la demande de divers organismes socioprofessionnels tant salariés que patronaux dans certains secteurs d’activité, les transports routiers et ferroviaires, et surtout le tourisme ».

Les zones de vacances scolaires (Franceinfo INA).

Dès l’année 1960, un arrêté précise que les dates de vacances d’hiver et de printemps doivent être fixées « en accord avec le ministère des Travaux publics et des Transports de façon que la SNCF puisse organiser les retours dans les meilleures conditions ».

En 1968, le zonage géographique des congés de la mi-février est mis en place : deux zones décalées d’une semaine, chaque congé n’ayant qu’une durée de 9 jours. On passe à trois zones en 1972, à la suite des demandes insistantes des professionnels du tourisme. Puis le zonage des vacances de printemps (d’une durée de deux semaines) est établi en 1977 : deux zones décalées d’une semaine. Enfin, le 8 mars 1979, le ministre de l’Éducation nationale Christian Beullac annonce que les dates des grandes vacances seront elles aussi variables d’une zone à l’autre, et que le nombre de zones passera de trois à cinq. En 1980, les départs s’échelonnent entre le 27 juin et le 11 juillet.

La responsabilité d’établir le calendrier des vacances scolaires est confiée aux recteurs qui décident pour leur académie. L’amplitude des vacances d’été (1981) toutes académies confondues s’étend du 27 juin au 28 septembre. Pour la rentrée des classes, 11 académies ont par exemple choisi entre le 22 septembre et le 26 septembre, 5 académies entre le 15 septembre et le 18 septembre, 10 académies entre le 9 septembre et le 11 septembre.

Aucune académie n’a retenu une date de départ autour du 15 juin et presque toutes ont privilégié la durée des vacances d’été au détriment des vacances intermédiaires. Des vacances de février ou de Pâques d’une semaine ne sont pas rares. À l’inverse, quelques académies ont allongé ou raccourci ces congés intermédiaires. À titre d’exemple, on trouve des vacances de Noël d’une durée de trois semaines, des vacances de la Toussaint de quinze jours et des vacances de février de… trois jours, comme l’a rappelé Georges Fotinos dans une tribune parue sur ToutEduc le 28 juin 2023.

 

La valse-hésitation des rythmes scolaires

À partir des années 1980, on commence à réellement écouter sur le sujet des rythmes scolaires des scientifiques tels que les professeurs Montagner, Reinberg, Testu, Touati et des médecins pédiatres tels que Courtecuisse ou Guran.

Cela se traduit finalement par un grand changement dans le calendrier scolaire de l’année 1986-1987. L’administration concernée du ministère de l’Éducation nationale propose deux calendriers : l’un, appelé A, est de facture traditionnelle ; l’autre, intitulé B, est construit à partir des résultats des études des scientifiques précités. C’est le fameux 7/2, à savoir la succession tout au long de l’année de sept périodes de travail de sept semaines entrecoupées de quatre périodes de congés (Toussaint-Noël-Hiver-Pâques) de deux semaines chacune. Année qui se termine par huit semaines de congés d’été.

Le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Pierre Chevènement, souhaite qu’une consultation soit menée auprès de quelque 120 partenaires du ministère. Le calendrier B reçoit un large assentiment, notamment auprès de toutes les fédérations de parents d’élèves, de toutes les associations familiales ou complémentaires de l’école, ainsi que de la grande majorité des syndicats d’enseignants.

Les « scientifiques » l’ont emporté. Mais cela ne durera pas. Et depuis on assiste à une « valse hésitation » récurrente, qu’illustre tout particulièrement l’épisode de 1991.

Le samedi 16 février 1991, les retours de vacances d’hiver sont difficiles. De la neige ; des bouchons ; des mécontents. Le Premier ministre Michel Rocard se prononce publiquement pour un retour aux trois zones, allant même jusqu’à suggérer que l’on pourrait étaler à nouveau les vacances d’été. Les lobbies s’engouffrent dans la brèche. En sa qualité de président de l’association Villages vacances familles (VVF) et de vice-président de la section des affaires sociales du Conseil national du tourisme, Edmond Maire est le premier à demander un étalement des vacances beaucoup plus diversifié.

Le ministère de l’Éducation nationale rend public le 13 mars 1991 un projet d’arrêté visant à modifier le calendrier scolaire. Le directeur de cabinet de Lionel Jospin, Olivier Schrameck, indique qu’il s’agit d’un « ajustement » né d’une concertation entre le ministère de l’Éducation nationale et celui du Tourisme, à la demande du Premier ministre Michel Rocard. Les modifications porteront sur les congés d’hiver et de printemps pour lesquels les trois zones seront rétablies. Pour manifester leur désapprobation, 56 des 62 membres du Conseil supérieur de l’éducation (qui n’ont qu’un rôle consultatif) quitteront la salle au moment du vote, le 28 mars.

Satisfait de ces changements, Edmond Maire juge cependant « incompréhensible » que le gouvernement n’ait pas décidé d’amorcer un étalement des vacances d’été. « Il n’est pas possible, conclut-il dans Le Monde du 15 mars 1991, de laisser de côté les professionnels des transports et du tourisme. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : concilier réellement les intérêts des enfants à l’école, ceux des enfants en vacances et ceux de la société ».

Une nouvelle fois, le retour à trois zones rend impossible un calendrier en 7/2, qui n’est compatible qu’avec deux zones maximum. Et le débat revient à intervalles réguliers dans l’actualité depuis, avec quelques variations de forme, certes, mais des enjeux de fond semblables.

 

Claude Lelièvre, Enseignant-chercheur en histoire de l’éducation, professeur honoraire à Paris-Descartes, Université Paris Cité

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

The Conversation

Ariane 6, l’arlésienne de l’industrie spatiale européenne

On en parlait déjà en 2010, on en parle toujours en 2023, on y travaille depuis 2014.

Le premier vol prévu en 2020 a été reporté à fin 2023, et il est maintenant probable qu’il n’aura lieu qu’en 2024. La fusée Ariane 6 est bien l’arlésienne de l’industrie spatiale.

Pour comparaison, sa concurrente principale, la fusée Falcon 9 de SpaceX, a été étudiée à partir de 2005 et son premier vol a eu lieu en juin 2010. Depuis cette date, 228 lancements ont été effectués et 200 lanceurs ont été récupérés tandis que le prédécesseur d’Ariane 6, Ariane 5, n’a été lancée que 116 fois sur la période 1998 à avril 2023. Elle n’a jamais été récupérée et elle est à bout de souffle. Elle n’a effectué que trois vols par an en 2020, 2021, 2022 ; un seul en 2023 ; sept les bonnes années. Rien qu’en 2023, SpaceX a lancé 34 Falcon 9. Le dernier lancement d’Ariane 5 est prévu pour ce 16 juin et sa remplaçante, Ariane 6, qui devait être prête en 2020 n’a toujours pas fait un seul vol d’essai. Comble de la honte, l’ESA a dû se résoudre à faire appel à SpaceX pour lancer sa mission spatiale « Euclid » en juillet 2023.

Il y a visiblement inadéquation de l’offre à la demande et il y a donc urgence à y remédier.

 

Quels sont les problèmes ?

D’abord, Ariane 5 est un vieux lanceur. Conçu dans les années 1990, il est non modulable. Utilisé principalement pour placement de satellites en orbite géostationnaire, pour que le prix de son lancement déjà élevé ne soit pas prohibitif par rapport à celui de ses concurrents, américains, chinois, russes ou ukrainiens, il doit pouvoir remplir sa coiffe pour idéalement atteindre 10 tonnes de charge utile. Comme les charges unitaires sont généralement inférieures à cette masse, cela a souvent contraint à allonger les délais pour un premier client en attendant qu’un second se présente afin que le prix reste « raisonnable ».

Le deuxième étage d’Ariane 5 ne peut pas être rallumé après une première ignition alors que celui des concurrents le peuvent. Ce défaut ne permet pas les ajustements d’orbite, souvent nécessaires.

L’absence de modularité de la puissance est mal adaptée pour le placement sur des orbites très différentes GEO (orbite géostationnaire) ou LEO (Low Earth Orbit) et avec des charges de masses très différentes.

Le lanceur n’est pas réutilisable. La raison est simplement que l’ESA et les responsables d’Arianespace n’en voyaient pas l’intérêt et doutaient d’ailleurs de sa faisabilité.

Elon Musk en voulant absolument y parvenir apparaissait comme un amateur pas très sérieux. Le CNES avait certes proposé en 2010 de travailler sur un lanceur réutilisable brûlant du méthane dans de l’oxygène. Mais en 2015 l’ESA avait mis fin à cette réflexion, soi-disant parce que la réutilisabilité n’était pas viable. La base du raisonnement était que si la réutilisabilité se faisait 12 fois dans l’année, on ne produirait plus suffisamment de moteurs et qu’ils coûteraient donc trop cher (!?). Il n’y avait dans cette approche simpliste et malheureuse aucune anticipation quant à la croissance possible du marché !

Ariane 5 est le fruit de la coopération de 16 pays européens, ce qui est beaucoup trop. Même si avec Arianespace la France possède 74% du capital [1], les décisions supposent une concertation préalable, très coûteuse en fonctionnaires et en argent avec les partenaires, ce qui est très difficile. Ensuite, il découle de ce caractère multinational une dispersion des centres de production qui pose aussi des problèmes de coordination et de multiples transports. Ce qui ralentit aussi les processus et coûte cher, sans compter que si la construction et l’assemblage se font en Europe, les lancements se font en Amérique du Sud.

Le coût final d’un lancement place Ariane 5 très au-dessus du coût des fusées concurrentes. Elle ne peut voler que grâce aux subventions de l’ESA et parce que, pour une raison ou l’autre, les clients sont captifs de l’ESA. Dans les années 2020, la pression concurrentielle a fini par entraîner la réduction drastique du nombre de vols (tombés à deux ou trois par an contre sept les meilleures années).

 

Quelles sont les améliorations supposées apportées par Ariane 6 ? 

Il fallait donc passer à un nouveau lanceur baptisé Ariane 6.

La prise de décision fut longue et laborieuse et le début d’exécution encore plus long. On est maintenant « dans la dernière longueur » avant le premier vol et la mise en service de ce nouveau lanceur. Il y aurait déjà 28 pré-contrats de lancements signés (mais il faudra les honorer). Cela doit-il donner espoir aux Européens ?

La réponse est tout simplement de pallier autant que possible les difficultés mentionnées ci-dessus. Et effectivement, il y aura plusieurs modifications au niveau du système de la propulsion, mais malheureusement pas de révolution :

Le moteur du lanceur (un seul, fonctionnant à l’hydrogène liquide brûlant dans LOX) sera toujours le Vulcain d’Ariane 5 (Vulcain 2.1 au lieu de Vulcain 2). Le second étage (un seul moteur, H2 et LOX – oxygène liquide) sera équipé du nouveau moteur, Vinci (déjà prévu pour équiper la dernière version d’Ariane 5, « 5ME », arrêté en 2014). Le Vinci peut être rallumé, ce qui permettra de réduire le temps de mise sur orbite.

Il y aura deux versions du lanceur : l’une avec quatre boosters latéraux (« P120 », développés pour le petit lanceur italien Vega) au lieu de deux ce qui permettra d’adapter la poussée à la charge. Ariane 62 aura deux P120 (4,5 t in GTO et 10,35 en LEO) ; Ariane 64 aura quatre P120 (11,5 t en GTO et 22,5 t en LEO).

Voilà donc des nouveautés techniques qui n’en sont pas vraiment.

Avec cela, l’ESA et les dirigeants d’Ariane espèrent diviser par deux le coût unitaire d’un lancement et porter la capacité de lancements de 7 à 11 fusées par an. Mais on parle de concevoir et construire un lanceur réutilisable pour les années 2030.

 

Les problèmes persistants ont des causes profondes et rédhibitoires

Il est toujours question de faire mieux mais sans succès. Pour preuve le retard de trois années sur la date de lancement prévu pour Ariane 6 et le faible niveau d’innovation. Le fait que ni l’impression 3D ni la réutilisabilité ne seront encore possibles pour faire baisser les coûts en sont l’expression la plus criante.

Outre la complexité résultant de l’actionnariat et des associations multiples, la qualité de la direction est peut-être aussi une partie de l’explication. Stephane Israël, le PDG d’Arianespace, est normalien et énarque. En fait, Arianespace souffre de ne pas être dirigée par un entrepreneur. Du côté de SpaceX ou de Blue Origin les patrons prennent des décisions et assument des risques. À la tête d’entités qui sont l’expression du capitalisme étatique, les hommes passent, les discussions s’éternisent, l’argent manque toujours.

De son côté, l’ESA est l’équivalent de la NASA, une énorme administration soumise à de multiples contraintes politiques et avec des hommes à leurs têtes qui ne sont pas animés par la passion de la conquête de l’espace et certainement pas par les vols habités. Joseph Aschbacher, directeur général de l’ESA est un scientifique, docteur en sciences naturelles. Donc aucun souffle ne peut venir de ce côté-là pour diriger une révolution technologique.

Arianespace est la démonstration qu’une administration ou une entité parapublique dirigée par un énarque n’est pas et ne sera jamais une véritable entreprise. Il y a une frilosité et un manque d’imagination intrinsèques à la formation des dirigeants. Même si de temps en temps Elon Musk commet des erreurs (conception de la plateforme de tirs du Starship), SpaceX a de beaux jours devant elle et le portefeuille des Européens va continuer à saigner pour un lanceur toujours à la traîne.

 

[1] Arianespace est filiale d’ArianeGroup (anciennement Airbus Safran Launchers, co-entreprise d’Airbus et de Safran).

Conflit d’intérêts flagrant : Lula nomme son propre avocat au Tribunal suprême

La justice brésilienne et le président Luiz Inácio Lula da Silva ont toujours formé un couple compliqué, avec des relations d’adversité, mais aussi, parfois, d’étranges complaisances.

Aujourd’hui, Lula démontre avec un évident plaisir sa volonté de faire de la justice une institution à sa botte en nommant, le 1er juin, son propre avocat, Cristiano Zanin, juge à la plus haute instance judiciaire du pays, le Tribunal suprême fédéral. Les pouvoirs de cette institution sont nombreux et déterminants, agissant comme une Cour constitutionnelle, un tribunal électoral et un contrôleur des enquêtes judiciaires.

 

Une nomination de Lula qui pose un conflit d’intérêts évident

Cristiano Zanin, 47 ans, l’avocat de Lula depuis 2013, a obtenu la libération de l’ex-président en novembre 2019, quand ce dernier était prisonnier après sa condamnation à neuf ans et six mois de détention pour blanchiment d’argent et corruption. Pour cet exploit judiciaire, Zanin méritait une récompense et celle-ci suppose la loyauté du nouveau juge envers son ancien client. L’indépendance de la justice en prend un coup.

Prononcée en 2017 par le juge fédéral de première instance, Sergio Moro, cette condamnation de Lula fut ensuite annulée en 2021 par le tribunal suprême fédéral avec pour argument l’absence de compétence du tribunal de première instance pour juger Lula.

En 2021, le même tribunal fédéral suprême déclare que l’action du juge Sergio Moro, devenu ministre de la Justice sous la présidence de Jaïr Bolsonaro, avait été partiale, et toutes les charges contre Lula sont annulées.

Dans ce spectaculaire retournement judiciaire, on devine un combat juridique inédit.

 

La guerre juridique

Et l’on comprend que Cristiano Zanin est un « guerrier » du droit. Avec quelques confrères, il signe un livre intitulé Lawfare, uma introdução. Ce terme de Lawfare, que l’on peut traduire par « guerre juridique » définit un usage stratégique du droit afin de mettre en cause la légitimité de l’ennemi, de l’affaiblir ou de l’éliminer.

Dans une interview publiée sur un site d’avocats brésiliens, Cristiano Zanin affirme que la condamnation de Lula en 2017 est l’un des exemples de cette « guerre juridique ». Selon lui, le scandale de Petrobras, surnommé lava jato (lavage sous pression) considéré par la justice brésilienne comme une vaste machine à laver l’argent sale de la politique et des affaires, serait « un outil de la guerre juridique, et non un processus pénal servant la justice et la vérité ». Il ajoute que les « procureurs de Curitiba ont empêché le combat contre la corruption »…

Il n’empêche que le chef de ces procureurs, Deltan Dallagnol, interrogé en 2017 par l’AFP, déclarait que cette enquête constituait « un îlot de justice et d’espoir dans un océan d’impunité ». Le ministère public fédéral (MPF) en charge de l’enquête estimait que des milliards de reales (la monnaie brésilienne) étaient sortis des coffres de Petrobras en l’espace d’une décennie.

Quoiqu’en dise Zanin, armé de son beau concept de « guerre juridique », la corruption a existé sous Lula.

En 2005, deux ans après sa première élection, éclate un énorme scandale de pots-de-vin baptisé Mensalão car la prévarication suivait un rythme mensuel. Il s’agissait d’acheter avec des fonds publics les voix de parlementaires prêts à voter les lois du gouvernement pour que ce dernier, minoritaire, puisse disposer d’une majorité de circonstance.

Quand l’affaire éclate, elle fait grand bruit et vingt-huit hauts dirigeants du Parti des travailleurs sont condamnés à de longues peines de prison. Mais dans cette sinistre affaire, où se jouent la morale et la démocratie, le président Lula n’intéresse pas la justice. Pourquoi ? Mystère. Peut-être n’a-t-elle pas voulu interférer avec le processus électoral, alors que Lula était plus populaire que jamais et qu’emportés par son charisme et son populisme, les Brésiliens lui ont offert en octobre 2006 un deuxième mandat ?

Puis viendra, en mars 2014, sous la désastreuse présidence de Dilma Rousseff – en faveur de laquelle Lula a mené campagne- , le scandale Petrobras. Et là encore, on sait désormais que les sous-traitants de Petrobras formaient un « club privé » au sein duquel était désignée la société qui remporterait un appel d’offres, à quel prix, et avec quelle marge à se partager ensuite entre les membres du « Club ».

Ces tristes vérités sont anéanties sous le feu du « guerrier juridique » Cristano Zanin et de ses affiliés. Il sera l’obligé de son maître, Lula, et cette soumission ne sera pas glorieuse. Enfin, la justice et son indépendance sont les grandes perdantes de cette « guerre du droit » qui sape les bases de la fragile démocratie brésilienne.

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