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Election présidentielle en Tunisie : les raisons d’un choix inattendu

Par : Grégoire

En plébiscitant Kaïs Saied, austère professeur de droit, les Tunisiens ont voulu aller jusqu’au bout de la vague « dégagiste » lancée après la révolution de 2011. Les islamistes d’Ennahda notamment en font les frais.

Par Pierre Vermeren, professeur en histoire du Maghreb contemporain à Paris 1, membre du laboratoire SIRICE. A récemment publié : Déni français, notre histoire des liaisons franco-arabes (Albin Michel, 2019).

Les modalités et le résultat des élections présidentielles tunisiennes qui se sont déroulées les 15 septembre et 13 octobre 2019 sont connues : deux outsiders, un riche homme d’affaire, emprisonné pour fraude fiscale, et un austère professeur de droit, presque inconnu, ont été sélectionnés au premier tour de ces élections, dans un paysage aussi renouvelé qu’éclaté. Au second tour, le professeur Kaïs Saied a été élu, presque plébiscité, remportant le scrutin avec 72,71% des voix, soit plus d’un inscrit sur trois des listes électorales (2,77 millions de voix sur 7 millions d’inscrits).

C’est un euphémisme de dire que ce résultat n’était pas attendu. Il était même imprévisible il y a un an. A l’époque, Ennahda – parti historique des islamistes tunisiens – semblait regagner des couleurs face au camp présidentiel en difficulté, miné par des résultats économiques moroses, et fragmenté par des luttes intestines. Entre le vieux président Béji Caïd Essebsi (BCE) élu en 2014, et son jeune premier ministre technocrate francophile, Youssef Chahed, cela tirait à hue et à dia au sein de l’exécutif. En face, le vieux leader islamiste, Rached Ghannouchi, semblait peaufiner sa revanche. S’il avait fait quitter le gouvernement au parti islamiste Ennahda début 2014, après avoir co-signé le pacte constitutionnel en janvier, c’était dans l’espoir d’un retour en force ultérieur au pouvoir. Entre temps, il avait signé un accord parlementaire avec ses adversaires nationalistes de Nida Tounes (le parti de BCE), au lendemain des législatives perdues d’octobre 2014, puis fait assaut de proclamations démocratiques en 2016. Tout était prêt pour la revanche politique d’Ennahda.

Les suffrages islamistes divisées par trois

Mais les Tunisiens n’avaient rien oublié du fiasco de la gouvernance islamiste de la période 2011-2014, marquée par un mélange d’incompétence, de népotisme partisan, de porte ouverte à la radicalisation terroriste et de moralisme à géométrie variable. Ennahda avait dirigé la Troïka pendant plus de deux ans, portée en tête en octobre 2011 par 1,5 million de voix, véritable rançon de décennies de dictature et de répression subie. Mais le parti Ennahda a vu son électorat divisé par trois entre octobre 2011 et mai 2018, avec 0,5 million de voix aux communales. L’épreuve du pouvoir a détruit l’attraction des islamistes tunisiens. Ce même syndrome a frappé le vainqueur de 2014.

Le parti du président « BCE » a beaucoup déçu : non seulement il a pactisé avec Ennahda mais il s’est montré incapable de relancer la machine économique

A cette date, Nida Tounes, un parti nationaliste tunisien dont le principal point de convergence était de contrer Ennahda, a rassemblé presque 1,3 million de voix. Mais le parti du président a beaucoup déçu. Non seulement il a pactisé avec Ennahda au parlement au lendemain des élections, déroutant légitimement sa base électorale, mais surtout, il s’est montré incapable de relancer la machine économique tunisienne. En 2018, les voix du parti avaient déjà été divisées par quatre. C’est en effet principalement en économie que les gouvernements de « BCE » étaient attendus, après presque trois années de panne de la croissance. La révolution de janvier 2011 avait jeté à bas la dictature à cause d’une situation économique perçue comme intenable, en particulier dans les régions déshéritées intérieures du sud et du centre du pays.

Pouvoir d’achat divisé par deux

Or au lieu de chercher des voies et des moyens de relancer la machine économique – exercice complexe en système de libre-échange avec l’Europe, à quoi s’ajoute la double crise de l’Algérie et surtout de la Libye, les deux voisins du pays – les gouvernements de BCE ont recouru à la planche à billets et à l’emprunt. La légère croissance a été mangée par une terrible inflation, issue de la dévaluation de la monnaie nationale, le Dinar tunisien, qui a sévèrement amputé le pouvoir d’achat des Tunisiens. En huit ans de gouvernements Ennahda puis Nida Tounes, le pouvoir d’achat des salariés tunisiens, en particulier de la classe moyenne des fonctionnaires, a été divisé par deux. Même si toutes les études ne se recoupent pas tout à fait, cela montre l’ampleur de la catastrophe économique qui a frappé les citoyens tunisiens, sans même aborder les questions sécuritaires, terroristes et politiques. Si l’on ajoute à cela une augmentation du chômage, qui frappe déjà les jeunes de plein fouet, notamment dans les régions intérieure et chez les diplômés, on comprend le discrédit des deux partis de gouvernements.

Face à la sanction électorale probable – pourtant niée par les intéressés eux-mêmes et leurs amis français – des scissions se sont produites dans les deux camps. Si Ennahda a grosso modo maintenu ses troupes, plusieurs petites formations islamistes ont dispersé les voix de ce camp. Et le camp présidentiel est allé divisé à la bataille, avec une demi-douzaine de représentants. Tout le monde a été balayé, tant à la présidentielle qu’aux législatives du 6 octobre 2019. Ennahda a certes sauvé les meubles aux législatives, en remportant la première place parmi plusieurs dizaines de petits partis. Avec 561 000 voix (à peine plus du tiers de 2011) et 19,63% des suffrages exprimées, c’est une maigre consolation pour un parti qui a perdu 17 sièges par rapport à la précédente législature, et est en grande difficulté pour mener une coalition parlementaire.

Syndrome Berlusconi

La porte était donc ouverte à des outsiders, que les commentateurs se sont empressés de qualifier de populistes. Mais leur principal mérite était de n’avoir pas été liés aux gouvernants précédents, même si le riche Nabil Karoui a fait campagne en 2014 pour BCE. Le magnat des médias et de la communication publicitaire tunisiens tenait la position la plus proche de ce qu’on nomme en Europe le populisme. Un incontestable syndrome Berlusconi a frappé : la Tunisie avait été dans les années 1980 aux premières loges de l’émergence du tycoon italien dont les télévisions étaient très regardées dans ce pays.

Dans son sillage, Nabil Karoui s’est rendu célèbre ces dernières années pour avoir mis en scène sur sa télévision ses œuvres caritatives en direction des régions et des couches sociales défavorisées de la Tunisie intérieure. Il s’est constitué ainsi une réelle popularité dans les milieux populaires déshérités, étonnés qu’un puissant s’intéresse à leur sort. Mais les élites tunisoises ne l’entendaient pas de cette oreille.

Le premier ministre Youssef Chahed, informé des malversations et d’opérations de blanchiment auquel s’était livré le milliardaire, a tenté d’interdire sa candidature. Puis il a laissé la justice le mettre en prison préventive au lendemain de la mort de BCE, à quelques semaines des élections. En laissant fuiter les informations relatives à sa mise en accusation, la justice acheva de le discréditer. Il avait certes assez de voix pour se qualifier à l’issu du premier tour bien qu’étant en prison, mais tous ses adversaires se sont coalisés contre lui : la gauche, l’ancien camp présidentiel, les conservateurs, les islamistes, etc.

Les Tunisiens sont allés au bout : après avoir frappé les bénalistes et les dignitaires de l’ancien régime, la vague dégagiste a sorti du jeu les deux camps toujours en présence

Restait donc en face de lui Kaïs Saied. Comment un quasi inconnu a-t-il pu gagner la présidentielle haut la main contre tous les establishments réunis ? Les Tunisiens ont envie d’aller au bout de la reconstruction démocratique de leur pays. En 2011 et en 2014, ils ont maintenu en place la vieille classe politique de l’époque de la dictature, orchestrant une alternance entre les anciens opposants islamistes et leurs adversaires nationalistes issus du bourguibisme. Mais devant des résultats très décevants, et soucieux de maintenir les acquis démocratiques, les Tunisiens sont allés au bout : après avoir frappé les bénalistes et les dignitaires de l’ancien régime, la vague dégagiste a sorti du jeu les deux camps toujours en présence, dont les islamistes d’Ennahda. Et comme au moment de la révolution, en fidélité à leur longue histoire constitutionnelle, les Tunisiens se sont accordés sur le nom d’un éminent constitutionnaliste.

Tradition constitutionnaliste

Ce bon professeur fraîchement retraité a été président de l’Association tunisienne de droit constitutionnel de 1995 à 2019. Dans la plupart des pays du monde, cela n’aurait eu aucune importance. Mais les Tunisiens s’honorent de s’être dotés, en 1861, de la première constitution du monde islamique, quinze ans avant l’empire ottoman. C’est en fidélité à cette mémoire que les premiers nationalistes tunisiens anticoloniaux ont créé en 1920 le premier parti politique nationaliste d’Afrique du nord, le Destour (la constitution). En 1934, Habib Bourguiba, lui aussi juriste, a fondé le Néo-Destour qu’il a conduit à l’indépendance et à la direction du pays. Tous les partis uniques successifs de la Tunisie indépendante se sont dit constitutionnalistes, même le parti de Ben Ali, le RCD. Enfin, après la chute du dictateur en 2011, ce sont des professeurs de droit qui ont pris en charge la continuité de l’Etat, la surveillance des procédures électorales, et la reconstruction d’un pacte constitutionnel.

C’est par fidélité à leur histoire que les Tunisiens ont porté à la présidence de leur pays un professionnel du droit

A la tête du « Conseil pour la protection de la révolution », puis de la « Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique », le constitutionnaliste Yadh Ben Achour, qui fut en quelque sorte le mentor de Kaïs Saied, a été un important garant de transition tunisienne à partir de 2011. C’est donc par fidélité à leur histoire que les Tunisiens ont porté à la présidence de leur pays un professionnel du droit.

On le dit sévère, austère, calé sur des principes moraux, juridiques et religieux rigides, incorruptible, conservateur et nationaliste arabe. C’est exactement ce que voulaient les Tunisiens lassés des fausses promesses et de paroles vides. Ce n’est pas un expert en économie, mais il n’a rien promis. A lui de trouver une coalition et de tenir la barre d’un pays dans la tempête. Ses pouvoirs sont limités par la constitution aux relations extérieures et à la sécurité, mais son rôle politique pourrait être capital.

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Prochaine tribune (à paraître le 13 novembre) :
Les traditions constitutionnelles des Etats contre la marche de l’Europe

par Marie-Françoise Bechtel, vice-présidente de la Fondation Res Publica

 

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