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À partir d’avant-hierSciences communes

De Trump à Léophane : d’une débâcle journalistique à une victoire désinformationnelle ?

[Analyse écrite à quatre mains]

Le 1er février, Le Monde lançait en fanfare un outil de vérification de l’information, Decodex. Dix jours plus tard, une adresse IP du journal s’est retrouvée bloquée pendant neuf mois sur Wikipédia pour… avoir introduit de fausses informations sur l’encyclopédie libre. Le journaliste scientifique du Monde, Pierre Barthélémy, a en effet créé (et laissé en place pendant plusieurs semaines) un article presque entièrement faux, consacré à un philosophe grec méconnu, Léophane. Le but de Pierre Barthélémy : faire “une expérience pour un article sur la vérifiabilité des infos sur Internet à l’heure des fake news”.

Quel lien entre la controverse autour de Decodex et les agissements de P. Barthélémy ? Certes ces deux événements ne sont pas directement liées. Mais les deux s’inscrivent dans un contexte particulier : le sentiment d’évoluer dans une « ère post-vérité » où l’exactitude des informations est sans importance et où toutes les sources se valent quelles que soient leurs approches de qualité des informations. Le point de départ de Decodex — aider les lecteurs du Monde à “se repérer face à une vague toujours plus forte de fausses informations” — et la prétendue exploration de P. Barthélémy semblent ainsi complémentaires. Nous ne commenterons pas ici la démarche de Decodex.

Nous avons demandé un droit de réponse au Monde spécifiquement après la publication d’un article par P. Barthélémy où il détaille son approche. Notre positionnement est multiple : scientifiques, éditorialistes et contributeurs à Wikipédia, nous identifions de graves problèmes dans la démarche de P. Barthélémy. Ces manquements sont aussi bien en amont qu’en aval de la publication de son article. La gravité des faits commis par P. Barthélémy et le manque apparent d’évaluation de l’impact de ses agissements s’ajoutent à l’outrage qui est le nôtre et celui de collègues, constaté à travers diverses discussions ces derniers jours.

Quels problèmes cette démarche pose-t-elle ?

On lit dans son article que P. Barthélémy place clairement sa démarche sous des auspices politiques : “L’idée m’est venue à l’automne dernier, lors de la campagne présidentielle américaine, marquée du sceau de la « post-vérité » et des « fake news ».” En décembre 2016, le journaliste crée donc une entrée sur Léophane. Il s’agit d’un obscur philosophe grec ayant véritablement existé. Pourtant, la page sur Léophane contient un mélange d’informations vraies et inventées. Barthélémy imagine que le personnage élabore une “méthode thérapeutique fondée sur les couleurs” et décède de l’épidémie de peste d’Athènes. Il s’appuie par contre sur une des meilleures estimations de sa chronologie (naissance en -470 et décès en 430 av. J-C) et relaie en détail sa contribution la mieux documentée à l’histoire naturelle (la détermination du sexe de l’enfant par la position des testicules).

Même pour un connaisseur, ce mélange faux-vrai est difficile à dénouer. Les sources antiques et les études modernes sur Léophane sont très limitées. De l’aveu d’un spécialiste, Lorenzo Perilli, “il est ignoré dans tous les ouvrages de référence que j’ai pu consulter”. Seule la consultation des sources apportées par Barthélémy aurait permis de “falsifier” ses contributions. Or, elles ne sont pas en libre accès : contributeurs bénévoles, les wikipédiens n’ont généralement pas accès aux revues ou aux publications sous paywall, diffusées à des tarifs prohibitifs.

En outre et de manière à rendre son canular encore plus ressemblant à la vérité, P. Barthélémy introduit des références à Léophane sur des articles Wikipédia mieux exposés (Hippocrate, Théophraste). Ces liens sont censés servir de preuves de la véracité du Léophane tel que narré par P. Barthélémy.

On est ainsi face à la création délibérée de fausses informations et le vandalisme de diverses ressources sur l’encyclopédie en ligne. Si l’on y regarde de plus près, une telle démarche est irrespectueuse quant au travail entièrement bénévole des modérateurs, administrateurs et contributeurs de Wikipédia. Ceux-là ont ainsi raison de se sentir dénigrés et pris pour des “rats de laboratoire”. La démarche de P. Barthélémy est d’autant plus incompréhensible qu’elle émane d’un compte utilisateur “jetable” (Pomlk2) et de plusieurs adresses IP : toutes les éditions sont donc faites anonymement, même s’il est très facile d’identifier à quelle institution appartient l’adresse. Si un tel anonymat peut être évoqué pour mimer une prétendue démarche de “fausseur”, on ne comprend pas pourquoi l’équipe de modération Wikipédia n’est pas informée. Par conséquent, l’une des adresses IP utilisées par P. Barthélémy, appartenant aux adresses du Monde, est bloquée pour neuf mois pour vandalisme. Bel exploit.

Mais si ces éléments sont, somme toute, secondaires, arrêtons nous aux véritables problèmes :

7/ @PasseurSciences : pour un canular réussi (et il en a existé), il faut : un objectif, un objet d’études, une méthode. Rien de tout ça ici

— Alexandre Moatti (@A_Moatti) 13 février 2017

Quel est le lien avec les “fake news” et l’élection américaine ? Quelle méthodologie sous-tendant cette “expérience” ? Et quid de l’éthique ? Souvenez-vous, aussi bien les scientifiques que les journalistes en ont une : alors, on s’attendrait à ce que P. Barthélémy fasse preuve d’un excès de précautions et d’une rigueur exemplaire. Malheureusement, il n’en est rien.

Une “expérience” sans méthode

Puisque P. Barthélémy parle d’“expérience” et tente de se placer dans la position de celui qui crée du savoir précédemment inexistant, sa démarche peut être assimilée à celle d’un chercheur. Regardons-y avec les yeux de chercheur donc. Ce dernier a une approche (appelée hypothético-déductive) ordonnée et cadrée consistant à formuler des hypothèses sur le comportement d’un système et de développer des expériences permettant de valider l’une de ces hypothèses. Une hypothèse n’est pas une idée volatile qui nous passe par la tête et face à laquelle on reste dans un étonnement béat. Une hypothèse provient d’un comportement du système inhabituel. Mais pour savoir ce qui est inhabituel, on doit avoir une excellente connaissance préalable dudit système. Ce n’est qu’en ayant une démarche méthodologique, rigoureuse et qui s’inscrit dans un contexte de recherches que l’on peut véritablement tirer des conclusions sur l’impact de nos trouvailles.

Or, l’approche de P. Barthélémy n’a aucune de ces caractéristiques fondamentales. Elle émane d’une idée dans l’air du temps, en réaction à une conjoncture. Il n’y a ni hypothèse formulée (ou alors P. Barthélémy ne le dit pas clairement), ni connaissance poussée de l’écosystème Wikipédia. Les contributeurs et contributrices de Wikipédia, soit vous, nous, ne sont pas des capricieux qui s’arc-boutent dès que quelqu’un leur dit un mot de travers. Au contraire, il s’agit de personnes de richesses culturelles et de curiosité qui font de leur mieux et bénévolement pour cultiver le jardin qu’est l’encyclopédie libre Wikipédia. Promenez-vous sur les pages de discussions, vous verrez que ces bénévoles sont les premiers à débattre de la fiabilité, des processus pour assurer cette dernière et de pinailler parfois à l’usure pour que chaque phrase soit correcte et sourcée. Ainsi, chaque modification peut être suivie publiquement.

C’est faire fi de cet écosystème ouvert que de s’engager dans le vandalisme que P. Barthélémy a commis. Si P. Barthélémy connaissait un peu mieux la communauté et le fonctionnement de Wikipédia, il y aurait probablement réfléchi à deux fois avant de retweeter les invectives contre Wikipédia d’un ex-contributeur, banni pour plusieurs infractions, et s’exprimant en soutien aux agissements de P. Barthélémy. C’est également mal connaître les indicateurs dudit système, soit les possibilités de pouvoir conclure quoi que ce soit de cette “expérience” :

  1. Il est impossible de connaître la portée de ce canular.

P. Barthélémy indique que « plusieurs dizaines de personnes sont venues lire l’histoire de Léophane ». Il n’invoque aucune source à l’appui de cette estimation. D’après l’outil de Wikipédia traquant les vues,, il y aurait 172 consultations entre la création de l’article le 30 décembre 2016 et la révélation du canular.

Le nombre de lecteurs réels est bien inférieur. Très soucieuse du respect de la vie privée des utilisateurs, la Wikimédia Foundation ne donne aucune estimation du nombre de visiteurs uniques. Chaque contribution sur l’article (24 au total avant la suppression) correspond potentiellement à plusieurs pages vues (une pour la modification, une pour la sauvegarde,…). Le nombre de consultations se trouve ainsi étroitement corrélé au nombre de contributions tel que consigné dans l’historique :

Nombre de contributions et de vues sur l’article Léophane (du 30 décembre 2016 au 8 février 2017)
Nombre de contributions et de vues sur l’article Léophane (du 30 décembre 2016 au 8 février 2017)

Les 172 consultations incluent également des lecteurs non humains. Depuis 2015, le site distingue les robots sous réserve qu’ils se présentent comme tel (en l’indiquant dans leur “carte d’identité”, appelée user agent). Mais rien n’empêche un robot de falsifier son identité. Le nombre de lecteurs réels, qui ne se sont pas limités à survoler la page, est ainsi très faible et Pierre Barthélémy ne sait rien sur eux. Il n’a ainsi aucune donnée sur le profil socio-démographique des visiteurs de la page, sur les manières d’arriver là, ce qu’ils ont retenu de l’article,… Par contraste, les études scientifiques sur la réception des contenus médiatiques ou scientifiques font fréquemment appel à des échantillons contrôlés et parviennent ainsi à analyser précisément les modes de lectures (au-delà du “mince ils se sont trompés”).

Enfin, pour qu’un canular soit efficace, il faut qu’il ait été repris. Quelles métriques, quelles preuves avons-nous que ce soit le cas ? (On vous aide : aucune.)

  1. P. Barthélémy ne dispose d’aucun élément comparatif.

Usuellement on compare un comportement (diffusion de fake) à un autre (diffusion de non-fake). Les études scientifiques de la fiabilité de Wikipédia font ainsi fréquemment appel à des évaluations croisées avec des encyclopédies généralistes (comme Britannica) ou spécialisées et parviennent ainsi à établir relativement la qualité de Wikipédia selon plusieurs critères (part des erreurs factuelles, actualisation, complétude,…)

Dans l’approche de P. Barthélémy, il n’y a rien de tel. Il n’y a rien non plus quant au véhicule de cette diffusion (il parle seulement de Wikipédia et non pas de Wikipédia par rapport à d’autres sources). Toute personne qui a un jour tenté de définir l’impact et la causalité de deux actions connaît la difficulté quasi-insurmontable de la tâche. Ajouter le manque total de métriques prédéfinies pour rendre compte de cet aspect et voilà que cette observation mène (de nouveau) nulle part.

  1. Aucune représentativité de l’observation.

Si l’on admet que son “expérience” serait menée à terme sans être découverte, en quoi un seul cas permet d’extrapoler sur des dérives générales ? Au mieux, on aurait eu affaire à un mauvais article, au pire les conclusions de l’“expérience” seraient une autre forme de fake news en indiquant que toutes les observations se valent quelle que soit leur qualité. Et ne parlons même pas de la dérive potentielle d’une situation où un tel fait unique serait présenté comme résultant d’une démarche scientifique : cela s’appelle un argument d’autorité et son utilisation en sciences n’est pas appréciée.

Les facteurs influençant le comportement d’un système ne peuvent en aucun cas être considérés comme la figure de Dieu dans l’Ancien Testament : ça vous [tue/guérit/informe/rayer la mention inutile] en fonction du degré de foi que vous y attachez. La science et la foi sont deux choses distinctes, en science on ne choisit pas à la carte quelle donnée/quel fait prendre en compte. Mais dans le cadre d’un désert informationnel en matière de science, on ne peut pas combler ce vide d’actes de foi ou de désinformation. Parler de science, c’est parler également de sa technicité inhérente. Oui, c’est parfois chiant. Et oui, c’est également requis.

En conclusion donc, cette “expérience” a montré que n’importe qui, même un journaliste scientifique, peut aller sur un site web à édition ouverte et y introduire de fausses informations. Totalement novateur.

“Science sans conscience n’est que ruine de l’âme”

On pourrait vous sortir plein d’adages plus ou moins pontifiants. Ils pointeraient toujours vers le même problème : la démarche entreprise par P. Barthélémy semble faite sans aucune éthique. Voici les manquement éthiques que nous avons constatés, nous fondant aussi bien sur notre formation scientifique que sur les échanges avec des collègues. Des échanges que P. Barthélémy aurait des difficultés à ignorer, mais qui ont cependant été totalement occultés de son article :

  1. Manipulation à plusieurs niveaux.

Il y a un abus de confiance de la communauté des contributeurs Wikipédia. P. Barthélémy s’est longuement entretenu avec deux des administrateurs de Wikipédia en français et, malgré l’assurance de ses bonnes intentions, les actes en disent autrement. Ainsi, initialement P. Barthélémy parlait d’“une expérience […] sur la vérifiabilité des infos sur Internet à l’heure des fake news” ; lors de son échange avec Jules, admin Wikipédia : “[l]e but (« avoué ») de l’expérience était de mettre en lumière les limites de l’encyclopédie”. Finalement, avec la publication de l’article de P. Barthélémy, on lit un appel de “mise en quarantaine” a priori des contributions.

Cette transformation pose de nombreux problèmes : il s’agit de création avouée et élaborée de fausses informations et de vandalisme de pages pré-existantes mais aussi de non-prise en compte de l’historique de ce genre de débats. Cette mise en quarantaine a déjà fait débat et ce de nombreuses fois… depuis 2007 : sa mise en œuvre sur la Wikipédia Germanophone débouche sur des délais d’attentes considérables (deux semaines pour approuver une contribution) et a probablement contribué au déclin significatif de la participation depuis son activation en 2008. Un sondage proposant la mise en place d’un système similaire sur la Wikipédia francophone avait été très largement rejeté en 2009 (78% d’opposition), notamment sur la base de ces résultats empiriques. Par ailleurs, les réponses au tweet de P. Barthélémy sur la question sont sans exception en opposition.

Quelle était la finalité réelle de cette manipulation entreprise par P. Barthélémy ?

  1. Instrumentalisation et mépris des acteurs.

Non seulement il n’est pas clair quelle finalité P. Barthélémy poursuit, mais ses agissements ont été perçus comme une “déception” par Jules et des admins contactés qui ont le sentiment de participer malgré eux à une tentative de décrédibilisation de l’encyclopédie :

[avant publication de l’article de P. Barthélémy]

“J’ai eu le journaliste au téléphone (une heure et quinze minutes), il a souligné à de (très) nombreuses reprises que son intention n’était pas de dégrader Wikipédia, ni de faire un article racoleur du type : « Comment j’ai piraté Wikipédia » […] Il a précisé qu’il avait déjà lu la littérature sur la fiabilité de Wikipédia, mais qu’il voulait savoir ce qu’il en était en 2017, et lorsque je lui ai fait remarquer qu’il aurait pu chercher un cas réel et préexistant de canular ou de manipulation de l’information, il a eu un temps de silence et a indiqué qu’il n’y avait pas pensé. J’ai également souligné que pour nous, Wikipédiens, c’était dans tous les cas un vandalisme – que l’auteur soit journaliste et fasse une expérience ou bien que ce soit un collégien désœuvré n’y change rien.” — Jules 11 février 2017 à 21:12 (CET)

[après publication de l’article de P. Barthélémy]

“Même si, comme Enrevseluj, j’ai trouvé le journaliste assez ouvert au téléphone, je suis déçu par l’article : même si l’on pouvait s’y attendre, cela n’apporte vraiment rien de nouveau. N’importe quel contributeur est au courant qu’il est possible de créer ce type de canular, et il aurait suffit (sic) à M. Barthélémy d’interroger un Wikipédien pour avoir des exemples réels et préexistants de manipulation (ou de fake news, pour reprendre ce terme en vogue).” — Jules 12 février 2017 à 18:56 (CET)

(source)

Il n’y a qu’à remonter les tweets outragés de nombreux professionnels de la recherche pour se rendre également compte de l’image qu’une revendication de la part de P. Barthélémy donne de la pratique de la science : il suffit d’avoir une idée dans l’air du temps et d’aller vandaliser quelques pages web pour être chercheur donc ? Dans un pays où les chercheurs sont dévalorisés, leurs moyens financiers inexistants et où la médiation et la communication scientifiques sont en voie de disparition, avons-nous vraiment besoin d’une telle démarche de la part du “Passeur de Sciences” du Monde ?

  1. Absence totale de coopération et de débat.

Toute l’expérience est balisée de A à Z et (paradoxalement) P. Barthélémy exclut Wikipédia du débat en refusant, de manière parfois quelque peu condescendante, le débat sur Twitter, cependant demandé par plusieurs personnes. On pourrait par exemple voir un geste d’ouverture si P. Barthélémy proposait de faire le débat sur Wikipédia, soit là où le mal a été fait. Hélas, rien de tel. Ainsi, ce qui est inclus dans l’article est entièrement à la discrétion de P. Barthélémy qui ne permet qu’un débat se déroule ailleurs que sur son blog.

On est très loin de la démarche scientifique où tout élément d’une étude peut et devra être examiné par les pairs. On est dans un univers parallèle où P. Barthélémy pose les questions, les modifie, donne des réponses ou pas, et instrumentalise ce soi-disant débat pour appeler au changement de gouvernance de l’information chez Wikipédia en français. Enfin, se soumettre à cet impérieux caprice de débat sur le blog et seulement là relèverait, comme le souligne également l’historien Alexandre Moatti, “à cautionner la démarche”.

Mais dans ce foutoir de confusions, le risque le plus sérieux n’est même pas évoqué. En effet, on peut craindre une contamination générale de la “connaissance libre” dont Wikipédia n’est qu’une partie. Citons par exemple Wikidata et toute l’architecture du web sémantique, la contribution de laquelle fait d’ailleurs l’objet de problématiques de recherche primées. Le rôle des communautés a changé depuis quelques années et elles s’imposent de plus en plus comme des outils scientifiques de référence : certaines initiatives telles Wikidata s’éloignent ainsi de la vulgarisation pour développer des pratiques et structures beaucoup plus spécialisées.

Juge et partie

Divers aspects de l’article de P. Barthélémy, intitulé “Pourquoi et comment j’ai créé un canular sur Wikipédia”, posent problème en plus de ceux précédemment mentionnés. Le champ sémantique et les mots dont l’auteur se sert pour expliciter ses agissements créent ainsi une manière de penser et voir les acteurs de ce vandalisme sous une lumière quelque peu choquante et à coup sûr inquiétante. Si nous nous y arrêtons, c’est parce que “nommer, c’est faire exister” et parce que nous estimons qu’un journaliste, de surcroît le fondateur de la rubrique Sciences et Environnement au Monde, a une visibilité qui appelle à une grande responsabilité. Avec ce canular élaboré, P. Barthélémy a commis plusieurs impairs ; espérons que ce soient les derniers.

Barthélémy se pose ainsi dès le départ en victime d’un système qu’il respecte :

L’entrée Léophane n’existait pas sur Wikipédia et le personnage pouvait faire un candidat valable selon les critères de la célèbre encyclopédie en ligne. J’ai donc décidé de créer cette entrée en écrivant le peu que l’on connaissait sur ce savant et en inventant le reste. J’ai donc laissé libre cours à ma fantaisie, tout en lui conférant les apparences du plausible, à coups de références.

[…]

L’expérience proprement dite a commencé à la fin de décembre lorsque j’ai publié l’entrée, ce qui s’apparente à du « vandalisme sournois » selon les critères de Wikipédia.

Alors, qu’en est-il ? L’encyclopédie a des règles mais quand on les enfreint, ce n’est pas normal de se faire traiter de vandale ? C’est bien pratique comme positionnement. Cette dualité des propos et du positionnement de P. Barthélémy est caractéristique de toute sa démarche dans ce cas. Il ne se définit jamais comme journaliste, jamais comme scientifique. En se positionnant au-dehors du système qu’il souhaite “tester”, il souhaite également échapper à ses règles. Puisqu’on n’y est pas, on n’a pas de règles à respecter et donc on ne déroge à aucune règle. Logique, non ?

Dans son article en réaction, Autheuil relève bien cette dualité :

“Là où le bât blesse, à mes yeux, c’est que Pierre Barthélémy est à la fois celui qui a conçu et réalisé le test, ainsi que celui qui le relate et le porte à la connaissance du public. Les deux rôles doivent rester strictement séparés. Les journalistes ne doivent jamais construire eux mêmes les faits qui vont servir de base à leur travail d’analyse et de mise en perspective purement journalistique. Je comprend que la tentation soit grande, pour les journalistes, de se saisir de cet important problème des “fake news”. Mais ils doivent y résister, car sans le vouloir, en jouant sur les deux tableaux, ils affaiblissent la crédibilité des journalistes, ce qui renforce ceux qui cherchent à manipuler l’information.”

Barthélémy est journaliste. Qui plus est, journaliste scientifique. On en attend donc une démarche raisonnée et raisonnable et non pas une entreprise de torture des faits jusqu’à ce qu’ils avouent ce que l’on veut. En effet, en enfermant le débat et en occultant toutes les critiques faites depuis que le pot-aux-roses a été découvert, revient à travestir le vandalisme en démarche scientifique. Cela ressemble fort à la gestation d’un alternatif fact et contribue ainsi à créer ce que le journaliste du Monde prétend dénoncer.

Et si l’on transposait cette même démarche ?

“Vous êtes journaliste au Monde. Avez-vous tenté de faire des erreurs volontaires dans un sujet obscur destiné au journal papier ? sur le journal en ligne ? Avez-vous même tenté de faire un faux sur votre blog et voir s’il serait détecté ?

Je doute que ce soit bien vu. Il s’en trouvera pour dire que ça montre les failles d’un journal qui se veut sérieux, ou que vous transformez après coup le contenu erroné en fausse expérience, ou qu’à tout le moins ils ne pourront pas se fier au contenu à l’avenir faute de savoir si c’est une nouvelle expérience. Ne parlons même pas du risque d’un mauvais buzz où les gens n’entendent parler que de l’erreur mais pas de l’explication qui suit.”

L’éthique et les titres que l’on se donne veulent dire quelque chose. Alors plutôt que de répondre avec condescendance à ceux qui critiquent qu’ils ne savent rien du métier de journaliste, P. Barthélémy ferait bien de prendre exemple sur ses propres conseils à l’attention de Wikipédia : reconnaître ses erreurs, ses limites et s’améliorer.

Et maintenant alors ?

Notre motivation de prendre position en long et en large vient du fait que nous ne considérons pas cette manipulation élaborée comme un épiphénomène. Les contradictions et nombreux problèmes de la démarche, évoqués plus haut, découlent directement de la formulation actuelle du débat. Cela a déjà été pointé mais le discours sur les fake news repose sur une vision naïve de la fiabilité (qui se réduit à l’approbation d’informations « vraies » et au rejet d’informations « fausses »).

Une telle vision binaire et le recours à du vandalisme sournois par quelqu’un qui se définit comme “Passeur de Sciences”, c’est oublier également que les termes de « fake news » ou « post-truth » mélangent des pratiques relativement distinctes qui se juxtaposent plus qu’elles ne se confondent : propagande d’États, de groupes idéologiques ou d’entreprises, canulars, erreurs factuelles, etc. La polarisation de la société ne devrait pas être renforcée par de faux semblants et des apprentis sorciers.

Si certains propos peuvent paraître trop forts ou trop acides, alors imaginez quelle est notre consternation face à ce qu’il s’est passé. Pour reprendre les lois de Newton, à chaque force s’oppose une force d’intensité au moins équivalente. Il n’y a donc aucune animosité personnelle à y lire, mais l’expression d’un désarroi profond face à un journaliste à qui nous faisions confiance d’aborder, avec intégrité et intelligence, un sujet presque-oublié en France : la médiation scientifique.

Si l’on voulait, on pourrait suggérer de très nombreux sujets d’exploration autour de Wikipédia, aucun desquels n’implique la création de fausses informations :

  • Quelle participation et quelle qualité des contributions entre Wikipédia en français et en allemand ? Dans le cas allemand, la “quarantaine a priori” est utilisée.
  • Y a-t-il une résurgence des tentatives de vandalisme et de création de faux articles entre 2015 et 2016 ?
  • Wikipédia est-elle plus ou moins sensible que d’autres ressources d’informations aux discours de propagandes ou aux erreurs virales ?

On vous recommande cette vidéo hilarante et très à propos, par le journaliste John Oliver de la chaîne américaine HBO à propos de Trump et ses alternatif facts, élevés au rang de politiques publiques réelles en réponse à des problèmes exagérés ou carrément imaginaires.

Et puisque notre démarche est de co-construire la connaissance en respectant la véracité des informations et le sérieux de la démarche, nous invitons Pierre Barthélémy et toute personne le souhaitant à nous aider à compléter la page recensant les diverses critiques et études scientifiques traitant de Wikipédia, ses processus et ses communautés. Comme vous l’imaginez sans doute, il y a mille et une façons dignes, respectueuses et productives de renverser le cours du flux de fausses informations qui tente de nous submerger. Soyons-en les acteurs et non pas les pourfendeurs.

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