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Quels intérêts français en Nouvelle-Calédonie ?

En 2021, la France s’est intéressée au Pacifique pour deux raisons : d’une part à cause du revirement australien sur le contrat de sous-marins, d’autre part à cause du troisième référendum d’indépendance en Nouvelle-Calédonie. Gageons que 2022 connaîtra moins d’intérêt pour la zone car usuellement, la métropole ne porte guère attention à ces régions éloignées.

La Nouvelle Calédonie est éloignée de 16.000 km de la métropole, quasiment à son opposé géographique du globe (aux antipodes). Cette île de 18.000 km² se situe au nord-est de la grande île australienne. Elle appartient donc de fait au continent océanien, tout comme la Polynésie d’ailleurs. C’est d’ailleurs tout le problème…

En effet, l’Océanie est un continent mal perçu. Si l’on retrace l’histoire des continents, on s’aperçoit que leur nombre a évolué : ils sont passés de deux (cf. la Revue des deux-mondes : l’île Afro-asiatique, l’île Amérique) à trois (conception traditionnelle des Grecs avec l’Asie, l’Europe et l’Afrique) puis à quatre (jonction des deux approches précédentes : Afrique, Amérique, Asie et Europe) puis à cinq (adjonction de l’Océanie) et aujourd’hui à six (car on a découvert que l’Antarctique était un continent). Des six, l’Océanie est le plus problématique car elle est composée d’une agglomération d’îles où la dimension terrestre cède le pas à la dimension maritime. De plus, elle est disposée dans le Pacifique sud, océan lui-même très vaste et peu favorable à la navigation, à cause justement des étendues.

Ainsi, la Nouvelle-Calédonie est éloignée de 1.400 km de l’Australie, de 1.480 km de la Nouvelle-Zélande. L’île la plus proche, Vanuatu, est à 540 km. A titre de comparaison, la Corse est éloignée de 180 km de Menton, quand il faut parcourir 780 km pour aller de Marseille à Alger. En élevant la perspective, le géographe constate que la Nouvelles Calédonie se situe à 4.500 km de la Chine, soit en gros la distance entre Paris et Abidjan ou près de deux fois Paris-Moscou.

La conclusion est assez limpide : la Nouvelle-Calédonie est d’abord assez isolée dans un continent lui-même isolé. Elle ne fait pas vraiment partie de l’espace indopacifique dont on nous parle tant ces derniers mois. Pourtant, certains n’ont cessé de la citer comme pierre angulaire de nos intérêts dans la zone. Cela pouvait avoir du sens quand elle s’insérait dans un réseau plus vaste. En ce sens, le grand contrat de sous-marins signé en 2016 avec l’Australie contribuait à cet objectif, tout comme les négociations toujours en cours avec l’Indonésie. Depuis l’accord AUKUS de l’été 2021 qui a vu la rupture de l’alliance australienne, cette stratégie est à plat et la Nouvelle-Calédonie est redevenue un isolat stratégique, trop loin de la métropole pour réellement appuyer une stratégie régionale.

La Nouvelle-Calédonie a toujours été négligée par la France. Tardivement colonisée, elle paraissait trop loin (même du temps de l’Indochine) pour susciter l’intérêt. Le dispositif militaire actuel est lui-même très juste : les Forces armées de Nouvelle Calédonie (les FANC) sont maigres : le régiment de service militaire adapté a plus un rôle social que militaire. Ne reste donc côté terrestre que le RIMa du Pacifique-Nlle Calédonie (RIMaP-NC), petit bataillon au matériel vieillissant et accueillant surtout des compagnies tournantes venant de métropole. La base aérienne 186 dispose de quelques appareils eux aussi hors d’âge. Quant à la Marine, elle compte une frégate de surveillance et deux patrouilleurs pour assurer le contrôle d’une zone qui fait la moitié de la Méditerranée. Ces bâtiments sont également obsolètes. Ce dispositif malingre ne démontre pas une grande stratégie, même si les enjeux régionaux ne semblent pas d’abord militaires.

Ils pourraient être économiques au travers du nickel, dont le Caillou est le troisième producteur au monde. Toutefois, le manque d’investissement à mis à mal les sociétés locales alors que le métal est de plus en plus recherché. Cependant, cette production minière permet à la Nouvelle Calédonie d’avoir la plus grande richesse des DOM COM avec un PIB / h de plus de 20.000 €/h. A noter que cette richesse est très inégalement répartie avec des disparités territoriales, ethniques et sociales criantes.

Alors, si la France n’a pas d’intérêt positif à la Nouvelle Calédonie, celle-ci demeure un enjeu. En effet, le débat ne porte pas tellement sur l’Asie orientale (le vrai sujet de ce qu’on appelle Indo-Pacifique) mais sur une partie du Pacifique, celui de la mer de Corail et alentours. Un petit détour par l’histoire s’impose : pendant la Deuxième guerre mondiale, la guerre du Pacifique se déroule à proximité. Guadalcanal est à moins de 1.500 km et les Américains s’installent sur le caillou à partir de 1942, allant jusqu’à déployer 20.000 hommes (deuxième garnison du Pacifique après San Francisco). Ainsi, la Nouvelle-Calédonie est une base arrière de la lutte d’influence qui se déroule dans l’ouest du Pacifique, entre Micronésie et Mélanésie.

Tuvalu, Nauru, Fidji, Vanuatu, Tonga, Samoa : autant d’ex-colonies devenues indépendantes et qu sont désormais ciblées par le pouvoir chinois. En effet, Pékin ne cherche plus seulement à prendre le contrôle de la mer intérieure, celle qui sépare son rivage de la première chaîne d’îles partant du Japon jusqu’à Taïwan (mer de Chine Orientale) puis vers les Philippines et l’Indonésie (mer de Chine méridionale) : via la poldérisation des Spratleys et Paracels, l’objectif est quasiment atteint. Pékin veut aller plus loin et prendre pied sur la deuxième chaîne d’îles, comprenant notamment celles que je viens de citer. En vassalisant un certain nombre d’entre elles, la Chine desserrerait l’étau américain sur l’océan.

Observons ce qui s’est passé à Vanuatu : il s’agit du nom des anciennes Nouvelles Hébrides, ce condominium franco-britannique devenu indépendant en 1980. L’île de 12.000 km² compte 300.000 habitants et est surtout connue pour le risque qu’elle court de submersion, avec l’élévation des eaux des continents à la suite du réchauffement climatique. Si au début de son indépendance, Port-Vila (la capitale) noua de nombreux accords avec la France, elle se tourna ensuite vers l’Australie et désormais vers la Chine. Celle-ci prend une place de plus en plus importante, investit dans le secteur économique et construit des bâtiments symboliques et très visibles, en échange d’une dette colossale. On parle d’un port en eau profonde et d’un réseau de télécommunication et d’une base militaire , même si Vanuatu dément et rappelle être non-aligné. « De la Papouasie aux Tonga, cette diplomatie de la dette forme une "ceinture" très fermée. Qu’on en juge. D’ouest en est, la République populaire de Chine a installé son pouvoir financier en Papouasie, aux Etats fédérés de Micronésie, au Vanuatu, aux Fidji, aux Samoa, à Tonga, à Niue. Et plus récemment, en 2019, les îles Salomon et Kiribati sont entrées, à leur tour, dans le giron de Pékin » .

Dans cette perspective, la Nouvelle-Calédonie constitue un pion dans la ceinture entourant l’Australie et joignant Nouvelle-Zélande, Nouvelle-Calédonie, Papouasie-Nouvelle-Guinée et Indonésie. Le soutien probable de la Chine aux indépendantistes kanaks doit être compris à cette aune. Il s’agit bien d’une partie de jeu de go et les îles du Pacifique se prêtent particulièrement à ce calcul.

Ainsi, la Nouvelle Calédonie constitue-t-elle pour la France d’abord un atout passif « je l’ai moins pour ce qu’il me rapporte que par ce que tu obtiendrais si tu l’avais ».

C’est ce qu’on bien compris les indépendantistes. Pour eux, agiter sans cesse le spectre de l’indépendance, trouver les moyens de contester l’incontestable (en l’occurrence la légalité et la légitimité de la série des trois référendums tenus à la suite des accords de Nouméa), permet d’être toujours en position de négocier de nouveaux subsides avec Paris, dans un marchandage délétère qui ne porte aucun projet d’avenir. Et Paris, agacé mais n’en pouvant mais, de mettre la main au portefeuille.

O. Kempf

Quelle puissance relative de la France

Voic le lien vidéo (cliquez ici) d'une conférence que j'ai donnée à l'automne dernier sur la puissance de la France.

https://www.diploweb.com/IMG/jpg/couverture-kempf-500.jpg

Texte du résumé ci-dessous grâce à Diploweb (https://www.diploweb.com/Video-O-Kempf-Quelle-puissance-relative-de-la-France.html) . Enfin, on peut aller plus loin en lisant mon ouvrage Géopolitique de la France (ici)

https://products-images.di-static.com/image/olivier-kempf-geopolitique-de-la-france/9782710810001-475x500-1.webp

 

O. Kempf débute cette intervention en définissant la géopolitique comme une question de représentations. La première représentation est cartographique. La seconde est celle qu’un peuple se fait de lui-même et celle que les autres peuples se font de lui, ce peuple pouvant être incarné ou non dans un État. Selon lui, il existe trois angles majeurs à la puissance relative française.

La caractérisation de la puissance française

En effet, la France est une grande puissance géographique, économique, militaire, politique et d’influence. A tort définie comme une puissance moyenne, elle n’est pas pour autant une « hyper » [1] puissance de nos jours.

Dans un premier temps, la France est une puissance géographique mais n’est pas une géographie. La France s’est construite malgré sa géographie. Elle a su tirer profit de sa géographie à partir d’un petit noyau, l’Ile-de-France, anciennement le Vexin. Ce noyau s’est progressivement étendu vers le sud. Il faut prendre en compte la grande verticale entre la Picardie et le Languedoc et rappeler également les nombreuses volontés historiques françaises de repousser les frontières. Ces dernières ne sont d’ailleurs pas forcément naturelles. La notion de frontière naturelle fut inventée durant la Révolution et fut réaffirmée suite à la mort du Roi, ce n’est pas un hasard. En effet, tout au long de l’Ancien régime, il était question de repousser l’Anglais à l’Ouest, l’Espagnol au Nord (les Pays-Bas espagnol) comme au Sud et d’agrandir le territoire à l’Est. La frontière originale était celle suivant le Rhône et la Saône, puis le territoire français s’est étendu d’environ 200 à 300 kilomètres à l’Est. La France est encore le plus grand pays d’Europe - si l’on écarte la Russie et l’Ukraine - de par sa taille et sa population projetée à 67 millions d’ici 2050. Elle est aussi un unique espace au carrefour du continent européen grâce à ces deux isthmes. Le premier est entre la Méditerranée et l’Atlantique et le second, rarement souligné, est entre la Méditerranée et la Mer du Nord. Enfin, la France est dotée de nombreux et divers écotypes. Une complexité naît de la double diversité des écotypes et du peuple français. Le fil rouge de l’histoire de la France est selon lui, le désir de construire un peuple commun comprenant ces diversités.

Dans un second temps, la France est une grande puissance économique, classée au 6 ou 7ème rang mondial, selon les critères mondiaux retenus. Pourtant, depuis cinquante ans, il nous est répété que la France est en déclin. Finalement, ce n’est pas tant le cas, selon O. Kempf, et ce malgré, l’émergence. Cette puissance est agricole, notamment en raison de son industrie agroalimentaire. Certes, celle-ci est devenue plus faible mais elle reste une grande richesse. Elle est également industrielle, elle compte de très beaux champions, à l’instar d’Airbus et Total. Ces derniers sont une force mais également une faiblesse car ce besoin de champions diminue l’intérêt accordé aux entreprises de taille moyenne. Cette puissance est enfin représentée par le secteur du luxe. LVMH, Kering et l’Oréal sont de grands groupes français mais sont également dans le top 10 mondial.

Dans un troisième temps, elle est une puissance militaire affirmée. La France est incontestablement la première armée de l’UE, une armée d’emploi, n’hésitant pas à aller en opération. Elle bluffe parfois les Américains, notamment lors de la réussite de l’opération Serval, qu’ils n’ont jamais comprise. Enfin, la France possède la bombe atomique et une industrie de défense imposante et respectée à l’échelle du monde. Ces atouts sont majeurs dans le critère de la puissance.

Dans un quatrième temps, la France se caractérise par sa puissance politique aux multiples noms, la « France terre d’asile », la « France des droits de l’Homme », la « France universaliste ». Elle est également l’un des cinq membres permanent du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations-Unies ; un des seuls pays à pouvoir encore dialoguer avec le Liban et partie intégrante du groupe de Minsk dans le cadre de la résolution du conflit en Ukraine. Au sein des institutions internationales, nul ne considère la France comme une puissance moyenne. O. Kempf insiste sur le fait que la France n’est pas la puissance dont le peuple rêverait mais elle reste une grande puissance.

Dans un dernier temps, l’influence française joue un rôle crucial dans le rayonnement de la puissance de l’Hexagone. Elle s’exprime au travers de quatre éléments. D’abord ses outre-mer, résultat de l’histoire française mais aussi de son influence dans le monde, relativement représentée au Proche-Orient même si celle-ci s’étiole mais largement établie au Maghreb et finalement en Afrique. Ensuite, sa langue qui est souvent brocardée, sera pourtant la langue la plus parlée au monde d’ici trente à cinquante ans en raison de la croissance démographique de l’Afrique. Puis il est question de son influence maritime, la France possède la deuxième zone économique exclusive (ZEE) au monde. Enfin, la culture française est un élément central qui participe à son image, son rayonnement, ses succès économiques et son attrait.

Vidéo. O. Kempf Quelle puissance – relative - de la France ?
Oliver Kempf, général de brigade (2S), docteur en Science politique et chercheur associé à la FRS
Image : James Lebreton

La thématique du déclin a au moins une vertu, celle d’aiguillon, qui incite la France à persister, résister, de réformer et s’adapter

Le déclin français

Pourquoi alors entendons-nous un discours aussi négatif au sujet d’un déclin français ? se questionne O. Kempf. Déjà en 1845, existait ce discours annonciateur de déclin et cela est en quelque sorte rassurant. Cette pensée pessimiste est le reflet de la représentation collective de ce que le peuple français se pense être, une puissance perdue. Pourtant, il semble bon de rappeler certaines figures françaises, telles que Saint Louis qui arbitrait tous les conflits en Europe, Louis XIV ou encore Napoléon même si cela fut bref. Plus récemment, lors du défilé de la victoire de 1919, la France est encore la super puissance qui régit le monde. Ce temps-là est abrogé car depuis est né un sentiment de régression, résultat des deux grandes catastrophes que sont les deux Guerres mondiales. Ce sentiment est particulièrement net à partir de 1940. Le traumatisme est extrêmement fort, il retentit dans toute la France et créé le sentiment que plus rien n’est comme avant. Ce même sentiment se renforce lors des guerres de décolonisation, la puissance garantie par son empire colonial dans les années 1930 n’est plus, ce projet géopolitique s’écroule. Elle subit alors deux grandes avanies, la première à Diên Biên Phu en 1954, annonciateur de la fin de ce projet géopolitique puis la seconde lors de l’expédition de Suez en 1956 où elle s’imagine pouvoir agir et est finalement remise à sa place par les deux nouvelles grandes puissances que sont les États-Unis et l’URSS.

Le général Charles De Gaulle a su, en se basant sur la Vème République redonner espoir aux français. Son discours de la puissance et du rang agit comme une grande thérapie de l’inconscient géopolitique français. Homme d’intuition, il a fait le pari européen, celui des années 1960. Il a parié sur l’Europe communautaire comme nouveau multiplicateur de puissance. Cependant l’Europe communautaire qui est construite ne ressemble pas à celle dont la France rêvait et ne possède pas l’influence voulue.

Enfin apparaît, à la fin de la Guerre froide, la mondialisation, qui a elle aussi bouleversée le modèle français. La peur de la domination de la langue anglaise, de la perte de la culture et de bien d’autres choses sont venus renforcer les doutes. Cette suite d’événements explique pourquoi le thème du déclin est si inlassablement repris. Toutefois, il est important de lui reconnaître une vertu, celle d’aiguillon, qui incite la France à persister, résister, de réformer et s’adapter afin de rester une grande puissance.

Comment exprimer ce rêve de puissance ? Quelle stratégie ?

En septembre 2020, nous vivons un nouveau bouleversement, qu’Olivier Kempf interprète comme celui de l’après après-Guerre froide. L’élection américaine de novembre 2020 est inquiétante non pas à cause d’une possible réélection de Donald Trump mais parce qu’elle va rendre plus visible la division américaine qui est pleine de danger. Le Brexit traduit ’une profonde entaille à la construction européenne. La République populaire de Chine devenue la nouvelle super puissance est au centre de la stratégie américaine. Selon O. Kempf, nous vivons finalement la fin de l’Occident, entendu comme cette alliance euro-atlantique.

Ainsi la France a quatre axes d’intérêts dans lesquels rêver, orienter et définir sa puissance.

Le premier est l’axe de l’UE qui lui confère un confort stratégique et une opportunité. Le vrai sujet n’est pas le pari de l’Europe selon lui, mais la façon dont parier sur l’UE. Est-ce que les structures actuelles sont satisfaisantes ? Faut-il en réinventer de nouvelles ? Si oui, lesquelles ?

Le deuxième est l’axe maritime :puisque la France possède aujourd’hui des bordures terrestres stabilisées, elle a peut-être l’occasion désormais de parier sur la mer. Certes, elle l’a toujours fait mais ce n’était que sa seconde priorité. Différents atouts sont à mettre en lumière, ses façades maritimes en premier lieu, ses territoires d’outre-mer, ses ZEE, en second lieu et surtout en troisième lieu la maritimisation résultante de la mondialisation. Quelle est alors la stratégie maritime à adopter ?

Le troisième est l’axe méditerranéen et africain : la France s’illustre comme pivot européen vers la Méditerranée et l’Afrique. Ce continent connaît une explosion démographique et tend à atteindre la masse critique nécessaire pour faire le poids face aux autres masses critiques que sont les Amériques d’un côté et les Asies de l’autre. Que faire vers ce sud ? Que réinventer ?

Enfin l’axe Asie redevient un pôle de puissance. Reléguée pendant deux siècles, l’Asie est désormais à nouveau incontournable. L’Asie est l’autre extrémité du continent : comment faire articuler ces deux pôles, l’Asie à l’Est et l’Europe à l’Ouest ? quel rôle la France doit-elle tenir dans cette articulation ?

Copyright pour le résumé Mars 2020-Monti/Diploweb.com

Quelle coopération internationale pour faire face aux cybermenaces ?

J'interviendrai demain aux Tech Talks de Bordeaux,

https://quiin.s3.us-east-1.amazonaws.com/events/pictures/000/100/920/original/Photo_de_couverture_suite_ajout_d_planning.jpg?1612211842

dans le cadre d'une table-ronde sur le sujet : Quelle coopération internationale pour faire face aux cybermenaces ?

Programme et inscritpion sur le site : https://www.frenchtechbordeaux.com/event/tech-talks-2021-maitriser-le-cyberespace-entre-menaces-solutions-et-innovations/

Olivier Kempf

 

Conflit gelé

La guerre est morte, du moins la guerre classique, l’outil dont on se servait autrefois pour résoudre les différends. Cela ne signifie pas que les différends n’existent plus. Ils peuvent être profonds : Tel État ne reconnait pas la souveraineté de cet État, ce qui pose de vraies difficultés à des État nouveaux (le Kosovo) mais aussi anciens (Taïwan). Au-delà, on peut reconnaître la souveraineté de l’État tout en ayant des différends, notamment sur les frontières et donc l’intégrité territoriale.

https://i.f1g.fr/media/figaro/704x396_cropupscale/2016/06/05/XVM2877f064-2b61-11e6-86a8-5d7e99fec6ff.jpg

Ce qui nous amène à réfléchir sur la notion de "conflit gelé".

 

L’intégrité territoriale peut être considérée comme un des attributs de la souveraineté, car le territoire est une des conditions de l’État. Elle accompagne la souveraineté. Souvent, du moins. Car il arrive, plus fréquemment qu’on ne le pense, que des litiges opposent des États voisins au sujet de leurs frontières communes. C’est par exemple le cas entre Japon et Russie, entre Japon et Chine, entre Chine et voisins des mers du sud, entre.... Les exemples abondent. En fait, et il est probable que la majorité des États ont des litiges territoriaux avec un ou plusieurs voisins. En fait, il est probable qu’une intégrité territoriale entièrement reconnue de ses voisins est l’exception.

Cependant, la plupart du temps, la souveraineté d’un État sur un territoire est un fait. Les Russes occupent les Kouriles, n’en déplaisent aux Japonais. Ceux-ci considèrent que leur intégrité territoriale est mutilée. Cela ne dégénère pas nécessairement en conflit armé. Mais, parfois, ça arrive. Ou encore, une minorité mène une lutte de libération nationale, processus classique qui réussit – ou pas. Bref, souveraineté et intégrité ne coïncident pas – ou rarement.

Ces différends persistent et ne peuvent donc être réglés, ni par la guerre, ni par la négociation. Ils peuvent rester dans le domaine diplomatique pacifié. Ils peuvent avoir été l’occasion de conflits et deviennent alors des conflits gelés. En effet, de même qu’il n’y a plus de déclaration de guerre, il n’y a (presque) plus de traité de paix qui vienne sanctionner la fortune des armes et créer un nouvel état du droit (même si cela arrive, que l’on pense au traité entre le Pérou et l’Equateur, qui a mis fin à un contentieux vieux de plus d’un siècle). Le plus souvent, les parties signent des cessez-le-feu, comme celui qui régit les relations entre les deux Corées depuis 1953. Israël occupe la Cisjordanie et le Golan, sans que cela soit reconnu internationalement. L’ONUST (organisme des nations-Unies pour la surveillance de la trêve) a été mise en place en 1948 à la suite de la première guerre israélo-arabe et demeure toujours en place.

Comment caractériser ces conflits gelés ? Ils ont été l’occasion d’affrontements réels et violents qui prennent fin à un moment. Ils peuvent être suivi d’un accord ou rester dans une terra incognita juridique. Le Cachemire demeure l’objet d’un contentieux entre l’Inde, la Chine et le Pakistan depuis 1947. La plupart du temps la zone est calme même si on assite à de récurrents accès de tension, comme les affrontements qui éclatent en septembre 2020, à la suite d’une fusillade dont les causes restent opaques. Ainsi, un conflit gelé reste souvent meurtrier, même si la létalité demeure basse, « sous le seuil » (nous reviendrons sur cette notion) d’attention de la communauté internationale. Ainsi, l’espace ex-soviétique est rempli de conflits gelés : Moldavie et Transnistrie, Ukraine et Donbass, Géorgie et Abkhazie pour prendre des exemples récents. La plupart du temps, la situation revient au statu quo préalable mais un conflit longtemps gelé peut soudainement s’enflammer et donner une nouvelle situation : le haut Karabakh fut la cause d’une guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan en 1994, situation qui reste longtemps gelée jusqu’à ce que les Azéris relancent une offensive en 2020 et récupèrent une grande partie du territoire qu’ils revendiquaient.

Des disputes frontalières peuvent s’envenimer peu à peu, comme ce qui se passe en mer de Chine, où la Chine militarise son action, que ce soit sur les Spratleys et les Paracels au sud (archipels revendiqués par les États riverains) ou dans les eaux des Senkaku (sous souveraineté japonaise) à l’est. D’autres au contraire s’apaiser progressivement, même si les problèmes ne sont pas résolus au fond : que l’on pense aux Balkans et à la situation peu satisfaisante de la Bosnie-Herzégovine ou du Kossovo. Enfin, des conflits peuvent rester actifs mais ne pas susciter l’attention, étant apparemment gelés, au moins aux yeux de l’opinion publique internationale : que l’on pense à l’Afghanistan ou à la République Centrafricaine.

La notion de conflit gelé recouvre donc des situations très diverses, souvent des différents territoriaux, parfois aussi des guerres civiles dues à la disparition de l’Etat.

Olivier Kempf

Quelques réflexions sur la non-bataille

Les spécialistes de stratégie connaissent l’Essai sur la non-bataille, ouvrage de 1975 publié par le commandant Brossolet, qui est une forme de critique de la théorie de la dissuasion adoptée comme dogme nucléaire en 1972. Il m'inspire les quelques réflexions suivantes.

http://ultimaratio-blog.org/wp-content/uploads/41wzDKICAJL._SX370_BO1204203200-V2-207x300.jpg

Est-ce un hasard si le commandant conclut son ouvrage en proposant un système de défense modulaire « opposant à la vitesse de l'adversaire, la profondeur du dispositif, à sa masse la légèreté et à son nombre l'efficacité[1] ». L’ouvrage suscita un grand débat à l’époque et couta à son auteur son avancement. Brossolet est un précurseur de ce qu’on désigne aujourd’hui par techno-guérilla.

Au fond, il s’agit de promouvoir le harcèlement comme principe stratégique. Le propos tient évidemment compte des trente ans de guerre de décolonisation où les armées françaises ont fait face à des guérillas agissant sur le modèle de la guerre révolutionnaire. Mais puisque la décolonisation est achevée, puis que le Livre Blanc de 1972a mis en avant la dissuasion nucléaire, comment articuler la nouvelle conception stratégique avec l’expérience militaire des décennies qui viennent de précéder ? La régulière n’a-t-elle pour vocation que d’aller se faire écraser par l’ennemi pour préparer l’emploi de l’arme d’utile avertissement ? Pour éviter ce piège, Brossolet propose une nouvelle façon d’articuler les lourds (ici le nucléaire) avec les légers (ici l’armée « conventionnelle », a qui ont attribue un autre rôle). Le plus intéressant tient à la mise en avant de la mobilité, quand la conception principale (engagement du corps blindé-mécanisé dans la bataille de l’avant) reprend finalement les principes ancestraux et rassurants.

O. Kempf

[1] Note de lecture sur Essai sur la non-bataille, paru dans le site Le conflit le 16 août 2019 http://www.leconflit.com/article-essai-sur-la-non-bataille-de-guy-brossollet-38822163.html . Pour comprendre la pensée de Brossolet, voir aussi https://www.lopinion.fr/blog/secret-defense/mort-guy-brossollet-theoricien-non-bataille-28161

Voir aussi Remy Hémez sur le blog ultima ratio, Guy Brossolet ou la dissolution de la pensée dominante, http://ultimaratio-blog.org/archives/7129

 

Pourquoi passer sur Olvid ?

Beaucoup d'utilisateurs de la messagerie instantanée Whastapp ont décidé de la quitter à la suite d'un récent message d'actualisation des Conditions générales d'utilisation (CGU) qui annonçait un fusionnement des données avec celles de Facebook. Certes, cela ne concernait que les clients américains et professionnels, mais le mal était fait : chacun s'est aperçu que quand un service est gratuit, nous sommes le produit et que décidément les GAFAM sont bien menaçants pour nos libertés publiques. L'important n'est pas la nouveauté de cette annonce mais que la prise de conscience soit générale et entraîne la migration d'utilisateurs vers d'autres plateformes : réjouissons-nous donc.

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/fr/thumb/f/f4/Olvid01.png/220px-Olvid01.png

Mais où aller ? Je recommande Olvid : voici pourquoi

 

1/ Evoquons déjà les applications de messagerie disponibles.

Telegram est une application fondée par deux opposants russes à Poutine. Elle est basée à Dubaï et fonctionne selon un logiciel en opensource. Cependant, le protocole de chiffrement (bout en bout) est fermé et propriétaire. (page Wikipedia [ici|https://fr.wikipedia.org/wiki/Telegram_(application)])

Signal est animé par une société, Signal Messenger (peu de données) appuyée par la Signal Foundation, organisation non lucrative américaine. Elle est distribuée comme un logiciel libre, sur une solution opensource avec une architecture centralisée de serveurs.

Pointons les avantages : des solutions opensource, une dimension éthique qui préside à la fondation des deux organisations, de nombreux utilisateurs. Les défauts résident dans une architecture centralisée de serveurs et une nationalité non européenne, donc peu protectrice. Signal stocke désormais des données personnelles chiffrées... Par aileurs, la question des métadonnées se pose. Pour citer Wikipedia ([ici|https://fr.wikipedia.org/wiki/Signal_(application)]) : " Différentes lois permettent aux services de renseignements américains de contraindre l’organisation à communiquer ces métadonnées sans en parler. Les services de renseignement américains peuvent donc potentiellement s’emparer des métadonnées, à savoir avec qui et quand les utilisateurs de Signal communiquent". Rappelons que la CJUE a cassé l'été dernier l'accord Privacy shield qui régissait les échanges de données entre l'UE et les Etats-Unis. Nous sommes donc dans le flou juridique concernant notre protection ultime...

Voici donc la principale difficulté : ces applications reposent sur le fait de faire confiance à des organisations de confiance et à leurs architectures. Elles stockent des données, directes (données personnelles) ou indirectes (métadonnées associés à vos messages). Enfin, elles sont installées dans des pays qui n'assurent pas la protection des citoyens européens.

Accessoirement, la question pose un problème de souveraineté numérique : alors que tout le modne déplore la puissance des GAFAM, pourquoi aller renforcer d'autres plateformes américaines ou non-européennes ? Nous avons chacun une responsbailtié individuelle en la matière. C'est donc la raison qui m'a poussé à choisir Olvid, pour ma messagerie sécurisée sur ordiphone (je précise que d'autres services existent, come Citadel de Thalès qui offre tout un tas d'options supplémentaires mais n'est accessible qu'à des comptes professionnels, quand Olvid est accessible à tout public).

2/ Olvid, qu'est-ce ?

Olvid (page wikipedia [ici|https://fr.wikipedia.org/wiki/Olvid]) est donc un société française, start-up de cybersécurité, qui repose sur un autre principe : aucun message ne passe par ses serveurs et tous les protocoles de chiffrement se font directement entre les deux utilisateurs, qui doivent s'échanger des codes au lancement du contact. C'est donc un soupçon plus laborieux au départ (puisqu'il faut contacter ses correspondants et échanger avec eux son code, idéalement par téléphone) mais une fois ceci fait, tout est ensuite aussi facile que sur Whatsapp ou Signal : chat, mise en place de groupes de discussion, appels vocaux : je parle ici des services gratuits. Les services supplémentaires (appel vidéo notamment) sont payants. Mais pour la plupart des usagers dont moi, cela suffit. Olvid répond évidemment au droit français donc au droit européen, respecte ainsi par construction le RGPD.

Olvid est tellement respectueux que vous devez prendre l'initiative. Sur Signal, j'ai noté qu'on me proposait des contacts qui sont eux-mêmes sur Signal, : est-ce une coïncidence ou une fonction du logiciel qui a donc accès à mon annuaire ?  Je ne sais... Mais sur Olvid, il faut vraiment faire la démarche d'inviter ses contacts (par SMS, message Whatsapp ou autre, mail...). On maîtrise donc les choses. Par exemple, vous devez accepter de rejoindre un groupe auquel vous êtes invité, quand cette disposition n'est pas possible sur Whatsapp (vous êtes invité et vous devez quitter volontairement le groupe si vous ne voulez pas en faire partie).

[ajout 1] : suite à une rafale de commentaires sur mon fil Twitter, je précise que si Olvd a un serveur (pour faire tourner l'application), celui-ci aide uniquement à l'établissement des sessions mais ne voit pas passer les messages qui s'échangent directement entre les ordiphones. Vous trouverez le débat technique entre spécialistes  sous ce fil ici : https://twitter.com/egea_blog/status/1351153946975477763

3/ Objection votre honneur...

Oui mais la popularité de Whatsapp ou Signal  : ce qu'on appelle la loi de Metcalfe affirme que j'ai d'autant plus intérêt à aller sur un réseau que d'autres y sont. Cela peut-être vrai d'un réseau d'information (genre Twitter), ou d'un système dont la performance dépend de la fréquentation (Wikipedia voire Waze). Mais pour une messagerie, cet effet ne joue pas vraiment : je me fiche des 500 Millions, si les 50 personnes avec qui j'échange régulirèemetn y sont. Or, comme je les connais, cela dépend de moi. Donc exit la loi de Metcalfe.

Encore une application ? Certes, cela impose d'avoir un peu de place disponible dans votre ordiphone. Mais si justement cela vous incitait à faire un peu le ménage , à supprimer plein de photos et vidéos débiles ? Avez vous vraiment besoin de Snapchat et d'Instragam ? Car nous sommes d'accord : cette affaire de Whatsapp nous force à nous interroger sur nos usages numériques et sur notre rapport (constant) à notre ordiphone qui occupe tant de place dans nos vies. Un peu de prise de conscience, quoi.... de conscience, au fond...

Vous êtes paranoïaque, Olivier Kempf. Peut-être. Mais se préoccuper de sa sécurité alors que personne ne doute de la nécessiteé de fermer sa voiture ou sa maison à clef ou de protéger les mots de passe de son compte bancaire, est-ce de la paranoïa ? Ce qui est vrai pour vos objets numériques ne l'est-il pas pour vos applications ? D'ailleurs, vous avez bien installé un système d'identification, quand vous ouvrez votre téléphone (code pin, reconnaissance faciale, empreinte digitale) ? c'est proposé en série par votre ordiphone, quelle que soit sa marque. Vous vous y pliez : toujours pas parano ou êtes-vous juste prudent ? Ce qui est vrai pour ça ne le serait pas pour vos messageries ? Bref, soyez prudents...

Je n'ai rien à cacher. Ben si. Vos sentiments, vos préférences sexuelles, vos désirs de voyage ou d'achat compulsif,  vos opinions politiques, et même quelques secrets ou pudeurs que vous ne voulez pas étaler partout dans le monde. Oui mais ce n'est pas partout, je ne suis rien, pas important. Mais si vous êtes important. Dites vous que si c'est gratuit (et Olvid est gratuit pour les services de base, c'est payant ensuite pour les services supplémentaires, ce qui est paradoxalement rassurant), c'est que c'est vous le produit. En analysant vos données et métadonnées, les annonceurs peuvent vous cibler : vous postez un truc sur un réseau social et à votre prochaine recherche, vous voyez une pub pile sur le truc dont vous avez parlé... Car vos données servent à définir votre profil et donc à vous envoyer des publicités ciblées... Nous ne parlons là d'une société libre mais imaginez une société où les libertés publiques sont menacées... Bref, en ce domaine-là aussi, la prudence s'impose.

4/ En conclusion

Je précise que je n'ai aucun intéressement à Olvid (ni en capital ni en mission de promotion ou autre), que je ne connais personne chez eux ni qui y serait directement intéressé. Bref, cet article est du pur militantisme...

Il s'appuie enfin sur une bonne donne de "citoyenneté numérique", si le lecteur me pardonne cette expression : alors qu'on ne cesse de parler de souveraineté numérique menacée par les GAFA (et autres NATU et BATX), alors quo'n ne cesse de dire "en Europe nous n'avons pas de champion du numérique", voici une bonne action à faire : apporter chacun sa petite pierre à l'édifice pour renforcer des acteurs français/ européens à la place des concurrents américains ou asiatiques...

Vous avez les raisons qui me poussent à agir et à soutenir. Voici pourquoi je me suis lancé dans une grande campagne d'évangélisation : cela fonctionne, les gens me suivent... Car enplus, un peu de conviction et les gens suivent. J'ai déjà transféré la plupart de mes contacts et recréé la plupart de mes groupes de discussion. Faites pareil....

Olivier Kempf

A propos des nouvelles règles de Whatsapp

J'interviens ce soir dans le journal de France Culture à 18H00 pour analyser les conséquences des nouvelles conditions d'utilisation promues par Whatsapp (en lien avec Facebook). Bonne écoute.

OK

La patrie des frères Werner

Voici une BD qui vaut le détour par deux thèmes rarement traités en BD : la RDA (République Démocratique d'Allemagne) d'une part, la géopolitique du football d'autre part.

L'histoire est assez simple : deux frères (le plus vieux à peine adolescent) s'échappent de la chute de Berlin en 1945. Un peu plus tard, ils se font recruter par la STasi, l'agence d'espionnage du nouveau régime communiste est-allemand. Ce sont de bons éléments au point que l'un d'eux est envoyé en "immersion" dans le pays d'en face, la RFA. Il devient membre de l'équipe nationale de football. Son petit frère reste lui au pays et encadre l'équipe nationale de RDA. Mais les deux équipes vont se rencontrer en match de poule dans un affrontement fratricide et hautement politique. Quelles attitudes vont-ils tenir, alors qu'ils ne se sont pas vus depuis dix ans ?

J'ai beaucoup apprécié, le déroulé de l'histoire, qui mêle de façon harmonieuse le débat affectif et politique entre les deux frères mais aussi leurs relations avec leur hiérarchie et surtout, tout l'environnement de l'époque, celui des deux équipes et celui de la société ouest-allemande. C'est parfaitement troussé et on s'interroge jusqu'au bout de ce qui va advenir, aussi bine pour le match de foot que pour le destin de chacun.

Comme tout roman graphique, le dessin est bien fait sans être trop léché, mais pas pour autant négligé. On reconnait notamment très bien les portraits. Pour les amateurs de football, voir Beckenbauer en fayot intransigeant et Paul Breitner en militant gauchiste est un moment succulent (que je ne connaissais pas....

Enfin, cette page d'histoire qui intervient au moment de la détente et juste après l'Ost-Politiik est si rarement traitée en BD qu'elle vaut à elle seule le détour. Dernier point : c'est aussi un voyage à l'intérieur des mécanismes de la Stasi (mais sur ce sujet, il y a plusieurs films qui sont sortis, vous les connaissez sans doute).

Bref, bonne idée de cadeau pour Noël si vous avez un proche amateur de politique et de football... Ou seulement amateur de BD, d'ailleurs;

O. Kempf

Le continent de la douceur (A. Bellanger)

Aurélien Bellanger est un auteur contemporain important, d’une veine houellebecquienne mais dont les préoccupations tournent autour de l’information (on se souvient d’un remarquable Théorie de l’information) mais aussi de l’espace et de son ordonnancement politique. On avait ainsi adoré L’aménagement du territoire mais aussi Le grand Paris.

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Son dernier opus prend l’Europe comme sujet avec une excellente métaphore, celle d’un pays qui n’existe pas, la principauté de Karst (ex-Yougoslavie). La principauté vit l’invention des machines horlogères à la complication diabolique et l’utilité inconnue, mais aussi accueillit un mathématicien hors pair, dont le souvenir irrigue le roman qui conte l’histoire de la diaspora karste et de la « résurrection » de la principauté.

C’est follement drôle avec beaucoup de références en tout sens, une moquerie gentille de l’UE (la nouvelle machine karstienne), l’inclusion géographique et historique des deux hémisphères européens, un BHL traité pour ce qu’il est, à savoir un personnage farce de roman. On s’amuse beaucoup en se sentant intelligent et cultivé avec une douce ironie, pour ne pas dire moquerie, envers cette Europe qui se croit si importante alors qu’elle n’est plus qu’un doux souvenir.

Le continent de la douceur Aurélien Bellanger, ici

O. Kempf

L'utopie déchue (F. Tréguer)

Le sous-titre de l’ouvrage dit son programme : une contre-histoire d’Internet, du XVe au XXIe siècle.

https://www.fayard.fr/sites/default/files/styles/couv_livre/public/images/livres/couv/9782213710044-001-T.jpeg?itok=mWJplrmD

L’auteur est membre de la Quadrature du net, association militant pour la sauvegarde de la liberté d’expression sur Internet et des libertés publiques.

Le programme du livre est donc celui de la liberté d’expression et des tentatives de contrôle de celle-ci par les pouvoirs, au travers des siècles : autrement dit, ce qui arrive aujourd’hui à la « régulation de l’Internet » ne serait que la réplication de méthodes expérimentées par le passé par les pouvoirs. Le changement est évident aujourd’hui, car nous observons l’association de divers types de pouvoirs (politique, économique, médiatique) qui de facto s’entendent pour maîtriser cet espace de liberté que devrait être l’Internet. Un livre qui permet de prolonger notre article « Pays média, pays réel » du LV 147.

L’utopie déchue Félix Tréguer, Fayard 2019, ici

O. Kempf

Kisanga (E.

Voici un très bon polar qui nous emmène en RD Congo et la région des Grands lacs.

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L’enjeu : à la fois une opération minière qui allie un géant minier français et de nouveaux investisseurs chinois, le tout servant à illusionner des investisseurs anglo-saxons ; et la recherche d’une opération ratée des services français, dix ans auparavant, du côté du Ruanda et de l’est de la RDC, qui mettrait en cause le dirigeant du groupe français.

On le comprend, le tableau peint une âme humaine bien noire même si le héros, improbable, est un des cadres du groupe qui recherche la vérité au mépris de ses intérêts et au péril de sa vie : on le sent embarqué là un peu par hasard, anti-héros logiquement inattendu mais qui apporte le regard frais sans être pourtant candide. Enfin, on sent cette Afrique profonde du côté du Katanga, avec sa vitalité, ses profondes injustices et ses richesses gâchées.

Kisanga Emmanuel Grand, Livre de poche, 2019. Ici

O. Kempf

Mondes en guerre (Dir. Hervé Drévillon)

Cette somme en quatre volumes (deux parus cette année) réunit, sous la direction d’Hervé Drévillon, les analyses des historiens sur la guerre à leur époque de prédilection.

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Le premier tome est consacré à la période vaquant de la Préhistoire au Moyen-Âge, le second volume à l’époque moderne (jusque 1870). Ces ouvrages sont non seulement bien écrits, ils sont également remarquablement illustrés grâce à une iconographie soigneusement choisie. On attend avec impatience le troisième tome (1870-1945) et le quatrième (de 1945 à nos jours). Un fonds de bibliothèque stratégique.

 

Mondes en guerre (2 tomes sur 4) Dir H. Drévillon, Passés composés, 2019. ici.

O. Kempf

Histoire de l'Atlantique (Paul Butel)

Les ouvrages d’histoire se divisent souvent en des genres bien convenus : biographies, période chronologique, histoire transversale et histoire d’un lieu. Il s’agit souvent de pays ou de villes, plus rarement d’ensembles géographiques (montagnes, mers).

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Cette histoire de l’Atlantique appartient à cette dernière catégorie et a été écrite par un spécialiste des Antilles, Paul Butel. Il est particulièrement à l’aise avec la période du XVIIe au XIXe siècle, qui vit l’essentiel des trafics et migrations transatlantiques et pour laquelle les données sont plus nombreuses.

Est-ce sa perception ou la réalité ? on a l’impression, à le lire, que l’essentiel se fit dans l’Atlantique nord car il y a très peu de relation de ce qui se fît au sud. Il reste qu’on découvre l’importance précoce de Liverpool dans le commerce océanique, le rôle esclavagiste des colonies américaines, la part relative de ce commerce négrier dans l’enrichissement français, l’effacement précoce de l’Espagne, les tentatives de la France qui manquèrent de continuité et l’arrivée, à la fin du XIXe siècle, de la puissance allemande.

Histoire de l’Atlantique Paul Butel, Perrin Tempus, 2012. Ici

O. Kempf

Sept jours avant la nuit (G.-P. Goldstein)

Les bons romans de géopolitiques sont rarissimes. Celui-ci en est un, à l’évidence, qui prend la suite d’un déjà remarqué Babel minute zéro.

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Julia O Brien, agente de la CIA, est libérée des geôles russes pour être immédiatement replongée dans une aventure extrême : Un groupe d’extrémistes hindous a réussi à fabriquer des bombes nucléaires et après un premier attentat, annonce en avoir placé une ou plusieurs autres. Le roman n’est pas la simple course au temps, d’usage dans ce genre d’ouvrages, car il témoigne de vraies connaissances des situations géopolitiques locales (en Inde ou en Arabie Séoudite) mais aussi des véritables interrogations liées à la prise de décision d’un homme d’Etat face à la crise.

En cela, il ne s’agit pas seulement de tourner les pages compulsivement (c’est un très bon roman), mais aussi d’en profiter pour comprendre et s’interroger.

Sept jours avant la nuit, G.-P. Goldstein, Folio Gallimard, 2017. ici.

La bombe

Mieux qu’une bande dessinée, ce long album de 500 pages raconte l’histoire de l’invention de la première bombe atomique et de son premier lancement opérationnel sur Hiroshima.

Tout commence en 1933, lorsqu’un physicien hongrois, Leo Szilard, décide de quitter son université à Berlin, devant l’arrivée de Hitler au pouvoir, pour rejoindre les États-Unis. Là commencent les premières recherches puis, à partir de l’entrée en guerre, le lancement du projet Manhattan.

On croise Fermi, Heisenberg, le général Grooves et tous les autres qui ont participé, d’une façon ou d’une autre, à cette histoire. Nous connaissions leurs noms sans savoir exactement qui avait fait quoi.

Cet album de référence, mieux peut-être qu’un essai, nous donne à comprendre ce qui s’est passé, grâce à une documentation impeccable et un dessin (N&B) éblouissant.

La Bombe, par Alcante, Bollée et D. Rodier, Glénat. Ici.

O. Kempf

Introduction à la sécurité internationale

Ci-joint une fiche de lecture, parue en mars dans la RDN (lien ici), sur un manuel concis et précis. Excellent comme introduction au sujet.

https://www.defnat.com/images/articles/828%20(mars%202020)/Deschaux.jpg

Les manuels de relations internationales ont tendance à se ressembler. Aussi faut-il signaler ce petit ouvrage qui se distingue par une approche plus tournée vers les questions de sécurité, sans verser pour autant dans les études de paix. Autrement dit, un heureux équilibre. L’auteur enseigne à l’université de Grenoble depuis plusieurs années et l’on sent, à la lecture, non seulement une connaissance approfondie des auteurs et thématiques de référence, mais aussi le frottement des théories avec les interrogations des étudiants. Ainsi, le livre ne se cantonne pas à réciter les grandes théories et citer les grands auteurs, il s’intéresse au fait de la guerre contemporaine et s’interroge avec lucidité sur « les guerres du XXIe siècle », comme l’auteure le signale dès l’introduction. Le lecteur sent alors qu’il ne s’agit pas de réciter des certitudes, mais de réfléchir face à un phénomène très changeant, dont les règles ont profondément muté et qui laisse aussi les praticiens dans l’expectative.

L’ouvrage est divisé en trois parties. La première reprend les approches théoriques de la sécurité internationale, décrivant les écoles réaliste, libérale et constructiviste en soixante-dix pages : c’est assez précis pour bien comprendre les grands débats et les principaux courants, sans aller trop loin dans les subtilités théoriques ; il s’agit bien d’un ouvrage d’initiation, à jour des références théoriques sur le sujet. La deuxième partie évoque les principaux acteurs de la sécurité internationale : l’État, qui demeure un « acteur clef » ; les organisations internationales de sécurité collective ; les acteurs régionaux et enfin un chapitre qui décrit « deux acteurs non étatiques, les sociétés militaires privées (SMP) et les ONG ». Remarquons ici que cette évocation des SMP constitue une heureuse surprise, tant elle est rarement évoquée. La troisième partie traite des grands enjeux de la sécurité internationale contemporaine (ce dernier adjectif est important) : un chapitre sur les guerres asymétriques et les nouveaux conflits armés, un autre sur le terrorisme, un dernier sur la cybersécurité internationale.

Le lecteur observera qu’il n’est pas fait mention de la dissuasion nucléaire ni de contrôle d’armement ni de lutte contre la prolifération, par exemple : autant de thèmes qui pourraient faire logiquement partie du sujet. Mais l’auteure a fait des choix : celui de la lisibilité (l’ouvrage fait 250 pages, il constitue bien un petit manuel d’initiation) ; celui surtout du centrage sur la conflictualité contemporaine telle qu’elle se déploie activement ; autrement dit, la guerre (ou le conflit) d’aujourd’hui, et non pas tout le champ de la guerre, y compris celui de l’interdiction de la guerre. Le livre a donc les qualités de ses défauts : il est bref et se concentre pour cela sur un certain nombre de thèmes. Mais du coup, c’est un texte original, qui se distingue des autres et constitue une excellente façon de s’initier au sujet. 

O. kempf

Robot, Combat urbain et éthique

Juste pour signaler un article que j'ai publié il y a quelques mois, dans le numéro de mars de la RDN. (lien vers l'article)

Résumé :

Le combat urbain de demain va obliger à l’emploi accru de robots terrestres. Ceux-ci permettront d’élargir le champ des possibles, tout en préservant la vie des soldats. Les règles d’engagements de ces nouveaux moyens devront s’inscrire dans une réflexion éthique déjà bien avancée.

O. Kempf

 

Le héron et la crise

Ayant recommencé à publier sur ce blog, j'ai reçu récemment un compte-rendu de mon correspondant de presse auprès des hérons. Je suis très heureux de le porter à votre connaissance. Merci à lui.

source

Du poste d'observation où je guette les grenouilles – créées par le Grand Patapon, dans son immense sagesse, pour nourrir les hérons – j'observe aussi les TGC et j'ai remarqué que depuis quelque temps ils sont moins nombreux et se bousculent moins. L'un d'eux m'a expliqué pourquoi.

Mais là je devine que je vous dois d'abord quelques explications. Les TGC, se sont ces créatures bizarres dépourvues de plumes et de bec qui vivent dans la ville bâtie autour de ma rivière – l'Erdre – et autour de la Loire plus loin.

Les TGC, dépourvus de beaucoup de choses indispensables, n'ont pas d'ailes non plus mais seulement deux pattes et ils sont, de ce fait, limités dans leurs déplacements : c'est pour ça qu'ils ont construit des villes, bien qu'ils s'y bousculent. Le Grand Patapon n'a pas été du tout sympa avec eux quand il les a créés. Cependant il faut croire qu'ils ont leur utilité : les voies du Grand Patapon sont impénétrables. Et en plus, comble du ridicule, les TGC ont une grosse tête : c'est aussi pour ça qu'ils ne peuvent pas voler, car le poids de leur tête les déséquilibrerait. Avec les copains, on les appelle TGC parce que ça veut dire les Trop Gros Cerveaux.

Parfois je bavarde un peu avec l'un d'eux quand il passe sur le Pont Saint-Mihiel. Ce pont franchit l'Erdre pas loin de la péniche sur le toit de laquelle je me poste pour guetter les grenouilles. C'est une péniche où loge un artiste, elle ne voyage plus : le toit de ma péniche est presque à la hauteur du pont où les TGC se bousculent pour passer. Mais depuis quelque temps ils se bousculent moins. Un TGC un peu moins bizarre que les autres m'a expliqué pourquoi. Je dis « moins bizarre » parce que de temps en temps il s'arrête et on bavarde. Jamais vous ne verriez un TGC normal parler à un héron.

Pendant qu'il jetait du pain aux canards, je lui ai demandé : « pourquoi les TGC sont-ils moins nombreux ces temps-ci ? – Parce que nous sommes confinés. – C'est quoi, ça ? – Nous n'avons pas le droit de sortir de nos maisons. – C'est toujours pareil : à chaque fois que je te demande de m'expliquer quelque chose, tu me réponds par autre chose d'encore plus compliqué. Qu'est-ce que ça veut dire pas le droit ? – Ça signifie que l'intérêt de tous les TGC est de rester dans leur maison. – Ah, je comprends. Mais pourquoi ? – Parce que quelques uns d'entre nous ont une maladie qui peut se transmettre aux autres. – Comme la grippe aviaire que nous avons eue autrefois ? Je n'étais pas né : mes parents m'ont raconté. Mais eux, ils n'ont jamais été confinés, comme tu dis. – Parce que eux, ils ne savaient pas. – Au contraire vous, vous savez à cause de votre trop gros cerveau et donc vous n'avez pas le droit d'aller où vous voulez comme vous voulez. »

Ayant dit ça, j'ai réfléchi un peu (très peu, comme toujours, mais suffisamment) et j'ai ajouté : « je t'ai toujours dit qu'un trop gros cerveau ce n'est pas un avantage. »

Mon pauvre TGC n'a pas su quoi rétorquer à ça. J'ai continué : « mais toi, qu'est-ce que tu fais là, à donner à manger aux canards, alors que tu n'as pas le droit de sortir de ta maison ? – On a quand-même un peu le droit : là, je sors en conformité avec le 5° de l'article 3 du décret du 20 mars. – Vous êtes d'un compliqué ! Pas le droit mais quand-même le droit d'aller donner à manger aux canards, c'est dingue ! – Je suis assez d'accord avec toi : je crois qu'il y a chez nous des gens qui n'ont pas bien utilisé leur trop gros cerveau et qu'à cause de ça l'on arrive à des incohérences. Par exemple, les gens qui n'ont pas de domicile (on les appelle les SDF), je ne sais pas comment ils font pour rester chez eux. Ni ceux qui vivent toute l'année dans une caravane (on les appelle les gens du voyage). »

Je n'ai pas répondu parce que moi non plus je ne savais pas. J'ai de la difficulté à concevoir que l'on n'aie pas de nid ou que l'on aie un nid qui voyage. Mon TGC a conclu : « Bon mais maintenant tu m'excuseras : il faut que j'aille confiner. – Oui, vas. Mais sache que je suis de tout cœur avec toi : mes parents, avec la grippe aviaire, n'ont pas eu tous ces problèmes de "pas-le-droit-mais-un-peu-le-droit-quand-même-dans-certains-cas". »

Le héron

Introduction à la sécurité internationale (D. Deschaux-Dutard)

Les manuels de relations internationales ont tendance à se ressembler. Aussi faut-il signaler ce petit ouvrage qui se distingue par une approche plus tournée vers les questions de sécurité, sans verser pour autant dans les études de paix. Autrement dit, un heureux équilibre.

L’auteur enseigne à l’université de Grenoble depuis plusieurs années et l’on sent, à la lecture, non seulement une connaissance approfondie des auteurs et thématiques de référence, mais aussi le frottement des théories avec les interrogations des étudiants. Ainsi, le livre ne se cantonne pas à réciter les grandes théories et citer les grands auteurs, il s’intéresse au fait de la guerre contemporaine et s’interroge avec lucidité sur « les guerres du XXIe siècle », comme l’auteur le signale dès l’introduction. Le lecteur sent alors qu’il ne s’agit pas de réciter des certitudes mais de réfléchir face à un phénomène très changeant, dont les règles ont profondément muté et qui laisse aussi les praticiens dans l’expectative.

L’ouvrage est divisé en trois parties. La première reprend les approches théoriques de la sécurité internationale, décrivant les écoles réalistes, libérale et constructiviste en soixante-dix pages : c’est assez précis pour bien comprendre les grands débats et les principaux courants, sans aller trop loin dans les subtilités théoriques : il s’agit bien d’un ouvrage d’initiation, à jour des références théoriques sur le sujet. La deuxième partie évoque les principaux acteurs de la sécurité internationale : L’État, qui demeure un « acteur clef » ; les organisations internationales de sécurité collective ; les acteurs régionaux et enfin un chapitre qui décrit « deux acteurs non-étatiques : les sociétés militaires privées et les ONG ». Remarquons ici que cette évocation des SMP constitue une heureuse surprise, tant elle est rarement évoquée. La troisième partie traite des grands enjeux de la sécurité internationale contemporaine (ce dernier adjectif est important) : un chapitre sur les guerres asymétriques et les nouveaux conflits armés, un autre sur le terrorisme, un dernier sur la cybersécurité internationale.

Le lecteur observera qu’il n’est pas fait mention de la dissuasion nucléaire, ni de contrôle d’armement, ni de lutte contre la prolifération, par exemple : autant de thèmes qui pourraient faire logiquement partie du sujet. Mais l’auteur a fait des choix : celui de la lisibilité (l’ouvrage fait 250 p., il constitue bien un petit manuel d’initiation) ; celui surtout du centrage sur la conflictualité contemporaine telle qu’elle se déploie activement : autrement dit, la guerre (ou le conflit) d’aujourd’hui, et non pas tout le champ de la guerre, y compris celui de l’interdiction de la guerre. Le livre a donc les qualités de ses défauts : il est bref et se concentre pour cela sur un certain nombre de thèmes. Mais du coup, c’est un texte original, qui se distingue des autres et constitue une excellente façon de s’initier au sujet.

Introduction à la sécurité internationale D. Deschaux-Dutard, PUG, 2019

Olivier Kempf

Cloud Act, GPDR: International Insights on Privacy and Data Management

J'aurais le plaisir d'être le "Discutant" à cette conférence de la FRS (vous ai-je dit que j'y étais chercheur associé ?) qui se teindra le 24 janveir prochain. Détails ci-dessous.

La Fondation pour la recherche stratégique, en partenariat avec l'ambassade des Etats-Unis à Paris, a le plaisir de vous inviter à la conférence : Cloud Act, GPDR: International Insights on Privacy and Data Management, qui se tiendra le vendredi 24 janvier 2020, de 17h30 à 19h00, dans les locaux de la FRS (4 bis rue des Pâtures - 75016 Paris).

Le professeur Peter Swire du Georgia Institute of Technology y présentera ses travaux sur les politiques et législations sur la vie privée en ligne.

Le Pr. Swire, ancien conseiller des présidents Clinton et Obama sur les enjeux liés à la gestion des données privées et la sécurité nationale, exposera la vision américaine de ces problématiques avant que la discussion ne s'ouvre sur la comparaison avec les orientations européennes et françaises en la matière.

Le général de Brigade (2S) Olivier Kempf, chercheur associé à la FRS, sera le discutant.



Les débats seront animés par Nicolas Mazzucchi, chargé de recherche à la FRS.



La langue de travail sera l’anglais, et la séance se déroulera selon la règle de Chatham House.

Inscription auprès de la FRS (places limitées)

Site de la conférence :

Olivier Kempf

Mad Maps

Le temps de Noël arrive, vous n'avez pas encore fait vos cadeaux, vous ne savez pas quoi demander (peu crédible) ou offrir à un de vos proches qui lui est fana géopolitique - géographie - cartographie (barrer la mention inutile). Voici ce qu'il vous faut : Mad Maps, sorti à la rentrée mais qui est particulièrement pertinent en ces temps de rêve (non, je n’ai pas dit grève ni trêve).

Voici donc un atlas qui propose de nouvelles "représentations du monde" ; exercice typiquement géopolitique. J'y apprends par exemple que le mot "statistiques" vient de l'anglais "state" : pas de cartographie sérieuse sans bonnes données dessous, c'est ce que j'avais appris en travaillant avec un cartographe sur un de mes bouquins. Du coup, voici par exemple une carte qui donne les taux de natalité en effaçant les frontières (p. 73).

Si les anamorphoses sont désormais choses assez courantes, superposer la France géographique, la France routière et la France ferroviaire présente un intérêt certain (p. 64).

Plus original : écrire sur la carte au moyen de ses traces GPS, c'est désormais possible sur OpenstreetMap (p. 83). On s'interrogera aussi sur les jeux de couleurs de nos cartes : rouge ? jaune ? (PP. 90 à 93), ou on s'amusera de la forme de la prochaine Pangée, dans 250 millions d'années (p. 120).

Vous l'avez compris : cet ouvrage est fait pour surprendre à coups de cartes, donc à interroger, donc à rendre plus intelligent grâce au décalage volontairement recherché avec le sérieux de la discipline. Mais ce n'est pas parce qu'on sourit souvent que cela n'est pas sérieux.

Voici au fond un atlas déclencheur d'interrogations, incitant à aller plus loin. Bref, idéal pour Noël et votre proche sera ravi de la bonne idée que vous avez eue.

Mad Maps, par Nicolas Lambert et Christine Zanin, Armand Colin, 2019, 19,9 euros.

"L'Otan n'échappera pas à une profonde remise en question"

J'ai donné un entretien à Charles Hequet, pour l'Express, à la suite du sommet de Londres. Il est accessible ici. Vous avez également le texte complet ci-dessous.

Le sommet de l'Otan s'est achevé le 4 décembre. Pour Olivier Kempf, chercheur et spécialiste de l'Otan, l'organisation doit s'interroger sur sa raison d'être.

De ce 70e anniversaire de l'organisation du traité de l'Atlantique nord (Otan), on retiendra surtout la passe d'armes entre Emmanuel Macron et Donald Trump ou les provocations du président turc Recep Tayyip Erdogan. Mais l'essentiel n'est pas là. Surmontant leurs différends, les 29 pays membres se sont mis d'accord sur une déclaration commune, mardi 3 décembre à Londres, Les apparences sont sauves. Toutefois, des lignes de fracture sont apparues au sein de l'institution. Elles traduisent des divergences profondes, voire existentielles.

À quoi doit servir l'Otan? Qui sont ses ennemis? Que faire lorsque l'un de ses membres - la Turquie - agit à l'encontre des intérêts communs? Pour surmonter cette crise, l'Otan doit se remettre en cause. Revoir ses processus de décision, sa gouvernance, et s'interroger sur sa raison d'être. Général (2S), directeur du cabinet de stratégie La Vigie et auteur de L'Otan au XXIe siècle" (éd. du Rocher), Olivier Kempf nous livre son analyse post-conférence.

1/ Le 70ème sommet de l’Otan vient de s’achever. Quels enseignements peut-on en tirer ?

La déclaration finale, publiée hier après-midi, est remarquable par sa brièveté (9 points au lieu de 79 au sommet de Bruxelles, en 2018). Elle se concentre en effet sur l’essentiel : la réaffirmation de l’Alliance atlantique et, surtout, de l’article 5, qui engage les membres de l’Otan à porter secours à l’un d’entre eux qui serait agressé. C’est un point très important, après les réactions dubitatives de Donald Trump, qui avait affirmé en 2016 que l’Otan était « obsolète » ou, le mois dernier, d’Emmanuel Macron, qui avait déclaré dans le magazine The Economist que l’Alliance était en état de « mort cérébrale ».

Notons également qu’un paragraphe important est consacré au chapitre nucléaire. Il rappelle que « aussi longtemps qu'il y aura des armes nucléaires, l’OTAN restera une alliance nucléaire ». Ce point méritait d’être souligné, après le retrait américain du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) et dans le contexte de prolifération nucléaire que nous connaissons aujourd’hui.

On note également un paragraphe sur la question des budgets, ce qui satisfait le président américain.

2/ Le cas de la Turquie, pays-membre de l’Otan depuis 1952, qui achète un système de défense anti-aérienne à Moscou et s’attaque aux Kurdes en Syrie, en totale contradiction avec les intérêts de ses « alliés » occidentaux, n’est pas mentionné…

Non, car il s‘agissait de manifester l’unité. Le communiqué recense plusieurs sujets d’intérêt stratégique - espace, cyberattaques, 5G, puis « les actions agressives de la Russie », ce qui répond aux attentes des alliés de l’Est. Mais plus loin, il évoque « la perspective d’établir une relation constructive avec la Russie », ce qui répond aux attentes de la France ou de l’Italie.

3/ Il n’y a pas d’allusion, non plus, aux profonds désaccords apparus lors de la passe d’armes entre Emmanuel Macron et Donald Trump…

Le président américain est arrivé à Londres avec une seule préoccupation : sa politique intérieure. Il a voulu tirer parti de ce sommet pour montrer aux électeurs américains qu’il est un leader responsable, capable d’assurer un leadership vis-à-vis des autres dirigeants occidentaux. Une question demeure : s’agit-il d’une posture de circonstance ou d’une position durable ?

Le président français a, quant à lui, posé des questions de fond, notamment sur la définition du terrorisme. Ainsi, le communiqué évoque « le terrorisme sous toutes ses formes et dans toutes ses manifestations », ce qui répond aux préoccupations de la France sans répondre précisément à la demande turque de considérer les rebelles kurdes comme terroristes. Il faut bien faire la distinction entre l’entente de façade et les questions structurelles qui n’ont pas du tout été résolues.

Notons à cet égard que les alliés ont demandé au secrétaire général de l’Otan, Jens Stoltenberg, de plancher sur « un processus de réflexion prospective visant à renforcer encore la dimension politique de l’OTAN pour la prochaine réunion ministérielle, qui aura lieu dans quelques mois. On ne pourra échapper à ce travail en profondeur. C’est clairement dire que la question posée par le président Macron est pertinente.

4/ L’Otan peut-il survivre à un second mandat de Donald Trump ?

C’est une excellente question. Même s’il s’est érigé en défenseur de l’Alliance atlantique à Londres, rien ne garantit qu’il tiendra ce cap sur le long terme, surtout lorsque l’on sait ce qu’il pense, à titre personnel, des grands accords multilatéraux. Peut-être, lors d’un second mandat, se sentirait-il suffisamment fort pour rompre définitivement les amarres avec l’Otan.

5/ Pour la première fois, la Chine est évoquée. L’Empire du Milieu a-t-il été identifié comme le prochain ennemi de l’Occident ?

Non, puisque le texte évoque « ’influence croissante et les politiques internationales de la Chine présentent à la fois des opportunités et des défis », ce qui est une première mention de ce pays dans un communiqué : cela répond là encore au souci des Américains, sans pour autant décrire la Chine comme une menace. Cette position équilibrée permet d’aborder le nouveau rôle chinois, sans insulter l’avenir.

O. Kempf

Quel avenir pour l'OTAN ?

J'ai donné un entretien l'autre jour à radio Vatican, à la suite du sommet de l'OTAN. Vous pouvez l'écouter :

ici

O. Kempf

Cyber et drones (P. Etcheverry)

Ce livre paru il y a un an n’a pas reçu l’écho qu’il mérite. Il s’inscrit dans ce champ classique de l’art de la guerre qui consiste à analyser le recours à la technique, source de révolution, de rupture et de bouleversement stratégiques.

Après l’arme atomique dont on avait pensé que l’usage interdirait la guerre, ce qui ne fut pas, car la guerre entre sociétés semblables et « du fort au fort » fut remplacée durant les décennies de la guerre froide par des guerres périphériques, révolutionnaires, de décolonisation, où chacun des leaders de chaque camp, détenteur de l’arme ultime, s’ingérait. L’URSS abattue, on pensa alors « tirer les dividendes de la paix » puisque les États-Unis, vainqueurs du duel, se retrouvaient sans ennemi de leur niveau. C’était même la fin de l’histoire1 par la victoire de la liberté.

Illusion. Des tensions contenues par la logique bipolaire resurgirent très vite ou bien éclatèrent prenant la forme de nouvelles guerres interétatiques et surtout de guerres intraétatiques, de guerres urbaines, de guerres asymétriques, certaines menées contre le monde occidental en utilisant le procédé ancien du terrorisme, ce type de combat « du faible au fort ».

La période ouverte par la chute du Mur de Berlin a alors connu sa révolution stratégique avec d’une part, les armes cybernétiques grâce à l’ordinateur individuel interconnecté par Internet au sein d’un nouvel espace : le cyberespace, terme devenu familier dont la définition varie selon l’angle de l’analyse et les intérêts des acteurs. Lieu de rencontre, le réseau des réseaux ne doit cependant pas être réduit à Internet qui n’en est que la dorsale par l’intermédiaire des usagers car il constitue un domaine transversal et singulier de la guerre. Et d’autre part, les drones « pour le moment la forme la plus aboutie de l’extension constante de l’allonge des armes depuis que l’homme fait la guerre »2. Dans un premier temps, les analyses stratégiques et les débats ont porté sur les deux armes séparément. Dès les années 2000, pour les premières, à l’origine de la révolution numérique et depuis les années 2010 pour les secondes alors qu’il existe une continuité entre le cyber et les drones. Là se trouve la raison d’être de l’ouvrage.

Après Pierre Hassner qui constatait que « les deux innovations techniques qui sont actuellement au centre des conflits les plus importants, des débats stratégiques et de la réorganisation des appareils de défense sont les drones et la guerre cybernétique »3 et en se référant aux conclusions du Forum économique mondial de Davos, de janvier 2017 au cours duquel des orateurs mirent en avant le rôle de plus en plus prépondérant des robots dans la conduite de la guerre, l’auteur montre « comment le cyber et les drones bouleversent déjà les champs stratégiques, juridiques, éthiques, géopolitiques et sécuritaires », il met en exergue « le fait que ces deux pans de la rupture technologique en cours ne sont que les prémisses d’un bouleversement plus large » et veut attirer l’attention « sur les évolutions très rapides en termes de robotique, de miniaturisation ou d’intelligence artificielle et leurs implications potentielles dans les guerres du futur. »4 Il le fait selon trois niveaux : celui de la stratégie et des opérations (chapitres 1, 2 et 3), celui de la géopolitique et celui de l’éthique (chapitres 4 et 6) et de ses conséquences sociales puisque le rappelle à juste titre l’auteur de la préface, « la guerre est toujours une manifestation sociale. »

La démonstration est extrêmement bien documentée, la pensée est intellectuellement puissante. Elle se place sans détour dans le contexte d’un monde présentant un paysage géopolitique fragmenté et surtout d’un monde occidental post-moderne en crise, refusant la mort5 et aveuglé par la technologie et le court-termisme.

Un monde où le multilatéralisme (ONU, OTAN) s’effondre, où la souveraineté, attribut des États et du droit international, s’affaisse sous l’es effets conjugués du libéralisme et de la dérégulation à tel point que les États ont perdu le monopole de la guerre, l’un des principes de l’ordre westphalien (chapitre 5). A propos du niveau de la stratégie, l’auteur pointe les conséquences du point de vue d’une pensée marquée par l’absence de direction, « l’indirection » que ce soit en Libye, en Syrie et au Sahel où les forces armées françaises interviennent.

Il faut absolument lire cet essai au contenu dense et décapant qui nous éclaire avec grand réalisme sur notre environnement international.

Par Martine Cuttier

Panpy Etcheverry, Cyber et drones, Économica, Collection Cyberstratégie, 2018, 167 p : ICI

1 Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier Homme, Free Press, 1992.

2 P 75.

3 Pierre Hassner, « La guerre au 21e siècle : entre la bombe humaine et le drone », Sciences humaines, N°1 HS, 2012.

4 P 5.

5 Le symbole en est la théorie du « 0 mort » des militaires aux dépends des civils, victimes à 90% des conflits.

La réflexion stratégique 2.0

Je participerai, Mercredi 20 novembre prochain, à une conférence sur la Réflexion stratégique 2.0. Elle est organisée à la mairie du 9ème par l'Association des militaires entrepreneurs (AME). Quels sont les effets de la numérisation des supports d’information (sites, newsletters, blogs, réseaux sociaux,...) sur la réflexion stratégique des armées et des entreprises ? Détails ci-dessous.

Soirée Réflexion & Influence - AME-France (site : www.ame-france.com) Mercredi 20 novembre 2019 – de 18h30 à 20h30

THEME :   La Réflexion stratégique 2.0  : Quels sont les effets de la numérisation des supports d’information (sites, newsletters, blogs, réseaux sociaux,...) sur la réflexion stratégique des armées et des entreprises ? 

Discussion avec des influenceurs convaincus  :

  • Frédérique Jeske, DG d’un réseau, auteur du Guide des dirigeants responsables, animatrice du blog Ambitieuse pour l’entreprise
  • Olivier Kempf, général (2s), consultant, auteur, animateur du blog Egea, de la lettre La Vigie
  • Thibault Lamidel, analyste, animateur du blog Le Fauteuil de Colbert (un associé d'Echoradar)
  • Damien Liccia, associé IDS Partners

Avec la participation de deux grands témoins :

  • Caroline Galactéros, dirigeante de Planeting et du Think tank Geopragma, auteur de Vers un nouveau Yalta
  • Yves de Kermabon, général de corps d’armée (2s), ancien conseiller PESD à Bruxelles, associé MARS analogies

Animation : Mériadec Raffray, journaliste et expert des questions de défense & sécurité

Mairie du IXème arrondissement

  • Mairie du 9ème arrondissement,
  • 6 rue Drouot - 75009 Paris
  • Matro : Richelieu-Drouot
  • Salle du Conseil – Escalier D, 2ème étage

Accueil à partir de 18h00 - Les auteurs dédicaceront leurs ouvrages à l’issue

Inscription :  https://www.weezevent.com/soiree-reflexion-strategique-ame-france-20-novembre

Lire les Déracinés de Barrès

Voici un petit billet paru dans le dernier numéro de Conflits. J'y ouvre une nouvelle chronique intitulée "relire les Classiques". Barrès en est le premier sujet. Barrès oublié et négligé, Barrès décrié, mais Barrès grand écrivain quand même, outre l'influence qu'il a eue sur une génération entière.

Maurice Barrès a aujourd’hui très mauvaise réputation. Le chantre du « nationalisme » est forcément soupçonné d’inspirer tous ceux qui se revendiquent de la nation ou de l’identité. Et par les temps qui courent, le point Godwin est très vite atteint. Pourtant, Barrès est mal connu : faites le test autour de vous, bien peu l’ont lu. Or, c’est un grand écrivain. Oublié comme écrivain, s’il est encore connu pour son rôle politique. Car voici un paradoxe : il est à la fois homme de lettres et homme politique (élu député à maintes reprises et ayant eu une influence incontestable dans la fabrique des idées de son temps). Autrement dit, avant la lettre, un « intellectuel », au sens que l’on donne en France à ce mot : « l’intellectuel est celui qui s’occupe de ce qui ne le regarde pas » (J.-P. Sartre) : celui qui sort de son domaine de compétence pour parler des choses de la cité. Barrès a eu autant d’influence que Sartre…

Rappelons le mot de Blum : « Je sais bien que Monsieur Zola est un grand écrivain ; j'aime son œuvre qui est puissante et belle. Mais on peut le supprimer de son temps par un effort de pensée ; et son temps sera le même. Si Monsieur Barrès n'eût pas vécu, s'il n'eût pas écrit, son temps serait autre et nous serions autres. Je ne vois pas en France d'homme vivant qui ait exercé, par la littérature, une action égale ou comparable ». Et celui de Malraux : « Il était caporal en politique alors que dans le domaine de la littérature, il était général ».

Sait-on que le jeune député boulangiste de Nancy, élu à 27 ans, se veut socialiste et siège à l’extrême-gauche ? rapidement cependant, il adhère ensuite à la ligue des patriotes de Paul Déroulède et est antidreyfusard. Il prône en fait un nationalisme républicain et garde ses distances avec le monarchisme de Maurras. Il s’agit pour lui de « restituer à la France une unité morale, de créer ce qui nous manque depuis la révolution : une conscience nationale ». N’oublions pas qu’en cette fin du XIXe siècle, en ces débuts de IIIe république, la question du régime politique de la France est encore centrale.

Mais il est au fond fédéraliste, partisan de l’attachement aux régions et au local. D’ailleurs, les Déracinés est un roman « décentralisateur » car se méfiant de Paris et de l’uniformisation décidée par la capitale, qui coupe les Français de leurs racines provinciales locales. Il est autant nationaliste lorrain que nationaliste français. Rappelons enfin que Barrès écrit après la guerre de 1870 : c’est un partisan de la revanche sur l’Allemagne. Mort en 1923, il n’a pas connu le nazisme. L’assimiler à ce courant est non seulement anachronique, mais tout simplement faux.

§§§

Pourquoi lire Barrès aujourd’hui ? je notais l’autre jour le vrai clivage actuel, « entre enracinés et déracinés, dans le sillage des intuitions de Barrès et Simone Weil » (La Vigie, n° 116). Écrivant cela, je constatais que je citais l’un des deux sans l’avoir lu. Il fallait réparer cette lacune. Trouvant le volume au fond de ma bibliothèque, je commençais… Ce fut une surprise saisissante.

Voici en effet un roman de grande allure : un style à la Flaubert, des personnages variés, une intrigue multiple et bien tissée. Le lecteur plonge dedans et ne s’en sépare pas, négligeant les autres lecteurs pour avancer dans celle-là, ravi de retrouver les plaisirs de lecture de l’adolescence, quand on dévorait Balzac, Zola, Arsène Lupin ou Jules Romain dans des grandes enfilades de pages tournées compulsivement au cours d’été sans fin.

Les déracinés racontent l’histoire de sept jeunes lycéens de Nancy, aux origines diverses même s’ils sont tous lorrains, qui suivent l’enseignement de leur professeur de philosophie, kantien et républicain, M. Bouteiller. Ce dernier est muté à Paris et les invite à le suivre. Ils montent à Paris où l’on suit leur formation à la vie qu’il s’agisse de leurs expériences amoureuses, de leur initiation politique, de leur insertion professionnelle ou de leurs débats philosophiques et moraux. C’est aussi l’histoire de leur déracinement puisqu’ils abandonnent une part de leur caractère lorrain pour se transformer et, d’une certaine façon, se perdre, dans le maelstrom parisien. Le sujet est au fond très actuel car la critique de la mondialisation s’articule aujourd’hui au clivage entre métropolisation nantie et France périphérique.

Les déracinés est le premier volume d’une trilogie, le Roman de l’énergie nationale. Il fait la transition avec le cycle précédent (Le culte du moi) qui avait permis à Barrès de connaître le succès. Si on voit poindre les thèmes « nationalistes » (la terre et les morts) qui seront la marque de Barrès, le lecteur doit d’abord le lire pour ce qu’il est : Un grand roman, un roman en soi qui se justifie par lui-même, en oubliant la réputation de l’auteur, fût-elle mauvaise.

O. Kempf

Description des cyberagresseurs (sur RFI)

Désolé de mon silence au cours du dernier mois : la rentrée a été chaude, mais chaude... En clair, j'ai été surchargé de boulot. Je ne m'en plains pas... Mais du coup, j'ai dû délaisser quelque peu égéa, avec pourtant plein de trucs à dire et de nouvelles à signaler.

Bon, je passe demain mardi 8 octobre dans l'émission Décryptage, sur RFI (ici), animée par Anne Cantener (photo ci-dessous), de 18h10 à 18h30, pour évoquer les principaux responsables des cyberattaques, à partir du dernier rapport publié par Thalès et Verint (lire ici, très intéressant).

191007_RFI.jpg

Le podcast : ici

A demain. J'essaye d'ici une semaine de rattraper toutes les publications en retard.... J'ai plein de choses à vous dire !

O. Kempf

Chars de combat (Manuel de reconnaissance)

Voici un petit opuscule passionnant, qui m'a rappelé mes années de lieutenant à Saumur, lorsque nous apprenions à identifier les chars soviétiques, mais aussi les VCI, les hélico ou les avions. Il s'agissait à l'époque de compétences indispensables à un officier de reconnaissance dont la mission était d'aller escadronner, en avant du corps d'armée, pour déterminer l'axe d'effort de l'ennemi… et se faire consommer en 12h de temps !

Aussi, quand je l'ai vu passer, je n'ai pas résister. D'un mot, voici de la belle ouvrage car cela me change indéniablement des petites fiches cartonnées Noir et Blanc que nous allions acheter à la bibliothèque de l'école. Chaque char dispose non seulement de plusieurs photos mais aussi de données techniques et d'un texte de présentation. Surtout, les versions successives sont présentées, ce qui permet d'utiles comparaisons. Enfin, des chars de années 60-70 encore en service ici ou là sont encore présentés : l'utilité sert ici plus à comparer les évolutions, me semble-t-il.

Bref, voici une encyclopédie réjouissante et pratique. On pourra dire qu'il ne s'agit que d'un outil nostalgique... Pourtant, à l'heure où la compétition entre grandes puissances renaît, où des risques de guerre interétatiques reviennent au range des préoccupations, se réintéresser au char me semble de bon aloi. Cet ouvrage n'intéressera donc pas seulement les cavaliers blindés ou les fanas milis, mais aussi tous ceux qui ont envie d'approfondir le sujet. Par exemple, si certains journalistes le parcouraient pour comprendre que tout blindé n'est pas un "char", ce serait déjà une grande victoire.

Mais là, je rêve sans nul doute.

Chars de Combat, par Youri Obratsov, Editions HIstoire et collections, collection manuel de reconnaissance, 19,95 euros, 115 pages : lien

Olivier Kempf

Le bouleversement de Trump (ou Trump et la profondeur)

Pour les cinq ans d'Echoradar, nous nous sommes fixés comme thème estival de choisir un événement géopolitique marquant de la dernière demi-décennie. Sans hésiter, j'ai choisi Trump car Trump est plus profond qu'il y paraît.

Quel a été le plus important événement géopolitique de ces cinq dernières années ? Une telle question suggère qu’on a le recul suffisant pour apprécier la portée des événements. Or, il arrive que des événements passent inaperçus sur le moment et ne révèlent leur importance que dans la longue durée, surtout en matière géopolitique. Cette discipline privilégie en effet souvent une approche du temps long qui lui permet de déceler les grands mouvements tectoniques. De même, le qualificatif d’important pose difficulté : de quelle échelle s’agit-il ? pour qui est-ce important ? Par exemple, une vision française diffèrera d’une vision européenne, chinoise ou mondiale… Malgré toutes ces objections de méthode, risquons-nous.

Source

Car au fond, l’élection de Donald Trump en 2016 constitue bien un événement qui affecte tous les points de vue. De plus, il s’inscrit dans une histoire plus longue que les seules trois dernières années, car il vient concrétiser des tendances initiées par G W Bush (sur les relations transatlantiques) et B. Obama (sur le pivotement asiatique). Surtout, il affecte la première puissance globale, ayant des intérêts et des influences dans toutes les parties de la terre. Elle fut la seule depuis la fin de la Guerre froide même si on observe depuis une décennie la montée en puissance de la Chine. Mais la faillite de Lehman Brothers en 2008 ou la maîtrise du pouvoir chinois par Xi Jin Ping depuis 2013, qui pourraient constituer d’autres événements mondiaux, sont advenus avant la période considérée. Enfin, l’accession de Trump au pouvoir constitue autant la concrétisation d’une tendance préalable que l’établissement d’un nouveau cours géopolitique. C’est un tremblement de terre en ce qu’il est la résultante de pressions antérieures, tout comme il produit un nouvel état des choses profondément différent de ce qui existait avant et auquel on ne pourra pas revenir.

La fin de la mondialisation heureuse

Alain Minc, le gourou influent des puissants et des pouvoirs, quelle que soit leur couleur politique (signe peut-être de leur caractère incolore), avait inventé la notion de Mondialisation heureuse, dans un livre de 1997 (ici). Il poursuivait en cela les annonces de Fukuyama (La Fin de l’histoire) et du précurseur Robert Reich (L’économie mondialisée, 1991), avant le livre de Thomas Friedmann qui en 2006 annonçait : La terre est plate. Tous ces prophètes de bonheur écrivaient avant le crash de 2008 qui a constitué une profonde rupture : elle fut politique mais surtout, elle marqua le moment où l’on commença à douter de la mondialisation. Il y avait bien eu des débats auparavant mais ils opposaient de vieux gauchistes dénonçant un système capitaliste forcément critiquable et de jeunes réalistes qui, non contents de s’enrichir, se satisfaisaient de faire sortir la planète de la pauvreté : réunir richesse et confort moral, voici une situation inconnue quand on était libéral. Jusque-là, on avait le cynisme un peu gêné. Avec la mondialisation, tout allait pour le mieux.

Bien sûr, il y avait eu cet accident du référendum de 2005 où une majorité de Français (et de Néerlandais) avaient refusé la Constitution européenne. Ce fut vu à l’époque plus comme l’effet d’un retard (le fameux retard français, si ataviquement dénoncé par les esprits forts) que comme le signal faible de ce qui allait advenir. Au fond, le signal était trop fort pour être un signal.

Patatras ! La faillite de Lehman-Brothers lança une série de mauvaises nouvelles : crise financière, puis crise de l’euro, puis crise de l’Europe (mais il paraît que celle-ci est toujours en crise et que la crise l’aide à grandir et que donc ce n’est pas grave). Il reste que depuis 2008, beaucoup doutent des promesses de prospérité pour tous assurées par l’UE. Celle-ci reste soutenue dans l’opinion mais plus comme une défense que comme une ambition. On est passé du projet au repli. L’UE nous mettait dans le train de la mondialisation, la crise de cette dernière rétroagit sur le primat géoéconomique qui présidait à la construction européenne.

2008 fut aussi l’année du grand retournement en Chine. Plus exactement, ce fut le moment où le gouvernement chinois s’aperçut qu’il ne pouvait plus faire confiance à l’Occident : d’une part à cause de cette crise qu’il dut combler, pour sa part, avec un surcroît d’endettement (chose qu’on a oubliée) ; mais aussi à cause des nombreuses critiques qu’il reçut, alors qu’il organisait les JO de Pékin, à propos du Tibet libre (ce qu’explique très bien E. de La Maisonneuve, dans son dernier ouvrage Les défis chinois, qu’il faut impérativement lire si on veut comprendre stratégiquement quelque chose à la Chine contemporaine). Désormais, Pékin va réfléchir à une nouvelle manière d’ordonner le monde, plus conforme à ses intérêts et à sa vision et distincte de la « mondialisation », représentation géopolitique construite et véhiculée par l’Occident.

2008 fut enfin l’année de l’élection de B. Obama. Souvenez-vous, il fut vécu à la fois comme une rupture (le premier président noir) mais aussi comme un retour aux fondamentaux américains. On ne vit pas qu’il mit en œuvre résolument le « pivotement » (traduction exacte du pivot américain), c’est-à-dire la bascule de priorité géopolitique des Etats-Unis de l’Atlantique vers le Pacifique. Il le fit de façon polie et mesurée, rassurant ainsi les atlantistes européens, mais le mouvement était pris.

Ces trois constats indiquent que le retournement du monde avait commencé dès 2008. C’est pourquoi Trump n’est pas aussi nouveau ni surprenant qu’on l’a dit (on relira ici avec attention l’écho du bocal accordé sur le sujet par J. Ghez, un des meilleurs spécialistes français des Etats-Unis), même si son élection marque un tournant très important, rendant visible ce qui était présent mais latent.

Les options radicales de Trump

Provoquons : Trump est bien plus profond qu’on ne le croit.

Profond ne signifie pas ici qu’il est évolué, subtil, élaboré, cultivé, construit… Ces caractéristiques étaient celles de son prédécesseur et en cela, Trump diffère profondément de l’élégant 44ème POTUS. Mais avec sa brutalité, ses éruptions tweetesques, son manque de maîtrise de soi et tout simplement d’éducation, Trump manifeste quelque chose de beaucoup plus profond : il est en effet doté d’une intuition impressionnante, qualité qu’on n’enseigne pas à la faculté et que les analystes politiques peinent à reconnaître pour telle. Et pourtant, Trump est dotée d’une intuition très profonde qui explique d’ailleurs son succès électoral, mais aussi que malgré le bruit furieux dont sa présidence est environnée, elle ne se déroule pas si mal, permettant à « The Donald » d’avoir des chances sérieuses d’être réélu (à tout le moins, sa défaite est bien loin d’être assurée quand on observe le désastre idéologique qui prévaut dans le camp démocrate).

L’intuition, peut-être bien loin de la raison, mais vraie motivation pour l’action. Souvent, on ne voit que les voiles du bateau pour comprendre sa manœuvre. On oublie la quille alors que le profilage de celle-ci décide d’énormément de choses. L’intuition, c’est la quille des hommes d’Etat. Et elle est souvent omise dans le diagnostic politique et géopolitique.

Et sa première intuition est « globale », au sens à la fois anglais et français. Car il s’agit du rapport au monde et à la mondialisation (la globalization anglo-saxonne) : Trump dit d’abord que l’actuel mode de gouvernance de la planète ne convient plus aux Etats-Unis. La surprise est totale chez beaucoup, tant nous étions persuadés que la mondialisation se faisait justement au profit des Etats-Unis : c’est ainsi en tout cas que nous l’avions comprise, lorsqu’elle se mit en place après la guerre froide. Sauf que c’était vrai au début mais que peu à peu, d’autres en avaient tiré profit et notamment la Chine et l’Allemagne. Nous ne répéterons pas ici à quel point il y a à nouveau un problème allemand en Europe (voir La Vigie n° 115, ici). Force est de constater que l’Allemagne a su tirer profit de la mondialisation et imposer un déséquilibre majeur en Europe. Quant à la Chine, lancée dans un gigantesque rattrapage lancé par le maître Deng en 1979, plus personne ne doute qu’elle est une actrice majeure de cette mondialisation qu’on croyait américaine : si elle fut initiée au début par les États-Unis, à leur grande surprise d’autres en tirent de plus grands bénéfices.

Trump a donc délaissé les mantras qui nous ont bercé : celui de l’échange ricardien profitable à toutes les parties avec spécialisation dans le facteur de production le plus adéquat (ce dont les meilleurs économistes doutent désormais), ou encore celui du fameux gagnant-gagnant, où toutes les parties prennent avantage à un gâteau qui croît. Trump écoute son instinct, son intuition, dans une logique malthusienne : les gains sont limités et celui qui gagne quelque chose le fait aux dépens de l’autre. Cette utilisation maximale par d’autres des nouvelles règles du jeu (règles de l’échange) motive les récriminations de l’Américain à l’encontre des tricheurs (car pour lui, il y a logiquement une triche dans l’utilisation des règles à son profit).

Cette perception globale de la mondialisation entraîne les nouveaux rapports qu’il va introduire avec « les autres ». Ce sera donc deux rapports de force (la seule méthode qu’il connaît) avec d’un côté les Chinois, de l’autre les Européens. Ceux-ci se voient même accusés d’être des « ennemis », le mot révélant l’attitude psychologique de D. Trump.

Ce faisant, il bouscule un ordre du monde auquel nous étions habitués. Il introduit très précocement un rapport de force avec Pékin qui ne s’y attendait pas si tôt et demeure embarrassé : voici donc le président Xi obligé de faire un discours en faveur du libéralisme à Davos, louangé pour l’occasion par les nombreux partisans de l’ordre ancien (qui ignorèrent allégrement l’absence de libéralisme politique au sein de l’empire du milieu). Quant à Angela Merkel, elle connaît avec Trump une nouvelle déstabilisation qui vient marquer une fin de règne pour le moins difficile.

La remise en cause de la mondialisation pousse à celle du multilatéralisme. Bien sûr, tout le monde se lamentait hypocritement sur l’inefficacité de l’ONU dont chacun constatait la réforme impossible mais tout le monde s’en contentait. Trump passe outre et met bas les accords bilatéraux, TPP trans pacifique ou JCPOA iranien (et plus récemment, Traité Forces Nucléaires Intermédiaires). Même l’ALENA a été remis en cause au grand dam des voisins mexicains et canadiens.

De ce point de vue, les théâtres russes ou moyen-orientaux sont secondaires. Voyant chez Poutine un homme de force (le modèle le séduit) il n’hésite pas cependant (alors qu’il est accusé par ses adversaires démocrates d’en être l’otage) d’accroître les sanctions ou de sortir du FNI (probablement pour retrouver des moyens sur le théâtre chinois, il faut le noter). Quant au Moyen-Orient, il vise d’abord un formidable accord commercial avec le royaume séoudien, quitte à épouser les fantasmes anti-perses de ce dernier. Pour le reste, il n’hésite pas aux coups, notamment sur la question nord-coréenne même s’il se fait probablement duper par Kim.

Nous voici sortis du multilatéralisme : La politique trumpienne a installé un nouveau régime dual et même duel : il ne s’agit pourtant pas d’un nouveau régime bipolaire, comme du temps de la guerre froide. En effet, l’affrontement entre les Etats-Unis n’entraîne pas un alignement des puissances derrière les deux chefs de file. Certes, Pékin a lancé son initiative Ceinture et route (depuis 2013) mais la Russie ou l’Inde conservent leur quant-à-soi. Quant à l’Europe, elle se trouve particulièrement gênée devant la nouvelle configuration du monde. Il y a donc un bipôle relatif qui n’aligne pas même s’il structure.

On avait cru que le multilatéralisme, expression politique de la mondialisation économique, constituait la solution à la sortie de la guerre froide et de l’affrontement bipolaire. Force est de reconnaître que les deux sont en crise et que nous faisons désormais face à un système désordonné même si un affrontement principal entre deux géants constitue le fait marquant.

Trump est donc un formidable dynamiteur. Il est certes une conséquence (et on n‘insistera jamais assez sur la continuité qu’il a avec Obama, aussi bien sur la négligence envers l’Europe que sur la priorité donnée à la question chinoise) : il est aussi un détonateur et on ne reviendra jamais au statu quo ante.

O. Kempf

Retour sur l'affaire Legrier

L’affaire Legrier a fait à nouveau parler d’elle en ce creux d’été. En effet, le CEMA a été interrogé à son sujet par la commission de la défense de l’Assemblée et il a eu des mots très fermes à ce sujet (voir ici). D’autres commentateurs se sont crus obligés de commenter, le vernis de leur style cachant mal le vide de leur pensée et leur satisfaction de donner des leçons d’élégance morale et de « j’vous l’avais bien dit ».

Or, cette affaire couvre quatre dimensions, mal isolées par les commentateurs qui confondent souvent tout : Communication, commandement, stratégie et géopolitique sont ainsi les axes de l’affaire (sans même parler de la notion de liberté d’expression, victime collatérale de l’affaire, comme si on n’avait rien appris : mais elle vaudrait à elle seule un développement et elle a déjà été abordée dans ce blog : laissons-la de côté pour l’instant.

Commandement : c’est le principal argument du CEMA et on ne peut ici que lui donner raison. En effet, le colonel Legrier a publié son texte alors qu’il était encore en train de commander son bataillon en opération. Cela pose problème vis-à-vis de ses hommes (ce que relève le CEMA) mais aussi vis-à-vis de la hiérarchie : faut-il rappeler que le commandement consiste dans un double « dialogue » : du haut vers le bas (les ordres) et du bas vers le haut (le compte-rendu). Or, le colonel Legrier a fait part publiquement de ses impressions avant même d’avoir rendu compte (et donc écouté les arguments contraires de sa hiérarchie.

Accessoirement, la prudence et la maturation imposent un certain temps de latence entre une opération et son analyse. Quiconque a été en Opex sait qu’on s’y agace de beaucoup de choses, que les relations humaines ne sont pas toujours simples, que la tension et la fatigue altèrent le jugement. Aussi n’est-ce pas un hasard si les analyses sont publiées après l’opération, pour permettre au temps de faire son œuvre et au cerveau de décanter, ruminer et produire l’essentiel. C’est ainsi pour ma part que j’ai procédé et que font la plupart des auteurs que je connais qui s’essaient à dégager les leçons qu’ils ont apprises de leur opération : le processus est indispensable et d’ailleurs, distinct du processus codifié du Retour d’expérience, tel qu’il est pratiqué dans nos armées.

Communication : L’accumulation d’erreurs en la matière est confondante : d’une part, la publication de l’article par la revue est maladroite car la RDN aurait dû noter cette question du commandement. Un article publié un mois plus tard, l’affaire aurait été différente. Ensuite, la réaction du cabinet (on ne sait d’ailleurs plus très bien de quel cabinet il s’agit : celui de la ministre, celui du CEMA ?). Demander le retrait d’un article (surtout quand il y a une version imprimée) à l’heure du numérique, c’est immanquablement susciter un effet Streisand, ce qui n’a pas manqué : outre les grands médias nationaux, le Washington Post, le New York Times, Reuters, Sputnik et Al Jazeera ont signalé l’article et analysé la question soulevée. Accessoirement, cela a démenti les propos du CEMA incitant les officiers à écrire et penser, ce qui est une de ses profondes convictions : il a dû entrer dans une casuistique désagréable et tirer des bords pour expliquer dans quel cas ceci dans quel cas cela. La question revient d’ailleurs trois mois plus tard avec cette audition parlementaire où on le sent très agacé au moins autant par le colonel Legrier que par la rémanence de l’affaire.

Stratégie : Là, pour le coup, le débat est ouvert. J’ai entendu un certain nombre de commentateurs évacuer d’un revers de main les arguments du colonel Legrier. J’en ai entendu d’autres, au moins aussi avisés (et en général, plus avertis des affaires stratégiques que les premiers), dire qu’il y avait au moins débat. Ce n’est pas un hasard si le CEMAT belge a diffusé le texte aux officiers de son état-major (ici). Car il y a matière à réflexion. Tout d’abord parce que je ne suis pas persuadé qu’on a autant gagné que ça contre les djihadistes. Ne soyons pas désagréables, n’évoquons pas Barkhane et restons au Moyen-Orient. Sommes-nous si persuadés d’avoir trouvé la bonne méthode face aux Djihadistes ? Sont-ils effectivement éradiqués d’Irak (sans même parler de la Syrie) ? Autrement dit, la stratégie adoptée notamment sous direction américaine a-t-elle été convaincante ?

Tentons de la résumer : beaucoup d’appui feu à des troupes au sol qui combattent par procuration (des proxies), un peu aidées par quelques forces spéciales. Cela a permis d’obtenir des effets sur le terrain, incontestablement et après beaucoup d’efforts, l’Etat Islamique a été chassé de Mossoul et du nord de l’Irak. Mais ce succès est-il durable ? si l’on observe d’autres théâtres (Afghanistan, BSS), il est permis d’en douter. Car au fond, on fait la guerre loin des populations, laissant à d’autres le soin d’aller constater les dégâts au sol, sans trop se préoccuper du volume de ces dégâts. ON est donc très loin de la guerre « au milieu des populations » dont on nous expliquait hier qu’elle caractérisait une approche française, distincte de l’approche américaine. Au fond, telle est la question : y a-t-il encore une approche française de la guerre ?

Par ailleurs, Le débat de l’appui feu renoue avec celui initié, entre les deux guerres, par Giulio Douhet. Celui-ci prétendait que l’arme aérienne allait constituer l’arme fatale, celle qui allait décider du cours des batailles par l’intensité du feu déployé. On sait, près d’un siècle plus tard, qu’il s’agit d’une illusion (pas tout à fait : seule l’arme nucléaire a obtenu ce pouvoir d’anéantissement et d’effroi qui a modifié la stratégie ) ; pour le reste, on demeure dans la guerre dite conventionnelle où l’accumulation d’armes complique la guerre mais ne résout pas l’affrontement premier entre deux camps, le fameux duel de Clausewitz. L’appui feu est un appui, voici ce que rappelle le colonel Legrier : il appuie une force au sol qui va risquer l’essentiel pour prendre l’ascendant moral sur l’ennemi. Observons que ce débat est aussi celui des drones et demain de la robotique de bataille. Autant dire que ce n’est pas un débat aussi anodin que d’aucuns l’ont affirmé.

On peut ici s’interroger sur l’intervention russe en Syrie : là encore, quelques milliers d’hommes et beaucoup d’appui feu : au fond, le même schéma que les Américains. Le résultat global est finalement assez proche de celui obtenu par les Etats-Unis en Irak. Dans les deux cas, on n’a pas l’impression que le gouvernement en place maîtrise pleinement le pays ni que la guerre soit pleinement gagnée (les combats actuels autour de la poche d’Idlib l’illustrent assez bien). De même, la résolution politique de la guerre semble très imprécise. En fait, il semble bien que des puissances d’intervention en opération extérieure n’aient guère le choix : comment concentrer les efforts pour peser tout en conservant une économie de moyens nécessitée par l’enjeu relatif, au vu de l’intérêt national ? Telle est la question posée à des pays aussi différents que la Russie, les Etats-Unis ou la France. L’appui feu semble ici constituer une option raisonnable, même si on sait qu’elle ne résout pas tout. La question stratégique complémentaire devient donc la suivante : comment compléter un appui feu pour transformer des succès militaires localisés en une réussite politique ?

Géopolitique : Voici enfin la dernière question, sous-jacente et qui a probablement provoqué l’ire de beaucoup. Au fond, que faisons-nous au Moyen-Orient ? En Irak, nous sommes appelés par un gouvernement légal et l’aidons à faire la guerre à des rebelles (qui se trouvent être aussi nos ennemis, du moins les désignons-nous comme tels). Nous suivons pour cela une direction américaine où, avec des moyens minimes, nous réalisons de belles performances, laissant logiquement la direction stratégique à nos alliés : Ce n’est pas avec 3% ou 5 % des forces que l’on peut réellement peser sur une stratégie ! Il est donc logique que nous soyons en retrait et qu’il n’y ait donc guère d’autonomie stratégique (mais opérative), ce que semble regretter le colonel Legrier.

Mais un autre débat sous-tend l’affaire : celui de notre présence en Syrie. Force est de constater que la ligne française a particulièrement été maladroite ces dernières années. Qu’on a assisté à un retour à une discrétion de bon aloi ces derniers mois, ce dont il faut se féliciter. Que cependant, nous intervenons en Syrie dans un cadre légal douteux car je n’ai pas entendu dire que le gouvernement légal de Damas (celui qui tient le siège de la Syrie aux Nations-Unies) ait demandé notre venue, y compris contre l’Etat Islamique. De même, l’argument de nos alliés kurdes combattant au sol pose évidemment problème : s’agit-il de combattants « réguliers » avec qui nous aurions passé une alliance ?

Pour conclure : le texte du colonel Legrier pose évidemment beaucoup de vraies questions. Il ne s’agit pas de les évacuer sous des prétextes de forme, même s’il y a eu, reconnaissons-le, beaucoup de maladresses. C’est bien parce que nous les avons pointées que nous pensons pouvoir aller au-delà, à l’essentiel, aux points soulevés par le colonel Legrier. L’heure doit désormais être au débat serein.

O. Kempf

Boris Johnson est-il l'homme de la situation ?

Hier, la Deutsche Welle m'a itnerviewé à propos de l'arrivé de Boris Johnson à la primature britannique. Vous trouverez ici l’enregistrement audio de cet entretien.

ICI

O. Kempf

Les Chrétiens dans Al-Andalus (R. Sanchez Saus)

Cet ouvrage est étonnant : j'avais commencé à le feuilleter et je suis tombé dedans, tant il ouvre beaucoup d'horizons et remet des pendules à l'heure. Disons tout de suite que je connais bien mal la géopolitique et l'histoire de l'Espagne et que simultanément, je méfie de beaucoup de propos sur l'islam, tant la plupart me paraissent biaisés : cela fait partie des sujets que l'on peut très difficilement aborder sereinement sans verser dans une approche idéologique.

Ce préambule est nécessaire car il précise d'où je pars : comme beaucoup, j'en étais resté à une vision un peu idyllique de l'al-Andalus musulmane. Bien sûr, les palais de l’Alhambra à Grenade font partie de ce récit mirifique et il est vrai que cette acropole méridionale, tout comme la grande mosquée de Cordoue, manifestent une civilisation raffinée et digne d'estime. C'est pourquoi j'écoutais aussi le discours sur la chrétienté mozarabe, qui aurait été le modèle d'une coexistence harmonieuse entre musulmans et chrétiens dans un régime médiéval : cela démentissait beaucoup de discours sur l'oppression islamique.

Or, ce discours répandu et partagé constitue probablement une construction géopolitique récente car les choses ne se sont pas passées comme cela : c'est tout l'intérêt de ce livre de nous en dresser minutieusement la chronique, avec beaucoup d'érudition. On apprend ainsi que les conquérants étaient beaucoup moins unifiés qu'on se le représente (avec notamment de profondes hostilités entre les Berbères et les Arabes), que le statut de Dhimmi est allé en s'aggravant et que du coup, l'opression sous ses formes les plus diverses aidant, il y a eu un double processus d'assimilation des populations chrétiennes prévalentes, soit par conversion directe, soit par acculturation des Mozarabes.

De même, la chrétienté wisigothique paraît avoir été très divisée ce qui explique probablement non seulement la défaite face au conquérants mais aussi, peut-être, le manque de solidité par éloignement du reste de l'Eglise. On notera d'ailleurs, à la lecture du livre, que les Musulmans d'al-Andalus se sentent eux-mêmes sur une île, à l'autre bout du monde et très éloignés des centres de pouvoir musulmans de l'époque. Au fond, la péninsule est loin des uns et des autres. Comme le dit l'auteur (p. 469), Al Andalus a été tout le temps pétrie de contradictions, entre une soi-disant origine arabe magnifiée et une réalité berbère méprisée et pourtant nécessaire, renforçant le sentiment d'insularité.

D'ailleurs, la reconquête n'interviendra que quand les royaumes du Nord auront rebâti une structure idéologique avec l'appui notamment des clunisiens et des Français, à partir du XIè siècle.. Au fond, ils réussiront à créer une alternative idéologique (réforme grégorienne, féodalité et croisades) nouvelle et non pas à tenter de reprendre une rénovation wisigothique. C'est sous ces conditions qu'ils pourront reprendre la totalité de l'Hispanie.

Au passage, voyons l'évolution des noms : nous avions une Ibérie romaine, puis une Al-Andalus (déformation du mot Atlantide !) et enfin une Hispanie qui donnera notre Espagne.

Mais au-delà de ces précisions historiques qui permettent de mieux comprendre ce qui s'est passé, l'enjeu consiste bien évidemment à déterminer l'identité espagnole. Je sais qu'il faut faire attention à ce mot mais le débat a pris de nos jours une acuité importante à travers l'Europe, puisqu'il s'agit du rapport à l'Autre et des notions associées et contradictoires de multiculturalisme, d'assimilation, de métissage, etc. Dans le cas de l'Espagne, la question a deux traits particuliers : la virulence de l'expression mais aussi l'ancienneté de ce processus. Car au fond, le débat consiste à fixer de quand date l’Espagne ? Du tournant de ce siècle (monarchies constitutionnelles du XIXé s.) ou du fin fond du Moyen-Âge ? Autre risque sous-jacent : critiquer al-Andalus reviendrait à critiquer l'islam... Ce n'est pas anodin puisqu'une partie de l'université espagnole refuse de parler de Reconquista.

Ainsi, il y a beaucoup de mythes et d'idéologies portés par cette question d'al-Andalus et de sa soi-disant tolérance. Constatons qu'elle n'a pas eu lieu, ce qui n'empêche pas qu'elle a des trésors architecturaux qui enchantent encore aujourd’hui le visiteur. Ce n'est pas le premier régime tyrannique qui a laissé de beaux bâtiments. Relever la tyrannie ne signifie pas que "tout était mal" ni non plus que "tout était bien" chez ceux qui ont remplacé les califes de Cordoue. Simplement qu'il est temps de faire oeuvre d'historien en se dégageant des subjectivités idéologiques du temps.

Ce livre y contribue.

Rafael Sanchez Saus, Les Chrétiens dans al-Andalus, de la soumission à l’anéantissement, éditions du Rocher, 527 pages, 24 €.

O. Kempf

Quelle Europe dans un monde d'empires ?

Le groupe d'études géopolitiques (GEG) est un cercle de réflexion issu de la rue d'Ulm et résolument pro-européen, mâtiné de beaucoup de culture (je n'ose dire qu'il est élitiste). Adossé à un site, le Grand continent, Il envoie chaque fin de semaine une petite lettre qui est souvent intéressante. La dernière (voir ici) m'a toutefois chagriné. Elle publie en effet la lettre d'un intellectuel italien, Alberto Alemanno, professeur titulaire de la chaire Jean Monnet en droit et politiques publiques européennes à HEC Paris, qui réagissait à un discours récent d'un autre intellectuel, américain celui-là, Tymothy Snyder.

source

Ce dernier, dans un discours prononcé à Vienne le 9 mai dernier, dénonçait "l'un des malentendus les plus prégnants du débat européen : bien plus qu'une union d'États-nations épuisés par des siècles d'affrontement intestins, l'Europe est née de l'effondrement des empires européens. Loin d'avoir précédé l'Europe, l'État-nation est une construction européenne". A. Alemanno réagissait à ce discours dans un long texte publié par GEG.

Or, ce texte me laisse perplexe. Je ne dois pas être très intelligent ni assez cultivé ni possédant assez de connaissances historiques. Mais quand je lis : " Cela signifierait-t-il que c'est l'Union européenne qui a créé l'État-nation européen et non l'inverse ? – C’était ce que je me demandais. C'était pourtant vrai – je le concédais.", j'avoue ne pas comprendre, et encore moins suivre le raisonnement qui me semble spécieux.

L'Union Européenne, juridiquement, date de 1992. Si on remonte à la construction juridique européenne, on va au choix en 1957 (Rome) ou 1951 (CECA). Les États-nations préexistent depuis longtemps, que ce soit en réalité ou même sous la forme d'un accord juridique (le système westphalien). Il me semble donc qu'il y a une antériorité historique d'une forme sur l'autre.

Il reste alors la question de la concurrence entre la forme impériale et la forme étatique : là, pour le coup, on peut tout à fait observer une concomitance historique, sachant que les derniers empires en Europe prennent fin principalement avec la fin de la 1GM et au-delà avec celle de la 2GM (Reich voir URSS). Quant aux empires coloniaux, ils disparaissent concomitamment avec la construction européenne.

Du coup, on pourrait presque émettre l'hypothèse suivante, à rebours de tout ce qui est dit dans votre texte : l'UE est un processus impérial d'un genre nouveau, qui vient renouveler la vieille concurrence entre l’État-nation et l'empire, ce dernier étant traditionnellement construit atour d'une base nationale, ce qui n'est pas le cas dans le cas européen.

Bref, je reste très peu convaincu par le texte du jour.

On se reportera à ce texte de l'an dernier, "Territoire et empire", qui s'interrogeait déjà sur la notion d'empire. Texte que j'avais prévu de compléter par un développement sur l'UE, justement. Signe que cette interrogation demeure pertinente...

O. Kempf

Lune rouge

Je reste attaché à Lefranc, série mineure de Jacques Martin mais qui a été reprise par plusieurs auteurs. Elle est moins réputée que les Blake et Mortimer alors pourtant que la période est la même. DIsons qu'il s'agit là d'une ambiance française, avec moins de tweed mais plus de voitures de sports, et qu'on est plus proche de l'environnement historique quand B&M sont plus distants. Enfin, Lefranc touche plus à l'espionnage quand B&M s'inspire plus de la science fiction.

Évoquons tout de suite les points faibles : un exposé verbeux au cours des trois premières pages, une intrigue un peu poussive et pas très convaincante (Lefranc qui devient un auxiliaire de la CIA pour une opération d'infiltration montée en trois jours) : autrement dit, le scénario peine à convaincre, Corteggiani nous avait habitué à plus de soin. Après, montrer l'alliance spatiale entre la Russie et la Corée du Nord au milieu des années 1950 est quelque chose d'intéressant.... à défaut d'être crédible.

Il reste le dessin qui est très bien troussé, avec un Lefranc qui vieillit : on avait un jeune trentenaire, on sent qu'il est désormais quadra.... J'ai beaucoup apprécié la peine page du site de la fusée, qui rappelle évidemment Objectif lune.

Car voici au fond le grand bonheur de cette BD : ses nombreuses citations de Hergé (Objectif Lune mais aussi L'affaire Tournesol), Blake et Mortimer, voire Buck Danny pour les paysages d'avions dans la jungle.

Autrement dit, ce n'est pas une extraordinaire réussite mais un album plaisant, plus pour les dessins et les citations que pour l'histoire.

Lune rouge (Lefranc, chez Casterman)

O. Kempf

Le nouvel équilibre des DSI face à la transformation digitale

Victor Fèvre est un jeune professionnel du secteur de la cybersécurité mais aussi de la transformation digitale. Je suis heureux de l'accueillir. OK

La transformation digitale a révélé que toutes les organisations - publiques ou privées, peu importe leur cœur de métier ou leur business model - étaient concernées par le numérique : paradoxalement, cela a été souvent mal vécu par les directions des systèmes d'informations.

L'irruption des métiers dans ce qui était considéré comme le "pré carré" et le monopole des DSI a rarement été vue d'un bon œil et a plutôt eu tendance à déclencher des réflexes de repli sur soi et de rejet.

La transformation digitale était parfois stigmatisée comme mode, sans chercher à comprendre les mécanismes profonds de cette transformation (le mot digital est accessoire) et la formidable opportunité qu'elle pouvait représenter grâce à une nouvelle approche du numérique.

En effet, le cycle court des métiers en front-office, en prise directe avec les clients et mettant au cœur de la démarche la convivialité de l'expérience utilisateur, n'est pas aisément compatible avec la temporalité plus longue des experts techniques des projets informatiques.

Pourtant, il s'agit bien là de la clé du succès d'une organisation conduisant sa transformation digitale. C'est là où la posture des DSI est en pleine évolution par rapport à la situation d'il y a 2 ou 3 ans.

Aujourd'hui, les DSI se sont réinventées un rôle dans le nouvel équilibre économique et restent régaliennes pour la cybersécurité de leur organisation. La sécurité des systèmes d'information commence de plus en plus à être vécue non plus comme une contrainte, mais bien comme une opportunité "au profit" des organisations.

La vague des rançongiciels de 2017 a marqué les esprits et les PME se sont réellement rendues compte que les cybermenaces n'étaient pas l'apanage de services de renseignement, des militaires ou des OIV. Une cyberagression peut être mesurable et avoir un impact monétaire immédiat.

Ainsi, les DSI peuvent maintenant se positionner en tant que garants d'une cybersécurité considérée comme facteur de réussite et parfaitement indissociable de la transformation numérique de leur organisation. Mieux, elles gagnent en visibilité, en reconnaissance et en importance: ce n'est pas le bastion d'ingénieurs ou d'informaticiens "dans leur monde", mais leur travail est l'affaire de tous. Les DSI deviennent vraiment un acteur incontournable.

La maturité des DSI sur les nouveaux modèles économiques (SaaS, Cloud) augmente notablement et nous pouvons espérer que les entreprises ne s'y précipiteront pas à l'aveugle, mais en ayant bien réfléchi aux avantages qu'un système ou un modèle pouvait apporter à leur SI ou leur produit, tout en prenant les mesures adéquates pour limiter les risques associés.

V. Fèvre

Pays du Golfe (S. Boussois)

Voici un livre déconcertant. Au fond, il est mélangé, avec de bonnes choses et quelques unes qui le sont moins. Je n'en suis pas sorti totalement convaincu.

Le titre tout d'abord, qui est finalement assez trompeur. En effet, tout est vu à l'aune de la crise entre l'Arabie Séoudite et le Qatar, déclenchée en 2017. Il s'agit donc moins d'une étude sur les pays du Golfe que sur une crise qataro-séoudienne, qui implique évidemment les autres pays de la péninsule.

Le livre est découpé en une trentaine de courts chapitres, articulés en trois grandes parties : "Aux origines d'une crise", "Une nouvelle guerre froide ?", "D'une crise régionale à une crise mondiale".

La succession de chapitres est finalement assez décousue. Du coup, on se perd un peu à la lecture, sachant que l'appareil de notes est décevant (en plus, reporté à la fin de l'ouvrage, ce qui est profondément agaçant). On n'aperçoit pas de bibliographie ni de carte non plus.

Il reste malgré tout une mine d'informations et de détails qui raviront les spécialistes à l'affut de petites pépites. Mais si l'on cherche un ouvrage de synthèse, permettant un point de situation, il vaut mieux ne pas commencer par cela.

Un autre biais agaçant est le parti-pris de l'auteur, qui charge énormément l'Arabie et se retrouve donc à plaider pour le Qatar. Non pas qu'il faille vouloir établir un équilibre à tout prix, ni même défendre le royaume séoudien et notamment la direction de MBS, qui est comme chacun sait hautement critiquable (brutalité intérieure, interférence au Liban et avec le premier ministre quasi kidnappé, guerre au Yémen, affaire Kashoggi, ... : la liste est longue). Mais du coup, le Qatar est présenté comme un modèle de vertu, ce qui est probablement excessif. Ainsi, le livre de Chesnot et Malbrunot, Nos très chers émirs (ici) n'est pas cité.

Le livre évoque le rôle des Émirats Arabe Unis (on comprend que MBZ est le génie malfaisant derrière MBS) puis très brièvement les autres pays de la région (Oman, Koweït, Barhein). L'Iran ou le Yémen sont rapidement cités, tout comme les États-Unis. Ainsi, l'ouvrage se concentre exclusivement sur une rivalité intra-péninsulaire, ce qui a sa logique mais omet quand même un certain nombre de grands acteurs extérieurs qui auraient mérité une étude plus attentive.

Au final, un livre intéressant, qui vient compléter les connaissances sur un théâtre particulier : encore fait-il avoir des bases assez précises de l'environnement général pour en tirer tout son fruit.

Sébastien Boussois, Pays du Golfe, les dessous d'une crise mondiale, Armand Colin, février 2019, 216 p., 22,9 €. Lien vers l'éditeur

O. Kempf

Transformation digitale : une interview

Le London Speaker Bureau m'a demandé une interview à la fois sur les questions de cyber et de transformation digitale: il était intéressant de relier les deux, c'est si rare. Lien ici, interview ci-dessous.

La chaîne hôtelière Marriott a été récemment victime d’une attaque de piratage qui a causé le vol d’un fichier informatique contenant les données personnelles de 500 millions de clients. Les affaires de piratage informatique à grande échelle font régulièrement la une des journaux. Sommes-nous réellement en mesure de contrer ces cyberattaques ? Sont-elles destinées à s’intensifier ?

Oui, on observe un double phénomène : celui de l’augmentation du nombre d’attaques, mais aussi celui de leur effet puisqu’à la fois elles sont plus évoluées et elles touchent des cibles toujours plus grandes. Malgré leur discrétion, comme la régulation oblige (notamment en Europe) à déclarer ses incidents, notamment touchant les données personnelles, le sujet devient plus visible. Ce qui était autrefois un « secret de famille » devient de notoriété publique, accélérant (heureusement) la prise de conscience du problème. La question de la transformation digitale est aujourd’hui omniprésente dans notre société. Quid de la cybersécurité ? Pensez-vous qu’il y ait une réelle prise de conscience des failles informatiques existantes ?

En fait, la transformation digitale amène toutes les entreprises et organisations à prendre conscience du rôle de leurs données. Pas seulement les données personnelles, mais toutes les données de l’entreprise, ce qui provoque la modification des modèles d’affaire (c’est bien pour cela qu’on parle de transformation). Une des questions collatérales est celle de la maîtrise de la donnée, donc de la protection des données de l’entreprise. De ce point de vue, il y a encore un effort de pédagogie à faire pour que la sécurité des systèmes ne soit pas seulement un problème de spécialistes (le RSSI, la DSI) mais intéresse aussi les autres directions, notamment production, marketing ou finances, qui s’intéressent désormais à la transformation digitale. Bref, l’objectif consiste à conjuguer deux cultures, dans un contexte déstabilisant. Ce n’est à l’évidence pas simple.

Les organisations gouvernementales sont-elles en mesure de faire face aux menaces à la cybersécurité au même titre que les grandes entreprises ou existe-il une course à deux vitesses ?

La différence ne tient pas tellement au secteur (public ou privé) mais plutôt à la taille. J’observe que tous les grands comptes ont des approches très matures et professionnelles, que les organisations de taille intermédiaire se sont saisies du problème mais font évidemment face à une question de moyens, que les petites organisations (par exemple petites villes ou PME) sont souvent désarmées. Mais quelle que soit la taille, tout le monde fait face à une course aux armements, due à l’augmentation de la menace évoquée dans la première question. Des dispositifs existants aujourd’hui auraient été considérés idéaux il y a dix ans et doivent être pourtant améliorés encore et encore…

Vous intervenez en tant que consultant en France et à l’étranger. Selon vous, quelle est la position de la France en termes de compétences en cybersécurité par rapport au reste du monde ?

Sans forfanterie, très bonne. Si on fait la comparaison avec le football, la France fait partie de la première ligue, même si elle ne joue pas le titre, seulement une place européenne. Il y a une véritable prise de conscience et de vrais experts mais évidemment, une limite de ressources, tant financières qu’humaines. Cela étant, la mobilisation des compétences existantes est de bonne qualité et permet à la France de survaloriser ses atouts comparatifs. C’est évidemment en Europe où elle est située en deuxième position, voir première. À l’échelle du monde, on ne se compare évidemment pas aux États-Unis ou à la Chine.

Pouvez-vous nous en dire plus quant au déroulement du processus de transformation numérique de l’armée de Terre ? Quels ont-été les principaux défis auxquels vous avez dû faire face au cours de cette mutation ?

Je me dois de rester discret, ne serait-ce que parce que je ne suis plus aux affaires ! Paradoxalement, une grande facilité a été d’avoir une page blanche et surtout le soutien du numéro un de l’armée de Terre. Du coup, cela aide à vaincre les scepticismes. Car la transformation consiste d’abord à changer les esprits, avant d’être une question de moyens. Bref, il a fallu mener un grand travail de définition du sujet, de conviction, d’identification des premiers projets éclaireurs qui ont permis de répondre à des questions pendantes ; puis de commencer à trouver des relais pour que ce ne soit plus une affaire de petite équipe.

Aujourd’hui, deux projets notamment permettent de répondre aux besoins de l’usager (dans l’armée, c’est le militaire du rang et le cadre de contact) : milistore (une sorte de magasins d’appli dédiées et sécurisées accessibles à partir de mobiles civils) et une appli de gestion des livrets d’instruction, sur l’intranet protégé du Ministère, destiné aux chefs de section. Il demeure deux grands défis (mes successeurs y travaillent) : poursuivre l’articulation avec les besoins de cybersécurité (j’étais également responsable de la politique de cyberdéfense de l’armée de Terre, cela a aidé à conjuguer deux approches en apparence opposées) ; mais aussi « passer à l’échelle », ce qui pose des questions techniques et financières, mais aussi de changement de mentalité et, à terme, de modification de la façon de travailler.

La course à l’innovation s’intensifie et les nouvelles technologies se renouvellent sans cesse. La digitalisation est-il un processus sans fin ?

Oui. La révolution informatique que nous connaissons a débuté il y a une quarantaine d’années avec plusieurs vagues. La première fut celle de l’ordinateur individuel, le PC, au milieu des années 1980. Deuxième vague avec la connexion à Internet, à partir du milieu des années 1990. Puis il y a eu le phénomène 2.0, où l’individu est passé de la consommation de données à la production de données. Puis à la fin des années 2000, il y a eu la prise de conscience de la menace cyber et simultanément l’arrivée de l’IPhone (et la 3G). Ce que nous connaissons depuis cinq ans, la transformation numérique, n’est finalement que la dernière vague de cette révolution, avec l’infonuagique, le Big Data, l’IA, la robotique, la virtualisation…

Cette dernière vague n’est certainement pas la dernière. On ne sait pas quelle sera la prochaine : blockchain, informatique quantique, autre chose ??? Mais on n’a pas fini de bouger, de découvrir, de s’adapter, de changer… La stabilité est une illusion.

Quels sont les leaders qui vous inspirent et pourquoi ?

Je ne vais pas vous citer un héros de la tech, mais plutôt un héros militaire : Leclerc. Ce type-là entre dans la Seconde Guerre mondiale comme capitaine, il en sort général ! Un destin comme au cours des guerres napoléoniennes, un talent fou, et surtout une immense qualité, fondamentale à l’époque mais aussi aujourd’hui : l’initiative. De Gaulle disait de lui : « il a obéi à tous mes ordres, même ceux que je ne lui ai pas donnés ». Autrement dit, il comprenait l’intention de son chef et savait décider au vu des circonstances, dans l’incertitude, assumant donc le risque inhérent à tout destin humain.

C’est une qualité indispensable en temps de transformation ; malheureusement, elle est mal valorisée par les organisations complexes alors qu’elle devient de plus en plus indispensable.

Quelle est votre « citation » favorite ?

« Dux in altium » : avance au large !

Le cyber est il un objet des relations internationales ?

Ja participerai samedi 13 avril à la Journée de la Diplomatie, organisée par l'association des politistes de la Sorbonne. J'y évoquerai (de 15h00 à 16h00) le sujet suivant : Le cyber est-il un objet des relations internationales ?

S'inscrire pour venir. Tous les détails ici

Programme ci-dessous

// JOURNÉE DE LA DIPLOMATIE - 3ÈME ÉDITION \\

Vous êtes curieux et intéressé par la diplomatie et les relations internationales ? Pour tous les étudiants désireux de mieux comprendre les enjeux de notre monde actuel, les Politistes Sorbonne, en partenariat avec le Ministère de l’Europe et des Affaires Étrangères, vous invitent à la Journée de la Diplomatie pour sa 3ème édition ! Celle-ci se déroulera le Samedi 13 Avril 2019 de 14h à 18h dans le cadre du programme Quai d’Orsay Hors les Murs. #JDLD

Le programme de l’après-midi :

14h-15h : Conférence Introductive : « Déclin des États, remise en cause de l’ONU, réchauffement climatique… Sommes-nous prêts à entrer dans le nouveau monde ? »

15h15-16h : Deux tables rondes simultanées : « Le cyber est-il un objet des relations internationales ? » « Les relations France-Venezuela dans un contexte de crise économique et politique »

16h15-17h : Deux tables rondes simultanées : « Trois ans après la COP21, une diplomatie verte comme facteur de rassemblement mondial? » « La présence française dans l'Indo-Pacifique et ses enjeux : l'exemple de l'Australie »

Vous pourrez alors échanger directement avec nos intervenants, soit des diplomates ou des chercheurs.

L'orthodoxie (N. Kazarian)

Sans qu'il soit même besoin de revenir aux thèses de Huntington (que d'ailleurs l'auteur ne mentionne pas !), les récents différends entre le patriarcat de Moscou et celui de Constantinople à propos de la nouvelle église autocéphale de Kiev montrent que l'orthodoxie n'est pas un long fleuve tranquille et qu'elle nécessite de faire le point. C'est l'objet de ce petit livre qui vise à répondre aux questions des curieux de tout type : aussi bien le géopolitologue, comme votre serviteur, que le curieux des religions et des spiritualités.

L'ouvrage est divisé en trois parties : une sur le chemin historique de l'orthodoxie, la deuxième sur le cœur de l'orthodoxie, la troisième sur les rites et le culte. Confessons que cette dernière partie intéressera moins l'amateur de géopolitique, sauf à y trouver quelques repères culturels qui lui seront utiles lors des longues soirées d'hivers sur les bords de la Volga, quand il lui faudra tenir la conversation avec ses hôtes...

Bien évidemment, il lira surtout la première avec la plus grande attention : Évoquant l'église des origines (chap. 1), l'unité de l'empire byzantin (chap. 2), enfin "de la chute de Constantinople à nos jours" (chap. 3), ce parcours historique montrera aussi bien la division entre deux Europe (qui ne peut se résumer au seul schisme de 1054) que la diversité (restons polis) au sein du monde orthodoxe.

La deuxième partie suscitera son intérêt : certes, le chapitre sur la doctrine de l'orthodoxie ou celui sur les pères de l’Église seront éloignés de ses centres d'intérêt, mais le chap. 6 sur la "communion d’Églises" retiendra toute son attention, puisqu'il explique le rapport intime entre diversité et unité du monde orthodoxe, mais aussi les liens entre un certain nationalisme et l'émergence d'églises locales, selon un processus de "fusion ethnoreligieuse". De même, j'ai découvert le rôle des diasporas dans le monde orthodoxe et leur influence sur les Églises mères.

Voici donc un petit livre concis, agréable à lire, pas exclusivement dédié à la géopolitique mais présentant les bases du phénomène étudié. Alors que beaucoup s'attardent sur le retour du religieux dans la géopolitique (on peut toujours reprendre le classique "Géopolitique de l'orthodoxie", écrit par F. Thual en 1993, qui a précédé - et annoncé- le retour du refoulé en Russie, retour qui s'est depuis confirmé), il est tout sauf inutile de creuser un peu les fondements de chaque religion. Ce livre est parfait prou cela assez court pour ne pas se perdre dans des détails, assez précis pour qu'on aille plus loin que Wikipedia.

Nicolas Kazarian, "L'orthodoxie, une introduction", Eyrolles, collection Eyrolles pratique, 175 p. 2019.

O. Kempf

Des fins de l'alliance à la fin de l'alliance ?

Viens de paraître, dans le dernier "Cahiers de l'IDRP", un de mes derniers articles sur l'Alliance atlantique, à la suite notamment des dernières sorties de Trump au début de l'année. Cela s'intitule :

Des fins de l'alliance à la fin de l'alliance ?

Je le reproduis ci-dessous (10 pages quand même).

O. kempf

Des fins de l’Alliance à la fin de l’Alliance ?

Fin de l’Alliance : deux questions se cachent sous cette expression. Celle de la finalité de l’Alliance atlantique, celle également de sa disparition. Or, il faut répondre à la première question pour pouvoir répondre à la seconde. La grande nouveauté tient à ce que plus que jamais, pour la première fois peut-être, il faille poser sérieusement ces questions. Souvent, les apprentis chercheurs intitulent un de leurs premiers articles en disant du sujet qu’il est « à la croisée des chemins ». Cela permet à la fois de problématiser leur texte mais aussi d’en manifester la supposée importance. Ce tic de langage fait sourire avec indulgence les auteurs plus chevronnés. Il est pourtant aujourd’hui pertinent pour décrire l’Alliance atlantique et les défis auxquels elle est confrontée.

En effet, les raisons traditionnelles de l’Alliance sont aujourd’hui moins assurées que par le passé. L’ordre occidental du monde est remis en cause et les voisinages européens, à l’est ou au sud, peinent à justifier pleinement l’Alliance. Les craquements s’accumulent (Brexit, question turque) ; surtout, Donald Trump semble tout sauf convaincu de la nécessité de l’Alliance. Or, un retrait américain signifierait la fin de celle-ci. Le seul fait d’énoncer cette possibilité constitue une nouveauté stratégique unique dans l’histoire de l’Alliance.

L’ordre occidental du monde

Celle-ci, nous l’avons suffisamment écrit par ailleurs , perpétuait un héritage. Ce fut sa fonction au cours de l’après-Guerre froide, décidée finalement très tôt, dès 1991-1992, sans d’ailleurs que la nouvelle finalité fût énoncée avec précision. On savait que pendant la Guerre froide, l’Alliance servait à « exclure les Soviétiques, inclure les Américains et soumettre les Allemands », selon le mot du premier secrétaire général, lord Ismay. Cette Guerre froide « gagnée », du moins dans l’esprit des vainqueurs, l’Alliance devenait le lieu d’un certain Occident, siège de la démocratie libérale triomphante, à l’époque perçue comme la « fin de l’histoire ». Le livre éponyme de Fukuyama paraît d’ailleurs en 1992 et constitue finalement le programme de l’Alliance rénovée qui traversera les 25 années suivantes avec de petits soubresauts mais aucun accident majeur qui remette en cause le programme.

Petits soubresauts ? Le lecteur nous trouvera bien négligent envers des événements qui ont agité la vie de l’Alliance au cours de ces presque trois décennies : guerre dans les Balkans, élargissement, affaire kosovare, attentats du 11 septembre, affaire d’Irak, intervention en Afghanistan, opération en Libye ont été incontestablement des moments importants dans la vie de l’Alliance d’après la Guerre froide. Rien cependant qui remette profondément en cause l’accord sur l’essentiel, à savoir la domination de cet « Occident » sur la marche du monde . L’Alliance restait le lieu principal où les puissances dominantes, assemblées autour (derrière ?) les États-Unis, perpétuaient un certain ordre du monde qui avait été initié par la deuxième vague de colonisation de la terre, au milieu du XIXe siècle . L’Europe l’avait lancée, l’Amérique l’avait poursuivie, les deux s’étaient unies à la sortie de la Seconde Guerre mondiale et rien, vraiment rien ne devait mettre en cause cet « ordre du monde », même si les Européens suivaient de loin la puissance globale que demeuraient les États-Unis.

Aussi l’OTAN noua-t-elle de multiples partenariats hors d’Europe (par ordre d’apparition : Partenariat pour la Paix, Dialogue méditerranéen, Initiative de coopération d’Istamboul, Partenaires à travers le monde), du Maroc au Kazakhstan, des Émirats au Japon, de la Colombie à la Mongolie. Que ces structures soient le plus souvent des coquilles creuses importait peu : elles manifestaient la présence au monde des alliés et donc l’entretien d’un regard sur le monde, sous entendant une domination du monde.

Premiers craquements

De premiers craquements se firent entendre assez tôt, cependant : la crise boursière de 2008 n’eut pas d’effets directs même si elle révélait la fragilité du système tel qu’il avait évolué. Sous couvert de mondialisation, le système capitaliste avait muté et s’était éloigné des fameuses valeurs fondatrices de l’Alliance , énoncées dans le bref préambule du Traité de 1949. Mais on ne s’en était guère rendu compte, à l’époque. Les révoltes arabes en 2011 ou l’affaire ukrainienne à partir de 2014 apparurent comme de nouvelles crises, pouvant être gérées comme les précédentes (Balkans, Irak, Afghanistan). Bientôt pourtant, les attentats en Europe puis la crise des réfugiés montrèrent qu’une polycrise affectait l’Europe.

Simultanément, des puissances différentes remettaient en cause l’ordre du monde tel qu’il était, refusant l’ancienne domination d’autant plus vivement que la supériorité de l’Occident apparaissait moins évidente, dans tous les ordres : militaire (puisque l’Amérique en guerre n’avait pas réussi à produire des succès stratégiques probants malgré l’énormité des moyens mis en œuvre), économique (la croissance était le fait des puissances émergentes, quand l’Amérique se noyait sous ses déficits et l’Europe n’arrivait pas à rebondir), politique (l’Occident forçant régulièrement les délibérations du Conseil de sécurité voire s’en passant sans vergogne, sans même parler d’un goût prononcé et irréfléchi pour les changements de régime) et surtout morale (Abou Ghraib et Guantanamo demeurant des taches qu’on ne peut plus appeler des accidents). Aussi, Chine et Russie poussaient leurs pions, profitant plus des faiblesses de l’Occident que de leurs propres forces, habilement mobilisées cependant. Elles obtenaient des succès au point qu’on les désigna de « puissances révisionnistes », expression curieuse par ses sous-entendus mais finalement exacte : oui, ces puissances poussaient à la révision d’un certain ordre du monde.

Cela suffit-il à penser à la fin de l’Alliance ? Il faut rester prudent. Le Saint Empire, fondé par Charlemagne vers l’an 800, disparu officiellement en 1806 sur décision de Napoléon, même si son rôle politique en Europe avait cessé depuis plus de deux siècles. Une structure peut se perpétuer, cela ne signifie pas pour autant qu’elle conserve un rôle moteur dans l’histoire. En fait, l’Alliance pourrait survivre à ces défis. À ceci près que les évolutions de la Grande-Bretagne, de la Turquie et des États-Unis constituent des défis si profonds qu’ils remettent en cause le programme même de l’Alliance.

Faire comme d’habitude

Bien sûr, les activités se poursuivent et les sommets successifs de ces deux dernières années ont été l’occasion de décisions que, comme d’habitude, l’on nous a présentées comme exceptionnelles, réagissant à un monde nouveau, etc., reprenant tous les mauvais tics de langage de communicants passés par les mêmes écoles et ne voyant pas que ces mots ne convainquent plus.

Car il faut ici rappeler la distinction profonde (et d’abord française) entre l’Alliance et l’Organisation. En effet il ne s’agit pas de la même chose. L’Alliance est le cercle politique réunissant des puissances, s’associant ensemble dans un but déterminé. À l’origine, se défendre contre les Soviétiques puis, ceux-ci ayant chuté, réunir dans un club transatlantique les deux rives de l’océan « occidental ». L’OTAN, elle, n’est qu’une organisation, une « superstructure » pour reprendre un vieux concept marxiste.

Un outil, à l’origine simple secrétariat, élargi ensuite à une série d’états-majors (la structure de commandement) voire de forces placées sous son contrôle (la structure de forces). Les puissances se réunissent dans le cadre du Conseil de l’Atlantique nord par leurs ambassadeurs permanents, ou par leurs ministres (5 réunions ministérielles par an) voire par leurs chefs d’État et de gouvernement (les fameux sommets de l’Alliance, tous les deux ans). Ces grandes réunions permettent de « prendre des décisions », manifestées dans des communiqués. Or, force est de constater que les « décisions » ne paraissent pas répondre à la situation stratégique. En témoigne la profonde hésitation entre le danger à l’est et le danger au sud.

Face à l’est ?

À l’est, l’Alliance ferait face à la résurgence russe, manifestée par le conflit ukrainien, l’annexion de la Crimée, le conflit dans le Donbass ou de prétendues manifestations de force, ici des manœuvres, là des vols d’avions qui seraient « trop près » des espaces aériens nationaux. Les communiqués dénombrent ainsi le nombre d’interceptions aériennes de chasseurs russes. Il faut ici rappeler qu’une interception n’est pas un acte de combat mais juste une prise en compte visuelle d’un aéronef (civil ou militaire) par un autre aéronef (militaire) ; que la Russie a régulièrement organisée de grandes manœuvres avec des chiffres impressionnants mais gonflés de troupes mobilisées ; que cette activité arrange les deux parties : l’Alliance car cela permet de grossir la menace ; la Russie car cela lui permet de prouver à sa population qu’elle est de retour parmi les grands, favorisant ainsi le soutien populaire au président Poutine.

Les spécialistes remarquent quant à eux que les pratiques russes restent conformes aux pratiques historiques, perpétuant les codes stratégiques établis lors de la Guerre froide (ce qui n’est pas le cas de bien des alliés, dont le nombre est entretemps passé de 16 à 28). Ainsi, quand l’OTAN organise une grande manœuvre alliée dans les pays baltes, les avions russes volent dans l’espace aérien international à proximité, à l’instar de ce qui fut fait pendant 45 ans de Guerre froide. Accessoirement, Moscou peut se poser des questions quand elle observe des avions à capacité duale (c’est-à-dire pouvant porter des bombes nucléaires) décoller des bases de l’OTAN pour aller faire des entraînement à proximité de ses frontières : il s’agit probablement pour les planificateurs alliés d’une coïncidence (la disponibilité technique étant ce qu’elle est, on prend aujourd’hui les avions disponibles là où ils sont), mais elle est au moins une maladresse qui peut être interprétée comme un message hostile par la partie d’en face.

Il ne s’agit pas ici de défendre les Russes. Notons que ceux-ci sont encore très fragiles, économiquement comme socialement, dépendant principalement de la vente d’hydrocarbures et d’un peu de matériel de guerre. Ils détiennent l’arme nucléaire et en maîtrisent la grammaire stratégique (ce qui n’est pas le cas de nombreux Alliés, même si l’Alliance conserve cette utilité essentielle de donner un peu d’éducation nucléaire à de nombreuses nations européennes). Mais ils n’ont absolument pas la capacité d’envahir l’Europe, contrairement à ce que certains font semblant de craindre. Rappelons que la Russie à un budget de défense qui est au dixième du budget des Alliés et que les autres ratios de force (effectif, armement conventionnel, etc.) varient du tiers au quart. Pourtant, ils bénéficient d’un avantage comparatif extrêmement important : l’unité de volonté et un dispositif de décision politico-militaire assez resserré pour produire une véritable efficacité stratégique : ils l’ont prouvé avec talent en Crimée ou en Syrie, réussissant à obtenir des gains stratégiques conséquents avec des moyens somme toute limités. Il n’est point besoin d’inventer des concepts baroques de « guerre hybride » pour expliquer ces succès : juste de noter l’application rigoureuse de quelques principes stratégiques (unité de manœuvre, concentration des efforts, etc.). Autrement dit, la Russie pourrait être un adversaire sérieux mais elle ne justifie pas le discours fourni par certains qui font d’elle un véritable ennemi. Les Russes sont plus forts que l’analyse du rapport de force l’indique, moins forts que beaucoup le fantasment.

Constatons pourtant l’instrumentalisation de cette menace orientale par beaucoup, avec des motifs légitimes d’inquiétude pour certains alliés, plus de duplicité d’autres. Ainsi, les États baltes ou la Pologne sont fort inquiets du voisinage de l’ours russe. L’histoire ne plaide pas pour ce dernier et si Moscou ne tient pas un discours menaçant, son discours de la force peut être interprété comme suffisamment ambigu pour que cela inquiète. D’autres en rajoutent, pour des motifs bien différents : Les Néerlandais (à cause de l’avion de ligne abattu au-dessus du Donbass) ou les Britanniques (ayant besoin de diversion européenne à l’heure du Brexit) sont des exemples qui viennent à l’esprit. Mais il ne s’agit pas seulement de positions structurées de certaines capitales : au fond, tout un écosystème atlantiste, présent dans toutes les capitales et encore très influent, agite la menace russe car cela permet de justifier l’OTAN, mais aussi l’effort de défense, mais aussi la permanence du club transatlantique.

Dès lors, la rhétorique de la menace poursuit un autre objectif : non seulement mobiliser les esprits dans le cadre d’un effort de défense, mais aussi désigner l’ennemi afin de maintenir une cohérence autrement fragilisée. Alors qu’en apparence l’objectif est militaire (maintenir un rapport de forces suffisant face à un adversaire aux moyens sérieux), le dessein est en fait politique : pérenniser l’unité du club qui autrement se déferait, compte tenu d’objectifs contradictoires. Il y aurait alors inversion de la fin et des moyens : l’outil (l’OTAN) était un moyen pour assurer une fin (la défense collective). Désormais, la sauvegarde de l’outil (l’Alliance) devient la fin pour lequel on invoque un nouveau moyen (la défense).

Ou face au sud ?

Mais au cours de la dernière décennie, la question du sud est venue également : il ne s’agissait plus des grosses interventions comme en Afghanistan, mais de la réaction à une mutation du djihadisme. Celui-ci avait attaqué (11 septembre), on s’était défendu et pour l’Alliance, ce fut en servant la FIAS puis la mission Soutien déterminé (Resolute Support Mission, RSM). Mais les révoltes arabes en 2011 suscitèrent deux réactions : d’une part une opération alliée en Libye qui mena au renversement de Kadhafi, laissant place à un chaos local et régional où les djihadistes gagnèrent de l’influence ; mais surtout, la guerre civile en Syrie marquée par l’apparition de l’État Islamique (EI) en Irak et en Syrie. L’EI força les Américains à mettre sur pied une coalition internationale hors OTAN, à la demande du gouvernement de Bagdad, afin de chasser les djihadistes d’Irak. Certains alliés en firent partie, tandis que l’OTAN appuyait mais n’intervenait pas directement dans la zone (l’Alliance a un partenariat avec l’Irak).

Mais ce qui était cantonné dans des zones porches (Maghreb, Proche- et Moyen-Orient) devint uen question beaucoup plus centrale à partir de 2015 avec la question des réfugiés, qui suscita de profondes différences intra européennes, et le retour d’attentats en Europe (France, Belgique, Allemagne et Turquie).

En l’espèce, la difficulté était ailleurs. D’une part, la nature de l’ennemi différait radicalement de ce à quoi l’Alliance était préparée : en effet, celle-ci a construit un outil, l’OTAN, impeccable pour des guerres symétriques et classiques, jusqu’à l’emploi d’armes nucléaires. Autrement dit, un paradigme guerrier qui s’est retrouvé très mal à l’aise avec les nouvelles conditions de la guerre au XXIe siècle. Il y eut avalanche de concepts (guerre contre le terrorisme, Opérations de contre-insurrection - COIN, guerre hybride) mais avec malgré tout un gros éléphant dans la pièce : la puissance militaire traditionnelle avait du mal à gagner ces conflits-là. Et même si personne ne le disait tout haut, les résultats en Irak, en Afghanistan ou en Libye avaient été décevants. On avait certes remporté la première bataille, celle où justement les conditions étaient remplies pour une bataille , mais nous fûmes très mauvais pour gérer la suite et transformer le succès en victoire politique. Si l’Alliance se décidait à désigner l’ennemi djihadiste comme l’ennemi principal, cela posait d’énormes problèmes : non pas seulement le fait d’organiser deux dispositifs dans des directions différentes, mais surtout de devoir trouver un nouveau paradigme adapté aux nouvelles conditions conflictuelles. L’expérience montrait qu’on ne savait pas trop comment faire et qu’en tout cas, cela induirait une très profonde remise en cause de la superstructure habituelle, héritée du XXe siècle. Elle était peut-être inadaptée mais si confortable, comparée au coût de l’effort à fournir pour une véritable transformation en profondeur.

À cela s’ajoutèrent d’autres considérations plus nationales. Tout d’abord, les tenants de la menace à l’est voyaient d’un très mauvais œil la concurrence de cette menace alternative, d’autant plus qu’elle faisait beaucoup plus de morts en Europe (plusieurs centaines en 2015), à la différence de l’ennemi russe. Surtout, les pays du front méridional avaient des intérêts divergents : Turcs, Grecs, Italiens ou Français n’avaient pas le même point de vue, sans même parler de certains cercles américains interventionnistes qui se chamaillaient avec d’autres cercles de l’établissement washingtonien. Certains préféraient au fond garder cette question du sud sous leur propre contrôle pour éviter d’avoir à partager trop de choses avec les Alliés. En Irak, la coalition suffisait tandis qu’en Libye, Paris et Rome se faisaient concurrence. Quant aux attentats en Europe, ils mobilisaient plus des responsabilités policières que de défense et donc tenaient à des responsabilités nationales non couvertes par le traité .

Aussi, malgré la pression des événements et le rapprochement de la ligne de conflit (on était passé de l’Afghanistan à la Libye et désormais au sol européen), les communiqués de l’Alliance trouvèrent les mots adéquats pour parler du sud sans prendre de véritables mesures. Mais du coup, comme l’âne de Buridan hésitant entre ses deux seaux et mourant finalement de soif, l’Alliance hésitait entre deux directions stratégiques et ne s’accordait pas sur ses buts réels. Un désaccord latent sur les fins de l’Alliance préexistait aux défis de la seconde moitié de la décennie.

Le grand défi du Brexit

Le Royaume-Uni a décidé, lors d’un référendum de juin 2016, de quitter l’Union Européenne. La procédure a été pleine de péripéties et à l’heure où cet article est écrit, on ne sait toujours pas quel tour prendra finalement l’affaire, entre un retour et un Brexit dur. L’observateur inattentif pourrait penser que cela n’a que peu à voir avec l’Alliance. Les choses sont pourtant plus compliquées car deux questions sous-jacentes sont posées : d’une part, celle de l’avenir du Royaume-Uni (qui pourrait profondément muter voire disparaître stricto sensu), d’autre part la question de l’évolution européenne, notamment sous l’angle de la défense.

Du point de vue intérieur, cela a incité Londres à forcer son enracinement européen alternatif : or, pour beaucoup d’Européen mais surtout d’Américains, l’Alliance est une organisation européenne. Quitter l’UE implique de renforcer sa présence dans l’OTAN, selon une formule également recherchée par Ankara. Ceci explique également le durcissement de Londres envers la Russie : si l’ennemi est menaçant, la nécessité ‘une défense collective est évidente et renforce par là le rôle principal que le Royaume a toujours tenu dans l’Alliance, En effet, Londres a toujours conçu l’OTAN comme un multiplicateur de puissance : elle a peu ou prou réalisé le fantasme que les Français ont eu envers l’UE.

Un Brexit risque de poser d’autres problèmes au Royaume. En effet, en cas de Brexit dur (c’est-à-dire sans accord avec l’UE), il est très probable que cela aurait des conséquences sur la structure même du Royaume : L’Irlande du nord pourrait décider de s’unir à la république d’Irlande tandis que l’Écosse pourrait réclamer un référendum sur l’indépendance qui aurait toutes les chances de réunir une majorité de oui. Cela poserait d’évidents problèmes à ce qui serait alors la moyenne Bretagne puisque ses sous-marins nucléaires sont basés à Faslane, en Écosse, ce qui ne plaît guère aux Écossais . Un Royaume Uni croupion conserverait-il alors (même dans le cas d’un accord sur le nucléaire avec Edimbourg) la place qu’il détient actuellement dans la structure de commandement ? Rien n’est moins sûr.

Du côté européen, beaucoup se sont réjoui in petto du départ britannique. Londres était en effet accusé par beaucoup de bloquer les développements de la défense européenne (ce qu’en France on appelle bizarrement « Europe de la défense », expression ne signifiant rien et qu’il est surtout impossible de traduire). Aussi a-t-on vu certains annoncer les plus importants développements de l’Europe de la défense jamais réalisés. L’emphase a pour limite le ridicule, ce qui a dû échapper à certains commentateurs. Il reste que le départ britannique va paradoxalement renforcer le face-à-face franco-allemand, le moteur étant devenu aujourd’hui un blocage (autre éléphant dans la pièce qu’on ne dit pas trop). Par ailleurs, d’autres Européens ne sont pas du tout partisans d’un renforcement de ce chantier européen, qu’il s’agisse des Polonais ou des Danois, sans même parler des Suédois ou des Finlandais qui discutent ouvertement de rejoindre l’Alliance. Paradoxalement, le départ britannique risque de rendre encore plus visible l’impéritie stratégique européenne.

La question turque.

Si le Brexit a lieu, les Britanniques joueront probablement une stratégie « à la turque ». En effet, depuis une grosse décennie, la Turquie a compris qu’elle ne rejoindrait jamais l’Union Européenne. Par conséquent, elle se raccroche à l’Alliance (plus probablement qu’à l’OTAN) qui demeure une institution « européenne » faisant d’elle un pays européen, et cela quelles que soient ses prises de position politiques ou stratégiques par ailleurs. Ceci explique la contradiction apparente entre des pas de deux avec des adversaires des Occidentaux et le maintien d’Ankara dans le club des alliés atlantiques, même si cela pose évidemment de grosses difficultés à Evère, au siège de l’OTAN. Ainsi, la Turquie a des relations très dégradées avec les États-Unis. Rappelons qu’elle ne leur permit pas de partir d’Anatolie dans la campagne de 2003 contre l’Irak de Saddam Hussein. Mais les différends ont pris un nouveau tour à la suite de deux éléments. Le premier est l’affaire syrienne. La Turquie a joué un jeu compliqué, soutenant tout d’abord un certain nombre de rebelles (plutôt alignés sur les Frères Musulmans) en accord avec les puissances du Golfe, jusqu’à provoquer la Russie, alliée de B. el Hassad. Ils demandèrent alors un soutien allié qui passa par la fourniture de batteries Patriot, à la frontière sud du pays. Cependant, les Américains, constatant que la résistance « indépendante » ne résistait ni aux loyalistes, ni aux djihadistes, firent alliance avec les Kurdes en leur donnant pour mission de les débarrasser de l’État Islamique en Syrie, notamment sur la rive gauche de l’Euphrate (pendant que la coalition s’occupait de l’EI en Irak). Or, les Kurdes syriens (le YPG) sont alliés au PKK turc. Du coup, l’affaire extérieure devenait une affaire intérieure. Pour empêcher la constitution d’une bande kurde tout le long de la frontière avec la Turquie (qui aurait pu servir de base arrière au PKK), la Turquie opéra un changement d’alliance et rejoint la Russie, mais aussi l’Iran : pas tant pour appuyer le gouvernement de Damas que pour entraver les progrès kurdes : ainsi dans la poche d’Afrin, ou sur la rive droite de l’Euphrate.

Pour les Alliés, ce retournement fut dur à avaler d’autant que ni Européens ni Américains ne jouent un quelconque rôle dans le processus d’Astana, mis en place par la Russie pour organiser une solution politique en Syrie. Certains alliés notent par ailleurs que la Turquie est « partenaire de discussion » avec l’Organisation de Coopération de Shangaï depuis 2012, qu’elle envisagea d’acheter du matériel chinois et qu’elle acquiert aussi des S400 russes. Cependant, la décision en décembre 2018 de D. Trump de retirer les troupes américaines de Syrie fut vue par Ankara comme un geste fait en sa faveur.

Le deuxième facteur de crispation, hors du champ opérationnel, fut le coup d’État organisé contre R. Erdogan en 2016. Ankara accusa F. Gülen, à la tête d’une confrérie islamique, d’en être l’instigateur. Or, il demeure aux États-Unis et R. Erdogan accusa à demi-mot les Américains d’avoir sinon soutenu, du moins toléré l’organisation de ce coup d’État. Mais un certain nombre d’officiers turcs, en poste dans l’organisation, demandèrent l’asile politique pour échapper à la répression organisée par le président Erdogan, ce qui suscita un grand malaise dans les pays d’accueil, extrêmement gênés devant la brutalité de la réaction d’Ankara. On le voit, les relations entre Turcs et Américains sont très compliquées et irritantes. Cela rejaillit logiquement sur l’OTAN. Pourtant, malgré toutes ces ambiguïtés, la Turquie demeure dans l’Alliance pour affirmer son caractère occidental.

L’hostilité de Trump

Pourtant, la grande difficulté reste l’arrivée de Trump au pouvoir. Il n’a jamais caché son hostilité à l’Alliance et les hiérarques atlantistes ont donc été horrifiés par ce qu’ils entendaient. Car au fond, D. Trump dit que le roi est nu et que l’ordre du monde habituel ne peut plus continuer comme cela. D’où son mot pendant la campagne : « L’OTAN est obsolète ». Ce n’est pas seulement une question d’argent (même si c’est d’abord une question d’argent) et il ne faut pas se focaliser sur la question des 2 % de PIB à consacrer par chaque allié au budget de défense, conformément aux engagements du sommet de Galles.

Au début, D. Trump était conscient qu’il n’y connaissait pas grand-chose aux affaires stratégiques. Il nomma donc des militaires et des gens de confiance, comme le général Mattis ou Rex Tillerson. Ceux-ci prodiguèrent les paroles apaisantes qui rassurèrent un peu les Européens. Le secrétaire général de l’Alliance fit un déplacement à Washington et Trump déclara que l’OTAN n’était plus obsolète. Au sommet de Bruxelles de juillet 2018, il y eut bien quelques ruptures des convenances diplomatiques de la part du président américain mais finalement, ce fut le soulagement, Trump déclarant même à la fin du sommet que l’OTAN était « bien plus forte » et présentant l’OTAN comme « probablement la plus grande alliance de tous les temps, mais que ce n’était pas juste d’attendre des États-Unis qu’ils paient une telle part des coûts ».

Cependant, D. Trump décida de renouveler son équipe. Ainsi, le général Mattis démissionna en décembre 2018 à la suite de l’annonce par le président du retrait des troupes américaines de Syrie. Il s’attendait à partir effectivement fin février, après une ultime réunion des ministres de la défense mais le président en décida autrement et le poussa vers la sortie au 31 décembre pour le remplacer par Patrick Shanahan, son adjoint au pentagone. Quant à Rex Tillerson, il avait cédé sa place de secrétaire d’État depuis longtemps à Mike Pompeo tandis que le faucon Bolton avait pris la tête du Conseil de sécurité nationale (NSC). M. Pompeo rappelait certes en décembre 2018, lors d’un passage à Paris , son soutien à des « organisations internationales dynamiques, qui respectent la souveraineté nationale, qui accomplissent leurs missions déclarées et qui créent de la valeur pour l’ordre libéral et pour le monde ». « Les Alliés de l’OTAN doivent donc tous œuvrer à la consolidation de ce qui est déjà la plus grande alliance militaire de l’histoire (…) et nos liens historiques doivent perdurer ». Cette dernière remarque signifiait-elle qu’ils pouvaient ne pas durer ? On peut se le demander rétrospectivement.

En effet, dès sa première conférence de presse en 2019, le président américain déclarait : « Je me fiche de l’Europe. (…) Beaucoup de pays ont profité de notre armée. Nous accordons une protection militaire aux pays très riches et ils ne font rien pour nous. Vous pouvez les appeler alliés si vous le souhaitez, , mais nombre de nos alliés profitent de nos contribuables et de notre pays. Nous ne pouvons pas laisser cela se produire. (…) Je veux que l’Europe paye. L’Allemagne paie 1%. Ils devraient payer plus que cela. Ils devraient payer 4% ». Aussi le New-York Times du 15 janvier 2018 titrait que le retrait de l’OTAN était à l’ordre du jour à la Maison Blanche. Selon le journal, il semble que tout au long de 2018, le président en ait eu le désir et l’ait confié à des proches, d’autant qu’il ne voyait pas les alliés (notamment l’Allemagne) augmenter drastiquement leurs budgets de défense.

Il faut prendre D. Trump au sérieux, il fait souvent ce qu’il dit : il s’est retiré de nombre d’accords (accord de libre-échange Asie Pacifique, accord sur le nucléaire iranien, accord de Paris sur le climat, bientôt le traité INF) car il se méfie instinctivement des engagements internationaux des États-Unis. Il n’a aucune affection envers les Européens et une profonde défiance envers l’Allemagne (pour lui, pays leader en Europe) qui profite trop, à ses yeux, de la mondialisation qu’il veut remettre en cause. Comme nombre d’Américains, il assimile l’OTAN à l’Europe et un retrait de l’organisation constitue pour lui le moyen de manifester cette défiance, d’autant qu’il n’est pas du tout sensible à la menace russe (peu importent les raisons) ni à la menace djihadiste (plus exactement, il ne voit pas bien ce que les Américains ont à faire au Moyen-Orient, ce qui explique sa décision de retirer ses troupes de Syrie). On peut d’ailleurs s’attendre à ce qu’une décision prochaine sera le retrait des troupes d’Afghanistan et donc la fin de la Mission RSM, qui est quasiment la dernière mission opérationnelle de l’OTAN.

Il va de soi que les atlantistes historiques et les alliés voient cette possibilité comme absolument horrible tant elle remettrait en cause les cadres mentaux prévalant depuis 70 ans.

Vers la fin de l’alliance ?

Il faut alors revenir à la question d’origine : serions-nous à l’aube d’une fin prévisible de l’Alliance atlantique ? Poser la question est douloureux pour tous les atlantistes. Le simple fait de la poser les gêne car l’intangible devient possible, l’inimaginable devient une hypothèse réaliste. La fin de l’Alliance est désormais une option sur la table, ce qui était impensable et n’avait jamais été expérimenté depuis l’origine.

L’Alliance a bien sûr toujours connu des crises. D’ailleurs, l’Alliance constitue en fait une instance de résolution des crises entre des partenaires : découplage, partage du fardeau, euromissiles, crise yougoslave, attaques du 11 septembre : toutes furent des crises très dures, toutes furent présentées comme « existentielles », « à la croisée des chemins ». Pourtant, toutes portaient sur des questions d’efficacité de l’Alliance : comment faire de l’Alliance l’outil efficace dans la rivalité avec l’ennemi soviétique ? Il s’agissait donc de questions très sérieuses, indubitablement, mais finalement pas « existentielles » au sens où l’existence de l’institution en elle-même aurait été menacée. L’efficacité est moins essentielle que la nécessité.

Voici ce qui change radicalement avec le discours de D. Trump : l’existence de l’institution est en jeu. Car qui imagine que l’Alliance puisse perdurer sans les États-Unis ? Car en dépit de ceux qui en France dénoncent la mainmise américaine sur l’institution, celle-ci n’a été créée que pour encadrer justement, autant que faire se peut, l’engagement des Américains en Europe. Mieux, pour le forcer, après les déceptions de la Première Guerre mondiale (arrivée tardive en 1917, non ratification du traité de Versailles) puis de la Seconde (arrivée là encore tardive, fin 1941). Les Européens l’ont longtemps reproché (discrètement) aux Américains et c’est pourquoi la plupart des Européens (sauf certains Français) sont tout à fait satisfaits de l’existence de l’Alliance et de sa direction par les Américains.

Car l’OTAN n’est puissante que grâce aux capacités américaines (conventionnelles et, rappelons-le, nucléaires, ce qui explique la dénucléarisation de l’Europe hors Royaume-Uni et France) : pour les Européens, il est donc normal que les Américains conduisent le camion qu’ils ont quasiment fabriqué et qui tire le fardeau de la défense de l’Europe. Cela leur permet même de faire des économies, réduisant leurs propres budgets de défense puisque les Américains assurent cette externalité positive. C’est d’ailleurs le principal reproche émis par D. Trump : les Européens et particulièrement les Allemands ne payent pas assez pour leur défense. Notons qu’il ne fait que répéter, en des termes plus crus, ce que déjà Georges Bush Jr et B. Obama avaient dit aux Européens, qui ne l’avaient entendu que d’une oreille discrète. Avec D. Trump, le volume sonore a monté tellement que Européens comme Américains de l’établissement l’entendent. Ils s’en désolent mais surtout, à l’instar d’un fil de tweets de l’ambassadeur Shapiro , ils évaluent les conséquences de l’impensable : ce serait, à coup sûr, un paysage stratégique européen ravagé. Sans aller jusqu’à l’invasion de portions de territoire européens par les Russes (cauchemar immanquablement cité), ils observent l’inéluctable montée des tensions entre pays européens, sans compter l’augmentation très forte des dépenses de défense. On s’intéresse subitement à l’article 13 de l’OTAN (celui qui prévoit les modalités de sortie du traité). Quasiment personne n’imagine réellement qu’un départ des Américains déclenche par magie la construction d’une organisation européenne intégrée de défense, dans le cadre de l’UE. Les tensions actuelles sont aujourd’hui telles entre États-membres, les positions si éloignées que seul le parrain américain a permis à l’ensemble de coexister dans l’Alliance. Il serait d’ailleurs plus que probable que de nombreux États européens chercheront des alliances bilatérales avec Washington, quitte à recréer une mini Alliance (sans l’Allemagne ?).

Conclusion : les fins ou la fin ?

Nous n’en sommes pas encore là. Donald Trump ne pratique pas seulement une « stratégie du fou ». Il ne s’agit pas juste pour lui de « monter les enchères », en homme de poker qu’il est. La grande nouveauté, c’est que chacun de ses partenaires reste persuadé qu’il ne bluffe pas. Il reste qu’implicitement, le président américain pose une question stratégique majeure, que l’on a soigneusement écartée depuis quelques années : à quoi sert l’OTAN ? S’il s’agit de défense commune, qui est défendu ? contre qui ? D. Trump n’est pas persuadé que les États-Unis soient défendus . Il n’est pas non plus persuadé de la menace et donc de l’existence d’un ennemi (sans même évoquer l’hypothèse d’une proximité personnelle avec le système russe). Il constate enfin que les Européens pratiquent allègrement la méthode du passager clandestin, payant peu pour leur défense, envoyant des troupes de façon mesurée sur les différents théâtres d’opération, prenant sur place bien peu de risques opérationnels. Pour lui, « le compte n’y est pas ». C’est un homme d’affaire, habitué aux négociations commerciales et doué par ailleurs d’une intuition vive : non un idéologue, mais un homme qui obéit à ses impulsions, à ce qu’il perçoit comme le sens commun qu’il est intimement persuadé partager avec l’Amérique profonde.

L’OTAN a perdu depuis longtemps sa bonne image outre-Atlantique, ne nous y trompons pas. Si elle ne sert plus, à quoi bon la maintenir ? Voici au fond une logique de destruction créatrice : débarrassons-nous du vieil homme, construisons autre chose. L’Alliance est une vieille dame qui fête cette année ses 70 ans : est-elle trop vieille pour le nouveau siècle ? Le vieux programme de Lord Ismay est bien évidemment inadapté. Il faut certes inclure les Américains, mais il ne s’agit plus de soumettre les Allemands. Quant à exclure les Russes, la question reste ouverte tant une autre approche pourrait être envisageable. À défaut de définir de nouvelles fins, l’Alliance pourrait sinon trouver sa fin.

OK

Interventions radio (cyber Europe, Huawei)

J'ai donné deux entretiens radio ces derniers jours.

L'un à Euradio, où j'évoque le cyber, l'UE, la question des alliances : un long format de 15 mn, en ligne le 28 janvier dernier.

Ici

L'autre à France Culture, à la suite des ripostes américaines envers Huawei, dans le journal de 12h30 du 29 janvier (2mn).

Bonne écoute

O. Kempf

Institutions régionales au Maghreb

Le dernier numéro du Magazine de géopolitique, Conflits, est consacré au Maghreb (n° 20, janvier-mars, disponible en kiosque (ou sur le site ici) pour 9,9 €).. J'ai l'honneur d'y signer un article qui fait le point des différentes institutions maghrébines ou incorporant des États maghrébins. A lire ci-dessous.

Comme beaucoup de régions, le Maghreb est traversé d’institutions internationales : comme souvent désormais, elles sont bien souvent peu pertinentes.

La première est évidement l’Union du Maghreb Arabe (UMA), créée en 1989 et réunissant les cinq Etats du Maghreb. Toutefois, elle n’a suscité aucune avancée concrète et elle reste bloquée à cause du conflit du Sahara Occidental et donc de la dispute entre l’Algérie et le Maroc. Il s’agit finalement de l’organisation sous-régionale africaine qui est la plus bloquée, alors que les cinq pays ont déjà une civilisation en commun et qu’une intégration économique régionale permettrait un développement important de la zone. Il faut citer l’ONU, présente dans la zone au travers de la MINURSO au Sahara occidental mais aussi de son rôle en Libye.

Institutions arabo-musulmanes

Les pays du Maghreb partagent énormément de fondements culturels et civilisationnels. Pourtant, aucune des institutions du monde arabo-musulman ne leur a donné réellement satisfaction pour développer leurs échanges.

Les cinq pays maghrébins sont membres de la Ligue arabe, qui a été créée en 1945. La Libye rejoint l’organisation en 1953, la Tunisie et le Maroc dès 1958 à la fin du protectorat, l’Algérie en 1962 dès son indépendance, la Mauritanie enfin en 1973. Il ne faut pas méconnaître cependant le sentiment de supériorité des pays du Machrek envers ceux du Maghreb, même si le siège de la Ligue a été installé à Tunis de 1979 à 1990. Si le panarabisme a eu un rôle politique important au cours de la Guerre froide, il est aujourd’hui en panne, les pays arabes peinant à trouver des convergences politiques.

Aussi quelques pays signent en 2001 l’accord d’Agadir (Égypte, Jordanie, Maroc et Tunisie, rejoints par Liban et Palestine en 2016) qui crée une zone de libre-échange arabe. Il entre en vigueur en 2007 et est soutenu par l’UE. Cependant, des difficultés demeurent et il peine à croître. Il s’agit d’une version réduite du Conseil de l’unité économique arabe, créée en 1957 dans le cadre de la Ligue arabe et qui n’a pas donné de résultats. L’organisation de la coopération islamique (OCI) a été créée en 1969 à l’instigation de l’Arabie Saoudite. Les 5 pays maghrébins en sont membres fondateurs. Toutefois, cette organisation religieuse mais aussi politique et culturelle n’est pas un grand cadre de coopération intra-maghrébine

Institutions méditerranéo-européennes

Les pays du Maghreb se sont d’abord tournés vers le nord de la Méditerranée et notamment les pays européens. Les anciennes puissances coloniales de la zone (Espagne, France, Italie) conservent en effet de profonds intérêts. Mais au-delà des nombreux accords bilatéraux, les initiatives institutionnelles donnent peu satisfaction.

Le partenariat Euromed, ou processus de Barcelone, a été créé en 1995 et inclut un certain nombre de pays méditerranéens, dont Algérie, Maroc et Tunisie, ainsi que la Mauritanie depuis 2007 (la Libye a un statut d’observateur). Il constitue le volet méditerranéen de la politique européenne de voisinage (PEV). L’UE distribue ainsi quelques aides financières aux pays bénéficiant d’un statut avancé (Maroc et Tunisie). Le processus de Barcelone a été « renforcé » à partir de 2008 avec la création de l’Union pour la Méditerranée, réunissant tous les pays de l’UE et les pays riverains (la Libye est observateur). Un certain nombre de programmes sont labellisés (transport, énergie, économie bleue, etc…) mais il est à la fois très institutionnel et peu centré sur les problématiques particulières du Maghreb.

Pour justement se concentrer sur la Méditerranée occidentale, les cinq pays de l’UMA ainsi que les cinq riverains du nord (Espagne, France, Italie, Malte, Portugal) créent en 1990 le dialogue 5+5. Les conversations régulières portent sur des sujets sectoriels (intérieur, transports, défense, migrations, finance, enseignement…). Là encore, il s’agit de rencontres formelles avec peu d’effets concrets.

Le dialogue méditerranéen est le partenariat de l’Alliance atlantique dédié « au sud » : y participent l’Algérie, le Maroc, la Mauritanie et la Tunisie (ainsi que d’autres pays du pourtour : Égypte, Israël, Jordanie). Créé en 1995 (l’Algérie ne l’a rejoint qu’en 2000), il n’a pas instauré une dynamique collective et les quelques actions sont principalement bilatérales (OTAN + 1).

Institutions africaines

C’est pourquoi on observe une sorte de mouvement vers l’Afrique. Les cinq sont membres de l’Union Africaine, maintenant que le Maroc à rejoint l’organisation en 2017, après l’avoir quittée en 1984. Le plus intéressant demeure pourtant la question des organisations sous-régionales. Ainsi de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) créée en 1975 (PIB de 817 G$, population de 360 Mh). Avec son retour dans l’UA, le Maroc a demandé dès 2017 l’adhésion à la CEDEAO. Celle-ci a donné son accord de principe mais les modalités de détail traînent. La Mauritanie qui en était membre a quitté l’organisation en 2000 mais a signé un accord d’association en 2017. On observe que la constitution d’un grand bloc commercial à l’ouest de l’Afrique constituerait un puissant facteur de développement, une fois la question de la monnaie résolue.

Le Marché commun de l'Afrique orientale et australe aussi connu sous son acronyme anglais COMESA, a été fondé en 1994 et inclut depuis 2005 la Libye et 2018 la Tunisie (des négociations sont en cours avec l’Algérie). Il s’agit d’un marché commun (677 G$ et 475 Mh). Pour mémoire, citons la Communauté des États sahélo-sahariens (CEN-SAD) a été créée en 1998. Elle comprend 29 États dont les pays maghrébins sauf l’Algérie. Elle a pour ambition d’établir une union économique globale mais aussi de développer les réseaux de transport. On voit ainsi se constituer des blocs sud-sud. Alors que l’histoire et la géographie militent pour une intégration latérale entre les cinq pays du Maghreb, le blocage de l’UMA et une certaine négligence européenne incitent les États maghrébins à développer des stratégies autonomes, principalement en direction du sud, avec un satellite occidental (Maroc et Mauritanie vers la CEDEAO) et un autre oriental (Libye et Tunisie vers la COMESA). Les stratégies sont d’abord économiques mais aussi sécuritaires (notamment le sujet de la coopération sur la question des migrations : on rappelle ici que la Mauritanie appartient au G5 Sahel). L’Algérie reste un peu isolée dans ce mouvement général.

Olivier Kempf dirige la lettre stratégique La Vigie (www.lettrevigie.com). Il a publié « Au cœur de l’islam politique » (UPPR, 2017).

Théorie des hybrides (JF Gayraud)

Jean-François Gayraud s’est fait connaître par son analyse de la criminalité du capitalisme, avec notamment un remarquable ouvrage sur « Le nouveau capitalisme criminel » (Odile Jacob, 2014). Il poursuit son œuvre en reprenant une approche similaire, celle de l’accord des contraires, mais cette fois-ci dans un contexte très différent : il évoque la convergence voire la fusion entre la criminalité et les luttes politiques, souvent terroristes. Il désigne ce phénomène sous le nom de « Théorie des hybrides » qui justifie le nom de l’ouvrage. (NB : Fiche de lecture publiée dans le numéro de janvier de la RDN)

Celui-ci est articulé en sept chapitres de taille inégalée, augmentés d’un important appareil de notes (plus de 35 pages) et de 3 annexes. Les trois premiers chapitres décrivent le phénomène et tentent de le conceptualiser, quand les quatre derniers, rassemblés sous une partie intitulée « Géopolitique de l’hybridation », visent à appliquer la théorie à une série de cas.

Le propos central du livre consiste à dire que les catégories que nous croyons étanches, celle du criminel et celle du terrorisme, ne le sont en fait plus et qu’il’ y a convergence voire fusion. Un criminel va de plus en plus utiliser des motifs politiques pour camoufler ses méfaits, un terroriste utilisera de plus en plus de pratiques criminelles à la fois par similitude de pratiques (clandestinité, hors la loi) que pour des raisons de financement opaque. Dès lors, notre approche traditionnelle n’est plus valide et explique pourquoi nous échouons à traiter ces phénomènes : nous n’en voyons qu’une partie, abandonnant à d’autres ce que nous croyons leur appartenir et ignorant une vision globale qui seule permettrait de traiter le problème.

De multiples exemples viennent ainsi appuyer la démonstration : que ce soit les zones peu contrôlées (Sahara, Sahel) ou des Etats fragiles ou faillis ou corrompus (piraterie somalienne, Mexique des cartels, trois frontières d’Amérique du sud, Asie centrale, sans même parler des multiples zones désagrégées du Moyen-Orient), partout on observe la même convergence : des criminalités organisées deviennent des problèmes politiques, voulant maîtriser des territoires à l’abri de l’autorité d’Etats défaillants ; ou des groupes soi-disant terroristes sont fondés principalement sur des moyens criminels.

Le propos est convaincant, appuyé de nombreuses références et décrit les caractéristiques du nouvel environnement chaotique. Chacun sait que le monde westphalien n’est plus aussi dominant et que les frontières s’effacent. Mais elles ne s’effacent pas qu’entre territoires, elle s’effacent aussi entre catégories : intérieur et extérieur, défense et sécurité, criminalité et terrorisme, politique et économique, etc. La théorie des hybrides décrit cette hybridation qui est désormais non l’exception, mais le champ commun.

L’ouvrage est convaincant et apporte énormément. On a ainsi apprécié le chapitre 5 sur « le djihadiste en voyou de banlieue » ou encore le chapitre 2 (« L’hybride est l’irrégulier de l’ère du chaos »). Ainsi, au lieu de seulement constater, l’auteur veut théoriser, seul moyen selon lui de trouver les moyens de traiter le monde nouveau.

On a en revanche moins apprécié quelques traitements rapides : ne discuter le concept de « guerre hybride » qu’en une demi-page est pour le moins leste, même si nous sommes par ailleurs nombreux à ne pas avoir été convaincu de la notion lorsqu’elle a été proposée il y a quatre ans : pourtant, elle demeure un concept encore discuté par les spécialistes des relations internationales et de stratégie. De même, n’évoquer le cyberespace qu’en une page et demie est là aussi court, même si les principes y sont. L’auteur semble pressé d’aller à sa conclusion et ne fait que signaler un champ qui ne lui semble pas contradictoire. Enfin, le dernier chapitre sur le Hezbollah semble moins convaincant : en l’espèce, il nous paraît plus s’agir d’un proto-Etat que d’un hybride.

Là est au fond la limite de ce livre stimulant : celui de proposer une théorie générale qui ne laisse pas assez de place à des exceptions. Celles-ci sont-elles encore les buttes témoins de l’ancien monde ou présagent-elles d’autres circonstances ? Autrement dit, l’hybride est-il notre seul horizon ou simplement un horizon dominant ? Il y a là un léger manque de nuances qui affaiblit peut-être la conclusion, même si l’approche est particulièrement utile à la compréhension de l’environnement contemporain.

Jean-François Gayraud, Théorie des hybrides, terrorisme et crime organisé, CNRS éditions, Paris, 2017

O. Kempf

Une histoire de l'Europe (M. Fauquier)

Voici un livre paru en septembre dont je ne vous parle que maintenant : c'est qu'il y avait plus de 700 pages à lire, voyez-vous ! Pour tout vous dire, j'aurais pu le feuilleter, lire quelques pages ici ou là et me contenter d'un signalement. Et puis j'ai commencé l'introduction, puis le premier nœud, puis le premier chapitre... et il a fallu que j'avance jusqu'au bout, intégralement. Voici donc un ouvrage stimulant, sur une matière que l'on croit connaître ; mais son traitement renouvelle l'approche, paradoxalement.

De quoi s'agit-il ? D'une histoire de l'Europe. Certes, mais encore ? Et bien d'une histoire de l'Europe qui ne renie pas les racines chrétiennes de celle-ci; En fait, les ouvrages d'histoire contemporains veulent tellement être neutres que pour éviter tout éventuel reproche de manquement à la laïcité, minorent consciencieusement cette dimension-là. Or, il n'y a pas de neutralité historique, comme Shlomo Sand nous l'a brillamment expliqué dans son "Crépuscule de l'histoire" (lien ici) (autre ouvrage que j'ai lu cet été et que je m'aperçois ne pas avoir chroniqué, fichtre : il vaut le détour, incontestablement).

L'auteur, Michel Fauquier, a donc le projet d'une histoire européenne qui ne cache pas les fameuses "racines chrétiennes de l'Europe", celles qu'il est malséant de relever car ce serait attentatoire à je ne sais pas très bien quoi. Pour autant, il ne s'agit pas d'une œuvre apologétique, on a depuis longtemps quitté le XIXe siècle et à défaut d'être neutre, l'écriture de l'histoire peut être sérieuse, appuyée sur de multiples références, laissant la part aux discussions, présentant les points de vue opposés. "Au demeurant, la subjectivité - ce mot mal aimé et mal traité qui ne sert plus qu'à dire l'erreur dans un monde qui ne croit plus à la vérité- rappelle simplement que l'historien est sujet de l'histoire qu'il écrit et non un menteur compulsif" (p. 13)

M. Fauquier est Professeur, agrégé, docteur ès lettres, et incontestablement un bel érudit. On sait d'où il parle mais il se garde d'être obtus. Par exemple, il fait très bien le point sur l'expression de "Fille aînée de l’Église", qui est selon lui plus "allégorique qu'historique", contrairement à ce qu'un certain discours voudrait faire accroire (pp. 155-156).

Il organise son ouvrage en quatre parties : Les fondements (Athènes, Rome et Jérusalem), pp.19-134 - Les temps médiévaux : un Occident chrétien (pp. 135- 280) - L'époque moderne : une difficile gestation (pp. 281-498) - L’époque contemporaine : à la croisée des chemins (pp. 499-716). Chaque partie est elle-même divisée en "nœuds", expression qu'il trouve plus appropriée "Nous avons parlé de nœuds et non de tournants car à force de tourner, l'histoire aurait dû revenir d'où elle provenait, ce qu'on ne constate pas". Bref, le mot nœud est préférable à celui de racine, sur lequel il écrit un petit développement intéressant (pp 13 - 14). Chaque nœud fait donc l'objet d'un chapitre. Chaque partie et chaque chapitre se concluent par une bibliographie de "dix titres pour aller plus loin", chaque référence étant commentée.

L'auteur s'intéresse également à la vie des idées : au fond, plus qu'une histoire de l'Europe, c'est presque une histoire philosophique et théologique de l'Europe. Son chapitre sur le "désenchantement du monde" est très représentatif à cet égard. M. Fauquier insère de nombreux extraits des documents au fil du texte. Cela rend l'exposé très riche et très détaillé, notamment sur des périodes moins connues (monachisme, Moyen-Âge voire Renaissance). On le sent moins enthousiaste pour le monde moderne, mais le lecteur l'aura deviné.

Pour finir, notons qu'il s’agit surtout d’une histoire française de l'Europe. On n'y dit quasiment rien de la Russie, de la Scandinavie, des Balkans voire de l'Europe centrale. La question impériale qui touche Italie et Germanie est très approfondie, tout comme la rivalité avec les autres grandes monarchies européennes, Angleterre et Espagne. Le reste est négligé.

Voici donc un ouvrage très personnel et surtout très éloigné de ce que l'on lit habituellement sur le sujet. En ce sens, un ouvrage "radical" qui a les mérites et les défauts des parti-pris. Extrêmement fouillé et érudit, témoignant d'une culture impressionnante, centré sur l'évolution des idées en préalable aux événements, écrit par un auteur catholique et qui ne s'en cache pas, le livre vaut la lecture justement sur ces critères là : quelque chose de différent et (l'auteur nous pardonnera cet adjectif qui ne lui plaira sans doute pas) engagé, utile justement pour ces caractéristiques-là.

Michel Fauquier, Une histoire de l'Europe, Ed; du Rocher, 2018, 750 p. 29 €

O. Kempf

Le héron et le liquide

Le héron a lu mon billet sur le liquide (mais il y a un autre commentaire sous le billet, qui vaut aussi lecture). Il nous donne son opinion. Qui est une sorte de conte de Noël, finalement. Merci à lui. OK

Source

« Olivier Kempf s'interroge au sujet du liquide. Je suis sûr que tu as une opinion là-dessus.

  • – Évidemment : je passe mes journées à observer la rivière. Le liquide, c'est mon garde-manger, c'est l'endroit qui contient des grenouilles et des poissons. Je ne vois vraiment pas comment l'on peut s'interroger. »

Mon copain le héron de l'Erdre était perché sur le toit de sa péniche habituelle et je lui avais posé la question en passant à sa hauteur sur le petit Pont Saint-Mihiel. Bref : tout était normal ce matin-là, y compris notre conversation. Sauf que nous ne parlions pas de la même chose. Il fallait que je dissipe le malentendu :

  • « mais non, ce qu'on appelle 'le liquide', c'est la monnaie, l'argent. Je t'en ai déjà parlé.
  • – Ah oui, les pièces et les billets... Mais tu m'as dit que c'est du papier ou du métal ! Pourquoi dites-vous que c'est liquide ?
  • – Façon de parler.
  • – Comme quand vous dites 'prendre la plume' pour dire 'écrire'. Vous êtes vraiment compliqués, vous les TGC avec vos Trop Gros Cerveaux. Le Grand Patapon n'a pas été très sympa avec vous, je trouve, quand il a créé le monde.
  • – Si, si : on s'habitue très bien à être des TGC. Du moins la plupart d'entre nous s'habituent à cette complication obligatoire. Ton Grand Patapon avait certainement son idée en nous créant comme ça.
  • – Certainement. »

Il se tait un moment. Il semble réfléchir à l'infinie sagesse de son Grand Patapon mais pas du tout : il se jette sur une grenouille qui a commis l'imprudence de vouloir respirer puis, aussitôt avalée il revient à son poste et reprend :

  • « excuse-moi, je devais faire accomplir à cette grenouille le destin qui lui a été assigné par le Grand Patapon.
  • – C'est-à-dire ?
  • – Nourrir les hérons. Sinon les grenouilles ne serviraient à rien, 'faut être logique. »

Je ne dis rien : je ne conteste pas sa logique car elle est quasi-religieuse et l'expérience m'a appris que les religions, il faut les admettre et non les discuter. Il me relance :

  • « alors c'est quoi, la question au sujet de votre liquide ?
  • – C'est que nous avons aussi d'autres monnaies que le liquide.
  • – Pfff... Encore plus de complications. D'autres monnaies, tu dis ? C'est quoi ? »

Je prévois beaucoup de difficultés pour lui faire comprendre la monnaie scripturale et surtout la monnaie électronique. Je n'aurais peut-être pas dû lui parler de ça, mais maintenant que j'ai commencé, je le vexerais si je lui disais qu'il ne peut pas comprendre. Alors j'explique :

  • « il y a la monnaie scripturale et surtout la monnaie électronique : la monnaie scripturale, c'est celle qu'on écrit...
  • – Avec une plume ?
  • – Euh...
  • – Et la monnaie électronique ?
  • – On l'écrit aussi mais sans plume...
  • – Je préfère ça. Vive la monnaie électronique ! Dis-m'en plus au sujet de la monnaie écrite sans plume.
  • – La monnaie électronique, on l'écrit sur des machines. Les machines savent se parler entre elles...
  • – Un peu comme toi et moi.
  • – Un peu, excepté que toi et moi personne ne peut intercepter notre conversation si nous ne la racontons pas.
  • – Et même si tu la racontais, tu m'as dit que personne ne te croirait. Tandis qu'il y a des gens qui peuvent intercepter les conversations des machines ?
  • – Oui, avec d'autres machines. C'est bien ça tout le problème de la monnaie électronique.
  • – Ça ne m'étonne pas : vous les TGC, vous aimez beaucoup inventer des trucs qui vous posent des problèmes que vous n'aviez pas auparavant. Et si je comprends bien, cette monnaie électronique est plus visible que les pièces et les billets ?
  • – Visible de plus loin : quand je paie mon petit café à la terrasse du bistrot d'à côté...
  • – Oui, le café que tu prends dans un grand verre qui tient debout comme moi.
  • – Très peu de gens peuvent savoir qu'en réalité j'ai bu un verre d'Anjou-rouge quand je paie avec des pièces ou un billet. Toi tu sais ce que je paie parce que tu l'as vu mais aucune machine ne sait ce que je paie. Le problème avec la monnaie électronique, c'est que beaucoup de gens peuvent savoir ce que j'ai acheté, à qui je l'ai acheté, si j'en achète souvent. Et vérifier aussi que j'ai le droit d'acheter ce que j'achète, que j'ai le droit de faire du commerce avec ce vendeur.
  • – Béni soit le Grand Patapon qui, dans son infinie sagesse, m'a épargné tous ces problèmes ! »

Le héron

Atlas historique de l'Afrique

Poursuivant ma collection d'atlas, je chronique celui-ci, publié au Rocher par Bernard Lugan. L'homme est controversé : rejeté par l’université française, il connaît par ailleurs un beau succès auprès d'un public fidèle. Il faut lui reconnaître une très profonde connaissance de l'Afrique, notamment de son histoire. De ce point de vue, ce dernier ouvrage rejoint une bibliothèque qui n'est pas très fournie. Nous pensons bien sûr à l'incontournable "atlas des peuples d'Afrique" de Jean Sellier (ici), mais aussi "L'atlas histoire de l'Afrique" de Jean Jolly (ici).

Cet ouvrage nous semble la 2ème édition d'un premier atlas, paru en 2001, déjà au Rocher. Mais alors, le livre ne comptait que 263 pages quand cette édition ci en offre 423. Curieusement, cette caractéristique n'est pas mentionnée : il est probable que l'auteur a refait toute la cartographie, ceci expliquant cela.

L'ouvrage est divisé en sept périodes : La terre et les hommes, Des origines à la conquête arabo-musulmane, De la conquête arabe à la découverte portugaise, De la découverte portugaise à la veille de la colonisation, La période coloniale, La décolonisation, La période contemporaine. S'y ajoutent une longue bibliographie d'une vingtaine de page et un index d'une dizaine de pages.

Chaque sujet fait l'objet d"une double page, avec texte à gauche et carte à droite : cette organisation très simple et très claire permet un maniement facile.

Les cartes sont simples et peu évoluées. On sent bien qu'elles ne sont pas l’œuvre d'un cartographe mais qu'il s'agit des conceptions de l'auteur. Elles rendent toutefois le service que 'lon en attend, celui d'informer en plaçant sur une représentation graphique les principaux lieux géographiques. Cette rusticité est le prix à payer pour un ouvrage exhaustif et au prix modéré (25,9 €). Mais c'est aussi la principale faiblesse du livre, il faut la mentionner.

Pour le reste, voici un ouvrage qui donne une foule de renseignements qu'on aurait certes pu obtenir par d'autres médias, livres ou sites. L’avantage, c'est que tout est là sous la main et permet d'entrer rapidement dans une sujet, qu'il s'agisse de l'empire du Ghana, de l'islamisation de la vallée du Nil ou de la maîtrise de l'atlas.

Un ouvrage de fond de bibliothèque

Atlas historique de l'Afrique, des origines à nos jours, B. Lugan, Éditions du Rocher, 423 p, 25,9 €.

O. Kempf

Le refus de la Victoire, maladie française

Je poursuis la réflexion entamée la semaine dernière (voir billet) ou celle de Michel Goya sur son blog (ici) et reviens sur cette non commémoration de la Victoire décidée par l’Élysée et balancée, à ses yeux, par le voyage mémoriel qu'il compte effectuer, rendant hommage aux combattants.

Source

Précisons d'emblée qu'il ne s'agit pas de discuter des sujets annexes qui ne sont pas ici essentiels :

  • ni la question d'un éventuel défilé ou parade (traditionnellement, le 11 novembre fait l'objet d'une prise d'armes de pied ferme autour de l'Arc de Triomphe et personne n'a demandé un défilé particulier).
  • ni la question de la mise à l'honneur des maréchaux de la Première Guerre mondiale (je rappelle qu'ils furent nombreux : Foch, Joffre, Galliéni, Lyautey, Franchet d'Esperey, Fayolle, Maunoury, et Pétain, celui qui pose problème...).
  • ni la question de la négociation avec l'Allemagne de ces modalités (car après tout, il est compréhensible qu'on use de tact et de diplomatie en la matière).

Selon l’Élysée : "Le sens de cette commémoration, ce n'est pas de célébrer la victoire de 1918". Voilà le point dur, celui qui cause problème, plus encore que les propos inutiles d'un conseiller mémoire qui n'a pas de mémoire sur "les civils que l'on a armés".

Ne pas célébrer la victoire. Que célébrer, alors ? La "fin d'une guerre" ? Mais ne comprend-on pas qu'il n'y a pas de fin de guerre si l'un des adversaires n'accepte le résultat de la fortune des armes ? Il y a un anachronisme persistant à considérer, par un crypto-pacifisme, que "la guerre c'est mal et que donc toute guerre est mauvaise". Les guerres sont douloureuses, nul n'en disconvient mais si les États, si les parties (dans le cas de guerres irrégulières) décident de les faire, c'est bien parce que leurs raisons sont à leurs yeux plus impérieuses que les incontestables catastrophes qui les accompagnent. Oui, la guerre est catastrophique et pourtant, on la fait. Ce n'est d'ailleurs pas parce qu'on ne se veut pas d'ennemis qu'on n'en a pas. Souvent, c'est l'ennemi qui décide, les djihadistes nous l'ont montré récemment (c'est d’ailleurs parce qu'ils ont pris l'initiative que nous parlons désormais à tout bout de champ de "guerre").

On la fait pour de bonnes raisons, par exemple pour défendre sa liberté (une des trois valeurs de la devise de la République). Peut-on quand même rappeler à certains que trois départements étaient en 1914 annexés contre la volonté des peuples depuis plus de 45 ans, et que pendant la guerre, justement, dix départements français, de l'Est et du Nord du pays, soit deux millions de personnes quand même, vivaient sous la domination du Reich. La victoire a permis que ces territoires-là soient libérés et elle a évité qu'au lieu d'avoir trois départements annexés, il n'y en ait eu cinq ou dix. Ce n'est pas rien.

Car eussions nous été défaits, nous aurions vécu sous une domination étendue. La défaite de 1870 n'avait pas laissé que des bons souvenirs, faut-il le rappeler (juste une histoire de mémoire...).

Alors, de quoi ce refus de la victoire est-il le nom ?

Si l'autre nous déclare la guerre, nous devons la conduire. Sinon, comment comprendre les déclarations de nos gouvernants répétant sans relâche que "nous sommes en guerre" ? L'absence de réflexion sur le sens de la guerre fait qu'on ne désigne pas l'ennemi : non, on "fait la guerre contre le terrorisme", du président précédent reprise par le président actuel. Mais alors, qu'y a-t-il, selon eux, au bout de cette guerre ? Si le terroriste est notre ennemi, ne devons-nous pas "vaincre" ? sinon, quel est le but ?

Si donc nous sommes en guerre aujourd’hui, c'est que nous acceptons le mécanisme de la guerre. Parfois, la force doit prévaloir afin qu'elle crée le droit.

S'agit-il alors de cet étrange goût français pour célébrer les défaites ? : on célèbre Sidi-Brahim, Bazeilles, Camerone ou Dien-Bien Phu, on se souvient d'Azincourt et Crécy plus que de Castillon qui pourtant nous donna la victoire, à la fin de la Guerre de cent ans. Heureusement que les Cyrards fêtent encore le 2S en l'honneur d'Austerlitz... Mais la tradition militaire aime les glorieuses défaites, celles où le panache est mis en avant, où l'on célèbre la lutte jusqu'au bout, le sacrifice suprême. Mieux vaut la manière (l'héroïsme) que le résultat.

En l'espèce, ce n'est pas de cela dont il s'agit. Nul célébration de vertus militaires. C'est juste que la victoire, ça sonne trop guerrier. Et puis il y a ce côté moderne qui trahit en fait un sentiment refoulé de supériorité : on refuse de célébrer sa victoire "car l'on est au-dessus de ça", on oublie Austerlitz mais on va fêter Trafalgar. On se croit humble et généreux, on est juste orgueilleux et méprisant, sans même s'en rendre compte, plein de bons sentiments, d'autant plus que l'autre se fiche de nos abaissements, lui n'hésite pas à célébrer ses victoires. Car il ne s'agit pas de triompher, mais de célébrer. Nuance. La victoire de 1918 n'est tout de même pas une exaction... Le XXème siècle en a connu bien d'autres, ailleurs qu'en France.

Au fond, ce refus de célébrer la victoire est une pensée anachronique, une trahison du devoir de mémoire, un vain calcul politicien contemporain. Il faut revenir à Renan et sa définition de la Nation. On rappellera (avec Wikipedia -ici-, qu'on ne peut accuser de déviation idéologique) que Renan insiste sur la conception française contractuelle de la formation de la Nation, à l'opposé d'une vision allemande (eh oui!) beaucoup plus essentialiste, venue notamment de Fichte. J'ai écrit par ailleurs (dans mon livre "Géopolitique de la France", voir ici) la dialectique entre les deux approches et comment le nationalisme allemand est né à la suite de la Révolution française.

Pour Renan, être une Nation "c'est avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore dans l'avenir". Mais encore faut-il se souvenir des belles choses faites ensemble.

Le terrible sacrifice de nos grands-parents en fait partie, quoi qu'on en dise. Certes, la France sort épuisée de la Guerre, certes le défilé de la Victoire (qui a lieu le 14 juillet 1919) commence par les blessés, estropiés et gueules cassées, certes les anciens combattants affirment "plus jamais ça", mais pas un ne regrette le combat ni le sacrifice, car victoire il y a eu. Alors, il peut y avoir réconciliation.

Il n'y a pas de paix s'il n'y a pas un vainqueur et un vaincu, n'en déplaise aux conseillers de l’Élysée . La guerre est une chose d'abord politique car la guerre fait l’État avant que l’État ne fasse la guerre (voir Charles Tilly et le billet sur la question). Vouloir la paix, ce n'est pas refuser l'idée même de guerre, c'est la regarder sereinement, avec justement le recul de l'histoire.

Il y eut donc une victoire. On ne peut la célébrer sans la passer sous silence. Se souvenir permet de construire justement d'autres destins. Interpréter, c'est trahir, y compris l'avenir.

Un coup de tête jamais n'abolira le passé.

O. Kempf

Ces "civils que l'on a armés" (colère)

Je continue à m'étrangler de l'étrange formule "des civils que l'on a armés" utilisée par le "conseiller mémoire" de l’Élysée pour parler des combattants de 14 et des vainqueurs de 18. On lira bien sûr le billet de Michel Goya ou encore la Lorgnette que nous venons de publier sur le sujet dans La Vigie.

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J'ajouterai une chose : en refusant à ces hommes d'être des soldats, en refusant d'accepter la victoire et donc que la guerre se résolve par des vainqueurs et des vaincus, on aplatit toute chose, on croit équilibrer alors qu'on affadit. On dénie à l'autre son altérité, on le fond dans un mauvais amalgame, on lui dénie finalement son humanité.

La tradition guerrière de l'Europe, qui la fait si différente de la tradition américaine, est de considérer l'ennemi comme un autre mais qui nous est ressemblant. Pour les Américains, l'autre est le mal qui doit être éliminé. En refusant à l'autre son existence, en refusant deux millénaires d'histoire au cours desquels nous avons fait la guerre, abominé l'autre pour finalement réapprendre à dialoguer avec lui, ce conseiller mémoire montre qu'il n'a pas de mémoire et qu'il joue anti-européen.

Voulant aplanir les choses, il renforce ce qu'il croit combattre, le populisme.

Je reste très en colère contre autant de bêtise...

O. Kempf

Egea sur France Inter

Je serai ce lundi 8 octobre sur invité à l'émission Un jour dans le Monde présentée par Fabienne Sintès. Nous y parlerons des attaques cyber et de la cyberconflictualité. J'y serai au côté de mon ami et complice Thierry Berthier, collègue d'Echoradar et animateur du blog Cyberland. A vos grandes ondes entre 18h15 et 18h35.

O. Kempf

Un peuple et son roi

Nous l'attendions depuis... 2011 : le dernier film de Pierre Schoeller vient de sortir. Pierre Schoeller est l’auteur de "L'exercice de l’État", film dont nous avions dit à l'époque le plus grand bien (voir ici). Nous étions impatient de vérifier que l'opus suivant serait de la même qualité. Il l'est, avec pourtant des variations qui en font un film différent du premier, même si la réflexion politique sous-jacente est elle aussi remarquable.

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Disons d'abord ce que le film n'est pas : ni une biographie des derniers jours de Louis XVI, ni une histoire de la Révolution française. Bien sûr, le film comporte des éléments de ces deux thèmes mais là n'est pas son sujet. Le titre dit tout, finalement : centré sur le peuple, le film cherche à montrer l'évolution du regard du peuple sur son roi. Voici mis en scène le net processus de distanciation à multiples registres entre un peuple (aujourd'hui, on dirait l'opinion publique) et son chef de l’État (avec plusieurs dimensions évidentes : sacrées, mythiques, psychologiques -père du peuple, comme Louis XII - ,...).

Le peuple donc, centré sur une famille élargie du faubourg Saint-Antoine. Confessons que le début est un peu laborieux et qu'on se met à craindre une symbolique trop lourde avec la lumière apparaissant dans la rue, à mesure que les ouvriers font tomber les créneaux de la Bastille. Heureusement, ce style ne dure pas. Le chef de famille n'est pas le père (puisque rappelons-le, le père est le Roi, symboliquement), mais "l'Oncle", formidable Olivier Gourmet que l'on retrouve avec plaisir, sept ans après son rôle de ministre dans l'exercice de l’État. L'intérêt porté à une famille du faubourg permet de suivre les évolutions des consciences et les débats politiques, mais aussi familiaux ou spirituels (car la question de la relation religieuse n'est bien sûr pas absente, même si elle n'est traitée qu'à petites touches).

Le Roi, porté par un Laurent Lafitte crédible, semble distant. Il doit prononcer dix répliques sur l'ensemble du film : non que c'est un personnage secondaire mais justement, son silence dit tout de sa difficulté politique.... même si une larme coulant lors de la signature d'une première Constitution montre une conscience nette du processus en cours, ou surtout un cauchemar (P. Schoeller aime les rêves, on l'a vu dans son opus précédent) où il est aux abois devant les reproches de ses aïeux (Louis XIV, Henri IV et Louis XI) de trahir l'héritage : la puissance, le cynisme et la ruse reprochent à ce Roi débonnaire de ne pas peser sur les événements. Au fond, il se laisse mener par eux et n'a plus de cours sur les événements... métaphore des dirigeants contemporains et reprise de la thématique de l'exercice de l’État.

Voici alors le troisième personnage, celui qui n'est pas indiqué dans le titre et qui occupe un rôle central : l'Assemblée nationale dont on suit les débats successifs au manège (mais aussi les lobbies et groupes d'influence, avec la mise en scène du club des Cordeliers). Marat est terrifiant de vulgarité, beaucoup plus qu'un Robespierre habituellement caricaturé et traité ici comme un glacial intellectuel, se contrôlant en permanence. L'Assemblée qui se transforme en Convention est le lieu des débats, elle est le troisième personnage du film, elle aussi à plusieurs voix, comme le peuple qui assiste des tribunes. Certes, quelques épisodes de la Révolution sont mis en scène (la marche des femmes sur Versailles, les événements du 10 août) et si on voit que Paris et ses habitants pèsent sur le cours politique, là n'est au fond pas ce qui intéresse P. Schoeller.

Les débats législatifs et politiques, leur lente articulation et évolution, la cristallisation d'idéologies successives, la montée en puissance d'un "populisme" (de gauche !) constituent finalement le troisième ressort de ce film : quid de la médiation entre un peuple et son chef d’État ? quid des "représentants", quel est leur rôle ? Comment refléter idées et évolutions du peuple dans un débat public où les outrances trouvent finalement à prendre le pas sur le bien commun, annihilant toute action publique ? Comment articuler "sur les deux jambes", comme le dit un député, le législatif et l'exécutif, pour obtenir l'équilibre ? Questions d'époque, questions bien contemporaines... Elles passionnent le peuple et laisse le Roi indifférent, fataliste qu'il est de son propre destin. Pas besoin de Roi dans une République ? mais après ? les questions demeurent et sont toujours contemporaines.

Voici donc un film assez littéraire, imprégné de philosophie politique, servi par une mise en image raffinée et des jeux d'acteurs sobres. Disons le mot : un des meilleurs films sur la Révolution française. On ne saurait pourtant le réduire à un film d'histoire : là n'est pas l'ambition du réalisateur, qui a voulu se servir de cet arrière-plan pour continuer son interrogation politique sur la pratique du pouvoir. Convenons qu'il ne transporte pas au premier abord mais qu'il convertit peu à peu, au point d'en sortir convaincu.

O. Kempf

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