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À partir d’avant-hierLa voie de l'épée

Sommes-nous prêts pour la guerre ? Un livre de Jean-Dominique Merchet

Jean-Dominique Merchet vient de publier Sommes-nous prêts pour la guerre ? chez Robert Laffont. C’est un livre important qui traite de choses essentielles pour le présent et l’avenir de notre nation.

On ne le dira jamais assez, ce sont les nations qui font les guerres et non pas les armées. Il faut donc interroger les citoyens français dans leur ensemble sur leur capacité à faire la guerre s’il le faut et pas seulement les forces armées. Le titre du livre n’est d’ailleurs pas L’armée française est-elle prête pour la guerre ? mais Sommes-nous prêts pour la guerre ? Il nous interroge donc tous à travers neuf chapitres qui sont autant de sous-questions à cette interrogation primordiale. Les chapitres sont introduits à chaque fois par une d’une citation de Michel Audiard, qui témoigne une fois de plus que l’on peut être à la fois sérieux et drôle.

Faut-il se préparer à une guerre comme en Ukraine ? Cette première question est la clé de toute la première partie consacrée à l’outil de défense français, comme si ce conflit en constituait un crash test. En clair, cela revient à demander s’il faut se préparer à un conflit conventionnel de haute-intensité et de grande ampleur, autrement dit très violent et avec des centaines d’hommes tués ou blessés chaque jour. La réponse est évidemment oui, par principe. La logique voudrait que l’on se prépare prioritairement aux évènements à forte espérance mathématique (probabilité d’occurrence x ampleur des conséquences). Autrement-dit, il faut à la fois se préparer aux évènements courants et à l’extraordinaire terrible.

Il y a ainsi les évènements très probables et même en cours auxquels il faut forcément faire face, les plus graves en priorité bien sûr mais aussi les plus anodins tout simplement parce qu’ils sont là, qu’on les voit et qu’il faut bien les traiter, plus ou moins bien. Il y a aussi les menaces à faible probabilité mais forte gravité, auxquelles il faut se préparer. La guerre nucléaire en est une et on s’y prépare correctement, c’est l’objet du chapitre 2, mais la guerre conventionnelle « à l’ukrainienne » est une autre et là c’est une autre affaire. Jean-Dominique Merchet rappelle ainsi que probabilité faible n’égale pas probabilité nulle et que sur la longue durée les évènements improbables finissent toujours par arriver, parfois même dès le premier lancé de dés. L’esprit humain est cependant ainsi fait qu’il néglige ces faibles probabilités et se condamne donc à être surpris. Si quelqu’un avait dit à des soldats de ma génération qu’ils combattraient non pas en Allemagne mais en Arabie-Saoudite face à l’Irak, puis dans une Yougoslavie éclatée ou en Afghanistan, sans parler de passages en Somalie, Cambodge et autre, on l’aurait traité de fou et pourtant…

Dans les faits, la capacité de forces armées françaises à mener cette « grande guerre » se résume à son contrat de déploiement. L’auteur souligne combien celui-ci est faible, même à l’horizon 2030 de la nouvelle loi de programmation militaire (LPM).  Jusqu’à peu dans les différents documents stratégiques on indiquait un contrat chiffré : 60 000 hommes déployables dans un conflit majeur dans le « projet 2015 » des années 1990, puis 30 000 en 2008 et enfin 15 000 en 2013. Par pudeur sans doute, on n’a pas indiqué de chiffres dans la nouvelle LPM mais des unités à déployer – pour les forces terrestres, un état-major de corps d’armée, un état-major de divisions, deux brigades interarmes, une brigade aérocombat, et un groupe de forces spéciales – qui sont en fait les mêmes que lors des plans précédents. On peut donc imaginer que l’on n’envisage pas jusqu’à 2030 de pouvoir déployer beaucoup plus qu’avant, non que les hommes manquent mais qu’on est simplement bien en peine de les équiper complètement en nombre et de les soutenir plus sur une longue durée. Le chat est donc maigre. Il est peut-être compétent, agile, équipé des armes les plus sophistiqué, mais il est maigre, voire très maigre. On serait balayé par l’armée ukrainienne si on devait l’affronter dans un wargame, alors que le budget de défense de cette armée ukrainienne représentait 10 % de celui de la France il y a trois ans. L’Ukraine consacre maintenant à peu 22 % de son PIB à son effort de guerre mais cela représente un peu plus de 40 milliards d’euros, soit l’équivalent de notre budget de défense.

Le problème fondamental est que la France ne se donne pas les moyens de ses ambitions, comme le font par exemple les Etats-Unis. Quand on veut à la fois être une puissance « dotée » (nucléaire), défendre ses territoires et ses intérêts hors d’Europe, assurer ses accords de défense, être leader en Europe ou simplement « peser sur les affaires du monde » parce que membre permanent du Conseil de sécurité des Nations-Unies, on doit au moins faire un effort de défense de 3% du PIB. A moins de réduire nos ambitions, il n’y a pas d’autre solution. Avant les attentats terroristes de 2015 on se dirigeait allègrement vers le 1% du PIB, c’est-à-dire la quasi destruction de notre outil militaire. Depuis, on remonte lentement la pente mais on est encore loin du compte. Notons au passage que les Etats-Unis sont à 3,5 % et que cela ne gêne pas, au contraire, l’activité économique.

En attendant, il faut forcément faire des choix, ce que Jean-Dominique Merchet résume d’un slogan efficace : Tahiti ou Varsovie. Et c’est là qu’interviennent les réflexes corporatistes. Les marins et les aviateurs français ne parlent pas beaucoup de cette guerre en Ukraine où les bâtiments de surface se font couler et où la défense aérienne depuis le sol contraint beaucoup l’emploi des avions de combat. Leurs regards se tourne plutôt et légitimement vers le grand large, « Tahiti » donc, en utilisant notamment le concept fourre-tout de l’Indopacifique. La guerre en Ukraine est une guerre de « terriens ». On aurait donc pu imaginer que l’armée de Terre y puise des arguments pour défendre ses conceptions. Cela n’a pas été le cas et cela reste pour moi un mystère. Jean-Dominique Merchet explique aussi cette réticence par la Russophilie supposée du corps des officiers français, la réticence à agir dans un cadre OTAN et le fait que finalement les spécialités qui pourraient jouer le plus la « carte Ukraine », comme l’artillerie, sol-air et sol-sol, ou encore le génie, sont mal représentées au sein des instances de direction. Admettons. Le fait est que la nostalgie de l’alliance (brève) avec la Russie l’emporte sur celle, pourtant plus longue et plus traditionnelle, avec la Pologne.

Pas de corps d’armée français en Europe centrale ou orientale, comme il y avait un corps d’armée en République fédérale allemande durant la guerre froide, mais peut-être des armes nucléaires. C’est la question qui fait le buzz. Le deuxième chapitre du livre est en effet consacré au nucléaire, pour constater d’abord combien la création de cette force désormais complète avec une solide capacité de seconde frappe (on peut toujours frapper n’importe quel pays même après une attaque nucléaire) a été une prouesse technique avec, c’est moi qui le rappelle, des retombées industrielles qui ont rendu l’affaire économiquement rentable pour la France. La nouveauté est qu’après une période de repli du nucléaire, dans les arsenaux comme dans les esprits, celui-ci revient en force avec la guerre en Ukraine. Cette guerre est en effet une grande publicité pour l’armement nucléaire : la Russie est « dotée » et on n’ose pas aller trop loin contre elle, l’Ukraine n’est plus dotée et elle est envahie. Le message est clair. Le buzz, c’est la proposition de l’auteur de partager le nucléaire français, autrement dit de proposer un système « double clés » (en fait, il n’y a pas vraiment de clés) à nos alliés européens, à la manière des Américains. On proposerait des missiles air-sol moyenne portée aux Européens qui pourraient les utiliser avec, bien sûr, notre autorisation. J’avoue mon scepticisme. Outre les problèmes matériels que cela poserait (il faudrait construire de nouvelles têtes nucléaires sans doute de moindre puissance et il faudrait que les Alliés achètent des Rafale) et outre le fait que cela contredit le principe gaullien de la souveraineté nucléaire, je crains surtout qu’il n’y ait aucune demande européenne dans ce sens. Quitte à accepter un protectorat nucléaire les pays européens préfèrent celui des Etats-Unis à celui de la France. On en reparlera peut-être si par extraordinaire, les Etats-Unis désertaient définitivement l’Europe. Troisième point : l’asséchement de la pensée militaire en matière nucléaire, où on est passée de la phase fluide des réflexions libres des années 1960 à une phase dogmatique où il est même interdit dans nos forces armées d’utiliser le terme « dissuasion » sans qu’il soit adossé à « nucléaire ». On a un peu oublié que justement les réflexions des années 1960 avaient abouti à l’idée que la dissuasion était globale et qu’elle impliquait une composante conventionnelle puissante, et notamment terrestre, afin de retarder autant que possible la nécessité d’employer l’arme nucléaire en premier (il n’y a évidemment aucun problème à le faire en second, en riposte). Or, on l’a vu, notre composante conventionnelle est faible. Alors certes nos intérêts ne sont pas forcément menacés, mais nos intérêts stratégiques le sont, notamment en Europe et pour reprendre l’expression du général de Gaulle, l’épée de la France est bien courte.  

Le troisième chapitre est consacré à la production industrielle. C’est celui où j’ai le plus appris. C’est une description rapide mais précise de notre complexe militaro-industriel, au sens de structure de conception et de fabrication de nos équipements militaire depuis la décision politique jusqu’à la chaine de production en passant par les choix des décideurs militaires et industriels. Peut-être devrait-on d’ailleurs parler plutôt de complexe militaro-artisanal quand on voir la manière dont sont construits ces équipements rares et couteux. Il y a en fait deux problèmes à résoudre : sortir du conservatisme technologique - et l’exemple du ratage français en matière de drones est édifiant – et produire en masse. Cela mériterait un ouvrage en soi tant l’affaire est à la fois complexe et importante.  

Après avoir décrit l’outil de défense français, avec ses forces et surtout ses limites, Jean-Dominique Merchet décrit dans les chapitres le contexte et les conditions de son emploi. Il y a d’abord ce constat évident depuis trente ans mais pourtant pas encore complètement intégré que la France est désormais une île stratégique, préservée au moins dans l’immédiat et pour l’Hexagone de toute tentative de conquête territoriale. Cela signifie en premier lieu que les conflits « subis » se déroulent d’abord dans les espaces dits « communs » et vides, qui les seules voies de passage (cyber, espace, communications, ciel, mer, etc.) pour attaquer le territoire national. La première priorité décrite dans le chapitre 4 est donc de mettre en place une « défense opérationnelle du territoire » adapté au siècle. C’est déjà évidemment en partie le cas, mais que de trous encore.

Si l’on est une île et qu’on ne risque pas d’invasion, les guerres « choisies » sont donc au loin (chapitres 5 et 7). On connait le scepticisme de l’auteur sur les opérations extérieures françaises. Difficile de lui donner tort (cf Le temps de guépard). Outre l’oubli, assez fréquent, de toutes les opérations extérieures menées par la France avant 1990, on peut peut-être lui reprocher de sous-estimer le poids de la décision politique par rapport aux orientations militaires dans cette faible efficience. On peut s’interroger aussi sur le poids réel de l’histoire – le désastre de 1940 et la guerre d’Algérie en particulier - dans les décisions du moment. Les organes de décision collective sont finalement comme les individus qui ne gardent en mémoire vive que deux expériences passées : la plus intense et la plus récente. Alors oui, les désastres du passé peuvent influer mais il s’agit bien souvent de faire comme la dernière fois si ça a marché ou de faire l’inverse si cela n’a pas été le cas. J’étais stupéfait lorsqu’on m’a demandé un jour si l’engagement au Rwanda en 1990-1992 n’était pas une revanche sur la guerre d’Algérie, alors qu’on reproduisait simplement ce que l’on venait de faire au Tchad.

On revient dont à cette idée que ce sont les nations qui font les guerres, pas les armées. Les chapitres 6 et 8 s’interrogent sur la résilience de la nation française et sur la nécessité de renouer avec le service militaire. Dans les deux cas, je suis totalement en accord avec la description et les conclusions de l’auteur. Sans trop spoiler, oui je suis persuadé de la résilience du peuple français, et je pense aussi qu’il faut plus l’impliquer dans notre défense et imiter le modèle américain.  

La guerre se fait aussi - presque toujours - entre deux camps et normalement l’outil militaire doit être adapté aux ennemis potentiels. Le dernier chapitre est ainsi un panorama de nos adversaires et alliés actuels et possibles. Aucune surprise et aucun désaccord sur le nom des suspects. Il faut surtout bien distinguer, ce n’est pas forcément si évident pour ceux qui n’ont pas connu la guerre froide, ce qui se passe sous et au-dessus du seuil de la guerre ouverte. La norme est désormais le conflit (pas la guerre) dit « hybride » contre d’autres puissances, et l’exception est le franchissement de ce seuil. Pour autant nous devons préparer ce franchissement, ce qui également un des meilleurs moyens de l’emporter dans ce qui se passe au-dessous. Si on avait pris en compte la nécessité de pouvoir remonter en puissance très vite en cas de surprise stratégique (réserves, stocks, planification, adaptation de l’industrie, etc.), la France serait à la fois en meilleure posture actuellement dans notre confrontation avec la Russie et notre capacité à dissuader tout adversaire à franchir le seuil serait renforcé. Cela nous aurait couté moins cher que de tout faire dans l’urgence. Ce n’est pas faute de l’avoir dit.

En conclusion, l’auteur répond donc à sa propre question initiale, ce n’est pas si fréquent. On se doute de la réponse, et je suis entièrement en accord avec elle. Bref, lisez Sommes-nous prêts pour la guerre ? et discutez-en. Encore une fois, il s’agit de sujets qui doivent par principe intéresser tous les citoyens.

Jean-Dominique Merchet, Sommes-nous prêts pour la guerre ? Robert Laffont, 2024, 18 euros.


Théorie de la percée : l'échec de la conduite scientifique de la bataille (1916)

Les doctrines militaires, comme les paradigmes scientifiques, n’évoluent vraiment que lorsqu’elles sont très sérieusement prises en défaut. L’échec sanglant de l’offensive de Champagne fin septembre-début octobre 1915 constitue cette prise en défaut. En fait, c’est même une grande crise au sein de l’armée française où on perçoit les premiers signes de découragement, voire de grogne dans la troupe. En novembre 1915, le général Fayolle note dans son carnet : « Que se passe-t-il en haut lieu ? Il semble que personne ne sache ce qu’il faut faire […] Si on n’y apporte pas de moyens nouveaux, on ne réussira pas ». La crise impose de trouver de nouvelles solutions et on assiste effectivement à une grande activité durant l’hiver1915 dans le « monde des idées » qui aboutit à la victoire de l’« opposition » et de son école de pensée alors baptisée « la conduite scientifique de la bataille ».

Changement de paradigme

L’opposition ce sont d’abord les « méthodiques », comme Foch, alors commandant du groupe d’armées du Nord (GAN) et Pétain, commandant la 2e armée. Le rapport de ce dernier après l’offensive de Champagne, met en évidence l’« impossibilité, dans l’état actuel de l’armement, de la méthode de préparation et des forces qui nous sont opposées, d’emporter d’un même élan les positions successives de l’ennemi ». Le problème majeur qui se pose alors est que s’il est possible d’organiser précisément les feux d’artillerie et l’attaque des lignes de la première position ennemie, cela s’avère beaucoup plus problématique lorsqu’il s’agit de s’en prendre à la deuxième position plusieurs kilomètres en arrière. Pétain en conclut qu’il faut, au moins dans un premier temps, se contenter d’attaquer les premières positions mais sur toute la largeur du front afin d’ébranler celui-ci dans son ensemble. Ce sera la doctrine mise en œuvre – avec succès - à partir de l’été 1918, mais l’idée de grande percée est encore vivace. Une nouvelle majorité se crée autour de quelques Polytechniciens artilleurs, avec Foch comme tête d’affiche, pour concevoir cette bataille décisive comme une succession de préparations d’artillerie-assauts d’infanterie, allant toujours dans le même sens position après position ( Autant de positions, autant de batailles selon Fayolle) et non pas latéralement comme le préconise Pétain et ce jusqu’à ce que « l’ennemi, ses réserves épuisées, ne nous oppose plus de défenses organisées et continues » (Foch, 20 avril 1916).

C’est une réaction contre les « folles équipées » de l’infanterie au cours des batailles de 1915, désormais « la certitude mathématique l’emporte sur les facteurs psychologiques ». Une analyse de tous les détails photographiés du front doit permettre une planification précise de la destruction de tous les obstacles ennemis à partir de barèmes scientifiques. L’imposition de ce nouveau paradigme est la victoire de l’école du feu sur celle du choc mais aussi la revanche des généraux sur les Jeunes-Turcs du Grand quartier général (GQG). Ce sont les idées qui portent les hommes bien plus souvent que l’inverse, et changer d’idées impose souvent de changer les hommes. Les officiers du GQG, qui pour beaucoup avaient été les champions de l’« offensive à outrance » puis de l’ « attaque brusquée », sont envoyés commander au front. A la suite des décisions arrêtées en décembre 1915 à Chantilly entre les Alliés, cette nouvelle doctrine doit être mise en œuvre dans l’offensive franco-britannique sur la Somme prévue pour l’été 1916. Le groupe d’armées du Nord (GAN) de Foch est chargé de sa mise en pratique.

En attendant, toutes les idées nouvelles trouvent leur matérialisation dans le nouveau GQG qui passe l’hiver 1915-1916 à rédiger le nouveau corpus de documents doctrinaux sur l’organisation et les méthodes des différentes armes, infanterie et artillerie lourde en premier lieu ainsi que la coordination entre elles. Ce sera par la suite une habitude, tous les hivers on débat puis on rédige toute la doctrine, soit un rythme douze fois plus rapide qu’en temps de paix avant la guerre. Mais ce n’est pas tout de partir du bas, de faire du retour d’expérience, de débattre puis de voir émerger un nouveau paradigme au sommet, encore faut-il que les nouvelles idées redescendent et que l’explicite des documents se transforme en bas en nouvelles habitudes.

Tout le front est restructuré. On distingue désormais une ligne des armées, tenue désormais par le strict minimum de troupes, des réserves de groupes d’armées à environ 20-30 km du front et enfin des réserves générales encore plus loin. Il se met en place une sorte de « 3 x 8 » où les troupes enchainent secteur difficile, repos-instruction, secteur calme. L’année 1916 se partage ainsi, pour la 13eDivision d’infanterie, en 93 jours de bataille (Verdun et La Somme) contre plus de 200 en 1915, 88 jours de secteur calme et le reste en repos-instruction. Toute cette zone des réserves générales se couvre d’un réseau d’écoles, de camps et de centre de formation où on apprend le service des nouvelles armes et les nouvelles méthodes. On remet en place des inspecteurs de spécialités afin de contrôler les compétences de chaque unité mais aussi de rationaliser les évolutions alors que le combat séparé de chaque unité tend à faire diverger les pratiques. Une innovation majeure de la guerre est la création du centre d’instruction divisionnaire ou CID). Ce centre, base d’instruction mobile de chaque division permet d’accueillir les recrues en provenance des dépôts de garnison de l’intérieur, avant de les envoyer directement dans les unités combattantes. Elles y rencontrent des cadres vétérans, des blessés de retour de convalescence. Les cadres de leurs futures compagnies viennent les visiter. Les hommes ne sont pas envoyés directement sur une ligne de feu avec des compétences faibles ni aucun lien de cohésion avec les autres, mais acclimatés et instruits progressivement.

La transformation des armes

Cette approche permet une évolution plus rationnelle des unités. L’infanterie connaît sa deuxième mutation de la guerre après l’adaptation improvisée et chaotique à la guerre de tranchées. Elle devient vraiment cette fois une infanterie « industrielle ». Les structures sont allégées et assouplies. Les divisions d’infanterie ne sont plus attachées spécifiquement à un corps d’armée et commandent directement à trois régiments et non plus à deux brigades de deux régiments. Les bataillons eux-mêmes passent aussi à une structure ternaire mais la 4e compagnie, grande nouveauté, devient une compagnie d’appui équipée de mitrailleuses, de canons à tir direct de 37 mm et de mortiers. Encore plus innovant, les sections d’infanterie ne combattent plus en ligne mais en demi-sections feu et choc (les demi-sections deviendront identiques et autonomes en 1917, c’est l’invention du groupe de combat), et organisées autour de nouvelles armes comme les fusils-mitrailleurs et les lance-grenades. Les fantassins deviennent spécialisés et interdépendants. D’une manière générale, la puissance de feu portable de l’infanterie fait un bond considérable jusqu’à la fin de 1917. L’étape suivante sera l’intégration des chars légers d’accompagnement à partir de mai 1918.

L’artillerie a la part belle dans le nouveau paradigme. Pour Foch : « Ce n’est pas une attaque d’infanterie à préparer par l’artillerie, c’est une préparation d’artillerie à exploiter par l’infanterie » qui, ajoute-t-il plus tard, Foch ajoute que l’infanterie « doit apporter la plus grande attention à ne jamais entraver la liberté de tir de l’artillerie ». Dans une étude écrite en octobre 1915, son adjoint Carence écrit : « L’artillerie d’abord ; l’infanterie ensuite ! Que tout soit subordonné à l’artillerie dans la préparation et l’exécution des attaques ». Pour autant, le volume de cette arme augmente assez peu avec seulement 590 nouvelles pièces lourdes pour l’ensemble de 1916. Le grand défi pour l’artillerie est celui de l’emploi optimal de l’existant, c’est-à-dire l’artillerie de campagne et les pièces de forteresse récupérées, dans des conditions totalement différentes de celles imaginées avant-guerre. Pour y parvenir on commence par mettre en place de vrais états-majors d’artillerie capables de commander les groupements de feux de centaines de pièces. Le 27 juin 1916, est créé le Centre d’études d’artillerie (CEA) de Châlons chargé d’inspecter les régiments d’artillerie et de synthétiser leurs idées, définir la manœuvre, perfectionner l’instruction technique et faire profiter les commandants de grandes unités de toutes les innovations touchant l’emploi de l’artillerie. Un peu plus tard, on formera aussi des Centres d’organisation d’artillerie (COA), un par spécialité, qui constituent les matrices des nouvelles formations et où les anciens régiments viennent recevoir les nouveaux matériels et apprendre leur emploi. La troisième voie pour mieux maîtriser la complexité croissante des méthodes est la planification. Elle existe sous une forme embryonnaire dès 1915 mais elle connaît un fort développement en 1916 grâce à l’influence du CEA. Celui-ci codifie et vulgarise l’usage des « Plans d’emploi de l’artillerie » qui permettent de gérer les étapes de la séquence de tir. L’aérologie et la météorologie font d’énormes progrès. Le GAN dispose de sa propre section météo commandée par le lieutenant de vaisseau Rouch avec un vaste réseau de transmissions y compris sur des navires.

Le premier effort porte sur la maîtrise de la gestion des informations. Les Français mettent l’accent sur l’emploi de l’avion dans l’observation et la liaison entre les armes. Foch envoie le commandant Pujo à Verdun, la première grande bataille de 1916 et qui est très observée par le GAN qui prépare la seconde. Pujo reprend l’idée d’un « bureau tactique » charger de centraliser toutes les informations des escadrilles et des ballons d’observation (TSF, photos, écrits) afin d’actualiser en permanence un grand panorama photographique et cartographique de la zone de combat. A l’instar des drones aujourd’hui, l’aviation de l’époque est cependant surtout un système d’observation et de liaison en cours d’action, au service de l’artillerie afin de guider les tirs et d’en mesure les effets au-dessus des lignes ennemies, mais aussi de l’infanterie, qui dispose en 1916 de ses propres appareils. Pour l’offensive de la Somme, la 13e DI disposera par exemple d’une vingtaine d’appareils avec tout un panel de moyens de liaisons pour organiser les communications entre l’air, qui envoie des messages en morse ou message lesté, et le sol, qui répond avec des fusées de couleur, fanions ou projecteurs et indique ses positions avec des pots éclairants et ou des panneaux. Lorsque la division sera engagée sur la Somme, ses compagnies d’infanterie seront survolées par huit avions et appuyées par une quarantaine de mitrailleuses, huit canons d’infanterie ou mortiers et surtout 55 pièces d’artillerie…pour chaque kilomètre de front attaqué.

Le GAN reprend également deux grandes innovations de Verdun. La première est l’idée de supériorité aérienne sur un secteur du front. Dès le début de leur offensive sur Verdun, en février 1916, les Allemands concentrent 280 appareils de chasse sur la zone et chassent les quelques appareils français présents. L’artillerie française, qui dépend désormais de l’observation aérienne devient aveugle. Pour faire face à cette menace, les Français sont obligés de livrer la première bataille aérienne de l’Histoire. Le 28 février, le commandant De Rose reçoit carte blanche. Il constitue un groupement « ad hoc » de quinze escadrilles avec ce qui se fait de mieux dans l’aviation de chasse en personnel (Nungesser, Navarre, Guynemer, Brocard, etc.) et en appareils (Nieuport XI). Cette concentration de talents forme un nouveau laboratoire tactique qui met au point progressivement la plupart des techniques de la maîtrise du ciel. On expérimente également l’appui feu air-sol notamment lors de l’attaque sur le fort de Douaumont le 22 mai ou la destruction des ballons d’observation ennemies (fusées à mise à feu électrique Le Prieur d’une portée de 2000 m, balles incendiaires, canon aérien de 37 mm). A son imitation, le GAN groupe de chasse est constitué à Cachy sous le commandement de Brocard avec huit escadrilles Spad.

La seconde innovation est l’œuvre du capitaine Doumenc, l’« entrepreneur » du service automobile, subdivision qui appartient à l’artillerie comme tout ou presque ce qui porte un moteur à explosions. Grâce à lui et quelques autres, l’idée s’impose que le transport automobile peut apporter une souplesse nouvelle dans les transports de la logistique et surtout des hommes, leur évitant les fatigues de la marche tout en multipliant leur mobilité. Les achats à l’étranger et la production nationale permettent de disposer dès 1916 de la première flotte automobile militaire au monde avec près de 40 000 véhicules (200 fois plus qu’en 1914). Cette abondance de moyens autorise la constitution de groupements de 600 camions capables de transporter en 1916 six divisions d’infanterie d’un coup. L’efficacité de cet outil est démontrée lorsqu’il s’agit de soutenir le front de Verdun, saillant relié à Bar-le-Duc, 80 km plus au Sud, par une route départementale et une voie ferrée étroite. Le 20 février 1916, veille de l’attaque allemande, Doumenc y forme la première Commission Régulière Automobile (CRA), organisée sur le modèle des chemins de fer, et dont la mission est d’acheminer 15 à 20 000 hommes et 2 000 tonnes de ravitaillement logistique par jour par ce qui est baptisée rapidement la Voie sacrée. Le GAN copie l’idée et créé sa propre CRA sur l’axe Amiens-Proyart afin d’alimenter la bataille de la Somme, avec un trafic supérieur encore à celui de la Voie sacrée.

La déception de la Somme

En sept mois de préparation, aucun effort n’a été négligé pour faire de l’offensive sur la Somme la bataille décisive tant espérée. Loin des tâtonnements de 1915, la nouvelle doctrine a été aussi scientifique et méthodique dans la préparation qu’elle le sera dans la conduite. L’objectif de l’offensive d’été préparée avec tant de soins est de réaliser la percée sur un front de 40 km, pour atteindre ainsi le terrain libre en direction de Cambrai et de la grande voie de communication qui alimente tout le front allemand du Nord. Le terrain est très compartimenté avec, en surimposition des trois positions de défense, tout un réseau de villages érigés par les Allemands en autant de bastions reliés par des boyaux. La préparation d’artillerie, d’une puissance inégalée s’ouvre le 24 juin et ne s’arrête qu’une semaine plus tard, le 1er juillet après au moins 2,5 millions d’obus lancés (sensiblement sur 40 km tout ce que l’artillerie ukrainienne actuelle a lancé en 15 mois sur l’ensemble du front). L’offensive n’est ensuite n’est déclenchée qu’après avoir constaté l’efficacité des destructions par photographie. Comme prévu, l’aviation alliée bénéficie d’une supériorité aérienne totale, autorisant ainsi la coordination par le ciel alors que comme pour les Français au début de la bataille de Verdun, l’artillerie allemande, privée de ses yeux, manque de renseignements.

Dans cet environnement favorable, la VIe armée française de Fayolle s’élance sur seize kilomètres avec un corps d’armée au nord de la Somme en contact avec les Britanniques, et deux corps au sud du fleuve. Contrairement aux Britanniques, l’attaque initiale française est un succès, en partie du fait de l’efficacité des méthodes employées. Au Nord, le 20e corps d’armée français progresse vite mais doit s’arrêter pour garder le contact avec des Alliés qui, dans la seule journée du 1er juillet, paient leur inexpérience de 21 000 morts et disparus. Au Sud, le 1er corps colonial (un assaut que mon grand-père m'a raconté) et le 35e corps enlèvent d’un bond la première position allemande. En proportion des effectifs, les pertes totales françaises sont plus de six fois inférieures à celles des Britanniques, concrétisant le décalage entre la somme de compétences acquises par les Français et celle de l’armée britannique dont beaucoup de divisions sont de formation récente. Du 2 au 4 juillet, l’attaque, toujours conduite avec méthode, dépasse la deuxième position allemande et s’empare du plateau de Flaucourt. Le front est crevé sur huit kilomètres, mais on ne va pas plus loin car ce n’est pas le plan.

La réaction allemande est très rapide. Dès le 7 juillet, seize divisions sont concentrées dans le secteur attaqué puis vingt et une une semaine plus tard. La réunion de masses aériennes contrebalance peu à peu la supériorité initiale alliée. Dès lors, les combats vont piétiner et la bataille de la Somme comme celle de Verdun se transforme en bataille d’usure. La mésentente s’installe entre les Alliés et les poussées suivantes (14-20 juillet, 30 juillet, 12 septembre) manquent de coordination. Au sud de la Somme, Micheler, avec la Xe armée progresse encore de cinq kilomètres vers Chaulnes mais le 15 septembre Fayolle est obligé de s’arrêter sans résultat notable, au moment où les Britanniques s’engagent (et emploient les chars pour la première fois). Les pluies d’automne, qui rendent le terrain de moins en moins praticable, les réticences de plus en plus marquées des gouvernements, les consommations en munitions d’artillerie qui dépassent la production amènent une extinction progressive de la bataille. Après cinq mois d’effort, l’offensive alliée a à peine modifié le tracé du front. Péronne, à moins de dix kilomètres de la ligne de départ, n’est même pas atteinte. Les pertes françaises sont de 37 000 morts, 29 000 disparus ou prisonniers et 130 000 blessés. Celles des Britanniques et des Allemands sont doubles. En 77 jours d’engagement sur la Somme, la 13e DI n’a progressé que de trois kilomètres et a perdu 2 700 tués ou blessés pour cela.

La percée n’est pas réalisée et la Somme n’est pas la bataille décisive que l’on cherchait, même si elle a beaucoup plus ébranlé l’armée allemande que les Alliés ne le supposaient alors. C’est donc une déception et une nouvelle crise.

L’offensive de la Somme a d’abord échoué par excès de méthode. La centralisation, la dépendance permanente des possibilités de l’artillerie, la « froide rigueur » ont certainement empêché d’exploiter certaines opportunités, comme le 3 juillet avec le corps colonial ou le 14 septembre à Bouchavesnes devant le 7e corps. A chaque fois, ces percées, tant espérées l’année précédente, ne sont pas exploitées. Certains critiquent le manque d’agressivité de l’infanterie. D’un autre côté, pour le sous-lieutenant d’infanterie Jubert du 151e RI, « le fantassin n’a d’autre mérite qu’à se faire écraser ; il meurt sans gloire, sans un élan du cœur, au fond d’un trou, et loin de tout témoin. S’il monte à l’assaut, il n’a d’autre rôle que d’être le porte-fanion qui marque la zone de supériorité de l’artillerie ; toute sa gloire se réduit à reconnaître et à affirmer le mérite des canonniers ».

Les procédés de l’artillerie s’avèrent surtout trop lents. On persiste à chercher la destruction au lieu de se contenter d’une neutralisation, ce qui augmente considérablement le temps nécessaire à la préparation. Les pièces d’artillerie lourde sont toujours d’une cadence de tir très faible, ce qui exclut la surprise. De plus, le terrain battu par la préparation d’artillerie est si labouré qu’il gêne la progression des troupes et des pièces quand il ne fournit pas d’excellents abris aux défenseurs. L’artillerie avait le souci de travailler à la demande des fantassins mais ceux-ci ont eu tendance à demander des tirs de plus en plus massifs avant d’avancer, ce qui a accru la dévastation du terrain et les consommations de munitions. Compenser la faible cadence de tir nécessite d’augmenter le nombre de batteries, ce qui suppose de construire beaucoup d’abris pour le personnel ou les munitions et complique le travail de planification nécessaire pour monter une préparation de grande ampleur. Le temps d’arrêt entre deux attaques dépend uniquement de la capacité de réorganisation de l’artillerie. Or ce délai reste supérieur à celui nécessaire à l’ennemi pour se ressaisir.

Car la guerre se « fait à deux ». La guerre se prolongeant sur plusieurs années, phénomène inédit depuis la guerre de Sécession, les adversaires s’opposent selon une dialectique innovation-parade d’un niveau insoupçonné jusqu’alors. La capacité d’évolution de l’adversaire est désormais une donnée essentielle à prendre en compte dans le processus d’élaboration doctrinal qui prend un tour très dynamique. La puissance de feu de l’artillerie alliée terriblement efficace au début de juillet, est finalement mise en défaut. Les Allemands s’ingénient à ne plus offrir d’objectifs à l’artillerie lourde. Ils cessent de concentrer leurs moyens de défense sur des lignes faciles à déterminer et à battre. Constatant qu’ils peuvent faire confiance à des petits groupes isolés même écrasés sous le feu, ils installent les armes automatiques en échiquier dans les trous d’obus en avant de la zone et celles-ci deviennent insaisissables. En août, Fayolle déclare à Foch : « Enfin, ils ont construit une ligne de tranchés, je vais savoir sur quoi tirer ». Les Allemands vident les zones matraquées, amplifient le procédé de défense en profondeur, procédant à une « défense élastique » qui livre le terrain à l’assaillant, mais lui impose des consommations de munitions énormes et des attaques indéfiniment répétées. Malgré la puissance de l’attaque, ils réussissent ainsi à éviter la rupture de leur front.

L’échec de la « conduite scientifique de la bataille » entraîne donc sa réfutation en tant que paradigme et la mise à l’écart de Foch. Comme à la fin de 1915, l’échec de la doctrine en cours laisse apparaître les autres théories en présence. Pétain propose toujours la patience et le combat d’usure sur l’ensemble du front. Mais l’école du choc revient en force en soulignant la perte de dynamisme, issue selon elle de la sécurité relative qu’apporte un combat où toutes les difficultés sont résolues par une débauche d’artillerie. Elle fait remarquer que les pertes sont plus importantes dans les attaques qui suivent l’offensive initiale. Il est donc tentant de revenir à la « bataille-surprise ».

Extrait et résumé de Michel Goya, L'invention de la guerre moderne, Tallandier (édition 2014)

La terreur venue du ciel - naissance d'une illusion meurtrière

Extrait de Les vainqueurs, Tallandier, 2018

La plus grande évolution de la Première Guerre mondiale réside dans l’emploi militaire à grande échelle de la troisième dimension. Ballons, avions et obus lourds se déploient principalement dans la zone du champ de bataille mais très rapidement et alors que la fixation du front donne un caractère d’immense guerre de siège au conflit, on imagine aussi de frapper « au-delà de la muraille », hors de la zone des armées.

Deux types d’objectifs se dégagent. Le premier est constitué par les cibles d’« intérêt militaire » c’est-à-dire qui contribuent au renforcement ou au fonctionnement des armées, le second est formé par les villes, dont on se persuade que les populations paniqueront et feront pression sur les gouvernements pour demander la paix. Si les premières cibles ne suscitent pas beaucoup de réticences, les secondes - parfois difficiles à distinguer des premières - sont moralement et même juridiquement plus problématiques. Toutefois, comme le souligne l’amiral von Tirpitz dans une lettre à un ami en novembre 1914, « si l’on pouvait mettre le feu à Londres en trente points, alors ce qui est odieux à petite échelle deviendrait quelque chose de beau et fort (1) ».

Gotha et Bertha

De fait, les Allemands saisissent très tôt toutes les occasions de frapper directement la population avec tous les moyens possibles. Dès le 4 août, lendemain de la déclaration de guerre, les croiseurs Goeben et le Breslau bombardent Bône et Philippeville et tuent une trentaine de personnes. Le 30 août 1914, un avion jette quatre bombes de deux kilos sur Paris. Quelques jours plus tard, Reims commence par être frappée par l’artillerie lourde et elle le sera de manière presque continue pendant un an. En novembre, un premier bombardier frappe le sol anglais. Il n’y a dans tout cela aucun objectif précis sinon celui de terroriser. Paris et Londres sont proches des lignes et bases allemandes et il est donc très tentant de les frapper. 

La marine allemande est impuissante avec sa flotte de surface. Pour gagner la guerre à elle seule, il lui reste les sous-marins et les Zeppelins, dont elle a récupéré l’emploi. Avec ces moyens, elle ne peut cependant attaquer que des civils – navires marchands ou villes – pour espérer obtenir des effets stratégiques. Les dirigeables peuvent voler à très haute altitude, plus de 6 000 mètres, ils ont un grand rayon d’action et peuvent porter plusieurs tonnes de bombes, soit plus que les bombardiers B-17 de la Seconde Guerre mondiale. C’est eux que H.G. Wells décrit en 1908 The War in The Air en train de semer la terreur dans les villes. Les Zeppelins sont cependant également peu fiables mécaniquement, vulnérables surtout gonflés au très inflammable hydrogène, et très sensibles aux vents de haute-altitude. Ils sont également trop peu nombreux, 115 au total. Le premier raid sur l’Angleterre est néanmoins lancé le 19 janvier 1915 et d’autres suivront au rythme d’un toutes les deux semaines environ. Paris est frappé également, le bombardement du 29 janvier 1916 fait 26 morts et qui horrifie la population qui s’insurge contre les « pirates des airs ».

L’armée allemande lance également sa propre campagne contre les populations, indépendante comme toujours de celle de la marine. Elle utilise pour cela ses avions Gotha IV puis, plus rarement, des Staaken R-VI qui peuvent emporter respectivement 600 kg et 2 t de bombes. En arrière de la bataille de Verdun, la ville de Bar-le-Duc est sans la première en 1916 à faire l’objet de bombardements aériens visant directement la population, notamment celui du 1er juin qui tue 64 personnes, mais le premier raid de bombardiers sur Londres a lieu en mai 1917 et sur Paris en janvier 1918. Les derniers ont lieu en septembre 1918.

Comme l'avait prédit Jules Vernes en 1879 dans Les cinq cents millions de la Bégum l’armée allemande s’enorgueillit également d’avoir mis au point des canons capables de frapper les villes à grande distance. Dans ses mémoires, le maréchal Hindenburg en parle comme des « merveilles de la technique (2) » en expliquant même que le but de chasser les Britanniques des Flandres en 1918 était de pouvoir placer ces canons géants sur la côte afin de tirer sur l’Angleterre. Les premiers tirs sur Paris, seule cible possible pour une arme aussi imprécise, surviennent le 23 mars 1918.

Ce nouveau système de tir a reçu plusieurs noms, « Max le long » « Frédéric le long », « canons de Paris » ou « la Parisienne » par les Allemands, et par confusion avec une autre pièce « Grosse Bertha » par les Alliés. Il s’agit en fait d’une batterie de trois canons géants de 210 mm (au premier tir et 235 mm au 65e lorsqu’il faut changer le tube) installée dans plusieurs bois successifs à moins de 120 km au nord de Paris (3). Les Allemands sont informés, en quelques heures, des résultats des tirs par les comptes rendus des espions puis la lecture des journaux français.

Les effets matériels de tous ces instruments de terreur sont finalement minuscules à l’échelle de l’ensemble des destructions de la guerre. L’ensemble des bombes larguées sur Londres équivalent à peu près à 25 000 obus de 155, alors que des millions d’obus de ce calibre ont été tirés sur les champs de bataille. La ville de Paris reçoit 266 obus de gros calibres qui tuent 226 personnes dont 92 dans l’Eglise Saint-Gervais frappée le 29 mars 1918. L’ensemble de toutes ces campagnes aériennes de terreur en France et en Grande-Bretagne tue environ 2 300 personnes sur quatre ans, soit l’équivalent d’une seule journée de pertes de soldats. L’effet stratégique le plus important a sans aucun doute été le détournement de grandes ressources pour mettre en place de systèmes de défense nouveaux.

Les deux capitales ont été entourées de cordons éloignés d’observateurs, les lumières ont été interdites la nuit, des escadrilles de chasse retirées du front ainsi que de l’artillerie anti-aérienne, des ballons, des projecteurs. A lui seul le dispositif britannique représente 17 000 personnes au début de 1918. Des abris et des systèmes d’alerte ont été installés. On a même commencé à mettre en place un faux Paris en bois et toiles peintes au sol pour tromper les bombardiers au nord de la capitale. Face à la « Grosse Bertha », il a fallu également monter une opération d’artillerie spécifique. La conjonction d’observations aériennes, d’agents locaux puis les calculs du service de repérage au son ont permis de repérer très vite l’origine des tirs. Une force de contre-batterie de huit pièces d’artillerie lourde, voire très lourde (jusqu’à 340 mm) à grande portée a été mise en place qui a permis dès le 27 mars d’endommager une des pièces. Finalement une autre des trois pièces a été détruite par explosion prématurée d’un obus et la dernière a cessé de tirer le 9 août avant d’être rapatriée en Allemagne avant d’être rejointe par l’avancée des troupes françaises.

Cette défense anti-aérienne a effectivement absorbé de grandes ressources mais les forces de frappe, 230 bombardiers lourds, 110 zeppelins, les canons géants, ont également coûté très cher en ressources encore plus rares pour l’économie de guerre allemande. La construction des seuls Zeppelins a représenté plusieurs fois le coût des destructions qu’ils ont opérées et si le but avait été de détourner des ressources pour la défense aérienne, une seule des deux campagnes, Zeppelins ou avions Gotha, aurait suffi. Cette force de terreur est elle-même largement étrillée à la fin de la guerre. A la fin de la guerre, il ne reste plus de disponibles que quelques bombardiers géants et neuf Zeppelins.

L’objectif était surtout de frapper les esprits et cet objectif a été atteint, si des batailles ont été oubliés on se souvient toujours aujourd’hui de la « Grosse Bertha ». Plus de 300 000 parisiens ont fui mais finalement ce n’est pas la demande de paix mais surtout celle de représailles qui émerge en 1918. Sur la réponse à cette demande, Français et Britanniques divergent.

Air Powerless

Les Français sont sans doute les premiers à avoir créé un groupe de bombardement dès septembre 1914 à Nancy, suivi de trois autres au printemps 1915. Cette première force a ensuite conduit une série de raids à partir de mai 1915 sur des objectifs industriels sur la Ruhr. Cette première campagne de bombardement a été un échec complet. Les effets sur la production industrielle ont été nuls et les Allemands ont rapidement mis en place un système de défense antiaérien dévastateur pour les appareils utilisés par les Français à l’époque. En attendant un engin performant, on a donc renoncé du côté français au bombardement en profondeur, sauf de nuit ce qui s’avérait encore moins précis. La force de bombardement française est cependant utilisée pour frapper directement Karlsruhe le 22 juin 1916, en représailles directe du bombardement allemand sur Bar-le-Duc quelques jours plus tôt. L’attaque fait 150 morts et plusieurs centaines de blessés. Peut-être saisis par l’horreur de ce qu’ils ont fait, les Français n’organiseront plus jamais de raids aériens de terreur sur une ville.  

Le Breguet XIV, excellent bombardier, est mis en service au deuxième semestre 1917 mais à ce moment-là, le commandement français n’envisage plus de campagnes anti-industrielles. Les bombardiers français sont intégrés dans les opérations aéroterrestres comme artillerie à très longue portée, essentiellement pour des missions d’interdiction sur les axes logistiques et les nœuds de communication. Ils ne sont que très exceptionnellement utilisés pour frapper des objectifs économiques proches, à Briey, en Sarre ou au Luxembourg. De son côté, répondant aux parlementaires qui réclament une force de bombardement de représailles, Clemenceau se souvient de Karlsruhe s’y oppose fermement en répondant : « Je ne veux pas être un assassin ».

Le gouvernement britannique résiste plus difficilement à la pression de l’opinion et des parlementaires. En août 1917, après les premiers bombardements de Londres, le général sud-africain Jan Smuts, membre du Cabinet de guerre, écrit un rapport où il recommande la création d’un ministère de l’air, d’une armée de l’air indépendante et d’une force de bombardement en profondeur autonome. La Royal Air Force est effectivement créée le 1er avril 1918 de la fusion Royal Flying Corps de l’armée et du Royal Naval Air Service de la marine.

La force de bombardement indépendante, (Independant Air Force, IAF) est formée de son côté le 6 juin 1918 près de Nancy sous le commandement du général Hugh Trenchard et ne dépend que du ministre de l’Air. Elle dispose initialement de neuf escadrilles de bombardiers, DH 4, DH9 et quelques Handley Page o/400, le plus gros appareil allié jamais construit avec une capacité d’emport de 900 kg de bombes et un rayon d’action de plus de 1 000 km. L’IAF représente au total environ 120 bombardiers.

Les Britanniques poussent à en faire une force interalliée. Les Français s’y opposent longtemps. Le 26 octobre 1918 cependant, à quelques jours de la fin des combats, les Britanniques obtiennent gain de cause et des escadrilles françaises, américaines et italiennes rejoignent l’IAF qui passe sous le commandement de Foch. Le bilan de l’IAF est finalement très mitigé. En 650 missions, elle a perdu 109 appareils pour larguer 585 tonnes de bombes. Ces 585 tonnes de bombes, une nouvelle fois une puissance de feu infime par rapport aux frappes d’artillerie, ont finalement tué plus de 700 personnes, ce qui est comparable aux campagnes de terreur allemandes. Les études d’après-guerre montrent que l’impact économique a été insignifiant. Le coût des destructions a représenté au maximum une demi-journée du coût total de la guerre pour l’Allemagne et la diminution de la production a été minime (4). Devant ce constat et a contrario de ce qu’ils ont pu observer sur leur propre population, les promoteurs du bombardement en profondeur ont alors invoqué les effets psychologiques qui auraient été dévastateurs sur les civils.

Au printemps de 1918, la supériorité des Alliés dans les espaces vides – air et eaux - est écrasante mais si elle permet d’exploiter au maximum les flux de ressources disponibles et de réduire drastiquement ceux des Puissances centrales, elle ne permet pas d’agir directement avec efficacité dans la profondeur de leur espace terrestre. Les systèmes de défense de zones, antinaval ou antiaérien, sont alors beaucoup plus efficaces que les systèmes d’attaque. Les opérations amphibies dans des zones défendues sont difficiles et les raids de bombardement ont peu d’effets matériels et des effets psychologiques incertains. Il en est de même pour les Allemands qui poursuivent des campagnes sous-marines et de bombardement qui n’apportent plus d’effets, sinon celui de satisfaire le désir de vengeance ou simplement celui d’agir malgré les contraintes. Par l’indignation qu’elles soulèvent ponctuellement en cas de massacres massifs de civils, elles ont même tendance à entraver le processus diplomatique. Du côté allemand non plus, ce n’est pas par cette voie que la victoire aurait pu être obtenue.


(1) Williamson Murray, Les guerres aériennes 1914-1945, Autrement, 1999, p. 72.
(2) Mémoires du maréchal Hindenburg cité par David T. Zabecki, The German 1918 Offensives: A Case Study in the Operational Level of WarRoutledge, 2006, p. 206.
(3) Alain Huyon, « La Grosse Bertha des Parisiens », Revue historique des armées, n°253, 2008.
(4) W.Raleigh et H.A. Jones, The War in the Air, Oxford, Clarendon, 1922, vol. 4, p. 154.

Notre modèle d’armée est-il adapté au nouveau contexte international ?

La manière dont une armée est organisée, équipée, orientée intellectuellement, soutenue matériellement et psychologiquement par le reste de la nation est appelée «modèle». Ce modèle d’armée est l’instrument de force d’une nation et il est destiné prioritairement à imposer sa volonté à d’autres entités politiques, États ou organisations armées, dans le cadre d’un contexte international donné qui en définit le champ et les règles d’emploi.

Le problème est que les règles du jeu international évoluent régulièrement, selon des rythmes de 10 à 30 ans, et surtout qu’elles changent souvent en quelques années seulement sous la pression de grandes ruptures, alors qu’il faut beaucoup plus de temps pour transformer un modèle d’armée.

Cela fait longtemps maintenant qu’une coalition dirigée par les États-Unis n’a pas organisé de campagne aérienne contre un «Etat voyou» et qu’on ne parle plus par ailleurs de «soldat de la paix», d’interposition, de stabilisation ou d’ingérence humanitaire, toutes ces choses typiques de la période du «Nouvel ordre mondial». La guerre contre les organisations salafo-djihadistes qui caractérisait la deuxième partie de cette période n’a pas disparu, loin de là, mais elle s’estompe. Place maintenant prioritairement pour les pays occidentaux, et donc la France, à la «confrontation», ce terme des années 1960 décrivant un affrontement entre puissances sous le seuil de la guerre ouverte. On en avait un peu oublié les règles. On les a remises un peu au goût du jour en parlant improprement de «guerre hybride» pour faire croire à du neuf, mais sans en tirer complètement les conséquences pour notre modèle d’armée.

Nous voici donc maintenant au moment de la crise ukrainienne avec un modèle d’armée en décalage clair avec les nouvelles règles du jeu international. Nous aurions pu éviter cela, nous pouvons encore y remédier.  

Résumé des épisodes précédents

Puisque la période actuelle reprend énormément de codes de la guerre froide, il n’est pas inutile de revenir sur la manière dont on voyait les choses à l’époque après le cycle des guerres de décolonisation.

Au début des années 1960, les forces armées françaises sont réorganisées d’abord pour faire face en Europe à la menace de l’Union soviétique dotée depuis peu de missiles intercontinentaux thermonucléaires. À cet effet, on crée une force nucléaire destinée à résister à n’importe quelle attaque et à détruire le territoire de celui qui envahirait le nôtre ou nous attaquerait avec des armes thermonucléaires. Cette force de frappe est alors comme la Reine sur l’échiquier, la pièce de loin la plus puissante, mais qu’il n’est possible d’utiliser que si le Roi est en échec ou si l’ennemi utilise en premier sa propre Reine. Son emploi équivaut dans ce dernier cas à un suicide mutuel. Tout cela donne un équilibre instable particulièrement stressant.

Pour ne pas avoir à se retrouver en situation de devoir utiliser la Reine en premier, on réduit la possibilité de mise en échec du Roi en mettant en place devant lui un corps de bataille aéroterrestre. Cette force est alors destinée à défendre conventionnellement les frontières du pays et même celles des voisins en particulier la République fédérale allemande (RFA), face aux forces du Pacte de Varsovie. On crée en parallèle, une force de défense opérationnelle du territoire (DOT) afin de lutter contre les infiltrations possibles de l’ennemi entre les pièces et qui pourraient entraver le fonctionnement de l’ensemble.

La deuxième grande hypothèse d’emploi des forces est l’intervention dans ce que le général Poirier décrivait en 1977 comme le troisième cercle d’intérêts de la France après le sol national métropolitain et l’Europe. Depuis 1895, on n’engage plus de conscrits à l’étranger, et par voie de conséquence on n’y emploie que des professionnels ou au moins des volontaires au-delà de la durée légale de service. C’est une force très réduite en volume, car on n’imagine pas alors avoir à mener autre chose que des interventions «coup de poing» très limitées dans l’espace et le temps. Pour reprendre la métaphore échiquéenne, ce sont les cavaliers qui peuvent éventuellement sauter hors de l’échiquier européen pour agir provisoirement plus loin.

Bien sûr, tout cela ne s’est pas mis en place en un an mais sur une bonne dizaine d’années. Il y a eu aussi des tâtonnements et des incohérences lorsque le modèle a été confronté à la réalité. Il a cependant fonctionné pour l’essentiel, c’est-à-dire la confrontation générale avec l’Union soviétique. Personne n’a voulu dans les deux camps franchir le seuil de la guerre ouverte, car ce franchissement même minime paraissait augmenter considérablement la probabilité d’emploi de la Reine nucléaire, ce que personne ne voulait. On s’est trouvé ainsi en Europe avec des forces armées conventionnelles et nucléaires d’une puissance inégalée mais immobiles dans leur face-à-face.

Il y avait un peu plus de liberté d’action militaire hors d’Europe, mais pas tant que ça. Les moyens français que l’on pouvait y consacrer étaient réduits et leur emploi souvent mal vu. On a quand même réussi de nombreuses interventions en Afrique jusqu’en 1979 et même une campagne de contre-insurrection au Tchad, mais l’accusation de néo-colonialisme a pris le dessus. Face à des États, les choses étaient encore plus compliquées, ces États pouvant être soit considérés comme alliés du camp occidental, soit sponsorisés par l’Union soviétique et donc au moins puissamment armés et soutenus diplomatiquement par elle. On pouvait même éventuellement rencontrer des soldats soviétiques, ce que l’on voulait éviter absolument pour ne pas provoquer d’escalade.

La France en confrontation

Avec des moyens limités et de fortes contraintes, il a fallu souvent user de la force avec subtilité pour parvenir à ses fins et c’est là que là que le concept de confrontation intervient. Pour mémoire, le terme «confrontation» a été utilisé pour la première fois pour désigner un affrontement sous le seuil de la guerre ouverte après l’affrontement entre le Royaume-Uni et l’Indonésie de 1962 à 1966 sur la question des provinces malaises de Bornéo. Pas de guerre revendiquée par aucun des camps, mais plein de moyens de pression utilisés pour faire céder l’autre et de petits affrontements masqués dans la jungle de Bornéo.

De 1961 à 1990, la France s’est trouvée dans une situation similaire face à cinq États, outre l’Union soviétique, adversaire permanent. Le premier a été la Tunisie qui a essayé de chasser les Français des bases de Bizerte. La réponse française a été une intervention violente et brève de quelques jours pour dégager ces bases. La Tunisie a cédé. Le second a été le Brésil qui contestait à la France en 1963 des zones de pêche au large de ses côtes. Il a suffi alors de déployer les bâtiments de la Marine nationale pour protéger les pêcheurs français pour faire reculer le Brésil.

Les confrontations des années 1980, en pleine période de «petite guerre froide» ont été plus délicates à gérer. Dans les zones occupées par les forces soviétiques et donc interdites officiellement aux soldats occidentaux, on a fourni de l’aide aux rebelles qui les combattaient en Afghanistan et en Angola, une aide parfois accompagnée de «soldats fantômes».

La confrontation avec la Libye a été la plus importante. Avec l’opération Manta en août 1983, remplacé par Épervier en 1986 la France a déployé en quelques jours une brigade au centre du Tchad et une force aérienne de 50 avions et 30 hélicoptères répartis entre N’Djamena et Bangui, sans compter le groupe aéronaval à proximité des côtes. La crédibilité du déploiement français était renforcée par la définition d’une ligne rouge sur le terrain dont le franchissement signifierait automatiquement le combat. L’adversaire libyen, présent militairement dans le nord du pays et menaçant le sud avec ses alliés, a été dès lors placé devant le fait accompli et n’a pas osé franchir le seuil.

Derrière ce bouclier, la France a porté assistance à l’armée nationale tchadienne avec des équipements et des soldats fantômes qui l’ont accompagné dans son offensive victorieuse dans le nord. On a franchi aussi ponctuellement de part et d’autre le seuil de l’affrontement avec des frappes aériennes ou des tentatives de frappes, mais sans aller jusqu’à la bataille. Pas de guerre ouverte ne signifie pas pour autant ne pas s’affronter un peu. Opération de fait accompli, dissuasion, assistance aux ennemis de l’adversaire, petites attaques plus ou moins discrètes, et on a une palette assez complète de manières d’employer la force armée dans un contexte de confrontation.

Bien entendu, le champ ne s’arrête pas à l’emploi des forces armées et comprend en réalité tout ce qui peut permettre d’exercer une pression sur l’autre, comme par exemple les attentats terroristes que la Libye a utilisés contre nous en détruisant un avion de ligne.

Contre la Syrie et l’Iran durant la même période, les choses ont été plus difficiles puisque ces deux États ont attaqué la France dans le champ clandestin, avec des attentats et prises d’otages au Liban et en France réalisés par des organisations armées alliées. La France assistait cependant alors très largement (contre rétribution) l’Irak dans sa guerre contre l’Iran, mais elle n’a pas osé attaquer directement l’Iran. La France a cédé en 1987 à toutes les exigences de l’Iran. C’est la seule défaite de la France dans une confrontation contre un autre État, un peu par manque de moyens de rétorsion, beaucoup pas manque de volonté et indigence stratégique.

En résumé, la France de la guerre froide a mis en place un modèle de forces assez complet pour faire face à toutes les menaces du moment et mis en œuvre avec plus ou moins de bonheur toutes les pratiques de la confrontation depuis la dissuasion stratégique, nucléaire et conventionnelle en Europe ou l’assistance militaire en passant par la saisie de point en fait accompli, les frappes de rétorsion ou l’engagement de soldats fantômes. On sentait bien que l’on avait une faible capacité de projection et qu’on aurait été incapable de chasser les Argentins des îles Malouines en 1982 à la place des Britanniques, mais cela ne nous troublait pas beaucoup. Et puis le monde a basculé.

Le modèle d’armée qui aurait pu exister

Le changement rapide de contexte international entre 1989 et 1991 n’imposait pas forcément de transformation profonde du modèle français. Même si la menace de mise en échec du Roi s’éloignait, il n’était pas dit que cela durerait éternellement et puis la menace d’une attaque par une arme de destruction massive perdurait. Il était donc indispensable de conserver la force nucléaire, la Reine à côté du Roi. La vraie nouveauté était que la France était devenue stratégiquement une île. Tout ce qu’on imaginait pouvoir se dérouler à proximité devait maintenant s’anticiper au loin et ce d’autant plus que toutes les contraintes qui limitaient l’emploi des forces étaient levées. Le Conseil de sécurité des Nations-Unis (CSNU) n’était plus bloqué par les vetos et pouvait voter des opérations de coercition. Plus personne ne soutenait politiquement et matériellement des États hostiles, dont le nombre d’ailleurs diminuait grâce à la diffusion du modèle libéral-démocratique, mais aussi par la crainte de subir la foudre américaine.

Cela a commencé avec la guerre contre l’Irak en 1990, ce qui nous a pris de court. Cette guerre, inenvisageable quelques années plus tôt, devenait possible. Pour la conduire, les États-Unis se contentaient de déployer contre l’Irak les moyens prévus contre une Union soviétique alors moribonde. Pour la France, ce fut plus difficile. Comme personne n’avait envisagé de réserve professionnelle, il fallut ratisser des soldats professionnels dans tout le pays pour réunir en Arabie saoudite six groupements tactiques interarmes (GTIA) terrestres, 60 hélicoptères d’attaque et 42 avions de combat, soit 16 000 hommes au total. L’opération Daguet marquait la limite haute de notre capacité d’intervention alors que par ailleurs l’armée de Terre pouvait disposer de 120 régiments de combat, infanterie, blindés, hélicoptères de combat, aux frontières de la France et que l’armée de l’Air mettait en œuvre 680 avions de combat. La conséquence logique, qu’il a fallu des années à concrétiser, était de professionnaliser toutes les pièces de l’échiquier et non plus seulement les cavaliers, puis de leur donner les moyens d’être engagés au loin.

Pour être sérieux, il faut être capable d’intimider une armée complète de quelques pays ou organisation que ce soit, au moins le temps de coordonner son action avec celles des pays alliés, en particulier celui dans lequel on intervient. C’est le principe originel du corps d’armée napoléonien, suffisamment puissant pour vaincre les faibles et résister au fort en attendant les renforts. Bien entendu, ce corps d’armée expéditionnaire doit être transportable et soutenable et de manière autonome sur la longue durée. Cela signifie concrètement disposer de moyens de transport naval et aérien, comme les avions gros porteurs des C-17 Globemaster, ou les appareils russes et ukrainiens que l’on aurait pu acheter dans les années 1990 et moderniser. On aurait dû aussi se doter de moyens de transport à l’intérieur d’un théâtre d’opération, comme les hélicoptères lourds.  Bien entendu, il aurait fallu disposer aussi d’une structure de stocks et de flux permettant de soutenir un combat de haute intensité pendant des mois et en troisième échelon, une capacité de production de ressources, essentiellement industrielles, permettant au moins de fournir rapidement et à grande échelle des équipements efficaces.

Cela n’était pas impossible. La loi de programmation militaire de 1996 prévoyait ainsi de pouvoir déployer et soutenir 60 000 hommes, tous professionnels, et 100 avions de combat en 2015. Avec une telle force, il aurait été capable de faire face à tous les problèmes. Il aurait suffi pour cela de maintenir le même effort de Défense qu’en 1989, aux alentours de 3% du PIB. A 3% du PIB, le budget des armées serait actuellement de 75 milliards d’euros et non de 40 ou de moins de 30 s’il n’y avait eu de rebond à partir de 2015. Il serait même de 92 milliards d’euros si on faisait un effort identique (3,7%) à celui des États-Unis.

Au lieu de faire cet effort, la France, comme pratiquement tous les pays européens, a fait des économies. L’effort de Défense français exprimé en % du PIB a été divisé par deux de 1990 à 2015, et il aurait encore décliné si l’émotion provoquée par les attentats terroristes en France n’avait interrompu cette inconséquence. Le modèle de force professionnel n’a cessé de se contracter du fait de la crise des ciseaux entre des ressources déclinantes et l’acquisition d’équipements majeurs à un coût représentant entre deux et quatre fois celui des précédents. Le modèle est devenu à la fois réduit, sur-asymétrique lorsqu’il s’est agi de combattre des petits groupes combattants irréguliers (des avions Rafale contre des pickups) et insuffisant pour faire à face à des adversaires de grande dimension. La France n’est plus capable selon l’hypothèse d’engagement majeur que d’engager 15 000 hommes, regroupés principalement dans deux brigades avec au moins six GTIA et avec 45 avions de combat. Autrement dit, on prévoit seulement, et après six mois de préparation, de refaire l’opération Daguetde 1990. Au lieu de l’échiquier complet, il n’y a plus que le Roi, la Reine et toujours les deux cavaliers, très beaux et très expérimentés mais un peu seuls puisque le reste a presque disparu.

Qui plus est, derrière ses unités en ligne l’«épaisseur» du soutien et des stocks est des plus faibles, toujours par économie et parce qu’en flux tendus cela suffisait pour les opérations de faible volume que l’on avait à mener. Il serait impossible ainsi d’équiper simultanément toutes les plateformes aériennes et navales de tous leurs sous-systèmes (radars, nacelles de reconnaissance, systèmes d’autoprotection, etc.), de la même façon qu’il serait impossible d’équiper tous les régiments de l’armée de Terre de tous les véhicules prévus en théorie. Au rythme de la consommation en munitions en tout genre des combats en Ukraine, l’armée française ne brillerait que pendant quelques jours, deux semaines tout au plus. Bien sûr, le fait qu’hommes et équipements puissent être évacués, soignés et remplacés en grand nombre n’est plus envisagé depuis longtemps ni donc organisé. Le stock, c’est la vie en temps de guerre ou de confrontation.

Avec cet instrument en réduction permanente, nous avons affronté des États ou pseudo-États, mais toujours en coalition dominée par les États-Unis. Nous en avons même affronté un an tous les quatre ans de 1990 à 2011, mais dans des «opérations Coubertin» où notre objectif essentiel était de participer, même à 5 %. Dans le même temps, nous avons beaucoup effectué d’opérations de «gardiens de la paix» de diverses manières, de l’interminable interposition au Liban aux missions de stabilisation en Bosnie ou au Kosovo après l’établissement de la paix par la force en passant par les interventions humanitaires armées. Les succès ont été très mitigés. Nous nous sommes également à nouveau engagés en guerre contre des organisations armées en Afghanistan puis au Sahel après une longue éclipse. Beaucoup de choses au total, de petites choses surtout, avec finalement peu de succès clairs.

On notera que la période a connu peu de confrontations de la France contre des États. On pourrait évoquer les rétorsions américaines contre la France en 2003 au moment de la crise irakienne mais il n’y avait aucun emploi de la force armée. On peut surtout évoquer le cas de la crise contre la République de Côte d’Ivoire (RCI) pendant quelques jours de novembre 2004 après le bombardement de soldats français par un avion ivoirien. On a alors employé de part et d’autre une assez large gamme d’instruments de confrontation comme la désinformation, l’emploi de foules violentes ou, côté français, la destruction au sol des forces aériennes ivoiriennes.  

Pas de Manta sur le Dniepr

Et puis les puissances de l’Ancien Monde, Russie, Chine, Inde, Turquie, Iran, sont revenues sur le devant de la scène géopolitique et y ont mené logiquement des politiques de puissance. Avec elles sont revenues les règles du jeu de la guerre froide et comme au moment du basculement des années 1988-1991, nous avons mis du temps à nous adapter.

Avec notre Reine nucléaire et nos deux cavaliers sans souffle, nous voilà bien dépourvus pour faire face à tout. À défaut de changement de régime, en avril 2018 les forces françaises, britanniques et américaines ont frappé par missiles plusieurs sites militaires syriens afin de punir le régime de Bachar al-Assad pour l’emploi d’armes chimiques. A l’été 2020, la France a contré la Turquie en engageant une frégate pour intercepter des navires turcs alimentant illégalement des armes en Libye puis en envoyant des chasseurs Rafale à Chypre afin de contrer une intrusion là encore illégale dans les eaux grecques. Il ne s’agissait là cependant que d’actions militaires limitées dans un champ beaucoup plus vaste et dans lequel la France n’est pas encore très à l’aise, car pas assez forte.

Si le modèle 2015 avait été réalisé et approfondi, nous aurions pu, à la demande de l’Ukraine et avec l’accord des Alliés, déployer en quelques jours une brigade légère et un escadron aérien à Kiev, en plaçant la Russie devant le fait accompli et l’obligation pour parvenir à ses fins d’avoir à affronter la France et ses alliés. Les Russes pratiquent régulièrement de telles opérations parce qu’ils en acceptent le risque et qu’ils disposent des moyens de le faire. Au lieu d’un sous-groupement en Estonie depuis la crise de 2014 et un GTIA en Roumanie, unités utiles pour incarner la solidarité française mais incapables d’arrêter une seule division russe, c’est l’équivalent du corps d’armée des ex-Forces françaises en Allemagne qu’il aurait fallu être capable de déployer après la brigade d’urgence.

Au lieu de venir en aide aux forces ukrainiennes en prenant des équipements sur nos maigres stocks et la substance de nos régiments, c’est dans des dépôts importants, éventuellement de matériels anciens rétrofités ou au pire dans les rangs des brigades de réserve que l’on puiserait. En arrière, le commandement de la remontée en puissance mettrait en œuvre les mesures prévues de mobilisation des ressources industrielles ou autres. Il y aurait des régiments d’instruction entièrement dédiés à la formation technique et tactique des Ukrainiens. Nous ne serions pas au 13e rang en matière d’aide militaire à l’Ukraine.

Il serait pourtant relativement simple de faire mieux à condition dans un premier temps de redonner de l’épaisseur aux unités de combat en faisant en sorte qu’elles soient complètes en tout et pas équipées à la demande à partir de stocks insuffisants. Si on pouvait déjà déployer rapidement 32 GTIA à partir du même nombre de régiments d’infanterie ou de cavalerie et trois régiments d’hélicoptères de combat existants, et non entre 6 et 12 au bout de six mois, ce serait déjà énorme. On peut espérer aussi aller au-delà de la capacité de frappes aériennes de 10 à 15 projectiles par jour sur une durée de six mois, réalisée au Kosovo en 1999 ou en Libye en 2011, ce qui est évidemment insuffisant pour avoir un effet opérationnel sur une armée importante. On sera encore loin de la capacité de 1990, mais dans une logique de projection au loin, ce n’est déjà pas si mal.

Cela représente cependant encore moins du quart du nombre de GTIA russes engagés en Ukraine, pour un pays dont la population n’est qu’un peu plus de deux fois celle de la France. Mais cet épaississement implique aussi celui du troisième échelon, celui de la fabrication des ressources où il faut couper avec l’artisanat- quand on fabrique neuf canons par an, c’est de l’artisanat – pour revenir à une production plus massive. C’est encore une fois impossible sans un effort budgétaire conséquent et un effort de réorganisation sur plusieurs années.

Pour faire mieux, on peut recruter encore des soldats professionnels, mais on atteindra probablement rapidement les limites de l’exercice. On peut aussi et surtout utiliser des forces complémentaires. Les États-Unis ont une population cinq fois supérieure à celle de la France. Si on réduisait par cinq le volume total de tous les combattants soldés par le département de la Défense américain au plus fort de l’engagement en Irak, on obtiendrait un chiffre de 100 000 hommes, bien loin des 15 000 prévus par la France. Mais dans ces 100 000, on compterait 30 000 soldats professionnels d’active, mais aussi 15000 réservistes professionnels et 55 000 supplétifs locaux ou internationaux dans le cadre de sociétés privées ou de milices. Une armée professionnelle comme celle de la France n’est pas condamnée à être petite pourvu que l’on surmonte certains blocages et que l’on s’en donne les moyens. Si la France faisait le même effort que les États-Unis pour ses forces de réserves, elle dépenserait 2,8 milliards d’euros par an et non environ 100 fois moins. Cela changerait beaucoup de choses.

Et puis, il faut travailler, analyser précisément ce que nous avons oublié, comme le fait de simplement manœuvrer en terrain libre au niveau d’un corps d’armée, les capacités que nous avons perdu dans la neutralisation des défenses aériennes par exemple, et ce que nous avons manqué comme les drones armés à bas coût ou les munitions rodeuses, etc. Observer, +analyser, expérimenter, adopter selon des cycles plus courts. Il est inadmissible d’attendre de 2009 à 2016 entre l’expression de besoin d’achat «sur étagère» d’un nouveau fusil d’assaut pour remplacer le FAMAs et l’adoption du HK-416, une arme disponible depuis 2005.

Pour conclure, la possibilité d’une confrontation avec la Russie a été évoquée au moins depuis le Livre blanc de la Défense et la Sécurité nationale de 2008 et est devenue une réalité depuis l’invasion de la Crimée et le conflit dans le Donbass en 2014 sans parler des actions de diverses sortes menées par la Russie contre la France, notamment en Afrique. Si cela a entraîné au moins dans les armées une réflexion sur le retour à des combats de haute-intensité, cela n’a pas changé grand-chose dans notre modèle de forces en situation de «réparation» depuis 2015 après vingt-cinq ans de dégradation. La seule action véritable a consisté à déployer un sous-groupement en Estonie et à participer à la surveillance du ciel par des patrouilles aériennes régulières sur le flanc oriental de l’OTAN. Il n’est pas évident que cette opération de «réassurance» fut si rassurante que cela en réalité, dans la mesure où si elle concrétisait dès le temps de paix l’article 5 de la charte de l’Alliance décrivant une attaque contre un membre considéré comme une attaque dirigée contre tous, elle témoignait aussi de la faiblesse de notre capacité de déploiement, en volume et en vitesse. Comme d’habitude, c’est dans l’urgence et lorsque le problème a éclaté que l’on va réagir. Espérons maintenant que l’on aille vite. 

Le jour d’après la grande attaque

Publié le 25 octobre 2015


C’est donc à peu près entendu, la guerre de la France contre les organisations djihadistes qui dure déjà depuis vingt ans durera encore sans doute au moins autant. Dans le cadre de cette lutte, il est à peu près certain aussi que la foudre, la grande, celle qui fend les montagnes, ne nous épargnera pas éternellement. Les attaques de mars 2012 et janvier 2015 ont été dures et surprenantes, en fait surtout dures parce que nous, et nos dirigeants en premier lieu, avons été surpris alors que de nombreux éléments indiquaient que cela surviendrait. On ne peut introduire la notion de résilience dans le Livre blanc de la Défense de 2008 et n’en tenir aucun compte, se féliciter régulièrement de déjouer des attentats et ne pas assumer que nous ne pourrons jamais tous les éviter. Ces attaques, et même celles de janvier dernier, qui ont provoqué beaucoup d’émotion, ne sont pourtant encore que peu par rapport aux dizaines d’attentats massifs et d’attaques dynamiques qui ont frappé diverses nations du monde depuis 2001. La première des responsabilités serait d’expliquer que cela arrivera très probablement sur notre sol dans les semaines, mois ou années à venir. 


Cette grande attaque, sous la forme d’un commando venu de Libye éclatant en cellules autonomes de massacre au cœur de Marseille ou d’une équipe de snipers frappant les foules parisiennes une nuit du Nouvel An… ou tout autre procédé pourvu qu’il soit stupéfiant, sera sans doute finalement bien traitée, c’est-à-dire contenue et réprimée, par les services de police. Le dispositif de l’opération Sentinelle, aura peut-être même cette fois une autre utilité que psychologique. Cela limitera les effets, mais n’empêchera pas des dizaines, voire des centaines, de victimes et un immense choc. Tout cela a été parfaitement décrit par ailleurs, en particulier ici et ici.


Il reste à savoir ce qui se passera le jour d’après. Quelle sera la réponse à ce qui, bien plus qu’en janvier, ressemblera vraiment aux attaques du 11 septembre 2001 aux États-Unis ? La France faisant partie des ennemis privilégiés de plusieurs organisations djihadistes, il est probable que tout cela a déjà été anticipé. Les discours forts sont déjà écrits, les actions diplomatiques, les plans de mobilisation des forces de réserve, ainsi que les plans d’engagement des forces déjà prêts pour vaincre l’ennemi…


C’est de l’ironie. Il est probable qu’il n’en est rien. S’il y a bien un message que la France a envoyé après les attentats de janvier c’est bien qu’elle avait été surprise et qu’elle le serait encore plus en cas événements particulièrement graves. Car il ne faut pas confondre les réactions qui ont suivi, le déploiement précipité des militaires dans les rues de métropole comme on injecte une forte dose d’antidépresseur, la légère inflexion dans la réduction des budgets et des effectifs, l’engagement momentané du groupe aéronaval dans le Golfe, la nième loi sur la sécurité, comme des signes d’une réelle stratégie. Une stratégie suppose en effet la définition d’un chemin vers la victoire et la fin de la guerre, et ce chemin on ne le voit guère. Pourtant, quand on cumule tous les moyens engagés dans la « guerre » annoncée par le Premier ministre en janvier, nous sommes au niveau de l’« engagement majeur » (une expression pour justement éviter le mot « guerre ») prévu par le Livre blanc de 2013 et certainement contre l’ennemi prévu par ce même document, tout simplement parce qu’il n’y en a aucun (juste toujours la même liste de menaces). La confusion n’est d’ailleurs toujours pas dissipée, le même Premier ministre qui déclarait la « guerre » annonce maintenant de fait des actions de « police » en Syrie.


L’épée est donc déjà sortie, mais pour quel effet ? Nous avons engagé deux brigades dans les rues de métropole afin de rassurer un peu les Français, nous tentons d’endiguer les organisations armées nord-africaines avec 3 000 hommes et quelques aéronefs en limite d’un sous-continent très fragile et de la taille de l’Europe. Quant à nos 12 avions de combat au Proche-Orient, ils réalisent 3 % d’une campagne de frappes qui n’obtient que des résultats mitigés contre l’État islamique. Le moins que l’on peut dire est que vu de Raqqa notre contre-djihad manque singulièrement de punch et nous sommes pourtant à notre maximum.


Quelle sera alors la réponse stratégique si un commando de l’État islamique ou d’al-Mourabitoune parvient à tuer d’un seul coup à tuer autant de civils que le Lashkar-e-Toiba à Mumbai en 2008, soit dix fois plus qu’à Paris en janvier dernier ?


Il faudra alors d’abord expliquer aux Français, pourquoi dans ce pays qui produit 2 200 milliards d’euros de richesse chaque année, l’État a la plus grande difficulté à en dégager 62 (99 si on avait continué le même effort qu’en 1990) pour assurer ses missions régaliennes, celles qui assurent la sécurité des Français avec une armée, une police, un système judiciaire et pénitentiaire, une diplomatie. Pire encore, il faudra expliquer pourquoi on a diminué en permanence ces moyens, pourquoi on a baissé la garde alors qu’on ne cessait de dire, y compris dans les documents officiels, que le monde qui nous entourait était toujours plus dangereux. Il sera alors difficile à la même classe politique qui a initié et organisé cette baisse de la garde depuis plus de vingt ans de persuader qu’elle est capable de porter le fer avec fermeté et efficacité contre l’ennemi. Que ceux qui ont provoqué le phénomène avec légèreté soient en mesure de le traiter avec gravité. Que ceux qui ont invoqué des contraintes extérieures pour ne pas agir, notamment européennes, soit capables d’un seul coup de s’y soustraire. Que ceux qui faisaient des affaires avec les monarchies du Golfe, y compris un ancien président de la République et un ancien chef d’état-major des armées, n’ont pas fermé les yeux sur leur prosélytisme salafiste dévastateur.


La grande attaque sera peut-être le coup grâce, non pas de la France qui a résisté à bien plus, mais d’une certaine France. Le balancier permanent entre l’ouverture et la sécurité, pour l’instant oscillant, basculera largement du côté cette dernière dans un pays à cran. Les conséquences politiques internes en seront sans doute considérables, en particulier en période électorale. Les conséquences sociétales le seraient aussi, ce serait d’ailleurs peut-être un des objectifs de l’attaque. Il faudra gérer la crise autrement que par des slogans, des numéros verts et la désignation de « référents » antiracistes. Il faudra gérer des colères de tous côtés et on ne voit pas très bien comment cela évoluera.


Il y aura des conséquences aussi sur la vie internationale. Il sera difficile de ne pas réagir autrement que par des gestes symboliques ou de faible volume. Le problème est que nous n’avons pas vraiment les moyens de vaincre seuls une grande organisation armée comme l’État islamique. Non seulement nous avons réduit notre effort budgétaire, mais, en nous contentant de gérer, difficilement, le modèle de forces hérité de la guerre froide, et en raisonnant en termes de listes de menaces (« le terrorisme ») au lieu d’ennemis sur lequel nous modeler, nous avons un outil de défense apte à tout, mais bon à ne vaincre aucun ennemi un peu important. À cet égard, la victoire au Mali ne doit pas faire illusion. Non seulement les groupes ennemis sur place ne disposaient que de 3 000 hommes et si nous avons détruit leurs bases locales, nous ne les avons pas vaincus définitivement. Le combat continuait d’ailleurs, avant que nous décidions de nous en prendre aussi à l’État islamique, au moins vingt fois plus important en effectifs. Au final, nous tenterons bien des choses, mais avec des moyens insuffisants en attendant, il faut l’espérer, ceux de la mobilisation, mais qui viendront des années plus tard. En attendant, il faudra faire preuve d’intelligence, de ruse, et mener aussi une guerre implacable avec des moyens limités. On ne sent pas cependant l’imagination au pouvoir pour l’instant. 


La direction de la France est aujourd’hui dans un entre-deux, en paix, mais déjà — à force de petites réactions — dans un « engagement majeur », inhibée devant la qualification de l’ennemi (toujours « terroristes » jamais « djihadistes »), bloquée même devant la notion même d’ennemi préférant parler de criminels, coincée devant le mot « guerre » tel un gouvernement de 1939, soucieuse de ne pas déplaire à ses gros clients, acceptant — malgré les événements — la dégradation de ses instruments de puissance, s’avouant impuissante à trouver des moyens supplémentaires pour protéger les Français (sa mission première). 


Ce brouillard ne durera pas. La grande attaque sera une épreuve terrible, mais elle soulèvera le couvercle et permettra de constater, si nous sommes encore vivants ou déjà morts.


Jeux de guerre et victoire dans le Pacifique

Nous sommes en janvier 1908, un article du McClure’s Magazinesigné par plusieurs officiers de l’US Navy critique fortement le design de la classe de cuirassé dreadnought Delaware dont le deuxième exemplaire, le North Dakota, est en construction. Ce design, critiquent-ils, a été conçu par les techniciens du Bureau du département de la Marine sans n’avoir jamais pris en compte l’avis des opérationnels et il comporte de nombreuses erreurs de conception. La controverse monte jusqu’au Président Théodore Roosevelt, passionné par ces questions, qui sur les conseils de l’amiral Williams Sims s’adresse alors au Naval War College de Newport. Le NWC, l’école de guerre de la marine américaine, pratique alors régulièrement des jeux de guerre, ou wargames, pour la formation de ses officiers. Roosevelt demande alors de tester l’engagement au combat du North Dakota. Le résultat du jeu est sans appel et confirme le jugement très négatif des opérationnels. La classe Delaware s’arrêtera là, mais on constate qu’on aurait au moins économisé une somme d’argent colossale si on avait au moins testé les concepts avant de les produire.

Par méfiance du Congrès, les forces armées américaines n’ont alors ni grand état-major interarmées, ni même d’état-major de la Guerre et de la Marine très étoffés. Le secrétaire d’État à la Marine est assisté de commandant de divisions, dont celles des opérations et du matériel, et d’un bureau général d’amiraux anciens chargé de le conseiller. On l’aura compris, le département est rapidement secoué entre les rivalités de ces trois organismes, le tout dans une ambiance de l’entre-deux-guerres de réduction des dépenses et de contraintes fortes imposées par les traités navals. Pas facile dans ses conditions de faire évoluer une organisation dont on sait pourtant qu’elle aura probablement à mener des combats gigantesques dans les années à venir. L’US Navy va pourtant y parvenir de manière remarquable et le jeu de guerre y sera pour beaucoup. Le NCW est alors rattaché à la division des opérations, futur Office of the Chief Naval Operations-OPNAV, où il est d’abord utilisé comme organe de réflexion et d’expérimentation.

C’est une révolution organisationnelle, dans la mesure où comme dans la médecine sensiblement à la même époque, on complète le seul jugement personnel des chefs par des tests les plus rationnels possibles. Désormais tous les plans conçus par l’OPNAV puis en fait tous les problèmes de l’US Navy, comme par exemple les effets des traités navals, sont passés au crible de l’expérimentation à la fois par des exercices «grandeur nature» en mer, irremplaçables mais rares, couteux et soumis à de fortes contraintes de sécurité, et des jeux sur le parquet du War College de Newport avec des navires miniatures et des dés. Les Américains ne sont pas les seuls à pratiquer les grands exercices en mer ou sur plancher, les marins japonais en particulier jouent beaucoup, mais ce sont les seuls à le faire aussi systématiquement et surtout à jouer des campagnes complètes. De 1919 à 1941, on compte ainsi 136 jeux simulant des campagnes complètes, presque toutes dans le Pacifique contre le Japon, dont une d’un mois complet pour chaque promotion du NWC. On compte aussi 182 jeux simulant seulement des batailles. Chaque jeu se déroule selon un cycle immuable : rédaction par les élèves d’un ordre d’opération à partir d’un ordre reçu, analyse et critique des ordres conçus par les élèves, choix d’un ordre d’opération qui est ensuite joué en double action, et enfin analyse approfondie des combats transmise ensuite au donneur d’ordre.

Les bienfaits sont énormes en termes de formation. Les officiers qui sortent du NCW maitrisent parfaitement l’emploi des forces et notamment les nouvelles. L’amiral Raymond Spruance par exemple utilisera parfaitement les porte-avions dans le Pacifique sans être jamais passé par l’aéronavale ou en avoir commandé un. Ils connaissent bien l’ennemi dont tous les navires sont représentés avec la plus grande précision, mais aussi toute la géographie des zones dans lesquelles ils vont opérer. On l’oublie souvent au regard de la qualité des opérations navales américaines de la guerre du Pacifique, malgré l’attaque de Pearl Harbor ou les déboires de la campagne des Salomon, mais l’US Navy n’a pas combattu en surface depuis 1898. Le corps des officiers américains est le moins expérimenté de toutes les forces navales de l’époque. L’amiral Nimitz, commandant de la Navy dans le Pacifique pendant la guerre, expliquera que cela avait été compensé par la simulation et que finalement tout ce qui est arrivé avait déjà été joué à Newport, à l’exception des kamikazes. Il oubliait en fait la campagne sous-marine américaine contre la marine marchande japonaise qui n’avait jamais été jouée, du moins à cette échelle.

C’est aussi par le jeu que le plan de campagne contre le Japon, le plan Orange, a été, perpétuellement affiné. L’idée très mahanienne est alors de se porter groupé dans les eaux des Philippines, alors administrés par les Américains, de détruire la flotte de ligne japonaise dans la région puis d’étouffer le Japon par un blocus à partir des îles proches. C’est dans ce contexte que l’emploi des porte-avions a été testé, alors même que la flotte était encore très réduite. Les jeux ont montré que les porte-avions étaient capables de frapper relativement à terre et de tout détruire sur mer sauf les cuirassés. Les Américains ont conclu à la nécessité d’une marine équilibrée combinant cuirassés et porte-avions pour les combats en haute mer, là où les Japonais, divisés, vont en fait utiliser deux forces séparées, porte-avions d’abord puis cuirassés à partir de 1944, et les Britanniques subordonner leurs petits porte-avions au service des navires de ligne.

Mais une flotte équilibrée américaine là où les Japonais investissent massivement dans les porte-avions suppose d’accepter une infériorité numérique dans ce domaine et effectivement les Américains commenceront la guerre avec 7 bâtiments de ce type contre 10 japonais. Aussi le retour d’expérience des premiers combats sur parquet conclue-t-il de chercher des solutions palliatives, comme la construction de destroyers antiaériens, la conversion rapide de navires marchands en petits porte-avions (ce seront les porte-avions d’escorte de la bataille de l’Atlantique) et d’utiliser de manière optimale l’espace des futurs porte-avions afin qu’ils portent plus d’aéronefs que les Japonais. On détermine dans les jeux de campagne qu’il faut faire également en sorte que les porte-avions américains puissent être réparés et réengagés au combat plus vite que ceux de l’adversaire. Lors de la bataille de la mer de Corail en mai 1942, les porte-avions japonais Shokaku et Zuikaku et l’américain Yorktown sont endommagés. Un mois plus tard, à Midway, les deux premiers sont toujours en réparation alors que le troisième est déployé. Les conséquences tactiques et stratégiques sont énormes. Les jeux de campagne effrayent aussi les Américains par le taux de pertes des pilotes, aussi la Navy se penche très tôt sur la question du sauvetage en mer, mais aussi de la capacité à former massivement des pilotes, là où les Japonais qui ne simulent que des batailles ne font rien. Les jeux mettent aussi en évidence l’importance capitale de déceler en premier les forces ennemies et prônent d’investir dans une capacité de reconnaissance à grande distance à base d’avions de patrouille maritime et de sous-marins à rayon d’action. 

Un jeu particulièrement important a été celui de l’été 1933. On y prend alors en compte la fortification par les Japonais des îles allemandes du Pacifique central et la saisie probable de l’île américaine de Guam. Le jeu est un désastre. La flotte américaine, comme cela était prévu par le plan japonais, se retrouve harcelée par les sous-marins et les avions des îles-bases japonaises. Usée et sans pouvoir être efficacement soutenue par des bases trop lointaines, la flotte américaine ne peut vaincre la flotte japonaise en mer des Philippines. On en conclut qu’il faut d’abord s’emparer de ces îles et de s’en servir ensuite comme bases avancées. Tout cela se concrétise aussi dans la stratégie des moyens. Pour dépasser ce que l’on n’appelle pas encore le déni d’accès, les Corps des Marines et la Navydéveloppent toute une flotte spécifique de navires ou de véhicules amphibies et réfléchissent à leur emploi. Ce sont les seuls au monde à ce moment-là et si on ne pense alors qu’aux îles du Pacifique, cette évolution majeure permettra de se porter aussi à l’assaut du mur de l’Atlantique.

Tout n’est pas parfait dans ce processus d’évolution par le jeu. Dans les années 1930, les règles du jeu sont si sophistiquées qu’elles représentent 150 pages, ce qui exclut toute appropriation par les élèves et impose de créer un bureau spécifique entièrement consacré au jeu de guerre. Bien que s’appuyant sur les données les plus précises possibles, les règles sont forcément approximatives sur les phénomènes nouveaux comme l’emploi au combat de l’aéronavale, même si on s’aperçoit qu’elles ont quand même constitué les meilleures anticipations en la matière. En fait, ce sont surtout les évènements géopolitiques qui ont mis en défaut les simulations. On ne simule pas la guerre sous-marine à outrance essentiellement par peur de froisser le Royaume-Uni, dont les navires marchands seraient sans doute les premières victimes dans le Pacifique. On ne conçoit pas une seule seconde la chute rapide de la France en 1940, ce qui va imposer de faire basculer dans l’Atlantique une partie imprévue de l’effort naval américain.

Le fait est que les petits bateaux en bois ou métal de Newport, les tables de tir, les dés ont constitué le moteur de la transformation la plus réussie des marines de l’époque moderne. Tester les idées et les choses, c’est-à-dire comme en science de voir si elles résistent à la réfutation, s’avère plus efficace que le jugement au doigt mouillé des autorités ou la tendance à simplement refaire la même chose, mais en plus cher.

Armée et sécurité intérieure. Retour sur l'expérience de la bataille d'Alger

Fiche au chef d’état-major des armées, 2007

Il y a juste cinquante ans, l’armée de terre était engagée aux côtés des forces de police pour éradiquer le terrorisme dans une grande ville française. On connaît le résultat : une victoire acquise en quelques semaines, mais un désastre stratégique et psychologique dont l’armée s’est difficilement remise. À l’heure où la menace du terrorisme est présentée à nouveau comme menace majeure, voire unique, et où la tentation est forte d’employer tous les moyens pour s’en préserver, il n’est peut-être pas inutile de revenir sur cette expérience.

Pourquoi l’armée ?

En 1957, le gouvernement fait appel à l’armée parce qu’il est désemparé face au phénomène du terrorisme urbain qui frappe Alger, menace nouvelle et d’une grande ampleur non pas par le nombre de victimes qu’occasionne chaque attentat, très inférieur par exemple aux attaques de Madrid en 2004 ou à New York en 2001, mais par leur multiplication. A partir de septembre 1956 et pendant plus d’un an, cette ville de 900 000 habitants est en effet frappée en moyenne chaque jour par deux attaques qui font, toujours en moyenne, un mort et deux blessés.

Les forces de police ne parviennent pas à faire face au problème, car elles sont paralysées par trois facteurs : la multiplicité et la rivalité des services (RG, sécurité militaire, PJ, DST, gendarmerie), la méconnaissance du phénomène et la compromission avec la population européenne dont elle est majoritairement issue. Elle se retrouve donc à la fois décrédibilisée pour son inefficacité du côté « européen », selon les appellations de l’époque, et pour sa partialité du côté « musulman », 400 000 habitants dont 80 000 dans le labyrinthe de la Casbah. Le 10 août 1956, les Musulmans ont été victimes rue de Thèbes dans la Casbah du pire attentat de toute la période avec officiellement 16 morts mais sans aucun doute beaucoup plus, une attaque dont les auteurs, des « ultras » partisans de l’Algérie française, ont été mollement poursuivis. Les Musulmans sont exaspérés aussi de l’inaction policière face aux « ratonnades » qui suivent souvent les attentats et qui occasionnent au moins autant de victimes innocentes que ces mêmes attentats. De ce fait et autant que par sympathie idéologique ou par peur, cette population musulmane accepte bon gré mal gré la mainmise du FLN.

Dans ces conditions et alors que le FLN lance la menace d’une grève générale, le ministre-résidant Robert Lacoste, estime n’avoir pas d’autre solutions que de faire appel à l’armée et notamment à la 10e division parachutiste du général Massu, dont on a pu constater l’efficacité dans le « djebel ». Dans son esprit, c’est la suite logique du glissement opérée depuis 1954 lorsque les militaires ont été engagées dans des opérations ipso facto de sécurité intérieure puisqu’on leur refusait le titre de « guerre ». Cette décision ne suscite que peu d’opposition politique.

Le 7 janvier 1957, le préfet du département d’Alger signe une délégation de pouvoirs au général Massu dont l’article premier est rédigé ainsi : «Sur le territoire du département d’Alger, la responsabilité du maintien de l’ordre passe […] à l’autorité militaire qui exercera, sous le contrôle supérieur du préfet d’Alger, les pouvoirs de police normalement impartis à l’autorité civile».Les premières unités parachutistes arrivent dans la nuit pour se lancer immédiatement dans une énorme perquisition au sein de la Casbah. A la fin du mois de janvier, ils brisent par la force la grève générale, au mépris de la loi et à la satisfaction de tous.

Logique militaire contre logique policière

Dès son arrivée à Alger, le général Massu donne la méthode à suivre : «Il s’agit pour vous, dans une course de vitesse avec le FLN appuyé par le Parti Communiste Algérien, de le stopper dans son effort d’organisation de la population à ses fins, en repérant et détruisant ses chefs, ses cellules et ses hommes de main. En même temps, il vous faut monter votre propre organisation de noyautage et de propagande, seule susceptible d’empêcher le FLN de reconstituer les réseaux que vous détruirez. Ainsi pourrez-vous faire reculer l’ennemi, défendre et vous attacher la population, objectif commun des adversaires de cette guerre révolutionnaire!

Ce travail politico-militaire est l’essentiel de votre mission, qui est une mission offensive. Vous l’accomplirez avec toute votre intelligence et votre générosité habituelles. Et vous réussirez. Parallèlement se poursuivra le travail anti-terroriste de contrôles, patrouilles, embuscades, en cours dans le département d’Alger.»

Toute l’ambiguïté de l’action policière effectuée par des militaires est dans ce texte. Pour les parachutistes, qui reviennent amers de l’expédition ratée à Suez, Alger est un champ de bataille, au cadre espace-temps précis, dans lequel ils s’engagent à fond, sans vie de famille et sans repos, jusqu’à la victoire finale et en employant tous les moyens possibles.

En réalité, cette opération mérite difficilement le qualificatif de « bataille » tant la dissymétrie des adversaires est énorme, à l’instar de la police face aux délinquants qu’elle appréhende. La logique policière agit alors de manière linéaire ne cherchant pas à surmonter une dialectique adverse qui n’existe pas ou peu, mais à déceler et appréhender tous ceux qui ont transgressé la loi. Cette logique est soumise à la tendance bureaucratique à rechercher le 100 % d’efficacité et donc à réclamer toujours plus de moyens pour y parvenir et plus de liberté dans l’emploi de la force, avec cet inconvénient qu’à partir d’un certain seuil, les dépenses s’accroissent plus que proportionnellement aux résultats. La tentation est alors forte de les justifier en élargissant la notion de menace. Cette tendance reste cependant étroitement contrôlée de manière explicite par la loi, mais aussi normalement par une culture policière d’emploi minimal de la force.

Dans la logique militaire, selon l’expression de Clausewitz, c’est chaque adversaire qui fait la loi de l’autre et c’est cette dialectique qui freine la montée en puissance. En Algérie, après quelques succès, les grandes opérations motorisées de bouclage menées en 1955 ont rapidement perdu toute efficacité dès que les combattants ennemis ont appris à les déjouer. Sans cet échec, on aurait probablement éternellement continué dans cette voie jusqu’aux fameux et finalement inatteignables 100 % de succès.

A Alger, la dialectique est très réduite et la force militaire tend donc à monter très vite aux extrêmes d’autant plus que les freins qui existent pour la police sont beaucoup moins efficaces avec des militaires qui n’ont pas du tout le même rapport au droit. Dès les premières opérations de contre-guérilla en 1954, les unités de combat étaient stupéfaites de voir des gendarmes devoir les accompagner, dresser des procès-verbaux et compter les étuis après les combats. Dans le combat, elles restaient dans une logique militaire de duel entre adversaires respectables, mais dès la fin du combat elles entraient dans une logique policière contraire. L’ennemi anonyme mais honorable devenait un individu précis mais contrevenant à la loi, à condition toutefois de le prouver. Lorsqu’elles ont vu par la suite que les prisonniers étaient souvent libérés « faute de preuves », la plupart des unités ont simplement conservé leurs ennemis dans la logique guerrière en les tuant. Ce faisant, elles ont franchi une « ligne jaune » bafouant ouvertement un droit en retard permanent sur la logique d’efficacité militaire.

Avec les attentats d’Alger, l’ennemi n’apparaît même plus respectable puisqu’il refuse la logique de duel pour frapper de manière atroce des innocents. Ajoutons enfin l’importance de la notion si prégnante pour les militaires du sacrifice, à la différence près que dans le cas de la « bataille » d’Alger, on ne sacrifiera pas sa vie (il n’y aura que deux soldats tués et cinq blessés) mais son âme.

La continuation de l’action policière par d’autres moyens

Le cadre légal de l’action de la division parachutiste est très large. Les quatre régiments parachutistes engagés peuvent appréhender en flagrant délit ou contrôler des groupes et agir sur renseignement avec des OPJ affectés à chacun d’eux.  

Le général Massu, nommément désigné, a le pouvoir d’ordonner des perquisitions à domicile de jour et de nuit. Normalement, les individus arrêtés doivent être remis à l’autorité judiciaire ou à la gendarmerie dans les 24 heures, mais le préfet délègue à l’autorité militaire le droit d’assignation à résidence surveillée pendant au maximum un mois. Cette assignation à résidence permet d’arrêter de simples suspects et de constituer ensuite le dossier qui permettra éventuellement de les présenter au parquet, à l’inverse des méthodes de la Police judiciaire. Le tribunal militaire du corps d’armée de la région peut également juger les affaires de flagrant délit suivant une procédure très rapide, dite de traduction directe, où un simple procès-verbal de gendarmerie suffit. Le tribunal militaire peut également revendiquer les poursuites exercées par les tribunaux civils et de fait, dans la presque totalité des cas, les HLL (« hors-la-loi ») sont présentés devant lui.

Forte de ces pouvoirs, la division parachutiste met en place progressivement et de manière pragmatique plusieurs structures. Le premier système, dit «de surface», consiste à protéger les sites sensibles et à quadriller la ville par des points de contrôle et plus de 200 patrouilles quotidiennes. Les régiments sont affectés à des quartiers particuliers qu’ils finissent par connaître parfaitement et la Casbah est complètement bouclée. Ce contrôle constant en impose et rassure la population, tout en entravant les mouvements du FLN, mais il ne permet pas d’effectuer beaucoup d’arrestations.

Le démantèlement des réseaux est le fait de l’organisation « souterraine », c’est-à-dire d’abord de la structure de renseignement. Les renseignements proviennent de trois sources : la documentation, c’est-à-dire les fichiers (mais les services compétents sont réticents à coopérer) ou les documents du FLN ; la population, mais les langues ne commencent à se délier que lorsque l’emprise du FLN se desserre, et surtout les interrogatoires de suspects. Dans l’ambiance qui règne alors d’urgence, de lutte implacable contre un ennemi invisible et détesté et il faut bien le dire, de mépris vis-à-vis d’une population musulmane « moins française que les autres », les notions de suspects et d’interrogatoire se brouillent très vite. Tout musulman tend à être suspect et tout interrogatoire tend à devenir torture. Au sein de cette structure de renseignement, le commandant Aussaresses, est chargé des exécutions extrajudiciaires maquillées le plus souvent en suicide, comme celles du leader FLN Mohamed Larbi Ben M’hidi ou de l’avocat Ali Boumendjel.

Où s’arrête la sécurité globale ?

Comme le souligne le général Massu dans son ordre d’opération, la traque des terroristes selon des méthodes inspirées de celle de la police n’est qu’un aspect du problème. Il faut aller beaucoup plus loin. Dans la trinité clausewitzienne, la force armée, le gouvernement et le peuple se renforcent et se contrôlent mutuellement. Lorsqu’une guerre est déclarée, les deux armées ennemies s’affrontent dans un duel gigantesque, et lorsqu’un vainqueur se dessine, le gouvernement vaincu et le peuple à sa suite se soumettent. Dans la «guerre contre-terroriste», on détruit les cellules tactiques ennemies mais aussi les chefs, avec qui il est hors de question de négocier. Si l’on veut mener une guerre, le seul pôle sur lequel on peut agir est donc la population. Combinant la recherche policière du 0 terroriste et la vision militaire de lutte collective, l’armée se lance dans le contrôle étroit du «peuple de l’ennemi» pour éviter qu’il sécrète à nouveau des «malfaisants».

On s’engage donc dans une voie dont on ne cerne pas la fin et les contradictions. Outre que l’on n’hésite pas à brutaliser la population musulmane (plusieurs dizaines de milliers de suspects, innocents pour la très grande majorité, passeront par les centres de triage), on lui impose, sur l’initiative du colonel Trinquier, un dispositif d’autosurveillance inspiré des régimes totalitaires communistes qui ont tant marqué les vétérans d’Indochine. Dans le cadre de ce dispositif de protection urbaine (DPU), aussitôt surnommé Guépéou. Chaque maison de la Casbah ou des bidonvilles est numérotée et chacun de ses habitants est fiché. Des chefs d’arrondissements, îlots, buildings ou maisons sont désignés (7500 au total) avec l’obligation de tenir à jour des fiches de présence et de signaler tout mouvement, sous peine de sanctions. La mise en place du DPU permet ainsi de découvrir Ben M’Hidi.

Le DPU sert aussi de relais pour l’encadrement psychologique et administratif de la population. En s’immisçant dans tous les aspects de la vie, avec la création de sections administratives urbaines (SAU), d’organisations d’anciens combattants, de «cercles féminins» (où les femmes reçoivent un enseignement pratique sous l’impulsion d’équipes médico-sociales) et en inondant la ville de photos, affiches, tracts, messages par radio, journaux ou cinémas itinérants, on espère gagner «la bataille des cœurs et des esprits». Cette mainmise permet aux parachutistes de devenir à leur tour des «poissons dans l’eau» même s’il s’agit surtout de poissons prédateurs.

Cela n’empêche pas Yacef Saadi, le chef du réseau «bombes» à Alger d’organiser à nouveau une série d’attentats atroces. Les 4 et 9 juin, Saadi et ses poseurs de bombes, souvent des porteuses pour moins attirer la méfiance, tuent 18 personnes et en blessent près de 200. Cette fois le général Massu fait appel au colonel Godard pour organiser les opérations. Godard, futur membre de l’OAS, est très hostile aux méthodes employées précédemment et notamment l’usage de la torture. Trinquier et Aussaresses sont écartés au profit du capitaine Léger qui parvient à organiser de spectaculaires opérations d’infiltration et d’intoxication des réseaux du FLN, la fameuse « bleuite ». Même s’il y aura quelques attaques l’année suivante, la bataille d’Alger se termine en octobre 1957, avec l’arrestation de Yacef Saadi et la mort du tueur Ali-la-pointe.

Où est la victoire ?

La méthode, souvent brutale, a été tactiquement efficace. Le réseau « bombes » est démantelé une première fois en février 1957 puis à nouveau en octobre. Le comité exécutif du FLN, privé de Ben M’Hidi s’est enfui pour la Tunisie. Officiellement, jusqu’à la fin mars, la 10DP a tué 200 membres du FLN et arrêté 1 827 autres, mais beaucoup plus selon d’autres sources comme Paul Teitgen, secrétaire général de la police à Alger, qui font aussi  l’objet de controverses. 

Mais si la victoire immédiate sur le terrorisme est flagrante, il est probable que les méthodes employées, quoique souvent moins dures que celles du camp d’en face y compris contre les siens, ont contribué encore à pousser la population musulmane dans le camp ennemi. La polémique qui naît sur les méthodes employées va également empoisonner l’action militaire jusqu’à la délégitimer gravement.

En interne, le malaise est aussi très sensible du fait du mélange des genres. D’un côté, certains ne se remettront pas de leur engagement dans l’action policière poussée à fond alors que d’autres souffriront au contraire de ce non-combat si contraire à l’éthique militaire et si frustrant. Cela se traduit parfois par des bouffées de violence comme en juin 1957, lorsque trois parachutistes agressés depuis une voiture se ruent dans un hammam et tuent plusieurs dizaines d'innocents. Bien qu’infiniment moins meurtrière pour eux que les batailles de 1944-1945 par exemple, les soldats français gardent un souvenir détestable de cette période jusqu’à l’incruster profondément dans l’inconscient collectif

En guise de conclusion, voici ce que disait le colonel Bigeard à ses hommes en juillet 1957 avant de reprendre un « tour » à Alger. Cela résume assez bien la problématique des unités de combat engagées contre les organisations armées pratiquant le terrorisme : « Nous avons deux éventualités possibles pour « tuer » notre période d’Alger : la première peut consister à se contenter du travail en surface, en évitant de se compromettre, en jouant intelligemment sans prendre de risques, comme beaucoup hélas ! savent trop bien le faire ; la seconde, jouer le jeu à fond, proprement, sans tricher, en ayant pour seul but : détruire, casser les cellules FLN, mettre à jour la résistance rebelle d’une façon intelligente, en frappant juste et fort. Nous adopterons immédiatement la seconde. Pourquoi ? parce que c’est une lâcheté de ne pas le faire. […] Il y a ces articles de presse qui nous calomnient. Il y a ceux qui ne prennent aucune position et qui attendent. Si nous gagnons, ils seront nos défenseurs ; si nous perdons, ils nous enfonceront. Les directives concernant cette guerre, les ordres écrits n’existent pas et pour cause ! Je ne peux vous donner des ordres se référant à telle ou telle note de base…Peu importe ! Vous agirez, avec cœur et conscience, proprement. Vous interrogerez durement les vrais coupables avec les moyens bien connus qui nous répugnent. Dans l’action du régiment, je serai le seul responsable. »

La Légion d’honneur pour le caporal-chef Liber


Publié le 11 janvier 2020

La France compte dans ses rangs une armée invisible de milliers de blessés dans leur chair et leur âme. Ils ont été mutilés en la servant, en nous servant tous. Le moindre des droits qu’ils ont sur nous, c’est la reconnaissance.

L’un d’entre eux s’appelle Loïc Liber, il est caporal-chef, et le 15 mars 2012, il a été abattu par un islamiste à Montauban avec deux de ses frères d’armes, le caporal-chef Abel Chenouf et le caporal Mohamed Legouad. Eux sont morts, lui a survécu tétraplégique et est cloué dans un fauteuil depuis huit ans. Son régiment désormais c’est sa chambre aux Invalides où il a affiché les paroles de la Marseillaise et posé son béret. Les seules opérations qu’il connaît désormais sont médicales et elles sont de plus en plus difficiles à supporter.

Ses camarades tombés ont été intégrés dans la Légion d’honneur, c’est bien mais c’est une légion de l’au-delà et il est à craindre qu’ils ne la portent pas sur eux. Surtout, pourquoi avoir séparé alors les frères d’armes dans la reconnaissance et accordé moins à celui qui a survécu. Combien d’années de souffrance faut-il pour équivaloir à la mort ?

Pour l’instant cela fait huit ans et il est hélas probable qu’il n’y en ait pas beaucoup d’autres. N’est-il pas temps avant qu’il ne soit trop tard de faire enfin un geste ? Le caporal-chef Liber a reçu la Médaille militaire, c'est très bien. Il aurait été officier, il aurait reçu la Légion d'honneur. N'aurait-ce pourtant pas été la même chair qui aurait été meurtrie ? Il est temps aussi de mettre fin aussi à cette distinction qui date de la Restauration. La Légion d'honneur est aussi un ordre censé regrouper les citoyens ayant fait preuve de mérites éminents. Les mérites sont-ils moins éminents lorsqu'ils sont le fait de militaires du rang ou de sous-officiers ? 
La demande d’attribution de la Légion d’honneur a été faite par la députée de Guadeloupe, cette demande est suivie « avec bienveillance » par madame la ministre des Outre-Mer…depuis un an. Mon grand-père, lui aussi blessé au service de la France en 1918 l’avait reçu quelques semaines plus tard, le temps de terminer les combats en cours. Notre Etat fonctionne-t-il plus mal qu’en 1918 ? Sommes-nous plus insensibles qu’à cette époque ? Il est temps d’être juste.

Pour en savoir plus et aider : Le canal de vie

La guerre du Haut-Karabakh (2020)-Enseignements opérationnels

La nouvelle étude porte la guerre dans le Haut-Karabakh de septembre à novembre 2020.

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01-La guerre première. De la guerre du feu à l'empire de fer
02-La voie romaine. L'innovation militaire pendant la République romaine
03-L'innovation militaire pendant la guerre de Cent ans

04-Corps francs et corsaires de tranchées. La petite guerre des Français (1915-1918)
05-Innovations militaires en Indochine (1945-1954)
06-La victoire oubliée. La France en guerre au Tchad (1969-1972)
07-La guerre d'usure entre Israël et l'Egypte (1969-1970)

08-GI’s et Djihad. Les évolutions militaires pendant la guerre en Irak (2003-2008)
09-Sisyphe à Gaza. Israël contre le Hamas, enseignements opératifs et tactiques (2008-2014)
10-Levant violent. Une brève histoire militaire de la guerre en Syrie et en Irak (2011-2016)
11-Etoile rouge. Enseignements opérationnels de quatre ans d'engagement russe en Syrie (2015-2019)
12-Lutter contre les organisations armées en Afrique subsaharienne (avec Laurent Touchard)

13-L'art de la guerre dans Starship Troopers de Robert Heinlein

14-Théorie de la section d'infanterie
15-Régiment à haute performance
16-Une expérience de lutte contre les snipers (Sarajevo, 1993)
17-Retour sur les combats d'Uzbin (18 août 2008)

18-VE 1 Manager comme un militaire. Recueil de billets
19-VE 2 20 notes sur les organisations humaines. Recueil

20-L'expérience des Combined action platoons-Une expérience réussie de contre-guérilla au Vietnam
21-Le vainqueur ligoté-L’armée française des années 1920
22-Confrontation en Ukraine (2014-2015)-Une analyse militaire
23-Barkhane-Une analyse de l'engagement militaire français au Sahel
24-La guerre du Haut-Karabakh-Enseignements opérationnels

13 novembre


Publié le 07/07/2018

Quand on a été victime ou que l’on a perdu des proches dans une attaque comme celles du 13 novembre 2015, on est en droit de demander des comptes à celui qui était chargé de sa protection, l’Etat, et plus particulièrement son instrument premier sur le territoire national : le ministère de l’Intérieur. Au niveau le plus élevé la réponse aux interrogations n’a pas été, c’est le moins que l’on puisse dire, à la hauteur du courage de l’échelon le plus bas, faisant de l’ « aucune faille n’est survenue » un mantra dont on espérait alors que par répétition il puisse devenir une vérité. Cette petite attitude n’est hélas pas nouvelle.


C’est la raison pour laquelle on fait parfois appel directement aux représentants de la nation, issus des différents courants politiques, pour qu’ils mènent une enquête indépendante. Une commission d’enquête « relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter  contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015 » a ainsi rendu un rapport, et des propositions, en juillet 2016. Il faut en saluer le travail d’une grande exhaustivité et j’avoue mon interrogation sur le fait que l’on en soit encore à demander des explications, alors qu’il en existe des centaines de pages et publiques. 

Je m’interroge aussi, et m’inquiète surtout, que l’on demande désormais ces explications à la Justice. Peut-être fait-on plus confiance à celle-ci qu’à ses propres représentants. Plus probablement, le travail d’investigation de la commission abordant un sujet complexe comportait-t-il trop de choses pour le cubisme fragmenté des médias ou trop de points délicats pour certains acteurs politiques concernés pour qu’il en fut fait une exposition suffisante. Tout y est pourtant.


Sentinellele 13 novembre


Le plus surprenant dans ce nouvel épisode est que l’on s’en prenne surtout aux militaires. Là encore, il est vrai ce n’est pas nouveau, les militaires ayant la faculté d’être visibles (c’est d’ailleurs la raison principale de l’existence de Vigipirate-Sentinelle) et de ne jamais se plaindre. Ils constituent donc une cible facile. Disons-le tout de suite, dans l’attaque du Bataclan, c’est totalement injuste, au moins pour les soldats qui ont engagés ce soir-là. 


Rappelons d’abord une première évidence : le soir du 13 novembre 2015, comme depuis vingt ans que des militaires sont engagés à Paris, Sentinelle n’a rien empêché, en grande partie parce que ce n’est pas possible. Il est possible bien sûr de protéger quelques points précis, de riposter contre les attaques contre soi (et on notera que ce sont les soldats eux-mêmes et non ce qu’ils protégeaient qui ont toujours été les cibles) ou, avec la chance d’être à proximité, d’intervenir très vite, comme à Marseille en octobre 2017, mais l’empêchement ne peut venir que du hasard heureux du terrorisme visiblement armé qui tombe nez-à-nez avec un patrouille inattendue. Notons au passage que cette probabilité est d’autant plus faible que les soldats sont plus visibles mais si on les cache on ne pourra plus les utiliser pour illustrer tous les articles sur la lutte anti-terroriste en France.

Le dispositif Sentinellea au moins le mérite d’être souple et plutôt bien organisé, en grande partie parce qu’il est proche d’une organisation permanente de combat. Le 13 novembre 2015, le chef de la BRI a été mis en alerte à 21h20, c’est le seul parmi les unités d’intervention à l’avoir été officiellement. Toutes les autres unités, ainsi que Sentinelle, se sont « auto-alertées », en fonction des bruits, parfois au sens premier, entendus. Dans les faits, elles l’ont toutes été pratiquement au même moment et se sont toutes mobilisées.

Du côté de Sentinelle, le colonel commandant le groupement de Paris intra muros a installé en quelques minutes son poste de commandement tactique et son petit état-major permanent Place Bastille, de manière à coordonner toutes les unités militaires dans la « zone de contact » du 11earrondissement, 500 soldats engagés au total, qui ont à chaque fois contribué à organiser les points attaqués, les sécuriser avec des moyens « forts », et pour le coup la visibilité a été utile pour rassurer, puis surtout faciliter les secours, en particulier aux abords de la Belle équipe grâce à l’initiative d’un sous-officier en quartier libre non loin de là.

Avant toute chose, rappelons donc que si les soldats de Sentinellen’ont pas empêché les attaques, ils ont malgré tout contribué, avec beaucoup d'autres, à sauver de nombreuses vies. En périphérie de la zone d'action, un autre PC a envoyé 500 autres soldats prendre en compte immédiatement la surveillance de quatre nouveaux points sensibles, Matignon, l’Assemblée et le Sénat, l’hôpital Necker, pour y relever des forces de police ou parce que ces sites pouvaient être attaqués.


De 22h à 21h15 au Bataclan


Concentrons-nous sur le Bataclan. L’arrivée sur place d’un groupe de combat est aussi une initiative d’un sous-officier qui se rendait avec son groupe en véhicule pour prendre sa mission de garde boulevard Voltaire. Voyant des civils s’enfuir d’une zone non loin, il décide d’y aller, et rend compte à son chef, qui approuve, par téléphone portable.  Il arrive sur place juste après 22 heures. L’attaque sur place a commencé vingt minutes plus tôt. Le commissaire adjoint commandant la BAC 75 Nuit, rentrant de service, est déjà intervenu de sa propre initiative, « au son du canon et des infos radio » et à abattu un terroriste à 30 mètres au pistolet, avant d'être pris sous le feu des deux autres et obligé de sortir. 

Quatre policiers de la BAC 94 arrivent à ce moment-là et donc presque tout de suite après le groupe SentinelleLe massacre a déjà eu lieu, les coups de feu ont cessé à l’intérieur et les terroristes encore vivants sont à l’étage avec des otages. Le maréchal des logis (MDL) fait débarquer ses hommes entre le square à côté et la façade du Bataclan et leur fait prendre les dispositions de combat. Les soldats ne savent alors strictement rien de la situation et le MDL se met à la disposition de la BAC, selon le vieux principe qui veut que le « premier arrivé commande » et de toute façon, la mission générale est d'appuyer les forces de sécurité intérieure.

Une rafale de fusil d’assaut survient alors immédiatement du côté du passage Saint-Pierre Amelot à l’arrière du Bataclan sans pouvoir en déterminer l’origine, probablement un tireur depuis l’arrière d’une fenêtre. Un deuxième tir surviendra de la même façon quelques minutes plus tard, puis un troisième, toujours un balayage au hasard, après l’ouverture de la porte de secours. Entre temps, le MDL a demandé à son chef la possibilité d’ouvrir le feu, qui lui est accordée. On reviendra sur cette exigence de toujours demander des autorisations de faire alors qu’en l’occurrence ce n’est pas nécessaire.


Avec les policiers présents, il n’y a alors que deux options : pénétrer ensemble à nouveau dans la grande salle, l’évacuer et la fouiller, et s’en prendre à l’étage en même temps ou successivement, ou alors, deuxième option, sécuriser la zone autour du Bataclan en attendant l’arrivée d’une unité d’intervention de la Police. La décision en revient aux policiers, qui sont prêt à entrer mais demandent d'abord au centre opérationnel de la Préfecture de Paris. Les militaires sont prêts à les aider dans les deux cas, quoique dans le deuxième il aurait sans doute fallu demander une nouvelle autorisation à la chaîne de commandement. C’est à cette occasion qu’un des policiers de la BAC aurait demandé qu’on lui prête un Famas au cas où il irait sans les militaires, ce qui témoigne que ce n’était pas si évident. Au passage, le militaire refuse, ce qu’on ne peut lui reprocher mais personnellement cela ne m’aurait pas choqué qu'il prête son arme.

De toute façon, le centre opérationnel de la Préfecture coupe court très vite aux supputations en interdisant de faire quoi que ce soit à l’intérieur et notamment l’engagement des militaires (« nous ne sommes pas en guerre » aurait, paraît-il, été la justification) et d'attendre l’arrivée de la BRI. Un de mes chefs me disait : « tu as l’initiative tant que tu n’as pas rendu compte ». Il est probable et assurément heureux que le commissaire qui est entré dans le Bataclan pendant quelques minutes et a fait cesser le massacre en tuant un des terroristes n’ait pas demandé l’autorisation d’intervenir. Il serait sinon probablement toujours devant la porte. 

Après l’appel au CO, de la même façon que lorsque le 7 janvier il avait ordonné à la BAC de boucler Charlie-Hebdo mais pas d’intervenir, la situation est réglementairement gelée. Comme l’expliquera Christophe Molmy, chef de la BRI, devant la commission : « Ils [les policiers présents] avaient cessé leur intervention puisque les tirs avaient cessé. Dans l’hypothèse où les tirs cessent leur travail n’est pas en effet d’entrer et de progresser-les risques de la présence d’explosifs ou de terroristes embusqués et le risque de sur-attentat sont importants-mais de figer la situation, ce qu’ils ont d’ailleurs très bien fait ».


Du côté de Sentinelle, le groupe de soldat est alors séparé en deux. Une équipe de 4 est postée du côté du square, dans l’axe de tir des terroristes, pour en interdire la zone, aux journalistes notamment, et aider à l’organisation des secours à proximité. Une autre est placée en couverture avec des policiers face au passage Saint-Pierre Amelot. Précisons que l’accès au Bataclan, par une porte de secours blindée ou par les fenêtres, est alors techniquement impossible par ce côté. Personne ne dispose des moyens de forçage ou d’escalade qui permettrait éventuellement de tenter une pénétration, avec par ailleurs très peu de chances de succès. 

Le passage est alors une zone de feux asymétrique. Les deux terroristes peuvent y tirer facilement depuis les fenêtres ou même la porte d’accès en l’ouvrant subitement. Inversement, et hormis le cas, très improbable, de l’ennemi qui se présente pleinement à la fenêtre pendant au moins une seconde, il est difficile, même avec un fusil d’assaut, de toucher ces mêmes tireurs. On ne les voit pas sauf un avant-bras apparu furtivement, on est presque certains qu’ils sont entourés d’otages et ils sont par ailleurs bardés d’explosifs. La seule possibilité est de couvrir la zone, c’est-à-dire concrètement d’empêcher de fuir les terroristes de ce côté. Quelques minutes plus tard, cela aidera une équipe du RAID de venir récupérer des blessés dans le passage avec un véhicule blindé.


BRI-RAID-FIPN-GIGN-PP-DGPN-DGGN


C’est à ce moment-là, à 22h15-20, qu’arrive l’ unité d’intervention rapide de la BRI depuis le 36, quai des orfèvres. Nous sommes dix à quinze minutes après le blocage des six premiers policiers qui pensaient probablement que la BRI arriverait dans la minute. Devant la commission, Christophe Molmy justifie cette vitesse relative (le « 36 » n’est qu’à 1 500 mètres à vol d’oiseau) par la nécessité de se reconfigurer au dernier moment en « version lourde » après avoir appris l’usage d’explosifs par les terroristes. Il faut rappeler aussi, comme l’a fait Jean-Michel Fauvergue, patron du RAID, devant la même commission, que les fonctionnaires de police en alerte le sont chez eux et, même équipés partiellement à leur domicile, il faut toujours prévoir un temps de regroupement. Pour autant, au mieux l’unité aurait peut-être pu arriver au Bataclan dix minutes plus tôt, un quart d’heure grand maximum, mais une éternité pour ceux qui sont à l'intérieur. Comme toutes les autres unités d’intervention, qui par principe sont forcément en retard sur les événements, cela n’aurait pu empêcher l’attaque du Bataclan.

Arrivée donc de la BRI, et dix minutes plus tard d’un détachement du RAID auto-alerté. Commence alors en arrière fond une nouvelle guerre de périmètre des polices qui se traduit en arrangements aigre-doux forcés sur le lieu de l’action. Le 13 novembre, la Préfecture de police de Paris, de fait, la troisième composante du ministère avec la Police nationale et la Gendarmerie au sein du ministère, a justifié de sa souveraineté territoriale pour ne pas activer autre chose que sa propre unité d’intervention. Est-ce que l’activation de la Force d’intervention de la Police nationale (FIPN), chargée de coordonner l’action de tous les services d’intervention de police, aurait changé les choses ? Le chef du RAID qui arrive aussi très vite au Bataclan en est apparemment persuadé considérant que les moyens, sinon les compétences mais cela affleure dans les propos, déployés tout de suite par la BRI sont trop faibles. Le chef de la BRI est évidemment d’un avis opposé et dément tous les chiffres cités par son collègue. Dans les faits, il n’est certain que l’activation de la FIPN aurait permis de faire mieux. Cela aurait fait simplement du chef du RAID le patron de l’opération. Là, c’est plutôt celui de la BRI qui décide et pénètre dans le Bataclan à 22h20.


Que faire alors ? Tout en évacuant quelques premiers blessés proches, la première équipe considère la situation  : la salle de concert avec son spectacle épouvantable de centaines de morts, blessés, sidérés, valides, mais aussi ses menaces éventuelles cachées déjà évoquées ; puis il y a l’étage avec les derniers terroristes et des otages en très grand danger. La décision est prise, avec les hommes de la BRI et du RAID ensemble, de boucler et sécuriser le rez-de-chaussée puis d’évacuer valides et blessés après les avoir fouillés. L’évacuation prend fin vers 22H40. 

A ce moment-là le GIGN arrive à la caserne des Célestins, près de la place Bastille. Il est placé en réserve d'intervention. C'est un choix logique, sa présence serait alors inutile au Bataclandéjà pris en compte et on ne sait alors pas encore si les attaques sont terminées. Cet ordre opérationnel vient...du cabinet du ministre. Le spécialiste en organisation notera qu'on se trouve donc désormais avec deux centres parallèles donnant des ordres aux mêmes unités mais toujours pas, comme les militaires, deux niveaux différents : un pour la conduite tactique sur place et un pour la gestion au-dessus et autour (organiser le bouclage de Paris, etc.). Tout se fait en même temps et selon des voies parallèles. Il n'est pas évident que la place du décideur opérationnel, a priori le Préfet de Paris, fut alors d'être collé au chef de la BRI mais je m'avance sans doute.

L’étage supérieur du Bataclan est abordé à 23h par la BRI, pendant que le RAID prend en compte le rez-de-chaussée et les abords où il incorpore d’ailleurs l’équipe de Sentinelle. Une colonne d’assaut de la BRI trouve les deux derniers  terroristes retranchés avec une vingtaine d’otages dans un couloir fermé. Après quelques tentatives de dialogue qui permettent surtout de se préparer à l’assaut, celui-ci est lancé avec succès à 00h18. Foued Mohamed-Aggad, et Ismaël Omar Mostefaï sont tués et les otages libérés sains et saufs.


Est-ce que cette intervention de la police aurait pu mieux se passer ? Les chefs ont fait les choix qui leur paraissaient les plus justes, ou les moins mauvais, en fonction des informations, limitées et confuses dont ils disposaient et des risques possibles. Terroristes cachés ou pièges ne sont pas apparus, ce qui rétrospectivement peut induire l’idée d’une trop grande prudence alors que des dizaines de blessés demandaient des soins. Oui mais voilà, les décisions ne se font jamais en direction du passé connu, elles se font en direction de l’inconnu et elles sont prises dans le feu, la confusion et l’urgence. Si effectivement, ce qui était possible, une attaque dissimulée avait été déjouée, le jugement rétrospectif serait différent. Cela incite à une grande prudence et à une grande modestie quand on analyse techniquement l’action d'une force  armée sans contredire toutefois son absolue et transparente nécessité…mais surtout pas par le biais d’un Juge. Le plus sûr effet que l’on peut attendre de l'appel à la Justice est d’introduire des gouttes supplémentaires d’inhibition chez les futurs décideurs de vie et de mort. Or dans ce type de contexte l’inhibition fait généralement plus de morts qu’elle n’en sauve.


Obéir..ou pas ?


Le procès qui (re)pointe contre les militaires de l’opération Sentinelle est un mauvais procès. Le sous-officier arrivé au Bataclan a obéi à tout le monde, depuis le ministre de l’Intérieur pour qui, devant la commission « Une intervention pour sauver des vies n’est possible que dès lors qu’il y une maîtrise totale du lieu et des conditions de l’intervention » (il ne pense pas alors aux militaires dont la présence dans son périmètre ministériel l’énerve profondément) jusqu’au Gouverneur militaire de Paris (GMP), le général Le Ray, qui affirme de son côté qu’ « on n’entre pas dans une bouteille d’encre » et pour qui « il était exclu que je fasse intervenir mes soldats sans savoir ce qui se passait à l’intérieur du bâtiment ».


Le sous-officier aurait pu envoyer balader tout le monde comme le commissaire de la BAC 75 N avant lui. Après tout, quoiqu’en dise le GMP (dont l'incroyable « Il est impensable de mettre des soldats en danger dans l’espoir hypothétique de sauver d’autres personnes ») qui visiblement n’aurait jamais pris, lui, l’initiative de ce commissaire, les soldats ont été inventés pour justement « entrer dans des bouteilles d’encre ». C’est même souvent pour cela que l’on s’engage dans une unité de combat. 

Il aurait donc pu désobéir à tout le monde, y compris un peu à lui-même (« Nous [tankistes] ne sommes pas entraînés à discriminer dans les conditions d’une attaque terroriste effectuée en milieu urbain »). Après tout, il est venu au Bataclan de sa propre initiative.

Détail significatif, les soldats de Sentinelle, dont on a toujours peur qu’ils fassent des bêtises, sont alors équipés d’un « témoin d’obturation de chambre » (TOC) dans la chambre de leur Famas et qui empêche tout tir intempestif. Ce TOC doit normalement être dégagé en armant le fusil. Dans ce cas précis devant le Bataclan, en prenant les dispositions de combat, trois armes sur huit ont été bloquées et sont donc devenues inutilisables. C’est un symbole de la manière dont, à force de méfiance et de contrôle, on finit par bloquer et sous-employer son potentiel.

Envoyer balader d’accord mais ensuite pour quoi faire ? La principale plus-value des soldats lorsqu’ils arrivent au  Bataclan est qu’avec leurs fusils d’assaut ils peuvent interdire la sortie, et donc la fuite, par l’arrière du bâtiment sans avoir à pénétrer dans le passage Saint-Pierre Amelot. Avec leurs armes de poing et les calibres 12, les policiers de la BAC sont un peu courts en portée pratique pour y parvenir. Cette mission indispensable de couverture, qui aurait été assurée ensuite par la BRI ou le RAID, a été prise en compte tout de suite par les soldats. 

Et ensuite ? A ce moment-là tout le monde est persuadé que la BRI arrive dans la minute mais admettons que le MDL passe outre. Admettons aussi que les policiers présents ne s'y opposent pas et qu'avec les quelques soldats restants ou même avec tous en faisant l’impasse sur la couverture il se lance dans le bâtiment. Le voici donc avec quatre ou six soldats dans la salle (au passage, le patron du RAID accuse la BRI de n’être venu qu’à 7, chiffre jugé insuffisant par lui pour assurer la mission, la BRI dément tout). Avec ça, il peut effectivement commencer à fouiller la zone, en deux petites équipes de part et d’autre de la salle…pendant trois à cinq minutes, le temps que le chef de la BRI n’arrive, furieux, et exige leur départ. Suivra ensuite l’opprobre de ce dernier puis celle du chef du RAID, du Préfet de police arrivé sur place, puis de ses chefs pour avoir agi sans ordre, outrepassé la mission de Sentinelle et sans doute d’avoir créé un incident avec le ministère de l’Intérieur. Beaucoup d’ennuis donc en perspective, et on n’imagine même pas l’hypothèse où ayant abandonné la couverture du passage, les deux terroristes seraient parvenus à s’enfuir du Bataclan. 

Le choix de l'embarras


S’en prendre aux acteurs des différents services sur le terrain, dont on notera au passage qu’ils s’entendent tous et s’accordent bien, c’est comme s’en prendre à un gardien de foot parce qu’on a pris un but, en oubliant que si le gardien est sollicité c’est que tout le système défensif avant lui a échoué. Le vrai scandale des attaques du 13 novembre est qu’au niveau plus le plus élevé, on n’y était pas préparé malgré les évidences, et tous ceux qui disent qu’il était impossible de prévoir une telle combinaison d’attaques sont des menteurs et des lâches devant leurs responsabilités.


Le ministère de la Défense a pu justifier de la « militarisation »  (lire « l’emploi d’un AK-47 par un homme ») des attaques le 7 janvier pour introduire Sentinelle, extension en volume de la déjà permanente Vigipirate. Ce magnifique moyen d’ « agir sans agir » et de se montrer sans risques arrangeait tout le monde, sauf les soldats et le ministre de l’Intérieur.

Depuis vingt ans, début de Vigipirate qui correspond par ailleurs sensiblement à l'apparition des procédés des attaques terroristes multiples « militarisées », personne n’a cependant visiblement imaginé que l’on pouvait engager des soldats au combat en France au delà d'un accrochage en autodéfense et surtout pas à prendre d'assaut l’intérieur d’un bâtiment en France. 

Pourtant, je connais des groupes de combat d'infanterie, et pas forcément de Forces spéciales, qui auraient pu intervenir efficacement dès le début du massacre au Bataclan. Avec des équipements spécifiques de pénétration, il aurait peut-être été même possible de forcer les retranchements avec les otages. Cela aurait été très délicat, mais possible. L'opération suivante, le 18 novembre à Saint-Denis, était par exemple largement à la portée d'une section d'infanterie renforcée d'un bon sapeur-artificier. 

Avec les tankistes, comme ceux qui étaient là le 13 novembre au Bataclan, ou des artilleurs ou d'autres dont par définition le combat d'infanterie n'est pas le métier premier, les choses auraient été techniquement plus difficiles mais en arrivant en premier, il aurait fallu y aller quand même et sans avoir à demander d'autorisation, surtout pas au GMP. Cela aurait été sans doute plus maladroit qu'avec des fantassins, mais malgré tout préférable à ne rien faire. 

Dans ce genre de situation, il faut arbitrer entre la vitesse d'intervention et sa qualité en fonction de l'ampleur et de l'imminence du danger pour les civils. Un adage militaire dit qu'il vaut souvent mieux une solution correcte qu'une solution excellente une demi-heure plus tard et trop tard. Dans le cadre d'un massacre, j'ai personnellement tendance à penser que la solution rapide, disons avec l'intervention d'un groupe de soldats proches plutôt qu'avec le RAID une demi-heure plus tard, est préférable. En fait, l'intervention d'un individu seul armé et compétent, même en tenue civile ou même civil tout court suffirait déjà à mon soulagement si j'étais à l'intérieur du groupe attaqué par des terroristes.

L'hypothèse que des militaires arrivés les premiers devant un lieu de massacre fermé interviennent à l'intérieur  a-t-elle seulement été sérieusement envisagée ? En écoutant les auditions, et notamment celle du GMP, le général Le Ray, j'en doute fort. Il est vrai que cela ne faisait que vingt ans que des militaires étaient dans les rues de France. En 2015, l'attaque d'un commando à Louxor datait déjà de dix-huit ans, celle du théâtre Dubrovka de Moscou de treize, de Beslan de onze, de Bombay de cinq, de Nairobi de deux, de Charlie-Hebdo et de l'Hypercacher de onze mois seulement, compte-à-rebours sinistre que certaines unités spécialisées ont pris en compte tactiquement mais clairement pas les armées et ceux qui leur donnaient des ordres.

On revient toujours à ce besoin de visibilité mais...à basse violence et surtout sans imaginer que les choses puissent changer. L'équation se résumait à des missions normales de vigiles (avec légitime défense restreinte, TOC et demandes d'autorisation) et à un appui aux forces de sécurité intérieure en cas de coup dur. 

Au passage, notons que les interventions les plus rapides de toute l’opération Sentinelle le 13 novembre ont été le fait de deux sous-officiers qui n’étaient pas encore ou plus de service. Si l’un d’eux alors en train de boire un verre, avait choisi le bar un peu plus loin et s’il avait conservé une arme de service, un massacre aurait peut-être été évité, arrêté ou enrayé. L'attaque terroriste multiple la plus vite stoppée à eu lieu au Mali l'an dernier, lorsque le commando terroriste s'est retrouvé nez-à-nez avec un militaire français en maillot de bain et tongs...mais armé.

En fait, le soir du 13 novembre, le dispositif Sentinelle le plus efficace aurait été de placer en alerte les groupes de combat d'infanterie (pas chez eux comme les policiers mais déjà groupés et équipés, avec des véhicules), de mettre les autres en patrouille de zone et d'accorder à ceux qui sont en quartier libre, le droit de porter une arme de poing. Bien entendu tous auraient déjà disposé du droit de légitime défense élargie à la « menace réitérée », ce qui n'était pas encore le casIl s’en serait trouvé mécaniquement dans tous les bars qui ont été attaqués et au concert du Bataclan. Ils seraient donc intervenus tout de suite avant d’être rejoint par des camarades bien plus rapidement que n’importe quelle unité d’intervention à 30 minutes « après rassemblement ». Mais rappelons-le, le but de Sentinelle n’est pas d’empêcher les attaques terroristes contre la population, sinon ce serait un piteux échec, mais de protéger des points particuliers, comme des vigiles, travail qui peut être effectué aussi bien par...des vigiles adéquatement formés.

Du côté de l’Intérieur, un mot juste pour souligner la misère de voir un ministre freiner toute enquête et toute critique, comme si les critiques étaient des traîtres à la Patrie. Les renvois de balle, les luttes de périmètre qui transpirent dans certaines auditions ("mais que faisait le RAID à l’Hypercacher ?", "Mais que faisait la BRI à Saint-Denis ?", "Quel est le con de préfet qui a fait appel aux militaires ?") ne sont pas d’une excessive noblesse. Chacun de ses services a travaillé pour s’adapter mais à l’échelon supérieur quelle pitié de voir un ministère, dont c’est pourtant le rôle, s’interroger après le 13 novembre 2015 sur le fonctionnement « non optimal » du centre opérationnel de Paris, et sur la manière d’y « intégrer les militaires de la force Sentinelle ou les médecins civils ».



Toujours après ! (devise des grandes organisations rigides)

Au bout du compte, ce qui fait le plus mal c’est de voir que depuis trois ans, et on pourrait même dire depuis 2012, si les acteurs à la base se débrouillent avec énergie et abnégation, il faut au sommet des « cygnes noirs », un terme élégant pour « grosses claques et grandes souffrances », pour vraiment faire évoluer les choses, au-delà de la communication s’entend. Toutes les grandes inflexions de la politique de Défense ou de sécurité, des budgets, de l’organisation ont été prises après l’action violente des salopards, jamais avant et notamment lors de l’exposé des gens honnêtes, sans doute parce que l’émotion provoquée par les premiers est toujours plus forte que l’exposé rationnel des seconds. Tout était clair depuis longtemps pourtant dans la stratégie et les modes d’action de l’ennemi. Répétons-le, comme dans une tragédie grecque nombreux sont ceux qui ont assisté à la mécanique implacable et sans surprise vers les attaques terroristes de 2015. 

Il aurait peut-être fallu considérer aussi nos ennemis pour ceux qu’ils sont, c’est-à-dire justement des ennemis et non des criminels, des politiques rationnels dans un cadre idéologique particulier et non de simples psychopathes. Cela aurait peut-être aidé à privilégier l’action en profondeur et sur la durée, ce que l’on appelle une stratégie, à la réaction gesticulatoire. Beaucoup de progrès ont été accomplis mais à quel prix.

Attaque de Charlie Hebdo-Six combats en 16 minutes dans un rectangle de 250 x 80 m


18/01/2016
Actualisation le 16/09/2020

Nous sommes le 7 janvier 2015 à 11 h 20. Les frères Kouachi arrivent dans la rue Nicolas-Appert. Ils pénètrent au n° 6 croyant sans doute être dans les locaux de Charlie Hebdo. Après avoir menacé les employés et obtenu la bonne adresse, ils pénètrent au n° 10 et tirent sur les agents de maintenance, tuant froidement l’un d’eux, Frédéric Boisseau. Cet assassinat tranche avec l’attitude qu’ils auront par la suite avec ceux qui ne rentrent pas dans la catégorie qu’ils ont décidé de cibler, signe de tension extrême qui se détendra par la suite lorsqu’ils auront considéré avoir réussi leur mission. Une fois à l’intérieur du bâtiment, ils parviennent par la menace à obtenir le code d’accès au journal et arriver dans la salle de réunion du comité de rédaction.

Entre temps, un des premiers hommes attaqués a averti la police qui envoie immédiatement sur place une équipe de la Brigade anti-criminalité (BAC) du 11e arrondissement. Le contact avec l’homme qui a téléphoné permet de faire remonter le renseignement que l’affaire est sans doute liée à Charlie Hebdo, qu’il y a «Trois [erreur du témoin] personnes à l’intérieur du bâtiment avec des armes lourdes» et il demande du renfort. Outre un agent qui reste avec le véhicule, le reste de l’équipe (deux hommes et une femme) se met en position de bouclage sur les trois sorties possibles du bâtiment. Trois policiers en VTT sont alors en route depuis l’avenue Richard Lenoir suivis par deux autres en voiture pour parfaire le bouclage en attendant probablement l’arrivée de la Brigade de recherche et d’intervention (BRI). 

Pendant ce temps, le premier combat a déjà eu lieu à l’intérieur du bâtiment. Les deux frères ont pénétré dans la salle de réunion où ils se trouvent face à un seul garde du corps. Malgré les menaces régulières, l’incendie de novembre 2011, les cyber-attaques et le classement public (Inspire, revue d’AQPA du printemps 2013) de Charb parmi les hommes à tuer, la protection de l’équipe de Charlie Hebdo avait été progressivement réduite de neuf hommes à un seul (plus une patrouille mobile régulière qui n’a été d’aucune utilité) en l’espace d’un peu plus de deux ans. Les soldats agissent toujours au minimum par deux, un seul homme ne pouvant en réalité compter que sur la chance lorsqu’il est surpris par deux attaquants équipés de fusils d’assaut. Malheureusement, Franck Brinsolaro n’a pas eu de chance ce jour-là.

A 11 h 33, les frères Kouachi sortent du bâtiment, côté rue Nicolas-Appert, calmement et en hurlant victoire («Nous avons tué Charlie Hebdo», «Nous avons vengé le Prophète», ce qu’ils répéteront à plusieurs reprises). Lorsqu’ils ouvrent le feu sur l’équipe qui arrive en VTT, la policière de la BAC placée à dix mètres dans le coin droit du bâtiment en face d’eux tire, trois fois seulement, avec son pistolet, les rate et se poste à nouveau derrière le mur. Elle déclarera : «Je suis entrée dans un état de paranoïa. J’étais persuadé qu’ils me voyaient».

Les images ne montrent pas alors les frères Kouachi comme étant fébriles et encore moins inhibés, mais comme étant «focalisés», c’est-à-dire concentrés sur une action précise à la fois comme le policier à terre vers lequel ils courent tous les deux en même temps, sans s’appuyer l’un après l’autre et utiliser les protections de l’environnement. Ils sont alors en situation de déconnexion morale. Le pire est déjà arrivé. S’ils sont très conscients cognitivement de ce qu’ils font, ils n’ont plus aucune conscience ni du danger, ni surtout de l’horreur de ce qu’ils font. Cette conscience peut venir plus tard avec les remords, mais ce n’est pas toujours le cas, loin de là. Cette focalisation cognitive explique pourquoi ils se concentrent sur des détails, comme plus tard la chaussure tombée, et en oublient d’autres, comme la perte de la carte d’identité lors du changement de voiture.

Le même phénomène de «focalisation» frappe aussi certainement les hommes et les femmes qui leur font face. La plupart se concentrent sur l’origine du danger immédiat, avec souvent une acuité accrue, mais d’autres peuvent rester sur la mission qu’ils ont reçue même si celle-ci a changé, un problème technique à résoudre, un objet, etc. Il y a forcément une déperdition de l’efficacité globale, surtout si les hommes et les femmes sont dispersés sans quelqu’un pour donner des ordres.

Le comportement dans une bulle de violence obéit ainsi à sa propre logique qui peut apparaître comme irrationnelle vu de l’extérieur. Pour le comprendre, il faut partir du stress et de sa gestion.

Stress et préparation au combat


La manière dont on réagit à un danger dépend de l’interaction de plusieurs systèmes nerveux. Lorsque l’amygdale cérébrale, placée dans le système limbique, décèle un danger, elle provoque immédiatement une alerte vers le cerveau reptilien et ses circuits nerveux rapides. Les ressources du corps sont alors automatiquement mobilisées par une série d’ordres bioélectriques et des sécrétions chimiques. Cette mobilisation immédiate se traduit par une concentration du sang sur les parties vitales au détriment des extrémités ainsi qu’une atténuation de la sensation de douleur. Surtout, elle provoque une augmentation du rythme cardiaque afin de permettre des efforts physiques intenses.

Quelques fractions de seconde après le cerveau reptilien, l’alerte de l’amygdale atteint le néocortex. Un jugement de la situation est alors fait, en quelques secondes au maximum, qui influe sur la mobilisation du corps de combat déjà déclenchée en la contrôlant ou, au contraire, en l’amplifiant. Or, ce processus de mobilisation devient contre-productif si son intensité est trop forte. Au-delà d’un premier seuil, l’habileté manuelle se dégrade et des gestes jusque-là considérés comme simples peuvent devenir compliqués. Au stade suivant ce sont les sensations qui se déforment puis ce sont les fonctions cognitives qui sont atteintes et il devient de plus en plus difficile puis impossible de prendre une décision cohérente. Au mieux, on obéira aux ordres ou on imitera. Au stade ultime de stress, le comportement de l’individu n’a plus de lien avec la survie, ou plus exactement la menace principale est alors l’arrêt cardiaque et le corps y fait face en bloquant l’action de l’amygdale cérébrale. On peut rester ainsi totalement paralysé face à quelqu’un qui va pourtant visiblement vous tuer. Comme par ailleurs l’amygdale est reliée à la mémoire, sa paralysie soudaine entraine souvent aussi celle de la mémoire qui se fige sur la scène du moment. S’il survit, l’individu est alors condamné à revivre souvent cette scène.

On se retrouve ainsi avec deux processus, organique et cognitif, qui dépendent largement de l’expérience. La mise en alerte sera d’autant plus rapide que l’on a des situations similaires et des indices de danger en mémoire. L’intensité de la mobilisation sera plus forte si l’on est surpris et s’il s’agit de la, ou des toutes, première(s) confrontation(s) avec le danger. L’analyse intellectuelle qui suit passe aussi d’abord par la recherche de situations similaires (heuristique tactique), puis, si elle n’en trouve pas et si l’intensité du stress le permet, par une réflexion pure, ce qui est de toute façon plus long.

Or, le résultat d’un combat à l’arme légère à courte distance se joue souvent en quelques secondes. Le premier qui ouvre le feu efficacement l’emportant sur l’autre dans 80 % des cas, rarement du premier coup, mais plutôt par la neutralisation totale ou partielle de l’adversaire, en fragmentant par exemple ses liens visuels entre des hommes qui se dispersent et postent. Cette neutralisation permet de prendre ensuite définitivement le dessus et de chasser, capturer ou tuer l’ennemi. Encore faut-il être conditionné pour aller au-delà de la simple autodéfense et chercher sciemment la mort de l’autre (ne faire que du «tir à tuer» notamment). Dans le reportage de France 2 revenant sur les événements du 7 au 9 janvier, le responsable de la salle de commandement de la Direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne (DSPAP) déclare : «on avait en face à faire à des individus surarmés, entraînés». On a pourtant là des amateurs qui font face à des professionnels. Il se trouve simplement que pour ce contexte précis, l’auto-préparation des premiers a été supérieure à celle, institutionnelle, des seconds.

Les frères Kouachi se préparent à l’attaque depuis des mois. Ils sont équipés comme un binôme d’infanterie moderne, avec des équipements en vente libre (gilets tactiques) et de l’armement accessible par le biais de contacts criminels et grâce à l’ouverture des frontières et celle des arsenaux de l’ex-Pacte de Varsovie et de l’ex-Yougoslavie. L’ensemble-deux fusils d’assaut AKS-47 ou AKMS en 7,62 mm, un lance-roquettes M 82, deux pistolets automatiques et dix grenades fumigènes, des munitions en grande quantité — a été financé (environ 10000 euros) de manière autonome par le biais de crédits à la consommation ou d’achats à crédit, une voiture par exemple, revendus immédiatement après. L’acquisition de l’armement a été sans doute la phase la plus délicate, mais pour le reste, grâce à Internet, un peu de temps libre et un espace discret pour s’entraîner et tirer, n’importe qui peut acquérir les compétences techniques nécessaires pour maîtriser l’emploi de cet équipement.

Face aux combattants auto-formés

La préparation la plus longue des frères Kouachi a été mentale. Se préparer au combat et plus encore à un massacre suppose une phase d’acceptation de ce qui n’est pas naturel et, pour le second cas, est même monstrueux. Les frères Kouachi et Coulibaly étaient déjà habitués par leur passé à la violence et son usage. Ils ont par ailleurs répété de multiples fois par les mots et surtout par des images mentales les actions qu’ils allaient mener, dans ses moindres détails, et sa justification en disqualifiant moralement les cibles qu’ils ont choisi. C’est ainsi qu’ils sont arrivés sur les lieux d’attaque en situation d’hyperconscience sous adrénaline, tendus d’abord puis de plus en plus relâchés dans le déroulement de l’action et de ce qu’ils considéraient comme des réussites. Ils sont également conscients de la supériorité de leur armement sur tout ce qu’ils sont susceptibles de rencontrer, au moins dans un premier temps. Des substances chimiques ou l’alcool simplement peuvent aider psychologiquement au moment, et surtout juste avant, l’action, mais souvent au prix d’une réduction des performances.

Les frères Kouachi ont parallèlement préparé leur mission, sans doute avec une reconnaissance préalable. Il n’y avait pas de caméras de surveillance dans la rue Nicolas-Appert qui aurait peut-être permis de déceler ces préparatifs et les patrouilles mobiles organisées toutes les 30 à 40 minutes par la police autour du site n’ont rien donné. Inversement, cette préparation a pu repérer justement la fréquence de ces patrouilles, de façon à glisser une attaque de quelques minutes entre elles, et l’absence des caméras. L’opération sur Charlie Hebdo comprenait néanmoins plusieurs manques importants, comme le lieu exact de la réunion du comité de rédaction et le code d’accès, éléments aléatoires susceptibles de retarder fortement son exécution.

Un fantassin seul a toujours des moments de vulnérabilité (changement de chargeur, déplacement, fatigue de l’attention, etc.). Le fait de s’associer en binôme permet de faire en sorte que ces moments de vulnérabilité de l’un soient protégés par l’autre, sans parler de l’aide éventuelle en cas de blessure. Ils peuvent aussi se fournir des munitions. Surtout, ils s’épaulent psychologiquement et cette surveillance morale contribue aussi à réduire les possibilités de faiblesse ou de réticence. Un binôme est ainsi bien plus actif et redoutable que deux hommes isolés. La vulnérabilité de leur structure résidait dans l’absence d’appui, un homme à l’extérieur pour les protéger d’une intervention ou au moins les avertir, et surtout d’un conducteur, figure imposée lorsqu’on envisage de s’exfiltrer (comme dans un braquage par exemple), ce qui était visiblement le cas. Le binôme a donc agit en laissant la voiture au milieu de la route, portes ouvertes et en comptant sur la vitesse d’exécution tout en sachant qu’il y avait plusieurs inconnues dans leur plan.

Ainsi équipés et formés, ils se transforment en cellule de combat d’infanterie. Le déplacement vers la zone d’action à partir de 10 h, avec la réunion des deux frères au dernier moment (Saïd venait de Reims, où il avait échappé à toute surveillance) s’est faite de manière «furtive» dans un mode civil, armes cachées, en évitant tout contrôle par un respect strict du Code de la route et avec la possibilité de présenter des documents d’identité. Les tenues sont «hybrides», c’est-à-dire à la fois banales et susceptibles de se transformer en tenues de combat, autrement dit qui n’entravent pas les mouvements et permettent de porter des équipements, éventuellement dans de grandes poches. L’utilisation de cagoules confirme la volonté d’exfiltration. Les commandos-suicide n’en portent pas. Pour autant, il semble qu’ils n’aient pas eu d’argent avec eux (d’où la nécessité de braquer plus tard une station-service), ni envisagé la possibilité de changer de voiture (le principal élément de repérage et de suivi) autrement que par un vol, opération aléatoire.

Face à ce groupe de combat miniature, les policiers qui arrivent les uns après les autres sont systématiquement en situation de désavantage. Dans le reportage de France 2, un policier parlant sous le couvert de l’anonymat déclare : «Il faut savoir que nous, on ne s’entraîne pas au tir de précision, on s’entraîne au tir de riposte, c’est-à-dire à 5 ou 6 m. Là, en plus ça bouge, il y a le stress. Le combat est perdu d’avance». Un autre : «Après coup, les policiers se sentent impuissants face à ce genre d’événements. On n’est pas préparé, on n’est pas équipé. C’est pas le casse-pipe mais presque».

L’usage des armes n’est pas le point central de l’action d’un policier ou d’un gendarme. C’est un phénomène très rare qui apparaît comme un geste ultime, au contraire du soldat dont la formation est organisée autour de cet acte. Une étude réalisée de 1989 à 1996, montrait que sur 29000 policiers parisiens, seuls 218 avaient déjà ouvert le feu autrement qu’à l’entrainement, tirant 435 projectiles, dans l’immense majorité des cas à moins de 4 mètres. Ces projectiles étant tirés principalement pour stopper des véhicules, ils n’ont touché que 74 fois des individus, 45 au total, donc dix mortellement. Durant la même période, 20 policiers ont été victimes du devoir chaque année (6 depuis le début des années 2000). Policiers et gendarmes sont bien plus souvent tués que tueurs. Hors unités d’intervention, ils n’utilisent que très exceptionnellement leur arme et toujours en autodéfense.

Dans les premiers combats dans le bocage normand en 1944, on a remarqué que les fantassins américains novices tiraient très peu. On s’est aperçu au bout de quelques mois que cette inhibition provenait surtout du fait que le contexte dans lequel ils évoluaient et où ils ne voyaient que très peu d’ennemis était totalement différent de celui dans lequel ils avaient été formés. De la même façon, à Sarajevo, en juillet 1993 un soldat français du bataillon n° 4, sentinelle à l’entrée d’un pont a subi sans riposter ni même beaucoup bouger plusieurs rafales tirées par deux miliciens à l’autre bout du pont. Cet homme n’avait jamais ouvert le feu à l’exercice autrement que sur ordre et toujours face à de belles cibles en carton visibles et immobiles. Il s’est trouvé d’un seul coup dans une situation en contradiction avec sa formation et cette dissonance cognitive a accentué le stress déjà important pour un baptême du feu jusqu’à aboutir à une sidération.

Encore s’agit-il de cas où les combattants savent qu’ils ont un armement équivalent à celui de leur adversaire. Que s’insinue l’idée que celui-ci est inférieur (un pistolet face à un fusil d’assaut) et le stress est encore plus important. Une policière membre de l’équipe intervenant en VTT déclarera «On peut pas répondre à des Kalash. Faut être spécialisé, formé dans une unité d’élite». La gendarme départementale qui interviendra à l’imprimerie de Dammartin le 9 janvier expliquera de son côté : «On avait un simple pistolet, eux ils avaient des Kalachnikovs. S’ils nous tirent dessus, leurs cartouches passent à travers nos gilets, c’est comme une feuille de papier. Un simple gendarme à l’époque n’était pas préparé à affronter des terroristes». Mais de manière très significative, son collègue sous-officier plus expérimenté et ayant reçu une formation militaire réagira très différemment, malgré les mêmes équipements, et parviendra même à blesser Chérif Kouachi avec son pistolet. Il n’a tenu qu’à la crainte que son frère se venge sur un otage qu’il ne le tue ensuite.

Un entraînement est un conditionnement. Que celui-ci soit décalé face à une situation et il devient moins efficace que la simulation mentale pratiquée par les truands ou les terroristes, surtout lorsque cet auto-conditionnement est débarrassé de toute considération légale et réglementaire, facteurs qui complexifient en revanche la phase d’analyse «flash» des policiers. On aboutit ainsi à des hésitations, des maladresses (le simple grossissement de la pupille de l’œil sous l’effet du stress, l’augmentation des pulsations cardiaques, la tendance à rentrer les épaules, le souci de tirer vite suffisent déjà à être moins précis, d’un facteur 10 à 100, que sur un champ de tir) et des jugements inadaptés au contexte.

Contrairement aux frères Kouachi pour qui la situation est claire, tous les policiers autour d’eux sont en dissonance cognitive. Malgré les précédents de Mohamed Merah en 2012 ou même du périple Abdelhakim Dekhar qui s’était attaqué à des médias à peine 14 mois plus tôt, ils ne conçoivent pas encore l’attaque terroriste à l’arme à feu. Ils tordent donc la réalité pour la faire correspondre à une explication «normale». La policière de l’équipe en VTT ne comprend pas qu’il puisse y avoir un braquage, le seul cas qu’elle envisage, dans une zone tranquille sans banque ni bijouterie et conclut que les témoins ont sans doute entendu des pétards. L’équipe de la BAC, après avoir soupçonné une fausse alerte, conclut qu’il y a une prise d’otages et applique la procédure correspondante. Lorsqu’il voit les deux frères Kouachi sortir avec des cagoules et des fusils d’assaut à la main, un des membres de la BAC se persuade contre toute logique qu’il s’agit de «collègues d’une unité d’élite». Personne ne songe au passage à neutraliser le véhicule des frères Kouachi lorsqu’ils sont à l’intérieur du bâtiment.

Stress organisationnel

Au moment du tir de la policière contre les Kouachi, son collègue de la BAC placé dans l’Allée verte essaie en vain d’avertir par radio du danger que courent les agents qui arrivent à vélo. Le message ne passe pas et les trois hommes tombent nez à nez sur les deux ennemis qui leur tirent dessus à quelques mètres. Ces tirs sont heureusement maladroits et les policiers, complètement surpris («Je me suis dit que j’allais mourir. Je ne comprenais rien») parviennent à échapper aux tirs en prenant un chemin immédiatement à droite et en se réfugiant dans un garage. L’un d’eux est blessé. L’équipe est neutralisée.

Les Kouachi montent dans leur voiture, prennent l’Allée verte en direction du boulevard Richard Lenoir. Ils aperçoivent une voiture de police qui arrive en sens inverse. Le policier dans l’Allée verte essaie à nouveau en vain d’avertir par radio. Leurs camarades dans la voiture croient voir la BAC et font des appels de phare. Les Kouachi ont donc encore l’avantage de la surprise lorsqu’ils descendent de la voiture et tirent au fusil d’assaut à quelques dizaines de mètres. Les policiers réagissent néanmoins très vite, tirent au pistolet à travers le pare-brise et font marche arrière jusqu’au boulevard Richard-Lenoir. Ils ne pensent pas à bloquer la sortie de l’Allée verte.

Si le renseignement opérationnel a été défaillant dans les jours et les mois qui ont précédé l’attaque, le renseignement tactique, sur le moment même de l’action n’a pas toujours été bon. L’équipe de la BAC arrive au moment du massacre sans connaître la nature particulière de la cible. Son action est orientée dans le sens d’un braquage, confrontation qui se termine le plus souvent, pour peu que le bouclage soit bien réalisé, par une négociation et une reddition. Ce sont finalement eux qui apprennent au centre de commandement, et pas l’inverse, le lien avec Charlie Hebdo et donc le caractère probablement particulier de la situation tactique. Par la suite, le réseau radio est saturé, phénomène classique lorsqu’un réseau centralisé doit faire face à un événement exceptionnel et que la hiérarchie multiplie les demandes souvent simplement pour soulager son propre stress et répondre aux sollicitations du «haut». Ce blocage de l’information contribue au moins par deux fois à ce que les policiers n’aient pas l’initiative du tir.

Lorsque le véhicule de la police revient sur le boulevard Richard-Lenoir, le passage est libre pour les frères Kouachi qui malgré des tirs d’un policier de la BAC depuis l’Allée verte et de ceux qui ont reculé, prennent le boulevard en tirant également par la fenêtre passager. Aucun de ces coups de feu ne porte. Les Kouachi croisent d’autres policiers qui leur tirent dessus, toujours sans effet. Comprenant qu’ils sont à contresens, ils font demi-tour et reprennent le boulevard dans l’autre sens se retrouvant à nouveau presque dans l’axe de l’Allée verte. Ils se trouvent face à un nouveau binôme qui ne sait pas quoi faire. Ahmed Merabet se retrouve seul face aux frères Kouachi qui descendent de voiture, le blessent puis vont l’achever avant de reprendre la route. Il est 11 h 37. Ils sont ensuite pris en chasse par un véhicule de transport de détenus, trop lent pour les suivre. Après plusieurs accidents, les Kouachi braquent un automobiliste et lui volent sa voiture. Ils sont calmes et déclarent agir pour Al-Qaïda au Yémen. Ils se dirigent ensuite vers la porte de Pantin et la police perd leur trace.

Au bilan, la police a engagé entre douze et quinze agents, selon les sources, contre les deux frères Kouachi sans parvenir à les neutraliser, ni même les blesser ou les empêcher de fuir, déplorant en revanche deux morts, un blessé léger et plusieurs traumatisés. Le système de protection de Charlie Hebdo était insuffisant, l’action des unités d’intervention, dont les hommes sont évidemment bien préparés au combat, était trop tardive face à des combattants spontanés dont le but premier est de massacrer, qui ne veulent pas négocier et ne tiennent pas particulièrement à leur vie. Face à ces micro-unités de combat, les Mohammed Merah, Abdelhakim Dekhar, Mehdi Nemmouche, Amédy Coulibaly, Chérif et Saïd Kouachi ou Ayoub El Khazzani, sans même parler du commando du 13 novembre, l’organisation classique, nettement différenciée entre l’action de police «normale» et celle d’unités d’intervention centralisées, semble inopérante pour empêcher les massacres.

Que faire?

Ces cas sont rares (une attaque d’un ou plusieurs hommes équipé(s) d’armes à feu tous les six mois depuis trois ans, à laquelle s’ajoutent des agressions de divers types) mais ils ont un impact considérable, amplifié par les nouveaux médias. Il s’agit donc d’un point de vue organisationnel, de faire un choix entre l’habituel et l’exceptionnel.

Dans le premier cas, on peut considérer que ces attaques n’engagent pas les intérêts vitaux de la France et qu’il n’est donc pas nécessaire d’investir en profondeur dans l’outil de sécurité intérieure. La menace disparaîtra avec le temps et il suffit de résister, d’encaisser les coups qui ne manqueront pas de survenir malgré toutes les précautions prises. On peut considérer au contraire qu’il faut faire face à cette nouvelle donne stratégique.

Dans ce dernier cas, il semble nécessaire d’augmenter la densité de puissance de feu efficace en protection de sites sensibles et surtout en capacité d’intervention immédiate (moins de quinze minutes sur n’importe quel point urbain). Il faut peut-être pour cela arrêter la diminution constante de densité de sécurité (nombre d’agents susceptibles d’intervenir immédiatement par 1000 habitants), ce qui suppose sans doute au moins autant une remise à plat de l’organisation qu’une augmentation des effectifs (250000 agents au ministère de l’Intérieur).

On peut engager ponctuellement des militaires mais il faut comprendre que cela pénalise fortement la capacité d’action extérieure de la France, d’autant plus que leurs effectifs ont été considérablement diminués depuis vingt ans (il y a désormais moins de soldats professionnels qu’avant la fin du service militaire).

On peut aussi imaginer d’utiliser, en complément, des agents privés armés spécialisés dans la seule protection, comme sur certains navires pour les protéger des pirates. Cela suppose une évolution forte de la vision de la société sur ces groupes et de sérieuses garanties de contrôle et formation. Il faut déterminer enfin si ce modèle est plus économique que le recrutement de fonctionnaires.

Dans tous les cas, l’augmentation de cette densité, qui peut aussi avoir par ailleurs des effets indirects de réassurance sur la population et sur la délinquance, a des limites de recrutement. Elle peut aussi être tactiquement contournée par l’ennemi en déplaçant les attaques sur des zones moins densément peuplées et surveillées.

Il ne sert à rien d’avoir plus d’hommes et de femmes au contact, s’ils sont moins bien équipés et formés que ceux qu’ils combattent. Il apparaît donc toujours nécessaire dans ce cadre que les agents, hors unité d’intervention, soient capables de basculer d’une situation normale à une situation de combat en quelques instants, avec une double dotation d’armes (arme de poing/arme de combat rapproché). Si la policière qui a tiré sur les Kouachi à la sortie du 10 Nicolas-Appert avait utilisé un pistolet-mitrailleur (un vieux HK MP5 par exemple), l’affaire se serait probablement arrêtée là. La simple capacité de tir en rafales associée à un entraînement adéquat aurait sans doute suffi à éliminer cette menace sans avoir à viser, d’autant plus que cette puissance de feu aurait été beaucoup plus rassurante et donc stimulante qu’un simple pistolet automatique. Avec l’aide simultanée d’au moins un autre agent de la BAC, les frères Kouachi n’auraient eu aucune chance. De même que s’il y avait eu deux gardes du corps à la rédaction de Charlie Hebdo, il est peu probable, malgré la surprise, qu’ils aient pu être abattus au même moment. Cette double dotation a cependant des effets négatifs comme la charge supplémentaire de surveiller l’armement le plus lourd, rarement utile en fait.

Tout cela a un coût, en finances et en temps d’entraînement, mais cela suppose surtout un changement de regard sur les agents de sécurité, passant du principe de méfiance à un principe de confiance. Le premier soldat français tué durant la guerre d’Algérie a été abattu alors qu’il essayait de sortir ses munitions d’un sac en toile. Les premiers soldats engagés dans l’opération Vigipirate avaient également leurs munitions dans des chargeurs thermosoudés. Il est même arrivé que la prévôté retire leurs armes à des militaires en opération après des combats. Ces humiliations n’ont, semble-t-il, plus cours, et on s’aperçoit que non seulement les soldats ne font pas n’importe quoi pour autant mais sont plus efficaces. On peut considérer que mieux armer les agents de sécurité de l’État et assouplir leurs règles d’ouverture soit un danger majeur contre les citoyens, il est probable que cela soit surtout plus dangereux pour leurs ennemis.

Les attaques de combattants spontanés, plus ou moins dangereuses, de l’agression au couteau jusqu’à l’attaque multiple par un commando très organisé, existent déjà depuis plusieurs années et elles perdureront tant que la guerre contre les organisations djihadistes perdurera. Le cas d’Abdelhakim Dekhar en novembre 2013 montre d’ailleurs que d’autres motivations peuvent aussi exister.

Il reste donc aux décideurs politiques, et aux citoyens qui les élisent de faire ces choix. On peut se contenter, après chaque attaque, de réactions déclaratoires, de symboles et d’adaptations mineures. Cette stratégie de pure résilience peut avoir ses vertus, mais il faut l’assumer. On peut aussi décider de vraiment transformer notre système de défense et de sécurité pour faire face à l’ennemi, à l’intérieur comme à l’extérieur. Cela suppose des décisions autrement plus fortes qui auront nécessairement un impact profond sur notre système socio-économique et notre diplomatie.

La France ne sera pas tout à fait la même dans les deux cas mais le courage ne peut pas rester la vertu des seuls hommes et femmes qui sont en première ligne.

Principales sources :

Attentats 2015 : Dans le secret des cellules de crise, France 2, 03/01/2016.

Pierre-Frédérick Bertaux, «Les effets traumatiques de l’intervention violente», in Penser la violence, Les Cahiers de la sécurité — INHESJ, 2002.

Sur les aspects psychologiques : Christophe Jacquemart, Neurocombat, Fusion froide, 2012 et Michel Goya, Sous le feu-La mort comme hypothèse de travail, Tallandier, 2014.

Pour la réactualisation des déclarations des policiers (procès de septembre 2020)

Paul Konge, « Procès de l’attentat contre “Charlie Hebdo” : l’effroi des jeunes policiers face aux “kalach” des frères Kouachi» Marianne.net 14/09/2020, publié à 18 : 47 et fil Twitter Corinne Audouin, 16/09/2020.

Horizons incertains-Un bulletin de victoire poétique de Doc Merlin

Avant-propos

"Comme un nageur venant du profond de son plonge, tous sortent de la mort comme l'on sort d'un songe" Agrippa d'Aubigné


Le cœur humain est le point de départ et d’arrivée de toutes choses à la guerre. Devenir soldat, c’est se porter volontaire pour pénétrer dans des cercles de violence dont le centre est la mort. Comme un objet à très forte gravité qui déforme les lois de la physique à son approche, la présence de la mort transforme l’univers autour d’elle. Le monde n’est plus le même lorsqu’on sait que l’on peut tuer ou être tué dans les minutes qui viennent. Son aspect physique est différent, agrandi à certains endroits comme par une loupe et flou par ailleurs. Le temps ne s’écoule plus non plus de la même façon, accéléré parfois, ralenti souvent, sans que l’on ne sache jamais le mesurer correctement.

Tout cela n’est évidemment qu’illusion et il suffit que chacun décrive sa propre expérience au même endroit pour comprendre que l’on vient tous de vivre un mauvais rêve différent. Près de la mort, ce n’est pas le monde qui bouge mais l’homme qui danse de l’intérieur.


S’approcher de la mort c’est donc accepter d’être éventuellement frappé dans sa chair et d’être transformé à coup sûr dans son âme. S’en écarter, c’est essayer de reconstituer un être normal. Et puis, il faut recommencer, replonger, ressortir, et ainsi de suite, pendant des mois, parfois des années et sur des théâtres différents. À force de se plier et se déplier, cela finit parfois par casser. Nul n’est exempté de ce risque qu’ils soient jeunes ou vétérans, qu’il soit combattant, mais aussi médecin, car ce n’est pas parce que l’on veut éviter la mort et réduire les souffrances des autres qu’on les réduit forcément pour soi-même.


Commence alors une autre campagne, souvent plus longue encore que celle qui a causé la déchirure de l’âme et qui est surtout une campagne intérieure. Dans ce nouveau combat, les mots sont souvent des munitions pour repousser les démons. Autant qu’ils soient beaux, autant qu’ils soient forts. C’est le cas d’Horizons incertains qui doit se lire aussi comme une campagne intérieure ou comme un récit de voyage depuis le profond sombre jusqu’au retour à la surface de la vie. Sa publication est comme un bulletin de victoire. Un sombre et beau bulletin de victoire. 

Quel modèle d'armée pour la France ? Audition devant la commission de la Défense et des forces armées de l'Assemblée nationale


Un modèle d’armée n’est normalement que l’instrument de ce que le général de Gaulle appelait une «grande stratégie», c’est-à-dire une vision de ce que veut être la France dans un contexte international donné. Sa constitution est fondée sur des hypothèses d’emploi et à l’instar d’un paradigme scientifique, ce modèle doit être considéré comme valable tant qu’il est capable de répondre aux problèmes importants qui se posent. Lorsque ce n’est plus le cas, en général parce que le monde s’est transformé, il s’avère nécessaire d’en changer.


La France de la Ve République a ainsi connu plusieurs époques stratégiques. La première, brève mais douloureuse, a consisté à gérer la fin de la décolonisation. Ce n’est qu’ensuite qu’il a été possible de remettre à plat notre vision du monde, les missions probables des armées et à partir de là de construire un nouveau modèle de forces.


Nous considérions à l’époque deux missions principales pour nos forces : dissuader l’Union soviétique de nous envahir et intervenir ponctuellement hors d’Europe, en Afrique presque exclusivement, afin de défendre nos intérêts. Pour remplir la première mission nous avons construit une force de frappe nucléaire et pour éviter le tout ou rien nous y avons associé une force conventionnelle destinée à combattre aux frontières de la France ou à l’intérieur du territoire métropolitain.


Pour remplir la seconde mission et considérant le refus d’engager des appelés hors du territoire métropolitain, nous avons conçu un système d’intervention rapide à partir de quelques troupes professionnelles en alerte et d’un réseau de bases positionnées dans les DOM-TOM et en Afrique.


Pendant la période qui suit, jusqu’à la fin de la guerre froide, nous avons connu beaucoup d’engagements militaires. Il y a eu beaucoup de réussites surtout au début et quelques échecs surtout à la fin, mais le modèle lui-même a rarement été pris en défaut pendant trente ans, un record historique sur les deux derniers siècles.


Il y eut d’abord la campagne de contre-insurrection que nous avons été obligés de mener au Tchad de 1969 à 1972. Cela n’avait pas été envisagé, car nous ne voulions refaire ce type d’opération après la guerre d’Algérie. Nous y avons été obligés, et en adaptant le modèle à la marge, nous avons finalement réussi.


Notre modèle de forces a été pris en défaut une deuxième fois dans les années 1980 lorsqu’il s’est agi de mener des confrontations. Une confrontation désigne l’affrontement avec une autre entité politique, un État en général, en dessous du seuil de la guerre ouverte. Ce type d’action, finalement assez courant pendant la guerre froide, n’était pas clairement exprimé dans le livre blanc de 1972. Il a fallu pourtant se confronter simultanément à la Libye et à l’Iran. Nous avons réussi face à la Libye, même si nous l’avons payé d’un attentat terroriste qui a tué 170 personnes, dont 54 Français. Nous avons dissuadé la Libye d’envahir le sud du Tchad et contribué à sa défaite dans le nord. Nous avons en revanche complètement échoué contre l’Iran. L’Iran a organisé des attaques contre le contingent multinational à Beyrouth, pris des otages et assassiné au Liban, organisé enfin des attentats à Paris en 1986. Face cette action clandestine, nous nous sommes retrouvés impuissants, avec peu de moyens et surtout sans volonté pour frapper à notre tour l’Iran. Cette confrontation, qui a fait quand même une centaine de morts français civils et militaires, est le plus grave échec de la Ve République.


La guerre du Golfe en 1990 nous à nouveau pris en défaut mais cette fois de manière structurelle. Cette guerre nous a pris au dépourvu dans la mesure où nous n’avions jamais envisagé d’avoir à engager à nouveau une grande force expéditionnaire loin de nos frontières. Nos forces professionnelles étaient réduites et personne n’avait songé à constituer une force de réserve spécifique pour elles comme l’avaient fait les États-Unis en 1973. Et comme nous persistions à ne pas envoyer de soldats appelés au combat au loin, nous étions condamnés à n’être que des acteurs mineurs dans cette nouvelle époque stratégique où ce genre d’expéditions serait sans doute courant.


Nous avons entrepris la transformation de notre modèle de force. Nous l’avons mal fait. Nous n’avons rien changé à notre modèle d’équipement «conservateur sophistiqué» et lancé les grands programmes prévus pour affronter le Pacte de Varsovie alors que celui-ci n’existait plus. Comme les paramètres qui avaient rendu possible le modèle d’armée gaullien, croissance économique et ressources humaines à bas coût avec la conscription, disparaissaient et que dans le même temps on réduisait l’effort de défense, la catastrophe était inévitable du côté de la stratégie des moyens. Nous avons alors entamé une grande contraction de nos forces jusqu’à la moitié environ et même jusqu’à 80 % pour les forces terrestres conventionnelles chargées de défendre directement le territoire. En 2015, nous avions moins de soldats professionnels qu’avant la professionnalisation complète et notre capacité de projection extérieure, si elle avait augmenté en qualité technique, n’avait pas augmenté en volume depuis 1990.


Cette nouvelle époque était celle du «nouvel ordre mondial» libéral-démocratique avec une liberté inédite pour les organismes internationaux de régulation et en fond de tableau une puissance militaire américaine largement dominante. Or, qui dit «ordre» dit aussi «maintien de l’ordre». Les opérations militaires envisagées comme «normales», notamment dans le Livre blanc de 1994 étaient donc soit des opérations de police internationale, sans ennemi donc, en prolongement en beaucoup plus grand de ce qu’on faisait déjà depuis les années 1980 ou des guerres punitives en coalition sous une direction américaine, à l’image de la première guerre du Golfe.


Notre modèle de forces a connu beaucoup d’échecs durant cette période dont on peut considérer la fin vers 2008-2010. En matière de gestion de crise, on a beaucoup tâtonné et souffert entre opérations humanitaires armées, interposition, sécurisation extérieure ou même intérieure, jusqu’à comprendre qu’une opération de stabilisation ne pouvait réussir qu’avec une acceptation au moins tacite, et souvent imposée par la force, de tous les acteurs politiques armés sur place ainsi que le déploiement de moyens très importants.


Quant à la conduite opérationnelle des guerres punitives, elle nous a échappé largement. Cela a abouti parfois à de bons résultats. Sans juger de la justesse de l’objectif politique, la soumission de l’Irak en 1991, de l’État bosno-serbe en 1995 ou de la Serbie en 1999 ou encore la mort de Kadhafi en 2011, soit un rythme d’une guerre contre un «État voyou» tous les cinq ans ont été des réussites opérationnelles puisque le but militaire recherché a été atteint à chaque fois, mais en réalité atteint par les Américains. Nous n’avons toujours été que des actionnaires à quelques pour cent des opérations en coalition américaine.


Ce modèle intervention brève-stabilisation longue a en revanche complètement échoué en Afghanistan en 2001, car l’objectif initial de destruction de l’ennemi n’avait pas été atteint. Nous avions par ailleurs sous-estimé la puissance nouvelle des organisations armées dans la mondialisation. Nous avons été à nouveau obligés de nous lancer dans une campagne de contre-insurrection en particulier à partir de 2008. Le résultat est mitigé. Dans l’absolu la mission a été remplie, nous avons laissé la zone sous notre responsabilité sous le contrôle des autorités afghanes, dans les faits l’impact stratégique de notre action sur place a eu peu d’influence sur l’évolution de l’Afghanistan.


Les expériences afghane et irakienne ont sonné le glas du Nouvel ordre mondial et depuis environ dix ans nous sommes entrés dans la quatrième époque stratégique de la Ve République. Les ambitions occidentales se sont réduites, les États-Unis se sont épuisés et ceux qui les ont suivis dans ces aventures n’ont plus forcément envie de se lancer à nouveau dans de grandes opérations de stabilisation. Avec le retour de la Russie et de la Chine dans la compétition de puissances, les blocages de la guerre froide sont également réapparus.


La nouvelle normalité stratégique a donc des airs de guerre froide avec le retour des freins vers la guerre ouverte dès lors que des puissances nucléaires sont proches. C’est donc par voie de conséquence aussi le retour des confrontations, à plus ou moins forts niveaux de violence, comme par exemple entre la Russie et l’Ukraine ou entre les États-Unis et l’Iran. C’est aussi la confirmation de la montée en puissance des acteurs non étatiques armés : organisations politiques, religieuses et criminelles mais aussi potentiellement entreprises multinationales, milliardaires, églises, etc. toute structure ayant suffisamment d’argent pour se payer une armée au sein d’un État faible et y avoir une influence politique.


Ajoutons deux contraintes fortes à cet environnement : un fond probable de crises en tous genres climatique, sanitaire, économique, etc., et, ce qui est lié, des ressources pour l’outil militaire français qui seront toujours limitées. Le budget est dans la zone des 30 à 40 milliards d’euros constants depuis le milieu des années 1970, il est peu probable, eu égard à tous les besoins autres de finances publiques dans les années à venir, que nous puissions aller de beaucoup au-delà de 40 milliards.


Dans ce contexte la nouvelle normalité, ce sont trois types d’opérations : la guerre contre des organisations armées, les actions auprès des populations y compris sur le territoire français et la confrontation contre des États. Ce qui est improbable, mais qu’il faut quand même envisager : les grandes opérations de stabilisation, les guerres interétatiques et les guerres ouvertes entre puissances nucléaires.


Nous sommes déjà engagés pleinement dans les deux premières missions probables. Il faut s’y efforcer d’y être plus efficient, c’est-à-dire plus efficaces avec des ressources comptées. La vraie nouveauté c’est le retour de la confrontation, ce qui suppose pour nous, je le rappelle, la capacité à faire pression sur un État, c’est-à-dire à être capable de lui faire mal, sans engager une guerre ouverte. Cela passe par une multitude de moyens et d’actions qui dépassent le champ militaire, de l’action clandestine aux frappes aériennes ou raids aéroterrestres, en passant par les actions cybernétiques, la propagande, l’action économique ou diplomatique, etc. la seule limite est l’imagination. La Russie ou la Chine font ça très bien, nous avons fortement intérêt à les imiter. Nous avons déjà un certain nombre de moyens, d’autres sont sans doute à développer, il manque surtout une prise de conscience, une volonté et un instrument de commandement.


Quant aux missions importantes mais improbables, nous sommes prêts avec notre force nucléaire et le maintien de cette capacité sera à nouveau un poste de dépense important de cette période stratégique. Il faut être prêt aussi à remonter en puissance très vite dans le domaine conventionnel à partir d’une force d’active solide.


Dans ce contexte, trois axes d’effort me paraissent indispensables si nous voulons faire face aux défis de l’avenir.


Le premier concerne la question des pertes au combat. Nos ennemis ont compris depuis longtemps qu’il suffit de nous tuer des soldats pour nous ébranler, pas au niveau tactique, nous avons tous intégré la possibilité de perdre la vie en nous engageant, mais bien au niveau politique. Pour être plus précis, il suffit de nous tuer plus de cinq soldats en une seule journée pour remettre immédiatement en cause une opération militaire. Nous avons célébré il y a quelques jours, l'appel du 18 juin du général de Gaulle. Je pense que nos anciens seraient très surpris s'ils voyaient cela, mais le fait est que cette peur politique actuelle est bien ce qui a le plus provoqué d'échecs parmi les 32 guerres et opérations de stabilisation majeures que nous avons mené depuis le dégagement de Bizerte en juillet 1961. La logique voudrait qu’un problème stratégique reçoive une attention stratégique, ce n’est pas le cas en l’occurrence. Les soldats qui vont directement au contact de l’ennemi ne pèsent pas lourd dans les grands programmes dinvestissements, ceux qui se comptent en milliards deuros, alors qu’ils représentent les trois quarts des noms sur le mémorial du parc André Citroën. Cest une contradiction quil faut dépasser au plus vite, ce que les forces armées américaines sont en train de faire et cela risque de changer considérablement le visage des opérations modernes.

La deuxième piste de réflexion est celle du volume de forces. Nos troupes sont excellentes, mais avec un contrat de déploiement maximum de huit groupements tactiques interarmes, de deux groupes aéromobiles et une capacité de frappes aériennes de 10 à 15 projectiles par jour sur la durée, le nombre d’adversaires que nous sommes capables de vaincre diminue constamment. Pour simplifier, nous sommes capables de faire le double de l’opération Serval au Mali en 2015, une belle opération mais pas une grande opération non plus, les 3000 combattants équipés légèrement que nous avons affrontés alors ne représentant pas une grande puissance militaire.


Pour avoir des soldats dans un contexte économiquement soutenable, il n’y a pas d’autres possibilités que l’innovation sociale. On a essayé d’augmenter le volume de forces projetables en professionnalisant complètement les forces. Nous avons échoué. Si toutes proportions gardées, nous faisions le même effort que les Américains en Irak, nous serions capables de déployer 100000 soldats et non 15000 comme ce qui est prévu dans le dernier contrat opérationnel. Or l’expérience tend à prouver qu’on fait plus de choses avec 100000 soldats qu’avec 15000, aussi bons soient-ils. Maintenant, si on faisait vraiment la même chose que les Américains, sur les 100000, il y aurait 30000 soldats dactive, mais aussi 15000 réservistes et 55000 soldats privés, miliciens et mercenaires locaux, américains et multinationaux.


Les ressources humaines doivent être trouvées localement. Il faut investir massivement dans les détachements d’assistance militaire. Ceux-ci sont déjà capables de conseiller ou d’instruire des troupes alliées et de coordonner leur action avec la nôtre. Il faut qu’ils soient capables aussi de commander des forces étrangères, soit par délégation de la nation locale à l’instar des forces tchadiennes en 1969 ou même de l’artillerie rwandaise au début des années 1990, soit en les recrutant nous-mêmes. D’autres puissances le font, elles ont raison.


Les ressources humaines sont également et surtout en France. Dans un contexte de ressources financières contraintes, le réservoir de forces dans lequel puiser en cas de crise grave ne peut qu’être une fraction civile de la nation convertible très rapidement en force militaire avec des moyens matériels «sous cocon» ou que lon puisse construire et acheter tout de suite. Il n’y a pas de modèle d’armée moderne capable de faire des choses en grand sans réserve, or nous avons sacrifié presque entièrement notre force de réserve. À titre de comparaison, là encore si la France faisait le même effort que les États-Unis pour les réserves et la Garde nationale, elle dépenserait 2,8 milliards d’euros chaque année et non une centaine de millions. Dépenser presque 10 % de son budget, comme les États-Unis, pour être capable d'accroître très vite ses forces et les compléter de moyens et compétences qui étaient peu utilisés jusque-là ne paraît pas incongru. Tout cela s’organise, comme cela a pu se faire dans le passé avec une structure de commandement dédiée.


Dernier point, on ne pourra faire face à l’inattendu avec la même politique d’acquisition d’équipements. Il faut introduire plus de souplesse dans nos procédures et arrêter d’être hypnotisés par les belles et coûteuses machines, surtout si elles sont produites en multinational. Les engins de haute technologie sont souvent utiles, parfois décevants, mais ils sont presque toujours très coûteux et donc rares. Il faut pouvoir les compléter avec autre chose, d’une gamme peut-être inférieure mais suffisante. Il faut avoir plus la culture du «retrofit». On peut par exemple se demander ce que sont devenus les centaines de châssis de chars Leclerc déclassés. Certains dentre eux auraient pu servir de base à des engins qui nous manquent cruellement comme les engins d’appuis feux ou les véhicules de transport de troupes très blindés. Il faut acheter et vendre beaucoup plus sur le marché de l’occasion. On n’était peut-être pas obligé d’attendre dix ans après les premiers combats en Kapisa-Surobi en 2008 pour remplacer le fusil d’assaut FAMAS par le HK-416 disponible depuis 2005 pour un prix total représentant 1,5 % des crédits d’équipement d’une seule année budgétaire.


En résumé et pour conclure, nous ne serons pas capables de faire face aux défis actuels ou futurs, attendus ou non, sans innover, en partie techniquement, mais surtout dans nos méthodes et notre organisation en cherchant à être beaucoup plus souples que nous ne le sommes. Nous devons investir dans l’humain, dans la formation de nos soldats en particulier, mais surtout dans les liens des armées avec le reste de la nation. C’est là que se trouvent en réalité les ressources de tous ordres qui nous permettront d’affronter l’avenir.

Jouer la guerre. Histoire du wargame-Un livre d'Antoine Bourguilleau


Devant l’École supérieure de guerre à Paris, Henri Poincaré a décrit un jour la guerre comme une expérience dont l’expérience ne pouvait se faire. Il entendait par là que la présence obligatoire de la mort, donnée ou reçue, perturbait quelque peu les choses. Une équipe sportive peut se préparer à jouer un match important en jouant d’autres matchs de préparation. Une armée ne prépare évidemment pas une bataille en jouant d’autres batailles auparavant, du moins des batailles réelles. De ce fait les soldats sont condamnés à simuler la guerre lorsqu’ils ne la font pas, et à la simuler le mieux possible sous peine d’être mal préparés et donc de souffrir encore plus au contact de la réalité. Les tournois, l’ordre serré au son du tambour, les exercices sur le terrain avec des munitions «à blanc», les grandes manœuvres ne sont en réalité que des jeux où on s’oppose sans se tuer réellement, sauf accidentellement.


Ceux qui se déroulent sur des cartes s’appellent des Jeux de guerre et à c’est l’exploration de ces batailles sans morts que nous invite Antoine Bourguilleau dans Jouer la guerre. Histoire du wargame aux éditions Passés Composés. En bon historien Antoine Bourguilleau raconte d’abord une histoire, celle qui va de l’invention des premières abstractions de batailles, jusqu’aux systèmes sur carte les plus sophistiqués, civils ou militaires, en excluant les Jeux vidéo. Des Échecs aux Wargames donc en passant par les Kriegsspiel (avec un ou deux «s») pour reprendre les appellations dominantes et consacrées qui témoignent par ailleurs du retrait de la France dans ce domaine pourtant stratégique. L’auteur traite dans sa troisième partie des différents champs d’emploi des wargames aujourd’hui et même de leur conception.


Reprenons. L’idée de simuler des batailles sans en subir les inconvénients semble avoir toujours existé, mais les premiers jeux d’affrontement sont sans doute les ancêtres respectifs du Go (le Wei hai) et des Échecs (le Chaturanga) et sont contemporains de l’apparition de la pensée philosophique- c’est-à-dire dénuée d’explications surnaturelles- politique et stratégique. Ce n’est pas par hasard non plus que les jeux modernes, c’est-à-dire s’efforçant de coller autant que possible à la réalité tactique de moment, soient apparus avec la révolution scientifique et l’époque des Lumières. Il y a un lien très clair entre le développement de la pensée scientifique expérimentale et celui de la simulation militaire.


On notera aussi l’importance des amateurs passionnés. Le cas le plus emblématique est peut-être celui de l’Écossais, John Clerk, qui révolutionne la tactique navale britannique, les amiraux Rodney et Neslon ont clairement admis ce qu’ils lui devaient, sans avoir jamais porté l’uniforme ni même mis les pieds sur un navire de guerre. Il reproduisait simplement toutes les batailles navales de son temps avec des modèles réduits en bois et quelques règles simples simulant le vent, la puissance de feu et la capacité de résistance aux tirs. C’est un excellent exemple de ce que l’on appelle aujourd’hui la combinaison professionnels-amateurs (Pro-Am). Il y en aura bien d’autres par la suite, en particulier aux États unis lorsque les designers de wargames civils se révéleront plus inventifs que les institutionnels.


L’institutionnalisation du jeu de guerre est contemporaine de la «professionnalisation» des armées à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, c’est-à-dire l’acceptation que la pratique de la guerre (au sein anglais de warfare) était une discipline et reposait comme la médecine sur un long apprentissage de connaissances stables et l’intégration permanente d’éléments nouveaux. Les différentes écoles de guerre apparaissent à cette époque et elles intègrent presque toutes des formes de simulation tactique et/ou historique qui en constituent les laboratoires. C’est une imitation du modèle qui a permis à l’armée prussienne de l’emporter sur les armées autrichienne et française sans avoir combattu depuis cinquante ans autrement que sur cartes. Un autre exemple emblématique est celui de l’US Navy de la Seconde Guerre mondiale, extraordinaire et gigantesque machinerie complexe, dont l’expérience réelle ne reposait pourtant que sur quelques combats pendant la guerre contre l’Espagne en 1898. Dans un discours à l’École de guerre navale de Newport en 1961, l’amiral Nimitz a décrit tout ce que la victoire dans le Pacifique devait aux petits bateaux en bois que ses camarades et lui faisaient évoluer sur le parquet de la salle de simulation. Tout y avait été anticipé, avant même parfois que les systèmes n’existent, tous les problèmes rencontrés plus tard dans la logistique océanique avaient été abordés. Seule l’apparition des kamikazes leur avait échappé.


Les passages sur la Seconde Guerre mondiale sont à cet égard particulièrement intéressants. C’est une époque où tous les états-majors utilisent la simulation sur cartes pour préparer leurs grandes opérations. Ces simulations n’ont alors pas fonction de prédire l’avenir, mais de permettre de mieux voir certains problèmes du présent et leurs conséquences possibles. Le plus fascinant est alors de voir l’effet Cassandre se développer presque obligatoirement dès lors que les résultats des simulations ne correspondent pas aux croyances. La préparation de ce qui sera la bataille de Midway par l’état-major japonais avec une simulation et modifiée rejouée jusqu’à ce que les résultats soient conformes au plan est désormais un classique pour illustrer ce biais.


Et puis est arrivé Charles S. Roberts, le wargame commercial et la démocratisation du jeu de guerre. Je suis pour ma part tombé amoureux des jeux de guerre en lisant la présentation de D-Day, un des tout premiers jeux d’Avalon Hill en 1961, dans Science et Vie. Désormais n’importe qui pouvait jouer à la guerre et même de plus en plus facilement concevoir une simulation tactique correcte, ce qu’Antoine Bourguilleau décrit très bien. Je m’y suis longtemps essayé pour mon plaisir personnel, en partie professionnel avant d’échouer à convaincre complètement l’institution militaire, au moins l’armée de Terre, de l’intérêt du wargame sur carte.


La lecture de Jouer la guerre et de toutes les expériences faites à l’étranger qui y sont décrites, celle des historiens militaires britanniques en particulier, le renouveau de l’édition et de la créativité française avec Nuts publishing et des auteurs comme Pierre Razoux m’ont incité à retenter l’expérience.


Il se passe à nouveau beaucoup de choses dans ce domaine et l’auteur lance de nombreuses pistes. Le retard des forces armées françaises dans ce domaine n’est pas une fatalité. La remarquable manœuvre qui a permis la victoire de la Marne en septembre 1914 et donc changé le cours de l’histoire n’aurait sans pas été possible sans les nombreux exercices sur carte que Joffre avait imposé aux états-majors des cinq armées françaises juste avant la guerre. Derrière le «miracle», il y avait aussi le jeu.


Antoine Bourguilleau, Jouer la guerre. Histoire du wargame, éditions Passés Composés, 2020, 264 pages.

Comment devenir un Mentat


Publié le 06/05/13

Dans l’univers de Dune, les Mentats sont des maîtres dans l’emploi de tous les moyens, généralement violents, pour atteindre un but stratégique face à des adversaires souvent très ressemblants. Ce sont les équivalents imaginaires des plus grands capitaines des siècles passés comme des actuels Grands maîtres internationaux (GMI) d’échecs ou des 9e dan de go. Par extension, on baptisera Mentat les super-tacticiens de classe internationale. En devenir un n’est pas chose aisée.



Un super-tacticien est-t-il intelligent ?



En première hypothèse, on pourrait imaginer que les Mentats bénéficient d’un quotient d’intelligence très supérieur à la moyenne, en entendant le QI comme la mesure de la capacité à utiliser la mémoire de travail [MT] pour résoudre des problèmes combinatoires. Cette hypothèse n’est en fait que très imparfaitement confirmée. Les différentes études réalisées sur les joueurs d’échecs n’établissent pas de corrélation nette entre le QI et le niveau d’expertise aux échecs. Certaines tendant même à démontrer une corrélation négative chez les débutants, les plus intelligents ayant tendance à moins s’entraîner que les autres. Ce n’est qu’au niveau Elo (du nom d’Apard Elo) le plus élevé qu’un lien semble être établi, mais sans que l’on sache trop si les capacités combinatoires sont indispensables pour atteindre ce niveau… ou si c’est la pratique assidue des échecs qui a développé ces capacités. En réalité, les deux facteurs, intelligence et niveau d’expertise, ne sont tout simplement pas indépendants l’un de l’autre.


Toujours d’un point de vue cognitif, on sait  depuis les années 1960 que les experts aux jeux d’échecs ou de go ne se distinguent pas des novices par une capacité à calculer de nombreux coups à l’avance, mais à organiser leurs connaissances pour analyser une configuration donnée et orienter la réflexion vers les meilleurs coups à jouer. En 1973, Wester Chase et Herbert Simon ont demandé à des joueurs d’échecs de niveau différents de regarder pendant 5 secondes des photos de configurations échiquéennes et de les restituer ensuite. Les configurations présentées étaient soit parfaitement aléatoires, les pièces étant placées au hasard, soit tirées de parties réelles. Dans le premier cas, on ne constata pas de différences notables dans les restitutions des différents joueurs. Novices, joueur de club et maîtres disposaient en moyenne correctement 4 pièces de l’échiquier, ce qui correspond sensiblement à la capacité de la mémoire de travail (manipulation maximum de sept objets). Dans le second cas en revanche, les novices placèrent toujours en moyenne 4 pièces, les joueurs de club 8 et le maître 16. L’apparition de «sens» dans ces configurations réelles transformait la vision des maîtres qui ne considéraient plus des pièces, mais des groupes de 2 à 5 pièces liées entre elles par des relations nécessaires, et baptisés chunks. C’est toute la différence entre mémoriser et restituer 32 chiffres aléatoires et 4 numéros de téléphone connus et étiquetés.


Reconnaître des chunks implique donc évidemment de les avoir parfaitement mémorisés auparavant. Le problème est que ceux-ci peuvent être incroyablement nombreux. Selon une autre étude de Simon, on ne peut prétendre à être grand maître d’échecs sans en connaître au moins 50000. Ces chunks assimilés presque toujours grâce à de parties vécues ou apprises sont également le plus souvent organisés en réseaux statiques ou en enchaînements. L’art du maître d’échecs consiste donc surtout dans l’appel judicieux à des enchaînements qui ressemblent à la situation à laquelle on fait face et à leur adaptation intelligente. Sous contrainte de temps, cette heuristique tactique combine un processus inconscient de recherche dans la mémoire profonde et un processus conscient d’analyse. Le processus inconscient lui-même s’accélère avec l’habitude et, de manière plus subtile, le succès. On sait, en effet depuis les travaux d’Antonio Damasio, que tous les souvenirs ont un marquant émotionnel (en fait chimique). Les souvenirs avec reçu un marquant de plaisir viennent plus facilement à la surface que les négatifs, qui, eux, ont tendance à être refoulés. Le succès est un soutien à la mémoire et donc au succès.


Au bilan, sur une partie d’échecs moyenne où chaque joueur joue environ 40 coups, il prend au maximum une dizaine de vraies décisions. Cela correspond sensiblement aux décisions d’un général dans une journée de bataille, en fonction de la souplesse de son armée, du chef antique qui prenait rarement plus de deux décisions (jusqu’à quatre pour Alexandre le Grand, un des premiers grands Mentats) jusqu’aux commandants de grandes unités blindées modernes qui ont pu aller jusqu’à 6 ou 7. Un processus de décision similaire a d’ailleurs été observé dans un très grand nombre de domaines tels que le sport, la musique, l’expertise médicale.


En soutien de la mémoire de travail, il faut donc aussi faire intervenir la mémoire et le travail, beaucoup de travail.


La gloire se donne au bout de 10000 heures de travail



Dans une étude d’Anders Ericsson sur les élèves de la prestigieuse Académie de musique Hanns Eisler de Berlin, trois groupes de musiciens ont été distingués en fonction de leur niveau. Ericsson calcula que les membres du groupe d’élite avaient une moyenne de 10000 heures de pratique, le second groupe 8000 et la 3e, 4000, avec pour chaque groupe des écarts-types assez réduits. Selon Ericsson qui appliqua ces résultats à plusieurs autres disciplines, il faut dix ans de travail quotidien pour devenir un expert. Pour être un expert international, il en faut certainement plus. En analysant, la carrière de 40 grands maîtres internationaux d’échecs, Nikolai Grotius a montré en 1976 qu’il leur avait fallu en moyenne 14 années pour atteindre ce niveau, avec un écart de 4 ans. Quand on demande à Gary Kasparov, un des six hommes ayant (depuis 1970) atteint ou dépassé le seuil des 2800 points Elo, comment il était devenu champion du monde, il répond habituellement qu’il lui a fallu apprendre 8000 parties par cœur. Il lui aura fallu dix ans depuis sa première inscription dans un club pour devenir GMI et quinze pour être champion du monde.


L’énorme investissement nécessaire pour parvenir d’expert de classe internationale pose évidemment un certain nombre de problèmes. Bien souvent, il impose de commencer dès l’enfance, ce qui implique un environnement favorable. Si Mozart était né dans une famille de paysans, il n’y aurait jamais eu de Don Giovanni. Comme Jean-Sébastien Bach, il est né dans une famille de musiciens et a largement bénéficié de l’aide de son père. Léopold Mozart a rapidement décelé les dons de son fils, l’a mis en présence de plusieurs instruments et l’a aidé à composer dès l’âge de six ans. Pour autant, la première œuvre personnelle qui soit considérée comme un chef-d’œuvre (numéro 9, K.271) n’a été réalisée qu’à 21 ans, dix ans après son premier concerto.


Jusqu’à l’ère des révolutions, la grande majorité des Mentats est issue d’un processus de formation familiale aristocratique. Outre son éducation intellectuelle  et physique très militarisée, le jeune Alexandre suit son père dans ses campagnes en Grèce et, à 17 ans, commande sa cavalerie à Chéronée. Il obtient son chef-d’œuvre contre Darius III à Gaugamèles en -331, à seulement 25 ans, mais aussi après un long apprentissage.


Les Mentats de l’époque classique apprennent très tôt la chose militaire et avec, pour la seule armée française, 174 batailles livrées pendant la période, trouvent toujours une occasion de s’illustrer. Turenne est envoyé à 14 ans et sur sa demande aux Pays-Bas pour y voir ce qui se fait de mieux alors en matière d’art militaire. Il reçoit un premier commandement à l’âge de 15 ans, mais ne dirige vraiment seul sa première bataille que dix ans plus tard. Il reçoit la distinction de Maréchal de France à 33 ans avec encore trente ans de service devant lui. À 13 ans, Maurice de Saxe a déjà un précepteur militaire particulier et arpente son premier champ de bataille. Il reçoit le commandement d’un régiment à l’âge de 15 ans et se bat pour la première fois l’année suivante. Il va connaître la guerre pendant encore pendant 36 années.


Ce mélange de talents, de chance, d’investissement personnel, d’environnement favorable et de multiples combats permet, malgré la faiblesse numérique de la population de recrutement, de former de nombreux Mentats au service, parfois changeant, des Princes. Dans un contexte très proche de celui de l’univers de Dune, l’époque classique sécrète aussi de grands diplomates qui peuvent être classés comme Mentats. Certains même cumulent les rôles comme le Maréchal de Villars. Il existe aussi des souverains Mentats comme Gustave-Adolphe Ier ou Frédéric II.


Le contrepoint de ce processus familial et monopolistique d’apprentissage est qu’il n’incite pas à mettre en place un système institutionnel de formation qui serait concurrent et pourrait s’ouvrir à d’autres classes. Les écoles militaires sont de fait plutôt réservées à la petite noblesse avec normalement peu de perspectives d’atteindre les plus hautes fonctions. Napoléon et beaucoup de ses maréchaux en sont issus.


Vainqueur de 32 batailles, capable de dicter simultanément à 4 secrétaires sur 4 sujets différents et dont l’abbé Sieyes disait : «il sait tout, il fait tout, il peut tout», Napoléon a dix ans lorsqu’il entre à l’école militaire de Brienne et seize à l’École des cadets de l’École militaire. Il ne s’y distingue pas par ses résultats  scolaires. Il est même plutôt médiocre, sauf en mathématiques, et on peut même estimer que vivant aujourd’hui, il n’aurait pas réussi le concours de Saint-Cyr. En revanche, c’est un énorme lecteur qui dévore tout ce qui a trait à la guerre dans la bibliothèque de l’école. Lorsqu’il connaît sa première gloire au siège de Toulon, en 1793 à l’âge de 24 ans, Napoléon connaît par cœur presque toutes les batailles de son temps. Celui qui disait que «l’inspiration n’est le plus souvent qu’une réminiscence», continue par la suite à accumuler les «chunks» en lisant et en pratiquant, le plus souvent, seul, la simulation tactique à l’aide d’armées de plomb. Toutes choses égales par ailleurs, la bibliothèque de Brienne a changé le monde.


Il est vrai aussi que cette même bibliothèque était ouverte à tous les autres élèves de l’école et que Napoléon est sans doute le seul qui y courait à chaque récréation. Comme le dira de Gaulle «la gloire se donne seulement à ceux qui l’on rêvé» et acceptent d’y consacrer au moins 10000 heures.


Peut-on être toujours habile face au changement permanent?



Avec ses 225 batailles françaises, la période de la révolution et l’Empire marque la fin d’un âge d’or des Mentats. La période qui suit est en effet moins favorable aux super-tacticiens.


Contrairement au jeu d’échecs dont les règles et le matériel ne changent pas, l’art de la guerre est, comme la médecine, une discipline dont les paramètres évoluent. Jusqu’aux révolutions politiques et économiques des XVIIIe et XIXe, ces paramètres évoluaient peu. On pouvait faire une carrière militaire complète avec les mêmes hommes, les mêmes armes et sensiblement les mêmes méthodes. À partir de cette époque, les sociétés, et donc les armées, se transforment à une vitesse inédite et perceptible. À partir de 1861, l’armée française change de règlement de manœuvre tous les douze ans en moyenne afin de tenter de rester adaptée aux évolutions multiples du temps. Désormais, les soldats ne font plus la guerre qu’ils jouaient lorsqu’ils étaient enfants et désormais ils devront se remettre en cause régulièrement, source de troubles et de tensions. Dans une époque qui détourne son regard du passé pour considérer le progrès et l’avenir, la lente maturation d’un apprentissage fondée dès l’enfance sur l’étude des classiques se trouve prise en défaut.


Partant de la nécessité politique et sociale de l’ouverture des carrières selon des principes d’égalité, mais aussi du postulat que les capacités à commander ne sont pas innées, mais acquises, les futurs Mentats sont progressivement presque tous recrutés sur concours. Le problème, en France particulièrement, est que ces épreuves ne servent qu’à juger de connaissances scolaires, comme si on sélectionnait les futurs champions d’échecs, voire des sportifs de haut niveau, à l’âge de 20 ans sur des épreuves de français ou de mathématiques. Cela importe peu dans l’esprit scientiste de l’époque.  La maîtrise des «lois» de la guerre, en fait des principes tactiques relativement évidents, et de méthodes de raisonnement tactique rigoureuses, doit permettre de résoudre tous les problèmes tactiques.

Il est vrai qu’avec des armées de plus en plus importantes en volume, avec une puissance de feu qui s’accroît sans cesse pour une mobilité tactique inchangée, les batailles ont tendance à se dilater dans l’espace et le temps. Les fronts évoluent sur des centaines de kilomètres, mais se rigidifient à chaque point de contact. La violence des combats impose une dispersion des forces et donc une décentralisation croissante. La capacité à raisonner une manœuvre descend progressivement du chef de bataillon en 1871 au sergent-chef de groupe en 1917. À l’autre bout de l’échelle, l’analyse rigoureuse des événements et la gestion de ces forces énormes imposent au sommet la création de machines pensantes appelées États-majors et d’une technocratie militaire.

Le processus institutionnel s’efforce de s’adapter à cette complexité croissante. Dans l’entre deux guerres 1871 -1914, à l’imitation des Prussiens, la France ajoute des étages (École supérieure de guerre puis Centre des hautes militaires) aux écoles initiales à son système de sélection et de formation. Un officier peut passer sept ou huit ans en école de formation. Cela n’empêche par le colonel de Grandmaison dans ses fameuses conférences de 1911 d’oublier complètement des choses comme les engins motorisés volants et terrestres ou les nouvelles technologies de l’information, éléments qui se sont développés dans les armées lorsqu’il était à l’École supérieure de guerre et à l’État-major de l’armée et qu’il ne connaît pas. Cela n’empêche pas non plus 40 % des généraux de 1914, dont les trois-quarts de commandants de corps d’armée, d’être limogés pour inaptitude manifeste. L’enseignement militaire de l’époque, même s’il hésite en permanence entre former des officiers d’état-major et des décideurs, a pourtant bien pris en compte la nécessité d’un apprentissage tactique en profondeur. Jamais les officiers ne autant fait d’exercices sur cartes ou sur le terrain que pendant cette période, mais cette spécialisation s’avère finalement néfaste à partir d’un certain seuil, car elle empêche de voir tout ce qui bouge autour de sa discipline et qui va avoir une influence sur elle. C’est ainsi qu’à force d’accumuler les connaissances sur un sujet donné nous devenons ignares (texte mentat, Dune) ou au moins peu adaptatifs.


Il suffit alors de quelques mois de la Grande Guerre pour rendre obsolètes toutes ces années d’enseignement tactique. On découvre alors que l’on a besoin d’officiers supérieurs qui soient capables de comprendre les évolutions de leur temps. La manœuvre n’est plus simplement la manipulation de pions tactiques sur un champ de bataille, c’est aussi la capacité à adapter ces mêmes pions à des contextes changeants, qu’il s’agisse des innovations autour de soi ou de la projection dans des milieux étrangers. Gallieni et Lyautey auraient pu montrer la voie avec leurs campagnes coloniales très éloignées de la manière «métropolitaine», mais celles-ci sont méprisées par les puristes. Le général Bonnal se moque des «opérations du fameux Balmaceda ou la retraite de Bang-Bo», tout en enseignant à l’École de guerre des «principes» qui vont s’avérer inefficaces et meurtriers. Pétain avait également une vue assez juste des évolutions de la guerre en Europe avant 1914  et c’est incontestablement celui qui s’y est le mieux adapté après. Il ne commande pourtant qu’une modeste brigade (et par intérim) et s’apprête à partir la retraite au moment où débute le conflit. La suite du XXe siècle consacre la revanche des hommes cultivés et imaginatifs sur les technocrates militaires.


Mentats et technocratie 



Le blocage de la Première Guerre mondiale est dépassé de deux manières qui constituent autant d’axes pour le renouveau de la manœuvre et donc de la tactique. Le premier axe concerne l’infanterie qui retrouve de la souplesse avec des méthodes de commandement décentralisées et de la puissance de feu portative. Cette voie est celle des Allemands, dont les divisions d’assaut de 1918 vont dix fois plus vite que les unités de 1916. Le deuxième est l’art opératif, qui est essentiellement français et s’appuie, entre autres, sur les premières unités motorisées. Celles-ci permettent de se déplacer plus rapidement d’un point à l’autre du front, et donc d’avoir une manœuvre à cette échelle, mais ne modifient guère le combat débarqué.


Les unités allemandes sont par la suite «dopées» par la généralisation d’engins de combat à moteur et de moyens de transmissions «légers». Les divisions d’assaut deviennent des panzerdivisions commandées par les héros de 1918 alors que l’art opératif français étouffe plutôt la recherche d’une excellence tactique. De Rommel à Sharon en passant par O’Connor et Leclerc pour les plus connus, on voit donc ainsi apparaître pendant un peu plus d’une trentaine d’années une nouvelle génération de super-tacticiens capables d’obtenir à nouveau des victoires spectaculaires, voire décisives. Le développement de parades antichars et l’intégration des unités motorisées redonnent aussi du lustre aux opératifs comme Patton, Slim, Mac Arthur ou, à une autre échelle, Joukov.


En parallèle de ces nouveaux hussards, la voie de la manœuvre de l’infanterie légère perdure avec les armées communistes asiatiques de Chu Teh, Lin Piao ou Giap. En terrain difficile, en Corée ou au Tonkin, ces fantassins l’emportent même à plusieurs reprises sur les «hussards» motorisés. En réponse, le Royaume-Uni et surtout la France développent à leur tour une manœuvre de l’infanterie légère, avec des maîtres comme Bigeard. On notera que beaucoup de ces nouveaux Mentats ne sont pas issus du processus institutionnel, mais sont des amateurs mobilisés ou volontaires qui se révèlent et apprennent autant au combat qu’au-dehors.


L’apparition des «atomiques» perturbe ce renouveau des Mentats. Malgré les réflexions sur le «champ de bataille atomique», il faut se rendre à l’évidence que cette arme est trop écrasante pour permettre une manœuvre cohérente. Elle est même confisquée par la politique aux militaires et paralyse pour un temps l’idée d’un affrontement en Europe semblable à celui de la Seconde Guerre mondiale. Cette transformation est particulièrement flagrante en France où le corps blindé-mécanisé est adossé dans une position sacrificielle et où notion de victoire tactique s’efface au profit de celle de dissuasion. Même lorsque Soviétiques et Américains renouvellent brillamment leurs doctrines tactiques dans les années 1970-80 pour envisager à nouveau le combat conventionnel, l’armée française refuse de s’y intéresser, tout en menant il est vrai de nombreuses, mais petites interventions  en Afrique.


La fin de la guerre froide laisse les armées occidentales dans une position de force relative qu’elle n’avait plus depuis le début de la Première Guerre mondiale. Si les États-Unis en profitent pour asseoir leur puissance, l’Union européenne saisit l’occasion pour désarmer à grande vitesse et satisfaire son désir d’impuissance. Entre les deux, l’armée française balance. Lorsque l’anesthésie domine, elle est engagée dans des opérations de maintien de la paix où il n’est nul besoin de tacticiens puisqu’il n’y a pas d’ennemi, avec les résultats que l’on sait. Lorsqu’il faut suivre les Américains, on revient à une conception plus classique de la force, mais soit dans un cadre dissymétrique, comme face à l’Irak, la Serbie ou la Libye de Kadhafi, où il s’agit plus de gérer sa supériorité de moyens que de conduire des manœuvres habiles, soit dans un cadre symétrique, comme en Afghanistan où on retrouve la nécessité d’une vision élargie des situations. Si certains officiers se distinguent à cette occasion, la structure fragmentée des opérations leur interdit pratiquement de renouveler les expériences victorieuses. Le chef actuel doit réussir du premier coup et au moindre coût. Il est difficile dans ces conditions de former des Mentats audacieux et riches d’expérience (ce qui revient un peu au même) et la tentation est très forte de les remplacer par un pilotage très étroit depuis Paris, comme si des membres de plus en plus petits impliquaient un cerveau de plus en plus gros. Il est à craindre que le dernier Mentat français s’appelle Centre de planification et de conduite opérationnelle (CPCO).

Comment dire avec des mots simples à des gens de partir au combat avec vous


Publié le 29/05/2019

Amené à commenter la tactique dans les principales batailles de la série Game of Thrones, j’ai été frappé par l’usage abondant des discours de motivation avant ou pendant les combats. On notera que seuls les héros sympathiques en font, ce qui ajoute bien sûr à leur charisme. J’exclus évidemment l’Armée des morts de ce constat car si les Marcheurs blancs sont plutôt flegmatiques ils ne sont pas non plus insensibles aux émotions et donc à la peur, au contraire de leurs soldats.


Car bien sûr toute cette affaire tourne autour de la peur et de sa gestion, c’est-à-dire du contrôle de l’emballement créé par l’amygdale, cette petite sentinelle au cœur du cerveau qui organise la mobilisation générale en cas de danger. L’amygdale est puissante mais elle est bête, elle n’organise les choses qu’en fonction du passé (elle est intimement reliée à la mémoire) et non du présent. Pour analyser le présent, il faut utiliser son néocortex. Pas besoin heureusement d’être intelligent pour cela, il suffit simplement de pouvoir répondre à la question : « suis-je capable de faire face à la situation ? » Si la réponse est oui, il y a de fortes chances que vous vous transformerez en super-héros à la Jon Snow le temps de la bataille, si elle est négative l’emballement va s’accentuer jusqu’au moment de la paralysie avant la crise cardiaque.


En réalité, la plupart des membres d’un groupe placé dans une situation de stress auront du mal à répondre rapidement à la question, surtout si cette situation est surprenante et pas très claire. Quand les pulsations cardiaques montent trop vite, la réflexion devient difficile. C’est là qu’interviennent l’exemple et/ou le verbe. Sans l’un ou l’autre, on reste généralement « comme un con ».


L’exemple, c’est un modèle d’action qui se présente à soi. On voit quelqu’un qui va vers la menace (ou prétendue menace parfois, mais c’est une autre question) ou au contraire et plus fréquemment s’en éloigne et on le suit.


Le verbe, c’est l’épée qui tranche le nœud gordien. Il peut être intérieur (« Vas-y ! Bouge-toi ! »). On parle alors « d’écouter son courage », mais chez beaucoup il ne dit jamais rien. Le verbe est surtout extérieur, venant de quelqu’un qui, lui, a répondu « Je peux faire face » à la fameuse question et a, en plus, entendu une autre voix intérieure qui lui disait « il faut que tu dises quelque chose à tous ceux qui sont dans l’expectative…c’est ton boulot de chef, ton devoir, tu ne t’en sortiras pas sans eux, etc.). Et voici donc, après ce long préambule Sa Majesté le discours de motivation.


Comme j’ai parlé de GoT en  introduction pour attirer l’attention en voici un très simple qui en est issu :


Soldats !

Je suis une moitié d’hommes, mais qu’êtes-vous donc ! Il y a une autre sortie, je vais vous montrer. Sortez derrière eux et foutez-leur dans le cul.

Ne combattez ni pour le Roi, ni pour le royaume, ni pour l’honneur ou la gloire, ni pour la fortune, vous n’aurez rien !

C’est votre ville que Stannis veut piller, vos portes qu’il veut enfoncer, s’il entre c’est vos maisons qu’il enfoncera, votre or qu’il volera, vos femmes qu’il violera !

Des hommes courageux frappent à notre porte. Allons les tuer !



Les initiés auront reconnu le discours de Tyrion au cœur de la bataille de la Néra (saison 2, épisode 9), alors que la situation est critique, que le roi vient de rejoindre sa maman et que tout le monde regarde la Main.


En voici un autre, historique et très connu :


Soldats, vous êtes nus, mal nourris; le Gouvernement vous doit beaucoup, il ne peut rien vous donner. Votre patience, le courage que vous montrez au milieu de ces roches sont admirables ; mais il ne vous procure aucune gloire, aucun éclat ne rejaillit sur vous. Je veux vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde. De riches provinces, de grandes villes seront en votre pouvoir; vous y trouverez honneur, gloire et richesses. Soldats d'Italie manqueriez-vous de courage ou de constance ?


Il s’agit bien sûr de la Proclamation du général Bonaparte à l'armée d’Italie le 27 mars 1796. Bonaparte ne peut plus s’adresser directement aux dizaines de milliers d’hommes de son armée, mais il fait comme si en utilisant des intermédiaires.


Tous ces discours reposent en réalité sur des mécanismes simples que je m’empresse de vous dévoiler.  


En premier lieu, il ne s’agit à chaque fois que de deux choses : mobiliser (pour obliger à un comportement peu naturel) et/ou sécuriser (« ça va bien se passer »). On mobilise lorsque les choses paraissent faciles et qu’on risque de se faire surprendre ou au contraire lorsqu’elles sont difficiles et qu’il faut mobiliser toutes les ressources. On sécurisé lorsqu’on veut persuader que la situation est grave mais pas désespérée et que la montagne est haute mais parfaitement atteignable. Tout dépend donc de la situation de départ, et il ne faut évidemment pas se tromper. En général, un bon discours comprend un mélange des deux modes. Je conseille pour ma part un modèle club-sandwich PSSP (Pression-Sécurisation-Sécurisation-Pression) en trois ou quatre séquences commençant par une interpellation mobilisation, suivie d’une ou deux séquences de sécurisation et se terminant par une nouvelle mobilisation, éventuellement une injonction.


Quels sont les ingrédients à y mettre ? Reprenons les deux exemples. De quoi parle-t-on ? De soi ou de l’ennemi, dans le passé, maintenant ou dans le futur. Ce qui stimule : la honte d’un acte passé, une faiblesse actuelle par rapport à l’ennemi, un futur horrible si on échoue ou au contraire génial si on réussit. Ce qui rassure : les victoires passées, les points forts actuels, et une certitude raisonnable de réussite. Dans les deux cas, on peut jouer sur l’affectif (le très vintage « honneur » par exemple) ou la raison et des éléments objectifs (« On a un dragon et pas eux »). On peut employer tous les temps, mais l’impératif est intéressant pour donner un cadre.


Reprenons les exemples précédents. Tyrion fait un discours rapide en PSPP en interpellant, en décrivant une solution (une autre sortie et les moyens de les prendre à revers), une situation future fort déplaisante en cas d’échec, une petite valorisation de l’ennemi (des « hommes courageux ») et termine par un ordre. Notons le « Allons » qui induit que contrairement au Roi, il en sera. De son côté Bonaparte, fait un PSSP classique, mais efficace. Il commence par un point de situation négatif, reconnait le courage et la patience admirables (point sécurisation), enchaîne ensuite une promesse de richesse et de gloire (« vous y trouverez », nouvelle sécurisation presque autant que stimulation) et appel final à l’honneur (notons le courage qui passe de « stoïcien » au début à « homérique » à la fin).


Une fois que l’on a compris ces quelques principes, c’est assez simple. On peut faire un petit PSSP à la manière du maître Yoda en une minute : « Fort est Vador, mais la haine en lui je vois, le vaincre tu peux donc, et surtout le vaincre tu dois ». Ajoutez une voix un peu rapide pour la stimulation, plus lente pour la sécurisation et surtout claire et forte, je n’ose dire grave (Dieu dans Les dix commandements) pour ne pas passer pour sexiste, mais écoutez bien quand même la teneur et le débit des voix dans les publicités ou les reportages en vous demandant quel est l’effet recherché à chaque fois. Parlez naturellement (personne ne lit un papier devant les troupes dans GoT) et donc apprenez par cœur le texte ou au moins entraînez-vous à combiner les ingrédients.


Vous voilà prêts à vous faire suivre jusqu’à la mort. Dans GoT et tous les films américains, un discours se termine par un hourra spontané et des épées en l’air (sauf l’épisode où Theon Greyjoy prend un coup de masse juste après un beau discours). En réalité, c’est vous qui devrez provoquer ce hourra mobilisateur. Maintenant, si vous constatez simplement que tout le monde vous écoute et vous regarde avec attention sans jeter un coup d’œil à son smartphone, vous aurez déjà gagné.

Hourra !


Petit travail pratique : saurez-vous trouver la forme et les ingrédients utilisés dans cette autre proclamation de Bonaparte (26 avril 1796) ?


Soldats, vous avez en quinze jours remporté la victoire, pris 21 drapeaux, 55 pièces de canon, plusieurs places fortes, conquis la partie la plus riche du Piémont; vous avez fait 15000 prisonniers, tué ou blessé près de 10000 hommes.

Vous vous étiez jusqu'ici battus pour des rochers stériles. Dénués de tout vous avez supplée à tout. Vous avez gagné des batailles sans canons, passé des rivières sans pont, fait des marches forcées sans souliers, bivouaqué sans eau-de-vie et souvent sans pain. Les phalanges républicaines, les soldats de la liberté étaient seuls capables de souffrir ce que vous avez souffert.

Mais soldats, vous n'avez rien fait, puisqu'il vous reste encore à faire. Ni Turin, ni Milan ne sont à vous. La patrie a droit d'attendre de vous de grandes choses : justifierez-vous son attente ? Vous avez encore des combats à livrer, des villes à prendre, des rivières à passer. Tous brûlent de porter au loin la gloire du peuple français; tous veulent dicter une paix glorieuse, tous veulent, en rentrant dans leurs villages, pouvoir dire avec fierté: « J'étais de l'armée conquérante d'Italie!».

De la réforme des armées


En trente-trois de carrière militaire, j’ai connu le plan «Armées 2000» dans les années 1980, la professionnalisation complète des Armées à la fin des années 1990, la Revue générale des politiques publiques (RGPP) et deux livres blancs entre 2008 et 2015 pour rater de peu en bout de course la «bifurcation» de 2015. Cela fait une restructuration profonde, appelons cela réforme, tous les dix ans en moyenne, un rythme que nous tenons en réalité depuis… très longtemps et qui doit constituer une particularité forte du ministère de la Défense/des Armées par rapport à toutes les autres grandes organisations publiques. En soi, il n’y a rien d’étonnant à cela. Les armées sont étroitement reliées à deux grands environnements changeants.

Celui de la nation d’abord et de sa société dont elles sont issues et qui lui fournissent ses ressources. Quand, en 1992, le Président de la république décide d’un coup de réduire la durée du service national à dix mois au lieu de douze, cela ne peut qu’avoir de fortes conséquences sur l’organisation et même le fonctionnement des armées et évidemment plus encore lorsque son successeur décide de le suspendre complètement quatre ans plus tard. Lorsque dans le même temps, on décide de s’équiper de matériels majeurs qui coûtent en moyenne à l’acquisition et à la possession trois à quatre fois plus cher que les précédents, cela a aussi forcément des conséquences lorsque le budget d’équipement n’évolue évidemment pas en proportion et a même tendance à diminuer.

Celui du reste du monde aussi, l’endroit où par principe les armées sont destinées à agir et en particulier contre des ennemis armés. Leur boulot est d’essayer de les vaincre, ce qui nécessite un minimum de réflexion et bien souvent des adaptations. Ajoutons qu’outre que ses ennemis puissent être divers simultanément ou en succession, il faut aussi effectuer tout un tas de mission non combattantes, depuis le nettoyage des plages jusqu’à l’interposition entre deux factions au milieu d’un pays lointain en passant depuis 25 ans par des patrouilles dans les rues de métropole pour rassurer les gens. Comme sous-officier je passais mes journées à apprendre à casser des chars soviétiques, mais je suis allé aussi en Nouvelle-Calédonie pendant les «événements» des années 1980 pour y protéger des sites sensibles et je suis allé accompagner des douaniers et des policiers à la frontière du Luxembourg pour protéger le territoire national des terroristes. Quand je suis sorti de mon cursus d’officier, il n’y avait plus de chars soviétiques à casser et la mode était au «soldat de la paix». Quand je suis sorti de l’École de guerre, on commençait à comprendre (plus les militaires que les politiques) que l’interposition, ça ne servait pas à grand-chose sinon à s’engluer quelque part et y perdre des soldats stupidement. On retrouvait alors la «contre-insurrection» en Afghanistan puis au Sahel et voilà que maintenant on se réinterroge sur la manière de casser des chars. Bref, beaucoup de choses variées à faire, et donc à apprendre, d’autant plus nombreuses que le Président qui n’a qu’à ordonner pour que les choses soient faites immédiatement et avec discipline, un luxe incroyable dont bien peu se passent.

Cela peut paraître contre-intuitif à certains, qui restent sur l’image d’une structure rigide, monolithique et stupide à la «Bidasses en folie», mais les armées françaises constituent sans aucun doute la grande organisation la plus soumise à la pression du changement. Est-ce que cela se passe bien? Pas toujours.

Notre modèle de défense date des années 1960 à l’époque où on avait, osons le mot, une «grande politique» («Si on n’a pas de grande politique quand on n’est plus une grande puissance, alors on n’est plus rien» Charles de Gaulle). L’adossement force nucléaire-force conventionnelle de type Seconde Guerre mondiale était coûteux en capital, mais avec un effort budgétaire moyen entre 2 et 4 % du PIB à une époque où la croissance du PIB était facilement du même ordre et un budget de fonctionnement réduit par l’emploi massif d’appelés et de réservistes, il était financé. La force conventionnelle était un peu sous-équipée et on manquait singulièrement de moyens de faire des choses en grand au loin, puisqu’on n’y envoyait que des professionnels, mais c’était cohérent et cela tenait à peu près. On complétait les professionnels par des Volontaires service long (VSL), des CDD de quelques mois qui permettaient à des appelés de dépasser la durée de service et donc de ne plus être considérés comme des appelés. Tout le monde n’était pas équipé des matériels les plus sophistiqués et coûteux.

Le modèle a commencé à craquer avec les difficultés économiques. L’effort de défense était réel montant jusqu’à presque 3 % à la fin des années 1980, mais il est difficile de maintenir un effort au-delà du taux de croissance annuel (on pourra appeler cela le «principe de Gaston Imbert), surtout quand l’inflation est forte. Il fallut faire des économies ailleurs, en réduisant les commandes d’équipements, mais aussi ceux le nombre de ceux qui les utilisaient. On procéda donc à une contraction des armées d’environ 1/6 e en quelques années, considérant avec certaines raisons que l’apport qualitatif compenserait la perte de volume. Le personnel étant majoritairement composé d’appelés, cette réduction des effectifs fut relativement bien absorbée même s’il est toujours pénible de supprimer des régiments, des bases ou de ne pas renouveler des bâtiments de la Marine nationale. Le coup principal était surtout porté au principe d’un service national, dont la composante militaire n’était plus assurée que par un quart d’une classe d’âge.

La fin de la guerre froide et plus secondairement la guerre du Golfe causèrent de grands troubles. Le modèle était cette fois franchement en crise. Sans menace majeure, l’effort de défense déclina rapidement et comme les taux de croissance n’étaient pas fameux, les budgets n’ont cessé de décliner depuis 1991. On ne pouvait plus se payer des équipements du futur avec des budgets du passé (celui de 2010 équivalait à celui de 1982 en monnaie constante). Le changement radical de contexte international imposait de faire de même dans notre politique et notre modèle de Défense, un «reboot». On ne le fit pas vraiment, hormis par la professionnalisation complète des forces dans la deuxième moitié des années 1990.

Là ce fut plus difficile que dans les années 1980. Il fallut «dégraisser» de 30 à 40 % selon les armées en cinq ans. Bien sûr, il s’agissait surtout de remplacer les appelés par des professionnels moins nombreux, mais que de mutations, entre les corps dissous et les gradés retirés des corps déjà professionnels pour encadrer les nouveaux. Combien de carrières furent stoppées, et combien différemment parmi les officiers selon les origines, car la pyramide ne pouvait être la même au sommet lorsque la base se resserrait fortement. Mais globalement, il y avait un objectif valorisant. On supprimait la distinction entre les «deux armées», celle qui partait en opération et celle qui restait en métropole, et on devenait une grande force de projections, à une époque où celles-ci se multipliaient, car bien sûr «pendant les travaux la vente continuait».

Le résultat n’a pas été à la hauteur des espoirs, car le modèle n’était toujours pas financé et la professionnalisation n’a au bout du compte fait qu’accentuer le problème. Non qu’il ne faille pas le faire, mais il fallait le faire de manière à ce que ce soit soutenable économiquement, en augmentant les budgets, en utilisant beaucoup plus les réserves en complément de forces professionnelles peut-être plus réduites et/ou en utilisant des équipements moins coûteux et suffisants pour les besoins du moment, autant de solutions de rupture que personne n’a osé prendre.

La crise n’étant pas résolue, il fallut à nouveau «réformer» à partir de 2008. Cette fois ce fut carrément un désastre, exemple de solutions technocratiques imposées sans vraie réflexion et au moins de précautions. Pour trouver des financements, on se contenta de la solution la plus simple : supprimer les soldats (les «réserves de productivité» selon les termes d’un membre de la DRH du ministère de la Défense) par dizaines de milliers, 73000 au total selon la RGPP et les deux Livres blancs de 2008 et 2013. Tout s’effondra, le nombre de soldats, le nombre d’équipements disponibles, l’administration avec les Bases de défense, la solde avec le logiciel Louvois… sans résoudre en rien le problème de financement. Dans le même temps, les mêmes forces armées dont on sacrifiait par stupidité les ressources étaient pleinement engagées au combat en Afghanistan puis à nouveau en Afrique. Au bilan, on ne pouvait finalement pas plus engager de troupes au loin que dans les années 1980 et au près, à la frontière ou en métropole, puisqu’on fait laissé disparaître la Défense opérationnelle du territoire, et réduit la force conventionnelle a une portion congrue. En 1990, on pouvait engager une centaine de régiments de combat aux frontières, vingt-cinq ans plus tard, on n’aurait pu aller au-delà d’une douzaine, et pas en quelques jours comme à l’époque.

Et puis est survenue 2015, et plus exactement des événements dont la possibilité et même la forte probabilité étaient inscrites en toutes lettres dans les livres blancs juste avant la partie «on va donc réduire les moyens». Étrangement, on considéra que ce qui était proclamé comme impossible précédemment le devenait soudainement, par l’action de quelques salopards. On trouve finalement des financements, et alors qu’il fallait dégraisser absolument pour réussir la «modernisation», il fallut recréer des postes du jour au lendemain. Pour autant, cinq ans plus tard, il n’y a toujours pas plus de soldats face à l’ennemi, l’essentiel étant surtout de les envoyer dans les rues de France ou bientôt dans le Service national universel (SNU) et montrer que l’on faisait quelque chose sans prendre trop de risques. Je ne suis pas sûr non plus qu’on résistera longtemps à la tentation de prendre dans ce budget «poulet rôti». Je ne suis pas sûr non plus en réalité que le modèle «high tech-pros only», soit efficient. On verra, il faudra de toute façon des années pour sortir de la crise dans laquelle des réformes à courte vue nous ont plongés.

Pour savoir si un modèle est efficient et donc si une réforme est utile, il faudrait savoir en quoi ce modèle contribue à une grande politique, en admettant que l’on ait une bien sûr une grande politique («être présent quelque part» ne constitue pas une grande politique, ni «faire des économies» ). Sans vraie vision et sans une réflexion profonde sur les moyens qui sont nécessaires à sa réalisation, comme dans les années 1960, toutes les réorganisations seront boiteuses, sinon vouées à l’échec. Quand j’entends parler de réforme, je suis donc très sceptique. Je demande où est la grande politique qu'elle doit servir.
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