On ne le dira jamais assez, ce sont les nations qui font les guerres et non pas les armées. Il faut donc interroger les citoyens français dans leur ensemble sur leur capacité à faire la guerre s’il le faut et pas seulement les forces armées. Le titre du livre n’est d’ailleurs pas L’armée française est-elle prête pour la guerre ? mais Sommes-nous prêts pour la guerre ? Il nous interroge donc tous à travers neuf chapitres qui sont autant de sous-questions à cette interrogation primordiale. Les chapitres sont introduits à chaque fois par une d’une citation de Michel Audiard, qui témoigne une fois de plus que l’on peut être à la fois sérieux et drôle.
Faut-il se préparer à une guerre comme en Ukraine ? Cette première question est la clé de toute la première partie consacrée à l’outil de défense français, comme si ce conflit en constituait un crash test. En clair, cela revient à demander s’il faut se préparer à un conflit conventionnel de haute-intensité et de grande ampleur, autrement dit très violent et avec des centaines d’hommes tués ou blessés chaque jour. La réponse est évidemment oui, par principe. La logique voudrait que l’on se prépare prioritairement aux évènements à forte espérance mathématique (probabilité d’occurrence x ampleur des conséquences). Autrement-dit, il faut à la fois se préparer aux évènements courants et à l’extraordinaire terrible.
Il y a ainsi les évènements très probables et même en cours auxquels il faut forcément faire face, les plus graves en priorité bien sûr mais aussi les plus anodins tout simplement parce qu’ils sont là, qu’on les voit et qu’il faut bien les traiter, plus ou moins bien. Il y a aussi les menaces à faible probabilité mais forte gravité, auxquelles il faut se préparer. La guerre nucléaire en est une et on s’y prépare correctement, c’est l’objet du chapitre 2, mais la guerre conventionnelle « à l’ukrainienne » est une autre et là c’est une autre affaire. Jean-Dominique Merchet rappelle ainsi que probabilité faible n’égale pas probabilité nulle et que sur la longue durée les évènements improbables finissent toujours par arriver, parfois même dès le premier lancé de dés. L’esprit humain est cependant ainsi fait qu’il néglige ces faibles probabilités et se condamne donc à être surpris. Si quelqu’un avait dit à des soldats de ma génération qu’ils combattraient non pas en Allemagne mais en Arabie-Saoudite face à l’Irak, puis dans une Yougoslavie éclatée ou en Afghanistan, sans parler de passages en Somalie, Cambodge et autre, on l’aurait traité de fou et pourtant…
Dans les faits, la capacité de forces armées françaises à mener cette « grande guerre » se résume à son contrat de déploiement. L’auteur souligne combien celui-ci est faible, même à l’horizon 2030 de la nouvelle loi de programmation militaire (LPM). Jusqu’à peu dans les différents documents stratégiques on indiquait un contrat chiffré : 60 000 hommes déployables dans un conflit majeur dans le « projet 2015 » des années 1990, puis 30 000 en 2008 et enfin 15 000 en 2013. Par pudeur sans doute, on n’a pas indiqué de chiffres dans la nouvelle LPM mais des unités à déployer – pour les forces terrestres, un état-major de corps d’armée, un état-major de divisions, deux brigades interarmes, une brigade aérocombat, et un groupe de forces spéciales – qui sont en fait les mêmes que lors des plans précédents. On peut donc imaginer que l’on n’envisage pas jusqu’à 2030 de pouvoir déployer beaucoup plus qu’avant, non que les hommes manquent mais qu’on est simplement bien en peine de les équiper complètement en nombre et de les soutenir plus sur une longue durée. Le chat est donc maigre. Il est peut-être compétent, agile, équipé des armes les plus sophistiqué, mais il est maigre, voire très maigre. On serait balayé par l’armée ukrainienne si on devait l’affronter dans un wargame, alors que le budget de défense de cette armée ukrainienne représentait 10 % de celui de la France il y a trois ans. L’Ukraine consacre maintenant à peu 22 % de son PIB à son effort de guerre mais cela représente un peu plus de 40 milliards d’euros, soit l’équivalent de notre budget de défense.
Le problème fondamental est que la France ne se donne pas les moyens de ses ambitions, comme le font par exemple les Etats-Unis. Quand on veut à la fois être une puissance « dotée » (nucléaire), défendre ses territoires et ses intérêts hors d’Europe, assurer ses accords de défense, être leader en Europe ou simplement « peser sur les affaires du monde » parce que membre permanent du Conseil de sécurité des Nations-Unies, on doit au moins faire un effort de défense de 3% du PIB. A moins de réduire nos ambitions, il n’y a pas d’autre solution. Avant les attentats terroristes de 2015 on se dirigeait allègrement vers le 1% du PIB, c’est-à-dire la quasi destruction de notre outil militaire. Depuis, on remonte lentement la pente mais on est encore loin du compte. Notons au passage que les Etats-Unis sont à 3,5 % et que cela ne gêne pas, au contraire, l’activité économique.
En attendant, il faut forcément faire des choix, ce que Jean-Dominique Merchet résume d’un slogan efficace : Tahiti ou Varsovie. Et c’est là qu’interviennent les réflexes corporatistes. Les marins et les aviateurs français ne parlent pas beaucoup de cette guerre en Ukraine où les bâtiments de surface se font couler et où la défense aérienne depuis le sol contraint beaucoup l’emploi des avions de combat. Leurs regards se tourne plutôt et légitimement vers le grand large, « Tahiti » donc, en utilisant notamment le concept fourre-tout de l’Indopacifique. La guerre en Ukraine est une guerre de « terriens ». On aurait donc pu imaginer que l’armée de Terre y puise des arguments pour défendre ses conceptions. Cela n’a pas été le cas et cela reste pour moi un mystère. Jean-Dominique Merchet explique aussi cette réticence par la Russophilie supposée du corps des officiers français, la réticence à agir dans un cadre OTAN et le fait que finalement les spécialités qui pourraient jouer le plus la « carte Ukraine », comme l’artillerie, sol-air et sol-sol, ou encore le génie, sont mal représentées au sein des instances de direction. Admettons. Le fait est que la nostalgie de l’alliance (brève) avec la Russie l’emporte sur celle, pourtant plus longue et plus traditionnelle, avec la Pologne.
Pas de corps d’armée français en Europe centrale ou orientale, comme il y avait un corps d’armée en République fédérale allemande durant la guerre froide, mais peut-être des armes nucléaires. C’est la question qui fait le buzz. Le deuxième chapitre du livre est en effet consacré au nucléaire, pour constater d’abord combien la création de cette force désormais complète avec une solide capacité de seconde frappe (on peut toujours frapper n’importe quel pays même après une attaque nucléaire) a été une prouesse technique avec, c’est moi qui le rappelle, des retombées industrielles qui ont rendu l’affaire économiquement rentable pour la France. La nouveauté est qu’après une période de repli du nucléaire, dans les arsenaux comme dans les esprits, celui-ci revient en force avec la guerre en Ukraine. Cette guerre est en effet une grande publicité pour l’armement nucléaire : la Russie est « dotée » et on n’ose pas aller trop loin contre elle, l’Ukraine n’est plus dotée et elle est envahie. Le message est clair. Le buzz, c’est la proposition de l’auteur de partager le nucléaire français, autrement dit de proposer un système « double clés » (en fait, il n’y a pas vraiment de clés) à nos alliés européens, à la manière des Américains. On proposerait des missiles air-sol moyenne portée aux Européens qui pourraient les utiliser avec, bien sûr, notre autorisation. J’avoue mon scepticisme. Outre les problèmes matériels que cela poserait (il faudrait construire de nouvelles têtes nucléaires sans doute de moindre puissance et il faudrait que les Alliés achètent des Rafale) et outre le fait que cela contredit le principe gaullien de la souveraineté nucléaire, je crains surtout qu’il n’y ait aucune demande européenne dans ce sens. Quitte à accepter un protectorat nucléaire les pays européens préfèrent celui des Etats-Unis à celui de la France. On en reparlera peut-être si par extraordinaire, les Etats-Unis désertaient définitivement l’Europe. Troisième point : l’asséchement de la pensée militaire en matière nucléaire, où on est passée de la phase fluide des réflexions libres des années 1960 à une phase dogmatique où il est même interdit dans nos forces armées d’utiliser le terme « dissuasion » sans qu’il soit adossé à « nucléaire ». On a un peu oublié que justement les réflexions des années 1960 avaient abouti à l’idée que la dissuasion était globale et qu’elle impliquait une composante conventionnelle puissante, et notamment terrestre, afin de retarder autant que possible la nécessité d’employer l’arme nucléaire en premier (il n’y a évidemment aucun problème à le faire en second, en riposte). Or, on l’a vu, notre composante conventionnelle est faible. Alors certes nos intérêts ne sont pas forcément menacés, mais nos intérêts stratégiques le sont, notamment en Europe et pour reprendre l’expression du général de Gaulle, l’épée de la France est bien courte.
Le troisième chapitre est consacré à la production industrielle. C’est celui où j’ai le plus appris. C’est une description rapide mais précise de notre complexe militaro-industriel, au sens de structure de conception et de fabrication de nos équipements militaire depuis la décision politique jusqu’à la chaine de production en passant par les choix des décideurs militaires et industriels. Peut-être devrait-on d’ailleurs parler plutôt de complexe militaro-artisanal quand on voir la manière dont sont construits ces équipements rares et couteux. Il y a en fait deux problèmes à résoudre : sortir du conservatisme technologique - et l’exemple du ratage français en matière de drones est édifiant – et produire en masse. Cela mériterait un ouvrage en soi tant l’affaire est à la fois complexe et importante.
Après avoir décrit l’outil de défense français, avec ses forces et surtout ses limites, Jean-Dominique Merchet décrit dans les chapitres le contexte et les conditions de son emploi. Il y a d’abord ce constat évident depuis trente ans mais pourtant pas encore complètement intégré que la France est désormais une île stratégique, préservée au moins dans l’immédiat et pour l’Hexagone de toute tentative de conquête territoriale. Cela signifie en premier lieu que les conflits « subis » se déroulent d’abord dans les espaces dits « communs » et vides, qui les seules voies de passage (cyber, espace, communications, ciel, mer, etc.) pour attaquer le territoire national. La première priorité décrite dans le chapitre 4 est donc de mettre en place une « défense opérationnelle du territoire » adapté au siècle. C’est déjà évidemment en partie le cas, mais que de trous encore.
Si l’on est une île et qu’on ne risque pas d’invasion, les guerres « choisies » sont donc au loin (chapitres 5 et 7). On connait le scepticisme de l’auteur sur les opérations extérieures françaises. Difficile de lui donner tort (cf Le temps de guépard). Outre l’oubli, assez fréquent, de toutes les opérations extérieures menées par la France avant 1990, on peut peut-être lui reprocher de sous-estimer le poids de la décision politique par rapport aux orientations militaires dans cette faible efficience. On peut s’interroger aussi sur le poids réel de l’histoire – le désastre de 1940 et la guerre d’Algérie en particulier - dans les décisions du moment. Les organes de décision collective sont finalement comme les individus qui ne gardent en mémoire vive que deux expériences passées : la plus intense et la plus récente. Alors oui, les désastres du passé peuvent influer mais il s’agit bien souvent de faire comme la dernière fois si ça a marché ou de faire l’inverse si cela n’a pas été le cas. J’étais stupéfait lorsqu’on m’a demandé un jour si l’engagement au Rwanda en 1990-1992 n’était pas une revanche sur la guerre d’Algérie, alors qu’on reproduisait simplement ce que l’on venait de faire au Tchad.
On revient dont à cette idée que ce sont les nations qui font les guerres, pas les armées. Les chapitres 6 et 8 s’interrogent sur la résilience de la nation française et sur la nécessité de renouer avec le service militaire. Dans les deux cas, je suis totalement en accord avec la description et les conclusions de l’auteur. Sans trop spoiler, oui je suis persuadé de la résilience du peuple français, et je pense aussi qu’il faut plus l’impliquer dans notre défense et imiter le modèle américain.
La guerre se fait aussi - presque toujours - entre deux camps et normalement l’outil militaire doit être adapté aux ennemis potentiels. Le dernier chapitre est ainsi un panorama de nos adversaires et alliés actuels et possibles. Aucune surprise et aucun désaccord sur le nom des suspects. Il faut surtout bien distinguer, ce n’est pas forcément si évident pour ceux qui n’ont pas connu la guerre froide, ce qui se passe sous et au-dessus du seuil de la guerre ouverte. La norme est désormais le conflit (pas la guerre) dit « hybride » contre d’autres puissances, et l’exception est le franchissement de ce seuil. Pour autant nous devons préparer ce franchissement, ce qui également un des meilleurs moyens de l’emporter dans ce qui se passe au-dessous. Si on avait pris en compte la nécessité de pouvoir remonter en puissance très vite en cas de surprise stratégique (réserves, stocks, planification, adaptation de l’industrie, etc.), la France serait à la fois en meilleure posture actuellement dans notre confrontation avec la Russie et notre capacité à dissuader tout adversaire à franchir le seuil serait renforcé. Cela nous aurait couté moins cher que de tout faire dans l’urgence. Ce n’est pas faute de l’avoir dit.
En conclusion, l’auteur répond donc à sa propre question initiale, ce n’est pas si fréquent. On se doute de la réponse, et je suis entièrement en accord avec elle. Bref, lisez Sommes-nous prêts pour la guerre ? et discutez-en. Encore une fois, il s’agit de sujets qui doivent par principe intéresser tous les citoyens.
Jean-Dominique Merchet, Sommes-nous prêts pour la guerre ? Robert Laffont, 2024, 18 euros.
Les doctrines militaires, comme les
paradigmes scientifiques, n’évoluent vraiment que lorsqu’elles sont très
sérieusement prises en défaut. L’échec sanglant de l’offensive de Champagne fin
septembre-début octobre 1915 constitue cette prise en défaut. En fait, c’est
même une grande crise au sein de l’armée française où on perçoit les premiers
signes de découragement, voire de grogne dans la troupe. En novembre 1915, le
général Fayolle note dans son carnet : « Que se passe-t-il en haut lieu ? Il
semble que personne ne sache ce qu’il faut faire […] Si on n’y apporte
pas de moyens nouveaux, on ne réussira pas ». La crise impose de trouver de
nouvelles solutions et on assiste effectivement à une grande activité durant l’hiver1915 dans le « monde des idées » qui
aboutit à la victoire de l’« opposition » et de son école de pensée alors
baptisée « la conduite scientifique de la bataille ».
Changement de paradigme
L’opposition ce sont d’abord les «
méthodiques », comme Foch, alors commandant du groupe d’armées du Nord (GAN) et
Pétain, commandant la 2e armée. Le rapport de ce dernier après l’offensive de
Champagne, met en évidence l’« impossibilité, dans l’état actuel de l’armement,
de la méthode de préparation et des forces qui nous sont opposées, d’emporter
d’un même élan les positions successives de l’ennemi ». Le problème majeur qui
se pose alors est que s’il est possible d’organiser précisément les feux
d’artillerie et l’attaque des lignes de la première position ennemie, cela
s’avère beaucoup plus problématique lorsqu’il s’agit de s’en prendre à la
deuxième position plusieurs kilomètres en arrière. Pétain en conclut qu’il
faut, au moins dans un premier temps, se contenter d’attaquer les premières
positions mais sur toute la largeur du front afin d’ébranler celui-ci dans son
ensemble. Ce sera la doctrine mise en œuvre – avec succès - à partir de l’été
1918, mais l’idée de grande percée est encore vivace. Une nouvelle majorité se
crée autour de quelques Polytechniciens artilleurs, avec Foch comme tête
d’affiche, pour concevoir cette bataille décisive comme une succession de
préparations d’artillerie-assauts d’infanterie, allant toujours dans le même
sens position après position ( Autant de positions, autant de batailles selon
Fayolle) et non pas latéralement comme le préconise Pétain et ce jusqu’à ce que
« l’ennemi, ses réserves épuisées, ne nous oppose plus de défenses organisées
et continues » (Foch, 20 avril 1916).
C’est une réaction contre les « folles
équipées » de l’infanterie au cours des batailles de 1915, désormais « la
certitude mathématique l’emporte sur les facteurs psychologiques ». Une analyse
de tous les détails photographiés du front doit permettre une planification
précise de la destruction de tous les obstacles ennemis à partir de barèmes
scientifiques. L’imposition de ce nouveau paradigme est la victoire de l’école
du feu sur celle du choc mais aussi la revanche des généraux sur les
Jeunes-Turcs du Grand quartier général (GQG). Ce sont les idées qui portent les
hommes bien plus souvent que l’inverse, et changer d’idées impose souvent de
changer les hommes. Les officiers du GQG, qui pour beaucoup avaient été les
champions de l’« offensive à outrance » puis de l’ « attaque brusquée », sont
envoyés commander au front. A la suite des décisions arrêtées en décembre 1915
à Chantilly entre les Alliés, cette nouvelle doctrine doit être mise en œuvre
dans l’offensive franco-britannique sur la Somme prévue pour l’été 1916. Le
groupe d’armées du Nord (GAN) de Foch est chargé de sa mise en pratique.
En attendant, toutes les idées
nouvelles trouvent leur matérialisation dans le nouveau GQG qui passe l’hiver
1915-1916 à rédiger le nouveau corpus de documents doctrinaux sur
l’organisation et les méthodes des différentes armes, infanterie et artillerie
lourde en premier lieu ainsi que la coordination entre elles. Ce sera par la
suite une habitude, tous les hivers on débat puis on rédige toute la doctrine,
soit un rythme douze fois plus rapide qu’en temps de paix avant la guerre. Mais
ce n’est pas tout de partir du bas, de faire du retour d’expérience, de
débattre puis de voir émerger un nouveau paradigme au sommet, encore faut-il
que les nouvelles idées redescendent et que l’explicite des documents se
transforme en bas en nouvelles habitudes.
Tout le front est restructuré. On
distingue désormais une ligne des armées, tenue désormais par le strict minimum
de troupes, des réserves de groupes d’armées à environ 20-30 km du front et
enfin des réserves générales encore plus loin. Il se met en place une sorte de
« 3 x 8 » où les troupes enchainent secteur difficile, repos-instruction,
secteur calme. L’année 1916 se partage ainsi, pour la 13eDivision d’infanterie,
en 93 jours de bataille (Verdun et La Somme) contre plus de 200 en 1915, 88
jours de secteur calme et le reste en repos-instruction. Toute cette zone des
réserves générales se couvre d’un réseau d’écoles, de camps et de centre de
formation où on apprend le service des nouvelles armes et les nouvelles
méthodes. On remet en place des inspecteurs de spécialités afin de contrôler
les compétences de chaque unité mais aussi de rationaliser les évolutions alors
que le combat séparé de chaque unité tend à faire diverger les pratiques. Une
innovation majeure de la guerre est la création du centre d’instruction
divisionnaire ou CID). Ce centre, base d’instruction mobile de chaque division
permet d’accueillir les recrues en provenance des dépôts de garnison de
l’intérieur, avant de les envoyer directement dans les unités combattantes.
Elles y rencontrent des cadres vétérans, des blessés de retour de
convalescence. Les cadres de leurs futures compagnies viennent les visiter. Les
hommes ne sont pas envoyés directement sur une ligne de feu avec des
compétences faibles ni aucun lien de cohésion avec les autres, mais acclimatés
et instruits progressivement.
La transformation des armes
Cette approche permet une évolution
plus rationnelle des unités. L’infanterie connaît sa deuxième mutation de la
guerre après l’adaptation improvisée et chaotique à la guerre de tranchées.
Elle devient vraiment cette fois une infanterie « industrielle ». Les
structures sont allégées et assouplies. Les divisions d’infanterie ne sont plus
attachées spécifiquement à un corps d’armée et commandent directement à trois
régiments et non plus à deux brigades de deux régiments. Les bataillons
eux-mêmes passent aussi à une structure ternaire mais la 4e compagnie, grande
nouveauté, devient une compagnie d’appui équipée de mitrailleuses, de canons à
tir direct de 37 mm et de mortiers. Encore plus innovant, les sections
d’infanterie ne combattent plus en ligne mais en demi-sections feu et choc (les
demi-sections deviendront identiques et autonomes en 1917, c’est l’invention du
groupe de combat), et organisées autour de nouvelles armes comme les
fusils-mitrailleurs et les lance-grenades. Les fantassins deviennent
spécialisés et interdépendants. D’une manière générale, la puissance de feu portable
de l’infanterie fait un bond considérable jusqu’à la fin de 1917. L’étape
suivante sera l’intégration des chars légers d’accompagnement à partir de mai
1918.
L’artillerie a la part belle dans le
nouveau paradigme. Pour Foch : « Ce n’est pas une attaque d’infanterie à
préparer par l’artillerie, c’est une préparation d’artillerie à exploiter par
l’infanterie » qui, ajoute-t-il plus tard, Foch ajoute que l’infanterie «
doit apporter la plus grande attention à ne jamais entraver la liberté de tir
de l’artillerie ». Dans une étude écrite en octobre 1915, son adjoint Carence
écrit : « L’artillerie d’abord ; l’infanterie ensuite ! Que tout soit
subordonné à l’artillerie dans la préparation et l’exécution des attaques ». Pour
autant, le volume de cette arme augmente assez peu avec seulement 590 nouvelles
pièces lourdes pour l’ensemble de 1916. Le grand défi pour l’artillerie est
celui de l’emploi optimal de l’existant, c’est-à-dire l’artillerie de campagne
et les pièces de forteresse récupérées, dans des conditions totalement différentes
de celles imaginées avant-guerre. Pour y parvenir on commence par mettre en
place de vrais états-majors d’artillerie capables de commander les groupements
de feux de centaines de pièces. Le 27 juin 1916, est créé le Centre d’études
d’artillerie (CEA) de Châlons chargé d’inspecter les régiments d’artillerie et
de synthétiser leurs idées, définir la manœuvre, perfectionner l’instruction
technique et faire profiter les commandants de grandes unités de toutes les innovations
touchant l’emploi de l’artillerie. Un peu plus tard, on formera aussi des
Centres d’organisation d’artillerie (COA), un par spécialité, qui constituent
les matrices des nouvelles formations et où les anciens régiments viennent
recevoir les nouveaux matériels et apprendre leur emploi. La troisième voie
pour mieux maîtriser la complexité croissante des méthodes est la
planification. Elle existe sous une forme embryonnaire dès 1915 mais elle
connaît un fort développement en 1916 grâce à l’influence du CEA. Celui-ci
codifie et vulgarise l’usage des « Plans d’emploi de l’artillerie » qui
permettent de gérer les étapes de la séquence de tir. L’aérologie et la
météorologie font d’énormes progrès. Le GAN dispose de sa propre section météo
commandée par le lieutenant de vaisseau Rouch avec un vaste réseau de
transmissions y compris sur des navires.
Le premier effort porte sur la maîtrise
de la gestion des informations. Les Français mettent l’accent sur l’emploi de
l’avion dans l’observation et la liaison entre les armes. Foch envoie le
commandant Pujo à Verdun, la première grande bataille de 1916 et qui est très observée
par le GAN qui prépare la seconde. Pujo reprend l’idée d’un « bureau tactique »
charger de centraliser toutes les informations des escadrilles et des ballons d’observation
(TSF, photos, écrits) afin d’actualiser en permanence un grand panorama
photographique et cartographique de la zone de combat. A l’instar des drones
aujourd’hui, l’aviation de l’époque est cependant surtout un système d’observation
et de liaison en cours d’action, au service de l’artillerie afin de guider les
tirs et d’en mesure les effets au-dessus des lignes ennemies, mais aussi de l’infanterie,
qui dispose en 1916 de ses propres appareils. Pour l’offensive de la Somme, la 13e
DI disposera par exemple d’une vingtaine d’appareils avec tout un panel de
moyens de liaisons pour organiser les communications entre l’air, qui envoie
des messages en morse ou message lesté, et le sol, qui répond avec des fusées
de couleur, fanions ou projecteurs et indique ses positions avec des pots
éclairants et ou des panneaux. Lorsque la division sera engagée sur la Somme, ses
compagnies d’infanterie seront survolées par huit avions et appuyées par une
quarantaine de mitrailleuses, huit canons d’infanterie ou mortiers et surtout
55 pièces d’artillerie…pour chaque kilomètre de front attaqué.
Le GAN reprend également deux grandes
innovations de Verdun. La première est l’idée de supériorité aérienne sur un
secteur du front. Dès le début de leur offensive sur Verdun, en février 1916, les
Allemands concentrent 280 appareils de chasse sur la zone et chassent les
quelques appareils français présents. L’artillerie française, qui dépend
désormais de l’observation aérienne devient aveugle. Pour faire face à cette
menace, les Français sont obligés de livrer la première bataille aérienne de
l’Histoire. Le 28 février, le commandant De Rose reçoit carte blanche. Il
constitue un groupement « ad hoc » de quinze escadrilles avec ce qui se fait de
mieux dans l’aviation de chasse en personnel (Nungesser, Navarre, Guynemer, Brocard,
etc.) et en appareils (Nieuport XI). Cette concentration de talents forme un
nouveau laboratoire tactique qui met au point progressivement la plupart des
techniques de la maîtrise du ciel. On expérimente également l’appui feu air-sol
notamment lors de l’attaque sur le fort de Douaumont le 22 mai ou la
destruction des ballons d’observation ennemies (fusées à mise à feu électrique
Le Prieur d’une portée de 2000 m, balles incendiaires, canon aérien de 37 mm). A
son imitation, le GAN groupe de chasse est constitué à Cachy sous le
commandement de Brocard avec huit escadrilles Spad.
La seconde innovation est l’œuvre du
capitaine Doumenc, l’« entrepreneur » du service automobile, subdivision qui
appartient à l’artillerie comme tout ou presque ce qui porte un moteur à explosions.
Grâce à lui et quelques autres, l’idée s’impose que le transport automobile
peut apporter une souplesse nouvelle dans les transports de la logistique et
surtout des hommes, leur évitant les fatigues de la marche tout en multipliant
leur mobilité. Les achats à l’étranger et la production nationale permettent de
disposer dès 1916 de la première flotte automobile militaire au monde avec près
de 40 000 véhicules (200 fois plus qu’en 1914). Cette abondance de moyens
autorise la constitution de groupements de 600 camions capables de transporter en
1916 six divisions d’infanterie d’un coup. L’efficacité de cet outil est
démontrée lorsqu’il s’agit de soutenir le front de Verdun, saillant relié à
Bar-le-Duc, 80 km plus au Sud, par une route départementale et une voie ferrée
étroite. Le 20 février 1916, veille de l’attaque allemande, Doumenc y forme la
première Commission Régulière Automobile (CRA), organisée sur le modèle des
chemins de fer, et dont la mission est d’acheminer 15 à 20 000 hommes et 2 000
tonnes de ravitaillement logistique par jour par ce qui est baptisée rapidement
la Voie sacrée. Le GAN copie l’idée et créé sa propre CRA sur l’axe
Amiens-Proyart afin d’alimenter la bataille de la Somme, avec un trafic
supérieur encore à celui de la Voie sacrée.
La déception de la Somme
En sept mois de préparation, aucun
effort n’a été négligé pour faire de l’offensive sur la Somme la bataille
décisive tant espérée. Loin des tâtonnements de 1915, la nouvelle doctrine a
été aussi scientifique et méthodique dans la préparation qu’elle le sera dans
la conduite. L’objectif de l’offensive d’été préparée avec tant de soins est de
réaliser la percée sur un front de 40 km, pour atteindre ainsi le terrain libre
en direction de Cambrai et de la grande voie de communication qui alimente tout
le front allemand du Nord. Le terrain est très compartimenté avec, en
surimposition des trois positions de défense, tout un réseau de villages érigés
par les Allemands en autant de bastions reliés par des boyaux. La préparation
d’artillerie, d’une puissance inégalée s’ouvre le 24 juin et ne s’arrête qu’une
semaine plus tard, le 1er juillet après au moins 2,5 millions d’obus
lancés (sensiblement sur 40 km tout ce que l’artillerie ukrainienne actuelle a
lancé en 15 mois sur l’ensemble du front). L’offensive n’est ensuite n’est
déclenchée qu’après avoir constaté l’efficacité des destructions par
photographie. Comme prévu, l’aviation alliée bénéficie d’une supériorité
aérienne totale, autorisant ainsi la coordination par le ciel alors que comme
pour les Français au début de la bataille de Verdun, l’artillerie allemande,
privée de ses yeux, manque de renseignements.
Dans cet environnement favorable, la VIe
armée française de Fayolle s’élance sur seize kilomètres avec un corps d’armée
au nord de la Somme en contact avec les Britanniques, et deux corps au sud du
fleuve. Contrairement aux Britanniques, l’attaque initiale française est un
succès, en partie du fait de l’efficacité des méthodes employées. Au Nord, le 20e
corps d’armée français progresse vite mais doit s’arrêter pour garder le
contact avec des Alliés qui, dans la seule journée du 1er juillet, paient leur
inexpérience de 21 000 morts et disparus. Au Sud, le 1er corps
colonial (un assaut que mon grand-père m'a raconté) et le 35e corps
enlèvent d’un bond la première position allemande. En proportion des effectifs,
les pertes totales françaises sont plus de six fois inférieures à celles des
Britanniques, concrétisant le décalage entre la somme de compétences acquises
par les Français et celle de l’armée britannique dont beaucoup de divisions
sont de formation récente. Du 2 au 4 juillet, l’attaque, toujours conduite avec
méthode, dépasse la deuxième position allemande et s’empare du plateau de
Flaucourt. Le front est crevé sur huit kilomètres, mais on ne va pas plus loin
car ce n’est pas le plan.
La réaction allemande est très rapide.
Dès le 7 juillet, seize divisions sont concentrées dans le secteur attaqué puis
vingt et une une semaine plus tard. La réunion de masses aériennes
contrebalance peu à peu la supériorité initiale alliée. Dès lors, les combats
vont piétiner et la bataille de la Somme comme celle de Verdun se transforme en
bataille d’usure. La mésentente s’installe entre les Alliés et les poussées
suivantes (14-20 juillet, 30 juillet, 12 septembre) manquent de coordination.
Au sud de la Somme, Micheler, avec la Xe armée progresse encore de
cinq kilomètres vers Chaulnes mais le 15 septembre Fayolle est obligé de
s’arrêter sans résultat notable, au moment où les Britanniques s’engagent (et
emploient les chars pour la première fois). Les pluies d’automne, qui rendent
le terrain de moins en moins praticable, les réticences de plus en plus
marquées des gouvernements, les consommations en munitions d’artillerie qui
dépassent la production amènent une extinction progressive de la bataille.
Après cinq mois d’effort, l’offensive alliée a à peine modifié le tracé du
front. Péronne, à moins de dix kilomètres de la ligne de départ, n’est même pas
atteinte. Les pertes françaises sont de 37 000 morts, 29 000 disparus ou
prisonniers et 130 000 blessés. Celles des Britanniques et des Allemands sont
doubles. En 77 jours d’engagement sur la Somme, la 13e DI n’a progressé
que de trois kilomètres et a perdu 2 700 tués ou blessés pour cela.
La percée n’est pas réalisée et la Somme
n’est pas la bataille décisive que l’on cherchait, même si elle a beaucoup plus
ébranlé l’armée allemande que les Alliés ne le supposaient alors. C’est donc
une déception et une nouvelle crise.
L’offensive de la Somme a d’abord
échoué par excès de méthode. La centralisation, la dépendance permanente des
possibilités de l’artillerie, la « froide rigueur » ont certainement empêché
d’exploiter certaines opportunités, comme le 3 juillet avec le corps colonial
ou le 14 septembre à Bouchavesnes devant le 7e corps. A chaque fois,
ces percées, tant espérées l’année précédente, ne sont pas exploitées. Certains
critiquent le manque d’agressivité de l’infanterie. D’un autre côté, pour le
sous-lieutenant d’infanterie Jubert du 151e RI, « le fantassin
n’a d’autre mérite qu’à se faire écraser ; il meurt sans gloire, sans un élan
du cœur, au fond d’un trou, et loin de tout témoin. S’il monte à l’assaut, il
n’a d’autre rôle que d’être le porte-fanion qui marque la zone de supériorité
de l’artillerie ; toute sa gloire se réduit à reconnaître et à affirmer le
mérite des canonniers ».
Les procédés de l’artillerie s’avèrent surtout
trop lents. On persiste à chercher la destruction au lieu de se contenter d’une
neutralisation, ce qui augmente considérablement le temps nécessaire à la
préparation. Les pièces d’artillerie lourde sont toujours d’une cadence de tir
très faible, ce qui exclut la surprise. De plus, le terrain battu par la
préparation d’artillerie est si labouré qu’il gêne la progression des troupes
et des pièces quand il ne fournit pas d’excellents abris aux défenseurs.
L’artillerie avait le souci de travailler à la demande des fantassins mais
ceux-ci ont eu tendance à demander des tirs de plus en plus massifs avant d’avancer,
ce qui a accru la dévastation du terrain et les consommations de munitions.
Compenser la faible cadence de tir nécessite d’augmenter le nombre de
batteries, ce qui suppose de construire beaucoup d’abris pour le personnel ou
les munitions et complique le travail de planification nécessaire pour monter
une préparation de grande ampleur. Le temps d’arrêt entre deux attaques dépend
uniquement de la capacité de réorganisation de l’artillerie. Or ce délai reste
supérieur à celui nécessaire à l’ennemi pour se ressaisir.
Car la guerre se « fait à deux ». La
guerre se prolongeant sur plusieurs années, phénomène inédit depuis la guerre
de Sécession, les adversaires s’opposent selon une dialectique
innovation-parade d’un niveau insoupçonné jusqu’alors. La capacité d’évolution
de l’adversaire est désormais une donnée essentielle à prendre en compte dans
le processus d’élaboration doctrinal qui prend un tour très dynamique. La
puissance de feu de l’artillerie alliée terriblement efficace au début de
juillet, est finalement mise en défaut. Les Allemands s’ingénient à ne plus
offrir d’objectifs à l’artillerie lourde. Ils cessent de concentrer leurs
moyens de défense sur des lignes faciles à déterminer et à battre. Constatant qu’ils
peuvent faire confiance à des petits groupes isolés même écrasés sous le feu,
ils installent les armes automatiques en échiquier dans les trous d’obus en
avant de la zone et celles-ci deviennent insaisissables. En août, Fayolle
déclare à Foch : « Enfin, ils ont construit une ligne de tranchés, je vais
savoir sur quoi tirer ». Les Allemands vident les zones matraquées,
amplifient le procédé de défense en profondeur, procédant à une « défense
élastique » qui livre le terrain à l’assaillant, mais lui impose des
consommations de munitions énormes et des attaques indéfiniment répétées.
Malgré la puissance de l’attaque, ils réussissent ainsi à éviter la rupture de
leur front.
L’échec de la « conduite scientifique de
la bataille » entraîne donc sa réfutation en tant que paradigme et la mise à
l’écart de Foch. Comme à la fin de 1915, l’échec de la doctrine en cours laisse
apparaître les autres théories en présence. Pétain propose toujours la patience
et le combat d’usure sur l’ensemble du front. Mais l’école du choc revient en
force en soulignant la perte de dynamisme, issue selon elle de la sécurité
relative qu’apporte un combat où toutes les difficultés sont résolues par une
débauche d’artillerie. Elle fait remarquer que les pertes sont plus importantes
dans les attaques qui suivent l’offensive initiale. Il est donc tentant de
revenir à la « bataille-surprise ».
Extrait et résumé de Michel Goya, L'invention de la guerre moderne, Tallandier (édition 2014)
La plus grande évolution de la Première Guerre mondiale réside dans l’emploi militaire à grande échelle de la troisième dimension. Ballons, avions et obus lourds se déploient principalement dans la zone du champ de bataille mais très rapidement et alors que la fixation du front donne un caractère d’immense guerre de siège au conflit, on imagine aussi de frapper « au-delà de la muraille », hors de la zone des armées.
Deux types d’objectifs se dégagent. Le premier est constitué par les cibles d’« intérêt militaire » c’est-à-dire qui contribuent au renforcement ou au fonctionnement des armées, le second est formé par les villes, dont on se persuade que les populations paniqueront et feront pression sur les gouvernements pour demander la paix. Si les premières cibles ne suscitent pas beaucoup de réticences, les secondes - parfois difficiles à distinguer des premières - sont moralement et même juridiquement plus problématiques. Toutefois, comme le souligne l’amiral von Tirpitz dans une lettre à un ami en novembre 1914, « si l’on pouvait mettre le feu à Londres en trente points, alors ce qui est odieux à petite échelle deviendrait quelque chose de beau et fort (1) ».
Gotha et Bertha
De fait, les Allemands saisissent très tôt toutes les occasions de frapper directement la population avec tous les moyens possibles. Dès le 4 août, lendemain de la déclaration de guerre, les croiseurs Goeben et le Breslau bombardent Bône et Philippeville et tuent une trentaine de personnes. Le 30 août 1914, un avion jette quatre bombes de deux kilos sur Paris. Quelques jours plus tard, Reims commence par être frappée par l’artillerie lourde et elle le sera de manière presque continue pendant un an. En novembre, un premier bombardier frappe le sol anglais. Il n’y a dans tout cela aucun objectif précis sinon celui de terroriser. Paris et Londres sont proches des lignes et bases allemandes et il est donc très tentant de les frapper.
La marine allemande est impuissante avec sa flotte de surface. Pour gagner la guerre à elle seule, il lui reste les sous-marins et les Zeppelins, dont elle a récupéré l’emploi. Avec ces moyens, elle ne peut cependant attaquer que des civils – navires marchands ou villes – pour espérer obtenir des effets stratégiques. Les dirigeables peuvent voler à très haute altitude, plus de 6 000 mètres, ils ont un grand rayon d’action et peuvent porter plusieurs tonnes de bombes, soit plus que les bombardiers B-17 de la Seconde Guerre mondiale. C’est eux que H.G. Wells décrit en 1908 The War in The Air en train de semer la terreur dans les villes. Les Zeppelins sont cependant également peu fiables mécaniquement, vulnérables surtout gonflés au très inflammable hydrogène, et très sensibles aux vents de haute-altitude. Ils sont également trop peu nombreux, 115 au total. Le premier raid sur l’Angleterre est néanmoins lancé le 19 janvier 1915 et d’autres suivront au rythme d’un toutes les deux semaines environ. Paris est frappé également, le bombardement du 29 janvier 1916 fait 26 morts et qui horrifie la population qui s’insurge contre les « pirates des airs ».
L’armée allemande lance également sa propre campagne contre les populations, indépendante comme toujours de celle de la marine. Elle utilise pour cela ses avions Gotha IV puis, plus rarement, des Staaken R-VI qui peuvent emporter respectivement 600 kg et 2 t de bombes. En arrière de la bataille de Verdun, la ville de Bar-le-Duc est sans la première en 1916 à faire l’objet de bombardements aériens visant directement la population, notamment celui du 1er juin qui tue 64 personnes, mais le premier raid de bombardiers sur Londres a lieu en mai 1917 et sur Paris en janvier 1918. Les derniers ont lieu en septembre 1918.
Comme l'avait prédit Jules Vernes en 1879 dans Les cinq cents millions de la Bégum l’armée allemande s’enorgueillit également d’avoir mis au point des canons capables de frapper les villes à grande distance. Dans ses mémoires, le maréchal Hindenburg en parle comme des « merveilles de la technique (2) » en expliquant même que le but de chasser les Britanniques des Flandres en 1918 était de pouvoir placer ces canons géants sur la côte afin de tirer sur l’Angleterre. Les premiers tirs sur Paris, seule cible possible pour une arme aussi imprécise, surviennent le 23 mars 1918.
Ce nouveau système de tir a reçu plusieurs noms, « Max le long » « Frédéric le long », « canons de Paris » ou « la Parisienne » par les Allemands, et par confusion avec une autre pièce « Grosse Bertha » par les Alliés. Il s’agit en fait d’une batterie de trois canons géants de 210 mm (au premier tir et 235 mm au 65e lorsqu’il faut changer le tube) installée dans plusieurs bois successifs à moins de 120 km au nord de Paris (3). Les Allemands sont informés, en quelques heures, des résultats des tirs par les comptes rendus des espions puis la lecture des journaux français.
Les effets matériels de tous ces instruments de terreur sont finalement minuscules à l’échelle de l’ensemble des destructions de la guerre. L’ensemble des bombes larguées sur Londres équivalent à peu près à 25 000 obus de 155, alors que des millions d’obus de ce calibre ont été tirés sur les champs de bataille. La ville de Paris reçoit 266 obus de gros calibres qui tuent 226 personnes dont 92 dans l’Eglise Saint-Gervais frappée le 29 mars 1918. L’ensemble de toutes ces campagnes aériennes de terreur en France et en Grande-Bretagne tue environ 2 300 personnes sur quatre ans, soit l’équivalent d’une seule journée de pertes de soldats. L’effet stratégique le plus important a sans aucun doute été le détournement de grandes ressources pour mettre en place de systèmes de défense nouveaux.
Les deux capitales ont été entourées de cordons éloignés d’observateurs, les lumières ont été interdites la nuit, des escadrilles de chasse retirées du front ainsi que de l’artillerie anti-aérienne, des ballons, des projecteurs. A lui seul le dispositif britannique représente 17 000 personnes au début de 1918. Des abris et des systèmes d’alerte ont été installés. On a même commencé à mettre en place un faux Paris en bois et toiles peintes au sol pour tromper les bombardiers au nord de la capitale. Face à la « Grosse Bertha », il a fallu également monter une opération d’artillerie spécifique. La conjonction d’observations aériennes, d’agents locaux puis les calculs du service de repérage au son ont permis de repérer très vite l’origine des tirs. Une force de contre-batterie de huit pièces d’artillerie lourde, voire très lourde (jusqu’à 340 mm) à grande portée a été mise en place qui a permis dès le 27 mars d’endommager une des pièces. Finalement une autre des trois pièces a été détruite par explosion prématurée d’un obus et la dernière a cessé de tirer le 9 août avant d’être rapatriée en Allemagne avant d’être rejointe par l’avancée des troupes françaises.
Cette défense anti-aérienne a effectivement absorbé de grandes ressources mais les forces de frappe, 230 bombardiers lourds, 110 zeppelins, les canons géants, ont également coûté très cher en ressources encore plus rares pour l’économie de guerre allemande. La construction des seuls Zeppelins a représenté plusieurs fois le coût des destructions qu’ils ont opérées et si le but avait été de détourner des ressources pour la défense aérienne, une seule des deux campagnes, Zeppelins ou avions Gotha, aurait suffi. Cette force de terreur est elle-même largement étrillée à la fin de la guerre. A la fin de la guerre, il ne reste plus de disponibles que quelques bombardiers géants et neuf Zeppelins.
L’objectif était surtout de frapper les esprits et cet objectif a été atteint, si des batailles ont été oubliés on se souvient toujours aujourd’hui de la « Grosse Bertha ». Plus de 300 000 parisiens ont fui mais finalement ce n’est pas la demande de paix mais surtout celle de représailles qui émerge en 1918. Sur la réponse à cette demande, Français et Britanniques divergent.
Air Powerless
Les Français sont sans doute les premiers à avoir créé un groupe de bombardement dès septembre 1914 à Nancy, suivi de trois autres au printemps 1915. Cette première force a ensuite conduit une série de raids à partir de mai 1915 sur des objectifs industriels sur la Ruhr. Cette première campagne de bombardement a été un échec complet. Les effets sur la production industrielle ont été nuls et les Allemands ont rapidement mis en place un système de défense antiaérien dévastateur pour les appareils utilisés par les Français à l’époque. En attendant un engin performant, on a donc renoncé du côté français au bombardement en profondeur, sauf de nuit ce qui s’avérait encore moins précis. La force de bombardement française est cependant utilisée pour frapper directement Karlsruhe le 22 juin 1916, en représailles directe du bombardement allemand sur Bar-le-Duc quelques jours plus tôt. L’attaque fait 150 morts et plusieurs centaines de blessés. Peut-être saisis par l’horreur de ce qu’ils ont fait, les Français n’organiseront plus jamais de raids aériens de terreur sur une ville.
Le Breguet XIV, excellent bombardier, est mis en service au deuxième semestre 1917 mais à ce moment-là, le commandement français n’envisage plus de campagnes anti-industrielles. Les bombardiers français sont intégrés dans les opérations aéroterrestres comme artillerie à très longue portée, essentiellement pour des missions d’interdiction sur les axes logistiques et les nœuds de communication. Ils ne sont que très exceptionnellement utilisés pour frapper des objectifs économiques proches, à Briey, en Sarre ou au Luxembourg. De son côté, répondant aux parlementaires qui réclament une force de bombardement de représailles, Clemenceau se souvient de Karlsruhe s’y oppose fermement en répondant : « Je ne veux pas être un assassin ».
Le gouvernement britannique résiste plus difficilement à la pression de l’opinion et des parlementaires. En août 1917, après les premiers bombardements de Londres, le général sud-africain Jan Smuts, membre du Cabinet de guerre, écrit un rapport où il recommande la création d’un ministère de l’air, d’une armée de l’air indépendante et d’une force de bombardement en profondeur autonome. La Royal Air Force est effectivement créée le 1er avril 1918 de la fusion Royal Flying Corps de l’armée et du Royal Naval Air Service de la marine.
La force de bombardement indépendante, (Independant Air Force, IAF) est formée de son côté le 6 juin 1918 près de Nancy sous le commandement du général Hugh Trenchard et ne dépend que du ministre de l’Air. Elle dispose initialement de neuf escadrilles de bombardiers, DH 4, DH9 et quelques Handley Page o/400, le plus gros appareil allié jamais construit avec une capacité d’emport de 900 kg de bombes et un rayon d’action de plus de 1 000 km. L’IAF représente au total environ 120 bombardiers.
Les Britanniques poussent à en faire une force interalliée. Les Français s’y opposent longtemps. Le 26 octobre 1918 cependant, à quelques jours de la fin des combats, les Britanniques obtiennent gain de cause et des escadrilles françaises, américaines et italiennes rejoignent l’IAF qui passe sous le commandement de Foch. Le bilan de l’IAF est finalement très mitigé. En 650 missions, elle a perdu 109 appareils pour larguer 585 tonnes de bombes. Ces 585 tonnes de bombes, une nouvelle fois une puissance de feu infime par rapport aux frappes d’artillerie, ont finalement tué plus de 700 personnes, ce qui est comparable aux campagnes de terreur allemandes. Les études d’après-guerre montrent que l’impact économique a été insignifiant. Le coût des destructions a représenté au maximum une demi-journée du coût total de la guerre pour l’Allemagne et la diminution de la production a été minime (4). Devant ce constat et a contrario de ce qu’ils ont pu observer sur leur propre population, les promoteurs du bombardement en profondeur ont alors invoqué les effets psychologiques qui auraient été dévastateurs sur les civils.
Au printemps de 1918, la supériorité des Alliés dans les espaces vides – air et eaux - est écrasante mais si elle permet d’exploiter au maximum les flux de ressources disponibles et de réduire drastiquement ceux des Puissances centrales, elle ne permet pas d’agir directement avec efficacité dans la profondeur de leur espace terrestre. Les systèmes de défense de zones, antinaval ou antiaérien, sont alors beaucoup plus efficaces que les systèmes d’attaque. Les opérations amphibies dans des zones défendues sont difficiles et les raids de bombardement ont peu d’effets matériels et des effets psychologiques incertains. Il en est de même pour les Allemands qui poursuivent des campagnes sous-marines et de bombardement qui n’apportent plus d’effets, sinon celui de satisfaire le désir de vengeance ou simplement celui d’agir malgré les contraintes. Par l’indignation qu’elles soulèvent ponctuellement en cas de massacres massifs de civils, elles ont même tendance à entraver le processus diplomatique. Du côté allemand non plus, ce n’est pas par cette voie que la victoire aurait pu être obtenue.
La manière dont une armée est organisée, équipée, orientée intellectuellement, soutenue matériellement et psychologiquement par le reste de la nation est appelée « modèle ». Ce modèle d’armée est l’instrument de force d’une nation et il est destiné prioritairement à imposer sa volonté à d’autres entités politiques, États ou organisations armées, dans le cadre d’un contexte international donné qui en définit le champ et les règles d’emploi.
Le problème est que les règles du jeu international évoluent régulièrement, selon des rythmes de 10 à 30 ans, et surtout qu’elles changent souvent en quelques années seulement sous la pression de grandes ruptures, alors qu’il faut beaucoup plus de temps pour transformer un modèle d’armée.
Cela fait longtemps maintenant qu’une coalition dirigée par les États-Unis n’a pas organisé de campagne aérienne contre un « Etat voyou » et qu’on ne parle plus par ailleurs de « soldat de la paix », d’interposition, de stabilisation ou d’ingérence humanitaire, toutes ces choses typiques de la période du « Nouvel ordre mondial ». La guerre contre les organisations salafo-djihadistes qui caractérisait la deuxième partie de cette période n’a pas disparu, loin de là, mais elle s’estompe. Place maintenant prioritairement pour les pays occidentaux, et donc la France, à la « confrontation », ce terme des années 1960 décrivant un affrontement entre puissances sous le seuil de la guerre ouverte. On en avait un peu oublié les règles. On les a remises un peu au goût du jour en parlant improprement de « guerre hybride » pour faire croire à du neuf, mais sans en tirer complètement les conséquences pour notre modèle d’armée.
Nous voici donc maintenant au moment de la crise ukrainienne avec un modèle d’armée en décalage clair avec les nouvelles règles du jeu international. Nous aurions pu éviter cela, nous pouvons encore y remédier.
Résumé des épisodes précédents
Puisque la période actuelle reprend énormément de codes de la guerre froide, il n’est pas inutile de revenir sur la manière dont on voyait les choses à l’époque après le cycle des guerres de décolonisation.
Au début des années 1960, les forces armées françaises sont réorganisées d’abord pour faire face en Europe à la menace de l’Union soviétique dotée depuis peu de missiles intercontinentaux thermonucléaires. À cet effet, on crée une force nucléaire destinée à résister à n’importe quelle attaque et à détruire le territoire de celui qui envahirait le nôtre ou nous attaquerait avec des armes thermonucléaires. Cette force de frappe est alors comme la Reine sur l’échiquier, la pièce de loin la plus puissante, mais qu’il n’est possible d’utiliser que si le Roi est en échec ou si l’ennemi utilise en premier sa propre Reine. Son emploi équivaut dans ce dernier cas à un suicide mutuel. Tout cela donne un équilibre instable particulièrement stressant.
Pour ne pas avoir à se retrouver en situation de devoir utiliser la Reine en premier, on réduit la possibilité de mise en échec du Roi en mettant en place devant lui un corps de bataille aéroterrestre. Cette force est alors destinée à défendre conventionnellement les frontières du pays et même celles des voisins en particulier la République fédérale allemande (RFA), face aux forces du Pacte de Varsovie. On crée en parallèle, une force de défense opérationnelle du territoire (DOT) afin de lutter contre les infiltrations possibles de l’ennemi entre les pièces et qui pourraient entraver le fonctionnement de l’ensemble.
La deuxième grande hypothèse d’emploi des forces est l’intervention dans ce que le général Poirier décrivait en 1977 comme le troisième cercle d’intérêts de la France après le sol national métropolitain et l’Europe. Depuis 1895, on n’engage plus de conscrits à l’étranger, et par voie de conséquence on n’y emploie que des professionnels ou au moins des volontaires au-delà de la durée légale de service. C’est une force très réduite en volume, car on n’imagine pas alors avoir à mener autre chose que des interventions « coup de poing » très limitées dans l’espace et le temps. Pour reprendre la métaphore échiquéenne, ce sont les cavaliers qui peuvent éventuellement sauter hors de l’échiquier européen pour agir provisoirement plus loin.
Bien sûr, tout cela ne s’est pas mis en place en un an mais sur une bonne dizaine d’années. Il y a eu aussi des tâtonnements et des incohérences lorsque le modèle a été confronté à la réalité. Il a cependant fonctionné pour l’essentiel, c’est-à-dire la confrontation générale avec l’Union soviétique. Personne n’a voulu dans les deux camps franchir le seuil de la guerre ouverte, car ce franchissement même minime paraissait augmenter considérablement la probabilité d’emploi de la Reine nucléaire, ce que personne ne voulait. On s’est trouvé ainsi en Europe avec des forces armées conventionnelles et nucléaires d’une puissance inégalée mais immobiles dans leur face-à-face.
Il y avait un peu plus de liberté d’action militaire hors d’Europe, mais pas tant que ça. Les moyens français que l’on pouvait y consacrer étaient réduits et leur emploi souvent mal vu. On a quand même réussi de nombreuses interventions en Afrique jusqu’en 1979 et même une campagne de contre-insurrection au Tchad, mais l’accusation de néo-colonialisme a pris le dessus. Face à des États, les choses étaient encore plus compliquées, ces États pouvant être soit considérés comme alliés du camp occidental, soit sponsorisés par l’Union soviétique et donc au moins puissamment armés et soutenus diplomatiquement par elle. On pouvait même éventuellement rencontrer des soldats soviétiques, ce que l’on voulait éviter absolument pour ne pas provoquer d’escalade.
La France en confrontation
Avec des moyens limités et de fortes contraintes, il a fallu souvent user de la force avec subtilité pour parvenir à ses fins et c’est là que là que le concept de confrontation intervient. Pour mémoire, le terme « confrontation » a été utilisé pour la première fois pour désigner un affrontement sous le seuil de la guerre ouverte après l’affrontement entre le Royaume-Uni et l’Indonésie de 1962 à 1966 sur la question des provinces malaises de Bornéo. Pas de guerre revendiquée par aucun des camps, mais plein de moyens de pression utilisés pour faire céder l’autre et de petits affrontements masqués dans la jungle de Bornéo.
De 1961 à 1990, la France s’est trouvée dans une situation similaire face à cinq États, outre l’Union soviétique, adversaire permanent. Le premier a été la Tunisie qui a essayé de chasser les Français des bases de Bizerte. La réponse française a été une intervention violente et brève de quelques jours pour dégager ces bases. La Tunisie a cédé. Le second a été le Brésil qui contestait à la France en 1963 des zones de pêche au large de ses côtes. Il a suffi alors de déployer les bâtiments de la Marine nationale pour protéger les pêcheurs français pour faire reculer le Brésil.
Les confrontations des années 1980, en pleine période de « petite guerre froide » ont été plus délicates à gérer. Dans les zones occupées par les forces soviétiques et donc interdites officiellement aux soldats occidentaux, on a fourni de l’aide aux rebelles qui les combattaient en Afghanistan et en Angola, une aide parfois accompagnée de « soldats fantômes ».
La confrontation avec la Libye a été la plus importante. Avec l’opération Manta en août 1983, remplacé par Épervier en 1986 la France a déployé en quelques jours une brigade au centre du Tchad et une force aérienne de 50 avions et 30 hélicoptères répartis entre N’Djamena et Bangui, sans compter le groupe aéronaval à proximité des côtes. La crédibilité du déploiement français était renforcée par la définition d’une ligne rouge sur le terrain dont le franchissement signifierait automatiquement le combat. L’adversaire libyen, présent militairement dans le nord du pays et menaçant le sud avec ses alliés, a été dès lors placé devant le fait accompli et n’a pas osé franchir le seuil.
Derrière ce bouclier, la France a porté assistance à l’armée nationale tchadienne avec des équipements et des soldats fantômes qui l’ont accompagné dans son offensive victorieuse dans le nord. On a franchi aussi ponctuellement de part et d’autre le seuil de l’affrontement avec des frappes aériennes ou des tentatives de frappes, mais sans aller jusqu’à la bataille. Pas de guerre ouverte ne signifie pas pour autant ne pas s’affronter un peu. Opération de fait accompli, dissuasion, assistance aux ennemis de l’adversaire, petites attaques plus ou moins discrètes, et on a une palette assez complète de manières d’employer la force armée dans un contexte de confrontation.
Bien entendu, le champ ne s’arrête pas à l’emploi des forces armées et comprend en réalité tout ce qui peut permettre d’exercer une pression sur l’autre, comme par exemple les attentats terroristes que la Libye a utilisés contre nous en détruisant un avion de ligne.
Contre la Syrie et l’Iran durant la même période, les choses ont été plus difficiles puisque ces deux États ont attaqué la France dans le champ clandestin, avec des attentats et prises d’otages au Liban et en France réalisés par des organisations armées alliées. La France assistait cependant alors très largement (contre rétribution) l’Irak dans sa guerre contre l’Iran, mais elle n’a pas osé attaquer directement l’Iran. La France a cédé en 1987 à toutes les exigences de l’Iran. C’est la seule défaite de la France dans une confrontation contre un autre État, un peu par manque de moyens de rétorsion, beaucoup pas manque de volonté et indigence stratégique.
En résumé, la France de la guerre froide a mis en place un modèle de forces assez complet pour faire face à toutes les menaces du moment et mis en œuvre avec plus ou moins de bonheur toutes les pratiques de la confrontation depuis la dissuasion stratégique, nucléaire et conventionnelle en Europe ou l’assistance militaire en passant par la saisie de point en fait accompli, les frappes de rétorsion ou l’engagement de soldats fantômes. On sentait bien que l’on avait une faible capacité de projection et qu’on aurait été incapable de chasser les Argentins des îles Malouines en 1982 à la place des Britanniques, mais cela ne nous troublait pas beaucoup. Et puis le monde a basculé.
Le modèle d’armée qui aurait pu exister
Le changement rapide de contexte international entre 1989 et 1991 n’imposait pas forcément de transformation profonde du modèle français. Même si la menace de mise en échec du Roi s’éloignait, il n’était pas dit que cela durerait éternellement et puis la menace d’une attaque par une arme de destruction massive perdurait. Il était donc indispensable de conserver la force nucléaire, la Reine à côté du Roi. La vraie nouveauté était que la France était devenue stratégiquement une île. Tout ce qu’on imaginait pouvoir se dérouler à proximité devait maintenant s’anticiper au loin et ce d’autant plus que toutes les contraintes qui limitaient l’emploi des forces étaient levées. Le Conseil de sécurité des Nations-Unis (CSNU) n’était plus bloqué par les vetos et pouvait voter des opérations de coercition. Plus personne ne soutenait politiquement et matériellement des États hostiles, dont le nombre d’ailleurs diminuait grâce à la diffusion du modèle libéral-démocratique, mais aussi par la crainte de subir la foudre américaine.
Cela a commencé avec la guerre contre l’Irak en 1990, ce qui nous a pris de court. Cette guerre, inenvisageable quelques années plus tôt, devenait possible. Pour la conduire, les États-Unis se contentaient de déployer contre l’Irak les moyens prévus contre une Union soviétique alors moribonde. Pour la France, ce fut plus difficile. Comme personne n’avait envisagé de réserve professionnelle, il fallut ratisser des soldats professionnels dans tout le pays pour réunir en Arabie saoudite six groupements tactiques interarmes (GTIA) terrestres, 60 hélicoptères d’attaque et 42 avions de combat, soit 16 000 hommes au total. L’opération Daguet marquait la limite haute de notre capacité d’intervention alors que par ailleurs l’armée de Terre pouvait disposer de 120 régiments de combat, infanterie, blindés, hélicoptères de combat, aux frontières de la France et que l’armée de l’Air mettait en œuvre 680 avions de combat. La conséquence logique, qu’il a fallu des années à concrétiser, était de professionnaliser toutes les pièces de l’échiquier et non plus seulement les cavaliers, puis de leur donner les moyens d’être engagés au loin.
Pour être sérieux, il faut être capable d’intimider une armée complète de quelques pays ou organisation que ce soit, au moins le temps de coordonner son action avec celles des pays alliés, en particulier celui dans lequel on intervient. C’est le principe originel du corps d’armée napoléonien, suffisamment puissant pour vaincre les faibles et résister au fort en attendant les renforts. Bien entendu, ce corps d’armée expéditionnaire doit être transportable et soutenable et de manière autonome sur la longue durée. Cela signifie concrètement disposer de moyens de transport naval et aérien, comme les avions gros porteurs des C-17 Globemaster, ou les appareils russes et ukrainiens que l’on aurait pu acheter dans les années 1990 et moderniser. On aurait dû aussi se doter de moyens de transport à l’intérieur d’un théâtre d’opération, comme les hélicoptères lourds. Bien entendu, il aurait fallu disposer aussi d’une structure de stocks et de flux permettant de soutenir un combat de haute intensité pendant des mois et en troisième échelon, une capacité de production de ressources, essentiellement industrielles, permettant au moins de fournir rapidement et à grande échelle des équipements efficaces.
Cela n’était pas impossible. La loi de programmation militaire de 1996 prévoyait ainsi de pouvoir déployer et soutenir 60 000 hommes, tous professionnels, et 100 avions de combat en 2015. Avec une telle force, il aurait été capable de faire face à tous les problèmes. Il aurait suffi pour cela de maintenir le même effort de Défense qu’en 1989, aux alentours de 3% du PIB. A 3% du PIB, le budget des armées serait actuellement de 75 milliards d’euros et non de 40 ou de moins de 30 s’il n’y avait eu de rebond à partir de 2015. Il serait même de 92 milliards d’euros si on faisait un effort identique (3,7%) à celui des États-Unis.
Au lieu de faire cet effort, la France, comme pratiquement tous les pays européens, a fait des économies. L’effort de Défense français exprimé en % du PIB a été divisé par deux de 1990 à 2015, et il aurait encore décliné si l’émotion provoquée par les attentats terroristes en France n’avait interrompu cette inconséquence. Le modèle de force professionnel n’a cessé de se contracter du fait de la crise des ciseaux entre des ressources déclinantes et l’acquisition d’équipements majeurs à un coût représentant entre deux et quatre fois celui des précédents. Le modèle est devenu à la fois réduit, sur-asymétrique lorsqu’il s’est agi de combattre des petits groupes combattants irréguliers (des avions Rafale contre des pickups) et insuffisant pour faire à face à des adversaires de grande dimension. La France n’est plus capable selon l’hypothèse d’engagement majeur que d’engager 15 000 hommes, regroupés principalement dans deux brigades avec au moins six GTIA et avec 45 avions de combat. Autrement dit, on prévoit seulement, et après six mois de préparation, de refaire l’opération Daguetde 1990. Au lieu de l’échiquier complet, il n’y a plus que le Roi, la Reine et toujours les deux cavaliers, très beaux et très expérimentés mais un peu seuls puisque le reste a presque disparu.
Qui plus est, derrière ses unités en ligne l’« épaisseur » du soutien et des stocks est des plus faibles, toujours par économie et parce qu’en flux tendus cela suffisait pour les opérations de faible volume que l’on avait à mener. Il serait impossible ainsi d’équiper simultanément toutes les plateformes aériennes et navales de tous leurs sous-systèmes (radars, nacelles de reconnaissance, systèmes d’autoprotection, etc.), de la même façon qu’il serait impossible d’équiper tous les régiments de l’armée de Terre de tous les véhicules prévus en théorie. Au rythme de la consommation en munitions en tout genre des combats en Ukraine, l’armée française ne brillerait que pendant quelques jours, deux semaines tout au plus. Bien sûr, le fait qu’hommes et équipements puissent être évacués, soignés et remplacés en grand nombre n’est plus envisagé depuis longtemps ni donc organisé. Le stock, c’est la vie en temps de guerre ou de confrontation.
Avec cet instrument en réduction permanente, nous avons affronté des États ou pseudo-États, mais toujours en coalition dominée par les États-Unis. Nous en avons même affronté un an tous les quatre ans de 1990 à 2011, mais dans des « opérations Coubertin » où notre objectif essentiel était de participer, même à 5 %. Dans le même temps, nous avons beaucoup effectué d’opérations de « gardiens de la paix » de diverses manières, de l’interminable interposition au Liban aux missions de stabilisation en Bosnie ou au Kosovo après l’établissement de la paix par la force en passant par les interventions humanitaires armées. Les succès ont été très mitigés. Nous nous sommes également à nouveau engagés en guerre contre des organisations armées en Afghanistan puis au Sahel après une longue éclipse. Beaucoup de choses au total, de petites choses surtout, avec finalement peu de succès clairs.
On notera que la période a connu peu de confrontations de la France contre des États. On pourrait évoquer les rétorsions américaines contre la France en 2003 au moment de la crise irakienne mais il n’y avait aucun emploi de la force armée. On peut surtout évoquer le cas de la crise contre la République de Côte d’Ivoire (RCI) pendant quelques jours de novembre 2004 après le bombardement de soldats français par un avion ivoirien. On a alors employé de part et d’autre une assez large gamme d’instruments de confrontation comme la désinformation, l’emploi de foules violentes ou, côté français, la destruction au sol des forces aériennes ivoiriennes.
Pas de Manta sur le Dniepr
Et puis les puissances de l’Ancien Monde, Russie, Chine, Inde, Turquie, Iran, sont revenues sur le devant de la scène géopolitique et y ont mené logiquement des politiques de puissance. Avec elles sont revenues les règles du jeu de la guerre froide et comme au moment du basculement des années 1988-1991, nous avons mis du temps à nous adapter.
Avec notre Reine nucléaire et nos deux cavaliers sans souffle, nous voilà bien dépourvus pour faire face à tout. À défaut de changement de régime, en avril 2018 les forces françaises, britanniques et américaines ont frappé par missiles plusieurs sites militaires syriens afin de punir le régime de Bachar al-Assad pour l’emploi d’armes chimiques. A l’été 2020, la France a contré la Turquie en engageant une frégate pour intercepter des navires turcs alimentant illégalement des armes en Libye puis en envoyant des chasseurs Rafale à Chypre afin de contrer une intrusion là encore illégale dans les eaux grecques. Il ne s’agissait là cependant que d’actions militaires limitées dans un champ beaucoup plus vaste et dans lequel la France n’est pas encore très à l’aise, car pas assez forte.
Si le modèle 2015 avait été réalisé et approfondi, nous aurions pu, à la demande de l’Ukraine et avec l’accord des Alliés, déployer en quelques jours une brigade légère et un escadron aérien à Kiev, en plaçant la Russie devant le fait accompli et l’obligation pour parvenir à ses fins d’avoir à affronter la France et ses alliés. Les Russes pratiquent régulièrement de telles opérations parce qu’ils en acceptent le risque et qu’ils disposent des moyens de le faire. Au lieu d’un sous-groupement en Estonie depuis la crise de 2014 et un GTIA en Roumanie, unités utiles pour incarner la solidarité française mais incapables d’arrêter une seule division russe, c’est l’équivalent du corps d’armée des ex-Forces françaises en Allemagne qu’il aurait fallu être capable de déployer après la brigade d’urgence.
Au lieu de venir en aide aux forces ukrainiennes en prenant des équipements sur nos maigres stocks et la substance de nos régiments, c’est dans des dépôts importants, éventuellement de matériels anciens rétrofités ou au pire dans les rangs des brigades de réserve que l’on puiserait. En arrière, le commandement de la remontée en puissance mettrait en œuvre les mesures prévues de mobilisation des ressources industrielles ou autres. Il y aurait des régiments d’instruction entièrement dédiés à la formation technique et tactique des Ukrainiens. Nous ne serions pas au 13e rang en matière d’aide militaire à l’Ukraine.
Il serait pourtant relativement simple de faire mieux à condition dans un premier temps de redonner de l’épaisseur aux unités de combat en faisant en sorte qu’elles soient complètes en tout et pas équipées à la demande à partir de stocks insuffisants. Si on pouvait déjà déployer rapidement 32 GTIA à partir du même nombre de régiments d’infanterie ou de cavalerie et trois régiments d’hélicoptères de combat existants, et non entre 6 et 12 au bout de six mois, ce serait déjà énorme. On peut espérer aussi aller au-delà de la capacité de frappes aériennes de 10 à 15 projectiles par jour sur une durée de six mois, réalisée au Kosovo en 1999 ou en Libye en 2011, ce qui est évidemment insuffisant pour avoir un effet opérationnel sur une armée importante. On sera encore loin de la capacité de 1990, mais dans une logique de projection au loin, ce n’est déjà pas si mal.
Cela représente cependant encore moins du quart du nombre de GTIA russes engagés en Ukraine, pour un pays dont la population n’est qu’un peu plus de deux fois celle de la France. Mais cet épaississement implique aussi celui du troisième échelon, celui de la fabrication des ressources où il faut couper avec l’artisanat- quand on fabrique neuf canons par an, c’est de l’artisanat – pour revenir à une production plus massive. C’est encore une fois impossible sans un effort budgétaire conséquent et un effort de réorganisation sur plusieurs années.
Pour faire mieux, on peut recruter encore des soldats professionnels, mais on atteindra probablement rapidement les limites de l’exercice. On peut aussi et surtout utiliser des forces complémentaires. Les États-Unis ont une population cinq fois supérieure à celle de la France. Si on réduisait par cinq le volume total de tous les combattants soldés par le département de la Défense américain au plus fort de l’engagement en Irak, on obtiendrait un chiffre de 100 000 hommes, bien loin des 15 000 prévus par la France. Mais dans ces 100 000, on compterait 30 000 soldats professionnels d’active, mais aussi 15 000 réservistes professionnels et 55 000 supplétifs locaux ou internationaux dans le cadre de sociétés privées ou de milices. Une armée professionnelle comme celle de la France n’est pas condamnée à être petite pourvu que l’on surmonte certains blocages et que l’on s’en donne les moyens. Si la France faisait le même effort que les États-Unis pour ses forces de réserves, elle dépenserait 2,8 milliards d’euros par an et non environ 100 fois moins. Cela changerait beaucoup de choses.
Et puis, il faut travailler, analyser précisément ce que nous avons oublié, comme le fait de simplement manœuvrer en terrain libre au niveau d’un corps d’armée, les capacités que nous avons perdu dans la neutralisation des défenses aériennes par exemple, et ce que nous avons manqué comme les drones armés à bas coût ou les munitions rodeuses, etc. Observer, +analyser, expérimenter, adopter selon des cycles plus courts. Il est inadmissible d’attendre de 2009 à 2016 entre l’expression de besoin d’achat « sur étagère » d’un nouveau fusil d’assaut pour remplacer le FAMAs et l’adoption du HK-416, une arme disponible depuis 2005.
Pour conclure, la possibilité d’une confrontation avec la Russie a été évoquée au moins depuis le Livre blanc de la Défense et la Sécurité nationale de 2008 et est devenue une réalité depuis l’invasion de la Crimée et le conflit dans le Donbass en 2014 sans parler des actions de diverses sortes menées par la Russie contre la France, notamment en Afrique. Si cela a entraîné au moins dans les armées une réflexion sur le retour à des combats de haute-intensité, cela n’a pas changé grand-chose dans notre modèle de forces en situation de « réparation » depuis 2015 après vingt-cinq ans de dégradation. La seule action véritable a consisté à déployer un sous-groupement en Estonie et à participer à la surveillance du ciel par des patrouilles aériennes régulières sur le flanc oriental de l’OTAN. Il n’est pas évident que cette opération de « réassurance » fut si rassurante que cela en réalité, dans la mesure où si elle concrétisait dès le temps de paix l’article 5 de la charte de l’Alliance décrivant une attaque contre un membre considéré comme une attaque dirigée contre tous, elle témoignait aussi de la faiblesse de notre capacité de déploiement, en volume et en vitesse. Comme d’habitude, c’est dans l’urgence et lorsque le problème a éclaté que l’on va réagir. Espérons maintenant que l’on aille vite.
Par méfiance du Congrès, les forces armées américaines n’ont alors ni grand état-major interarmées, ni même d’état-major de la Guerre et de la Marine très étoffés. Le secrétaire d’État à la Marine est assisté de commandant de divisions, dont celles des opérations et du matériel, et d’un bureau général d’amiraux anciens chargé de le conseiller. On l’aura compris, le département est rapidement secoué entre les rivalités de ces trois organismes, le tout dans une ambiance de l’entre-deux-guerres de réduction des dépenses et de contraintes fortes imposées par les traités navals. Pas facile dans ses conditions de faire évoluer une organisation dont on sait pourtant qu’elle aura probablement à mener des combats gigantesques dans les années à venir. L’US Navy va pourtant y parvenir de manière remarquable et le jeu de guerre y sera pour beaucoup. Le NCW est alors rattaché à la division des opérations, futur Office of the Chief Naval Operations-OPNAV, où il est d’abord utilisé comme organe de réflexion et d’expérimentation.
C’est une révolution organisationnelle, dans la mesure où comme dans la médecine sensiblement à la même époque, on complète le seul jugement personnel des chefs par des tests les plus rationnels possibles. Désormais tous les plans conçus par l’OPNAV puis en fait tous les problèmes de l’US Navy, comme par exemple les effets des traités navals, sont passés au crible de l’expérimentation à la fois par des exercices « grandeur nature » en mer, irremplaçables mais rares, couteux et soumis à de fortes contraintes de sécurité, et des jeux sur le parquet du War College de Newport avec des navires miniatures et des dés. Les Américains ne sont pas les seuls à pratiquer les grands exercices en mer ou sur plancher, les marins japonais en particulier jouent beaucoup, mais ce sont les seuls à le faire aussi systématiquement et surtout à jouer des campagnes complètes. De 1919 à 1941, on compte ainsi 136 jeux simulant des campagnes complètes, presque toutes dans le Pacifique contre le Japon, dont une d’un mois complet pour chaque promotion du NWC. On compte aussi 182 jeux simulant seulement des batailles. Chaque jeu se déroule selon un cycle immuable : rédaction par les élèves d’un ordre d’opération à partir d’un ordre reçu, analyse et critique des ordres conçus par les élèves, choix d’un ordre d’opération qui est ensuite joué en double action, et enfin analyse approfondie des combats transmise ensuite au donneur d’ordre.
Les bienfaits sont énormes en termes de formation. Les officiers qui sortent du NCW maitrisent parfaitement l’emploi des forces et notamment les nouvelles. L’amiral Raymond Spruance par exemple utilisera parfaitement les porte-avions dans le Pacifique sans être jamais passé par l’aéronavale ou en avoir commandé un. Ils connaissent bien l’ennemi dont tous les navires sont représentés avec la plus grande précision, mais aussi toute la géographie des zones dans lesquelles ils vont opérer. On l’oublie souvent au regard de la qualité des opérations navales américaines de la guerre du Pacifique, malgré l’attaque de Pearl Harbor ou les déboires de la campagne des Salomon, mais l’US Navy n’a pas combattu en surface depuis 1898. Le corps des officiers américains est le moins expérimenté de toutes les forces navales de l’époque. L’amiral Nimitz, commandant de la Navy dans le Pacifique pendant la guerre, expliquera que cela avait été compensé par la simulation et que finalement tout ce qui est arrivé avait déjà été joué à Newport, à l’exception des kamikazes. Il oubliait en fait la campagne sous-marine américaine contre la marine marchande japonaise qui n’avait jamais été jouée, du moins à cette échelle.
C’est aussi par le jeu que le plan de campagne contre le Japon, le plan Orange, a été, perpétuellement affiné. L’idée très mahanienne est alors de se porter groupé dans les eaux des Philippines, alors administrés par les Américains, de détruire la flotte de ligne japonaise dans la région puis d’étouffer le Japon par un blocus à partir des îles proches. C’est dans ce contexte que l’emploi des porte-avions a été testé, alors même que la flotte était encore très réduite. Les jeux ont montré que les porte-avions étaient capables de frapper relativement à terre et de tout détruire sur mer sauf les cuirassés. Les Américains ont conclu à la nécessité d’une marine équilibrée combinant cuirassés et porte-avions pour les combats en haute mer, là où les Japonais, divisés, vont en fait utiliser deux forces séparées, porte-avions d’abord puis cuirassés à partir de 1944, et les Britanniques subordonner leurs petits porte-avions au service des navires de ligne.
Mais une flotte équilibrée américaine là où les Japonais investissent massivement dans les porte-avions suppose d’accepter une infériorité numérique dans ce domaine et effectivement les Américains commenceront la guerre avec 7 bâtiments de ce type contre 10 japonais. Aussi le retour d’expérience des premiers combats sur parquet conclue-t-il de chercher des solutions palliatives, comme la construction de destroyers antiaériens, la conversion rapide de navires marchands en petits porte-avions (ce seront les porte-avions d’escorte de la bataille de l’Atlantique) et d’utiliser de manière optimale l’espace des futurs porte-avions afin qu’ils portent plus d’aéronefs que les Japonais. On détermine dans les jeux de campagne qu’il faut faire également en sorte que les porte-avions américains puissent être réparés et réengagés au combat plus vite que ceux de l’adversaire. Lors de la bataille de la mer de Corail en mai 1942, les porte-avions japonais Shokaku et Zuikaku et l’américain Yorktown sont endommagés. Un mois plus tard, à Midway, les deux premiers sont toujours en réparation alors que le troisième est déployé. Les conséquences tactiques et stratégiques sont énormes. Les jeux de campagne effrayent aussi les Américains par le taux de pertes des pilotes, aussi la Navy se penche très tôt sur la question du sauvetage en mer, mais aussi de la capacité à former massivement des pilotes, là où les Japonais qui ne simulent que des batailles ne font rien. Les jeux mettent aussi en évidence l’importance capitale de déceler en premier les forces ennemies et prônent d’investir dans une capacité de reconnaissance à grande distance à base d’avions de patrouille maritime et de sous-marins à rayon d’action.
Un jeu particulièrement important a été celui de l’été 1933. On y prend alors en compte la fortification par les Japonais des îles allemandes du Pacifique central et la saisie probable de l’île américaine de Guam. Le jeu est un désastre. La flotte américaine, comme cela était prévu par le plan japonais, se retrouve harcelée par les sous-marins et les avions des îles-bases japonaises. Usée et sans pouvoir être efficacement soutenue par des bases trop lointaines, la flotte américaine ne peut vaincre la flotte japonaise en mer des Philippines. On en conclut qu’il faut d’abord s’emparer de ces îles et de s’en servir ensuite comme bases avancées. Tout cela se concrétise aussi dans la stratégie des moyens. Pour dépasser ce que l’on n’appelle pas encore le déni d’accès, les Corps des Marines et la Navydéveloppent toute une flotte spécifique de navires ou de véhicules amphibies et réfléchissent à leur emploi. Ce sont les seuls au monde à ce moment-là et si on ne pense alors qu’aux îles du Pacifique, cette évolution majeure permettra de se porter aussi à l’assaut du mur de l’Atlantique.
Tout n’est pas parfait dans ce processus d’évolution par le jeu. Dans les années 1930, les règles du jeu sont si sophistiquées qu’elles représentent 150 pages, ce qui exclut toute appropriation par les élèves et impose de créer un bureau spécifique entièrement consacré au jeu de guerre. Bien que s’appuyant sur les données les plus précises possibles, les règles sont forcément approximatives sur les phénomènes nouveaux comme l’emploi au combat de l’aéronavale, même si on s’aperçoit qu’elles ont quand même constitué les meilleures anticipations en la matière. En fait, ce sont surtout les évènements géopolitiques qui ont mis en défaut les simulations. On ne simule pas la guerre sous-marine à outrance essentiellement par peur de froisser le Royaume-Uni, dont les navires marchands seraient sans doute les premières victimes dans le Pacifique. On ne conçoit pas une seule seconde la chute rapide de la France en 1940, ce qui va imposer de faire basculer dans l’Atlantique une partie imprévue de l’effort naval américain.
Le fait est que les petits bateaux en bois ou métal de Newport, les tables de tir, les dés ont constitué le moteur de la transformation la plus réussie des marines de l’époque moderne. Tester les idées et les choses, c’est-à-dire comme en science de voir si elles résistent à la réfutation, s’avère plus efficace que le jugement au doigt mouillé des autorités ou la tendance à simplement refaire la même chose, mais en plus cher.
Il y a juste cinquante ans, l’armée de terre était engagée aux côtés des forces de police pour éradiquer le terrorisme dans une grande ville française. On connaît le résultat : une victoire acquise en quelques semaines, mais un désastre stratégique et psychologique dont l’armée s’est difficilement remise. À l’heure où la menace du terrorisme est présentée à nouveau comme menace majeure, voire unique, et où la tentation est forte d’employer tous les moyens pour s’en préserver, il n’est peut-être pas inutile de revenir sur cette expérience.
En 1957, le gouvernement fait appel à l’armée parce qu’il est désemparé face au phénomène du terrorisme urbain qui frappe Alger, menace nouvelle et d’une grande ampleur non pas par le nombre de victimes qu’occasionne chaque attentat, très inférieur par exemple aux attaques de Madrid en 2004 ou à New York en 2001, mais par leur multiplication. A partir de septembre 1956 et pendant plus d’un an, cette ville de 900 000 habitants est en effet frappée en moyenne chaque jour par deux attaques qui font, toujours en moyenne, un mort et deux blessés.
Les forces de police ne parviennent pas à faire face au problème, car elles sont paralysées par trois facteurs : la multiplicité et la rivalité des services (RG, sécurité militaire, PJ, DST, gendarmerie), la méconnaissance du phénomène et la compromission avec la population européenne dont elle est majoritairement issue. Elle se retrouve donc à la fois décrédibilisée pour son inefficacité du côté « européen », selon les appellations de l’époque, et pour sa partialité du côté « musulman », 400 000 habitants dont 80 000 dans le labyrinthe de la Casbah. Le 10 août 1956, les Musulmans ont été victimes rue de Thèbes dans la Casbah du pire attentat de toute la période avec officiellement 16 morts mais sans aucun doute beaucoup plus, une attaque dont les auteurs, des « ultras » partisans de l’Algérie française, ont été mollement poursuivis. Les Musulmans sont exaspérés aussi de l’inaction policière face aux « ratonnades » qui suivent souvent les attentats et qui occasionnent au moins autant de victimes innocentes que ces mêmes attentats. De ce fait et autant que par sympathie idéologique ou par peur, cette population musulmane accepte bon gré mal gré la mainmise du FLN.
Dans ces conditions et alors que le FLN lance la menace d’une grève générale, le ministre-résidant Robert Lacoste, estime n’avoir pas d’autre solutions que de faire appel à l’armée et notamment à la 10e division parachutiste du général Massu, dont on a pu constater l’efficacité dans le « djebel ». Dans son esprit, c’est la suite logique du glissement opérée depuis 1954 lorsque les militaires ont été engagées dans des opérations ipso facto de sécurité intérieure puisqu’on leur refusait le titre de « guerre ». Cette décision ne suscite que peu d’opposition politique.
Le 7 janvier 1957, le préfet du département d’Alger signe une délégation de pouvoirs au général Massu dont l’article premier est rédigé ainsi : « Sur le territoire du département d’Alger, la responsabilité du maintien de l’ordre passe […] à l’autorité militaire qui exercera, sous le contrôle supérieur du préfet d’Alger, les pouvoirs de police normalement impartis à l’autorité civile ».Les premières unités parachutistes arrivent dans la nuit pour se lancer immédiatement dans une énorme perquisition au sein de la Casbah. A la fin du mois de janvier, ils brisent par la force la grève générale, au mépris de la loi et à la satisfaction de tous.
Logique militaire contre logique policière
Dès son arrivée à Alger, le général Massu donne la méthode à suivre : « Il s’agit pour vous, dans une course de vitesse avec le FLN appuyé par le Parti Communiste Algérien, de le stopper dans son effort d’organisation de la population à ses fins, en repérant et détruisant ses chefs, ses cellules et ses hommes de main. En même temps, il vous faut monter votre propre organisation de noyautage et de propagande, seule susceptible d’empêcher le FLN de reconstituer les réseaux que vous détruirez. Ainsi pourrez-vous faire reculer l’ennemi, défendre et vous attacher la population, objectif commun des adversaires de cette guerre révolutionnaire !
Ce travail politico-militaire est l’essentiel de votre mission, qui est une mission offensive. Vous l’accomplirez avec toute votre intelligence et votre générosité habituelles. Et vous réussirez. Parallèlement se poursuivra le travail anti-terroriste de contrôles, patrouilles, embuscades, en cours dans le département d’Alger. »
Toute l’ambiguïté de l’action policière effectuée par des militaires est dans ce texte. Pour les parachutistes, qui reviennent amers de l’expédition ratée à Suez, Alger est un champ de bataille, au cadre espace-temps précis, dans lequel ils s’engagent à fond, sans vie de famille et sans repos, jusqu’à la victoire finale et en employant tous les moyens possibles.
En réalité, cette opération mérite difficilement le qualificatif de « bataille » tant la dissymétrie des adversaires est énorme, à l’instar de la police face aux délinquants qu’elle appréhende. La logique policière agit alors de manière linéaire ne cherchant pas à surmonter une dialectique adverse qui n’existe pas ou peu, mais à déceler et appréhender tous ceux qui ont transgressé la loi. Cette logique est soumise à la tendance bureaucratique à rechercher le 100 % d’efficacité et donc à réclamer toujours plus de moyens pour y parvenir et plus de liberté dans l’emploi de la force, avec cet inconvénient qu’à partir d’un certain seuil, les dépenses s’accroissent plus que proportionnellement aux résultats. La tentation est alors forte de les justifier en élargissant la notion de menace. Cette tendance reste cependant étroitement contrôlée de manière explicite par la loi, mais aussi normalement par une culture policière d’emploi minimal de la force.
Dans la logique militaire, selon l’expression de Clausewitz, c’est chaque adversaire qui fait la loi de l’autre et c’est cette dialectique qui freine la montée en puissance. En Algérie, après quelques succès, les grandes opérations motorisées de bouclage menées en 1955 ont rapidement perdu toute efficacité dès que les combattants ennemis ont appris à les déjouer. Sans cet échec, on aurait probablement éternellement continué dans cette voie jusqu’aux fameux et finalement inatteignables 100 % de succès.
A Alger, la dialectique est très réduite et la force militaire tend donc à monter très vite aux extrêmes d’autant plus que les freins qui existent pour la police sont beaucoup moins efficaces avec des militaires qui n’ont pas du tout le même rapport au droit. Dès les premières opérations de contre-guérilla en 1954, les unités de combat étaient stupéfaites de voir des gendarmes devoir les accompagner, dresser des procès-verbaux et compter les étuis après les combats. Dans le combat, elles restaient dans une logique militaire de duel entre adversaires respectables, mais dès la fin du combat elles entraient dans une logique policière contraire. L’ennemi anonyme mais honorable devenait un individu précis mais contrevenant à la loi, à condition toutefois de le prouver. Lorsqu’elles ont vu par la suite que les prisonniers étaient souvent libérés « faute de preuves », la plupart des unités ont simplement conservé leurs ennemis dans la logique guerrière en les tuant. Ce faisant, elles ont franchi une « ligne jaune » bafouant ouvertement un droit en retard permanent sur la logique d’efficacité militaire.
Avec les attentats d’Alger, l’ennemi n’apparaît même plus respectable puisqu’il refuse la logique de duel pour frapper de manière atroce des innocents. Ajoutons enfin l’importance de la notion si prégnante pour les militaires du sacrifice, à la différence près que dans le cas de la « bataille » d’Alger, on ne sacrifiera pas sa vie (il n’y aura que deux soldats tués et cinq blessés) mais son âme.
La continuation de l’action policière par d’autres moyens
Le cadre légal de l’action de la division parachutiste est très large. Les quatre régiments parachutistes engagés peuvent appréhender en flagrant délit ou contrôler des groupes et agir sur renseignement avec des OPJ affectés à chacun d’eux.
Le général Massu, nommément désigné, a le pouvoir d’ordonner des perquisitions à domicile de jour et de nuit. Normalement, les individus arrêtés doivent être remis à l’autorité judiciaire ou à la gendarmerie dans les 24 heures, mais le préfet délègue à l’autorité militaire le droit d’assignation à résidence surveillée pendant au maximum un mois. Cette assignation à résidence permet d’arrêter de simples suspects et de constituer ensuite le dossier qui permettra éventuellement de les présenter au parquet, à l’inverse des méthodes de la Police judiciaire. Le tribunal militaire du corps d’armée de la région peut également juger les affaires de flagrant délit suivant une procédure très rapide, dite de traduction directe, où un simple procès-verbal de gendarmerie suffit. Le tribunal militaire peut également revendiquer les poursuites exercées par les tribunaux civils et de fait, dans la presque totalité des cas, les HLL (« hors-la-loi ») sont présentés devant lui.
Forte de ces pouvoirs, la division parachutiste met en place progressivement et de manière pragmatique plusieurs structures. Le premier système, dit « de surface », consiste à protéger les sites sensibles et à quadriller la ville par des points de contrôle et plus de 200 patrouilles quotidiennes. Les régiments sont affectés à des quartiers particuliers qu’ils finissent par connaître parfaitement et la Casbah est complètement bouclée. Ce contrôle constant en impose et rassure la population, tout en entravant les mouvements du FLN, mais il ne permet pas d’effectuer beaucoup d’arrestations.
Le démantèlement des réseaux est le fait de l’organisation « souterraine », c’est-à-dire d’abord de la structure de renseignement. Les renseignements proviennent de trois sources : la documentation, c’est-à-dire les fichiers (mais les services compétents sont réticents à coopérer) ou les documents du FLN ; la population, mais les langues ne commencent à se délier que lorsque l’emprise du FLN se desserre, et surtout les interrogatoires de suspects. Dans l’ambiance qui règne alors d’urgence, de lutte implacable contre un ennemi invisible et détesté et il faut bien le dire, de mépris vis-à-vis d’une population musulmane « moins française que les autres », les notions de suspects et d’interrogatoire se brouillent très vite. Tout musulman tend à être suspect et tout interrogatoire tend à devenir torture. Au sein de cette structure de renseignement, le commandant Aussaresses, est chargé des exécutions extrajudiciaires maquillées le plus souvent en suicide, comme celles du leader FLN Mohamed Larbi Ben M’hidi ou de l’avocat Ali Boumendjel.
Comme le souligne le général Massu dans son ordre d’opération, la traque des terroristes selon des méthodes inspirées de celle de la police n’est qu’un aspect du problème. Il faut aller beaucoup plus loin. Dans la trinité clausewitzienne, la force armée, le gouvernement et le peuple se renforcent et se contrôlent mutuellement. Lorsqu’une guerre est déclarée, les deux armées ennemies s’affrontent dans un duel gigantesque, et lorsqu’un vainqueur se dessine, le gouvernement vaincu et le peuple à sa suite se soumettent. Dans la « guerre contre-terroriste », on détruit les cellules tactiques ennemies mais aussi les chefs, avec qui il est hors de question de négocier. Si l’on veut mener une guerre, le seul pôle sur lequel on peut agir est donc la population. Combinant la recherche policière du 0 terroriste et la vision militaire de lutte collective, l’armée se lance dans le contrôle étroit du « peuple de l’ennemi » pour éviter qu’il sécrète à nouveau des « malfaisants ».
On s’engage donc dans une voie dont on ne cerne pas la fin et les contradictions. Outre que l’on n’hésite pas à brutaliser la population musulmane (plusieurs dizaines de milliers de suspects, innocents pour la très grande majorité, passeront par les centres de triage), on lui impose, sur l’initiative du colonel Trinquier, un dispositif d’autosurveillance inspiré des régimes totalitaires communistes qui ont tant marqué les vétérans d’Indochine. Dans le cadre de ce dispositif de protection urbaine (DPU), aussitôt surnommé Guépéou. Chaque maison de la Casbah ou des bidonvilles est numérotée et chacun de ses habitants est fiché. Des chefs d’arrondissements, îlots, buildings ou maisons sont désignés (7 500 au total) avec l’obligation de tenir à jour des fiches de présence et de signaler tout mouvement, sous peine de sanctions. La mise en place du DPU permet ainsi de découvrir Ben M’Hidi.
Le DPU sert aussi de relais pour l’encadrement psychologique et administratif de la population. En s’immisçant dans tous les aspects de la vie, avec la création de sections administratives urbaines (SAU), d’organisations d’anciens combattants, de « cercles féminins » (où les femmes reçoivent un enseignement pratique sous l’impulsion d’équipes médico-sociales) et en inondant la ville de photos, affiches, tracts, messages par radio, journaux ou cinémas itinérants, on espère gagner « la bataille des cœurs et des esprits ». Cette mainmise permet aux parachutistes de devenir à leur tour des « poissons dans l’eau » même s’il s’agit surtout de poissons prédateurs.
Cela n’empêche pas Yacef Saadi, le chef du réseau « bombes » à Alger d’organiser à nouveau une série d’attentats atroces. Les 4 et 9 juin, Saadi et ses poseurs de bombes, souvent des porteuses pour moins attirer la méfiance, tuent 18 personnes et en blessent près de 200. Cette fois le général Massu fait appel au colonel Godard pour organiser les opérations. Godard, futur membre de l’OAS, est très hostile aux méthodes employées précédemment et notamment l’usage de la torture. Trinquier et Aussaresses sont écartés au profit du capitaine Léger qui parvient à organiser de spectaculaires opérations d’infiltration et d’intoxication des réseaux du FLN, la fameuse « bleuite ». Même s’il y aura quelques attaques l’année suivante, la bataille d’Alger se termine en octobre 1957, avec l’arrestation de Yacef Saadi et la mort du tueur Ali-la-pointe.
La méthode, souvent brutale, a été tactiquement efficace. Le réseau « bombes » est démantelé une première fois en février 1957 puis à nouveau en octobre. Le comité exécutif du FLN, privé de Ben M’Hidi s’est enfui pour la Tunisie. Officiellement, jusqu’à la fin mars, la 10e DP a tué 200 membres du FLN et arrêté 1 827 autres, mais beaucoup plus selon d’autres sources comme Paul Teitgen, secrétaire général de la police à Alger, qui font aussi l’objet de controverses.
Mais si la victoire immédiate sur le terrorisme est flagrante, il est probable que les méthodes employées, quoique souvent moins dures que celles du camp d’en face y compris contre les siens, ont contribué encore à pousser la population musulmane dans le camp ennemi. La polémique qui naît sur les méthodes employées va également empoisonner l’action militaire jusqu’à la délégitimer gravement.
En interne, le malaise est aussi très sensible du fait du mélange des genres. D’un côté, certains ne se remettront pas de leur engagement dans l’action policière poussée à fond alors que d’autres souffriront au contraire de ce non-combat si contraire à l’éthique militaire et si frustrant. Cela se traduit parfois par des bouffées de violence comme en juin 1957, lorsque trois parachutistes agressés depuis une voiture se ruent dans un hammam et tuent plusieurs dizaines d'innocents. Bien qu’infiniment moins meurtrière pour eux que les batailles de 1944-1945 par exemple, les soldats français gardent un souvenir détestable de cette période jusqu’à l’incruster profondément dans l’inconscient collectif.
En guise de conclusion, voici ce que disait le colonel Bigeard à ses hommes en juillet 1957 avant de reprendre un « tour » à Alger. Cela résume assez bien la problématique des unités de combat engagées contre les organisations armées pratiquant le terrorisme : « Nous avons deux éventualités possibles pour « tuer » notre période d’Alger : la première peut consister à se contenter du travail en surface, en évitant de se compromettre, en jouant intelligemment sans prendre de risques, comme beaucoup hélas ! savent trop bien le faire ; la seconde, jouer le jeu à fond, proprement, sans tricher, en ayant pour seul but : détruire, casser les cellules FLN, mettre à jour la résistance rebelle d’une façon intelligente, en frappant juste et fort. Nous adopterons immédiatement la seconde. Pourquoi ? parce que c’est une lâcheté de ne pas le faire. […] Il y a ces articles de presse qui nous calomnient. Il y a ceux qui ne prennent aucune position et qui attendent. Si nous gagnons, ils seront nos défenseurs ; si nous perdons, ils nous enfonceront. Les directives concernant cette guerre, les ordres écrits n’existent pas et pour cause ! Je ne peux vous donner des ordres se référant à telle ou telle note de base…Peu importe ! Vous agirez, avec cœur et conscience, proprement. Vous interrogerez durement les vrais coupables avec les moyens bien connus qui nous répugnent. Dans l’action du régiment, je serai le seul responsable. »
La nouvelle étude porte la guerre dans le Haut-Karabakh de septembre à novembre 2020.
Cette note de 16 pages est disponible disponible (ici) en version Kindle.
Nous sommes le 7 janvier 2015 à 11 h 20. Les frères Kouachi arrivent dans la rue Nicolas-Appert. Ils pénètrent au n° 6 croyant sans doute être dans les locaux de Charlie Hebdo. Après avoir menacé les employés et obtenu la bonne adresse, ils pénètrent au n° 10 et tirent sur les agents de maintenance, tuant froidement l’un d’eux, Frédéric Boisseau. Cet assassinat tranche avec l’attitude qu’ils auront par la suite avec ceux qui ne rentrent pas dans la catégorie qu’ils ont décidé de cibler, signe de tension extrême qui se détendra par la suite lorsqu’ils auront considéré avoir réussi leur mission. Une fois à l’intérieur du bâtiment, ils parviennent par la menace à obtenir le code d’accès au journal et arriver dans la salle de réunion du comité de rédaction.
Entre temps, un des premiers hommes attaqués a averti la police qui envoie immédiatement sur place une équipe de la Brigade anti-criminalité (BAC) du 11e arrondissement. Le contact avec l’homme qui a téléphoné permet de faire remonter le renseignement que l’affaire est sans doute liée à Charlie Hebdo, qu’il y a « Trois [erreur du témoin] personnes à l’intérieur du bâtiment avec des armes lourdes » et il demande du renfort. Outre un agent qui reste avec le véhicule, le reste de l’équipe (deux hommes et une femme) se met en position de bouclage sur les trois sorties possibles du bâtiment. Trois policiers en VTT sont alors en route depuis l’avenue Richard Lenoir suivis par deux autres en voiture pour parfaire le bouclage en attendant probablement l’arrivée de la Brigade de recherche et d’intervention (BRI).
Pendant ce temps, le premier combat a déjà eu lieu à l’intérieur du bâtiment. Les deux frères ont pénétré dans la salle de réunion où ils se trouvent face à un seul garde du corps. Malgré les menaces régulières, l’incendie de novembre 2011, les cyber-attaques et le classement public (Inspire, revue d’AQPA du printemps 2013) de Charb parmi les hommes à tuer, la protection de l’équipe de Charlie Hebdo avait été progressivement réduite de neuf hommes à un seul (plus une patrouille mobile régulière qui n’a été d’aucune utilité) en l’espace d’un peu plus de deux ans. Les soldats agissent toujours au minimum par deux, un seul homme ne pouvant en réalité compter que sur la chance lorsqu’il est surpris par deux attaquants équipés de fusils d’assaut. Malheureusement, Franck Brinsolaro n’a pas eu de chance ce jour-là.
A 11 h 33, les frères Kouachi sortent du bâtiment, côté rue Nicolas-Appert, calmement et en hurlant victoire (« Nous avons tué Charlie Hebdo », « Nous avons vengé le Prophète », ce qu’ils répéteront à plusieurs reprises). Lorsqu’ils ouvrent le feu sur l’équipe qui arrive en VTT, la policière de la BAC placée à dix mètres dans le coin droit du bâtiment en face d’eux tire, trois fois seulement, avec son pistolet, les rate et se poste à nouveau derrière le mur. Elle déclarera : « Je suis entrée dans un état de paranoïa. J’étais persuadé qu’ils me voyaient ».
Les images ne montrent pas alors les frères Kouachi comme étant fébriles et encore moins inhibés, mais comme étant « focalisés », c’est-à-dire concentrés sur une action précise à la fois comme le policier à terre vers lequel ils courent tous les deux en même temps, sans s’appuyer l’un après l’autre et utiliser les protections de l’environnement. Ils sont alors en situation de déconnexion morale. Le pire est déjà arrivé. S’ils sont très conscients cognitivement de ce qu’ils font, ils n’ont plus aucune conscience ni du danger, ni surtout de l’horreur de ce qu’ils font. Cette conscience peut venir plus tard avec les remords, mais ce n’est pas toujours le cas, loin de là. Cette focalisation cognitive explique pourquoi ils se concentrent sur des détails, comme plus tard la chaussure tombée, et en oublient d’autres, comme la perte de la carte d’identité lors du changement de voiture.
Le même phénomène de « focalisation » frappe aussi certainement les hommes et les femmes qui leur font face. La plupart se concentrent sur l’origine du danger immédiat, avec souvent une acuité accrue, mais d’autres peuvent rester sur la mission qu’ils ont reçue même si celle-ci a changé, un problème technique à résoudre, un objet, etc. Il y a forcément une déperdition de l’efficacité globale, surtout si les hommes et les femmes sont dispersés sans quelqu’un pour donner des ordres.
Le comportement dans une bulle de violence obéit ainsi à sa propre logique qui peut apparaître comme irrationnelle vu de l’extérieur. Pour le comprendre, il faut partir du stress et de sa gestion.
Stress et préparation au combat
Quelques fractions de seconde après le cerveau reptilien, l’alerte de l’amygdale atteint le néocortex. Un jugement de la situation est alors fait, en quelques secondes au maximum, qui influe sur la mobilisation du corps de combat déjà déclenchée en la contrôlant ou, au contraire, en l’amplifiant. Or, ce processus de mobilisation devient contre-productif si son intensité est trop forte. Au-delà d’un premier seuil, l’habileté manuelle se dégrade et des gestes jusque-là considérés comme simples peuvent devenir compliqués. Au stade suivant ce sont les sensations qui se déforment puis ce sont les fonctions cognitives qui sont atteintes et il devient de plus en plus difficile puis impossible de prendre une décision cohérente. Au mieux, on obéira aux ordres ou on imitera. Au stade ultime de stress, le comportement de l’individu n’a plus de lien avec la survie, ou plus exactement la menace principale est alors l’arrêt cardiaque et le corps y fait face en bloquant l’action de l’amygdale cérébrale. On peut rester ainsi totalement paralysé face à quelqu’un qui va pourtant visiblement vous tuer. Comme par ailleurs l’amygdale est reliée à la mémoire, sa paralysie soudaine entraine souvent aussi celle de la mémoire qui se fige sur la scène du moment. S’il survit, l’individu est alors condamné à revivre souvent cette scène.
On se retrouve ainsi avec deux processus, organique et cognitif, qui dépendent largement de l’expérience. La mise en alerte sera d’autant plus rapide que l’on a des situations similaires et des indices de danger en mémoire. L’intensité de la mobilisation sera plus forte si l’on est surpris et s’il s’agit de la, ou des toutes, première(s) confrontation(s) avec le danger. L’analyse intellectuelle qui suit passe aussi d’abord par la recherche de situations similaires (heuristique tactique), puis, si elle n’en trouve pas et si l’intensité du stress le permet, par une réflexion pure, ce qui est de toute façon plus long.
Or, le résultat d’un combat à l’arme légère à courte distance se joue souvent en quelques secondes. Le premier qui ouvre le feu efficacement l’emportant sur l’autre dans 80 % des cas, rarement du premier coup, mais plutôt par la neutralisation totale ou partielle de l’adversaire, en fragmentant par exemple ses liens visuels entre des hommes qui se dispersent et postent. Cette neutralisation permet de prendre ensuite définitivement le dessus et de chasser, capturer ou tuer l’ennemi. Encore faut-il être conditionné pour aller au-delà de la simple autodéfense et chercher sciemment la mort de l’autre (ne faire que du « tir à tuer » notamment). Dans le reportage de France 2 revenant sur les événements du 7 au 9 janvier, le responsable de la salle de commandement de la Direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne (DSPAP) déclare : « on avait en face à faire à des individus surarmés, entraînés ». On a pourtant là des amateurs qui font face à des professionnels. Il se trouve simplement que pour ce contexte précis, l’auto-préparation des premiers a été supérieure à celle, institutionnelle, des seconds.
Les frères Kouachi se préparent à l’attaque depuis des mois. Ils sont équipés comme un binôme d’infanterie moderne, avec des équipements en vente libre (gilets tactiques) et de l’armement accessible par le biais de contacts criminels et grâce à l’ouverture des frontières et celle des arsenaux de l’ex-Pacte de Varsovie et de l’ex-Yougoslavie. L’ensemble-deux fusils d’assaut AKS-47 ou AKMS en 7,62 mm, un lance-roquettes M 82, deux pistolets automatiques et dix grenades fumigènes, des munitions en grande quantité — a été financé (environ 10 000 euros) de manière autonome par le biais de crédits à la consommation ou d’achats à crédit, une voiture par exemple, revendus immédiatement après. L’acquisition de l’armement a été sans doute la phase la plus délicate, mais pour le reste, grâce à Internet, un peu de temps libre et un espace discret pour s’entraîner et tirer, n’importe qui peut acquérir les compétences techniques nécessaires pour maîtriser l’emploi de cet équipement.
Face aux combattants auto-formés
La préparation la plus longue des frères Kouachi a été mentale. Se préparer au combat et plus encore à un massacre suppose une phase d’acceptation de ce qui n’est pas naturel et, pour le second cas, est même monstrueux. Les frères Kouachi et Coulibaly étaient déjà habitués par leur passé à la violence et son usage. Ils ont par ailleurs répété de multiples fois par les mots et surtout par des images mentales les actions qu’ils allaient mener, dans ses moindres détails, et sa justification en disqualifiant moralement les cibles qu’ils ont choisi. C’est ainsi qu’ils sont arrivés sur les lieux d’attaque en situation d’hyperconscience sous adrénaline, tendus d’abord puis de plus en plus relâchés dans le déroulement de l’action et de ce qu’ils considéraient comme des réussites. Ils sont également conscients de la supériorité de leur armement sur tout ce qu’ils sont susceptibles de rencontrer, au moins dans un premier temps. Des substances chimiques ou l’alcool simplement peuvent aider psychologiquement au moment, et surtout juste avant, l’action, mais souvent au prix d’une réduction des performances.
Les frères Kouachi ont parallèlement préparé leur mission, sans doute avec une reconnaissance préalable. Il n’y avait pas de caméras de surveillance dans la rue Nicolas-Appert qui aurait peut-être permis de déceler ces préparatifs et les patrouilles mobiles organisées toutes les 30 à 40 minutes par la police autour du site n’ont rien donné. Inversement, cette préparation a pu repérer justement la fréquence de ces patrouilles, de façon à glisser une attaque de quelques minutes entre elles, et l’absence des caméras. L’opération sur Charlie Hebdo comprenait néanmoins plusieurs manques importants, comme le lieu exact de la réunion du comité de rédaction et le code d’accès, éléments aléatoires susceptibles de retarder fortement son exécution.
Un fantassin seul a toujours des moments de vulnérabilité (changement de chargeur, déplacement, fatigue de l’attention, etc.). Le fait de s’associer en binôme permet de faire en sorte que ces moments de vulnérabilité de l’un soient protégés par l’autre, sans parler de l’aide éventuelle en cas de blessure. Ils peuvent aussi se fournir des munitions. Surtout, ils s’épaulent psychologiquement et cette surveillance morale contribue aussi à réduire les possibilités de faiblesse ou de réticence. Un binôme est ainsi bien plus actif et redoutable que deux hommes isolés. La vulnérabilité de leur structure résidait dans l’absence d’appui, un homme à l’extérieur pour les protéger d’une intervention ou au moins les avertir, et surtout d’un conducteur, figure imposée lorsqu’on envisage de s’exfiltrer (comme dans un braquage par exemple), ce qui était visiblement le cas. Le binôme a donc agit en laissant la voiture au milieu de la route, portes ouvertes et en comptant sur la vitesse d’exécution tout en sachant qu’il y avait plusieurs inconnues dans leur plan.
Ainsi équipés et formés, ils se transforment en cellule de combat d’infanterie. Le déplacement vers la zone d’action à partir de 10 h, avec la réunion des deux frères au dernier moment (Saïd venait de Reims, où il avait échappé à toute surveillance) s’est faite de manière « furtive » dans un mode civil, armes cachées, en évitant tout contrôle par un respect strict du Code de la route et avec la possibilité de présenter des documents d’identité. Les tenues sont « hybrides », c’est-à-dire à la fois banales et susceptibles de se transformer en tenues de combat, autrement dit qui n’entravent pas les mouvements et permettent de porter des équipements, éventuellement dans de grandes poches. L’utilisation de cagoules confirme la volonté d’exfiltration. Les commandos-suicide n’en portent pas. Pour autant, il semble qu’ils n’aient pas eu d’argent avec eux (d’où la nécessité de braquer plus tard une station-service), ni envisagé la possibilité de changer de voiture (le principal élément de repérage et de suivi) autrement que par un vol, opération aléatoire.
Face à ce groupe de combat miniature, les policiers qui arrivent les uns après les autres sont systématiquement en situation de désavantage. Dans le reportage de France 2, un policier parlant sous le couvert de l’anonymat déclare : « Il faut savoir que nous, on ne s’entraîne pas au tir de précision, on s’entraîne au tir de riposte, c’est-à-dire à 5 ou 6 m. Là, en plus ça bouge, il y a le stress. Le combat est perdu d’avance ». Un autre : « Après coup, les policiers se sentent impuissants face à ce genre d’événements. On n’est pas préparé, on n’est pas équipé. C’est pas le casse-pipe mais presque ».
L’usage des armes n’est pas le point central de l’action d’un policier ou d’un gendarme. C’est un phénomène très rare qui apparaît comme un geste ultime, au contraire du soldat dont la formation est organisée autour de cet acte. Une étude réalisée de 1989 à 1996, montrait que sur 29 000 policiers parisiens, seuls 218 avaient déjà ouvert le feu autrement qu’à l’entrainement, tirant 435 projectiles, dans l’immense majorité des cas à moins de 4 mètres. Ces projectiles étant tirés principalement pour stopper des véhicules, ils n’ont touché que 74 fois des individus, 45 au total, donc dix mortellement. Durant la même période, 20 policiers ont été victimes du devoir chaque année (6 depuis le début des années 2000). Policiers et gendarmes sont bien plus souvent tués que tueurs. Hors unités d’intervention, ils n’utilisent que très exceptionnellement leur arme et toujours en autodéfense.
Dans les premiers combats dans le bocage normand en 1944, on a remarqué que les fantassins américains novices tiraient très peu. On s’est aperçu au bout de quelques mois que cette inhibition provenait surtout du fait que le contexte dans lequel ils évoluaient et où ils ne voyaient que très peu d’ennemis était totalement différent de celui dans lequel ils avaient été formés. De la même façon, à Sarajevo, en juillet 1993 un soldat français du bataillon n° 4, sentinelle à l’entrée d’un pont a subi sans riposter ni même beaucoup bouger plusieurs rafales tirées par deux miliciens à l’autre bout du pont. Cet homme n’avait jamais ouvert le feu à l’exercice autrement que sur ordre et toujours face à de belles cibles en carton visibles et immobiles. Il s’est trouvé d’un seul coup dans une situation en contradiction avec sa formation et cette dissonance cognitive a accentué le stress déjà important pour un baptême du feu jusqu’à aboutir à une sidération.
Encore s’agit-il de cas où les combattants savent qu’ils ont un armement équivalent à celui de leur adversaire. Que s’insinue l’idée que celui-ci est inférieur (un pistolet face à un fusil d’assaut) et le stress est encore plus important. Une policière membre de l’équipe intervenant en VTT déclarera « On peut pas répondre à des Kalash. Faut être spécialisé, formé dans une unité d’élite ». La gendarme départementale qui interviendra à l’imprimerie de Dammartin le 9 janvier expliquera de son côté : « On avait un simple pistolet, eux ils avaient des Kalachnikovs. S’ils nous tirent dessus, leurs cartouches passent à travers nos gilets, c’est comme une feuille de papier. Un simple gendarme à l’époque n’était pas préparé à affronter des terroristes ». Mais de manière très significative, son collègue sous-officier plus expérimenté et ayant reçu une formation militaire réagira très différemment, malgré les mêmes équipements, et parviendra même à blesser Chérif Kouachi avec son pistolet. Il n’a tenu qu’à la crainte que son frère se venge sur un otage qu’il ne le tue ensuite.
Un entraînement est un conditionnement. Que celui-ci soit décalé face à une situation et il devient moins efficace que la simulation mentale pratiquée par les truands ou les terroristes, surtout lorsque cet auto-conditionnement est débarrassé de toute considération légale et réglementaire, facteurs qui complexifient en revanche la phase d’analyse « flash » des policiers. On aboutit ainsi à des hésitations, des maladresses (le simple grossissement de la pupille de l’œil sous l’effet du stress, l’augmentation des pulsations cardiaques, la tendance à rentrer les épaules, le souci de tirer vite suffisent déjà à être moins précis, d’un facteur 10 à 100, que sur un champ de tir) et des jugements inadaptés au contexte.
Contrairement aux frères Kouachi pour qui la situation est claire, tous les policiers autour d’eux sont en dissonance cognitive. Malgré les précédents de Mohamed Merah en 2012 ou même du périple Abdelhakim Dekhar qui s’était attaqué à des médias à peine 14 mois plus tôt, ils ne conçoivent pas encore l’attaque terroriste à l’arme à feu. Ils tordent donc la réalité pour la faire correspondre à une explication « normale ». La policière de l’équipe en VTT ne comprend pas qu’il puisse y avoir un braquage, le seul cas qu’elle envisage, dans une zone tranquille sans banque ni bijouterie et conclut que les témoins ont sans doute entendu des pétards. L’équipe de la BAC, après avoir soupçonné une fausse alerte, conclut qu’il y a une prise d’otages et applique la procédure correspondante. Lorsqu’il voit les deux frères Kouachi sortir avec des cagoules et des fusils d’assaut à la main, un des membres de la BAC se persuade contre toute logique qu’il s’agit de « collègues d’une unité d’élite ». Personne ne songe au passage à neutraliser le véhicule des frères Kouachi lorsqu’ils sont à l’intérieur du bâtiment.
Stress organisationnel
Au moment du tir de la policière contre les Kouachi, son collègue de la BAC placé dans l’Allée verte essaie en vain d’avertir par radio du danger que courent les agents qui arrivent à vélo. Le message ne passe pas et les trois hommes tombent nez à nez sur les deux ennemis qui leur tirent dessus à quelques mètres. Ces tirs sont heureusement maladroits et les policiers, complètement surpris (« Je me suis dit que j’allais mourir. Je ne comprenais rien ») parviennent à échapper aux tirs en prenant un chemin immédiatement à droite et en se réfugiant dans un garage. L’un d’eux est blessé. L’équipe est neutralisée.
Les Kouachi montent dans leur voiture, prennent l’Allée verte en direction du boulevard Richard Lenoir. Ils aperçoivent une voiture de police qui arrive en sens inverse. Le policier dans l’Allée verte essaie à nouveau en vain d’avertir par radio. Leurs camarades dans la voiture croient voir la BAC et font des appels de phare. Les Kouachi ont donc encore l’avantage de la surprise lorsqu’ils descendent de la voiture et tirent au fusil d’assaut à quelques dizaines de mètres. Les policiers réagissent néanmoins très vite, tirent au pistolet à travers le pare-brise et font marche arrière jusqu’au boulevard Richard-Lenoir. Ils ne pensent pas à bloquer la sortie de l’Allée verte.
Si le renseignement opérationnel a été défaillant dans les jours et les mois qui ont précédé l’attaque, le renseignement tactique, sur le moment même de l’action n’a pas toujours été bon. L’équipe de la BAC arrive au moment du massacre sans connaître la nature particulière de la cible. Son action est orientée dans le sens d’un braquage, confrontation qui se termine le plus souvent, pour peu que le bouclage soit bien réalisé, par une négociation et une reddition. Ce sont finalement eux qui apprennent au centre de commandement, et pas l’inverse, le lien avec Charlie Hebdo et donc le caractère probablement particulier de la situation tactique. Par la suite, le réseau radio est saturé, phénomène classique lorsqu’un réseau centralisé doit faire face à un événement exceptionnel et que la hiérarchie multiplie les demandes souvent simplement pour soulager son propre stress et répondre aux sollicitations du « haut ». Ce blocage de l’information contribue au moins par deux fois à ce que les policiers n’aient pas l’initiative du tir.
Lorsque le véhicule de la police revient sur le boulevard Richard-Lenoir, le passage est libre pour les frères Kouachi qui malgré des tirs d’un policier de la BAC depuis l’Allée verte et de ceux qui ont reculé, prennent le boulevard en tirant également par la fenêtre passager. Aucun de ces coups de feu ne porte. Les Kouachi croisent d’autres policiers qui leur tirent dessus, toujours sans effet. Comprenant qu’ils sont à contresens, ils font demi-tour et reprennent le boulevard dans l’autre sens se retrouvant à nouveau presque dans l’axe de l’Allée verte. Ils se trouvent face à un nouveau binôme qui ne sait pas quoi faire. Ahmed Merabet se retrouve seul face aux frères Kouachi qui descendent de voiture, le blessent puis vont l’achever avant de reprendre la route. Il est 11 h 37. Ils sont ensuite pris en chasse par un véhicule de transport de détenus, trop lent pour les suivre. Après plusieurs accidents, les Kouachi braquent un automobiliste et lui volent sa voiture. Ils sont calmes et déclarent agir pour Al-Qaïda au Yémen. Ils se dirigent ensuite vers la porte de Pantin et la police perd leur trace.
Au bilan, la police a engagé entre douze et quinze agents, selon les sources, contre les deux frères Kouachi sans parvenir à les neutraliser, ni même les blesser ou les empêcher de fuir, déplorant en revanche deux morts, un blessé léger et plusieurs traumatisés. Le système de protection de Charlie Hebdo était insuffisant, l’action des unités d’intervention, dont les hommes sont évidemment bien préparés au combat, était trop tardive face à des combattants spontanés dont le but premier est de massacrer, qui ne veulent pas négocier et ne tiennent pas particulièrement à leur vie. Face à ces micro-unités de combat, les Mohammed Merah, Abdelhakim Dekhar, Mehdi Nemmouche, Amédy Coulibaly, Chérif et Saïd Kouachi ou Ayoub El Khazzani, sans même parler du commando du 13 novembre, l’organisation classique, nettement différenciée entre l’action de police « normale » et celle d’unités d’intervention centralisées, semble inopérante pour empêcher les massacres.
Que faire ?
Ces cas sont rares (une attaque d’un ou plusieurs hommes équipé(s) d’armes à feu tous les six mois depuis trois ans, à laquelle s’ajoutent des agressions de divers types) mais ils ont un impact considérable, amplifié par les nouveaux médias. Il s’agit donc d’un point de vue organisationnel, de faire un choix entre l’habituel et l’exceptionnel.
Dans le premier cas, on peut considérer que ces attaques n’engagent pas les intérêts vitaux de la France et qu’il n’est donc pas nécessaire d’investir en profondeur dans l’outil de sécurité intérieure. La menace disparaîtra avec le temps et il suffit de résister, d’encaisser les coups qui ne manqueront pas de survenir malgré toutes les précautions prises. On peut considérer au contraire qu’il faut faire face à cette nouvelle donne stratégique.
Dans ce dernier cas, il semble nécessaire d’augmenter la densité de puissance de feu efficace en protection de sites sensibles et surtout en capacité d’intervention immédiate (moins de quinze minutes sur n’importe quel point urbain). Il faut peut-être pour cela arrêter la diminution constante de densité de sécurité (nombre d’agents susceptibles d’intervenir immédiatement par 1000 habitants), ce qui suppose sans doute au moins autant une remise à plat de l’organisation qu’une augmentation des effectifs (250 000 agents au ministère de l’Intérieur).
On peut engager ponctuellement des militaires mais il faut comprendre que cela pénalise fortement la capacité d’action extérieure de la France, d’autant plus que leurs effectifs ont été considérablement diminués depuis vingt ans (il y a désormais moins de soldats professionnels qu’avant la fin du service militaire).
On peut aussi imaginer d’utiliser, en complément, des agents privés armés spécialisés dans la seule protection, comme sur certains navires pour les protéger des pirates. Cela suppose une évolution forte de la vision de la société sur ces groupes et de sérieuses garanties de contrôle et formation. Il faut déterminer enfin si ce modèle est plus économique que le recrutement de fonctionnaires.
Dans tous les cas, l’augmentation de cette densité, qui peut aussi avoir par ailleurs des effets indirects de réassurance sur la population et sur la délinquance, a des limites de recrutement. Elle peut aussi être tactiquement contournée par l’ennemi en déplaçant les attaques sur des zones moins densément peuplées et surveillées.
Il ne sert à rien d’avoir plus d’hommes et de femmes au contact, s’ils sont moins bien équipés et formés que ceux qu’ils combattent. Il apparaît donc toujours nécessaire dans ce cadre que les agents, hors unité d’intervention, soient capables de basculer d’une situation normale à une situation de combat en quelques instants, avec une double dotation d’armes (arme de poing/arme de combat rapproché). Si la policière qui a tiré sur les Kouachi à la sortie du 10 Nicolas-Appert avait utilisé un pistolet-mitrailleur (un vieux HK MP5 par exemple), l’affaire se serait probablement arrêtée là. La simple capacité de tir en rafales associée à un entraînement adéquat aurait sans doute suffi à éliminer cette menace sans avoir à viser, d’autant plus que cette puissance de feu aurait été beaucoup plus rassurante et donc stimulante qu’un simple pistolet automatique. Avec l’aide simultanée d’au moins un autre agent de la BAC, les frères Kouachi n’auraient eu aucune chance. De même que s’il y avait eu deux gardes du corps à la rédaction de Charlie Hebdo, il est peu probable, malgré la surprise, qu’ils aient pu être abattus au même moment. Cette double dotation a cependant des effets négatifs comme la charge supplémentaire de surveiller l’armement le plus lourd, rarement utile en fait.
Tout cela a un coût, en finances et en temps d’entraînement, mais cela suppose surtout un changement de regard sur les agents de sécurité, passant du principe de méfiance à un principe de confiance. Le premier soldat français tué durant la guerre d’Algérie a été abattu alors qu’il essayait de sortir ses munitions d’un sac en toile. Les premiers soldats engagés dans l’opération Vigipirate avaient également leurs munitions dans des chargeurs thermosoudés. Il est même arrivé que la prévôté retire leurs armes à des militaires en opération après des combats. Ces humiliations n’ont, semble-t-il, plus cours, et on s’aperçoit que non seulement les soldats ne font pas n’importe quoi pour autant mais sont plus efficaces. On peut considérer que mieux armer les agents de sécurité de l’État et assouplir leurs règles d’ouverture soit un danger majeur contre les citoyens, il est probable que cela soit surtout plus dangereux pour leurs ennemis.
Les attaques de combattants spontanés, plus ou moins dangereuses, de l’agression au couteau jusqu’à l’attaque multiple par un commando très organisé, existent déjà depuis plusieurs années et elles perdureront tant que la guerre contre les organisations djihadistes perdurera. Le cas d’Abdelhakim Dekhar en novembre 2013 montre d’ailleurs que d’autres motivations peuvent aussi exister.
Il reste donc aux décideurs politiques, et aux citoyens qui les élisent de faire ces choix. On peut se contenter, après chaque attaque, de réactions déclaratoires, de symboles et d’adaptations mineures. Cette stratégie de pure résilience peut avoir ses vertus, mais il faut l’assumer. On peut aussi décider de vraiment transformer notre système de défense et de sécurité pour faire face à l’ennemi, à l’intérieur comme à l’extérieur. Cela suppose des décisions autrement plus fortes qui auront nécessairement un impact profond sur notre système socio-économique et notre diplomatie.
La France ne sera pas tout à fait la même dans les deux cas mais le courage ne peut pas rester la vertu des seuls hommes et femmes qui sont en première ligne.
Principales sources :
Attentats 2015 : Dans le secret des cellules de crise, France 2, 03/01/2016.
Pierre-Frédérick Bertaux, « Les effets traumatiques de l’intervention violente », in Penser la violence, Les Cahiers de la sécurité — INHESJ, 2002.
Sur les aspects psychologiques : Christophe Jacquemart, Neurocombat, Fusion froide, 2012 et Michel Goya, Sous le feu-La mort comme hypothèse de travail, Tallandier, 2014.
Pour la réactualisation des déclarations des policiers (procès de septembre 2020)
Paul Konge, « Procès de l’attentat contre “Charlie Hebdo” : l’effroi des jeunes policiers face aux “kalach” des frères Kouachi » Marianne.net 14/09/2020, publié à 18 : 47 et fil Twitter Corinne Audouin, 16/09/2020.