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À partir d’avant-hierAnalyses, perspectives

Syrie. Dans le réduit d'Idlib, territoire rebelle et islamiste

Douze ans après le déclenchement de la révolution, le réduit d'Idlib échappe au contrôle de Damas, une zone à la fois rebelle et sous domination islamiste. Hay'at Tahrir Al-Cham (HTC) et son administration civile représentée par le Gouvernement de salut ont imposé leur domination. Wassim Nasr, journaliste à France 24, s'y est rendu au mois de mai 2023, une première pour un journaliste de télévision français, qui a eu des accès exclusifs aux dirigeants de HTC et aux villages chrétiens.

Je viens de passer le dernier poste de frontière turc. À peine quelques dizaines de mètres parcourus, et apparaît l'effort d'image du groupe Hay'at Tahrir al-Cham (HTC) à l'adresse des visiteurs. La route est large et goudronnée, avec une rangée de palmiers importés de Turquie au centre. Une première affiche publicitaire invite à une meilleure prise en compte des handicapés.

Je suis à Idlib, une des dernières zones rebelles qui s'oppose au régime de Damas. Une des plus autonomes aussi. En comparaison, les autres qui échappent aussi au contrôle de Damas sont davantage tributaires de leurs parrains ; celui des États-Unis pour les Forces démocratiques syriennes (FDS), présentes dans le nord-est syrien et dominées par l'Union de protection du peuple (YPG) kurde, la branche syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ; celui de la Turquie pour la mosaïque de factions qui constituent l'Armée nationale syrienne (ANS), dans ladite « ceinture de sécurité » constituée par Ankara sur le territoire qu'elle a militairement investi. HTC accepte toutefois la présence militaire turque à Idlib, tout en continuant de s'affronter avec des factions de l'ANS. Cette coalition s'est constituée en 2017, en rassemblant différents groupes islamistes et rebelles actifs dans le réduit d'Idlib. Que représentent-ils aujourd'hui et quelles sont leurs forces et leurs faiblesses ? Pour répondre à cette question, je me suis rendu dans ce réduit, seul et sans caméra. Ce voyage aurait pu ne jamais avoir lieu, car les obstacles se sont multipliés tout au long des préparatifs, jusqu'aux dernières heures à la frontière turco-syrienne.

Le défi de la gouvernance

Les rares barrages routiers sont sans exception gérés par une administration dédiée, Idara't al-Hawajiz. Des hommes cagoulés y sont postés, en treillis impeccables de couleur kaki, kalachnikov en bandoulière. Chaque barrage dispose d'un auvent car, me dit-on, « sans protection contre le soleil et les intempéries, les hommes font la gueule et sont irritables ».

J'ai pu visiter plusieurs villes et villages, des lieux publics et des administrations aux quatre coins du réduit. L'accalmie relative sur les fronts a permis à l'économie de la région – faite d'agriculture et d'échanges commerciaux internes ou avec la Turquie - de se développer. Comme toutes les économies en zone de guerre, les périphéries habituellement sous-développées profitent de l'instabilité des centres. À titre d'exemple, le mètre carré de terrain dans une localité comme Al-Dana est passé de deux dollars avant la guerre à deux cents dollars. On parle en dollars car le billet vert est, avec la livre turque, la monnaie courante à Idlib. Aucune trace de la livre syrienne, non parce que les effigies du père et du fils Assad apparaissaient sur les billets, mais parce que HTC ne souhaite pas que le régime syrien sous sanctions puisse accéder indirectement aux dollars en circulation à Idlib.

Bâtiment du commandement de la police du gouvernorat d'Idlib.

Une des institutions les plus originales est le ministère du développement et des affaires humanitaires, HTC administrant le territoire via des ministères – au sens classique du terme – mais qui sont dotés de moyens rudimentaires. Les camps de déplacés internes constituent un de ses plus grands défis. Les contraintes sont multiples dans un territoire administré par un groupe qui figure sur la liste des organisations terroristes, y compris en Turquie, le seul poumon économique et humanitaire pour la population locale. Le ministre Mohamed Bashir, un civil, m'a exposé dans le détail les difficultés auxquelles il fait face. Une de nos préoccupations premières a été de « recenser les habitants des camps légaux et illégaux ». Une tâche ardue parce que :

les gens sont réticents : il faut se rappeler que ce sont des Syriens qui ont fui les combats et les bombardements, quand ils n'ont pas été déplacés de force depuis des zones repassées sous l'autorité de Damas. Il fallait reloger les résidents illégaux dans des camps adaptés, alors qu'il n'était pas possible de construire en dur sur des terrains réquisitionnés1. Alors on a rusé, par exemple en construisant des murs avec des plafonds en toiles. Mais à peine ces nouveaux camps édifiés, la région a été frappée par le tremblement de terre. Des milliers de gens se sont retrouvés à la rue et on a dû les installer dans les nouvelles constructions, si bien que celles-ci accueillent finalement des sinistrés au lieu de déplacés.

Le camp de déplacés d'Atmeh, dans le gouvernorat d'Idlib.

Une accalmie pour les minorités religieuses

HTC cherche à gagner le soutien du plus grand nombre en interdisant toute forme de présence armée dans les zones urbaines et à travers de multiples rapprochements avec des représentants de la société civile et des notabilités claniques et historiques, de la région ou issus des populations déplacées.

L'organisation de services de base - goudronner les routes, ramasser les poubelles ou assurer des permanences de pharmacies, etc. - joue un rôle important dans cet effort de normalisation. « Gagner les cœurs et les esprits » passe aussi par la mise en place d'une justice et de tribunaux, d'une police, d'un service de sécurité et d'une force armée professionnelle qui ne se comporte pas comme une milice vis-à-vis de la population. Une des dernières décisions du commandant de HTC, Abou Mohamad Al-Joulani, a consisté à mettre un terme à l'indépendance de la hissba, la police islamique, placée sous la tutelle du ministère de l'intérieur. Selon lui, « chaque ministère a la charge de veiller à la légitimité des actes et des décisions. L'application de la charia ne se résume pas à courir derrière les gens avec un bâton ».

Parmi les problèmes, il y a l'avenir des terres et des biens confisqués par différents groupes armés - dont HTC - aux minorités druze et chrétienne. Celles-ci ont subi toutes sortes d'exactions, de la conversion forcée aux meurtres, prises en otages, viols et dépossessions. J'ai eu l'occasion d'assister à une réunion entre des représentants de HTC et de trois villages chrétiens de la région de Jisr Al-Choughour. Selon ces derniers avec qui j'ai pu échanger librement, « la situation demeure délicate, mais s'améliore depuis un peu plus de deux ans ». Les chrétiens ont désormais le droit de restaurer des églises, d'y célébrer des messes tous les jours, mais ils ne pourront jamais récupérer certaines églises transformées en mosquées, ni ériger à nouveaux des croix sur les bâtiments. Encore moins faire sonner les carillons.

L'église latine de Yacoubie à Idlib, en cours de restauration.

Genèse de HTC

Abou Mohamad Al-Joulani, de son vrai nom Ahmed Hussein Al-Charea, est le fils d'un notable syrien originaire du Golan. Il a rejoint les rangs d'Al-Qaida en Irak en 2003-2004. En 2006, lors de son passage sous une fausse identité irakienne à la prison de Bucca gérée par les forces américaines, il rallie l'État islamique en Irak (EII). Peu après sa libération, il est envoyé en Syrie en 2011, aux premiers mois de la révolution, « avec quelques hommes et la moitié de la trésorerie de l'EII », selon les termes d'Abou Bakr Al-Baghdadi, commandant de l'EII, pour y implanter le Front Al-Nosra. Ce fut la première expansion territoriale de l'EII en Syrie, qui servait jusque-là de lieu de transit et/ou d'appui logistique, le groupe ayant développé là-bas une importante toile de soutien logistique et d'acheminement de combattants dès 2003, année de l'invasion américaine de l'Irak.

À ses premières heures, la nouvelle entité est composée principalement de djihadistes syriens et irakiens. Forte de ses compétences militaires, la nouvelle organisation (Al-Nosra) n'aura aucun mal à s'imbriquer dans le tissu des factions rebelles, tout en cachant son appartenance à l'EII. C'était sans compter sur la rivalité grandissante entre Abou Bakr Al-Baghdadi et son émissaire en Syrie, Al-Joulani. En avril 2013, sentant que ce dernier prenait de plus en plus son indépendance, Baghdadi dissout le Front Al-Nosra, rendant ainsi public le lien de filiation entre les deux organisations. Il annonce dans la foulée la création de l'État islamique en Irak et au Levant (EIIL). Joulani refuse ce diktat et prête publiquement allégeance à Al-Qaida et à son chef, Ayman Al-Zawahiri. Cet épisode marque le début de la guerre entre l'EIIL et Al-Qaida, qui se propage à toutes les zones d'activité des deux groupes.

En 2016, Joulani, d'un commun accord avec Al-Qaida, dissocie publiquement le Front Al-Nosra de l'organisation-mère. Mais il ouvre un conflit avec elle en reniant les clauses de l'accord qui aurait permis à Al-Qaida de subsister en Syrie. Aujourd'hui les membres d'Al-Qaida à Idlib sont traqués et emprisonnés. Malgré cela, plusieurs vétérans du djihad levantin sous la bannière d'Al-Qaida et compagnons de route de Joulani font le choix de quitter Al-Qaida. Parmi les plus influents, on trouve Abdel Rahim Aatoun, Abou Ahmad Zakour et Abou Maria Al-Qahtani. Ce dernier, qui appartient au puissant clan des Jbour, est de facto l'homme fort des amniyat (la sécurité) de HTC, en charge donc des relations avec les autres factions et de la guerre contre l'OEI et Al-Qaida dans le réduit d'Idlib, et ce bien qu'il n'ait pas de titre ou de place officielle dans l'organigramme du groupe.

Une troisième voie inédite

Paradoxalement, la mue du groupe et son reniement du djihad global s'inscrivent dans un processus qui a démarré alors que le Front Al-Nosra représentait la plus puissante filiale d'Al-Qaida dans le monde. J'avais demandé à rencontrer un membre de la direction de HTS et mon interlocuteur fut Joulani, avec pour condition de ne pas dévoiler le contenu de nos échanges. Pour résumer sans trahir les conditions du « off », Joulani estime qu'il a fait prévaloir sa ligne en refusant de dissoudre le Front Al-Nosra au profit de l'EIIL, puis en imposant d'abord à Al-Qaida que la Syrie ne soit pas utilisée comme une plateforme pour la préparation d'attentats en Occident, et finalement en lui tournant le dos et en renonçant au djihad global pour se concentrer sur le combat contre le régime de Damas et ses alliés iraniens et russes, présents sur le sol syrien.

Cette ligne m'a aussi été expliquée par Abou Maria Al-Qahtani, que certains observateurs considèrent comme le numéro deux du groupe. Cet Irakien qui a rejoint Joulani lors de la constitution du Front Al-Nosra n'a aucun doute sur la justesse de ce reniement, « encore plus aujourd'hui qu'il y a quelques années ». Il a même renouvelé son appel public à Al-Qaida de se dissoudre, après la mort d'Ayman Al-Zawahiri. Qahtani, qui dissimule toujours son visage, fait de plus en plus d'apparitions publiques à Idlib et assume les choix de HTC. Au dernier jour de mon séjour sur place, son bras droit, Abou Ahmad Zakour, a été conjointement désigné par les États-Unis et la Turquie comme « facilitateur financier du groupe terroriste syrien HTC », sanctionné par les États-Unis et l'ONU.

L'évolution de HTC sous un commandement qui a fait ses armes dans les rangs de l'EII et d'Al-Qaida constitue une troisième voie inédite au sein de la mouvance djihadiste. Il ne s'agit ni de repentis ni de détenus qui renient leurs engagements, mais de figures du djihad levantin, toujours aux commandes d'un groupe majeur au cœur d'un carrefour stratégique. « Le choix du djihad global était une erreur qui n'a amené que destruction et désolation aux populations qu'on voulait défendre », se justifie Qahtani. Pour lui comme pour Al-Joulani, « l'heure est à la construction et à la consolidation des acquis de la révolution ».

Mais l'irréductible Idlib l'est aussi pour ses nouveaux maîtres. Les Syriens qui s'y entassent depuis plus d'une décennie ne sont pas tous acquis à HTC, pour diverses raisons : restrictions de la liberté d'expression, arrestations arbitraires, absence de démocratie, renoncement au combat ou rancœur suscitée par l'abandon du djihad global, répression subie par les adeptes de celui-ci... Des petites manifestations dénonçant « le despotisme de Joulani » ont lieu depuis des semaines, de nuit, dans différentes localités. HTC a certes réussi à gagner en popularité, mais domine aussi par la force, en s'imposant par les armes à ses adversaires de l'intérieur ou aux troublions issus de ses propres rangs.

Le groupe parvient à s'imposer en cherchant à gérer les dossiers épineux d'Idlib, comme celui des déplacés syriens ou des combattants étrangers et de leurs familles – qu'il s'agisse de leur renvoi dans leur pays d'origine ou de leurs conditions de vie sur place. Des questions qu'aucun des acteurs régionaux ni internationaux ne souhaite prendre en main. En cas de reprise des combats, comme en cas de rapprochement entre Ankara et Damas, cette capacité constitue une carte maîtresse entre les mains de HTC, qui espère l'utiliser pour obtenir une forme de reconnaissance.

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Photos prises par l'auteur.


1Ces terrains ont été réquisitionnés par le HTC qui veut respecter les normes de l'ONU pour avoir accès à plus d'aides.

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