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À partir d’avant-hierAnalyses, perspectives

Marseille, douloureux sas des juifs arabes vers Israël

Entre 1948 et 1966, des dizaines de milliers de juifs originaires du Maghreb ont transité quelques semaines par le camp du Grand Arénas à Marseille avant de rejoindre Israël. Ils y connaitront parfois de sérieuses déconvenues qui préfigureront celles qu'ils connaitront après leur installation en « terre promise ».

Du camp du Grand Arenas de Marseille il ne reste aujourd'hui plus rien. Seuls deux piliers marquent l'ancienne entrée du lieu, désormais un terrain vague abandonné, et la mémoire balayée du rôle de la France dans l'émigration juive arabe vers Israël. En 1944, l'Agence juive projette d'installer un million de juifs en Palestine en deux ans. Son président David Ben Gourion, futur fondateur de l'État d'Israël, en fait la priorité du mouvement sioniste. En 1950, le parlement israélien vote la « loi du retour » qui garantit à tout juif le droit d'immigrer en Israël.

Le potentiel démographique des juifs d'Afrique du Nord convainc l'Agence juive d'envoyer des émissaires au Maghreb. Mais dès la fin des années 1940, l'arrivée en Israël des juifs orientaux — mizrahim en hébreu — interroge l'identité du nouvel État. Cette main-d'œuvre travailleuse ne parle pas encore hébreu mais arabe, et sa future intégration dans la société israélienne se fera d'abord, non sans difficultés, au sein de camps de transit.

Dans le sud de Marseille, dans le quartier de la Cayolle niché contre les calanques, le camp du Grand Arénas gagne le surnom de « camp des juifs ». Pendant plus de vingt ans, on y acculture des dizaines de milliers de juifs arabes pour en faire de futurs Israéliens. Ce « petit bout d'Israël » sur le territoire français est géré par l'Agence juive qui envoie juifs marocains, tunisiens et parfois égyptiens rejoindre une terre qu'on leur promet.

Un camp édifié pour les prisonniers

À la fin des années 1990, deux historiens marseillais éveillent la mémoire oubliée du Grand Arénas. Une archive après l'autre, Nathalie Deguigné et Émile Témime reconstituent le quotidien du camp et de ses milliers de migrants maghrébins en transit.

Vivre dans les baraquements se révèle une rude épreuve, accentuée par les intempéries. L'hiver, ceux-ci, mal isolés et chauffés par des poêles à charbon, laissent pénétrer le froid et l'humidité. L'été, la chaleur y est insupportable...1

De 1948 à 1955, près de 40 000 juifs marocains sur un total de 250 000 partent en Israël, et la grande majorité d'entre eux passe par le camp marseillais. « À Marseille, on ferme les yeux sur la présence irrégulière de ces transitaires. Leur transit ne doit pas, en principe, dépasser un mois ».2

Un bureau d'émigration est ouvert à Casablanca pour enregistrer les départs des juifs via Marseille. En 1956, les indépendances du Maroc et de la Tunisie relancent une vague de départs. De janvier à octobre, près de 40 000 migrants passent par le camp. Édifié par l'État français en 1945, le Grand Arénas accueille d'abord des prisonniers allemands dans l'attente de leur rapatriement, ou encore des travailleurs indochinois placés sous la surveillance des autorités. Mais c'est l'afflux de milliers d'émigrants gérés par l'Agence juive qui donnera le nom de « camp des juifs » au lieu.

Très peu de juifs algériens passent par le Grand Arénas en raison de l'histoire coloniale française. Naturalisés français depuis le décret Crémieux en 1870, ils s'installent dans leur majorité en métropole après l'indépendance de l'Algérie en 1962 : « En dépit du souvenir du comportement de Vichy qui les dépouilla de leur qualité de Français (…) les Juifs d'Algérie s'identifiaient à la France et c'est vers ce pays qu'ils émigrèrent au moment du grand bouleversement ».3

Le mépris des employés de l'Agence juive

« Arénas, c'est un épiphénomène de ce qui s'est passé en Israël ».4 En effet, les employés de l'Agence juive sont en majorité ashkénazes, et les premiers contacts avec les mizrahim présagent les difficultés d'intégration en Israël.

Ils regardent souvent de haut le mode de vie, la condition sociale, le manque d'instruction d'une partie des émigrants marocains. (...) Préventions et comportements qui se manifesteront bientôt en Israël même, dans un contexte plus large.5

Les émigrants maghrébins, de milieux modestes, sont confrontés au mépris des autorités israéliennes comme le soulignent certains rapports :

Nous avons constaté avec peine que, dans l'ensemble, la qualité d'olim6 que nous avons vue au camp n'est pas très belle. Ce n'est pas un très beau cadeau que nous faisons à Israël en leur envoyant des olim de ce genre7.

Un stage intensif d'acculturation à la future patrie leur est imposé. Encadrés par les services israéliens, ils doivent apprendre les danses et chants de l'État d'Israël avant de s'y installer.

Certains malades patientent parfois plusieurs mois au sein du camp, piégés en raison des clauses d'émigration sélective. Beaucoup de juifs marocains originaires de l'Atlas sont touchés par la tuberculose, la teigne ou encore le trachome. Plusieurs meurent au camp du Grand Arénas, alors qu'ils attendaient un visa de sortie vers Israël.

Lors des repas, « les émigrants doivent présenter une carte personnelle pour récupérer leur ration distribuée par des employés, au travers de petits guichets », rapportent Nathalie Deguigné et Émile Témime. Mais au quotidien, c'est surtout la promiscuité qui gêne les émigrants. Dans les baraquements, il n'existe aucune cloison de séparation pour isoler les familles. Les sanitaires sont installés à l'extérieur des abris. Ce manque d'intimité est vécu comme un déclassement brutal : « On n'avait pas l'endurcissement des réfugiés. (...) Pour eux, c'était un camp de luxe, pour nous qui venions d'une vie normale, c'était un choc ». Ils préparent le départ avec hâte. Devant le portail du camp, des commerçants français « déballent des marchandises destinées à l'équipement de ces futurs citoyens d'Israël ». Des télévisions, des radios, de la literie. « Enfin, toutes les choses qu'on peut proposer à des gens qui vont commencer une nouvelle vie ».

La tragédie de l'« Exodus »

Avant 1948, les premiers juifs arabes qui s'installent sont recrutés comme combattants pour affronter l'Armée de libération arabe au terme du mandat britannique sur la Palestine. Après la création de l'État d'Israël, les flux d'émigration s'accentuent, au premier chef de juifs marocains et tunisiens. Et pour les organiser, les autorités israéliennes bénéficient de l'accord de la France d'opérer sur son territoire.

Déjà pendant la guerre, Marseille était devenue un refuge pour des juifs européens. Des personnalités permettent à des milliers d'entre eux de fuir les persécutions, à l'image du journaliste américain Varian Fry. Agissant dans la clandestinité, ce dernier permet à 4 000 juifs de fuir vers les États-Unis. Le médecin George Rodocanachi fournit quant à lui des milliers de certificats médicaux justifiant leur départ pour New-York, ce qui lui vaudra d'être déporté puis assassiné au camp de Buchenwald en 1944.

Mais c'est la tragédie du navire Exodus en juillet 1947 qui secoue l'opinion publique. À l'époque, les organisations sionistes multiplient les opérations d'émigration clandestine vers la Palestine mandataire. Le 11 juillet, 4 500 survivants de la Shoah embarquent sur l'Exodus au départ de Sète8. Son débarquement sur les côtes palestiniennes est un échec : les autorités anglaises renvoient ses passagers dans trois bateaux-prisons vers la France. Ils sont ensuite bloqués en rade de Port-de-Bouc à l'ouest de Marseille pendant plusieurs semaines, avant de devoir lever l'ancre pour l'Allemagne. Cette affaire met en lumière l'essor de l'émigration juive au Proche-Orient. Une émigration qui s'affirme avant même le vote du plan de partage de la Palestine par les Nations unies le 29 novembre 1947.

L'assignation mizrahi

« Je ne savais pas que c'était comme ça. Si je savais que c'était comme ça, je ne serais pas venu ». En 1962, un journaliste de l'ORTF, suit la traversée de plusieurs juifs arabes au départ du camp du Grand Arénas vers Israël9.

Une fois débarqués, certains s'installent dans des kibboutz, fermes autogérées à l'organisation collective. Mais leur arrivée se teinte de désillusions. Manque de travail, difficultés d'intégration, barrière de la langue : certains songent déjà à repartir. « Les juifs orientaux étaient perçus comme prisonniers d'un carcan traditionnel. Pour les ‘‘israéliser'', il convenait de les faire entrer dans l'ère moderne. Ce passage nécessitait de rompre avec une culture orientale perçue comme arriérée »10.

La politique d'Israël à l'égard des juifs arabes du monde musulman est en effet pensée en termes de modernisation. « L'identité israélienne, fabriquée par les colonisateurs sionistes, définissait pour des Juifs diversifiés leur mode d'appartenance ». Dans son dernier ouvrage La Résistance des Bijoux11, la chercheuse israélienne d'origine algérienne Ariella Aïsha Azoulay décortique ce saccage des écheveaux transculturels des communautés juives :

L'invention de la catégorie « mizrahi » fut nécessaire à l'enrôlement de ces Juifs qui émigrèrent du Maghreb - du monde arabo-berbéro-musulman - et à leur socialisation par identification à une entité fabriquée plus large : le peuple juif, ce mythos unitaire au nom duquel toute pluralité devait être abandonnée.

Une mémoire pour l'oubli de l'expérience émigrée judéo-arabe aujourd'hui encore instillée dans les divisions communautaires de l'État d'Israël.


1« Le camp du Grand Arénas, l'étape française des émigrants du Maghreb en route vers Israël (1952-1966) », Nathalie Deguigné et Émile Témime, Archives juives, vol. 41, n°2, 2008.

2« Immigrants d'Afrique du Nord en Israël : évolution et adaptation », Doris Bensimon-Donath, Anthropos, p. 115, 1970.

3Joëlle Allouche-Benayoun et Geneviève Dermenjian, Les Juifs d'Algérie : une histoire de ruptures, Presses universitaires de Provence, 2015.

4Ibid.

5Ibid.

6Terme hébreu désignant les juifs qui font leur alya, c'est-à-dire qui sont « montés » en Israël.

7Immigrants d'Afrique du Nord en Israël, évolution et adaptation, Doris Bensimon-Donath, Anthropos, 1970.

8NDLR. Une histoire mythologique de ce voyage sera donnée par un best-seller de Léon Uris, Exodus (1958), et un film d'Otto Preminger (1960), avec Paul Newman dans le rôle principal.

9« Une terre qui leur est promise », Radiodiffusion Télévision Française.

10« L'identité israélienne à l'heure des mobilisations communautaires », Élisabeth Marteu et Pierre Renno, Critique internationale, vol. 56, n°3, 2012.

11Ariella Aïsha Azoulay, La Résistance des Bijoux, Rot-Bo-Krik, 2023.

Parcours maghrébins de la construction étatique

Panorama très complet d'un demi-siècle de transformation, Histoire du Maghreb depuis les indépendances aborde de manière transversale les aspects politiques, économiques et sociétaux de ces pays. Malgré leurs expériences différenciées de la colonisation et la nature distincte de leurs régimes politiques, ils sont traversés par des questionnements communs qui entrent en résonance les uns avec les autres.

Karima Dirèche, Nessim Znaïen et Aurélia Dusserre, trois historiens du Maghreb, viennent de signer un ouvrage très utile à la compréhension des évolutions politiques et sociétales depuis les indépendances. Écrit selon un ordre chronologique, le livre est structuré en quatre grands moments : la construction des États (1950-1960), le rôle des leaders dans l'éveil des nations (1970-1980), la mutation des sociétés (1980-2010), et enfin le Maghreb depuis 2011.

Affirmation autoritaire

La construction nationale s'est accompagnée de mythes et de récits nationaux qui ont produit des matrices identitaires et idéologiques. Chacun des États a mobilisé à sa manière la notion d'exceptionnalité, produisant ce que les auteurs appellent un « métarécit sacralisé » et une « histoire-mémoire » articulée autour de figures historiques fondatrices (Hannibal, Massinissa, Tariq Ibn Zyad). Mais ces récits se sont aussi construits en référence à des leaders qui ont joué un rôle important dans l'histoire politique du pays, considérés comme les pères de la nation (Habib Bourguiba, l'émir Abdelkader).

Ces récits qui insistent sur l'exceptionnalité nationale éclairent le lecteur sur des différends anciens qui continuent d'opposer les États de la région. En Algérie, cette exceptionnalité s'est construite autour de la notion de résistance, que ce soit à la confiscation de l'identité des Algériens, à la conquête française par le djihad, ou encore aux violences faites à un héros unique : le peuple.

Au Maroc, le sentiment nationaliste et l'appartenance religieuse sont liés au régime monarchique qui a milité pour l'indépendance du pays. Le roi, qui est aussi le Commandeur des croyants (Amir Al-Mou'minin), est garant de l'unité du pays, tout en incarnant le lien entre l'institution monarchique, le peuple et la religion. Ce récit s'accompagne d'un « imaginaire territorial, par lequel la question des frontières est considérée à travers le prisme d'une autre construction : le “Grand Maroc” ».

Ces récits ont été façonnés et portés par des leaders dont la légitimité est issue du combat pour l'indépendance, et qui ont disposé d'outils précieux pour asseoir leur pouvoir : l'armée au Maroc et en Algérie, tandis qu'en Tunisie Habib Bourguiba a choisi d'appuyer son pouvoir sur la police. Mais ces pouvoirs autoritaires se sont aussi affirmés en contrôlant la presse et plus largement l'information. Les auteurs montrent à quel point Hassan II et Bourguiba ont utilisé la radio et surtout la télévision à des fins de propagande, mais aussi pour communiquer directement avec leurs peuples, et faire passer des messages de grande importance.

Durant ces années, les forces d'opposition sont réprimées, et la contestation est assimilée à la fitna (discorde) à l'ordre établi, puisqu'elle remet en cause l'« unanimisme indépendantiste ». Le champ partisan se trouve alors « apolitisé », sauf pour certains mouvements islamistes dont le pouvoir de contestation se durcit proportionnellement à la répression d'État.

Nationalisation de l'islam

Les années 1980-2010 constituent des années de grande mutation, marquées par une ouverture plus grande au monde qui se fait grâce aux nouvelles technologies de la communication et par un développement économique qui transforme ces sociétés en sociétés de consommation. La période est aussi marquée par un vieillissement de la population et un grand accès à l'éducation. Pour les auteurs, ces facteurs ont participé à une transformation sociologique qui pourrait expliquer la structuration des contestations au Maghreb durant les années 2010. Mais c'est aussi durant cette période que les écarts de richesse s'accusent et que le chômage de masse s'affirme. Une nouvelle catégorie apparaît : les chômeurs diplômés, composés de jeunes éduqués, mais sans moyens réels de promotion sociale, ni même d'intégration dans le système économique. Des franges entières de la population sont rejetées à la marge, victimes des modèles de développement post-indépendance. Ces déclassés viennent grossir les rangs des chômeurs et des mécontents. Les États s'emparent alors du religieux pour court-circuiter le mécontentement et l'exaspération des sociétés, mais ils le font aussi pour neutraliser les oppositions de gauche.

Les trois États ont opéré ce que les auteurs appellent une « nationalisation de l'islam ». Il est inscrit comme religion d'État dans les trois Constitutions, les responsables politiques tiennent un discours sur l'islam national et la promotion d'une identité religieuse nationale. Cette instrumentalisation de la religion s'accompagne d'une religiosité exacerbée, d'un grand conservatisme et d'une moralisation de la société.

L'ouvrage montre que si, après les indépendances, les projets politiques ont été portés par des idéologies arabo-musulmanes qui laissaient peu de place à d'autres dimensions religieuses, dans les années 1990-2000, la conversion de Maghrébins au néo-évangélisme pose la question de la citoyenneté nationale non musulmane. Et plus largement, celle de la conversion dans des sociétés qui se doivent de repenser le rapport au religieux.

Une révolte pour la dignité

Le vent de contestation des années 2010 a transformé le rapport au pouvoir central, en offrant un autre visage de la protestation. Les nouveaux acteurs de ces mouvements se sont démarqués des forces politiques en transcendant les appartenances politiques et idéologiques classiques et en fédérant une opposition. C'est le réveil de sociétés que l'on croyait dépolitisées.

Pour les auteurs, ce « supra-consensus » a permis d'échapper à l'instrumentalisation habituelle des régimes autoritaires qui opposaient volontiers les forces d'opposition les unes aux autres. Aux yeux du monde, cette image du citoyen arabe protestataire qui défie ses dirigeants est inhabituelle. C'est aussi la première fois que le monopole de la communication et de la censure a été impuissant face à la cyberdissidence de ceux qu'on a appelé les « générations Facebook ».

Scandé partout, le mot karama (dignité), a été très important, car il renvoie à la reconnaissance d'une citoyenneté politique fondée sur la liberté accordée par un État de droit. Mais il renvoie aussi à une dignité sociale et économique dans une société juste, égalitaire et un État distributeur de richesses.

Les gigantesques mobilisations de cette dernière décennie ont donné à voir la diversité des sociétés du Maghreb, des sociétés qui ont été transformées par des changements silencieux et qui agissent dans des répertoires d'action peu saisis par l'analyse dominante. Paradoxalement, ces transformations ont eu lieu dans un contexte de religiosité et de conservatisme, largement nourris par l'islam d'État, mais qui n'empêche pas pour autant le processus de sécularisation d'avancer.

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Karima Dirèche, Nessim Znaïen et Aurélia Dusserre
Histoire du Maghreb depuis les indépendances
Armand Colin, coll. Mnémosya
Septembre 2023
432 pages
26,50 euros

Critique du « colonialisme vert »

Un stimulant ouvrage collectif questionne les impasses des politiques de transition énergétique en Afrique du Nord. Ses chapitres successifs illustrent, études de cas à l'appui, combien le discours sur l'environnement est fréquemment corrélé à des logiques d'accaparement des terres et des ressources par les économies occidentales. Il se trouve alors à l'origine d'un véritable « colonialisme vert ».

L'unanimisme apparent des discours internationaux sur le dérèglement climatique et la nécessité d'y faire face occulte bien des enjeux. Il néglige notamment d'interroger les mécanismes de domination que les politiques de transition à l'œuvre préservent largement, voire réinventent. Depuis la COP 27, et au cours de la préparation de la COP 28 de Dubaï, la question de la justice climatique à travers la mise en place de mécanismes de compensation (liés aux dites « pertes et dommages ») pour les pays du Sud a pu être discutée, mais manque indéniablement d'ambition.

Les impensés de la transition

À point nommé, l'intérêt de l'ouvrage collectif dirigé par Hamza Hamouchene, chercheur et militant rattaché au Transnational Institute, et Katie Sandwell, chargée de programme dans ce même centre basé à Londres, est d'éclairer les angles morts des politiques de transition climatique, apparemment généreuses, progressistes et « justes ». À travers neuf études de cas du Maroc au Soudan, les autrices et auteurs, quasiment tous issus des sociétés concernées, invitent en quelque sorte leur lectorat à penser contre lui-même, c'est-à-dire à considérer les limites de politiques dites « vertes » telles que développées en Afrique du Nord. Ils déploient ainsi une approche volontiers critique qui remet en question l'eurocentrisme de récits écologistes souvent simplificateurs.

Prendre au sérieux l'urgence de la justice climatique et souligner les effets pervers de la transition énergétique sur les sociétés de cette région du monde est un impératif autant moral que pratique. Les chapitres successifs de l'ouvrage illustrent en particulier combien les discours portés par les gouvernements et multinationales sur ces sujets servent aussi en réalité à entretenir, parfois même à relégitimer, la domination néocoloniale. Ils justifient par exemple en Algérie les logiques extractivistes de pillage des ressources naturelles aux dépens des populations, et en particulier des agriculteurs, tout en alimentant les politiques autoritaires qui servent surtout les intérêts des plus riches.

Un « orientalisme environnemental »

Le procès du « greenwashing » qui est mis en œuvre par les programmes d'énergies renouvelables, qu'ils soient solaires ou axés sur l'hydrogène, est ici fort convaincant. Les cas d'études s'appuient sur des données concrètes et incarnent un souci remarquable pour les expériences quotidiennes des « premiers concernés » : usagers des services publics de l'électricité au Soudan, anciens travailleurs d'une mine au Maroc ou militants œuvrant pour la justice. Par-delà ces cas individuels se dessinent des politiques climatiques marquées par un « orientalisme environnemental », c'est-à-dire la construction d'un environnement nord-africain perçu comme dégradé et vide qu'il conviendrait de corriger en l'exploitant convenablement. Cette logique, comme l'expliquent Hamza Hamouchene et Katie Sandwell dans leur introduction, sert à légitimer les structures de domination et de dépossession qui se trouvent toujours à l'œuvre dans les projets énergétiques. À cet égard, que l'énergie soit dite « verte » ne change rien à l'affaire. L'exemple le plus éloquent est celui de la Tunisie où la transition s'inscrit dans des logiques de privatisation faisant intervenir des capitaux étrangers qui accroissent la dépendance, sans réduire la consommation de CO2 ni les atteintes à l'environnement.

La réflexion transversale sur la justice climatique est ici stimulante dans la mesure où elle fait appel à des voix militantes actives dans les sociétés nord-africaines. Mais le discours qui a valeur de programme apparait parfois marqué par une certaine abstraction. On regrettera que la construction et l'isolation des bâtiments, essentielle aussi dans les pays où la climatisation se répand, soit ici ignorée. La question des aspirations variées des populations d'Afrique du Nord, et l'attrait exercé auprès d'un nombre significatif d'entre eux par des modèles de développement peu sobres, tel celui de Dubaï où se tient la COP 28, reste une aporie. L'enjeu dépasse certes l'ouvrage lui-même et vient interroger la nécessité, parallèlement à la justice, de construire un imaginaire écologiste réellement désirable pour toutes et tous.

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Hamza Hamouchene et Katie Sandwell (dir.)
Face au colonialisme vert. Transition énergétique et justice climatique en Afrique du Nord
Syllepse/Transnational Institute, 2023
245 p.
18 euros

Entre la France et le Maghreb, l'ambiance vire à l'aigre

Paris entretient des relations médiocres voire mauvaises avec les dirigeants marocains, algériens et tunisiens. Au-delà d'un désamour diplomatique, économique et culturel, la réduction des visas délivrés aux citoyens des pays du Maghreb et la position officielle française sur l'offensive israélienne contre Gaza ont contribué à l'amertume des populations.

Ambiance, ambiance… Rabat écarte sans ménagement la proposition d'assistance humanitaire française après le tremblement de terre du sud du Maroc (plus de 3 000 morts), Alger supprime l'enseignement du français dans les écoles privées algériennes au-delà des horaires officiels, Tunis entend interdire prochainement le financement des ONG du pays par des fonds étrangers… Entre les chefs d'États maghrébins et le président français, les relations ne sont pas bonnes. Pour le moins.

De notoriété publique, le roi du Maroc Mohamed VI et Emmanuel Macron ne s'entendent pas. Avec le voisin algérien, l'amitié affichée est à éclipses, et retenir une date pour une éventuelle visite officielle du président Abdelmadjid Tebboune à Paris relève de la mission impossible. Quant au raïs tunisien Kaïs Saïed, il est visiblement absent des préoccupations élyséennes. Dans la tumultueuse suite des relations entre la France et le Maghreb, ce n'est pas le premier coup de froid. Charles de Gaulle avait expulsé l'ambassadeur du royaume chérifien après l'assassinat de Medhi Ben Barka en 1964, et trois ans auparavant Habib Bourguiba avait subi la colère de Paris pour avoir attaqué la base française de Bizerte. Alger avait vu son pétrole soumis à embargo par le président Georges Pompidou après la nationalisation des compagnies pétrolières françaises en 1971. Rien de tel cette fois-ci : aucun évènement n'a précipité la crise. Pourtant, c'est sans aucun doute la plus grave depuis plus d'un demi-siècle.

Le recul du « made in France »

Cette crise vient de loin, dépasse largement la région et implique en partie seulement la responsabilité du seul président Macron. La désindustrialisation de la France, survenue pour l'essentiel à partir du milieu des années 1980, a eu pour effet la réduction des produits « made in France » disponibles à l'exportation. Sa spécialisation dans les articles de luxe et l'aéronautique passe au-dessus de la tête de ses derniers clients au Maghreb. La part de l'Hexagone dans les importations des trois pays maghrébins a reculé au profit de nouvelles puissances commerciales comme la Chine, devenue leur premier fournisseur, suivie par la Turquie — Istanbul est aujourd'hui la capitale du commerce informel partout florissant.

Les compagnies pétrolières françaises, à commencer par le géant TotalÉnergies, se sont éloignées de l'Algérie, pour le plus grand bénéfice de la société italienne ENI, désormais le principal producteur étranger sur place. Même scénario pour le gaz : l'Italie importe plus des deux-tiers du gaz naturel algérien, l'Espagne le reste et Engie, l'importateur français qui a pris la relève de Gaz de France autrefois dominant, n'a plus qu'une présence secondaire.

Au Maroc, un pays de l'Union européenne — l'Espagne — a remplacé la France comme premier partenaire commercial du Royaume. En Italie, la première ministre Georgia Meloni a pris en main le périlleux sauvetage financier de la Tunisie voisine avec la collaboration de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, à la recherche d'alliés pour les élections européennes de juin 2024. Selon le site spécialisé algérien ALN54DZ, bien introduit dans les milieux militaires, le partenariat et la coopération militaire entre Rome et Alger se sont renforcés ces dernières années et devraient continuer à se développer. Les arsenaux italiens livrent régulièrement des navires de guerre à la marine algérienne, alors que Paris multiplie de son côté visites et rencontres entre généraux des deux pays sans aucun résultat tangible.

Le recul est politique, commercial, économique. Les grandes entreprises nationales n'investissent plus au Maghreb, sauf au Maroc qui a accueilli le plus gros investissement industriel français dans la région, avec la construction d'une usine Renault, produisant aujourd'hui plus d'un demi-million de véhicules exportés dans toute l'Europe, et participe à la désindustrialisation de la France. La présence dans le royaume chérifien de la quasi-totalité des entreprises du CAC 40, le principal indice boursier français, ne pèse visiblement d'aucun poids dans les relations extra-économiques franco-marocaines. En réalité, chacun cherche en période de tempête à faire oublier d'où il vient. Les Chinois prennent la suite : la société chinoise CNGR a investi 2 milliards de dollars dans une usine de batteries électriques destinées au marché européen où les produits marocains sont admis en franchise de douane.

Le ratage des visas

À ce recul français est venu s'ajouter une initiative malencontreuse du président Macron, la diminution du nombre de visas accordés par la France aux ressortissants des pays maghrébins : – 30 % pour la Tunisie, – 50 % pour l'Algérie et le Maroc. La décision a été prise discrètement à l'Élysée en octobre 2019 et rendu publique l'année suivante, en septembre 2020, par le ministre de l'intérieur Gérald Darmanin. Les explications données pour justifier cette décision sont caricaturales : les consulats maghrébins refusent de délivrer des laissez-passer consulaires pour des milliers d'immigrés illégaux faisant l'objet d'une obligation de quitter le territoire national (OQTF), et qui ne peuvent donc pas être expulsés. Qu'à cela ne tienne : désormais, il faudra échanger des expulsés contre des visas ! Le calcul s'avère vain, il n'y a pas de progression sensible du nombre de personnes reconduites à la frontière, l'administration française ne publie pas les chiffres d'une politique qui vise à flatter la droite et l'extrême-droite. En décembre 2022, en visite à Alger, Darmanin promet un retour à la « normale ». En réalité, il n'en sera rien et la dématérialisation des procédures de demandes de visas avant d'accéder aux consulats français rend les candidats au voyage en France prisonniers de mafias qui les rançonnent et retiennent leurs passeports pendant des mois.

Moins de visas, plus de tracasseries administratives : la querelle dépasse vite les milieux politiques pour devenir une cause nationale de l'autre côté de la Méditerranée. Des millions de Maghrébins vivent en France et la visite à la famille installée dans l'Hexagone est un « must » permettant d'oublier momentanément les pénuries et l'inflation qui sévit localement. La principale erreur des responsables français est de ne pas avoir compris que les populations, plus que les régimes, étaient les premières victimes de la chute du nombre de visas. Au-delà des milieux politiques, la rancune a gagné une grande partie des peuples de la région.

Moscou et ses réseaux de désinformation n'ont pas eu à sonner une charge anti-française : l'opinion maghrébine a basculé d'autant plus facilement qu'en pleine période électorale, à la veille des élections présidentielles du printemps 2022 en France, la presse et le secteur de l'édition ont multiplié les publications hostiles aux musulmans. Vue de Paris, par exemple, l'interdiction de l'abaya est considérée comme un (petit) geste en direction des électorats conservateurs de la part d'un gouvernement fragile et privé de majorité parlementaire. Vu de la rive sud de la Méditerranée, c'est la preuve, s'il en était besoin, d'une antipathie très répandue dans l'Hexagone contre l'islam, antipathie que les médias locaux dénoncent avec force. La guerre à Gaza illustre la rupture entre les deux rives de la Méditerranée : le Sud se montre solidaire de la Palestine, tandis qu'au Nord, les autorités publiques et les médias dénoncent en boucle les « terroristes » du Hamas et interdisent les manifestations de soutien aux Palestiniens.

Le recul économique et la perception que la société française ne goûte guère ses voisins maghrébins (à la différence des Ukrainiens accueillis sur le territoire français), marquent une nouvelle étape dans les relations entre la France et ses trois anciennes colonies : celle d'une normalisation froide basée sur les intérêts et non plus sur une histoire commune ou sur les habitudes.

Les dix ans d'Orient XXI, une fête au cœur

Par : Jean Stern

Alors on danse ? Alors on pense ? Une fête réussie est la rencontre d'une idée, d'un public et d'un lieu. L'idée ? Partager les dix ans de journalisme et de débats d'Orient XXI avec son public dans un écrin exceptionnel, créer un moment tant ludique que festif, échanger de façon approfondie sans négliger le bonheur de se retrouver. On a donc beaucoup parlé, mais aussi écouté et puis mangé, dansé et rigolé le 30 septembre 2023 à Paris. Et comme il faisait beau, la légèreté de l'air semble avoir gagné le public — nombreux et amical — de cette journée d'anniversaire.

D'abord le lieu : un fier immeuble industriel de brique et de béton situé rue d'Aboukir, en face de l'immeuble qui abrita la rédaction du Nouvel Observateur, issu d'un journal fondé par des journalistes opposés à la guerre d'Algérie. Ce quartier du Sentier et ses environs a été celui de la presse (L'Observateur, Le Figaro, Le Parisien, Le Matin, entre autres) mais aussi d'une immigration marquée par le labeur, celle dans la première partie du XXe siècle des juifs venus d'Europe centrale, puis dans la seconde des Égyptiens qui vendaient à la journée leur force de travail. Comptant, outre la rue d'Aboukir, celles du Caire et du Nil, le quartier du Sentier lui a valu le surnom de « petite Égypte ».

C'était donc pour Orient XXI un choix très symbolique, car cet immeuble abrite Emmaüs Solidarité, qui s'adresse aux plus précaires, mais aussi l'Atelier des artistes en exil. Cette structure propose un vaste espace convivial disposant d'ateliers permettant à des peintres, musiciens, écrivains qui ont dû fuir leurs pays de travailler. En accueillant Orient XXI — et merci à ses équipes et à Ariel Cypel, qui nous a dit « banco ! » il y a quelques mois — l'Atelier des artistes en exil nous a permis d'organiser entre la grande cour et les espaces du premier étage cette journée combative et joyeuse. Nous avons en outre présenté une exposition de l'artiste iranien en exil Azarakhsh Farahani, « The Giant Black Stone Project ».

On parle beaucoup ces temps-ci de journalisme d'engagement, et cela n'est pas une nouveauté pour nous. « Orient XXI s'est engagé sur beaucoup de causes, dont deux particulièrement importantes à nos yeux : la Palestine et la lutte contre l'islamophobie et les visions très négatives de l'islam », a ainsi rappelé son directeur Alain Gresh avant le concert de la chanteuse soudanaise Soulafa Elias, une voix formidable venue d'un pays — encore un —, ravagé depuis plusieurs mois par de sanglantes luttes de faction. Cet engagement s'est traduit par l'accueil chaleureux réservé à Salah Hammouri, dont Orient XXI publie dans sa collection chez Libertalia le récit de ses années de prison. Il s'est prolongé à travers les tables rondes sur les changements de la région, l'Iran ou la liberté d'expression, où il s'agissait moins de démontrer que de raconter, comprendre et analyser.

Le public enfin, vous et nous. Vous étiez très nombreux, dès le milieu de l'après-midi jusqu'aux profondeurs de la nuit. Embrassades, retrouvailles, vous étiez des amies chercheurs, chercheuses, journalistes, élues, militantes passionnées par cette région. Mais il y avait aussi beaucoup de nouvelles têtes, souvent plus jeunes. Cette jeunesse en nombre, avec d'autres préoccupations, parfois d'autres passions, au moment où la benjamine Sarra Grira en prend la rédaction en chef, représente pour Orient XXI une grande satisfaction. La relève est là, et nul doute qu'Orient XXI est bien parti pour la prochaine décennie, malgré les dangers et les inquiétudes.

Orient XXI a la possibilité de s'exprimer librement en France, même si les menaces s'y font plus inquiétantes depuis quelques années. La présence rue d'Aboukir de notre consœur Ariane Lavrilleux, traquée pour les sources de son enquête sur les relations troubles entre l'Égypte et la France, ne faisait que le confirmer. Mais cette journée était aussi l'occasion d'être aux côtés de nos partenaires du réseau des Médias indépendants sur le monde arabe, qui pour nombre d'entre eux sont harcelés par les autorités locales. Rappelons que notre confrère algérien Ihsane El Kadi, directeur de Radio M et de Maghreb Émergent, a été condamné en appel en juin 2023 à sept ans de prison, dont cinq fermes, par la Cour d'Alger. N'oublions pas non plus les journalistes assassinés ou emprisonnés depuis dix ans en Syrie, en Palestine, en Égypte, en Turquie, et dans bien d'autres pays.

Mais la chaleur de cette journée puis de la soirée rythmée par les pulses de Dj Mjoubi nous ont rappelé qu'à cœur vaillant rien d'impossible. Merci d'être venues, merci à ceux et celles qui n'ont pu être présents de continuer à nous soutenir : cet événement du 30 septembre nous a montré que cela en valait la peine.

Géopolitique du Maghreb – Partie II : Des premiers reculs à la période précoloniale

Par : Strategika

Du VIIème au XIVème siècles, les seules sources disponibles sur l’Afrique subsaharienne sont arabes. Les Maghrébins ont le monopole du commerce avec l’Afrique de l’Ouest et celle du centre. Les liaisons sont exclusivement terrestres, et le commerce est caravanier.

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Géopolitique du Maghreb – Partie I : Le Maghreb médiéval

Le Maghreb ne déroge pas à la règle des nations-civilisations qui veut que leur géopolitique soit forgée par l’histoire longue.

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France. Les études sur le Maghreb, parent pauvre de la recherche

Le livre blanc Les études maghrébines en France rédigé par Choukri Hmed et Antoine Perrier dresse un panorama de la recherche française sur le Maghreb tout autant inédit qu'érudit. Alors que la région est entrée dans une nouvelle phase historique, cet état des lieux montre les limites d'une recherche et d'un enseignement en manque de moyens, qui restent tributaires d'un prisme francocentré. Les deux auteurs présentent pour Orient XXI les résultats de leurs travaux.

Depuis les années 1990, les études françaises en sciences sociales sur le Maghreb sont confrontées à un double défi : refonder des disciplines anciennes issues de la décolonisation et renouer avec un terrain de moins en moins francophone, marqué par des difficultés croissantes d'accessibilité. Au moment où se referme la conjoncture dynamique ouverte par les révolutions arabes de 2010-2011, il est urgent de proposer un bilan scientifiquement fondé de soixante ans d'études en France, aussi bien dans l'enseignement que dans la recherche. De cet état des lieux découlent des recommandations adressées aux pouvoirs publics, afin de compenser une déconnexion croissante entre recherche française et terrains maghrébins. Le Groupement d'intérêt scientifique (GIS) Moyen-Orient et Mondes musulmans du CNRS a ainsi lancé en 2022 une enquête quantitative auprès de 450 enseignantes et chercheurses — aussi bien titulaires que doctorants et doctorantes — travaillant en France sur le Maghreb. Fruit de cette enquête et d'une concertation de plusieurs mois avec la communauté scientifique, le livre blanc Les études magrébines en France propose une réflexion qui se veut poussée et nuancée sur l'état des études et des enseignements sur la région. Paru en juin 2023, l'ouvrage est en accès libre [sur le site du GIS Moyen-Orient et Mondes musulmans.

Une perte de vitesse au profit du Proche-Orient

Avec un taux de réponse supérieur à 66 %, le livre blanc révèle — et c'est le premier résultat de l'enquête — l'existence d'une communauté scientifique nombreuse, dans tous les domaines des sciences humaines et sociales. Celle-ci est l'héritière d'une longue tradition : celle de l'érudition coloniale, développée au Maroc, en Algérie et en Tunisie, alors sous domination française, héritage profondément transformé par une génération de savants marquée par les combats contre la colonisation et la coopération technique des années 1960 et 1970. À l'ombre de figures tutélaires comme Jacques Berque, Germaine Tillion, Pierre Bourdieu ou encore Fanny Colonna, cette génération développe une recherche essentiellement francophone, encore appropriée dans un Maghreb imprégné par la langue de l'ancienne puissance coloniale.

Cette indéniable richesse se heurte, dans les années 1990, à un contexte défavorable. La guerre civile en Algérie et l'autoritarisme grandissant des régimes marocain et tunisien éloignent les chercheurs du terrain. La relève n'est guère assurée du côté des universités maghrébines qui connaissent, à partir des années 2000, une crise sévère. La jeunesse française arabisante, très diplômée, se détourne d'un Maghreb jugé trop étroit, au profit du seul Proche-Orient.

À partir de 2011, les « printemps arabes » rendent à la Tunisie et aux autres pays de la région un rôle moteur, mais l'attraction qu'ils suscitent est fragile et vite dissipée. Dans leur sillage, de nouvelles recherches fondées sur des enquêtes de terrain menées dans les langues du Maghreb ont pourtant offert l'espoir d'un renouveau, comblant à peine le retard pris sur les études nord-américaines, néerlandaises ou allemandes qui ont investi plus précocement dans la formation philologique.

En 2023, les études françaises sur le Maghreb sont le produit de cette histoire. Elles rencontrent trois paradoxes. Premièrement, la densité du champ académique sur la région, né d'une proximité perpétuée avec les sociétés maghrébines depuis les années 1960, est à la mesure de sa dispersion : il n'existe aucune structure propre, ni laboratoire, ni institut ou société savante, qui rassemble les spécialistes du Maghreb. Deuxièmement, les liens tissés avec ces sociétés, revivifiés par la présence des étudiantes issus de l'immigration, entraînent une forte demande de savoir dans les universités françaises. Pourtant, seul le Proche-Orient continue de jouir d'une légitimité scientifique suffisante aux yeux des chercheurs, des chercheuses et des étudiantes, et bénéficie à ce titre de créations de postes d'enseignants-chercheurs, de bourses de recherche de terrain ou de moyens pour ses instituts français de recherche à l'étranger. Enfin, alors que les universitaires du Maghreb enseignent, étudient et publient essentiellement en arabe, la recherche française est restée massivement francophone.

Un prisme francophone

Le livre blanc ne dépeint pas seulement un tableau aux couleurs sombres : le nombre de chercheurses et d'enseignantes-chercheurses spécialistes de la région reste important. Ces derniers sont relativement bien répartis dans le pays — en dépit d'une bipolarité, assez classique, entre Paris et Aix-en-Provence. Ils sont parfaitement inscrits dans les différents environnements de la recherche dotée de financements.

Le nombre impressionnant de thèses soutenues (près de 800 ces dix dernières années, toutes sciences humaines et sociales confondues) masque toutefois une approche assez étroite et largement francocentrée. Le Maghreb est étudié principalement dans ses relations avec la France, ou bien à partir de sujets qui ne réclament pas la maîtrise d'une langue de la région, arabe ou amazighe, comme l'histoire coloniale, la littérature francophone ou la sociologie des élites politiques. Dans l'esprit de nombreux collègues, le Maghreb est encore une sorte de prolongement de la France : son étude ne nécessite pas d'apprentissage linguistique ni de formation spécifique en sociologie ou en histoire. Alors qu'on imagine mal un Maghrébin étudier la littérature ou le régime politique français sans maîtriser la langue de Molière, l'inverse est encore possible.

Ce prisme francophone est d'abord le produit d'une offre insuffisante en matière d'enseignements. On le savait déjà, mais cette étude met en lumière un fait à peine croyable : il est aujourd'hui impossible à un étudiant de se former à la fois en langue arabe (ou berbère) et en sciences sociales en France, faute de double licence et de master spécialisé sur la région. Il doit pour cela jongler entre plusieurs diplômes non coordonnés, et sacrifier le plus souvent la maîtrise linguistique à une meilleure connaissance des sciences sociales, et le passage de concours exigeants comme l'agrégation, quand ce n'est pas l'inverse.

Tous les stages annuels proposés aux arabisants, à l'exception des agrégatifs d'arabe, sont situés au Proche-Orient et non au Maghreb. Les mobilités sortantes sont rares, en raison des faibles moyens alloués aux Unités mixtes des instituts français de recherche à l'étranger (Umifre, financées par le CNRS et le ministère français des affaires étrangères) de Rabat (le Centre Jacques Berque) et de Tunis (l'Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, IRMC), qui ne disposent pas du même volant généreux de bourses que les écoles françaises à Madrid, Rome ou Le Caire.

Une déconnexion intellectuelle

Les mobilités entrantes, quant à elles, sont de plus en plus entravées par la politique française des visas, particulièrement restrictive depuis quelques années. Celle-ci empêche désormais non plus seulement les étudiantes, mais également les universitaires de se rendre dans l'Hexagone.

Dans l'ensemble, la recherche française ne doit sa connaissance des terrains qu'à des réseaux de personnes, denses et anciens, devenus de plus en plus obsolètes. Il n'existe pas, aujourd'hui, de cadre de partenariat efficace au long cours. Les transformations de la recherche européenne autour de projets collectifs qui concentrent ponctuellement des moyens astronomiques inversement proportionnels aux budgets récurrents de l'enseignement supérieur et de la recherche ne favorisent guère l'établissement ni le maintien d'échanges académiques de longue durée. Cette carence favorise une déconnexion désormais intellectuelle : les travaux en sciences sociales au Maghreb sont rédigés la plupart du temps en arabe, mais ne sont pas lus par des chercheurs et des chercheuses français trop rarement arabisantes. L'inverse est aussi vrai : les livres en anglais et en français, souvent inaccessibles ou trop chers, sont de moins en moins consultés par les chercheurs et chercheuses maghrébines dont la maîtrise des langues étrangères diminue.

Cette déconnexion intellectuelle se traduit en France par des béances thématiques complètes. L'histoire coloniale — surtout algérienne — et l'histoire médiévale, bien représentées, laissent peu de place aux autres périodes, comme l'époque moderne (XVIe-XIXe siècles) ou le second XXe siècle, après les indépendances, dévolues à une poignée de chercheurses à peine. L'économie politique, la sociologie de l'État et des administrations, celle des classes populaires, la littérature arabophone ou l'anthropologie religieuse ne sont quasiment pas étudiées et laissent dans l'ombre des pans entiers des sociétés maghrébines, contribuant à une forme de « fabrication de l'ignorance ». En dépit d'une forte demande de la part des étudiantes, les capacités d'encadrement pour remédier à cette situation restent minces et largement concentrées à Paris.

Renouer les liens

Ce dernier constat impose une première urgence : la création de postes d'enseignants-chercheurs compensant les lacunes thématiques, en conditionnant le futur recrutement à la maîtrise des langues, de la bibliographie ou des sources du Maghreb, ce qui favorisera de fait les universités disposant de robustes départements d'arabe ou de berbère (Paris-Sorbonne, Paris 1, Aix-Marseille Université, Lyon 2…). Le renouvellement des études maghrébines ne pourra se faire qu'à ce prix.

L'autre mesure urgente, applicable immédiatement, est une action ciblée et efficace sur la formation initiale. Pour réconcilier des cursus pensés comme opposés, il faut proposer une année de formation linguistique en langue arabe ou berbère entre la licence et le master, avec la mise en place de stages annuels à Rabat ou à Tunis, actuellement inexistants. Durant la thèse de doctorat, des écoles thématiques initiant les jeunes chercheurs et chercheuses à l'épistémologie maghrébine, y compris en langue arabe, permettront de combler les fossés intellectuels actuels.

Un dispositif de bourses pour ces stages linguistiques et les séjours de recherche au Maghreb pour les étudiants de master va dans la même direction : donner aux Umifre de Rabat et de Tunis les moyens de développer une recherche de terrain. À terme, ces premières actions doivent accompagner la création d'un double diplôme en sciences humaines et sociales et en langues maghrébines dans une université française ainsi que des formations en partenariat avec les universités maghrébines, beaucoup trop rares, alors que c'est la règle dans les autres spécialités de ces domaines.

Enfin, l'horizon du renouvellement des études maghrébines ne saurait être unilatéral : il ne suffit pas d'envoyer des chercheurs et des étudiants français dans les universités algériennes, tunisiennes ou marocaines pour faire connaître les sciences humaines pratiquées en France. Il faut encore accueillir des professeures et des doctorantes maghrébines en France, pour accompagner leur recherche, les faire participer à des colloques ou siéger à des jurys de soutenance. Ce multilatéralisme est la condition sine qua non d'un rapport franco-maghrébin refondé dans de nouveaux termes, plus de soixante ans après les indépendances. Il est aujourd'hui largement entravé par une politique des visas trop restrictive et une politique académique peu ambitieuse. Les acteurs de la recherche française sur le Maghreb partagent pourtant la conviction que les sciences humaines et sociales demeurent un terrain d'entente et de coopération possible entre les sociétés des deux rives de la Méditerranée.

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Choukri Hmed, Antoine Perrier (dir.)
Les études maghrébines en France
GIS Moyen-Orient et mondes musulmans
2023
166 pages
Accessible gratuitement en ligne

Priorité à la revitalisation de l'Union du Maghreb arabe avant la candidature collective des pays de l'UMA aux BRICS ! -- Mustapha STAMBOULI

La décision de rejeter la candidature de l'Algérie pour rejoindre les BRICS n'est pas une surprise et peut être expliquée par des différences de développement économique, de priorités géopolitiques et de perception de la stabilité politique. Pour le moment, l'entrée de l'Algérie seule dans le club des BRICS n'apporte aucune valeur ajoutée à ce dernier, bien au contraire, cette adhésion pourrait être interprétée comme une agression envers l'Union européenne, un important client en (...)

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Géopolitique du Maghreb – Partie I : Le Maghreb médiéval

Par : Strategika

Le Maghreb ne déroge pas à la règle des nations-civilisations qui veut que leur géopolitique soit forgée par l’histoire longue.

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Immigrés subsahariens, boucs émissaires pour faire oublier l'hémorragie maghrébine

Les autorités tunisiennes mènent depuis début juillet une campagne contre les immigrés subsahariens accusés d'« envahir » le pays, allant jusqu'à les déporter en plein désert, à la frontière libyenne. Une politique répressive partagée par les pays voisins qui sert surtout à dissimuler l'émigration maghrébine massive et tout aussi « irrégulière », et à justifier le soutien des Européens.

La chasse à l'homme à laquelle font face les immigrés subsahariens en Tunisie, stigmatisés depuis le mois de février par le discours officiel, a une nouvelle fois mis en lumière le flux migratoire subsaharien vers ce pays du Maghreb, en plus d'ouvrir les vannes d'un discours raciste décomplexé. Une ville en particulier est devenue l'objet de tous les regards : Sfax, la capitale économique (270 km au sud de Tunis).

Le président tunisien Kaïs Saïed s'est publiquement interrogé sur le « choix » fait par les immigrés subsahariens de se concentrer à Sfax, laissant flotter comme à son habitude l'impression d'un complot ourdi. En réalité et avant même de devenir une zone de départ vers l'Europe en raison de la proximité de celle-ci, l'explication se trouve dans le relatif dynamisme économique de la ville et le caractère de son tissu industriel constitué de petites entreprises familiales pour une part informelles, qui ont trouvé, dès le début de la décennie 2000, une opportunité de rentabilité dans l'emploi d'immigrés subsahariens moins chers, plus flexibles et employables occasionnellement. Au milieu de la décennie, la présence de ces travailleurs, devenue très visible, a bénéficié de la tolérance d'un État pourtant policier, mais surtout soucieux de la pérennité d'un secteur exportateur dont il a fait une de ses vitrines.

L'arbre qui ne cache pas la forêt

Or, focaliser sur la présence d'immigrés subsahariens pousse à occulter une autre réalité, dont l'évolution est autrement significative. Le paysage migratoire et social tunisien a connu une évolution radicale, et le nombre de Tunisiens ayant quitté illégalement le pays a explosé, les plaçant en tête des contingents vers l'Europe, aux côtés des Syriens et des Afghans comme l'attestent les dernières statistiques1 Proportionnellement à sa population, la Tunisie deviendrait ainsi, et de loin, le premier pays pourvoyeur de migrants « irréguliers », ce qui donne la mesure de la crise dans laquelle le pays est plongé. En effet, sur les deux principales routes migratoires, celle des Balkans et celle de Méditerranée centrale qui totalisent près de 80 % des flux avec près de 250 000 migrants irréguliers sur un total de 320 000, les Tunisiens se placent parmi les nationalités en tête. Avec les Syriens, les Afghans et les Turcs sur la première route et en seconde position après les Égyptiens et avant les Bengalais et les Syriens sur la deuxième2.

La situation n'est pas nouvelle. Durant les années 2000 — 2004 durant lesquelles les traversées « irrégulières » se sont multipliées, les Marocains à eux seuls étaient onze fois plus nombreux que tous les autres migrants africains réunis. Les Algériens, dix fois moins nombreux que leurs voisins, arrivaient en deuxième position3. Lorsque la surveillance des côtes espagnoles s'est renforcée, les migrations « irrégulières » se sont rabattues vers le sud de l'Italie, mais cette répartition s'est maintenue. Ainsi en 2006 et en 2008, les deux années de pics de débarquement en Sicile, l'essentiel des migrants (près de 80 %) est constitué de Maghrébins (les Marocains à eux seuls représentant 40 %), suivis de Proche-Orientaux, alors que la part des subsahariens reste minime4.

La chose est encore plus vraie aujourd'hui. À l'échelle des trois pays du Maghreb, la migration « irrégulière » des nationaux dépasse de loin celle des Subsahariens, qui est pourtant mise en avant et surévaluée par les régimes, pour occulter celle de leurs citoyens et ce qu'elle dit de l'échec de leur politique. Ainsi, les Subsahariens, qui ne figurent au premier plan d'aucune des routes partant du Maghreb, que ce soit au départ de la Tunisie et de la Libye ou sur la route de Méditerranée occidentale (départ depuis l'Algérie et le Maroc), où l'essentiel des migrants est originaire de ces deux pays et de la Syrie. C'est seulement sur la route dite d'Afrique de l'Ouest (qui inclut des départs depuis la façade atlantique de la Mauritanie et du Sahara occidental) que les migrants subsahariens constituent d'importants effectifs, même s'ils restent moins nombreux que les Marocains.

Négocier une rente géopolitique

L'année 2022 est celle qui a connu la plus forte augmentation de migrants irréguliers vers l'Europe depuis 2016. Mais c'est aussi celle qui a vu les Tunisiens se placer dorénavant parmi les nationalités en tête de ce mouvement migratoire, alors même que la population tunisienne est bien moins importante que celle des autres nationalités, syrienne ou afghane, avec lesquelles elle partage ce sinistre record.

Ce n'est donc pas un effet du hasard si le président tunisien s'est attaqué aux immigrés subsahariens au moment où son pays traverse une crise politique et économique qui amène les Tunisiens à quitter leur pays dans des proportions inédites. Il s'agit de dissimuler ainsi l'ampleur du désastre.

De plus, en se présentant comme victimes, les dirigeants maghrébins font de la présence des immigrés subsahariens un moyen de pression pour négocier une rente géopolitique de protection de l'Europe5 et pour se prémunir contre les critiques.

Reproduisant ce qu'avait fait vingt ans plus tôt le dirigeant libyen Mouammar Kadhafi avec l'Italie pour négocier sa réintégration dans la communauté internationale, le Maroc en a fait un outil de sa guerre diplomatique contre l'Espagne, encourageant les départs vers la péninsule jusqu'à ce que Madrid finisse par s'aligner sur ses thèses concernant le Sahara occidental. Le raidissement ultranationaliste que connait le Maghreb, entre xénophobie d'État visant les migrants et surenchère populiste de défiance à l'égard de l'Europe, veut faire de la question migratoire un nouveau symbole de souverainisme, avec les Subsahariens comme victimes expiatoires.

Déni de réalité

Quand il leur faut justifier la répression de ces immigrés, les régimes maghrébins parlent de « flots », de « hordes » et d'« invasion ». Ils insistent complaisamment sur la mendicité, particulièrement celle des enfants. Une image qui parle à bon nombre de Maghrébins, car c'est la plus fréquemment visible, et cette mendicité, parfois harcelante, peut susciter de l'irritation et nourrir le discours raciste.

Cette image-épouvantail cache la réalité d'une importante immigration de travail qui, en jouant sur les complémentarités, a su trouver des ancrages dans les économies locales, et permettre une sorte d'« intégration marginale » dans leurs structures. Plusieurs décennies avant que n'apparaisse l'immigration « irrégulière » vers l'Europe, elle était déjà présente et importante au Sahara et au Maghreb.

Depuis les années 1970, l'immigration subsaharienne fournit l'écrasante majorité de la main-d'œuvre, tous secteurs confondus, dans les régions sahariennes maghrébines, peu peuplées alors, mais devenues cependant essentielles en raison de leurs richesses minières (pétrole, fer, phosphate, or, uranium) et de leur profondeur stratégique. Ces régions ont connu de ce fait un développement et une urbanisation exceptionnels impulsés par des États soucieux de quadriller des territoires devenus stratégiques et souvent objets de litiges. Cette émigration s'est étendue à tout le Sahel à mesure du développement et du désenclavement de ces régions sahariennes où ont fini par émerger d'importants pôles urbains et de développement, construits essentiellement par des Subsahariens. Ceux-ci y résident et, quand ils n'y sont pas majoritaires, forment de très fortes minorités qui font de ces villes sahariennes de véritables « tours de Babel » africaines6.

À partir de cette matrice saharienne, cette immigration s'est diffusée graduellement au nord, tout en demeurant prépondérante au Sahara, jusqu'aux villes littorales où elle s'est intégrée à tous les secteurs sans exception : des services à l'agriculture et à la domesticité, en passant par le bâtiment. Ce secteur est en effet en pleine expansion et connait une tension globale en main-d'œuvre qualifiée, en plus des pénuries ponctuelles ou locales au gré de la fluctuation des chantiers. Ses plus petites entreprises notamment ont recours aux Subsahariens, nombreux à avoir les qualifications requises. Même chose pour l'agriculture dont l'activité est pour une part saisonnière alors que les campagnes se vident, dans un Maghreb de plus en plus urbanisé.

On retrouve dorénavant ces populations dans d'autres secteurs importants comme le tourisme au Maroc et en Tunisie où après les chantiers de construction touristiques, elles sont recrutées dans les travaux ponctuels d'entretien ou de service, ou pour effectuer des tâches pénibles et invisibles comme la plonge. Elles sont également présentes dans d'autres activités caractérisées par l'informel, la flexibilité et la précarité comme la domesticité et certaines activités artisanales ou de service.

Ambivalence et duplicité

Mais c'est par la duplicité que les pouvoirs maghrébins font face à cette migration de travail tolérée, voire sollicitée, mais jamais reconnue et maintenue dans un état de précarité favorisant sa réversibilité. C'est sur les hauteurs prisées d'Alger qu'on la retrouve. C'est là qu'elle construit les villas des nouveaux arrivants de la nomenklatura, mais c'est là aussi qu'on la rafle. C'est dans les familles maghrébines aisées qu'est employée la domestique noire africaine, choisie pour sa francophonie, marqueur culturel des élites dirigeantes. On la retrouve dans le bassin algéro-tunisien du bas Sahara là où se cultivent les précieuses dattes Deglet Nour, exportées par les puissants groupes agrolimentaires. Dans le cœur battant du tourisme marocain à Marrakech et ses arrière-pays et dans les périmètres irrigués marocains destinés à l'exportation. À Nouadhibou, cœur et capitale de l'économie mauritanienne où elle constitue un tiers de la population. Et au Sahara, obsession territoriale de tous les régimes maghrébins, dans ces pôles d'urbanisation et de développement conçus par chacun des pays maghrébins comme des postes avancés de leur nationalisme, mais qui, paradoxalement, doivent leur viabilité à une forte présence subsaharienne. En Libye, dont l'économie rentière dépend totalement de l'immigration, où les Subsahariens ont toujours été explicitement sollicités, mais pourtant en permanence stigmatisés et régulièrement refoulés.

Enfin, parmi les milliers d'étudiants subsahariens captés par un marché de l'enseignement supérieur qui en a fait sa cible, notamment au Maroc et en Tunisie et qui, maitrisant mieux le français ou l'anglais, deviennent des recrues pour les services informatiques, la communication, la comptabilité du secteur privé national ou des multinationales et les centres d'appel.

Un enjeu national

Entre la reconnaissance de leur utilité et le refus d'admettre une installation durable de ces populations, les autorités maghrébines alternent des phases de tolérance et de répression, ou de maintien dans les espaces de marge, en l'occurrence au Sahara.

La négation de la réalité de l'immigration subsaharienne par les pays maghrébins ne s'explique pas seulement par le refus de donner des droits juridiques et sociaux auxquels obligerait une reconnaissance, ni par les considérations économiques, d'autant que la vie économique et sociale reste régie par l'informel au Maghreb. Cette négation se légitime aussi du besoin de faire face à une volonté de l'Europe d'amener les pays du Maghreb à assumer, à sa place, les fonctions policières et humanitaires d'accueil et de régulation d'une part d'exilés dont ils ne sont pas toujours destinataires. Mais le véritable motif consiste à éviter de poser la question de la présence de ces migrants sur le terrain du droit. C'est encore plus vrai pour les réfugiés et les demandeurs d'asile. Reconnaître des droits aux réfugiés, mais surtout reconnaitre leur présence au nom des droits humains pose en soi la question de ces droits, souvent non reconnus dans le cadre national. Tous les pays maghrébins ont signé la convention de Genève et accueilli des antennes locales du Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies (UNHCR), mais aucun d'entre eux n'a voulu reconnaître en tant que tels des immigrés subsahariens qui ont pourtant obtenu le statut de réfugié auprès de ces antennes.

En 2013, entre la pression d'une société civile galvanisée par le Mouvement du 20 février et le désir du Palais de projeter une influence en Afrique pour obtenir des soutiens à sa position sur le Sahara occidental, le Maroc avait promulgué une loi7 qui a permis temporairement de régulariser quelques dizaines de milliers de migrants. Elle devait aboutir à la promulgation d'un statut national du droit d'asile qui n'a finalement pas vu le jour8. Un tel statut, fondé sur le principe de la protection contre la persécution de la liberté d'opinion, protègerait également les citoyens maghrébins eux-mêmes. Or, c'est l'absence d'un tel statut qui a permis à la Tunisie de livrer à l'Algérie l'opposant Slimane Bouhafs, malgré sa qualité de réfugié reconnue par l'antenne locale du HCR. C'est cette même lacune qui menace son compatriote, Zaki Hannache, de connaître le même sort.


2Frontex 2023, Ibid.

3Miguel Hernando de Larramendi et Fernando Bravo, « La frontière hispano-marocaine à l'épreuve de l'immigration subsaharienne », L'Année du Maghreb, Éditions CNRS, Aix-en-Provence, 2006 ; p. 153-171.

4Ali Bensaad, « L'immigration en Libye : une ressource et la diversité de ses usages », Politique Africaine, no. 125, mars 2012 ; p. 83-103.

5Ali Bensaâd, « Les migrations transsahariennes, une mondialisation par la marge », in « Marges et mondialisation : Les migrations transsahariennes », Maghreb-Machrek, no. 185, Paris, automne 2005 ; p. 13-36.

6Ali Bensaad, « La grande migration africaine à travers le Sahara », Méditerranée, Aix-en-Provence, no. 3-4, 2002 ; p. 41-52.

7Ali Bensaad, « L'immigration subsaharienne au Maghreb, l'entrée dans le deuxième âge ? Le cas du Maroc » in Camille Schmoll, Hélène Thiollet et Catherine Wihtol de Wenden, Migrations en Méditerranée, éditions CNRS, Paris, 2015 ; p. 241-257.

Comment le continent africain est devenu l'épicentre de l'activité djihadiste

Si elle a été territorialement défaite en Irak et en Syrie en 2019, l'organisation de l'État islamique a mis les moyens depuis 2014 pour s'implanter en Afrique. Loin d'être un terrain secondaire, le continent est aujourd'hui l'épicentre d'une activité djihadiste qui voit dans les populations du Sahel la possibilité d'un renouveau de ses troupes.

L'organisation de l'État islamique (OEI) s'est révélée au grand public à la faveur de la guerre en Irak, puis en Syrie, en particulier avec la déclaration de son califat le 29 juin 2014 depuis la frontière syro-irakienne. Il était alors question de « corriger l'injustice coloniale des accords franco-britanniques de Sykes-Picot ».

Cet été 2014, les djihadistes de l'OEI jouissent d'un territoire aussi grand que celui de la Grande-Bretagne, à cheval entre les deux pays, et font la loi sur une population de huit millions d'individus. La bannière noire flotte au-dessus de grandes villes levantines chargées d'histoire. Deux coalitions politico-militaires, l'une sous commandement américain, l'autre menée par Téhéran et Moscou, se mettent en place pour les déloger. Pourtant, au lieu de mobiliser tous ses efforts pour protéger « son » territoire, l'OEI, en guerre aussi avec ses rivaux d'Al-Qaida et plusieurs factions locales, va poursuivre d'autres desseins. Comme 2012 a été l'année de l'expansion depuis l'Irak vers la Syrie, 2014 est celle de la conquête de l'Afrique. Le « Bureau des provinces lointaines » voit à ce moment-là le jour, et avec lui une stratégie africaine et mondiale du groupe, suivant l'impulsion de son chef Abou Bakr Al-Baghdadi. Nous tenterons dans cet article de donner quelques exemples non exhaustifs qui illustrent de manière explicite les premiers pas africains du groupe, et leurs spécificités souvent méconnues.

Syrte, préambule et épilogue libyen de l'OEI

De la même manière que les premiers djihadistes étrangers à fouler le sol syrien étaient des Libyens, le premier lieu d'implantation de l'OEI en Afrique et les premières prises de contrôle urbaines sur le continent se sont faits en Libye. Le pays représente ainsi le premier investissement extra levantin de l'organisation, même si sa présence s'y résume aujourd'hui à quelques dizaines de combattants éparpillés sur son étendue désertique, après la perte de son dernier bastion à Syrte.

Derna est la première ville où l'OEI s'est implantée en Libye, notamment avec des djihadistes libyens renvoyés chez eux dès les premiers mois de 2014. Ces derniers étaient regroupés en Syrie dans une unité appelée Katibat al-Battar qui avait une relative indépendance opérationnelle et médiatique. Ses membres participeront à toutes les grandes batailles de l'OEI, y compris celles de Deir ez-Zor dans l'est syrien et de Baiji en Irak. C'est même au sein de cette unité que sont passés plusieurs djihadistes francophones, belges et français, dont Abdel Hamid Aabaoud, le logisticien des attentats du 13 novembre 2015 à Paris. Il s'agit là d'une date charnière pour l'OEI en Libye. En juillet 2014, l'émir de l'unité en Libye, Al-Mehdi Abou Al-Abyad est assassiné à Derna. Pourtant, trois mois plus tard, l'organisation instaure un tribunal islamique et un « bureau des plaintes » dans la ville. En juin 2015, elle est expulsée de Derna par Majlis Choura Al-Moujahidin, un groupe armé proche d'Al-Qaida. Il en sera félicité dans une rare déclaration publique d'Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) à ce sujet.

En novembre 2014, alors que la « coalition internationale » a commencé ses opérations en Irak et en Syrie, Abou Bakr Al-Baghdadi décide d'envoyer en Libye un de ses compagnons de route et homme de confiance, Abou Nabil Al-Anbari, pour pallier les manquements des premiers envoyés à Derna. De son vrai nom Wissam Al-Zoubaïdi, ce dernier était commandant militaire et « gouverneur » de la province de Salaheddine en Irak. C'est sous son commandement et avec sa participation directe que le massacre de la base Speicher a eu lieu en juin 20141. Il a également commandé l'attaque de Samarra qui a servi de diversion en amont de la prise de Mossoul par l'OEI.

L'homme de confiance de Baghdadi consolidera l'OEI sur son premier territoire africain. Un de ses faits d'armes les plus importants est la prise de la ville de Syrte en juin 2015. Hasard du calendrier ou choix délibéré, Abou Nabil, de son nouveau nom de guerre libyen Abou Al-Moughira Al-Qahtani, a été finalement tué par une frappe américaine au sud de Derna dans la nuit du 13-14 novembre 2015, la même nuit où un commando de l'OEI dirigé par Abdelhamid Aabaoud mettait à feu et à sang la capitale française.

L'organisation va contrôler Syrte de juin 2015 à décembre 2016. Malgré la mort d'Abou Nabil, l'OEI conduit depuis la Libye l'attaque de Ben Guerdane en Tunisie le 7 mars 2016, mène une bataille de six mois pour défendre son bastion de Syrte et prépare sur le sol libyen l'attentat de Manchester au Royaume-Uni le 22 mai 2017.

On retrouve un autre personnage clef de l'OEI en Libye, également peu connu du grand public : le Bahreïni Turki Al-Binaali. Pourtant, il était et demeure, malgré son décès, un des idéologues et religieux les plus influents de l'organisation. Certes, il n'était pas un vétéran du djihad et n'avait pas connu le feu à l'instar d'Abou Nabil, mais il avait un CV fourni, avec des diplômes prestigieux en études islamiques, obtenus entre autres à l'Institut de l'imam Al-Ouzaai de Beyrouth. Il était surtout un des disciples du cheikh Abou Mohamed Al-Maqdissi, mentor d'Abou Moussaab Al-Zarkawi, le père spirituel de l'actuel État islamique, et l'un des théoriciens les plus influents du djihad moderne. Paradoxalement, Maqdissi deviendra un des plus grands détracteurs de l'OEI et de ses méthodes.

L'école de pensée d'Al-Binaali ne faisait pas l'unanimité au sein de l'organisation qui a connu de vrais remous idéologiques et structurels avec l'avènement d'adeptes de l'école de pensée de Hazemi — beaucoup plus radicale — à des postes de pouvoir au sein du groupe. Turki Al-Binaali est tué par une frappe américaine le 31 mai 2017 à Al-Mayadin, dans l'est syrien. Durant cette période, les tensions entre les deux écoles de pensée de l'OEI étaient à leur comble, ce qui s'est traduit par des campagnes d'arrestations, des exécutions et des défections.

L'allégeance de Shekau

Les tensions dogmatiques au Levant ont eu leurs équivalents aux abords du lac Tchad, là où une réussite africaine de l'OEI commençait à se consolider, pendant que tout le monde regardait du côté de l'Irak et de la Syrie. Le cas du lac Tchad et de l'allégeance de Jamaa't Ahl al-Sunna lil Daawa wal Jihad (Groupe de la sunna pour la prédication et le djihad, JAS), plus connu sous le nom de « Boko Haram », est un cas d'école.

Tout a commencé début 2015 avec le souhait d'AbuBakar Shekau, à la tête du JAS, de vouer allégeance au calife de l'OEI, Abou Bakr Al-Baghdadi. Un souhait reçu avec beaucoup de prudence de la part de ce dernier, vu la réputation de Shekau qui avait auparavant entamé un rapprochement — rapidement abandonné — avec AQMI. L'initiative sera finalement acceptée, mais sous conditions. Après Ansar Beït Al-Maqdess au Sinaï en janvier de la même année, c'est le deuxième groupe djihadiste qui voue allégeance avec armes et bagages à l'OEI. Un religieux « facilitateur » de ce rapprochement, Abou Malek, nous a exposé les principales conditions émises par l'OEI, entre autres la fin des prises d'otages d'enfants des autres communautés (à l'instar des filles de Chibok), le retrait médiatique de Shekau, la nomination d'un porte-parole désigné et l'exigence que toute communication doive passer par les organes médiatiques de l'OEI.

Ces conditions — respectées un temps — et couplées avec l'apport immatériel de l'OEI central en matière de tactique, d'organisation et d'administration, contribueront à l'amélioration des capacités et de l'emprise du groupe d'une manière considérable. Mais Shekau ne tardera pas à déroger à la charte en s'attaquant à des rivaux au sein de son groupe. Plusieurs commandants et un imam sont exécutés pendant la prière de l'Aïd al-Adha. Le même Abou Malek — qui a déchanté — nous a rapporté ces informations, avec plusieurs enregistrements privés à l'appui, pour démontrer le ghoulou ou l'extrémisme de Shekau. Il voulait ainsi nous expliquer la destitution de Shekau par l'OEI en 2016, au moment où l'organisation elle-même faisait face aux mêmes accusations en son sein. Shekau acculé active sa ceinture explosive et meurt arme à la main en tuant certains de ses anciens compagnons dans la forêt de Sambissa le 19 mai 2021. Son groupe lui a survécu.

Cette guerre intestine n'a pas empêché la province « Afrique de l'Ouest » de l'OEI de devenir la branche la plus puissante et la plus territorialisée du groupe, avec un rudiment d'administration et un rayon d'action qui ne cesse de croître, que ce soit en termes d'opérations militaires, d'attaques contre les communautés chrétiennes ou d'attaques visant les représentations officielles qui touchent désormais le centre du pays et l'État de Kogi, où une voiture piégée a raté de peu le président nigérian sortant, Muhammadu Buhari, à Okene le 29 décembre 2022.

« L'erreur syrienne » jette son ombre sur le Sahel

L'OEI adapte sa stratégie selon la contrée africaine où il s'implante. Sa branche sahélienne, aujourd'hui « État islamique province du Sahel », n'a pas eu cette dénomination avant la mort de son fondateur, Abou Al-Walid Al-Sahrawi, tué par les forces françaises au Mali le 17 août 2021. Il s'avère que l'OEI n'avait pas une totale confiance en lui, l'estimant toujours proche de ses anciens compagnons de route d'Al-Qaida, Baghdadi ne voulant pas renouveler l'erreur commise en Syrie avec Abou Mohamad Al-Joulani. Mandaté pour rejoindre la Syrie par l'État islamique d'Irak en 2012, Joulani s'en émancipe et voue allégeance à Al-Qaida en 2013 avant de s'en émanciper aussi pour fonder le groupe connu aujourd'hui comme Hay'at Tahrir Al-Cham (HTC). HTC renie le « djihad global », combat activement les deux organisations dans le réduit rebelle d'Idlib et cherche un rapprochement avec la communauté internationale.

L'allégeance de Sahrawi au groupe restera sans reconnaissance publique plus d'une année, jusqu'en octobre 2016. La présence au Sahel ne sera pas officiellement démontrée avant mars 2019, depuis le Burkina Faso, année d'une montée en puissance inédite du groupe, avec des attaques et des affrontements qui ont fait plusieurs dizaines de morts chez les militaires maliens et 14 chez leurs homologues français en novembre au Mali, à Tabankort et Indelimane. D'autres attaques ont également eu lieu au Niger et au Burkina Faso. Toutes ont été revendiquées par l'OEI « province Afrique de l'Ouest ». Avant cette période, même l'opération de Tongo-Tongo en octobre 2017, pendant laquelle quatre « bérets verts » américains et quatre militaires nigériens ont été tués, n'a pas suscité de réaction officielle de la part des organes de l'OEI central. Le groupe Province Afrique de l'Ouest l'inclura toutefois en janvier 2020 dans sa toute première longue vidéo (31 minutes) diffusée depuis le Sahel.

Cette vidéo de propagande marquera le point de non-retour avec AQMI et la fin de l'exception sahélienne. Jusque-là, cette région était la seule au monde où les deux groupes ne s'affrontaient pas directement. Depuis, leurs combats sont devenus d'une violence inouïe. Les batailles qui les ont opposés dans le Ménaka (Mali) ou dans la région d'Ansongo tout le long de l'année 2022 ont fait des centaines de morts des deux côtés, sur des territoires où les populations civiles sont désormais sommées de prendre parti.

Aucun des deux groupes n'a jusqu'ici pris le dessus sur son rival, mais chacun d'eux a évolué. L'OEI Sahel a augmenté son rayon d'action d'une manière inédite en tapant aux portes des villes de Gao et de Ménaka, tout en sanctuarisant une partie du territoire malien. Le Jama'at Nusrat al-Islam wal-Muslimin (JNIM) a augmenté sa portée politique dans des zones où sa présence était relativement timide, en se positionnant comme le défenseur des populations face à l'OEI qui a commis plusieurs massacres dans la région. Dans une interview qui nous a été accordée par l'émir d'AQMI2 Abou Oubaïda Youssef Al-Aanabi, ce dernier qualifie les combattants de l'OEI de khawarij, des « déviants » de la foi, ce qui rend par conséquent leur sang versé devient « licite » et les combattre « une priorité ».

Dans sa dernière production médiatique, la Province Afrique de l'Ouest de l'OEI s'est attaquée, à quelques jours du début du scrutin présidentiel au Nigeria et en langue haoussa et arabe, aux fondements de la démocratie et des processus électoraux en général, et au Nigeria en particulier. Quelques jours plus tard, l'OEI diffusait des photos de ses djihadistes au Nigeria, en République démocratique du Congo (RDC) et au Mozambique, en train de visionner la vidéo en question. Des anachid (chants religieux ou djihadistes sans instruments de musique) et des vidéos de propagande sont produites en différentes langues locales. Plusieurs unes du journal hebdomadaire de l'OEI Al-Nab'a sont désormais consacrées à l'activité du groupe en Afrique : en Somalie, au Mozambique, en RDC, au Cameroun, au Nigeria, au Tchad, au Niger, en Libye, au Mali, au Burkina Faso et au Bénin. L'OEI a déjà commis des attaques en Égypte, en Algérie et en Tunisie. Des flux financiers à son profit ont été décelés et/ou démantelés au Kenya et en Afrique du Sud. Mais en dehors de la Libye, les seules agglomérations urbaines tombées un temps sous le contrôle de l'OEI sont Mocimboa da Praia et Palma au Mozambique. Nous sommes donc encore très loin du modèle califal levantin, synonyme de continuité territoriale et d'emprises urbaines.

Ces exemples sont loin de résumer l'activité de l'OEI sur le continent africain, mais ils montrent que le groupe a au moins depuis 2013 une stratégie pour son expansion africaine, consistant à récolter l'allégeance de groupe préexistants. Malgré l'éloignement, les entraves sécuritaires et les pertes humaines dans ses rangs, son commandement maintient son autorité sur ses filiales africaines, et entretient un intérêt constant pour l'Afrique, désormais épicentre de l'activité djihadiste dans le monde.

Le continent n'est pas une roue de secours pour l'OEI, comme certains se plaisent à le répéter, mais un objectif antérieur à sa perte de territoire, et en adéquation avec son dogme prophétique du « renouveau de la Oumma ». Pour certains idéologues de l'OEI, la sunna (la loi) de l'istibdal, cette notion de remplacement des musulmans qui ont délaissé leur religion par d'autres qui sont prêts à la défendre, souvent mise en avant par les groupes djihadistes, trouve sa traduction en Afrique.


1Des photos diffusées sur les réseaux sociaux ont montré des combattants masqués de l'OEI tirant à bout portant sur des soldats irakiens dont les mains étaient liées, devant des tranchées qu'ils avaient été obligés de creuser. On estime le nombre de victimes entre 560 et 770 morts. Lire « Irak : L'État islamique a procédé à de nouvelles exécutions à Tikrit », Human Rights Watch, 2 septembre 2014.

« Plaidoyer pour la langue arabe »

Par : Nada Yafi

Interprète, diplomate, directrice du centre linguistique de l'Institut du monde arabe puis responsable des pages arabes d'Orient XXI, Nada Yafi publie ce 6 janvier 2023 dans notre collection chez Libertalia son Plaidoyer pour la langue arabe. Elle y décrypte avec brio la fascination-rejet dont l'arabe fait aujourd'hui l'objet en France. Extrait du chapitre VII, dans lequel elle revient sur les liens historiques et subtils de l'arabe avec les religions musulmane, mais aussi chrétienne et juive.

De nombreux défenseurs de la langue arabe se sont insurgés, à raison, contre l'amalgame langue/religion. Pour autant, aller trop loin dans l'affirmation que l'arabe n'a rien à voir avec la langue du Coran peut être inexact et surtout avoir des effets pervers. En voulant à tout prix dédouaner la langue arabe en l'expurgeant de tout lien avec le Coran, on jette indirectement et de manière injustifiée le discrédit sur le texte sacré des musulmans. Car enfin celui-ci n'est pas réductible à une seule lecture. Il fait l'objet de plusieurs écoles religieuses et de diverses interprétations dont certaines de nos jours se réclament même du féminisme. Loin de l'image fantasmée d'un islam monolithique, il existe une véritable « mosaïque de l'islam », pour reprendre le titre du livre d'entretiens avec Suleiman Mourad, dans un ensemble très vaste, qui dépasse de loin le monde arabe.

Quels liens avec le Coran ?

Il est important de mettre les choses en perspective. Il nous faut d'abord reconnaître que le texte du Coran établit lui-même un lien ontologique avec la langue arabe. Plusieurs versets mentionnent un Coran révélé en langue arabe : verset 2 de la sourate 12, Yussof, dite de Joseph ; verset 113 de la sourate 20 Tâha (l'un des noms du prophète) ; verset 196 de la sourate 26, Ash- Shu‘araa dite des Poètes ; verset 28 de la sourate 39, Al-Zumar dite des Groupes ; versets 3 et 44 de la sourate 41, Fussilat, dite des versets détaillés ; verset 7 de la sourate 42, Ash-Shûra, dite de la Consultation ; verset 3 de la sourate 43, Az-Zukhruf, dite de l'Ornement.

Ces versets ne sont pas négligeables. Ils donnent en effet à la langue arabe dans la religion musulmane une sorte de prééminence sur d'autres langues et fondent la notion d'intraductibilité du Coran, étroitement associée à celle d'inimitabilité, même si celle-ci a davantage trait au contenu. Comme nous l'avons déjà évoqué, les versions du Coran dans d'autres langues que l'arabe sont de manière générale considérées par les musulmans comme des « essais d'interprétation » ou des paraphrases. Un lien organique est alors établi par les fondamentalistes entre langue et langage religieux.

Le leitmotiv des versets signalés a pu être instrumentalisé par les musulmans d'origine arabe pour affirmer leur domination dans la civilisation islamique sous les Omeyyades. Au temps des Abbassides, la valorisation de l'arabe comme langue de la révélation coranique est pourtant contrebalancée, aux yeux des musulmans non arabes, notamment perses, par d'autres versets du Coran qui confortent un principe supérieur – celui de la piété et des devoirs du croyant : « Ô humains, nous vous avons créés d'un mâle et d'une femelle. Nous vous avons partagés en peuples et tribus afin que vous vous connaissiez entre vous. Le plus noble devant Dieu est le plus pieux » (sourate 49, Al-Hujurât dite des Appartements). Le terme Shu‘ûb signifiant « peuples » a été repris pour désigner la Shu‘ûbiyya, mouvement de résistance à la domination des Arabes natifs de la langue, mouvement dont la nature est complexe, mais dont le révélateur est le souhait de valoriser la langue et la culture perses. C'est ainsi du moins que le mouvement a souvent été interprété, bien que des linguistes comme Djamel Eddine Kouloughli1 insistent sur le fait que le mouvement de la Shu'ûbiyya « ne conteste pas l'hégémonie linguistique de la langue arabe, dans laquelle il exprime ses revendications, mais exige une stricte égalité entre tous les musulmans, et l'intégration, dans l'édifice culturel de la nouvelle société, des apports des vieilles cultures dont sont issus ses représentants ».

Si le Coran a été révélé en arabe, dans la péninsule Arabique, il ne peut pour autant résumer une langue qui a voyagé bien au-delà d'une région et d'une religion. Je ne ferai pas l'injure aux lecteurs de croire qu'ils ignorent la différence entre arabe et musulman, deux catégories qui peuvent se recouper mais ne sont pas identiques. Certes, les principaux lieux saints de l'islam se trouvent au Moyen-Orient (tout comme ceux des autres religions monothéistes), mais les musulmans du monde arabe ne représentent que 20 % des musulmans du monde entier ; à l'inverse, tous les Arabes ne sont pas musulmans, la région étant d'une très grande diversité en matière d'obédiences religieuses. « Il convient de noter, nous rappelle le linguiste Kouloughli, que les processus d'arabisation et d'islamisation sont foncièrement distincts : ainsi les peuples d'Iran, et une partie des Kurdes et des Berbères se sont islamisés sans s'arabiser, alors que les chrétiens d'Orient, les coptes et les juifs se sont arabisés sans changer de religion, en gardant éventuellement une langue liturgique distincte de l'arabe. »

Une certaine christianisation de la langue arabe

On attribue au Prophète de l'islam l'affirmation selon laquelle « est arabe celui qui parle l'arabe ». Il en est de même du grand juriste de l'islam sunnite, Ash-Shafi‘î, qui aurait déclaré que toute personne parlant l'arabe, ne fût-ce que quelques mots, pouvait être considérée comme arabe2. Cette attitude visait à s'opposer à toute exclusion linguistique au sein de l'islam et à affirmer comme principe cardinal l'égalité entre croyants. Une telle vision culturelle de l'identité arabe prévaudra à nouveau, détachée toutefois de sa dimension cultuelle, durant la Nahda, renaissance arabe du XIXe siècle. Si la traduction en arabe de la Bible et des textes liturgiques est attestée dès le IXe siècle, la popularisation de l'idée d'une langue arabe chrétienne en Europe est plus récente. La fondation à Rome en 1584 du collège des maronites n'y est sans doute pas étrangère, avec une « importante contribution de quelques-uns de ces maronites à la constitution de l'érudition orientaliste européenne du XVIIe siècle », comme on peut le lire sous la plume d'un chercheur espagnol, Fernando Rodriguez Mediano, dans un chapitre de l'ouvrage collectif Les Musulmans dans l'histoire de l'Europe3, sous la direction de Jocelyne Dakhlia. La popularisation d'une image chrétienne de la langue dans l'esprit des Arabes eux-mêmes a surtout été l'œuvre de la renaissance arabe du XIXe siècle.

La christianisation s'accompagne parfois d'une tentative de dés-islamisation, soit par volonté de minorer l'apport de la civilisation arabo-musulmane à l'Europe, soit pour une meilleure appropriation de la langue arabe par tous ses locuteurs. Pour ce qui est de la première motivation, il m'est arrivé d'entendre, dans la bouche d'un diplomate, que l'on était redevable aux seuls chrétiens d'avoir traduit en arabe les grands textes grecs sous les Abbassides, textes dont les originaux avaient été perdus, et qui avaient pu ainsi être préservés de l'oubli et transmis par la suite à l'Europe à travers l'Andalousie. Sans eux, les musulmans n'auraient rien accompli. Cette allégation m'est revenue en mémoire à la lecture du livre de Dimitri Gutas Pensée grecque, culture arabe4, ouvrage qui constitue une référence universitaire incontestable. J'y lis ceci :

Il est certain que les chrétiens de langue syriaque ont joué un rôle fondamental dans le mouvement de traduction — les traducteurs venaient principalement mais pas exclusivement de leurs rangs — comme il est certain que sans le soutien actif de califes exceptionnels au cours des débuts de l'époque abbasside — des souverains comme Al-Mansûr, Hâroun Ar-Rachîd et Al-Maʾmûn — le mouvement de traduction aurait évolué différemment. Si les chrétiens de langue syriaque apportèrent une grande part de la compétence technique indispensable au mouvement de traduction gréco-arabe, l'initiative, la direction scientifique et la gestion du mouvement furent puisées dans le contexte créé par la société abbasside.

On voit que s'il est aisé de séparer la langue arabe de l'islam en tant que religion, il devient très difficile de la séparer de l'Islam en tant que civilisation. À propos de ce mouvement de traduction exceptionnel, qui s'est étalé sur deux cents ans, du VIIIe au Xe siècle, Gutas écrit encore :

Le soutien au mouvement de traduction transcendait toutes les divisions religieuses, ethniques, tribales, linguistiques ou de sectes. Les mécènes se recrutaient aussi bien parmi les Arabes que les non-Arabes, les musulmans que les non-musulmans, les sunnites que les chiites, les généraux que les fonctionnaires, les marchands que les propriétaires fonciers.

La seconde motivation, celle de l'appropriation, est plus légitime. Elle peut se comprendre dans le mouvement socioculturel de la Nahda, fin XIXe début XXe, comme étant dans une certaine mesure une réaction à la domination ottomane, détentrice du califat, et à sa politique de turquisation culturelle, portée à son paroxysme par le mouvement des Jeunes Turcs, puis par Kemal Atatürk après la défaite de l'empire ottoman. La suprématie turque sur la région arabe, longue de quatre siècles, du début du XVIe siècle à la fin de la première guerre mondiale, a pu être ressentie par beaucoup d'Orientaux comme l'une des raisons du long « sommeil » qui les a affectés, après un passé glorieux. Le célèbre poème de 1876 de Nasif Al-Yaziji intitulé Arabes, réveillez-vous ! en témoigne. La volonté de se libérer de la tutelle ottomane n'est pas clairement exprimée, mais l'appel à se libérer du despotisme istibdâd, celui des traditions sclérosées, mais aussi d'un régime imposé de l'extérieur, est déjà là, subliminal. Le mouvement de « réveil » ou de « redressement » de la Nahda a cependant plusieurs causes, certaines plus immédiates, d'autres plus lointaines, et les étudier ici n'est pas mon propos. Il est important toutefois de souligner que le mouvement était composite, avec une dimension islamique représentée par des penseurs réformateurs comme Muhammad ʿAbduh et Jamal al-Din al-Afghani, et une dimension chrétienne, avec des penseurs comme Boutros Al-Boustani et Nasif Al-Yaziji, les deux composantes se retrouvant sous la même bannière du panarabisme.

La langue arabe a profité d'un essor de la presse durant la deuxième moitié du XIXe siècle, lié à celui de l'imprimerie, dont les chrétiens étaient familiers, les couvents ayant des presses dès le XVIIIe iècle. Le Levant est à cette époque une terre d'élection pour les congrégations religieuses étrangères. La langue arabe ne pouvait plus avoir pour seul cadre de référence l'islam. En s'attelant à la traduction de la Bible, Boutros Al-Boustani et Nasif Al-Yaziji lui donnent un cadre de référence chrétien. Boutros Al-Boustani a par ailleurs investi le mot Watan patrie, nation ») de la charge émotionnelle qui était auparavant placée dans le terme Oumma, évocateur de la communauté musulmane. La forte participation chrétienne au mouvement de la Nahda, avec des hommes de lettres tels que Gibran Khalil Gibran, Mikhail Naimy, Elia Abou Madi, Jurji Zaydan est le signe d'une appropriation de la langue par tous ses locuteurs, notamment ceux qui appartiennent à une minorité. Comme le relève Anne-Laure Dupont, spécialiste de l'histoire contemporaine du monde arabe, dans sa contribution au catalogue de l'exposition Chrétiens d'Orient de l'IMA, on peut y voir la volonté de dépasser l'appartenance communautaire pour une appartenance culturelle commune. Volonté sans doute nourrie par le souvenir obsédant des massacres de chrétiens au Mont-Liban et à Damas en 1860, dont les origines complexes doivent être recherchées du côté d'une jacquerie paysanne contre le féodalisme des seigneurs d'une part et d'un jeu pervers des grandes puissances rivales européennes de l'autre.

L'on pourrait dire qu'il s'agit autant de « sécularisation » de la langue que de christianisation. Anne-Laure Dupont5 nous rappelle que de nombreuses figures chrétiennes étaient en réalité anticléricales ou en rupture avec leur communauté d'origine. Jurji Zaydan était franc-maçon, Faris Shidyaq, maronite d'origine, s'était converti au protestantisme puis à l'islam à la fin de sa vie, adjoignant le prénom arabe Ahmad à son patronyme. Le plus souvent les penseurs, hommes de lettres, étudiants et interprètes chrétiens ne mettaient pas eux-mêmes en avant leur religion, mais plutôt leur arabité, une arabité commune avec les musulmans, à travers l'appartenance à une même histoire et une même géographie. Ils sont également confondus dans cette même vision dans le regard des autres. On verra plus loin que c'est encore le cas aujourd'hui. Dès la fin de l'expédition napoléonienne en Égypte et l'arrivée en 1801 des « réfugiés égyptiens » à Marseille, « le risque de confusion entre chrétiens orientaux et musulmans est avéré avec ces originaires du Levant méditerranéen », nous fait remarquer Jocelyne Dakhlia dans le chapitre consacré aux « musulmans en France et en Grande-Bretagne à l'époque moderne », du livre collectif Les Musulmans dans l'histoire de l'Europe.

Il a pu y avoir sous la plume de certains auteurs, comme l'historien Hisham Sharabi, une survalorisation du rôle des chrétiens dans cette sécularisation. Dire que ce sont surtout les chrétiens qui ont insufflé au mouvement de la Nahda son esprit de modernité grâce à leur proximité religieuse avec l'Europe, c'est passer sous silence de nombreuses figures musulmanes, dont l'imam Rifa‘a Al-Tahtawi, envoyé en France, en mission d'études, par Méhémet Ali, fondateur de l'Égypte moderne. Les cinq années qu'Al-Tahtawi a passées à Paris, de 1826 à 1831, ont été capitales pour cet esprit éclairé, reconnu comme étant l'un des précurseurs du mouvement de la Nahda.

Rifa‘a Al-Tahtawi a découvert en France la pensée de Voltaire, Condillac, Rousseau et Montesquieu. Il y a rencontré le grand orientaliste Silvestre de Sacy, et rédigé à son retour en Égypte son fameux livre L'Or de Paris. Une autre grande figure musulmane est celle de Taha Hussein, auquel l'historien Albert Hourani consacre un chapitre de son étude sans cesse rééditée sur la Nahda, Arabic Thought in the Liberal Age6. Il y rappelle que Taha Hussein également a fait un séjour à Paris en 1915. « Il y a passé quatre ans qui ont été décisifs pour sa pensée, comme pour Al-Tahtawi avant lui. Il a lu Anatole France, assisté aux cours de Durkheim, écrit une thèse sur Ibn Khaldoun, et épousé la femme qui était pour lui ses yeux » (Taha Hussein était non voyant). Hourani insiste sur le fait que ce penseur considérait la langue arabe tout aussi importante pour les coptes que pour les musulmans. L'écrivain égyptien devait ensuite occuper dans son pays le poste de ministre de la culture et mettre en œuvre sa pensée progressiste dans le domaine de l'éducation.

La forte participation des élites chrétiennes au mouvement de la renaissance arabe reste bien évidemment remarquable. Elle est simplement à mettre en perspective. C'est à juste titre qu'elle a été mise en valeur par l'exposition Chrétiens d'Orient, deux mille ans d'histoire organisée à l'Institut du monde arabe en 2018. La présence continue des chrétiens en terre arabe y a été mise en relief ainsi que l'utilisation de la langue arabe jusqu'à nos jours, y compris dans les messes et célébrations religieuses. Dans le chapitre du catalogue consacré à la contribution des chrétiens à la renaissance arabe du XIXe siècle, Anne-Laure Dupont rétablit une vérité historique : « Il va de soi que la presse, l'imprimerie, le mouvement de la traduction, la réflexion politique sur le pouvoir en islam, la légitimation du régime constitutionnel ont aussi leurs pionniers chez les serviteurs musulmans des pachas d'Égypte et des beys de Tunis. » Elle insiste avec raison sur la dimension composite du mouvement et conclut que « ni le concept de la Nahda qui a une composante islamique assumée [...] ni le nationalisme ne sont une invention des chrétiens ». Elle ajoute un autre éclairage révélateur :

Pas plus qu'ils ne sont politiquement homogènes, les chrétiens ne peuvent être pris pour les seuls acteurs de ladite renaissance. À trop lire celle-ci par leur prisme, on néglige le rôle des juifs arabophones qui, bien que masqué par le sionisme, la création d'Israël en 1948 et leur départ massif des pays arabes, fut loin d'être négligeable : on songe par exemple à Yaqub Sanu (James Sanua 1839-1912), dit l'homme aux lunettes bleues — en référence au titre de sa revue satirique, la première du genre à circuler en Égypte —, ainsi qu'aux intellectuels juifs de Beyrouth et, surtout, de Bagdad.

Une réalité juive ignorée

Nous pourrions remonter au VIIe siècle, avant l'avènement de l'islam, pour attester de l'existence de poètes juifs d'expression arabe. Ces poètes seront célébrés plus tard par un monument de la littérature arabe classique du Xe siècle, Kitab Al-Aghani Le livre des chansons ») d'Abou Al-Faraj Al-Isfahani, dont le tome 22 est un florilège des poètes juifs d'Arabie. Parmi eux, Al-Samaw'al, figure légendaire, que l'on disait liée d'amitié au grand poète préislamique Imru' Al-Qais, aura même imprimé son nom dans la langue, comme parangon de loyauté. « Plus loyal que Al-Samaw'al ? » dit le proverbe arabe, en guise d'hyperbole. On pourrait rappeler également des figures de grands philosophes et théologiens d'expression arabe comme Saadia Gaon au Xe siècle, ou Maïmonide au XIIe siècle. Le très riche documentaire d'Arte intitulé Juifs et musulmans rappelle que jusqu'au XVIe siècle la langue arabe était « la langue de culture de quasiment toute la communauté juive ». Reuven Snir, professeur de langue et littérature arabe à l'université de Haïfa, déplore un certain reflux de cette réalité, après une période de floraison au XXe siècle, qui avait vu de nombreux écrivains juifs, notamment d'origine irakienne, revendiquer leur culture arabe.

Bien que plus rare, pour des raisons politiques diverses qui peuvent aller du décret Crémieux à la création de l'État d'Israël, la revendication d'une identité arabe passant par la langue demeure présente malgré tout chez des juifs d'Orient se définissant comme des « juifs arabes ». Le livre de Massoud Hayoun When We Where Arabs7 Lorsque nous étions arabes », non traduit en français) fait suivre les titres anglais de ses chapitres de leur traduction en graphie arabe, sans compter que cette langue occupe une place symbolique dans le récit de ses grands-parents originaires de Tunisie et d'Égypte. Ceux-ci finissent par quitter à contre-cœur le berceau pour aller s'installer aux États-Unis, après un bref passage en Israël. D'autres ont gardé comme eux la nostalgie de la langue arabe, notamment à travers la chanson, après leur émigration en Israël. De nombreux artistes mettent en avant leur identité de mizrahim8 et continuent de chanter en langue arabe comme Ziv Yehezkel, Neta Elkayam9 ou de se produire en stand-up d'humoriste comme Noam Shuster, personnalité remuante qualifiée par le journal Le Monde de « mauvaise conscience rigolarde de la gauche israélienne ».

Plus près de nous, Manuel Carcassonne, directeur des éditions Stock et auteur du roman Le Retournement paru chez Grasset en 2022, affirme : « je suis un juif cousu d'arabe », et l'on peut imaginer que la langue fait partie de ces nombreux fils invisibles qui le relient à la culture de son épouse libanaise. Des figures politiques exceptionnelles comme celles d'Ilan Halevi, juif d'origine yéménite, décédé en 2013, ardent défenseur de la cause palestinienne jusqu'à occuper le poste de vice-ministre des affaires étrangères au sein du gouvernement de l'Autorité palestinienne, n'hésitent pas à se déclarer « 100 % arabe et 100 % juif ». Halevi avait fait l'effort d'apprendre la variante de l'arabe standard, qu'il utilisait pour ses déclarations à la presse.

L'exposition Juifs d'Orient, à l'Institut du monde arabe, n'a malheureusement pas suffisamment éclairé cette question de l'arabophonie ni la revendication linguistique et culturelle de nombreux juifs. Des contributions essentielles sur les mizrahim, comme celles d'Ella Shohat, Yehouda Shenhav ou Aziza Khazzoom ont été ignorées10. Sans doute la polémique qui l'a assombrie n'a pas permis d'explorer cette dimension. On se souvient que 250 intellectuels arabes avaient protesté par une pétition, non pas contre le choix du thème, acclamé à l'unanimité, étant donné que les Juifs font partie intégrante de l'histoire du monde arabe, mais contre la collaboration des organisateurs de l'exposition avec les institutions officielles d'un gouvernement israélien d'extrême droite, qui poursuit une politique de discrimination — pour ne pas dire d'apartheid — vis-à-vis des Arabes restés en Israël, qui maintient l'occupation des territoires conquis en 1967 et impose un blocus inhumain à Gaza. Raison pour laquelle de nombreux « juifs d'Orient » —comme d'ailleurs — ne souhaitent pas se voir assimilés à la politique israélienne.

Toujours est-il que la langue arabe a été au cœur d'une longue et brillante tradition de musiciens et chanteurs arabes de religion juive qui auront enrichi le patrimoine culturel de l'Irak, du Koweït, de l'Égypte et des pays du Maghreb.

La langue arabe a pu être jusqu'en Europe, et pendant quatre siècles, un trait distinctif de la communauté juive de Sicile : un livre évoque longuement cette réalité singulière : Arabes de langue, juifs de religion, l'évolution du judaïsme sicilien dans l'environnement latin, XIIe-XVe siècles 11.

On le voit, la langue arabe ne peut être assignée à une identité religieuse. On pourrait même dire qu'elle est œcuménique si l'adjectif avait le moindre sens en linguistique ; de même pourrait-on dire, si le terme n'avait pas été si dévoyé, qu'elle a été laïque dans la littérature des mouvements idéologiques marxistes ou panarabes du XXe siècle. Cette dimension séculière a été de nouveau très présente dans les slogans des Printemps arabes de 2011, réclamant un « État démocratique et laïc » (Dawla dîmoqrâtiyya ‘ilmâniyya). On sait quel sort a été réservé à ces mouvements populaires par une contre-révolution menée par des régimes autoritaires, dans des pays souvent marqués par une forte tradition religieuse conservatrice. Après avoir abondamment exploité eux-mêmes la veine religieuse, et durablement pollué les esprits par une éducation plus ritualiste que spirituelle, après avoir décimé les courants de la gauche laïque, ces régimes prétendent aujourd'hui offrir au monde un visage moderne areligieux, voire antireligieux, par le recours à des gadgets sociétaux. Par pur opportunisme politique, avec pour seul objectif leur propre survie en tant que régime, ils se détachent de tout ce qui pourrait ressembler au panarabisme ou même à une communauté culturelle arabe. Peut-on dire qu'ils parlent la même langue que leurs peuples ?

Dans un autre chapitre, l'autrice établit une claire distinction entre les différents fonctions de la langue arabe : liturgique, littéraire, véhiculaire, ornementale, musicale et symbolique.

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Nada Yafi
Plaidoyer pour la langue arabe
Orient XXI/Libertalia, 2023
192 pages ; 10 euros

En librairie à partir du 6 janvier 2023 ou sur commande sur le site des éditions Libertalia

Si vous souhaitez organiser des rencontres avec l'autrice dans votre librairie, votre ville, votre centre universitaire, n'hésitez pas à nous contacter par mail : contact@orientxxi.info.

Nada Yafi présentera son livre le samedi 14 janvier 2023 à 19 h à la librairie parisienne Libre Ere, 111 Bd de Ménilmontant, 75011 et le mercredi 15 mars 2023 à l'université Paris VIII (horaire et lieu précis seront annoncés ultérieurement)


1L'Arabe, PUF, « Que sais-je », 2007.

2Tous deux sont cités par Yasir Suleiman dans son livre Arabic in the Fray, Edinburgh University Press, 1998.

3Jocelyne Dakhlia et Wolfgang Kaiser (dir.), Les Musulmans dans l'histoire de l'Europe, Albin Michel, 2013.

4Aubier, 2005.

5Voir le catalogue de l'exposition Chrétiens d'Orient, IMA, 2018.

6Cambridge University Press, réédition 2014.

7The New Press, 2019.

8Mizrahim est le nom donné par Israël aux juifs venus du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord. Leur origine leur vaut d'être considérés comme des citoyens de seconde zone.

9Neta Elkayam rappelle son attachement à la langue arabe dans le film Mizrahim, les oubliés de la terre promise de Michale Boganim, juin 2022.

10Ces trois auteur·trices ont en commun d'être de parents irakiens et d'avoir réfléchi à leur judéité orientale. Ella Shohat se revendique « juive arabe », Yehoudah Shenhav, sociologue mizrahim, a appris l'arabe une fois adulte, pour devenir traducteur de l'hébreu vers l'arabe. Quant à Aziza Khazzoom, elle a revisité la notion d'orientalisme pour l'appliquer à l'antagonisme ashkénaze/juif oriental.

11Bresc Henri, Bouchène, 2001.

Afrique du Nord-Moyen-Orient. Une région balayée par un ouragan climatique

Par : David Fau

Du 6 au 18 novembre, la station balnéaire de Charm El-Cheikh accueille la 27e Conférence des parties. Après le Maroc (2001 et 2016) et le Qatar (2012), c'est donc au tour de l'Égypte d'organiser une COP. Ces conférences ont pour objectif de trouver des solutions permettant à l'humanité de s'adapter au changement climatique. État des lieux pour la région Afrique du Nord Moyen-Orient.

À l'ordre du jour de la 27e Conférence des parties (COP) qui s'ouvre en Égypte : plus de financements, plus de coopération, moins d'énergie fossile. Pour l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient (ANMO), ce sont autant de défis à relever pour une région qui connaît de fortes disparités économiques, où les conflits armés sont nombreux et dont la dépendance aux énergies fossiles semble difficile à surmonter. Le changement climatique y demeure, plus qu'ailleurs, une réalité qui impose aux États et aux sociétés de s'adapter afin d'en limiter les effets délétères.

Des responsabilités inégalement partagées

Les rapports successifs du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC, IPCC en anglais) sont unanimes pour présenter un état de la recherche scientifique accréditant l'hypothèse d'un réchauffement de l'atmosphère dû aux émissions de gaz à effet de serre (GES) d'origine anthropique. Ce réchauffement engendre à son tour un changement climatique dont les répercussions sont déjà palpables, mais qui ne touche pas de manière identique les différentes parties du globe. Excepté les régions polaires ou de hautes montagnes, la région ANMO est la plus vulnérable aux futurs bouleversements. Mais quelle est sa part de responsabilité dans ce phénomène ? La notion de responsabilité a-t-elle un sens dans son cas, quand les disparités socio-économiques sont si grandes entre États et à l'intérieur même de ceux-ci ?

La planète a émis 34 millions de kilotonnes (kt) de CO2 en 2019 ; 7 % de ces émissions, soit 2,5 millions de kt, sont dues aux pays de l'ANMO.

Les émissions de CO2 par pays
l'Iran et l'Arabie saoudite parmi les plus importants émetteurs

Les différences sont considérables entre le Yémen qui a émis 11 000 kt et l'Iran 630 000 kt, ce qui en fait le sixième émetteur mondial. Comparés aux gros pollueurs tels que la Chine, les États-Unis et l'Inde, les pays de l'ANMO ont une part relativement modeste dans le total. Néanmoins, lorsque l'on s'intéresse aux émissions par personne, le bilan est beaucoup plus noir. En effet, sur les 10 premiers émetteurs de CO2 par personne dans le monde, 6 font partie des pays du Golfe. Encore une fois, on remarque des contrastes importants entre les 0,4 tonne/personne pour les Yéménites contre 32 tonnes/personne pour les Qataris ; la moyenne pour la région s'élevant à 5,6 tonnes/personne (4,5 à l'échelle mondiale). On notera la corrélation entre les émissions de dioxyde de carbone et le niveau de richesse. Ainsi, le PIB/habitant est de 690 dollars/an (691,05 euros) pour le Yémen, alors qu'il monte à 60 000 dollars/an (60 091,5 euros) pour le Qatar, 90 fois plus élevé. Nous avons choisi ici les deux extrêmes pour illustrer le contraste. La moyenne de la région tourne autour de 7 700 dollars/an (7 711,74 euros) environ.

Le développement urbain peut aussi expliquer la part croissante des émissions. Le secteur de la construction, gourmand en béton (15 % de la production mondiale localisée au Proche-Orient), mais surtout le mode de vie citadin accroissent exponentiellement la consommation d'électricité. L'usage de la climatisation poussée souvent à l'excès, en plus de la consommation électrique, émet un GES particulièrement actif, l'hydrofluorocarbone.

C'est néanmoins la combustion d'énergies fossiles lors de l'extraction ou pour des besoins énergétiques qui libère le plus de GES. Et dans ce domaine, l'ANMO tient un rôle central dans la mesure où près de 65 % des réserves d'or noir y sont localisées et 7 des 13 membres de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) sont de la région. La dépendance à la rente pétrolière (ou gazière) est donc un obstacle que ces pays vont devoir franchir s'ils veulent réussir leur transition écologique.

Les émissions de Co2 par habitant en fonction du revenu

Un impact déjà ravageur

Pour l'ANMO, le changement climatique a d'ores et déjà commencé à montrer ses effets. Entre 1960 et 1990, la température a augmenté de 0,2 °C par décennie et depuis, le rythme s'est accéléré. Les conséquences sur la région, qui connaît une diversité de climats et de paysages à l'échelle locale, même si l'aridité est la caractéristique principale, tendent à :

➞ une hausse globale des températures ;
➞ une pression accrue sur les ressources en eau ;
➞ une augmentation, si ce n'est en nombre, au moins en intensité, des événements climatiques extrêmes (sécheresse, vague de chaleur, inondation) ;
➞ la montée du niveau moyen de la mer.

Pour la prochaine conférence de Paris sur la biodiversité (COP15) du 5 au 17 décembre à Montréal1, les experts du GIEC avancent une hausse de la température globale d'ici 2050 comprise entre 2 °C et 4 °C, en fonction des scénarios. Du fait de son environnement, l'ANMO devrait connaître une hausse plus élevée encore. Les températures devraient augmenter, en moyenne de 3 à 4 °C pour un scénario de hausse globale à 2 °C, et jusqu'à + 8 °C pour un scénario de hausse globale à 4 °C. Le réchauffement moyen se concentrerait surtout sur les mois d'été, ce qui fait craindre la multiplication des vagues de chaleur. La répartition spatiale de cette hausse est aussi inégale. En effet, les zones désertiques d'Algérie, d'Arabie saoudite ou d'Irak seraient en première ligne sur le front du réchauffement climatique.

À titre d'exemple, voici quelques données qui illustrent les prévisions des experts concernant le changement climatique en Afrique du Nord et au Moyen-Orient :

➞ les nuits les plus chaudes ont actuellement une température moyenne en dessous de 30 °C. Elles devraient dépasser ce seuil dès 2050, et pour le scénario + 4 °C, elles devraient même atteindre les 34 °C d'ici la fin du siècle ;
➞ les températures maximales, de 43 °C en moyenne aujourd'hui, devraient approcher les 47 °C au milieu du siècle, et 50 °C en 2100, pour le scénario le plus pessimiste ;
➞ en ce début de XXIe siècle, les vagues de chaleur durent en moyenne 16 jours. À l'horizon 2050, leur durée devrait atteindre 80 à 120 jours, et jusqu'à 200 jours si la température globale augmente de 4 °C.

Les indicateurs relatifs aux précipitations sont les plus incertains. Les projections sont sujettes à caution tant les modélisations sont hypothétiques. On peut néanmoins apercevoir certaines tendances générales, qui ne laissent rien présager de bon concernant l'ANMO. Dans un monde à + 2 °C, les pays qui bordent la côte méridionale de la Méditerranée devraient voir le montant annuel des précipitations diminuer, tandis que le littoral de l'océan Indien, soumis au régime des moussons, serait plus arrosé. D'une manière schématique, au nord du 25e parallèle on devrait assister à une baisse généralisée des précipitations, qui, associée à l'accroissement de l'évaporation (due à la hausse de la température), engendrerait une désertification de la zone, alors que la partie au sud du 25e parallèle serait plus humide. D'un côté ou de l'autre de cette ligne imaginaire, on ne sera cependant pas à l'abri de l'intensification des épisodes météorologiques extrêmes, ce qui augmentera d'autant le risque d'inondation ou de sécheresse. Celle qui frappe l'est du bassin méditerranéen depuis 1998 est à ce titre la pire sécheresse depuis 900 ans.

Aggravation du stress hydrique et montée des eaux

Une atmosphère plus chaude rendrait de nombreux territoires inhabitables. Dans le reste de la région, l'accès à l'eau risque de devenir encore plus problématique qu'il ne l'est déjà. Onze des 17 pays les plus touchés par le stress hydrique sont localisés en ANMO. Quatre-vingt-dix pour cent des enfants de cette partie du monde vivent dans une zone en état de stress hydrique élevé à extrêmement élevé, ce qui entraîne des conséquences importantes sur leur développement psychique et physique.

L'accès à l'eau
Pression sur une ressource mal répartie

Le changement climatique amplifie une situation de pénurie préexistante. D'autres facteurs sont également à prendre en compte comme la croissance démographique, le manque d'infrastructures de traitements des eaux usées, couplés à une incurie des États quasi généralisée. Il faut néanmoins garder à l'esprit que 80 % de la consommation d'eau est due à l'agriculture (contre 70 % à l'échelle mondiale).

La fonte des glaces et la dilatation thermique des océans devraient engendrer une hausse du niveau de la mer d'environ 85 cm (avec une marge de + ou − 25 cm) en 2100 à l'échelle mondiale. L'ANMO est bordé par l'océan Atlantique, la Méditerranée, la mer Rouge, l'océan Indien, le golfe Persique et la mer Caspienne. À l'exception de cette dernière, dont le niveau devrait baisser jusqu'à 9 mètres, les mers et les océans représentent une menace pour les populations établies sur le littoral. Des villes comme Alexandrie ou Bassora sont particulièrement vulnérables à une élévation du niveau marin, qui aurait des conséquences pour des millions de personnes. Les monarchies du Golfe sont aussi localisées dans des zones à risque.

Insécurité alimentaire, risques sanitaires, inégalités de genre

Le bouleversement du climat a des impacts non seulement sur les températures et les ressources en eau, mais par effet domino, il risque également de déstabiliser les sociétés et les États dans une région déjà conflictuelle. Une des principales craintes liées aux conséquences indirectes du changement climatique en ANMO concerne la sécurité alimentaire. En effet, la région est structurellement dépendante des importations de produits alimentaires, en particulier de céréales. Si les pays de l'ANMO ne comptent que pour 4 % de la population mondiale, ils représentent néanmoins le tiers des achats de céréales. En plus de cette dépendance, les pertes de potentiels agricoles des terres à cause du changement climatique viendraient aggraver une situation déjà tendue. Pour plusieurs pays, la chute de la production agricole est estimée à 20 %. La relation entre insécurité alimentaire et instabilité politique n'est plus à prouver depuis les « émeutes de la faim » qui touchèrent plusieurs pays de la région en 2007-2008 et plus encore dans les racines des « printemps arabes » de 2011. La malnutrition concerne déjà 55 millions de personnes en ANMO.

Avec l'augmentation des températures et des vagues de chaleur, les organismes seront soumis à rude épreuve. Dans certaines zones du littoral du golfe Persique, le phénomène de canicule humide (thermomètre mouillé) rend la vie particulièrement pénible, voire impossible sans équipement (air conditionné, isolation, etc.).

La chute de la biodiversité est une autre grande crainte du réchauffement climatique. Toutefois, certaines espèces de nuisibles, comme les cafards ou les rats, devraient facilement s'adapter aux nouvelles conditions et favoriser la propagation de maladies.

Les populations les plus vulnérables au changement climatique sont celles qui ne disposent pas des ressources financières, culturelles et sociales pour organiser leur résilience. Le réchauffement de l'atmosphère et ses conséquences évoquées plus haut viendraient exacerber une situation déjà sous pression pour certains groupes sociaux.

En premier lieu, les inégalités liées au genre devraient être accentuées. L'accès à la propriété foncière et à l'emploi est très inégalement réparti dans la région. En dehors de l'agriculture, où la parité est de mise, les femmes ne comptent que pour 30 % des travailleurs. En plus des écarts de revenus, la situation économique est clairement au désavantage des femmes. Dans les zones rurales, l'approvisionnement en eau et en bois de chauffe est une tâche exclusivement féminine. Avec la raréfaction de ces ressources, les femmes devraient aller se ravitailler de plus en plus loin, ce qui augmenterait la pénibilité et surtout le risque d'agression. Par ailleurs, les filles sont les premières à être retirées de l'école quand la situation de la famille se détériore, et ce malgré des résultats scolaires souvent meilleurs que leurs camarades masculins. Dans des contextes émotionnellement stressants tels que pourraient les connaître les sociétés confrontées au changement climatique, le risque de violence conjugale devrait aussi croître.

Avant la vague révolutionnaire qui submergea la région en 2011, environ une famille (au sens large) sur trois voit migrer un de ses membres. L'ANMO compte 40 millions de migrants et 14 millions de déplacés internes. Les causes des migrations sont multiples, et pour l'instant, le changement climatique n'entre que pour une part infime dans ce total. Mais les conditions de vie des migrants, en particulier des réfugiés yéménites et syriens, devraient se dégrader à cause du changement climatique. Les opportunités économiques devraient se tarir et les routes des migrations devenir de plus en plus dangereuses. Les migrants climatiques ne devraient pas tarder à apparaître en ANMO, qu'ils soient originaires de la région ou étrangers.

Les États d'ANMO ont en commun une gestion de crise post-catastrophe. Dans le cas du changement climatique, certains pays ont lancé des programmes visant à améliorer leur résilience ou à baisser leurs émissions. Cependant, il faut garder en tête que la génération des dirigeants actuels n'a pas forcément conscience des enjeux de demain. C'est en tout cas l'impression que donne l'Arabie saoudite qui organisera les jeux asiatiques d'hiver 2029 ou encore la COP 27 sponsorisée par… Coca-Cola.


1NDLR. Il existe aussi des Conférences des Parties dédiées à la biodiversité. Elles sont basées sur la Convention sur la diversité biologique des Nations unies et ont lieu tous les deux ans.

Répression, menaces climatiques. Les impasses de la COP27

Le sommet international COP27 organisé en Égypte du 6 au 18 novembre 2022 offre à Orient XXI l'occasion de faire le point sur la question environnementale en Afrique du Nord et au Proche-Orient. Un dossier composé d'articles inédits et de contributions puisées dans nos archives depuis 2013 constitue un tour d'horizon des défis particuliers de cette région où l'enjeu climatique fait rarement la une. De l'eau à l'urbanisme en passant par les difficiles mobilisations des activistes, les enjeux sont pourtant de toute évidence énormes.

La tenue de la Conférence des parties dite « COP27 » sur les changements climatiques dans la station balnéaire égyptienne de Charm El-Cheikh permet au président Abdel Fatah Al-Sissi de poursuivre la mise en scène de son fantasme de toute-puissance. Ses outrances répressives et le contrôle policier exercé sur les journalistes et ONG qui feront le déplacement (à travers notamment une application d'accréditation pour smartphone qui impose le traçage) n'empêcheront sans doute pas les gouvernants du monde entier de prétendre, dans un énième forum multilatéral et à coup de promesses, qu'ils répondent à l'urgence écologique. Ils fermeront encore les yeux sur la répression des militantes et militants des droits humains, dont Alaa Abd El-Fatah qui entame en prison une grève de la faim totale le 6 novembre à l'occasion de l'inauguration de la COP.

Si les espoirs des militants écologistes et scientifiques sont réduits, le forum planétaire, organisé pour la quatrième fois dans un pays arabe depuis 1995 (avant 2023 à Dubaï) signale la volonté des pouvoirs au Proche-Orient et en Afrique du Nord de briller en affichant leurs préoccupations environnementales. Toutefois, là comme ailleurs, les pratiques ne semblent pas à la hauteur des défis, qui sont pourtant à la fois spécifiques et plus aigus que dans d'autres régions du monde.

Dans une zone globalement aride si ce n'est désertique, le réchauffement climatique risque bien de rendre des territoires entiers physiologiquement impropres à la vie humaine. Un ratio entre humidité de l'air et température — calculé en degrés dits wet-bulb temperature ou TW —, fixé à 35 ° TW, ne permet plus au corps humain de se réguler. Au Pakistan, en Oman, aux Émirats arabes unis, y compris dans des zones nouvellement urbanisées, ce seuil mortel a déjà été récemment dépassé plusieurs heures consécutives, questionnant l'habitabilité de ces endroits à moyen terme.

Des villes bientôt invivables

Dès lors, à quoi bon investir et construire des infrastructures dans des villes qui dans quelques années et à certaines saisons ne permettront pas, selon les scientifiques, de respirer à l'extérieur plus d'une dizaine de minutes ? L'augmentation globale des températures multiplie déjà et prolonge ces périodes proprement invivables. Ce défi du réchauffement, plus intense et plus précoce qu'ailleurs sur la planète, particulièrement dans les zones où l'air est humide telles les rives du golfe Arabo-Persique, ne sera aucunement réglé par la climatisation. En zone urbaine, celle-ci a pour effet d'accentuer la chaleur extérieure. Par ailleurs, l'élévation du niveau de la mer met en danger nombre de centres urbains dont beaucoup ont été gagnés sur l'eau, que ce soit à Tunis ou Doha.

Massivement centrés sur les questions identitaires, sociales et économiques, rares sont les débats publics en Afrique du Nord et au Proche-Orient sur la question du dérèglement du climat. Si certaines mobilisations ponctuelles de la société civile existent comme l'illustrent divers articles du dossier, partout, les gouvernants semblent entretenir la foi en des solutions techniques de plus en plus sophistiquées, voire dystopiques comme l'est le projet « The Line » au nord-ouest de l'Arabie saoudite : un bâtiment de verre et d'acier de 170 km de long et de 500 mètres de haut construit en plein désert et qui serait censé abriter 9 millions de personnes. La construction même d'une structure de ce type exige la mobilisation de telles quantités de matériaux et émet tant de CO² — certains estiment que cela représente quatre fois les émissions annuelles du Royaume-Uni1 que la qualifier d'écologique ressemble à une supercherie. Les travaux ont pourtant été officiellement lancés en octobre 2022.

La question centrale de l'habitat

La promesse de rendre la Coupe du monde de football au Qatar neutre en carbone, bien que complaisamment validée par la FIFA, n'est guère crédible et passe moins par la sobriété que par des mécanismes de compensation d'émissions de CO² qui sont hautement discutables sur le plan de l'efficacité et de l'éthique. Ils font circuler de l'argent vers des entreprises qui pratiquent le « greenwashing » et plantent des arbres ailleurs, mais n'impliquent aucunement la réduction effective des émissions de gaz à effet de serre.

La question de l'habitat est centrale pour faire face au dérèglement. Du Maroc à Oman, l'abandon des solutions locales frugales, faites notamment en utilisant le pisé ou la pierre, a un effet très négatif en termes de bilan carbone. Le moellon et le béton, sans aucun isolant pour se protéger du chaud comme du froid, se sont imposés. Ils génèrent pourtant une grande fragilité des populations aux aléas météorologiques en créant des ilots de chaleur, justifient la climatisation de tous les bâtiments et exigent de très grandes quantités et des types de sables parfois importés (et devenus rares) car paradoxalement pas toujours disponibles dans la région.

Les modèles d'urbanisme privilégiés font également la part belle à l'étalement. L'implication des multinationales occidentales dans de tels projets, souvent absurdes, pointe du doigt le maintien des économies du Nord dans des logiques de gaspillage des ressources. Les villes du Golfe sont à cet égard extrêmement problématiques et sont devenues des normes (autoroutes, maisons individuelles, artificialisation, privatisation des espaces) qui essaiment dans l'ensemble du monde arabe, en Turquie et en Iran2. Songeons ainsi que le plan de développement de la nouvelle capitale administrative égyptienne n'a pas intégré d'infrastructures de transport collectif. L'extension du métro du Caire vers celle-ci n'a par ailleurs été que très tardivement annoncée et le lancement des travaux n'est pas encore effectif.

Dépendance aux rentes pétrolières et gazières

Nulle part n'entrevoit-on des politiques de sobriété ou même de lutte ambitieuse contre les formes de pollution, largement causées par la circulation automobile ainsi que les usines — dont celles de ciment. Ainsi Téhéran est-il fréquemment confronté à des pics impressionnants qui entrainent l'arrêt des écoles par les autorités. Le Caire, Istanbul, Sanaa et Beyrouth — chaque ville étant aussi contrainte par des configurations géographiques particulières qui parfois emprisonnent l'air vicié par les particules fines et l'ozone, ne sont pas en reste.

La place partout accordée à la voiture individuelle et le maintien d'une urbanisation peu dense justifient l'engouement actuel pour l'hydrogène comme énergie alternative. C'est autour de cette solution, pourtant immensément complexe et encore incertaine, que se structure la projection d'une neutralité carbone des États du Proche-Orient et d'Afrique du Nord. Le sultanat d'Oman promet d'atteindre cet objectif d'ici 2050 en s'appuyant en particulier sur l'énergie solaire qui permettrait de produire de l'hydrogène vert et d'en exporter. L'Arabie saoudite a annoncé des investissements faramineux dans la recherche sur cette énergie, dont plus de 3 milliards de dollars (3,03 milliards d'euros) auprès de partenaires égyptiens, avec l'ambition notamment de produire des engrais agricoles.

La région est caractérisée par sa dépendance globale aux rentes pétrolières et gazières. Les différences y sont évidentes entre par exemple le Koweït dont le budget étatique est fondé à 91 % sur les revenus des hydrocarbures en 2022 et la Tunisie qui est devenue importatrice nette en 2000. Toutefois, cette dimension constitue en soi une source de contradiction forte dans la lutte pour le climat. Aucun État n'envisage un instant de cesser les exportations des hydrocarbures ou leur exploitation tant qu'une demande existe (et que les prix sont hauts comme dans le contexte de la guerre en Ukraine) ou que les ressources peuvent être brûlées à moindre coût pour fournir de l'électricité à un tarif compétitif. Le fantasme de l'exploitation en Méditerranée orientale des gisements de gaz par le Liban et Israël en est un bon indicateur.

Tout au plus les gouvernements et les élites économiques semblent-ils disposés à utiliser une part de cette rente pour investir dans le renouvelable, en particulier solaire qui semble de fait inépuisable dans la région. Mais ces nouvelles sources d'énergie ne se substituent que rarement aux énergies carbonées et ont alors pour ambition essentielle de permettre de répondre à une augmentation de la demande. Celle-ci persiste du fait de la hausse importante de la population et des usages, ainsi que du développement de nouvelles activités tel le « minage » de cryptomonnaies pourtant extrêmement énergivore tant il mobilise des serveurs informatiques énormes qu'il faut en plus réfrigérer3. La rente pétrolière continue par ailleurs d'encourager à investir dans les infrastructures commerciales et touristiques, entrainant toujours plus de flux et d'émissions, quand bien même ces dernières sont en apparence compensées par l'achat de droits à polluer.

L'horizon fixé de la neutralité ressemble dès lors à un tour de passe-passe et n'est aucunement intégré dans les politiques publiques ni dans les pratiques quotidiennes. La sensibilisation du public — par-delà les gestes symboliques ou politiques liés par exemple à la Marche verte au Maroc ou aux nombreux « boulevard de l'environnement » dans les villes tunisiennes, en passant par les campagnes contre le rejet sauvage d'ordures un peu partout, demeure une vraie question. Les milliers de tonnes de déchets de plastiques qui abiment jusqu'aux paysages les plus reculés et les littoraux, la biodiversité réduite à une peau de chagrin, le recours systématique à de l'eau en bouteille, les habitudes alimentaires comme les gaspillages en tous genres symbolisent l'entrée récente, brutale parfois, de l'Afrique du Nord et du Proche-Orient dans une société d'abondance et de (sur)consommation. La sortie de celle-ci, impérieuse, n'en semble de fait pas facilitée, notamment quand d'autres contraintes découlant de la pauvreté ou de la guerre rythment le quotidien.

Qui est responsable ?

Dans la région comme ailleurs en Asie, Afrique subsaharienne et Amérique latine, le sentiment d'une responsabilité moindre que celle de l'Occident dans la lutte contre le dérèglement climatique demeure sans doute prégnant. S'il n'est pas illégitime quand on compare les émissions par habitant entre un Marocain et un Américain depuis un siècle, il vient peut-être légitimer une certaine apathie. Ce sentiment est parallèlement encouragé par les demandes de versement de pertes et dommages aux pays du Sud. L'invention de tels mécanismes devrait être au cœur des discussions à Charm El-Cheikh, poussées notamment par l'Égypte4. Mais cette logique a aussi pour fonction d'occulter les mauvaises pratiques « climaticides » dans les pays qui formulent les demandes et demeurent, quoi qu'on en pense, au cœur de bien des aspirations des élites, si ce n'est des habitants. Le modèle de Dubaï, toujours plus haut et bétonné, fondé sur le consumérisme et les artifices, n'est pas encore un repoussoir. Il est au contraire imité à coup de centres commerciaux, mosquées pharaoniques, autoroutes urbaines et quartiers d'affaire avec des gratte-ciels plus ou moins réussis.

Outre les questions liées au climat, à la pollution et à l'énergie, il en est une autre qui se pose de façon particulièrement aiguë : celle de l'eau. La région, avec certes de grandes disparités, est caractérisée par la faiblesse globale de cette ressource proprement vitale ainsi que par sa surexploitation, accentuée par la croissance démographique. Les fleuves, Nil comme Euphrate en particulier, sont l'objet de compétition réelle entre les États qu'ils traversent. En outre, le gaspillage des ressources de surface, par exemple en Irak du fait d'un réseau d'adduction et d'irrigation totalement défaillant, entraine une vulnérabilité réelle des populations et met en échec les modèles agricoles et les modes de vie traditionnels. L'exemple du sud de l'Irak où les marais ont disparu est à cet égard déchirant, tout comme l'est l'assèchement du Jourdain et de la mer Morte en Palestine occupée, poussé par l'accaparement des terres et de l'eau par les Israéliens. La sécheresse dans le nord de la Syrie au cours de la décennie 2000 a elle-même été considérée comme l'un des facteurs déclencheurs du soulèvement de 2011, puis de la guerre.

La situation est aussi particulièrement tendue dans les hautes terres du Yémen autour de Sanaa où la perspective de la désalinisation de l'eau de mer (modèle développé dans la région) est inenvisageable du fait de l'altitude. Les nappes phréatiques s'y trouvent déjà massivement surexploitées (à hauteur de 140 % du renouvellement annuel par les eaux de pluie) et pourraient rapidement se trouver à sec, imposant alors un déplacement massif de populations. Paradoxalement, dans ce même bassin autour de la capitale yéménite, les risques d'inondations du fait de tempêtes tropicales s'accroissent, illustrant les failles de la planification urbaine, sans pour autant résoudre la question du manque structurel d'eau pour les habitants comme pour les cultures.

La complexité des enjeux se trouve enfin symbolisée par le développement récent, en contexte de guerre et de faillite de l'État, des panneaux solaires individuels dans les campagnes yéménites. Ceux-ci ont pour effet pervers de favoriser la surexploitation des nappes phréatiques. Ils offrent en effet une énergie apparemment gratuite pour puiser et irriguer sans limites là où les pompes fonctionnaient avant au diesel qu'il fallait payer.

En Afrique du Nord et au Proche-Orient, les enjeux liés à l'écologie, ou plus particulièrement au climat, souffrent d'être largement occultés. C'est un fait que les sociétés elles-mêmes, comme les pays de la région, ne s'en sont pas encore saisi de façon pleine et consciente. Les ferments de mobilisation souffrent en outre de la répression. Plus sans doute qu'en Europe et d'autres régions tempérées, c'est pourtant probablement une affaire de survie.


L'Algérie amorce son retour en Afrique

Longtemps à l'avant-garde des combats africains, l'Algérie avait perdu de l'influence diplomatique et politique et du poids économique sur le continent. Elle souhaite y redorer son blason, mais sans se donner véritablement les moyens de ses ambitions.

Après des mois de discussions, de visites croisées et d'atermoiements, l'Algérie, le Niger et le Nigeria ont signé, fin juillet 2022 à Alger, un mémorandum d'entente portant sur la réalisation, d'ici 2024, d'un gazoduc qui devra transporter du gaz nigérian vers l'Europe, alors que le Maroc tente de développer un projet parallèle. Longue de plus de 4 000 km, cette canalisation permettra d'acheminer plus de 30 milliards de m3 de gaz du Nigeria vers le Vieux Continent. Ce projet, longtemps resté au stade des intentions avant de connaître un coup d'accélérateur à la lumière de la crise énergétique que connaît l'Europe par suite de la guerre russo-ukrainienne, est vu par les dirigeants algériens comme un nouveau pont entre leur pays et l'Afrique subsaharienne. « C'est une œuvre africaine ! », s'est exclamé début août le président Abdelmadjid Tebboune.

Quelques jours plus tard, l'Algérie a annoncé le projet d'une route reliant Tindouf à Zoueirat en Mauritanie, soit 700 km. L'objectif est d'acheminer les marchandises de Zoueirat au port de Nouadhibou sur l'Atlantique. Depuis plus de trois ans en effet, des dizaines de caravanes transportant des produits algériens ont été acheminées, par route dans un premier temps, vers la Mauritanie avant qu'une ligne maritime ne soit carrément ouverte entre les côtes algériennes et mauritaniennes dans le but d'exporter de gros volumes de marchandises. Une manière de retrouver un terrain longtemps perdu, un Eldorado laissé entre les mains d'autres puissances, notamment le Maroc voisin qui a tissé, depuis des décennies, une toile d'araignée de petites entreprises disséminées en Afrique de l'Ouest.

Cette route permettra également à l'Algérie d'exporter le fer extrait du gisement de Gara Djebilet, situé dans la plaine désertique de Tindouf, par les ports mauritaniens. Or, pour l'instant, les premiers volumes de terres sortis de ce qui est présenté comme le plus grand gisement de fer au monde sont transportés par voie routière à Zouerate, un trajet de 1 500 km qui fait exploser les coûts de l'exploitation de la mine.

L'Algérie a également organisé depuis le début de 2022 des foires commerciales dans plusieurs capitales africaines. Par exemple des dizaines de sociétés pharmaceutiques ont présenté leurs produits à Dakar, au Sénégal, afin de capter les marchés d'Afrique de l'Ouest et centrale. À Addis-Abeba, en Éthiopie, en mars, une foire similaire ciblera les marchés de l'Afrique orientale et de la Corne.

Pour accompagner ce mouvement, les autorités algériennes ont décidé d'ouvrir ou de rouvrir certaines liaisons aériennes. Bamako, Dakar, Luanda, Johannesburg et Addis-Abeba vont être desservies par Air Algérie. Depuis longtemps, le pouvoir politique interfère souvent dans la gestion de la compagnie aérienne, et certaines destinations sont subventionnées par l'État. La compagnie avait cessé de desservir l'Afrique, à l'exception de la Tunisie et de l'Égypte.

Les autorités algériennes ont également annoncé l'installation de la Banque extérieure d'Algérie (BEA) à Dakar au Sénégal, pour accompagner d'éventuels investisseurs tentés par le marché africain. Les Algériens veulent ainsi imiter le Maroc dont la banque Wafa Bank est présente dans une bonne partie des pays d'Afrique de l'Ouest. Puis, des compagnies d'assurance algériennes ont « réussi » à arracher l'organisation, en 2023, de la conférence des compagnies d'assurance du Continent. Une occasion de nouer des contacts et, éventuellement, d'exporter leurs services.

Un élan freiné par des démons internes

Mais tout cela reste relatif. L'économie algérienne demeurant administrée, il est difficile pour les entrepreneurs de s'installer en dehors de leur territoire. Un homme d'affaires connu sur la place d'Alger qui a visité plusieurs capitales africaines ces derniers mois dans le cadre de cette nouvelle stratégie gouvernementale doute de l'efficience de ces annonces politiques. « En l'état actuel des pratiques dans le pays, personne n'osera s'aventurer » en terre africaine, tranche-t-il.

Il en donne pour preuve le non-aboutissement de la réalisation d'une zone franche à la frontière algéro-libyenne. Alors que les deux pays ont rouvert les frontières communes pour faciliter notamment l'exportation de produits algériens, les opérateurs sont confrontés à la rigidité du système bancaire qui refuse d'accepter le paiement par cash des importateurs libyens, peu habitués aux opérations bancaires.

Mais cela n'est que la partie apparente de l'iceberg. Pour s'implanter à l'étranger, les entreprises algériennes doivent expatrier des devises, ce qui nécessite l'assentiment de la Banque d'Algérie, propriétaire exclusif des devises entrant dans le pays. Ce quitus ne vient que très rarement et beaucoup d'opérateurs économiques ont dû renoncer à des investissements dans certains pays africains. En effet, pour préserver la cagnotte en devises gagnées grâce aux exportations des hydrocarbures, la Banque centrale se montre avare et n'ouvre les vannes que lorsqu'il s'agit de payer des importations nécessaires.

Même les devises gagnées par des exportateurs privés doivent être restituées à cette institution qui leur donne l'équivalent en dinars algériens. Et à chaque fois qu'il faut importer des marchandises ou des équipements nécessaires au fonctionnement de l'économie du pays, il faut demander des devises à la Banque d'Algérie. Cela dissuade beaucoup d'opérateurs économiques qui craignent également d'être poursuivis en justice pour fuite de capitaux s'ils utilisaient le système D pour contourner les contraintes des autorités.

La reconquête politique

En plus du levier économique, l'Algérie tente de jouer la carte politique pour se redéployer en Afrique. Cela passe nécessairement par la maitrise de son environnement immédiat. Partageant plus de 6 000 km de frontière avec sept pays, quasiment tous instables à l'exception du Maroc et de la Tunisie, le plus grand pays d'Afrique dispose de voisins comme la Libye et le Mali, en proie à une instabilité chronique. Elle constitue un danger permanent pour leur grand voisin, contraint de déployer d'énormes moyens militaires pour sécuriser ses frontières. Pendant de longues années, notamment durant le long règne de Abdelaziz Bouteflika (1999-2019), le pays s'était contenté de jouer les médiations, selon le chercheur Raouf Farah. Il remarque que durant cette période, l'Algérie s'était concentrée sur les relations multilatérales dans le cadre de l'Union africaine (UA), négligeant de facto les liens bilatéraux.

En 20 ans de règne, Abdelaziz Bouteflika, chassé du pouvoir en 2019 par de géantes manifestations populaires, ne s'était jamais rendu en visite officielle dans les pays voisins, à l'image du Mali pourtant considéré comme l'arrière-garde de son pays. Pis, Alger s'est toujours défendu de toute ingérence dans les affaires internes des pays voisins, même si le président déchu avait autorisé, en catimini, les avions militaires français opérant au Mali à traverser l'espace aérien de son pays.

Depuis son arrivée au pouvoir en décembre 2019, l'actuel chef de l'État, Abdelmadjid Tebboune, veut changer la donne. Il a fait sauter le verrou qui empêchait l'armée d'opérer en dehors des frontières de son pays, même si cela est assorti de conditions puisque, officiellement, l'Armée nationale populaire (ANP) ne peut intervenir dans des terrains extérieurs que dans le cadre d'opérations de maintien de la paix des Nations unies ou de l'UA.

Pour marquer ce changement de doctrine, Abdelmadjid Tebboune s'est même montré menaçant en indiquant, en janvier 2020, que la capitale libyenne, Tripoli, était « une ligne rouge à ne pas franchir ». Il s'adressait alors à l'homme fort de l'est libyen, Khalifa Haftar, qui voulait envahir la ville où siège le « gouvernement d'union nationale » reconnu par la communauté internationale. « Nous allions intervenir d'une manière ou d'une autre : nous n'allions pas rester les mains croisées », dira-t-il plus tard. Le signe que quelque chose a changé.

Si Abdelmadjid Tebboune n'a effectué aucune visite dans une capitale africaine, son ministre des affaires étrangères Ramtane Lamamra s'est rendu plusieurs fois dans certains pays de la région. Particulièrement au Mali où l'Algérie souhaite désormais jouer un rôle central depuis le retrait de l'armée française en août 2022. En plus de présider le comité de mise en œuvre de l'Accord d'Alger, signé en 2015 par la majorité des belligérants dans la crise politico-sécuritaire que vit ce pays stratégique du Sahel, l'Algérie veut peser dans la transition actuelle au Mali. Son expérience dans la lutte contre le terrorisme, acquise durant la guerre contre les maquis islamistes dans les années 1990 et des liens qu'elle entretient avec des tribus vivant à la frontière entre les deux États voisins lui donnent un rôle central dans la gestion de la crise malienne.

Une place influente dans l'Union africaine

En plus de l'économie, l'Algérie mise, depuis quelques années, sur l'aide humanitaire pour se rapprocher de certains pays africains. Des avions-cargos remplis de vivres et de médicaments atterrissent souvent à Bamako, Niamey, N'Djamena ou Nouakchott pour aider « les pays frères » à faire face à la sécheresse ou à des famines qui touchent de plus en plus de populations dans ces zones inhospitalières du sud du Sahara. C'est une des tâches assignées à l'agence de coopération internationale, créée en 2020. À l'image de l'US Aid, cette institution devait être le bras humanitaire et de renseignement pour les autorités algériennes. Elle est moins visible ces derniers mois, la tâche de distribuer les aides humanitaires a été confiée au Croissant rouge algérien.

S'il change de visage, l'intérêt de l'Algérie pour l'Afrique ne date pas d'aujourd'hui. Depuis son indépendance en 1962, l'Algérie a toujours joué un rôle important au sein de l'Organisation de l'unité africaine (OUA), devenue Union africaine depuis le Congrès d'Alger de 1999. Alger fut un refuge pour de nombreux révolutionnaires du continent dans les années 1970 et 1980. C'était l'époque où Alger était « la Mecque des révolutionnaires ». Cette réputation, l'Algérie l'a aussi acquise grâce à sa position hostile au système de l'apartheid en Afrique du Sud. C'est Abdelaziz Bouteflika, présidant l'Assemblée générale des Nations unies en 1974 qui a exclu Pretoria de l'institution onusienne.

Mais l'Algérie n'a jamais cherché à tirer profit de ces soutiens inconditionnels aux pays africains. Même lorsqu'à deux reprises, Abdelaziz Bouteflika a pris la décision, au début des années 2000, d'effacer de manière unilatérale la dette de certains pays africains, il n'avait rien exigé en contrepartie. Une partie de ces pays s'alignait sur la position algérienne dans le conflit du Sahara occidental. Mais il leur arrivait aussi de changer de position au gré de leurs relations avec le Maroc, plus offensif dans ses relations avec les pays africains.

Jusqu'en 2017, l'Algérie avait, avec l'Afrique du Sud, le Nigeria et l'Égypte, la haute main sur l'UA. Mais l'entrée cette année-là du Maroc a changé la donne. Le royaume chérifien y manœuvre pour chasser la République arabe sahraouie démocratique (RASD) en tentant de rallier un maximum de pays africains à son plan d'autonomie. De plus, le retour du Maroc à l'UA — le Royaume avait quitté la défunte OUA en 1984 pour protester contre la présence sahraouie — a créé un nouveau terrain d'affrontement avec l'Algérie qui est récemment montée au front contre l'entrée d'Israël, nouvel allié marocain, au sein de l'organisation panafricaine comme membre observateur.

Pour cela, Alger a fait valoir un des principes de l'UA qui fait de la décolonisation un principe inaliénable et en mettant en avant le « soutien indéfectible » de l'organisation à la cause palestinienne. Cela a fonctionné en partie puisque Israël doit désormais attendre une hypothétique réunion avant d'espérer avoir une place d'observateur dans les bureaux de l'UA à Addis-Abeba. En attendant, cette organisation est plus que jamais divisée.

Aïd El-Adha

Aïd el-Adha

Les musulmans célèbrent l'Aïd el-Adha ou« fête du sacrifice », que l'on désigne aussi parfois en France, de manière inappropriée, par l'expression « fête du mouton ». Appelée aussi Tabaski en Afrique subsaharienne, il s'agit de la plus importante fête musulmane et elle commémore l'acte de soumission du prophète Ibrahim (Abraham) envers Dieu. Selon le récit coranique et les dits du Prophète (hadith), c'est sur ordre divin qu'Ibrahim a accepté de sacrifier son fils Ismaïl (Ismaël), mais le Créateur a envoyé Jibril, l'archange Gabriel, pour remplacer l'enfant par un bélier. Contrairement à une idée reçue, le sacrifice du mouton ou d'un autre animal (chèvre, bovin ou chameau) ne fait pas partie des cinq piliers de l'islam et n'est pas non plus une obligation formelle, même si la grande majorité des musulmans considèrent que c'est le cas.

De fait, cet acte à la fois religieux mais aussi culturel relève plutôt de la sunna, c'est-à-dire l'ensemble des normes et traditions reconnues, approuvées ou initiées par le Prophète et qui constituent la deuxième source écrite du droit musulman après le Coran. Plusieurs versets du livre saint font tout de même référence à ce sacrifice, dont ceux de la sourate Al-Hajj (le Pèlerinage) ainsi que le deuxième de la sourate Al-Kawthar (l'Abondance) qui dit : « Prie ton Seigneur et sacrifie. »

L'Aïd el-Adha, que l'on appelle aussi Aïd el-Kebir la grande fête ») par opposition à l'Aïd esseghir ou Aïd el-Fitr, « la petite fête » qui marque la fin du jeûne du mois de ramadan, intervient le dixième jour du mois de dhoul hijja, le douzième du calendrier lunaire musulman. Il est célébré alors que s'achève le pèlerinage à La Mecque.

La veille de l'Aïd est aussi un jour important, car il commémore le jour où le dernier verset du Coran a été révélé, jour aussi du sermon d'adieu du Prophète. La tradition encourage le croyant à jeûner ce jour-là. Puis, la journée commence par une prière collective matinale qui peut avoir lieu dans une mosquée ou dans des esplanades plus vastes. Ce n'est qu'après qu'intervient le sacrifice de l'animal qui s'accomplit en suivant le rite musulman. Selon la tradition, une partie de la viande de l'animal doit être offerte aux pauvres et aux nécessiteux. Cette fête est aussi un jour de pardon et de réconciliation, ainsi qu'une occasion de gâter les enfants et de confectionner des gâteaux et des plats spéciaux, en utilisant notamment les abats de la bête sacrifiée.

Fête à caractère universel au sein de l'oumma, l'Aïd el-Adha fait l'objet de deux préoccupations majeures et récurrentes. La première est d'ordre économique. Dans les pays musulmans, les autorités sont obligées de prendre les mesures nécessaires pour éviter la pénurie de moutons. Dans certains d'entre eux, notamment ceux du Golfe,on procède même à des importations massives de troupeaux en provenance d'Europe, d'Amérique latine ou de Nouvelle-Zélande. De temps à autre, des polémiques éclatent quant au caractère licite (halal) de telles importations ou bien alors sur l'état sanitaire des bêtes importées dont certaines ont voyagé plusieurs semaines dans des navires.

En juin 2022, 15 000 moutons destinés à l'Arabie saoudite ont péri dans le naufrage du bateau qui les transportait. La catastrophe qui a eu lieu dans le port soudanais de Suakin illustre les terribles conditions dans lesquelles les animaux sont acheminés vers les pays du Golfe. Selon les premières indications, la capacité maximale du navire était de 9 000 têtes de bétail.

Par ailleurs, l'achat d'un mouton constitue une grosse dépense pour de nombreux ménages. À l'approche de l'Aïd, les prix des animaux augmentent et les États doivent veiller au grain pour limiter la spéculation. Le fait de ne pouvoir accomplir le sacrifice est le révélateur d'un pouvoir d'achat limité et cela peut accentuer les tensions sociales.

De manière régulière, des voix se font entendre pour que le sacrifice d'un animal soit remplacé par un don d'argent ou de viande aux plus nécessiteux, et cela afin d'épargner les cheptels, surtout quand ces derniers ont été affectés par la sécheresse ou des catastrophes naturelles. Mais ces appels se heurtent au poids de la tradition et le sacrifice reste considéré comme une obligation religieuse, du moins pour celui qui en a les moyens. À la fin des années 1980, feu le roi Hassan II avait proposé aux Marocains un sacrifice symbolique qui serait assuré par le Palais pour l'ensemble de la population. Dans toutes les couches de la population, les réactions négatives furent nombreuses et le souverain dut renoncer à renouveler cette proposition.

L'autre préoccupation concerne les pays où vivent d'importantes minorités musulmanes. La question du lieu d'abattage et des conditions sanitaires dans lequel il s'effectue est souvent source de polémiques et de tentatives de récupérations politiciennes islamophobes. En France, la préfecture du Nord a émis un communiqué de presse rappelant que l'Aïd el-Adha « doit se dérouler dans le respect des réglementations sanitaires, environnementales, commerciales en vigueur ainsi que dans le respect des réglementations relatives à la protection animale ». En clair, l'abattage des moutons ne pourra avoir lieu en dehors des abattoirs autorisés, tandis que le transport des bêtes par les particuliers a lui aussi été interdit.

Aïd El-Fitr

Après vingt-neuf ou trente jours d'ascèse, les musulmans célèbrent l'Aïd el-Fitr ou fête de la rupture du jeûne du mois de ramadan. Ce jour, qui est aussi le premier du mois lunaire de chawwal, est l'occasion de retrouvailles familiales, de célébrations et de festivités diverses selon les pays. Mais partout, pour le pratiquant, cela passe d'abord par une prière collective matinale qui peut avoir lieu dans une mosquée ou dans des esplanades plus vastes. Le rite musulman interdit strictement de jeûner ce jour-là et la coutume est de prendre un léger petit déjeuner avant de se rendre à la prière (dans de nombreux pays, cette collation consiste en une poignée de dattes et du lait). Après la fin des festivités de l'Aïd, les croyants sont encouragés — mais ce n'est pas une obligation — à jeûner six jours durant le mois de chawwal (à la suite ou séparément). Ainsi, et selon plusieurs hadiths, ce jeûne ajouté à celui du mois de ramadan équivaut au jeûne d'une année entière.

S'il ne l'a pas fait à compter de la veille du vingt-septième jour du ramadan, le croyant doit s'acquitter, pour lui et sa famille, de la zakat el-fitr, autrement dit l'aumône de fin de jeûne et cela avant la prière de l'Aïd. En France, selon la Mosquée de Paris, ce don, qui peut être fait aux nécessiteux ou aux mosquées, était de 7 euros en 2022 (5 euros en 2016). En attendant le début de cette prière qui, contrairement aux cinq quotidiennes, n'est pas appelée par le muezzin, les fidèles pratiquent le takbir, qui consiste à psalmodier ou à chanter la glorification, les louanges et l'unicité de Dieu. En s'adressant à l'assemblée, l'imam rappelle l'importance du jeûne dû à Dieu et, sous toutes les latitudes, son prêche fera référence à un hadith du Prophète pour qui « le jeûneur connaît deux joies : une joie lorsqu'il rompt son jeûne [du mois de ramadan] et une joie quand il rencontrera son Seigneur ».

Avec l'Aïd el-Adha (jour du sacrifice du mouton), l'Aïd el-Fitr est l'une des deux plus importantes fêtes musulmanes, car sa dimension humaine, sociale et communautaire est très importante. Après la prière collective, il est ainsi de tradition de visiter (ou d'appeler au téléphone) ses proches et ses parents et de leur souhaiter un « Aïd moubarak ». La coutume veut aussi qu'il s'agisse d'un jour de pardon et de réconciliation. Dans plusieurs pays arabes, notamment au Maghreb, mais aussi en Indonésie ou en Malaisie, cette notion du pardon voire d'une « remise des compteurs à zéro » dans ses relations avec les autres est très importante. Mais cette fête est aussi, et surtout, celle des enfants. Ils portent des habits neufs achetés durant les derniers jours de ramadan et on leur offre des jouets, des confiseries et de l'argent de poche. Au Machrek, les commerçants qui ouvrent ce jour-là se doivent d'être généreux et attentionnés avec leurs clients, particulièrement les plus jeunes. Un peu partout, comme lors de la veille du mawlid ennabaoui (célébration de la naissance du Prophète), les enfants ont le droit de faire éclater des pétards. L'Aïd el-Fitr est aussi l'occasion pour confectionner des gâteaux et des plats spéciaux. La tradition veut que ces friandises soient en partie offertes et que de la nourriture soit donnée aux plus pauvres.

Comme l'Aïd el-Adha, l'Aïd el-Fitr revêt un caractère universel au sein de l'oumma. Même dans le très austère royaume wahhabite d'Arabie saoudite, c'est un jour où l'idée de fête, de joie et de partage prévaut. Les maisons ont été nettoyées et, une fois la prière matinale accomplie, l'idée qui prime est celle de la communion avec les autres. Les morts ne sont pas oubliés et les visites au cimetière sont fréquentes, y compris le lendemain de l'Aïd qui est aussi un jour férié. Dans certains pays, comme ceux du Golfe, les gouvernements vont même jusqu'à attribuer une semaine de congé aux fonctionnaires et le secteur privé est plus ou moins encouragé à en faire de même. Enfin, l'Aïd el-Fitr est appelé de différentes manières selon le pays où l'on se trouve. Au Maghreb, il est souvent désigné par l'expression « aïd esseghir », le petit aïd par opposition à l' « aïd el-kebir » le grand aïd, celui du sacrifice du mouton. En Afrique subsaharienne, on l'appelle Korité, tandis que les Turcs le nomment Ramazan bayrani. Toutefois, quelle que soit l'appellation, les principes sont les mêmes : prière matinale puis moments de joie et de partage avec les autres, y compris les non-jeûneurs. Pour ces derniers, l'aïd signifie un retour à la normale et la fermeture d'une parenthèse d'un mois où le fait de ne pas jeûner pouvait les placer dans des situations des plus inconfortables.

Aïd El-Adha

Aïd el-Adha

Les musulmans célèbrent l'Aïd el-Adha ou« fête du sacrifice », que l'on désigne aussi parfois en France, de manière inappropriée, par l'expression « fête du mouton ». Appelée aussi Tabaski en Afrique subsaharienne, il s'agit de la plus importante fête musulmane et elle commémore l'acte de soumission du prophète Ibrahim (Abraham) envers Dieu. Selon le récit coranique et les dits du Prophète (hadith), c'est sur ordre divin qu'Ibrahim a accepté de sacrifier son fils Ismaïl (Ismaël), mais le Créateur a envoyé Jibril, l'archange Gabriel, pour remplacer l'enfant par un bélier. Contrairement à une idée reçue, le sacrifice du mouton ou d'un autre animal (chèvre, bovin ou chameau) ne fait pas partie des cinq piliers de l'islam et n'est pas non plus une obligation formelle, même si la grande majorité des musulmans considèrent que c'est le cas.

De fait, cet acte à la fois religieux mais aussi culturel relève plutôt de la sunna, c'est-à-dire l'ensemble des normes et traditions reconnues, approuvées ou initiées par le Prophète et qui constituent la deuxième source écrite du droit musulman après le Coran. Plusieurs versets du livre saint font tout de même référence à ce sacrifice, dont ceux de la sourate Al-Hajj (le Pèlerinage) ainsi que le deuxième de la sourate Al-Kawthar (l'Abondance) qui dit : « Prie ton Seigneur et sacrifie. »

L'Aïd el-Adha, que l'on appelle aussi Aïd el-Kebir la grande fête ») par opposition à l'Aïd esseghir ou Aïd el-Fitr, « la petite fête » qui marque la fin du jeûne du mois de ramadan, intervient le dixième jour du mois de dhoul hijja, le douzième du calendrier lunaire musulman. Il est célébré alors que s'achève le pèlerinage à La Mecque.

La veille de l'Aïd est aussi un jour important, car il commémore le jour où le dernier verset du Coran a été révélé, jour aussi du sermon d'adieu du Prophète. La tradition encourage le croyant à jeûner ce jour-là. Puis, la journée commence par une prière collective matinale qui peut avoir lieu dans une mosquée ou dans des esplanades plus vastes. Ce n'est qu'après qu'intervient le sacrifice de l'animal qui s'accomplit en suivant le rite musulman. Selon la tradition, une partie de la viande de l'animal doit être offerte aux pauvres et aux nécessiteux. Cette fête est aussi un jour de pardon et de réconciliation, ainsi qu'une occasion de gâter les enfants et de confectionner des gâteaux et des plats spéciaux, en utilisant notamment les abats de la bête sacrifiée.

Fête à caractère universel au sein de l'oumma, l'Aïd el-Adha fait l'objet de deux préoccupations majeures et récurrentes. La première est d'ordre économique. Dans les pays musulmans, les autorités sont obligées de prendre les mesures nécessaires pour éviter la pénurie de moutons. Dans certains d'entre eux, notamment ceux du Golfe,on procède même à des importations massives de troupeaux en provenance d'Europe, d'Amérique latine ou de Nouvelle-Zélande. De temps à autre, des polémiques éclatent quant au caractère licite (halal) de telles importations ou bien alors sur l'état sanitaire des bêtes importées dont certaines ont voyagé plusieurs semaines dans des navires.

En juin 2022, 15 000 moutons destinés à l'Arabie saoudite ont péri dans le naufrage du bateau qui les transportait. La catastrophe qui a eu lieu dans le port soudanais de Suakin illustre les terribles conditions dans lesquelles les animaux sont acheminés vers les pays du Golfe. Selon les premières indications, la capacité maximale du navire était de 9 000 têtes de bétail.

Par ailleurs, l'achat d'un mouton constitue une grosse dépense pour de nombreux ménages. À l'approche de l'Aïd, les prix des animaux augmentent et les États doivent veiller au grain pour limiter la spéculation. Le fait de ne pouvoir accomplir le sacrifice est le révélateur d'un pouvoir d'achat limité et cela peut accentuer les tensions sociales.

De manière régulière, des voix se font entendre pour que le sacrifice d'un animal soit remplacé par un don d'argent ou de viande aux plus nécessiteux, et cela afin d'épargner les cheptels, surtout quand ces derniers ont été affectés par la sécheresse ou des catastrophes naturelles. Mais ces appels se heurtent au poids de la tradition et le sacrifice reste considéré comme une obligation religieuse, du moins pour celui qui en a les moyens. À la fin des années 1980, feu le roi Hassan II avait proposé aux Marocains un sacrifice symbolique qui serait assuré par le Palais pour l'ensemble de la population. Dans toutes les couches de la population, les réactions négatives furent nombreuses et le souverain dut renoncer à renouveler cette proposition.

L'autre préoccupation concerne les pays où vivent d'importantes minorités musulmanes. La question du lieu d'abattage et des conditions sanitaires dans lequel il s'effectue est souvent source de polémiques et de tentatives de récupérations politiciennes islamophobes. En France, la préfecture du Nord a émis un communiqué de presse rappelant que l'Aïd el-Adha « doit se dérouler dans le respect des réglementations sanitaires, environnementales, commerciales en vigueur ainsi que dans le respect des réglementations relatives à la protection animale ». En clair, l'abattage des moutons ne pourra avoir lieu en dehors des abattoirs autorisés, tandis que le transport des bêtes par les particuliers a lui aussi été interdit.

Aïd El-Fitr

Après vingt-neuf ou trente jours d'ascèse, les musulmans célèbrent l'Aïd el-Fitr ou fête de la rupture du jeûne du mois de ramadan. Ce jour, qui est aussi le premier du mois lunaire de chawwal, est l'occasion de retrouvailles familiales, de célébrations et de festivités diverses selon les pays. Mais partout, pour le pratiquant, cela passe d'abord par une prière collective matinale qui peut avoir lieu dans une mosquée ou dans des esplanades plus vastes. Le rite musulman interdit strictement de jeûner ce jour-là et la coutume est de prendre un léger petit déjeuner avant de se rendre à la prière (dans de nombreux pays, cette collation consiste en une poignée de dattes et du lait). Après la fin des festivités de l'Aïd, les croyants sont encouragés — mais ce n'est pas une obligation — à jeûner six jours durant le mois de chawwal (à la suite ou séparément). Ainsi, et selon plusieurs hadiths, ce jeûne ajouté à celui du mois de ramadan équivaut au jeûne d'une année entière.

S'il ne l'a pas fait à compter de la veille du vingt-septième jour du ramadan, le croyant doit s'acquitter, pour lui et sa famille, de la zakat el-fitr, autrement dit l'aumône de fin de jeûne et cela avant la prière de l'Aïd. En France, selon la Mosquée de Paris, ce don, qui peut être fait aux nécessiteux ou aux mosquées, était de 7 euros en 2022 (5 euros en 2016). En attendant le début de cette prière qui, contrairement aux cinq quotidiennes, n'est pas appelée par le muezzin, les fidèles pratiquent le takbir, qui consiste à psalmodier ou à chanter la glorification, les louanges et l'unicité de Dieu. En s'adressant à l'assemblée, l'imam rappelle l'importance du jeûne dû à Dieu et, sous toutes les latitudes, son prêche fera référence à un hadith du Prophète pour qui « le jeûneur connaît deux joies : une joie lorsqu'il rompt son jeûne [du mois de ramadan] et une joie quand il rencontrera son Seigneur ».

Avec l'Aïd el-Adha (jour du sacrifice du mouton), l'Aïd el-Fitr est l'une des deux plus importantes fêtes musulmanes, car sa dimension humaine, sociale et communautaire est très importante. Après la prière collective, il est ainsi de tradition de visiter (ou d'appeler au téléphone) ses proches et ses parents et de leur souhaiter un « Aïd moubarak ». La coutume veut aussi qu'il s'agisse d'un jour de pardon et de réconciliation. Dans plusieurs pays arabes, notamment au Maghreb, mais aussi en Indonésie ou en Malaisie, cette notion du pardon voire d'une « remise des compteurs à zéro » dans ses relations avec les autres est très importante. Mais cette fête est aussi, et surtout, celle des enfants. Ils portent des habits neufs achetés durant les derniers jours de ramadan et on leur offre des jouets, des confiseries et de l'argent de poche. Au Machrek, les commerçants qui ouvrent ce jour-là se doivent d'être généreux et attentionnés avec leurs clients, particulièrement les plus jeunes. Un peu partout, comme lors de la veille du mawlid ennabaoui (célébration de la naissance du Prophète), les enfants ont le droit de faire éclater des pétards. L'Aïd el-Fitr est aussi l'occasion pour confectionner des gâteaux et des plats spéciaux. La tradition veut que ces friandises soient en partie offertes et que de la nourriture soit donnée aux plus pauvres.

Comme l'Aïd el-Adha, l'Aïd el-Fitr revêt un caractère universel au sein de l'oumma. Même dans le très austère royaume wahhabite d'Arabie saoudite, c'est un jour où l'idée de fête, de joie et de partage prévaut. Les maisons ont été nettoyées et, une fois la prière matinale accomplie, l'idée qui prime est celle de la communion avec les autres. Les morts ne sont pas oubliés et les visites au cimetière sont fréquentes, y compris le lendemain de l'Aïd qui est aussi un jour férié. Dans certains pays, comme ceux du Golfe, les gouvernements vont même jusqu'à attribuer une semaine de congé aux fonctionnaires et le secteur privé est plus ou moins encouragé à en faire de même. Enfin, l'Aïd el-Fitr est appelé de différentes manières selon le pays où l'on se trouve. Au Maghreb, il est souvent désigné par l'expression « aïd esseghir », le petit aïd par opposition à l' « aïd el-kebir » le grand aïd, celui du sacrifice du mouton. En Afrique subsaharienne, on l'appelle Korité, tandis que les Turcs le nomment Ramazan bayrani. Toutefois, quelle que soit l'appellation, les principes sont les mêmes : prière matinale puis moments de joie et de partage avec les autres, y compris les non-jeûneurs. Pour ces derniers, l'aïd signifie un retour à la normale et la fermeture d'une parenthèse d'un mois où le fait de ne pas jeûner pouvait les placer dans des situations des plus inconfortables.

Mohamed Slim Ben Youssef lauréat du Prix Michel Seurat 2022

Le prix Michel Seurat a été instauré par le CNRS en 1988 pour honorer la mémoire de ce chercheur spécialiste de la Syrie et des questions islamiques, disparu dans des conditions tragiques. Il vise à aider financièrement chaque année un·e jeune chercheur·se, ressortissant·e d'un pays européen ou d'un pays du Proche-Orient ou du Maghreb, contribuant ainsi à promouvoir connaissance réciproque et compréhension entre la société française et le monde arabe.

Son organisation est déléguée au GIS Moyen-Orient et mondes musulmans, en partenariat avec l'Institut d'études de l'Islam et des sociétés du monde musulman (IISMM-EHESS) et Orient XXI.

Le prix Michel Seurat est attribué cette année à Mohamed Slim Ben Youssef, doctorant en science politique à Aix-Marseille Université (Mesopolis/Iremam) et boursier d'aide à la mobilité internationale de l'Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC).

Sa thèse, intitulée Des mondes du travail en révolution ? Une sociologie politique des (dés)ordres salariaux en Tunisie (2011-2021), est en cours de préparation sous la codirection de Amin Allal et Éric Gobe.

Le jury, sous la présidence d'Iyas Hassan, professeur à Sorbonne Université, était composé de :

➞ Frédéric Abécassis, maître de conférences, École normale supérieure de Lyon
➞ Emma Aubin-Boltanski, directrice de recherche au CNRS, Centre d'études en sciences sociales du religieux (CéSor)
➞ Belkacem Benzenine, chercheur, Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle (CRASC), Oran-IMéRA Aix-Marseille
Laurent Bonnefoy, chargé de recherche au CNRS, Centre de recherches internationales (CERI, Sciences Po).
➞ Séverine Gabry-Thienpont, chargée de recherche au CNRS, Institut d'ethnologie méditerranéenne, européenne et comparative (Idemec)
➞ Alia Gana, directrice de recherche émérite au CNRS, Laboratoire dynamiques sociales et recomposition des espaces (Ladyss)
Alain Gresh, journaliste, directeur d'Orient XXI
➞ Marianne Noujaim, professeure assistante, Université libanaise, Beyrouth.
➞ Chantal Verdeil, professeure, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco).

Ces juifs orientaux honnis par Israël

Par : Rita Sabah

Dans un film qui sort le 8 juin 2022 en France, Mizrahim, les oubliés de la terre promise (2022), Michale Boganim revient sur l'histoire de ces juifs orientaux « montés » en Israël et qui se heurteront au mépris et au racisme des élites ashkénazes.

« Ma fille, j'aimerais te dire que je suis une exilée de la Terre promise. Enfant, ce départ, je l'ai vécu comme une déchirure… On ne quitte pas le paradis de l'enfance sans un sentiment de trahison. » C'est sur ces mots adressés à sa fille que s'ouvre le documentaire de Michale Boganim, Mizrahim, les oubliés de la terre promise. Des mots qui pourraient être ceux de n'importe quel exilé de ce monde, blanc ou noir, occidental ou oriental.

Née en Israël à Haïfa, Michale Boganim a d'abord étudié la philosophie à l'université hébraïque de Jérusalem avant de se consacrer à l'anthropologie à Paris sous la direction de Jean Rouch et d'intégrer la National Film School de Londres. Elle a réalisé notamment Tel Aviv/Beyrouth (2021), La Terre outragée (2012) et Odessa… Odessa ! (2005).

Une élite ashkénaze ignorante du monde arabo-musulman

Avec Mizrahim, les oubliés de la terre promise, Michale Boganim signe une œuvre à la fois personnelle et historique dédiée aux mizrahim (orientaux en hébreu), les juifs venus du monde arabe et des pays musulmans (Proche-Orient et Afrique du Nord), mais aussi de Géorgie, des Balkans, d'Iran, du Yémen, d'Inde ou du Kurdistan. Souvent partis à la hâte, ces juifs orientaux ont fait leur aliyah (montée) vers Israël peu après la naissance de l'État hébreu. Fondé par des juifs occidentaux, l'État d'Israël naissant était alors dirigé par une élite ashkénaze travailliste ignorant tout du monde arabo-musulman, voire le méprisant. Les mizrahim y furent longtemps traités comme des citoyens de seconde zone, au même titre que les « Arabes » palestiniens, ou les Éthiopiens aujourd'hui.

Venus du Maroc, d'Irak, du Yémen, de Libye…, les mizrahim étaient venus réaliser eux aussi leur rêve d'un État juste et égalitaire en terre promise. La réalité fut moins rose. « We don't promise you a rose garden », annonçait en 1971 un slogan du ministère de l'immigration et de l'absorption placardé dans tous les offices d'immigration du monde. Mais au lendemain de l'indépendance, on faisait moins dans la dentelle. Il fallait vite peupler Israël et trouver une main-d'œuvre corvéable et bon marché, juive ou pas.

De la Terre promise « où coulent le lait et le miel », les mizrahim ne goûtèrent qu'à la saveur amère des ma'abarot (camps de transit) et des « villes de développement », qui tardent encore aujourd'hui à prospérer. D'abord des tentes plantées serrées les unes contre les autres, balayées par le sable, puis des cités-dortoirs comme on en connaît dans les banlieues parisiennes pauvres, mais chauffées à blanc par un soleil implacable. Bâties à la hâte pour peupler le désert du Negev face à Gaza, des villes comme Yeruham, Sderot, Dimona, Ofakim surgissent du sable, éloignées de tout, sans eau, sans transport. L'Agence juive n'y installe que des juifs orientaux. Comme si « on avait pris des morceaux du peuple juif et on les avait jetés ensemble dans une réserve naturelle, avec les bons côtés de la réserve, mais aussi avec les aspects durs du ghetto », explique l'essayiste Haviva Pedaya, enseignante à l'Université Ben Gourion du Néguev.

Des blocs rectangulaires de HLM (« chikounim »), nus, parfaitement alignés, sans arbre ni végétation, plantés au milieu de nulle part, où l'on mord la poussière à longueur d'année. Où l'on subit la plaie du chômage, l'oisiveté, l'ennui, la pauvreté, la désolation, l'absence d'infrastructures culturelles, la délinquance, la drogue. Aucun espoir d'en sortir ni de grimper un beau jour dans l'échelle sociale.

Marx et la Bible

C'est après la mort de son père que Michale Boganim se lance dans la réalisation de ce documentaire, en germe depuis plusieurs années. Membre fondateur du mouvement israélien des Panthères noires (« des gens pas sympathiques », disait d'eux la première ministre Golda Meïr, non sans mépris), Charles Boganim créera par la suite une association d'aide aux enfants des villes de développement (Oded) pour lutter contre la relégation des mizrahim dans les quartiers misérables de la périphérie. Mais il finit par jeter l'éponge et quitte Israël. Arrivé du Maroc en 1965, des rêves de justice et d'égalité plein la tête, Charles Boganim voulait « participer à la construction de ce pays nouveau, qu'il a imaginé fondé sur une société juste et égalitaire », un pays né « d'une constellation de rêves souvent contradictoires, les uns nourris par Marx, les autres par la Bible ».

Dans ce road-movie, Michale Boganim va de ville en ville à la rencontre de témoins. D'abord la ville de Yeruham, que son maire Michaël Biton, fils d'immigrés marocains de Ouarzazate Tamassinte, s'évertue à développer pour attirer de nouvelles populations. Contre leur gré, et croyant arriver à Jérusalem, les émigrés du Maroc y furent déversés en masse dans les années 1950-1960, de préférence la nuit pour ne pas découvrir la supercherie.

Puis la ville de Lod, où le poète Erez Bitton, né à Oran de parents marocains, émigre à la fin des années 1940. Après quelques mois dans un camp de transit de Ra'anana, ses parents occupent une maison arabe de Lod puis une « cabane ». Les enfants jouent dans les terrains vagues alentour. Sans le savoir, ils s'emparent d'une grenade, qui traîne là. Erez Bitton, alors âgé de 10 ans, est gravement blessé, il perd une main et la vue. Reconnu comme le père fondateur de la « poésie israélienne orientale », il écrit ses premières œuvres dans les années 1960-1970, perçues alors comme marginales. Il faudra attendre l'année 2015 pour qu'il bénéficie d'une reconnaissance officielle en recevant le prestigieux prix Israël de poésie et de littérature hébraïque.

Des images de propagande

À Elyakhin (au sud de Hadera), l'activiste d'origine yéménite Shlomi Hatuka rappelle que la plupart des Israéliens ont eu des comportements racistes envers les mizrahim, toujours décrits comme des gens « violents, bêtes, machistes et criminels ». La grand-mère de Shlomi s'est fait voler sa fille dans les années 1960, alors il fonde une association pour documenter ces disparitions et recueillir les témoignages de femmes yéménites dont le nouveau-né a été enlevé et confié (ou vendu) pour adoption.

Tous ces témoignages sont émaillés d'images d'archives du Fonds Spielberg (pour beaucoup des images de propagande de l'Agence juive acquises par le Fonds) et de la télévision israélienne montrant l'arrivée d'immigrés orientaux souriants, et émus de fouler le sol de la Terre promise.

Depuis ces années noires, les Orientaux ont continué à faire parler d'eux, pour le meilleur ou pour le pire. Ils contribuèrent notamment au renversement du pouvoir travailliste historique en votant massivement en 1977 pour le Likoud de Menahem Begin, sans jamais changer de bord politique depuis. David Lévy, un des premiers ministres israéliens du Likoud à être né au Maroc, fit en son temps l'objet de nombreuses railleries et plaisanteries racistes dans les milieux ashkénazes. Puis ils fondèrent le parti politique ultra-orthodoxe Shas en 1984, présidé par l'indéboulonnable Aryé Dery, qui fut à deux reprises ministre de l'intérieur malgré des accusations de corruption.

Et en 2016, le poète Erez Biton fut chargé par le ministre de l'éducation de l'époque Naftali Bennett de proposer des recommandations sur l'intégration des communautés orientales dans la société israélienne. Répondant enfin au vif désir de la chanteuse d'origine marocaine Neta Elkayam, qui aurait tant voulu entendre parler de l'histoire de sa grand-mère à l'école, une histoire marocaine exclue de la grande geste officielle d'Israël.

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Mizrahim, les oubliés de la Terre promise
Documentaire, 2022
Réalisé par Michale Boganim
93 minutes
Sortie en salles en France le 8 juin 2022

Maghreb-Ukraine (2). La Tunisie impuissante, les opinions publiques favorables à la Russie

Face à la guerre en Ukraine, les pays du Maghreb n'entendent pas soutenir ouvertement l'un ou l'autre des belligérants. Dans un premier article, nous avons examiné les positions du Maroc et de l'Algérie. Ici nous analysons la politique de la Tunisie et l'état des opinions publiques de la région, animées par un sentiment anti-occidental qui profite à la Russie.

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Des trois pays du Maghreb central, la Tunisie semble disposer de la marge de manœuvre la plus faible concernant la guerre en Ukraine. En votant en faveur de la résolution condamnant l'usage de la force russe en Ukraine (2 mars), Tunis s'est d'abord rangé dans le camp occidental. Une décision qui n'a pas fait l'unanimité dans les rangs de la diplomatie de ce pays habitué à négocier au mieux ses positionnements. « Il aurait fallu attendre, tergiverser comme l'ont fait d'autres pays africains, avant de se prononcer ainsi. Nous avons autant à perdre avec les Russes qu'avec les Occidentaux », avance un ancien ministre qui aurait préféré une abstention ou même une absence de vote comme au Maroc. Mais les difficultés financières et économiques qui s'accumulent depuis 2011, sans oublier l'incertitude politique qui prévaut après le coup de force du président Kaïs Saïed le 25 juillet 2021 pèsent pour beaucoup dans les tergiversations tunisiennes. Une fragilité qui ouvre la voie aux pressions externes et qui alimente les rumeurs sur les interventions de telle ou telle capitale.

Des votes par deux fois défavorables à la Russie ? Pour nombre de Tunisiens, l'explication est toute trouvée : les négociations en cours avec le Fonds monétaire international (FMI) dans un contexte où le pays peine à boucler ses fins de mois imposaient un tel geste. D'autant que les États-Unis ont Tunis dans leur collimateur. En septembre, Ned Price, responsable au Département d'État américain appelait le président tunisien Kaïs Saïed à mener un processus de réforme « transparent et inclusif ». Le 27 avril, après qu'Antony Blinken a ostensiblement ignoré Tunis lors de son périple maghrébin, Washington en remettait une couche. Le porte-parole du département d'État Ned Price déclarait que « les États-Unis sont profondément préoccupés par la décision du président tunisien de restructurer unilatéralement l'Instance supérieure indépendante pour les élections en Tunisie » et que son pays « n'a cessé de communiquer aux dirigeants tunisiens l'importance de maintenir l'indépendance des principales institutions démocratiques et de garantir le retour de la Tunisie à une gouvernance démocratique ». Connaissant l'influence des États-Unis au sein du conseil d'administration du FMI, on comprend aisément que le pouvoir tunisien ait préféré ne pas se singulariser sur le dossier russo-ukrainien.

Une fausse vraie lettre de Kaïs Saïed

Comment expliquer alors l'abstention tunisienne pour ce qui est de la résolution concernant la décision d'exclure la Russie du Conseil des droits de l'homme de l'ONU ? Ici aussi, la piste de pressions extérieures est avancée. Pas de la part de la Russie dont les responsables semblent accorder peu d'intérêt à Tunis, mais du voisin algérien sur qui le président Saïed compte beaucoup sur le plan financier. Pour Alger, convaincre Tunis d'adopter une position plus équilibrée constitue une démonstration de son influence dans la région et une manière de renforcer son crédit vis-à-vis de Moscou. À la mi-mars, les réseaux sociaux tunisiens ont relayé la copie d'une lettre manuscrite que Kaïs Saïed aurait adressée à son homologue algérien Abdelmadjid Tebboune en lui demandant d'intervenir auprès des Russes pour plaider la cause tunisienne et expliquer que sa diplomatie n'avait pas d'autre choix que de voter en faveur de la résolution du 2 mars. Une obligation dictée par les pressions occidentales et le comportement « de gangster » du FMI. Le Palais de Carthage a immédiatement dénoncé un faux et appelé à l'ouverture d'une enquête pour atteinte à la sécurité nationale. « C'est assurément un faux » assure l'ancien ministre qui corrige aussitôt : « ou, plutôt, un faux-vrai » : comprendre un trucage évident, mais dont l'intérêt manifeste est qu'il a permis finalement d'adresser le message suivant à destination de l'opinion publique tunisienne et des capitales étrangères, à commencer par Alger et Moscou : la Tunisie aimerait bien faire autrement, mais elle ne peut pas se défaire des pressions occidentales. En attendant, des officiels affirment que Kaïs Saïed se rendra bientôt à Moscou. Quand ? Aucune date n'a été avancée, mais l'ambassadeur de Tunisie à Moscou a assuré que cette visite interviendra « à l'occasion de la participation attendue d'une astronaute tunisienne à une mission qui décollera de la Russie vers la station spatiale internationale ».

Alors que Tunis a absolument besoin d'un accord avec le FMI pour équilibrer son budget, les incidences économiques de la guerre entre l'Ukraine et la Russie ne sont pas négligeables. Comme pour l'Algérie et le Maroc, la balance penche plutôt vers Moscou qui fournit des hydrocarbures et des produits pétrochimiques dont a besoin la Tunisie tandis que l'Ukraine fournit essentiellement des céréales. Les importations de blé en provenance de la mer Noire étant suspendues, les autorités tunisiennes ont d'abord compté sur l'Inde pour les suppléer, mais la canicule qui sévit dans ce pays a d'ores et déjà détruit une partie des récoltes. L'Europe et la France constituent une solution possible en matière d'approvisionnement céréalier, et cela contribuerait à éloigner le risque d'émeutes du pain que craignent nombre de Tunisiens qui dressent un parallèle avec la fin des années 2000. Reste à savoir si ces éventuelles livraisons ne seront pas assorties de conditions politiques et d'obligation d'adopter des sanctions à l'encontre de la Russie.

Une perspective qui n'enchante guère le secteur touristique durement éprouvé par les deux années de pandémie de Covid-19 et qui craint que la fermeture de la frontière terrestre ne soit pas levée à temps pour permettre au million d'Algériens habitués à passer leurs vacances en Tunisie de revenir cet été. Même crainte concernant les touristes russes. Jusqu'à la fin avril, les hôteliers espéraient encore que 600 000 d'entre eux sauvent la saison estivale, mais l'exclusion de la Russie du réseau de paiement Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication (SWIFT)1 oblige, il faudrait pour cela qu'ils puissent utiliser le système de paiement par carte MIR2 géré par la Banque centrale russe. Au risque de contrevenir aux sanctions imposées à Moscou, par l'Union européenne et, surtout, par les États-Unis.

Renvoyer dos à dos les belligérants

Alors que les gouvernements du Maghreb se gardent bien de prendre une position tranchée en faveur de la Russie ou de l'Ukraine et de ses soutiens occidentaux, les opinions publiques semblent bien moins tergiverser. Hormis quelques exceptions notables, les soutiens publics à Kiev sont rares. Souvent, les deux belligérants sont renvoyés dos à dos. De même, l'argument du respect du droit international ne fait guère mouche. Les discours entendus ou lus convergent tous vers la dénonciation du « deux poids, deux mesures ». Pourquoi faudrait-il s'émouvoir de l'invasion de l'Ukraine quand celle de l'Irak en 2003 n'a jamais été condamnée par la communauté internationale et que ses instigateurs, de George W. Bush à la clique des néoconservateurs, n'ont jamais été jugés ? Et que dire des Palestiniens dont les droits continuent d'être foulés au pied par l'occupant israélien ? Au Maghreb, comme au Machrek, les peuples ont la mémoire longue. Les fausses promesses de George Bush père promettant un « nouvel ordre international » après la défaite de l'Irak lors de la première guerre du Golfe n'ont pas été oubliées, pas plus que le détournement d'une résolution de l'ONU pour faire chuter le régime de Mouammar Kadhafi en 2011.

La Russie parée de toutes les vertus

La guerre en Ukraine est un révélateur. Elle donne à voir des opinions arabes qui ne cachent pas leur ressentiment à l'égard d'un Occident jugé donneur de leçon et pratiquant le double langage, y compris lorsqu'il accueille à bras ouverts les réfugiés ukrainiens tandis qu'il fait la chasse aux Syriens, Afghans, Kurdes, Somaliens et qu'il en renvoie même certains au Rwanda. Certes, les sondages sont rares pour ne pas dire inexistants, mais l'examen de ce qui se publie et se partage, en langue arabe comme en langue française sur les principaux réseaux sociaux, notamment Facebook et Twitter, est parfois édifiant. La thèse d'une Russie faisant la guerre à « des nazis » est souvent reprise pour justifier l'invasion de l'Ukraine. Les arguments historiques de Vladimir Poutine arguant que ce pays n'a jamais existé sont eux aussi relayés. La Russie est soudain parée de toutes les vertus. C'est ainsi que les crimes de son armée lors des deux guerres en Tchétchénie, une terre musulmane, sont oubliés ou réécrits à l'aune de la lutte nécessaire contre le djihadisme.

On retrouve d'ailleurs le même argumentaire lié à la situation syrienne et qui pointe avant tout les responsabilités européenne et américaine. Les crimes de guerre commis par l'armée russe à Boutcha ? Une fabrication des médias occidentaux déjà coupables d'avoir menti à propos de la situation à Alep en accusant les Russes de tous les maux… Le responsable du chaos actuel ? En Syrie, comme en Ukraine, le seul coupable c'est l'OTAN qui a tiré les ficelles dans l'ombre et obligé la Russie à intervenir en toute légitimité pour se défendre. On ne manque jamais de rappeler qu'elle a détruit la Libye, demeurée divisée et en proie à la loi des milices et des factions. « Quand un conflit éclate quelque part, je vérifie si l'OTAN est impliquée. Si c'est le cas, je soutiens immédiatement le camp adverse », confie un internaute qui ne cesse de souhaiter la victoire de Poutine sur « l'Occident colonialiste ». Des variantes de cet argumentaire existent aussi, les « intellectuels » médiatiques français comme Bernard-Henri Levy étant accusés de soutenir le mauvais camp et de toujours légitimer les agissements de l'OTAN.

Depuis son indépendance, tout occupée à son rapprochement avec l'Union européenne ou à ses relations mouvementées avec la Russie, l'Ukraine a négligé le Maghreb, et plus généralement le monde arabe, exception faite de la fascination exercée sur ses ressortissants par Dubaï et, à un degré moindre, les complexes touristiques de Charm El-Cheikh dans le Sinaï. La Russie de Poutine quant à elle fait figure d'adversaire de taille d'un Occident auquel il est beaucoup reproché. Qu'importe qu'elle ne représente en réalité aucune solution de rechange politique comme le fit jadis l'ex-URSS. Qu'importe aussi que le « Russian way of life » ne soit guère attirant, même si plusieurs centaines d'étudiants maghrébins ont pu s'inscrire dans les universités russes faute d'opportunités ailleurs : ce qui compte, comme le relevait un journaliste de Radio Tunis (23 mars), c'est que l'Occident ait face à lui un rival solide qui ne s'en laisse pas compter.

Un appel à contre-courant

Et le discours des dirigeants des trois pays maghrébins ne cherche pas à modifier cette perception. Au-delà de la realpolitik, on ne trouvera pas trace d'empathie à l'égard du peuple ukrainien et, surtout, l'invasion russe n'est jamais clairement condamnée. Le serait-elle d'ailleurs que cela renforcerait le sentiment prorusse. Dans ce contexte, prendre la défense du peuple ukrainien n'est pas chose aisée. Depuis la mi-avril, un appel de plusieurs journalistes et intellectuels arabes circule en plusieurs langues pour appeler « à soutenir les Ukrainiens sans calcul ni réserve »3. Il y est écrit :

Nous mesurons l'écrasante responsabilité des puissances occidentales petites et grandes dans la dévastation de notre monde. Nous avons dénoncé les guerres qu'elles ont menées pour assurer la pérennité de leur domination sur de vastes régions, dont les nôtres, et condamné leur défense de dictatures indéfendables pour protéger leurs intérêts. Nous savons leur usage sélectif des valeurs dont elles se réclament, laissant mourir à leurs portes les réfugiés venant des Suds et accueillant « les leurs » à bras ouverts. Mais ne nous trompons pas de combat. Tous ceux et celles qui réclament pour eux la liberté, qui croient dans le droit des citoyens à choisir leurs dirigeants et à refuser la tyrannie doivent se tenir aujourd'hui aux côtés des Ukrainiens. La liberté doit être défendue partout4.

Ce texte a été très critiqué sur les réseaux sociaux, certains de ses détracteurs allant jusqu'à le présenter comme un manifeste pro-OTAN. « Cette tribune est à contre-courant d'opinions publiques majoritairement acquises à la Russie », reconnaît l'universitaire Ali Bensaad qui en est l'un des rédacteurs et, d'ajouter : « C'est cela aussi le sens des responsabilités ».

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Maghreb-Ukraine (1). L'Algérie et le Maroc refusent de choisir


1NDLR. Société belge qui développe des activités à l'échelle mondiale dans le domaine des paiements interbancaires. Elle fournit maintenant des services de messagerie standardisée de transfert interbancaire et des interfaces dans plus de 205 pays, pour un montant de transactions journalières total se chiffrant en milliers de milliards de dollars US.

2NDLR. Système de paiement par carte géré par la Banque centrale de la Fédération de Russie. Au départ réservée à un usage national, elle est devenue une carte internationale.

3L'auteur de cet article a signé cet appel, mais ne figure pas parmi ses rédacteurs.

Maghreb-Ukraine (1). L'Algérie et le Maroc refusent de choisir

Face à la guerre en Ukraine, les pays du Maghreb n'entendent pas soutenir ouvertement l'un ou l'autre des belligérants. Cette neutralité assumée s'explique par de multiples raisons géopolitiques, mais aussi par le poids militaire et l'influence économique croissante de la Russie dans la région.

Dans cet article, nous revenons sur les positions de l'Algérie et du Maroc ; dans un prochain texte nous analyserons les positions de la Tunisie et les opinions publiques de la région.

Surtout ne pas donner l'impression de prendre parti tout en veillant à ne se mettre à dos aucun des deux protagonistes du conflit : telle est la ligne de conduite adoptée par les trois États du Maghreb central (Algérie, Maroc et Tunisie) dès les premiers jours de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, le 24 février 2022. Cette stratégie ténue s'est concrétisée dès le 2 mars, date de l'adoption par l'Assemblée générale des Nations Unies d'une résolution exigeant le retrait des forces russes et l'arrêt « immédiat » de l'usage de la force sur le sol ukrainien.

L'examen du vote maghrébin à propos de ce texte non contraignant avait alors surpris les observateurs. L'Algérie, allié traditionnel de l'ex-URSS et grand client de l'armement russe, faisait partie des 35 États s'étant abstenus et ne figurait donc pas parmi les quatre autres qui, outre la Russie, s'étaient opposés à la résolution : la Corée du Nord, la Biélorussie, l'Érythrée et la Syrie. De son côté, le Maroc, pourtant partenaire fidèle de l'Union européenne (UE) et des États-Unis avait tout simplement évité de participer au scrutin. Quant à la Tunisie, elle sacrifiait sa prudence diplomatique habituelle en joignant sa voix à 140 autres pays ayant voté en faveur du texte. Quelques jours plus tard, le 24 mars, le même schéma se reproduisait concernant une résolution présentée par Kiev sur les « conséquences humanitaires de l'agression contre l'Ukraine » : abstention de l'Algérie, non-participation du Maroc et vote pour de la Tunisie.

Neutralité pragmatique

Ces prises de position ont chacune leur explication et permettent de comprendre la réaction des acteurs directs et indirects du conflit (Russie, Ukraine, Union européenne et États-Unis) et, surtout, leurs pressions à l'égard des pouvoirs maghrébins. Dans le cas de l'Algérie, la diplomatie argue d'abord d'une volonté de ne pas prendre parti dans un conflit qui ne regarde pas son pays. Mais très vite, elle avance un discours convenu sur « l'engagement pour la paix et la recherche d'une solution négociée ». De fait, Alger revendique le rôle de locomotive du groupe de contact arabe qui comprend aussi l'Égypte, l'Irak, la Jordanie, le Soudan et le secrétaire général de la Ligue arabe. Début avril, une délégation conduite par le ministre algérien des affaires étrangères Ramtane Lamamra a ainsi rencontré à Moscou le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, et à Varsovie, le ministre ukrainien des affaires étrangères Dmytro Kuleba. Résultat de ces consultations : un appui à « des négociations directes » entre les deux belligérants.

Interrogé, un haut responsable algérien avance quant à lui le concept de « neutralité pragmatique ». Un pragmatisme qui prend en compte une réalité majeure : celle d'une importante coopération militaire avec la Russie. Entre 2017 et 2021, 81 % des livraisons d'armes et de matériel de défense à l'armée et aux forces de sécurité algériennes ont été assurées par Moscou. De quoi moderniser les équipements et de permettre à Alger de disposer d'un arc d'intervention couvrant toute l'Afrique du Nord, le Sahel et une partie de l'Europe du Sud. Dans le même temps, Kiev n'est pas un partenaire commercial important de l'Algérie, même si l'Office algérien interprofessionnel des céréales (OAIC) envisage depuis 2019 d'importer du blé ukrainien pour réduire ses achats à la France. Dans un pays où la défense pèse près de 7 % du produit intérieur brut (PIB), il donc impossible de se brouiller avec Moscou sans fragiliser les capacités de défense. Une perspective inacceptable par le régime alors que la tension avec le Maroc est au plus haut depuis 2020.

Mais, dans le même temps, le sens des réalités oblige Alger à ménager ses partenaires occidentaux, la France, l'Italie et l'Espagne figurant au rang de ses principaux acheteurs de gaz et fournisseurs de biens d'équipement. D'où l'abstention à l'ONU plutôt que l'adoption d'une position franchement pro-russe similaire à celles de la Syrie ou de l'Érythrée. Dans un contexte marqué par la multiplication de sanctions occidentales à l'encontre de Moscou, les autorités algériennes répètent même à l'envi que leur pays est « un fournisseur fiable de gaz pour le marché européen ». Comprendre que la compagnie gazo-pétrolière Sonatrach est prête à compenser un éventuel arrêt des livraisons d'hydrocarbures russes au Vieux Continent. Le 11 avril, Alger et Rome ont ainsi conclu un accord pour la fourniture de 9 milliards de mètres cubes supplémentaire de gaz.

La carte du fournisseur d'énergie loyal et responsable permet donc à l'Algérie de compenser ses refus d'obtempérer aux appels plus ou moins pressants des Occidentaux qui aimeraient bien la voir s'éloigner des Russes. Le secrétaire d'État Antony Blinken (30 mars), le président du Conseil italien Mario Draghi (11 avril) et le ministre français des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian (13 avril) ont, tour à tour, fait le voyage à Alger. S'ils n'ont pas obtenu une inflexion majeure de la position algérienne, des assurances leur ont été données quant à l'approvisionnement de l'Europe en gaz.

Inquiétudes du Kremlin

Mais il est difficile de contenter un parti sans inquiéter l'autre. Le 8 avril à l'ONU, anticipant une réaction irritée du Kremlin, Alger avait déjà abandonné sa position d'abstentionniste en votant contre une résolution de l'Assemblée générale excluant la Russie du Conseil des droits de l'Homme. « En dépit de la cruauté relayée par des images sur certaines villes ukrainiennes qui doit être condamnée dans les termes les plus vifs, et des crimes présumés d'une extrême gravité qui en découlent, il est plus qu'impératif de permettre aux mécanismes onusiens compétents d'enquêter sur ces faits sur le terrain de manière neutre et impartiale afin de rendre justice à toutes les victimes », avait alors déclaré Nadir Larbaoui, ambassadeur d'Algérie auprès des Nations unies. Le 18 avril, Algérie presse service (APS), l'agence de presse officielle, rapportait que les présidents Abdelmadjid Tebboune et Vladimir Poutine avaient eu une conversation téléphonique — à l'initiative de ce dernier — leur ayant permis, entre autres, d'exprimer « leur satisfaction pour les progrès enregistrés par la coopération bilatérale dans tous les domaines ». Impossible d'en savoir plus, mais il ne fait nul doute que les bonnes dispositions répétées des autorités algériennes à l'égard de l'Union européenne ont fini par inquiéter Le Kremlin, d'où l'appel de son ombrageux locataire.

Et c'est en toute logique que Sergueï Lavrov s'est rendu lui aussi à Alger le 10 mai pour y signer « un nouveau document servant de base aux relations bilatérales »1 algéro-russes et remplaçant de fait « la déclaration de coopération stratégique » adoptée en 2001. À ne pas en douter, Moscou qui salue la « position sage et objective [de l'Algérie] à l'égard des développements en Ukraine »2 a décidé de ne pas abandonner le terrain algérien à ses adversaires. Le président Tebboune est d'ailleurs officiellement invité par son homologue à se rendre à Moscou. Dès lors, deux questions se posent : dans la perspective d'un conflit long, l'Algérie sera-t-elle capable de suppléer durablement le gaz russe et, si oui, jusqu'à quand un tel positionnement sera-t-il toléré par le Kremlin ?

L'enjeu du Sahara occidental

Si l'Algérie se doit de rassurer son partenaire russe, le Maroc est quant à lui tenu d'en faire autant avec des Occidentaux qui n'ont guère apprécié la politique de la chaise vide suivie par Rabat lors des trois votes successifs de l'Assemblée générale de l'ONU. Si cette stratégie a donné matière à plaisanterie chez nombre d'internautes marocains — « à chaque fois qu'il y a un vote, notre ambassadeur est bloqué dans l'ascenseur ou dans les toilettes » écrivait l'un d'eux le 8 avril après la suspension de la Russie du Conseil des droits de l'homme —, elle a aussi obligé Rabat à réagir, mais sans vraiment s'expliquer. Dès le 2 mars, date de la première résolution, un communiqué du ministère des affaires étrangères et des Marocains résidant à l'étranger indiquait que l'absence de vote ne devait donner lieu à aucune interprétation. Le royaume rappelait son « fort attachement au respect de l'intégrité territoriale, de la souveraineté et de l'unité nationale de tous les États membres des Nations unies », et ses diplomates insistaient sur la « décision souveraine » de leur pays et sur le fait qu'il verserait « une contribution financière aux efforts humanitaires » de l'ONU. Dans la foulée, plusieurs officiels avançaient l'idée d'une « neutralité positive » tenant avant tout compte des intérêts stratégiques du Maroc.

Critiques occidentales

Or, ces derniers empêchent Rabat de s'aliéner la Russie, et cela pour au moins deux raisons. La première concerne la question du Sahara occidental. Pour le royaume, il est essentiel de ménager Moscou pour l'empêcher de soutenir pleinement la position algérienne. Certes, Sergueï Lavrov a répété à plusieurs reprises que son pays était contre « toute mesure unilatérale concernant la résolution du conflit opposant le Front Polisario au Maroc », et la Russie n'entend pas imiter les États-Unis qui, sous Donald Trump, ont reconnu la « marocanité » du Sahara. Mais ce que ne veut pas la diplomatie marocaine, c'est soit un soutien russe affirmé à une initiative algérienne qui tenterait de relancer le processus onusien de règlement du conflit par le biais d'un référendum d'autodétermination des populations sahraouies, soit d'un veto de Moscou à l'encontre d'une proposition alternative que le Maroc espère un jour voir adoptée par l'ONU pour entériner sa prise de contrôle définitive du Sahara (autonomie, mais sous souveraineté marocaine). En clair, il s'agit, pour Rabat, de ne pas jeter les Russes dans les bras des Algériens (et du Polisario).

La seconde raison est d'ordre économique. Depuis le début des années 2000, la mondialisation a bouleversé les équilibres commerciaux du Maghreb. Longtemps chasse gardée des intérêts occidentaux, et notamment français, la zone a beaucoup diversifié ses sources d'approvisionnement. Au fil des ans, la Russie est ainsi devenue un fournisseur essentiel de matières premières pour le royaume. Dans ce pays où le secteur agricole correspond à 14 % du PIB, il est impossible de se passer des engrais organiques et minéraux russes. Idem pour les métaux, les résidus alimentaires, les véhicules utilitaires, la pâte à papier ou les produits pétrochimiques. Hors armement, le Maroc est le premier partenaire commercial de la Russie, cette dernière affichant un excédent de 780 millions de dollars (749 millions d'euros) dans les échanges bilatéraux. Difficile donc de se mettre à dos un tel fournisseur dont les produits sont d'autant plus jugés indispensables à la diversification industrielle du royaume qu'ils sont moins onéreux que ceux de la concurrence occidentale. Et tant pis si cela froisse l'Ukraine qui, comme dans le cas algérien, n'en est qu'à ses premiers pas dans ses efforts commerciaux au Maghreb, notamment en matière de fourniture de céréales et de produits alimentaires. Conscient de cela, le président Volodymyr Zelensky a limogé Oksana Vassilieva, ambassadrice de son pays au Maroc. « Il y a ceux qui travaillent pour que l'Ukraine puisse se défendre et se battre pour son avenir et il y a ceux qui perdent leur temps en s'accrochant à leur poste. J'ai signé un premier décret pour rappeler une telle personne, l'ambassadrice au Maroc », a ainsi déclaré le numéro un ukrainien dans un message vidéo posté le 30 mars.

Rabat s'est aussi attiré les critiques de diplomates occidentaux comme Pekka Hyvönen, l'ambassadeur de Finlande qui, via un tweet diffusé le 24 mars, regrettait l'absence de vote marocain à l'ONU. « La Mauritanie a voté pour la résolution humanitaire. Maroc était absent, comme à la vote [sic] qui a condamné l'invasion de la Russie. L'histoire va montrer que la justice vaincra ». De quoi provoquer l'ire de nombreux internautes marocains et obliger l'ambassadeur à supprimer son message.

Enfin, les États-Unis ont, eux aussi, tenté de faire infléchir la position marocaine. Wendy Sherman, sous-secrétaire d'État américaine et Antony Blinken se sont rendus tous les deux à Rabat (respectivement les 8 et 29 mars), mais cela n'a guère modifié la donne. Leurs interlocuteurs marocains n'ont rien concédé concernant le conflit russo-ukrainien tout en mettant en avant les progrès concrets en matière de relations entre le royaume et Israël. Un sujet qui vaut bien quelques indulgences américaines. Quant aux relations avec les Européens, la question du Sahara demeure au centre de l'équation. Rabat exige d'eux un geste qui consisterait, selon le chef de la diplomatie Nasser Bourita, à ce qu'ils sortent de leur « zone de confort ». À défaut, le Maroc continuera de s'en tenir à sa « neutralité positive » à l'égard de Moscou.

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Aux marges des empires, l'histoire engloutie du quartier maghrébin de Jérusalem

Remontant à Saladin, le quartier maghrébin de la Vieille Ville de Jérusalem a été rasé en une nuit par l'armée israélienne le 10 juin 1967, afin de dégager une vaste esplanade devant le mur des Lamentations. Vincent Lemire retrace le destin méconnu de ce quartier disparu, marqué au XXe siècle par les ambitions coloniales de la France.

En 1962, la France n'a pas seulement renoncé à l'Algérie. Elle a aussi perdu, à 3 000 kilomètres d'Alger, quelques milliers de mètres carrés. Le « quartier maghrébin » de Jérusalem se situait au cœur d'un réacteur nucléaire historique, politique et religieux : au pied du mur occidental ou mur des Lamentations, lieu sacré du judaïsme, révéré par l'islam comme le mur de Bourak1. Et à l'ombre du Haram Al-Sharif, l'esplanade des Mosquées, le mont du Temple pour les juifs. Cinq ans plus tard, le quartier maghrébin disparaît physiquement en une nuit : 650 habitants sont expulsés par l'armée israélienne et 135 maisons rasées le 10 juin 1967, dès son entrée à Jérusalem-Est. L'événement, qui signe la fin de huit cents ans d'existence de ce lieu si particulier, passe inaperçu dans le grand basculement de la conquête israélienne du reste de la Palestine mandataire.

Là où il y avait des maisons à terrasses, des arbres, une mosquée, une zawiya (maison commune), on ne voit aujourd'hui qu'un grand parvis nu et dallé, qui ouvre la perspective sur le mur. Comme si le quartier maghrébin avait vécu dans une autre dimension, « dans un espace-temps particulièrement complexe à démêler, à dénouer, à déplier », répond l'historien Vincent Lemire dans son ouvrage Au pied du mur, vie et mort du quartier maghrébin de Jérusalem (1187-1967).

Cet espace-temps est celui des empires, de Saladin à la République coloniale française. Le temps des nations y a mis fin. La propagande israélienne a prétendu avoir rasé quelques masures, afin de dégager les abords du lieu saint auquel les fidèles juifs n'avaient plus accès depuis la guerre de 1948, quand la Jordanie avait conservé la partie est de Jérusalem. En réalité il s'agissait d'un site qui fut « pendant des siècles abondamment administré », écrit Vincent Lemire. Les archives témoignent de sa dimension mondiale. On les trouve à Jérusalem, à Istanbul, à Genève dans les armoires de la Croix-Rouge, à Nantes dans les dossiers de la diplomatie française. Le récit de leur recherche et de leur interprétation constitue l'un des attraits de l'ouvrage, récit fourmillant de détails.

Une étape sur la route de La Mecque

L'histoire du quartier maghrébin commence avec Saladin. Dès sa reconquête de Jérusalem en 1187, et conformément à ses ambitions impériales, il crée une série de waqf (fondations religieuses) pour héberger les pèlerins du lointain Maghreb. Les habitants du Maroc, de l'Algérie et de la Tunisie actuelles sont nombreux à s'arrêter à Jérusalem sur la route de La Mecque. On construit pour eux un oratoire sur le Haram Al-Sharif et une madrassa, une école coranique enseignant le droit malikite, dominant au Maghreb.

Il faut aussi héberger ces pèlerins et ceux d'entre eux qui restent vivre au pied des sanctuaires. Le quartier maghrébin se développe, géré par le waqf Abou Mediene, en l'honneur de Sidi Abou Mediene, lieutenant de Saladin, mystique soufi dont les racines familiales sont à Tlemcen, en Algérie. Ces institutions vont durer jusqu'à la fin : « Au début des années 1960, les gérants du waqf [continuent de distribuer du pain et des repas aux habitants du quartier lors des fêtes du Ramadan, de leur fournir des habits chauds et du charbon en hiver, de payer les frais d'inhumation pour les plus pauvres, d'acheter de l'huile d'éclairage pour les lampes de la mosquée, et de payer le salaire de l'employé chargé de l'entretien des lieux ».

Le berceau des émeutes de 1929

Le quartier participe à l'histoire de Jérusalem. Il en fait pleinement partie, tout en conservant son identité. François-René de Chateaubriand, de passage en 1806, note que ces « descendants des maures chassés d'Espagne » occupent dans la cité « des postes de confiance », courriers ou portiers. L'historien contemporain Nazim Al-Jubeh se souvient d'avoir vu dans son enfance ces hommes, résidents ou pèlerins « portant le costume maghrébin et le fez, plus court que le tarbouche ottoman » et d'y avoir entendu « le dialecte maghrébin, beaucoup plus compliqué et beaucoup plus rapide que notre dialecte local ».

Après la première guerre mondiale et la fin de l'empire ottoman, l'avenir du lieu paraît moins assuré. Le waqf, s'il continue à exercer son action caritative, a perdu sous l'administration du mandat britannique le contrôle du foncier et surtout une grande partie de ses revenus, jusque-là assurés par les loyers et les cultures de son autre possession, le quartier alors agricole d'Aïn Karem. Les locataires profitent du cadastre nouvellement établi pour privatiser des parcelles. Les organisations sionistes font du mur occidental un objectif prioritaire. C'est dans le quartier maghrébin que commencent les grandes émeutes de 1929, à la suite d'une altercation entre des jeunes nationalistes juifs venus prier au mur et des fidèles musulmans descendant de l'esplanade des Mosquées.

« Le mandat sacré de la France »

Après le départ des Britanniques et la création de l'État d'Israël commence en 1948 la période la plus étonnante du quartier maghrébin de Jérusalem : les années françaises. La IVe République va vivre un rêve éveillé où elle se voit régner sur un petit morceau de France au centre du monde. Cette ambition, qui peut paraître difficilement compréhensible aujourd'hui, repose sur une équation impériale : les habitants du quartier sont algériens, marocains et tunisiens. Donc français. Par conséquent, la France possède des « droits de propriété » sur « cette parcelle de la Ville sainte », affirme le ministre français des affaires étrangères Maurice Schumann au consul général de France à Jérusalem René Neuville, ardent promoteur d'un projet pour lequel il avait déjà milité en vain dans les années 1920.

Le calcul est tout à la fois stratégique, géopolitique et colonial : la France compte sur sa présence au pied du mur pour retrouver au Proche-Orient une influence largement entamée depuis le mandat du Royaume-Uni. Le quartier maghrébin, pensait Schumann, lui permettrait de jouer un rôle de premier plan dans l'internationalisation de Jérusalem et des lieux saints, votée par l'Assemblée générale de l'ONU dans le cadre du plan de partage de 1947.

Enfin, supputait Paris, l'attention portée à ces « ressortissants français » pourrait décourager les partisans de l'indépendance dans les colonies du Maghreb, et contribuer à « former une élite musulmane loyale envers la France ». Ces formules sont d'un personnage de l'époque coloniale, l'orientaliste Louis Massignon, brillant arabisant, professeur au Collège de France, ardent mystique chrétien militant pour « l'amitié franco-musulmane ». Bien que non diplomate, il apparaît comme la « cheville ouvrière, écrit Vincent Lemire, de cette stratégie diplomatique inédite ». Chargé de plusieurs missions à Jérusalem, il plaide pour l'augmentation des subventions, évoque « le mandat sacré de la France » qu'il veut voir exercer une « politique musulmane ».

Ces errements politico-religieux témoignent de l'aveuglement d'une république laïque incapable de comprendre les ressorts de l'histoire. Elle sera le « chant du cygne » de l'empire français, écrit l'auteur. La Tunisie et le Maroc gagnent leur indépendance, la guerre commence en Algérie et la Jordanie rompt ses relations diplomatiques avec Paris en 1956, à la suite de la calamiteuse expédition de Suez.

Le consul général à Jérusalem se voit dès lors interdire l'accès à la Vieille Ville, et donc au quartier maghrébin, où Amman encourage les partisans du FLN. Aucun des États maghrébins ne s'intéresse au quartier, y compris l'Algérie encore « française », dont le gouverneur refuse la demande de Paris de mettre la main à la poche. Curieusement, la Ve République prolongera le fantasme d'une présence française au pied du mur. En février 1961 Maurice Couve de Murville, ministre des affaires étrangères du général de Gaulle, demande au ministre des finances de divertir vers le waqf Abou Medienne, organisme musulman, une subvention française destinée à un lieu saint chrétien, le Saint-Sépulcre, le tombeau du Christ à Jérusalem. L'argentier refuse. À la veille des accords d'Évian, la France renonce officiellement à toute prétention sur le waqf. Il ne restera plus à l'armée israélienne qu'à vider et à détruire les lieux en moins de 24 heures, opération documentée par le livre, photos, témoignages et documents à l'appui.

Que sont devenus les habitants du quartier maghrébin de Jérusalem et leurs descendants ? Absorbés par le nouvel État, retournés dans leurs pays d'origine, où la plupart d'entre eux avaient gardé des attaches ? Certains d'entre eux ont été indemnisés par Israël. Une communauté existait encore en 1977, quand l'ancien maire de Jérusalem Ruhi Al-Khatib adresse une supplique au roi du Maroc, lui demandant des compensations. L'histoire du quartier maghrébin n'est pas terminée, dit Vincent Lemire, qui envisage entre autres un recueil de témoignages des habitants des années 1950-1960, et, pourquoi pas, une reconstitution en 3 D du village englouti.

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Vincent Lemire Au pied du Mur, vie et mort du quartier maghrébin de Jérusalem (1187-1967)
Le Seuil, janvier 2022
395 pages, 25 €


1Du nom du cheval ailé qui, selon la tradition, emmena le Prophète de La Mecque, où il l'attacha au pied du mur avant de monter aux cieux sur les ailes de l'ange Gabriel.

La tempête sur les prix agricoles menace les pays arabes

L'explosion des prix des produits agricoles, commencée avant même la crise ukrainienne, fragilise les pays du Proche-Orient et du Maghreb. Au risque de provoquer des soubresauts sociaux comme en 2008-2009.

Des jours difficiles nous attendent, constatent, lucides, nombre de responsables arabes. Il ne manquait plus qu'une guerre à l'est de l'Europe pour faire de la saison agricole 2021-22 l'une des plus chahutées de l'après-guerre. Avant même le conflit, les mésaventures climatiques aux États-Unis, en Ukraine et en France, la reconstitution du cheptel porcin en Chine, les taxes à l'exportation en Russie, la spéculation éhontée sur le fret des cargos qui transportent les produits agricoles, les hausses des prix sur le vieux continent ont eu le même résultat : l'envolée des cours, constatée avant même le jeudi 24 février 2022, date de l'invasion de l'Ukraine par les blindés russes. Les cours du blé, qui tournaient autour de 220 dollars (200,76 euros) la tonne il y a moins d'un an, se sont portés en quelques heures à plus de 330 dollars (301,14 euros) avant de baisser d'environ 20 dollars (18,25 euros), puis de repartir à la hausse dans une course folle. Le son du canon a fait s'envoler en quelques heures des matières essentielles à l'alimentation du genre humain :

Blé + 30 %
Orge + 30 %
Maïs + 30 %
Tourteaux de soja + 40 %
Huile de soja + 50 %

Source : Agritel

Des importations qui pèsent lourd

Le choc est mondial, mais il fait plus mal encore dans les villes arabes — surtout les capitales populeuses et dangereuses pour les pouvoirs républicains ou royaux —, qui sont nourries par des produits agricoles et alimentaires venus de loin. Leur part dans l'approvisionnement total du pays dépasse 60 % en Égypte et en Algérie, plus de 40 % au Maroc et près de 25 % en Turquie. Les quantités importées sont considérables : plus de 13 millions de tonnes en 2021-22 en Égypte, plus de 7 millions en Algérie et en Iran, autour de 5 millions dans un Maroc affligé par une sécheresse historique qui fera encore monter les achats. La Syrie, autrefois un grenier à blé, a reçu l'an dernier 1,5 million de tonnes de l'étranger, essentiellement de son protecteur russe. Son voisin libanais achète à l'Ukraine 89 % des 650 000 tonnes importées chaque année. Le Yémen en guerre survit grâce aux secours (gratuits) du Programme alimentaire mondial (PAM) qui, en 2021, a acheté dans la région de la mer Noire 70 % de ses approvisionnements. Dans la balance des paiements des pays importateurs, les importations alimentaires pèsent lourd : 24 % en Algérie, deux fois moins au Maroc, un peu plus en Égypte. Précédent de mauvais augure, en 2007-2008, des récoltes désastreuses en Australie et en Russie provoquèrent une flambée des cours suivie d'une agitation sociale record dans une quarantaine de pays ; certains analystes y discernent l'origine du Printemps arabe de 2011.

Pour les pays arabes, tous importateurs de céréales, la crise actuelle pose, à des degrés divers, trois défis : la disponibilité du produit, les prix et les moyens de paiements.

La principale inconnue porte actuellement sur ce que les céréaliers appellent la « Black Sea Region » qui regroupe, aux yeux des spécialistes, Russie et Ukraine. Moscou produit 85 millions de tonnes de céréales (blé, orge, maïs…) et en exporte 30 à 35 millions ; pour Kiev le rapport est d'une trentaine et d'une vingtaine de millions. À elle seule, la région représente au moins un tiers des exportations mondiales. Il est loin le temps où l'ex-Union soviétique importait 55 millions de tonnes comme en 1985, en provenance essentiellement de l'Amérique du Nord…

Plusieurs obstacles peuvent empêcher les cargaisons commandées d'atteindre les terminaux de leurs clients : le blocus du port d'Odessa par la flotte russe, principal point d'embarquement des céréales ukrainiennes ; des mines dans le chenal peuvent être une gêne considérable. L'absence de cargos disponibles pour les destinations retenues est une autre menace, compte tenu des hostilités qui traditionnellement effraient les armateurs. Déjà, plusieurs grandes compagnies maritimes ont annoncé qu'elles renonçaient à desservir les ports russes. Il sera aussi difficile de concentrer les récoltes sur Odessa, compte tenu de la désorganisation qui affecte le pays depuis le 24 février et paralyse les transports comme la production. Les fermiers ukrainiens sèmeront-ils à temps la prochaine récolte ?

L'Égypte, le pays le plus exposé

Le pays arabe le plus exposé à l'indisponibilité du produit est l'Égypte qui importe, selon son premier ministre, jusqu'à 80 % de son blé de la « Black Sea Region », fournisseur le plus proche. Ses stocks tiennent jusqu'en juin 2022, et il faudra compter ensuite en priorité sur la récolte locale qui augmenterait de 2 millions de tonnes selon le ministre des finances Mohamed Mait.

L'Algérie, malgré ses liens diplomatiques et militaires avec Moscou, est restée fidèle jusqu'ici à ses fournisseurs français et canadiens. La tentative d'acheter du blé russe n'en est qu'à ses débuts, et seule une commande de 300 000 tonnes de l'Office algérien interprofessionnel des céréales (OAIC) aurait été passée comme mesure de rétorsion après la brouille passagère de l'automne 2021 entre les présidents Emmanuel Macron et Abdelmajid Tebboune. « L'Algérie ne sera pas affectée par les changements survenus au niveau mondial », prophétise Mohamed Abdelhafid Henni, ministre de l'agriculture. Mais il invite ses concitoyens à « augmenter la production nationale, rien ne peut la remplacer ». Déjà, des intermédiaires proposent des contrats de vente dans lesquels l'origine des céréales est « optionnelle », c'est-à-dire inconnue de l'acheteur, qui se trouve contraint de faire confiance.

Autant d'incertitudes sur la disponibilité du produit pèse à l'évidence sur les cours, d'autant que la volonté de garder les stocks « at home » est générale, chez les gouvernants comme chez les gouvernés. Pour rassurer ces derniers, les ministres assurent disposer de stocks suffisants. Il n'empêche, les exportateurs veulent sauvegarder leurs réserves parce que la volatilité des cours rend avantageux de reporter la décision de vendre pour profiter au maximum de la hausse. Les importateurs, comme les ménages, méfiants devant les discours officiels, s'inquiètent des pénuries à venir et se prémunissent en accumulant à l'avance stocks et autres réserves. Le Kremlin, par exemple, a taxé ses exportations de céréales dès l'été 2021 au profit de son marché intérieur. Les importateurs répondent à un souci de sécurité alimentaire et cherchent à tout prix à acheter. Le résultat est une envolée des cours dont personne ne sait où ils s'arrêteront, après avoir doublé en moins d'une année. Selon Reuters, l'Algérie aurait signé récemment un contrat à 625/630 dollars (569/574 euros) la tonne, soit au moins 50 % au-dessus des cours actuels (400 dollars, soit environ 365 euros).

Qui pourra payer ?

Les pays arabes sont-ils en mesure de payer ? C'est la question. Tous, en dehors des pétromonarchies du Golfe, affichent des balances des paiements courants déficitaires avant même le coup de chaud sur les marchés. La Tunisie est déjà à − 6 % du PIB, l'Algérie à − 4 %, l'Égypte à − 5 %, l'Iran, la Turquie et le Maroc à environ – 3 %. Où trouver les ressources pour faire face ? Les pays exportateurs de pétrole bénéficient de l'incertitude majeure que représente la guerre à l'Est. Les cours se rapprochent des maxima enregistrés en 2010-2013 à cause de la croissance exceptionnelle de la Chine. En cas d'apaisement et de négociation, « les prix du pétrole et du gaz se stabiliseront autour du prix de référence. Cependant, si le conflit perdure ou dégénère, il y aura un risque majeur de rupture d'approvisionnement en Europe », prévoit un expert reconnu, Abdelmajid Attar, ancien ministre de l'énergie et PDG de la compagnie nationale Sonatrach dans le quotidien algérien El Moudjahid du 6 mars 2022.

Personne, alors, ne peut prédire où s'arrêteront les prix. Pour les autres, il leur faut espérer un geste du Fonds monétaire international (FMI) qui accorderait des prêts supplémentaires comme il l'a fait pour la pandémie Covid-19, au prix évidemment d'une aggravation de l'endettement extérieur en devises, qu'il faudra rembourser un jour.

Nombre de pays arabes avaient entamé une réforme des subventions à la consommation des produits alimentaires de base comme le pain, la semoule, l'huile ou le lait qui devait se traduire par un relèvement des prix de détail, le tout sous la houlette du FMI. Il est bien évidemment exclu d'ajouter de l'inflation à l'inflation, et ces réformes sont renvoyées, de fait, à des jours meilleurs, de l'Algérie à l'Égypte. D'autres, dont les pays pétroliers, pourraient proposer le retour au troc, céréales contre hydrocarbures, amorce d'une déglobalisation de l'économie mondiale.

Il n'y a pas que l'alimentation des êtres humains : le bétail est également nourri par des aliments importés, et là aussi le risque de pénurie est élevé, avec comme conséquence un abattage anticipé et massif qui ruinera des millions d'éleveurs en les privant de leurs moyens d'existence.

Reste un dernier obstacle : comment payer ? Les banques russes ont été débranchées du réseau Swift qui relie 11 000 banques dans le monde et automatise les paiements qui sont quasi instantanés. En dehors de deux institutions financières russes spécialisées dans les règlements des hydrocarbures et exemptées de sanctions, les banques arabes risquent de ne pas trouver leurs correspondants à l'indicatif habituel. D'autres circuits de financement se mettront peut-être en place, mais ils seront à coup sûr plus coûteux et plus aléatoires.

L'épreuve qui attend les importateurs arabes, notamment ceux qui sont dépendants des marchés extérieurs à la fois pour leur alimentation et leur énergie, est sans précédent depuis des lustres. Comment y feront-ils face ? Que fera la communauté internationale ? Autant d'interrogations qui, pour le moment, n'ont pas de réponse.

Immigration. Le « programme » impraticable d'Éric Zemmour

Le candidat d'extrême droite à l'élection présidentielle française Éric Zemmour promet à longueur de discours l'arrêt de toute immigration, l'expulsion des doubles nationaux vers leur pays « d'origine » ou encore la discrimination envers les étrangers en matière de prestations sociales. Mais le droit international et celui de l'Union européenne l'attendent au tournant.

On ne peut que déplorer la rareté, sinon la pauvreté des contre-argumentaires qui sont opposés à Éric Zemmour, candidat d'extrême droite à l'élection présidentielle française, sous l'angle du droit en matière d'immigration. Il est vrai qu'il semble peu attaché aux droits fondamentaux, considérés comme subordonnés au politique et à ses désidératas. Or, si l'on admet que le référendum qu'il envisage, suivi de lois constitutionnelles restrictives, pourrait légalement aboutir à l'abrogation de l'essentiel de la jurisprudence du Conseil constitutionnel en matière de protection des droits fondamentaux des étrangers, il n'en demeure pas moins qu'une telle perspective se heurterait de manière cruciale au droit international et au droit européen, jetant sur le programme du candidat des doutes plus que sérieux sur sa possible réalisation.

Même si l'on mettait de côté la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés (Convention de Genève) des Nations unies, ainsi que les textes européens sur le droit d'asile, le programme zemmourien devrait faire face à une cinquantaine de conventions bilatérales conclues par la France avec des pays tiers partenaires, et qui régissent de manière plus ou moins large le droit migratoire. Parmi celles-ci, la convention franco-algérienne du 27 décembre 1968 modifiée : elle consacre le droit au regroupement familial sous certaines conditions, le droit au séjour des conjoints algériens de Français et des parents algériens d'enfants français, ou encore le droit d'établissement des commerçants algériens en France… En matière d'immigration professionnelle, plus d'une dizaine de conventions bilatérales, dont certaines dites « de gestion concertée des flux migratoires » conclues avec des pays tels que la Russie, la Géorgie, la Tunisie, le Bénin, la République démocratique du Congo ou encore l'île Maurice, régissent le droit au séjour des ressortissants en cause, en dressant notamment des listes de métiers considérés comme en tension en France. On pourrait encore, sans être exhaustif, mentionner les accords d'échanges réciproques de jeunes professionnels conclus par la France avec certains pays dans un cadre de coopération et de partenariat.

« Les traités conclus doivent être respectés »

Une loi constitutionnelle française proclamant l'arrêt de toute immigration balaierait-elle d'un revers de main tous ces engagements bilatéraux conclus par la France ? L'article 55 de la Constitution française s'y oppose actuellement, disposant que les traités et accords régulièrement ratifiés priment sur les lois internes :

Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l'autre partie.

Conseillé par ses juristes, le candidat Zemmour, s'il était élu, envisagerait sans doute alors l'abrogation ou la modification de cet article pour lui en substituer un autre, censé inverser la donne : les lois françaises postérieures primeraient sur les traités antérieurs, même régulièrement ratifiés par la France. Mais une telle perspective se heurterait encore aux principes généraux du droit international public, en particulier au principe cardinal du droit des traités nommé « Pacta sunt servanda » : les traités régulièrement conclus doivent être respectés, appliqués de bonne foi et de manière à leur donner effet utile.

Face à ce principe juridique, Éric Zemmour, s'il tenait toujours à opérer l'« arrêt de toute immigration », n'aurait pour choix que de devoir dénoncer tous les accords bilatéraux conclus par la France avec ses partenaires dans le monde, ce qui ne manquerait pas d'entraîner, outre des tensions diplomatiques importantes avec ces pays, de probables mesures de rétorsion. La position géostratégique de la France dans le monde ne pourrait qu'en pâtir. Du reste l'accord franco-algérien, l'un des plus importants, ne prévoit nullement sa possible dénonciation, mais seulement une obligation de concertation dans le cadre d'une commission mixte franco-algérienne.

Un bras de fer avec l'Union européenne

La possibilité d'un tel arrêt de l'immigration s'effiloche davantage encore sous l'angle du droit de l'Union européenne (UE). En effet, si le candidat Zemmour envisageait sérieusement une modification de l'article 55 de la Constitution afin de proclamer a contrario que les lois internes sont supérieures aux traités antérieurs conclus par la France, il ne pourrait normalement l'envisager à l'égard du droit de l'UE. Car la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union (CJUE) a consacré la primauté du droit de l'Union sur les lois internes des États membres dans les domaines qui lui sont dévolus. Et aussi bien sa Charte des droits fondamentaux que la directive du Conseil de l'UE du 22 septembre 2003 consacrent le droit à une vie familiale normale, dont celui du regroupement familial.

Une autre directive1 prévoit, via une procédure accélérée, l'octroi d'une protection temporaire en cas d'afflux massif de personnes déplacées ; c'est elle qui aujourd'hui d'organiser la solidarité entre États de l'UE pour accueillir les personnes qui fuient la guerre en Ukraine. Zemmour a déclaré être opposé à leur accueil en France, mais il ne pourrait abroger, fût-ce par une loi constitutionnelle, le droit européen qui y pourvoit. D'autres directives européennes régissent le statut des étudiants provenant des États tiers ou encore le droit de séjour de leurs ressortissants résidents de longue durée dans un État membre.

Comment, dans un tel environnement de droit européen, Zemmour président pourrait-il mettre en œuvre l'arrêt de toute immigration ? Il devrait certainement revenir sur les principes de l'UE et engager un bras de fer suicidaire avec ses institutions, à l'instar de la Hongrie de Viktor Orbán ou de la Pologne d'Andrzej Duda, deux pays aujourd'hui condamnés par la CJUE à d'importantes amendes financières pour non-respect de l'État de droit. À l'instar de ces États, la France, « pays des droits de l'Homme », s'exposerait évidemment à des sanctions financières pour violation du droit de l'UE.

Enfin, il n'est pas inutile de faire un parallèle ici entre le slogan de Zemmour et celui d'un personnage de référence pour lui, à savoir feu Charles Pasqua, ancien ministre de l'intérieur (1986-1988 et 1993-1995) : en son temps, celui-ci avait érigé pour slogan l'« immigration zéro » qui s'avéra plus tard une chimère. D'autant plus que dès 1998, le même Charles Pasqua, peut-être assagi et plus pragmatique, préconisa la nécessité de régulariser tous les sans-papiers n'ayant pas commis de délits.

L'expulsion des doubles nationaux ? Pas si simple

L'une des mesures phares envisagées par le candidat Zemmour consiste, après qu'ils auront été déchus de leur nationalité française, en l'expulsion des délinquants doubles-nationaux vers le pays d'origine de leurs ascendants. La déchéance de la nationalité française suivie de l'expulsion existe déjà en droit français pour les délinquants ayant récemment acquis la nationalité française, mais Éric Zemmour envisage de l'étendre à ceux qui sont français depuis deux ou trois générations. Quelqu'un qui, par exemple, est né en France de parents eux-mêmes nés en France, qui n'a jamais mis les pieds au Maroc, qui ne parle pas l'arabe, peut-il valablement être expulsé vers ce pays du seul fait qu'il détient encore la nationalité marocaine — laquelle se transmet par simple filiation ?

La Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) pourrait s'y opposer pour violation de l'article 8 de la Convention concernant le droit au respect de la vie privée et familiale. Mais surtout, un arrêt de la Cour internationale de justice (CIJ) du 18 novembre 1953, resté célèbre dans les annales du droit international, a statué sur la question du conflit de double nationalité : le lieu de résidence habituelle, le lieu où la personne concentre ses intérêts économiques priment dans la définition de l'appartenance à un État plutôt qu'à un autre. C'est le critère de l'effectivité ou de la « nationalité active » qui est ainsi la règle. Dans ce contexte, l'expulsion de doubles-nationaux, après déchéance de leur nationalité française, vers des pays où ils n'ont jamais vécu se heurterait assurément à l'opposition des autorités de ces pays dits « d'origine », et ce, notamment sur le fondement du droit international et de la jurisprudence de la CIJ. Elles n'hésiteraient pas à refuser d'accueillir de tels délinquants qui, de surcroît, ne seraient probablement pas en possession de passeports du pays concerné. La France serait obligée de demander un laissez-passer qu'il serait juridiquement fondé à lui refuser.

Zemmour envisage des sanctions contre de tels pays. Seraient-elles légales ? On peut craindre des contentieux juridiques au détriment de la France.

Les accords d'association contre les mesures discriminatoires

Zemmour préconise encore de retirer aux étrangers en situation régulière le droit aux allocations familiales ainsi que le droit aux prestations sociales non contributives, telles que l'allocation de solidarité vieillesse ; en matière d'allocations de chômage, il préconise en outre une mesure consistant à éloigner les étrangers au chômage depuis plus de six mois. Or, pour appliquer ces mesures s'agissant de ressortissants du Maghreb, il devra compter, notamment, avec les accords externes conclus par l'UE et ses États membres avec l'Algérie, la Tunisie et le Maroc. Ces « accords d'association euro-méditerranéens » sont globalement avantageux pour les pays membres de l'UE, couvrant de larges domaines tels que le libre-échange commercial, la coopération économique et douanière ou les prestations de services, et comportent en outre des clauses concernant les migrants réguliers, prohibant la non-discrimination en matière de sécurité sociale. Or, cette dernière notion comprend les prestations de vieillesse au sens du droit de l'UE, y compris non contributives — dont le Fonds de solidarité vieillesse, de même que les allocations familiales et les prestations de chômage.

Ces accords relèvent de l'interprétation de la CJUE qui a déjà produit une jurisprudence établie en la matière, sanctionnant notamment les pratiques discriminatoires de certains États membres en matière de droits sociaux. Ainsi la France a déjà été condamnée pour avoir refusé des prestations de solidarité vieillesse (non contributives) à des retraités marocains et algériens. En matière d'allocations de chômage, éloigner un étranger qui y a encore droit — alors qu'il lui est interdit de les percevoir en résidant dans le pays d'origine — constituerait également une discrimination caractérisée.

La France pourrait-elle dénoncer unilatéralement ces accords multilatéraux ? En toute hypothèse, une modification de l'article 55 de la Constitution ne pourrait prévaloir en l'espèce, car ils relèvent du droit de l'UE et du contrôle d'interprétation de la CJUE, qui a maintes fois rappelé leur primauté sur les lois internes des États membres. La France s'exposerait aux sanctions de l'UE pour violation de son droit.

Ainsi les promesses zemmouriennes en matière migratoire apparaissent-elles illusoires. En ce domaine, la coopération et le partenariat, notamment avec les États d'émigration ou de transit, constituent les principales issues réalistes ; le récent Pacte sur les migrations internationales, quelles que soient ses insuffisances, les y oblige et la France a tout intérêt à l'invoquer. En lieu et place d'une « souveraineté solitaire » irréaliste que suggère l'approche du candidat Zemmour, on ne saurait qu'opposer, avec Mireille Delmas-Marty, éminente juriste de droit international qui vient de nous quitter, la voie des « souverainetés solidaires » sur les questions migratoires.


12001/55/CE du 20 juillet 2001.

Béchir Ben Yahmed, mémoires d'un homme d'influence

Le fondateur de Jeune Afrique et son animateur pendant plus d'un demi-siècle appartient à la génération des artisans des indépendances africaines. Décédé en mai 2021, « BBY », comme l'avaient surnommé ses collaborateurs, a laissé des mémoires posthumes dont le titre J'assume se veut sans doute un défi aux polémiques qui ont accompagné sa carrière.

Originaire de Djerba, une ile pauvre à l'époque, à peine effleurée par la colonisation française, Béchir Ben Yahmed (1928-2021) est destiné à devenir épicier comme le reste de sa famille et presque tous les habitants de l'ile quand son père, lui-même épicier, l'envoie au collège Sadiki, une institution scolaire créée en 1875 et qui sera un des foyers du nationalisme tunisien. Tunis, la grande ville, les Européens, le cinéma : autant de découvertes pour le jeune îlien qui prend l'habitude de fréquenter le dimanche après-midi, jour de sortie de l'internat, le petit bureau du parti du Néo-Destour installé dans le cabinet d'avocat de Me Habib Bourguiba, absent pour cause d'emprisonnement à Marseille depuis 1938. Il recopie des tracts, rédige des fiches, assure l'intendance avec les deux autres militants présents sans être membre du parti, lequel survit difficilement à la répression.

Au cœur de l'indépendance

Après la seconde guerre mondiale, sa famille décide de son avenir : il ira à l'école des hautes études parisiennes (HEC), une grande école parisienne. « Il sera dans le commerce, comme tout bon Djerbien, ou pourquoi pas banquier ? » s'exclame son frère ainé, pharmacien. Toujours la boutique. Au fil des ans, il y acquiert un esprit froid et rationnel, se revendique cartésien, armé d'un sens critique sans égal, et se méfie de la passion — surtout politique, mais pas seulement. Il s'éloigne sinon de la religion, du moins de ses aspects les plus publics.

Il a commencé une carrière de banquier en Italie quand, en juin 1954, il rencontre l'homme de sa vie, Habib Bourguiba, exilé en France et qui prépare les négociations qui mèneront à l'Indépendance, de la Tunisie avec Pierre Mendès-France, président du conseil des ministres et dont il admire l'habileté. Ouvert au dialogue avec Paris, Bourguiba encourage néanmoins les maquisards tunisiens à couper les routes et à incendier les fermes des colons. BBY approuve sa ligne : le colonisé doit utiliser la violence pour imposer la négociation, mais sans abandonner la négociation, au contraire du Front de libération national (FLN) algérien confronté, il est vrai, à un interlocuteur autrement buté : le gouvernement français de la IVe République finissante.

La leçon ne sera pas perdue et des dizaines d'années plus tard, BBY critiquera Mahmoud Abbas, le leader palestinien qui a abandonné la violence contre les Israéliens et, bien sûr, n'obtient rien de ces derniers. De même, il dénonce le pouvoir personnel ou la présidence à vie de potentats rendus incapables par le poids des ans. Mais son indignation peut être sélective, et il oublie souvent de les dénoncer, quand il ne les fréquente pas.

À 26 ans, le jeune Béchir devient un intime du « Combattant suprême » et le porte-parole de la délégation tunisienne aux négociations avec Paris. C'est là qu'il fait connaissance avec la presse, son rôle et son impact sur l'opinion. Grand lecteur du quotidien Le Monde depuis son adolescence, il se frotte en direct aux affaires de presse comme ministre de l'information du premier gouvernement de l'indépendance. Très vite, il abandonne la politique pour le journalisme et au début des années 1960, il fonde Jeune Afrique, et y tient longtemps une rubrique intitulée « Ce que je crois ». Il accueille avec une grande ouverture tous les candidats au journalisme — dont l'auteur de ce compte-rendu —, avec ou sans curriculum. Et les renvoie avec la même célérité… Il entend que le lecteur africain soit informé non seulement de l'actualité africaine, mais aussi de ce qui se passe en Asie ou aux Amériques. Lui-même se passionne pour la guerre au Vietnam ou la politique économique de la Chine.

Faire-valoir et partenariats houleux

Entreprise commerciale difficile, le journal est fabriqué dans un pays riche aux coûts de production élevés et vendu dans une Afrique sous-développée où seule une toute petite partie de la population a les moyens de s'informer en dehors de la petite presse officielle, orientée par le parti unique local. Pour atteindre un équilibre difficile, Jeune Afrique publie des publireportages qui sont autant de faire-valoir des régimes et qui lui seront beaucoup reprochés. Contradiction ? Difficile de marier politique et business.

Au milieu des années 1970, les trois principaux marchés de l'hebdomadaire se ferment : l'Algérie à cause du Sahara occidental dont BBY défend le rattachement au Maroc où le journal a peu de lecteurs ; la Côte d'Ivoire qui prône le dialogue avec l'Afrique du Sud blanche, ce que conteste le journal ; enfin, le crépuscule de Bourguiba en Tunisie rompt l'intimité entre les deux hommes et entraîne l'interdiction du journal. Il faut trouver de l'argent sans en perdre le contrôle et convaincre des partenaires qui n'y trouveront ni rendement ni pouvoir. Il y aura pourtant très exactement 551 actionnaires — un ensemble minoritaire. L'auteur se plait à raconter comment il a écarté les propositions alléchantes de la CIA ou de grandes entreprises pétrolières. Au fil des jours, il trouvera au sud du Sahara plus d'appuis, d'amitiés et de ressources qu'au nord.

Vingt ans plus tard, la dévaluation du franc CFA, outrageusement surévalué, est à deux doigts d'emporter l'affaire. Le prix du journal double en Afrique alors que les recettes rapportées à Paris sont divisées par deux. Pendant une dizaine d'années, Jeune Afrique suit un chemin de crête périlleux, mais survit. Peu disert sur la politique française à l'égard du continent, BBY publie les Mémoires de Jacques Foccart1, qui fut l'homme de la « Françafrique » de De Gaulle et de Georges Pompidou, et un adversaire déterminé des idées que défendait à l'époque son journal.

Le patron a pris de la hauteur, gagné sans doute par le relativisme qui succède aux idéologies d'hier emportées par la quasi-mort du communisme. Son panthéon personnel est devenu plus œcuménique. Deng Xiaoping y a rejoint Bourguiba pour sa remise en marche de l'économie chinoise. Les fusillés de Tian'anmen (1989) sont passés par pertes et profits. Que pèsent quelques vies au regard de l'ampleur du dessein géopolitique des successeurs de Mao Zedong ?

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Béchir Ben Yahmed
J'assume. Les mémoires du fondateur de Jeune Afrique
Éditions du Rocher, novembre 2021
525 pages ; 24,90 euros


1Foccart parle, entretiens avec Philippe Gaillard, Fayard/Jeune Afrique, 1995.

Le Maghreb, une invention coloniale française

L'anthropologue Abdelmajid Hannoum publie une passionnante enquête historique sur l'origine du mot « Maghreb », popularisé par les théoriciens du colonialisme français. Le terme, qu'il étudie notamment à partir des archives des Bureaux arabes, contribua à isoler la région aussi bien du reste du continent africain que du Proche-Orient.

Anthropologue et enseignant à l'université du Kansas, Abdelmajid Hannoum est l'auteur d'une œuvre savante portant sur l'histoire et les mythologies de l'Afrique du Nord. Appuyés sur les sources arabes et les archives coloniales, ses travaux l'ont conduit à analyser avec une remarquable précision la figure de la reine berbère Kahina ou encore l'articulation entre colonialisme, violence et modernité. Les Presses universitaires de Cambridge publient cette année son dernier livre, The Invention of the Maghreb. Between Africa and the Middle East, un ouvrage qui pose une question majeure : le Maghreb est-il une idée coloniale ?

Hannoum montre les conséquences que le récit colonial eut — et continue d'avoir — sur la genèse des ensembles régionaux en Afrique du Nord, car, selon lui, le discours colonial ne s'est pas contenté d'y bouleverser les identités et les traditions, il en a créé de toutes pièces, lesquels ont les apparences du local sans l'avoir jamais été. Le terme « Maghreb » n'est pas selon lui la moindre de ces inventions :

Considérez le nom Maghreb ; il est pratiquement incontesté. Il semble arabe, voire local, venu du cœur de la tradition locale, c'est pourtant aussi un nom francophone, inventé à partir d'une tradition arabe traduite, sa résonance “étrangère” cachant son invention coloniale.

Des récits pour construire des nations

En tant que construction géographique, historique et anthropologique, le Maghreb fut isolé par les théoriciens du colonialisme français aussi bien du continent africain que du Moyen-Orient. Certes, comme le rappelle Hannoum, l'idée que l'Égypte et le Maghreb constituent deux zones distinctes n'est pas seulement une idée coloniale. Romains et Arabes distinguaient l'Égypte de l'Africa/Ifriqîa. Ils ne mentionnaient toutefois nulle part l'idée d'une Afrique « blanche » séparée d'une Afrique « noire », idée développée tardivement par le géographe Émile-Félix Gautier puis reprise par l'historien Charles-André Julien.

Le livre d'Hannoum amorce une réflexion sur la fonction de l'histoire et sur son articulation avec le pouvoir. Il note que, contrairement aux États coloniaux, les Ottomans développèrent peu les méthodes de pouvoir basées sur un récit historique destiné aux sociétés sous la tutelle de la Sublime Porte. Les écrits décrivant un passé prenaient la forme de chroniques ou d'annales, mais n'étaient pas des instruments visant à construire des nations. L'idée était de donner une légitimité au pouvoir du sultan, non d'en accorder une à ses sujets par l'intermédiaire d'un récit historique :

La conception de l'histoire (dont l'archéologie fait partie) comme “science” du passé, politiquement utile, et même vitale puisqu'elle fournit la substance de la nation et la validation de l'État, fait partie de la modernité.

Hannoum montre que la modernité occidentale s'est moins caractérisée par le passage de l'histoire au rang de science que par son passage au rang de discipline légitimant la construction de la nation et la validation de l'État. En revanche, dans les provinces ottomanes, « même dans l'œuvre d'Ibn Abi Diyâf1, l'histoire reste un auxiliaire de la religion, non un outil majeur de la construction nationale », écrit-il. La construction nationale s'y est réalisée sans se séparer de la centralité de l'islam.

Dès le XVIIe siècle, rappelle-t-il, les deux régimes présents en Tunisie et en Algérie étaient perçus comme autonomes et négociaient en tant que tels avec les puissances européennes. Les efforts plus tard déployés pour conceptualiser et décrire la géographie et les limites du Maghreb furent le fait d'officiers, de savants et d'agents coloniaux français. Après les indépendances, bon nombre d'historiens locaux et nationaux continuèrent à adopter des modèles de récits d'inspiration coloniale et à les écrire en français :

D'où le triste constat que le français — et non l'arabe — reste la langue d'étude de la région, de son histoire, de sa culture, de sa population, voire de sa sexualité intime.

Une invention cartographique

Plusieurs entrées étayent l'idée de l'invention française du Maghreb. La première associe la géographie et la cartographie. Les cartes sont des artefacts culturels produits par le pouvoir et par des institutions étatiques, car « de même que les États ont le monopole de la production historique, ils ont le monopole de la production cartographique . La carte du Maghreb est ainsi une représentation graphique produite par le pouvoir colonial : « (…) le Maghreb lui-même n'est pas seulement une création coloniale française, il est aussi le produit et le champ de la puissance coloniale ».

Les cartographes européens du XVIIIe siècle représentaient une région nommée « Barbarie », parfois découpée en unités distinctes (« Royaume du Maroc », « Royaume d'Alger », « Royaume de Tunis » et « Royaume de Tripoly ») dont l'Égypte était exclue, de même que l'« Afrique noire » (dite « Nigritie »). Si la région n'a pas attendu les années 1830 pour être cartographiée, l'occupation d'Alger et l'annexion du pays ont créé une rupture avec les anciennes cartes. Au fur et à mesure de la conquête, la présence française en Algérie opéra comme un argument pour que la France s'établisse aussi en Tunisie au détriment de l'Italie, et au Maroc au détriment de l'Espagne.

Les cartes ne tardèrent pas à montrer une Afrique du Nord dont furent exclues la Libye — sous influence italienne — et l'Égypte — sous influence britannique —, autrement dit, une Afrique confondue avec les possessions françaises. Pour Hannoum, « les atlas ne sont pas que des cartes dont les signes sont à lire et à déchiffrer ». Ils expriment des rapports de force ; or, la séparation cartographique entre Afrique du Nord, Afrique de l'Ouest et Afrique de l'Est reposait moins sur des réalités anthropologiques locales que sur des rivalités entre puissances coloniales.

Une vision partielle de l'archéologie

La deuxième entrée est celle de l'archéologie, définie comme une des plus importantes disciplines qui participent à la création des identités nationales modernes.

À propos de l'attention portée aux ruines antiques en Algérie et au Maghreb, Hannoum indique que bien que l'imaginaire colonial français englobât tant l'histoire islamique que l'histoire romaine, la première était considérée comme « autre » tandis que la seconde était « nôtre ». La présence de ruines romaines en Algérie et l'intérêt qu'elles suscitèrent participèrent à la construction d'un récit faisant de l'Algérie une extension de Rome et, par identification, de la France. Privilégiant l'archéologie romaine, les recherches coloniales minimisèrent les autres récits, puniques, arabes, islamiques ou berbères. Ainsi, les Arabes étaient-ils considérés comme une population illégitime, car venus d'Orient, dans une région qui, quant à elle, était « historiquement » occidentale.

Hannoum élabore le concept d'État historiographique (historiographic state). À partir de 1870 s'est imposé en Algérie un État colonial qui ne s'est pas contenté de produire les moyens de connaître la colonie et de la gouverner, mais qui l'a aussi transformée par et grâce à cette connaissance même. L'histoire a dès lors occupé la place centrale d'une discipline légitimant la souveraineté coloniale. Ce dispositif s'est par la suite sophistiqué, grâce à des institutions fortes telles que l'université d'Alger où enseignèrent des figures aussi importantes que Stéphane Gsell ou Fernand Braudel.

L'État historiographique a transformé l'Algérie en territoire français et a créé les bases sémantiques de la région appelée Maghreb. Il se distingue en cela de l'État ethnographique, forme prise par le pouvoir aux premiers temps de la conquête militaire. Après 1870, le pouvoir civil a remplacé le pouvoir militaire et l'État historiographique s'est substitué à l'État ethnographique. Les historiens se substituèrent aux officiers ethnographes des Bureaux arabes et devinrent les agents de la validation de la colonisation par les traces du passé. Autrement dit et comme c'est généralement le cas, l'histoire s'est mise au service des exigences du présent.

Hannoum montre également que cette conception s'est vulgarisée par l'intermédiaire des guides touristiques :

Les guides touristiques du Maghreb renforcent l'idée que la région forme une seule unité et que pourtant, malgré la distance et l'interruption géographique entre elle et la France, elle constitue une partie continue de la métropole, liée à elle par des liens historiques.

« Pompéi marocaine », les ruines de Volubilis ont rattaché le Maroc à une latinité dont la France se proclamait l'héritière. Ce Maghreb de carte postale, fait d'images de sites archéologiques, fut aussi décliné sous une forme littéraire par les romanciers français, de Flaubert à Camus.

Langue, race et territoire

La troisième entrée est celle constituée par le triptyque langue, race et territoire. Jusqu'à nos jours, les descriptions du Maghreb ont donné une importance centrale à la distinction entre Arabes et Berbères. Cette dichotomie s'est constituée sur une base raciale inspirée de la théorie des races d'Arthur de Gobineau qui domina l'Europe au-delà du XIXe siècle. Hannoum fait remarquer qu'au lendemain de la conquête militaire, les premiers visiteurs de l'Algérie — parmi lesquels Alexis de Tocqueville et Louis-Adrien Berbrugger — ne manquèrent pas de faire remarquer la diversité de sa population.

Si Berbrugger vit dans les habitants de l'Algérie des représentants de la seule « race sémite », il admettait que cette dernière y apparaissait forte de la variété de ses composantes juives, turques, maures, kouloughlies, berbères et arabes. En revanche, selon Hannoum, à la décennie suivante, c'est-à-dire après les années 1850, la description de la diversité raciale disparait des récits au profit d'une dichotomie opposant Arabes et Berbères. Hannoum voit dans les Bureaux arabes l'origine de cette dichotomie. Ceux-ci opérèrent une distinction nette entre Arabes et Berbères, en Algérie dans un premier temps, puis au Maroc par la suite, avec la mise en place du Service des affaires indigènes, en remplacement des Bureaux arabes.

Hannoum considère que l'idée de dresser une barrière entre arabe et berbère et de voir dans l'arabe une langue allogène diffère d'une conception arabe de la langue, plus souple si l'on s'en tient à celle établie par Ibn Khaldûn. Ce dernier distinguait deux catégories de langues : lisân (لسان) et lughât (لغة). La lughât est la langue abstraite parlée et écrite par une génération. La lisân est l'actualisation de la lughât, parlée à présent par la population, c'est la langue de la pratique, vivante et changeante en passant d'une génération à l'autre. Conscient qu'elle était susceptible de varier au contact de locuteurs non arabophones, Ibn Khaldûn avait une conception dynamique de la langue.

Hannoum poursuit :

Le linguiste colonial a construit le berbère comme une seule langue qui traverse l'Afrique du Nord du Maroc central jusqu'à la Libye. Mais les différentes “langues berbères” sont distinctes les unes des autres comme l'hébreu l'est de l'arabe et l'arabe de l'araméen.

Selon lui, une nouvelle génération d'orientalistes semble avoir nuancé le concept de race en employant l'argument de la langue. Mais, au fond, ils attelèrent la langue au concept de race de manière à créer des particularités géographiques et culturelles équivalentes aux anciennes hiérarchisations raciales. Le postulat colonial est demeuré celui d'une pureté de la langue — arabe ou berbère — alignée sur une pureté de la race. En ce sens, la langue arabe fut décrite comme étrangère à l'Algérie, et par extension à l'Afrique du Nord.

Ce n'est pas la moindres des étrangetés que celle mise à jour par Hannoum quand il rappelle qu'Emile-Félix Gautier, qui fut l'historien principal de l'Afrique du Nord entre les années 1920 et les années 1930 n'était ni arabisant ni berbérisant. Or, c'est lui qui imposa le nom « Maghreb » en le réservant aux trois colonies françaises du Maroc, de l'Algérie et de la Tunisie2. Il construisit une légitimité inscrite dans un temps ancestral pour justifier le découpage colonial entre Maghreb français, Libye italienne et Levant britannique. Il marginalisa l'historiographie arabe, à laquelle il n'avait accès que par des traductions, au prétexte qu'il la considérait comme inintelligible pour un esprit occidental et entreprit de réinterpréter la région en soulignant le rôle des Berbères et leurs liens avec l'Europe. Dans la lecture de Gautier, explique Hannoum, si les Berbères — villageois sédentaires — sont « des nôtres », ils ne furent pas capables de constituer une nation, empêchés en cela par les exactions des nomades arabes.

Hannoum poursuit son analyse critique au-delà des auteurs français et européens en observant comment les auteurs modernes de tradition musulmane ou/et africains ont cherché à construire un récit alternatif. Il en tire le constat que, issus des milieux traditionalistes musulmans, du nationalisme arabe ou de la « négritude », ceux-ci ont souvent inversé le récit colonial sans pour autant le modifier.

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Abdelmajid Hannoum, The Invention of the Maghreb. Between Africa and the Middle East, University Printing House, Cambridge, juin 2021.


1Historien avant-gardiste tunisien du XIXe siècle.

2Émile-Félix Gautier, L'islamisation de l'Afrique du Nord. Les siècles obscurs du Maghreb, Payot, Paris, 1927.

Maghreb. Transition énergétique juste ou « colonialisme vert » ?

Les projets d'ingénierie en matière d'énergies renouvelables ont tendance à présenter le changement climatique comme un problème commun à toute la planète, sans jamais remettre en cause le modèle énergétique capitaliste et productiviste ni les responsabilités historiques de l'Occident industrialisé. Au Maghreb, cela se traduit plutôt par un « colonialisme vert » que par la recherche d'une transition énergétique qui bénéficie aux plus démunis.

Le désert est souvent présenté comme un vaste territoire vide et peu peuplé, un paradis pour les énergies renouvelables, une opportunité en or pour alimenter l'Europe en énergie afin qu'elle puisse poursuivre son mode de vie consumériste, coûteux et excessif. Ce discours est trompeur, car il ignore les questions de propriété et de souveraineté, et occulte les relations de domination et de mainmise mondiales persistantes qui facilitent le pillage des ressources et la privatisation des biens communs, renforçant ainsi les moyens non démocratiques et exclusifs de gérer la transition énergétique.

Quelques exemples de transitions énergétiques actuelles au Maghreb montrent comment la colonisation se reproduit dans sa version énergétique, même dans les processus de transition vers les énergies renouvelables, à travers ce qu'on appelle le « colonialisme vert » ou « l'accaparement vert ».

« La terre sur laquelle nous vivons est désormais occupée »

Au Maroc, l'objectif est d'augmenter la part des énergies renouvelables dans la masse énergétique totale du royaume à 52 % d'ici 2030. Or, la centrale solaire de Ouarzazate, qui a commencé sa production en 2016, n'a pas rendu le moindre semblant de justice aux communautés agropastorales dont les terres ont été utilisées, sans leur consentement, pour la construction de la station sur une superficie de 3 000 hectares. Si l'on ajoute à cela les 9 milliards de dollars (7,7 milliards d'euros) de dette de la Banque mondiale (BM), de la Banque européenne d'investissement (BID) et d'autres, assortie de garanties du gouvernement marocain, cela signifie un risque d'aggraver les emprunts publics d'un pays déjà lourdement endetté. Enfin, ce projet s'appuie sur l'énergie thermique à concentration (Concentrated Solar Power, CSP), qui nécessite une utilisation intensive de l'eau pour refroidir et nettoyer les panneaux solaires. Dans une région semi-aride comme Ouarzazate, détourner l'utilisation de l'eau pour des fins autres que les usages domestiques et agricoles peut être considéré comme un acte scandaleux.

Le projet Noor Midelt est la deuxième phase du plan d'énergie solaire du Maroc et vise à fournir plus d'énergie à partir de la centrale de Ouarzazate. Avec une production estimée à 800 mégawatts (MW) dans la première phase du projet, celui-ci sera l'un des plus grands projets d'énergie solaire au monde combinant les technologies CSP et celle de l'énergie photovoltaïque. En mai 2019, un consortium composé d'EDF Renouvelables (France), Masdar (Émirats arabes unis) et Green of Africa (consortium marocain) a remporté des contrats pour la construction et l'exploitation du projet en partenariat avec l'Agence marocaine de l'énergie solaire (Masen) pour une période de 25 ans. À ce jour, le projet a contracté une dette de plus de 2 milliards de dollars (1,73 milliard d'euros) auprès de la BM, de la Banque africaine de développement (BAD), de la Banque européenne d'investissement (BID), de l'Agence française de développement (AFD) et de la Banque allemande de développement (KFW).

La construction du projet a débuté en 2019, alors que la production devrait démarrer en 2022. Le complexe solaire Noor Midelt sera développé sur une superficie de 4 141 hectares sur le plateau de la Haute Moulouya au centre du Maroc, à environ 20 kilomètres au nord-est de la ville de Midelt. Au total, 2 714 hectares de terres collectives sont gérés par trois communautés agricoles amazighes à Aït Oufella, Aït Rahou Ouali et Aït Messaoud Ouali, tandis qu'environ 1 427 hectares ont été classés comme terres forestières et sont actuellement gérés par des groupements locaux. Ces terres ont été expropriées par le truchement des lois et réglementations nationales qui autorisent la confiscation des propriétés privées pour « l'intérêt public ».

Pour rappeler le discours écologique colonial récurrent qui décrit les terres à exproprier comme marginales et insuffisamment exploitées, et par conséquent disponibles pour des investissements dans l'énergie verte, la BM affirme dans une étude de 2018 que « les reliefs sablonneux et arides ne permettent que la pousse de petites plantes, et que le sol n'est pas propice au développement de l'agriculture à cause du manque d'eau ».Le rapport souligne aussi que « l'acquisition de terres pour le projet n'aura aucune incidence sur les moyens de subsistance des communautés locales ». Cependant, la tribu pastorale de Sidi Ayad, qui utilisait depuis des siècles cette même terre pour élever ses cheptels, aborde la question sous un angle différent. Le jeune berger Hassan El-Ghazi avait déclaré en 2019 à un militant de l' Association pour la taxation des transactions financières et pour l'action citoyenne (Attac) Maroc :

Notre métier est l'élevage. Maintenant ce projet occupe notre terre où nous faisions paître nos moutons. Ils ne nous emploient pas dans le projet, ils embauchent des étrangers. La terre sur laquelle nous vivons est désormais occupée. Ils détruisent les maisons que nous avons construites. Nous sommes opprimés et la région de Sidi Ayad est dominée. Ses enfants sont persécutés, leurs droits et ceux de leurs ancêtres sont perdus. Nous demandons aux responsables de prêter attention à notre situation et à notre région, car dans de telles politiques nous n'existons pas, et il serait préférable pour nous de mourir !

Les habitants de Sidi Ayad ont rejeté ce projet dès 2017, à travers plusieurs manifestations ayant notamment conduit en 2019 à l'arrestation de Saïd Ouba Mimoun, membre du Syndicat des petits agriculteurs et ouvriers forestiers, qui a été condamné à douze mois de prison.

De leur côté, les femmes du mouvement soulaliyate1 fondé au début des années 2000 ont revendiqué leurs droits dans la région de Draa-Tafilalet, exigeant une compensation appropriée pour la terre de leurs ancêtres sur laquelle la centrale solaire a été construite. Malgré les intimidations, les arrestations et les encerclements menés par les autorités, le mouvement s'est élargi au niveau national et des femmes de différentes régions l'ont rejoint sous la bannière de l'égalité et de la justice.

Colonialisme vert au Sahara occidental

De même que les projets de Ouarzazate et de la centrale solaire de Midelt peuvent être considérés comme un « accaparement vert » au sens où l'on confisque des terres et des ressources à des fins prétendument environnementales, les projets d'énergies renouvelables similaires (énergie solaire et éolienne) mis en œuvre au Sahara occidental peuvent être qualifiés de « colonialisme vert », car réalisés sur les terres des Sahraouis et contre leur gré.

Trois parcs éoliens fonctionnent actuellement dans le Sahara occidental. Un quatrième est en construction à Boujdour, alors que plusieurs autres en sont au stade de la planification. Ces parcs font partie des travaux de Nareva, une entreprise d'énergie éolienne appartenant à la société holding de la famille royale marocaine. Il est à noter que 95 % de l'énergie nécessaire à la société étatique marocaine des phosphates (OCP) pour exploiter les réserves de phosphate non renouvelables du Sahara occidental à Boukraa, proviennent de ces éoliennes.

Quant à l'énergie solaire, en novembre 2016 et parallèlement aux pourparlers du sommet des Nations unies sur le climat (COP22), la Saudi ACWA Power Company a signé un accord avec l'agence Masen pour développer et exploiter un complexe de trois stations solaires photovoltaïques totalisant 170 MW. Deux de ces stations, d'une puissance totale de 100 MW sont actuellement en fonctionnement et se trouvent au Sahara occidental (Al-Ayoun et Boujdour) ; alors que la troisième serait d'après les plans construite à Al-Arqoub, près de Dakhla.

Il est clair que ces projets d'énergies renouvelables sont utilisés — avec la complicité évidente d'entreprises et de capitaux étrangers — pour mieux consolider l'hégémonie du Maroc sur la région du Sahara occidental, une hégémonie dont Washington a récemment reconnu la « légitimité » en contrepartie de la normalisation officielle et déclarée du Maroc avec Israël.

La recherche d'hydrogène « propre » cible l'Afrique

L'« hydrogène propre » ou « vert » fait référence au processus d'extraction à partir de matériaux plus complexes et par des procédés décarbonés. Actuellement la majeure partie de l'hydrogène est extraite de combustibles fossiles, ce qui entraîne d'importantes émissions de carbone (« hydrogène gris »). On peut envisager de recourir à la technologie de capture du carbone par exemple pour rendre ce procédé plus propre (« hydrogène bleu »). Cependant, la forme d'extraction la plus propre reste l'utilisation d'un électrolyseur pour séparer les molécules d'eau, une opération qui peut être menée grâce à l'électricité à partir de sources d'énergie renouvelables (hydrogène propre ou vert).

La stratégie pour l'hydrogène de l'Union européenne (UE) publiée en juillet 2020 dans le cadre du Green Deal européen (EGD) est une feuille de route ambitieuse pour une transition vers un hydrogène vert d'ici 2050. Elle prévoit que l'UE tire en partie ses approvisionnements futurs de l'Afrique, et en particulier de l'Afrique du Nord qui dispose d'un potentiel énorme de développement des énergies renouvelables, d'autant qu'elle est proche géographiquement de l'Europe.

L'idée a vu le jour grâce à un document de recherche publié en mars 2020 par une organisation commerciale, Hydrogen Europe, qui a lancé la « 2X40 GW Green Hydrogen Initiative ». Dans ce cadre, l'UE disposera d'ici 2030 de 40 gigawatts (GW) de capacité nationale de l'électrolyseur d'hydrogène renouvelable, avec 40 GW supplémentaires importés d'électrolyseurs dans les régions voisines, y compris les déserts d'Afrique du Nord, en utilisant des gazoducs existants reliant l'Algérie et la Libye à l'Europe.

« Desertec 3.0 » pour les besoins de l'Europe

Le projet Desertec était une initiative ambitieuse développé à l'origine par la Coopération transméditerranéenne pour l'énergie renouvelable » (Trans-Mediterranean Renewable Energy Cooperation, TREC). Il visait à fournir de l'énergie à l'Europe à partir des centrales solaires et des champs éoliens implantés sur des étendues désertiques de l'Afrique du Nord et du Proche-Orient, l'idée étant qu'une petite zone de désert pouvait fournir environ 20 % des besoins de l'Europe en électricité d'ici 2050, via des câbles à haute tension capables d'assurer la transmission directe du courant électrique.

Après quelques années de polémique, le projet a été stoppé. Des critiques couraient sur ses coûts exorbitants et ses desseins néocoloniaux. Cependant, l'idée semble connaître un nouveau souffle, baptisé « Desertec 3.0 » et présenté, cette fois, comme une réponse possible aux besoins de l'Europe en hydrogène renouvelable et « vert ». Au début de l'année 2020, la Desertec Industrial Initiative (DII) a lancé la Middle East and North Africa Hydrogen Alliance rassemblant des acteurs publics et privés, en plus de communautés scientifiques et académiques, afin de construire les économies de l'hydrogène vert.

Le manifeste de la DII, intitulé A North Africa - Europe Hydrogen Manifesto en appelle aujourd'hui à un système énergétique européen basé sur 50 % d'électricité renouvelable et 50 % d'hydrogène vert d'ici 2050, et part de l'hypothèse que « l'Europe ne sera pas en mesure de produire toute son énergie renouvelable à l'intérieur même du continent ». Cette nouvelle proposition tente de se démarquer de la concentration sur les exportations ayant caractérisé le projet dans ses premières années, en ajoutant cette fois au système d'énergie propre la dimension de développement local. Et pourtant le programme d'exportation pour la sécurité énergétique en Europe est clair : « En plus de répondre à la demande locale, la plupart des pays d'Afrique du Nord ont un énorme potentiel en termes de terres et de ressources pour produire de l'hydrogène vert en vue de l'exportation. »

Pas si « gagnant-gagnant » que ça

Pour mieux convaincre les élites politiques et commerciales sur les deux rives de la Méditerranée, Desertec n'est pas seulement présenté comme une solution pour la transition énergétique en Europe, mais aussi comme une opportunité de développement économique pour l'Afrique du Nord afin de limiter la migration du Sud vers le Nord : « Une approche commune des énergies renouvelables et de l'hydrogène entre l'Europe et l'Afrique du Nord créerait de surcroit un développement économique et des emplois tournés vers l'avenir ainsi qu'une stabilité sociale dans les pays d'Afrique du Nord, ce qui pourrait réduire le nombre de migrants économiques de cette région vers l'Europe ».

Étant donné que le projet se base uniquement sur des réformes techniques, il promet de tout surmonter sans pour autant avoir envisagé un changement fondamental de l'ordre mondial. Les grandes « solutions d'ingénierie » comme Desertec ont tendance à présenter le changement climatique comme un problème commun sans aborder son cadre politique ou socio-économique. Cette conception cache les problèmes du modèle énergétique capitaliste, ainsi que les responsabilités historiques de l'Occident industrialisé, et la différence de degré de vulnérabilité au changement climatique entre les pays du Nord et ceux du Sud. À titre d'exemple, l'Algérie a connu cet été des incendies de forêt gigantesques qui ont fait 90 morts et brûlé des milliers d'hectares. La Tunisie a de son côté enregistré une vague de chaleur étouffante, avec des températures ayant atteint en août plus de 50 °. En utilisant des termes comme « coopération mutuelle » et « gagnant-gagnant » qui présentent la région euro-méditerranéenne comme une communauté unifiée (nous sommes tous des amis et nous luttons contre un ennemi commun), Desertec occulte les structures du pouvoir et du néocolonialisme, l'exploitation des peuples africains et le pillage de leurs ressources.

Changer de système économique mondial

À travers la pression exercée afin d'utiliser l'infrastructure existante des gazoducs, ce genre de projets vise le remplacement des sources d'énergie, sans plus, tout en maintenant les dynamiques géopolitiques dominantes. L'incitation à recourir aux gazoducs de l'Algérie et de la Libye (y compris via la Tunisie et le Maroc) soulève plusieurs interrogations : que se passerait-il si l'Europe cessait d'importer le gaz de ces pays, sachant que 13 % du gaz consommé en Europe provient d'Afrique du Nord ? Les aspirations des Algériens à la démocratie et à la souveraineté exprimées lors du soulèvement 2019-2021 contre la dictature militaire seraient-elles prises en considération dans cette équation ? Ou assisterions-nous à une nouvelle version de la situation présente où, simplement, l'hydrogène remplacerait le gaz ?

Ce qui semble unir tous les projets évoqués ci-dessus est l'hypothèse erronée selon laquelle toute orientation vers les énergies renouvelables est la bienvenue et que tout abandon des combustibles fossiles, quelle que soit la manière dont il est réalisé, en vaut la peine. Il faut le dire clairement : la crise climatique n'est pas due aux énergies fossiles elles-mêmes, mais à leur utilisation non durable et destructrice afin d'alimenter la machine capitaliste.

Les institutions et les think tanks néolibéraux internationaux pèsent sur le contenu de la plupart des écrits sur la durabilité, les transitions énergétiques et les questions environnementales en Afrique du Nord. Leur conception n'inclut pas de questions sur les classes sociales, la race, le genre, le pouvoir ou l'histoire coloniale. Dans tous les cas, les gens ordinaires et les travailleurs pauvres sont exclus de toute stratégie, considérés comme inefficaces, arriérés et irrationnels. Les plus touchés par la crise climatique et environnementale sont les petits agriculteurs, les petits pêcheurs et marins, les éleveurs (dont les terres sont confisquées pour construire d'énormes centrales solaires et autres parcs éoliens), ainsi que les ouvriers du secteur des combustibles fossiles et des industries extractives, les travailleurs des secteurs informels et les classes paupérisées. Tous ont été déjà marginalisés et empêchés de déterminer leur avenir.

Une transition verte et juste doit transformer fondamentalement le système économique mondial qui est inadapté socialement, écologiquement et même biologiquement, comme l'a révélé la pandémie de Covid-19. Elle doit mettre fin aux relations coloniales qui asservissent encore les peuples. Il faut toujours s'interroger : Qui possède quoi ? Qui fait quoi ? Qui obtient quoi ? Qui gagne et qui perd ? Et de quel côté se trouvent les intérêts prioritaires ? Car sans cette remise en cause, nous irons tout droit à un colonialisme vert avec une accélération de l'extraction et de l'exploitation au service d'un prétendu « agenda vert » commun.

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Traduit de l'arabe par Saïda Charfeddine.


1Le terme « femmes soulaliyates » désigne les femmes tribales du Maroc qui vivent sur des terres communes.

Que reste-t-il d'Al-Qaida ?

D'une organisation unifiée incarnant le djihad international, Al-Qaida s'est transformée au fil des décennies en actrice de plusieurs insurrections à travers le monde. À la suite de l'intervention américaine de 2001, ses adeptes se sont éparpillés depuis le foyer afghan sur différents théâtres de guerre, notamment dans toute la région du Sahel.

Al-Qaida1 a survécu aux morts violentes de ses deux principaux fondateurs : le Palestinien Abdallah Azzam et le Saoudien Oussama Ben Laden, l'un théoricien du djihad issu de la cause palestinienne, l'autre richissime héritier légitimé par son aura yéménite. Tous les deux ont été tués au Pakistan, à 22 ans d'intervalle, Azzam à Peshawar dans un attentat à la bombe en 1989, et Ben Laden à Abbottabad sous le feu d'un commando américain en 2011.

La chute de l'Émirat islamique taliban en Afghanistan après l'intervention américaine de 2001 avait poussé une nouvelle fois Ben Laden et ses hommes sur les routes de l'exil. Privé de sa nationalité saoudienne et de son refuge soudanais quelques années plus tôt, Ben Laden se retrouve alors sans sanctuaire. Sa propre famille, avec une partie du haut commandement de l'organisation, se réfugie alors en Iran, où certains se trouvent encore aujourd'hui, comme l'Égyptien Saif Al-Adl2. Quant à lui, il passera avec d'autres la frontière vers le Pakistan voisin. Mais au lieu de s'éteindre, Al-Qaida va s'exporter pour survivre, et c'est une autre intervention militaire américaine qui lui donnera un nouveau souffle, cette fois en Irak.

Quand la branche mésopotamienne soutient la maison mère

C'est là que se fait donc une des premières exportations du groupe, avec l'instauration d'Al-Qaida en Mésopotamie, sous le commandement du fameux Abou Moussab Al-Zarqaoui dès 2003. Ce dernier est un repris de justice jordanien, rejeté par Ben Laden quelques années plus tôt en Afghanistan, mais finalement accepté dans les rangs d'Al-Qaida après la débâcle des talibans et l'intervention américaine en Irak en 2003. Après avoir traversé l'Iran, Zarqaoui a été reçu par les premiers djihadistes d'Irak, les Kurdes d'Ansar Al-Islam de Halabja, dans le Kurdistan irakien. Il devient très vite l'un des deux principaux « alibis » de l'administration Bush qui l'accuse — à tort — de faire le lien entre Al-Qaida et Saddam Hussein. Il est même officiellement dit que Zarqaoui chercherait à doter Al-Qaida d'une capacité chimique avec l'assistance du régime irakien. On sait depuis lors que ces allégations n'avaient aucun fondement…

L'intervention américaine inverse radicalement le rapport de force. Ben Laden qui a perdu une bonne partie des soutiens, des moyens et des réseaux dont il jouissait avant le 11 — Septembre a désormais besoin de Zarqaoui. Dans cette équation, c'est la nouvelle branche irakienne qui va soutenir Al-Qaida centrale financièrement, tout en lui assurant une continuité d'existence et de recrutement sur la scène internationale. En 2003, la première puissance mondiale, « victorieuse » selon ses dirigeants, était de fait engluée dans deux conflits asymétriques, à portée des djihadistes d'Al-Qaida. Ben Laden a ainsi réussi à réaliser son souhait : « attirer les États-Unis sur le champ de bataille ».

Pourtant, un débat a lieu au sein du commandement d'Al-Qaida sur les bénéfices à tirer d'une filiale irakienne conduite par Zarqaoui. L'homme, bien que charismatique, produit un effet repoussoir chez « le commun des musulmans », du fait de sa radicalité et de son ciblage de la communauté chiite, de même que par son sens de la mise en scène morbide3. Le débat tourne court, car Zarqaoui est tué par les forces américaines en juin 2006. Quelques mois après, différents groupes irakiens, dont Al-Qaida en Mésopotamie, s'unissent avec d'autres factions claniques sunnites pour former l'État islamique d'Irak (EII), embryon de l'actuel État islamique (EI).

La branche irakienne d'Al-Qaida se dissout donc dans cette nouvelle formation. À défaut d'être le fondateur de l'EI, Zarqaoui en est le père spirituel. En 2007, Ayman Al-Zawahiri, actuel ñuméro 1, annonce publiquement qu'Al-Qaida n'a plus de présence en Irak. Pour certains au sein de la mouvance, il fallait en effet se dissocier des agissements des héritiers de Zarqaoui et de leurs méthodes. Pour d'autres, Al-Qaida venait d'acter la perte d'un territoire à gros potentiel au profit d'un groupe qui pourrait l'éclipser. L'organisation ne pourra plus jamais retourner en Irak. La suite de cette séparation est définitivement actée par un divorce sanglant six ans plus tard en Syrie et l'expansion mondiale de l'EI.

Sur le front du Maghreb…

L'Algérie est un des premiers pays à subir le retour de certains « Afghans arabes » dans leurs pays d'origine au début des années 1990. Suivra « la décennie noire », avec ses drames, ses manipulations, ses exactions et son amnistie générale en 2002 qui met fin à la guerre civile. C'est sans compter avec les irréductibles parmi les djihadistes, qui forment en 1998 le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) dans le but de « purifier les rangs des infiltrés et des déviants ». Le GSPC prête allégeance à Al-Qaida en 2007 sous le nom d'Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI). L'architecte de cette implantation est feu Abou Moussab Abdel Wadoud Droukdel.

Les forces armées algériennes mettent le groupe en grande difficulté dès sa formation, le forçant à chercher des alternatives à ses sanctuaires montagneux, ou à défaut, des voies de ravitaillement qui l'aideraient à survivre à la pression croissante. L'année 2009 voit la sortie d'AQMI du territoire algérien avec la confirmation de sa présence au Nord-Mali, et la revendication d'une attaque visant l'ambassade de France à Nouakchott, la capitale mauritanienne. Le chaos des révolutions arabes aidant — AQMI et Al-Qaida en général ont vu d'un bon œil les soulèvements des « printemps arabes ». Ils ont soutenu via des communiqués le Hirak en Algérie et les manifestations de Khartoum et de Bamako —, AQMI trouve également des relais du côté tunisien de la frontière dès 2011 avec Ansar Al-Charia, puis sous le nom de l'Unité Oukba Ibn Nafaa qui revendique des opérations au nom d'AQMI à partir de 2015, après la dissolution d'Ansar Al-Charia. Plusieurs membres de ce groupe trouvent refuge chez Ansar Al-Charia Libye, alors que des centaines de départs avaient déjà eu lieu depuis la Tunisie et la Libye vers le Levant, principalement dans les rangs d'Al-Qaida dès 2012, et de l'EI en Irak et au Levant (EIIL) dès 2013. Les liens étaient très forts entre les deux versions d'Ansar Al-Charia. Abou Iyadh Al-Tounsi était au chevet de Mohamed Al-Zahawi, émir d'Ansar Al-Charia Libye, quand il est mort au combat à Benghazi en 2015, face à l'armée nationale libyenne du maréchal Khalifa Haftar.

… et du Sahel

Avec la destitution de Mouammar Kadhafi fin 2011, des unités entières de l'armée libyenne se retrouvent livrées à elles-mêmes. Parmi elles, les unités majoritairement touareg originaires du Nord-Mali. Ces combattants décident de revenir au pays avec armes et bagages. Ils bousculent l'armée malienne jusqu'au centre du pays. Les rebelles touareg sont évincés à leur tour par les djihadistes qui les ont épaulés contre l'armée malienne. Les quelques mois de règne djihadiste qui suivent au Nord-Mali en 2012 sont très riches d'enseignements. On constate une tentative d'administration du territoire et des populations, mais aussi une transgression des directives du commandement d'AQMI qui appelait à une application mesurée de la charia pour gagner les cœurs et les esprits. Les quelques mois de gouvernance arrivent à leur terme avec l'intervention française en janvier 2013.

La percée stratégique d'AQMI — et donc d'Al-Qaida — devra attendre encore quelques années. De déboires en débâcles, face aux pressions étatiques et au tsunami de l'EI dans la sphère djihadiste mondiale, AQMI a su tirer son épingle du jeu en unifiant trois factions djihadistes avec sa propre branche sahélienne sous la bannière d'un nouveau groupe, Jamaat Nusrat Al-Islam Wal Muslimin (JNIM) début 2017. Droukdel réussit, suivant le conseil de celui qui lui succèdera à la tête d'AQMI, Abou Oubaïda Youssef Al-Anabi, à unifier les factions djihadistes du Sahel sous une seule bannière. Ses choix sont militaires, dogmatiques, mais aussi politiques. Pour la première fois, un Targui, Iyad Ag Ghali, est porté à un haut niveau de commandement et donne un ancrage malien au groupe. Il est secondé par un prédicateur peul, Mohamad Kouffa, qui ouvre des perspectives inédites vers le sud en termes de recrutement et de capacité de frappe. Cette évolution se manifeste à travers la poussée djihadiste dans le centre du Mali et au nord du Burkina Faso, comme à travers la capacité de recrutement du JNIM au sein de différentes communautés ethniques.

Aujourd'hui le JNIM est totalement imbriqué dans les dynamiques des conflits locaux, dans le tissu sociétal et même économique. Pourtant, le groupe a annoncé à plusieurs reprises son souhait de négocier, tout en affirmant que la guerre avec la France se limite au Sahel. Une sortie inédite pour une branche d'Al-Qaida, « des guerres épiques djihadistes » vers des objectifs plus réalistes. Paradoxalement, les pays occidentaux, y compris la France, se retrouvent enfermés dans une guerre sans fin « contre le terrorisme ». Ces annonces sont certainement politiques et s'adressent aux opinions publiques africaines, française et européennes, mais elles sont aussi dues à la pression militaire française et à la guerre en cours avec l'EI depuis la fin de l'exception sahélienne fin 2019. Ceci n'empêche pas pour autant le JNIM de détenir un otage français, le journaliste Olivier Dubois, ni d'avoir des visées encore plus au sud vers les pays du Golfe de Guinée, une zone qui concentre plusieurs intérêts stratégiques pour la France et qui n'est toujours pas à la portée de l'EI rival.

Un échec stratégique

L'année 2017, celle de la percée stratégique au Sahel, compense le lourd échec de l'organisation en Syrie acté dès l'été 2016, et dont le principal responsable n'est autre que le Syrien Abou Mohamad Al-Joulani. Joulani combattait initialement dans les rangs de l'EII quand la révolution puis la guerre éclatent en Syrie. Dès 2012, feu Abou Bakr Al-Baghdadi décide de le renvoyer dans son pays d'origine, avec une poignée d'hommes et la moitié de la trésorerie du groupe, très affaibli à cette époque. Les djihadistes profitent d'un terrain favorable et des réseaux logistiques préexistants en Syrie pour passer à l'action. Ils recrutent dans les rangs rebelles et au sein de la population et prennent le nom de Front Al-Nosra, qui devient l'un des groupes les plus efficaces dans la mosaïque des formations rebelles syriennes.

En 2012, les premiers combattants étrangers arrivent sur le sol syrien. Joulani prenant trop de liberté et refusant d'exécuter certains ordres jugés « illégitimes » de sa hiérarchie irakienne, Baghdadi annonce la dissolution du Front Al-Nosra et de l'État islamique d'Irak, puis la création de l'EIIL début 2013. Joulani refuse de dissoudre son groupe et prête allégeance à Al-Qaida et au successeur de Ben Laden, Ayman Al-Zawahiri. Le Front Al-Nosra devient alors officiellement la branche syrienne d'Al-Qaida et rentre en guerre ouverte contre l'EIIL. Au fil des mois, les hommes de Joulani perdent la guerre intradjihadiste contre l'EI, transformé en califat à l'été 2014, et se retrouvent confinés dans la région d'Idleb et ses environs4.

Le groupe prend ses distances avec Al-Qaida en 2016. D'abord d'un commun accord quand l'un des plus hauts responsables d'Al-Qaida, Abou Al-Kheir Al-Masri annonce aux côtés de Joulani la rupture à l'amiable entre les deux entités. Mais Joulani rompt rapidement avec cet arrangement, et son groupe finit par pourchasser les commandants et membres d'Al-Qaida dans le réduit d'Idleb. Beaucoup sont aujourd'hui emprisonnés, quand ils n'ont pas été chassés ou tués. Joulani donne des gages à la communauté internationale et il fournit même, selon certaines sources djihadistes, les informations qui ont permis aux Américains de cibler et de tuer une bonne partie des commandants d'Al-Qaida présents sur le sol syrien.

Une organisation décentralisée

Après plus de trois décennies d'existence, il est faux de croire qu'Al-Qaida est une organisation qui œuvre exclusivement à frapper l'Occident et les Occidentaux, malgré les attentats commis sur le territoire européen et aux États-Unis5. Le groupe a autant un parcours terroriste qu'un parcours insurrectionnel et politique, le terrorisme n'étant qu'un moyen mis au service d'une fin politique. Al-Qaida a toujours cherché à s'imbriquer sur des territoires qui sont souvent des théâtres de guerre antérieurs à l'implantation djihadiste. Ce fut le cas en Afghanistan, en Somalie, au Yémen, en Irak, en Syrie, au Liban, au Mali etc.

Frapper l'ennemi proche ou l'ennemi lointain n'est finalement qu'une question d'opportunité et de circonstances, toujours au service du projet djihadiste et sociétal d'Al-Qaida. La décentralisation à outrance du groupe a été confirmée publiquement par Anabi, aujourd'hui à la tête d'AQMI : « Al-Qaida centrale se contente de donner des directives générales que les branches essayent de suivre avec leurs propres moyens ». Il revient donc à chaque branche de gérer son quotidien opérationnel, ses alliances et ses finances, ce qui n'empêche pas l'entraide entre branches et avec Al-Qaida centrale, ni les consultations à différents niveaux et au sein du comité Hattin qui regroupe les principales figures du groupe.

Al-Qaida va probablement continuer à prospérer dans les territoires où elle a pu résister à la pression et au défi militaires et idéologiques imposés par l'EI depuis que celle-ci est sortie de son écosystème irakien. Toutes les raisons objectives qui ont mené à son développement global puis à celui de l'EI perdurent. Et ce n'est sans doute pas l'Afghanistan, malgré la victoire des talibans qu'Al-Qaida considère comme la sienne ni le Levant qui représentent les théâtres de développement les plus prometteurs, mais plutôt le continent africain. C'est là que l'organisation a aujourd'hui ses branches les plus actives, au Sahel et en Somalie, et qu'elle s'est ostensiblement révélée au monde avec les attentats simultanés de Nairobi au Kenya et de Dar es Salam en Tanzanie, contre les ambassades américaines, en août 1998.


1Cet état des lieux de l'évolution de l'organisation ne prétend pas être exhaustif.

2Saif Al-Adl est l'un des plus hauts commandants d'Al-Qaida. Commandant militaire et opérationnel, il est un des premiers compagnons de route de Ben Laden, interlocuteur d'Abou Moussab Al-Zarqaoui et pressenti comme potentiel successeur de l'actuel émir du groupe, Ayman Al-Zawahiri.

3Il a égorgé de ses propres mains l'otage américain Nicholas Berg, habillé en tenue orange pour rappeler les détenus de Guantanamo. Une vidéo de la décapitation a été diffusée sur Internet. Elle fera école.

4Wassim Nasr, État islamique, le fait accompli, Plon, 2016.

5Le dernier attentat d'Al-Qaida en Europe est celui de Charlie Hebdo en janvier 2015, et aux États-Unis celui de Pensacola dans une base de l'US Navy en décembre 2019. Ces deux attentats ont été revendiqués par Al-Qaida dans la Péninsule arabique (AQPA), la filiale yéménite du groupe.

Institutions régionales au Maghreb

Le dernier numéro du Magazine de géopolitique, Conflits, est consacré au Maghreb (n° 20, janvier-mars, disponible en kiosque (ou sur le site ici) pour 9,9 €).. J'ai l'honneur d'y signer un article qui fait le point des différentes institutions maghrébines ou incorporant des États maghrébins. A lire ci-dessous.

Comme beaucoup de régions, le Maghreb est traversé d’institutions internationales : comme souvent désormais, elles sont bien souvent peu pertinentes.

La première est évidement l’Union du Maghreb Arabe (UMA), créée en 1989 et réunissant les cinq Etats du Maghreb. Toutefois, elle n’a suscité aucune avancée concrète et elle reste bloquée à cause du conflit du Sahara Occidental et donc de la dispute entre l’Algérie et le Maroc. Il s’agit finalement de l’organisation sous-régionale africaine qui est la plus bloquée, alors que les cinq pays ont déjà une civilisation en commun et qu’une intégration économique régionale permettrait un développement important de la zone. Il faut citer l’ONU, présente dans la zone au travers de la MINURSO au Sahara occidental mais aussi de son rôle en Libye.

Institutions arabo-musulmanes

Les pays du Maghreb partagent énormément de fondements culturels et civilisationnels. Pourtant, aucune des institutions du monde arabo-musulman ne leur a donné réellement satisfaction pour développer leurs échanges.

Les cinq pays maghrébins sont membres de la Ligue arabe, qui a été créée en 1945. La Libye rejoint l’organisation en 1953, la Tunisie et le Maroc dès 1958 à la fin du protectorat, l’Algérie en 1962 dès son indépendance, la Mauritanie enfin en 1973. Il ne faut pas méconnaître cependant le sentiment de supériorité des pays du Machrek envers ceux du Maghreb, même si le siège de la Ligue a été installé à Tunis de 1979 à 1990. Si le panarabisme a eu un rôle politique important au cours de la Guerre froide, il est aujourd’hui en panne, les pays arabes peinant à trouver des convergences politiques.

Aussi quelques pays signent en 2001 l’accord d’Agadir (Égypte, Jordanie, Maroc et Tunisie, rejoints par Liban et Palestine en 2016) qui crée une zone de libre-échange arabe. Il entre en vigueur en 2007 et est soutenu par l’UE. Cependant, des difficultés demeurent et il peine à croître. Il s’agit d’une version réduite du Conseil de l’unité économique arabe, créée en 1957 dans le cadre de la Ligue arabe et qui n’a pas donné de résultats. L’organisation de la coopération islamique (OCI) a été créée en 1969 à l’instigation de l’Arabie Saoudite. Les 5 pays maghrébins en sont membres fondateurs. Toutefois, cette organisation religieuse mais aussi politique et culturelle n’est pas un grand cadre de coopération intra-maghrébine

Institutions méditerranéo-européennes

Les pays du Maghreb se sont d’abord tournés vers le nord de la Méditerranée et notamment les pays européens. Les anciennes puissances coloniales de la zone (Espagne, France, Italie) conservent en effet de profonds intérêts. Mais au-delà des nombreux accords bilatéraux, les initiatives institutionnelles donnent peu satisfaction.

Le partenariat Euromed, ou processus de Barcelone, a été créé en 1995 et inclut un certain nombre de pays méditerranéens, dont Algérie, Maroc et Tunisie, ainsi que la Mauritanie depuis 2007 (la Libye a un statut d’observateur). Il constitue le volet méditerranéen de la politique européenne de voisinage (PEV). L’UE distribue ainsi quelques aides financières aux pays bénéficiant d’un statut avancé (Maroc et Tunisie). Le processus de Barcelone a été « renforcé » à partir de 2008 avec la création de l’Union pour la Méditerranée, réunissant tous les pays de l’UE et les pays riverains (la Libye est observateur). Un certain nombre de programmes sont labellisés (transport, énergie, économie bleue, etc…) mais il est à la fois très institutionnel et peu centré sur les problématiques particulières du Maghreb.

Pour justement se concentrer sur la Méditerranée occidentale, les cinq pays de l’UMA ainsi que les cinq riverains du nord (Espagne, France, Italie, Malte, Portugal) créent en 1990 le dialogue 5+5. Les conversations régulières portent sur des sujets sectoriels (intérieur, transports, défense, migrations, finance, enseignement…). Là encore, il s’agit de rencontres formelles avec peu d’effets concrets.

Le dialogue méditerranéen est le partenariat de l’Alliance atlantique dédié « au sud » : y participent l’Algérie, le Maroc, la Mauritanie et la Tunisie (ainsi que d’autres pays du pourtour : Égypte, Israël, Jordanie). Créé en 1995 (l’Algérie ne l’a rejoint qu’en 2000), il n’a pas instauré une dynamique collective et les quelques actions sont principalement bilatérales (OTAN + 1).

Institutions africaines

C’est pourquoi on observe une sorte de mouvement vers l’Afrique. Les cinq sont membres de l’Union Africaine, maintenant que le Maroc à rejoint l’organisation en 2017, après l’avoir quittée en 1984. Le plus intéressant demeure pourtant la question des organisations sous-régionales. Ainsi de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) créée en 1975 (PIB de 817 G$, population de 360 Mh). Avec son retour dans l’UA, le Maroc a demandé dès 2017 l’adhésion à la CEDEAO. Celle-ci a donné son accord de principe mais les modalités de détail traînent. La Mauritanie qui en était membre a quitté l’organisation en 2000 mais a signé un accord d’association en 2017. On observe que la constitution d’un grand bloc commercial à l’ouest de l’Afrique constituerait un puissant facteur de développement, une fois la question de la monnaie résolue.

Le Marché commun de l'Afrique orientale et australe aussi connu sous son acronyme anglais COMESA, a été fondé en 1994 et inclut depuis 2005 la Libye et 2018 la Tunisie (des négociations sont en cours avec l’Algérie). Il s’agit d’un marché commun (677 G$ et 475 Mh). Pour mémoire, citons la Communauté des États sahélo-sahariens (CEN-SAD) a été créée en 1998. Elle comprend 29 États dont les pays maghrébins sauf l’Algérie. Elle a pour ambition d’établir une union économique globale mais aussi de développer les réseaux de transport. On voit ainsi se constituer des blocs sud-sud. Alors que l’histoire et la géographie militent pour une intégration latérale entre les cinq pays du Maghreb, le blocage de l’UMA et une certaine négligence européenne incitent les États maghrébins à développer des stratégies autonomes, principalement en direction du sud, avec un satellite occidental (Maroc et Mauritanie vers la CEDEAO) et un autre oriental (Libye et Tunisie vers la COMESA). Les stratégies sont d’abord économiques mais aussi sécuritaires (notamment le sujet de la coopération sur la question des migrations : on rappelle ici que la Mauritanie appartient au G5 Sahel). L’Algérie reste un peu isolée dans ce mouvement général.

Olivier Kempf dirige la lettre stratégique La Vigie (www.lettrevigie.com). Il a publié « Au cœur de l’islam politique » (UPPR, 2017).

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