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À partir d’avant-hierLa voie de l'épée

Opération Bouclier du Dniepr ?

Il existe de nombreuses possibilités d’emploi de la force armée en situation de « confrontation » (ou de « contestation » si vous préférez le terme de doctrine), c’est-à-dire d’affrontement sous le seuil de cette guerre ouverte et générale qu’aucun des adversaires ne veut. L’une d’entre elles, évoquée à de nombreuses reprises sur les plateaux de télévision, mais que l’on reprend désormais depuis que le président de la République a déclaré qu’on ne pouvait rien exclure, consiste à déployer rapidement des forces afin de sanctuariser une zone. C’est un procédé à distinguer des missions d’interposition, comme les opérations sous Casques bleus ou l’opération française Licorne en Côte d’Ivoire, puisqu’il s’agit de faire face à un adversaire désigné en espérant qu’il ne devienne pas un ennemi. Cela a été fréquemment utilisé pendant la guerre froide afin de dissuader un adversaire de s’emparer d’une partie de son territoire ou de celui d’un allié, mais très rarement en s’introduisant dans une zone déjà en guerre. En fait, je n'ai que deux exemples contemporains en tête. C’est peu pour en tirer des leçons mais intéressant tout de même.

Voile sur le Nil

Le premier exemple date de 1970. Nous sommes en plein dans la guerre dite d’« usure » entre Israël et l’Egypte tout le long du canal de Suez. Le 7 janvier 1970 les Israéliens profitent de la livraison par les Américains d’une trentaine chasseurs-bombardiers F-4E Phantom pour lancer une campagne aérienne du delta du Nil jusqu’au Caire. Les Israéliens espèrent que la contestation intérieure que ces frappes provoqueront poussera Nasser à céder. On imagine même que Nasser pourrait être renversé et remplacé par quelqu’un de plus conciliant. Cela ne fonctionne pas du tout. Les dégâts militaires sont réels mais pas essentiels et surtout ils n’aboutissent pas à l’érosion du soutien au Raïs, bien au contraire. Lorsque deux frappes accidentelles très meurtrières frappent des civils, dont une école, la population égyptienne réclame surtout vengeance.

Dès le début de cette campagne aérienne israélienne, baptisée Floraison, les Soviétiques décident d’intervenir. Cet engagement, baptisé opération Caucase, débute au début du mois de février avec le débarquement par surprise à Alexandrie de la 18e division aérienne. À partir d’avril, le dispositif – dizaines de batteries de missiles SA-2B et de SA-3, accompagnées d’un millier de canons-mitrailleurs ZSU 23-4 et de centaines de missiles SA-7 portables - est en place le long du Nil avec en plus au moins 70 chasseurs Mig-21. L’ensemble représente 12 000 soldats soviétiques, 19 000 à la fin de l’année 1970. Ils sont tous en uniformes égyptiens et présentés comme conseillers, mais le message est clair : attaquer le Nil c’est prendre le risque militaire et politique d’affronter les Soviétiques. Les Israéliens abandonnent dès mi-avril 1970 l’opération Floraison, tout en suggérant en échange aux Soviétiques de ne pas s’approcher à moins de 50 kilomètres du canal de Suez. L’effort aérien israélien redouble en revanche dans la région du canal où les combats atteignent un niveau de violence inégalé.

Au mois de juin et alors que des négociations sont en cours pour un cessez-le-feu, les Soviétiques décident de passer outre et de faire un bond en direction du canal. Cette fois les Israéliens ne reculent pas et poursuivent leurs frappes et raids terrestres le long du canal. Les accrochages entre Israéliens et Soviétiques sont de plus en plus fréquents, avec les batteries au sol d’abord puis fin juin avec les Mig-21 qui ont également été rapprochés du front. Le 22 juin, on assiste à une première tentative d’interception soviétique. Le 29, les Israéliens organisent en réponse une opération héliportée sur une base aérienne occupée par les Soviétiques. En juillet, les choses s’accélèrent. Le 18, une batterie S-3 soviétique est détruite mais abat un F-4E Phantom. Le 25 juillet, après plusieurs tentatives infructueuses, un Mig-21 parvient à endommager un Skyhawk israélien. Tous ces combats sont cachés au public. Alors que le cessez-le-feu se profile, le gouvernement israélien décide d’infliger une défaite aux Soviétiques. Le 30 juillet, un faux raid israélien attire 16 Mig-21 au-dessus du Sinaï où les attendent 12 Mirage III aux mains des meilleurs pilotes israéliens. C’est le plus grand combat aérien du Moyen-Orient, là encore caché de tous. Cinq Mig-21 sont abattus et un endommagé, pour un Mirage III endommagé. Deux pilotes soviétiques sont tués. Le lendemain et une semaine après Nasser, le gouvernement israélien accepte le cessez-le-feu. Le plan américain Rogers, à l’origine de ce cessez-le-feu, prévoyait une démilitarisation du canal de Suez d’armes lourdes. Égyptiens et Soviétiques ne le respectent en rien puisqu’au lieu du retrait, ils renforcent encore plus le dispositif de défense sur le canal. Trois frégates armées de missiles SA-N-6 sont mises en place également à Port-Saïd. Les Israéliens sont tentés un moment de reprendre les hostilités mais ils y renoncent, soulagés d’en finir après dix-huit mois de combats.

Une Manta dans le désert

Au début du mois d’août 1983, le Tchad est en proie à une nouvelle guerre civile où le gouvernement de N’Djamena, dirigé par Hissène Habré, s’oppose à l’ancien Gouvernement d’union nationale tchadienne (GUNT), soutenu par la Libye du Colonel Kadhafi. Les Libyens occupent déjà la bande d’Aouzou à l’extrême nord du pays, sont sur le point de s’emparer de Faya-Largeau et menacent d’attaquer la capitale. Hissène Habré demande l’aide de la France.

Le 9 août, François Mitterrand accepte le principe d’une opération de dissuasion face aux Libyens et d’appui aux Forces armées nationales tchadiennes (FANT) baptisée Manta. À cet effet, les points clés au centre du pays, Moussoro et Abéché en une semaine puis Ati en fin d’année sont occupés chacun un groupement tactique interarmes français. Dans le même temps, la diplomatie française désigne ouvertement le 15e parallèle, au nord de ces points clés, comme une « ligne rouge » dont le franchissement susciterait automatiquement une réaction forte. Derrière le bouclier des GTIA, une force aérienne de plus de 50 appareils de tout type est déployé à N’Djamena et Bangui tandis que le Groupe aéronaval oscille entre les côtes du Liban et de Libye. Avec le détachement d’assistance militaire mis en place pour assister et parfois accompagner discrètement les FANT et le détachement de 31 hélicoptères de l’Aviation légère de l’armée de Terre (ALAT) on se trouve en présence du corps expéditionnaire le complet et le plus puissant déployé par la France depuis 1962.

La Libye, qui ne veut pas d’une guerre ouverte avec la France, riposte de manière indirecte en organisant des attentats à N’Djamena et en soutenant les indépendantistes néo-calédoniens. En janvier 1984, les Libyens et le GUNT testent la détermination française en lançant une attaque au sud du 15e parallèle. Les rebelles se replient avec deux otages civils français. Les Français lancent un raid aérien à sa poursuite, mais les atermoiements du processus de décision politique sont tels qu’un Jaguar est finalement abattu et son pilote tué. Pour compenser cet échec, la ligne rouge est placée au niveau du 16e parallèle, les effectifs français renforcés jusqu’à 3 500 hommes et les conditions d’ouverture du feu plus décentralisées. Le colonel Kadhafi finit par céder et accepte de retirer ses forces du Tchad en échange de la réciprocité française. C’est en réalité une manœuvre diplomatique et une tromperie. Le dispositif français est effectivement retiré en novembre 1984, mais au mépris des accords les Libyens continuent de construire une grande base à Ouadi Doum dans le nord du Tchad. Les hostilités reprennent en février 1986 avec une nouvelle offensive rebelle et libyenne qui franchit 16e parallèle. La France réagit par un raid frappant la base de Ouadi Doum depuis Bangui. La Libye répond à son tour par le raid d’un bombardier sur N’Djamena, qui fait peu de dégâts et s’écrase au retour. Un nouveau dispositif militaire français, limité cette fois à un dispositif aérien et antiaérien, est mis en place au Tchad. Il est baptisé Épervier.

Le déblocage de la situation intervient en octobre 1986 lorsque les rebelles du GUNT se rallient au gouvernement tchadien. Celui-ci est alors assez fort pour lancer en janvier 1987, une vaste offensive de reconquête discrètement appuyée par la France avec les « soldats fantômes » du service Action de la DGSE et plus ouvertement par des frappes aériennes revendiquées ou non. Les forces tchadiennes coalisées s’emparent successivement de toutes les bases libyennes. Le 7 septembre, trois bombardiers libyens sont lancés en réaction contre N’Djamena et Abéché. L’un d’entre eux est abattu par un missile antiaérien français.

Le 11 septembre 1987, un premier cessez-le-feu est déclaré et des négociations commencent qui aboutissent à un accord de paix en mars 1988. Le 31 août 1989, la signature de l’accord d’Alger entre le Tchad et la Libye met fin au conflit. Les hostilités ouvertes cessent, mais le dispositif militaire français reste sur place. Le 19 septembre 1989, les services secrets libyens organisent la destruction d’un avion long-courrier au-dessus du Niger qui fait 170 victimes, dont 54 Français. Comme lors des attentats d’origine iranienne, la « non attribution » de l’attaque permet de justifier de ne rien faire. La confrontation contre la Libye aura donc coûté à la France toutes ces victimes civiles et 13 soldats tués, dont 12 par accident.

Et rien en Ukraine

Ce qu’il faut retenir de ces exemples est qu’une opération de sanctuarisation en pleine guerre est un exercice délicat qui suppose d’abord d’avoir bien anticipé la réaction de l’adversaire et donc de bien le connaître, d’être ensuite très rapide afin de déjouer les contre-mesures éventuelles et enfin d’être suffisamment fort et clair pour être dissuasif. En admettant que la dissuasion réussisse, ce qui a été le cas dans les deux exemples, il faut néanmoins s’attendre à la possibilité d’accrochages, ces morsures sur le seuil de la guerre ouverte, et donc des pertes ainsi qu’un accroissement sensible du stress de l’opinion publique. Il faut surtout que cette opération risquée ait un intérêt stratégique et change véritablement le cours de la guerre en protégeant son allié d’une grave menace à laquelle il ne peut faire face tout seul.

Tous ces éléments ne sont pas réunis dans la guerre en Ukraine. Il n’y a pour l’instant pas de menace existentielle pour le pays, et on notera au passage que lorsque l’Ukraine était beaucoup plus en danger au printemps 2022 personne n’avait envisagé de prendre le risque de sanctuariser quoi que ce soit. Un tel engagement, sur le Dniepr ou aux abords de Kiev et d’Odessa sur les lignes claires, pourrait éventuellement permettre de soulager un peu l’armée ukrainienne qui pourrait ainsi consacrer plus de forces dans le Donbass. Ce n’est cependant évidemment pas avec les 15 000 hommes déployables par la France que l’on aurait la possibilité de tenir unr ligne très longue. L’opération de sanctuarisation ne peut être crédible et efficace qu’avec une masse critique de moyens, très supérieure à celle de Manta et même de Caucase, et nécessiterait donc une coalition de pays un peu courageux. On n’y trouvera donc ni les neutres, ni guère de pays d’Europe occidentale hors le Royaume-Uni et la France ou peut-être encore les Pays-Bas. Avec la Pologne, les pays baltes et scandinaves ainsi que la Tchéquie, on peut atteindre cette force crédible. Avec les Etats-Unis, on doublerait sans doute tout de suite de moyens, mais les Etats-Unis accepteraient-ils de prendre de tels risques ? C’est peu probable. Ajoutons ensuite cette évidence que si on a les moyens matériels, dont des munitions, pour constituer une grande coalition militaire, même entre Européens seulement, on pourrait aussi fournir ces moyens directement à l’armée ukrainienne. Dans tous les cas, cela se ferait dans une grande cacophonie politique où les Russes actionnerait tous leurs alliés sur le thème « plutôt céder à Poutine que mort », et avec suffisamment de délais pour tuer toute surprise. Dès le déploiement de cette force éventuelle, les Russes ne manqueraient pas de la tester et la frappant « accidentellement » par exemple, afin de stresser encore plus les opinions et de jauger la volonté des un et des autres.

Est-ce que cette opération réussirait en dissuadant les Russes d’aller jusqu’à Kiev et Odessa, en admettant encore une fois qu’ils battent l’armée ukrainienne dans le Donbass ou qu’ils décident de reporter leur effort vers Kharkiv et Kiev à partir de la Russie ou la Biélorussie ? On ne sait pas. La vraie dissuasion réside dans le fait que tout le monde redoute que le franchissement du seuil de la guerre ouverte et générale entre puissances nucléaires entraine une escalade rapide vers cet autre seuil que personne ne veut aborder, celui de l’affrontement atomique. Or, le franchissement du seuil de la guerre ouverte contre un corps expéditionnaire en Ukraine signifierait-il automatiquement cette escalade interdite ? C’est ce qu’on laissera entendre dans les opinions publiques européennes afin de les apeurer mais en réalité rien n’est moins sûr. Même en invoquant la désormais fameuse « ambiguïté stratégique », l’Ukraine ne fait incontestablement pas partie des enjeux vitaux français et britanniques, qui justifieraient l’emploi en premier de l’arme atomique, synonyme de riposte de même nature, et c’est la même chose pour la Russie. Autrement-dit, les Russes pourraient vraiment saisir l’occasion d’essayer vaincre un contingent de l’OTAN, surtout si les Américains n’en font pas partie, et ce sans que personne n’ose utiliser d’armes nucléaires. Y parviendraient-ils ? c’est une autre question.

En conclusion, une opération de sanctuarisation au cœur de l'Ukraine est à l’heure actuelle une chimère. Cela aurait pu éventuellement être efficace avant la guerre avec un déploiement rapide de forces de l’OTAN, y compris américaines, à la frontière de l’Ukraine et de la Russie. Que n’aurait-on entendu sur « l’agressivité de l’OTAN et les plans machiavéliques américains face à la gentille Russie qui ne fait que se défendre et n’a aucune intention belliqueuse », mais cela aurait pu, peut-être, effectivement dissuader la Russie d’engager la guerre…si on avait la volonté et les moyens. Nous Européens et nous Français, avions en fait détruit depuis longtemps les moyens nous permettant de réaliser une telle opération sauf avec quelques centaines de soldats français, quelques milliers tout au plus en coalition européenne. L’urgence est pour l’instant de reconstituer ces moyens perdus tout en aidant l’Ukraine autant que possible, y compris éventuellement avec des soldats ou des civils en soutien, et puis de renforcer militairement le flanc Est de l’Europe comme avait pu l’être la République fédérale allemande durant la guerre froide. Il sera alors temps de voir.

La conquête de Gaza

Le devis du sang

Quand on élabore un plan d’opération, on s’efforce normalement d’en évaluer le coût probable et on présente le devis au décideur politique. Ce qui a été demandé aux forces terrestres israéliennes avant le 27 octobre, correspondait sensiblement à quatre fois ce qui leur avait été demandé en 2014 lors de Bordure protectrice. À l’époque, la mission consistait à nettoyer de présence et infrastructures du Hamas et alliés sur 3 km au-delà de la barrière de sécurité et cela avait pris 20 jours et coûté 66 morts à Tsahal. Le niveau tactique des unités israéliennes comme des bataillons de quartiers du Hamas n’a guère évolué de part et d’autre depuis huit ans. Sur un terrain plat, sans l’emploi de véhicules ni de moyens d’appui, les pertes seraient sensiblement équilibrées. Mais les combattants palestiniens bénéficient du terrain urbain préparé, tandis que les Israéliens bénéficient de la protection de leurs véhicules et de leur puissance de feu directe, soit au bilan un échelon tactique de plus.

L’évolution du rapport de pertes étant plutôt logarithmique, à niveau tactique équivalent les pertes sont équivalentes, mais avec un niveau d’écart, on a du 1 contre 10 en faveur du plus fort, et a deux niveaux d’écart on s’approche du 1 pour 100. On pouvait donc s’attendre à au minimum 10 combattants du Hamas tués pour chaque israélien, plus des effets secondaires comme la capture de prisonniers – que seule l’opération de conquête peut obtenir – ou le traitement des blessés, en moyenne plus graves du côté du Hamas du fait des munitions utilisées et plus difficilement soignables, qui vont augmenter encore le nombre et la proportion de pertes définitives. Il faut ajouter aussi les pertes infligées simultanément par l’opération de frappes en profondeur – frappes aériennes et artillerie – qui a débuté dès le 7 octobre et se poursuit en parallèle de l’opération de conquête. Ses effets militaires déjà faibles au regard des effets contre-productifs produits par les dégâts sur la population le sont cependant encore plus avec la raréfaction des cibles. En résumé de cette évaluation macabre, le kill ratio de Bordure protectrice en 2014, opération de frappes et de conquête partielle réunies, avait été au final de l’ordre de 20 combattants palestiniens tués pour chaque soldat israélien tué. On pouvait donc s’attendre en 2023-2024 à des chiffres comparables.

Au bilan, le devis présenté à l’exécutif aurait pu être le suivant : 80 jours de combat et 250 morts pour conquérir le territoire de Gaza et tuer 5 000 combattants ennemis, sachant qu’il ne s’agirait dans tous les cas que d’une première phase, la suivante étant la prise de contrôle du territoire sur une durée indéterminée.

Le déroulement de l’action

L’offensive israélienne commence dans la nuit du 27 au 28 octobre, en bénéficiant de la supériorité israélienne dans le combat nocturne. Elle prend la forme d’une opération séquentielle, conquête du nord du territoire de Gaza puis du sud, ce qui a sans doute pour effet de retarder la fin de l’opération mais au profit d’un rapport de forces local plus favorable. La 36e division (4 brigades) porte l’attaque sur toute la face nord de la bande de Gaza avec un effort porté sur la côte tandis que la 162e division (4 brigades) attaque à l’est avec un effort au centre nord du territoire en direction de la mer. La 143e division de réserve, dite « division de Gaza » surveille pendant ce temps le sud de la frontière avec Gaza.

Après deux semaines de progression plutôt rapides, les deux divisions israéliennes se rejoignent aux alentours du grand hôpital al-Shifa, et la zone dense de Gaza-Ville est encerclée. Le 21 novembre, avec 66 soldats, les pertes israéliennes sont équivalentes à celles de 2014. Le bilan contre l’ennemi est en revanche plus important qu’à l’époque, puisque le 25 novembre Tsahal estime avoir tué 4 000 combattants ennemis contre 1 300 en 2014. Si les pertes ennemies lors de l’attaque initiale du 7 octobre sont assez bien connues puisque les corps ont été retrouvés, celle d’Épée de fer, soit donc environ 2 500, sont plus incertaines, d’autant plus que certains sont de pures « estimations aériennes » après les frappes. Avec au moins le double de blessés rendus inaptes au combat et les prisonniers, peut-être 1 500, de l’opération terrestre, on imagine que les deux brigades du Hamas au nord de Gaza sont très éprouvées. Le Hamas admet aussi le 26 novembre la mort de plusieurs de ses cadres, dont les commandants de ces deux brigades.

L’opération de conquête est interrompue du 24 novembre du 1er décembre, le temps d’une trêve humanitaire et surtout de libération d’otages en échange de celles de prisonniers palestiniens. Elle reprend le 2 décembre, plus lente au fur et à mesure que les abords denses de Gaza-Ville et de Jabaliya sont abordés. Le 3 décembre, la 98e division, forte de trois brigades d’infanterie dont une de réserve et peut-être de la 7e brigade blindée, est engagée au sud du territoire en direction de Khan Yunes. La progression est rapide jusqu’à la ville mais étroite via la route Saladin, elle s’élargit par la suite pour former une nouvelle poche. Le 10 décembre, la 143e division attaque à son tour le bord sud-est du territoire de Gaza, la progression est y est très lente. Le 15 décembre dans la zon nord, trois otages ayant réussi à s’échapper des mains sont abattus par erreur par des soldats israéliens, exemple parfait de « caporal stratégique » désastreux. Tout le reste du mois de décembre se passe à progresser lentement au sein de la zone nord. Entre le 20 et le 25 décembre, la 36e division est relevée par la 99e division de réserve, avec trois brigades. La brigade Givati est retirée de la 162e division pour renforcer la 98e division au sud. À la fin du mois, les deux brigades écoles et trois brigades de réserve auront été retirées de la zone de combat. Le 27 décembre, la 36e division attaque à nouveau, mais en centre en direction de Bureij.

Au 7 janvier 2024, après 67 jours de combat effectif, les forces terrestres israéliennes ont perdu 176 soldats, soit moins de deux par jour de combat contre plus de trois en 2014. Quatre soldats ont été tués dans les sept premiers jours de janvier, ce qui indique une réduction de l’intensité des combats dont on ne sait si cela est dû à un fléchissement de l’ennemi ou à un ralentissement de l’engagement israélien. Elles ont conquis la plus grande partie du nord de Gaza où ne subsistent plus que quatre petites poches de résistance et formé deux trois poches au centre, sud jusqu’à Khan Yunis et au sud-est, soit environ 50 % de la superficie totale. Du point de vue « terrain », on se trouve nettement en dessous de la norme indiquée plus haut de conquête totale en 80 jours. Du côté des effets sur « l’ennemi », l’armée israélienne estime avoir tué 7 860 combattants ennemis, soit environ 6 200 à l’intérieur de Gaza par la campagne de bombardements et les combats terrestres. Si ce chiffre est vrai, on se trouve dans un rapport de pertes entre Israéliens et Palestiniens de 1 pour 35, ce qui est très supérieur au chiffre de 2014. Il est probable que le chiffre estimé dans l’action des pertes ennemies soit, comme souvent lorsqu’on est jugé sur les bilans que l’on est seul à donner, un peu exagéré. Toujours est-il qu’en comptant les blessés graves et les prisonniers, le potentiel du Hamas et de ses alliés, initialement estimé à 25-30 000 combattants mais sans doute renforcé de volontaires en cours d’action, est peut-être entamé à 50 %. Les tirs quotidiens de roquettes sur Israël depuis Gaza ont fortement diminué. 

En résumé, le déroulement de l’opération de conquête et la physionomie des combats sont parfaitement conformes a ce qui était attendu, un phénomène assez rare. Toutes autres choses (autres fronts potentiels, pression internationale, libération des otages) étant égales par ailleurs, le commandement israélien peut estimer à ce rythme avoir terminé la conquête de Gaza pour fin février 2024. Il faudra enchaîner sur une nouvelle opération de nettoyage et contrôle dont, pour le coup, il est extrêmement difficile à ce jour de déterminer la durée, probablement beaucoup plus longue que la conquête, et l’intensité, probablement moins forte quotidiennement mais beaucoup plus usante sur la durée.

Quelques remarques

À ce jour, l’armée de Terre israélienne a engagé 17 ou 18 brigades d’active et de réserve dans l’opération de conquête de Gaza. Combien la France pourrait-elle en engager dans une situation similaire ? Probablement pas plus de 4 ou 5 équivalentes à celles des Israéliens et totalement équipées. Autrement dit, l’armée française ne serait actuellement pas capable de vaincre un ennemi de 25-30 000 fantassins légers retranchés dans une zone urbaine de plusieurs millions d’habitants.

Comme l’Ukraine, Israël n’aurait rien pu faire sans brigades de réserve constituées et équipées. Il n’y a pas de montée en puissance rapide ou de capacité à faire face à une surprise sans stocks de matériels et de réserves humaines.

L’infanterie débarquée, c'est à dire à pied, la poor bloody infantry toujours oubliée, est une priorité stratégique. Il n’est pas normal que des combattants équipés d’armes et d’équipements légers des années 1960 puissent tenir tête à des unités d’infanterie modernes. Ils devraient être foudroyés. L’infanterie débarquée française seule devrait être capable d’infliger un 1 contre 10 seule et 1 pour 20 ou 30 avec ses véhicules (vive les canons-mitrailleurs) sans avoir à faire appel forcément à des appuis extérieurs et quel que soit le terrain.

Gaza : combien de morts -2 ?

Il y a maintenant dix jours, j’ai effectué une évaluation des pertes humaines provoquées par la campagne de frappes de l’armée de l’Air israélienne sur la bande de Gaza depuis le 7 octobre, en faisant abstraction des déclarations faites qui s’appuyaient presque toujours sur les chiffres du ministère de la Santé palestinien, le même organisme qui avait menti de manière éhontée dans le drame de l’hôpital al-Ahli le 17 octobre.

Je me suis appuyé pour cela sur les campagnes aériennes passées de l’armée de l’Air israélienne sur Gaza (2008, 2012, 2014, 2021), au Liban (2006) ainsi celles des Coalitions américaines en particulier lors de la lutte contre l’État islamique (2014-2019) en considérant la similitude des moyens engagés, des règles d’engagement et des formes des zones cibles.

À la date du 2 novembre, j’estimais ainsi que les frappes menées le 7 octobre par l’armée de l’Air ainsi que, très secondairement, par l’artillerie israélienne, pouvaient avoir provoqué au minimum la mort de 2 000 civils, ainsi bien sûr qu’un nombre proche de combattants ennemis, 1 500 au minimum là encore en fonction les estimations des campagnes passées, soit un total d’environ 3 500. J’aurais dû insister sur le fait qu’il s’agissait qu’une évaluation minimale dans une fourchette macabre pouvant sans doute aller jusqu’à 5 000. Dans tous les cas, il s’agissait d’un chiffre nettement inférieur à celui fourni par le ministère de la Santé palestinien, qui était alors de 8 300 sans aucune distinction de civils ou de combattants.

Bien entendu, cette évaluation a suscité la critique et parfois les insultes de ceux qui jugeaient cela comme une entreprise de minimisation voire de négation des destructions provoquées par Tsahal ou inversement de jouer le jeu des ennemis d’Israël après le drame horrible du 7 octobre.

Dix jours plus tard, je suis obligé d’admettre que ces estimations de pertes étaient trop basses. En premier lieu, parce que des témoignages dignes de foi ne cessent de me dire qu’après avoir vu sur place les effets des campagnes aériennes précédentes, les dégâts provoqués par l’actuelle avaient incontestablement franchi un seuil. En second lieu parce que les éléments nouveaux indiquent effectivement non seulement un nombre quotidien de strikes très élevé - ce que j’avais pris en compte et qui n’est jamais un bon signe car cela signifie par contraste un nombre de missions annulées par précaution beaucoup moindres – mais que chacun d’eux était particulièrement « chargé ». Dans un Tweet en date du 12 octobre, qui m’avait échappé, l’armée de l’Air israélienne se targuait d’avoir « dropped about 6 000 bombs against Hamas targets ». Cela signifie d’abord logiquement l’emploi de plusieurs bombes par objectif puisqu’au même moment Tsahal revendiquait dans un autre tweet avoir frappé 2 687 cibles. Un objectif peut contenir plusieurs cibles.

On notera au passage qu’à ce nombre de cibles, on se trouve déjà au-delà de la liste de ciblage initial, celle qui permet de bien préparer les tirs et d’avertir la population, pour basculer sur du ciblage dynamique, sur les cibles de tir de roquettes par exemple, forcément moins précautionneux.

C’est surtout globalement énorme. À titre de comparaison, lors de l’opération Harmattan en Libye l’armée de l’Air française a lancé très exactement 1 018 bombes de mars à octobre 2011, au cours de 2 700 sorties de Rafale et Mirage 2000 D ou N, auxquelles il faut ajouter les effets de 950 sorties de Rafale M et de SEM. On aurait sans doute été bien incapables à l’époque de lancer 6 000 bombes ou missiles. En considérant une moyenne très basse de 100 kg d’explosif par bombes larguées, 6 000 donnerait déjà l’équivalent de 1500 missiles de croisière russes Kalibr ou Kh-101, mais on très probablement au-delà en termes de puissance, car Tsahal utilise beaucoup de munitions de plus de 900 kg de masse (GBU-15, 27, 28 et 31) afin notamment d’atteindre des infrastructures cachées et les souterrains du Hamas. Il faut donc – si le chiffre de l’armée de l’Air israélienne ne relève pas de la vantardise mal placée - imaginer entre 1 500 et 3 000 missiles russes du même type de ceux qui sont tombés sur les villes ukrainiennes depuis 21 mois frapper les 360 km2 bande de Gaza en une semaine. C’est évidemment colossal et sans doute même inédit, même si le chiffre de propagande que l’on voit passer parlant de l’équivalent de deux bombes de type Hiroshima est évidemment farfelu. C’est en tout cas, au-delà de ce qui s’est passé en Syrie où le site AirWars estime le nombre de civils – et non de combattants - tués par les frappes russes entre 4 300 et 6 400 et en Irak-Syrie, où il est question de 8200-13200 civils tués par les 34 500 frappes de la Coalition américaine en six ans. Notons que dans ce dernier cas, la moitié de ces pertes civiles certaines ou probables se situent dans les mois de combats de 2017 à Mossoul et Raqqa où les règles d’engagement avaient été « élargies ». On ajoutera que l’intensité des frappes est telle que les Israéliens utilisent aussi certainement (Business Insider 17 Octobre) des munitions M117 non guidées, comme on peut le voir là encore sur des tweets de Tsahal.

En résumé, en poursuivant les principes utilisés le 2 novembre, où je parlais d’un total de 7 000 strikes en trois semaines avec une bombe, le chiffre total de pertes devrait être dix jours plus tard de 5 000 dont environ 2800 civils. Je crois désormais qu’il est effectivement nettement plus élevé, et se rapprocherait sans doute de celui proclamé par le ministère de la Santé, actuellement 11 000 tout confondus. Barbara Leaf, Sous-secrétaire d'État américain pour les Affaires du Proche-Orient, peu susceptible d’hostilité pour Israël, disait il y a quelque jours que le chiffre pourrait peut-être même supérieur (“We think they’re very high, frankly, and it could be that they’re even higher than are being cited,” The Time of Israel, 9 novembre 2023). Notons que selon I24 News, là encore une chaîne peu encline à la critique anti-israélienne, il était même question le 04 novembre selon « une source sécuritaire anonyme » de 20 000 morts. Cette fameuse source parlait de 13 000 combattants ennemis tués (selon une méthode de calcul assez étrange de 50 et 100 morts par tunnel touché) mais aussi de manière décomplexée de 7 000 morts civils, dont la responsabilité incomberait au Hamas puisque ces civils sont utilisés comme bouclier.

Ajoutons pour être juste que bien évidemment le Hamas et ses alliés mènent aussi une campagne aérienne à base de mortiers, qassam et roquettes plus évoluées, avec le 9 novembre plus de 9 500 projectiles selon Tsahal lancés depuis Gaza, très majoritairement, le Liban et même le Yemen. C’est beaucoup, par comparaison le Hezbollah en avait lancé 4 400 en 33 jours de guerre en 2006 et le Hamas/Jihad islamique 4 500 dans les 51 jours de la guerre de 2014. Je ne sais pas bien, dans toutes les horreurs de cette guerre, combien ces 9 500 projectiles ont tué de civils israéliens, trop c’est certain, beaucoup ce n’est pas sûr. En tout cas, pas des milliers si le dôme de fer n’existait pas comme j’ai pu l’entendre. En 2006, les projectiles du Hezbollah avaient tué 44 personnes ; en 2014, après la mise en place du Dôme de fer, ceux de Gaza en avaient tué 6. Israël et c’est tout à son honneur, protège bien sa population, au contraire du Hamas qui, c’est un euphémisme, n’a guère mis en place de protection civile et se satisfait même largement de la production de martyrs et d’images tragiques relayées immédiatement par Al-Jazeera. Toujours est-il que ces tirs de roquettes, qui se rajoutent au choc de l’attaque-massacre abominable du 7 octobre, paralysent la vie israélienne aux alentours de Gaza, mais ils ne peuvent se comparer en rien en intensité à ce qui se passe à Gaza.

Si on se réfère aux principes du droit des conflits armés, le Hamas les trahit absolument tous, en plus de tous les actes terroristes qu’il a commis depuis trente ans. Rappelons au passage que des crimes de guerre, commis par une force armée d’une organisation peuvent aussi être des actes terroristes à partir du moment où leur but premier est de susciter l’effroi. Pas son ampleur, l’attaque du 7 octobre dernier est même clairement un crime contre l’humanité et, alors que la volonté du Hamas est également de détruire Israël peut également avoir une visée génocidaire. Le Hamas doit être détruit, il n’y a aucun doute là-dessus. Tout cela n’est pas nouveau et Israël aurait pu essayer vraiment de le faire plus tôt, mais c’est une autre question.

Pour autant, ce n’est pas parce que l’on combat des salauds qu’on a le droit de le devenir soi-même. Tout le monde aurait compris que les soldats de Tsahal pénètrent dans Gaza quelques jours après le massacre du 7 octobre pour aller traquer cet ennemi infâme, d’homme à homme, et en prenant des risques la chose aurait paru encore plus légitime et courageuse qu’en frappant à distance et manifestement trop fort. Je regrette beaucoup moi-même qu’après les attentats 2015 en France, le gouvernement ait préféré envoyer ses soldats dans les rues avec la stérile opération Sentinelle plutôt qu’à la gorge de l’ennemi dans une opération Châtiment. C’est pour cela que les soldats ont été inventés, et mon cœur est tout entier avec les fantassins de Tsahal dans les rues de Gaza.

Les engager plus tôt n’aurait pas empêché les dommages collatéraux, ils sont inévitables alors que 95 % des êtres vivants qui vivent dans la zone des combats sont des innocents, mais on aurait pu espérer, à condition d’avoir des soldats solides et disciplinés, bref de vrais soldats, en prenant le temps et un maximum de précaution atteindre le cœur de l’ennemi, lui tuer le maximum de combattants et détruire ses infrastructures sans tuer des milliers et des milliers de civils. Cela n’obérerait rien de la difficulté de la gestion politique de Gaza après les combats, ni même des causes profondes qui ont fait qu’il y ait des dizaines de milliers de Palestiniens qui acceptent de prendre les armes contre Israël avec une forte chance de mourir, et ce n’est pas une simple question d’endoctrinement.

Au lieu de cela, le gouvernement israélien, qui avant sa recomposition, porte une énorme responsabilité sur la baisse de la garde devant le Hamas, a choisi de commencer par un blocus et une campagne de frappes qui par son gigantisme a nécessairement piétiné au moins quatre des cinq principes du droit des conflits armés – humanité, nécessité, proportion, précaution - et finit donc aussi par flirter avec celui de la distinction (ou intention). On peut argumenter comme on veut, absolue nécessité, mensonges du Hamas, l’ennemi est un salaud qui se cache derrière la population ou dans les lieux sensibles, on laisse la population fuir les combats, etc. mais instaurer un blocus total et frapper avec une telle puissance une zone densément peuplée pour un bilan militaire finalement assez maigre - et qu’on ne présente pas la nième liste de cadres du Hamas tués comme un bilan sérieux - est une catastrophe. C’est une catastrophe pour la population gazaouie, mais aussi pour Israël, à court terme par l’indignation que cela continue de provoquer, mais aussi à long terme parce qu’on vient là de recruter dans les familles meurtries des milliers de futurs combattants ennemis. Aucune tragédie n'en efface une autre.

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Stupeur et fureur

Fin 2004, le général commandant le Centre de doctrine de l’armée de Terre française rendait visite à son homologue israélien à Tel-Aviv. Je faisais partie de la délégation en tant qu’officier en charge de l’analyse des conflits dans la région. Les Israéliens nous firent un exposé de la situation qui commençait par « le problème palestinien est résolu » et de poursuivre en expliquant que grâce à l’édification en cours du « Mur intelligent » le nombre d’attentats terroristes avait drastiquement diminué sur le sol israélien, ce qui était considéré comme un résultat suffisant.

Il fallait désormais selon eux éviter de s’enfermer dans des bourbiers inutiles comme au Liban. Quatre ans plus tôt Tsahal s’était donc retiré du Sud-Liban et il en serait bientôt de même de la bande de Gaza, où 80 % du territoire était déjà sous la responsabilité de l’Autorité palestinienne et où on compliquait la vie pour défendre seulement 8 000 colons (sur 20 % du territoire donc). Beaucoup considéraient alors que Gaza n’avait aucun intérêt et qu’en fait, il aurait même été préférable de rendre ce fardeau à l’Égypte en même temps que le Sinaï une fois la paix conclue. Au moins, les Frères musulmans y auraient été vraiment combattus. Seule importait la Judée-Samarie (Cisjordanie) comme bourbier politico-sécuritaro-religieux acceptable. Pour le reste, leur priorité, presque leur obsession, était clairement la menace balistique et nucléaire iranienne.

Les officiers israéliens pensaient alors avoir conçu un modèle de défense unique capable de faire face simultanément aux organisations armées et aux États hostiles. Sans même parler de la dissuasion nucléaire, un grand bouclier au sol avec la grande barrière intelligente et dans le ciel avec les différentes couches contre les différents aéronefs et missiles permettait de contrer les attaques les plus probables, raids des organisations armées et attaques balistiques. Mais dans la tradition israélienne des « représailles disproportionnées » bâtie dans les guerres contre les États voisins et qui consiste faire le plus mal possible à l’agresseur pour le dissuader de recommencer et dans l’immédiat lui détruire les moyens de le faire, il importait aussi de conserver aussi une épée puissante. On conservait toujours des forces terrestres puissantes, d’active ou de réserve, mais cette épée était surtout une épée volante. Grâce à une force aérienne puissante et inversement la faiblesse de la défense antiaérienne de tous les ennemis potentiels, il devenait possible de frapper et sans grand risque de pertes humaines israéliennes.

Résumons : quadrillage et maintien en Cisjordanie, barrière partout contre les intrusions, défense du ciel devenue de plus en plus hermétique et frappes aériennes et en dernier recours raids terrestres sur les ennemis périphériques. On tendait vers l’idéal du « zéro mort » pour soi mais en transférant le risque sur les autres, sur l’ennemi ce qui est normal, mais aussi sur les civils palestiniens. C’est ainsi qu’Israël a tenté d’assurer sa sécurité pour l’éternité autrement qu’en faisant définitivement la paix. Cela a fonctionné un temps.

La première faille du système a été de laisser dans les zones abandonnées un terrain vide ou presque à des organisations armées qui ont pu y prospérer et se développer en proto-État disposant de l’aide quasi ouverte de sponsors étrangers et de ressources endogènes pour faire des armées de plus en plus puissantes. Après s’être implantés à Gaza sans grande opposition, les Frères musulmans ont pu passer à l’action armée à la fin des années 1980, diffusant par ailleurs, avec le Jihad islamique, dans le monde sunnite l’« innovation » chiite de l’attentat-suicide. Puis alors que Gaza passait en grande partie sous le contrôle de l’Autorité palestinienne après les accords d’Oslo puis complètement en 2005, le Hamas a été assez fort contester au Fatah la prééminence de ce contrôle. Lorsque cette contestation a tourné à la guerre civile palestinienne en 2007, il aurait possible d’intervenir militairement pour empêcher la victoire du Hamas. Le désastreux gouvernement d’Ehoud Olmert a jugé préférable de laisser gagner le Hamas et de poursuivre ainsi l’affaiblissement de l’Autorité palestinienne. A charge pour le Hamas de prendre le fardeau de Gaza tout en gelant par son existence même toute perspective de paix véritable. Gaza devenait une « entité hostile », objet nouveau du droit international qui ne reconnaît toujours juridiquement le territoire de Gaza que comme un territoire occupé par Israël et géré par l’Autorité palestinienne. Par un jeu de carotte - la levée partielle du blocus - et de coups d’épée - les campagnes de frappes et les incursions – on pensait gérer la menace et la conserver à distance grâce au bouclier du mur et du dôme de fer à partir de 2012.

Oui, mais il ne fallait pas être grand expert pour constater que, guerre après guerre, « tonte » après « tonte » selon l’horrible formule - 2006, 2008, 2009, 2012, 2014, 2018, 2021, 2022 – que le gazon devenait toujours plus dur. On pouvait aligner les listes de commandants du Hamas éliminés, multiplier les frappes sur les dépôts de roquettes et les sites de tir, tuer quelques centaines de combattants, la quantité et surtout la puissance et la portée des roquettes du Hamas ne cessait d’augmenter à chaque fois tandis que les incursions terrestres dans le territoire de Gaza se faisaient plus difficiles. Lors de l’opération Hiver chaud en février 2008, les fantassins israéliens constatent que les combattants ennemis ne s’enfuient plus à leur avance. Avec Plomb durci moins d’un an plus tard, les combats ressemblent déjà à de vrais combats d’infanterie et en 2014, avec Bordure protectrice ce sont de vrais combats face à une infanterie largement professionnelle. Tsahal perd trois soldats tués par jour dans ces combats, ce qui paraissait alors énorme. Elle en perd actuellement le double. Bref, malgré les cessez-le-feu et l’arrêt des frappes de roquettes, présentés à chaque fois comme des victoires, et toutes les « têtes coupées », le Hamas a continué inexorablement à monter en puissance au croisement de deux soutiens parfois fluctuants : celui de l’axe iranien-chiite et celui de l’axe Frères musulmans (Égypte du gouvernement Morsi, Turquie d’Erdogan et Qatar) et ce jusqu’à trouver la faille dans le système. Cela devait logiquement arriver un jour et les actions récentes du gouvernement israélien ont accéléré cette arrivée. Celle-ci a été horrible.

Avant même d’évoquer le changement éventuel de leurs objectifs politiques très contestables, les autorités israéliennes doivent donc dans l’immédiat changer leur modèle stratégique et se préparer à une nouvelle longue période de guerre.  

L’objectif immédiat n’est plus de punir le Hamas afin de le dissuader cumulativement, ce qui visiblement n’a pas fonctionné, mais de l’éradiquer. Soyons clairs, c’est impossible à court terme. Quand on prend toutes les organisations armées un peu importantes et avec un minimum de soutien populaire de la côte méditerranéenne jusqu’à l’Afghanistan en passant par l’Irak ou la Syrie, combien ont elles été détruites depuis le début du XXIe siècle ? De fait, aucune ! Il est possible en revanche de parfois réussir à les étouffer. Mais dans ce cas, il ne faut pas se contenter de faire de l’élimination à distance, ce qui reste finalement superficiel et a paradoxalement à plutôt tendance à stimuler l’organisation cible qu’à réduire sa force. Face à une organisation armée, pour éliminer efficace, il faut éliminer beaucoup, sinon on stimule l'organisation plutôt qu'on ne l'écrase. Il faut tuer également le plus proprement et le plus éthiquement possible sinon tout en éliminant on recrute également par ressentiment. La seule solution militaire réaliste est de l’étouffer jusqu’à ce qu’elle retourne à une clandestinité difficile d’où il lui sera compliqué d’organiser à nouveau des attaques, terroristes ou non, importantes et complexes.

Or, pour l’étouffer, il faut occuper son terrain. L’opération Paix en Galilée en 1982 a bien réussi à écraser l’armée de l’OLP au Sud-Liban et même à chasser l’organisation du pays. De fait, malgré les dégâts occasionnés, l’opération Remparts en 2002 a bien réussi à casser les organisations palestiniennes des villes de Cisjordanie. A plus grande échelle, le Surge américano-irakien a également réussi à étouffer l’État islamique en Irak en 2007-2008 en occupant le terrain avec de la masse. Cela a été plus difficile, en grande partie d’ailleurs parce que les forces irakiennes ou syriennes étaient seules pour conquérir et occuper le terrain, mais le nouvel État islamique ne représente plus le même danger depuis qu’il ne constitue plus un califat. Élément important dans les circonstances actuelles, on a récupéré bien plus d’otages dans la conquête du terrain qu’en le bombardant.

Si la méthode est efficace pourquoi n’est-elle pas utilisée plus souvent ? D’abord, parce qu’elle exige de faire prendre des risques à ses soldats et donc d’en perdre. Dans une ambiance de « zéro mort », il est donc beaucoup plus simple de bombarder à distance et donc de reporter le risque sur les autres, les ennemis, ce qui est normal et souhaitable, mais aussi les civils autour de ces ennemis. Le « zéro mort » c’est pour ses soldats, pas pour les civils que l’on bombarde. Ensuite, parce qu’il faut y consacrer des ressources afin d’avoir toujours des unités de combat en nombre et qualité tactique supérieurs à l’adversaire. Or, on l’a vu, la qualité tactique des unités de certaines organisations a beaucoup augmenté alors que les siennes propres ont tendance à stagner. Il faudrait donc investir massivement dans des choses pas sexy comme les sections d’infanterie afin qu’elles soient capables, avec leurs équipements modernes et leurs compétences, de vaincre n’importe qui en combat rapproché en particulier dans un milieu urbain, en limitant aussi leurs propres pertes et les dommages collatéraux. Là encore, pour plusieurs raisons qu’on ne développera pas, on préfère dans la grande majorité des armées modernes investir dans autre chose. Tsahal n’échappe à la règle qui consiste à s’apercevoir que l’on a négligé ses combattants rapprochés juste au moment où on doit les engager. Enfin, même si on parvient à étouffer l’ennemi, encore faut-il maintenir l’étouffement sur la durée tout en évitant de s’enliser. Le souvenir du bourbier libanais, où plus de 900 soldats israéliens ont été tués et des milliers d’autres blessés en dix-huit ans, a beaucoup joué dans les refus successifs du gouvernement Netanyahu de pousser jusqu’à la reconquête complète de Gaza. Désormais, il n’y a pas d’autre solution.

Comme personne n’a jamais, sinon anticipé mais du moins pris en compte, que la stratégie parfaite mise en œuvre depuis presque vingt ans puisse être prise en défaut un jour, tout se fait désormais dans l’urgence et l’improvisation. Quand on ne sait pas quoi faire, on fait ce qu’on sait faire. La première réaction israélienne a donc été d’instaurer un blocus total et de lancer la plus terrible campagne aérienne de leur histoire. Cela avait peu de chance de faire vraiment mal à un adversaire qui s’était préparé à cette situation depuis des mois voire des années, mais il fallait faire quelque chose et montrer que l’on faisait quelque chose même si c’était surtout la population palestinienne qui en pâtirait le plus. Cela a peut-être satisfait un pur désir de vengeance, mais il était difficile de faire plus contre-productif en recrutant de nombreux volontaires à combattre Israël, en attisant encore le ressentiment d’un côté et le désespoir des soutiens d’Israël.

On commence seulement depuis une semaine l’opération de conquête, plus légitime que la première phase, car les soldats israéliens y prennent des risques, plus efficace contre l’ennemi et pour l’instant plus éthique. Pour autant le mal est déjà fait, qui obérera non pas cette conquête, que se fera dans les semaines qui viennent, mais la phase suivante de « stabilisation » dont pas le moindre mot n’a pour l’instant été évoqué, sans doute parce que personne n’en d’idée claire en la matière. La longue guerre a commencé par un choc et se poursuit en tâtonnant.

Gaza : combien de morts ?

Palestinian News and Information Agency (Wafa)
Modifié le 04-11-2023

Un peu de statistiques macabres aujourd’hui. Le ministère de la santé palestinien de Gaza, contrôlé par le Hamas, annonçait 471 morts et presque autant de blessés lors de la frappe accidentelle sur l’hôpital al-Ahli le 17 octobre dernier. Le simple examen de la photo du lieu de l’explosion et la comparaison avec celles d’explosions ayant fait autant de victimes, à Bagdad ou à Mogadiscio par exemple, montrait pourtant que ce chiffre n’était absolument pas crédible. Pour faire autant de victimes, il aurait fallu au moins un projectile aérien d’une tonne tombant au milieu d’une foule dense ou comme c’était le cas dans les exemples cités et bien d’autres, avec des camions bourrés de plusieurs tonnes d’explosif. Un tel mensonge induit forcément le déclassement de cette source du niveau C-D (assez -pas toujours fiable) au regard des conflits passés à E (peu sûre) pour celui-ci. Aussi quand ce même ministère de la santé annonce 8 300 Palestiniens, dont 3 400 enfants, tués par les Israéliens convient-il d’être extrêmement méfiant et le fait que ce ministère contrôlé par le Hamas soit cité par l’UNICEF sans aucune vérification n’en fait pas un « diseur de vérité ».

L’immense majorité des pertes civiles palestiniennes est le fait de la campagne de frappes aériennes lancée par les Israéliens depuis le 7 octobre, le reste venant de l’artillerie, ou plus marginalement des frappes de drones ou d’hélicoptères, voire désormais des forces terrestres. Or, il se trouve malheureusement qu’à la suite des nombreuses campagnes aériennes passées, et notamment au-dessus de Gaza, il est possible de faire des estimations des dégâts de celle qui est en cours.

On précise qu’on ne prend ici en compte que les campagnes n’utilisant que des munitions guidées et sans intention de toucher délibérément la population, ce qui restreint de fait l’analyse aux campagnes occidentales et israéliennes depuis 1999. Rappelons qu’une frappe, ou strike, est une attaque contre une cible précise et qu’elle peut impliquer l’emploi de plusieurs projectiles.

Reprenons juste ici les quatre dernières grandes campagnes sur Gaza, en tenant compte des différentes sources (l’ONG israélienne B’Tselem, AirWars, ONU, Centre palestinien pour les droits de l'homme et même le ministère de la santé palestinien).

2008 : 2 500 strikes. Entre 895 et 1417 morts de civils palestiniens.

2012 : 1 500 strikes - 68 à 105 morts. L'Office (UN) for the Coordination of the Humanitarian Affairs (OCHA) parle seul de 1400 civils. 

2014 : 5 000 - 1 300 à 1 700 morts.

2021 : 1 500 strikes - 151-191 morts.

Dans les guerres de 2012 et 2021, où Israël n’emploie que la force aérienne, il faut donc environ 10 strikes pour tuer un civil. Ces deux guerres sont par ailleurs courtes, une dizaine de jours, ce qui signifie que les frappes s’effectuent surtout sur des cibles bien identifiées avec un plan de tir bien préparé (certitude sur l’identité de la cible, autorisation de tir, avertissement à la population). Avec le temps, lorsque le plan de ciblage est épuisé, les strikes s’effectuent de plus en plus sur des cibles d’opportunité, ce qui laisse moins de temps à la préparation et plus de place aux erreurs. Au passage, les résultats sur l’ennemi sont également moins efficaces surtout si les Israéliens n’ont pas eu l’initiative des opérations et le bénéfice de la surprise. Avec le temps, la proportion de frappes pouvant tuer des civils peut diminuer jusqu’à 5, voire moins, comme dans les derniers temps de la bataille de Mossoul où les troupes irakiennes n’avançaient plus que derrière un tapis de bombes.

Les deux autres guerres - 2008 et 2014 - ont été plus longues, moins « efficaces » dans les frappes aériennes, et les Israéliens y ont fait également beaucoup appel à l’artillerie, notamment pour appuyer les opérations terrestres. On dispose de moins de données pour déterminer les pertes civiles provoquées par l’artillerie. Si on prend l’exemple du siège de Sarajevo, plus de 300 000 obus ont tué au moins 3 000 civils en quatre ans et les snipers au moins 2 000 autres. On a donc un ratio de 100 obus (par ailleurs tirés avec grande précision à cette époque) pour tuer un habitant. De septembre 2005 à mai 2007, Tsahal a également, selon Human Right Watch, tiré 14 900 obus sur Gaza qui ont fait 59 morts, presque tous civils, soit environ 250 pour un. 

J’ignore combien de dizaines de milliers d’obus israéliens ont été lancés durant les différentes campagnes, mais ils ont certainement contribué à tuer des centaines de civils en plus des frappes aériennes.

Qu’en est-il donc de la guerre actuelle ? Dans les campagnes précédentes, les Israéliens ont difficilement pu tenir une cadence de plus de 150 frappes aériennes par jour. En considérant le caractère exceptionnel de la période, on peut, par une grande libéralité, aller jusqu’à 300 par jour, soit désormais un total de plus de 7 000 strikes. En appliquant les pires barèmes (5 pour 1), cela donne 1 400 morts de civils. Tsahal ayant annoncé avoir touché 12 000 cibles, ce qui est impossible uniquement par des frappes aériennes, on peut donc considérer que la grande majorité des autres ont été traitées par l'artillerie et une petite minorité par hélicoptères ou drones. On ajoutera que ces frappes supplémentaires ont presqu'entièrement été effectuées dans la zone nord de la bande de Gaza, en partie évacuée. Elles ont probablement fait plusieurs centaines de morts, soit un total d'environ 2 000 civils et environ 1 500 combattants si on respecte les ratios des opérations précédentes. 

En résumé, sauf à imaginer qu’Israël se moque de l'idée de proportionnalité des frappes, comme les Irakiens en demande et les Etats-Unis en acceptation dans la deuxième phase de la bataille de Mossoul (5 805 morts civils en six mois de 2017 selon Amnesty International) ou qu'il vise délibérément des civils, on ne voit pas comment on pourrait arriver à ce chiffre de 8 300 il y a quelques jours (plus de 9 000 aujourd'hui). Si par ailleurs Israël avait décidé, à la manière du Hamas, d'attaquer directement la population, avec 7 000 frappes aériennes le chiffre serait sans doute beaucoup plus important que 8 300. 

Pour autant, même si chiffre de 2 000 morts civils minore largement celui du ministère de la santé contrôlé par le Hamas - et il faudra peut-être que les institutions et les médias prennent en compte que cet organisme ment tout en instrumentalisant la souffrance – c'est 2 000 de trop. Ce chiffre en soi est déjà énorme. Il est bien au delà de la campagne de frappes en Serbie en 1999, de celle des Américains en Afghanistan fin 2001 ou bien encore de celle d'Israël au Liban en 2006. La coalition anti-Daesh ne reconnaît par ailleurs que 1 437 morts civils pour 33 000 frappes en six ans en Irak-Syrie avec il est vrai des chiffres d'AirWars nettement plus élevés (8 000 à 13 000 confirmés ou probables, en majorité en 2017).

Pour ma part, je pense que ces grandes campagnes de frappes et l'emploi massif de la puissance de feu sont surtout un moyen d'éviter les pertes de ses soldats, mais en reportant le risque sur les civils. C'est comme bombarder pendant des semaines un immeuble où seraient réfugiés des terroristes pour éviter de prendre le risque de s'y engager. Dans un cas comme cela, même si ces terroristes ont commis des atrocités et même si vous savez que les habitants ne vous aiment pas, vous envoyez le GIGN pour éliminer les malfaisants. Gaza est comme cet immeuble. Pour éliminer autant que possible le Hamas, tout en respectant mieux le droit international, de faire moins souffrir la population et donc de recruter pour l'ennemi ou de soulever l'indignation internationale, il faut privilégier à tout prix l'emploi des forces de combat rapproché - l'infanterie en premier lieu - plutôt que la puissance de feu massive à distance qui, au passage n'a pour l'instant au mieux détruit que 10 à 20 % du potentiel ennemi.  

Pour savoir comment il faudrait faire, il suffit de se demander ce que ferait Tsahal si la population de Gaza n'était pas palestinienne mais israélienne et contrôlée par une organisation étrangère de 20 000 terroristes. Il faut quand même rappeler qu’en droit international, toute population est sous la responsabilité d’un État. La population de Gaza, juridiquement toujours un territoire occupé, est donc également toujours sous la responsabilité d’Israël via l’administration de l’Autorité palestinienne (qui n’est pas un État). Le minimum minimorum aurait voulu qu’Israël aide cette dernière à conserver le contrôle de Gaza en 2007 face au Hamas. Cela n’a pas été le cas, car l’occasion était trop belle d’empoisonner la cause palestinienne, mais c'est un autre sujet.

Prodromes d'acier

Modifié le 29-10-2023
Quelques considérations sommaires sur une opération terrestre.

Modelage de la force

On parle beaucoup de la mobilisation des réservistes, inédite depuis 1973, mais ce ne sont pas eux, à l’exception des renforts individuels des brigades d’active, qui porteront l’assaut sur Gaza. Les brigades de réserve servent surtout à tenir les autres fronts, tout en contribuant à dissuader d’autres adversaires potentiels. Certaines brigades interviendront sans doute à Gaza, peut-être en 2e échelon des brigades d’active afin de tenir le terrain conquis ou lorsqu’il s’agira de contrôler la zone, une fois la conquête terminée.

L’attaque sera donc portée à Gaza, comme en 2006, 2008, 2009 et 2014, par les brigades d’active, qui, faut-il le rappeler, ne sont pas professionnelles en Israël. Elles sont armées par des hommes (pas de femmes dans les unités de combat) qui effectuent 32 mois de service et plus pour certains cadres et spécialistes. C’est suffisant pour apprendre un métier, mais insuffisant pour acquérir de l’expérience. La moyenne d’âge d’un bataillon d’infanterie israélien doit être aux alentours de 21 ans, celle d’un régiment d’infanterie en France est à peut-être 30 ans, sinon plus. Cela fait une énorme différence. Un officier israélien me disait : « Ce que l’on vous envie, ce sont vos vieux caporaux-chefs et sergents. Ils ne vont pas forcément défourailler tous azimuts s’ils prennent des cailloux sur la tronche, alors que chez nous cela arrive ». C’est une des raisons pour laquelle les Israéliens préfèrent souvent utiliser les réservistes, plus pondérés, dans les missions de contrôle en Cisjordanie. Cela a pour inconvénient de « désentrainer » les unités de réserve, par ailleurs moins bien équipées que l’active, des missions de combat à grande échelle et haute-intensité (GE-HI) mais permet en revanche aux brigades d’active de s’y consacrer. Cela est par ailleurs nécessaire car cette armée de très jeunes a de l’énergie mais pas de mémoire. Les derniers combats GE-HI datent de 2014, à Gaza justement, et il n’y a plus aucun soldat et cadres subalternes qui y a participé, au contraire de nombreux combattants du Hamas. D’où la nécessité de s’entraîner et se réentraîner y compris dans les jours qui précèdent une opération offensive.

Tsahal peut compter sur 4 brigades blindées (BB) en comptant la 460e brigade « école » et 5 brigades d’infanterie blindée (BI). Ce sont plutôt des brigades de petites dimensions (guère plus de 2000 hommes) et monochromes avec seulement des bataillons (3 parfois 4) d’infanterie ou de chars de bataille. A la mobilisation, ces brigades sont complétées de quelques réservistes (compter 2 jours), puis déplacées sur la zone d’action, ce qui compte tenu du poids moyen énorme des véhicules de combat israéliens impose l’emploi de rares porte-chars et donc là aussi quelques délais même si le pays est petit.

Une fois réunies dans la zone d’action, les brigades se reconfigurent en sous-groupements tactiques interarmes, en jargon militaire français. En clair, elles forment des groupements tactiques (GT) de la taille d’une compagnie avec 100 à 200 hommes sur environ une vingtaine de véhicules blindés, avec un savant dosage de génie pour l’ouverture d’itinéraire et le déminage, de chars de bataille Merkava IV pour le tir au canon et d’infanterie blindée, autant que possible sur véhicules lourds Namer et Achzarit, ou sinon sur les plus vulnérables M113. En fonction des missions, ces GT peuvent recevoir le renfort d’équipes de guidage de tirs (artillerie, hélicoptères, drones et chasseurs-bombardiers), d’équipes de génie spécial Yahalom et du bataillon cynophile Oketz, notamment pour le combat souterrain. Ils peuvent recevoir aussi le renfort de sections de la 89e brigade commando qui réunit les bataillons Duvdevan (popularisé par la série Fauda), Maglan et Egoz, qui peuvent agir aussi en autonome, comme les unités « stratégiques » Matkal (Terre), 13 (Marine), 669 et Shaldag (Air), avec cette difficulté de la pénétration isolée dans l’espace urbain hostile de Gaza.

En résumé, Tsahal a réuni un échelon d’assaut environ 80-100 groupements tactiques de compositions diverses. Notons qu’alors que l’on décrit le rapport de forces Israel-Hamas de manière globale, avec notamment plus de 600 000 hommes et femmes côté Tsahal, cela ne fait au maximum que 20 000 soldats en premier échelon à l’assaut, soit à peu près autant que le nombre de combattants ennemis en face, une situation en fait habituelle dans le combat moderne. Le 3 hommes contre 1 décrit comme absolument nécessaire pour attaquer à un niveau tactique, disons jusqu'au niveau de la brigade, est un mythe. Ce qui est important n’est pas le nombre de soldats mais la masse et la précision de la puissance de feu en tir direct disponible ainsi que le niveau de compétence pour l'utiliser intelligemment. Plus le niveau tactique des unités de contact est élevé et plus le rapport de pertes est favorable et moins les civils sont touchés, ne serait-ce que parce que l'on ressent moins le besoin de compenser par l'appel à des appuis extérieurs destructeurs. Les pertes civiles ont commencé à monter en flèche lors de la bataille de Mossoul (2016-2017) lorsque l'excellente Division dorée irakienne, usée par les combats, a été remplacée par des unités de moindre niveau tactique et qui ont fait massivement appel aux frappes aériennes et à l'artillerie.  

Bien entendu, cet échelon d’assaut est appuyé par un puissant échelon d’artillerie, avec pour les seules trois brigades d’active deux fois plus de pièces que l’armée française avec une mention spéciale pour les mortiers, les plus utiles en combat urbain. Il y a également un échelon d’appui volant drones et d’hélicoptères, qui avec la portée de leurs armes n’ont même pas besoin de survoler Gaza pour prendre tout le territoire sous leur feu. Cet échelon aérien à surtout pour fonction d’interdire les toits, les hauteurs des bâtiments les plus élevés et parfois les grands axes à coups de missiles. Outre les missions autonomes sur des cibles d’opportunité dans la profondeur, obusiers et frappes aériennes servent à encager les zones 100 à 200 mètres au moins devant les troupes d’assaut. C’est une arme puissante mais à manier avec précaution, une seule erreur de frappe pouvant provoquer une catastrophe sur un groupement tactique en tir  fratricide mais aussi bien sûr sur la population.

Bien entendu également, en arrière des brigades d’assaut et d’artillerie, on trouve les « montagnes de fer » de la logistique avec tout ce qu’il faut pour alimenter la bataille pendant des semaines, avec cette difficulté de l’acheminement ou du repli, des blessés en particulier, en zone très hostile. Petit aparté : l’armée israélienne s’était organisée en bases de soutien zonales en 2006, ce qui c’était avéré catastrophique dans la guerre contre le Hezbollah, plus personne ne sachant qui soutenait qui dès lors que l’opération avait pris une certaine ampleur. Ils se sont réorganisés depuis de manière plus classique, c’est-à-dire organiquement, et plus intelligente.  

Phalanges et essaims

Un petit mot de la défense. On parle donc de 30 000 combattants pour le Hamas et les groupes alliés. On peut logiquement estimer à 20-25 000 le nombre de réels fantassins dans le lot, dont au moins 7 000 professionnels (beaucoup ont été perdus dans l’attaque du 7 octobre) et environ 15 000 « réservistes » miliciens. Ils sont plutôt bien équipés sur le modèle classique léger AK-RPG (7 et 29), avec un nombre inconnu de pièces collectives modernes : fusils de snipers lourds à grande portée, postes de tir de missiles et, surtout, mitrailleuses lourdes et canons-mitrailleurs de 23 mm.

Avec 25 000 fantassins pour défendre une frontière de 65 km, on a une densité de 300 à 400 hommes par km2 de frontière, ce qui est assez peu. La défense est donc zonale. Le secteur est découpé en six secteurs de brigade et eux-mêmes en quartiers de défense. Normalement un quartier de défense bien organisé est découpé en quatre espaces : les zones piégées et vides, les grands axes bourrés d’obstacles et de mines et dans l’axe de tirs d’armes à longue portée et de mortiers de 60 mm, des espaces de tir individuel dans les hauteurs –tireurs RPG pour tirer sur les toits des véhicules en haut, snipers un peu plus bas pour des tirs plus rasants et enfin des espaces de manœuvre. Ces espaces de manœuvre sont occupés par des sections de 10 à 30 hommes qui vont s’efforcer d’harceler autant qu’ils peuvent les Israéliens avant leur abordage des zones urbanisées avec des tirs lointains s’ils en ont les moyens, puis à l’intérieur des blocs en trois dimensions avec des caches, des passages à travers les murs ou les tunnels. On peut même des combattants-kamikazes isolés et cachés qui attendront, peut-être pendant des jours, de pouvoir attaquer des soldats israéliens. Tout cela, c’est un peu l’organisation optimale, à la manière de ce que faisaient les rebelles à Falloujah en Irak ou novembre 2003 (moins bien équipés que le Hamas) ou le Hezbollah à Bint Jbeil en juillet 2006, sans parler des combats de l’État islamique dans les villes d’Irak et de Syrie.

Point particulier : avoir quelques centaines de combattants par km2 dans des espaces d’une densité de plusieurs milliers d’habitants (9000 à Gaza-Ville) implique que, même si une grande partie des habitants ont fui, la plupart des gens que les soldats israéliens vont rencontrer dans leur espace de combat seront des civils totalement innocents ou sympathisants du Hamas ou encore des combattants masqués. C’est après les murs, le deuxième bouclier des combattants du Hamas, peut-être encore plus contraignant pour les Israéliens que le premier. À cet égard, si les choses sont bien faites, Tsahal devrait avoir prévu dans ses plans la manière dont elle va gérer, en fait aider, immédiatement cette population dans les zones conquises.

Le combat qui s’annonce sera donc, comme dans les expériences précédentes à Gaza et à plus grande échelle, ou dans les combats similaires à Nadjaf et Falloujah en Irak en 2004, un combat de phalanges contre des essaims. Seule l’expérience du siège de Sadr-City à Bagdad en 2008 pourrait constituer un autre modèle, à condition pour les Israéliens de vouloir in fine négocier et accepter la survie du Hamas, ce qui semble peu probable.

Pour l’instant Tsahal utilise ses groupements tactiques pour mener des raids aux abords. Le but est d’abord de tester l’ennemi, évaluer ses défenses et provoquer des tirs afin de détruire leurs auteurs, notamment les équipes de tir de missiles antichars. Secondairement, on prépare des itinéraires pour des engagements ultérieurs et on continue à poursuivre l’entraînement des troupes. On peut continuer ainsi un certain temps. Si les Israéliens ne font que cela, on sera effectivement sur le mode Sadr City ou même celui de la « tonte de gazon » des guerres précédentes contre le Hamas. Il n’est évidemment pas possible de casser le Hamas de cette façon, ce qui est le but stratégique affiché. Deuxième difficulté, Israël ne peut être en situation de mobilisation totale très longtemps car le pays est paralysé pendant ce temps. Le créneau GE-HI maximum est dont d’environ deux mois. Après il faudra passer à moyenne ou faible ampleur et faible intensité, au moins au sol, pour pouvoir durer à la manière de la guerre d’usure contre l’Égypte en 1969-1970, en espérant que cela ne débouche pas sur une extension du conflit (la guerre d’usure s’est terminée par une petite guerre entre Israël et l’URSS).

À un moment donné, peut-être après avoir eu la certitude qu’il n’y aura pas d’extension du conflit et peut-être épuisé toutes les possibilités de libération rapides d’otages, il faudra sans aucun doute lancer les 80 phalanges à l’assaut. Dans les guerres 1956 et 1967, les conquêtes de Gaza n’avaient pris qu’une journée face aux forces égyptiennes et à la division palestinienne. Cette fois, il faudra des jours et des semaines, mais sauf énorme surprise comme en juillet-août 2006 face au Hezbollah, les phalanges atteindront la mer. Ce sera néanmoins coûteux. Les combats similaires en 2014, limités à 3 kilomètres de la bordure et à une durée de trois semaines, avaient fait 66 morts parmi les soldats de Tsahal. Le « devis du sang » qui a dû être présenté par l’état-major à l’exécutif politique pour cette nouvelle opération doit être beaucoup plus élevé.

Les enseignements militaires de la guerre de Gaza (2014)

Le conflit de 2014 survient alors que le Hamas est en grande difficulté après avoir perdu l’appui de ses sponsors syrien et iranien pour avoir condamné le régime d’Assad et surtout égyptien après le départ des Frères musulmans en juillet 2013. La circulation souterraine avec l’Égypte est coupée et le blocus, un temps desserré, est à nouveau hermétique. Les revenus du Hamas dans Gaza sont divisés par deux en quelques mois. Le mouvement tente alors de renouer avec le Fatah avec qui il signe un accord en avril 2014, ce qui déplaît fortement au gouvernement israélien qui décide d’une nouvelle guerre.

Le 12 juin, le meurtre de trois adolescents israéliens, qui succède à celui de deux adolescents palestiniens un mois plus tôt, provoque l’arrestation de centaines de suspects pour la plupart membre du Hamas, qui nie toute implication. Les mouvements palestiniens les plus durs comme le Djihad islamique, ripostent par des tirs de roquettes qui provoquent eux-mêmes des raids de représailles. Le gouvernement israélien, poussé par son aile radicale, saisit l’occasion de lancer une nouvelle campagne croyant rééditer le succès de Pilier de défense en 2012. Mais cette fois le Hamas est prêt à un affrontement de longue durée dans l’espoir d’obtenir une réaction internationale et la fin du blocus. Cet affrontement commence le 8 juillet et dure jusqu’au 26 août 2014. L’opération israélienne est baptisée Bordure protectrice.

D’un point de vue tactique, cette opération se distingue avant tout des précédentes par un taux de pertes des forces terrestres israéliennes singulièrement élevé. L’armée de terre israélienne a ainsi déploré la perte de 66 soldats en 49 jours de combat contre deux lors de l’opération Pilier de défense en 2012 (7 jours) et 10 lors des 22 jours de l’opération Plomb durci en 2008-2009. Ces pertes israéliennes se rapprochent de celles subies lors de la guerre de 2006 contre le Hezbollah (119 morts pour 33 jours de combat), alors considérée comme un échec. Elles sont à comparer à celles de leurs ennemis, de l’ordre de 90 combattants palestiniens tués contre aucun Israélien en 2012, mais selon un ratio de 40 à 70 contre 1 pour Plomb durci et de 6 à 10 contre 1 pour Bordure protectrice. Tsahal perd également une dizaine de véhicules de combat en 2014 contre aucun en 2008.

Cette singularité s’explique essentiellement par les innovations opératives et tactiques des brigades al-Qassam, contrastant avec la rigidité du concept opérationnel israélien d’emploi des forces qui, lui, n’a guère évolué. Ces innovations ont permis aux forces du Hamas, à l’instar du Hezbollah et peut-être de l’État islamique, de franchir un seuil qualitatif et d’accéder au statut de «techno-guérilla» ou de «force hybride». Cette évolution trouve son origine dans les solutions apportées par le Hamas à son incapacité à franchir la barrière de défense qui entoure le territoire de Gaza pour agir dans le territoire israélien.

L’arsenal impuissant

La première phase de la guerre ressemble aux précédentes. Grâce à l’aide de l’Iran, le Hamas a développé sa force de frappe. Sur un total de 6000 projectiles, fabriqués sur place ou entrés en contrebande, le Hamas dispose d’environ 450 Grad, de 400 M-75 et Fajr 5 (80 km de portée) et surtout de quelques dizaines de M-302 ou R-160 susceptibles de frapper à plus de 150 km, c’est-à-dire sur la majeure partie du territoire israélien. Le Djihad islamique dispose de son côté de 3000 roquettes, moins sophistiquées, et les autres groupes, Front populaire et démocratique de libération de la Palestine (FDLP) ou des Brigades des martyrs d’Al-Aqsa de quelques centaines.

À l’imitation du Hezbollah et toujours avec l’aide de l’Iran, les Brigades al-Qassam se sont dotées également d’une petite flotte de drones Abadil 1, dont certains ont été transformés en «bombes volantes». Hormis ces derniers moyens, l’ensemble reste cependant de faible précision et condamné à un emploi majoritairement anti-cités. Il est utilisé immédiatement, mais finalement avec encore moins d’effet que lors des campagnes précédentes. Au total, en 49 jours, 4400 roquettes et obus de mortiers sont lancés sur Israël causant la mort de 7 civils, soit un ratio de 626 projectiles pour une victime, trois fois plus qu’en 2008-2009. L’emploi des drones explosifs par le Hamas se révèle également un échec, les deux engins lancés, le 14 et le 17 juillet, ayant été rapidement détruits, l’un par un missile anti-aérien MIM-104 Patriot et l’autre par la chasse.

Si les destructions sont très limitées, les effets indirects sont plus sensibles. L’économie et la vie courante sont perturbées par la menace des roquettes comme jamais sans doute auparavant, jusque sur l’aéroport Ben Gourion de Tel Aviv qui doit arrêter son activité pendant deux jours. Il n’y a cependant rien dans cette menace qui puisse paralyser le pays. Plus que jamais, l’artillerie à longue portée du Hamas est une arme de pression et un diffuseur de stress (le nombre des admissions hospitalières pour stress est très supérieur à celui des blessés) plutôt qu’une arme de destruction. Elle constitue surtout le symbole de la résistance du Hamas, et de ses alliés. D’un autre côté, bien que faisant 200 fois moins de victimes civiles que les raids aériens, elles peuvent par leur destination uniquement anti-cités être qualifiées par les Israéliens d’«armes terroristes» et justifier le «besoin de sécurité» d’Israël aux yeux du monde extérieur.

Cette inefficacité des frappes du Hamas s’explique d’abord par leur imprécision, réduisant le nombre de roquettes réellement dangereuses à environ 800 mais aussi par la combinaison des mesures de protection civile israélienne et du système d’interception Dôme de fer officiellement crédité de 88 % de coups au but. Si ce chiffre est contesté, il n’en demeure pas moins que ce système très sophistiqué a démontré là son efficacité, surtout contre les projectiles à longue portée, sinon son efficience au regard de son coût d’emploi, estimé à entre 40000 et 90000 dollars pour chaque interception d’un projectile.

La force de frappe anti-cités

De son côté, comme dans les opérations précédentes, Israël a utilisé sa force aérienne et son artillerie pour frapper l’ensemble de la bande de Gaza pour, comme dans les opérations précédentes, affaiblir l’instrument militaire du Hamas, en particulier ses capacités d’agression du territoire israélien. De manière moins avouée, il s'agit aussi de faire pression sur la population pour qu’elle se retourne contre le gouvernement du Hamas qui est lui-même frappé. À défaut de les détruire, il s’agit, encore une fois, de faire pression simultanément sur les trois pôles de la trinité clausewitzienne. 

Le premier objectif n’est que très modestement atteint. Le nombre total de frappes a représenté le double de celui de Plomb durci, soit environ 5000, pour des pertes estimées de combattants palestiniens sensiblement équivalentes. Sachant que ces pertes sont aussi pour une grande part, et bien plus qu’en 2008, le fait des forces terrestres, il est incontestable que l’impact de la campagne de frappes sur les capacités militaires du Hamas a été plus faible que lors des opérations précédentes. Si quelques leaders du mouvement palestinien ont été tués comme Mohammed Abou Shmallah, Mohammed Barhoum et surtout Raed al Atar, les tirs de roquettes n’ont jamais cessé et la capacité de combat rapproché a été peu affectée.

Cette inefficacité est essentiellement le fait de l’adoption par le Hamas de procédés de furtivité et de protection terrestre plus efficaces. Plus les Israéliens dominent dans les «espaces fluides» et plus le Hamas densifie et fortifie son «espace solide» pour faire face aux raids de toutes sortes, aériens ou terrestres. Par leurs propriétés physiques et juridiques, murs et populations civiles sont de grands diviseurs de puissance de feu. Avec le temps, le Hamas, comme le Hezbollah au Sud-Liban, y a encore ajouté une infrastructure souterraine baptisée «Gaza sous Gaza» qui protège les centres de commandement du Hamas, ses stocks et une partie de ses combattants, répartis en secteurs autonomes de défense bien organisés. À la domination israélienne dans les airs répond par inversion l’emploi de la 3e dimension souterraine, déjà utilisée pour contourner le blocus et se ravitailler par le Sinaï égyptien.

Cette tactique inversée se retrouve aussi lorsqu’il s’agit de combattre à l’air libre. Aux complexes de reconnaissance-frappes israéliens sophistiqués, et donc couteux et rares, répond l’emploi de lance-roquettes peu onéreux et abondants, souvent employés de manière automatique pour que les servants ne soient pas frappés. L’armée de l’air et l’artillerie israéliennes peuvent se targuer de repérer les tirs très vite, grâce à la surveillance permanente de drones ou de ballons, et de frapper les sites d’origine en quelques minutes, voire quelques secondes, prouesse technique remarquable mais de finalement peu d’intérêt.

L’efficacité militaire des frappes israéliennes massives dépend aussi beaucoup de la surprise. Cela a été le cas en partie en 2008 et plus encore en 2012, et les principales pertes ennemies ont eu lieu les premiers jours. Ce n’est plus du tout le cas en juillet 2014 puisque les frappes avaient déjà commencé ponctuellement en juin. Lorsque la campagne commence véritablement, il n’y a plus de combattants du Hamas visibles dans les rues de Gaza.

Le deuxième objectif, faire pression sur la population dans son ensemble pour, indirectement, imposer sa volonté au «gouvernement» du Hamas, est toujours aussi moralement et opérationnellement problématique. Outre les 1300 à 1700 victimes civiles et les dizaines de milliers de blessés, plus de 11000 habitations ont été détruites et presque 500000 personnes, un tiers de la population, ont été déplacées. Les systèmes d’alimentation en eau et en électricité ont été détruits. Si le lien entre ces actions sur la population et la haine que celle-ci peut porter à Israël est évident et si la dégradation à l’étranger de la légitimité du combat d’Israël ou simplement de son image est établie, on ne voit pas très bien en revanche la corrélation entre cette action sur la population et les décisions du Hamas. Si des mouvements de colère ont pu être constatés contre le Hamas, en particulier lorsque des trêves ont été rompues par lui à la fin du conflit, il n’est pas du tout évident que le Hamas sorte politiquement affaibli de ce conflit.

Au bilan, on peut s’interroger sur la persistance, dans les deux camps, de l’emploi de frappes à distance qui touchent essentiellement la population, emploi qui s’avère à la fois moralement condamnable et d’une faible efficacité. La réponse réside probablement dans les capacités défensives de chacun des deux camps qui inhibent les attaques terrestres. Comme les premiers raids de bombardement britanniques sur l’Allemagne en 1940, largement inefficaces, lancer des roquettes ou des raids aériens apparaît comme la seule manière de montrer que l’«on fait quelque chose», avec ce piège logique que si l’un des camps frappe, l’autre se sent obligé de l’imiter puisqu’il peut le faire. Le message vis-à-vis de sa propre population l’emporte sur celui destiné à l’étranger.

Cet équilibre de l’impuissance a cependant été modifié par le développement par le Hamas de nouvelles capacités d’agression du territoire israélien par le sol. Faire face à ces innovations imposait cependant de pénétrer à l’intérieur des zones les plus densément peuplées de Gaza et de revenir à une forme de duel clausewitzien entre forces armées.

La nouvelle armée du Hamas

De 2012 à 2014, toujours grâce à l’aide de ses sponsors, le Hamas se dote de moyens de frappe directe jusqu’à des distances de plusieurs kilomètres. Des missiles antichars AT-4 Fagot (2500 m de portée), AT-5 Spandrel (4000 m) et surtout des modernes AT-14 Kornet (5500 m), provenant principalement de Libye via l’Égypte de l’époque des Frères musulmans, ont été identifiés, de même que des fusils de tireurs d’élite à grande distance (Steyr. 50 de 12,7 mm). Ces armes constituent une artillerie légère à tir direct qui permet d’harceler les forces israéliennes le long de la frontière.

Le Hamas développe également des capacités de raids à l’intérieur du territoire israélien contournant la barrière défensive. Une unité de 15 hommes a été formée à l’emploi de parapentes motorisés pour passer au-dessus du mur (elle ne sera pas engagée), des équipes de plongeurs sont destinées à débarquer sur les plages, surtout une quarantaine de tunnels offensifs ont été construits dont certains approchent trois kilomètres de long. Ces tunnels offensifs sont à distinguer des galeries destinées à contourner le blocus pour s’approvisionner en Égypte et qui avaient constitué un objectif prioritaire de l’opération Plomb durci. Il s’agit au contraire d’ouvrages bétonnés, placés entre dix et trente mètres sous la surface et longs de plusieurs kilomètres. Certains sont équipés de systèmes de rails et wagonnets.

Le premier des six raids du Hamas en territoire israélien a lieu le 17 juillet. Un commando de treize combattants palestiniens, infiltré par un tunnel, attaque un kibboutz situé près de la frontière. C’est la première attaque de la sorte contre Israël, qui ne provoque pas de pertes civiles mais suscite une grande surprise et donc une forte émotion dans la population. Au bilan, les quatre raids souterrains ne parviennent pas à pénétrer dans les cités israéliennes mais ils permettent de surprendre par deux fois des unités de combat israéliennes et leur infligeant au total onze tués et douze blessés, soit déjà plus que pendant les trois semaines de l’opération Plomb durci. Les deux raids amphibies, en revanche, décelés avant d’arriver sur les plages sont détruits sans avoir obtenu le moindre effet.

À ces nouvelles armes et ces capacités de raids, la troisième innovation du Hamas et mauvaise surprise pour Tsahal réside dans la professionnalisation de son infanterie, de bien meilleure qualité que lors des combats de 2008. À la manière du Hezbollah, les 10000 combattants permanents du Hamas, auxquels il faut ajouter autant de combattants occasionnels et de miliciens des autres mouvements, sont structurés en unités autonomes combattant chacune dans un secteur donné et organisé. Les axes de pénétration, par ailleurs généralement trop étroits pour les véhicules les plus lourds, ont été minés dès le début des hostilités selon des plans préétablis et des zones d’embuscade ont été organisées. Des emplacements de tirs (trous dans les murs) et des galeries ont été aménagés dans les habitations de façon à pouvoir combattre et se déplacer entre elles en apparaissant le moins possible à l’air libre. Le combat est alors mené en combinant l’action en essaim de groupes de combat d’infanterie et celui des tireurs d’élite/tireurs RPG ou, plus difficile dans le contexte urbain dense, de celui des missiles antichars. Dans tous les cas, la priorité est d’infliger des pertes humaines plutôt que de tenir du terrain ou de détruire des véhicules.

Le retour du duel

La nouvelle menace des raids palestiniens et la pression populaire qu’elle induit obligent le gouvernement à ordonner l’engagement des forces terrestres, sur une bande d’un kilomètre de profondeur, pour repérer et détruire les tunnels permettant aux combattants du Hamas de s’infiltrer en Israël. Dans la nuit du 17 juillet, les brigades de la division de Gaza, 401e Brigade blindée, Golani, Nahal et Parachutiste déployées le long de la frontière commencent leurs actions de destruction des sites de lancement de roquettes et surtout du réseau souterrain, en particulier à proximité de la frontière Nord et Nord-Est. La mission est donc très similaire à celle de l’opération Plomb durci.

Comme en 2008, les Israéliens forment des groupements tactiques très lourds avec une capacité de détection accrue pour déceler les entrées de tunnel, par les airs et les senseurs optiques, phoniques, sismiques et infrarouges. Les véhicules lourds Namer sont beaucoup plus présents qu’en 2008, les Merkava sont dotés du système Trophy, qui associe un radar avec antennes pour déceler l’arrivée de projectiles, un calculateur de tir et des mini-tourelles pour tirer des leurres ou des salves de chevrotines. Le système, très couteux, semble avoir prouvé son efficacité. Dans les zones ainsi ouvertes, les tunnels découverts sont soit livrés aux frappes de bombes guidées soit, plus généralement, pénétrés et détruits à l’explosif par les groupes de l’unité spéciale du génie Hevzek. Au sol et en sous-sol, le génie israélien utilise pour la première fois à cette échelle des robots de reconnaissance, comme le Foster Miller Talon-4 armé d’un fusil-mitrailleur court. Ces robots sauvent incontestablement plusieurs vies israéliennes.

Ces opérations rencontrent une forte résistance qui occasionne des pertes sensibles aux forces israéliennes. Contrairement à l’opération Plomb durci de 2008-2009 où elles s’étaient contentées de pénétrer dans les espaces les plus ouverts de la bande de Gaza dans ce qui ressemblait surtout à une démonstration de force, les unités israéliennes ont été contraintes cette fois d’agir dans les zones confinées et densément peuplées de la banlieue de Gaza ville, beaucoup plus favorables au défenseur.

Les combats y sont d’une intensité inconnue depuis la guerre de 2006. Au moins cinq sapeurs israéliens auraient été tués dans les tunnels, quatre autres en conduisant des bulldozers D-9. Le 19 juillet, une section de la brigade Golani est canalisée vers une zone d’embuscade où elle perd sept hommes dans la destruction d’un véhicule M113 par une roquette RPG-29. Six autres soldats israéliens sont tués aux alentours dans cette seule journée qui s’avère ainsi plus meurtrière pour Tsahal que les deux opérations Plomb durci et Pilier de défense réunies. Cinq hommes tombent encore le lendemain dans le quartier de Tuffah, en grande partie par l’explosion de mines. Le 22 juillet, deux commandants de compagnies de chars sont abattus par des snipers. Le 1er août, un combattant suicide sortant d’un tunnel parvient à se faire exploser au milieu d’un groupe de soldats israéliens en tuant trois. Le nombre de tués et blessés de la seule brigade Golani s’élève à plus de 150 dont son commandant, renouant avec la tradition israélienne du chef au contact. Les pertes des Palestiniens sont nettement supérieures mais certainement pas dans le rapport de 10 pour 1 revendiqué par Tsahal.

Dans ce contexte d’imbrication et alors que la population civile est souvent à proximité, la mise en œuvre des appuis est difficile. Les hélicoptères d’attaque peuvent tirer sur la presque totalité de la zone d’action des forces d’attaque mais les combattants palestiniens sont peu visibles depuis le ciel. Les appuis indirects présentent toujours le risque de frapper la population, ce qui est survenu le 20 juillet lorsque plusieurs obus tuent peut-être 70 Palestiniens et en blessent 400 autres, pour la très grande majorité des civils, ce qui provoque une forte émotion.

Le 1er août, l’annonce de la capture d’un soldat israélien près de Rafah, démentie par la suite, suscite une forte émotion en Israël et des scènes de liesse dans les rues de Gaza, témoignant de l’importance stratégique des prisonniers. Tsahal ne voulait absolument pas renouveler l’expérience du soldat Guilad Shalit capturé en juin 2006 et finalement libéré cinq ans plus tard en échange de 1000 prisonniers palestiniens. Une opération de récupération est immédiatement lancée.

Au bilan, les Israéliens revendiquent la destruction de 34 tunnels dont la totalité des tunnels offensifs et de plusieurs zones de lancement de roquettes, réduisant, avec l’action aérienne, le nombre de tirs de moitié, ainsi que la mort de centaines de combattants du Hamas. La menace jugée principale est ainsi considérée comme éliminée et l’armée israélienne a montré sa capacité tactique à pénétrer à l’intérieur de défenses urbaines très organisées et sa résilience en acceptant les pertes inévitables de ce type de combat, surtout face à une infanterie ennemie déterminée et compétente. Ces pertes, qui, par jour d’engagement au sol, sont de l’ordre de grandeur de celles infligées par le Hezbollah en 2006 constituent les plus importantes jamais infligées par des Palestiniens, y compris l’armée de l’Organisation de libération de la Palestine occupant le Sud-Liban en 1982. À cette époque, l’armée de l’OLP avait été détruite. Cette fois, le potentiel de combat du Hamas et sa volonté ne sont pas sérieusement entamés. Après dix-huit jours d’offensive terrestre et alors que l’opinion publique est, malgré les pertes, favorable à 82 % à sa poursuite, le gouvernement israélien y renonce, reculant devant l’effort considérable nécessaire pour détruire complètement le Hamas et la perspective d’être peut-être obligé de réoccuper la zone. Le 3 août, les forces terrestres israéliennes se retirent de la bande de Gaza après l’annonce que la mission de destruction des tunnels est remplie. À la fin de la phase terrestre, les capacités offensives du Hamas sont considérées comme détruites ou neutralisées. Du 3 au 5 août, les forces terrestres israéliennes sortent de la bande de Gaza.

L’armée des ondes

Comme à chaque fois, les combats sur le terrain se doublent de combats sur tous les champs possibles de communication. Il s’agit peut-être là du champ de bataille principal pour au moins le Hamas dont l’objectif principal est d’obliger Israël à, au moins, desserrer le blocus autour de Gaza. Outre la chaîne de télévision Al-Aqsa TV, créée en 2006, et son site Internet en langue arabe, le Hamas utilise tous les réseaux sociaux, caisse de résonance nouvelle depuis 2008, pour diffuser des images des souffrances de la population et justifier son action. Ils trouvent des relais nombreux dans le monde arabe et les populations musulmanes des pays occidentaux. Une guérilla électronique est lancée contre les sites de l’administration israélienne, sans grand succès il est vrai, tant la disproportion des forces est encore grande avec Israël dans cet espace de bataille.

L’armée israélienne est désormais la plus performante au monde en matière de communication autour des combats. Son armée numérique, renforcée de milliers de jeunes réservistes, occupe et abreuve Facebook, Instagram, Flickr ou encore YouTube. Sur Twitter, elle poste des messages dans plusieurs langues. Les espaces de débats sont saturés de milliers de messages favorables, parfois générés à l’identique par des robots. Sur le fond, les messages sont toujours les mêmes à destination d’abord de la population israélienne, qu’il faut rassurer et assurer de l’issue de la guerre; de l’opinion internationale ensuite pour qu’elle prenne parti et de l’ennemi enfin et secondairement en espérant contribuer encore à faire pression sur lui. Les combattants palestiniens ne sont jamais qualifiés autrement, et avec de bonnes raisons, que de «terroristes», une manière de les disqualifier bien sûr mais aussi de rappeler que le Hamas est sur la liste officielle des organisations terroristes, entre autres, des États-Unis et de l’Union européenne. S’il est difficile, contrairement au Hamas, de montrer des images de victimes, on insiste sur le fait que les roquettes tirées depuis Gaza visent majoritairement et sciemment des civils. Il s’agit donc là d’un acte terroriste prémédité, alors que l’armée de l’air israélienne prend soin au contraire d’avertir par sirène (avec ce paradoxe que c’est désormais l’agresseur qui alerte de l’attaque) de l’attaque imminente. Si des civils sont tués à Gaza cela relève de l’entière responsabilité du Hamas qui les utilise comme boucliers humains.

Sur le fond, cette communication bien rodée ne peut masquer longtemps la dissymétrie numérique des souffrances des populations concernées de l’ordre de 250 Palestiniens tués pour 1 Israélien. Elle peine à expliquer des bavures manifestes comme lorsque le 16 juillet quatre enfants sont tués sur une plage par deux tirs successifs. Mais à court terme, cela importe peu, les émotions des opinions publiques ne changent pas le soutien diplomatique des pays occidentaux, les États-Unis en premier lieu, qui ont tous réaffirmé le «droit d’Israël à se défendre» et ensuite seulement leur «préoccupation vis-à-vis des pertes civiles». À long terme, la dégradation de l’image d’Israël se poursuit mais à court terme, le soutien américain reste ferme. Le contexte diplomatique est même encore plus favorable à Israël qu’en 2008 et le Hamas ne parvient pas à susciter suffisamment d’indignation pour le modifier à son avantage.

Finir une guerre

Le gouvernement israélien pouvait considérer la destruction des tunnels du Hamas comme suffisant. Il estime plutôt se trouver ainsi dans une meilleure position pour accepter la prolongation des combats puisqu’Israël ne risque plus d’agression. Les forces terrestres ont été redéployées le long de la frontière avec une démobilisation partielle des 100000 réservistes, non pas en signe d’apaisement mais, au contraire, pour préparer un combat prolongé, le retour des réservistes facilitant aussi celui d’une vie économique plus normale.

Paradoxalement, si des signes de mécontentement contre le Hamas apparaissent dans la population palestinienne, c’est peut-être du côté israélien que le soutien de l’opinion publique s’érode le plus vite. Le 25 août, un sondage indique que seulement 38 % des Israéliens approuvent la manière dont les opérations sont menées, le principal reproche étant l’absence de résultats décisifs. De nouvelles négociations aboutissent à un cessez-le-feu définitif le 1er septembre.

À l’issue du conflit, s’il a fait preuve d’une résistance inattendue le Hamas est militairement affaibli, avec moins de possibilités de recomplètement de ses forces que durant les années précédentes, du fait de l’hostilité de l’Égypte. Il lui faudra certainement plusieurs mois, sinon des années pour retrouver de telles capacités. En attendant, au prix de la vie de 66 soldats et 7 civils (un rapport de pertes entre militaires et civils que l’on n’avait pas connu depuis 2000) et de 2,5 milliards de dollars (pour 8 milliards de dollars de destruction à Gaza), les tirs de roquettes ont cessé et le Hamas n’est pas parvenu à desserrer l’étau du blocus. Mais il n’y a cependant là rien de décisif pour Israël. Il aurait fallu pour cela nettoyer l’ensemble du territoire à l’instar de la destruction de l’OLP au Sud-Liban. Cela aurait coûté sans doute plusieurs centaines de tués à Tsahal pour ensuite choisir entre se replier, et laisser un vide qui pourrait être occupé à nouveau par une ou plusieurs organisations hostiles, et réoccuper Gaza, avec la perspective d’y faire face à une guérilla permanente. Le gouvernement israélien a privilégié le principe d’une guerre limitée destinée à réduire régulièrement (tous les deux ans en moyenne) le niveau de menace représenté par le Hamas. La difficulté est que les opérations de frappes apparaissent de plus en plus stériles et que les opérations terrestres sont aussi de plus en plus couteuses. Après le Hezbollah, et encore dans une moindre mesure, le Hamas est parvenu à franchir un seuil opératif en se dotant d’une infanterie professionnelle dotée d’armes antichars et antipersonnels performantes et maitrisant des savoir-faire tactiques complexes. Les deux adversaires sont donc largement neutralisés par leurs capacités défensives mutuelles.

À court terme, on ne voit pas ce qui pourrait permettre de surmonter ce blocage tactique. On peut donc imaginer un prochain conflit qui ressemblera plutôt à celui de 2012. À moyen terme, les possibilités de rupture de cette crise schumpetérienne (l’emploi des mêmes moyens est devenu stérile) sont plutôt du côté du Hamas qui peut espérer saturer le système défensif israélien par une quantité beaucoup plus importante de tirs «rustiques» et/ou utiliser des lance-roquettes modernes beaucoup plus précis comme les BM-30 Smerch russes. Il peut aussi espérer disposer de missiles anti-aériens portables comme le HN-6 chinois, toutes choses qui rendraient l’action du modèle militaire israélien beaucoup plus délicat. Il faudra cependant que le mouvement palestinien retrouve des alliés et des capacités de transfert de matériels à travers le blocus, ce qui n’est pas pour l’instant évident.

Israël reste donc pour l’instant dominant mais faute d’une volonté capable d’imposer une solution politique à long terme, il est sans doute condamné à renouveler sans cesse ces opérations de sécurité. Arnold Toynbee, parlant de Sparte, appelait cela la «malédiction de l’homme fort».

Extrait de "Sisyphe à Gaza"

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