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À partir d’avant-hierOrient XXI

Aaron Bushnell, le soldat américain qui s'est immolé pour Gaza

Le 25 février, un Américain a commis l'irréparable en se sacrifiant devant l'ambassade d'Israël aux États-Unis. En France, sa mort a été ignorée par les médias. Elle s'inscrit toutefois dans des modes de protestation anciens qui méritent d'être analysés. Ce geste extrême illustre l'engagement d'une nouvelle génération de militants américains qui découvre la question palestinienne et s'y engage corps et âme.

Dimanche 25 février 2024, un jeune homme de 25 ans s'approche de l'entrée de l'ambassade d'Israël à Washington DC. Dans une vidéo extraordinaire, devenue virale sur les réseaux sociaux, il affirme :

Je m'appelle Aaron Bushnell, je suis un membre en service actif de l'armée de l'air des États-Unis et je ne serai plus complice d'un génocide. […] Je suis sur le point de m'engager dans un acte de protestation extrême, mais comparé à ce que les gens ont vécu en Palestine aux mains de leurs colonisateurs, ce n'est pas extrême du tout.

La suite de la vidéo le montre en train de s'asperger d'un liquide inflammable, de mettre le feu à ses vêtements et de crier, malgré la douleur : « Free Palestine ! »

La veille, Bushnell avait posté un message sur Facebook :

Beaucoup d'entre nous aiment se demander : « Que ferais-je si j'avais vécu durant l'esclavage ? Ou sous les lois Jim Crow [nom des lois de ségrégation raciale dans le sud des États-Unis] ? Ou sous l'apartheid ? Que ferais-je si mon pays commettait un génocide ? ». La réponse est : ce que vous êtes en train de faire là. Tout de suite.

Cette auto-immolation par le feu rappelle celles du moine bouddhiste Thich Quang Duc en 1963 pendant la guerre du Vietnam, de Jan Palach en 1969 au moment de l'occupation de la Tchécoslovaquie par le pacte de Varsovie, ou de Mohamed Bouazizi à la fin du règne du despote Ben Ali en 2011 en Tunisie. L'événement est donc considérable. On ne peut néanmoins pas compter sur les principaux médias francophones pour prendre connaissance de cette information. Une semaine après les faits, Mediapart, Le Figaro et L'Humanité ont purement et simplement ignoré cette immolation. La Croix et Libération ont publié chacun un court article factuel, et Le Monde ne lui a consacré que quatorze lignes. En octobre 2020, le même journal avait pourtant estimé, à juste titre, que l'auto-immolation par le feu de la journaliste russe Irina Slavina méritait trois longs articles rappelant son histoire, son courage et le sens politique de son geste.

Face au génocide

Aaron Bushnell a grandi dans une famille conservatrice membre du groupe religieux Community of Jesus, à Orleans dans le Massachusetts. Il s'est engagé en 2020 dans l'armée de l'air états-unienne en tant qu'informaticien formé aux questions de cyber sécurité. Profondément marqué par le meurtre de George Floyd, afro-américain tué par un policier en mai 2020, il a rompu avec ce groupe religieux et développé des sentiments de plus en plus critiques à l'encontre de l'armée. Son acte de protestation extrême le 25 février 2024 s'inscrit aussi dans le contexte plus général des mobilisations massives de citoyennes et citoyens américains contre le soutien quasi inconditionnel de leur pays à Israël. Ces femmes et ces hommes considèrent, comme de nombreux spécialistes du sujet, que les opérations militaires israéliennes à Gaza constituent un génocide.

Chaque jour, environ 150 Gazaouis sont tués par les forces armées israéliennes, dont une moitié de mineurs. La population est par ailleurs privée d'eau, de nourriture, de médicaments et de soins. À l'instar d'Aaron, les personnes mobilisées savent cela mais elles sont aussi mues par ce que Bertrand Badie appelle la « transnationalisation des imaginaires de la souffrance »1. Les vidéos d'habitations détruites et de corps carbonisés, de bébés agonisants dans les maternités et des scènes d'humiliation circulent sur les réseaux sociaux. L'indignation est plus grande aux États-Unis qu'en Europe, notamment du fait de leur responsabilité particulière dans la tragédie en cours. Ce pays a opposé son veto à toutes les résolutions du Conseil de sécurité appelant à un cessez-le-feu. Il met en œuvre un véritable pont aérien de livraisons d'armes et de munitions sans lesquelles Israël serait contraint d'arrêter les bombardements à Gaza en quelques jours. Il apporte enfin un soutien militaire technique à Israël, sous prétexte de l'aider à localiser les otages. Beaucoup considèrent, par conséquent, que les États-Unis ne sont pas simplement complices des massacres – ou du « génocide » si l'on admet cette qualification - mais qu'ils y participent activement.

L'acte d'Aaron Bushnell s'inscrit aussi dans un contexte de croissance du sentiment d'impuissance. Au cours des premiers mois de « l'offensive » israélienne à Gaza, les ONG de défense des droits humains et les activistes pro-palestiniens ont multiplié les appels aux manifestations, les pétitions, les sit-in et les prises de parole de personnalités publiques. Ce répertoire d'action traditionnel n'a pas infléchi la politique de l'administration Biden. Le jeu politique institutionnel est, lui-aussi, complètement cadenassé. Le jusqu'au-boutisme de « genocide Joe »2 va probablement lui coûter sa réélection, mais il est impossible, sur ce sujet comme sur beaucoup d'autres, de fonder le moindre espoir dans son concurrent Donald Trump. L'exaspération des personnes sensibles face à la tragédie humanitaire en cours à Gaza est de plus en plus perceptible dans les mobilisations. L'acte de protestation extrême d'Aaron Bushnell ne constitue d'ailleurs pas un acte isolé. Une femme s'est aussi immolée par le feu le 1er décembre 2023 à Atlanta pour les mêmes raisons. Elle a survécu et portera les brûlures sur son corps pour le reste de sa vie.

Force de la non-violence

Les « sacrifices politiques de soi », pour reprendre une expression de la politiste Karin Fierke, peuvent renverser des montagnes. Dans le cas de Mohamed Bouazizi en 2011, l'acte a constitué le détonateur et le moteur d'une révolution. Les actions de Jan Palach, de Thich Quang Duc et des personnes qui les ont imités ont décuplé l'énergie des mouvements de résistance contre les guerres impérialistes soviétiques et états-uniennes.

Le pouvoir mobilisateur de ces actes repose sur le même ressort que les autres types de résistance non-violente. Comme l'a montré Judith Butler dans un essai récent3, la « force de la non-violence » réside moins dans sa vertu d'exemplarité pacifique que dans le fait qu'elle expose la violence. Ce ressort était perceptible, par exemple, dans l'occupation non-violente de la place Tahrir pendant la révolution égyptienne. La police a dévoilé sa propre violence – et celle de l'État -, chaque fois qu'elle a essayé de déloger les manifestants. Dans les immolations par le feu comme celle d'Aaron Bushnell, une violence est représentée : un corps se consume et une personne meurt. Mais cette violence en symbolise une autre : celle perpétrée par l'État d'Israël et son allié (ou « complice ») états-unien. Aaron Bushnell l'a dit très explicitement en comparant son acte individuel à la souffrance collective endurée par les Palestiniens.

Les auto-immolations par le feu embarquent cependant une « force » supplémentaire. Elles nous interpellent car elles ne sont pas compréhensibles dans le référentiel moderne de l'action individualiste. On peut comprendre qu'une personne dépressive, désespérée ou en fin de vie mette fin à ses jours. Mais on ne peut pas appliquer cette grille de lecture à des jeunes gens socialement bien intégrés qui, pour le reste, semblent aimer leur vie. Le référentiel de l'action individualiste s'épuise encore plus à rendre compte du mode opératoire : une mort dans d'atroces souffrances.

Dépolitiser l'acte

Pourtant, toutes les auto-immolations par le feu n'engendrent pas des mouvements de résistance extraordinaires. Un certain nombre de conditions doivent être réunies pour qu'un sacrifice politique de soi produise des effets significatifs. Rappelons d'abord une évidence : l'événement doit, pour commencer, être porté à la connaissance du public. Or il n'existe aucune certitude en la matière comme l'illustre la couverture par les médias français de celle qui nous intéresse ici. Pour être performante, une auto-immolation par le feu doit aussi être majoritairement interprétée dans les termes voulus par l'auteur. Ce n'est pas évident car les adversaires de sa cause dépolitisent sa mort en la présentant comme l'œuvre d'un désespéré ou d'un fanatique. Dans le cas d'Aaron, on a pu lire qu'il souffrait de déséquilibres mentaux, qu'il appartenait à une secte chrétienne fondamentaliste ou encore qu'il pratiquait un « culte de la mort ». La palme de la dépolitisation est revenue au New York Times. Le 2 mars, le journal a dressé un portrait d'Aaron expliquant qu'il avait été victime d'« abus psychologiques » pendant son enfance, qu'il avait souffert « d'anxiété à l'adolescence » et qu'il avait « du mal à entrer en contact avec de nouvelles personnes ».

Dans un entretien vidéo diffusé par Al-Jazeera, une amie d'Aaron explique toutefois le contraire :

Je ne pense pas qu'il était malade mentalement. Il pensait probablement que cette société est malade d'autoriser ce qui se passe à Gaza en ce moment (…). C'est ça, ce qui est odieux, ce qui est malade. Et il était indigné par cela.

Dans ce contexte de lutte pour l'imposition d'un cadre interprétatif, les partisanes et partisans de la cause défendue par la personne qui s'est auto-immolée doivent donc, comme cette amie, apporter une autre réponse à la question : « Qui a tué Aaron Bushnell ? ». Cette réponse est : il n'est pas le seul auteur de sa propre mort, celle-ci possède également une dimension sacrificielle. Tel est le sens des hommages rendus à Aaron depuis une semaine aux États-Unis, qu'il s'agisse des dépôts de bougies et de lettres, ou des manifestations plus originales comme celle où l'on voit des vétérans des forces armées brûler leur uniforme en scandant : « Souvenez-vous d'Aaron Bushnell, libérez la Palestine ». Le samedi 2 mars à Marseille, la manifestation hebdomadaire de soutien à la Palestine défilait derrière une banderole rendant hommage à l'Américain. Chaque citoyenne ou citoyen doit être libre de se positionner comme il l'entend dans cette querelle d'interprétation. Mais pour qu'elles ou ils puissent le faire, il faudrait au moins qu'elles ou ils soient informés de l'événement.


1Bertrand Badie, Un monde de souffrance, Salvator, 2015.

2NDLR. Surnom donné par les manifestants au président américain Joe Biden pour pointer sa responsabilité dans les massacres en cours dans la bande de Gaza.

3La Force de la non-violence. Une obligation éthico-politique, Fayard, 2021.

Sur Israël, les prémonitions au vitriol de Raymond Aron

Il était plus facile il y a quelques décennies de critiquer en France la politique de Tel-Aviv qu'aujourd'hui. Les analyses de Raymond Aron, chroniqueur à L'Express et au Figaro, incisives et dénuées de tout sentimentalisme vis-à-vis de sa judaïté, tranchent avec le tropisme pro-israélien actuel des médias dominants.

Raymond Aron est à la mode. Le penseur libéral, l'universitaire doublé d'un éditorialiste influent par ses éditoriaux dans Le Figaro puis dans L'Express, des années 1950 à 1980, a été convoqué à l'occasion du quarantième anniversaire de sa disparition par des médias de droite à la recherche des références intellectuelles qui leur manquent dans la production actuelle : « un maître pour comprendre les défis d'aujourd'hui », « un horizon intellectuel », « un libéral atypique ».

Curieusement, les prises de position les plus incisives de son œuvre journalistique, à savoir celles consacrées à Israël et à la Palestine, sont absentes des injonctions à « relire Raymond Aron ». Elles n'en restent pas moins d'une actualité brûlante.

On comprend cette gêne si on les relit, effectivement. Certaines de ces idées, exprimées dans une presse de droite par un homme de droite d'origine juive, le feraient classer en 2024 comme « antisioniste » (voire pire) par des médias et des « philosophes » de plateaux télé qui se contentent de paraphraser le narratif israélien.

C'est une véritable réflexion qui se déclenche le 27 novembre 1967, à la suite de la célèbre conférence de presse du général de Gaulle dénonçant, après la victoire éclair d'Israël et l'occupation des territoires palestiniens : « les Juifs (…) qui étaient restés ce qu'ils avaient été de tout temps, c'est-à-dire un peuple d'élite, sûr de lui-même et dominateur ». Chaque mot de cette déclaration « aberrante » choque Raymond Aron. En accusant « les Juifs » éternels et non l'État d'Israël, de Gaulle réhabilite, écrit-il, un antisémitisme bien français : « Ce style, ces adjectifs, nous les connaissons tous, ils appartiennent à Drumont, à Maurras, non pas à Hitler et aux siens ».

Interrogations sur le concept de « peuple juif »

Mais Aron, en vrai philosophe, ne saurait s'arrêter là : « Et maintenant, puisqu'il faut discuter, discutons », écrit-il dans Le Figaro. Il se lance alors dans une étude socio-historique, adossée à une auto-analyse inquiète qui n'a pas vieilli. Quel rapport entre ses origines et l'État d'Israël ? L'obligent-elles à un soutien inconditionnel ? Et d'ailleurs qu'est-ce qu'être juif ? Ces questions parfois sans réponse définitive, on les trouve dans un ouvrage qui rassemble ses articles du Figaro1 puis, plus tard, dans ses Mémoires2 publiées l'année de sa mort, en 1983, et enfin dans un livre paru récemment qui comporte, lui, tous ses éditoriaux de L'Express3. Les citations de cet article sont extraites de ces trois livres.

Et d'abord, qu'est-ce que ce « peuple » juif comme le dit le président de la République, commence par se demander Raymond Aron. Il n'existe pas comme l'entend le sens commun, répond-il, puisque « ceux qu'on appelle les Juifs ne sont pas biologiquement, pour la plupart, les descendants des tribus sémites » de la Bible. « Je ne pense pas que l'on puisse affirmer l'existence objective du "peuple juif" comme celle du peuple français. Le peuple juif existe par et pour ceux qui veulent qu'il soit, les uns pour des raisons métahistoriques, les autres pour des raisons politiques ». Sur un plan plus personnel, Aron se rapproche, sans y adhérer complètement, de la fameuse théorie de son camarade de l'École normale supérieure, Jean-Paul Sartre, qui estimait qu'on n'était juif que dans le regard des autres. L'identité n'est pas une chose en soi, estime-t-il, avec un brin de provocation :

Sociologue, je ne refuse évidemment pas les distinctions inscrites par des siècles d'histoire dans la conscience des hommes et des groupes. Je me sens moins éloigné d'un Français antisémite que d'un Juif marocain qui ne parle pas d'autre langue que l'arabe…

Mais c'est pour ajouter aussitôt : « Du jour où un souverain décrète que les Juifs dispersés forment un peuple "sûr de lui et dominateur", je n'ai pas le choix ». Cette identité en creux ne l'oblige surtout pas à soutenir une politique. Aron dénonce « les tenants de l'Algérie française ou les nostalgiques de l'expédition de Suez qui poursuivent leur guerre contre les Arabes par Israël interposé ». Il se dit également gêné par les manifestations pro-israéliennes qui ont eu lieu en France en juin 1967 : « Je n'aimais ni les bandes de jeunes qui remontaient les Champs-Élysées en criant : "Israël vaincra", ni les foules devant l'ambassade d'Israël ». Dans ses Mémoires, il va plus loin en réaffirmant son opposition à une double allégeance :

Les Juifs d'aujourd'hui ne sauraient éluder leur problème : se définir eux-mêmes Israéliens ou Français ; Juifs et Français, oui. Français et Israéliens, non – ce qui ne leur interdit pas, pour Israël, une dilection particulière.

Cette « dilection », il la ressent émotionnellement. Lui qui en 1948 considérait la création de l'État d'Israël comme un « épisode du retrait britannique » qui « n'avait pas éveillé en lui la moindre émotion », lui qui n'a « jamais été sioniste, d'abord et avant tout parce que je ne m'éprouve pas juif », se sentirait « blessé jusqu'au fond de l'âme » par la destruction d'Israël. Il confesse toutefois : « En ce sens, un Juif n'atteindra jamais à la parfaite objectivité quand il s'agit d'Israël ». Sur le fond, il continue de s'interroger. Son introspection ne le prive pas d'une critique sévère de la politique israélienne, puisqu'Aron ne se sent aucune affinité avec les gouvernements israéliens : « Je ne consens pas plus aujourd'hui qu'hier à soutenir inconditionnellement la politique de quelques hommes ».

Le refus d'un soutien « inconditionnel »

Cette politique va jusqu'à le révulser. Il raconte comment il s'emporte, au cours d'un séminaire, contre un participant qui clame : « La raison du plus fort est toujours la meilleure ». Le digne professeur explose : « Contre mon habitude, je fis de la morale avec passion, avec colère. Cette formule… un Juif devrait avoir honte de la prendre à son compte ». Mais en général, le philosophe-journaliste reste attaché à une analyse froide des réalités du moment. Raymond Aron n'oublie pas qu'Israël est aussi un pion dans la géopolitique de la guerre froide : « S'il existe un "camp impérialiste" [face à l'URSS], comment nier qu'Israël en fasse partie ? » Puis : « Dans le poker de la diplomatie mondiale, comment le nier ? Israël, bon gré mal gré, est une carte américaine ».

Il pousse loin le principe de la « déontologie » intellectuelle. S'il juge qu'en 1967, Israël a été obligé d'attaquer, il peut être bon, pour le bien de la paix régionale, qu'il perde quelques batailles  : « Je jugeai normale l'attaque syro-égyptienne de 1973 », écrit-il, ajoutant même : « Je me réjouis des succès remportés par les Égyptiens au cours des premiers jours », car ils permettraient au président Anour El-Sadate de faire la paix.

Mais Aron reste tout de même sceptique devant l'accord de 1978 entre Menahem Begin et Sadate à Camp David, simple « procédure » qu'il « soutient sans illusion » car il lui manque le principal : elle ne tient pas compte du problème « des colonies implantées en Cisjordanie ». En 1967 (rejoignant, cette fois, les prémonitions du général de Gaulle, dans la même conférence), il décrit l'alternative à laquelle Israël fait face : « Ou bien évacuer les territoires conquis… ou bien devenir ce que leurs ennemis depuis des années les accusent d'être, les derniers colonisateurs, la dernière vague de l'impérialisme occidental ». L'impasse est totale, selon lui : « Les deux termes semblent presque également inacceptables » pour Tel-Aviv.

Ce pessimisme foncier s'exprime dans ses articles écrits pour L'Express dans les dernières années de sa vie. En 1982, il salue la portée « symbolique » et la « diplomatie précise » de François Mitterrand, qui demande devant le parlement israélien un État pour les Palestiniens, en échange de leur reconnaissance d'Israël. Tout en restant lucide : « Mitterrand ne convaincra pas Begin, Reagan non plus ». Selon lui, écrit-il toujours en 1982, Israël n'acceptera jamais de reconnaître l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) comme seul représentant des Palestiniens. Dix ans plus tard, les accords d'Oslo connaîtront finalement l'échec que l'on sait, et Israël facilitera la montée du Hamas, dans le but d'affaiblir l'OLP.

L'invasion du Liban par Israël en 1982, le départ de Yasser Arafat et de ses combattants protégés par l'armée française donnent encore l'occasion à Raymond Aron de jouer les prophètes : même si l'OLP devient « exclusivement civile (…), d'autres groupements reprendront l'arme du terrorisme (…). L'idée d'un État palestinien ne disparaîtra pas, quel que soit le sort de l'OLP ».

En septembre, il commente ainsi les massacres des camps palestiniens de Sabra et Chatila par les phalangistes libanais, protégés par l'armée israélienne :

Israël ne peut rejeter sa responsabilité dans les massacres de Palestiniens (…). Pendant les trente-trois heures de la tuerie, des officiers de Tsahal ne pouvaient ignorer ce qui se passait dans les camps.

Et les prédictions d'Aron, en décembre de la même année, résonnent singulièrement aujourd'hui. À l'époque, le terme d'apartheid est encore réservé à l'Afrique du Sud. Le philosophe évoque un autre mot et une autre époque :

D'ici à la fin du siècle, il y aura autant d'Arabes que de Juifs à l'intérieur des frontières militaires du pays. Les Juifs porteront les armes, non les Arabes. Les cités grecques connaissaient cette dualité des citoyens et des métèques. Faut-il croire au succès de la reconstitution d'une cité de ce type au XXe siècle ?

Oui, il faut relire Raymond Aron.


1De Gaulle, Israël et les Juifs, Plon, 1968.

2Mémoires, tome 2, Julliard, 1983.

3De Giscard à Mitterrand, 1977-1983, Calmann-Lévy, 2023.

Gaza. L'escorte médiatique d'un génocide

« Depuis 90 jours, je ne comprends pas. Des milliers de personnes meurent et sont mutilées, submergées par un flot de violence qu'on ne peut qualifier de guerre, sauf par paresse ». Dans sa lettre de démission après douze ans de bons et loyaux services, le journaliste Raffaele Oriani du supplément hebdomadaire du quotidien italien La Repubblica entend protester contre la manière dont son journal couvre la situation à Gaza. Il dénonce « l'incroyable circonspection d'une grande partie de la presse européenne, y compris La Repubblica – aujourd'hui deux familles massacrées ne figurent qu'à la dernière ligne de la page 15 », et évoque « l'escorte médiatique » qui rend ces massacres possibles.

Il fut un temps où les médias occidentaux n'avaient pas ce type de pudeur. Personne n'avait de réticence à dénoncer l'invasion russe et il ne serait venu à l'idée de personne d'évoquer « l'opération spéciale russe », sinon par dérision. Aujourd'hui s'est imposée l'expression israélienne de « guerre Israël-Hamas », comme si deux parties égales s'affrontaient, ou que les victimes étaient principalement des soldats des Brigades d'Al-Qassam.

Les formules dans les journaux varient, mais le Hamas est presque toujours désigné comme « organisation terroriste » — rappelons que seuls l'Union européenne et les États-Unis le considèrent comme tel — ce qui exonère par avance Israël de tous ses crimes. Face au Mal absolu, tout n'est-il pas permis ? Un journaliste de CNN rapportait les consignes de sa rédaction :

Les mots « crime de guerre » et « génocide » sont tabous. Les bombardements israéliens à Gaza seront rapportés comme des « explosions » dont personne n'est responsable, jusqu'à ce que l'armée israélienne en accepte ou en nie la responsabilité. Les citations et les informations fournies par l'armée israélienne et les représentants du gouvernement ont tendance à être approuvées rapidement, tandis que celles provenant des Palestiniens ont tendance à être attentivement examinées et traitées précautionneusement1.

« Selon le Hamas »

On sait la suspicion qui a accompagné les chiffres du nombre de morts donnés par le ministère de la santé à Gaza, jusqu'à aujourd'hui accompagnés de l'expression « selon le Hamas », alors qu'ils semblent inférieurs à la réalité. Le traitement réservé aux otages palestiniens, déshabillés, humiliés, torturés, est relativisé, la suspicion d'appartenir au Hamas justifiant l'état d'exception. En revanche, les fake news colportées après le 7 octobre sur les femmes éventrées, les bébés décapités ou brûlés dans des fours ont été reprises, car elles avaient été entérinées par des responsables israéliens. Une fois la supercherie révélée, aucune rédaction n'a cru nécessaire de faire son mea culpa pour avoir contribué à colporter la propagande israélienne. En France, le porte-parole de l'armée israélienne a micro ouvert sur les chaînes d'information, et quand un journaliste se décide de faire son métier et de l'interroger vraiment, il est rappelé à l'ordre par sa direction. Pendant ce temps, des propos d'un racisme éhonté, qui frisent l'incitation à la haine ou à la violence à l'encontre des critiques de l'armée israélienne sont à peine relevés. Sans parler de la suspicion qui frappe les journalistes racisées coupables de « communautarisme » quand ils offrent une autre vision2.

Alors qu'Israël refuse l'entrée de journalistes étrangers à Gaza — sauf à ceux qu'ils choisissent d'« embarquer » dans un tour guidé, ce que de nombreux correspondants acceptent sans le moindre recul critique —, peu de protestations se sont élevées contre ce bannissement. La profession ne s'est guère mobilisée contre l'assassinat de 109 journalistes palestiniens, un nombre jamais atteint dans tout autre conflit récent. Si ces reporters avaient été européens, que n'aurait-on pas entendu ? Pire, dans son bilan annuel publié le 15 décembre 2023, l'organisation Reporters sans frontières (RSF) parle de « 17 journalistes [palestiniens] tués dans l'exercice de leur fonction », information reprise par plusieurs médias nationaux. La formulation choque par son indécence, surtout quand on sait que cibler volontairement les journalistes est une pratique courante de l'armée israélienne, à Gaza et en Cisjordanie, comme nous le rappelle l'assassinat de la journaliste Shirin Abou Akleh. Le dimanche 7 janvier, deux confrères palestiniens ont encore été tués après qu'un missile israélien a ciblé leur voiture, à l'ouest de Khan Younes. L'un des deux n'est autre que le fils de Wael Dahdouh, le chef du bureau d'Al-Jazira à Gaza. La moitié de sa famille a été décimée par l'armée israélienne, et son caméraman a été tué.

Or, on doit à ces journalistes palestiniens la plupart des images qui nous parviennent. Et bien que certains d'entre eux aient déjà travaillé comme « fixeurs » pour des journalistes français, ils restent a priori suspects parce que Palestiniens. Pendant ce temps, leurs confrères israéliens qui, à quelques exceptions près (+972, certains journalistes de Haaretz) reprennent les éléments de langage de l'armée sont accueillis avec révérence.

Le nettoyage ethnique, une option comme une autre

Ces derniers jours on a assisté à des débats surréalistes. Peut-on vraiment discuter, sereinement, calmement, « normalement » sur des plateaux de radio et de télévision des propositions de déplacement de la population palestinienne vers le Congo, le Rwanda ou l'Europe, sans marteler que ce sont des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité ? Sans dire que ceux qui les profèrent, ici ou là-bas, devraient être inculpés d'apologie de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité ?

Selon les Nations unies, la bande de Gaza est devenue « un lieu de mort, inhabitable ». Chaque jour s'accumulent les informations sur les morts (plus de 23 000), les blessés (plus de 58 000), les structures médicales bombardées, les exécutions sommaires, les tortures à grande échelle3, les écoles et universités pulvérisées, les domiciles détruits. À tel point que l'on crée un nouveau terme, « domicide » pour désigner cette destruction systématique des habitations. Tous ces crimes font rarement l'objet d'enquêtes journalistiques. Pourtant le mémorandum soumis par l'Afrique du Sud le 29 décembre 2023 à la Cour internationale de justice de La Haye4 suffirait aux médias à produire des dizaines de scoops. Ils contribueraient à donner aux victimes (pas seulement celles du 7 octobre) un visage, un nom, une identité. À contraindre Israël et les États-Unis qui les arment sans barguigner, à mettre aussi les autres pays occidentaux et en particulier la France devant leurs responsabilités, et pour cela il ne suffit pas de parachuter quelques vivres sur une population en train d'agoniser, ou d'exprimer sa « préoccupation » à la faveur d'un communiqué.

Pour la première fois, un génocide a lieu en direct, littéralement en live stream sur certaines chaînes d'information panarabes ou sur les réseaux sociaux, ce qui n'a été le cas ni pour le Rwanda ni pour Srebrenica. Face à cela, la facilité avec laquelle ce massacre quitte petit à petit la une des journaux et l'ouverture des journaux télévisés dans nos pays pour être relégué comme information secondaire est déconcertante. Pourtant, autant que les États signataires de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, les journalistes ont la responsabilité morale de se mobiliser pour arrêter ce crime en cours.

Pour ne pas se rendre complice de génocide, la France peut contribuer à l'arrêter : suspendre la coopération militaire avec Israël, prendre des sanctions contre les Français qui participent aux crimes à Gaza, suspendre le droit des colons d'entrer dans notre pays, voire suspendre l'importation de marchandises israéliennes, dont certaines viennent des colonies et sont donc commercialisées en contravention avec les décisions européennes.

Fin décembre, à la suite d'une attaque russe sur les villes ukrainiennes qui avait fait une trentaine de morts, le gouvernement américain condamnait « ces bombardements épouvantables », tandis que celui de Paris dénonçait « la stratégie de terreur russe ». Le quotidien Le Monde titrait sur la « campagne de terreur russe ». Combien de temps faudra-t-il pour qualifier de terrorisme la guerre israélienne contre Gaza ?


1« Cnn Runs Gaza Coverage Past Jerusalem Team Operating Under Shadow of Idf Censor », The Intercept, Daniel Boguslaw, 4 janvier 2024.

2Nassira Al-Moaddem, « TV5 Monde : « l'affaire Kaci » secoue la rédaction », Arrêt sur image, 30 novembre 2023.

3Lire l'enquête du magazine israélien +972, Yuval Abraham, « Inside Israel's torture camp for Gaza detainees »

France. La liberté d'expression bafouée et réprimée

Les faits de guerre au Proche-Orient, horribles et révoltants, continuent depuis le 7 octobre 2023 à être amplement commentés. Un processus parallèle demeure toutefois hors du champ de la réflexion : le rétrécissement de l'espace laissé en Europe, et en France en particulier, à toute forme d'expression de soutien aux droits des Palestiniens.

Dès le lendemain du 7 octobre, l'ampleur de la stigmatisation des mobilisations en France pour la Palestine a été frappante. Portée par le gouvernement, des partis politiques et de nombreux médias, celle-ci a par exemple pris la forme d'un rouleau compresseur visant notamment à décrédibiliser la gauche portée par Jean-Luc Mélenchon. Les réactions outrées permettaient ainsi de faire mine de ne pas comprendre les nuances dans les déclarations de ce dernier, et ses appels à la contextualisation historique, en laissant croire que lui, comme les députées Danièle Obono et Mathilde Panot, soutenaient le terrorisme.

La position des autorités s'est traduite par des consignes d'interdiction de manifestations transmises aux préfets par le ministre de l'intérieur Gérald Darmanin et par la circulaire du garde des sceaux Éric Dupont-Moretti. Celles-ci incarnent de façon très directe l'extension des restrictions à la liberté d'expression dès lors que la question israélo-palestinienne est abordée. Dupont-Moretti considère ainsi que le fait de présenter l'attaque du 7 octobre comme une forme de résistance légitime est constitutif d'une apologie du terrorisme.

L'interdiction pure et simple de manifester a été contredite par le Conseil d'État dans sa décision du 18 octobre 2023, et diversement appliquée ensuite par les préfets. Interdite à Paris le 28 octobre, mais autorisée par exemple à Marseille. Il n'en demeure pas moins que l'assimilation par le gouvernement des manifestations à l'expression d'un soutien au Hamas a conduit à réduire la surface de la mobilisation, à la marginaliser en lui assignant de facto un sens politique radical.

La grotesque affaire Benzema

Un autre cas symbolise la dérive de la puissance publique en France : la militante de gauche palestinienne Mariam Abou Daqqa avait été invitée de longue date dans l'Hexagone et avait obtenu un visa pour participer à diverses conférences dans le milieu associatif ainsi qu'auprès d'élus. Plusieurs semaines après le début de sa tournée, le ministère de l'intérieur a ordonné le 16 octobre son assignation à résidence à Marseille en vue de son expulsion et interdit ses prises de paroles publiques. Une fois encore, la justice est finalement venue contredire la décision d'expulsion quatre jours plus tard, mais le ministère a fait appel. Parallèlement, une dizaine de militants de la CGT, dont certains cadres de sa fédération du Nord, ont été arrêtés à l'aube, un dimanche, menottés et placés en garde à vue pour apologie du terrorisme suite à la publication d'un tract.

Quelques jours plus tard, le rectorat de Paris décidait brutalement de déprogrammer du festival Collège au cinéma le film d'animation norvégien Wardi, qui conte l'histoire d'une réfugiée palestinienne au Liban. Pour se justifier, l'institution pointait du doigt le « contexte d'extrême tension internationale », oubliant combien ce film pour enfants avait été unanimement célébré par la critique lors de sa sortie en 2018, sans polémique aucune. La séquence illustre jusqu'à la caricature la pression continuelle exercée par le gouvernement français sur les figures et discours incarnant la solidarité avec la Palestine ou mettant simplement en lumière, pour le grand public, des trajectoires palestiniennes somme toute banales.

L'exemple le plus grotesque de l'offensive des autorités restera sans doute lié au footballeur Karim Benzema. Une sénatrice de droite, Valérie Boyer, a en effet demandé sa déchéance de nationalité française pour un tweet de soutien aux civils à Gaza. Gérald Darmanin avait auparavant lui-même relayé des accusations d'appartenance du sportif installé en Arabie saoudite aux Frères musulmans, affirmant à la télévision « s'intéresser particulièrement » à lui depuis « quelques semaines » (CNews, 16 octobre). Par son propos, il illustre l'inculture de bien des médias et des responsables politiques face aux mouvements islamistes, en usant de catégories absurdes. La définition du « frérisme », nébuleuse s'il en est, a il est vrai été abondamment nourrie en France par les discours problématiques de la chercheuse Florence Bergeaud-Blackler.

Des médias tétanisés

Ainsi, face à l'effet conjugué de la sidération due au niveau de violence survenue en Israël (fréquemment désignée comme une « violence première », c'est-à-dire déconnectée de l'histoire de l'occupation israélienne et de la résistance à celle-ci) et des politiques répressives encouragées par les dirigeants européens, la latitude offerte pour expliquer, contextualiser, mais aussi exprimer une solidarité simple avec le peuple palestinien se réduit comme une peau de chagrin. Le constat même d'un rétrécissement de l'espace est toutefois devenu tabou, impossible à expliciter publiquement auprès des médias dominants, et dès lors repoussé vers les marges.

Hors du strict périmètre du pouvoir politique, le champ médiatique est lui-même partie prenante du rétrécissement de l'espace laissé à la parole favorable aux droits des Palestiniens. Dans ce contexte contraint, divers spécialistes de la société palestinienne ou universitaires, pourtant rodés aux plateaux de radio ou de télévision, ont préféré refuser de s'exprimer. D'autres ont vu leurs invitations subitement annulées par les médias qui venaient pourtant de les convier : ils étaient soudainement devenus trop sulfureux pour des rédactions qui marchent sur des œufs.

Sur une chaine de radio publique, la simple expression par Firas Khoury, réalisateur palestinien de la nécessité d'envisager un État binational, c'est-à-dire de remettre en question la nature religieuse et ethnique de l'État israélien, laissait à la radio un apparent malaise parmi les journalistes, amenés à couper l'invité puis, le lendemain à s'excuser d'avoir laissé passer à l'antenne de tels propos. Cette réaction illustre probablement moins l'affirmation de positionnements pro-israéliens parmi les journalistes qu'une forme d'inculture dans un contexte où les limites du discours sont mouvantes, tétanisant celles et ceux qui sont censés susciter le débat. Cette situation a alors pour effet d'imposer une prudence extrême dans les discours analytiques. Forcer le passage face à ces nouvelles lignes rouges sera à l'avenir toujours plus difficile. Il est alors probable que la dénonciation des évidences que sont l'occupation, l'injustice, les crimes et le racisme risque bien de rester longtemps réservée à des cercles marginalisés.

Défendre les libertés académiques

Dans le milieu universitaire français, c'est une logique de délation qui a parfois suivi les attaques du 7 octobre. S'il est un espace où les avis contradictoires et informés, car produits par des spécialistes devraient sereinement pouvoir se dérouler, c'est bien celui de la recherche. Or, dernièrement et de façon répétée, parfois à la demande même des directions universitaires, des « signalements », c'est-à-dire des dénonciations par des collègues auprès de leurs hiérarchies, ont été constatés. Certains se sont ainsi vus accusés d'avoir fait l'apologie du terrorisme en montrant de la sympathie pour les Palestiniens, en relayant un texte ou une image sur les réseaux sociaux. L'accusation, ô combien sérieuse et nouvelle dans un milieu qui a été traversé par de violents débats — songeons aux années 1960 et 1970 —, méprise le débat d'idées propre au monde académique au profit d'une calomnie aux effets judiciaires potentiellement graves.

En réaction, une réponse collective de chercheuses et chercheurs en sciences sociales s'inquiétant des restrictions à l'œuvre a été largement diffusée sous la forme d'une pétition. Les libertés académiques sont déjà mises à mal par une variété de procédures judiciaires, mais aussi par les restrictions à l'accès au terrain, ainsi que par des emprisonnements, dont celui de l'anthropologue franco-iranienne Fariba Adelkhah, enfin libérée le 17 octobre 2023 après plus de quatre années de détention en Iran. Leur défense passe par la préservation des discours critiques, engagés et fondés sur de solides connaissances, aujourd'hui menacés par l'autocensure, les pressions et la criminalisation à l'œuvre dans l'espace scientifique sur le Proche-Orient qui se manifeste avec une grande brutalité depuis le 7 octobre. Ainsi un nouveau palier a bien été franchi. En 2019, le respect des libertés académiques avait été réaffirmé face aux accusations gouvernementales « d'islamo-gauchisme » : le CNRS comme la conférence des présidents d'université avaient fait front, au côté de la communauté académique. Tel n'est manifestement plus entièrement le cas.

Retour brutal de balancier

La séquence qui avait précédé l'attaque menée par le Hamas en Israël était autre. Les procédures de criminalisation étaient déjà à l'œuvre sur le plan législatif depuis longtemps, mais occasionnaient là encore des déconvenues judiciaires pour la majorité, telle la toute récente décision de la Cour de cassation du 17 octobre 2023 rappelant que les appels au boycottage des produits israéliens ne peuvent être assimilés à une provocation à la haine1.

De rapports d'ONG en ouvrages scientifiques, d'élections portant la majorité toujours plus vers l'extrême droite en déclarations racistes des responsables politiques suprémacistes juifs, le basculement d'Israël vers une démocratie illibérale semblait de plus en plus reconnu dans l'espace public européen. Autrefois interdit, le qualificatif de régime d'apartheid, même s'il divisait à gauche, quittait les cercles strictement militants pour être repris dans les médias généralistes, y compris les chaines publiques de télévision et de radio.

Certes, les accusations infamantes persistaient et pouvaient s'appuyer sur des restrictions législatives assimilant antisionisme et antisémitisme, ou quelques relais souvent risibles, y compris au sein des assemblées et des gouvernements. Il demeurait que la politique israélienne, tant en ce qui concerne les affaires intérieures qu'à l'égard des Palestiniens, était de moins en moins défendable. L'expression d'une empathie avec la cause palestinienne était possible, et les mots de résistance, d'occupation, de boycott semblaient dicibles, à défaut d'être en mesure de peser réellement sur le terrain au Proche-Orient.

Singulière Allemagne

S'est ainsi opéré en octobre 2023 un mouvement brutal — guère surprenant, mais dont l'ampleur est troublante quand on la considère à l'échelle des sociétés occidentales. Celui-ci est certes variable d'un pays européen à l'autre. En l'espèce, le processus de rétrécissement de la liberté d'expression en France et en Allemagne semble actuellement le plus poussé. Il y a là des causes historiques liées à la Shoah, mais aussi sociologiques, caractérisées par la présence de minorités tant musulmanes que juives en France.

Au Royaume-Uni, mais aussi en Italie et en Espagne, malgré des discours de responsables politiques ouvertement favorables à Israël, les manifestations de soutien aux Palestiniens et contre les bombardements à Gaza n'ont pas été interdites et ont été souvent massives. Les médias se sont parfois fait le relais de positions courageuses. Ainsi la rédaction de la BBC a-t-elle défendu son choix de ne pas utiliser l'étiquette de « terroriste » pour désigner le Hamas, plaidant pour des qualificatifs plus neutres. Cette position n'empêchait toutefois pas certains de ses journalistes de dénoncer les biais de la couverture pro-israélienne du groupe audiovisuel public britannique, ni le journaliste tunisien Bassem Bounenni d'annoncer sa démission de la chaîne en réaction.

Signe d'un processus accéléré de criminalisation de la parole en Allemagne, le Salon du livre de Francfort — le plus important événement du genre dans le monde —, a reporté la remise d'un prix à l'autrice Adania Chibli qui s'est vue parallèlement accusée dans les médias de colporter des discours antisémites dans son récent roman, en relatant les viols commis par les soldats israéliens pendant la Nakba. Dénonçant une banalisation du terrorisme, le maire social-démocrate de Francfort quittait avec fracas une conférence du philosophe Slavoj Zizek qui appelait pourtant simplement, dix jours après le 7 octobre, à contextualiser la violence en Israël et Palestine.

Au-delà des effets directs sur celles et ceux qui s'expriment pour défendre les droits des Palestiniens, cette régression européenne, allemande et française en particulier, de l'espace d'expression a des effets inquiétants. En contraignant les analyses et en les corrélant à un registre émotionnel, la compréhension se trouve indéniablement affectée. Qui peut raisonnablement penser que combattre la violence du Hamas passe par les mêmes méthodes que celles employées par la coalition internationale contre l'Organisation de l'État islamique (OEI) ? C'est pourtant le chemin proposé par Emmanuel Macron lors de sa visite à Tel-Aviv.

En outre, hors des sociétés européennes, mais aussi auprès de certains segments de celles-ci, ces restrictions ont des effets délétères. Les annonces d'interdictions de manifestations, les discours unilatéraux de soutien à Israël par les dirigeants européens et américains — y compris après que les bombardements israéliens sur Gaza ont fait des milliers de victimes civiles, contribue directement à ancrer l'impression d'un Occident à la dérive qui a cessé de se soucier du reste du monde. Il ne se donne même plus la peine de faire croire qu'il défend des valeurs universelles. Dès lors, les dirigeants et la majorité des médias européens s'étonneront-ils vraiment de ne plus pouvoir communiquer avec leurs voisins du Sud et de voir leurs appels à soutenir l'Ukraine ou une autre cause démonétisés ou méprisés ?


1Cour de cassation, pourvoi no. 22-83.197.

Les dix ans d'Orient XXI, une fête au cœur

Par : Jean Stern

Alors on danse ? Alors on pense ? Une fête réussie est la rencontre d'une idée, d'un public et d'un lieu. L'idée ? Partager les dix ans de journalisme et de débats d'Orient XXI avec son public dans un écrin exceptionnel, créer un moment tant ludique que festif, échanger de façon approfondie sans négliger le bonheur de se retrouver. On a donc beaucoup parlé, mais aussi écouté et puis mangé, dansé et rigolé le 30 septembre 2023 à Paris. Et comme il faisait beau, la légèreté de l'air semble avoir gagné le public — nombreux et amical — de cette journée d'anniversaire.

D'abord le lieu : un fier immeuble industriel de brique et de béton situé rue d'Aboukir, en face de l'immeuble qui abrita la rédaction du Nouvel Observateur, issu d'un journal fondé par des journalistes opposés à la guerre d'Algérie. Ce quartier du Sentier et ses environs a été celui de la presse (L'Observateur, Le Figaro, Le Parisien, Le Matin, entre autres) mais aussi d'une immigration marquée par le labeur, celle dans la première partie du XXe siècle des juifs venus d'Europe centrale, puis dans la seconde des Égyptiens qui vendaient à la journée leur force de travail. Comptant, outre la rue d'Aboukir, celles du Caire et du Nil, le quartier du Sentier lui a valu le surnom de « petite Égypte ».

C'était donc pour Orient XXI un choix très symbolique, car cet immeuble abrite Emmaüs Solidarité, qui s'adresse aux plus précaires, mais aussi l'Atelier des artistes en exil. Cette structure propose un vaste espace convivial disposant d'ateliers permettant à des peintres, musiciens, écrivains qui ont dû fuir leurs pays de travailler. En accueillant Orient XXI — et merci à ses équipes et à Ariel Cypel, qui nous a dit « banco ! » il y a quelques mois — l'Atelier des artistes en exil nous a permis d'organiser entre la grande cour et les espaces du premier étage cette journée combative et joyeuse. Nous avons en outre présenté une exposition de l'artiste iranien en exil Azarakhsh Farahani, « The Giant Black Stone Project ».

On parle beaucoup ces temps-ci de journalisme d'engagement, et cela n'est pas une nouveauté pour nous. « Orient XXI s'est engagé sur beaucoup de causes, dont deux particulièrement importantes à nos yeux : la Palestine et la lutte contre l'islamophobie et les visions très négatives de l'islam », a ainsi rappelé son directeur Alain Gresh avant le concert de la chanteuse soudanaise Soulafa Elias, une voix formidable venue d'un pays — encore un —, ravagé depuis plusieurs mois par de sanglantes luttes de faction. Cet engagement s'est traduit par l'accueil chaleureux réservé à Salah Hammouri, dont Orient XXI publie dans sa collection chez Libertalia le récit de ses années de prison. Il s'est prolongé à travers les tables rondes sur les changements de la région, l'Iran ou la liberté d'expression, où il s'agissait moins de démontrer que de raconter, comprendre et analyser.

Le public enfin, vous et nous. Vous étiez très nombreux, dès le milieu de l'après-midi jusqu'aux profondeurs de la nuit. Embrassades, retrouvailles, vous étiez des amies chercheurs, chercheuses, journalistes, élues, militantes passionnées par cette région. Mais il y avait aussi beaucoup de nouvelles têtes, souvent plus jeunes. Cette jeunesse en nombre, avec d'autres préoccupations, parfois d'autres passions, au moment où la benjamine Sarra Grira en prend la rédaction en chef, représente pour Orient XXI une grande satisfaction. La relève est là, et nul doute qu'Orient XXI est bien parti pour la prochaine décennie, malgré les dangers et les inquiétudes.

Orient XXI a la possibilité de s'exprimer librement en France, même si les menaces s'y font plus inquiétantes depuis quelques années. La présence rue d'Aboukir de notre consœur Ariane Lavrilleux, traquée pour les sources de son enquête sur les relations troubles entre l'Égypte et la France, ne faisait que le confirmer. Mais cette journée était aussi l'occasion d'être aux côtés de nos partenaires du réseau des Médias indépendants sur le monde arabe, qui pour nombre d'entre eux sont harcelés par les autorités locales. Rappelons que notre confrère algérien Ihsane El Kadi, directeur de Radio M et de Maghreb Émergent, a été condamné en appel en juin 2023 à sept ans de prison, dont cinq fermes, par la Cour d'Alger. N'oublions pas non plus les journalistes assassinés ou emprisonnés depuis dix ans en Syrie, en Palestine, en Égypte, en Turquie, et dans bien d'autres pays.

Mais la chaleur de cette journée puis de la soirée rythmée par les pulses de Dj Mjoubi nous ont rappelé qu'à cœur vaillant rien d'impossible. Merci d'être venues, merci à ceux et celles qui n'ont pu être présents de continuer à nous soutenir : cet événement du 30 septembre nous a montré que cela en valait la peine.

Ukraine, Palestine. Deux guerres, deux récits

L'armée israélienne a mené pendant 48 heures à Jénine son opération militaire la plus étendue depuis la deuxième intifada, avec aviation et chars, jetant sur les routes plus de 3 000 Palestiniens. Pourtant, cette guerre ne suscite que peu de réactions internationales, contrairement à la mobilisation permanente en faveur des Ukrainiens. Ce double standard mine le discours sur l'universalité du droit international.

D'après le dernier comptage de l'ONU daté du 5 juin 2023, la guerre de Vladimir Poutine en Ukraine, pays de 44,9 millions d'habitants a fait, depuis son déclenchement le 24 février 2022, 24 425 victimes civiles, principalement ukrainiennes : 8 983 personnes ont été tuées, 15 442 ont été blessées. Il s'agit d'une guerre odieuse que rien n'excuse, cela va sans dire, mais encore mieux en le disant. Et c'est bien ainsi que la perçoivent la presse et les médias français et occidentaux, qui depuis plus d'un an la retransmettent jour après jour en direct, dans ses moindres développements.

C'est bien ainsi, également, que la présente Emmanuel Macron, chef de l'État français, qui ne reste jamais plus de quelques jours sans redire, par-delà quelques tergiversations, son plein soutien à l'Ukraine, au diapason des autres leaders européens et américain. S'il y a tout lieu de se féliciter de cette sollicitude, on peut tout de même regretter que d'autres guerres, tout aussi odieuses, ne bénéficient pas de la même attention constante et soutenue. Et qu'une fois encore, l'invocation du droit international soit à géométrie variable.

Qui a le droit de résister ?

C'est le cas, notamment, de celle, interminable, que l'armée israélienne mène depuis de longues années contre les populations de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, où vivent environ 5,2 millions d'habitants dont le seul tort est, semble-t-il, d'exister. La comparaison n'a rien de saugrenu : il existe, par-delà leurs caractères propres, des similitudes entre ces deux situations. Mais leur traitement est pour le moins très différencié.

Ainsi, quand Vladimir Poutine instrumentalise de manière éhontée le souvenir de la seconde guerre mondiale, durant laquelle les Soviétiques ont payé un immense tribut, pour justifier son invasion de l'Ukraine en prétextant qu'elle aurait pour objectif de « dénazifier » ce pays, cette manipulation scandaleuse soulève à juste titre une réprobation générale. Mais lorsque le gouvernement israélien se livre à des trucages similaires en soutenant que les protestataires qui se mobilisent contre la répression des Palestiniens sont des antisémites nostalgiques de la Shoah, il trouve des complices comme Emmanuel Macron pour décréter qu'en effet, l'antisionisme — dont nul n'ignore, par ailleurs, qu'il peut parfois dissimuler de véritables haines racistes — serait, par définition, un antisémitisme.

Autre double standard : nul ne songe à nier que le président ukrainien, à qui la France livre régulièrement des armes depuis le début de l'agression russe, est pleinement fondé à résister et à exiger le retour aux frontières internationalement reconnues de son pays. Mais c'est en vain que l'ONU demande depuis 1967 la restitution des territoires palestiniens occupés cette année-là par l'armée israélienne, et du plateau du Golan. Personne, au sein de la « communauté internationale » ne songe à livrer des armes à la résistance palestinienne, régulièrement dénoncée comme « terroriste ». Et on demande aux Palestiniens de faire des concessions, alors qu'on salue l'intransigeance du pouvoir ukrainien.

Car décidément, les menées coloniales et guerrières à bon droit jugées intolérable en Ukraine sont, tout au rebours, communément et facilement admises lorsqu'elles sont le fait du gouvernement israélien. Cela se voit aussi dans l'attention portée — ou pas — aux victimes de ces exactions.

Des morts qui ne comptent pas

Selon Kiev, « au moins 485 enfants ukrainiens » ont été tués depuis le début de l'invasion russe. Ce bilan effroyable soulève une indignation légitime, et les auteurs de ce massacre sont regardés à juste titre comme d'infréquentables bourreaux. Mais cette indignation est encore une fois à géométrie très variable. À la toute fin de l'année 2008, l'opération « Plomb durci » contre la bande de Gaza durant laquelle l'armée israélienne a commis selon l'ONU des « actes assimilables à des crimes de guerre et peut-être, dans certaines circonstances, à des crimes contre l'humanité » avait fait 1 315 morts palestiniens, dont 410 enfants.

Cinq ans plus tard, à l'été 2014, une nouvelle attaque contre Gaza, l'opération « Bordure protectrice » au cours de laquelle l'armée israélienne a, selon Amnesty International « violé les lois de la guerre en menant une série d'attaques contre des habitations civiles, faisant preuve d'une froide indifférence face au carnage qui en résultait » a tué, d'après le décompte effectué par l'ONU, 1 354 civils palestiniens, dont, de nouveau, plusieurs centaines d'enfants.

Pourtant, le gouvernement israélien n'a pas été mis au ban des nations. Aucune sanction n'a été adoptée contre lui. Fort de l'impunité qui lui est ainsi garantie, il continue à tuer. Dans les territoires palestiniens occupés, 230 personnes ont été abattues par les « forces de défense » israéliennes ou par des colons en 2022. Et dans les cinq premiers mois de l'année 2023, « l'armée israélienne a déjà ôté la vie à plus de 161 Palestiniens », selon l'agence Médias Palestine. Le 19 juin 2023, 6 Palestiniens, dont 5 civils parmi lesquels se trouvait un adolescent de 15 ans, ont encore été tués dans un raid de l'armée israélienne à Jénine, en Cisjordanie.

Banales péripéties

Les médias français ont très rapidement évacué ce qu'ils considèrent donc comme une banale péripétie ; rien qui puisse les détourner des « directs » journaliers consacrés jour après jour à la guerre de Poutine en Ukraine. Le 20 juin, Le Monde consacrait tout de même un édifiant article à cette information passée largement inaperçue : « Le gouvernement israélien fait un pas important vers une annexion de la Cisjordanie »1.

Dans un moment où le monde occidental tout entier se pique de défendre à Kiev les droits des peuples, une telle ambition aurait presque pu soulever un début d'irritation. Mais les Palestiniens ont ce grand tort, décidément inexcusable, qu'ils ne sont pas Européens. Et cette agression annoncée a immédiatement été recouverte du silence dans lequel se fomentent les pires consentements.


1Clothilde Mraffko, 20 juin 2023.

Mohamed Sifaoui, vingt ans de complicité médiatique

Mis en cause par la justice dans l'affaire du fonds Marianne, Mohamed Sifaoui était entendu le 15 juin 2023 par une commission d'enquête du Sénat. Le journaliste et éditeur Thomas Deltombe, qui avait démasqué les méthodes de Sifaoui dès 2005 dans L'Islam imaginaire, analyse la complaisance médiatique dont l'« expert » franco-algérien a bénéficié pendant deux décennies.

À la faveur de l'affaire du fonds Marianne1, les portraits de Mohamed Sifaoui fleurissent dans les médias français. Mais ces papiers, ravageurs pour la plupart, esquivent généralement les premiers pas du journaliste sur la scène médiatique française, au début des années 2000. C'est pourtant à cette époque que se situe l'une des clés du scandale qui éclate aujourd'hui au grand jour. Car la mission que Mohamed Sifaoui s'est vu confier par les services de Marlène Schiappa au lendemain de l'assassinat de Samuel Paty correspond peu ou prou à la tâche que lui avaient assignée les grands médias audiovisuels français deux décennies plus tôt : combattre un « islamisme » aux contours flous et traquer jusqu'au dernier ses supposés complices.

Profiteur de désastres

Les attentats du 11 septembre 2001 apparurent comme une aubaine pour Mohamed Sifaoui, journaliste algérien réfugié en France au terme de la guerre civile qui avait ravagé son pays au cours des années 1990. La sidération mondiale provoquée par l'attaque du World Trade Center et du Pentagone lui permit de vendre aux médias et aux éditeurs hexagonaux une analyse susceptible de lui ouvrir bien des portes : ce que l'Algérie a vécu pendant une décennie, et dont il fut, dit-il, un témoin privilégié, allait désormais s'étendre au monde entier (et à la France en particulier). Tel est le sous-texte de ses interventions télévisées qui se multiplient dans les mois suivant la parution en 2002 de son livre La France, malade de l'islamisme. Menaces terroristes sur l'Hexagone (Le Cherche-Midi éditeur, 2002).

Exploitant à fond son expérience de la « sale guerre » algérienne des années 1990, qui fait d'ailleurs l'objet de vives polémiques, Mohamed Sifaoui signe son premier coup d'éclat, sur France 2, le 27 janvier 2003 avec une « enquête » dans laquelle il affirme avoir filmé de l'intérieur, en caméra cachée, une « cellule d'Al-Qaida » en plein Paris. Diffusé dans l'émission « Complément d'enquête » et décliné dans un livre intitulé Mes « frères » assassins : comment j'ai infiltré une cellule d'Al-Qaïda (Le Cherche-Midi éditeur, 2003), ce « reportage » à sensation suscite l'admiration de bien des commentateurs. « Un coup de génie ! » s'extasie par exemple Thierry Ardisson, qui invite immédiatement le téméraire journaliste dans son émission « Tout le monde en parle ».

Mais l'« enquête » provoque également quelques remous. La journaliste Florence Bouquillat qui l'avait assisté dans cette curieuse « infiltration » souligne à demi-mot, dans l'émission « Arrêt sur images », sur France 5, les méthodes douteuses de son confrère algérien (9 février 2003). Cette infiltration à la barbe des services de renseignement paraît, pour de nombreuses raisons, totalement invraisemblable, comme nous le documentions dans L'Islam imaginaire2. Interrogé par « Complément d'enquête », Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'intérieur, se montre lui-même incrédule. « Vous savez, des menaces, j'en reçois tous les jours », balaie-t-il d'un revers de main.

Qu'à cela ne tienne : M6, en quête d'audimat, diffuse deux mois plus tard… la même « enquête », en version longue. Cette version remaniée vaut de nouveaux éloges à ce « journaliste dont le courage inspire le respect » (Le Parisien, 23 mars 2003). Mieux : il est récompensé quelques mois plus tard par le Grand Prix Jean-Louis Calderon au festival du scoop d'Angers. « Je trouve que le travail qu'il a fait, c'est vachement gonflé, applaudit alors le créateur du festival. C'est du bon journalisme d'investigation » (Ouest-France, 1er décembre 2003).

Enquêtes racoleuses

Mohamed Sifaoui, adoubé, se lance alors dans une nouvelle enquête, plus ambitieuse encore : il décolle avec un compère vers le Pakistan et l'Afghanistan afin d'y débusquer Oussama Ben Laden ! « Vous êtes convaincu que les Américains savent où se trouve Ben Laden… Vous, vous l'avez pratiquement retrouvé en trois semaines ! » s'extasie le présentateur de l'émission « Zone interdite » sur M6, qui accueille le reporter sur son plateau. [C'est une] « enquête remarquable et qui vraiment montre ce qu'on peut faire avec la télévision aujourd'hui, surtout quand c'est fait avec autant de talent et de courage », abonde l'ancien ministre des affaires étrangères Hubert Védrine dans la même émission, le 9 novembre 2003.

Si la thèse défendue par le reportage n'a rien d'original, reconnaît pour sa part Le Monde, puisque nul n'ignore en réalité dans quelle région se terre le patron d'Al-Qaida, « le document, d'une grande qualité » mérite tout de même quelque éloge en raison« des risques énormes [pris] par ses auteurs — qui y ont bel et bien failli y laisser leur vie » (Le Monde, 1er novembre 2003). Le Club de l'audiovisuel du Sénat a décerné au documentaire le prix Patrick-Bourrat du grand reportage.

Malgré les mises en garde et le scepticisme grandissant qu'inspirent ses reportages aux téléspectateurs attentifs3, Mohamed Sifaoui, consacré expert en « islam » et en « terrorisme », a désormais micros ouverts et reçoit le soutien d'une bonne partie de la profession. Il sera même sollicité en février 2005 par le Centre de formation des journalistes (CFJ) afin de partager avec la future élite du journalisme français ses bons tuyaux pour enquêter « sur le terrain de l'islam de France ».

Plus rien ne semble dès lors devoir arrêter Mohamed Sifaoui, qui enchaîne les reportages à sensation, pour diverses chaînes de télévision, et les ouvrages racoleurs : Lettre aux islamistes de France et de Navarre (Cherche-Midi, 2004), L'affaire des caricatures : dessins et manipulations (Privé, 2006) , Combattre le terrorisme islamiste (Grasset, 2007), etc. En 2007, Arte lui consacre même un portrait onctueux, intitulé « Un homme en colère ».

Chaque nouvel attentat — et ils sont nombreux — sonne pour le journaliste comme une divine surprise : ces attaques confirment son statut de « spécialiste » doté d'une prescience quasi prophétique et l'autorisent à fustiger ses détracteurs, dont il souligne avec morgue la « naïveté » et la « lâcheté »4. Ceux qui critiquent ses méthodes sensationnalistes et ses grotesques mises en scène refusent de regarder la réalité en face, argumente-t-il, et se font complices du « terrorisme » et du « nazisme islamiste »5. Rhétorique habituelle des profiteurs de désastres.

« Aux racines du mal »

L'ambition de Mohamed Sifaoui n'est pas tant de traquer les poseurs de bombes que de débusquer les « islamistes » et leurs « idiots utiles ». C'est ce qu'il explique clairement dans La France malade de l'islamisme : « Il ne s'agit pas uniquement de parer à des attaques terroristes, mais de faire barrage à cette idéologie intégriste, source de tous les dangers ». Il faut donc, ajoute-t-il, s'attaquer « aux racines du mal ».

Mohamed Sifaoui se met ainsi au diapason de tous ceux qui, profitant de la lutte indispensable contre les violences commises au nom de la religion musulmane, cherchent à engager la société tout entière dans un « combat idéologique ».

La polémiste Caroline Fourest, qui partage les mêmes motivations et dont la carrière médiatique démarre sensiblement à la même période, devient au milieu des années 2000 l'indéfectible alliée de Sifaoui6. Avec une habile répartition des rôles : tandis que la première s'impose comme l'égérie « féministe » de la grande croisade des élites françaises contre l'« islamisme », le second sert de caution musulmane. Exploitant à fond son statut de « native informant », il se propose de dépister l'islam de l'intérieur et de révéler le double discours des islamistes prétendument tapis dans l'ombre.

Cette notion d'islamisme devient ainsi l'arme fatale du courant islamophobe qui prolifère dans les années 2000-2010. Jamais définie précisément, cette notion d'apparence scientifique permet d'amalgamer toutes sortes de personnes ou d'organisations qui n'ont la plupart du temps rien en commun, sinon la détestation de ceux qui veulent les réduire au silence.

C'est cette confusion qui fait toute l'efficacité de cette bombe à fragmentation idéologique : on peut, en collant partout l'étiquette « islamiste », associer subrepticement n'importe quel musulman aux pires djihadistes. « Le voile n'est pas islamique : le voile est islamiste », affirmait ainsi Mohamed Sifaoui sur RTL lors de la promotion médiatique de son énième opus, (Taqiyya ! Comment les Frères musulmans veulent infiltrer la France, L'Observatoire, 2019).

Comme le notent les sociologues Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed dans Islamophobie (La Découverte, 2013), le soupçon se répand ainsi par capillarité.

Sous le terrorisme, la gauche

Car Mohamed Sifaoui et ses amis ne se contentent pas de coller des étiquettes infamantes sur les musulmans qui leur déplaisent. Pour éradiquer « le mal », il convient de chasser tous ceux qui contestent cette stigmatisation : de la Ligue de l'enseignement à l'Observatoire de la laïcité, de la Ligue des droits de l'homme (LDH) au Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF), de la Fédération des conseils de parents d'élèves (FCPE) à l'Union nationale des étudiants de France (Unef), on ne compte plus les associations — et les personnalités — que Mohamed Sifaoui a placées dans son viseur au cours des années.

Par capillarité donc, tous ceux qui ne partagent pas ses vues deviennent une « menace pour notre démocratie », ainsi qu'il l'affirme dans son avant-dernier livre Les Fossoyeurs de la République, paru en mars 2021, tout entier consacré à l'« islamo-gauchisme », c'est-à-dire à peu près toute la gauche. La gauche française et européenne, en adoptant un discours « victimaire », est devenue l'instrument de l'« islamisme », ressasse-t-il sur quatre cents pages. « Il faut à la fois casser cette gauche et la forcer à reconfigurer son logiciel idéologique », plaide-t-il dans Le Point7, lors de la promotion du livre, que son éditeur présente comme un outil indispensable de « réarmement idéologique ».

Dès lors, ce n'est guère surprenant que Mohamed Sifaoui, infiltré au sein l'Union des sociétés d'éducation physique et de préparation militaire (Useppm), ait utilisé le fameux « fonds Marianne » pour lancer une opération de cyberharcèlement contre des personnalités et des associations qui n'ont strictement rien à voir avec la mort de Samuel Paty. Dans sa vision complotiste du monde, Rokhaya Diallo ou Edwy Plenel sont, in fine, un peu responsables de cette barbarie. « Ils peuvent sauter au plafond s'ils le souhaitent, mais je le répète : le discours victimaire des milieux indigénistes et islamistes, souvent relayé, de bonne ou de mauvaise foi, par des gauchistes, arme la main de criminels », assène-t-il encore dans Le Point en avril 2021 (loc. cit.).

L'art de se positionner

S'il a fallu vingt ans et un scandale d'État pour que Mohamed Sifaoui perde enfin son rond de serviette sur les plateaux télé (temporairement ?), c'est évidemment parce qu'une bonne partie de l'intelligentsia française, des journalistes vedettes et des responsables politiques partagent ses obsessions. L'argumentaire de Sifaoui n'a d'ailleurs rien d'original ni de nouveau : il était déjà omniprésent dans les années 1990 et n'a cessé de prospérer depuis lors.

C'est sans doute pour cette raison que le journaliste est sorti presque sans dommages de la sordide affaire Estelle Mouzin, en 2008 : cette année-là, il avait fourni un « tuyau » bidon à la police judiciaire de Versailles, qui avait fait démolir un restaurant chinois en croyant, sur la foi de ce « renseignement », retrouver le corps d'Estelle Mouzin. Elle n'a retrouvé que des ossements d'animaux et l'État a dû verser plusieurs centaines de milliers d'euros de dédommagement au restaurateur lésé. Malgré ses affabulations, le fantassin de la lutte contre l'« islam politique » navigue, insubmersible, sur la vague conservatrice qui inonde la France depuis plusieurs années.

Notre homme, il faut le dire, a le don de se positionner. Se présentant comme un éternel insoumis, il ne rechigne pas à faire des appels du pied au pouvoir. « Emmanuel Macron a été le président qui a fait le plus, notamment depuis 2020, dans la lutte contre l'islam politique », expliquait-il par exemple le 26 avril 2022, en saluant le vote de la loi contre le séparatisme. Flirtant avec les discours les plus réactionnaires, il prend soin en parallèle de revendiquer son appartenance à la gauche et de critiquer les figures de proue de la fachosphère. Un « en même temps » qui ne manque pas d'intéresser ceux qui, du côté de Manuel Valls ou d'Emmanuel Macron notamment, entendent séduire l'électeur d'extrême droite avec la conscience tranquille.

Le livre qu'il a consacré à Éric Zemmour en 2010, alors que son étoile commençait à pâlir, participe de cette stratégie d'équilibriste. Ce portrait lui valut en tout cas les hommages en ombre chinoise de Laurent Joffrin dans Libération : « Dans le petit monde de Zemmour, tout en catégories sommaires, Sifaoui n'existe pas : il est musulman et républicain. C'est un journaliste lui aussi controversé, attaqué, parfois imprudent, Algérien d'origine, vétéran du combat anti-islamiste, réfugié politique, devenu français, à la fois musulman, laïque, démocrate, intégré, critique des siens et admirateur de la culture française » (11 septembre 2010). En d'autres termes : le musulman idéal susceptible de séduire n'importe quel idéologue d'extrême droite…

« D'un bout à l'autre, la probité » : Sifaoui béatifié par BHL

De fait, l'identité musulmane de Mohamed Sifaoui est fréquemment convoquée par ses défenseurs, qui y voient manifestement l'authentique certificat de leur propre antiracisme et un passe-droit pour briser quelques prétendus tabous. On le constate une nouvelle fois dans l'ahurissant éloge que lui dresse Bernard-Henri Lévy, dans son bloc-notes du Point, le 5 octobre 2017, à l'occasion de la publication par Mohamed Sifaoui de son autobiographie (Une seule voie : l'insoumission). Ce dernier, en plus d'être « l'un de nos meilleurs journalistes d'investigation », est « un musulman qui habite avec bonheur un prénom — Mohamed — dont le poids symbolique n'échappera à personne ». Ce qui rend bien sûr d'autant plus méritoires — héroïques même — ses audacieuses prises de positions sur l'islam, la gauche ou la politique israélienne.

Au terme de cette béatification éditoriale, BHL presse ses lecteurs de se procurer les « mémoires » (sic) de son ami journaliste qui marie avec bonheur « la rigueur déontologique exigée par le métier et les partis-pris idéologiques qu'impose l'engagement ». « Au total, conclut-il, c'est un bel autoportrait qui se dessine au fil de ce livre tour à tour lassé, attristé, désemparé, puis, de nouveau, combatif, enragé, plein d'alacrité et respirant, d'un bout à l'autre, la probité ».

C'est cette probité qu'interroge aujourd'hui la commission sénatoriale sur le fonds Marianne qui a auditionné Mohamed Sifaoui le 15 juin. Mais si l'on voulait s'attaquer aux racines du « mal », peut-être faudrait-il également entendre ceux qui pendant vingt ans l'ont soutenu, encouragé, défendu et financé — malgré les alertes qui se sont multipliées durant tout ce temps.

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Une première version de cet article a été publiée sur le site Off Investigation le 16 juin 2023.


1NDLR. Le fonds Marianne a été créé en 2021, avec pour but d'accorder des subventions à des structures mettant en place des initiatives destinées aux jeunes et visant à « riposter à la propagande séparatiste ainsi qu'aux discours complotistes en ligne ».
Le 29 mars 2023, une enquête de France Télévisions et du magazine Marianne s'est particulièrement intéressée à l'Union des sociétés d'éducation physique et de préparation militaire (Useppm) SEPPM, qui a obtenu de ce fonds une enveloppe de 355 000 euros. Elle aurait essentiellement servi à rémunérer ses deux dirigeants, dont Mohamed Sifaoui. Une information judiciaire a été ouverte le 4 mai 2023 par le Parquet national financier (PNF), et une commission d'enquête du Sénat rendra en juillet ses conclusions sur cette affaire.

2Thomas Deltombe, L'Islam imaginaire. La construction médiatique de l'islamophobie en France, La Découverte, Paris, 2007 [1re éd. 2005], p. 317-322.

3« Il manque à l'enquête de Mohamed Sifaoui la rigueur qui s'impose. Car, non content d'enrober ses documents d'une mise en scène sensationnaliste, il appuie son argumentation […] sur la foi d'une poignée de déclarations bien aléatoires » [[« Mohamed Sifaoui, le reporter masqué », Télérama, 8 novembre 2003).

4Voir par exemple « Arrêt sur images », France 5, 16 octobre 2005.

5« Les croisades de Sifaoui », Algeria-Watch, 2006.

6Tous deux s'attaquent en 2004 à Tariq Ramadan, à qui Mohamed Sifaoui consacre un documentaire pour l'émission « Envoyé spécial » (« Qui est donc Tariq Ramadan ? », France 2) et Caroline Fourest un livre (Frère Tariq, Grasset, 2004).

7Clément Pétreault, « Mohamed Sifaoui : “La gauche d'aujourd'hui ? Un mélange de postures et d'impostures” », 6 avril 2021.

Maroc. Le retour de Mohamed VI pour rétablir l'image du royaume

Affaire Pegasus, soupçons de corruption de députés européens, flottement du pouvoir politique, emprisonnement de journalistes et d'opposants : l'image plutôt positive que le royaume a longtemps renvoyée auprès des médias et des États européens ne cesse de se détériorer.

Pendant longtemps le royaume chérifien a été considéré comme le bon élève dans une région de cancres : on louait sa « stabilité » grâce à une police qui rappelle à bien des égards celle de l'ancien président tunisien Zine El-Abidine Ben Ali, son islam « tolérant » et son Commandeur des croyants « ouvert et modéré » et, par rapport à ses voisins du Maghreb et du monde arabe, sa relative ouverture politique et les libertés que le régime de Mohamed VI permettrait. Mais depuis quelques années, bien des choses ont changé et il renvoie aujourd'hui, y compris à ses alliés traditionnels, une image trouble, conséquence d'une série d'« affaires » qui ont altéré le capital de sympathie pour lequel le royaume avait, jusque-là, considérablement investi en termes de soft power et de lobbying.

Une mécanique d'espionnage effrayante

Le 18 juillet 2021, un consortium composé de seize médias internationaux rassemblés autour des organisations Forbidden Stories et Amnesty International révèle une mécanique d'espionnage mondial à la fois bien huilée et effrayante, appelée « Projet Pegasus » du nom du logiciel espion vendu à une poignée de dictatures par la société israélienne NSO. Son objectif : contrôler à distance des téléphones portables. Il peut récupérer les conversations — y compris celles provenant d'applications dites « sécurisées » comme WhatsApp ou Signal —, mais aussi les données de localisation, les photos, et même enregistrer, à son insu, le détenteur du smartphone contaminé.

Le Maroc est l'un des gros clients du logiciel Pegasus. « Il en fait un usage démesuré, qui viole les droits fondamentaux, indique le rapport établi par ce consortium, qui précise :

D'après les données récoltées dans le cadre du Projet Pegasus, sur les 50 000 cibles potentielles du logiciel espion, le Maroc aurait, à lui seul, ciblé 10 000 numéros de téléphone. Les recherches confirment que le Maroc a utilisé Pegasus pour viser des journalistes et des responsables des grands médias du pays. Ces révélations sont encore plus fracassantes et inquiétantes, car les services de renseignements marocains ont utilisé le logiciel pour cibler des journalistes au-delà de leurs frontières.

Sans surprise, le royaume nie en bloc ces accusations qui ne concernent pas seulement des journalistes et des militants marocains. Selon le même rapport, les services chérifiens auraient également espionné des personnalités françaises de haut rang, notamment le président Emmanuel Macron. Les relations franco-marocaines, marquées par une connivence légendaire, entrent alors dans une période de froid polaire qui dure toujours.

Obnubilé par son image à l'étranger, le Maroc n'a jamais lésiné sur les moyens pour entretenir l'idée du « royaume qui fait le mieux » par rapport à une région réfractaire à la démocratie et aux droits humains. La virulence de sa réaction face à ces accusations est la mesure de leur gravité et des conséquences néfastes sur son image.

Une déflagration à Bruxelles, le « Marocgate »

Le 9 décembre 2022, une autre déflagration se produit. Au terme d'une enquête fouillée menée par les services de renseignement belges, et après que ces derniers ont été alertés par cinq autres « services » européens, dont la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) française, l'ancien eurodéputé italien Pier Antonio Panzeri est arrêté par la justice belge. Il est soupçonné d'avoir perçu d'importantes sommes d'argent par des intermédiaires marocains, parmi lesquels l'ancien ambassadeur à Bruxelles, Abderrahim Atmoun.

Au domicile bruxellois de Panzeri, la police belge a retrouvé 600 000 euros en liquide et 17 000 euros chez lui en Italie. « Monsieur Atmoun ramenait de temps à autre de l'argent, mais pas de manière régulière », indiquera sur son procès-verbal un ancien collaborateur de Panzeri, Francesco Giorgi, en décembre 2022. « Monsieur Atmoun venait à Bruxelles ou on se déplaçait chez lui, dans son appartement, à Paris. Quand on allait chercher de l'argent, on disait qu'on allait chercher des cravates ou des costumes ».

Le Maroc est, avec le Qatar, ouvertement visé par des accusations de corruption de députés européens, même s'il continue de nier catégoriquement les faits. Un an seulement après le scandale Pegasus qui a mis en cause les services secrets marocains que dirige depuis 2005 Abdellatif Hammouchi, l'un des hommes les plus influents du royaume, c'est au tour de la Direction du contre-espionnage marocain (DGED), pilotée par Yassine Mansouri, un ancien camarade de classe du roi Mohamed VI, qui est pointée du doigt par la justice belge et, encore une fois… par le Parlement européen. Dans une résolution adoptée le 16 février 2023, ce dernier« exprime sa profonde inquiétude face aux allégations de corruption de la part des autorités marocaines (…) et demande instamment la suspension des titres d'accès des représentants d'intérêts » marocains.

La visite sous haute tension au Maroc du chef de la diplomatie européenne Joseph Borell, début janvier 2023, n'y changera rien tant les deux parties (le Maroc et l'Union européenne) campent sur leurs positions. Le ministre marocain des affaires étrangères Nasser Bourita déclare, lors d'une conférence de presse tenue par les deux hommes :

Ce partenariat fait face à un harcèlement juridique continu. Ce partenariat fait face à des attaques médiatiques répétées. Ce partenariat fait face aussi à des attaques dans des institutions européennes et notamment au sein du Parlement, à travers des questions dont le Maroc est l'objet et qui sont orientées et qui sont l'objet, qui sont le résultat de calculs et d'une volonté de nuire à ce partenariat.

Réponse du diplomate européen :

La position de l'Union européenne est claire : il ne peut pas y avoir d'impunité pour la corruption et pas de tolérance. Pour cela, nous devons attendre le résultat des investigations en cours de la part des autorités judiciaires qui doivent amener toute clarté sur ces événements et nous attendons la pleine collaboration de tout le monde dans cette enquête.

Pour la défense de journalistes emprisonnés

C'est dans le sillage de ces accusations qu'a été publiée, le 19 janvier 2023, l'une des résolutions du Parlement européen les plus accablantes pour l'image du royaume. Adoptée par 356 voix pour, 32 contre et 42 abstentions, elle demande aux autorités marocaines « de respecter la liberté d'expression et la liberté des médias et aux journalistes emprisonnés, notamment Omar Radi (condamné à six ans ferme), Soulaimane Raissouni (cinq ans ferme) et Taoufik Bouachrine (en prison depuis 2018), un procès équitable avec toutes les garanties d'une procédure régulière »1.

Ces trois journalistes ont été condamnés pour des accusations à connotation sexuelle mais pour le PE, il s'agit d'une « utilisation abusive d'allégations d'agressions sexuelles pour dissuader les journalistes d'exercer leurs fonctions », et il « estime que ces abus mettent en danger les droits des femmes ».

Dès sa publication, la résolution a eu l'effet d'un tremblement de terre. Certes, ce n'est pas la première fois que le Maroc est épinglé par des ONG (et même par le département d'État américain) pour les abus et les atteintes aux libertés publiques et aux droits politiques. Mais, cette fois-ci, les accusations proviennent d'une institution centrale de l'Union européenne. Selon une note-analyse des services secrets belges,

L'Union européenne est une entité d'un intérêt vital pour le Maroc. Elle est son premier partenaire commercial, l'origine de la vaste majorité de ses investissements étrangers et elle accueille la plus grande partie de la diaspora marocaine. Le développement du royaume, sa sécurité énergétique et ses ambitions géopolitiques (principalement la reconnaissance de la “marocanité” du Sahara occidental annexé en 1975) dépendent, tout au moins en partie, du bon vouloir de l'Union européenne.

Retour des fameuses inaugurations

Sur le plan interne, si la monarchie marocaine continue de dominer la vie politique, en tant qu'institution monopolisant le champ religieux et temporel, son image de pouvoir à la fois stable et autoritaire tout en étant ouvert s'est quelque peu étiolé ces dernières années. Les absences répétées du roi Mohamed VI (en France et plus récemment quatre mois au Gabon) d'un côté et, de l'autre, le « phénomène Abou Azaitar », cette fratrie au passé sulfureux dont la proximité avec le monarque inquiète au plus haut niveau du sérail, renvoient l'image d'un flottement du pouvoir suprême qui ne cesse d'alimenter les colonnes de la presse internationale, et d'intriguer les couloirs feutrés des chancelleries.

C'est sans doute pour y faire face que le roi, depuis son retour du Gabon à la veille du ramadan (le 22 mars 2023), s'est montré nettement plus présent. En tant que Commandeur des croyants, il a présidé toutes les causeries religieuses se déroulant lors du mois sacré. En tant que chef du pouvoir exécutif, il a renoué avec les fameuses inaugurations d'antan en effectuant, notamment, un déplacement à Tanger en plein ramadan pour y inaugurer un hôpital universitaire et en décidant que désormais, le Nouvel An berbère — le 13 janvier — serait férié. Et enfin, en tant que chef militaire, il a nommé un nouvel inspecteur général de l'armée.

Objectif : rétablir l'autorité du pouvoir monarchique, qui passe moins par le fonctionnement régulier des institutions que par la présence physique du roi. Mais le rétablissement de l'image positive qui avait caractérisé pendant longtemps le royaume passe par la libération des prisonniers politiques. Outre les journalistes précités, un avocat âgé de 80 ans, Mohamed Ziane, une dizaine de cybermilitants auxquels s'ajoutent les militants du Rif (nord) dont les leaders sont condamnés à des peines de quinze à vingt ans ferme.


1La situation des journalistes au Maroc, en particulier le cas d'Omar Radi, Parlement européen, textes adoptés, 19 janvier 2023.

Communiqué du Collectif international des avocats d'Ihsane El Kadi

Le 12 mars 2023 se tiendra à Alger le procès du journaliste algérien Ihsane El Kadi. Incarcéré depuis près de trois mois à la suite de son arrestation et de la fermeture des deux médias qu'il dirige — Radio M et Maghreb émergent—, Ihsane El Kadi est poursuivi pour « réception de fonds et d'avantages de provenance étrangère aux fins de se livrer à une propagande politique »

Nous, membres du Collectif international des avocats d'Ihsane El Kadi, considérons que les conditions sont loin d'être réunies pour un procès équitable qui garantisse ses droits tels que stipulés dans la législation algérienne et les conventions internationales ratifiés par l'Algérie.

D'une part, Ihsane El Kadi est injustement maintenu en détention : les demandes de libération qu'il a déposées par le biais de ses avocats ont toutes été rejetées alors qu'il présente toutes les garanties de représentation nécessaires. De plus, le traitement de ces demandes a été entaché d'irrégularités, dont la plus notable a été, le 15 janvier 2023, la réunion de la Chambre d'accusation en son absence et en l'absence de ses avocats.

D'autre part, Ihsane El Kadi est la cible d'une vaste campagne de dénigrement sur les réseaux sociaux, mais aussi sur les ondes de la radio publique algérienne qui a donné la parole à ses accusateurs dans une tentative évidente de peser sur la décision de la justice le concernant. Cette campagne a été couronnée par une déclaration du chef de l'État algérien, le 24 février dernier, accusant Ihsane El Kadi d'être « à la solde de puissances étrangères » et qualifiant Radio M et Maghreb émergent de « médias illégaux ». Ce faisant, M. Abdelmadjid Tebboune a admis sa propre responsabilité dans l'arrestation d'Ihsane El Kadi et l'a condamné avant même qu'il ne soit jugé, en une flagrante atteinte aux principes d'indépendance de la justice et de présomption d'innocence. Dans le contexte algérien tendu, de telles accusations, au-delà du fait qu'elles mettent en cause l'honneur et l'intégrité morale d'Ihsane El Kadi, constituent une mise en danger de son intégrité physique et de celle du personnel de Radio M et de Maghreb Émergent.

C'est pour ces deux raisons conjuguées — sa détention arbitraire et cette propagande gouvernementale qui vise à influencer la justice — qu'Ihsane El Kadi a refusé de répondre aux questions pendant l'instruction.

À l'occasion de son procès, qui se tient dans des conditions déplorables du point de vue de la garantie de ses droits, nous, membres du Collectif international des avocats d'Ihsane El Kadi :

➞ rappelons qu'il est poursuivi en représailles de ses opinions politiques, qu'il n'a pas cessé de défendre publiquement, malgré le harcèlement judiciaire qu'il subit depuis deux ans ; et que le dossier de l'accusation, tel qu'il a été révélé par ses avocats le 4 mars dernier après la fin de l'instruction, est d'une maigreur sans commune mesure avec les allégations mensongères de la campagne de diffamation menée à son encontre ;

➞ jugeons que les pressions exercées sur la justice par la presse publique, mais aussi par le chef de l'État tendent, de fait, à transformer l'audience du 12 mars 2023 en une simple formalité ;

➞ appelons les autorités algériennes à faire bénéficier Ihsane El Kadi, comme tout justiciable, des garanties d'un procès équitable telles que prévues dans la législation algérienne ;

➞ appelons de nouveau à la libération immédiate d'Ihsane El Kadi, la détention provisoire n'étant nullement justifiée pour ce qui le concerne ;

➞ demandons la mainlevée des scellés de Radio M et de Maghreb Émergent, qui pénalisent plus d'une trentaine de salariés et leurs familles.

Abdennaceur Aouini, avocat au barreau de Tunisie et défenseur des droits humains
Saïda Ben Garrach, avocate au barreau de Tunisie et ancienne conseillère aux droits de l'homme à la présidence de la République
Pierre Brunisso, avocat au barreau de Paris, membre de la Ligue des droits de l'homme
Ayachi Hammami, avocat au barreau de Tunisie et ancien ministre des droits de l'homme
Mohamed Jaite, avocat au barreau de Paris, membre de l'Association marocaine des droits de l'homme
Raphaël Kempf, avocat au barreau de Paris
Fatimata M'Baye, avocate au barreau de Mauritanie et présidente de l'Association mauritanienne des droits de l'Homme
Youssouf Thierno Niane, avocat au barreau de Mauritanie et représentant de l'Association mauritanienne des droits de l'Homme à Nouadhibou
Mohamed Sadkou, avocat au barreau de Rabat et défenseur de détenus d'opinion, d'activistes de mouvements sociaux et des journalistes Omar Radi et Soulaimane Raissouni, ainsi que de l'historien Maâti Monjib

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Pour toute information : comiteavocatsiek@gmail.com

À Mossoul, « cette journée folle où nous avons couru aux frontières de la mort »

Au printemps 2017, le journaliste Samuel Forey couvre la reprise de Mossoul en compagnie de son fixeur Bakhtiyar Haddad, familier des guerres d'Irak depuis la bataille de Falloujah en 2003. Dans un récit qu'il vient de publier, Les Aurores incertaines, il raconte la férocité des combats dans la deuxième ville du pays, quartier par quartier, rue par rue. Bakhtiyar Haddad et les journalistes Véronique Robert et Stephan Villeneuve y seront tués le 19 juin. Extrait.

« On se regroupe dans un petit jardin, près du trou qui donne sur la ruelle, qui mène à une large avenue. De l'autre côté, c'est le quartier du 17-Juillet, toujours tenu par les jihadistes.

Départ. Ce ne sont pas les échappées, deux par deux, des forces spéciales, mais une sortie en groupe, un peu désordonnée. Lassitude, manque d'entraînement ? Je ne sais. On se retrouve en tas à l'entrée d'une autre maison. Soudain, ça crépite, tout autour. On tire sur nous. Petits éclats de poussière sur le sol et dans le mur. Certains soldats veulent sortir pour voir, d'autres s'engouffrent pour s'abriter. Ça bloque alors que je suis toujours dehors, à découvert, sous le feu, sans rien pour me couvrir. Un sentiment d'urgence sature tous mes sens, comme lorsqu'on se trouve pris dans le rouleau d'une vague puissante, qu'on ne comprend rien, qu'on ressent tout. J'aurais peut-être dû avoir le réflexe de compter les secondes, mais plutôt que d'attendre que les types du bataillon du Scorpion se mettent d'accord pour sortir ou entrer, je bondis et reviens sur mes pas, alors que les rafales continuent tout autour de nous. Le sol de terre battue est jonché de débris de guerre, pierres et parpaings éclatés, je trébuche, me reçois sur mon poignet gauche, roule sur l'épaule droite, me rétablis, file d'un coup vers le trou dans le mur par lequel nous étions sortis quelques instants plus tôt, aussi vite qu'une souris rentre dans sa cachette.

Depuis le début de la bataille, j'ai souvent frôlé la mort, mais cette fois-ci, j'ai l'impression qu'elle n'est jamais passée aussi près. Ma main gauche est maculée de sang. Sur un parpaing, j'ai laissé un morceau de chair. Une autre escouade arrive à ma rencontre et me regarde avec des yeux ronds.“ Je suis journaliste. On vient de nous tirer dessus. Daech.” Un soldat me donne de la gaze, je me bande rapidement, puis me calme. Je lance :
— Bakhtiyar ! Ça va ? Je l'entends de l'autre côté :
— Samu ? Ça va ? T'es où ?
— Je suis retourné dans la maison.
— Quoi ?

On ne s'entend pas. Je lui envoie un message. On est tous les deux en sécurité, mais séparés par la guerre, comme si nous nous trouvions chacun des deux côtés d'un flot déchaîné. Ma main m'élance — je découvrirai longtemps après que mon poignet s'est cassé dans la chute — je sors mon carnet et me remets à écrire.

À côté de moi, un soldat veut mieux voir, dégage un sac et fait tomber une marmite, ce qui nous vaut une rafale sur notre position — ça crépite fort —puis des roquettes – elles tombent tout près. Je fusille des yeux le soldat.

Puis, tout se calme. Leur orage a fait taire celui d'en face

On ne traîne pas. On bondit dans une autre maison, on monte à l'étage. Ça se calme. Deux soldats s'allongent dans un canapé immense d'une maison un peu plus meublée que les autres — vers l'est, la vue est aussi jolie que meurtrière —, attendant, jambes croisées, la suite des opérations. Un bulldozer arrive et barricade la ruelle. Les bruits emplissent la pièce. Parfois, le bâtiment vibre : une frappe qu'on sent mais ne voit pas. La barricade terminée, un BMP se met en position, et canarde en face de lui la mosquée Mufti, d'où les rafales étaient parties. Les tireurs se positionnent à toutes les ouvertures et se joignent aux salves du blindé.

Puis, tout se calme. Leur orage a fait taire celui d'en face. Un jeune qui tentait depuis dix minutes d'ouvrir une caisse de munitions — satanées boîtes de conserves — en libère enfin son contenu. Vidé sur un tapis, celui-ci est réparti entre les hommes, alors qu'on leur lance des bouteilles d'eau du dehors.

Je passe enfin de l'autre côté et retrouve Bakhtiyar. Je raconte ce qui s'est passé. Abdallah, le soldat agressif, aux yeux caves et sombres, m'offre un thé : “Bien vu. Il faut toujours retourner sur ses pas, à cause des mines. On n'a pas été très prudents. On ne fait plus assez attention, parfois.” Je leur demande s'il y a des blessés. “Non, Dieu merci.” Alors que j'ai l'impression de les avoir lâchés en pleine attaque, ils me félicitent. Il est cinq heures. Le thé est terminé, l'opération continue.

Inspection des maisons le long de l'avenue. Les soldats sécurisent cette frontière qui n'était pas sous leur contrôle. On arrive au bout du bloc. Le capitaine Hussein fait ouvrir le portail.

Une flotte de bulldozers pour barricader le quartier

Un cyclone fait irruption — le lieutenant-colonel Hicham, rayonnant, qui fait des moulinets avec un sabre trouvé dans une maison, et houspille ses hommes — à cet instant, il me rappelle le capitaine Haddock : “Alors, vous faisiez quoi, vous dormiez ?” On hésite entre l'énervement et l'euphorie, mais Hicham ne laisse aucun répit. Il est arrivé avec une flotte de bulldozers pour barricader le quartier, et tempête pour les placer. Il hurle au téléphone, au talkie, en direct.

“Ali, Hussein, foncez vers l'avenue !” Ses capitaines détalent, préférant visiblement affronter Daech que leur chef.

“Allez vers la droite ! On vous couvre ! Et attention aux snipers !” tonne le lieutenant-colonel à la radio.

“Donnez-moi un blindé ! Vous voulez arrêter l'opération ou quoi ?” gronde-t-il au téléphone, à un commandant de la 16e division, qui a du mal à suivre le rythme effréné du bataillon du Scorpion.

Ayant eu notre lot d'émotions fortes, Bakhtiyar et moi décidons de rester avec Hicham, plutôt que de repartir à la chasse au jihadiste en première ligne. C'était mal connaître le lieutenant-colonel que de croire que la partie serait plus facile.

Notre officier jaillit du pâté de maisons. Nous nous retrouvons sur une petite place terreuse, baignée par la lumière du couchant — mais la guerre, elle, fait toujours rage. Rafales furieuses, grondements sourds, elle rugit, mugit tout autour de nous. Mais les blindés ne viennent pas.

“Passez-moi un haut gradé et qu'il vienne ici !” râle-t-il.

Un officier se présente, petit et replet, l'air d'un fonctionnaire ennuyé : “ Mais comment je vais sécuriser tout ça, moi ? ” Hicham, sabrant l'air chaud, brame à cinq centimètres de son visage : “On vous a barricadé le quartier ! Maintenant, vous faites votre boulot !” L'officier file.

Le bulldozer reçoit une roquette. Nous sommes à quelques dizaines de mètres. À ce moment-là, je traite l'information avec détachement – ce n'est pas la manifestation d'un quelconque courage extrême, mais plutôt que je n'arrive plus à suivre le niveau d'explosions, de mitraillages et de violences que j'ai accumulé depuis des mois. Je m'écarte lentement. Je me transforme peut-être moi aussi en sac de sable, à ne réagir aux coups que par inertie.

Le bulldozer encaisse la roquette comme un colosse un direct. La masse d'acier tremble sous le choc, puis reprend son travail, bête de somme blindée. Hicham mouline encore avec son sabre, envoie ses escouades reconnaître les positions ennemies, et se fait apporter un mortier. Lame en bandoulière, il tire lui-même une demi-douzaine d'obus.

L'officier revient avec ses hommes, et Hicham lui montre un bâtiment : “C'est la maison la plus haute du quartier. Occupez-la et vous contrôlerez l'ensemble de la zone.” Les soldats de la 16e se couvrent de ridicule en n'arrivant pas à ouvrir le portail d'entrée.

Daech s'accroche. Un bourdonnement résonne, au-dessus de nous. C'est un drone-bombardier, l'une des dernières inventions des jihadistes. Bakhtiyar et moi nous garons sous un toit, un peu effarés, un peu euphoriques — nous étions partis pour une simple reconnaissance. Des bordées de balles traçantes montent vers le ciel, traits rouges tentant d'abattre la lumière verte de l'aéronef, qui nous nargue en l'air. Une grenade tombe, sans faire de victimes, à part des poules qui détalent en tous sens.

Sa haute silhouette part devant dans Mossoul dévastée

Hicham ignore la menace. Ses hommes reviennent. Ils ont repéré la position des jihadistes. Lieutenant-colonel commande une frappe d'artillerie. Sans attendre, il décide qu'il est l'heure de rentrer. Tout son bataillon, une centaine de soldats, est rassemblé sur la petite place, poussiéreux, à la fois fatigués et galvanisés par le vertige de la bataille et l'énergie de leur chef. “ En avant ! ” hurle Hicham, pointant son sabre vers l'ouest. Et sa haute silhouette part devant dans Mossoul dévastée par les combats. Il lance un cri de ralliement : “Que Dieu prie pour le prophète Mohammed, ses descendants et ses partisans !” Il est repris en chœur par ses hommes qui suivent, arme à l'épaule, se soutenant les uns les autres.

Retour dans la villa à la peinture saumon, au bord du Tigre. Après le bruit et la fureur, le silence et la sérénité. Le lieutenant Hicham se retire dans sa chambre. Bakhtiyar et moi restons avec le capitaine Ali, le second de Hicham. On est assommés. On tombe, chacun dans un canapé. La tension retombe, les muscles se détendent peu à peu. Les doigts, les bras, les “jambes, le cou. “Sacrée bataille, hein ?” dis-je à Bakhtiyar. “Ouais, tu l'as dit.” Il s'endort déjà.

Le capitaine Ali écoute sur son téléphone un chanteur irakien, se produisant dans les grands mariages ou des concerts populaires, Ahmed al-Dawas. La plainte du synthétiseur, la voix hagarde de l'interprète, le rythme lancinant des percussions me touchent à cet instant au plus profond de l'âme, comme si cette musique traduisait tout ce que je pouvais ressentir, cette journée folle où nous avons couru aux frontières de la mort, la douleur qui bat dans ma main gauche blessée, les rafales et les explosions qui retentissent dans ma tête, les regards assassins des soldats, les murmures des familles prises au piège dans les maisons vides, les crachotements des talkies, les charges des voitures-suicides, la fureur des combats et cette voix intérieure qui m'appelle vers eux ; à cet instant, ce morceau qui résonnait dans la pièce nue incarnait à lui tout seul la bataille de Mossoul.

Je sombre dans le plus profond des sommeils. »

Les « fractures invisibles » d'un reporter de terrain

Il y a dans le parcours de tout reporter des épisodes de deuil qui sont autant de moments fondateurs. Des deuils intimes, la disparation d'un proche, croisent des deuils collectifs qui au Proche-Orient ces dernières années ont souvent été des massacres d'une ampleur et d'une violence jusqu'alors inconnues. C'est cette incapacité de l'oubli de soi-même qui fait la grandeur de certains itinéraires de journalistes car en général, ce que Samuel Forey appelle des « fractures invisibles » restent à l'ombre. C'est le mérite du récit que ce journaliste et reporter de terrain vient de publier, Les Aurores incertaines, que ses fractures fassent partie intégrante d'un trajet entre l'amour et la mort, entre le tragique du géopolitique et la survie quotidienne d'un pigiste fauché.

Avant d'être un reporter reconnu pour la vivacité de sa plume et la lucidité de son regard, récompensés par un prix Albert Londres en 2017, Samuel Forey a perdu ses parents à la sortie de l'adolescence. Il part alors découvrir un monde arabo-musulman où il semble « possible de s'égarer », d'abord avec l'apprentissage de la langue arabe à Damas en Syrie. Puis il est en Égypte début 2011 quand le peuple se révolte, réclame la chute du régime. Ce sera le début d'un long voyage du Caire à Bagdad, de Gaza à Alep, et maintenant à Jérusalem où il est aujourd'hui installé.

Des étapes de ce voyage, Samuel Forey en a tiré Les Aurores incertaines. Il y a dans ce livre des pages magnifiques, par exemple quand l'auteur raconte son installation dans le Sinaï à Sainte-Catherine, dans une maison-rocher, en attendant de rencontrer un mystérieux Ali, « un bandit beau comme un loup ». De son poste d'observation, l'histoire récente du Sinaï défile, de l'occupation par les Israéliens aux rebellions bédouines. Les paysages aussi, bluffants de beauté et de mystère.

Et puis il y a les guerres, qui ne semblent jamais finir, ces aberrantes machines absurdes et mortifères que Forey décrit avec une précision presque effrayante. De son récit, il a proposé à Orient XXI de publier le passage ci-dessus décrivant une partie de la bataille de Mossoul, « l'une des plus grandes de ce siècle » quelques jours avant la disparition de son fixeur Bakhtiyar Haddad et de ses collègues journalistes Véronique Robert et Stephan Villeneuve, le 19 juin 2017.

Jean Stern

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Samuel Forey
Les Aurores incertaines
Grasset, Paris, 2023
478 pages, 24,50 euros en France

Liberté pour Mortaza Behboudi, journaliste emprisonné à Kaboul

Depuis le 7 janvier 2023, le journaliste franco-afghan Mortaza Behboudi est détenu par les talibans dans une prison de Kaboul. Après un mois de vaines tractations discrètes, l'ONG Reporters sans frontières (RSF) a médiatisé sa disparition en lançant, avec quinze rédactions françaises, un appel public à sa libération.

Mortaza Behboudi est né en 1994 en Afghanistan. Ses parents ont pris le chemin de l'exil deux ans plus tard ; il a donc grandi en Iran. Adolescent, il retourne en Afghanistan, y étudie les sciences politiques et commence à travailler comme journaliste. Il enquête, écrit, dénonce. Avant, de nouveau, d'être arrêté et menacé de mort. En 2015, il fuit le pays et arrive en France : après des semaines passées à dormir dans les rues parisiennes, il est accueilli à la Maison des journalistes, une association qui héberge des journalistes et écrivains menacés dans leurs pays d'origine.

Mortaza a le journalisme chevillé au corps ; il reprend alors des études à la Sorbonne et co-fonde le média Guiti news, qui prône un regard croisé franco-réfugié sur l'actualité. Mortaza Behboudi veut renverser la tendance médiatique : il veut raconter aussi des histoires positives, créer un espace où se pose la question : « Qu'est-ce que le regard d'un réfugié sur la France ? », dénoncer les politiques migratoires et humaniser celles et ceux qui en sont victimes. Il obtient le statut de réfugié politique et continue à documenter, inlassablement, les migrations et les conditions de vie des réfugiés, avec les moyens du bord et une énergie sans faille.

Des voix et pas seulement des chiffres

Mortaza Behboudi milite pour un journalisme porté par les personnes concernées. Parce qu'il maîtrise plusieurs langues, parce qu'il connaît les parcours d'exil, il se consacre à donner une voix à celles et ceux que les médias dominants réduisent à des chiffres, des flux et des images chocs. En 2020, à l'annonce de la pandémie, quand la plupart des rédactions rapatrient leurs correspondants et que les journalistes rentrent chez eux, il choisit de retourner sur l'île de Lesbos et d'y documenter le quotidien dans le camp de Moria confiné. Ses reportages sont alors notamment diffusés par Arte. En parallèle, il décide de faire de ses rencontres un film : Moria, par delà l'enfer, produit par Tita B.

Le prix Bayeux des correspondants de guerre

En 2021, il obtient la nationalité française. Les talibans prennent le pouvoir. Avec son passeport français, il peut désormais retourner en Afghanistan. Il y va, et devient la voix de la société civile afghane. Mediapart, Arte, Libération, La Croix, France Télévisions, Radio France et d'autres rédactions diffusent ses articles et ses reportages. En 2022, il obtient le prix Bayeux des correspondants de guerre pour ses reportages sur les filles afghanes et pour sa série d'articles pour Mediapart, « À travers l'Afghanistan, six mois après le retour des talibans ». Il l'a martelé lors de la remise du prix : il n'y a pas de reportages sans les voix locales, il n'y a pas de journalisme sans fixeur1. Tout en appelant les autorités françaises à délivrer un visa à l'une de ses consœurs bloquée au Pakistan.

La même année, il est lauréat du prix Varenne de la presse quotidienne nationale. Les honneurs ne le détournent pas de la mission qu'il s'est donnée. Il continue ses allers-retours en Afghanistan, malgré les risques qu'il encourt, lui qui est issu de la minorité hazara, continuellement persécutée dans le pays. Le 5 janvier 2023, il se rend de nouveau à Kaboul. Le 7, en route pour aller récupérer son accréditation presse, il est arrêté. Accusé d'espionnage, il est depuis emprisonné.

Un journalisme acharné et joyeux

Mortaza Behboudi n'est pas un espion, mais un journaliste, qui n'a jamais cessé de croire que son travail changera les choses, que la cause à servir est plus grande que les risques qu'il prend, que l'information est une arme efficace contre les dictatures. Que la joie aussi : à Douarnenez, sa ville d'adoption (où il a prévu de se marier), il a, avec d'autres, organisé un grand lâcher de cerfs-volants sur la plage le jour où, à Moria, s'organisait la même chose. Un hommage aux cerfs-volants de Kaboul, à la liberté et au partage.

Le comité de soutien à Mortaza, chapeauté par Reporters sans frontières (RSF) s'active, sur le plan local comme à l'international pour obtenir sa libération et soutenir sa compagne Aleksandra, et aussi pour qu'il puisse avoir connaissance de chaque petit acte de solidarité. Dans les réunions, des confrères journalistes, des bénévoles qui l'ont rencontré à Lesbos, des gens qui ont croisé sa route en Bretagne où il est notamment beaucoup intervenu en milieu scolaire, des amis syriens qui partagent leurs expériences de mobilisation pour la libération des détenus. L'un d'eux a écrit dans un billet sur Mediapart :

Mais nous n'attendrons pas Mazen les bras croisés, et nous n'accepterons pas le même sort pour Mortaza, et nous répéterons le nom de Marwan Al-Hasbani tant que nous vivrons, afin que le monde entier ne devienne pas « une langue emprisonnée »2.

Benoist de Sinety, un prêtre de Lille, dit de lui :

Il est le visage de cette humanité. Une humanité qui expérimente dans sa chair d'être emportée un jour par une histoire qui la dépasse et qui refuse de s'y soumettre en cherchant par tous les moyens à se redresser pour parler, montrer et nous rendre témoins d'un mal dont nous ne sommes pas responsables, mais dont nous pourrions, sans eux, facilement devenir complices. Voilà pourquoi il faut se mobiliser pour obtenir la libération de cet homme, non parce qu'il est un symbole, mais parce qu'il est un visage.

En 2017, Mortaza Behboudi disait :

C'est impossible pour les gens de comprendre ce qui se passe vraiment dans des pays comme la Syrie, l'Irak et l'Afghanistan sans des voix et des journalistes locaux. Je suis fier d'être afghan et je continuerai à me battre pour que ces histoires soient écoutées.

À nous, aujourd'hui, de nous battre pour lui. Parce que quand il sortira, il reprendra le combat : pour cette journaliste afghane à qui les autorités françaises ont refusé un visa, pour son confrère Olivier Dubois, otage depuis deux ans au Mali3, pour que « le monde ne devienne pas une langue emprisonnée ».

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La pétition est à signer sur le site de RSF.


1À la remise du prix, alors qu'on le présente comme traducteur du reportage réalisé pour France 2, Mortaza Behboudi revendique le rôle essentiel des fixeurs qui accompagnent, mettent en contact, traduisent, filment… et rendent l'information possible.

2Omar Alkhatib rend, dans ce texte, hommage à ceux qui témoignent : Mazen [Al-Hamada] est un journaliste et témoin de la torture dans les prisons syriennes. Il a disparu en février 2020. Marwan Al-Hasbani est un activiste mort en détention.

Communiqué du Collectif international des avocats d'Ihsane El Kadi

Le 12 mars 2023 se tiendra à Alger le procès du journaliste algérien Ihsane El Kadi.

Incarcéré depuis près de trois mois à la suite de son arrestation et de la fermeture des deux médias qu'il dirige — Radio M et Maghreb émergent—, Ihsane El Kadi est poursuivi pour « réception de fonds et d'avantages de provenance étrangère aux fins de se livrer à une propagande politique ».

Nous, membres du Collectif international des avocats d'Ihsane El Kadi, considérons que les conditions sont loin d'être réunies pour un procès équitable qui garantisse ses droits tels que stipulés dans la législation algérienne et les conventions internationales ratifiés par l'Algérie.

D'une part, Ihsane El Kadi est injustement maintenu en détention : les demandes de libération qu'il a déposées par le biais de ses avocats ont toutes été rejetées alors qu'il présente toutes les garanties de représentation nécessaires. De plus, le traitement de ces demandes a été entaché d'irrégularités, dont la plus notable a été, le 15 janvier 2023, la réunion de la Chambre d'accusation en son absence et en l'absence de ses avocats.

D'autre part, Ihsane El Kadi est la cible d'une vaste campagne de dénigrement sur les réseaux sociaux, mais aussi sur les ondes de la radio publique algérienne qui a donné la parole à ses accusateurs dans une tentative évidente de peser sur la décision de la justice le concernant. Cette campagne a été couronnée par une déclaration du chef de l'État algérien, le 24 février dernier, accusant Ihsane El Kadi d'être « à la solde de puissances étrangères » et qualifiant Radio M et Maghreb émergent de « médias illégaux ». Ce faisant, M. Abdelmadjid Tebboune a admis sa propre responsabilité dans l'arrestation d'Ihsane El Kadi et l'a condamné avant même qu'il ne soit jugé, en une flagrante atteinte aux principes d'indépendance de la justice et de présomption d'innocence. Dans le contexte algérien tendu, de telles accusations, au-delà du fait qu'elles mettent en cause l'honneur et l'intégrité morale d'Ihsane El Kadi, constituent une mise en danger de son intégrité physique et de celle du personnel de Radio M et de Maghreb Émergent.

C'est pour ces deux raisons conjuguées — sa détention arbitraire et cette propagande gouvernementale qui vise à influencer la justice — qu'Ihsane El Kadi a refusé de répondre aux questions pendant l'instruction.

À l'occasion de son procès, qui se tient dans des conditions déplorables du point de vue de la garantie de ses droits, nous, membres du Collectif international des avocats d'Ihsane El Kadi :

➞ rappelons qu'il est poursuivi en représailles de ses opinions politiques, qu'il n'a pas cessé de défendre publiquement, malgré le harcèlement judiciaire qu'il subit depuis deux ans ; et que le dossier de l'accusation, tel qu'il a été révélé par ses avocats le 4 mars dernier après la fin de l'instruction, est d'une maigreur sans commune mesure avec les allégations mensongères de la campagne de diffamation menée à son encontre ;

➞ jugeons que les pressions exercées sur la justice par la presse publique, mais aussi par le chef de l'État tendent, de fait, à transformer l'audience du 12 mars 2023 en une simple formalité ;

➞ appelons les autorités algériennes à faire bénéficier Ihsane El Kadi, comme tout justiciable, des garanties d'un procès équitable telles que prévues dans la législation algérienne ;

➞ appelons de nouveau à la libération immédiate d'Ihsane El Kadi, la détention provisoire n'étant nullement justifiée pour ce qui le concerne ;

➞ demandons la mainlevée des scellés de Radio M et de Maghreb Émergent, qui pénalisent plus d'une trentaine de salariés et leurs familles.

Abdennaceur Aouini, avocat au barreau de Tunisie et défenseur des droits humains
Saïda Ben Garrach, avocate au barreau de Tunisie et ancienne conseillère aux droits de l'homme à la présidence de la République
Pierre Brunisso, avocat au barreau de Paris, membre de la Ligue des droits de l'homme
Ayachi Hammami, avocat au barreau de Tunisie et ancien ministre des droits de l'homme
Mohamed Jaite, avocat au barreau de Paris, membre de l'Association marocaine des droits de l'homme
Raphaël Kempf, avocat au barreau de Paris
Fatimata M'Baye, avocate au barreau de Mauritanie et présidente de l'Association mauritanienne des droits de l'Homme
Youssouf Thierno Niane, avocat au barreau de Mauritanie et représentant de l'Association mauritanienne des droits de l'Homme à Nouadhibou
Mohamed Sadkou, avocat au barreau de Rabat et défenseur de détenus d'opinion, d'activistes de mouvements sociaux et des journalistes Omar Radi et Soulaimane Raissouni, ainsi que de l'historien Maâti Monjib

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Pour toute information : comiteavocatsiek@gmail.com

Fin d'une époque. La radio arabe de la BBC ferme ses portes

Par : Jim Muir

Le vendredi 27 janvier à midi GMT, la radio en arabe de la BBC a fermé ses portes avec les mots qui avaient lancé sa première émission, 85 ans plus tôt : « This is London, the British Broadcasting Corporation ». Cette fermeture a suscité une vague de nostalgie et de regrets chez de nombreux habitants de la région, qui avaient grandi en écoutant la BBC arabe et la considéraient comme la seule source crédible d'information. Le journaliste britannique Jim Muir raconte.

Un jour, dans les années 1980, roulant vers Saïda, au Sud-Liban, je me suis arrêté à un barrage milicien. Le combattant qui le tenait a regardé ma carte de presse et m'a demandé : « Pour qui travaillez-vous ? » « BBC », ai-je répondu. « Huna London ! Hai'at al-Idhaa al-Britaniyya ! », (Ici Londres ! la British Broadcast Corporation) a-t-il déclamé sur un ton solennel de présentateur.

Ici Londres, la BBC. Dans tout le monde arabe, des millions de personnes ont grandi avec le carillon de Big Ben, à chaque nouveau bulletin d'information, lancé par l'indicatif « Huna London ». Pendant les décennies qui ont suivi ses débuts en 1938, la BBC a été considérée par beaucoup de gens comme la seule source d'information fiable, en particulier en temps de crise, c'est-à-dire la plupart du temps. Lorsque les ondes se sont tues le 27 janvier, nombre d'entre eux ont ressenti une sorte de deuil.

« Tant de souvenirs de ma vie sont liés à la BBC, regrette le leader druze libanais Walid Joumblatt. C'est un jour très triste. J'avais l'habitude d'écouter la BBC arabe tous les jours à partir de 8 heures du matin depuis cinquante ans, si ce n'est plus. C'était une école de langue et de littérature arabes, elle offrait aux Arabes le meilleur de leur propre musique et de leurs grands talents. La BBC était aussi un média objectif, loin de tout esprit partisan ».

La nostalgie est à l'ordre du jour. Mais dans une région où les médias nationaux sont étroitement contrôlés par des régimes non démocratiques, de nombreux auditeurs pensent que le service était aussi utile ces derniers temps que par le passé. « J'ai grandi en me réveillant tous les matins avec la BBC en arabe, que j'écoutais sur la radio de mon défunt grand-père », a tweeté un auditeur syrien. « J'ai appris tant de choses grâce à cette station. Pour les Syriens, c'était le seul accès à des informations indépendantes et fiables, sans propagande, depuis des décennies et surtout pendant la révolution syrienne ».

La station a joué le même rôle pour de nombreux Libanais pris dans la violente guerre civile qui a éclaté en 1975. « Au Liban, pendant la guerre civile, ma famille se rassemblait en silence autour de la radio pour écouter la BBC en arabe. Nous devions souvent déplacer l'antenne pour entendre clairement. C'était notre fenêtre sur le monde », raconte un auditeur. « En grandissant, c'était la seule émission que nous écoutions, et nous l'écoutions beaucoup », déclare un auditeur soudanais. « J'ai même un cousin que nous appelions “Huna BBC” parce qu'il avait toujours sa radio réglée sur elle ». « Les gens dans des endroits comme le Soudan n'ont pas accès aux technologies modernes, et ils comptent sur le service radio de la BBC, en particulier la BBC en arabe pour leurs informations quotidiennes », a tweeté un autre Soudanais.

Une perte de soft power

Le service arabe de la BBC n'était pas seulement une source d'information précieuse livres c'était aussi, évidemment, un exemple classique de soft power, propageant l'influence et les valeurs britanniques d'une façon manière difficile à définir et à chiffrer. C'est pourquoi l'étonnement domine dans les réactions à sa fermeture. Comment a-t-on pu abandonner volontairement un instrument aussi efficace et aussi omniprésent ?

« Je ne comprends pas cette décision, s'étonne Amal Mudallali, ancien ambassadeur du Liban auprès des Nations unies. Le Royaume-Uni ne sait-il pas ce qu'il perd ? C'est la seule chose que les gens connaissent, et la seule dont ils se souviennent, de « “Britania”, comme nous l'appelons dans la région depuis des générations. »

« Horrible et choquant, s'est indigné un commentateur britannique sur les réseaux sociaux. Une telle myopie, surtout quand le Proche-Orient et ses habitants sont essentiels dans un monde en mutation. La métaphore d'un Royaume-Uni rétréci et replié sur lui-même. »

Des considérations comptables

La BBC est financée par une redevance obligatoire de 159 livres sterling (179 euros) par an pour chaque foyer possédant un téléviseur au Royaume-Uni, et toutes les réactions ne reflètent pas un enthousiasme sans réserve pour les émissions en arabe. Un Britannique qui paie la redevance s'est dit irrité en apprenant que « la redevance finançait un service pour les Arabes ». Un autre a écrit : « Bon débarras, je suis toujours heureux lorsque des vestiges de l'Empire disparaissent. »

Au Royaume-Uni, la fermeture de la chaîne arabe et les coupes budgétaires qui en découlent s'inscrivent dans le cadre d'une lutte permanente pour l'avenir de la BBC. Elle a fourni des munitions aux adversaires du gouvernement conservateur actuel, qui a gelé la redevance pendant deux ans et qui est largement vu comme déterminé à saper une institution que l'État finance, mais ne contrôle pas. « Il est vraiment déconcertant de voir qu'un gouvernement qui se présente comme tellement patriotique, et si désireux de promouvoir la Grande-Bretagne post-Brexit dans le monde entier a fait tout son possible pour détruire l'un des plus grands atouts et l'une des exportations les plus réputées du pays, la BBC », s'indigne un internaute. « Les dommages que ce gouvernement fait au Royaume-Uni prendront des décennies à réparer, si jamais c'était possible », ajoute un autre.

Dix services linguistiques abandonnés

La radio arabe de la BBC est l'un des dix services linguistiques dont la production radiophonique a été supprimée, y compris le persan et le chinois, dans le cadre d'une réduction plus large des budgets du BBC World Service. L'objectif est de faire des économies annuelles de quelque 28,5 millions de livres (32,48 millions d'euros), ce qui implique la suppression de près de 400 emplois (dont environ 130 au sein du service arabe). Compte tenu des tensions actuelles avec l'Iran et la Chine, la suppression du service arabe n'est pas la seule à faire lever les sourcils.

Les choses étaient écrites depuis au moins 2014, date à laquelle le financement du World Service et de toutes ses langues est passé du Foreign and Commonwealth Office, le ministère des affaires étrangères, à la BBC elle-même, avec l'instauration de la redevance. Cela a rendu les services linguistiques beaucoup plus vulnérables aux aléas et aux pressions qui pèsent sur la BBC en général, toujours attaquée par ses concurrents qui dénoncent le privilège de ce financement par une redevance obligatoire.

Les pressions financières ont également coïncidé avec un changement de tendance dans les médias, la radio analogique étant délaissée au profit de la télévision et des plateformes en ligne. Les émissions télévisées de la BBC en arabe et en persan se poursuivront (avec une certaine incertitude quant à leur avenir) et le service arabe dispose toujours d'une page web en ligne qui peut contenir du contenu audio. La BBC continuera à fournir des informations en ligne dans plus de quarante langues, en plus des émissions en anglais du World Service.

Ce n'est pas un adieu ?

Mais l'annonce de la fermeture de la radio arabe de la BBC a été plus que trompeuse. « Ce n'est pas un adieu, nous vous attendons sur le site web », disait-elle, laissant entendre que les auditeurs pouvaient simplement ranger leur vieux poste de radio et passer à l'émission sur leurs ordinateurs portables, tablettes ou smartphones. Ce n'est pas le cas. En fait, les émissions de radio en direct étaient disponibles sur ces plateformes depuis plusieurs années. Mais maintenant, elles n'y sont plus. Pas plus que bon nombre des journalistes qui les ont produites. Il ne reste que du silence.

« Si nous reconnaissons que la BBC doit s'adapter pour relever les défis d'un paysage médiatique en mutation, ce sont une fois de plus les travailleurs qui sont frappés par les décisions politiques mal avisées du gouvernement — son gel de la redevance et les difficultés de financement qui en résultent ont rendu ces mesures inéluctables », dit Philippa Childs, responsable du syndicat de l'audiovisuel Bectu.

Un dilemme identitaire en perspective

Dans le passé, l'identité et le rôle de BBC Arabic étaient assez clairs. Lorsqu'elle a été lancée en 1938, à l'époque où le World Service s'appelait l'Empire Service, elle était le premier des nombreux services linguistiques ultérieurs, rapidement suivi par l'allemand, l'italien et le français. Le Royaume-Uni devait contrer la propagande nazie et fasciste pendant la seconde guerre mondiale.

Par la suite, les services linguistiques se sont efforcés d'établir et de maintenir une indépendance éditoriale, malgré leur financement par l'État ; une situation ambiguë que de nombreux gouvernements autocratiques ne parvenaient pas à saisir. Pendant la révolution iranienne, le service persan a régulièrement diffusé des déclarations en farsi de l'ayatollah Rouhollah Khomeiny, de son exil français et a rapporté les manifestations à l'intérieur du pays ; à l'exaspération du chah aux abois, qui appelait fréquemment l'ambassadeur britannique pour se plaindre.

Aujourd'hui, certains des collaborateurs restants de la BBC arabe se sentent désorientés et sans repères. « Notre identité et notre mission étaient claires, mais maintenant elles sont confuses, explique l'un d'eux. Il ne semble pas y avoir de vision claire pour l'avenir. Le numérique n'est pas une baguette magique. Quel type de produit offrons-nous ? Avant, nous avions un lieu unique. Maintenant, c'est une jungle. Avec la disparition de la radio, est-ce qu'on mise sur la télévision ou est-ce que c'est maintenant au tour de la télévision d'être désignée comme un vieux média ? Le seul motif de ces changements, c'est l'argent ».

Les auditeurs de la région peuvent se tourner vers d'autres stations : Al-Jazira, détenue par le Qatar, dispose d'un service de radio en arabe, tandis que France24 et Radio Monte Carlo émettent de Paris. Voice of America émet également en arabe. Mais le carillon de Big Ben et l'indicatif « Huna London » ont disparu à jamais.

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Traduit de l'anglais par l'auteur.

Répression des journalistes en Algérie. Quand l'armée reste une ligne rouge

La perquisition et la mise sous scellés des locaux de Radio M et Maghreb Émergent, en plus de la détention de leur directeur Ihsane El Kadi, constituent le dernier épisode des attaques que subissent les médias algériens indépendants. Si le pouvoir accuse El Kadi d'avoir reçu des fonds de l'étranger, ses collègues soupçonnent plutôt l'article qu'Orient XXI republie ici d'être à l'origine de son arrestation.

La haute hiérarchie de l'Armée nationale populaire (ANP) ne veut pas reconstruire à l'identique le mécanisme de délégation de pouvoir au président de la République coopté dans l'urgence des évènements, comme elle l'a fait avec Abdelaziz Bouteflika après la démission de Lamine Zeroual en septembre 1998, et plus récemment avec Abdelmadjid Tebboune devant la déferlante populaire de 2019.

Éviter que l'expérience d'une grande autonomisation du pouvoir présidentiel face à une ANP désunie ne se reproduise est un souci constant sur la colline des Tagarins. Abdelaziz Bouteflika a réussi à le faire à partir de 2004, après avoir battu aux urnes Ali Benflis, le challenger soutenu par l'état-major, mais pas par les services. Son autonomisation vis-à-vis de ceux qui l'ont amené en 1998-1999 s'est accélérée avec l'émergence d'un réseau d'affaires, des oligarques naissants qui l'ont soutenu financièrement à partir de 2009 et son troisième mandat. L'arbitrage politique de l'ANP a encore reculé au début de 2014, lors de la délibération sur le quatrième mandat, avec un président fortement diminué par un accident vasculaire cérébral datant d'avril 2013.

Saïd Bouteflika, le frère du président, détenait déjà les moyens d'influence pour imposer, en accord avec ce dernier, la continuité de l'exercice du pouvoir, même si le patron du Département du renseignement et de la sécurité (DRS, dissout en 2015), le général Toufik, n'était pas favorable à cette option, à l'inverse du chef d'état-major Ahmed Gaïd Salah. Le projet déraisonnable du cinquième mandat était la dernière incarnation de l'inversion du rapport de force entre la présidence et l'armée, au bout de 20 ans de pouvoir.

La suite a valu à l'ANP de voir son pouvoir quasi patrimonial sur le choix du président de la République être explicitement remis en cause par les Algériens durant le Hirak. Par conséquent, à deux années de l'échéance électorale de décembre 2024, l'ANP ne veut pas prendre le risque d'une autonomisation de la présidence d'Abdelmadjid Tebboune sur le modèle de celle d'Abdelaziz Bouteflika. D'abord parce qu'elle est décidée cette fois à empêcher une telle évolution, même si elle fait corps avec le président en exercice. Ensuite, parce que le pensionnaire d'El Mouradia1 a présenté tous les gages d'un rôle limité, contrairement à son défunt prédécesseur qui refusait, en décembre 1999, d'être « un trois-quarts de président ».

Des gages en pagaille

Tous les indicateurs montrent bien en effet qu'Abdelmadjid Tebboune remplit tous les critères de loyauté, et qu'il bénéficie du soutien de l'armée pour briguer un deuxième mandat. Il n'a pas réellement cherché à construire sa propre force politique. Certes, la Constitution hyperprésidentielle du 1er novembre 2020 lui donne de larges prérogatives qu'il exerce quasiment toutes, mais nulle velléité de sa part de réduire le symbole de l'ANP comme pilier du pouvoir politique en Algérie. Tebboune n'a pas non plus reconstitué une police politique puissante en face de l'état-major, bicéphalisme qui avait permis à son prédécesseur de jouer sur les divisions et de s'aménager un avantageux rôle d'arbitre.

Le mardi 13 décembre 2022, le président inaugure la foire de la production nationale en commençant par le stand de l'industrie militaire, dont il fait les louanges. Scène ordinaire d'un partenariat politique entre la présidence de la République et l'état-major de l'armée, fait de soutiens croisés. De son côté, la revue mensuelle de l'ANP El Djeich a tressé un bilan dithyrambique des trois années de présidence d'Abdelmadjid Tebboune. On est bien loin du 2 juillet 2002, lorsqu'à la fin de la cérémonie de sortie de promotion à l'académie interarmes de Cherchell, le général Mohamed Lamari, chef d'état-major, avait vidé son sac concernant la présidence de Bouteflika, devant des journalistes incrédules.

Plus encore, Tebboune ne s'aventure pas sur le terrain des affaires pour laisser se développer un écosystème de capitaines d'industrie alternatif à celui des oligarques — qui n'a jamais représenté tout l'entrepreneuriat algérien. Il se montre particulièrement prudent pour ne pas apparaître à la recherche d'un soutien financier, et se contente du soutien politique des dépositaires de la fonction présidentielle, une règle « régalienne » non écrite que les Bouteflika ont tenté d'outrepasser, et que le monde des affaires paye indistinctement encore aujourd'hui. Le président de la République continue en effet de poursuivre les hommes d'affaires de deuxième et troisième rang, quasiment comme au premier jour d'Ahmed Gaïd Salah. Il ne veut pas laisser le sentiment d'un fléchissement sur le front de la lutte contre la corruption, allant jusqu'à ouvrir des dossiers du début de l'ère de Bouteflika. Aussi, la primauté aux entreprises publiques dans l'octroi de plans de charge qui peuvent tout autant être accessibles aux entreprises privées s'est fortement accentuée dans tous les domaines sous l'ère Tebboune.

La limite du tout sécuritaire

Toutefois, ce consensus en faveur d'un deuxième mandat d'Abdelmadjid Tebboune en 2024 demeure temporaire. La présidence l'a fait savoir via certains journaux. La hiérarchie de l'ANP n'en pense pas moins. Elle préfère prendre le temps de s'assurer de la fiabilité de cette option « naturelle » de la continuité. Elle ne redoute pas que le président s'émancipe après une réélection et devienne incontrôlable comme Abdelaziz Bouteflika. Mais plutôt un échec trop flagrant du premier mandat qui rendrait politiquement piégeux le soutien à un second.

L'embellie des recettes extérieures est menacée d'être de courte durée en 2023 à cause du fort ralentissement de la croissance mondiale. La peur dans le milieu des affaires continue de différer les investissements. La balance entrée-sortie des capitaux étrangers, en attendant un décollage, demeure négative sur la période. Le financement détourné des déficits par la création monétaire atteint son seuil inflationniste d'alerte. Les marges se réduisent et la conversion des derniers pétrodollars expansifs pour changer de modèle économique n'a pas débuté.

Le FMI a prévenu qu'un rééquilibrage du budget était nécessaire. La gouvernance Tebboune a fait le choix inverse pour 2023, sans même privilégier la relance des investissements publics, allant jusqu'à susciter le vote du Mouvement de la société pour la paix (MSP)2 contre la loi de finances, faute de lisibilité quant à l'avenir. Le premier mandat d'Abdelmadjid Tebboune a essentiellement reposé sur la répression du Hirak et le bâillonnement de l'expression et de l'activité politique, y compris celle d'acteurs politiquement neutres ou loyalistes. La hiérarchie de l'ANP perçoit bien qu'il ne peut s'agir d'un mode de gouvernance définitif, mais tout au plus d'un sas de passage vers un mode de gouvernance qui emporte davantage d'adhésion citoyenne et affiche moins de recours à la coercition.

Les forces de sécurité sont sur la brèche depuis de longues années et le phénomène d'usure affleure. Les signalements de maltraitance et de cas de torture durant les gardes à vue se multiplient. Les procédures s'enchaînent et fatiguent les polices judiciaires. Celles à charge, bâclées, ont explosé avec l'article 87 bis et désabusent les magistrats. L'appareil sécuritaire et judiciaire tourne à plein régime, sans parler des dispositifs maintenus dans l'espace public qui donnent l'impression que le pays est dans un état de siège permanent.

Une sortie de l'impasse politique doit en principe survenir pour relâcher la pression sur les Algériens, soulager les forces de sécurité et les tribunaux, redonner de l'espoir aux citoyens entreprenants, aujourd'hui candidats à l'exil. Même au milieu des années 1990 et de la lutte contre le terrorisme, la piste de la solution politique n'avait jamais été tout à fait abandonnée, ne serait-ce que pour donner une perspective de fin de crise aux acteurs engagés sur le front.

C'est l'incapacité qu'a montrée jusqu'ici d'Abdelmadjid Tebboune d'apporter une telle perspective qui inquiètera le plus, au moment de décider pour un second mandat. Surtout si la parenthèse de la hausse du prix des hydrocarbures se refermait plus vite que prévu. Aucun président depuis l'indépendance n'a été reconduit en comptant uniquement sur l'effort sécuritaire, et la capacité à tenir en joue la société algérienne pendant des années. Le politique doit revenir dans le jeu. Vouloir l'évacuer est aussi déraisonnable que l'était le cinquième mandat.

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Article publié le 1er janvier 2023 sur Twala.


1NDLR. Nom du palais présidentiel à Alger.

2NDLR. Il s'agit de la seule force d'opposition à la chambre basse, il se réclame des Frères musulmans.

Algérie. Médias, chronique d'un étouffement annoncé

En s'attaquant à deux des derniers médias libres, Radio M et Maghreb Émergent, le pouvoir algérien renforce sa mainmise sur l'information et confirme son refus de tout débat.

L'information a provoqué une onde de choc au sein de l'opinion algérienne, suscitant une grande indignation : le siège d'Interface Médias, société éditrice de la webradio Radio M et du journal électronique Maghreb émergent1 a été mis sous scellés samedi 24 décembre par des agents de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Leur directeur, Ihsane El Kadi, arrêté la veille et qu'on a fait assister, menotté, à cette mise sous scellés, est toujours en garde à vue dans les locaux du même service, dépendant de l'armée. Quatre jours après son interpellation à Zemouri (est d'Alger) en pleine nuit, rien n'a encore filtré sur les accusations retenues contre lui et contre les deux médias qu'il dirige, visiblement pris pour cibles en même temps que lui à en juger par cette mise sous scellés effectuée de manière pour le moins spectaculaire.

Lundi 26 décembre, les avocats d'Ihsane El Kadi lui ont rendu visite au lieu de sa garde à vue, à la caserne Antar, siège de la DGSI, à Ben Aknoun, sur les hauteurs d'Alger. « On l'a trouvé déterminé, mais inquiet pour la mise sous scellés des locaux de Radio M et Maghreb émergent en privant trente familles de revenu », a simplement posté sur son compte Facebook Zoubida Assoul, membre du collectif de défense. Des déclarations similaires, reprises par Maghreb émergent, ont été rapportées par sa fille Tin Hinan qui lui avait rendu visite dimanche en compagnie de sa mère à la caserne où il est détenu. Selon Tin Hinan El Kadi, il n'avait pas encore été auditionné dimanche et aucun procès-verbal n'avait encore été établi.

Interpellé par six agents en civil dans deux voitures banalisées, Ihsane El Kadi avait été conduit à la caserne Antar. Sa garde à vue a été prolongée de 48 heures après l'expiration des premières 48 heures. Selon sa fille, Ihsane El Kadi avait reçu un appel téléphonique à 22 heures de la part de la DGSI l'invitant à se rendre « immédiatement dans leurs locaux » et avait répondu qu'il ne pouvait pas le faire, car il se trouvait loin d'Alger. Peu après cet appel nocturne, il a été arrêté chez lui. Le lendemain, samedi, les agents de la DGSI ont débarqué au siège d'Interfaces médias, à Alger centre, accompagnés d'Ihsane El Kadi menotté, et ont invité les journalistes et employés à vider les lieux avant de procéder à une perquisition en saisissant tout le matériel informatique, ainsi que tous les documents et cachets de l'administration. Avant de partir, ils ont mis les locaux sous scellés, sous les yeux médusés du personnel d'Interface Médias.

Une obstination au débat contradictoire

L'arrestation d'Ihsane El Kadi serait-elle liée à la diffusion quelques jours plutôt de deux émissions et à la publication d'un article évoquant les enjeux d'un éventuel deuxième mandat du président algérien Abdelmadjid Tebboune et les rapports entre l'institution militaire et la présidence ? On ne peut le savoir en l'absence de déclaration publique de la DGSI et des autorités judiciaires. Cette arrestation n'en semble pas moins sanctionner l'obstination de Radio M et de Maghreb émergent à rester ouverts au débat contradictoire et à tous les courants politiques.

Le harcèlement que « subit depuis trois ans notre plate-forme médiatique n'a pas de fondement autre que celui d'empêcher l'exercice libre du métier d'informer pourtant garanti par toutes les Constitutions depuis février 1989 », alertait il y a un mois, dans un communiqué, le conseil d'administration d'Interface Médias.

L'arrestation d'Ihsane El Kadi n'est que le dernier épisode en date d'une campagne de harcèlement et d'intimidation le ciblant ainsi que Radio M et Maghreb émergent, ainsi que leurs journalistes. Convoqué à trois reprises par la gendarmerie nationale (octobre 2020, mars et mai 2021) avant d'être relâché sans poursuites, Ihsane El Kadi a été placé sous contrôle judiciaire en mai 2021, une décision assortie d'une interdiction de sortie du territoire national et du territoire de la wilaya d'Alger. Cela faisait suite à une plainte déposée contre lui par le ministère de la communication relative à un article d'opinion dans lequel il évoquait la place du mouvement islamiste dans les contestations du Hirak. À la veille des élections législatives de juin 2021, il a été convoqué au siège de la DGSI en compagnie du journaliste Khaled Drareni et du militant politique Karim Tabbou.

En juin 2021, il a été condamné par un tribunal d'Alger, sur plainte du ministère de la communication, à une peine de six mois de prison ferme, sans dépôt, assortie d'une amende de 50 000 dinars (342 euros), et ce, pour « diffusion de fausses informations », « perturbation des élections » et « réouverture du dossier de la tragédie nationale » — guerre civile des années 1990 dont une loi, adoptée en 2005, interdit la simple évocation. Ce verdict a été confirmé il y a quelques jours par la Cour d'appel d'Alger.

Mise au pas

Deux mois plutôt, en mars 2022, Ihsane El Kadi avait même été accusé d'appartenance à une organisation terroriste, sur la foi d'un SMS trouvé sur le smartphone d'un activiste arrêté à Larbaa Nait Irathen, en Kabylie. Cette même accusation a été retenue contre Ihsane El Kadi, avant d'être finalement abandonnée, dans une affaire qui a vu le lanceur d'alertes Zaki Hannache accusé de terrorisme pour avoir recensé sur sa page Facebook les détenus d'opinion.

En novembre 2022, Ihsane El Kadi a été convoqué de nouveau par la gendarmerie nationale qui l'a longuement interrogé sur les activités de l'entreprise Interface Médias. Quelques jours plus tard, il a été interpellé par des agents de la DGSI et interrogé sur le « contenu éditorial » de Radio M. 

La mise sous scellés de Radio M et de Maghreb émergent intervient dans un contexte de mise au pas de la presse, de contrôle répressif des réseaux sociaux et de crise aiguë de beaucoup de journaux nés à partir de l'ouverture démocratique éphémère qui a suivi la révolte d'octobre 1988. Le quotidien Liberté a été fermé en avril 2022 par son propriétaire, le milliardaire Issad Rebrab, alors qu'un autre titre, El Watan, est empêtré dans une grave crise financière et semble s'éteindre en silence.


1Tous deux membres du réseau Médias indépendants sur le monde arabe dont Orient XXI fait également partie.

Patrick Drahi ne nous fera pas taire !

Les médias indépendants s'indignent de la décision de justice obtenue par le milliardaire et son groupe Altice contre nos collègues de Reflets-info. Au nom du secret des affaires, il est décidé par le tribunal de commerce de Nanterre d'une censure préalable de toute information susceptible d'être publiée sur ce groupe. Du jamais vu.

Pilier de la République, la loi de 1881 sur la liberté de la presse proclame en son article 1 : « L'imprimerie et la librairie sont libres ». C'est ce principe fondamental que le tribunal de commerce de Nanterre vient de violer, saisi en référé par le groupe Altice, basé au Luxembourg et propriété du milliardaire Patrick Drahi.

Dans une décision rendue le 6 octobre 2022, le tribunal de commerce de Nanterre condamne le média indépendant d'investigation Reflets-info, spécialisé dans les enquêtes sur le numérique, les données open source et les leaks, à verser 4 500 euros au groupe de Patrick Drahi. Surtout, il lui « ordonne de ne pas publier sur le site de son journal en ligne de nouvelles informations » sur Altice (lire ici l'ordonnance de référé).

Un tribunal de commerce installe ainsi une censure a priori d'articles même pas publiés ! Dit autrement, il s'agit d'une interdiction professionnelle. C'est un effarant retour à l'Ancien Régime qui ne peut que rappeler le rétablissement de l'autorisation préalable de publication par le roi Charles X en juillet 1830. Cela provoquera la révolution des « Trois Glorieuses » et sa chute…

Le groupe Altice a poursuivi Reflets-info pour une série d'articles réalisés à partir d'informations issues d'une fuite de plusieurs centaines de milliers de documents internes au groupe et mis en ligne sur le web au mois d'août. On y découvre, entre autres, le train de vie somptuaire de Patrick Drahi et de sa famille, dont l'usage immodéré de jets privés (le détail est à lire ici). Altice estime qu'il s'agit d'une violation du secret des affaires quand nos collègues précisent qu'il ne s'agit là que d'informations d'intérêt général.

La décision liberticide du tribunal de commerce de Nanterre s'appuie sur la loi de 2018 protégeant le secret des affaires, alors défendue par Emmanuel Macron malgré les critiques de toutes les organisations et syndicats de journalistes. Cette loi permet de contourner la loi sur la presse de 1881, ce qu'a fait Altice en saisissant le tribunal de commerce de Nanterre.

Mais ce tribunal va plus loin encore, en jugeant que s'il n'y a pas à ce stade de « violation du secret des affaires », celle-ci pourrait survenir si les publications se poursuivaient ! Face à ce « danger imminent », mais hypothétique, la censure préalable est donc décidée et l'interdiction de publier édictée.

Dans ces outrances et incohérences — nos collègues de Reflets-Info ont annoncé faire appel —, le tribunal de commerce vient nous confirmer les dangers majeurs pour l'information que porte la loi de 2018 sur le secret des affaires. Si sa décision venait à prospérer, c'est toute l'investigation économique qui pourrait disparaître. Impossible alors d'informer le public d'affaires telles que les Panama Papers, les Lux Leaks, les Malta Files, les Football Leaks, les Uber Files qui ont révélé d'immenses scandales d'évasion fiscale et de blanchiment d'argent. Impossible d'enquêter sur la dette EDF, sur les filiales offshores de Bernard Arnault et LVMH, sur l'empire africain de Vincent Bolloré.

Le procès-bâillon intenté par Altice et son propriétaire Patrick Drahi à nos collègues de Reflets-Info frappe durement un média indépendant fragile financièrement. Il ruine le principe démocratique d'une presse libre et indépendante. Au moment où le pouvoir annonce des « états généraux sur le droit à l'information », nous, médias indépendants, demandons que le gouvernement se saisisse d'urgence de cette question.

D'abord en revoyant la loi de 2018 sur le secret des affaires. Elle est une nouvelle attaque contre le journalisme, après une protection insuffisante des lanceurs d'alerte, les atteintes répétées au secret des sources et la loi séparatisme.

Ensuite, en légiférant pour que la loi de 1881 ne puisse plus être contournée et que les procédures-bâillon soient sévèrement sanctionnées. Le débat sur le droit à l'information est légitime. Il ne doit être mené que dans le cadre d'une loi et d'une seule, celle de 1881. Nous redisons notre pleine solidarité à nos collègues de Reflets-info.

LISTE DES SIGNATAIRES (12 octobre 2022)

Contact : drahinenousferapastaire@protonmail.com

Médias indépendants
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Associations et fondations
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Radioscopie de la stratégie d'influence émiratie en France

L'enquête conduite par Orient XXI présente un décryptage inédit du lobbying aussi discret qu'efficace d'un partenaire-clé de la France. Image lissée, dénigrement du Qatar accusé notamment de soutenir les Frères musulmans assimilés à une organisation terroriste, parlementaires courtisés..., les Émirats déploient une stratégie multifacette pour renforcer leur position à l'international.

Décision a été prise d'expulser Hassan Iquioussen de France — un arbitrage confirmé le 30 août 2022 par le Conseil d'État, le prêcheur ayant tenu des propos antisémites et misogynes. Officieusement, peut-être aussi pour avoir été lié aux Frères musulmans, ce mouvement islamique transnational au discours souvent réactionnaire, qui fait de la participation politique un de ses chevaux de bataille.

Cette décision n'a pas dû déplaire à Abou Dhabi. Depuis longtemps, les Émirats arabes unis (EAU) ont fait de la lutte contre la confrérie un des moteurs de leur politique. De manière plus générale, en France comme ailleurs, ils ne lésinent pas sur les moyens pour promouvoir leur action, apparaître sous un jour favorable et transmettre leurs messages géopolitiques. Ils ont mobilisé à cette fin, non seulement des cabinets de communication comme la filiale française du Britannique Project Associates, mais aussi des médias comme Euronews et des centres de recherche privés (ou think tanks) comme le Bussola Institute, tandis que certaines personnalités médiatiques ou politiques comme la sénatrice Nathalie Goulet exprimaient publiquement des opinions très proches des leurs.

C'est ce que nous avons découvert au cours de cette enquête commencée le 18 juillet 2022 au ministère français des affaires étrangères où une cérémonie de signature d'accords était prévue dans le cadre de la visite en France du dirigeant des EAU, le cheikh Mohamed Ben Zayed (MBZ). Pour ce premier voyage officiel depuis son investiture à la tête d'un pays dont il était déjà l'homme fort, la France avait mis les petits plats dans les grands : sur trois jours, le monarque est passé par l'Élysée, Matignon, les Invalides, Versailles et l'Arc de Triomphe, et même par les bastions de la démocratie française que sont l'Assemblée nationale et le Sénat.

La cérémonie de signature d'accords au quai d'Orsay semble particulièrement intéressante à couvrir, mais malgré une accréditation en bonne et due forme, Orient XXI a été refoulé par les communicants du ministère. De précédents articles critiques sur les Émirats pourraient-il être en cause ? Le ministère aurait-il craint des questions qui auraient pu embarrasser son hôte émirati ? Journalistes et citoyens sont pourtant en droit de s'interroger sur les modalités du renforcement de la relation avec une autocratie exerçant une surveillance exacerbée sur ses habitants, réprimant les rares militants pro-démocratie ayant osé s'exprimer ou accusée de torturer dans des prisons secrètes au Yémen. Mais bien sûr, la fédération d'émirats — dont les plus riches sont Dubaï, hub financier, commercial et touristique, et la pétrolière et militaire Abou Dhabi — préfère se montrer sous le jour favorable d'un pays sûr, à la pointe de la technologie, tolérant et respectueux de l'égalité entre les femmes et les hommes.

La technique des fuites ciblées dans les médias

Pour lisser leur image, les Émirats ont misé comme le Qatar sur le football en achetant en 2008 le Manchester City Football Club. Mais ils ont aussi cherché d'autres terrains d'influence que celui du sport, notamment via le recours aux médias et à la publicité : en 2017, l'organisme émirati Abu Dhabi Media Investment Corporation (Admic) a pris 2 % des parts d'Euronews. Alors en difficulté, la chaîne paneuropéenne basée à Lyon a bénéficié jusqu'en 2020 d'un contrat de sponsoring de 8,5 millions d'euros par an. Dans l'intervalle, « les contenus dithyrambiques sur les Émirats arabes unis et sur Dubaï en particulier » se sont multipliés, comme le remarque Libération1. Côté événementiel, les Émirats organisent entre 2021 et 2022 une exposition universelle à Dubaï, symbole d'ouverture internationale.

La communication des EAU ne repose toutefois pas uniquement sur la promotion de ses atouts, mais aussi sur la critique de ses rivaux, et en particulier du Qatar, les deux pays se livrant une guerre d'influence dans le Golfe. Afin d'attaquer leurs réputations respectives, ils rivalisent d'ingéniosité pour « hacker » l'adversaire avant de faire fuiter via un intermédiaire les documents volés, selon la technique du hack and leak. Le média d'investigation Blast en France ne cache pas que les documents dont sont issues ses révélations sur la « Qatar connexion » proviennent initialement d'une opération de piratage émirati.

Quelques années auparavant, en 2017, le hacking par un groupe nommé Global Leaks de la boîte mail de l'ambassadeur émirati aux États-Unis et la fuite des documents vers le média The Intercept faisaient clairement le jeu de Doha. Si la provenance des documents ne remet en question ni leur pertinence dans le débat public ni le travail de vérification effectué par les journalistes, il ne serait sans doute pas inintéressant d'expliciter le contexte des fuites et les velléités d'instrumentalisation par des pays tiers qui peuvent potentiellement en être à l'origine.

De bons clients des agences de relations publiques

Publicités, événements, fuites savamment orchestrées, nécessité de retoucher une image écornée par les conditions de vie et de travail déplorables de leurs populations émigrées, leurs liens avec des groupes terroristes, leur manque de démocratie et de transparence ou la surveillance étroite de leur population, dénigrement de leurs voisins… Autant de services pour lesquels les pays du Golfe ont tous recours à des myriades de cabinets spécialisés dans la communication et les relations publiques.

Parmi d'autres, l'Arabie saoudite a ainsi contractualisé avec Publicis ou Havas2, le Qatar a fait affaire avec Portland. En ce qui concerne les Émirats, Project Associates a ouvert sa branche française en juin 2019. Cette succursale parisienne de l'entreprise britannique Project Associates Ltd qui rassemble cinq personnes a décroché la communication de l'ambassade des EAU, possiblement en janvier 2022. « Elle organise des événements, des voyages, publie des contenus sur les réseaux de l'ambassade et assure ses relations presse », explique une source qui en connaît le fonctionnement.

Un Émirati à la tête d'Interpol à Lyon

Mais peut-être pas seulement. Le tabloïd britannique Daily Mail a défrayé la chronique en 2021 en révélant3, sur la base de documents fuités sur lesquels il n'a pas livré de détails, que Project Associates avait fait une proposition pour promouvoir la candidature de l'ancien directeur du ministère de l'intérieur émirati Ahmed Al-Raisi à la présidence d'Interpol. Le siège de l'organisation de police internationale se trouvant à Lyon, la mission proposée par Project Associates couvrait-elle l'Hexagone ? Contacté, le président de Project Associates France, Jean Le Grix de la Salle, n'a pas répondu.

Le général à la retraite Dominique Trinquand, dont les vues convergent avec la vision émiratie4 et qui compte au nombre des consultants ponctuels affiliés au cabinet, s'était prononcé dans la presse en faveur de cette candidature5. « La candidature d'Al-Raisi est intéressante dans le cadre de la lutte contre l'islamisme radical, dans laquelle la France et les EAU se rejoignent, confirme-t-il auprès d'Orient XXI, affirmant des positions « totalement personnelles ». « Je ne travaille pas avec Project Associates sur les EAU », précise-t-il. En novembre 2021, le candidat émirati a en tout cas bel et bien été élu à la tête d'Interpol.

Aux États-Unis, on retrouve Project Associates derrière la campagne « Boycott Qatar » qui a débuté en 2017. La base de données américaine d'enregistrement des agents étrangers (Foreign Agents Registration Act, ou Fara) indique en effet que le Conseil national des médias émiratis a contractualisé avec le cabinet, pour un montant de 250 000 dollars (257 540 euros). Dans le détail, les informations publiées par le Fara montrent que Project Associates a sous-traité à l'entreprise de désinformation SCL Social6 la mise en œuvre d'une campagne sur les réseaux sociaux intitulée « Boycott Qatar ». Les documents du Fara présentent aussi pour exemples de contenus mis en ligne, une tribune et un article d'apparence journalistique7. En France, les pays tiers ne sont pas tenus de remplir le registre des représentants d'intérêt. « C'est regrettable, commente Kévin Gernier de l'ONG Transparency France. Ce registre devrait inclure les cabinets avec la liste des États qu'ils représentent. Pour que, a minima, lorsqu'ils approchent des personnalités, celles-ci soient conscientes des intérêts représentés ».

Vendre la « stabilité autoritaire » pour contrer le péril islamiste

Au-delà de la critique du Qatar, les EAU ciblent en particulier les Frères musulmans, dont les succès électoraux post-printemps arabes les ont effrayés. « [À ce moment-là], Abou Dhabi a commencé à mettre en avant la notion de "stabilité autoritaire”, postulant une dichotomie simpliste : soit vous avez la stabilité des dirigeants autocratiques, soit vous avez le terrorisme islamiste et le chaos, qui seraient le résultat inévitable du pluralisme démocratique, de l'expression de la société civile et de la tolérance pour les voix critiques », analyse l'ONG Corporate Europe Observatory8.

La tension monte d'un cran en 2017. Pour entraver Doha qui soutient la confrérie, ainsi que la chaîne qatarie Al Jazira dont le rôle a été dominant lors des printemps arabes, l'Arabie saoudite, les Émirats, Bahreïn et l'Égypte, décident d'un embargo sur le pays. Cette année-là, les Émirats lancent également leur propre stratégie de soft power.

Pour séduire ses interlocuteurs internationaux, en particulier français, Abou Dhabi veut les convaincre du danger que représentent les Frères musulmans. Pour mémoire, le mouvement islamique ambitionne de participer à la vie politique des pays où il s'établit — d'où son affiliation à l'islam politique — se déclinant en association, en parti, voire en mouvement politico-militaire dans le cas du Hamas. Mais exception faite des attaques commises en Palestine, dans un contexte spécifique de lutte nationaliste, le mouvement a depuis longtemps renoncé à la violence et n'a pu être pris en défaut à ce propos.

Si les fatwas fréristes n'appellent pas à la violence, leur contenu reste toutefois plutôt réactionnaire, notamment sur les questions d'égalité entre les femmes et les hommes. La confrérie accueille par ailleurs dans ses rangs des personnalités aux discours contestés, comme l'Égyptien Yusuf Al-Qaradawi, décédé ce 26 septembre 2022, interdit de séjour dans plusieurs pays occidentaux dont la France et les États-Unis.

En France, la confrérie est représentée par Musulmans de France (MF), qui a succédé à l'Union des organisations islamiques de France (UOIF), et dont le discours est plus policé, puisqu'elle défend « une lecture authentique et ouverte de l'islam, lecture dite du ‘juste milieu' qui prône la prise en compte du contexte socioculturel dans la pratique et les discours religieux ». Pour mémoire, lorsqu'il était ministre de l'intérieur de Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy avait fait de l'UOIF un interlocuteur privilégié.

Une « guerre cognitive » contre l'islam politique

Mais loin de ces subtilités, Abou Dhabi va systématiquement soutenir une association d'idée beaucoup plus simple : Qatar = Frères musulmans = terroristes. « Indépendamment des faits, il ne s'agit plus seulement de promouvoir un narratif, explique à Orient XXI le rédacteur en chef d'Intelligence Online, Pierre Gastineau. Il s'agit d'une vaste offensive, dont l'objectif est de créer un univers informationnel qui place le public dans des dispositions favorables à un certain type de discours. Répéter systématiquement que le Qatar finance les Frères musulmans et associer automatiquement Frères musulmans et terrorisme relève de cette guerre cognitive ».

Outre les moyens déjà décrits — publicité, relais dans les médias, fuites savamment orchestrées et appui de cabinets de communication — cette « guerre cognitive » contre l'islam politique se joue beaucoup dans les think tanks, ces centres de recherche privés aux contours souvent incertains. « Une combinaison sophistiquée de recherches universitaires et de communications stratégiques », écrit l'ONG Corporate Europe Observatory, pointant par exemple la proximité entre Abou Dhabi et le Bussola Institute9. Mais cette campagne se mène aussi en librairie — comme le décrit précisément Intelligence Online10. Dans ce contexte, comment analyser par exemple le dernier ouvrage de Nathalie Goulet ? Mise en cause il y a six ans par les journalistes Christian Chesnot et Georges Malbrunot dans leur livre Nos très chers émirs, (qui décrivait comment l'argent avait « pourri » la relation avec les monarchies du Golfe et en particulier comment l'ambassade du Qatar à Paris était sollicitée par des politiques), Nathalie Goulet a attaqué en diffamation et gagné son procès.11

Blanchiment d'argent et blanchiment éditorial

La sénatrice centriste a publié en mars 2022 un Abécédaire du financement du terrorisme, qui liste les différents outils financiers que peuvent utiliser ces groupes pour financer leurs activités et dans lequel le Qatar et les Frères musulmans sont mentionnés à plusieurs reprises, y compris sur des sujets éloignés de la question financière. « Les mentions du Qatar sont liées aux liens avec les Frères musulmans dont je combats les actions et le principe, l'islam politique », explique la sénatrice à Orient XXI.

Dans le même temps, l'« Abécédaire » ne mentionne que marginalement les EAU, notamment, et de façon un peu étonnante, pour louer leur action en matière de lutte contre le blanchiment d'argent. Pourtant classés dixième mondial au palmarès des pires paradis fiscaux et de la confidentialité financière par le Tax Justice Network, les Émirats ont intégré en mars 2022 la liste grise du Groupe d'action financière (Gafi). « Cette intégration s'est faite au moment de la sortie de mon livre, défend la sénatrice. Mais la mise à jour sera faite », assure-t-elle.

Quant à l'absence de mention des implications émiraties dans le financement du terrorisme — comme l'utilisation historique du système bancaire par les terroristes du 11-Septembre —, la sénatrice explique d'abord qu'elle ignorait cette information, avant de pointer que son livre ne remonte pas jusque-là. « Il n'y a pas de volonté d'occultation, assure-t-elle. Je ne fais pas de favoritisme. Et je n'ai aucun lien institutionnel ni lien d'intérêt avec les Émirats ».

Ce livre, la sénatrice l'a présenté en juin 2022 à Londres, grâce à un déplacement payé par Cornerstone Global12, un think tank qui publiait en 2017, soit peu après le début du blocus contre le Qatar, un rapport remettant en question le déroulement de la Coupe du monde de football dans ce pays13. Deux ans plus tard, le New York Times exposait dans une longue enquête les liens de ce cabinet et de son dirigeant, Ghanem Nuseibeh, avec les Émirats14. « J'ai fait plusieurs déplacements à Londres avec [Cornerstone]. Cela fait longtemps que je travaille avec [Ghanem Nuseibeh] sur les questions de terrorisme », explique Nathalie Goulet.

« Nathalie et son défunt mari sont des amis de longue date et nous travaillons en étroite collaboration sur des questions d'intérêt commun, notamment la lutte contre l'extrémisme », confirme le dirigeant du cabinet à Orient XXI. Quid de ses liens contractuels ou institutionnels avec les EAU ? « Cornerstone n'a pas de contrat de communication avec les EAU, répond Ghanem Nuseibeh, défendant l'impartialité de son travail. De plus, vous devez savoir que l'article du New York Times auquel vous faites référence a fait l'objet d'une contestation judiciaire ». Et d'ajouter, à toutes fins utiles, à l'intention d'Orient XXI :« Veuillez noter que je n'hésiterai pas à prendre les mesures juridiques appropriées pour protéger ma réputation. »

Des parlementaires, relais d'influence de choix

Au-delà des think tanks et des librairies, l'amalgame Qatar/Frères musulmans/terrorisme fait aussi son bonhomme de chemin dans les travées du Parlement. Notamment par le biais des groupes d'amitié parlementaires. « Leur objectif consiste à développer les liens entre les Parlements, c'est-à-dire à faire de la diplomatie parlementaire », explique Joëlle Garriaud-Maylam, sénatrice républicaine et vice-présidente en charge des EAU du groupe France-pays du Golfe. « Si le pays n'est pas une démocratie, le groupe d'amitié permet justement d'en faire la promotion », poursuit-elle.

Mais si les parlementaires français parlent en privé de démocratie aux Émiratis, les officiels des Émirats font eux aussi passer leurs messages en France. En décembre 2021, quand le groupe parlementaire reçoit une délégation émiratie pour évoquer la lutte contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme, le compte-rendu n'oublie pas de rappeler que les Frères musulmans figurent comme organisation terroriste sur les listes établies par les EAU, aux côtés d'Al-Qaida et de l'organisation de l'État islamique (OEI).

Un peu plus tard, au début de l'année 2022, trois sénateurs et sénatrices se rendent en Arabie saoudite et aux Émirats. « Une rencontre (…) [qui] a permis de souligner l'importance de la coopération franco-émirienne en matière de lutte contre le terrorisme et l'islam politique », peut-on lire dans le compte-rendu de cette visite.

Cette guerre des représentations que mènent les EAU en France a-t-elle eu des conséquences ? Oui, si l'on se reporte à une interview donnée au Figaro le 22 octobre 2020 par le ministre de l'économie Bruno Le Maire, dans laquelle il reprenait l'antienne. « Le projet de l'islam politique est simple : détruire la nation française, détruire ses valeurs, salir notre mémoire nationale et miner notre histoire. (…) Je me souviens du dernier entretien que j'ai eu avec un de nos alliés les plus solides dans le Golfe, le prince héritier des Émirats arabes unis, Mohamed Ben Zayed. Il me disait qu'il était temps que nous ouvrions les yeux sur ce qui se passe en France. Pour l'islam politique, le grand Satan, ce ne sont plus les États-Unis, c'est l'Europe et la France ».

Moins d'un an plus tard, la loi confortant les principes de la République était votée pour lutter contre le « séparatisme » islamiste — un combat incluant wahhabisme, salafisme, et Frères musulmans. La lutte contre le « séparatisme » a depuis été invoquée pour fermer ou tenter de fermer un certain nombre de structures et de lieux15 — parfois liés la confrérie — et décision a été prise d'expulser le prêcheur Hassan Iquioussen.

Un discours qui entretient l'hostilité

Ce renforcement de l'arsenal répressif français dirigé notamment contre le frérisme inquiète l'association Droit au droit. « Adhérer à ce narratif [associant Frères musulmans et terrorisme] peut avoir des effets néfastes, car cela risque de contribuer à un problème croissant d'hostilité envers les communautés musulmanes en Europe, y compris les laïcs. Cela peut également contribuer à déstabiliser les sociétés européennes à long terme », commente-t-elle dans son rapport sur l'influence émiratie à Bruxelles16.

La répétition diffuse d'un message simpliste aurait-elle pu influencer la France, avec le risque de créer des polémiques, voire des tensions sociales ? Des médias aux groupes d'amitié parlementaire, en passant par le registre des représentants d'intérêt, nul doute que les méthodes de lobbying de nos pays partenaires mériteraient d'être un peu plus transparentes.

Le making-of de notre enquête

Journaliste indépendante, j'ai travaillé ces dernières années sur la guerre au Yémen pour Mediapart et pour Mediacités. L'un des belligérants a attiré mon attention parce qu'il était presque inconnu, alors que sa relation avec la France ne cessait de s'amplifier : les EAU. J'ai donc écrit sur ce pays pour Le Monde diplomatique et pour Orient XXI, qui m'a proposé de travailler sur l'influence émiratie en France. Le sujet m'a paru passionnant : en effet, les violations des droits humains d'Abou Dhabi passent largement sous les radars, tandis que son aversion pour les Frères musulmans semble gagner du terrain.

Pour comprendre les mécanismes à l'œuvre, j'ai décidé de suivre quelques-uns des déplacements de Mohamed Ben Zayed à l'occasion de son voyage en France en juillet. J'ai contacté des Français vivant ou ayant vécu aux EAU, des associations, des journalistes, des chercheurs et des parlementaires. Certains ont accepté de me répondre, certains ont répondu en « off » et d'autres pas du tout.

En cherchant les cabinets de communication travaillant pour Abou Dhabi en France, j'ai identifié Project Associates, qui a décroché un contrat avec l'ambassade des EAU — mais dont le président, Jean Le Grix de la Salle, n'a pas souhaité répondre à mes questions.

Enfin, parce qu'elle était visible dans l'espace médiatique, je me suis intéressée à la sénatrice Nathalie Goulet. J'ai lu son dernier ouvrage, L'Abécédaire du financement du terrorisme, et la sénatrice a ensuite accepté d'en discuter au téléphone. Ghanem Nuseibeh, le dirigeant de Cornerstone qui financé le déplacement de Nathalie Goulet à Londres pour présenter son livre, a quant à lui répondu à ma demande d'interview par un mail très salé. « Veuillez noter que je n'hésiterai pas à prendre les mesures juridiques appropriées pour protéger ma réputation de tout contenu diffamatoire, fausses déclarations ou mensonges malveillants dans votre article, en particulier compte tenu de votre programme biaisé et calculé », nous a-t-il menacés en conclusion de son courrier.


1Lire Vincent Coquaz et Robin Andraca « Euronews : la chaîne européenne devenue vitrine de Dubaï », Libération, 29 novembre 2020. On peut encore trouver des contenus très élogieux sur Dubaï sur le site d'Euronews, comme ce publireportage diffusé le 14 juin 2022 sur les « clubs de plage et pool lounges ».

2Antoine Izambart, « Publicis, Havas, Image 7… Ces communicants que l'Arabie saoudite paie à prix d'or », Challenges, 7 novembre 2018.

3Lire Simon Walters, « Four ex-ministers are named in memo secretly backing a UAE police chief for top job at Interpol despite him being sued by a British academic for 'torture' », The Daily Mail, 8 octobre 2021.

4Dans une tribune du 14 janvier 2021 dans les colonnes de Marianne, Dominique Trinquand estime que les EAU et le Maroc doivent devenir des alliés privilégiés de la France dans la lutte contre l'islamisme. Le 27 du même mois, dans une tribune publiée dans l'Opinion, il se félicite des bonnes relations, notamment militaires, que Paris entretient avec Abou Dhabi.

5« Interpol, un partenaire précieux pour le Sahel », Jeune Afrique, 30 juillet 2021.

6Faisant partie du groupe SCL, SCL Social est une société sœur de Cambridge Analytica. Le groupe a été liquidé en mai 2018 à la suite des scandales impliquant Cambridge Analytica, à savoir l'utilisation abusive de données Facebook pour influencer les élections américaines de 2016, ainsi qu'une importante campagne pro-Brexit. La journaliste américaine Wendy Siegelman a cartographié dans Medium en 2020 les entreprises dérivées de cette liquidation.

7Ces informations ont été initialement révélées par l'ONG Corporate Europe Observatory dans son rapport « United Arab Emirates' growing legion of lobbyists support its ‘soft superpower' ambitions in Brussels », publié le 17 décembre 2020.

8Dans son rapport du 17 décembre 2020 « United Arab Emirates' growing legion of lobbyists support its ‘soft superpower'ambitions in Brussels ».

9op.cit.

10« Alimentées par les querelles entre Abou Dhabi et Doha, les batailles d'influence sur l'islam politique se jouent aussi en librairie », Intelligence Online, 29 juin 2020.

11Georges Malbrunot et Christian Chesnot ainsi que leur éditeur Michel Lafon ont été condamnés en 2018 « à 500 euros d'amende avec sursis et à verser solidairement 3 000 euros de dommages et intérêts à la sénatrice », indique Europe 1 dans un article de 2018. Selon Ouest France,, ils ont ensuite réédité le livre sans supprimer les passages concernés par la diffamation, et ont encore été condamnés cette année à verser 2 500 euros à Nathalie Goulet.

12Selon la liste des déplacements sénatoriaux financés par des organismes extérieurs.

13« Qatar in focus : Is the FIFA World Cup 2022 in danger ? », Cornerstone Global, octobre 2017.

14James Montague et Tariq Panja, « Ahead of Qatar World Cup, a Gulf Feud Plays Out in the Shadows », The New York Times, 1er février 2019.

15Lou Syrah, « Lutte contre le « séparatisme » : un an de chasse aux sorcières », Mediapart, 28 octobre 2021.

16Presque inconnue, l'association basée en Belgique Droit au droit (DAD) s'intéresse généralement à des questions de droit pénal et pénitentiaire, et en particulier au statut des détenus vulnérables. Contacté par Orient XXI, Nicola Giovannini, son directeur et fondateur, explique que « la grande majorité du financement de DAD provient de la Commission européenne ». Concernant le rapport de janvier 2022, « Undue Influence : an investigative report on foreign interference by the United Arab Emirates in the democratic processes of the European Union », sur l'influence émirati à Bruxelles, très éloignée des sujets que traite habituellement l'association, Nicola Giovanni assure qu'elle « a été entreprise avec les ressources propres de DAD ».

La presse iranienne se déchire autour des négociations sur le nucléaire

Les négociations entre l'Iran et les États-Unis autour de l'accord sur le nucléaire ne cessent de connaître des rebondissements. La presse iranienne les suit avec passion, se divise sur l'intérêt d'aboutir et échangent arguments polémiques et analyses géopolitiques qui prennent en compte les positions de la Russie et d'Israël.

Quatre mois après le retour aux négociations, le président conservateur Ibrahim Raïssi est arrivé au pouvoir. Il a alors a confié le dossier au vice-ministre des affaires étrangères Ali Bagheri, pourtant connu pour son hostilité à l'accord en 2015, ce qui n'a pas manqué de susciter de vives critiques dans le camp réformateur, qui reste exclu du pouvoir largement dominé par les conservateurs contrôlant complètement et le gouvernement et le parlement. Le septième round des négociations a repris à Vienne le 29 novembre 2021, pour se poursuivre jusqu'à la mi-août 2022. Après moult tergiversations, l'accord n'est toujours pas signé et la presse iranienne offre des analyses différentes de l'impasse actuelle.

« Ne laissez pas l'âne américain traverser le pont »

À la suite des dernières complications qu'ont connues les négociations, le journaliste Mohamad Araby, de la rédaction du quotidien conservateur Kayhan connu pour sa farouche opposition à l'accord sur le nucléaire, propose au gouvernement, dans un article en date du 27 août 2022, de reporter la reprise des négociations de deux mois. Il s'agit pour lui d'attendre l'arrivée de l'hiver et de pouvoir ainsi faire pression sur les États-Unis et les pays européens, dans le contexte de la crise énergétique provoquée par la guerre en Ukraine. Ce à quoi Abbas Abdi, une figure réformiste connue, répond le lendemain sur son compte Twitter :

Le journal Kayhan appelle à reporter les négociations de deux mois. Il prétend que ce gouvernement a prouvé qu'il était capable de grandes réalisations, même sans l'accord sur le nucléaire ou celui sur la transparence financière internationale. Si le gouvernement partage les convictions de Kayhan, alors autant arrêter les négociations une fois pour toutes et sortir de l'accord ! Pourquoi les reporter de 2 mois ?

Ismael Gharanmayeh du journal E'timad insiste lui aussi sur l'importance de s'en tenir aux échanges diplomatiques, et de ne pas essayer de les remplacer par d'autres méthodes de pression. Dans son article intitulé « Raviver le JCPOA (Joint Comprehensive Plan of Action) et les inquiétudes que cela suscite » (17 août 2022), il écrit :

La réalisation des objectifs de nos intérêts nationaux ne peut se faire que par le biais des négociations. Remplacer ce processus par autre chose, qu'il s'agisse de guerre, de confrontation ou même de tergiversations dans les négociations ne conduira qu'à des pertes pour les deux parties. En réalité, nous ne pouvons imaginer aucune solution de rechange appropriée à l'accord sur le nucléaire.

Huit jours plus tard, c'est au tour du rédacteur en chef de Kayhan, Hussein Charietamadri, de publier une tribune sous le titre « Ne laissez pas l'âne américain traverser le pont ». Il s'agit d'une référence à un proverbe iranien qui met en scène un homme voulant traverser un pont avec un âne chargé de marchandises. Il promet au gardien du pont de payer des frais de passage, mais une fois que son âne a traversé, il revient sur sa promesse. Le récit est utilisé en Iran pour faire référence à une personne qui ne tient plus ses promesses une fois qu'elle a obtenu ce qu'elle voulait. L'éditorialiste signifie ainsi que si les États-Unis obtiennent les concessions demandées, ils ignoreront les demandes iraniennes :

L'équipe de négociation iranienne doit se montrer prudente face à toutes les ruses américaines. Elle ne doit pas accepter de revenir sur l'accord signé en 2015 et qui impliquait déjà de nombreuses concessions de notre part. Cet accord devait annuler les sanctions à notre encontre. Non seulement cela n'a pas été le cas, mais en plus, d'autres sanctions se sont rajoutées.

Déni des crises économiques

Ce n'est d'ailleurs pas la première fois que Charietamadri recommande de ne pas se fier aux promesses américaines. Le 18 août, il affirme dans un article intitulé « Quelle garantie aux garanties américaines ? » :

Osons dire que les garanties américaines n'ont aucune valeur. Le JCPOA n'était-il pas un accord international ? Les États-Unis ne s'étaient-ils pas engagés à le mettre en application ? Non seulement ils ne s'y sont pas tenus, mais ils se sont carrément retirés de cet accord sans qu'il y ait la moindre réaction [des autres signataires]. Il faudrait ne plus avoir toute sa raison pour avoir encore confiance dans les garanties données par les États-Unis.

Cette idée de piège américain revient souvent, comme sous la plume de Mohamad Araby qui écrit le 27 août 2022 :

La promesse de lever les sanctions par suite des négociations n'est qu'un appât avec lequel l'administration américaine enjolive sa souricière. Le gouvernement actuel peut, avec de la volonté et le soutien du peuple iranien, ignorer cet appât. Il a réussi à accomplir de grandes choses durant la première année de sa gouvernance. Il doit maintenant dédier son temps et son énergie à mettre en place des stratégies pour mettre en échec les sanctions et leur impact.

Les avis sont tout aussi partagés concernant les conséquences des sanctions économiques. Le journal Rissala, autre publication conservatrice, défend l'idée que l'impact des sanctions est devenu minime depuis l'arrivée de Raïssi au pouvoir et que, même sans parvenir à un accord, le pays ne risque pas de connaître de nouvelles crises économiques. Rissala a interviewé le 5 septembre 2022 l'économiste Abdelmadjid Cheikhi qui déclare :

Le gouvernement actuel a tissé des liens diplomatiques avec divers pays de la région, ainsi que des pays amis, limitant ainsi sensiblement l'impact des sanctions […]. Heureusement, il a également commencé à renforcer ses liens avec les pays africains. […] Mais comme le gouvernement précédent a signé un accord qui était quasiment un chèque en blanc, nous sommes obligés de faire preuve de résilience et de réclamer les avantages qui nous ont été promis.

Un point de vue que ne partage pas l'économiste Piman Molavi. Il énumère les conséquences positives qu'aurait cet accord sur l'économie iranienne dans le journal réformateur Arman (18 août 2022) :

L'accord aura pour conséquence de réduire les risques économiques. Il freinera la vitesse à laquelle les investisseurs quittent le marché local, augmentera les chiffres de la croissance, réduira l'inflation, […] augmentera les revenus du gouvernement, ce qui lui permettra de restaurer l'infrastructure délabrée du pays. Bien sûr, tout cela à condition qu'il n'y ait pas de changement aux États-Unis après le retour des républicains au pouvoir, ce qui entraînerait un nouveau retrait de l'accord.

Tentant de concilier les deux parties, le réformateur Sayyed Javad Hassar considère que tout accord qui serait trouvé à l'issue des négociations devrait être considéré comme un accomplissement national, fruit des efforts de tous les courants politiques (E'timad, 31 août 2022) :

J'ai insisté plus d'une fois sur la nécessité pour l'Iran de transformer l'accord sur le nucléaire en un accord interne. Cela impliquerait la participation de tous les courants politiques à l'administration du pays, sur tous les plans. Tout le monde devrait s'asseoir à la même table des négociations pour conduire le pays vers de meilleurs lendemains. Les avantages qu'apportera cet accord ne devraient pas être considérés comme le fruit des efforts d'un seul parti, et renforcer ainsi son rôle à l'échelle nationale.

Critique des négociations indirectes

Beaucoup d'analystes politiques et d'anciens diplomates se sont également exprimés dans la presse pour appeler à revoir la gestion des négociations, et interroger la pertinence de faire appel à un intermédiaire. C'est notamment le cas du spécialiste en relations internationales Hassan Bahashty Bour qui se montre critique (E'timad, 3 septembre) :

La diplomatie du ping-pong entre l'Iran et les États-Unis, telle qu'elle se déroule pour l'instant, s'avère ennuyeuse et lassante pour les deux parties. L'Iran négocie avec les pays européens, qui transmettent sa réponse aux États-Unis, puis rebelote dans l'autre sens. Cela consume l'énergie des négociateurs.

Même son de cloche sur le site Iranian Diplomacy, réputé modéré, qui a imputé l'échec temporaire des négociations à deux raisons principales : le manque de volonté sérieuse de part et d'autre, et la nature indirecte des négociations, voulue par la République islamique, mais que le site a qualifiée de « totalement erronée »1. Un avis partagé par l'ancien diplomate Aboul Ghassem Dalfi qui reproche au gouvernement, dans une interview donnée au même site le même jour, de ne pas prendre les négociations suffisamment au sérieux :

Quand des négociations aussi sensibles que celles-ci sont conduites par le vice-ministre des affaires étrangères [au lieu de l'être par le ministre lui-même], les résultats ne peuvent pas être positifs. Pourtant leur échec sera synonyme de nouveaux défis diplomatiques et sécuritaires pour l'Iran.

« Pas de coordination chez les conservateurs »

La critique du gouvernement ne semble pas être l'apanage des réformateurs qui, finalement, souhaitent que le gouvernement réussisse à conclure cet accord. C'est ce que souligne le militant politique Ali Baghari à l'agence de presse Ilna (1er septembre 2021) :

L'opposition du courant conservateur [hostile à un accord] au gouvernement Raïssi est plus importante que celle des réformateurs. Je souhaite que les conservateurs pensent davantage aux intérêts nationaux du pays, afin que les négociations portent leurs fruits et que le peuple iranien puisse en bénéficier.

Le même jour, le journal réformateur Ibtikar s'étonne :

Quand le gouvernement actuel a décidé de prendre part aux négociations, nous avons pensé qu'il allait bénéficier du soutien des principales figures conservatrices du pays. Mais nous découvrons qu'il n'y a pas de cohésion chez les conservateurs sur ce plan. Pire, la question de l'accord peut devenir un motif de dissensions internes.

La position des conservateurs quant au dossier nucléaire a particulièrement intéressé les médias ces dernières années. Le site Didar News l'a inscrite dans le cadre des politiques générales et stratégiques de l'Iran, dans un article intitulé « Les conservateurs et l'accord sur le nucléaire : un chèque difficile à encaisser ! » (14 août 2022) :

Les conservateurs ont le monopole du pouvoir. Toutes les institutions sont entre leurs mains et tous les chemins mènent aux bureaux de personnalités influentes dans leurs rangs. Cela n'empêche pas le pays de faire face à de sérieux problèmes. La suppression des revenus du pétrole de la balance commerciale a mis à mal les investissements, l'inflation atteint des records et affaiblit le secteur industriel privé. Tout cela a des répercussions sur les revenus de l'État. Dans ces conditions, nous pensions que les conservateurs allaient considérer l'accord sur le nucléaire comme un chèque à encaisser. Mais les choses sont loin d'être aussi simples.

Car le problème des États-Unis avec l'Iran, et notamment avec le courant conservateur, ne se limite pas à l'accord sur le nucléaire. Il concerne le cœur de la politique étrangère iranienne qui est une composante essentielle de l'identité du courant conservateur, et qui est soutenue sans réserve par des institutions politiques et militaires puissantes au sein de la République islamique. De fait, même si les négociations réussissent — ce que ne souhaite pas la délégation iranienne —, nous imaginons mal les Occidentaux réduire les pressions économiques et politiques.

Intérêts de la Russie et d'Israël

Le contexte régional entre également en considération. Ali Asghar Chafiyan, directeur du site Insaf News, renvoie dos à dos le quotidien Kayhan… et Israël :

Quels sont les objectifs communs de Kayhan et d'Israël en s'opposant à l'accord sur le nucléaire ? Les motivations peuvent paraître plus ou moins différentes, mais l'origine est la même. Un accord entre l'Iran et l'Occident les priverait tous les deux d'utiliser encore la carte de la victime et de faire du chantage sur la question de la sécurité (sécurité régionale pour Israël, sécurité nationale pour le journal Kayhan).

Quant au journal Chargh, il pointe le 3 septembre 2022 le poids de Moscou sur la décision de Téhéran :

Beaucoup pensent que la position russe est l'une des principales raisons qui retardent l'aboutissement à un accord final. De fait, et en plus de l'opposition à l'intérieur des courants les plus rigoristes, des violations du Congrès américain et du rôle subversif d'Israël, il faut également faire peser une partie de la responsabilité de la situation actuelle sur la Russie.

À la suite de l'invasion de l'Ukraine, la Russie avait en effet exigé que les sanctions américaines contre la Russie n'impliquent ni ses relations commerciales avec l'Iran, ni le secteur de l'industrie nucléaire entre les deux pays. D'autre part, la Russie s'inquiète de ce que deviendra l'exportation du gaz et du pétrole iraniens, et des conséquences que cela aura sur ses intérêts économiques.

Pour sa part, le site Khabar Online a publié le 4 septembre 2022 un article du célèbre journaliste iranien Jalal Khosh Jahreh, où ce dernier rend Israël et la Russie responsables de la suspension des négociations :

La Russie et Israël sont les deux pays qui profitent le plus de cette situation. […] Téhéran et Washington doivent mettre leurs réserves de côté, et prouver leur volonté sérieuse de revenir à la table des négociations. […] Si Washington continue à mettre Téhéran au défi, elle fait alors le jeu d'Israël et des opposants à l'accord. L'Iran doit de son côté proposer des idées, des solutions fortes pour sortir de cette situation de blocage et éviter des pertes considérables. L'occasion est presque perdue pour tout le monde.

Malgré les divergences sensibles entre les différents courants politiques, il subsiste un dénominateur commun : la majorité semble lassée du flou qui entoure cette situation, y compris dans les rangs des conservateurs, à l'instar du vice-président de la Commission des affaires internes et des comités au Parlement iranien, Mohamad Asfari, qui a appelé le 7 septembre 2022, dans l'Iranian Students' News Agency, à mettre fin à cet « entre-deux » :

Je crois que la tergiversation nous fait perdre beaucoup d'occasions. Il faut fixer le devenir de ces négociations une bonne fois pour toutes. À chaque fois, un élément nouveau met à mal les négociations, exacerbant le désespoir de la population et mettant les producteurs et les investisseurs locaux et étrangers dans de beaux draps. C'est comme s'ils étaient dans un entre-deux. […] Investir en temps de sanction ou en temps d'accord, ce n'est pas la même chose. Les gens attendent de connaître le résultat de ces négociations pour y voir plus clair quant à leur avenir.

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Traduit de l'arabe par Sarra Grira.


1« Pourquoi les négociations sont-elles devenues un chaos sans nom ? », Abderrahmane Fath Ilahi, Iranian Diplomacy, 27 août 2022.

Aux États-Unis, le lobby saoudien a repris promptement du service

Quatre ans après l'assassinat du journaliste Jamal Khashoggi à Istanbul, beaucoup de ceux qui avaient juré de boycotter le royaume ont tourné la page. Joe Biden n'a pas réussi à faire de l'Arabie saoudite un pays paria. De Hollywood aux universités, des médias locaux aux vedettes sportives, les intérêts saoudiens sont revenus en force, pour le plus grand profit des sociétés de relations publiques.

« On travaille avec de terribles fils de putes... On sait bien qu'ils ont tué Khashoggi et qu'ils ont un bilan horrible en matière de droits humains », a déclaré le golfeur professionnel Phil Mickelson à propos de la dictature saoudienne, qui finance la LIV, un circuit de golf récemment créé, rival du PGA Tour. Lors d'une interview en novembre 2021, Mickelson a reconnu que cette nouvelle ligue n'était rien d'autre qu'un instrument de sportwashing (blanchiment sportif) pour un gouvernement répressif.

« Sachant tout cela, pourquoi même penser à travailler avec eux ? » a fait mine de s'interroger Mickelson. Pour répondre aussitôt que l'occasion était trop belle pour la laisser passer. Dix mois plus tard, Mickelson est en quelque sorte devenu le visage de LIV Golf. Il a participé à tous les tournois LIV cet été, y compris sur l'un des terrains de golf de l'ancien président Donald Trump. Il s'est fait huer en public, et il a exprimé son « empathie » pour les familles de victimes du 11 Septembre, qui lui ont écrit, ainsi qu'à d'autres golfeurs de LIV Golf : « En vous associant aux Saoudiens, vous devenez complice de leur blanchiment, et vous contribuez à leur fournir la couverture qu'ils recherchent si désespérément ». La dictature saoudienne a fait de Mickelson le sportif le mieux payé du monde, avec des gains estimés à 138 millions de dollars au cours des douze derniers mois. Pendant cette période, il n'a pas gagné un seul tournoi.

Joe Biden reprend les ventes d'armes

Mickelson est loin d'être le seul à travailler avec l'Arabie saoudite tout en sachant que son régime commet des myriades de transgressions. À commencer par le président Joe Biden lui-même. Lors de sa campagne électorale de 2019, il avait qualifié le gouvernement saoudien de « paria » Cet été 2022, Biden a fait un « check » du poing avec le prince héritier saoudien Mohamed ben Salman, et accepté de vendre des milliards de dollars d'armes au royaume.

Il y eut un moment où l'ancrage saoudien aux États-Unis, soutenu pendant des années par une opération de lobbying et d'influence extraordinairement bien financée, semblait en difficulté. À partir d'octobre 2018, le meurtre brutal du journaliste du Washington Post Jamal Khashoggi,sur ordre de MBS avait fait vaciller à peu près tous les éléments de l'influence saoudienne.

Certains pays avaient suspendu les ventes d'armes à l'Arabie saoudite, et d'autres avaient émis des interdictions de voyager à l'encontre des personnes soupçonnées du meurtre. Plusieurs sociétés de lobbying et de relations publiques avaient cessé de travailler pour les Saoudiens. Certains groupes de réflexion s'étaient engagés à ne plus accepter d'argent saoudien. D'éminentes universités américaines qui avaient reçu des dizaines de millions de dollars de la monarchie saoudienne avaient remis ces liens en question. Même le monde du sport et du spectacle s'était élevé contre la brutalité du régime saoudien.

Mais dans le sport professionnel comme dans la politique, au cours des quatre années qui ont suivi le meurtre de Khashoggi, les protestations se sont tues et les liens ont été renoués. Nombre de personnes et d'organisations qui avaient traité les dirigeants de l'Arabie saoudite en parias les accueillent désormais à bras ouverts.

Des actions de lobbying dès septembre 2001

Lorsque plusieurs sociétés de lobbying et de relations publiques ont mis fin à leurs contrats avec l'Arabie saoudite après l'assassinat de Khashoggi, le royaume a redoublé d'attentions envers les sociétés qui restaient à son service. Au cours des six semaines qui ont suivi le meurtre, Qorvis Communications, l'agence de relations publiques qui travaille depuis longtemps pour le royaume en Amérique a reçu près de 18 millions de dollars du gouvernement saoudien, selon une déclaration faite par l'entreprise dans le cadre du Foreign Agents Registration Act, (FARA), la Loi sur l'enregistrement des agents étrangers.

Qorvis avait aidé l'Arabie saoudite à redorer son blason après la révélation que 15 des 19 pirates de l'air du 11 septembre 2001 étaient originaires du pays. Au cours de la première année après les attentats, Qorvis avait reçu 14 millions de dollars pour sensibiliser le public à « l'engagement du Royaume dans la guerre contre le terrorisme et en faveur de la paix au Moyen-Orient », selon la déclaration FARA de l'agence.

Depuis lors, une analyse des documents FARA effectuée par le Quincy Institute for Responsible Statecraft a révélé que Qorvis avait reçu plus de 100 millions de dollars du gouvernement saoudien, avec d'énormes augmentations durant ou après des moments critiques dans les relations américano-saoudiennes. Notamment en 2003, lorsque Qorvis a reçu plus de 11 millions de dollars des Saoudiens alors que les États-Unis partaient en guerre en Irak, et en 2015, l'année suivant le début de la guerre saoudienne au Yémen soutenue par les États-Unis, Qorvis recevant alors plus de 10 millions de dollars de l'ambassade saoudienne.

Trump à la rescousse oppose des vétos

Après le meurtre de Khashoggi, Qorvis et d'autres entreprises restées sur la liste des fournisseurs de l'Arabie saoudite ont bien travaillé pour le royaume, aidant les Saoudiens, en particulier MBS, à éviter presque toutes les sanctions pour le meurtre de Khashoggi. Le Congrès a adopté des projets de loi qui auraient mis fin au soutien américain à la guerre désastreuse au Yémen et de multiples projets de loi qui auraient bloqué les ventes d'armes à l'Arabie saoudite. Mais Trump, courtisé depuis longtemps par le régime saoudien, a opposé son veto à chaque texte de loi qui aurait tenu les dirigeants saoudiens pour responsables du meurtre de Khashoggi. Et l'action du lobby saoudien au Congrès a contribué à ce qu'aucun de ces vetos ne soit annulé.

Le lobby saoudien a également porté le combat au-delà du périphérique de Washington, en lançant une fausse campagne populaire qui a fini par toucher plus de la moitié des États américains. L'affaire a été menée par une société de relations publiques basée à Des Moines, dans l'Iowa, appelée Larson Shannahan Slifka Group, qui a pris contact avec des milliers de petits médias, de politiciens locaux, d'organisations à but non lucratif, de petites entreprises, d'organisations religieuses et même de lycéens au nom de l'ambassade saoudienne. Cette campagne a permis à l'ambassadeur saoudien et à d'autres responsables de faire passer aux États-Unis le message que le royaume entretenait des liens étroits avec les entreprises américaines, et qu'il était en train d'améliorer son bilan en matière de droits de l'homme.

Des lobbyistes reprennent langue

Et certaines des sociétés de lobbying et de relations publiques qui avaient laissé tomber l'Arabie saoudite prennent à nouveau son argent. Richard Hohlt, conseiller de Trump et lobbyiste de longue date, avait mis fin à son contrat avec le gouvernement saoudien un mois après la mort de Khashoggi. Six mois plus tard, Hohlt a confirmé dans une déclaration au FARA qu'il travaillait à nouveau pour le gouvernement saoudien. D'après sa déclaration la plus récente, datant de juin, Hohlt continue de conseiller l'ambassade saoudienne. Au cours de la période de six mois couverte par la déclaration, il a reçu 498 000 dollars pour son travail.

Comme Hohlt, le BGR Group avait également peu après l'assassinat mis fin à ses contrats pour représenter l'ambassade saoudienne et le Centre d'études et des affaires médiatiques de la Cour royale saoudienne, l'organisation auparavant dirigée par Saud al-Qahtani, désigné comme l'un des assassins de Khashoggi par les services de renseignement américains. Mais en juin, le groupe a trouvé un nouveau client : la Ligue islamique mondiale, financée par le gouvernement saoudien.

Les sociétés de relations publiques et les lobbyistes, épine dorsale de l'influence saoudienne en Amérique sont aidés par des centres du pouvoir intellectuel : groupes de réflexion de Washington, collèges et universités prestigieuses. Ces entités avaient également remis en question leurs liens avec l'Arabie saoudite. Elles ont pour la plupart décidé que l'argent suffisait à apaiser leurs doutes.

Moins de deux semaines après le meurtre de Jamal Khashoggi, le Middle East Institute avait déclaré à BuzzFeed News que son « Conseil des gouverneurs [avait] décidé de refuser tout financement du gouvernement saoudien et de garder la question à l'étude en attendant les résultats de l'enquête sur le cas de M. Jamal Khashoggi ». Mais selon ses propres déclarations publiques, le groupe de réflexion a reçu depuis l'assassinat plus de 600 000 dollars d'Aramco Services, filiale de Saudi Aramco, la compagnie pétrolière d'État.

Le Center for Strategic and International Studies (CSIS) avait rendu une subvention saoudienne. « La bonne chose à faire à l'époque », a commenté en juin le directeur du programme Moyen-Orient du Centre. Mais il est « moins sûr que la poursuite du désengagement soit la bonne décision pour l'avenir ». Il a ensuite applaudi le voyage de M. Biden dans le royaume. Les informations financières publiques du CSIS montrent que Saudi Aramco a continué à fournir des centaines de milliers de dollars de financement à l'organisation depuis la mort de Khashoggi. Les institutions universitaires, qui ont reçu collectivement plus de 2,6 milliards de dollars du gouvernement saoudien, selon les archives du ministère de l'éducation avaient également été ébranlées.

Nombre des principaux bénéficiaires de l'argent saoudien avaient annoncé publiquement qu'ils réexaminaient leurs accords avec le royaume ; aucun n'a réellement rompu ses liens. C'est notamment le cas du Massachusetts Institute of Technology (MIT), qui avait accueilli MBS en mars 2018, six mois seulement avant qu'il n'ordonne la mort de Khashoggi.

Après un examen de son financement saoudien, le MIT a révélé qu'après tout, il maintiendrait ses arrangements avec le royaume. L'université a depuis accepté près de 17 millions de dollars de l'Arabie saoudite, selon une analyse des dossiers du ministère de l'Éducation. Le MIT n'est pas seul : Les établissements d'enseignement supérieur américains ont collectivement reçu plus de 440 millions de dollars de l'Arabie saoudite depuis l'assassinat de Khashoggi, toujours selon le ministère de l'éducation.

Un festival aux ressorts hollywoodiens

Une autre branche de l'élite américaine avait reconsidéré sa relation avec le royaume. Pas pour longtemps. « Hollywood s'intéresse à nouveau à l'argent de l'Arabie saoudite », proclamait un article du Hollywood Reporter de novembre 2021, selon qui l'industrie du cinéma et du divertissement n'a pris ses distances que jusqu'à la fin 2021, lorsque l'Arabie saoudite a accueilli le Festival international du film de la mer Rouge. L'événement a attiré dans le royaume des célébrités de premier plan, comme Justin Bieber et Jason Derulo.

Comme l'a rapporté Hailey Fuchs du magazine Politico, une société de relations publiques travaillant pour le gouvernement saoudien a évoqué l'organisation d'un événement de type Golden Globes en Arabie saoudite1], de diffuser depuis le royaume une semaine d'émissions du Daily Show2] avec son animateur Trevor Noah, ou même de créer un partenariat saoudien avec des festivals de musique comme Bonnaroo3] et Coachella4].

Bryan Lanza, partenaire de la société de relations publiques Mercury Public Affairs, qui a fait du lobbying pour la libération de membres de la famille royale saoudienne emprisonnés par MBS, déclare à Politico que ces partenariats entre des gouvernements étrangers et des célébrités sont de plus en plus courants : « De nos jours, les célébrités gagnent plus d'argent en faisant la promotion d'un gouvernement étranger qu'en tournant des films ».

Il en est de même pour un certain nombre de sportifs célèbres et de fédérations sportives. La société World Wrestling Entertainment Inc, (WWE) a conclu un accord de dix ans, évalué à près d'un demi-milliard de dollars, pour organiser des événements de catch en Arabie saoudite. En 2020, la Fédération de la Formule 1 a signé un accord de quinze ans, pour la somme faramineuse de 65 millions de dollars pour chaque Grand Prix organisé dans le pays.

La controverse entourant cette opération saoudienne de sportswashing, pour laquelle les Saoudiens auraient déjà dépensé plus de 1,5 milliard de dollars est peut-être le mieux incarnée par la fédération de Golf LIV que Mickelson, la star du golf, a en même temps critiquée et adoptée. Avant la tenue d'un événement LIV Golf dans l'Oregon en juin dernier, le sénateur Ron Wyden, représentant démocrate de cet État, a déclaré : «  Ce n'est qu'une page de plus dans l'histoire des autocrates qui détournent le sport pour dissimuler l'injustice et normaliser leurs abus ».

LIV Golf a été aidé dans son démarrage par la filiale d'une grande société de relations publiques qui est également à la solde des Saoudiens, ce qui montre qu'aucune de ces entreprises n'est une île. Comme le montrent les déclarations au FARA de Qorvis Communications, le conseiller en image historique de l'Arabie saoudite, et de plus de deux douzaines d'autres sociétés, ces firmes sont en contact régulier avec des acteurs politiques, médiatiques, sportifs, du monde du divertissement et du commerce dans tous les États-Unis. Qorvis, selon ses propres termes, « coordonne des événements de sensibilisation pour entrer en contact avec des groupes de réflexion, des institutions universitaires, des entreprises et d'autres membres de la société américaine concernant des questions susceptibles d'affecter les intérêts du Royaume d'Arabie saoudite ».

Au service de la famille royale

Pendant ce temps, en Arabie saoudite, les détracteurs du règne de MBS continuent de lutter pour leur vie. Alors que les lobbyistes saoudiens qualifient l'ambassadrice du royaume aux États-Unis de « championne mondiale des droits des femmes », les défenseurs des droits des femmes en Arabie saoudite sont passibles de lourdes peines de prison. Au début du mois, une étudiante saoudienne de l'université de Leeds a été condamnée à 34 ans de prison en Arabie saoudite pour avoir retweeté des messages de dissidents, notamment ceux d'une militante qui défendait le droit de conduire pour les femmes.

De même, alors que les lobbyistes saoudiens affirment que l'État de droit a progressé dans le royaume, le nombre d'exécutions a doublé depuis l'année dernière, et les rivaux politiques et les détracteurs de MBS seraient torturés dans les prisons saoudiennes. Comme l'explique Khalid Aljabri, dont deux frères et sœurs sont des prisonniers politiques en Arabie saoudite, le voyage de Biden dans le royaume « a donné à MBS la légitimité dont il a besoin, et a validé sa stratégie de répression transnationale ».

Biden n'a pas fait tout seul ce cadeau à MBS. Il a été soutenu par les lobbyistes, les sociétés de relations publiques, les groupes de réflexion, les universités et les stars du cinéma, de la musique et du sport qui ont tous reçu de l'argent saoudien et contribué à blanchir les méfaits de l'Arabie saoudite. Pendant que ces groupes encaissent les chèques saoudiens, les nombreuses victimes du régime tyrannique de MBS continuent à en payer le prix. Alors que Mickelson s'apprêtait à prendre le départ lors d'un événement LIV fin juillet, quelqu'un dans la foule a crié : « Vous travaillez pour la famille royale saoudienne ! »

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La version originale de cet article a été publiée le 25 août 2022 par le magazine en ligne The Intercept. Traduit de l'anglais par Pierre Prier.


1NDT. Cérémonie de récompenses pour le cinéma et la télévision décernées par l'Association de la presse étrangère de Hollywood.

2NDT. Émission de télévision satirique très populaire.

3NDT. Festival de toutes les musiques modernes.

4NDT. Festival californien mêlant rock alternatif, hip-hop, musique électronique, grandes installations d'art contemporain.

Jeremy Corbyn et l'antisémitisme. Décodons les Décodeurs

Deux candidates de la France insoumise, Danièle Obono et Danielle Simonnet, ont été soutenues à Paris par Jeremy Corbyn, l'ancien leader travailliste britannique. Dans un article du 15 juin 2022, l'équipe du Monde qui signe « Les Décodeurs » revient sur la polémique provoquée par cette visite, et les accusations « de complaisance avec l'antisémitisme » contre Corbyn. Mais entre instrumentalisations politiciennes et rengaines diffamatoires, les faits sont têtus.

L'article du Monde du 15 juin 2022 intitulé « Comprendre la polémique autour de la Nupes et Jeremy Corbyn, accusé de complaisance avec l'antisémitisme » a-t-il rempli son cahier des charges, à savoir expliquer la réalité des accusations portées contre Jeremy Corbyn ? Décodons « Les Décodeurs »1 qui le signent. Le déchiffrage paraît d'emblée complexe. Le sous-titre annonce que la visite de Corbyn « a suscité l'indignation tant à gauche qu'à droite ». Le début de l'article du quotidien du soir cite l'ancien ministre de l'éducation Jean-Michel Blanquer, qui dénonce « les propos et la pensée antisémites » de l'ancien dirigeant travailliste. Rappelons que Blanquer a attribué sa défaite au premier tour à « l'extrême gauche communautariste » dont il serait selon lui devenu « l'ennemi public numéro 1 ». Les Décodeurs en concluent, faisant mentir leur sous-titre, à l'instrumentalisation politicienne : « La figure de M. Corbyn est utilisée par la majorité présidentielle pour dénoncer les supposées sympathies de la gauche radicale pour des mouvements conspirationnistes extrêmes ».

Quant aux accusateurs de gauche, les Décodeurs se contentent de citer la socialiste Lamia El-Aaraje, porte-parole du Parti socialiste (PS) et… privée d'investiture au profit de Danielle Simmonet. L'article le souligne et cite Danielle Simmonet, qui affirme que Jeremy Corbyn « n'a jamais tenu de propos antisémite » et qu'il a été « victime d'une grossière manip' parce qu'il incarnait l'aile gauche » du parti travailliste. Jusque-là, si l'on oublie la « titraille », selon le jargon journalistique, on est bien dans un processus de décodage.

Mais les accusations sont « plus larges », poursuit l'article. Elles sont portées par « la Licra, par de nombreux intellectuels juifs et par des éditorialistes ». La Ligue contre le racisme et l'antisémitisme, organisation historique fondée en 1927, est politiquement engagée. Elle a appelé à voter Emmanuel Macron en 2017 et dénonce, au nom de la lutte contre l'antisémitisme, les organisations qui luttent contre la politique du gouvernement israélien actuel, comme le mouvement Boycott, désinvestissements, sanctions BDS).

La notion d'« intellectuel juif » interpelle. Coutumière dans le monde anglo-saxon, elle ne fait pas partie du vocabulaire intellectuel français. Il y a en France des intellectuels de confession ou d'ascendance juive, mais à notre connaissance personne ne se positionne — et ne serait ravi d'être labellisé —comme « intellectuel juif », identité qui serait considérée comme réductrice, voire communautariste. Les Décodeurs en désignent toutefois quelques-uns : un lien hypertexte nous dirige vers Milo Lévy-Bruhl, doctorant en philosophie politique à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) sur le socialisme français et la question juive ainsi que l'avocat Ariel Goldmann, président du Fonds social juif unifié (FSJU) et de la Fondation du judaïsme français, ainsi qu'une personnalité présente dans les médias, Rafaël Amselem.

Les « éditorialistes », enfin : le lien renvoie uniquement à une page de Causeur, magazine très à droite, dénonciateur obsessionnel du « wokisme » et de « l'islamo-gauchisme », qui, outre plusieurs couvertures récentes consacrées à Marine Le Pen ou à Marion Maréchal, en a récemment publié une montrant des bébés, dont plusieurs apparemment d'origine africaine ou asiatique, avec le titre « Souriez, vous êtes grands-remplacés ! » allusion aux délires racistes de l'extrême droite sur un fantasmatique « Grand Remplacement » des Français « blancs » par des humains d'autres couleurs de peau.

Une campagne lancée par les partisans de Tony Blair

La suite de l'article des Décodeurs reprend sans grande distance les accusations formulées lors de la campagne contre Jeremy Corbyn quand il était président du Parti travailliste britannique. Qu'il y ait eu une campagne contre lui dans son propre parti ne peut en effet être nié. L'objectif politique était clair : en 2015, l'élection de Jeremy Corbyn, homme de gauche affiché, soutenu par les syndicats, met fin aux années du New Labour, invention de Tony Blair pour signifier que les travaillistes basculent à droite. Les blairistes ne le lui pardonnent pas. Comme Corbyn se déclare ouvertement sensible à la cause palestinienne, l'aile droite des travaillistes, soutenue par plusieurs organisations juives, y compris au sein du parti, choisit de dénoncer « l'antisémitisme » de son propre président pour tenter de le déstabiliser. Ils entreprennent de fouiller dans les attitudes et les déclarations de Corbyn dans les années précédentes pour y trouver du grain à moudre.

L'histoire est longue et complexe ; Orient XXI en a fait la chronique. Contentons-nous d'examiner les accusations des blairistes reproduites par Le Monde, pour que chacun puisse juger sur pièce.

« En 2009, il qualifie le Hezbollah libanais et le Hamas palestinien “d'amis”…" Alors député, Corbyn donne une conférence de presse. Présentant une réunion qui devait avoir lieu au Parlement sur la paix en Israël, il dit : “Nos amis du Hezbollah prendront la parole… J'ai aussi invité nos amis du Hamas et d'Israël, malheureusement les Israéliens n'ont pas été autorisés à voyager”, sans que l'on puisse comprendre qui étaient ces Israéliens. En tout cas la chose passe à l'époque inaperçue, jusqu'à ce que le premier ministre David Cameron la découvre sept ans plus tard et attaque Corbyn, devenu chef du Labour, à la chambre des députés.

Jeremy Corbyn répondra qu'il regrette d'avoir utilisé le terme d'“amis”, comme le note Le Monde. Mais il réaffirmera avoir voulu réunir toutes les parties du conflit israélo-palestinien, dans une perspective de dialogue.

Polémiques sur une fresque murale

“En 2012, il exprime son opposition à l'effacement d'une fresque murale mettant en scène des motifs complotistes traditionnels de l'antisémitisme” : cette fresque, intitulée Liberté pour l'humanité, dépeint un groupe d'hommes d'affaires et de banquiers, comptant de l'argent autour d'un plateau ressemblant à celui d'un Monopoly, posé sur le dos d'hommes à la peau brune. Certains des personnages peuvent correspondre à des stéréotypes antisémites ; ils sont dominés par une pyramide surmontée d'un œil, motif appelé “l'œil de la Providence”, symbole assez flou que l'on retrouve aussi bien dans des tableaux de la Renaissance à motif chrétien que sur des temples maçonniques, ou sur les billets des dollars américains. Il a été récemment utilisé par les promoteurs de la mythologie des Illuminati, société secrète censée dominer le monde.

L'auteur de la fresque, un artiste de rue américain réputé, Kalen Ockerman, dit avoir dépeint “l'élite des banquiers, les Rothschild, les Rockefeller, les Morgan. Le sujet de ma fresque, c'est la classe et le privilège”. Kalen Ockerman se plaint publiquement que sa fresque risque d'être effacée à la suite de protestations de personnalités juives. Jeremy Corbyn lui répond qu'il “se trouve en bonne compagnie. Rockefeller a détruit une fresque de Diego Rivera”, célèbre artiste mexicain, “parce qu'on y voyait la figure de Lénine”. Cette histoire fut déterrée six ans plus tard, en 2018, par une députée du Labour comptant parmi les adversaires les plus déterminés de Corbyn au sein du parti, qu'elle quittera un an plus tard pour adhérer à droite aux Liberal Democrats. Là encore, Jeremy Corbyn a présenté des excuses, comme le mentionnent les Décodeurs du Monde.

L'usage politique du mot sioniste

“En 2013, lors d'un discours à une réunion organisée par une association proche du Hamas, M. Corbyn tourne en dérision les ‘sionistes britanniques'”. Il s'agit d'une remarque du leader travailliste lors d'une réunion organisée par l'ONG Palestinian Return Centre, présente à Londres et dédiée à la défense des droits des réfugiés palestiniens, qui s'affirme non partisane. Elle a été dénoncée comme “liée au Hamas” par des officiels israéliens, des sites favorables à la droite israélienne, et par la presse de droite britannique. Ces accusations sans preuves ont surtout été lancées lors de l'admission de l'ONG au statut d'observateur par les Nations unies.

Là encore, la dénonciation est lancée des années après le discours incriminé, venant de la même députée, Luciana Berger. Corbyn y défend le représentant palestinien au Royaume-Uni. Il accuse des “sionistes” d'avoir intentionnellement mal interprété certains des propos d'un homme dont “l'anglais n'est pas la langue maternelle” ; il accuse alors ces “sionistes” de “ne pas connaître l'histoire ni comprendre l'ironie anglaise, alors qu'ils vivent dans ce pays depuis longtemps, et y vivront probablement toute leur vie”. Plusieurs députés travaillistes anti-palestiniens se sentent visés et disent “ne plus se sentir les bienvenus dans leur propre parti”.

En 2018, Corbyn précisera qu'il avait alors employé le terme “sioniste” dans son sens politique, celui que les partisans d'Israël “utilisaient pour se définir eux-mêmes”, ajoutant qu'il serait désormais “plus prudent”, car le mot “est de plus en plus kidnappé par les antisémites comme nom de code pour désigner les juifs”. On peut ajouter qu'en Israël, se déclarer “sioniste” est toujours une prise de position politique.

“En 2014, il assiste à un événement caritatif propalestinien organisé par le négationniste Paul Eisen.” “Les Décodeurs” citent la réponse de Jeremy Corbyn, affirmant que l'organisateur n'avait pas à l'époque pris des positions négationnistes, auquel cas il n'y aurait pas assisté. L'événement “propalestinien” consistait en un rassemblement dédié au “souvenir de Deir Yassin”, village palestinien proche de Jérusalem où un massacre fut commis en 1947 par des miliciens juifs de l'Irgoun et du Lehi.

Des propos douteux de Ken Livingstone

“En 2018, le Times révèle plus de deux mille messages à caractère antisémite, négationniste ou nazi sur des pages Facebook en faveur du leader travailliste. » En effet, le parti travailliste nie tout lien avec ces pages. Là encore, pourtant, ces accusations proviennent des adversaires de Corbyn au sein même du Labour, alors que Jeremy Corbyn est en campagne pour la direction du parti.

Démission de Ken Livingstone après avoir “déclaré que Hitler était sioniste” : l'ex-maire de Londres, personnage adepte des déclarations à l'emporte-pièce, a en fait tenu à déclarer dans une interview, non que Hitler fût sioniste, mais qu'il avait “encouragé le sionisme, avant de devenir fou et de tuer six millions de juifs”. Historiquement, il y eut avant la guerre un accord entre le mouvement sioniste et des représentants du régime nazi, autour de la possibilité pour les juifs allemands d'émigrer en Palestine. On ne voit pas pourtant la pertinence, pour un homme politique en vue, de rappeler une page mineure de l'histoire. Et attribuer la Shoah à la “folie” d'Hitler n'avait évidemment aucun sens. Ces déclarations peu intelligentes de Ken Livingstone furent elles aussi reprochées à Jeremy Corbyn, qui, en effet, se prononça pour l'expulsion de Livingstone.

“En 2020, un rapport indépendant de la Commission pour l'égalité et les droits humains (EHRC) conclut à des défaillances ‘inexcusables', son équipe ayant minimisé ou ignoré de nombreuses plaintes et alertes de travaillistes juifs.”. Le rapport critique en effet “l'insuffisance” de la direction du parti dans la lutte contre l'antisémitisme, mais ne relève pas d'“antisémitisme institutionnel”. Les enquêtes sur les allégations portées par des membres du parti “manquaient de transparence”.

Selon le journaliste Jonathan Cook, qui a épluché le rapport “les retards dans le traitement des plaintes étaient principalement imputables non pas à Corbyn et à son personnel, mais à une bureaucratie du parti dont il a hérité et qui lui était profondément et explicitement hostile”. Le journaliste dénonce une manipulation politique destinée à évincer celui qui était à l'époque le leader des travaillistes. Preuve que les accusations d'antisémitisme sont à son avis à géométrie politique variable, il cite un roman de l'actuel premier ministre Boris Johnson, 72 Virgins, publié en 2004, qui comporte un personnage appelé Sammy Katz, décrit comme possédant “un long nez et des cheveux frisés… un homme d'affaires juif malveillant, avare, ressemblant à un serpent, qui exploite les travailleurs immigrés pour son profit”. Le parti travailliste n'a aux dernières nouvelles pas jugé bon de dénoncer cette diatribe férocement antisémite du premier ministre conservateur.


1NDLR. « Les Décodeurs » est une rubrique du Monde dont l'objectif est de vérifier des informations données sur des thématiques variées. La rubrique fait appel à une équipe dédiée pluridisciplinaire d'une dizaine de personnes.

Tunis, base arrière des médias libyens indépendants

Trou noir de l'information, la Libye est devenue un des pays les plus dangereux du monde pour les journalistes. Sous la menace constante des groupes armés, la plupart n'ont d'autre solution que rejoindre les derniers médias défendant l'un des camps rivaux. Le journalisme indépendant, né avec la révolution de 2011, n'a pas disparu pour autant. Il s'est déplacé chez le voisin tunisien. Reportage.

Au milieu d'un quartier d'affaires de Tunis ponctué de centres commerciaux impersonnels, les studios de Tabadul (échange) ont choisi la discrétion. Le premier étage d'un modeste bâtiment cubique blanc sans logo ni drapeau abrite deux des sites les plus populaires en Libye. Dans l'open space, une dizaine de journalistes alimentent à la fois le site d'information économique sada.ly et la société de production Tabadul TV qui produit talk-shows et reportages magazine, en lien avec quelques correspondants basés en Libye. Lunettes rondes, barbe de trois jours et chemise rose assortie au décor de son plateau de télévision, Ahmed Senoussi est à la fois le fondateur et le visage de Tabadul.

Après avoir été présentateur de la première et éphémère chaine de télévision économique libyenne installée en Jordanie, cet ex-publicitaire se targue d'être le premier à « mettre l'économie à la une ». La concurrence est en effet limitée dans le paysage audiovisuel local, obnubilé par les luttes de pouvoir sans lien avec la vie quotidienne des sept millions de Libyens. Son programme phare, flousna (notre argent), s'attaque à la corruption à l'hôpital, aux faiblesses du secteur privé face à une administration pléthorique, ou encore aux conséquences des blocages répétés des terminaux pétroliers. La guerre n'est jamais dans le titre, mais toujours en toile de fond.

Focus sur l'économie

« On se focalise sur l'économie, car l'argent est la raison principale des affrontements entre des Libyens qui veulent d'abord contrôler la manne financière du pays », explique l'homme d'affaires de 37 ans qui ambitionne de « changer la mentalité des jeunes générations, qui devraient cesser d'attendre que nos gouvernants fournissent un logement, une voiture comme au temps de Kadhafi ». Autant dire une seconde révolution dans un pays où un seul homme a accaparé la rente pétrolière pour acheter la paix sociale pendant 42 ans. Si le pays est désormais beaucoup trop fragmenté pour être corrompu à une échelle globale, la méthode kadhafiste s'est démultipliée. Chaque camp arrose des pans de la population, milices et médias, pour délimiter ou espérer élargir son territoire d'influence.

Tabadul tente d'y échapper en faisant signer une charte à ses sponsors qui promettent de ne pas intervenir sur la ligne éditoriale. Pas du goût d'un « gros annonceur » qui a rapidement stoppé ses virements. La « neutralité totale » qu'Ahmed El-Senoussi revendique « y compris dans la dernière guerre meurtrière de Tripoli » (déclenchée par le maréchal Khalifa Haftar en 2019 et qui a fait près de 2 000 morts) limite l'expansion de l'entreprise naissante, aux comptes tout juste à l'équilibre selon son patron qui préfère garder ses soutiens confidentiels. Le milliardaire Husni Bey, à la tête d'une des seules multinationales libyennes, serait un de ses premiers mécènes.

Côté clients, la société Tabadul vend principalement ses programmes à la chaine Wasat TV (WTV) qui a également déplacé une partie de ses studios de Beyrouth à Tunis, en gardant certains services au Caire. Moins chaotique que le Liban, moins cher qu'Amman, la capitale tunisienne à une heure de vol de Tripoli permet aussi d'accéder facilement aux décideurs et milieux d'affaires libyens qui y ont tous un pied à terre. Son propriétaire est Mahmoud Shamam, l'ancien ministre de l'information du Conseil national de transition qui a administré la Libye post-Kadhafi en 2011. S'il a un temps soutenu l'offensive du maréchal Haftar contre les islamistes, son groupe a fini par subir les foudres du petit tyran de Benghazi qui a fait fermer sa station de radio en 2017. Les Shamam père et fils tentent aujourd'hui d'incarner la voie médiatique « du milieu », avec des interviews politiques de tous bords et des émissions sur la vie quotidienne des Libyens.

Lignes rouges

En s'installant à Tunis, les journalistes libyens gagnent certes en sécurité et indépendance. Mais comment continuer de raconter avec justesse la vie des Libyens sans être à leurs côtés ? Ce dilemme permanent impose des impasses sur l'actualité, concède Tarek Al-Houny, le fondateur de l'agence de presse Libyan Cloud Agency. Dans ses dépêches publiées en arabe comme en anglais, le mot « milice » est banni pour limiter les représailles et maintenir son réseau d'une centaine de correspondants répartis dans toute la Libye. « Quand il y a une attaque ou des affrontements, on ne couvre que les conséquences sur les populations sans jamais nommer les responsables, et jusqu'à maintenant nos journalistes n'ont jamais été arrêtés plus de quelques heures », confie cet ancien directeur responsable de la radio et télévision publique de 2013 à 2014, arrêté à trois reprises avant d'être finalement contraint à l'exil pour échapper à une milice islamiste.

Une situation banale dans la Libye post-Kadhafi. Depuis 2013, quatre journalistes ont disparu et huit ont été tués, selon le Comité pour la protection des journalistes (CPJ). Libya Platform, une coalition d'ONG libyennes défendant les droits humains, rapporte que 247 ont été attaqués par des groupes armés ou poursuivis par des tribunaux militaires. La dernière victime est le reporter Ali Al-Rifaoui de la chaine 218TV, financée par les Émirats arabes unis (EAU) et considérée comme proche du camp Haftar. C'est pourtant une des brigades du maréchal qui détient depuis le 26 mars 2022 ce journaliste qui a eu le tort d'enquêter sur la corruption des autorités de Sirte, rapporte le CPJ.

Tarek Al-Houny, fondatore dell'agenzia di stampa Libyan Cloud News Agency @Ariane Lavrilleux
© Ariane Lavrilleux

Dans son salon transformé en salle de rédaction décorée par un unique tableau Velléda, Tarek Al-Houny ne déconnecte jamais des news qui saturent son téléphone, écran de télévision et ordinateur allumés en permanence. Soutenue à son lancement en 2015 par l'académie de la chaine publique allemande Deutsche Welle, son agence de presse vivote désormais grâce à la vente de reportages à d'autres agences et chaines libyennes. Au fil des ans, il a vu les jeunes révolutionnaires qu'il a formés au journalisme rejoindre les chaines « partisanes » où les salaires offerts sont deux fois supérieurs. À défaut de pouvoir les retenir, il espère que ses poulains parviendront un jour à freiner les discours de haine qui dominent encore la couverture des quinze principaux médias, selon une étude de l'organisation libyenne Falso.

Menaces

Si les campagnes de haine sont une des armes de prédilection pour museler les voix dissidentes, la contre-offensive s'organise et se fédère à Tunis. Plusieurs plateformes de lutte contre la désinformation ont vu le jour, souvent avec l'aide de fondations, comme BBC Media Action à l'origine d'Al Kul, ou Deutsche Welle, principal sponsor du Truth Seekers Center.

Ghady Kafala, rédactrice en chef du site El-Biro ;
© Ariane Lavrilleux, 2022

Le média d'investigation El-Biro (stylo en dialecte libyen) est quant à lui né de la rencontre fortuite entre le journaliste Aboubaker Al-Bizanti et l'écrivaine Ghady Kafala, tous les deux contraints d'habiter à Tunis. Persécutée par le gouvernement de Tripoli en 2017, l'ex-blogueuse ne voulait pas renoncer à parler des minorités et droits humains. Elle a recruté 17 freelance, dont 7 femmes, pour contribuer aux podcasts et longues enquêtes d'El-Biro sur des sujets aussi variés que l'avortement, les déplacés de Benghazi ou encore les violences familiales, qui touchent trois quarts des enfants libyens.

S'éloigner de la capitale libyenne ne suffit pourtant pas à mettre fin aux menaces. La journaliste de 29 ans a fini par s'habituer aux intimidations à peine voilées — « on sait où tu habites » — mais a dû renoncer à publier des articles pour protéger leurs autrices, même anonymes. « Les attaques contre les femmes journalistes sont particulièrement vicieuses, dénonce Ghady Kafala, leurs comptes Facebook et leurs messageries sont piratés et elles sont assaillies d'insultes dégradantes, sexistes ». La violence ne les épargne pas non plus. Une contributrice d'El-Biro qui voulait raconter le quotidien des femmes emprisonnées a été frappée avant même de pouvoir s'approcher d'un centre de détention.

D'autres ont choisi de développer un journalisme « positif » sur les réseaux sociaux, comme le site Hunna Libya qui met en avant des portraits, la richesse du patrimoine et la diversité des paysages du quatrième plus vaste pays d'Afrique. Si tous ces médias libyens basés à Tunis cherchent encore leur modèle économique, ils participent à l'émergence d'un nouveau front journalistique, dix ans après l'échec des premières chaines révolutionnaires de 2011. Au moment où paradoxalement leurs collègues tunisiens subissent de plein fouet le retour de l'autoritarisme présidentiel.

Sophia Aram, on a retrouvé les divas arabes

Dans son billet matinal du 30 mai 2022, la chroniqueuse de France Inter Sophia Aram se penche sur le retour médiatique de l'ex-rappeuse Diam's pour déplorer la disparition de voix féminines sur la scène musicale arabe à cause du poids de la religion. Un constat ? Plutôt une vue de l'esprit.

Où sont les divas américaines et européennes ? Qui sont les héritières de Maria Callas ou d'Aretha Franklin aujourd'hui ? Il y a dans ces questions matière à un débat musical, interrogeant les grandes figures actuelles de la musique occidentale ou la notion même de diva, réactualisée par Beyoncé, ainsi que l'évolution des styles et des influences musicales. Curieusement, ces mêmes questions se trouvent abordées via un tout autre prisme dès qu'il s'agit du monde arabe.

Dans sa chronique sur France Inter1, Sophia Aram apporte sa contribution au sujet médiatique du moment : le documentaire Salam co-réalisé par Mélanie Georgiades, nom civil de l'ex-rappeuse Diam's qui a renoncé à sa carrière après avoir choisi de se convertir à l'islam et de porter le voile. Cette dernière raconte dans ce film sa quête d'une paix intérieure qu'elle aurait trouvée grâce à la religion. À la question, posée en marge de la sortie du documentaire, de savoir si Mélanie désire que ses enfants fassent carrière dans la musique, l'ex-chanteuse répond par la négative, préférant dit-elle les éloigner des « passions » qui peuvent être quelque chose « de très destructeur ». Sophia Aram s'empare alors de cette réponse en critiquant l'idée de vouloir éloigner ses enfants de l'écoute de la musique — ce qui n'est pas du tout le propos de la principale intéressée —, et se lance dans un plaidoyer sur le mode « c'était mieux avant », mobilisant les voix arabes et féminines de son enfance, énumérant pêle-mêle les noms de quelques divas arabes qui vont d'Oum Kalthoum à Cheikha Rimitti, avant d'en arriver au triste constat que le monde arabe, oublié des dieux, non seulement ne compte plus de divas, mais n'en entretient même plus le souvenir.

« La voix des femmes s'est éteinte », vraiment ?

Quel rapport y a-t-il entre ces divas d'antan et les supposés choix éducatifs de Diam's/Mélanie Georgiades, jeune femme d'origine chypriote dont le répertoire est, à part pour un certain public maghrébin, inconnu dans le monde arabe ? Comment cette transition se fait-elle ? La réponse est simple : l'islam, pardi ! La chroniqueuse de France Inter le dit tout de go : « Au fur et à mesure que l'influence de la religion a grandi, la voix de ces femmes s'est éteinte ».

Ce ne sont donc pas seulement les divas de la stature de Fairouz ou d'Asmahane qui auraient disparu du monde arabe, mais toute voix féminine, à l'exception de « Souad Massi et quelques autres ». Exit l'industrie musicale qui a fait l'âge d'or de la pop commerciale arabe, les festivals, l'industrie des clips ou les émissions de télé-crochet panarabes qui réunissent chaque saison un public qui va de l'océan Atlantique jusqu'au Golfe.

Si Sophia Aram est en quête de « femmes qui chant[ent] l'amour, la paix, le féminisme aussi », on en aurait une pléthore à lui recommander sur la scène musicale arabe actuelle. De nouvelles chanteuses n'ont, en réalité, jamais cessé de se manifester. Si la pop arabe commerciale n'a jamais manqué d'égéries, des Égyptiennes Ruby et Shireen Abdelwahab aux Libanaises Nancy Ajram et Haïfa Wahbé —, la scène alternative n'en est pas moins généreuse.

Certes, les choix musicaux sont moins classiques que ceux de Fairouz ou d'Asmahane, entre la DJ tunisienne Dina Abdelwahed, la Soudanaise Alsarah, leader du groupe Alsarah and the Nubatones, les Égyptiennes Maryam Saleh ou Dina El Wedidi, le style décalé et très politique des Libanaises Michelle et Noël Keserwany, ou encore la scène hip-hop féminine palestinienne, où la dabké2 épouse des accents électro. Qu'on les excuse donc de vivre avec leur époque, d'appartenir à une nouvelle génération.

Quant aux « héritières d'Oum Kalthoum et de Warda », les « nouvelles divas », elles existent toujours. Pas besoin de remonter jusqu'à Majda Erroumi (dont le père Halim Erroumi était un des mentors de Fairouz) ou Julia Botros, devenues des stars régionales dès les années 1980 et dont les concerts sont toujours des événements incontournables. La grâce de ces chanteuses à texte et à voix se trouve également aujourd'hui dans le répertoire de Faia Younan, qui a même remis au goût du jour les poèmes chantés en arabe standard, ou de Lena Chemamyan, dont la voix alterne entre répertoire syrien et arménien.

Sans parler de celles qui, comme Rima Khecheich, continuent à faire vivre un héritage musical levantin, n'hésitant pas à y mêler des accents jazzy. Certes, ces artistes ne vivent plus toutes dans le monde arabe pour différentes raisons, parmi lesquelles les guerres qui ont frappé la région. Mais elles sont bel et bien le produit de ces sociétés, de cette culture, tout islamique soit-elle.

Chanter en portant le voile

Enfin, que Sophia Aram se rassure, dans ce monde arabe qui n'échappe pas à la mondialisation, des émissions comme « The Voice » accueillent des jeunes et des moins jeunes qui continuent à perpétuer le souvenir de ces divas, ou à faire découvrir leur répertoire le moins connu, car c'est souvent leurs chansons que les candidat.e.s choisissent de reprendre, pour valoriser leurs performances et forcer l'admiration du jury. En 2015, c'est même une Jordanienne voilée, Nidaa Cherara, qui a remporté l'édition arabe de « The Voice », diffusée sur la chaîne panarabe MBC. Lors des auditions à l'aveugle, elle avait fait se retourner trois des quatre fauteuils du jury en interprétant « Fat El Mi'ad », un titre d'Oum Kalthoum.

Le cas de Diam's/Mélanie Georgiades est en réalité à rapprocher — toutes proportions gardées — de la trajectoire d'un autre artiste : le chanteur anglais Cat Stevens, star de la musique folk dans les années 1970, à qui on doit notamment les succès mondialement connus « Lady d'Arbanville », « Wild World » ou encore « Father and Son ». Steven Demetre Georgiou de son vrai nom abandonnera son identité civile et sa carrière en 1977 pour devenir Yusuf Islam, et se consacrer à des œuvres philanthropiques. Une parenthèse d'une trentaine d'années qu'il ferme en 2010 en reprenant sa guitare et son répertoire, en sortant de nouveaux albums sous le nom de Yusuf/Cat Stevens et en se produisant à nouveau sur les scènes mondiales, toujours avec son fidèle compagnon Alun Davies. Les motifs de conversion du chanteur londonien comme ceux de Diam's, leur évolution, leurs quêtes et leur besoin d'une paix intérieure qui a généré ce rapport à la religion sont à comprendre dans leur parcours personnel. Une chose est sûre, il est à mille lieues d'Alger, du Caire ou de Beyrouth, au propre comme au figuré.

Le problème avec la chronique de Sophia Aram, ce n'est pas qu'elle soit nostalgique d'une autre époque, confondant ainsi à l'antenne le paradigme spatial et le temporel. Le problème c'est qu'elle ne manque pas une occasion de rappeler son appartenance à cette culture maghrébine et arabe, afin de mieux faire passer des réflexions que l'on serait en droit de qualifier de stéréotypées et réductrices, donnant l'impression qu'elle parle d'une culture qu'elle connaît et à laquelle elle a facilement accès.

« Qui est le monsieur qui s'est pris en photo avec Fairouz ? »

Ne lui en déplaise, le souvenir de ces divas est toujours vivace. Du Maroc au Yémen, il y a encore aujourd'hui des millions d'Arabes qui commencent leur journée en écoutant Fairouz, tant et si bien que la question « et Fairouz, qu'écoute-t-elle le matin ? » est devenue une blague panarabe. Tant et si bien aussi que, lorsqu'Emmanuel Macron a profité de sa visite à Beyrouth en 2020 pour aller saluer la grande dame du Liban, les internautes arabes se sont demandé avec amusement sur Twitter : « Qui est le monsieur qui s'est pris en photo avec Fairouz ? », rappelant ainsi qui, à leurs yeux, devrait se sentir le plus honoré par une telle rencontre. Tant et si bien enfin que toute la presse arabe a célébré en chœur en novembre 2014 les 80 ans de celle que l'on surnomme affectueusement Jaret el amar (la voisine de la lune), en référence à l'une de ses chansons.

Le lendemain de la chronique de Sophia Aram, bien loin des studios de France Inter, ma belle-sœur m'a identifiée depuis Tunis sur une publication sur Facebook où elle écrivait :

On a enfin la réponse à la question qui taraude des millions de gens : qu'écoute Fairouz le matin ? Elle y a en fait elle-même répondu dans une interview donnée en 1999 : « J'écoute ma voix qui m'arrive par les fenêtres ».

La beauté de la réponse n'a d'équivalent que celle de cet hommage quotidien.

Ainsi, il semblerait que ce monde arabe où s'évanouissent la voix et le souvenir des divas n'existe que dans la chronique de Sophia Aram. Partout ailleurs, sur les plateaux télé, les chaînes YouTube ou Instagram devenues autant de terrains expérimentaux pour toutes sortes de reprises et de productions musicales, comme dans les maisons, les cafés ou les voitures, ces voix sont toujours présentes et leur répertoire se transmet de génération en génération. Elles demeurent une référence pour une production musicale qui, comme partout ailleurs, évolue, se renouvelle, accompagne son époque, car elle ne vit pas isolée. Preuve que conduire des croisades contre le voile et celles qui le portent n'empêche pas de se voiler la face. Mais dans cette France médiatique de moins en moins émue par l'arrivée au deuxième tour de l'extrême droite, nombreux et nombreuses sont ceux et celles qui, sitôt le « barrage » fait, s'empressent de remettre à l'ordre du jour les obsessions chères à celle qu'on appelle pudiquement désormais « la droite de la droite ».


2Danse de groupe en ligne en Syrie, Palestine, Liban, Jordanie, Irak, traditionnellement pratiquée dans les mariages, les banquets et les fêtes occasionnelles.

Les illusions perdues de la presse algérienne

Un milliardaire qui se déleste d'un journal devenu « toxique » pour les affaires, des journaux dépendant de la manne publicitaire étatique en difficulté financière, des TV privées au statut bancal, une presse électronique qui n'arrive pas à émerger et des journalistes dans la précarité : à l'occasion de la journée mondiale de la liberté de la presse, Orient XXI éclaire les sombres perspectives des médias algériens.

Des clous ultimes enfoncés dans un cercueil surmonté du mot « Liberté ». C'est ainsi que le caricaturiste Dilem a dessiné le 14 avril 2022 le dernier bouclage d'un des principaux journaux francophones algériens. Lancé le 27 juin 1992 alors que l'Algérie s'enfonçait dans une guerre intérieure à la suite de l'arrêt du processus électoral largement emporté par les islamistes, le journal Liberté qui se définissait comme républicain et démocrate — « éradicateur », disent ses critiques — disparaît par décision de son propriétaire, Issad Rebrab, première fortune du pays (estimée à 5,1 milliards de dollars, soit 4,84 milliards d'euros, selon Forbes).

Une décision « irrévocable » malgré les appels à sauver le journal, mais sans réelle mobilisation des salariés qui ont signé un accord avec les représentants du milliardaire sur les indemnisations et les offres de reclassement dans les autres entreprises du groupe Cevital. Créé en 1998, ce groupe bénéficie d'appuis au sein du pouvoir, une des règles du capitalisme algérien qui lui permet d'avoir pendant longtemps un quasi-monopole sur les importations de produits très demandés comme le rond à béton, le sucre et l'huile. Même si ses thuriféraires aiment à le présenter comme une sorte d'opposant, Rebrab était bien en cour dans les arcanes du pouvoir… jusqu'en 2015. Le journal Liberté — tout comme El Watan, Le Matin et d'autres — avait soutenu Ali Benflis contre Abdelaziz Bouteflika à l'élection présidentielle de 2004. Tout comme d'ailleurs une bonne partie des apparatchiks du Front de libération nationale (FLN). Hormis Le Matin suspendu et son directeur Mohamed Benchicou emprisonné par vengeance du clan Bouteflika, il n'y a pas eu de représailles, ces positionnements ayant eu pour effet de crédibiliser une élection au résultat évident.

Les recompositions au sein de l'appareil sécuritaire qui ont suivi l'attaque terroriste sur la base gazière de Tiguentourine en janvier 2013 vont cependant lui faire perdre peu à peu des appuis essentiels. L'homme, qui s'est déployé à l'international, commence à se plaindre de « blocages ». En 2016, deux mois après avoir racheté le groupe El Khabar (le quotidien arabophone au plus fort tirage et une chaîne de télévision), le tribunal administratif d'Alger saisi par le ministère de la communication annule la transaction. Les ambitions médiatiques de Rebrab, à qui le clan Bouteflika reproche de se mêler de politique, sont étouffées dans l'œuf.

En avril 2019, face à la contestation politique portée par le Hirak, l'ancien chef d'état-major de l'armée, Ahmed Gaïd-Salah lance une opération « mains propres » ciblant des responsables gouvernementaux et des hommes d'affaires proches de Saïd Bouteflika. Issad Rebrab est happé dans l'opération. Il est arrêté le 23 avril 2019 et sera libéré le 1er janvier 2020 après avoir écopé d'une peine de 18 mois de prison dont 6 fermes pour « infractions fiscales, bancaires et douanières ».

Se débarrasser d'un « actif toxique »

Dans une déclaration publiée dans le dernier numéro de Liberté, Issad Rebrab justifie sa décision par la situation économique du journal qui « ne lui permet qu'un court et vain sursis (…) Depuis un temps, le journal est distribué à perte. Et la perspective n'est point encourageante ».

L'explication laisse sceptique. Les raisons évoquées par le propriétaire et les autres personnes concernées laissent supposer de « nombreux non-dits », estime Abdelkrim Boudra, consultant et militant associatif :

On ne peut que spéculer ; indéniablement, nous vivons une période de crise du capitalisme algérien, qui a permis le renforcement des positions des entreprises toutes générations confondues, avec l'émergence d'une nouvelle classe d'oligarques à l'appétit vorace et qui sont entrés en conflit, avec les capitalistes de la génération 1 et de la génération 2 (comme Rebrab). Ces guerres de position n'ont pas épargné le secteur des médias. Et ce, depuis plusieurs années. En bon commerçant, Rebrab a dû faire ses calculs et arriver à la conclusion que l'investissement dans le secteur des médias est devenu un actif toxique dont il fallait se débarrasser.

De fait, le milliardaire qui a annoncé dans la foulée son départ à la retraite a invoqué un autre motif : faire en sorte que ses héritiers se consacrent « au seul impératif de développement des activités industrielles du groupe, libérées des contraintes particulières de gestion d'une entreprise de presse ».

En clair, l'ère Rebrab, homme d'affaires médiatique et politique prend fin. Les héritiers reviennent à la règle d'airain du vivre caché du capitalisme algérien. Cela fait sens, selon Abdelkrim Boudra :

Le capitalisme algérien né au lendemain de l'indépendance (génération 1), a vite compris que pour survivre il lui fallait être discret. Et vivre à l'ombre de l'État… Cette règle a volé en éclats avec la deuxième génération d'entrepreneurs nés dans le sillage des réformes de Mouloud Hamrouche1 Socialement, il s'agit d'une nouvelle catégorie avec de nouveaux codes. C'était l'ère de la communication, des relations publiques et du lobbying… y compris dans l'investissement dans leurs propres médias (écrits et audiovisuels)… Cette attitude devenue ostentatoire avec les oligarques de la troisième génération a fini par gêner la bureaucratie d'État qui s'est estimée maltraitée et écartée… C'est l'une des explications de la crise de 2019.

Pour Redouane Boudjema, professeur à la faculté des sciences de l'information et de la communication d'Alger, l'affaire renseigne aussi bien sur la nature du système politique que sur la vulnérabilité de la presse et la précarité du métier de journaliste. Elle montre aussi que « l'on peut devenir milliardaire en dollars grâce au soutien de gens au pouvoir, sans avoir un minimum de pouvoir ou d'influence dans les prises de décision ».

Une crise existentielle et économique

Mais au-delà du caractère spécifique de Liberté et de son patron, la presse algérienne — et la presse papier en particulier — connaît une crise existentielle. Trois jours après le clap de fin de Liberté, le site twala.info a révélé que les comptes du journal El Watan, détenu par un collectif d'une vingtaine de journalistes-patrons, ont été bloqués en raison d'un découvert bancaire de 70 millions de dinars (environ 460 000 euros) et d'une dette fiscale de 26 millions de dinars (170 500 euros). La situation financière du journal se dégrade depuis 2019. Le bel immeuble qui devait être le nouveau du siège du journal — et qui aurait pu rapporter des revenus par locations — est désespérément vide depuis 2016 car n'ayant pas reçu le certificat de conformité en raison d'une surélévation par rapport au plan. Toujours, selon twala.info, le journal El Khabar en proie à des difficultés financières s'apprête à dégraisser ses effectifs. D'autres médias se trouvent également dans une situation de quasi-faillite.

Lancés au début des années 1990, ces journaux, y compris Liberté, ont très largement bénéficié de ce qu'on appelle la manne publicitaire avec très peu de réinvestissement dans le développement et la formation. Les chiffres de ces aides ne sont pas connus, mais ils seraient substantiels. Cette manne continue de profiter aux journaux, dont de nombreux titres nés sous l'ère Bouteflika. Selon les chiffres du ministère de la communication, il y avait au 31 mars 2015 149 titres de presse (quotidien et hebdomadaire) dont 86 en langue arabe et 63 en français. Avec un tirage global de 2 360 315 dont 1 519 976 en arabe et 840 339 en français2. En 2016, les chiffres du ministère de la communication montraient que sur ces 150 titres, seuls 21 avaient un tirage supérieur à 10 000 exemplaires. Selon des spécialistes, si le nombre de titres reste constant, les tirages ont encore sensiblement diminué.

Le système médiatique sous Bouteflika a été submergé de titres de presse que même leurs rédacteurs en chef ne lisent pas, ce sont des supports pour organiser le détournement des milliards de dinars de la publicité étatique, et des chaînes de télévision offshores comme relais de propagande qui versent jusqu'à aujourd'hui dans la diversion, la haine, les discriminations et l'abrutissement de masse,

estime Boudjema.

La publication des chiffres de la publicité, souligne-t-il, permettrait de se faire une idée de « la relation étroite entre les éditeurs de presse et les différents réseaux qui constituent le pouvoir. On comprendra aussi pourquoi les éditeurs de presse se sont enrichis, pourquoi des journalistes se sont appauvris et pourquoi les entreprises médiatiques sont-elles aussi fragiles économiquement. »

Un des traits du secteur de la presse a été son inorganisation permanente. Les journalistes salariés — certains les estiment entre 7 000 et 10 000 — n'ont jamais pu se doter d'une organisation pour défendre leurs intérêts. Outre les divergences politiques et idéologiques, cette inorganisation est entretenue par les patrons qui se prévalent également de leur qualité de journalistes. Ils n'arrivent pas non plus à se doter d'une organisation des éditeurs viables malgré quelques tentatives.

Feu la « presse la plus libre du monde arabe »

La réalité est celle d'une précarité absolue et durable des journalistes salariés de la presse privée. Leur formation laisse souvent à désirer et ils ne sont pas vraiment pris en charge au sein des rédactions. Elle est aussi celle de journaux totalement dépendants de la manne publicitaire étatique. Les leviers d'action des pouvoirs publics à l'égard des journaux sont énormes, leur existence dépend largement de leur bon vouloir. De fait, la presse « la plus libre du monde arabe », comme elle se plaisait à s'autoglorifier dans les années 1990, vit ou survit dans une situation de rente.

Les choses changent à partir de 2014 avec une amélioration relative du débit de l'Internet et l'apparition, à partir de 2012 de télévisions privées de droit étranger dont certaines liées aux oligarques de l'ère Bouteflika. L'amélioration de la toile entraîne une perte importante des lectorats tandis que la manne publicitaire est réorientée vers les télévisions privées au détriment de la presse papier.

Le modèle économique de la presse papier fondé sur une limitation de la diffusion de l'Internet et sur la publicité publique n'est plus viable. En même temps, les nombreuses tentatives de lancer des sites électroniques restent elles aussi entravées, leur modèle économique se basant également sur les revenus de la publicité, très largement dépendants du bon vouloir des autorités. La tentative du site twala.info de lancer un site payant se passant de la publicité ne semble pas concluante malgré la ténacité de ses initiateurs. La volonté de brider le développement de la presse électronique a été clairement confirmée par le décret exécutif no. 20-332 du 22 novembre 2020 fixant « les modalités d'exercice de l'activité d'information en ligne et la diffusion de mise au point ou rectification sur le site électronique ». La publication de ce qui a été qualifié d'« alignement d'interdits » mis au point par Ammar Belhimer, ancien ministre de la communication et ex-journaliste a fait l'effet d'une douche froide.

La crise est-elle une conséquence d'un rétrécissement du lectorat francophone comme cela est souvent avancé ? Redouane Boudjema relativise beaucoup : « Il y a un travail à faire sur la sociologie du lectorat de la presse écrite en Algérie, la presse francophone souffre certainement de la baisse des lecteurs francophones, mais il faut en même temps noter qu'il y a en Algérie des lecteurs bilingues qui lisent aussi bien en français qu'en arabe ». Pour lui, il y a surtout une crise générale de la presse algérienne, « une crise de modèle économique, une crise de liberté, une crise de l'identité professionnelle du journaliste et une crise de tout le métier. »

Le contexte politique marqué par un rétrécissement des libertés ne permet guère d'envisager une amélioration. Pour Abdelkrim Boudra,

avec le contexte de crispation sécuritaire et d'insécurité juridique actuel, le business modèle des médias est devenu encore plus compliqué. Il semble qu'il n'y ait de place que pour les médias de propagande ou de médias spécialisés (sports, cuisine…) qui ouvrent droit à la rente publicitaire gérée et distribuée par l'État… C'est un équilibre de « soudure » qui peut durer quelque temps, mais il n'est pas tenable dans la durée. Ni économiquement ni politiquement.

L'aventure intellectuelle entamée en 1990 avec les mesures du gouvernement réformateur de Mouloud Hamrouche permettant l'émergence d'une presse privée est bel et bien terminée. Avec beaucoup d'illusions perdues.


1NDLR. À la fin des années 1980.

2Redouane Boudjema, La crise de la presse imprimée en Algérie et la transition vers la presse électronique (1997 2017), en langue arabe — أزمة الصحافة الورقية في الجزائر و مسار الانتقال الرقمي من 1997 الى 2017

Tunisie. Kaïs Saïed, haro sur les contre-pouvoirs

Depuis qu'il s'est octroyé les pleins pouvoirs en septembre 2021, le nouveau maître de la Tunisie s'emploie à neutraliser tous les contre-pouvoirs qui ont été mis en place pour éviter un retour au despotisme. La mécanique est désormais rodée : partir de manquements réels pour porter le discrédit sur les institutions, avant de les neutraliser et d'en récupérer les attributions.

Dimanche 6 février 2022, peu après minuit, la page Facebook de la présidence tunisienne diffuse une vidéo enregistrée dans le salon d'honneur du ministère de l'intérieur. On y voit Kaïs Saïed entouré de hauts cadres du département. Alors que les manifestations sont interdites depuis la mi-janvier pour cause de reprise épidémique, le chef de l'État estime ce soir-là que les Tunisiens ont le droit de sortir dans la rue et de demander la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), une instance constitutionnelle élue, chargée de gérer les carrières des magistrats et d'assurer l'indépendance de la justice. Malgré la faible mobilisation (quelques centaines de personnes ont défilé devant le siège du CSM), et en dépit de l'absence du moindre décret actant la dissolution, les policiers ont bouclé le bâtiment.

Le choix de la date n'est pas dû au hasard. Il s'agit en effet de la commémoration de l'assassinat du leader de gauche Chokri Belaïd, survenu en 2013 et toujours pas élucidé. Au fil des ans, la défense de Belaïd a mis en avant de nombreux dysfonctionnements aussi bien dans l'enquête que dans la procédure judiciaire. Saïed, qui ne s'est pas spécialement fait connaître pour son militantisme en faveur de l'élucidation des assassinats politiques, se saisit de l'occasion pour mettre cette affaire au passif du CSM. Pourtant, l'institution n'a été mise en place qu'en 2017 et son élection n'a jamais été contestée. Par ailleurs, l'ancien professeur de droit constitutionnel n'ignore pas que l'instance n'a pas dans ses prérogatives l'instruction et le jugement des affaires criminelles.

« La République des juges »

Depuis le 25 juillet 2021, le président de la République s'est lancé dans une croisade ayant entre autres pour but d'assainir la justice. Pour ce faire, il a pointé de réels dysfonctionnements connus du public (corruption de hauts magistrats, protection des proches du pouvoir dans certaines affaires sensibles, dont l'assassinat de Belaïd). Mais cette volonté d'assainissement a vite glissé vers une tentative de mise au pas. Dans ses multiples discours, le président s'est ému de verdicts allant à l'encontre de ses desiderata (comme l'acquittement par la Cour de cassation de l'un de ses opposants) et a développé la rhétorique de « la République des juges » chère aux populistes de droite, estimant au passage que la justice n'est pas un pouvoir, mais un simple service public.

Face à l'indignation des principaux syndicats de magistrats et aux condamnations des partenaires occidentaux de la Tunisie, le président a fini par modérer son propos, affirmant son attachement à l'institution du CSM. Finalement, il crée par décret-loi — son mode de gouvernance depuis le 22 septembre 2021 — une nouvelle instance à parité entre hauts magistrats siégeant ès qualités et juges à la retraite choisis par ses soins. Désormais, Saïed dispose également d'un droit de veto sur les promotions des juges. Il pourra en outre obtenir la révocation de tout magistrat « ayant failli à ses obligations professionnelles ». Le décret instaurant le nouveau CSM provisoire interdit par ailleurs aux magistrats de faire grève et d'entreprendre « toute action collective de nature à perturber le fonctionnement des tribunaux », un droit pourtant garanti par la Constitution. Il s'agit ainsi d'une reprise en main au niveau des textes du pouvoir judiciaire par l'exécutif, jamais vue même sous la dictature.

La télévision nationale réquisitionnée

Si les manifestants du dimanche 6 février 2022 ont été encouragés par le président à défiler, malgré des chiffres de contamination en hausse, la situation a été tout autre pour les mouvements n'allant pas dans le sens du pouvoir actuel.

La scène ce jour-là semble tout droit sortie des archives de la dictature. Le gouverneur (préfet) de Tunis, Kamel Fekih, un proche du président nommé fin décembre 2021, a décidé de déployer des dizaines de véhicules des forces spéciales autour du siège de la télévision nationale pour réquisitionner ce service public, principal outil de propagande des régimes autoritaires de Habib Bourguiba et de Zine El-Abidine Ben Ali. Alors que des techniciens et des administratifs sont en grève pour dénoncer la gestion de la nouvelle présidente directrice générale nommée après le coup de force, des agents pénètrent en régie pour assurer la diffusion du journal de minuit. Le bâtiment étant gardé par l'armée nationale depuis la révolution de 2011, l'image est symptomatique du risque de dérive autocratique depuis que Kaïs Saïed a pris les pleins pouvoirs le 25 juillet 2021.

Trois semaines auparavant, le 14 janvier (date de la chute de Ben Ali), Kamel Fekih a décrété l'interdiction de toute manifestation sur la voie publique, prenant pour prétexte la recrudescence des cas de Covid-19. Il coupait l'herbe sous le pied de ceux qui voulaient sortir dénoncer la dérive autocratique de Saïed. Interrogé à ce sujet, le haut-fonctionnaire s'en est violemment pris aux partis politiques, les traitant d'insignifiants et les accusant de n'avoir rien fait durant la décennie écoulée, avant de les inviter à se taire. Jamais, depuis le départ de Ben Ali, la confusion entre le pouvoir et l'administration n'a été aussi assumée.

Malgré les entraves, plusieurs manifestations ont pu être organisées autour de l'avenue Habib Bourguiba. Les autorités les ont violemment réprimées et des arrestations ont eu lieu. Au lieu de contester les violences policières, le président a préféré railler les manifestants et s'étonner de les voir contester sa décision de ne plus faire du 14 janvier le jour de la commémoration de la révolution, lui préférant le 17 décembre, date de l'immolation de Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid qui a déclenché la révolution.

D'abord le parlement

Ainsi, Saïed suit toujours le même schéma pour discréditer et neutraliser les institutions de contre-pouvoir puis accaparer leurs prérogatives, en partant de manquements que l'on ne saurait contester. La première institution à en avoir fait les frais a été le parlement. Fortement impopulaire du fait des dérapages qui y ont été observés, l'Assemblée a été suspendue avec une forte adhésion de citoyens lassés de voir à la télévision le spectacle d'affrontements stériles. Mais le président n'en veut pas juste aux députés actuels, il vise l'institution législative en tant que telle et veut lui substituer un système d'élections indirectes partant de conseils locaux et fonctionnant par tirage au sort. Le résultat serait l'abolition des législatives et la quasi-impossibilité de disposer d'une majorité parlementaire. Par ailleurs, Saïed a déploré une réforme constitutionnelle datant de 1976, reprise dans la Constitution de 2014, qui rend le gouvernement responsable devant le Parlement.

Le 22 septembre 2021, un décret-loi a dissous l'instance provisoire chargée de contrôler la constitutionnalité des projets de loi. Désormais, les décrets présidentiels sont au-dessus de la loi fondamentale et ne peuvent faire l'objet d'aucun recours.

Après la concentration des pouvoirs législatif et exécutif aux mains du président, celui-ci s'en prend à la justice, et c'est dans ce contexte que s'inscrit sa bataille contre le CSM. Dans la consultation en ligne proposée par le pouvoir pour être la base du référendum du 25 juillet 2021, la question relative à la justice est orientée.

L'Instance supérieure indépendante des élections (ISIE) qui gère les consultations depuis 2011 est elle aussi violemment attaquée par Saïed qui lui reproche les irrégularités commises par certains candidats et partis. Ce faisant, l'organisation des scrutins pourrait à nouveau revenir dans le giron du ministère de l'intérieur, et donc des gouverneurs. Quand on sait qu'à l'instar de Tunis, plusieurs gouvernorats importants sont passés sous le contrôle de proches du président revendiquant leur allégeance, on peut craindre pour la transparence des résultats.

« Mentir comme le journal télévisé »

Les médias sont également la cible du président. Ce dernier ne donne aucune interview à la presse locale et les journalistes n'ont pas été autorisés à lui poser des questions lors de l'unique conférence de presse à laquelle ils ont été invités, à l'occasion de la visite du président algérien Abdelmadjid Tebboune les 15 et 16 décembre 2021. Les ministres du gouvernement qu'il a lui-même nommés parlent très peu aux médias. Lors d'une réunion ministérielle tenue le 10 janvier 2021, Saïed s'en est pris aux journalistes, accusés de « mentir comme le journal télévisé ». L'épisode de la télévision nationale renforce les craintes d'une mise au pas de la presse. Des craintes partagées par Reporters sans frontières qui note dans son dernier rapport un manque de pluralisme dans les médias publics depuis le 25 juillet.

D'après le président du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) Mohamed Yassine Jelassi, consigne a été donnée pour que les membres des partis politiques n'aient plus accès aux talk-shows des chaînes publiques. Saïed n'a jamais fait mystère de son hostilité à la forme d'organisation partidaire, accusée de confisquer la parole populaire. Cette reprise en main de la télévision nationale semble même lui convenir : lors d'un entretien avec la cheffe du gouvernement le 10 février 2021, le président a félicité la télévision nationale pour son « patriotisme »1. Ce discours rappelle celui tenu par les régimes autoritaires de Bourguiba et Ben Ali, mais aussi par les dirigeants d'Ennahda, qui estimaient en 2012 et 2013 qu'un média public se devait de favoriser la position des gouvernants. Par ailleurs, la Haute Autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA)qui a un rôle de régulateur des médias est en sursis. En effet, cette instance indépendante provisoire qui assure un certain pluralisme avait vocation à disparaitre au bout d'un mandat de six mois, au profit d'une commission constitutionnelle qui n'a jamais vu le jour. Elle ne doit son maintien qu'à une disposition transitoire de la Constitution. Or, la loi fondamentale étant à la merci du président, il y a des raisons de craindre que l'exécutif ne reprenne en main la régulation des médias, incluant le pouvoir de licence.

La société civile dans le collimateur

Le pouvoir local est également dans le collimateur de Saïed. Le processus de décentralisation, prévu par la Constitution de 2014 a commencé à être mis en œuvre depuis les élections municipales de 2018. Dans un pays qui a longtemps été très jacobin, le transfert — très progressif — d'une partie des prérogatives de l'État aux collectivités territoriales est une véritable révolution. Mais Kaïs Saïed ne l'entend pas de cette oreille. Si le système politique qu'il promeut prévoit un système de gouvernance pyramidal élu au niveau des circonscriptions locales, il ne compte pas maintenir l'architecture actuelle. Le 24 novembre 2021, un décret-loi a supprimé le ministère des affaires locales et l'a remis dans le giron de celui de l'intérieur. La loi de la décentralisation n'a été que partiellement mise en œuvre, les régions et les districts n'ont jamais été formés. La plupart des actuels exécutifs municipaux, dont Ennahda est la principale force politique, doivent être renouvelés en 2023, à moins que Saïed ne les dissolve avant.

Les contre-pouvoirs institutionnels ne sont pas les seuls à être visés par un président qui refuse les corps intermédiaires. Après des décennies d'autoritarisme, la Tunisie a connu un développement de la société civile, notamment grâce au décret-loi 2011-88 régissant le droit associatif, un texte particulièrement libéral. Le travail d'ONG locales et internationales a été déterminant dans la décennie écoulée, alertant l'opinion sur les tentations liberticides des pouvoirs successifs et jouant un rôle de lobbying auprès des élus. Cela a notamment permis de populariser la culture de la transparence et d'obtenir le vote d'une loi contre le racisme en 2018.

Or, selon le directeur des programmes du centre Al-Kawakibi pour la transition démocratique (Kadem) Amine Ghali, le gouvernement de Najla Bouden planche sur une réforme du décret-loi 2011-88 dans un sens plus restrictif. Les amendements, qui n'ont fait l'objet d'aucune concertation avec les acteurs du terrain, donnent à l'administration un pouvoir discrétionnaire pour dissoudre des structures associatives en se basant sur des concepts vagues comme « l'atteinte à l'unité de l'État ». Lors du conseil ministériel du 24 février 2021, Kaïs Saïed a même jugé nécessaire d'interdire le financement étranger des associations, les accusant d'œuvrer pour les intérêts de « pouvoirs étrangers », épouvantail qui remonte là aussi au régime de Ben Ali. Encore une fois, il existe un consensus assez large autour des dérives employées par certaines associations (financement de partis politiques, embrigadement de jeunes pour combattre en Syrie, accointances avec le terrorisme), mais celles-ci restent minoritaires et procèdent souvent d'une mauvaise application de la loi. Pour l'instant, le nouveau texte n'a pas été promulgué, mais si jamais il l'était, il mettrait à mal une frange assez large d'ONG et de médias indépendants dont le financement dépend de bailleurs de fonds.

Indépendamment de la sincérité de la volonté réformatrice de Kaïs Saïed, cette entreprise de neutralisation de tous les contre-pouvoirs sapera la fragile transition démocratique en Tunisie et ouvrira la voie à un despote, qu'il s'agisse de Saïed ou de celui — ou celle — à qui il est en train de paver la route.


1La télévision nationale tunisienne s'appelle en arabe « al-talfaza al-watanya ». En arabe, watanya signifie à la fois « nationale » et « patriote ».

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Elle est menacée avec la mise à genoux du journalisme par Vincent Bolloré. L'homme d'affaires a décidé de mettre son immense groupe de presse au service d'un polémiste xénophobe et misogyne, condamné à deux reprises pour provocation à la haine raciale.

Elle est menacée par une concentration sans précédent des grands médias aux mains d'une petite dizaine de grandes fortunes qui recherchent ainsi protection et influence et, trop souvent, imposent leur agenda idéologique.

Cette information libre et pluraliste est aussi mise en danger par un système d'aides publiques aux médias dénoncé depuis des années comme inefficace et inégalitaire. Pourquoi ? Parce que dix grands groupes en sont les principaux bénéficiaires et cette distorsion de concurrence menace directement le pluralisme.

À la Libération, Hubert-Beuve Méry, fondateur du journal Le Monde dénonçait la « presse d'industrie », cette presse de l'entre-deux-guerres tenue par des industriels et qui allait sombrer dans la collaboration. « Il y a une chance d'éviter pour l'avenir les pourritures que j'ai vues dans le passé », disait-il alors. « Une société qui supporte d'être distraite par une presse déshonorée court à l'esclavage », écrivait Albert Camus.

Il y a une chance d'éviter l'actuel affaissement du débat public. D'éviter l'engloutissement du journalisme sous les polémiques nauséabondes, les post-vérités, les intérêts politiciens et/ou mercantiles.

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Dans leur diversité, ces médias indépendants vous proposent ce que le rouleau compresseur des médias dominants écrase ou minore, ignore ou discrédite. Les questions sociales, de l'égalité femmes-hommes, des mobilisations antiracistes, du travail, les nouvelles luttes et dynamiques qui traversent la société, les enjeux environnementaux, l'urgence climatique, les nouveaux modes de vie.

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Plurilinguisme. Les choix audacieux des nouveaux médias arabes

Nombre de médias électroniques du monde arabe nés dans le sillage des mouvements révolutionnaires de 2011 ont fait le choix du bilinguisme, voire du plurilinguisme. Le choix des langues et le modèle de fonctionnement répondent à des particularismes locaux, révélateurs d'enjeux de classe mais aussi de financement.

Mada Masr (2013) en Égypte, Inkyfada (2014) en Tunisie, Daraj et Raseef22 (2017 et 2013) au Liban, 7iber (2007) en Jordanie, Le Desk (2015) au Maroc…, tous appartiennent à cette jeune génération de médias numériques dits indépendants et progressistes. Ces sites d'information du monde arabe ont pour autre trait commun de publier leurs articles en plusieurs langues, un choix facilité par la présence sur la Toile qui leur épargne le coût du papier et de l'impression.

Dès sa parution dans la seconde moitié du XIXe siècle, la presse du monde arabe se distinguait déjà par la coexistence de journaux en anglais, en français et en arabe dans la plupart des pays de la région. Le choix d'une langue induit souvent une orientation éditoriale, culturelle ou politique particulière. Au Liban, la presse francophone est essentiellement destinée à une population chrétienne. Pour des raisons historiques liées à la colonisation, la presse francophone est beaucoup plus présente au Maghreb (Maroc, Algérie, Tunisie). La langue anglaise est quant à elle, dans des proportions toutefois moindre, plus répandue dans les pays du golfe ou en Égypte. Bien qu'ils soient aujourd'hui minoritaires, les médias monolingues en français ou en anglais subsistent dans de nombreux pays du monde arabe.

Pour ces nouveaux journaux en ligne nés à l'aube du XXIe siècle, l'usage d'une diversité de langues n'induit pas un traitement éditorial différencié. Lorsque les articles sont disponibles en plusieurs langues, le contenu est identique entre toutes les versions.

Un miroir sociologique

Toutefois, une langue de publication domine souvent entre tous les contenus, et cela s'explique en général par les compétences linguistiques des membres fondateurs : le français pour le Maghreb (Le Desk, Inkyfada), l'arabe la plupart du temps (Raseef22, 7iber). Cette affinité peut s'expliquer sociologiquement, puisque nombre des journalistes qui constituent ces médias ont étudié à l'étranger et il est fréquent qu'ils soient eux-mêmes plurilingues. Ainsi, les journaux en ligne avec lesquels nous avons échangé (Raseef22, Le Desk, Inkyfada) regroupent des journalistes arabophones, anglophones ou francophones. Il est rare qu'un auteur maîtrise à l'écrit deux langues parfaitement. De fait, les rédactions font toutes appel à des traducteurs.

Mais pour des équipes aux effectifs souvent réduits et au modèle économique précaire, ce travail de traduction est colossal. Quatre à cinq traducteurs indépendants travaillent pour Inkyfada, un webzine tunisien trilingue disponible en français, en arabe et en anglais. Les articles paraissent d'abord en français. Le média privilégie les longs formats qui demandent au moins cinq minutes de lecture, et qui offrent un contenu multimédia riche (vidéos, graphiques, photos, etc.). Trois jours en moyenne sont nécessaires pour traduire un article, un autre s'ajoute pour son édition. « Quatre personnes au moins travaillent sur un article. Cela demande beaucoup d'organisation », détaille Maher Meriah, traducteur et coordinateur de la version arabe d'Inkyfada. Les traducteurs peuvent également jouer un rôle en amont de la conception de l'article : « J'interviens là où on a besoin de traduire, par exemple une interview en arabe pour un article en français, ou bien sur la documentation ». Sur le terrain, le besoin de traduction ne se fait pas ressentir puisque c'est le dialecte, et non l'arabe littéral, qui est d'usage.

Dans l'équipe marocaine du Desk, c'est également le français qui prédomine, et la tendance se traduit en termes de contenu. Entre cinq et dix personnes travaillent pour le média depuis le début du projet en 2015. Un journaliste arabophone a été recruté pour s'occuper de la version arabe, en plus de quelqu'un en externe qui réalise certaines traductions. Dans l'idéal, le Desk aimerait traduire tous les articles en arabe, mais le manque de moyens est patent. Même constat chez Raseef22, la plateforme d'actualités panarabe basée au Liban et accessible en arabe et en anglais : l'équipe n'a pas les financements nécessaires pour payer plus de traductions et préfère consacrer ses moyens financiers à rémunérer ses contributeurs, une centaine actuellement répartis à travers le monde.

Entre arabisation et diglossie

Traduire pour s'adresser à un maximum de citoyens est l'argument principal mis en avant par ces différentes rédactions pour justifier le plurilinguisme. Un signe d'ouverture et surtout une stratégie révélatrice de l'enjeu de la langue dans des sociétés où l'arabe, dans sa forme standard, demeure encore souvent seul à être reconnu officiellement.

Après les indépendances et à partir des années 1960, plusieurs chefs d'États arabes (au Maghreb, en Syrie ou en Égypte) ont en effet conduit des politiques d'arabisation de l'enseignement et de l'administration. Toutefois, cette arabisation par le haut ne s'est pas traduite par la disparition des langues coloniales, encore partiellement présentes dans l'enseignement primaire et secondaire, et surtout dans l'enseignement supérieur. En Tunisie, 52 % de la population est francophone, tandis que ce chiffre ne dépasse pas les 35 % au Maroc et les 38 % au Liban, selon l'édition 2019 du rapport de l'Organisation internationale de la francophonie (OIF) sur la situation de la langue française dans le monde.

Mais au quotidien, le paysage linguistique est loin d'être monochrome, comme le rappelle Maher Meriah : « En Tunisie, il n'y a pas une langue que tout le monde maîtrise, à part le tunisien, qui est lui-même influencé par plusieurs langues. Être présent dans un maximum de langues, c'est la solution pour toucher le plus grand nombre de personnes ». Chez Inkyfada, une réflexion linguistique a été présente dès le début, avec entre autres un questionnement sur la place du dialecte tunisien. Sur la plateforme Inkyfada podcast, unique en Tunisie, 90 % des productions sont en tunisien et sous-titrées en trois langues (anglais, arabe et français). Et lorsque les interlocuteurs ne s'expriment pas en tunisien, une traduction est réalisée ultérieurement et lue par un acteur tunisien.

Traduire oui, mais pour quel public ?

Contrairement à ce que l'on pourrait penser, le choix du plurilinguisme vise en priorité un public arabe, bien qu'extranational. Ainsi, Raseef22 dit cibler surtout la diaspora arabe non arabophone avec sa rubrique d'articles en anglais qui compte en moyenne une traduction par jour pour une dizaine de publications en arabe : « Beaucoup de personnes originaires du monde arabe restent connectées d'une façon ou d'une autre avec cette région, même si elles n'en parlent pas la langue officielle. C'est notre rôle de rendre accessibles ces histoires locales, écrites par ceux et celles qui sont directement concernés », commente une journaliste membre de l'équipe rédactionnelle de Raseef22 qui a préféré conserver l'anonymat.

Ce droit à l'information est aussi l'argument mis en avant par le site d'information marocain Le Desk. D'abord entièrement en français, la décision de créer une rubrique en arabe est venue quelques mois après la création du journal : « Il y a certains lecteurs qui nous ont fait comprendre que ce n'était pas normal que certains sujets soient écrits seulement en français, indique un des journalistes du Desk. De notre côté, nous nous sommes rendu compte que nous aurions beaucoup plus d'impact en publiant en arabe. Dans le paysage marocain, il y a certains sujets qui ne sont actuellement abordés que par les médias francophones, comme l'économie et la finance ». Le pure player1 entend justement apporter un éclairage sur ces thématiques, notamment au moyen d'enquêtes. Dans le royaume, la presse francophone occupe encore une place importante dans les kiosques, en particulier parmi les hebdomadaires et les mensuels. En 2014, le ministère de la communication recensait plus de 500 titres nationaux dont 364 en arabe, 93 en français, 32 bilingues et plus de 12 autres titres en d'autres langues. La presse en arabe est certes davantage lue, mais elle est toutefois moins rentable, car ce sont les journaux en français qui attirent une grande partie des investissements publicitaires. Or, la publicité reste un pilier important du modèle économique du Desk. Le plurilinguisme peut dans ce cas être un choix stratégique.

La langue arabe reste en effet indispensable pour atteindre un public plus large. « Je ne sais pas si nous sommes plus lus par des francophones, mais ce que je peux dire c'est que certains sujets fonctionnent beaucoup mieux en arabe », relève Haïfa Mzalouat, journaliste et coordinatrice de la page française à Inkyfada. « Grâce aux réseaux sociaux, on constate que les articles en arabe circulent davantage, notamment concernant l'actualité tunisienne », complète son collègue Maher Meriah.

« Je veux que les gens soient représentés dans leur propre langue »

Pour ces journaux en ligne, tournés vers l'investigation comme Le Desk ou Inkyfada, la question de l'impact de leur travail sur le lectorat est au centre de leur mission d'information. « Nous essayons d'être ouverts et de ne pas nous adresser uniquement à une frange de la population. Nous sommes obligés de faire des enquêtes afin de rendre public ce que les autorités devraient publier par elles-mêmes. Autant que ce soit dans un maximum de langues », souligne notre interlocuteur du Desk.

Mais là où la liberté d'expression est encore menacée, écrire certains récits est une prise de risque, d'autant plus en arabe. Raseef22 traite largement des sujets liés au genre, à la sexualité et à l'exil. Dans un éditorial écrit pour le journal américain Washington Post en janvier 2019, Kareem Sakka, directeur de publication, évoque le boycott subi par la plateforme en Arabie saoudite suite à l'assassinat du journaliste Jamal Khashoggi qui en était l'un des contributeurs. Raseef22 revendique d'avoir couvert cette affaire en arabe, justement. De même, le fait que plusieurs journalistes exilés puissent prendre la plume pour écrire en arabe sur le site est vécu comme un engagement fort au sein de l'équipe :

Pour moi c'est important de parler à notre communauté. Si on veut parler du racisme au Liban, oui nous pouvons le faire dans The Guardian, mais je veux que les choses changent sur place. Je veux que les gens soient représentés dans leur propre langue. Je sais que si j'écris en anglais, je peux toucher un public plus large à l'extérieur, mais c'est un autre sujet. Mon travail est d'informer ma communauté en premier.

Enfin, il existe encore d'autres motifs spécifiques — bien que secondaires — à l'origine du choix du plurilinguisme. Ainsi, et même si ce n'est pas l'objectif premier, la traduction des articles en français et en anglais sur ces sites majoritairement accessibles sans abonnement donne de fait la possibilité d'être et d'exister sur la scène de l'information internationale, en faisant valoir un point de vue ou une narration différents de celle des médias étrangers. Chez Raseef22, on donne l'exemple des parcours migratoires et des récits liés à l'exil :

Nous savons que les réfugiés ne sont pas toujours représentés de manière positive dans les médias européens, c'est-à-dire sans stéréotypes. Or, nous ne pouvons pas parler de l'actualité de la région sans parler d'eux. C'est une de nos réalités. Nous voulons les représenter comme ils méritent de l'être.

De son côté Inkyfada fait partie du Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ) et a participé aux révélations de l'affaire dite des « Panama Papers » et plus récemment des « Pandora Papers ». L'ensemble de ces travaux est là encore traduit en trois langues. Cette tendance au plurilinguisme chez les sites d'information en ligne pourrait bien se généraliser à l'avenir, dans l'intérêt des médias et du public.


1NDLR. Site d'information sans édition papier, œuvrant uniquement sur le web.

Afghanistan. Du Nord au Sud, visions divergentes de la « guerre contre la terreur »

Avec le retour des talibans, les médias français s'inquiètent à nouveau du sort réservé aux femmes. Si la préoccupation est légitime, elle a toutefois servi il y a vingt ans à redorer l'image d'une guerre dont Al-Jazira, principale chaîne d'information arabe à l'époque, rendait compte de manière sensiblement différente de ses consœurs occidentales.

Vingt ans après les attentats du 11 septembre 2001, que reste-t-il dans la mémoire collective des images de la mal nommée « guerre contre la terreur » qui a commencé par l'invasion de l'Afghanistan en octobre 2001 ? La réponse peut varier selon la région du monde d'où l'on a suivi ces événements. Dix ans après la guerre du Golfe (1990-1991) « fondée sur l'illusion d'un suivi transparent et immédiat »1 dont la chaîne américaine CNN avait l'exclusivité mondiale, l'invasion de l'Afghanistan étrenne l'ère d'une certaine pluralité médiatique. Dans le monde arabe, c'est principalement sur Al-Jazira et à travers les interventions depuis Kaboul du correspondant Tayssir Allouni, devenu figure mythique de la chaîne d'information qatarie, que cette guerre a été suivie. En France, les correspondants de France 2 et de TF1 avançaient quant à eux avec les troupes de l'Alliance du Nord. Deux salles, deux ambiances.

Larmes et vengeance

Ce qui frappe quand on replonge dans les archives de la télévision française de l'époque, c'est la séparation quasi inexistante entre le registre émotionnel — que l'on ne peut que comprendre — et celui politique et militaire qui rend compte de l'intervention américaine prochaine. Sous le même macaron « attentats USA », les commentaires s'articulent comme dans un fondu enchaîné reliant la couverture des attentats à celle de « la riposte » qui se prépare. L'une ne va pas sans l'autre. L'une légitime l'autre et la place de fait au-dessus de toute critique.

Ainsi, Étienne Leinhardt, correspondant de France 2 à Washington ose, dans le journal de 13 heures du 14 septembre 2001, la première personne pour sommer les Français à une solidarité sans réserve : « J'espère que l'état d'esprit des Américains a été bien compris en France. […] Depuis que cet épouvantable drame a eu lieu, l'Amérique est en guerre ». Peut-on dès lors exprimer ses réserves quant à la réponse qu'appelle l'épouvante ? Le journaliste poursuit : « L'opinion publique attend de ses dirigeants […] que la riposte soit à la hauteur de l'humiliation qu'elle a subie ». Ce n'est donc plus pour endiguer un danger, mais pour laver l'orgueil américain que la guerre doit être déclarée. Mieux encore, « l'Amérique est désormais prête […] à payer le prix du sang », affirme quelques minutes plus tard Richard Binet. Imagine-t-on le tollé qu'aurait suscité une telle expression dans la bouche du secrétaire général du Hezbollah ou d'un dirigeant iranien ?

Même les réserves rationnelles émises dans les premiers jours qui ont suivi les attentats vont peu à peu disparaître. Daniel Bilalian, présentateur du 13 heures de France 2 rappelle : « Comme il ne s'agit pas d'un État identifié, la ou les ripostes doivent être parfaitement ciblées ». Or, ces interrogations ne dureront pas longtemps. Légitimée par l'émotion et la colère suscitées par les attaques du 11-Septembre que l'on ne peut que condamner, la logique belliqueuse d'une riposte tous azimuts n'a jamais été remise en question par le discours médiatique dominant.

« Croisade » et « désolidarisation »

De quoi s'agit-il au juste ? D'un pays qui a connu les attentats les plus meurtriers de son histoire ? Certes, mais pas seulement : « C'est un clivage encore accentué entre l'Occident et le monde musulman », nous apprend toujours le présentateur du 13 heures de France 2. Sur TF1, lorsque Jean-Pierre Pernault utilise le terme « croisade » en direct avec le correspondant Gauthier Rybinski depuis les États-Unis, ce dernier abonde dans son sens : « Le terme de « croisade » que vous avez employé est tout à fait approprié. Qui dit « croisade » dit « choc des civilisations », et c'est un petit peu en ce sens que l'opinion américaine s'oriente ». Pour une lecture critique de ce vocabulaire, on repassera.

Pour preuve de ce « choc des civilisations », les télévisions surveillent de près à la fois les chrétiens de la région et (surtout) les musulmans d'Occident. Toujours sur France 2, on apprend qu'au Liban, le Hezbollah s'oppose à la riposte américaine, mais on omet de rappeler que l'organisation a également condamné les attaques du 11-Septembre. Plus important, on s'attarde sur la communauté chrétienne qui rend hommage aux victimes américaines lors d'une messe où « les chrétiens maronites du Liban ont exprimé leur solidarité ». Ces derniers « qui ont connu la guerre et les affrontements sont particulièrement attentifs à tout signe de radicalisation ». Il est vrai que pour les musulmans du pays, les quinze ans de guerre civile ont été, tout au plus, un divertissement.

Pour les musulmans de France, il faut montrer patte blanche. Le 8 octobre 2001, au lendemain du début des opérations en Afghanistan, les journalistes observent cette « communauté » de près, guettant le moindre faux pas : « Aujourd'hui, ce qui retient l'attention des musulmans qui vivent à Marseille et sa région, c'est d'abord de savoir ce qui va se passer dans les jours qui viennent », entend-on dans le journal de France 2. Comme pour tout le monde, en somme. Le reporter dépêché à la cité phocéenne parle quand même d'« inquiétude » et d'« attentisme », de certains interviewés qui répondent « avec réticence, car le sujet est sensible ». Est-ce la peur de l'amalgame qui les pousse à agir ainsi, ou bien des opinions obscures qu'ils n'osent exprimer ? On ne le saura pas, et la méfiance continuera à planer sur ces citoyens suspicieux. Mais qu'on se rassure, des imams sont là pour condamner les attentats, « se désolidariser » avec les terroristes et rappeler que l'islam n'y est pour rien : « Cet enjeu identitaire qui préoccupe les musulmans de Marseille ne s'exprime pas ici par des manifestations ». Ici… contrairement au Pakistan ?

Dans le journal de 20 heures de ce soir-là, on remplace Marseille par une ville de banlieue. Le présentateur David Pujadas se veut rassurant : « Depuis le début de cette crise, les autorités françaises se félicitent de la sérénité des musulmans de France, y compris dans les cités ». Il lance ensuite un reportage à Grigny dans l'Essonne, « cité réputée sensible » où règne toutefois —étonnamment ? — « un grand calme […], après les bombardements comme après les attentats ». L'ennemi intérieur ne se cache vraisemblablement pas à Grigny.

Cette sérénité n'est pourtant pas ce qu'on retient du reportage sur les musulmans de France diffusé trois semaines auparavant par Al-Jazira. Si la chaîne qatarie tombe également dans la justification en parlant d'une communauté « intégrée » et en tendant le micro à ceux qui sont prompts à dénoncer le terrorisme en usant des formules d'usage, elle montre toutefois des musulmans se plaignant des médias qui « surveillent leur comportement et tentent de monter l'opinion publique contre eux », en mélangeant islam et terrorisme. Même fébrilité aux États-Unis où la crainte d'agressions islamophobes au lendemain des attentats est présente chez nombre de musulmans, qui se sont empressés d'afficher leur solidarité avec les victimes en faisant don de leur sang.

« La seule télévision présente »

Cette focalisation sur les musulmans se traduit également par un glissement lexical : le terme « musulman » remplace petit à petit celui d'« Arabe »… jusqu'à devenir une nationalité. Ainsi, Daniel Bilalian évoque-t-il le 14 septembre, entre deux sujets, l'arrestation de quatre personnes originaires du Proche-Orient à Bruxelles, et de « quatre autres musulmans [sic !] à Rotterdam ». Sans doute s'agit-il de ressortissants de la Musulmanie, célèbre pays où vivent tous les musulmans du monde. Il s'avèrera par la suite qu'il s'agissait de quatre Français.

Mais c'est avec le début des opérations en Afghanistan que la comparaison entre les télévisions françaises et leur homologue qatarie devient de loin plus intéressante. Quand les bombardements commencent le 7 octobre, les directs des correspondants français se font depuis Washington. Dans les jours suivants, on suivra leurs consœurs et confrères embarqués avec l'Alliance du Nord, les troupes de la vallée du Pandjchir. Les nouvelles du front passent par ce prisme, ainsi que par celui de la communication américaine, comme en 1990-1991. France 2 parle d'« un bombardement intensif, mais ciblé » avec « une trajectoire au mètre près », qui n'empêchera pas « un premier bilan invérifiable [qui] fait état de 30 morts ».

Au journal de 20 heures, Béatrice Schönberg souligne la dimension humaine, voire humanitaire qu'il faut percevoir derrière ces annonces : « Une guerre qui a deux aspects : apparemment des frappes militaires bien sûr, mais aussi des opérations conjointes humanitaires, avec le parachutage de vivres ». On s'en souviendra quand, neuf jours plus tard, un missile américain touchera un entrepôt de la Croix-Rouge.

En ce début de guerre, les seules images de civils bombardés viennent d'Al-Jazira. Si elles sont reprises par CNN comme par les deux premières chaînes françaises, la précaution est d'usage : « L'image, manifestement sélectionnée, qui ne montre que des civils, est fournie par la seule télévision présente dans cette partie de l'Afghanistan ». Pourtant, il suffit de regarder le reportage complet réalisé par Tayssir Allouni pour voir que l'image n'a pas été « sélectionnée ». Le correspondant d'Al-Jazira qui a passé la nuit à faire des directs sans projecteurs de peur d'être pris pour cible par les belligérants précise en effet : « Il semble que les frappes américaines et britanniques se soient concentrées sur des objectifs précis, mais cela n'empêche pas qu'il y ait eu des dégâts matériels et des victimes ». Allouni rappelle que le constat ne peut pas être précis à cause des restrictions imposées pour les journalistes. Ces images d'une maison bombardée sont les seules qu'il aura réussi à tourner avant que le père de famille ne manifeste sa colère d'être filmé, se désolant pour son pays qui n'a pas connu la paix depuis des décennies.

Les Arabes peuvent-ils parler ?

La frilosité des chaînes françaises vis-à-vis d'Al-Jazira est criante. Cette fois, le monde occidental n'a pas l'exclusivité du narratif d'une guerre au Proche-Orient. Dès lors, la « CNN arabe » devient un sujet de reportage en soi. La chaîne qatarie qui diffuse alors les messages vidéo d'Oussama Ben Laden est sous les feux des critiques. Ce dernier l'utiliserait comme tribune pour « mobiliser les masses musulmanes » ou « appeler les Arabes à rallier sa cause », les termes « Arabes » et « musulmans » étant interchangeables, selon que l'on est sur France 2 ou sur TF1. Les journalistes s'étonnent de découvrir une incompatibilité entre opinions publiques et gouvernements dans cette région : « C'est toute l'ambiguïté du monde arabe qui, d'un côté, fait partie de la coalition antiterroriste, et puis de l'autre côté, diffuse dans le monde entier la propagande par exemple du terroriste Oussama Ben Laden », constate sur France 2 Vincent N'guyen depuis Doha. Encore heureux, la pluralité des opinions n'est pas de mise dans ces contrées : « C'est l'ensemble du monde arabe, affirme toujours le journaliste, qui forgera son opinion en regardant Al-Jazira ».

En France, la guerre en Afghanistan est en train de se transformer sur les écrans en une opération de démocratisation dans laquelle les Afghans ne sont pas victimes des bombardements menés par les États-Unis, mais exclusivement de la dictature des talibans qu'il s'agit de remplacer par un régime démocratique. Bernard Kouchner, alors ministre de la santé de Jacques Chirac, l'affirme sur le plateau du journal de 20 heures : « Il faut aider le peuple afghan ». Tzvetan Todorov donnera un nom à cette « aide » : le messianisme politique2.

De fait, lorsque l'Alliance du Nord prend le contrôle de la ville de Mazar Al-Charif le 9 novembre 2001, loin des caméras françaises, l'armée du feu commandant Massoud est décrite comme « favorisée » par l'aviation américaine sur TF1. Pour justifier l'absence d'images, la correspondante de France 2 dans le nord du pays rappelle qu' « il n'y a pas de reporter étranger sur place, il n'y a pas de journaliste ». Aucun, en effet… sauf celui d'Al-Jazira3.

L'ambiance est plus macabre dans les reportages de ce dernier, diffusés le même soir. En plus des dernières avancées sur le terrain, il rend compte des bombardements que subissent les villages autour de la capitale afghane et des routes qui mènent à la ligne de front. Un bus de civils a été touché la veille : 35 morts et 10 blessés qui vont décéder pour la plupart. Les images des cadavres sont difficiles à soutenir, mais le cadreur n'est pas avare de gros plans. Avec l'avancement des soldats de l'Alliance du nord, certains Afghans craignent le retour du chaos, comme du temps de la guerre civile.

« Kaboul libérée »

Ce sont là l'une des dernières images que recevra la chaîne qatarie via son correspondant avant un moment. Le 14 novembre aux aurores, l'Alliance du nord entre dans Kaboul. La veille, le bureau d'Al-Jazira a été bombardé. Tir volontaire ou bavure ? On ne le saura pas. Pourtant, Daniel Bilalian annonce ce jour-là dans son journal que les envoyés spéciaux de France 2 « ont pu constater que les frappes aériennes de l'armée de l'air américaine étaient finalement très précises dans les quartiers résidentiels de Kaboul. Les bombes ont touché très exactement les résidences des hommes du pouvoir et des responsables terroristes ».

À partir de là, les journalistes s'attèlent à convaincre le téléspectateur de l'avenir radieux qui attend l'Afghanistan. Dans le 13 heures de TF1, on affirme que le « pays […] revit doucement à chaque victoire ». Mais c'est surtout la libération occidentale, et notamment celle des femmes qui est mise en avant. Michèle Fines, envoyée spéciale de France 2 affirme : « Évidemment, tout le monde était très content. On avait l'impression d'être accueillis un peu comme des libérateurs, comme les soldats. Les gens nous acclamaient parce qu'on était des Occidentaux ». Dans le 20 heures, David Pujadas peine à dissimuler son euphorie devant un tel triomphe civilisationnel : « Ce qu'on retiendra de cette journée, c'est la fin des interdits, le retour de la musique dans les rues et sur les ondes de Radio Kaboul, ou l'autorisation donnée aux femmes de travailler ou aux filles de retourner à l'école ». Ben Laden et le 11 septembre ? Allons, ne soyez pas rabat-joie.

Il serait mensonger de chanter les louanges de la couverture d'Al-Jazira qui a également été partiale, rappelant souvent la foi et la piété des combattants pro-talibans et nourrissant ainsi, à son tour, cette vision de « choc des civilisations ». Quant à sa complaisance avec Ben Laden, elle n'est pas une vue de l'esprit. Il n'en reste pas moins que la chaîne avait le mérite d'avoir un correspondant sur le terrain qui rendait compte de ce qu'était une guerre contre un pays : des bombardements, des victimes, une souffrance certaine et un avenir qui l'est beaucoup moins. Non pas une mission civilisatrice.

Sur les deux principales chaînes nationales françaises, ce sont les mêmes images qui défilent le soir de la prise de Kaboul. Le cadre de la caméra est soigneusement défini pour montrer que les femmes cheminent seules, bien qu'on devine au coin les hommes qui marchent à leurs côtés. Pour nous convaincre que ces derniers se précipitent pour se raser la barbe imposée par les talibans, c'est le même jeune homme, chez le même barbier, qui passe sur les deux chaînes. Les envoyés spéciaux s'extasient devant les « scènes habituelles de liesse » dans Kaboul qui « ressemble en ces instants à n'importe quelle ville libérée ».

Comme le souligne Lila Abou Loughod dans son essai Do Muslim women need saving ? (Harvard University Press, 2013), la couverture médiatique américaine des problèmes auxquels font face les femmes afghanes « avait tendance à se focaliser sur les ‟pratiques culturelles”, plutôt que sur les blessures de guerre ou d'autres conséquences de la militarisation ou des bouleversements de la guerre ». Le discours français n'est pas en reste. Une démarche dont on ne connaît que trop les racines coloniales et que Gayatri Chakravorty Spivak résume par sa célèbre formule : « Des hommes blancs sauvent des femmes racisées d'hommes racisés ».4. À ces femmes, la first lady Laura Bush consacrera un discours radiophonique le 17 novembre 2001 dans lequel elle dira : « Grâce à nos récentes victoires militaires dans une grande partie de l'Afghanistan, les femmes ne sont plus emprisonnées dans leurs maisons. Elles peuvent écouter de la musique et enseigner à leurs filles sans craindre d'être punies… La lutte contre le terrorisme est aussi une lutte pour les droits et la dignité des femmes ». Les envoyés spéciaux français à Kaboul n'auraient pas dit mieux.


1Marc Lits (dir.), Du 11 septembre à la riposte. Les débuts d'une nouvelle guerre médiatique, De Boeck, 2004.

2Tzvetan Todorov, Les ennemis intimes de la démocratie, Robert Laffont, 2012.

3La même logique est à l'œuvre à Gaza : les journalistes arabes ne sont pas considérés comme des journalistes.

4Gayatri Chakravorty Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ? Éditions Amsterdam, août 2020.

Maroc. La surveillance des journalistes n'a pas attendu Pegasus

L'enquête de Forbidden Stories a mis au jour en juillet 2021 l'usage intensif du logiciel israélien Pegasus pour venir à bout de la presse indépendante au Maroc. Mais depuis des décennies, des journalistes marocains subissent surveillance et harcèlement, grâce notamment à des logiciels fournis par des sociétés italiennes et françaises.

En octobre 2019, Fouad Abdelmoumni apprend que son téléphone apparaît dans une liste de 1 400 mobiles infectés par le logiciel espion Pegasus. Cela ne le surprend pas. « Je dirais que j'ai été immunisé à cette surveillance constante puisque j'ai grandi dans cette atmosphère », raconte l'économiste militant des droits humains, déjà emprisonné et torturé à deux reprises durant le règne d'Hassan II. Il sait que chacun de ses mouvements est épié. Pour autant, apprendre quels moyens sont mis en œuvre contre lui, « c'est déjà un progrès ». D'un ton serein, il détaille :« Ce n'est pas quelque chose qui me choque particulièrement. Je considérais qu'avoir des flics à la porte, qui relèvent ceux qui vont et viennent, même envisager qu'il y ait des écoutes ou des caméras […], à la limite pour un pays en transition, je peux le comprendre. Mais là on est face à un État voyou ».

Les journalistes marocain·es racontent des dizaines d'histoires de ce genre. Chacun de leurs déplacements est scruté jusqu'aux moindres détails. Omar Brouksy collaborateur régulier d'Orient XXI, se remémore une discussion avec son gardien d'immeuble : "J'habitais dans un appartement. Peu après mon arrivée à l'AFP en 2009, la police est venue devant chez moi pour voir le concierge ». Les questions à propos de son quotidien s'enchaînent : qui vient le voir ? Quand est-ce qu'il sort ? Qu'est-ce qu'il fait ? Quel est son programme ? « Ils l'ont menacé s'il me le disait. Comme c'est un ami, il m'a averti. »

Plus récemment fin juillet 2021, le journaliste marocain Hicham Mansouri, ancien résident à la Maison des journalistes (MDJ) et actuellement chef d'édition du site de l'Œil de la MDJ et membre de la rédaction d'Orient XXI, a été suivi par des hommes en civil dans le métro parisien. « J'avais rendez-vous à Gambetta avec deux amis dont Maâti Monjib. Je suis descendu du métro, j'ai pris le sens inverse puis j'ai repris le bon sens. Ils ont continué à me suivre ». Maâti Monjib se rend à Montpellier quelques jours plus tard et retrouve des photos de son voyage publiées dans un média de diffamation proche du pouvoir.

« L'essentiel est la sécurité des sources »

Les journalistes marocain·es mettent tout en œuvre afin de contourner ces différents types de surveillance. « Je m'entretiens physiquement avec toutes mes sources. Je les rejoins dans la rue, en marchant, dans un café… Je ne dis jamais le lieu où on se rencontre. Au téléphone, c'est inimaginable, je suis trop méfiant », détaille Omar Brouksy. Aboubakr Jamaï, fondateur des hebdomadaires marocains Le Journal et Assahifa Al-Ousbouiya a également recours à ce genre de ruse. Après la publication d'une enquête en 2000 sur l'implication de la gauche marocaine dans le coup d'État de 1972 contre Hassan II, le journaliste apprend par un haut fonctionnaire que les services de renseignement connaissent sa source avant même la publication.

Quelques mois plus tard, le rédacteur en chef du Journal redouble de vigilance lors de la publication de l'enquête sur l'affaire Ben Barka publiée conjointement avec Le Monde. Les deux journaux apportent la preuve de l'implication des services de renseignement marocains dans la disparition du principal opposant politique d'Hassan II, Medhi Ben Barka, enlevé le 29 octobre 1965. Pour ce faire, Aboubakr Jamai a réussi à convaincre l'ancien agent secret Ahmed Boukhari de témoigner. « Dans cette affaire-là, l'essentiel était la sécurité de la source. On craignait pour la vie du type. On a eu recours à des ruses pour échapper à leur surveillance », se remémore-t-il.

La rédaction ne savait pas qu'on allait sortir l'affaire Ben Barka. Trois journalistes étaient au courant. Pour le rencontrer, on descendait dans mon parking en voiture. On changeait de voiture et on sortait par une autre sortie. On a été très vigilants et c'est une grande fierté de ne pas avoir mis au courant les services secrets de la sortie de cette enquête. Ça a fait l'effet d'une bombe. C'est rare qu'une information tombe sans qu'ils ne sachent rien.

Des logiciels espions italiens et français dès 2009

Pegasus ne représente que le dernier outil en date utilisé pour museler la presse indépendante et plus généralement la société civile. Certains, à l'image de Maâti Monjib, Omar Radi, Fouad Abdelmoumni, ou encore Aboubakr Jamaï ont appris avoir été ciblés par Pegasus en 2019 lors des révélations du Citizen Lab de l'université de Toronto. D'autres ont été averti·es en juillet 2021 lors de la publication de Projet Pegasus comme Taoufik Bouachrine, Souleimane Raissouni, Maria Moukrim, Hicham Mansouri, Ali Amar, Omar Brouksy. « Les journalistes savent qu'ils et elles sont constamment surveillé·es ou sur écoute », explique ce dernier, ancien rédacteur en chef du Journal et professeur de sciences politiques au Maroc. « À chaque fois que je parle au téléphone, je sais qu'il y a une troisième personne avec nous », confirme Aboubakr Jamaï. « Ça ne date pas d'hier ».

Ce n'est pas la première fois que le Maroc achète ce type d'outils, avec la bénédiction d'États peu regardants de l'utilisation qui en est faite. L'Italie a permis l'exportation des différents logiciels espions de la société Hacking Team qui proposaient une surveillance similaire à ce que permet aujourd'hui Pegasus. Des documents internes ont révélé que le royaume a dépensé plus de trois millions d'euros à travers deux contrats en 2009 et 2012 pour s'en équiper. L'État français, qui n'en est pas à son premier contrat avec les états autoritaires du Maghreb et du Proche-Orient, a également estimé qu'un outil de surveillance massive du web serait entre de bonnes mains (celles de Mohammed VI) au Maroc.

La société Amesys/Nexa Technologies, dont quatre dirigeants sont actuellement poursuivis pour « complicité d'acte de torture » en Égypte et en Libye a également vendu son logiciel de deep package inspection nommé Eagle. Au Maroc, le contrat révélé par le site reflet.info est surnommé Popcorn et se chiffre à un montant de 2,7 millions d'euros pour deux années d'utilisation. Pour les États européens, ces contrats permettent également de sceller des accords de collaboration avec les services de renseignement marocains bénéficiant de ces outils. L'État marocain est libre dans l'utilisation qu'il en fait, mais en échange il fournit à Paris les informations dignes d'intérêt, notamment en matière terroriste comme lors de la traque d'Abdelhamid Abaaoud, terroriste d'origine belge et marocaine qui a dirigé le commando du Bataclan.

La continuité des « années de plomb »

Pour Fouad Abdelmoumni, les logiciels Pegasus et Amesys représentent la suite plus sophistiquée de la ligne sous écoute et de l'ouverture du courrier d'antan. Hassan II comme son successeur et fils Mohamed VI ont toujours eu recours à la surveillance massive. « Le Maroc n'a jamais été considéré comme une démocratie. Comme dans tous les régimes autoritaires, il y a une surveillance sur toutes les personnes considérées comme un danger », poursuit Aboubakr Jamaï. Pourtant, après trois décennies de répression durant le règne d'Hassan II, à partir des années 1990 le roi entreprend une ouverture démocratique. De nombreux journaux indépendants prolifèrent.

Lorsque Mohamed VI succède à son père en 1999, le nouveau roi n'a de cesse de s'attaquer à la presse et aux militants. « Si je sors aujourd'hui les enquêtes de l'époque, je risque la prison. D'ailleurs on a été interdits pour ces raisons sous Mohamed VI. Hassan II ne nous a jamais interdits pendant deux ans », décrit Aboubakr Jamaï. Aujourd'hui, de multiples journalistes et observateurs de la situation au Maroc comparent la politique répressive de Mohamed VI à celle des « années de plomb » (1960-1990) du règne d'Hassan II. Les autorités s'immiscent désormais dans la vie privée de ses opposants.

Des caméras cachées à domicile

Après son infection par Pegasus, Fouad Abdelmoumni, alors secrétaire général de la branche marocaine de Transparency International saisit la Commission nationale de contrôle de la protection des données personnelles. Plusieurs médias proches du pouvoir multiplient alors les menaces pour tenter de le faire taire. « Dès que je m'exprimais sur Facebook ou ailleurs sur un acte de répression, immédiatement il y avait des articles de menaces qui suivaient ». À la fin du mois, plusieurs médias pro-monarchie l'accusent d'adultère (crime passible de peine de prison au Maroc) ou même de proxénétisme. ChoufTV lance la rumeur qu'une sextape circulerait sur WhatsApp. D'autres sites reprennent l'accusation.

En février 2020, peu avant son mariage, des proches de Fouad Abdelmoumni, dont sa belle-famille, reçoivent via WhatsApp sept vidéos, filmées à son insu lors d'un rapport sexuel avec sa nouvelle compagne. Celles-ci ont été enregistrées à l'aide d'une caméra discrète cachée dans le climatiseur de la chambre de sa propriété secondaire en banlieue de Rabat. « Il y a deux implantations, une première dans le salon qui ne devait pas être suffisamment intéressante. Ils en ont fait une seconde dans la chambre à coucher. Ils ont ensuite pu pénétrer une dernière fois pour retirer ce qu'ils avaient installé ».

Hajar Raissouni n'a quant à elle pas été traquée par Pegasus, mais le 31 août 2019 la journaliste d'Akhbar Al Yaoum est arrêtée alors qu'elle sort d'un rendez-vous chez son gynécologue. Une caméra de ChoufTV est présente pour immortaliser l'arrestation. « À chaque fois qu'il y a un meurtre ou une affaire qui fait le buzz, ChoufTV sont directement informés par la police et ils ont l'exclusivité. Un ami à moi a trouvé un très bon parallèle : ChoufTV c'est comme si InfoWars1 était un département du FBI et que les États-Unis étaient une dictature ». Elle est accusée avec son compagnon de « débauche » (relation sexuelle hors mariage) et « d'avortement illégal ». Malgré le manque de preuves, ils sont condamnés à un an de prison et le gynécologue à deux années fermes.

Un an auparavant, le 23 février 2018, une quarantaine d'agents de police débarquent dans les locaux d'Akhbar Al-Youm pour y arrêter son directeur de publication, Taoufik Bouachrine. Le patron de presse et journaliste est accusé, vidéos à l'appui, d'avoir eu des relations forcées avec deux journalistes. Avec de telles accusations, Reporters sans Frontières (RSF) s'est retenu de commenter l'affaire jusqu'au jour du délibéré, huit mois plus tard, pour finalement évoquer un « verdict entaché de doute ». Le journaliste purge une peine de 15 ans de prison pour « traite d'êtres humains », « abus de pouvoir à des fins sexuelles » et « viol et tentative de viol ». Si le procès a été critiqué pour le manque d'éléments attestant des faits — les deux plaignantes se sont retirées au cours du procès —, le nom de Taoufik Bouachrine refait surface cet été dans la liste des 50 000 numéros visés par Pegasus.

Suleiman Raissouni, directeur de publication de Akhbar Al-Youm est lui arrêté à son domicile le 22 mai 2020 après qu'un témoignage d'un militant LGBTQ+ sur Facebook l'accuse d'agression sexuelle en 2018. Pour avoir pris position en faveur du journaliste, RSF s'est fait accuser de nier le témoignage de la victime, signe de la difficulté de traiter ce type d'accusation. « Ils portent ces accusations [d'agressions sexuelles] [pour ne pas leur donner le statut gratifiant de prisonnier politique. La question des agressions sexuelles est extrêmement sensible », estime Omar Brouksy.

En mars 2015, Hicham Mansouri passe devant un tribunal alors qu'il est encore au Maroc. Des policiers ont pénétré son appartement de force et ont monté un dossier l'accusant de proxénétisme et d'adultère. Un collectif de voisins dément ces accusations, mais on refuse leur témoignage. Un document est présenté durant le procès : le témoignage du gardien de l'immeuble qui l'accuse de tous les maux.

Le juge l'a convoqué. Au Maroc les gardiens, les cireurs de chaussures, les vendeurs de cigarettes, tous ces travailleurs informels collaborent avec la police, parce qu'ils sont fragiles, parce qu'ils craignent les pressions. Donc quand je l'ai vu au tribunal, je me suis dit : ‟Voilà, c'est lui qui va m'enfoncer !” Mais en fait non. Le juge lui a dit :
— La police vous a entendu, voilà ce que vous leur avez déclaré.
— Non Monsieur, c'est exactement l'inverse que j'ai dit ! Je n'ai jamais rien vu, c'est quelqu'un de très bien.
— Mais c'est bien votre signature ?
— Oui, mais je ne sais ni lire, ni écrire.

À la fin d'un procès kafkaïen, seule l'accusation d'adultère sera retenue contre Hicham Mansouri. À sa sortie de prison en janvier 2016, un autre procès le guette pour « atteinte à la sûreté de l'État ». Il risque jusqu'à 5 ans devant un tribunal, et 25 ans s'il passe devant un juge antiterroriste. « L'objectif premier [de ces procès] avant d'être celui de mettre au pas des individualités, c'est de terroriser l'ensemble des élites et de la société civile du pays », analyse Fouad Abdelmoumni. Le fait que tous ces journalistes aient été surveillés permet de remettre en cause l'impartialité de la justice marocaine dans le traitement de ces dernières accusations.

Un prix à payer extrêmement lourd

Les mœurs sexuelles ne sont pas le seul motif d'accusations péremptoires : Maati Monjib pour « blanchiment de capitaux », Ali Anouzla pour « apologie du terrorisme », Hamid el Mahdaoui pour « non-dénonciation de l'atteinte à la sûreté intérieure de l'État ». Malgré un préambule très bavard sur les droits humains, la Constitution de 2011 et les lois ne garantissent pas l'indépendance de la justice. Le roi Mohamed VI préside et nomme certains membres du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire (CSPJ) en charge d'élire les magistrats. L'article 68 de la loi organique relative au CSPJ lui octroie d'ailleurs un droit de regard sur ces élections. De surcroît, les verdicts sont prononcés selon l'article 124 de la Constitution « au nom du Roi ». Une atteinte à la séparation des pouvoirs, souligne Omar Brouksy. « Quand nous sommes poursuivis pour « atteinte à l'image du roi, de la monarchie, ou quand nous critiquons un proche du pouvoir, nous serons jugés par une personne nommée par le Roi et le verdict sera prononcé au nom de celui qui vous a attaqué. »

La révision du code de la presse de 2016 a supprimé les peines privatives de liberté pour tous les délits de presse. Une avancée de façade, car la dépendance de la justice à l'égard du pouvoir permet à la monarchie de l'instrumentaliser selon ses propres intérêts. Le régime se base notamment sur des accusations de viol, d'agression sexuelle ou d'atteinte à la sûreté de l'État afin d'enfermer les journalistes.

Au-delà de s'attaquer à un individu, le régime marocain cherche à « semer le trouble sur les journalistes pour décourager les sources », analyse Omar Brouksy, voire de les trouver. Fouad Abdelmoumni conclut :

Il y a une spécificité de la répression au Maroc : elle ne veut pas être méconnue. Elle veut être connue et identifiée. Mais pas d'une manière qui puisse être probante devant une ‟justice molle”. Ce qui les intéresse ce ne sont pas tant les personnes ciblées que les milliers ou dizaines de milliers d'autres qui pourraient, soit être encouragées à agir, soit au contraire se dire que le jeu n'en vaut pas la chandelle. En voyant que si on s'engage et si on s'expose trop, le prix peut devenir extrêmement lourd.


1Média d'extrême droite conspirationniste étasunien.

Maroc. « Comment j'ai été tracé à Vienne par Pegasus »

Par : Jean Stern

Hicham Mansouri, journaliste marocain réfugié en France et membre de la rédaction d'Orient XXI, fait partie des cibles de Pegasus. Il raconte pour la première fois comment au cours d'un séjour privé en Autriche, il a été repéré grâce au logiciel espion et suivi par de probables barbouzes marocains.

Journaliste marocain, membre du comité de rédaction d'Orient XXI, Hicham Mansouri qui travaille également à la Maison des journalistes de Paris fait partie des centaines de journalistes qui ont été espionnés par le logiciel Pegasus, produit par le groupe israélien NSO. Effectué par le Security Lab, laboratoire numérique hyper-performant d'Amnesty International, l'analyse de son téléphone a révélé qu'il avait été infecté plus d'une vingtaine de fois par le logiciel espion sur une période de trois mois, de février à avril 2021. Hicham Mansouri a quitté son pays en 2016 après avoir passé près d'un an en prison, sous des accusations évidemment bidon d'adultère. Au cours d'un second procès pour « atteinte à la sûreté interne de l'État », il a été condamné par contumace à un an de prison ferme.

Cofondateur avec Maati Monjib de l'Association marocaine pour le journalisme d'investigation (AMJI) - qui lui aussi a été espionné par Pegasus, comme plusieurs autres journalistes marocains actuellement détenus, Omar Radi (qui a été condamné le 19 juillet à 6 ans de prison), Taoufik Bouachrine et Soulaiman Raissouni, - Hicham Mansouri prépare un ouvrage sur son séjour en détention, à paraître cet hiver dans la collection Orient XXI chez Libertalia.

Si l'enquête de Forbidden Stories a mis à jour une surveillance très récente de son téléphone par Pegasus, ce n'est cependant pas une première pour notre collègue. « J'ai été espionné sur mon nouveau téléphone au printemps 2021. Mais quand j'avais rédigé un article pour Orient XXI sur le Sahara occidental en novembre 2020, j'avais alors appelé un responsable du Polisario. Je n'ai pas utilisé ses propos dans le papier publié, mais juste après un site marocain lié aux services secrets, Chouf TV, m'a accusé de comploter avec le Polisario en citant le nom de mon interlocuteur et le mien. J'étais alors sûr que soit moi soit lui étions sur écoute ».

Une filature sans fin dans les rues de Vienne

Mais l'utilisation probable de Pegasus par les services marocains pour tracer Hicham Mansouri a montré l'ampleur de ses possibilités à l'occasion d'un séjour à Vienne du journaliste et de sa compagne. Il nous raconte comment il a été tracé au cours de son escapade privée. « La situation la plus emblématique pour moi remonte à mars 2019. Je venais d'obtenir en France un titre de voyage français de réfugié. On a décidé d'aller à Vienne du 1er au 5 mars avec ma compagne ». Mais le séjour a priori sans histoires va tourner au cauchemar :

Le matin du 3 mars, vers neuf heures, à la sortie de l'hôtel Wombat's où nous séjournions, je remarque deux types avec des lunettes de soleil, à l'allure typique des barbouzes marocains. Dès que nous commençons à marcher, ils nous suivent. Pour vérifier qu'il s'agit bien d'une filature, on change d'itinéraire, on s'arrête, on s'installe dans un café et on attend un peu. On sort et on continue notre route, on les retrouve un peu plus loin. Mais il nous est impossible de les semer, les deux hommes nous suivent à la trace.

Hicham et sa compagne décident alors d'éteindre leurs téléphones, ignorant que même coupé un portable reste traçable par un logiciel comme Pegasus :

On change d'itinéraire plusieurs fois, raconte Hicham. On finit par s'installer dans un café car on est sûr de les avoir semés mais ils nous retrouvent. Cela a duré toute la journée ! On a fini par aller dans le parc du château de Schönbrunn, et on les a même photographiés au milieu de la foule dans la cour du château alors qu'eux-mêmes nous photographiaient.

Photo prise par Hicham Mansouri à Vienne. Le cercle rouge entoure les deux barbouzes qui se prennent en photo du château de Schönbrunn.

Dans ce grand parc du centre de la capitale autrichienne se trouve un poste de police. « Quand on l'a vu, on y est allés et on a raconté ce que nous subissions depuis le matin. Les policiers nous disent ne rien pouvoir faire mais qu'on peut les appeler si on les revoit et ils nous donnent un numéro de téléphone ». Mais plutôt qu'une contre-filature discrète, Hicham et sa compagne qui ont accepté de reprendre leur promenade malgré l'angoisse voient à nouveau leurs suiveurs sur une colline du parc. Ils appellent alors la police et sont rejoint par une voiture de la police autrichienne dont sortent plusieurs policiers :

Ils nous ont posé les mêmes questions que leurs collègues du poste, ils pensaient qu'on avait peut-être affaire à des racketteurs de touristes. J'explique ma situation, ma nationalité, mon statut de réfugié. Et là direct, les policiers me disent qu'ils vont vérifier tout cela sur Interpol. De victime, je deviens suspect. Ils prennent nos passeports, et on passe quinze minutes difficiles. Ils n'ont rien trouvé, m'expliquent que la loi autrichienne n'interdit pas les filatures, bref qu'ils ne vont rien faire. Ils ont uniquement proposé de contrôler leur identité mais nos suiveurs avaient alors disparu.

Hicham et sa compagne pensent alors que l'alerte est passée :

On quitte les policiers et le parc de Schönbrunn et on prend le métro, on change plusieurs fois de ligne et on finit par sortir pour aller boire un café et se remettre de nos émotions. Nos téléphones sont bien sûr toujours éteints. Et là on croise à nouveau nos suiveurs au centre-ville ! On les voit sur un banc et ils nous font un signe d'au revoir de la main et miment l'envoi d'un baiser à l'adresse de ma compagne.

La filature avait commencé à 9h du matin et il est alors 16h. « Cela a pourri notre voyage, même si ensuite on ne les a plus revus ».

Plusieurs journalistes en prison

Comme Hicham Mansouri, au moins 35 journalistes de 4 pays - dont la France - ont été ciblés par le Maroc et tracés par Pegasus, selon l'enquête de Forbidden Stories relayée par de nombreux titres de la presse internationale. Trois d'entre eux, Omar Radi, Taoufik Bouachrine et Soulaiman Raissouni, sont actuellement détenus au Maroc sous des chefs d'accusation considérés par les organisations de défense des droits humains comme fallacieux. Taoufik Bouachrine, ancien rédacteur en chef d'Akhbar al-Youm, a été arrêté en février 2018 et accusé notamment de viols et d'agressions sexuelles. Plusieurs de ses supposées victimes l'ont pourtant innocenté au cours de son procès. L'enquête de Forbidden Stories révèle qu'au moins deux des femmes impliquées dans cette affaire ont été ciblés par Pegasus, et peut-être victimes de chantage.

Soulaiman Raissouni qui a succédé à Taoufik Bouachine à la tête d'Akhbar al-Youm est lui aussi est arrêté pour des accusations elles aussi suspectes d'agression sexuelle en mai 2020. En juillet 2021, alors qu'il a entamé une longue grève de la faim qu'il poursuit depuis 103 jours, il est condamné à cinq ans d'emprisonnement. Entretemps, leur journal étranglé a cessé de paraître…

Les autorités marocaines ont répondu par écrit à Forbidden Stories, affirmant sans rire qu'elles « ne comprennent pas le contexte de la saisie par le Consortium International de Journalistes » et sont « dans l'attente de preuves matérielles » pour « prouver une quelconque relation entre le Maroc et la compagnie israélienne précitée », à savoir NSO.

Pourtant, des journalistes qui se sont préoccupés de près ou de loin de la répression des journalistes marocains ont également vu leur téléphone ciblé par Pegasus, en particulier en France celui d'Edwy Plenel, directeur de Mediapart. En juin 2019, Edwy Plenel assiste à une conférence à Essaouira, au Maroc et accorde plusieurs interviews pour s'inquiéter des violations des droits humains et des journalistes par le régime marocain. Une autre consœur de Mediapart, Lénaïg Bredoux, a également été ciblée par Pegasus, tout comme Rosa Moussaoui, journaliste à L'Humanité et Dominique Simonnot, ancienne journaliste au Canard Enchaîné et actuelle contrôleuse générale des lieux de privation de libertés.

Pegasus et ses nombreux avatars

La terrible situation des journalistes marocains emprisonnés comme Omar Radi, Soulaiman Raissouni et Taoufik Bouachine, a directement été provoquée par l'utilisation du logiciel Pegasus, le témoignage d'Hicham Mansouri est sur ce point édifiant. Mais alors que le Maroc a officialisé ses relations diplomatiques avec Israël en décembre 2020, Pegasus a été utilisé bien plus tôt par le régime. Ajoutons que ce logiciel a été mis au point grâce à la surveillance électronique de masse par Israël des Palestiniens des territoires occupés. Outre NSO - en partie contrôlé depuis 2019 par un fond britannico-luxembourgeois, Novalpina Capital mais toujours dirigé depuis Tel Aviv -, de nombreuses entreprises de la high tech israélienne produisent d'ailleurs des logiciels dit offensifs du même type, dont les sociétés Quadream, Candiru et Wintego, et contribuent ainsi à la renommée de la start-up nation dans les milieux de défense et économiques, non sans cynisme.

On sait pour l'instant que parmi les clients de Pegasus on compte - outre le Maroc - les Émirats arabes unis, l'Arabie saoudite et le Bahreïn. Mais combien d'autres pays, combien d'entreprises utilisent plus ou moins discrètement Pegasus ou ses avatars ? L'enquête en cours de publication de Forbidden Stories, menée grâce à la logistique informatique d'Amnesty International, en pointe depuis quelques années sur la dénonciation de la surveillance numérique, devrait apporter beaucoup d'informations. Plus de quatre-vingts journalistes ont épluché depuis plusieurs mois les données de plus de 50 000 numéros de téléphone dans cinquante pays clients supposés de Pegasus.

Le monde que prépare les concepteurs et les utilisateurs de Pegasus est à bien des égards assez « flippant ». Mais il faut rester lucide : la surveillance électronique à outrance de la Palestine par des logiciels offensifs n'a pas réussi à briser le mouvement de colère des Palestiniens en mai 2021. Pas plus qu'elle ne parviendra à réduire au silence les journalistes indépendants au Maroc et ailleurs. On peut surveiller une foultitude de personnes, pas leur interdire de penser.

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Maroc. Les frères Azaitar, ces amis encombrants de Mohamed VI

Abu Bakr, Ottman et Omar Azaitar, pour les deux premiers stars des arts martiaux, sont depuis trois ans les amis très proches du roi du Maroc. Mais leurs esclandres et l'étalage de leur luxe font l'objet depuis quelques semaines d'une intense campagne de presse, orchestrée dans l'ombre du pouvoir.

« Abu Azaitar continue ses provocations envers le peuple marocain », titrait le 19 juin 2021 le quotidien numérique marocain Barlamane, dirigé par Mohamed Khabachi. Quelques années auparavant, il avait été nommé par le roi Mohamed VI à la tête de la MAP, l'agence de presse officielle, puis était devenu directeur de la communication du ministère de l'intérieur. Le journal s'en prend aussi à Omar, un autre membre de la fratrie des Azaitar, accusé presque de haute trahison pour avoir ouvert en juin 2021 sur la Costa del Sol, en pleine crise hispano-marocaine, une franchise de la chaîne allemande 3H'S Burger & Chicken.

Si un média comme Barlamane se permet d'attaquer les trois frères Azaitar, après les avoir encensés il y a encore quelques mois, c'est parce que l'appareil sécuritaire a décidé de tenter de mettre fin à leur carrière. Celle-ci commença le 20 avril 2018 quand le souverain les reçut au palais royal de Rabat pour les féliciter de leurs exploits sportifs.

Des vacances royales aux Seychelles

Ottman Azaitar venait alors de remporter une victoire au championnat du monde du Brave Combat Federation du Mixed Martial Arts (MMA). Quant à Abu Bakr, il avait fait son entrée à l'Ultimate Fighting Championship, la plus importante ligue mondiale de ce sport de combat. Tous deux ont commencé à pratiquer les arts martiaux à Cologne (Allemagne) ou ils sont nés de parents immigrés originaires d'Al Hoceima. Le troisième frère, Omar, est un peu leur manager mais il se consacre aussi à ses affaires. Il avait ouvert en 2019 à Tanger un premier 3H'S Burger & Chicken où le roi envoya déjeuner son fils, le prince héritier Hassan.

Depuis cette audience royale, tous trois sont devenus inséparables du souverain au point de passer leurs vacances ensemble aux Seychelles en 2018, après avoir navigué en Méditerranée occidentale à bord du yacht Al Lusial, mis à disposition de Mohamed VI par l'émir du Qatar Tamin Ben Hamad Al-Thani. Au début de ce coup de foudre en amitié, bon nombre de photos du roi accompagné des trois frères, et plus spécialement d'Abou Bakr, ont été postées sur les réseaux sociaux. Depuis, la relation est devenue plus discrète, mais elle n'a rien perdu de son intensité.

Abu Bakr et Ottman ont même en quelque sorte représenté le roi le 6 novembre 2019 à Laâyoune. Ils sont passés au premier rang, devant tous les officiels, y compris un ministre et le wali (préfet), lors de la cérémonie commémorative de la Marche verte qui permit au Maroc, en 1975, de prendre le contrôle de la plus grande partie du Sahara occidental, alors colonie espagnole.

Depuis mai, le séjour au Maroc des frères Azaitar est ponctué de bévues et d'esclandres rapportés ouvertement par la presse. Cela va de la pratique du jet-ski par Abu Bakr aux abords de la marina Bouregreg de Salé, où ce sport est interdit, en passant par son engueulade nocturne avec les médecins et infirmiers de l'hôpital Avicenne de Rabat qui ne lui semblaient pas en mesure de faire face efficacement à la pandémie du coronavirus.

Ottman n'est pas en reste. Atlas Info, une publication marocaine de droit français rapportait le 21 mai comment il avait provoqué « l'angoisse » des clients et du personnel du café Starbucks de la gare de Rabat quand le caissier refusa de prendre sa commande, après qu'il eut éhontément doublé la file d'attente.

« Les gangsters à la Ferrari »

Plus grave que les frasques est, aux yeux de la presse, l'étalage de luxe que font les frères Azaitar sur les réseaux et dans les rues qu'ils sillonnent. Hespress, le quotidien numérique le plus lu du Maroc, calculait le 10 juin qu'Abu Bakr possède une collection de montres de luxe « estimée à au moins 25 millions de dirhams » (2,3 millions d'euros). Omar, lui, se pavane dans des voitures très haut de gamme comme une Mercedes Brabus 800 qui vaut 200 000 euros, une Bentley Bentayga à 300 000 euros et une Rolls-Royce à un demi-million.

La mise en cause de ces hôtes du roi transcende la presse. Samira Sitaïl, une journaliste très connue au Maroc qui dirigea la télévision publique 2M s'est elle aussi mise de la partie. « Alors que le roi #MohamedVI donne ses instructions pour que les Marocains de l'étranger voyagent à des prix abordables, des @abu_azaitar postent des photos de leurs déplacement en jet privé de luxe », écrit-elle sur son compte Twitter. « Il y a vraiment des coups de pied au cul qui se perdent », ajouta-t-elle.

Hesspress fut le 1er mai le premier média à déclencher les hostilités contre les Azaitar en leur consacrant un article anonyme publié d'abord en français puis en arabe. Long de 3 400 mots, presque tout y est raconté, y compris leur jeunesse à Cologne quand la presse allemande les surnommait « les gangsters à la Ferrari ». Ils avaient volé une voiture de cette marque après avoir tabassé son propriétaire, un homme d'affaires, qu'ils menacèrent de « tuer en l'aspergeant d'essence. [...] Leur casier judiciaire est plus long que leur palmarès sportif », soulignait le journal, une affirmation corroborée par des publications sportives spécialisées en arts martiaux.

Si les Azaitar ont pu, selon la presse, « instrumentaliser la sollicitude royale » à leur égard, tous les médias s'abstenaient prudemment jusqu'à présent d'évoquer les liens étroits unissant la fratrie à Mohamed VI. Hesspress a cependant franchi un pas de plus le 9 juillet. Un nouvel article anonyme bilingue laisse entendre que voitures et montres de luxe sont peut-être des « cadeaux », mais le journal ne va pas jusqu'à signaler que c'est le roi qui leur a remis. L'auteur invite néanmoins à demi-mots le souverain à ne plus accepter « ce déploiement obscène de signes extérieurs de richesse qui tranche avec une situation socio-économique d'une extrême fragilité » provoquée au Maroc par la pandémie.

« Leurs frasques risquent d'en éclabousser plus d'un »

Les Azaitar, continue le journal, « sont des bombes à retardement semées un peu partout et qui finiront par nous exploser à la figure, tant leurs outrances et leur enrichissement suspect sont révoltants ». Leur objectif est de « régner en maître au Maroc et prendre tout ce qui peut être pris. [...] Leurs frasques risquent d'en éclabousser plus d'un », souligne Hesspress dans ce qui semble être un avertissement à Mohamed VI des risques qu'il encourt en les fréquentant si assidument.

L'article se termine par une subtile comparaison entre Abu Azaitar et Raspoutine, le pèlerin mystique qui exerça une grande influence sur la cour impériale russe au début du siècle dernier. L'auteur invite le boxeur germano-marocain à lire l'histoire de Raspoutine qui finit assassiné en 1916. Est-ce une menace ?

Du temps du roi Hassan II, ceux qui au Maroc pouvaient représenter une menace pour la monarchie risquaient d'être victimes d'un accident mortel. Ce fut le cas en 1983 du puissant général Ahmed Dlimi dont la voiture fut mystérieusement percutée par un poids lourd dans la palmeraie de Marrakech.

Avec Mohamed VI, les méthodes ont changé. C'est d'abord par voie de presse que le Makhzen - le proche entourage du souverain - cherche à se débarrasser de ceux dont le comportement nuit à la bonne image de l'institution monarchique. Ces manœuvres sont cependant peu utiles si le souverain reste insensible à la campagne médiatique de son entourage et n'écarte pas ceux qui y sont visés.

Les auteurs des diatribes contre les Azaitar et les médias qui les ont publiés n'ont pas été inquiétés. Or dans un pays aussi hiérarchisé et autoritaire que le Maroc, où plusieurs journalistes indépendants croupissent en prison, cette campagne médiatique ne peut émaner que d'un cercle très réduit du pouvoir, composé de conseillers royaux et de sécuritaires pour qui le comportement de la fratrie cause un énorme tort à la monarchie et met même en risque la stabilité du royaume.

Ce n'est pas la première fois que la presse est utilisée au Maroc pour démolir l'image d'un proche du roi que l'on cherche à mettre sur la touche. À la fin de l'hiver 2018 Le Crapouillot Marocain, un site presque clandestin, publia deux articles anonymes discréditant la princesse Lalla Salma, l'épouse du roi. Elle y était décrite comme une femme « dédaigneuse et méprisante » ayant un caractère « colérique et agressif ». Qui plus est, elle n'obéissait pas toujours au souverain.

Un mois après, le 18 mars 2018, l'hebdomadaire people espagnol Hola annonçait le divorce du couple royal. Va-t-on maintenant assister au « divorce » de Mohamed VI et des Azaitar ? Peu probable à en juger par la réaction du roi qui maintient cette amitié contre vents et marées.

Enracinement des discours racistes, responsabilité des médias

Après une interruption d'un an due à la pandémie de Covid-19, la Commission nationale consultative des droits de l'Homme (CNCDH) publie comme chaque année depuis trois décennies un dense et passionnant rapport sur la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la xénophobie.

Les auteurs du rapport 2020 de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) ont fait le choix cette année de « porter une attention particulière à l'effet de la crise sanitaire sur les comportements racistes et antisémites, en s'intéressant notamment aux manifestations de racisme anti-Asiatiques et aux dérives antisémites sur YouTube ».

Ils constatent qu'au début de l'année 2020, « le mystère de l'origine du nouveau coronavirus », identifié pour la première fois en décembre 2019 à Wuhan, en Chine, « a grandement contribué à la stigmatisation et à l'augmentation des comportements racistes envers les personnes d'origine chinoise » et, plus généralement envers « toute personne dont les traits pourraient sembler “asiatiques“ ». Ils précisent cependant que « loin d'être un élément déclencheur d'une nouvelle forme de racisme », la pandémie a plutôt « rappelé l'ampleur des préjugés qui sont régulièrement véhiculés à l'égard des personnes asiatiques ». Il conviendrait par conséquent, demande la commission, d élargir les moyens de la recherche pour recueillir des données supplémentaires » permettant de « mieux prendre en compte » le racisme anti-Asiatiques, qui reste encore « trop méconnu, peu analysé en France, et, souvent, minimisé ou occulté ».

Complotisme et antisémitisme

L'année 2020 a également été marquée par l'émission en ligne, et notamment sur YouTube, de « discours douteux ou haineux » et de « théories complotistes qui reprennent régulièrement des préjugés antisémites anciens associant les Juifs au pouvoir et à l'argent ». Une enquête menée par Science Po et l'Université Gustave Eiffel, et dont la CNCDH cite les conclusions, a ainsi « permis de mesurer » en dépit du « “nettoyage“ réalisé en amont » par ses responsables « pour supprimer les comptes douteux », une « empreinte antisémite faible mais non négligeable » dans les commentaires déposés sur cette plateforme vidéo qui « occupe une place privilégiée dans l'espace numérique français ». C'est bien évidemment sur les « chaînes associées à différentes tendances de l'extrême droite politique française » que ces proférations racistes sont les plus nombreuses. Mais précise la commission, « c'est sur les chaînes YouTube des grands médias centraux » - dont nous verrons que certains d'entre eux portent par ailleurs une écrasante responsabilité dans la propagation de propos haineux - « qu'un internaute a une probabilité beaucoup plus forte de rencontrer un commentaire à empreinte antisémite ».

« Forte augmentation des faits anti-musulmans »

Ce sont les Roms constate ensuite le rapport qui « malgré une légère amélioration » par rapport aux années précédentes, restent encore et toujours en France « la minorité la plus stigmatisée », contre laquelle les pires stéréotypes racistes continuent d'être mobilisés : une forte majorité de Français considèrent qu'ils « ne veulent pas s'intégrer », qu'ils « exploitent très souvent les enfants », et qu'ils « vivent essentiellement de vols et de trafics ».

Les musulmans, eux aussi, font toujours l'objet d'une très vive défiance, « malgré un progrès sensible depuis quelques années ». Sans surprise, constate la CNCDH : « Le sentiment négatif envers l'islam est particulièrement fort chez les Français se situant “très à droite“ de l'échiquier politique, chez les sympathisants du Rassemblement national et parmi ceux qui se disent “plutôt racistes“ ». Cependant, « une minorité significative » de sympathisants du Parti socialiste, d'Europe Écologie - Les Verts et de La France insoumise partage avec cette frange réactionnaire l'opinion selon laquelle « l'islam est une menace pour l'identité de la France ».

Bien sûr, ces préjugés entraînent des passages à l'acte. La fin de l'année 2020 a été marquée, observe la commission, par une « forte augmentation des faits antimusulmans », dont la part s'élève à 16 % de l'ensemble des faits racistes recensés dans l'année – contre 8 % en 2019. Soit un doublement, en un an, du nombre de ces attaques. Ce sont principalement « les menaces qui ont augmenté », puisqu'elles sont en hausse de 75 % par rapport à l'année précédente. Les atteintes aux lieux de culte et cimetières musulmans ont quant à elles progressé de 38 %.

Au passage, la commission, après avoir constaté qu'il « déchaîne » toujours « les passions » et déploré les commentaires convenus selon lesquels son usage « ferait nécessairement le jeu du communautarisme, empêcherait la libre critique de la religion » et « rangerait dans le camp des “islamo-gauchistes“ », réaffirme courageusement qu'elle n'entend pas quant à elle renoncer au mot « islamophobie » - qu'elle utilise, précise-t-elle, « au sens de préjugé envers les musulmans et/ou leur religion, sans entrer dans les polémiques » que suscite son emploi.

Enfin, relève la CNCDH, « les préjugés à l'égard des Juifs », s'ils « restent nettement minoritaires », ne sont pas « pour autant marginaux ». Les auteurs du rapport observent que 22 % des Français jugent que « les Juifs ont trop de pouvoir en France », que 48 % pensent qu'ils « ont un rapport particulier à l'argent », et que 49 % estiment que « pour les Français juifs, Israël compte plus que la France ». Là encore, ce sont « les sympathisants de droite et plus particulièrement d'extrême droite qui sont les plus enclins à se montrer d'accord avec ces préjugés ». Rien d'étonnant, puisque l'époque est dominée, constatent encore ces auteurs, par « la promotion dangereuse de stratégies éditoriales favorisant le discours raciste ».

Marchands de haine

La commission exhorte donc les pouvoirs publics à « lutter efficacement contre la propagation de discours de haine dans les grands médias », et à « travailler à la disparition des stéréotypes dominants ». Cette formulation est par elle-même édifiante puisqu'elle indique assez nettement qu'il ne fait aucun doute, pour la CNCDH, que ces « grands médias » propagent effectivement - contrairement à ce que prétendent leurs responsables - des discours haineux et racistes.

De fait, son rapport précise que les « dérapages racistes » y ont été « particulièrement nombreux en 2020, dans un contexte de crise sanitaire propice aux discours stigmatisants, xénophobes, complotistes axés sur la désignation de boucs émissaires ». Citant les travaux de l'association Acrimed (Action-critique-médias), la commission constate à l'unisson de cet observatoire des médias une « banalisation » et un « enracinement de discours racistes, en particulier des discours anti-musulmans, sur les plateaux des talk-shows des chaînes d'information ». Et de pointer « tout particulièrement dans le cas de CNews la mise en avant d'agitateurs racistes comme produits d'appel ».

Les auteurs du rapport précisent qu' « il n'est bien sûr pas question » pour eux « de dire que les médias français dans leur ensemble, ou de manière systémique, sont racistes ». Mais ils observent qu' « au nom d'un droit au “politiquement incorrect“, des propos discriminants, stigmatisants, voire racistes, régulièrement tenus par certains éditorialistes ou chroniqueurs, sont considérés comme l'ingrédient indispensable pour attirer le public dans une course acharnée à l'audimat ». Et de citer à titre d'exemples les propos d'Éric Zemmour décrivant sur CNews les migrants de Lesbos comme des « envahisseurs […] qui n'ont qu'un espoir, c'est […] imposer leurs modes de vie à nos pays », ou les mineurs isolés comme des « voleurs, […] assassins, […] violeurs » qu'il « faut […] renvoyer ».

Constatant que « la défense de la liberté d'expression » est ainsi brandie par des marchands de haine « pour cautionner et répandre les préjugés racistes, les propos stigmatisants » et « les contre-vérités », la CNCDH rappelle que « l'incitation à la haine raciale doit être combattue, mais certainement pas débattue ».

Elle souligne également que « combattre le racisme dans les médias implique de dénoncer les propos racistes et l'absence de réaction des directions d'entreprises et des rédactions impliquées, ainsi que l'activité médiatique de certains éditorialistes et chroniqueurs dont les préjugés et les propos stigmatisent certaines catégories de population et nuisent à la cohésion de la société ».

Une gageure dans un pays où le chef de l'État apporte plutôt son soutien à Éric Zemmour, cependant que ses ministres défilent sur les plateaux de la chaîne où ce prédicateur d'extrême droite vend quotidiennement ses prêches haineux - celui-là même dont Jean-Michel Blanquer a même trouvé « très sain » qu'il puisse être candidat à la présidentielle.

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