Plus on en montre et moins on tue
L’art opérationnel sur la limite de la guerre consiste à obtenir des effets militaires sans provoquer une guerre ouverte. Pour cela on combine de manière inverse la violence et la démonstration. On assassine et parfois même on combat secrètement, on accroche brièvement et ponctuellement – comme en février 2018 à Koucham en Syrie entre Russes et Américains ou comme lorsque les Israéliens frappent le consulat iranien à Damas le 1er avril - mais on fait des tonnes de démonstration lorsqu’on ne veut pas vraiment tuer. Dans ce dernier cas, on peut parader au loin, se déployer face à l’adversaire (plus risqué) et même l’attaquer mais sans intention de lui faire mal. On parlera alors de « pseudo-opération ». Le raid français du 17 novembre 1983 sur la caserne Cheikh Abdallah dans la plaine de la Bekaa en est un bon exemple. Il s’agissait de répondre à l’attaque terrible du 23 octobre précédent mais sans provoquer d’engrenage, autrement dit « faire semblant ». Ce jour-là Huit Super-Etendard de la Marine ont décollé du porte-avions Clemenceau pour larguer 34 bombes sur une zone où tout le monde avait été alerté auparavant, à l’exception d’un malheureux berger et ses moutons. L'opération lancée le 8 janvier 2020 en réponse à l’assassinat à Bagdad par les Américains du général Qassem Soleimani cinq jours plus tôt a procédé de la même logique. Les Iraniens avaient alors lancé quinze missiles balistiques sur deux bases américaines en Irak, mais seulement après avoir averti les États-Unis via l’Irak. Dans les faits ces attaques n’ont provoqué aucun mort et seulement peu de dégâts, mais l’Iran a pu annoncer un bilan faux mais triomphant tandis que de son côté Donald Trump a pu minimiser l’affaire. La confrontation en est restée sur ce point d’équilibre.
On savait – et les Israéliens les premiers - que de la même façon que l’Iran répliquerait forcément à l’attaque du 1er avril à Damas, où son consulat, et donc son territoire, avait été frappé par un raid aérien provoquant la mort de personnalités importantes de la force al-Qods. Ces personnalités, en particulier les généraux Zahedi et Rahimi qui coordonnaient l’action des organisations arabes alliées de l’Iran dans la région, constituaient sans doute des cibles trop tentantes pour les Israéliens qui ont donc tenté une « pointe » de violence au-delà du seuil de la guerre sans la revendiquer. Aucun État ne peut laisser attaquer son ambassade sans réagir. La réponse iranienne était inévitable, seule sa forme posait question.
Cette réplique ponctuelle pouvait jouer sur tout le spectre de l’action violente sous le seuil de la guerre ouverte, depuis l’attentat terroriste non revendiqué, comme celui de 1992 contre l’ambassade d’Israël en Argentine (29 morts et 242 blessés) jusqu’au lancement affiché de salves de roquettes, drones ou missiles. Ces attaques aériennes de quelques dizaines à quelques centaines de projectiles peuvent viser des objectifs périphériques, comme celles des 15 et 16 janvier à Idlib en Syrie, au Baloutchistan pakistanais et à Erbil contre une base supposée du Mossad après l’attentat du 3 janvier par l’État islamique, ou directement le territoire israélien. L’Iran pouvait utiliser ses alliés pour cela ou le faire directement et ouvertement. Les Iraniens ont choisi cette option maximale, rompant ainsi les habitudes de dizaines d’années de confrontation. Quand on rompt des habitudes, on surprend et les surprises doivent toujours être étudiées avec soin car elles indiquent peut-être des phénomènes nouveaux.
La salve a été massive avec plus de 300 engins sans pilotes à bord, peut-être un record historique, emportant environ 70 tonnes d’explosif au total. La majorité de ces projectiles – 185 – était composée de drones Shahed volants bas et lent. Ils sont mis plusieurs heures à atteindre Israël, ce qui a contribué à la mise en alerte de tous les systèmes de défense aérienne (SDA) de la région, sans espoir de faire beaucoup de dégâts mais espérant au moins de saturer en partie la défense. Dans cette orchestration, les drones ont été rejoints sur l’objectif par 36 missiles de croisière plus rapides et lancés plus tard, et enfin par sans doute la vraie force de frappe de 110 missiles balistiques venant directement d’Iran mais aussi marginalement depuis l’Irak, le Yémen et le Liban, accompagnés par plusieurs dizaines de roquettes à courte portée sur la frontière israélienne. Les objectifs visés étaient, semble-t-il, uniquement militaires, en particulier les bases aériennes d’où avaient décollé les avions qui ont bombardé le consulat d’Iran à Damas.
D’un point de vue tactique, l’attaque a servi de test, à la fois de la capacité d’attaque iranienne – organisation, fiabilité et précision des équipements utilisés, estimation des résultats – et du SDA israélien et éventuellement des alliés. De ce point de vue, les résultats de ce bref affrontement entre un des plus puissants arsenaux de frappe sol-sol et un des SDA les plus denses et performants au monde sont ambivalents. Les autorités israéliennes affirment, avec l’aide d’alliés de circonstances, avoir abattu « 99 % » de ces projectiles et qu’il n’y eu que des dégâts insignifiants. Il semble cependant que plusieurs missiles balistiques, entre 7 et 15 selon les versions, aient quand même réussi à percer le SDA et infliger quelques dégâts sur les bases aériennes de Nevatim et de Ramon dans le Néguev ainsi qu’un site sur de surveillance sur les hauteurs du Golan, tandis qu’une enfant a été blessée dans la bataille.
L’Iran dispose peut-être encore de la capacité de lancer vingt salves de même volume, ou moins nombreuses mais plus puissantes afin de mieux saturer le SDA israélien. Sur la durée, on ne sait pas bien si les Israéliens disposent d’une réserve de coûteux missiles d’interception suffisante pour faire face à toutes ces salves. Si rien ne change par ailleurs, l’Iran pourrait donc frapper le sol israélien d’un ordre de grandeur de 200 missiles. C’est à la fois peu en soi, à peine 100 à 150 tonnes d’explosif soit très largement moins que ce que l’armée de l’Air israélienne a lancé sur Gaza, mais alors que les 36 missiles Scud lancés par l’Irak sur Israël en 1991 avaient traumatisé la société, on peut imaginer ce que provoquerait ces 200 missiles modernes sur Tel-Aviv ou Haïfa. Il est probable cependant qu’Israël et sans doute ses alliés ne laisseraient pas à l’Iran la possibilité de lancer impunément toutes ces salves.
À plus long terme, l’Iran dispose donc d’une capacité statistique de percer le SDA en jouant de la masse, mais pas de la capacité à coup sûr nécessaire pour une éventuelle capacité nucléaire de seconde frappe. Il lui faut pour cela disposer d’abord de points de départ suffisamment diversifiés et durcis pour résister à une attaque, y compris nucléaire, puis de vecteurs presque invulnérables - ce qui passe probablement par l’acquisition de technologie hypervéloce – et bien sûr un nombre minimal de têtes nucléaires. Trois seraient actuellement en préparation. Avec peut-être une aide de la Russie, proche de celle qu’elle offre à la Corée du Nord, l’Iran peut espérer une capacité nucléaire fragile dans les deux ans qui viennent et une capacité de seconde frappe à l’horizon 2030.
L’art opérationnel sur la limite
En avertissant tout le monde avant du déclenchement de cette opération, que l’on savait n’obtenir que de faibles effets matériels, puis en expliquant ensuite que pour eux l’affaire était « soldée », les Iraniens ont choisi de rester dans le cadre d’une pseudo-opération, peut-être la plus importante de l’histoire, destinée à sauver la face tout en offrant aux Israéliens le bénéfice d’une victoire défensive et le moins possible de raisons de répliquer à leur tour. Elle a permis aux Israéliens de sortir au momentanément de leur isolement diplomatique, en obligeant les Occidentaux mais aussi certains États arabes comme la Jordanie et l’Arabie saoudite à se placer militairement à leur côté - une première depuis 1956 - et donc aussi en porte-à-faux vis-à-vis d’une grande partie de leur opinion publique.
Le plus intéressant est peut-être que l’Iran n’a pas été dissuadé de se lancer dans une opération qui représente une rupture symbolique forte. L’invincibilité militaire israélienne a été la pierre angulaire de la politique de la région pendant des générations. Cette invincibilité a été mise à mal une première fois le 7 octobre 2023 par la percée de la barrière défensive, mais aussi partiellement à partir de janvier 2024 par l’essoufflement de l’opération offensive Épées de fer à Gaza. On constate maintenant que l’Iran n’a pas hésité à son tour à attaquer le territoire israélien depuis le sien, ce qu’il s’était refusé de faire. Israël peut donc prendre des coups et sa fureur ne fait plus aussi peur. On est vraiment dissuadé de faire quelque chose que si on est persuadé que la riposte ennemie sera plus désavantageuse pour soi que sa propre attaque ne l’est pour lui. L’Iran n’a donc pas craint, du moins pas craint suffisamment, la riposte israélienne pour l’empêcher d’agir.
Peut-être pense-t-il que le résultat gagnant-gagnant de son opération empêche Israël rationnellement de riposter et de gâcher ses gains. Notons au passage, ce paradoxe qui veut que toujours dans cet art de la guerre sous le seuil ou à la limite que l’existence d’un bouclier a tendance à inciter l’adversaire à attaquer car il sait que cette attaque ne suscitera pas l’indignation accompagnant le spectacle des destructions et des dizaines voire des centaines de corps d’innocents meurtris. Les pseudo-opérations sont des opérations propres. Peut-être l’Iran estime-t-il à son tour ne pas craindre matériellement une attaque sur son propre sol car les capacités de frappe à distance des Israéliens ne sont pas jugées très importantes et en tout cas que les cibles potentielles sont bien protégées par leur propre SDA, peut-être renforcé par la Russie, et surtout leur durcissement et enfouissement. Peut-être enfin qu’en conservant une grande partie de sa force de frappe balistique, l’Iran peut estimer pouvoir encore faire très mal en « riposte à la riposte » israélienne » par une riposte encore plus massive et sans avertissement cette fois. L’attaque « propre » du 13 avril pourrait ainsi apparaître comme un ultime avertissement prouvant sa détermination à aller vers quelque chose de beaucoup plus grave.
En résumé, le pouvoir iranien, qui doit faire face à une contestation intérieure forte, a estimé que les gains espérés d’un franchissement ponctuel seuil de la guerre - sauver la face, jouer de la menace extérieure pour retrouver une légitimité interne, se placer en vrai ennemi d’Israël et défenseur de la cause palestinienne - surpassaient les risques, y compris sur le précieux programme nucléaire.
Dilemmes de la fureur
Le problème pour l’Iran est que le pouvoir israélien, quoique divisé, est sensiblement dans les mêmes dispositions. Si l’Iran voit son attaque comme une riposte légitime et suffisante, Israël la perçoit comme une agression directe et inédite de son territoire qui impliquerait normalement une réponse. En temps normal, cette réponse israélienne aurait été immédiate et de même nature en jouant également de la force de frappe aérienne.
Depuis l’opération Opera en 1981 contre l’usine Osirak jusqu’au raid au Soudan en 2009 contre un convoi d’armement iranien en passant par le raid de 1985 sur le QG de l’OLP à Tunis (2 300 km) ou sur le réacteur graphite-gaz dans la province syrienne de Deir ez-Zor en 2007, l’armée de l’Air israélienne a montré depuis longtemps sa capacité à mener des raids à grande distance. Avec sa combinaison F-35A furtifs pour ouvrir le passage et escorter et de F15I avec 10 tonnes d’emport de charge dont des missiles Delilah à 250 km de portée, les Israéliens peuvent lancer des attaques à plusieurs dizaines de tonnes d’explosif (17 tonnes lors de l’opération Orchard en Syrie) avec cependant deux limitations fortes : une capacité de ravitaillement en vol réduite à 4 avions KC-46 Pegasus et le manque (apparent) de projectiles à très forte pénétration, ce qui réduit forcément l’impact sur des installations durcies iraniennes. Israël peut aussi utiliser conventionnellement sa force de missiles Jéricho II ou III, normalement destinée à sa force de frappe nucléaire. Techniquement Israël peut donc lancer à son tour des attaques contre l’Iran, et, quoique limitées par la distance, plus puissantes au bilan que celles de l’Iran.
Toute l’histoire israélienne annonce un ou plusieurs raids aériens contre l’Iran, la retenue de 1991 face à l’Irak de Saddam Hussein constituant l’exception. Le frein principal est sans doute constitué par l’existence d’une autre guerre en cours depuis six mois contre le Hamas et qui est loin d’être terminée. La sagesse consisterait à ne pas multiplier les ennemis, comme en 2006 lorsque les opérations militaires commencées contre le Hamas à Gaza avaient dérivé en guerre contre le Hezbollah et le Liban (pour que son gouvernement agisse contre le Hezbollah) avec même la tentation à l’époque de s’attaquer aussi en même temps à la Syrie. Le résultat de cette hubris n’avait pas, pour le moins, été probant. Mais d’un autre côté, en se lançant dans le raid contre le consulat iranien à Damas, le gouvernement israélien actuel savait pertinemment qu’il se trouverait devant ce dilemme. Il peut considérer qu’une guerre parallèle contre l’Iran à coup de raids réciproques serait gérable, et d’autant plus que l’efficacité du bouclier défensif la rendrait relativement sûre. On retrouverait ainsi le schéma de guerre à distance qui a prévalu à plus petite échelle mais fréquemment entre le Hamas ou le Jihad islamique à Gaza et Israël de 2006 à 2021. Cela permettrait même à Netanyahu d'avoir in extremis une place d'honneur dans l’histoire en détruisant ou au moins en entravant un programme nucléaire iranien qui fait peur à beaucoup de monde. La sacro-sainte capacité de dissuasion israélienne s’en trouverait également renforcée.
Pour autant, les mêmes qui seraient effectivement satisfaits de l’arrêt du programme nucléaire iranien s’inquiètent aussi beaucoup des moyens qui seraient utilisés par les Israéliens pour l’obtenir. Les effets d’une guerre irano-israélienne ne seraient pas limités aux deux protagonistes mais affecteraient toute la région mais aussi le monde ne serait-ce que par la grave perturbation du trafic commercial, en particulier pétrolier, comme dans les années 1980. Ils poussent tous à la retenue israélienne, ou au moins à une forme d’attaque plus discrète. Reste à savoir dans quelle mesure, ils seront écoutés.
Un autre problème majeur est l’existence de cet ennemi proche pour Israël constitué par le Hezbollah et dont la capacité de frappe est également considérable. De fait, depuis le début de la nouvelle guerre contre le Hamas la tentation est forte du côté israélien de profiter de l’occasion pour mettre également fin à la menace du Hezbollah en détruisant sa force de frappe et en le repoussant au nord du fleuve Litani. D’un autre côté, le Hezbollah lui-même fait le minimum pour montrer sa solidarité avec le combat du Hamas et répondre aux attaques israéliennes mais, malgré les centaines de morts qu’il a subis, sans franchir le seuil de la guerre ouverte. Le Hezbollah n’a participé que de manière marginale à l’attaque du 13 avril. Une guerre d’Israël contre l’Iran pourrait l’obliger à surmonter ces réticences et utiliser sa propre force de frappe contre le territoire israélien avec peut-être même la possibilité de lancer des raids terrestres.
D’un autre côté, les Israéliens peuvent aussi déclencher une grande campagne aérienne contre le Hezbollah comme en 2006, mais cela provoquerait en retour une pluie de missiles, drones et surtout roquettes sur Israël. Israël peut faire l’impasse, considérant qu’il a, comme face à l’Iran, les moyens permettant de s’en protéger, mais le problème de cette campagne réciproque de frappes est surtout qu’elle ne produirait pas de résultat stratégique. Le Hezbollah aussi peut résister matériellement à une campagne de frappes et même politiquement au Liban où on considérerait que cette nouvelle guerre serait de la responsabilité d’Israël. Ce ne sont pas en tout cas les missiles et bombes guidées israéliens qui repousseront le Hezbollah jusqu’au Litani, pour cela il faudrait lancer une opération terrestre qui serait problématique alors que celle contre le Hamas, un adversaire plus faible, n’est pas terminée et que cela fait six mois que les réservistes ont été mobilisés, sans doute un record dans l’histoire israélienne.
Bref, on se trouve au bord d’une nouvelle guerre ouverte. En regardant le passé tout y pousse, en regardant l’avenir possible tout la freine.
Extrait de Le temps des guépards : La guerre mondiale de la France de 1961 à nos jours, Tallandier, 2022.
Bien qu’ayant accueilli en exil son guide suprême l’ayatollah Khomeiny, la France s’est opposée très vite à la nouvelle République islamique d’Iran proclamée en avril 1979. Or, à l’époque du Shah, les deux pays avaient conclu un vaste accord de coopération nucléaire. Cet accord est remis en cause avec le nouveau régime. L’Iran rompt le contrat de fourniture de centrales nucléaires, mais souhaite rester dans le consortium Eurodif, la filiale du Commissariat à l’énergie atomique, et bénéficier de la fourniture d’uranium enrichi prévue dans les accords. François Mitterrand s’y refuse, comme il refuse que la France rende le milliard de dollars qui y avaient été placés par le Shah.
La France multiplie en revanche les accords avec l’Irak de Saddam Hussein, alors le premier partenaire commercial de la France au Moyen-Orient et son deuxième fournisseur de pétrole. Lorsque Saddam Hussein engage la guerre contre l’Iran en 1980, il est pleinement soutenu par les États-Unis, désignés « Grand Satan » par l’Iran, tandis que la France est nommée le « Petit Satan ». La France fournit à l’Irak un quart de son équipement militaire et les réacteurs de la centrale nucléaire de Tammuz, qui est détruite par les Israéliens en juin 1981. On compte alors plus de 10 000 expatriés français en Irak, dont un certain nombre de conseillers militaires, tandis que de nombreux Irakiens sont formés en France. Les retombées sur l’industrie française sont énormes ainsi que les rétrocommissions sur les caisses noires des partis politiques français. D’un point de vue moins matérialiste, le « progressisme laïc » de Saddam Hussein plaît également beaucoup plus que cette République islamique chiite dont on craint qu’elle ne veuille exporter sa révolution.
La France appuie donc massivement l’Irak dans sa guerre. En septembre 1981, elle signe avec Saddam Hussein un contrat d’un montant équivalent à plus de 1,5 milliard d’euros et portant sur des centaines de véhicules blindés, des milliers de missiles antichars et antiaériens et même plus de 80 canons automoteurs de 155 mm, dont l’armée de Terre française n’est pas encore dotée. L’aviation irakienne dispose déjà de 90 avions de combat Mirage F1. On y ajoute 25 autres appareils en 1985. Le plus extraordinaire est que, de 1982 à 1986, on vend quand même aussi discrètement et illégalement des obus à l’Iran afin de financer le Parti socialiste. Les États-Unis font d’ailleurs de même pour financer les contre-révolutionnaires en Amérique centrale. En octobre 1983, le porte-avions Clemenceau vient prêter cinq avions Super-Étendard, seuls à même de frapper les navires iraniens dans le Golfe avec leurs missiles AM-39 Exocet. Un appareil est détruit et les quatre restants sont rendus à la France durant l’été 1985.
On peut difficilement imaginer à l’époque que tout cela passera inaperçu de l’Iran, mais on s’estime probablement protégés de toute action de la République islamique dont on croit de toute façon le destin assez bref. C’est une erreur.
C’est la première fois depuis 1963 que la France est en confrontation directe avec un État. L’adversaire de l’époque était le Brésil qui voulait interdire sa zone de pêche exclusive aux navires français. Il avait alors suffi de protéger les pêcheurs français par les navires de la Marine nationale pour, après une brève période de tension, mettre fin au « conflit de la langouste ». Cela ne va pas être aussi facile face à l’Iran.
…
La France est surprise par les attaques par procuration iraniennes. La première zone d’action est le Liban où l’Iran s’associe la Syrie, hostile à la présence des Occidentaux. En septembre 1981, l’ambassadeur de France à Beyrouth est assassiné par une milice à la solde de la famille Assad. L’Iran et la Syrie s’attaquent ensuite aux cibles que les pays occidentaux ont obligeamment placées au Liban.
En juillet 1983, la milice chiite Amal soutenue par l’Iran tente de pénétrer dans Beyrouth. Les petites forces armées libanaises réussissent difficilement à la repousser alors que la FMSB, censée aider l’armée nationale, reste l’arme au pied. Cela n’empêche pas les Occidentaux d’être frappés, notamment le 31 août lorsque quatre soldats et un policier français meurent dans le bombardement de l’ambassade de France. Le 4 septembre, l’armée israélienne évacue soudainement les montagnes du Chouf, au sud-est de Beyrouth. Le vide est occupé par les Druzes du Parti socialiste progressiste (PSP), alliés de la Syrie et qui se trouvent désormais à portée d’artillerie de la capitale libanaise. Les combats avec l’armée libanaise sont très violents à quelques kilomètres au sud de la capitale. Le 11 septembre 1983, pour, enfin, appuyer l’armée libanaise en posture délicate et protéger ses forces de la menace de l’artillerie du PSP, Ronald Reagan fait appel aux forces navales qui frappent les montagnes de leurs canons et lancent un raid aérien une semaine plus tard. Le 22 septembre, c’est au tour des Français de lancer un raid aérien de huit Super-Étendard depuis le porte-avions Foch afin d’anéantir une batterie druze après la mort de deux soldats français deux semaines plus tôt. La force multinationale continue pourtant à maintenir l’illusion de la neutralité en n’engageant pas les forces terrestres. Les forces navales sont donc en guerre, mais pas les forces terrestres, toujours interdites d’agir autrement qu’en légitime défense. C’est d’autant plus absurde que ce sont elles qui sont frappées et non les navires. Avant le 23 octobre 1983, 17 soldats français ont déjà été tués dans différentes attaques.
La myopie stratégique se double d’une cécité tactique. Le premier attentat suicide moderne avec emploi d’explosif est le fait d’un membre du mouvement chiite Amal, le 15 septembre 1981, contre l’ambassade irakienne à Beyrouth. Le mouvement Amal est soutenu par l’Iran qui a aussi remis au goût du jour l’emploi de combattants-suicide dans sa guerre contre l’Irak. D’autres attaques ont suivi, frappant le quartier-général israélien à Tyr en novembre 1982 et l’ambassade américaine à Beyrouth en avril 1983. Pour autant, on ne se prépare pas vraiment à ce nouveau mode d’action promis à un grand avenir. Pire, pour réduire leur vulnérabilité aux attaques plus classiques, les forces françaises réparties jusque-là dans des petits postes ont été regroupées dans de grands bâtiments, mais sans assurer autour d’eux une ceinture de protection efficace. C’est ainsi que la 3e compagnie du 6e régiment d’infanterie parachutiste, une unité de circonstance formée de volontaires, est tout entière placée dans un immeuble de huit étages baptisé Drakkar, à quelques centaines de mètres de l’ambassade d’Iran.
Le 23 octobre au petit matin, quelques jours après que le président Mitterrand a déclaré aux Nations unies que la France n’avait pas d’ennemi au Liban, le bâtiment Drakkar explose. Celui des Marines américains a été attaqué sept minutes plus tôt. Les Américains perdent 241 hommes et les Français, 58. Les deux attaques au camion-suicide représentent l’équivalent en explosifs de plusieurs missiles de croisière américains Tomahawk entrés au même moment en service et avec une égale précision. Elles sont attribuées à plusieurs organisations armées : le Mouvement de la révolution islamique libre puis le Jihad islamique et surtout le Hezbollah. L’implication de la Syrie et de l’Iran est évidente, mais aucune preuve formelle ne sera jamais avancée – on parlerait aujourd’hui d’opération « non attribuable ». Les autorités françaises, malgré la demande de plusieurs députés, ne constitueront jamais de commission d’enquête pour dire aux Français qui a tué leurs soldats.
Alors que quelques années plus tôt, il n’était question que de montrer notre détermination afin d’assurer la crédibilité de notre doctrine de dissuasion stratégique, l’exécutif français est désormais désemparé. Malgré l’affront immense, à ce jour les plus fortes pertes militaires en une seule journée depuis 1962, il faut attendre plusieurs semaines pour avoir une réaction. Le 7 novembre 1983, le véhicule piégé (une Jeep marquée « armée française ») destiné à frapper l’ambassade d’Iran à Beyrouth ne fonctionne pas. Moins de deux ans avant le fiasco du Rainbow Warrior, la France ne sait visiblement plus très bien monter des opérations clandestines. Le 17 novembre, « non pas pour se venger, mais pour que cela ne se reproduise pas », le président Mitterrand déclenche l’opération Brochet. Huit Super-Etendard de la Marine nationale décollent du porte-avions Clemenceau et larguent 34 bombes de 250 et 400 kg sur la caserne Cheikh Abdallah dans la plaine de la Bekaa, une position des Gardiens de la Révolution islamique et du Hezbollah opportunément évacuée quelques minutes plus tôt. Une rumeur forte prétend que les occupants ont été avertis par un membre d’un ministère français.
Le 21 décembre 1983, un peu plus d’un mois après le raid aérien destiné à ce que « cela ne se reproduise pas », une nouvelle attaque à la voiture piégée a lieu contre les Français. La voiture est arrêtée par les merlons de terre, mais les 1 200 kilos d’explosif détruisent l’endroit où les soldats français prennent habituellement leurs repas. L’heure des repas avait été heureusement décalée ce jour-là, sinon il y aurait un nouveau massacre parmi les soldats français. L’attaque en tue néanmoins un ainsi que 13 civils libanais. On compte également plus de 100 blessés, dont 24 Français. Cette attaque ne donne cette fois même pas lieu à un simulacre de représailles.
Dès lors, la priorité est l’autoprotection. Plus personne ne sort des deux bases françaises, au centre de Beyrouth et sur la ligne verte. Une batterie de cinq canons automoteurs de 155 mm AMX-13 est amenée de métropole en renfort, qui ne tirera jamais le moindre obus, mais dans le même temps le bataillon français emprunté à la Finul lui est rendu.
Le début du mois de février 1984 est l’occasion de nouveaux combats dans la capitale. L’armée libanaise, que la FMSB n’aide toujours pas, se désagrège dans la montagne face aux Druzes de Walid Joumblatt et dans Beyrouth face aux chiites d’Amal. La force multinationale impuissante soutenant une armée fragile au service d’un État faible n’a plus de raison de perdurer sinon pour prendre des coups qu’elle ne voudra pas rendre malgré ses cuirassés, porte-avions et ses hélicoptères d’attaque. Britanniques, Italiens et Américains évacuent Beyrouth en ordre dispersé pendant le mois de février. La France s’obstine encore un peu, en proposant même de remplacer la FMSB par une force des Nations unies, qui, d’évidence, aurait été encore plus impuissante. La proposition est bloquée par un véto soviétique. Isolée, la France n’a plus le choix : il lui faut replier également ses forces, qui, selon les mots du président de la République, « elles ont rempli leur mission ». Du 22 au 31 mars, les Français évacuent Beyrouth. La mission de la Force multinationale de sécurité de Beyrouth prend fin officiellement le 31 mars 1984 après dix-huit mois d’existence. Nous avons alors perdu pour rien 89 soldats tués et plusieurs centaines de blessés, autant que plus tard en douze ans de présence en Afghanistan.
Cela ne met pas fin pour autant à la guerre « sous le seuil ». Au Liban, l’Iran et la Syrie utilisent divers groupes locaux pour enlever 11 diplomates et journalistes français de 1985 à 1987. Ces groupes sont utilisés aussi pour frapper Paris. De décembre 1985 à septembre 1986, 14 attentats à la bombe y sont organisés, faisant 13 morts et plus de 300 blessés. Le réseau de Fouad Ali Saleh à l’origine de ces attaques est démantelé en 1987. Ce groupe est lié au Hezbollah libanais, lui-même lié à l’Iran. Il n’est pas exclu non plus que l’assassinat en novembre 1986 de Georges Besse, ancien président du directoire d’Eurodif, par le groupe français Action directe ne soit également lié au conflit.
Plus ouvertement cette fois, à partir d’avril 1985, avec l’arraisonnement d’un porte-conteneurs français, l’Organisation des Gardiens de la Révolution multiplie les attaques à la bombe ou au missile antichar contre les navires battant pavillon français ou autre dans le golfe arabo-persique. Le 25 novembre 1986, c’est une plateforme pétrolière de la société Total qui est frappée par deux avions iraniens, faisant cinq morts dont deux Français.
Face à ces nouvelles attaques, la France gesticule. Après les attentats de Paris de 1986, 2 000 soldats sont engagés sur le pourtour du territoire métropolitain en soutien des forces de police et de douane. Cette opération, baptisée Garde aux frontières, est le premier engagement militaire français sur le territoire métropolitain depuis la fin de la guerre d’Algérie. Elle n’a évidemment aucun effet sur Téhéran.
Le 17 juillet 1987, on rompt les relations diplomatiques avec l’Iran. Le 30 juillet, la Task Force 623 quitte Toulon en direction du golfe Arabo-Persique. Avec 6 000 marins sur 140 000 tonnes de bâtiments de guerre dont le porte-avions Clemenceau, soit 40 % du tonnage total la Marine nationale, la TF 623 représente la plus forte concentration navale depuis la crise de Suez en 1956. Cette opération, baptisée Prométhée, est nettement plus utile que Garde aux frontières dans la mesure où escorteurs, frégates et chasseurs de mines protègent efficacement sans combat les navires français, et même parfois neutres, des attaques iraniennes. Pour le reste, les huit passages du groupe aéronaval dans le Golfe sont l’occasion de déclarations martiales du président de la République, mais aucune frappe n’est jamais ordonnée.
En réalité, au moment du déclenchement de Prométhée, le gouvernement français, dirigé par Jacques Chirac, a déjà décidé de tout céder à l’Iran et de tirer un profit politique de la libération des otages peu de temps avant l’élection présidentielle de 1988 face à François Mitterrand. L’argent dû à l’Iran lui est rendu, ainsi que le personnel diplomatique inquiété après les attentats de Paris. En échange, les otages au Liban, Jean-Paul Kauffmann, Marcel Carton et Marcel Fontaine, sont libérés. Il est alors mis fin aux opérations militaires de démonstration dont le but principal avait bien été de permettre un abandon plus facile derrière un masque de fermeté. Un traité définitif est signé par la France et l’Iran en 1991. Il consacre encore, à ce jour, la plus grande défaite de la France après la fin de la guerre d’Algérie.
Cet accord de paix secret avec l’Iran coïncide presque avec celui avec Libye, l’autre adversaire du moment.
L’esprit humain cherchant toujours une cohérence dans les choses, on peut rétrospectivement considérer que toutes ces décisions empilées formaient un plan réfléchi. En réalité, le cabinet de guerre israélien a bien du mal visiblement à établir une ligne claire entre des impératifs et des contraintes souvent contradictoires : démanteler le Hamas mais tout en libérant les otages sans trop concéder de contreparties, préserver ses troupes mais aussi la population gazaouie tout en ne sachant pas trop quoi faire d’elle, contrôler la Cisjordanie sans susciter de révolte générale, écarter la menace du Hezbollah et de l’Iran tout en leur faisant très mal, restaurer la sacro-sainte capacité de situation tout en évitant l’embrasement général.
Tout au plus peut-on considérer une dominante maximaliste à l’image de celle du gouvernement Olmert voulant profiter de l’occasion de l’attaque du 12 juillet 2006 du Hezbollah à la frontière nord pour chasser le Hezbollah du Sud-Liban, mais en plus de l’opération déjà en cours contre le Hamas et tout en cherchant à imposer au gouvernement libanais de désarmer le parti de Dieu. Certains voulaient même à l’époque s’en prendre aussi à la Syrie, voire l’Iran. On connaît le résultat de cette politique brouillonne et déconnectée de ce qu’il était réellement possible de faire. Tsahal ravage le Liban mais échoue à imposer un comportement à un gouvernement libanais impuissant. L’armée israélienne échoue surtout à vaincre le Hezbollah et se trouve en crise tandis que le Hamas a les mains libres pour prendre le contrôle de Gaza. A la fin de la séquence de 2006, la position d’Israël se trouve affaiblie au lieu d’être renforcée.
Les enjeux de la guerre en cours contre le Hamas sont bien plus importants que ceux de la guerre contre le Hezbollah en 2006, ne serait que parce l’attaque du 7 octobre 2023 à été au moins cent fois plus violente que celle du 12 juillet 2006 et avec cent fois plus d’otages. Il fallait au moins donner une réponse à la hauteur du choc. On s’est donc surtout contenté côté israélien d’essayer de donner une réponse cent fois plus forte qu’en 2006. Dans ce cadre, l’objectif stratégique affiché initialement de destruction du Hamas était évidemment irréaliste mais que dire d’autre à ce moment-là ? Après l’attaque du 13 novembre 2015 à Paris-Saint Denis François Hollande avait dit aussi qu’il mettrait tout en œuvre pour « détruire l’armée des terroristes » qui avait commis cette attaque. Outre qu’il n’a pas réellement mis tout en œuvre, l’Etat islamique est toujours là, même affaibli pour la deuxième fois après son étouffement de 2008. L’étouffement d’une organisation armée, c’est-à-dire son retour à une clandestinité difficile, est la seule chose qu’une armée peut proposer au politique. Pour le reste, c’est à ce dernier de donner les clés pour la suite. Cet étouffement est cependant impossible à atteindre par le seul moyen d’une campagne aérienne et exige, comme justement les deux cas de l'Etat islamique en 2006-2008 et 2014-2017, la conquête puis le contrôle du terrain tenu par l’ennemi.
Cette opération de conquête finalement ordonnée pour la fin du mois d'octobre a été d’emblée plus gâchée qu’aidée par une campagne de frappes dévastatrice de l’artillerie et surtout des forces aériennes. Certes le Hamas et les autres groupes armés ont subi des pertes sous cette pluie de projectiles, mais comme l’admettait le porte-parole de Tsahal au moins de décembre, deux fois moins que la population civile. Or, quand on tue bien plus de civils que de soldats ennemis dans un contexte médiatisé, ce que l’on gagne éventuellement militairement est irrémédiablement perdu sur le plan politique. En l’espace de quelques semaines, Israël s’est créé plusieurs problèmes humanitaires à résoudre, depuis l’alimentation immédiate ou les soins jusqu’à leur habitat futur. Il a par ailleurs dilapidé le soutien massif il bénéficiait après l’attaque du 7 octobre, et ce jusqu’aux Etats-Unis, le seul acteur à pouvoir influer vraiment sur sa politique. Les dégâts humains, entre 10 et 17 000 morts civils par les seules frappes aériennes en six mois (pour les whataboutistes bien au-delà de tout ce qu’à pu faire la coalition anti-Daesh en quatre ans), matériels et politiques sont très profonds. Tout cela pour tuer quelques centaines de combattants ennemis et donc sauver aussi peut-être une dizaine de soldats israéliens qui auraient été en face d’eux par la suite. Gageons qu’à long terme, les nombreux vengeurs sécrétés dans les familles meurtries ne rejoindront peut-être pas tous un Hamas impopulaire à Gaza mais tueront quand même bien plus d’Israéliens que cette dizaine sauvée.
La seule chose cohérente - l’opération de conquête - n’est donc lancée que le 27 octobre 2023. Au lieu d’un engagement total, Tsahal opte alors pour une série d’attaques successives autour puis dans les grands centres urbains : Gaza-ville, plus Khan Yunes puis Rafah. C’est plus long, un paramètre à prendre à compte quand on s’appuie sur une mobilisation forcément éphémère des réservistes, mais cela permet de mieux (ou moins mal) gérer le problème de la présence de la population en la forçant à évacuer les zones attaquées et d’avoir localement un meilleur rapport de forces. Cette opération de conquête commence de manière conforme à ce qu’on pouvait en attendre, y compris avec la part incompressible de bavures lorsqu’on lance des dizaines de milliers de soldats très jeunes (20 ans pour une brigade d’active, cadres compris) dans une zone de combat très complexe et stressante où la majorité des êtres vivants sont des civils. Ces soldats israéliens tombent aussi, mais grâce à la puissance de feu, le blindage de feu des phalanges de fer de Tsahal et la capacité de secours rapide aux blessés, il faut alors huit heures aux 40 000 combattants du Hamas et des autres groupes armés de Gaza pour tuer un seul d’entre eux.
La 36e division conquiert à peu près la zone de Gaza-Ville dans le mois de novembre. La 98e division attaque ensuite celle de Khan Yunes durant le moins de décembre. Au changement d’année, tout en s’efforçant de contrôler le nord, la 36e division attaque à nouveau mais cette fois au centre. L’armée israélienne progresse encore un peu au moins de janvier et puis les combats diminuent en intensité. Tsahal perd 70 soldats tués à Gaza jusqu’à la trêve du 22 novembre, 102 en décembre et encore 53 en janvier 2024, signe déjà d’un infléchissement. Les pertes diminuent ensuite très fortement avec 17 morts en février et 15 en mars. Cette diminution s’explique par l’affaiblissement parallèle et beaucoup plus importante du Hamas et ses alliés, qui ont peut-être perdu définitivement - morts, blessés graves et prisonniers - 20-25 000 hommes sur 40 000, mais aussi par la moindre prise de risques de Tsahal. L’utilisation massive de la puissance de feu pour reprendre le contrôle de l’hôpital al-Shifa plutôt que de pénétrer à l’intérieur et la concentration croissante des pertes sur les unités de forces spéciales et de la 89e brigade commando sont des indices supplémentaires de la réticence nouvelle à engager les brigades régulières.
C’est très étonnant. Malgré les annonces sur l’opération suivante à Rafah, tout se passe en fait comme si le gouvernement israélien avait renoncé à conquérir définitivement Gaza depuis la fin du mois de janvier et était déjà passé à la phase de contrôle dans la partie nord du territoire. La conquête de Rafah posait de toute façon d’énormes problèmes humanitaires et politiques avec la présence forte de la population réfugiée à la frontière égyptienne, des problèmes totalement anticipables par ailleurs. La frappe meurtrière sur un convoi de l’ONG américaine World Central Kitchen le 1er avril constitue une bavure forte qui oblige Joe Biden a sortir un peu de sa paralysie électorale pour commencer à exercer une pression à « l’arrêt des conneries » sur Netanyahu, ainsi que l’opinion publique israélienne qui montre à nouveau son mécontentement. La décision annoncée aujourd’hui de retirer la 98e division de la zone sud à l’exception de la brigade Nahal sur le corridor de Netzarim, ou route militaire 749, au centre du territoire, mais aussi les avancées dans l’idée d’une trêve de longue durée vont dans cette hypothèse d’un renoncement à tout conquérir pour se concentrer simplement sur la gestion de la partie Nord.
Peut-être faut-il considérer que Tsahal est réellement usée par les combats. Les forces israéliennes ont perdu à Gaza au total plus de 2 400 tués et blessés, dont 630 blessés par accidents. Avec les pertes du 7 octobre et des autres fronts, on atteint déjà des niveaux de pertes comparables à la guerre des six jours en 1968 alors qu’Israël affrontaient trois armées régulières arabes, à celles de la guerre d’Usure avec l’Egypte en 1969-1970 ou celles de l’opération Paix en Galilée au Liban en 1982 contre l’armée syrienne, l’OLP et d’autres organisations. Certaines brigades comme la 84e Givati (40 morts) ou la 7e Blindée (14 morts) combattent à Gaza depuis fin octobre. C’est beaucoup. Par ailleurs, les réservistes ne peuvent pas être maintenus sur le pied de guerre trop longtemps sous peine de paralyser l’économie du pays et ils commencent très progressivement à être démobilisés. Autrement dit, Tsahal n'aurait plus le souffle pour entamer la conquête du sud et préférerait se concentrer sur le contrôle du territoire nord, qui visiblement présente des trous, et se contenter de raids et de frappes sur le sud en attendant de reconstituer ses forces.
Savoir où s’arrête ce qui suffit est toujours un exercice difficile en temps de guerre. Peut-être que dans le même temps le gouvernement estime que même si l’objectif d’étouffement de l’organisation et d’élimination de ses deux principaux leaders, les pertes infligées au Hamas et alliés sont une vengeance à la hauteur du choc du 7 octobre et qu'il doit désormais se concentrer sur la libération des 133 otages restants, dont on ignore combien sont encore vivants.
Mais peut-être aussi que ce même gouvernement Netanyahu est en fait beaucoup moins sage que ça et qu’il envisage très sérieusement de lancer une guerre contre le Hezbollah et l’Iran, ce qui serait pure folie. Très clairement ces deux acteurs ne voulaient pas de cette guerre, mais la récente attaque israélienne sur le consulat iranien de Damas (coup d’opportunité et/ou provocation ?) oblige à une riposte forte. Celle-ci sera servira sans doute à sauver la face sans trop escalader, notamment par une attaque sur des ressortissants israéliens hors d’Israël. Mais on ne peut pas exclure une riposte directe par une attaque massive de roquettes du Hezbollah, ce qui entrainerait immédiatement au moins cette campagne aérienne au moins au Liban et peut-être jusqu'en Iran que certains souhaitent tant en Israël.
Beaucoup de peut-être donc. Comme un Hercule se débattant dans une tunique de Nessus, la politique israélienne crée pour l’instant plus d’entropie qu’elle ne simplifie la situation à son profit. Il est inutile à ce stade de penser à une paix définitive quelconque, pensons simplement à limiter l’extension du domaine de la catastrophe.
Des chiffres et des êtres
Malgré les lourdes pertes de la guerre, 315 000 tués et blessés selon un document récent de la Defense Intelligence Agency américaine, les forces armées russes sont passées dans leur globalité d’un peu moins d’un million d’hommes fin 2021 à 1,35 million aujourd’hui, en espérant atteindre 1,5 million en 2026. Cet accroissement est le résultat d’une légère augmentation du volume de la conscription, de l’appel aux réservistes fin 2022 et surtout d’une grande campagne de recrutement de volontaires contractuels. En décembre 2023, Vladimir Poutine et son ministre Choïgou annonçaient que 490 000 soldats avaient ainsi été recrutés sous contrat durant l’année. C’est un chiffre colossal, c’est en proportion comme si on avait recruté 195 000 nouveaux soldats en France alors qu’on peine à en avoir 26 000, et donc douteux. Il faut donc sans aucun doute le traduire par « contrats » plutôt que « recrutements », et inclure ainsi les renouvellements, parfois imposés, pour les soldats déjà en ligne. Pour autant, en jouant sur le patriotisme et surtout des incitations financières inédites dans l’histoire - une solde représentant trois fois le salaire moyen plus des bonus et des indemnités personnelles ou familiales en cas de blessures – ainsi que le recrutement de prisonniers ou de travailleurs étrangers en échange de passeports russes, les engagements ont effectivement été très importants en volume.
Si on ajoute les recrutements des différentes milices provinciales et corporatistes ou le renforcement des services de sécurité, on s’approche cependant du 1 % de la population d’une population qui correspond, empiriquement, au maximum que l’on peut recruter sur volontariat pour porter les armes et risquer sa vie. Au-delà il faut en passer par la conscription. Or, cet impôt du temps et éventuellement du sang est généralement très impopulaire s’il ne repose pas sur de bonnes raisons et s’il n’est pas partagé par tous. Quand la patrie n’est pas réellement menacée dans son existence, qu’il existe de très nombreuses échappatoires au service et que l’on est soucieux de sa popularité, on évite donc d’y recourir. Le souvenir de l’engagement malheureux des appelés soviétiques en Afghanistan dans les années 1980 ou celui vingt ans plus tôt des Américains au Vietnam, n’est à ce sujet pas très incitatif.
La Russie avait l’ambition de professionnaliser complètement son armée à partir des réformes du ministre Serdioukov en 2008-2012, mais la contradiction entre l’ampleur des effectifs jugés indispensables - qui correspondraient en proportion à 450 000 pour la France - le nombre réduit de volontaires à l’engagement et encore plus de réservistes opérationnels qui pourraient les compléter a imposé de maintenir une part de conscription. Ce système mixte, professionnels et conscrits, a été maintenu depuis le début de la guerre en Ukraine et il y a ainsi environ 290 000 soldats appelés au sein dans l’armée russe. Toujours par souci de ne pas passer de l’impôt du temps à l’encore plus impopulaire impôt du sang, ces conscrits n’ont pas été engagés en Ukraine sauf très discrètement et ponctuellement. C’est un des paradoxes de cette guerre à la manière russe où on déclare la patrie, et donc désormais aussi les territoires occupés, agressée par toutes les forces de l’univers mais où on n’ose pas pour autant engager tous les hommes chargés de la défendre. C’est donc un actif énorme qui absorbe également de nombreuses ressources militaires pour son encadrement, son équipement et sa vie courante mais qui n’est pas utilisé directement dans la guerre. Cette armée d’appelés sert au moins à tenir l’arrière et remplir toutes les autres missions que la guerre, tout en servant de base de recrutement de volontaires et d’ultime réserve.
Au bilan, les forces armées russes utilisent environ la moitié de leur potentiel humain dans la guerre en Ukraine et un tiers dans les 12 armées du Groupe de forces en Ukraine (GFU). C’est suffisant pour obtenir une supériorité numérique sur le front mais insuffisant pour que celle-ci soit décisive.
Si on peut estimer à 1 % de la population la proportion maximale de volontaires susceptibles s’engager dans une population d’un pays européen moderne de moyenne d’âge de 40 ans, on peut également estimer à 5 % le nombre maximum d’hommes (à 80-90 %) et de femmes réellement mobilisables sous les drapeaux. C’est sensiblement le cas actuellement en Israël, sans que l’on imagine que cela puisse durer longtemps, alors que l’Ukraine est à environ 2,5 % et la Russie à 0,9 %. Pour espérer disposer de la masse suffisante pour l’emporter à coup sûr, la Russie est sans doute obligée de mobiliser un peu plus ses réservistes mais tout en ménageant la susceptibilité de la population. De fait, après le renouvellement par acclamations du mandat de Vladimir Poutine, l’introduction du mot « guerre » dans le paysage et même l’instrumentalisation de l’attentat djihadiste du 22 mars à Moscou tout le monde attend un nouvel appel de plusieurs centaines de milliers d’hommes sous les drapeaux.
Une nouvelle armée russe
Au début de l’année 2023, le GFU et les deux corps d’armée de Donetsk et Louhansk représentaient environ 360 000 hommes après le renfort des réservistes mobilisés à partir de septembre 2022. C’est alors encore un ensemble très hétérogène formé dans l’urgence après la crise de l’automne 2022. Il s’est ensuite consolidé progressivement avec la formation d’une structure spécifique de corps de formation et d’entraînement dans des camps très en arrière du front. Malgré les pertes persistantes, le volume des forces s’est ensuite accru progressivement, avec 410 000 hommes à l’été 2023 et 470 000 au début de 2024.
La quantité autorise l’augmentation de qualité. Ce volume accru et la moindre pression offensive ukrainienne permettent en effet d’effectuer plus de rotations entre la ligne de front et la structure arrière de régénération-formation. Les régiments et brigades peuvent être retirés du front avant d’être sous le seuil de pertes qui impliquerait aussi une implosion des compétences collectives. Les nouvelles recrues peuvent également être accueillies et assimilées en arrière dans les camps et non directement sous le feu, ce qui est souvent psychologiquement désastreux.
Cette réorganisation été l’occasion d’une reprise en main politique du GFU surtout après la rébellion de Wagner en juin. Wagner a été dissoute et ses soldats « nationalisés », tandis qu’on n’entend plus parler de généraux mécontents. Le risque à ce niveau est celui d’avoir remplacé des mécontents ou ses suspects par des fidèles, un critère qui n’est pas forcément associé à celui de la compétence. Pour le reste, l’armée de terre russe poursuit son retour progressif à l’organisation de l’armée soviétique sur le seul modèle simple armées-divisions-régiments plutôt que le fatras actuel de structures. Le facteur limitant est sans doute celui de l’encadrement supérieur. L’armée russe manque cruellement d’officiers compétents pour constituer les états-majors nécessaires à sa bonne organisation.
Si l’armée russe tend à revenir à ses structures classiques de grandes unités, les échelons les plus bas ont été radicalement transformés pour s’adapter à la guerre de position. Les groupements tactiques de manœuvre mobile (connus sous l’acronyme anglais BTG) associant un bataillon de combat (à dominante blindée ou infanterie motorisée) avec un bataillon d’artillerie et d’appui n’existent plus. L’emploi complexe de ces groupements a été simplifié en dissociant les deux éléments, manœuvre et appuis, dont les bataillons sont désormais regroupés dans des entités spécifiques et coordonnés à l’échelon supérieur. Avec le passage de la guerre de mouvement à la guerre de position, il y a maintenant deux ans, et la réduction du nombre de véhicules de combat, les bataillons de manœuvre sont en fait devenus des bataillons de « mêlée », presque au sens rugbystique du terme où on privilégie le choc sur le mouvement. Oubliant les grandes percées blindées-mécanisées et les assauts aériens ou amphibies, l’armée de terre russe est désormais une « armée de tranchées » largement « infanterisée » avec une proportion de chair humaine par rapport au tonnage d’acier beaucoup plus importante qu’au début de la guerre.
En coordination avec l’appui indispensable de l’artillerie russe, qui a perdu beaucoup de pièces et manque d’obus, mais a augmenté en compétences et diversifié son action, l’infanterie russe mène un rétro-combat avec des unités qui évoluent à pied au contact de l’ennemi en emportant avec elle le maximum de puissance de feu portable – mortiers légers, mitrailleuses, lance-grenades, drones – sur une distance limitée et dans le cadre d’un plan rigide. La valeur tactique de ces bataillons, très variable, est presqu’entièrement dépendante de la quantité de ses cadres subalternes, de sergent à capitaine, qui ont réussi à survivre et ont appris de la guerre. Les meilleurs bataillons sont qualifiés d’« assaut » alors que les plus mauvais se consacrent à la défense du front.
Au total, la forme des combats n’a pas beaucoup évolué depuis le début de la guerre de positions en avril 2022, mais, pour parler en termes économiques, la composante Travail en augmentation l’emporte désormais sur le Capital matériel et technique en baisse car les destructions et l’usure l’emportent sur la production. Le troisième facteur de production, l’Innovation, est en hausse jouant plus sur les évolutions humaines (nouvelles compétences, méthodes ou structures) que matérielles, hormis sur les petits objets comme les drones, mais au bilan le combinaison TCI produit un rendement plutôt décroissant. Il faut aux Russes de 2024 dépenser plus de sang et de temps qu’à l’été 2022 pour conquérir chaque kilomètre carré. Les opérations offensives russes peuvent être toujours aussi nombreuses qu’à leur maximum à l’été 2022 mais de bien moindre ampleur.
La fonte de l’acier
Outre la mobilisation partielle humaine de septembre 2022, c’est la mobilisation industrielle qui a sans doute sauvé le GFU et lui a permis de croiser à nouveau en sa faveur les « courbes d’intensité stratégique » par ailleurs déclinantes des deux côtés par la fonte du Capital. Cette fonte du Capital a d’abord été une fonte de l’acier. Près de 3 200 chars de bataille et 4 100 véhicules blindés d’infanterie ont été perdus sur un parc initial de, respectivement, 3 400 et 7 700. Les forces aériennes russes ont également perdu plus d’une centaine d’avions divers, sans compter les endommagés, et 135 hélicoptères, tandis que 36 000 tonnes de la flotte de la mer Noire sont au fond de l’eau.
Pour compenser ces pertes matérielles et payer ses soldats, la Russie fait un effort financier important représentant 6 à 7 % du PIB et 30 % du budget fédéral, la Russie peut ainsi dépenser entre 10 et 13 milliards d’euros pour son armée, dont une grande partie pour son industrie de défense ou les importations. À titre de comparaison, la France dépense 3,6 milliards d’euros par mois pour ses forces armées, dont deux pour les achats d’équipements, par ailleurs nettement plus chers. Pour autant, cet effort peut à peine être considéré comme un effort de guerre. Pendant les années 1980, les États-Unis en « paix chaude » faisait le même effort de défense en % de PIB et l’Union soviétique bien plus. L’Ukraine, qui est effectivement en économie de guerre, y consacre le quart de son PIB.
Outre sa capacité de coercition sociale qui impose une mobilisation plus intensive de son industriel que dans les pays occidentaux, le véritable atout de la Russie est d’avoir conservé en stock les équipements pléthoriques de l’armée rouge. Aussi l’effort industriel principal russe consiste-t-il surtout à réinjecter dans les forces des matériels anciens régénérés et rétrofités. L’industrie russe peut ainsi « produire » 1 500 chars de bataille et 3 000 véhicules d’infanterie par an, mais ceux-ci sont à plus de 80 % des engins anciens rénovés. Cela permet de limiter la réduction de masse, mais au détriment d’une qualité moyenne qui se dégrade forcément avec l’utilisation de matériels anciens et par ailleurs déjà usés. Les stocks ne sont pas non plus éternels, mais on peut considérer que la Russie peut encore jouer de cet atout jusqu’en 2026. À ce moment-là, il faudra avoir effectué une transition vers la production en série des matériels neufs.
Les matériels majeurs neufs ne sont pas non plus nouveaux, impossibles à inventer en aussi peu de temps du moins, sauf pour des « petits » matériels comme les drones, qui connaissent une grande extension. On se contente donc largement de produire à l’identique les équipements sophistiqués, malgré les sanctions économiques. L’industrie russe continue à fabriquer par exemple un à deux missiles Iskander 9M725 par semaine à peine entravée par l’embargo, visiblement peu contrôlé, sur l’importation de composants. Les choses sont simplement un peu plus compliquées et un peu plus chères.
La limitation principale concerne les munitions et particulièrement les obus d’artillerie, alors que la Russie a atteint en décembre 2022 le seuil minimal pour organiser de grandes opérations offensives. L’armée russe avait alors consommé onze millions d’obus, en particulier lors de l’offensive du Donbass d’avril à août 2022. Pour répondre aux besoins de 2023, la Russie a puisé dans son stock de vieux obus, souvent en mauvais état et surtout produit 250 000 obus et roquettes par mois, dont une petite moitié d’obus de 152 mm. Elle a également fait appel à ses alliés, la Biélorussie, l’Iran, la Syrie (pour des douilles) et surtout la Corée du Nord, qui aurait fourni entre 2 et 3 millions d’obus. La Russie espère produire plus de 5 millions en 2024, dont 4 millions de 152 mm et continuer à bénéficier de l’aide étrangère. Aller au-delà supposerait d’importants investissements dans la construction de nouvelles usines et l’extraction de matières premières. Autrement dit, si rien ne change radicalement les Russes bénéficieront sur l’année en cours et sans doute encore la suivante d’une production importante, quoiqu’insuffisante, mais l’année 2026 risque d’être problématique.
Que faire avec cet instrument ?
Il y a les conquêtes et il y les coups. L’armée russe peut mener ces deux types d’opérations, mais à petite échelle à chaque fois, empêchée par la défense ukrainienne et l’insuffisance de ses moyens. Sa principale est cependant que l’armée ukrainienne est encore plus empêchée qu’elle et qu’il en sera très probablement ainsi pendant au moins toute l’année 2024. Cette légère supériorité sur la longue durée laisse l’espoir d’obtenir la reddition de l’Ukraine et incite donc à poursuivre la guerre jusqu’à cet « état final recherché » tournant autour de l’abandon par l’Ukraine des territoires conquis par les Russes étendus sans doute reste du Donbass, Kharkiv et Odessa, ainsi que de la neutralisation militaire de Kiev et sa sujétion politique. Tant que cet espoir persistera, la guerre durera.
Avec les moyens disponibles actuellement et à venir, la stratégie militaire russe se traduit par une phase de pression constante et globale sur le front et l’arrière ukrainien, à base d’attaques limitées mais nombreuses dans tous les champs. L’objectif premier n’est pas forcément du conquérir du terrain, mais d’épuiser les réserves ukrainiennes d’hommes et de moyens, en particulier les munitions d’artillerie et de défense aérienne. Cette pression offensive constante peut permettre de créer des trous dans la défense qui autoriseront à leur tour des opérations de plus grande ampleur, sans doute dans le ciel d’abord avec la possibilité d’engager plus en avant les forces aériennes, puis au sol d’abord dans le Donbass et éventuellement ailleurs si les moyens le permettent.
Dans cette stratégie d’endurance où la Russie mène un effort relatif humain et économique trois fois inférieur à l’Ukraine, l’année 2025 est sans doute considérée comme décisive. Dans cette théorie russe de la victoire, l’Ukraine à bout et insuffisamment soutenue par ses Alliés ne pourrait alors que constater alors son impuissance et accepter sa défaite. Comme d'habitude cette vision russe est une projection ceteris paribus, or il est probable que les choses ne resteront pas égales par ailleurs.
Ajoutons que si cette stratégie réussissait, Vladimir Poutine serait auréolé d'une grande victoire et disposerait en 2026 d’un outil militaire plus volumineux qu’au début de 2022 mais également très différent, plus apte à la guerre de positions qu’à l’invasion éclair. Pour autant, après un temps de régénération et de réorganisation soutenue par une infrastructure industrielle renforcée, cet outil militaire pourrait redevenir redoutable pour ses voisins et la tentation de l’utiliser toujours intacte, sinon renforcée.
Sources
Dr Jack Watling and Nick Reynolds, Russian Military Objectives and Capacity in Ukraine Through 2024, Royal United Services Institute, 13 February 2024.
Ben Barry, What Russia’s momentum in Ukraine means for the war in 2024, International Institute for Strategic Studies, 13th March 2024.
Pavel Luzin, The Russian Army in 2024, Riddle.info, 04 January 2024.
Mason Clark and Karolina Hird, Russian regular ground forces order of battle, Institute for the Study of War, October 2023.
Joseph Henrotin, « La guerre d’attrition et ses effets », Défense et sécurité internationale n°170, Mars-avril 2024.
Douglas Barrie, Giorgio Di Mizio, Moscow’s Aerospace Forces: No air of superiority, International Institute for Strategic Studies, 7th February 2024.
Il y a quelques jours, donc, Emmanuel Macron a lancé les hostilités à l’occasion d’une conférence sur la sécurité en Europe, appelant à déployer des troupes en Ukraine. Nous avons largement abordé ce sujet, en suggérant d’ailleurs que, sans attendre la moindre validation de quiconque, l’opération avait commencé.
Ce qui paraissait farfelu il y a quinze jours encore devient désormais une sorte d’incantation collective portée par ce que l’on doit désormais appeler le parti de la guerre.
Nicolas Tenzer est un lobbyiste assumé du complexe militaro-industriel américain. Figure emblématique de l’Aspen Institute France, il est à la tête d’un think tank ouvertement otaniste.
Ses premières interventions guerrières datent d’il y a trois semaines, ce qui constitue déjà une sérieuse indication sur le caractère concerté de la campagne favorable à l’envoi de troupes en Ukraine. Depuis les propositions d’Emmanuel Macron, Tenzer est un invité fréquent des médias favorables à l’OTAN. Il y multiplie les déclarations fracassantes, dont celle-ci :
«On n’a jamais gagné une guerre quand on combat en arrière de cour, quand on fait combattre notre guerre par quelqu’un d’autre. Il y a un moment, il faut se poser directement la question de l’engagement. Et c’est ce tabou qu’Emmanuel Macron a voulu lever.»
Et d’après l’ancien haut fonctionnaire, «la Russie n’est pas si puissante que ça». «Économiquement, la Russie est un nain qui est en train de décliner. Elle connaît une fuite des capitaux, des talents. Voyez l’état des hôpitaux, des infrastructures, des écoles», a-t-il poursuivi.
Nicolas Tenzer
La Russie, un nain qui est en train de décliner…
Autre intervention qui mérite d’être notée : celle de Charles Michel, le président du Conseil européen, qui appelle ouvertement à préparer la guerre.
Nous devons donc être bien préparés en matière de défense et passer en mode “économie de guerre”. Il est temps d’assumer la responsabilité de notre propre sécurité. Nous ne pouvons plus compter sur d’autres ou être à la merci des cycles électoraux aux États-Unis ou ailleurs.
Charles Michel
Tiens, l’expression “économie de guerre” est posée, histoire de bien préparer les esprits.
Progressivement, donc, on voit le parti de la guerre s’affirmer, avec cette idée qu’il faut se préparer au pire avec d’autant plus légèreté que la Russie est un nain…
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Voile sur le Nil
Le premier exemple date de 1970. Nous sommes en plein dans la guerre dite d’« usure » entre Israël et l’Egypte tout le long du canal de Suez. Le 7 janvier 1970 les Israéliens profitent de la livraison par les Américains d’une trentaine chasseurs-bombardiers F-4E Phantom pour lancer une campagne aérienne du delta du Nil jusqu’au Caire. Les Israéliens espèrent que la contestation intérieure que ces frappes provoqueront poussera Nasser à céder. On imagine même que Nasser pourrait être renversé et remplacé par quelqu’un de plus conciliant. Cela ne fonctionne pas du tout. Les dégâts militaires sont réels mais pas essentiels et surtout ils n’aboutissent pas à l’érosion du soutien au Raïs, bien au contraire. Lorsque deux frappes accidentelles très meurtrières frappent des civils, dont une école, la population égyptienne réclame surtout vengeance.
Dès le début de cette campagne aérienne israélienne, baptisée Floraison, les Soviétiques décident d’intervenir. Cet engagement, baptisé opération Caucase, débute au début du mois de février avec le débarquement par surprise à Alexandrie de la 18e division aérienne. À partir d’avril, le dispositif – dizaines de batteries de missiles SA-2B et de SA-3, accompagnées d’un millier de canons-mitrailleurs ZSU 23-4 et de centaines de missiles SA-7 portables - est en place le long du Nil avec en plus au moins 70 chasseurs Mig-21. L’ensemble représente 12 000 soldats soviétiques, 19 000 à la fin de l’année 1970. Ils sont tous en uniformes égyptiens et présentés comme conseillers, mais le message est clair : attaquer le Nil c’est prendre le risque militaire et politique d’affronter les Soviétiques. Les Israéliens abandonnent dès mi-avril 1970 l’opération Floraison, tout en suggérant en échange aux Soviétiques de ne pas s’approcher à moins de 50 kilomètres du canal de Suez. L’effort aérien israélien redouble en revanche dans la région du canal où les combats atteignent un niveau de violence inégalé.
Au mois de juin et alors que des négociations sont en cours pour un cessez-le-feu, les Soviétiques décident de passer outre et de faire un bond en direction du canal. Cette fois les Israéliens ne reculent pas et poursuivent leurs frappes et raids terrestres le long du canal. Les accrochages entre Israéliens et Soviétiques sont de plus en plus fréquents, avec les batteries au sol d’abord puis fin juin avec les Mig-21 qui ont également été rapprochés du front. Le 22 juin, on assiste à une première tentative d’interception soviétique. Le 29, les Israéliens organisent en réponse une opération héliportée sur une base aérienne occupée par les Soviétiques. En juillet, les choses s’accélèrent. Le 18, une batterie S-3 soviétique est détruite mais abat un F-4E Phantom. Le 25 juillet, après plusieurs tentatives infructueuses, un Mig-21 parvient à endommager un Skyhawk israélien. Tous ces combats sont cachés au public. Alors que le cessez-le-feu se profile, le gouvernement israélien décide d’infliger une défaite aux Soviétiques. Le 30 juillet, un faux raid israélien attire 16 Mig-21 au-dessus du Sinaï où les attendent 12 Mirage III aux mains des meilleurs pilotes israéliens. C’est le plus grand combat aérien du Moyen-Orient, là encore caché de tous. Cinq Mig-21 sont abattus et un endommagé, pour un Mirage III endommagé. Deux pilotes soviétiques sont tués. Le lendemain et une semaine après Nasser, le gouvernement israélien accepte le cessez-le-feu. Le plan américain Rogers, à l’origine de ce cessez-le-feu, prévoyait une démilitarisation du canal de Suez d’armes lourdes. Égyptiens et Soviétiques ne le respectent en rien puisqu’au lieu du retrait, ils renforcent encore plus le dispositif de défense sur le canal. Trois frégates armées de missiles SA-N-6 sont mises en place également à Port-Saïd. Les Israéliens sont tentés un moment de reprendre les hostilités mais ils y renoncent, soulagés d’en finir après dix-huit mois de combats.
Une Manta dans le désert
Au début du mois d’août 1983, le Tchad est en proie à une nouvelle guerre civile où le gouvernement de N’Djamena, dirigé par Hissène Habré, s’oppose à l’ancien Gouvernement d’union nationale tchadienne (GUNT), soutenu par la Libye du Colonel Kadhafi. Les Libyens occupent déjà la bande d’Aouzou à l’extrême nord du pays, sont sur le point de s’emparer de Faya-Largeau et menacent d’attaquer la capitale. Hissène Habré demande l’aide de la France.
Le 9 août, François Mitterrand accepte le principe d’une opération de dissuasion face aux Libyens et d’appui aux Forces armées nationales tchadiennes (FANT) baptisée Manta. À cet effet, les points clés au centre du pays, Moussoro et Abéché en une semaine puis Ati en fin d’année sont occupés chacun un groupement tactique interarmes français. Dans le même temps, la diplomatie française désigne ouvertement le 15e parallèle, au nord de ces points clés, comme une « ligne rouge » dont le franchissement susciterait automatiquement une réaction forte. Derrière le bouclier des GTIA, une force aérienne de plus de 50 appareils de tout type est déployé à N’Djamena et Bangui tandis que le Groupe aéronaval oscille entre les côtes du Liban et de Libye. Avec le détachement d’assistance militaire mis en place pour assister et parfois accompagner discrètement les FANT et le détachement de 31 hélicoptères de l’Aviation légère de l’armée de Terre (ALAT) on se trouve en présence du corps expéditionnaire le complet et le plus puissant déployé par la France depuis 1962.
La Libye, qui ne veut pas d’une guerre ouverte avec la France, riposte de manière indirecte en organisant des attentats à N’Djamena et en soutenant les indépendantistes néo-calédoniens. En janvier 1984, les Libyens et le GUNT testent la détermination française en lançant une attaque au sud du 15e parallèle. Les rebelles se replient avec deux otages civils français. Les Français lancent un raid aérien à sa poursuite, mais les atermoiements du processus de décision politique sont tels qu’un Jaguar est finalement abattu et son pilote tué. Pour compenser cet échec, la ligne rouge est placée au niveau du 16e parallèle, les effectifs français renforcés jusqu’à 3 500 hommes et les conditions d’ouverture du feu plus décentralisées. Le colonel Kadhafi finit par céder et accepte de retirer ses forces du Tchad en échange de la réciprocité française. C’est en réalité une manœuvre diplomatique et une tromperie. Le dispositif français est effectivement retiré en novembre 1984, mais au mépris des accords les Libyens continuent de construire une grande base à Ouadi Doum dans le nord du Tchad. Les hostilités reprennent en février 1986 avec une nouvelle offensive rebelle et libyenne qui franchit 16e parallèle. La France réagit par un raid frappant la base de Ouadi Doum depuis Bangui. La Libye répond à son tour par le raid d’un bombardier sur N’Djamena, qui fait peu de dégâts et s’écrase au retour. Un nouveau dispositif militaire français, limité cette fois à un dispositif aérien et antiaérien, est mis en place au Tchad. Il est baptisé Épervier.
Le déblocage de la situation intervient en octobre 1986 lorsque les rebelles du GUNT se rallient au gouvernement tchadien. Celui-ci est alors assez fort pour lancer en janvier 1987, une vaste offensive de reconquête discrètement appuyée par la France avec les « soldats fantômes » du service Action de la DGSE et plus ouvertement par des frappes aériennes revendiquées ou non. Les forces tchadiennes coalisées s’emparent successivement de toutes les bases libyennes. Le 7 septembre, trois bombardiers libyens sont lancés en réaction contre N’Djamena et Abéché. L’un d’entre eux est abattu par un missile antiaérien français.
Le 11 septembre 1987, un premier cessez-le-feu est déclaré et des négociations commencent qui aboutissent à un accord de paix en mars 1988. Le 31 août 1989, la signature de l’accord d’Alger entre le Tchad et la Libye met fin au conflit. Les hostilités ouvertes cessent, mais le dispositif militaire français reste sur place. Le 19 septembre 1989, les services secrets libyens organisent la destruction d’un avion long-courrier au-dessus du Niger qui fait 170 victimes, dont 54 Français. Comme lors des attentats d’origine iranienne, la « non attribution » de l’attaque permet de justifier de ne rien faire. La confrontation contre la Libye aura donc coûté à la France toutes ces victimes civiles et 13 soldats tués, dont 12 par accident.
Et rien en Ukraine
Ce qu’il faut retenir de ces exemples est qu’une opération de sanctuarisation en pleine guerre est un exercice délicat qui suppose d’abord d’avoir bien anticipé la réaction de l’adversaire et donc de bien le connaître, d’être ensuite très rapide afin de déjouer les contre-mesures éventuelles et enfin d’être suffisamment fort et clair pour être dissuasif. En admettant que la dissuasion réussisse, ce qui a été le cas dans les deux exemples, il faut néanmoins s’attendre à la possibilité d’accrochages, ces morsures sur le seuil de la guerre ouverte, et donc des pertes ainsi qu’un accroissement sensible du stress de l’opinion publique. Il faut surtout que cette opération risquée ait un intérêt stratégique et change véritablement le cours de la guerre en protégeant son allié d’une grave menace à laquelle il ne peut faire face tout seul.
Tous ces éléments ne sont pas réunis dans la guerre en Ukraine. Il n’y a pour l’instant pas de menace existentielle pour le pays, et on notera au passage que lorsque l’Ukraine était beaucoup plus en danger au printemps 2022 personne n’avait envisagé de prendre le risque de sanctuariser quoi que ce soit. Un tel engagement, sur le Dniepr ou aux abords de Kiev et d’Odessa sur les lignes claires, pourrait éventuellement permettre de soulager un peu l’armée ukrainienne qui pourrait ainsi consacrer plus de forces dans le Donbass. Ce n’est cependant évidemment pas avec les 15 000 hommes déployables par la France que l’on aurait la possibilité de tenir unr ligne très longue. L’opération de sanctuarisation ne peut être crédible et efficace qu’avec une masse critique de moyens, très supérieure à celle de Manta et même de Caucase, et nécessiterait donc une coalition de pays un peu courageux. On n’y trouvera donc ni les neutres, ni guère de pays d’Europe occidentale hors le Royaume-Uni et la France ou peut-être encore les Pays-Bas. Avec la Pologne, les pays baltes et scandinaves ainsi que la Tchéquie, on peut atteindre cette force crédible. Avec les Etats-Unis, on doublerait sans doute tout de suite de moyens, mais les Etats-Unis accepteraient-ils de prendre de tels risques ? C’est peu probable. Ajoutons ensuite cette évidence que si on a les moyens matériels, dont des munitions, pour constituer une grande coalition militaire, même entre Européens seulement, on pourrait aussi fournir ces moyens directement à l’armée ukrainienne. Dans tous les cas, cela se ferait dans une grande cacophonie politique où les Russes actionnerait tous leurs alliés sur le thème « plutôt céder à Poutine que mort », et avec suffisamment de délais pour tuer toute surprise. Dès le déploiement de cette force éventuelle, les Russes ne manqueraient pas de la tester et la frappant « accidentellement » par exemple, afin de stresser encore plus les opinions et de jauger la volonté des un et des autres.
Est-ce que cette opération réussirait en dissuadant les Russes d’aller jusqu’à Kiev et Odessa, en admettant encore une fois qu’ils battent l’armée ukrainienne dans le Donbass ou qu’ils décident de reporter leur effort vers Kharkiv et Kiev à partir de la Russie ou la Biélorussie ? On ne sait pas. La vraie dissuasion réside dans le fait que tout le monde redoute que le franchissement du seuil de la guerre ouverte et générale entre puissances nucléaires entraine une escalade rapide vers cet autre seuil que personne ne veut aborder, celui de l’affrontement atomique. Or, le franchissement du seuil de la guerre ouverte contre un corps expéditionnaire en Ukraine signifierait-il automatiquement cette escalade interdite ? C’est ce qu’on laissera entendre dans les opinions publiques européennes afin de les apeurer mais en réalité rien n’est moins sûr. Même en invoquant la désormais fameuse « ambiguïté stratégique », l’Ukraine ne fait incontestablement pas partie des enjeux vitaux français et britanniques, qui justifieraient l’emploi en premier de l’arme atomique, synonyme de riposte de même nature, et c’est la même chose pour la Russie. Autrement-dit, les Russes pourraient vraiment saisir l’occasion d’essayer vaincre un contingent de l’OTAN, surtout si les Américains n’en font pas partie, et ce sans que personne n’ose utiliser d’armes nucléaires. Y parviendraient-ils ? c’est une autre question.
En conclusion, une opération de sanctuarisation au cœur de l'Ukraine est à l’heure actuelle une chimère. Cela aurait pu éventuellement être efficace avant la guerre avec un déploiement rapide de forces de l’OTAN, y compris américaines, à la frontière de l’Ukraine et de la Russie. Que n’aurait-on entendu sur « l’agressivité de l’OTAN et les plans machiavéliques américains face à la gentille Russie qui ne fait que se défendre et n’a aucune intention belliqueuse », mais cela aurait pu, peut-être, effectivement dissuader la Russie d’engager la guerre…si on avait la volonté et les moyens. Nous Européens et nous Français, avions en fait détruit depuis longtemps les moyens nous permettant de réaliser une telle opération sauf avec quelques centaines de soldats français, quelques milliers tout au plus en coalition européenne. L’urgence est pour l’instant de reconstituer ces moyens perdus tout en aidant l’Ukraine autant que possible, y compris éventuellement avec des soldats ou des civils en soutien, et puis de renforcer militairement le flanc Est de l’Europe comme avait pu l’être la République fédérale allemande durant la guerre froide. Il sera alors temps de voir.
Vingt ans, cela correspond au premier travail qui m’a été demandé de faire en 2004 alors que je prenais mes fonctions d’officier en charge d’analyser toutes les opérations en Asie et plus particulièrement au Moyen-Orient. Je faisais le retour d’expérience de nos propres engagements dans la région, à l’époque au Liban et en Afghanistan, mais le plus gros de mon travail consistait à étudier les « guerres d’Israël » d’un côté et celles des Américains en Irak et en Afghanistan. Depuis je n'ai jamais cessé de le faire à travers mes affectations suivantes, au cabinet du chef d’état-major des armées et comme directeur de domaine à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire. J’avais déjà eu l’occasion de réunir dans des livres mes travaux sur la guerre en Irak de 2003 à 2008 (Irak-Les armées du chaos, chez Economica) puis sur la guerre de 2006 entre Israël et le Hezbollah (Israël contre le Hezbollah, aux Editions du Rocher) mais pas encore sur le conflit entre Israël et les organisations palestiniennes, et particulièrement le Hamas. Je me suis engagé dans cet exercice à l’occasion de la nouvelle guerre déclenchée par l’horrible attaque terroriste du 7 octobre. Ce qu’il faut retenir c’est qu’il s’agit d’une analyse militaire et non d’un pamphlet politique et je dis ça surtout pour tout ceux qui vont m’interviewer en espérant qu’ils ne se contenteront pas de me demander si j’ai une solution aux conflits dans le monde arabo-musulman, façon OSS 117.
Pour expliquer maintenant comment j’ai procédé, je reprends maintenant largement le propos introductif du livre. Je me suis d’abord posé la question du cadrage du propos. Il paraissait difficile de de se contenter de décrire la série de conflits entre Israël et le proto-Etat Hamas depuis 2005 sans décrire les racines et le contexte à l’origine de l’esprit et des méthodes de chaque camp. Pour bien expliquer les choses, il faut même remonter bien avant l’existence du Hamas. Concrètement, dès sa création Israël a dû faire face à deux types d’ennemis : les États voisins et des organisations armées que l’on qualifiera d’« irrégulières », depuis les groupes plus ou moins organisés de fedayin dans les années 1950-1960, groupes de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) puis groupes islamistes. Ces deux types d’ennemis sont très différents, mais comme Israël n’a pas les moyens de s’offrir deux armées différentes cela a nécessité de trouver une pratique, c’est-à-dire des capacités militaires et un mode d’emploi, compatibles avec les deux menaces. La menace des États arabes étant d’abord prédominante, c’est d’abord elle qui a engagé la culture stratégique israélienne dans une voie dont il a été de plus en plus difficile de sortir avec le temps, d’autant plus qu’elle a été souvent accompagnée de succès.
Pour faire simple, les groupes palestiniens feront les frais dès les années 1940 d’une vision des choses où il apparaît indispensable aux Israéliens menacés sur un petit territoire de frapper l’ennemi très vite et très fort, avant même si possible la concrétisation de la menace. Il ne s’agissait pas de détruire les États arabes, ni de les obliger à négocier une paix impossible, mais de les dissuader de recommencer. Comme me l’expliquait un officier israélien « Quand on ne croit pas à la paix, on est obligé de croire en la sécurité ». Plus exactement, la paix israélienne a coïncidé avec le fait de ne pas être attaqué ou même menacé. Israël a finalement fait la paix avec plusieurs États arabes, mais a continué à appliquer cette vision des choses aux organisations armées qui lui faisaient face, d’abord en périphérie puis à l’intérieur des territoires occupés. Tout cela fait l’objet des deux premiers chapitres, Laboratoire du chaos et Intifada.
Et puis est apparu un phénomène nouveau avec l’effacement des États et la montée en puissance d’organisations armées territorialisées. Les deux phénomènes sont liés. Le Hezbollah s’est développé en opposition à l’occupant israélien au sein d’un Liban faible, mais pour beaucoup d’Israéliens c’est aussi un État affaibli ou faible devant les États-Unis qui a accepté la territorialisation en Cisjordanie et à Gaza de l’OLP sous forme d’Autorité palestinienne, entité politique à la fois opposante et partenaire. Dans cette situation complexe, l’État israélien décide de sortir du bourbier libanais mais aussi de Gaza, en croyant maintenir la menace à distance grâce à la barrière de défense et une puissante force de frappe. Ce faisant les Israéliens ont échangé des bourbiers contre un destin de Sisyphe condamné à recommencer éternellement la même petite guerre. Les chapitres Pluies d’été, Tondre le gazon, Nouveau round, Le retour des combats et Neuf ans, sont comme autant de rochers portés au sommet par un Sisyphe israélien et retombant toujours en bas de la colline dans la foulée. La différence avec le mythe grec est qu’Israël se sentait suffisamment fort pour pouvoir faire cela éternellement sans trop en souffrir.
Cet exercice que l’on croyait établi pour l’éternité, cette sécurité minimale au lieu de la paix, n’a finalement duré que dix-sept ans, et s’il y a bien une première leçon stratégique à apprendre est bien que les périodes stratégiques, ces moments où les règles du jeu international sont bien connues et respectées, durent rarement plus d’une génération et qu’elles ont souvent une fin brutale. La journée du 7 octobre 2023 est donc une coupure épistémologique, une rupture, une surprise stratégique, comme on veut pourvu que l’on comprenne que les règles du jeu ont changé d’un coup. L’ouvrage bascule alors dans le commentaire de l’histoire immédiate en revenant bien sûr sur Le choc du 7 octobre 2023 et en décrivant les premières réactions israéliennes, Fureur, puis la campagne de conquête toujours en cours en cette toute fin d’année 2023, Le fer de l’épée. On y verra que quand on ne sait pas quoi faire on se contente de faire ce que l’on sait faire parfois seulement en augmentant les doses. On change d’ailleurs d’autant moins que l’on a un peu contribué à l’apparition des problèmes que l’on doit résoudre, comme Benjamin Netanyahou au pouvoir presque sans interruption de 2009 à aujourd’hui, non que ce soit le gouvernement israélien qui ait créé le monstre du Hamas, mais que celui-ci par la détestation qu’il suscitait dans le monde et sa rivalité avec le Fatah paralysait le mouvement palestinien. L’embrasement se conclut avec un Bilan et absence de perspectives aussi mince que ces dernières. Un historien est excellent pour prédire le passé, mais comme tout le monde ne peut pas faire grand-chose surtout pour une chose aussi complexe que la guerre, l’affaire humaine sans doute la plus incertain par ses interactions multiples et violentes.
Comme disait Paul Veyne, un historien est d’abord quelqu’un qui raconte une histoire en commençant par le début et en finissant par la fin selon les bons conseils du Roi dans Alice au pays des merveilles, c’est-à-dire chronologiquement. Un militaire est quelqu’un qui analyse les choses de son métier le plus froidement possible alors qu’il est surtout question de morts et de souffrances. En combinant les deux, il s’agit d’abord dans cette suite de chapitres d’une description de l’évolution des pratiques des uns et des autres, et même des uns en opposition des autres. Il est donc nécessaire d’introduire au fil de l’histoire des concepts – la pratique militaire, la distinction guerre-police, les niveaux tactiques, le courbe de stress organisationnel, etc. – permettant de mieux appréhender cette évolution. Elle permet aussi de couper les montées et descentes sinon toujours identiques de Sisyphe. Ces évolutions militaires sont, on le verra, largement spécifiques à ce théâtre d’opérations, mais souffrent parfois de comparaisons utiles avec des situations techniquement comparables, comme les guerres en Irak et en Afghanistan.
La guerre est aussi chose politique, et c’est même ce qui le différencie de la mission de police, l’autre emploi possible de la force légitime. On ne peut donc déconnecter complètement l’action militaire de son contexte politique ne serait-ce que par cette action militaire a pour but justement et normalement de changer ce contexte politique. Je dis bien normalement, car s’il s’agit au contraire de ne pas changer de contexte politique on se trouve plutôt et on y revient dans la recherche de la sécurité et donc au bout du compte une mission de police. On parlera donc de politique en amont et en aval de l’action militaire, le cœur du sujet, pour remarquer combien celle-ci dans les deux camps est au moins autant une politique intérieure où il faut tenter résoudre des tensions internes par une crise externe. Henri Kissinger disait qu’Israël n’avait pas de politique extérieure mais seulement une politique intérieure. On verra combien cela est vrai, surtout depuis qu’Israël est passé de David à Goliath, et on sait que Goliath derrière sa force herculéenne souffrait aussi de maux internes dus à son acromégalie, dont une très mauvaise vue. Mais cela est vrai aussi pour les organisations palestiniennes, souvent corrompues, en conflit permanent pour le leadership entre elles et même à l’intérieur de chacune d’elle. Rien qui puisse contribuer à la stabilité de ce monde. Tous sont condamnés comme dans une tragédie grecque ou comme dans la série israélienne Fauda (chaos) à s’affronter pour des raisons aussi valables qu’incompatibles au cœur d’une arène dont personne ne peut sortir.
En soi, il n’y a là rien de choquant. Le rôle des décideurs est d’examiner toutes les contingences possibles d’une situation. Il n’est surtout pas question face à un adversaire qui nous a déclaré une confrontation depuis des années et qui ne croît qu’aux rapports de forces d’expliquer que l’on s’interdit absolument d’utiliser les instruments de force dont on dispose. On avait suffisamment reproché à Emmanuel Macron » d’avoir dit que l’emploi de l’arme nucléaire français ne pouvait en aucun cas être justifié dans le cas d’un conflit ou d’une crise en Europe orientale pour lui reprocher maintenant d’expliquer qu’on ne pouvait pas exclure l’emploi de forces conventionnelles. C’est le principe de l’ « ambigüité stratégique ». On ne commence pas un dialogue de force en disant ce qu’on ne fera jamais. Quand Joe Biden s’empresse de déclarer au début de la guerre en Ukraine en février 2022 qu’il n’y aura jamais de soldats américains en Ukraine, Vladimir Poutine perçoit immédiatement le surcroît de liberté de manœuvre que cela lui procure.
Oui, mais si les discours de ce genre visent d’abord un public prioritaire, sans doute l’Ukraine dans le cas de la sortie d’Emmanuel Macron où peut-être la Russie, ils en touchent aussi nécessairement d’autres et les effets peuvent être au bout du compte parfaitement contradictoires. Quand Joe Biden parle en février 2022, il ne veut pas rassurer Poutine, mais son opinion publique. Mais un peu plus tard dans la guerre, il menacera aussi la Russie de rétorsions militaires, donc la guerre, si celle-ci utilisait l’arme nucléaire et il mobilisera son opinion sur ce sujet. Quand Donald Trump, possible président des États-Unis en 2025 déclare que rien ne justifierait de sacrifier des vies ou de l’argent en Europe et qu’il envisage de quitter l’OTAN, il rassure peut-être son électorat mais effraie les Européens dépendants du protectorat américain. Les discours de crises tournent finalement toujours autour de trois idées : menacer, rassurer et mobiliser et toujours plusieurs publics, l’ennemi - en temps de guerre - ou l’adversaire - en temps de confrontation - mais aussi en même temps les alliés et son opinion publique. C’est donc un art subtil qui demande des dosages fins.
Or, notre président parle beaucoup mais n’est pas forcément le plus subtil. Si cette fameuse phrase est en soi parfaitement logique face à l’adversaire et doit satisfaire les Ukrainiens, elle a placé aussi les alliés dans l’embarras et au bout du compte brouillé le message de cette conférence importante. On aurait dû retenir la volonté ferme des Européens à endosser fermement la confrontation avec la Russie et l’aide à l’Ukraine sur la longue durée dans les deux cas et ce sans forcément l’aide américaine. On ne retient finalement que cette petite phrase, qui pousse les autres alliés à se positionner à leur tour et pour le coup en excluant tout engagement même modeste et sans risque, d’hommes en uniformes en Ukraine, autant de cartes jetées dans le pot pour rien. Au bout du compte, Poutine doit se trouver plutôt rassuré par cet empressement au non-agir. On notera au passage avec malice la réaction du Premier ministre grec outré d’une telle perspective mais oubliant que la Grèce avait bien apprécié que la France déploie des navires et des avions de combat pour la soutenir dans sa confrontation avec la Turquie en 2020. Bref, en termes de stratégie déclaratoire le bilan collectif est plutôt maigre. Alors qu’il engageait finalement aussi ses alliés sur un sujet important, il aurait sans doute été opportun pour le président d’avoir leur aval avant d’évoquer ce sujet. On maintient aussi l’ « ambigüité stratégique » en ne disant rien du tout.
Et puis il y a l’opinion publique nationale, où tous les Don Quichotte ont, sur ordre ou par conviction, évidemment enfourché leurs chevaux pour briser des lances sur des moulins à vent. Il n’a jamais été question évidement d’entrer en guerre avec la Russie mais on fait comme si. Ça peut toujours servir pour au moins se montrer et en tout cas continuer à saper le soutien à l’Ukraine « au nom de la paix » lorsqu’on ne veut pas avouer que c’est « au nom de Moscou ».
Il fut un temps où c’était l’extrême gauche qui soutenait Moscou, il faut y ajouter maintenant une bonne proportion de l’extrême-droite, étrange retournement de l’histoire. Entre les deux et selon le principe du levier décrit par le très russophile Vladimir Volkoff dans Le montage, on trouve aussi les « agents » apparemment neutres ou même hostiles à Moscou mais l’aidant discrètement à partir de points d’influence. Plusieurs ouvrages et articles viennent de révéler quelques noms du passé. Il faudra sans doute attendre quelques années et la fin de la peur des procès pour dénoncer ceux d’aujourd’hui. Bref, beaucoup de monde qui par anti-macronisme, anti-américanisme, anticapitalisme ou autres « anti » viennent toujours à la rescousse d’un camp qui doit être forcément être bien puisqu’il est hostile à ce que l’on croit être mal.
Il est évidemment normal d’avoir peur de la guerre. Cela n’excuse pas de dire n’importe quoi du côté de l’opposition, ni de parler vrai à la nation du côté de l’exécutif. On se souvient de Nicolas Sarkozy engageant vraiment la France en guerre en Afghanistan en décidant en 2008 de déployer des forces dans les provinces de Kapisa-Surobi en Afghanistan. Le message était vis-à-vis des États-Unis et des alliés de l’OTAN, mais il avait un peu oublié d’en parler aux Français, ce qui n’a pas manqué de poser quelques problèmes par la suite. Inversement, François Mitterrand, pourtant sans doute le président le plus désastreux dans l’emploi des forces armées depuis la fin de la guerre d’Algérie, avait pris soin d’expliquer pourquoi il fallait faire la guerre à l’Irak en 1991 après l’invasion du Koweït. Il avait même associé le Parlement et les partis dans cette décision. Personne n’avait forcément envie de mourir pour Koweït-City et pourtant l’opinion publique l’avait admis. De la même façon, on avait encore moins de raison de mourir pour Bamako en 2013 que pour Dantzig en 1936, et pourtant François Hollande n’a pas hésité à y engager nos soldats, en expliquant le pourquoi de la chose et y associant les représentants de la nation. Il n’est actuellement absolument pas question de guerre avec la Russie, même s’il faut forcément s’y préparer ne serait-ce que pour augmenter les chances qu’elle ne survienne pas, mais de confrontation. Pour autant, dès qu’il s’agit de franchissements de marches, même petites et très éloignées, vers le seuil de la guerre ouverte cela mérite peut-être aussi de s’appuyer sur un soutien clair de la nation et de la majorité de ses représentants. De la même façon qu’il était peut-être bon de se concerter avec ses alliés, il était peut-être bon aussi de ne pas surprendre sa propre opinion, même très favorable au soutien à l’Ukraine, avec une « sortie » au bout du compte isolée et qui a finalement tapé à côté.
Car si on n’a pas hésité à faire la guerre dans les cinquante dernières années et accepté des milliers de morts et blessés parmi nos soldats, on hésite beaucoup à se rapprocher du seuil de la guerre ouverte avec une puissance nucléaire, Cette prudence est d’ailleurs la ligne de tous les gouvernements, français ou autres, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est cette même prudence qui nous oblige à être forts. Quand on se trouve « à proximité presque immédiate d’un bloc totalitaire ambitieux de dominer et brandissant un terrible armement » (de Gaulle, Strasbourg, 23 novembre 1961) on se doit de disposer d’un terrible armement équivalent, « capable de tuer 80 millions de Russes » selon ses termes (ça c’est pour ceux qui croient que de Gaulle voulait une équidistance entre les États-Unis et l’URSS, voire même une alliance avec cette dernière). Il a voulu aussi une force conventionnelle puissante, car la dissuasion, et c’est bien de cela dont il s’agit, ne se conçoit pas seulement avec des armes nucléaires. De fait, depuis l’équilibre des terreurs, les puissances nucléaires évitent à tout prix de franchir le seuil de guerre ouverte entre elles, de peur d’arriver très vite à celui, forcément désastreux pour tous, de la guerre nucléaire.
Oui, mais comme on se trouve quand même en opposition, il faut bien trouver des solutions pour imposer sa volonté à l’autre sans franchir ce fameux seuil et c’est là qu’intervient tout l’art de la confrontation qui est un art encore plus subtil que celui des discours de crise. Dans les faits, les stratégies de confrontations entre puissances nucléaires ressemblent à des parties de poker où on veut faire se coucher l’autre mais sans avoir à montrer ses cartes. On dose donc savamment les actions non avouées, les fameuses « hybrides », et les escalades de force tout en évitant le pire. Les forces armées, nucléaires ou conventionnelles, ont un rôle à jouer dans cet affrontement normalement non violent et ce rôle est évidemment d’autant plus efficaces qu’elles sont puissantes. Avec près de 80 ans d’expérience de confrontation en ambiance nucléaire, on connaît à peu près toutes les possibilités : démonstrations de forces, aide matérielle – dont on découvre en Ukraine qu’elle pouvait être graduelle tant la peur des réactions russes étaient grandes – puis envoi de conseillers comme les milliers de conseillers soviétiques au Nord-Vietnam, en Angola ou en Égypte, engagement de soldats fantômes ou masqués, sociétés privées, et même des déploiements éclair, les fameux de « piétons imprudents ».
Un bon exemple est celui de la guerre d’usure de 1969-1970 entre Israël et l’Égypte. Après une série d’affrontements sur le canal de Suez, les Américains fournissent des chasseurs-bombardiers F4 Phantom qui sont utilisés par les Israéliens pour lancer une campagne aérienne dans la profondeur de l’Égypte. L’URSS, qui fournit déjà la quasi-totalité du matériel égyptien et a déjà de nombreux conseillers sur place – personne ne parle alors de cobelligérance - déploie par surprise une division de défense aérienne complète sur le Nil. Les Israéliens renoncent à leur campagne aérienne. Les Soviétiques font faire alors un saut à la division en direction du canal de Suez. Cela aboutit finalement à un court affrontement soviéto-israélien puis, effrayés par ce franchissement de seuil, tout le monde se calme et on négocie. Américains, Britanniques et Français ont fait des actions de ce genre avec plus ou moins de succès. La double opération française Manta-Epervier à partir de 1983 au Tchad est ainsi un parfait exemple réussi de « piéton imprudent ».
On notera au passage que des franchissements de seuil peuvent survenir dans ce jeu subtil, y compris entre puissances nucléaires, ce qui est le cas en 1970 entre Israël et l’Union soviétique, mais aussi quelques mois plus tôt entre la Chine et l’URSS, on peut même parler de quasi-guerre à ce sujet, ou plus près de nous entre Russes et Américains en Syrie et Indiens et Chinois dans l’Himalaya. A chaque fois, on n’a jamais été plus loin, toujours par peur de l’emballement.
Pour conclure, oui on peut effectivement déployer des troupes en Ukraine « officielles et assumées », ce qui induit qu’il y a des forces « non officielles », y envoyer des conseillers, des techniciens, des privés, etc. on peut même dans l’absolu faire un « piéton imprudent ». Je précise qu’exposer toutes ces options, notamment sur une chaîne de télévision, ne signifie en rien qu’on les endosse. Je crois pour ma part qu’un tel engagement n’est pas nécessaire, où pour le dire autrement que le rapport risque-efficacité n'est « pour l’instant » (ne jamais rien exclure) pas bon, et qu’il faut surtout poursuivre la politique actuelle avec plus de vigueur, ce qui était, je le rappelle, le seul message que l’on aurait dû retenir de la conférence de Paris de soutien à l’Ukraine. On ne sort de l'ambiguïté qu'à ses dépens paraît il, mais parfois aussi quand on veut y retourner.
On ne le dira jamais assez, ce sont les nations qui font les guerres et non pas les armées. Il faut donc interroger les citoyens français dans leur ensemble sur leur capacité à faire la guerre s’il le faut et pas seulement les forces armées. Le titre du livre n’est d’ailleurs pas L’armée française est-elle prête pour la guerre ? mais Sommes-nous prêts pour la guerre ? Il nous interroge donc tous à travers neuf chapitres qui sont autant de sous-questions à cette interrogation primordiale. Les chapitres sont introduits à chaque fois par une d’une citation de Michel Audiard, qui témoigne une fois de plus que l’on peut être à la fois sérieux et drôle.
Faut-il se préparer à une guerre comme en Ukraine ? Cette première question est la clé de toute la première partie consacrée à l’outil de défense français, comme si ce conflit en constituait un crash test. En clair, cela revient à demander s’il faut se préparer à un conflit conventionnel de haute-intensité et de grande ampleur, autrement dit très violent et avec des centaines d’hommes tués ou blessés chaque jour. La réponse est évidemment oui, par principe. La logique voudrait que l’on se prépare prioritairement aux évènements à forte espérance mathématique (probabilité d’occurrence x ampleur des conséquences). Autrement-dit, il faut à la fois se préparer aux évènements courants et à l’extraordinaire terrible.
Il y a ainsi les évènements très probables et même en cours auxquels il faut forcément faire face, les plus graves en priorité bien sûr mais aussi les plus anodins tout simplement parce qu’ils sont là, qu’on les voit et qu’il faut bien les traiter, plus ou moins bien. Il y a aussi les menaces à faible probabilité mais forte gravité, auxquelles il faut se préparer. La guerre nucléaire en est une et on s’y prépare correctement, c’est l’objet du chapitre 2, mais la guerre conventionnelle « à l’ukrainienne » est une autre et là c’est une autre affaire. Jean-Dominique Merchet rappelle ainsi que probabilité faible n’égale pas probabilité nulle et que sur la longue durée les évènements improbables finissent toujours par arriver, parfois même dès le premier lancé de dés. L’esprit humain est cependant ainsi fait qu’il néglige ces faibles probabilités et se condamne donc à être surpris. Si quelqu’un avait dit à des soldats de ma génération qu’ils combattraient non pas en Allemagne mais en Arabie-Saoudite face à l’Irak, puis dans une Yougoslavie éclatée ou en Afghanistan, sans parler de passages en Somalie, Cambodge et autre, on l’aurait traité de fou et pourtant…
Dans les faits, la capacité de forces armées françaises à mener cette « grande guerre » se résume à son contrat de déploiement. L’auteur souligne combien celui-ci est faible, même à l’horizon 2030 de la nouvelle loi de programmation militaire (LPM). Jusqu’à peu dans les différents documents stratégiques on indiquait un contrat chiffré : 60 000 hommes déployables dans un conflit majeur dans le « projet 2015 » des années 1990, puis 30 000 en 2008 et enfin 15 000 en 2013. Par pudeur sans doute, on n’a pas indiqué de chiffres dans la nouvelle LPM mais des unités à déployer – pour les forces terrestres, un état-major de corps d’armée, un état-major de divisions, deux brigades interarmes, une brigade aérocombat, et un groupe de forces spéciales – qui sont en fait les mêmes que lors des plans précédents. On peut donc imaginer que l’on n’envisage pas jusqu’à 2030 de pouvoir déployer beaucoup plus qu’avant, non que les hommes manquent mais qu’on est simplement bien en peine de les équiper complètement en nombre et de les soutenir plus sur une longue durée. Le chat est donc maigre. Il est peut-être compétent, agile, équipé des armes les plus sophistiqué, mais il est maigre, voire très maigre. On serait balayé par l’armée ukrainienne si on devait l’affronter dans un wargame, alors que le budget de défense de cette armée ukrainienne représentait 10 % de celui de la France il y a trois ans. L’Ukraine consacre maintenant à peu 22 % de son PIB à son effort de guerre mais cela représente un peu plus de 40 milliards d’euros, soit l’équivalent de notre budget de défense.
Le problème fondamental est que la France ne se donne pas les moyens de ses ambitions, comme le font par exemple les Etats-Unis. Quand on veut à la fois être une puissance « dotée » (nucléaire), défendre ses territoires et ses intérêts hors d’Europe, assurer ses accords de défense, être leader en Europe ou simplement « peser sur les affaires du monde » parce que membre permanent du Conseil de sécurité des Nations-Unies, on doit au moins faire un effort de défense de 3% du PIB. A moins de réduire nos ambitions, il n’y a pas d’autre solution. Avant les attentats terroristes de 2015 on se dirigeait allègrement vers le 1% du PIB, c’est-à-dire la quasi destruction de notre outil militaire. Depuis, on remonte lentement la pente mais on est encore loin du compte. Notons au passage que les Etats-Unis sont à 3,5 % et que cela ne gêne pas, au contraire, l’activité économique.
En attendant, il faut forcément faire des choix, ce que Jean-Dominique Merchet résume d’un slogan efficace : Tahiti ou Varsovie. Et c’est là qu’interviennent les réflexes corporatistes. Les marins et les aviateurs français ne parlent pas beaucoup de cette guerre en Ukraine où les bâtiments de surface se font couler et où la défense aérienne depuis le sol contraint beaucoup l’emploi des avions de combat. Leurs regards se tourne plutôt et légitimement vers le grand large, « Tahiti » donc, en utilisant notamment le concept fourre-tout de l’Indopacifique. La guerre en Ukraine est une guerre de « terriens ». On aurait donc pu imaginer que l’armée de Terre y puise des arguments pour défendre ses conceptions. Cela n’a pas été le cas et cela reste pour moi un mystère. Jean-Dominique Merchet explique aussi cette réticence par la Russophilie supposée du corps des officiers français, la réticence à agir dans un cadre OTAN et le fait que finalement les spécialités qui pourraient jouer le plus la « carte Ukraine », comme l’artillerie, sol-air et sol-sol, ou encore le génie, sont mal représentées au sein des instances de direction. Admettons. Le fait est que la nostalgie de l’alliance (brève) avec la Russie l’emporte sur celle, pourtant plus longue et plus traditionnelle, avec la Pologne.
Pas de corps d’armée français en Europe centrale ou orientale, comme il y avait un corps d’armée en République fédérale allemande durant la guerre froide, mais peut-être des armes nucléaires. C’est la question qui fait le buzz. Le deuxième chapitre du livre est en effet consacré au nucléaire, pour constater d’abord combien la création de cette force désormais complète avec une solide capacité de seconde frappe (on peut toujours frapper n’importe quel pays même après une attaque nucléaire) a été une prouesse technique avec, c’est moi qui le rappelle, des retombées industrielles qui ont rendu l’affaire économiquement rentable pour la France. La nouveauté est qu’après une période de repli du nucléaire, dans les arsenaux comme dans les esprits, celui-ci revient en force avec la guerre en Ukraine. Cette guerre est en effet une grande publicité pour l’armement nucléaire : la Russie est « dotée » et on n’ose pas aller trop loin contre elle, l’Ukraine n’est plus dotée et elle est envahie. Le message est clair. Le buzz, c’est la proposition de l’auteur de partager le nucléaire français, autrement dit de proposer un système « double clés » (en fait, il n’y a pas vraiment de clés) à nos alliés européens, à la manière des Américains. On proposerait des missiles air-sol moyenne portée aux Européens qui pourraient les utiliser avec, bien sûr, notre autorisation. J’avoue mon scepticisme. Outre les problèmes matériels que cela poserait (il faudrait construire de nouvelles têtes nucléaires sans doute de moindre puissance et il faudrait que les Alliés achètent des Rafale) et outre le fait que cela contredit le principe gaullien de la souveraineté nucléaire, je crains surtout qu’il n’y ait aucune demande européenne dans ce sens. Quitte à accepter un protectorat nucléaire les pays européens préfèrent celui des Etats-Unis à celui de la France. On en reparlera peut-être si par extraordinaire, les Etats-Unis désertaient définitivement l’Europe. Troisième point : l’asséchement de la pensée militaire en matière nucléaire, où on est passée de la phase fluide des réflexions libres des années 1960 à une phase dogmatique où il est même interdit dans nos forces armées d’utiliser le terme « dissuasion » sans qu’il soit adossé à « nucléaire ». On a un peu oublié que justement les réflexions des années 1960 avaient abouti à l’idée que la dissuasion était globale et qu’elle impliquait une composante conventionnelle puissante, et notamment terrestre, afin de retarder autant que possible la nécessité d’employer l’arme nucléaire en premier (il n’y a évidemment aucun problème à le faire en second, en riposte). Or, on l’a vu, notre composante conventionnelle est faible. Alors certes nos intérêts ne sont pas forcément menacés, mais nos intérêts stratégiques le sont, notamment en Europe et pour reprendre l’expression du général de Gaulle, l’épée de la France est bien courte.
Le troisième chapitre est consacré à la production industrielle. C’est celui où j’ai le plus appris. C’est une description rapide mais précise de notre complexe militaro-industriel, au sens de structure de conception et de fabrication de nos équipements militaire depuis la décision politique jusqu’à la chaine de production en passant par les choix des décideurs militaires et industriels. Peut-être devrait-on d’ailleurs parler plutôt de complexe militaro-artisanal quand on voir la manière dont sont construits ces équipements rares et couteux. Il y a en fait deux problèmes à résoudre : sortir du conservatisme technologique - et l’exemple du ratage français en matière de drones est édifiant – et produire en masse. Cela mériterait un ouvrage en soi tant l’affaire est à la fois complexe et importante.
Après avoir décrit l’outil de défense français, avec ses forces et surtout ses limites, Jean-Dominique Merchet décrit dans les chapitres le contexte et les conditions de son emploi. Il y a d’abord ce constat évident depuis trente ans mais pourtant pas encore complètement intégré que la France est désormais une île stratégique, préservée au moins dans l’immédiat et pour l’Hexagone de toute tentative de conquête territoriale. Cela signifie en premier lieu que les conflits « subis » se déroulent d’abord dans les espaces dits « communs » et vides, qui les seules voies de passage (cyber, espace, communications, ciel, mer, etc.) pour attaquer le territoire national. La première priorité décrite dans le chapitre 4 est donc de mettre en place une « défense opérationnelle du territoire » adapté au siècle. C’est déjà évidemment en partie le cas, mais que de trous encore.
Si l’on est une île et qu’on ne risque pas d’invasion, les guerres « choisies » sont donc au loin (chapitres 5 et 7). On connait le scepticisme de l’auteur sur les opérations extérieures françaises. Difficile de lui donner tort (cf Le temps de guépard). Outre l’oubli, assez fréquent, de toutes les opérations extérieures menées par la France avant 1990, on peut peut-être lui reprocher de sous-estimer le poids de la décision politique par rapport aux orientations militaires dans cette faible efficience. On peut s’interroger aussi sur le poids réel de l’histoire – le désastre de 1940 et la guerre d’Algérie en particulier - dans les décisions du moment. Les organes de décision collective sont finalement comme les individus qui ne gardent en mémoire vive que deux expériences passées : la plus intense et la plus récente. Alors oui, les désastres du passé peuvent influer mais il s’agit bien souvent de faire comme la dernière fois si ça a marché ou de faire l’inverse si cela n’a pas été le cas. J’étais stupéfait lorsqu’on m’a demandé un jour si l’engagement au Rwanda en 1990-1992 n’était pas une revanche sur la guerre d’Algérie, alors qu’on reproduisait simplement ce que l’on venait de faire au Tchad.
On revient dont à cette idée que ce sont les nations qui font les guerres, pas les armées. Les chapitres 6 et 8 s’interrogent sur la résilience de la nation française et sur la nécessité de renouer avec le service militaire. Dans les deux cas, je suis totalement en accord avec la description et les conclusions de l’auteur. Sans trop spoiler, oui je suis persuadé de la résilience du peuple français, et je pense aussi qu’il faut plus l’impliquer dans notre défense et imiter le modèle américain.
La guerre se fait aussi - presque toujours - entre deux camps et normalement l’outil militaire doit être adapté aux ennemis potentiels. Le dernier chapitre est ainsi un panorama de nos adversaires et alliés actuels et possibles. Aucune surprise et aucun désaccord sur le nom des suspects. Il faut surtout bien distinguer, ce n’est pas forcément si évident pour ceux qui n’ont pas connu la guerre froide, ce qui se passe sous et au-dessus du seuil de la guerre ouverte. La norme est désormais le conflit (pas la guerre) dit « hybride » contre d’autres puissances, et l’exception est le franchissement de ce seuil. Pour autant nous devons préparer ce franchissement, ce qui également un des meilleurs moyens de l’emporter dans ce qui se passe au-dessous. Si on avait pris en compte la nécessité de pouvoir remonter en puissance très vite en cas de surprise stratégique (réserves, stocks, planification, adaptation de l’industrie, etc.), la France serait à la fois en meilleure posture actuellement dans notre confrontation avec la Russie et notre capacité à dissuader tout adversaire à franchir le seuil serait renforcé. Cela nous aurait couté moins cher que de tout faire dans l’urgence. Ce n’est pas faute de l’avoir dit.
En conclusion, l’auteur répond donc à sa propre question initiale, ce n’est pas si fréquent. On se doute de la réponse, et je suis entièrement en accord avec elle. Bref, lisez Sommes-nous prêts pour la guerre ? et discutez-en. Encore une fois, il s’agit de sujets qui doivent par principe intéresser tous les citoyens.
Jean-Dominique Merchet, Sommes-nous prêts pour la guerre ? Robert Laffont, 2024, 18 euros.
By Michel Chossudovsky Introductory Note and Update The scale and complexity of the 2020-2024 Global Economic and Social Crisis far surpasses all previous “depressions” including...
Pour rester dans l’analogie avec la Grande Guerre, cela correspond au moment où l’Allemagne remobilise ses forces après les terribles batailles de 1916 à Verdun et sur la Somme et s’installe dans une défense ferme sur le front Ouest à l’abri de la ligne dite « Hindenburg ». Le repli de la tête de pont de Kherson sur la ligne que je baptisais « ligne Surovikine » du nom du nouveau commandant en chef russe en Ukraine ressemblait même au repli allemand d’Arras à Soissons jusqu’à la ligne Hindenburg en février-mars 1917 (opération Albéric). À l’époque, le pouvoir politique en France avait repris le contrôle de la guerre sur le général Joffre en lui donnant le bâton de maréchal et une mission d’ambassadeur aux États-Unis pour le remplacer par le plus jeune des généraux d’armée : le général Robert Nivelle. Nivelle a eu la charge d’organiser la grande offensive du printemps 1917 dont on espérait qu’elle permette de casser le nouveau front allemand. Cette offensive a finalement échoué et Nivelle a été remplacé par le général Pétain en mai 1917.
On résume alors la stratégie du nouveau général en chef au « J’attends les Américains – qui viennent d’entrer en guerre contre l’Allemagne – et les chars ». C’est évidemment un peu court mais c’est l’esprit de sa Directive n°1. L’année 1917 sera une année blanche opérationnelle dans la mesure où on renonce à toute grande opération offensive avant 1918 mais une année de réorganisation et de renforcement de l’armée française. On combat peu mais à coup sûr et bien, on innove dans tous les domaines, surtout dans les structures et les méthodes, on produit massivement et on apprend et on travaille. Cela finit par payer l’année suivante.
Dans un contexte où il est difficile d’envisager sérieusement de casser le front russe et de reconquérir tous les territoires occupés dans l’année, il n’y a sans doute guère d’autre solution pour l’Ukraine et ses alliés que d’adopter une stratégie similaire, plus organique qu’opérationnelle. Une différence entre l’Ukraine et la France de 1917 réside dans le fait que l’Ukraine importe 85 % de ses équipements et armements militaires et la seconde est que l’ensemble de son territoire est susceptible d’être frappé par des missiles et drones russes. Le PIB de l’Ukraine est par ailleurs huit fois inférieur à celui de la Russie et ce décalage s’accentue. L’Ukraine peut difficilement consacrer plus de 50 milliards d’euros par an pour son effort de guerre contre le triple pour la Russie sans que celle-ci ait pour l’instant besoin d’une mobilisation générale de l’économie et de la société.
Face à l’ennemi, les deux maîtres-mots de la stratégie ukrainienne doivent être la patience bien sûr mais aussi la rentabilité. Rentabilité sur le front d’abord, même si ce mot est affreux dès lors que l’on parle de vies humaines. C’est un peu le niveau zéro de la stratégie mais il n’y a parfois pas d’autre solution, au moins temporairement. Le but est de tuer ou blesser plus de soldats russes que le système de recrutement et de formation ne peut en fabriquer de façon à ce que le capital humain russe ne progresse et que le niveau tactique des bataillons et régiments de manœuvre ne progresse pas. Cela signifie concrètement ne pas s’accrocher au terrain, ou plus exactement ne résister que tant que les pertes de l’attaquant sont très supérieures aux siennes puis se replier sur de nouvelles lignes de défense. Encore faut-il que ces lignes existent. On n’aime guère cela, mais la priorité opérationnelle est au creusement incessant de retranchements, ce qui signifie au passage une aide particulière occidentale de génie civil.
Les opérations offensives ukrainiennes, comme celles des Français en 1917, doivent être presque exclusivement des raids et des frappes sur des cibles à forte rentabilité mais sans occuper le terrain sous peine de subir une forte contre-attaque. Les Français s’étaient emparés de la position de la Malmaison du 23 au 25 octobre 1917 et ont mis hors de combat définitivement 30 000 soldats ennemis, pour 7 000 Français, mais après avoir lancé trois millions d’obus en six jours sur un front de 12 km, une performance impossible à reproduire en 2024. Les saisies et tenues de terrain ou les têtes de pont au-delà du Dniepr par exemple n’ont d’intérêt que si, encore une fois, elles permettent d’infliger beaucoup plus de pertes que l’inverse. Bien entendu, les coups par drones, missiles, sabotages, raids commandos ou autre, peu importe, peuvent être portés partout où c’est possible et rentable, depuis l’arrière immédiat du front jusqu’à la profondeur du territoire russe et même ailleurs, par exemple. Il serait bienvenu que l’on autorise enfin les Ukrainiens à utiliser nos armes pour frapper où ils veulent - on imagine la frustration des Ukrainiens devant le spectacle des belles cibles qui pourraient être frappés en Russie par des tirs de SCALP ou d’ATCMS – et même les aider à le faire. Si les Ukrainiens veulent attaquer les Russes en Afrique et notamment dans les endroits d’où nous, nous Français, avons été chassés, pourquoi ne pas les y aider ?
Pendant que le front est tenu à l’économie, les Ukrainiens doivent se réorganiser et progresser. L’armée ukrainienne a triplé de volume en deux ans, plus exactement « les » armées ont triplé. On rappellera qu’à côté des petites marine et aviation agissant dans leur milieu, il y sur la ligne de front les brigades de différents types de l’armée de Terre, celles de la marine, des forces aéroportées - aéromobiles, parachutistes, ou d’assaut aérien - mais aussi les forces territoriales – des villes ou des provinces - pour le ministère de la Défense ou encore les brigades de Garde nationale ou d’assaut du ministère de l’Intérieur, les gardes-frontières, la garde présidentielle, les bataillons indépendants, etc. On n’ose imaginer comment peut s’effectuer la gestion humaine et matérielle d’un tel patchwork entre les différents ministères rivaux et les provinces en charge d’une partie du soutien et du recrutement, sans parler des besoins des autres ministères et institutions.
On comprend que les hommes des brigades de manœuvre, ceux qui portent de loin la plus grande charge du combat et des pertes, se sentent un peu seuls entourés de beaucoup d’hommes en uniforme qui prennent peu de risques et où on n’est pas mobilisable à moins de 27 ans (par comparaison les soldats israéliens combattant dans Gaza ont 21 ans d’âge moyen) et où on maintient des équipes de sport sur la scène internationale. Si la mobilisation humaine ukrainienne est largement supérieure à celle de la Russie, où visiblement on hésite à aller aussi loin par crainte politique, elle est encore très inefficiente. Quand un État lutte pour sa survie, les études supérieures, le sport et plein d’autres choses en fait sont renvoyés à plus tard.
Il y a un besoin de standardisation des brigades sur trois modèles au maximum et surtout de constituer une structure de commandement plus solide, avec des états-majors de divisions ou corps d’armée coiffant plusieurs brigades de manœuvre, d’appui et de soutien. Les états-majors ne s’improvisent pas, sinon il n’y aurait pas d’École d’état-major et d’Écoles de guerre en France. Il faut des mois pour former un état-major de division et encore plus pour une avoir division complète habituée à fonctionner ensemble, et c’est encore plus difficile dans un pays où il est difficile de manœuvrer plus d’un bataillon à l’entraînement sous peine de se faire frapper. L’Europe a suffisamment de camps de manœuvre pour permettre à des états-majors et des brigades retirées du front et reconstituées de s’entraîner au complet en coopération avec les armées locales, qui bénéficieront par ailleurs du retour d’expérience ukrainien. Avec du temps ensemble, du retour et de la diffusion d’expérience, une bonne infrastructure d’entraînement, le niveau tactique des brigades s’élèvera et un niveau tactique plus élevé que celui des unités adverses est le meilleur moyen de réduire les pertes. En fait c’est surtout le meilleur moyen de gagner une guerre à condition que ces brigades soient suffisamment nombreuses.
Il y a enfin les armes, les munitions et les équipements. C’est un sujet en soi dont on reparlera.
Je ne sais pas si c’est un réflexe d’historien ou simplement de vieux soldat mais quand on me demande de réfléchir au futur je pense immédiatement au passé. Quand on me demande comment sera le champ de bataille dans vingt ans, je me demande tout de suite comment on voyait le combat d’aujourd’hui il y a vingt ans.
Or, au tout début des années 2000, dans les planches powerpoint de l’EMAT ou du CDES/CDEF on ne parlait que de « manœuvre vectorielle » avec plein de planches décrivant des bulles, des flèches, des éclairs électriques et des écrans. Le « combat infovalorisé », des satellites aux supersoldats connectés FELIN, allait permettre de tout voir, de ses positions à celle de l’ennemi, et donc de frapper très vite avec des munitions de précision dans un combat forcément agile, mobile et tournoyant, fait de regroupements et desserrements permanents comme dans le Perspectives tactiques du général Hubin (2000), qui connaissait alors un grand succès. Bon, en regardant bien ce qui se passe en Ukraine ou précédemment dans le Haut-Karabakh, on trouve quelques éléments de cette vision, notamment avec l’idée d’un champ de bataille (relativement) transparent. En revanche, on est loin du combat tournoyant et encore plus loin des fantassins du futur à la manière FELIN. En fait, en fermant un peu les yeux, cela ressemble quand même toujours dans les méthodes et les équipements majeurs à la Seconde Guerre mondiale.
Contrairement à une idée reçue, les armées modernes ne préparent pas la guerre d’avant. « Être en retard d’une guerre », c’est une réflexion de boomer qui n’est plus d’actualité depuis les années 1950. Jusqu’à cette époque en effet et depuis les années 1840, les changements militaires ont été très rapides et profonds avec d’abord une augmentation considérable de la puissance puis du déplacement dans toutes les dimensions grâce au moteur à explosion et enfin des moyens de communication. Ce cycle prodigieux se termine à la fin de la Seconde Guerre mondiale pour le combat terrestre, un peu plus loin pour le combat aérien et naval avec la généralisation des missiles. Depuis, on fait sensiblement toujours la même chose, avec simplement des moyens plus modernes. Vous téléportez le général Ulysse Grant 80 ans plus tard à la place du général Patton à la tête de la 3e armée américaine en Europe en 1944 et vous risquez d’avoir des problèmes. Vous téléportez le général Leclerc à la tête de la 2e brigade blindée aujourd’hui et il se débrouillera rapidement très bien, idem pour les maréchaux Joukov et Malinovsky si on les faisait revenir de 1945 pour prendre la tête des armées russe et ukrainienne.
En fait, si les combats, mobiles ou de position, ressemblent à la Seconde Guerre mondiale, c’est tout l’environnement des armées qui a changé. Durant la guerre, on pouvait concevoir un char de bataille comme le Panther en moins de deux ans ou un avion de combat comme le Mustang P-51 en trois ans. Il faut désormais multiplier ces chiffres au moins par cinq, pour un temps de possession d’autant plus allongé que les coûts d’achat ont également augmenté en proportion. Avec la crise militaire générale de financement des années 1990-2010, la grande majorité des armées est restée collée aux équipements majeurs de la guerre froide. Si on enlève les drones, la guerre en Ukraine se fait avec les équipements prévus pour combattre en Allemagne dans les années 1980 et ceux-ci constituent toujours l’ossature de la plupart des armées. L’US Army est encore entièrement équipé comme dans les années Reagan, une époque où Blade Runner ou Retour vers le futur 2 décrivent un monde d’androïdes et de voitures volantes dans les années 2020.
L’innovation technique, celle qui accapare toujours les esprits, ne se fait plus que très lentement sur des équipements majeurs, pour lesquels désormais on parle de « génération » en référence à la durée de leur gestation. Elle s’effectue en revanche en périphérie, avec des équipements relativement modestes en volume – drones, missilerie – et sur les emplois de l’électronique, notamment pour rétrofiter les équipements majeurs existants.
Mais ce qu’il surtout comprendre c’est qu’une armée n’est pas simplement qu’un parc technique, mais aussi un ensemble de méthodes, de structures et de façons de voir les choses, ou culture, toutes choses intimement reliées. Cela veut dire que quand on veut vraiment innover par les temps qui courent, il faut d’abord réfléchir à autre chose que les champs techniques. La plus grande innovation militaire française depuis trente ans, ce n’est pas le Rafale F4 ou le SICS, c’est la professionnalisation complète des forces. Ce à quoi il faut réfléchir, c’est à la manière de disposer de plus de soldats, par les réserves, le mercenariat ou autre chose, de produire les équipements différemment, plus vite et moins cher, d’adapter plus efficacement ce que nous avons, de constituer des stocks, etc.
Plus largement, il faut surtout anticiper que le champ de bataille futur sera peut-être conforme à ce qu’on attend, mais qu’il ne sera sans doute pas là où on l’attend et contre qui on l’attend. Le risque n’est plus de préparer la guerre d’avant mais de préparer la guerre d’à côté, de se concentrer comme les Américains des années 1950 sur l’absurde champ de bataille atomique a coup d’armes nucléaires tactiques, jusqu’avant de s’engager au Vietnam où ils feront quelque chose de très différent. Cinquante ans plus tard, les mêmes fantasment sur les perspectives réelles de la guerre high tech infovalorisée en paysage transparent avant de souffrir dans les rues irakiennes ou les montagnes afghanes face à des guérilleros équipés d’armes légères des années 1960, des engins explosifs improvisés et des attaques suicide. Il y a la guerre dont on rêve et celle que l’on fait.
Le problème majeur est donc qu’il faut faire évoluer nos armées équipées des mêmes matériels lourds pendant quarante à soixante ans dans des contextes stratégiques qui changent beaucoup plus vite. Si on remonte sur deux cents ans au tout début de la Révolution industrielle, on s’aperçoit que l’environnement stratégique dans lequel sont engagées les forces armées françaises change, parfois assez brutalement, selon des périodes qui vont de dix à trente ans. Un général sera engagé dans des contextes politiques, et une armée est destinée à faire de la politique, presque toujours différents de ce qu’il aura connu comme lieutenant.
Le 13 juillet 1990, le chef d’état-major de l’armée de Terre, le général Foray, vient voir les gardes au drapeau qui vont défiler le lendemain sur les Champs Élysées. La discussion porte sur notre modèle d’armée, qui selon lui est capable de faire face à toutes les situations : dissuasion du nucléaire par le nucléaire, défense ferme de nos frontières et de l’Allemagne avec notre corps de bataille et petites opérations extérieures avec nos forces professionnelles. Trois semaines plus tard, l’Irak envahit le Koweït et là on nous annonce rapidement qu’il faut se préparer à faire la guerre à l’Irak. Le problème n’est alors pas ce qu’on va faire sur le champ de bataille, mais si on va pouvoir déployer des forces suffisantes, tant l’évènement sort complètement du cadre doctrinal, organisationnel et même psychologique dans lequel nous sommes plongés depuis le début des années 1960.
Le monde change à partir de ce moment ainsi que tout le paysage opérationnel avec la disparition de l’Union soviétique. L’effort de défense s’effondre, et notamment en Europe, et on peine déjà à financer les équipements que l’on a commandés pour affronter ces Soviétiques qui ont disparu pour penser à payer ceux d’après. On passe notre temps entre campagnes aériennes pour châtier les États voyous, gestions de crise puis à partir de 2008 lutte contre des organisations armées, toutes choses que personne n’a vues venir dans les années 1980.
On se trouve engagé depuis dix ans maintenant dans une nouvelle guerre froide et alors que la lutte contre les organisations djihadistes n’est pas terminée, car oui - nouvelle difficulté- on se trouve presque toujours écartelée entre plusieurs missions pas forcément compatibles. Il est probable que cette phase durera encore quinze ou vingt ans, avant qu’un ensemble de facteurs pour l’instant mal connus finissent pour provoquer un bouleversement politique. On peut donc prédire qu’en 2040 nous aurons sensiblement le même modèle d’armées, avec un peu plus de robots et de connexions en tout genre et, on l’espère, un peu plus de masse projetable, mais que n’avons pas la moindre idée de contre qui on s’engagera, comment et de la quantité de moyens nécessaires, sachant qu’il sera très difficile d’improviser et de s’adapter sur le moment.
Tous ceux qui veulent retrouver les articles d’Edouard Husson sur le fascisme gris pour les lire ici :
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Le devis du sang
Quand on élabore un plan d’opération, on s’efforce normalement d’en évaluer le coût probable et on présente le devis au décideur politique. Ce qui a été demandé aux forces terrestres israéliennes avant le 27 octobre, correspondait sensiblement à quatre fois ce qui leur avait été demandé en 2014 lors de Bordure protectrice. À l’époque, la mission consistait à nettoyer de présence et infrastructures du Hamas et alliés sur 3 km au-delà de la barrière de sécurité et cela avait pris 20 jours et coûté 66 morts à Tsahal. Le niveau tactique des unités israéliennes comme des bataillons de quartiers du Hamas n’a guère évolué de part et d’autre depuis huit ans. Sur un terrain plat, sans l’emploi de véhicules ni de moyens d’appui, les pertes seraient sensiblement équilibrées. Mais les combattants palestiniens bénéficient du terrain urbain préparé, tandis que les Israéliens bénéficient de la protection de leurs véhicules et de leur puissance de feu directe, soit au bilan un échelon tactique de plus.
L’évolution du rapport de pertes étant plutôt logarithmique, à niveau tactique équivalent les pertes sont équivalentes, mais avec un niveau d’écart, on a du 1 contre 10 en faveur du plus fort, et a deux niveaux d’écart on s’approche du 1 pour 100. On pouvait donc s’attendre à au minimum 10 combattants du Hamas tués pour chaque israélien, plus des effets secondaires comme la capture de prisonniers – que seule l’opération de conquête peut obtenir – ou le traitement des blessés, en moyenne plus graves du côté du Hamas du fait des munitions utilisées et plus difficilement soignables, qui vont augmenter encore le nombre et la proportion de pertes définitives. Il faut ajouter aussi les pertes infligées simultanément par l’opération de frappes en profondeur – frappes aériennes et artillerie – qui a débuté dès le 7 octobre et se poursuit en parallèle de l’opération de conquête. Ses effets militaires déjà faibles au regard des effets contre-productifs produits par les dégâts sur la population le sont cependant encore plus avec la raréfaction des cibles. En résumé de cette évaluation macabre, le kill ratio de Bordure protectrice en 2014, opération de frappes et de conquête partielle réunies, avait été au final de l’ordre de 20 combattants palestiniens tués pour chaque soldat israélien tué. On pouvait donc s’attendre en 2023-2024 à des chiffres comparables.
Au bilan, le devis présenté à l’exécutif aurait pu être le suivant : 80 jours de combat et 250 morts pour conquérir le territoire de Gaza et tuer 5 000 combattants ennemis, sachant qu’il ne s’agirait dans tous les cas que d’une première phase, la suivante étant la prise de contrôle du territoire sur une durée indéterminée.
Le déroulement de l’action
L’offensive israélienne commence dans la nuit du 27 au 28 octobre, en bénéficiant de la supériorité israélienne dans le combat nocturne. Elle prend la forme d’une opération séquentielle, conquête du nord du territoire de Gaza puis du sud, ce qui a sans doute pour effet de retarder la fin de l’opération mais au profit d’un rapport de forces local plus favorable. La 36e division (4 brigades) porte l’attaque sur toute la face nord de la bande de Gaza avec un effort porté sur la côte tandis que la 162e division (4 brigades) attaque à l’est avec un effort au centre nord du territoire en direction de la mer. La 143e division de réserve, dite « division de Gaza » surveille pendant ce temps le sud de la frontière avec Gaza.
Après deux semaines de progression plutôt rapides, les deux divisions israéliennes se rejoignent aux alentours du grand hôpital al-Shifa, et la zone dense de Gaza-Ville est encerclée. Le 21 novembre, avec 66 soldats, les pertes israéliennes sont équivalentes à celles de 2014. Le bilan contre l’ennemi est en revanche plus important qu’à l’époque, puisque le 25 novembre Tsahal estime avoir tué 4 000 combattants ennemis contre 1 300 en 2014. Si les pertes ennemies lors de l’attaque initiale du 7 octobre sont assez bien connues puisque les corps ont été retrouvés, celle d’Épée de fer, soit donc environ 2 500, sont plus incertaines, d’autant plus que certains sont de pures « estimations aériennes » après les frappes. Avec au moins le double de blessés rendus inaptes au combat et les prisonniers, peut-être 1 500, de l’opération terrestre, on imagine que les deux brigades du Hamas au nord de Gaza sont très éprouvées. Le Hamas admet aussi le 26 novembre la mort de plusieurs de ses cadres, dont les commandants de ces deux brigades.
L’opération de conquête est interrompue du 24 novembre du 1er décembre, le temps d’une trêve humanitaire et surtout de libération d’otages en échange de celles de prisonniers palestiniens. Elle reprend le 2 décembre, plus lente au fur et à mesure que les abords denses de Gaza-Ville et de Jabaliya sont abordés. Le 3 décembre, la 98e division, forte de trois brigades d’infanterie dont une de réserve et peut-être de la 7e brigade blindée, est engagée au sud du territoire en direction de Khan Yunes. La progression est rapide jusqu’à la ville mais étroite via la route Saladin, elle s’élargit par la suite pour former une nouvelle poche. Le 10 décembre, la 143e division attaque à son tour le bord sud-est du territoire de Gaza, la progression est y est très lente. Le 15 décembre dans la zon nord, trois otages ayant réussi à s’échapper des mains sont abattus par erreur par des soldats israéliens, exemple parfait de « caporal stratégique » désastreux. Tout le reste du mois de décembre se passe à progresser lentement au sein de la zone nord. Entre le 20 et le 25 décembre, la 36e division est relevée par la 99e division de réserve, avec trois brigades. La brigade Givati est retirée de la 162e division pour renforcer la 98e division au sud. À la fin du mois, les deux brigades écoles et trois brigades de réserve auront été retirées de la zone de combat. Le 27 décembre, la 36e division attaque à nouveau, mais en centre en direction de Bureij.
Au 7 janvier 2024, après 67 jours de combat effectif, les forces terrestres israéliennes ont perdu 176 soldats, soit moins de deux par jour de combat contre plus de trois en 2014. Quatre soldats ont été tués dans les sept premiers jours de janvier, ce qui indique une réduction de l’intensité des combats dont on ne sait si cela est dû à un fléchissement de l’ennemi ou à un ralentissement de l’engagement israélien. Elles ont conquis la plus grande partie du nord de Gaza où ne subsistent plus que quatre petites poches de résistance et formé deux trois poches au centre, sud jusqu’à Khan Yunis et au sud-est, soit environ 50 % de la superficie totale. Du point de vue « terrain », on se trouve nettement en dessous de la norme indiquée plus haut de conquête totale en 80 jours. Du côté des effets sur « l’ennemi », l’armée israélienne estime avoir tué 7 860 combattants ennemis, soit environ 6 200 à l’intérieur de Gaza par la campagne de bombardements et les combats terrestres. Si ce chiffre est vrai, on se trouve dans un rapport de pertes entre Israéliens et Palestiniens de 1 pour 35, ce qui est très supérieur au chiffre de 2014. Il est probable que le chiffre estimé dans l’action des pertes ennemies soit, comme souvent lorsqu’on est jugé sur les bilans que l’on est seul à donner, un peu exagéré. Toujours est-il qu’en comptant les blessés graves et les prisonniers, le potentiel du Hamas et de ses alliés, initialement estimé à 25-30 000 combattants mais sans doute renforcé de volontaires en cours d’action, est peut-être entamé à 50 %. Les tirs quotidiens de roquettes sur Israël depuis Gaza ont fortement diminué.
En résumé, le déroulement de l’opération de conquête et la physionomie des combats sont parfaitement conformes a ce qui était attendu, un phénomène assez rare. Toutes autres choses (autres fronts potentiels, pression internationale, libération des otages) étant égales par ailleurs, le commandement israélien peut estimer à ce rythme avoir terminé la conquête de Gaza pour fin février 2024. Il faudra enchaîner sur une nouvelle opération de nettoyage et contrôle dont, pour le coup, il est extrêmement difficile à ce jour de déterminer la durée, probablement beaucoup plus longue que la conquête, et l’intensité, probablement moins forte quotidiennement mais beaucoup plus usante sur la durée.
Quelques remarques
À ce jour, l’armée de Terre israélienne a engagé 17 ou 18 brigades d’active et de réserve dans l’opération de conquête de Gaza. Combien la France pourrait-elle en engager dans une situation similaire ? Probablement pas plus de 4 ou 5 équivalentes à celles des Israéliens et totalement équipées. Autrement dit, l’armée française ne serait actuellement pas capable de vaincre un ennemi de 25-30 000 fantassins légers retranchés dans une zone urbaine de plusieurs millions d’habitants.
Comme l’Ukraine, Israël n’aurait rien pu faire sans brigades de réserve constituées et équipées. Il n’y a pas de montée en puissance rapide ou de capacité à faire face à une surprise sans stocks de matériels et de réserves humaines.
L’infanterie débarquée, c'est à dire à pied, la poor bloody infantry toujours oubliée, est une priorité stratégique. Il n’est pas normal que des combattants équipés d’armes et d’équipements légers des années 1960 puissent tenir tête à des unités d’infanterie modernes. Ils devraient être foudroyés. L’infanterie débarquée française seule devrait être capable d’infliger un 1 contre 10 seule et 1 pour 20 ou 30 avec ses véhicules (vive les canons-mitrailleurs) sans avoir à faire appel forcément à des appuis extérieurs et quel que soit le terrain.
Le Massacre des Saints Innocents, et Le Dénombrement de Bethléem 1593. Pieter Breughel le Jeune (Bruxelles, 1564 – Anvers, 1637-38)
Le récit évangélique est bien connu mais plutôt que de le paraphraser, rappelons l’enchaînement des événements, tels que nous les présente l’évangile de Matthieu:
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Par les temps qui courent, il est difficile d’aborder la question du judaïsme sans exaspération passionnelle. C’est d’ailleurs la grande erreur de l’insupportable propagande (digne du passe sanitaire !) imposée par les suprémacistes juifs en France, et plus généralement en Occident, selon laquelle ne pas soutenir aveuglément Israël et ses délires génocidaires serait une preuve d’antisémitisme. Jean-Dominique Michel a le mérite de remettre un peu d’humanité et de sagesse dans ce diagnostic.
La question du peuple juif est au centre de cet entretien, qui rappelle, qu’au fond, la communauté juive est aujourd’hui perçue dans le monde comme une communauté de l’excès : excessive dans le génie, et excessive dans une forme nationale de fascisme qui la conduit à détruire les peuples qui la gênent.
Voilà une interview qui ne fera pas l’unanimité.
Aujourd’hui, la foudre
Ce qu’il faut retenir, c’est d’abord le titre qui décrit bien la distinction entre les deux formes d’affrontement moderne : sous le seuil de la guerre ouverte et au-delà. C’est une distinction ancienne mais qui a été exacerbée par l’existence des armes nucléaires, car entre « puissances dotées » le franchissement du seuil de la guerre amène très vite à frôler celui, totalement catastrophique, de l’emploi des armes nucléaires. Autrement dit, le seuil de la guerre ouverte entre puissances nucléaires est un champ de force qui freine les mouvements à son approche et peut les accélérer après son franchissement, du moins le croit-on car on n’a jamais essayé. Dans cette situation l’affrontement ne peut être que long et peu violent ou bref et terrible.
Dans la première partie de son livre, présenté sous forme de faux dialogues, le général Delaunay expose d’abord sa conception de la foudre. L’ennemi potentiel de l’époque est alors clairement identifié : l’Union soviétique.
Le monde n’est pourtant pas alors aussi bipolaire qu’on semble le croire aujourd’hui. La Chine populaire mène alors son jeu de manière indépendante, après un franchissement de seuil contre l’URSS en 1969-1970 qui a failli virer à la guerre nucléaire. Le Petit livre rouge fait un tabac dans les universités françaises. Jean Yanne réalise Les Chinois à Paris de Jean Yanne (1974). Il y a des guérillas maoïstes partout dans le Tiers-Monde, on ne dit pas encore « Sud-Global », et certains pays comme la Tanzanie s’inspirent de la pensée du Grand timonier. Pour autant, l’étoile rouge palie quand même pas mal à la fin des années 1970 alors que le pays est en proie à des troubles internes, un phénomène récurrent, et vient de subir un échec militaire cinglant contre le Vietnam. Dans les années 1980, on parle beaucoup du Japon, non pas comme menace militaire ou idéologique, mais comme un État en passe de devenir la première puissance économique et technologique mondiale. Le voyage au Japon est alors un passage obligé pour tout décideur en quête de clés du succès, avant que le pays ne fasse pschitt à son tour quelques années plus tard. Et puis il y a les États-Unis qui ont été eux aussi secoués par des troubles internes dans les années 1960-1970 en parallèle de la désastreuse guerre au Vietnam et à qui on prédisait un long déclin mais qui reviennent sur le devant de la scène politique internationale avec Reagan. Comme quoi, décidément, il faut se méfier des projections sur l’avenir des nations. Après tout, on parlait aussi dans les années 1960 d’un « miracle français », on n’en parle plus dans les années 1980.
Tout cela est une digression. La foudre ne peut alors vraiment venir que de l’URSS ainsi d’ailleurs que le cancer le plus dangereux, on y reviendra plus tard. Il faut bien comprendre que l’époque est aussi très tendue et que la guerre est présente dans le monde sous plusieurs formes, au Liban, entre l’Argentine et le Royaume-Uni, entre l’Iran et l’Irak, en Ulster, en Afghanistan, en Angola ou au Mozambique, sur la frontière de la Namibie où s’affrontent notamment Cubains et Sud-Africains, entre la Somalie et l’Éthiopie où survient également une famine terrible, en Syrie, et dans plein d’autres endroits du Tiers-Monde en proie à des contestations internes. C’est l’époque aussi de grandes catastrophes écologiques et industrielles comme à Bhopal, Tchernobyl ou les grandes marées noires.
Foudre rouge
Il y a surtout la menace nucléaire. L’horloge de la fin du monde ou horloge de l’Apocalypse (Doomsday Clock) est mise à jour régulièrement depuis 1947 par les directeurs du Bulletin of the Atomic Scientists de l’université de Chicago. De 1984 à 1987, elle indique trois minutes avant le minuit de l’emploi de l’arme nucléaire, du jamais vu depuis 1953. Plus précisément, depuis la fin des années 1970, on s’inquiète beaucoup du développement par les Soviétiques d’un arsenal nucléaire de grande précision, en clair les missiles SS-20 capables de frapper non plus seulement les larges cités mais aussi désormais de petites cibles comme des silos de missiles ou des bases aériennes.
Le premier scénario que décrit Jean Delaunay et auquel on pense alors beaucoup est donc celui d’une attaque nucléaire désarmante en Europe. Dans ce scénario, les Soviétiques provoquent une grande explosion à impulsion électromagnétique au-dessus de la France puis après une série de frappes nucléaires précises, des raids aériens et des sabotages parviennent à détruire ou paralyser la majeure partie des capacités nucléaires en Europe. Il ne resterait sans doute vraiment de disponibles que les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) qui auraient maintenu la communication.
A ce stade, l’arsenal nucléaire américain en Europe serait largement mis hors de combat. Les Américains ne pourraient utiliser le nucléaire que depuis leur territoire et avec la certitude qu’une riposte soviétique les frapperait aussi sur ce même territoire. On peut donc considérer qu’ils seraient beaucoup plus dissuadés de le faire que s’ils tiraient de République fédérale allemande (RFA) avec riposte en RFA.
Quant aux pays européens dotés, leur force de frappe attaquée dans ses bases militaires et ces centres de communication aura été très affaiblie mais sans que la population soit beaucoup touchée. Ce qui restera de cette force ne sera peut-être plus capable de franchir les défenses soviétiques, et de toute façon il s’agira surtout de missiles tirés de sous-marins trop peu précis pour frapper autre chose que des cités et là, retour à la case départ : si tu attaques mes cités, je détruis les tiennes, d’où là encore une forte incitation à ne pas le faire. Bref, on serait très embêté et très vulnérable à la grande offensive conventionnelle qui suivrait.
Pour faire face à ce scénario, les États-Unis ont proposé en 1979 de déployer des armes nucléaires, non pas « tactiques » — celles-ci ont été largement retirées, car peu utiles et déstabilisatrices — mais de « théâtre » ou encore « forces nucléaires intermédiaires, FNI » tout en proposant à l’URSS un dégagement simultané d’Europe de ce type d’armes. L’URSS tente d’empêcher ce déploiement en instrumentalisant les mouvements pacifistes sur le thème « s’armer c’est provoquer la guerre » ou « plutôt rouges (c’est-à-dire soumis) que morts ! ». Les manifestations sont impressionnantes de 1981 à 1983 mais les États de l’Alliance atlantique ne cèdent pas. En 1985, cette crise des « Euromissiles » est pratiquement terminée et ce risque d’attaque désarmante se réduit beaucoup. Gorbatchev, à la tête du Comité central depuis le mois de mars, accepte de négocier et l’accord sur les FNI deux ans plus tard marque le début véritable de la guerre froide.
La guerre des étoiles
Un autre sujet dont on parle beaucoup en 1985 est l’initiative de défense stratégique (IDS) lancée par Reagan en mars 1983, popularisée sous le nom de « Guerre des étoiles », en clair la mise en place d’un bouclier infranchissable antimissile utilisant notamment massivement des « satellites tueurs » armés de puissants lasers. Entre bluff et volontarisme américain sur le mode « conquête de la Lune en dix ans », on ne sait pas très bien dans quelle mesure les initiateurs du projet y croyaient vraiment, mais on ne parle que cela à l’époque. Le général Delaunay a tendance à croire cela comme très possible à terme, ce qui ne manquera pas d’avoir des conséquences très fortes sur toutes les stratégies d’emploi du nucléaire. Ce sera d’abord très déstabilisant, car l’URSS se trouvera désarmée devant ce bouclier, d’où peut-être la tentation d’agir avant qu’il ne soit effectif. Ce sera ensuite paralysant pour la France, car on imagine alors que les Soviétiques feront de même et disposeront aussi de leurs boucliers antimissiles antibalistiques. Delaunay en conclut que : « L’arme nucléaire, qui a préservé la paix pendant quarante ans une certaine paix ne pourra bientôt plus être considérée comme la panacée en matière de défense ». Il ne voit pas d’avenir aux SNLE au-delà de vingt ans, mais privilégie le développement des missiles de croisière, moins coûteux et considérés comme invulnérables pendant longtemps.
Le général Delaunay exprime en fait de nombreux doutes sur la priorité absolue accordée au nucléaire (alors à peu près un cinquième du budget de Défense) au détriment du reste des forces. Chef d’état-major de l’armée de Terre depuis 1980, Delauany avait démissionné en 1983 afin de protester contre la faiblesse des crédits accordée à son armée. Il privilégie alors l’idée de « dissuasion par la défense », en clair en disposant d’abord d’une armée conventionnelle forte, plutôt que « par la terreur ». Cela nous amène au deuxième scénario, auquel on croit alors en fait beaucoup plus qu’au premier, trop aléatoire.
Moisson rouge
La menace de « foudre » qui inquiète le plus à l’époque est « l’attaque éclair aéromécanisée » conventionnelle. L’idée est simple : « rompre l’encerclement agressif des pays de l’OTAN et préserver l’acquis du socialisme » en conquérant un espace tellement vite que les pays occidentaux n’auront pas le temps de décider de l’emploi l’arme nucléaire. Delaunay décrit un scénario où depuis l’Allemagne de l’Est les Soviétiques essaieraient d’atteindre la côte atlantique de Rotterdam à La Rochelle en cinq jours. Cela paraît à la fois très long et très ambitieux. D’autres scénarios de l’époque comme celui du général britannique Hackett (La troisième guerre mondiale, 1979 ; La guerre planétaire, 1983) décrivent une opération sans doute plus réaliste limitée à la conquête fédérale allemande en deux ou quatre jours, je ne sais plus. Je ne sais plus non plus quel alors est le scénario de Tempête rouge de Tom Clancy (1987) mais il doit être assez proche.
On voit cela comme une grande offensive en profondeur essayant de s’emparer de tout ou presque en même temps : sabotages et partisans dans la grande profondeur, parachutistes et héliportages sur les points clés comme les passages sur le Rhin, groupes mobiles opérationnels (GMO) perçant les lignes le long de la frontière de la RDA et armées blindées les suivant sur les grands axes. Dans le même temps et utilisant tous les moyens possibles, en particulier une flotte de près de 300 sous-marins d’attaque, les Soviétiques s’efforceraient d’entraver autant que possible le franchissement de l’Atlantique aux Américains. Une fois l’objectif choisi « mangé », l’Union soviétique arrêterait ses forces, « ferait pouce ! », et proposerait de négocier une nouvelle paix.
Delaunay, comme tout le monde à l’époque et moi compris, croit alors en la puissance de l’armée rouge. Les chiffres sont écrasants, mais la qualité reste floue. Il y a alors un autre livre dont on parle beaucoup, c’est La menace — La machine de guerre soviétique d’Andrew Cockbur (1984) qui donne une image peu reluisante de l’armée soviétique. Tout le monde alors l’a lu, dont le général Delaunay qui l’évoque avec scepticisme. Certains parlent même alors de maskirovka, une habile tromperie. Il est vrai qu’il est toujours aussi difficile de mesurer la valeur d’une armée avant un combat que celle d’une équipe de sport avant son premier match depuis des années. On observe à l’époque que les Soviétiques ne sont pas franchement à l’aise en Afghanistan où ils se signalent surtout par leur immense brutalité, justifiée à l’époque par certains en France de nom de la lutte contre l’impérialisme américain et de la libération des Afghans. C’est cependant un conflit très différent de ce qu’on imagine en Europe. On aurait été très surpris, voire incrédules, si on nous avait présenté des images d’un futur très proche, 1994, montrant des troupes russes humiliées et battues à Grozny par quelques milliers de combattants tchétchènes. On aurait aussi tous dû aussi relire La menace avant la guerre en Ukraine.
Revenons à notre guerre éclair. La menace était donc réelle et elle l’est toujours, puisque c’est ce qui après de nombreux exemples de l’histoire soviétique a été fait en Crimée en février 2014 et tenté à grande échelle en février 2022 à l’échelle de l’Ukraine tout entière. La possession de l’arme nucléaire ne suffit pas à dissuader complètement de tenter des opérations éclair. Même si l’Ukraine avait disposé de l’arme nucléaire en 2014, la Crimée aurait quand même été conquise par les Russes. On peut se demander aussi ce qui se serait passé si au lieu de foncer vers l’Ukraine les forces russes réunies en Biélorussie en 2021 s’étaient retournées contre les petits Pays baltes ou la Pologne. En fait, l’offensive éclair (russe, pas de l’OTAN) est le seul scénario de guerre contre la Russie sur lequel on travaille sérieusement, et avec beaucoup d’incertitudes.
L’affrontement entre puissances nucléaires est un affrontement entre deux hommes armés d’un pistolet face à face, avec cette particularité que celui qui se fait tirer aura quand même toujours le temps (sauf frappe désarmante, voir plus haut) de riposter et tuer l’autre avant de mourir. À quel moment va-t-on tirer en premier ? Au stade des insultes ? Des jets de pierre ? Des coups de poing ? etc. ? Personne ne le sait très bien, mais a priori il faut avoir peur pour sa vie. Le meilleur moyen de dénouer cette incertitude terrible est non seulement de disposer d’une arme mais aussi d’être suffisamment fort, musclé, et maîtrisant les arts martiaux pour repousser le moment où se sentira menacé pour sa vie. En clair, avoir une force conventionnelle puissante et là je rejoins les conclusions du général Delaunay en 1985.
Comment être fort dans les années 1980
En fait dans les années 1980, et même avant, tout le monde est à peu près d’accord là-dessus : si on doit franchir le seuil de la guerre, il faut disposer d’une force conventionnelle suffisamment puissante pour au moins pour retarder l’arrivée au seuil du nucléaire.
Un courant représenté en France en 1975 par Guy Brossolet avec son Essai sur la non-bataille ou encore par le général Copel dans Vaincre la guerre (1984) mais aussi par beaucoup d’autres en Europe, privilégie alors la mise en place d’un réseau défensif de « technoguérilla ». L’histoire leur donnera plutôt raison en termes d’efficacité mais ce modèle est jugé trop passif et trop peu dissuasif par la majorité, à moins qu’il ne s’agisse de simple conservatisme.
Le général Delaunay, qui a fait toute sa carrière dans l’Arme blindée cavalerie, est logiquement partisan d’un corps de bataille de type Seconde Guerre mondiale, et le modèle du moment — 1ère armée française, Force d’action rapide et Force aérienne tactique — pour aller porter le fer en République fédérale allemande lui convient très bien. Il aimerait simplement qu’il soit plus richement doté afin de « dissuader par la défense » et si cela ne suffit pas de gagner la bataille sans avoir à utiliser la menace de nos gros missiles thermonucléaires. Il est en cela assez proche de la doctrine américaine volontariste et agressive AirLand battle mise en place en 1986 et déclinée ensuite, comme d’habitude, en doctrine OTAN.
Point particulier, s’il est sceptique sur le primat absolu du nucléaire « stratégique » (pléonasme), le général Delaunay aime bien les armes nucléaires qu’il appelle encore « tactiques ». Il a bien conscience que les missiles Pluton qui ne frapperaient que la République fédérale à grands coups d’Hiroshima présentent quelques défauts, surtout pour les Allemands. Leurs successeurs qui ne seront jamais mis en service, les missiles Hadès d’une portée de 480 km permettraient de frapper plutôt en Allemagne de l’Est, avec si je me souviens bien, des têtes de 80 kilotonnes d’explosif (4 à 5 fois Hiroshima), ce qui est quand même un peu lourd pour du « tactique ». La grande mode du milieu des années 1980, ce sont les armes à neutrons, des armes atomiques à faible puissance explosive mais fort rayonnement radioactif qui permettraient de ravager des colonnes blindées sans détruire le paysage. Cela plait beaucoup à Delaunay comme à Copel et d’autres, mais on n’osera jamais les mettre en service. On commence aussi à beaucoup parler des armes « intelligentes », en fait des munitions conventionnelles précises au mètre près, dans lesquelles on place beaucoup d’espoir, cette fois plutôt justifié. Vous noterez que c’est pratiquement le seul cas parmi toutes les grandes innovations techniques qui sont évoquées depuis le début.
De fait, il y a un effort considérable qui est quand même fait pour moderniser les forces occidentales. Par les Américains d’abord et massivement, avec un effort de Défense de 7,7 % du PIB en 1985, mais par les Européens aussi, y compris les Allemands qui ont alors une belle armée et les Français qui lancent de nombreux grands programmes industriels, du Rafale au char Leclerc en passant par le porte-avions Charles de Gaulle. Le problème est que tout cet appareillage doctrinal et matériel que l’on met en place pour affronter le Pacte de Varsovie, ne servira jamais contre le Pacte de Varsovie qui disparaît seulement six ans après La foudre et le cancer, mais de manière totalement imprévue contre l’Irak.
Le Hic, c’est X
Ce que ne voit pas le général Delaunay, comme pratiquement tout le monde en France, c’est que le modèle de forces français n’est pas transportable hors d’Europe, ou si on le voit, on s’en fout car cela ne sera jamais nécessaire. Personne n’imagine alors en France avoir à mener une guerre à grande échelle et haute intensité contre un État hors d’Europe. En juillet 1990 encore, le général Forray, chef d’état-major de l’armée de Terre du moment, nous expliquait que le modèle d’armée français permettait de faire face à toutes les situations. Trois semaines plus tard, le même général Forray annonçait qu’il fallait faire la guerre à l’Irak qui venait d’envahir le Koweït, mais comme on ne voulait pas y engager nos soldats appelés on ne savait pas comment on allait faire.
Il n’est, étonnamment, quasiment jamais question des opérations extérieures dans La foudre et le cancer, alors que celles-ci sont déjà nombreuses et violentes, au Tchad et au Liban en particulier. On sent que ce n’est pas son truc et qu’il considère cela comme une activité un peu périphérique et à petite échelle pour laquelle quelques régiments professionnels suffisent. Il ne remet jamais en question le principe de la conscription et du service national, bien au contraire, et comme le général Forray, ne voit pas comment cela pourrait poser problème.
Et c’est bien là le hic. Il est très étonnant de voir comment des grands soldats comme Forray ou Delaunay qui avait 17 ans en 1940, a combattu pendant les guerres de décolonisation, a vu arriver les arsenaux thermonucléaires capables de détruire des nations entières en quelques heures, puissent imaginer que la situation stratégique du moment — qui dure à ce moment-là déjà depuis plus de vingt ans — se perpétue encore pendant des dizaines d’années. De fait, il était impossible à quiconque de prévoir les évènements qui sont allés de l’arrivée de Mikhaïl Gorbatchev à la tête du comité central en mars 1985 jusqu’à la décision de Saddam Hussein d’envahir le Koweït en 1990, à peine cinq ans plus tard. Un simple examen rétrospectif sur les deux derniers siècles, montre de toute façon que jamais personne n’a pleinement anticipé les redistributions brutales des règles du jeu international, et donc de l’emploi de la force, qui se sont succédées tous les dix, vingt ou trente ans, ce qui est un indice fort que c’est sans doute impossible.
La seule chose à admettre est que les arbres ne montent pas jusqu’au ciel et que l’on connaîtra forcément une grande rupture au moins une fois dans sa carrière militaire. Le minimum à faire est de se préparer à être surpris et de conserver en tête ce facteur X dans nos analyses. En 1990, les Américains n’ont pas plus que les autres prévus ce qui allait se passer mais ils s’étaient dotés armée puissante supérieurement équipée et entièrement professionnelle, donc projetable partout. Après le blanc-seing du Conseil de sécurité des Nations-Unies, impensable quelques années plus tôt, il leur a suffi de déplacer leur VIIe corps d’armée d’Allemagne, où il ne servait plus à grand-chose, en Arabie saoudite. Pour nous, qui n’avions pas fait le même effort, l’espoir de peser sur les affaires du monde est resté un espoir.
(à suivre)
Michel Staszewski est un historien belge, juif et antisioniste. Il a publié aux éditions du Cerisier le livre "Palestiniens et Israël: dire l'histoire, déconstruire mythes et préjugés, entrevoir demain". Un […]
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On lira avec attention la mise en jour du livre de Jean-Dominique Michel sur la gestion du COVID dans nos “démocraties libérales”. Comme il le dit très bien dans l’interview qu’il nous accorde, cette gestion du COVID s’est, à bien des égards, révélée désastreuse et a même constitué un parfait naufrage.
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La crise immobilière qui sévit actuellement en France ne tombe pas du ciel, et l’État en est grandement responsable. Son interventionnisme tous azimuts a eu finalement raison de la baisse de la construction de logements neufs et de la réduction du parc de logements accessible aux plus démunis. Certes, l’augmentation des taux d’intérêt a sa part de responsabilité dans l’effondrement du marché immobilier, mais la main très lourde de l’État a également sa part, et sûrement pas la plus petite.
Après des hausses très importantes ces dernières années, les prix de l’immobilier baissent enfin depuis un an dans la plupart des grandes villes françaises, y compris à Paris.
A priori, c’est une bonne nouvelle pour ceux qui veulent acheter, surtout les primo-accédants, mais un peu moins pour ceux qui veulent vendre. Ces derniers essayent de résister tant qu’ils peuvent à la baisse et contribuent à bloquer le marché. C’est ainsi que le nombre de transactions s’effondre. Selon Meilleurs Agents, la barre du million de transactions devrait être enfoncée à la fin de l’année 2023. Du côté des locataires, la situation n’est pas plus rose. En effet, de plus en plus de ménages ne sont plus en mesure de trouver un logement correspondant à leurs besoins, que ce soit en termes de superficie ou de localisation, surtout dans les métropoles.
Comme souvent, les origines d’une crise sont multiples. Passons en revue ces différents facteurs qui ont enrayé le marché immobilier :
Afin de combattre l’inflation, les banques centrales ont sorti l’arme des taux d’intérêt, ce qui a naturellement impacté les taux des crédits immobiliers.
Ainsi, selon l’Observatoire du Crédit Logement, les taux des crédits immobiliers moyen ont triplé en un an du 1ᵉʳ trimestre 2022 à 2023, voire davantage. Alors qu’il était possible d’emprunter à un peu plus de 1 % en 2021, c’est maintenant 4 % qu’il faut compter. Cette augmentation considérable du coût du crédit pour les emprunteurs rend naturellement plus onéreuse l’acquisition d’un bien immobilier, surtout pour les jeunes ménages.
À cette augmentation du coût du crédit, il faut ajouter également le renforcement des garanties demandées par les banques auprès des emprunteurs. Tout cela a pour conséquence de diminuer la demande des primo-accédants et reporte sur le marché locatif la demande de logements. Mais encore faut-il que les investisseurs privés répondent présents. Or, pour eux, l’équation est un peu la même : la hausse des taux d’intérêt rabote la rentabilité de leurs investissements. À cela s’ajoute le poids de la fiscalité immobilière.
L’immobilier est devenu une véritable vache à lait pour l’État et les collectivités locales. Les impôts qui pèsent sur les propriétaires bailleurs sont considérables. Il y a naturellement l’impôt sur les revenus fonciers, mais également les taxes foncières qui ont fortement augmenté, et pour les plus chanceux l’impôt sur la fortune immobilière (IFI).
Tout cela fait qu’aujourd’hui de nombreux petits propriétaires qui avaient investi pour compléter leurs retraites, ont du mal à tirer un revenu net d’impôts satisfaisant de leur investissement. Beaucoup regrettent et ne sont pas prêts à remettre une pièce dans la pierre. Certes, le dispositif de défiscalisation Pinel a été prolongé, mais cela reste bien insuffisant pour compenser les contraintes liées à ce type d’investissement (absence de liquidité, blocage des fonds à très long terme, administration des biens, etc.). Avec cette fiscalité et les contraintes liées au statut de bailleur, les propriétaires voient de moins en moins l’intérêt de louer, et nombreux pensent à sortir du marché ou à louer dans le cadre d’un meublé touristique, style Airbnb. Ce faisant, l’offre locative a tendance à baisser.
La baisse de la construction de logements neufs s’explique aussi par le fait que les promoteurs sont pris en étau entre d’une part la hausse des coûts de construction, provoquée par les prix des matériaux et des normes environnementales toujours plus exigeantes ; transition énergétique oblige.
A cela s’ajoute la chasse aux « passoires thermiques » qui s’inscrit dans le cadre du diagnostic de performance énergétique (DPE). Imposé par Bruxelles dès 2006, le DPE classe les logements selon leur consommation énergétique de la lettre A à G. L’objectif est d’atteindre un parc immobilier de catégorie A ou B d’ici 2050 pour respecter la réglementation européenne.
Dans l’immédiat et depuis le 1er janvier 2023, les logements dont la consommation énergétique est supérieure à 450 kWh par m² sont interdits à la location. Pour réduire l’offre de logements à la location on ne fait pas mieux. Et à partir du 1er janvier 2028, tous les bâtiments neufs devront être à émissions « quasi nulles » en vertu d’une nouvelle directive sur la performance énergétique des bâtiments. Les petits propriétaires doivent donc s’adapter à toujours plus d’obstacles pour louer leurs biens, et certains préfèrent jeter l’éponge.
De l’avis de nombreux promoteurs immobiliers, la gestion de l’urbanisme par les communes constitue un frein au développement de leurs activités.
Ce constat est partagé par le Sénat qui relève :
« Le droit de l’urbanisme est le droit du paradoxe. Fondé en théorie sur le principe d’économie du territoire, il ne permet cependant pas de gérer de façon souple les conflits d’usages qui résultent en permanence de l’appropriation du sol. Entre le « gel » des espaces naturels et assimilés, destiné à assurer une protection absolue, et le laisser aller le plus nonchalant -notamment à proximité des villes- il ne parvient pas définir, puis à maintenir un juste équilibre ».
Avec le développement des métropoles, est apparu le concept de zones tendues.
Il s’agit de communes où le nombre de logements proposés à la location est très inférieur au nombre de personnes qui veulent devenir locataires pour en faire leur résidence principale.
Dans ces communes, l’encadrement des loyers pose une limite au loyer que fixe le propriétaire lors de la mise en location d’un logement, loué avec un bail d’habitation (y compris bail mobilité). C’est ainsi que de nombreuses grandes villes voient leurs loyers encadrés. Si cet encadrement est naturellement favorable aux locataires qui ont trouvé un logement (pas les autres), il ne fait pas le bonheur des propriétaires bailleurs qui voient la rentabilité de leur investissement baisser à long terme. En effet, avec l’inflation et le coût des travaux, maintenir des loyers inférieurs au prix du marché est le meilleur moyen pour détruire à long terme un parc immobilier. Toutes les études sur les expériences de blocage des loyers dans tous les pays qui l’ont pratiqué sont unanimes sur le sujet[1].
Mais l’encadrement des loyers n’est pas la seule restriction du droit de propriété des bailleurs.
Il faut également rappeler les difficultés juridiques que rencontrent les propriétaires face à des locataires indélicats. Cette insécurité juridique les pousse souvent à sortir leur logement du parc locatif traditionnel et à le mettre sur des plateformes de location saisonnières comme Airbnb.
La crise immobilière que nous connaissons n’a rien de surprenant. Certes, la hausse des taux d’intérêts a contribué à son aggravation, mais beaucoup d’autres facteurs ont favorisé cette crise qui vient essentiellement, comme nous l’avons montré, de l’interventionnisme croissant de l’État sur ce secteur. De ce point de vue, l’État n’est pas la solution, mais le problème.
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[1] Voir M. Albouy, Finance Immobilière et Gestion de Patrimoine, 2e éd. Economica, Paris, 2020.
By Michel Chossudovsky Author’s Note and Update The World Economic Forum (WEF) which represents the Western financial elites, played a key role in the launching...
Je me suis appuyé pour cela sur les campagnes aériennes passées de l’armée de l’Air israélienne sur Gaza (2008, 2012, 2014, 2021), au Liban (2006) ainsi celles des Coalitions américaines en particulier lors de la lutte contre l’État islamique (2014-2019) en considérant la similitude des moyens engagés, des règles d’engagement et des formes des zones cibles.
À la date du 2 novembre, j’estimais ainsi que les frappes menées le 7 octobre par l’armée de l’Air ainsi que, très secondairement, par l’artillerie israélienne, pouvaient avoir provoqué au minimum la mort de 2 000 civils, ainsi bien sûr qu’un nombre proche de combattants ennemis, 1 500 au minimum là encore en fonction les estimations des campagnes passées, soit un total d’environ 3 500. J’aurais dû insister sur le fait qu’il s’agissait qu’une évaluation minimale dans une fourchette macabre pouvant sans doute aller jusqu’à 5 000. Dans tous les cas, il s’agissait d’un chiffre nettement inférieur à celui fourni par le ministère de la Santé palestinien, qui était alors de 8 300 sans aucune distinction de civils ou de combattants.
Bien entendu, cette évaluation a suscité la critique et parfois les insultes de ceux qui jugeaient cela comme une entreprise de minimisation voire de négation des destructions provoquées par Tsahal ou inversement de jouer le jeu des ennemis d’Israël après le drame horrible du 7 octobre.
Dix jours plus tard, je suis obligé d’admettre que ces estimations de pertes étaient trop basses. En premier lieu, parce que des témoignages dignes de foi ne cessent de me dire qu’après avoir vu sur place les effets des campagnes aériennes précédentes, les dégâts provoqués par l’actuelle avaient incontestablement franchi un seuil. En second lieu parce que les éléments nouveaux indiquent effectivement non seulement un nombre quotidien de strikes très élevé - ce que j’avais pris en compte et qui n’est jamais un bon signe car cela signifie par contraste un nombre de missions annulées par précaution beaucoup moindres – mais que chacun d’eux était particulièrement « chargé ». Dans un Tweet en date du 12 octobre, qui m’avait échappé, l’armée de l’Air israélienne se targuait d’avoir « dropped about 6 000 bombs against Hamas targets ». Cela signifie d’abord logiquement l’emploi de plusieurs bombes par objectif puisqu’au même moment Tsahal revendiquait dans un autre tweet avoir frappé 2 687 cibles. Un objectif peut contenir plusieurs cibles.
On notera au passage qu’à ce nombre de cibles, on se trouve déjà au-delà de la liste de ciblage initial, celle qui permet de bien préparer les tirs et d’avertir la population, pour basculer sur du ciblage dynamique, sur les cibles de tir de roquettes par exemple, forcément moins précautionneux.
C’est surtout globalement énorme. À titre de comparaison, lors de l’opération Harmattan en Libye l’armée de l’Air française a lancé très exactement 1 018 bombes de mars à octobre 2011, au cours de 2 700 sorties de Rafale et Mirage 2000 D ou N, auxquelles il faut ajouter les effets de 950 sorties de Rafale M et de SEM. On aurait sans doute été bien incapables à l’époque de lancer 6 000 bombes ou missiles. En considérant une moyenne très basse de 100 kg d’explosif par bombes larguées, 6 000 donnerait déjà l’équivalent de 1500 missiles de croisière russes Kalibr ou Kh-101, mais on très probablement au-delà en termes de puissance, car Tsahal utilise beaucoup de munitions de plus de 900 kg de masse (GBU-15, 27, 28 et 31) afin notamment d’atteindre des infrastructures cachées et les souterrains du Hamas. Il faut donc – si le chiffre de l’armée de l’Air israélienne ne relève pas de la vantardise mal placée - imaginer entre 1 500 et 3 000 missiles russes du même type de ceux qui sont tombés sur les villes ukrainiennes depuis 21 mois frapper les 360 km2 bande de Gaza en une semaine. C’est évidemment colossal et sans doute même inédit, même si le chiffre de propagande que l’on voit passer parlant de l’équivalent de deux bombes de type Hiroshima est évidemment farfelu. C’est en tout cas, au-delà de ce qui s’est passé en Syrie où le site AirWars estime le nombre de civils – et non de combattants - tués par les frappes russes entre 4 300 et 6 400 et en Irak-Syrie, où il est question de 8200-13200 civils tués par les 34 500 frappes de la Coalition américaine en six ans. Notons que dans ce dernier cas, la moitié de ces pertes civiles certaines ou probables se situent dans les mois de combats de 2017 à Mossoul et Raqqa où les règles d’engagement avaient été « élargies ». On ajoutera que l’intensité des frappes est telle que les Israéliens utilisent aussi certainement (Business Insider 17 Octobre) des munitions M117 non guidées, comme on peut le voir là encore sur des tweets de Tsahal.
En résumé, en poursuivant les principes utilisés le 2 novembre, où je parlais d’un total de 7 000 strikes en trois semaines avec une bombe, le chiffre total de pertes devrait être dix jours plus tard de 5 000 dont environ 2800 civils. Je crois désormais qu’il est effectivement nettement plus élevé, et se rapprocherait sans doute de celui proclamé par le ministère de la Santé, actuellement 11 000 tout confondus. Barbara Leaf, Sous-secrétaire d'État américain pour les Affaires du Proche-Orient, peu susceptible d’hostilité pour Israël, disait il y a quelque jours que le chiffre pourrait peut-être même supérieur (“We think they’re very high, frankly, and it could be that they’re even higher than are being cited,” The Time of Israel, 9 novembre 2023). Notons que selon I24 News, là encore une chaîne peu encline à la critique anti-israélienne, il était même question le 04 novembre selon « une source sécuritaire anonyme » de 20 000 morts. Cette fameuse source parlait de 13 000 combattants ennemis tués (selon une méthode de calcul assez étrange de 50 et 100 morts par tunnel touché) mais aussi de manière décomplexée de 7 000 morts civils, dont la responsabilité incomberait au Hamas puisque ces civils sont utilisés comme bouclier.
Ajoutons pour être juste que bien évidemment le Hamas et ses alliés mènent aussi une campagne aérienne à base de mortiers, qassam et roquettes plus évoluées, avec le 9 novembre plus de 9 500 projectiles selon Tsahal lancés depuis Gaza, très majoritairement, le Liban et même le Yemen. C’est beaucoup, par comparaison le Hezbollah en avait lancé 4 400 en 33 jours de guerre en 2006 et le Hamas/Jihad islamique 4 500 dans les 51 jours de la guerre de 2014. Je ne sais pas bien, dans toutes les horreurs de cette guerre, combien ces 9 500 projectiles ont tué de civils israéliens, trop c’est certain, beaucoup ce n’est pas sûr. En tout cas, pas des milliers si le dôme de fer n’existait pas comme j’ai pu l’entendre. En 2006, les projectiles du Hezbollah avaient tué 44 personnes ; en 2014, après la mise en place du Dôme de fer, ceux de Gaza en avaient tué 6. Israël et c’est tout à son honneur, protège bien sa population, au contraire du Hamas qui, c’est un euphémisme, n’a guère mis en place de protection civile et se satisfait même largement de la production de martyrs et d’images tragiques relayées immédiatement par Al-Jazeera. Toujours est-il que ces tirs de roquettes, qui se rajoutent au choc de l’attaque-massacre abominable du 7 octobre, paralysent la vie israélienne aux alentours de Gaza, mais ils ne peuvent se comparer en rien en intensité à ce qui se passe à Gaza.
Si on se réfère aux principes du droit des conflits armés, le Hamas les trahit absolument tous, en plus de tous les actes terroristes qu’il a commis depuis trente ans. Rappelons au passage que des crimes de guerre, commis par une force armée d’une organisation peuvent aussi être des actes terroristes à partir du moment où leur but premier est de susciter l’effroi. Pas son ampleur, l’attaque du 7 octobre dernier est même clairement un crime contre l’humanité et, alors que la volonté du Hamas est également de détruire Israël peut également avoir une visée génocidaire. Le Hamas doit être détruit, il n’y a aucun doute là-dessus. Tout cela n’est pas nouveau et Israël aurait pu essayer vraiment de le faire plus tôt, mais c’est une autre question.
Pour autant, ce n’est pas parce que l’on combat des salauds qu’on a le droit de le devenir soi-même. Tout le monde aurait compris que les soldats de Tsahal pénètrent dans Gaza quelques jours après le massacre du 7 octobre pour aller traquer cet ennemi infâme, d’homme à homme, et en prenant des risques la chose aurait paru encore plus légitime et courageuse qu’en frappant à distance et manifestement trop fort. Je regrette beaucoup moi-même qu’après les attentats 2015 en France, le gouvernement ait préféré envoyer ses soldats dans les rues avec la stérile opération Sentinelle plutôt qu’à la gorge de l’ennemi dans une opération Châtiment. C’est pour cela que les soldats ont été inventés, et mon cœur est tout entier avec les fantassins de Tsahal dans les rues de Gaza.
Les engager plus tôt n’aurait pas empêché les dommages collatéraux, ils sont inévitables alors que 95 % des êtres vivants qui vivent dans la zone des combats sont des innocents, mais on aurait pu espérer, à condition d’avoir des soldats solides et disciplinés, bref de vrais soldats, en prenant le temps et un maximum de précaution atteindre le cœur de l’ennemi, lui tuer le maximum de combattants et détruire ses infrastructures sans tuer des milliers et des milliers de civils. Cela n’obérerait rien de la difficulté de la gestion politique de Gaza après les combats, ni même des causes profondes qui ont fait qu’il y ait des dizaines de milliers de Palestiniens qui acceptent de prendre les armes contre Israël avec une forte chance de mourir, et ce n’est pas une simple question d’endoctrinement.
Au lieu de cela, le gouvernement israélien, qui avant sa recomposition, porte une énorme responsabilité sur la baisse de la garde devant le Hamas, a choisi de commencer par un blocus et une campagne de frappes qui par son gigantisme a nécessairement piétiné au moins quatre des cinq principes du droit des conflits armés – humanité, nécessité, proportion, précaution - et finit donc aussi par flirter avec celui de la distinction (ou intention). On peut argumenter comme on veut, absolue nécessité, mensonges du Hamas, l’ennemi est un salaud qui se cache derrière la population ou dans les lieux sensibles, on laisse la population fuir les combats, etc. mais instaurer un blocus total et frapper avec une telle puissance une zone densément peuplée pour un bilan militaire finalement assez maigre - et qu’on ne présente pas la nième liste de cadres du Hamas tués comme un bilan sérieux - est une catastrophe. C’est une catastrophe pour la population gazaouie, mais aussi pour Israël, à court terme par l’indignation que cela continue de provoquer, mais aussi à long terme parce qu’on vient là de recruter dans les familles meurtries des milliers de futurs combattants ennemis. Aucune tragédie n'en efface une autre.
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La violente attaque du 7 octobre a choqué la planète entière. Et dans la foulée, Netanyahou a lancé une campagne de massacre contre les Palestiniens. Que s'est-il vraiment passé ce […]
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Il fallait désormais selon eux éviter de s’enfermer dans des bourbiers inutiles comme au Liban. Quatre ans plus tôt Tsahal s’était donc retiré du Sud-Liban et il en serait bientôt de même de la bande de Gaza, où 80 % du territoire était déjà sous la responsabilité de l’Autorité palestinienne et où on compliquait la vie pour défendre seulement 8 000 colons (sur 20 % du territoire donc). Beaucoup considéraient alors que Gaza n’avait aucun intérêt et qu’en fait, il aurait même été préférable de rendre ce fardeau à l’Égypte en même temps que le Sinaï une fois la paix conclue. Au moins, les Frères musulmans y auraient été vraiment combattus. Seule importait la Judée-Samarie (Cisjordanie) comme bourbier politico-sécuritaro-religieux acceptable. Pour le reste, leur priorité, presque leur obsession, était clairement la menace balistique et nucléaire iranienne.
Les officiers israéliens pensaient alors avoir conçu un modèle de défense unique capable de faire face simultanément aux organisations armées et aux États hostiles. Sans même parler de la dissuasion nucléaire, un grand bouclier au sol avec la grande barrière intelligente et dans le ciel avec les différentes couches contre les différents aéronefs et missiles permettait de contrer les attaques les plus probables, raids des organisations armées et attaques balistiques. Mais dans la tradition israélienne des « représailles disproportionnées » bâtie dans les guerres contre les États voisins et qui consiste faire le plus mal possible à l’agresseur pour le dissuader de recommencer et dans l’immédiat lui détruire les moyens de le faire, il importait aussi de conserver aussi une épée puissante. On conservait toujours des forces terrestres puissantes, d’active ou de réserve, mais cette épée était surtout une épée volante. Grâce à une force aérienne puissante et inversement la faiblesse de la défense antiaérienne de tous les ennemis potentiels, il devenait possible de frapper et sans grand risque de pertes humaines israéliennes.
Résumons : quadrillage et maintien en Cisjordanie, barrière partout contre les intrusions, défense du ciel devenue de plus en plus hermétique et frappes aériennes et en dernier recours raids terrestres sur les ennemis périphériques. On tendait vers l’idéal du « zéro mort » pour soi mais en transférant le risque sur les autres, sur l’ennemi ce qui est normal, mais aussi sur les civils palestiniens. C’est ainsi qu’Israël a tenté d’assurer sa sécurité pour l’éternité autrement qu’en faisant définitivement la paix. Cela a fonctionné un temps.
La première faille du système a été de laisser dans les zones abandonnées un terrain vide ou presque à des organisations armées qui ont pu y prospérer et se développer en proto-État disposant de l’aide quasi ouverte de sponsors étrangers et de ressources endogènes pour faire des armées de plus en plus puissantes. Après s’être implantés à Gaza sans grande opposition, les Frères musulmans ont pu passer à l’action armée à la fin des années 1980, diffusant par ailleurs, avec le Jihad islamique, dans le monde sunnite l’« innovation » chiite de l’attentat-suicide. Puis alors que Gaza passait en grande partie sous le contrôle de l’Autorité palestinienne après les accords d’Oslo puis complètement en 2005, le Hamas a été assez fort contester au Fatah la prééminence de ce contrôle. Lorsque cette contestation a tourné à la guerre civile palestinienne en 2007, il aurait possible d’intervenir militairement pour empêcher la victoire du Hamas. Le désastreux gouvernement d’Ehoud Olmert a jugé préférable de laisser gagner le Hamas et de poursuivre ainsi l’affaiblissement de l’Autorité palestinienne. A charge pour le Hamas de prendre le fardeau de Gaza tout en gelant par son existence même toute perspective de paix véritable. Gaza devenait une « entité hostile », objet nouveau du droit international qui ne reconnaît toujours juridiquement le territoire de Gaza que comme un territoire occupé par Israël et géré par l’Autorité palestinienne. Par un jeu de carotte - la levée partielle du blocus - et de coups d’épée - les campagnes de frappes et les incursions – on pensait gérer la menace et la conserver à distance grâce au bouclier du mur et du dôme de fer à partir de 2012.
Oui, mais il ne fallait pas être grand expert pour constater que, guerre après guerre, « tonte » après « tonte » selon l’horrible formule - 2006, 2008, 2009, 2012, 2014, 2018, 2021, 2022 – que le gazon devenait toujours plus dur. On pouvait aligner les listes de commandants du Hamas éliminés, multiplier les frappes sur les dépôts de roquettes et les sites de tir, tuer quelques centaines de combattants, la quantité et surtout la puissance et la portée des roquettes du Hamas ne cessait d’augmenter à chaque fois tandis que les incursions terrestres dans le territoire de Gaza se faisaient plus difficiles. Lors de l’opération Hiver chaud en février 2008, les fantassins israéliens constatent que les combattants ennemis ne s’enfuient plus à leur avance. Avec Plomb durci moins d’un an plus tard, les combats ressemblent déjà à de vrais combats d’infanterie et en 2014, avec Bordure protectrice ce sont de vrais combats face à une infanterie largement professionnelle. Tsahal perd trois soldats tués par jour dans ces combats, ce qui paraissait alors énorme. Elle en perd actuellement le double. Bref, malgré les cessez-le-feu et l’arrêt des frappes de roquettes, présentés à chaque fois comme des victoires, et toutes les « têtes coupées », le Hamas a continué inexorablement à monter en puissance au croisement de deux soutiens parfois fluctuants : celui de l’axe iranien-chiite et celui de l’axe Frères musulmans (Égypte du gouvernement Morsi, Turquie d’Erdogan et Qatar) et ce jusqu’à trouver la faille dans le système. Cela devait logiquement arriver un jour et les actions récentes du gouvernement israélien ont accéléré cette arrivée. Celle-ci a été horrible.
Avant même d’évoquer le changement éventuel de leurs objectifs politiques très contestables, les autorités israéliennes doivent donc dans l’immédiat changer leur modèle stratégique et se préparer à une nouvelle longue période de guerre.
L’objectif immédiat n’est plus de punir le Hamas afin de le dissuader cumulativement, ce qui visiblement n’a pas fonctionné, mais de l’éradiquer. Soyons clairs, c’est impossible à court terme. Quand on prend toutes les organisations armées un peu importantes et avec un minimum de soutien populaire de la côte méditerranéenne jusqu’à l’Afghanistan en passant par l’Irak ou la Syrie, combien ont elles été détruites depuis le début du XXIe siècle ? De fait, aucune ! Il est possible en revanche de parfois réussir à les étouffer. Mais dans ce cas, il ne faut pas se contenter de faire de l’élimination à distance, ce qui reste finalement superficiel et a paradoxalement à plutôt tendance à stimuler l’organisation cible qu’à réduire sa force. Face à une organisation armée, pour éliminer efficace, il faut éliminer beaucoup, sinon on stimule l'organisation plutôt qu'on ne l'écrase. Il faut tuer également le plus proprement et le plus éthiquement possible sinon tout en éliminant on recrute également par ressentiment. La seule solution militaire réaliste est de l’étouffer jusqu’à ce qu’elle retourne à une clandestinité difficile d’où il lui sera compliqué d’organiser à nouveau des attaques, terroristes ou non, importantes et complexes.
Or, pour l’étouffer, il faut occuper son terrain. L’opération Paix en Galilée en 1982 a bien réussi à écraser l’armée de l’OLP au Sud-Liban et même à chasser l’organisation du pays. De fait, malgré les dégâts occasionnés, l’opération Remparts en 2002 a bien réussi à casser les organisations palestiniennes des villes de Cisjordanie. A plus grande échelle, le Surge américano-irakien a également réussi à étouffer l’État islamique en Irak en 2007-2008 en occupant le terrain avec de la masse. Cela a été plus difficile, en grande partie d’ailleurs parce que les forces irakiennes ou syriennes étaient seules pour conquérir et occuper le terrain, mais le nouvel État islamique ne représente plus le même danger depuis qu’il ne constitue plus un califat. Élément important dans les circonstances actuelles, on a récupéré bien plus d’otages dans la conquête du terrain qu’en le bombardant.
Si la méthode est efficace pourquoi n’est-elle pas utilisée plus souvent ? D’abord, parce qu’elle exige de faire prendre des risques à ses soldats et donc d’en perdre. Dans une ambiance de « zéro mort », il est donc beaucoup plus simple de bombarder à distance et donc de reporter le risque sur les autres, les ennemis, ce qui est normal et souhaitable, mais aussi les civils autour de ces ennemis. Le « zéro mort » c’est pour ses soldats, pas pour les civils que l’on bombarde. Ensuite, parce qu’il faut y consacrer des ressources afin d’avoir toujours des unités de combat en nombre et qualité tactique supérieurs à l’adversaire. Or, on l’a vu, la qualité tactique des unités de certaines organisations a beaucoup augmenté alors que les siennes propres ont tendance à stagner. Il faudrait donc investir massivement dans des choses pas sexy comme les sections d’infanterie afin qu’elles soient capables, avec leurs équipements modernes et leurs compétences, de vaincre n’importe qui en combat rapproché en particulier dans un milieu urbain, en limitant aussi leurs propres pertes et les dommages collatéraux. Là encore, pour plusieurs raisons qu’on ne développera pas, on préfère dans la grande majorité des armées modernes investir dans autre chose. Tsahal n’échappe à la règle qui consiste à s’apercevoir que l’on a négligé ses combattants rapprochés juste au moment où on doit les engager. Enfin, même si on parvient à étouffer l’ennemi, encore faut-il maintenir l’étouffement sur la durée tout en évitant de s’enliser. Le souvenir du bourbier libanais, où plus de 900 soldats israéliens ont été tués et des milliers d’autres blessés en dix-huit ans, a beaucoup joué dans les refus successifs du gouvernement Netanyahu de pousser jusqu’à la reconquête complète de Gaza. Désormais, il n’y a pas d’autre solution.
Comme personne n’a jamais, sinon anticipé mais du moins pris en compte, que la stratégie parfaite mise en œuvre depuis presque vingt ans puisse être prise en défaut un jour, tout se fait désormais dans l’urgence et l’improvisation. Quand on ne sait pas quoi faire, on fait ce qu’on sait faire. La première réaction israélienne a donc été d’instaurer un blocus total et de lancer la plus terrible campagne aérienne de leur histoire. Cela avait peu de chance de faire vraiment mal à un adversaire qui s’était préparé à cette situation depuis des mois voire des années, mais il fallait faire quelque chose et montrer que l’on faisait quelque chose même si c’était surtout la population palestinienne qui en pâtirait le plus. Cela a peut-être satisfait un pur désir de vengeance, mais il était difficile de faire plus contre-productif en recrutant de nombreux volontaires à combattre Israël, en attisant encore le ressentiment d’un côté et le désespoir des soutiens d’Israël.
On commence seulement depuis une semaine l’opération de conquête, plus légitime que la première phase, car les soldats israéliens y prennent des risques, plus efficace contre l’ennemi et pour l’instant plus éthique. Pour autant le mal est déjà fait, qui obérera non pas cette conquête, que se fera dans les semaines qui viennent, mais la phase suivante de « stabilisation » dont pas le moindre mot n’a pour l’instant été évoqué, sans doute parce que personne n’en d’idée claire en la matière. La longue guerre a commencé par un choc et se poursuit en tâtonnant.
Palestinian News and Information Agency (Wafa) |
L’immense majorité des pertes civiles palestiniennes est le fait de la campagne de frappes aériennes lancée par les Israéliens depuis le 7 octobre, le reste venant de l’artillerie, ou plus marginalement des frappes de drones ou d’hélicoptères, voire désormais des forces terrestres. Or, il se trouve malheureusement qu’à la suite des nombreuses campagnes aériennes passées, et notamment au-dessus de Gaza, il est possible de faire des estimations des dégâts de celle qui est en cours.
On précise qu’on ne prend ici en compte que les campagnes n’utilisant que des munitions guidées et sans intention de toucher délibérément la population, ce qui restreint de fait l’analyse aux campagnes occidentales et israéliennes depuis 1999. Rappelons qu’une frappe, ou strike, est une attaque contre une cible précise et qu’elle peut impliquer l’emploi de plusieurs projectiles.
Reprenons juste ici les quatre dernières grandes campagnes sur Gaza, en tenant compte des différentes sources (l’ONG israélienne B’Tselem, AirWars, ONU, Centre palestinien pour les droits de l'homme et même le ministère de la santé palestinien).
2008 : 2 500 strikes. Entre 895 et 1417 morts de civils palestiniens.
2012 : 1 500 strikes - 68 à 105 morts. L'Office (UN) for the Coordination of the Humanitarian Affairs (OCHA) parle seul de 1400 civils.
2014 : 5 000 - 1 300 à 1 700 morts.
2021 : 1 500 strikes - 151-191 morts.
Dans les guerres de 2012 et 2021, où Israël n’emploie que la force aérienne, il faut donc environ 10 strikes pour tuer un civil. Ces deux guerres sont par ailleurs courtes, une dizaine de jours, ce qui signifie que les frappes s’effectuent surtout sur des cibles bien identifiées avec un plan de tir bien préparé (certitude sur l’identité de la cible, autorisation de tir, avertissement à la population). Avec le temps, lorsque le plan de ciblage est épuisé, les strikes s’effectuent de plus en plus sur des cibles d’opportunité, ce qui laisse moins de temps à la préparation et plus de place aux erreurs. Au passage, les résultats sur l’ennemi sont également moins efficaces surtout si les Israéliens n’ont pas eu l’initiative des opérations et le bénéfice de la surprise. Avec le temps, la proportion de frappes pouvant tuer des civils peut diminuer jusqu’à 5, voire moins, comme dans les derniers temps de la bataille de Mossoul où les troupes irakiennes n’avançaient plus que derrière un tapis de bombes.
Les deux autres guerres - 2008 et 2014 - ont été plus longues, moins « efficaces » dans les frappes aériennes, et les Israéliens y ont fait également beaucoup appel à l’artillerie, notamment pour appuyer les opérations terrestres. On dispose de moins de données pour déterminer les pertes civiles provoquées par l’artillerie. Si on prend l’exemple du siège de Sarajevo, plus de 300 000 obus ont tué au moins 3 000 civils en quatre ans et les snipers au moins 2 000 autres. On a donc un ratio de 100 obus (par ailleurs tirés avec grande précision à cette époque) pour tuer un habitant. De septembre 2005 à mai 2007, Tsahal a également, selon Human Right Watch, tiré 14 900 obus sur Gaza qui ont fait 59 morts, presque tous civils, soit environ 250 pour un.
J’ignore combien de dizaines de milliers d’obus israéliens ont été lancés durant les différentes campagnes, mais ils ont certainement contribué à tuer des centaines de civils en plus des frappes aériennes.
Qu’en est-il donc de la guerre actuelle ? Dans les campagnes précédentes, les Israéliens ont difficilement pu tenir une cadence de plus de 150 frappes aériennes par jour. En considérant le caractère exceptionnel de la période, on peut, par une grande libéralité, aller jusqu’à 300 par jour, soit désormais un total de plus de 7 000 strikes. En appliquant les pires barèmes (5 pour 1), cela donne 1 400 morts de civils. Tsahal ayant annoncé avoir touché 12 000 cibles, ce qui est impossible uniquement par des frappes aériennes, on peut donc considérer que la grande majorité des autres ont été traitées par l'artillerie et une petite minorité par hélicoptères ou drones. On ajoutera que ces frappes supplémentaires ont presqu'entièrement été effectuées dans la zone nord de la bande de Gaza, en partie évacuée. Elles ont probablement fait plusieurs centaines de morts, soit un total d'environ 2 000 civils et environ 1 500 combattants si on respecte les ratios des opérations précédentes.
En résumé, sauf à imaginer qu’Israël se moque de l'idée de proportionnalité des frappes, comme les Irakiens en demande et les Etats-Unis en acceptation dans la deuxième phase de la bataille de Mossoul (5 805 morts civils en six mois de 2017 selon Amnesty International) ou qu'il vise délibérément des civils, on ne voit pas comment on pourrait arriver à ce chiffre de 8 300 il y a quelques jours (plus de 9 000 aujourd'hui). Si par ailleurs Israël avait décidé, à la manière du Hamas, d'attaquer directement la population, avec 7 000 frappes aériennes le chiffre serait sans doute beaucoup plus important que 8 300.
Pour autant, même si chiffre de 2 000 morts civils minore largement celui du ministère de la santé contrôlé par le Hamas - et il faudra peut-être que les institutions et les médias prennent en compte que cet organisme ment tout en instrumentalisant la souffrance – c'est 2 000 de trop. Ce chiffre en soi est déjà énorme. Il est bien au delà de la campagne de frappes en Serbie en 1999, de celle des Américains en Afghanistan fin 2001 ou bien encore de celle d'Israël au Liban en 2006. La coalition anti-Daesh ne reconnaît par ailleurs que 1 437 morts civils pour 33 000 frappes en six ans en Irak-Syrie avec il est vrai des chiffres d'AirWars nettement plus élevés (8 000 à 13 000 confirmés ou probables, en majorité en 2017).
Pour ma part, je pense que ces grandes campagnes de frappes et l'emploi massif de la puissance de feu sont surtout un moyen d'éviter les pertes de ses soldats, mais en reportant le risque sur les civils. C'est comme bombarder pendant des semaines un immeuble où seraient réfugiés des terroristes pour éviter de prendre le risque de s'y engager. Dans un cas comme cela, même si ces terroristes ont commis des atrocités et même si vous savez que les habitants ne vous aiment pas, vous envoyez le GIGN pour éliminer les malfaisants. Gaza est comme cet immeuble. Pour éliminer autant que possible le Hamas, tout en respectant mieux le droit international, de faire moins souffrir la population et donc de recruter pour l'ennemi ou de soulever l'indignation internationale, il faut privilégier à tout prix l'emploi des forces de combat rapproché - l'infanterie en premier lieu - plutôt que la puissance de feu massive à distance qui, au passage n'a pour l'instant au mieux détruit que 10 à 20 % du potentiel ennemi.
Pour savoir comment il faudrait faire, il suffit de se demander ce que ferait Tsahal si la population de Gaza n'était pas palestinienne mais israélienne et contrôlée par une organisation étrangère de 20 000 terroristes. Il faut quand même rappeler qu’en droit international, toute population est sous la responsabilité d’un État. La population de Gaza, juridiquement toujours un territoire occupé, est donc également toujours sous la responsabilité d’Israël via l’administration de l’Autorité palestinienne (qui n’est pas un État). Le minimum minimorum aurait voulu qu’Israël aide cette dernière à conserver le contrôle de Gaza en 2007 face au Hamas. Cela n’a pas été le cas, car l’occasion était trop belle d’empoisonner la cause palestinienne, mais c'est un autre sujet.
Modelage de la force
On parle beaucoup de la mobilisation des
réservistes, inédite depuis 1973, mais ce ne sont pas eux, à l’exception
des renforts individuels des brigades d’active, qui porteront l’assaut sur
Gaza. Les brigades de réserve servent surtout à tenir les autres fronts, tout en contribuant à dissuader d’autres adversaires potentiels. Certaines brigades interviendront sans
doute à Gaza, peut-être en 2e échelon des brigades d’active afin de tenir le terrain conquis ou lorsqu’il s’agira de
contrôler la zone, une fois la conquête terminée.
L’attaque sera donc portée à Gaza, comme en 2006,
2008, 2009 et 2014, par les brigades d’active, qui, faut-il le rappeler, ne
sont pas professionnelles en Israël. Elles sont armées par des hommes (pas de
femmes dans les unités de combat) qui effectuent 32 mois de service et plus
pour certains cadres et spécialistes. C’est suffisant pour apprendre un métier,
mais insuffisant pour acquérir de l’expérience. La moyenne d’âge d’un bataillon
d’infanterie israélien doit être aux alentours de 21 ans, celle d’un régiment d’infanterie
en France est à peut-être 30 ans, sinon plus. Cela fait une énorme différence. Un
officier israélien me disait : « Ce que l’on vous envie, ce
sont vos vieux caporaux-chefs et sergents. Ils ne vont pas forcément défourailler
tous azimuts s’ils prennent des cailloux sur la tronche, alors que chez nous
cela arrive ». C’est une des raisons pour laquelle les Israéliens préfèrent
souvent utiliser les réservistes, plus pondérés, dans les missions de contrôle
en Cisjordanie. Cela a pour inconvénient de « désentrainer » les unités
de réserve, par ailleurs moins bien équipées que l’active, des missions de
combat à grande échelle et haute-intensité (GE-HI) mais permet en revanche aux
brigades d’active de s’y consacrer. Cela est par ailleurs nécessaire car cette
armée de très jeunes a de l’énergie mais pas de mémoire. Les derniers combats
GE-HI datent de 2014, à Gaza justement, et il n’y a plus aucun soldat et cadres
subalternes qui y a participé, au contraire de nombreux combattants du Hamas. D’où
la nécessité de s’entraîner et se réentraîner y compris dans les jours qui précèdent
une opération offensive.
Tsahal peut compter sur 4 brigades blindées (BB) en
comptant la 460e brigade « école » et 5 brigades d’infanterie
blindée (BI). Ce sont plutôt des brigades de petites dimensions (guère plus de
2000 hommes) et monochromes avec seulement des bataillons (3 parfois 4) d’infanterie
ou de chars de bataille. A la mobilisation, ces brigades sont complétées de
quelques réservistes (compter 2 jours), puis déplacées sur la zone d’action, ce
qui compte tenu du poids moyen énorme des véhicules de combat israéliens impose
l’emploi de rares porte-chars et donc là aussi quelques délais même si le pays
est petit.
Une fois réunies dans la zone d’action, les brigades
se reconfigurent en sous-groupements tactiques interarmes, en jargon militaire
français. En clair, elles forment des groupements tactiques (GT) de la taille d’une
compagnie avec 100 à 200 hommes sur environ une vingtaine de véhicules blindés,
avec un savant dosage de génie pour l’ouverture d’itinéraire et le déminage, de
chars de bataille Merkava IV pour le tir au canon et d’infanterie blindée,
autant que possible sur véhicules lourds Namer et Achzarit, ou sinon sur les plus vulnérables
M113. En fonction des missions, ces GT peuvent recevoir le renfort d’équipes de
guidage de tirs (artillerie, hélicoptères, drones et chasseurs-bombardiers), d’équipes
de génie spécial Yahalom et du bataillon cynophile Oketz, notamment pour le combat
souterrain. Ils peuvent recevoir aussi le renfort de sections de la 89e
brigade commando qui réunit les bataillons Duvdevan (popularisé par la série Fauda),
Maglan et Egoz, qui peuvent agir aussi en autonome, comme les unités « stratégiques »
Matkal (Terre), 13 (Marine), 669 et Shaldag (Air), avec cette difficulté de la
pénétration isolée dans l’espace urbain hostile de Gaza.
En résumé, Tsahal a réuni un échelon d’assaut environ 80-100 groupements tactiques de compositions diverses. Notons qu’alors que l’on décrit le rapport de forces Israel-Hamas de manière globale, avec notamment plus de 600 000 hommes et femmes côté Tsahal, cela ne fait au maximum que 20 000 soldats en premier échelon à l’assaut, soit à peu près autant que le nombre de combattants ennemis en face, une situation en fait habituelle dans le combat moderne. Le 3 hommes contre 1 décrit comme absolument nécessaire pour attaquer à un niveau tactique, disons jusqu'au niveau de la brigade, est un mythe. Ce qui est important n’est pas le nombre de soldats mais la masse et la précision de la puissance de feu en tir direct disponible ainsi que le niveau de compétence pour l'utiliser intelligemment. Plus le niveau tactique des unités de contact est élevé et plus le rapport de pertes est favorable et moins les civils sont touchés, ne serait-ce que parce que l'on ressent moins le besoin de compenser par l'appel à des appuis extérieurs destructeurs. Les pertes civiles ont commencé à monter en flèche lors de la bataille de Mossoul (2016-2017) lorsque l'excellente Division dorée irakienne, usée par les combats, a été remplacée par des unités de moindre niveau tactique et qui ont fait massivement appel aux frappes aériennes et à l'artillerie.
Bien entendu, cet échelon d’assaut est appuyé par
un puissant échelon d’artillerie, avec pour les seules trois brigades d’active
deux fois plus de pièces que l’armée française avec une mention spéciale pour
les mortiers, les plus utiles en combat urbain. Il y a également un échelon d’appui
volant drones et d’hélicoptères, qui avec la portée de leurs armes n’ont même
pas besoin de survoler Gaza pour prendre tout le territoire sous leur feu. Cet
échelon aérien à surtout pour fonction d’interdire les toits, les hauteurs des bâtiments
les plus élevés et parfois les grands axes à coups de missiles. Outre les
missions autonomes sur des cibles d’opportunité dans la profondeur, obusiers et
frappes aériennes servent à encager les zones 100 à 200 mètres au moins devant
les troupes d’assaut. C’est une arme puissante mais à manier avec précaution,
une seule erreur de frappe pouvant provoquer une catastrophe sur un groupement
tactique en tir fratricide mais aussi
bien sûr sur la population.
Bien entendu également, en arrière des brigades d’assaut
et d’artillerie, on trouve les « montagnes de fer » de la logistique
avec tout ce qu’il faut pour alimenter la bataille pendant des semaines, avec
cette difficulté de l’acheminement ou du repli, des blessés en particulier, en
zone très hostile. Petit aparté : l’armée israélienne s’était organisée en
bases de soutien zonales en 2006, ce qui c’était avéré catastrophique dans la
guerre contre le Hezbollah, plus personne ne sachant qui soutenait qui dès lors
que l’opération avait pris une certaine ampleur. Ils se sont réorganisés depuis
de manière plus classique, c’est-à-dire organiquement, et plus intelligente.
Phalanges et essaims
Un petit mot de la défense. On parle donc de 30 000
combattants pour le Hamas et les groupes alliés. On peut logiquement estimer à
20-25 000 le nombre de réels fantassins dans le lot, dont au moins 7 000
professionnels (beaucoup ont été perdus dans l’attaque du 7 octobre) et environ
15 000 « réservistes » miliciens. Ils sont plutôt bien équipés sur
le modèle classique léger AK-RPG (7 et 29), avec un nombre inconnu de pièces
collectives modernes : fusils de snipers lourds à grande portée, postes de
tir de missiles et, surtout, mitrailleuses lourdes et canons-mitrailleurs de 23
mm.
Avec 25 000 fantassins pour défendre une
frontière de 65 km, on a une densité de 300 à 400 hommes par km2 de
frontière, ce qui est assez peu. La défense est donc zonale. Le secteur est
découpé en six secteurs de brigade et eux-mêmes en quartiers de défense. Normalement
un quartier de défense bien organisé est découpé en quatre espaces : les zones
piégées et vides, les grands axes bourrés d’obstacles et de mines et dans l’axe
de tirs d’armes à longue portée et de mortiers de 60 mm, des espaces de tir individuel
dans les hauteurs –tireurs RPG pour tirer sur les toits des véhicules en haut,
snipers un peu plus bas pour des tirs plus rasants et enfin des espaces de manœuvre.
Ces espaces de manœuvre sont occupés par des sections de 10 à 30 hommes qui
vont s’efforcer d’harceler autant qu’ils peuvent les Israéliens avant leur
abordage des zones urbanisées avec des tirs lointains s’ils en ont les moyens,
puis à l’intérieur des blocs en trois dimensions avec des caches, des passages
à travers les murs ou les tunnels. On peut même des combattants-kamikazes
isolés et cachés qui attendront, peut-être pendant des jours, de pouvoir attaquer
des soldats israéliens. Tout cela, c’est un peu l’organisation optimale, à la
manière de ce que faisaient les rebelles à Falloujah en Irak ou novembre 2003
(moins bien équipés que le Hamas) ou le Hezbollah à Bint Jbeil en juillet 2006,
sans parler des combats de l’État islamique dans les villes d’Irak et de Syrie.
Point particulier : avoir quelques centaines
de combattants par km2 dans des espaces d’une densité de plusieurs milliers
d’habitants (9000 à Gaza-Ville) implique que, même si une grande partie des habitants
ont fui, la plupart des gens que les soldats israéliens vont rencontrer dans leur
espace de combat seront des civils totalement innocents ou sympathisants du Hamas
ou encore des combattants masqués. C’est après les murs, le deuxième bouclier des
combattants du Hamas, peut-être encore plus contraignant pour les Israéliens
que le premier. À cet égard, si les choses sont bien faites, Tsahal devrait
avoir prévu dans ses plans la manière dont elle va gérer, en fait aider, immédiatement
cette population dans les zones conquises.
Le combat qui s’annonce sera donc, comme dans les
expériences précédentes à Gaza et à plus grande échelle, ou dans les combats
similaires à Nadjaf et Falloujah en Irak en 2004, un combat de phalanges contre
des essaims. Seule l’expérience du siège de Sadr-City à Bagdad en 2008 pourrait
constituer un autre modèle, à condition pour les Israéliens de vouloir in
fine négocier et accepter la survie du Hamas, ce qui semble peu probable.
Pour l’instant Tsahal utilise ses groupements
tactiques pour mener des raids aux abords. Le but est d’abord de tester l’ennemi,
évaluer ses défenses et provoquer des tirs afin de détruire leurs auteurs,
notamment les équipes de tir de missiles antichars. Secondairement, on prépare
des itinéraires pour des engagements ultérieurs et on continue à poursuivre l’entraînement
des troupes. On peut continuer ainsi un certain temps. Si les Israéliens ne
font que cela, on sera effectivement sur le mode Sadr City ou même celui de la « tonte
de gazon » des guerres précédentes contre le Hamas. Il n’est évidemment
pas possible de casser le Hamas de cette façon, ce qui est le but stratégique
affiché. Deuxième difficulté, Israël ne peut être en situation de mobilisation totale
très longtemps car le pays est paralysé pendant ce temps. Le créneau GE-HI maximum
est dont d’environ deux mois. Après il faudra passer à moyenne ou faible ampleur
et faible intensité, au moins au sol, pour pouvoir durer à la manière de la guerre
d’usure contre l’Égypte en 1969-1970, en espérant que cela ne débouche pas sur
une extension du conflit (la guerre d’usure s’est terminée par une petite guerre
entre Israël et l’URSS).
À un moment donné, peut-être après avoir eu la certitude qu’il n’y aura pas d’extension du conflit et peut-être épuisé toutes les possibilités de libération rapides d’otages, il faudra sans aucun doute lancer les 80 phalanges à l’assaut. Dans les guerres 1956 et 1967, les conquêtes de Gaza n’avaient pris qu’une journée face aux forces égyptiennes et à la division palestinienne. Cette fois, il faudra des jours et des semaines, mais sauf énorme surprise comme en juillet-août 2006 face au Hezbollah, les phalanges atteindront la mer. Ce sera néanmoins coûteux. Les combats similaires en 2014, limités à 3 kilomètres de la bordure et à une durée de trois semaines, avaient fait 66 morts parmi les soldats de Tsahal. Le « devis du sang » qui a dû être présenté par l’état-major à l’exécutif politique pour cette nouvelle opération doit être beaucoup plus élevé.
Invité à débattre face au médiatique fondateur de Doctissimo et spécialiste en intelligence artificielle Laurent Alexandre ce dimanche 10 septembre sur CNews, dans la deuxième partie de l’émission Les Visiteurs du soir, animée par Frédéric Taddéi, le tout aussi médiatique philosophe normand Michel Onfray y est allé d’une de ses saillies habituelles sur le libéralisme :
"Je préfère le libéralisme au goulag!"
Merci à @dr_l_alexandre d'avoir dénoncé le délire anti-libéral ânonné par Onfray qui juge le libéralisme "pire que le communisme" (!) et rappelé les progrès faits par l'humanité en termes de niveaux de vie grâce au libéralisme. pic.twitter.com/s8bhqIOfLF— Jean Louis (@JL7508) September 11, 2023
« Je trouve qu’il y a pire idéologie encore que le communisme, c’est le libéralisme. C’est sidérant comme cette idéologique peut faire des malheurs. On nous dit main invisible. Depuis le XVIIe siècle, c’est une idéologie déiste du XVIIIe siècle, la main invisible ! La main invisible ! Laissez-faire ! Laissez passer, et il y aura une espèce d’homéostasie de la société et de l’économie et tout se passera bien. Ça ne se passe pas bien ! La leçon – la leçon du réel et pas de l’idéologie – c’est que le libéralisme ne produit pas la richesse de tout le monde. Ça produit la richesse de quelques-uns et la pauvreté de beaucoup. Ça provoque la paupérisation. Marx a fait une analyse formidable sur ce sujet-là ».
Depuis vingt ans, Michel Onfray nous a habitué à ses contresens sur la pensée libérale. Cette dernière intervention est l’occasion de remettre, une nouvelle fois, l’église au centre du village.
Reprenons tout d’abord chaque point de son argumentation formulée sur CNews.
En premier lieu, Michel Onfray évoque la main invisible, qu’il voit comme l’émergence d’une pensée déiste, que l’antithéiste – athéiste militant – qu’il est vomit donc naturellement. Selon Onfray, ce concept serait un culte, imposant religieusement l’absence d’action sur la société pour qu’elle s’organise seule.
Si Onfray a raison sur ce dernier point, il s’agit d’un concept pourtant mineur dans l’œuvre de son auteur, Adam Smith. Il se trompe en en faisant implicitement l’origine de la pensée libérale qu’il dénonce, puisqu’il faut remonter cinq siècles avant Jésus Christ, au fin fond de la Chine, pour voir la première trace de libéralisme selon Murray Rothbard, et du concept de non-agir, qui donnera ensuite le laissez-faire, la main invisible et l’ordre spontané.
La notion de main invisible a été popularisée par l’œuvre majeure d’Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, parue en 1776, ouvrage fondateur de la théorie classique. Cette analyse scientifique de la prospérité de plusieurs grandes puissances de l’époque montre que la clef d’une économie florissante est la liberté pour les habitants de travailler et d’échanger.
Onfray explique ensuite que le réel démontrerait que le libéralisme ne produit pas la richesse de tous, mais uniquement celle de quelques-uns au détriment du plus grand nombre qui verrait son niveau de vie diminuer.
S’agissant de la richesse de manière générale, qui se mesure par le PIB, le libre échange est un des principaux facteurs de sa croissance.
Le libre échange suppose la libre circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes ainsi que leur libre concurrence. Mettons de côté le fait qu’un système fondé sur des accords internationaux étatiques comme l’est l’OMC n’est par définition pas réellement libre, et donc ne saurait produire ses pleins effets.
Lorsqu’on met en parallèle l’indice de liberté économique et le PIB par habitant, on remarque une corrélation, et donc un lien solide, entre niveau de liberté et de prospérité économique.
On note ainsi que les pays avec un PIB par habitant élevé ont également un très fort indice de liberté économique. La présence, en haut des deux classements, de la Suisse, de l’Australie, du Canada ou encore du Royaume-Uni confirme ce lien. Les pays les plus élevés dans les deux classements sont ainsi Hong Kong et Singapour.
Cette corrélation est confirmée par le Cato Institute. Ce dernier note que, même en considérant le PIB comme limité, et en lui préférant celui du bien-être général, la liberté en est un des principaux facteurs, car elle favorise la collaboration, et donc la solidarité réelle.
Ce n’est donc pas pour rien si le libre-échange réduit également, contrairement à ce qu’allègue Michel Onfray, les inégalités de revenus.
Les inégalités sont quantifiées par le coefficient de Gini.
En mettant encore une fois ce coefficient en parallèle avec l’indice de liberté économique, on constate que plus un pays dispose d’un coefficient élevé, et donc de fortes inégalités, et plus la liberté économique y est faible. On retrouve dans ce cas les pays d’Afrique : Eswatini, Suriname, Zambie et Namibie.
À l’inverse, la Corée du Sud et le Japon ont à la fois de faibles inégalités et des indices de liberté économique élevés.
Malgré cela, il existe évidemment des exceptions.
Les États-Unis et ses principaux antagonistes géopolitiques, la Russie et la Chine, ont de forts PIB, mais des indices de liberté économiques faibles par rapport à d’autres pays comparables, situation sans doute liée à leur statut international compensant leur communisme et leur capitalisme de connivence par une forme de prédation économique. Des causes qui expliquent également le niveau d’inégalité des États-Unis.
Il en est de même pour les inégalités. Avec de fortes inégalités malgré un indice de liberté économique certes plus faible que certains pays similaires, mais restant élevés, les États-Unis constituent, semble-t-il, une exception notable.
Ce pays serait ainsi le pays développé le plus inégalitaire, malgré l’existence d’un débat sur la méthodologie des études sur le sujet, débat rapporté dans ces colonnes par l’historien et sociologue allemand Rainer Zitelmann en janvier dernier.
C’est l’occasion de nuancer ces résultats. D’autres facteurs économiques, sociaux et politiques, tels que la gouvernance, la réglementation et les politiques économiques, jouent également un rôle important dans la détermination de la prospérité économique d’un pays.
Cependant, les faits, et leur outil de mesure le plus fiable que nous connaissons aujourd’hui, à savoir les statistiques, montrent bien que le libre-échange est un facteur d’enrichissement économique et d’égalité, voire, pour ceux qui auraient encore des doutes, qui ne provoque au moins ni paupérisation ni accroissement des inégalités.
En résumé, le PIB étant l’unité de mesure de la richesse et le coefficient de Gini celui de l’égalité, le libre-échange est un des principaux facteurs de production de richesse, mais aussi de sa répartition égalitaire ou équitable dans une population.
Face à cela, Laurent Alexandre, en bon énarque, n’en a pas été moins gratiné, puisqu’il a purement et simplement suggéré le remboursement par la sécurité sociale des technologies d’augmentation du cerveau humain, et l’interdiction pour les individus aisés de bénéficier de cette technologie.
Il a néanmoins évoqué la montée du niveau général de vie des plus pauvres, la fin des famines, l’accès à Internet pour 5 milliards de personnes, et la diminution générale des inégalités d’accès à la culture.
Et si Michel Onfray, en bon libertaire admirateur de Proudhon et Camus, dit rejeter tout autant le communisme, sa critique du libéralisme nécessite encore du travail.
By Michel Chossudovsky “The term “environmental modification techniques” refers to any technique for changing – through the deliberate manipulation of natural processes – the dynamics,...
Weather Warfare: “Beware the US Military’s Experiments with Climatic Warfare”
Les
choses évoluent avec l’implantation au nord du Mali au début des années 2000
des Algériens du Groupe
salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), qui devient
Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) en 2007 et organise des attaques contre les
pays voisins et les intérêts français dans la région, en particulier par des prises
d’otages.
La
réponse française est d’abord discrète, misant sur l’action clandestine de la
DGSE et du Commandement des opérations spéciales (COS) qui installe la force Sabre
près de Ouagadougou en 2009. Cet engagement s’inscrit dans un « plan
Sahel » où il s’agit d’aider
les armées locales à lutter contre les groupes djihadistes et à intervenir pour
tenter de libérer les otages. Le plan Sahel a peu d’impact, sauf en Mauritanie
où le président Aziz, restructure efficacement son armée et développe une
stratégie intelligente de lutte contre les djihadistes. Le Mali néglige la
proposition française, alors que le nord du pays est devenu une zone franche
pour toutes les rébellions.
La
situation prend une nouvelle tournure fin 2011 avec la montée en puissance
au Mali du mouvement touareg, avec la formation du Mouvement national de libération
de l’Azawad (MNLA) renforcé par le retour de combattants de Libye, mais aussi
la formation de nouveaux groupes djihadistes comme Ansar Dine d’Iyad Ag Ghali, et
le Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO, futur
Al-Mourabitoun). Début 2012, toutes ces organisations
s’emparent du nord du Mali avant de se déchirer entre MNLA et djihadistes.
Prétextant
l’inaction du gouvernement, un groupe de militaires maliens organise un coup
d’État en mars 2012. Commence alors une longue négociation pour rétablir
des institutions légitimes au Mali et leur autorité sur l’ensemble du pays. La
France saisit l’occasion pour se placer dans la région en soutenant l’idée
d’une force interafricaine de 3 300 hommes
et d’une mission européenne de formation militaire (European Union Training
Mission, EUTM) destinée à reconstituer l’armée malienne. La France annonce
qu’elle appuiera toutes ces initiatives, mais sans engagement militaire direct
(« La France, pour des raisons évidentes, ne peut être en première ligne » Laurent Fabius, 12 juillet 2012).
L’attaque
djihadiste de janvier 2013 prend tout le monde de court. On redécouvre alors que
la France est toujours la seule « force de réaction rapide » de
la région. À la demande du gouvernement malien, le président Hollande décide
d’engager des bataillons au combat, une première en Afrique depuis 1979. Avec
une mission claire et l’acceptation politique du risque, l’opération Serval
est alors logiquement un succès. En deux mois, et pour la perte de six soldats
français, nous éliminons 400 combattants, libérons toutes les villes du
nord et détruisons les bases. Les trois organisations djihadistes sont
neutralisées jusqu’en 2015. Dans la foulée, des élections présidentielles
et législatives sont organisées, tandis qu’EUTM et la Mission
multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali
(MINUSMA), qui remplace et absorbe la force interafricaine, sont mises en place.
On
aurait pu alors retirer nos forces et revenir à la situation antérieure. On
décide de rester militairement au Mali, au cœur de nombreux problèmes non
résolus, dans un pays parmi les plus sensibles à son indépendance et avec déjà
l’accusation de partialité vis-à-vis des Touaregs.
La
nouvelle mission des forces françaises est de « contenir l’activité des “groupes armés terroristes (GAT)” à un niveau de menace faible jusqu’à ce que
les forces armées locales puissent assurer elles-mêmes cette mission dans le
cadre d’une autorité restaurée des États ».
L’équation
militaire française consiste donc en une course de vitesse entre l’érosion prévisible
du soutien des opinions publiques française et régionales à l’engagement
français et l’augmentation rapide des capacités des forces de sécurité locales.
Pour contenir un ennemi désormais clandestin, il
n’y a que deux méthodes possibles : la recherche et la destruction des
bandes ennemies par des raids et des frappes ou l’accompagnement des troupes
locales au combat pour les aider à contrôler le terrain.
On
choisit la première méthode qui paraît moins risquée et plus adaptée à nos
moyens matériels et nos faibles effectifs. Nous cherchons donc à éliminer le
plus possible de combattants ennemis. Cette approche ne fonctionne cependant que
si on élimine suffisamment de combattants pour écraser l’organisation ennemie
et l’empêcher de capitaliser sur son expérience. En dessous d’un certain seuil
en revanche, l’ennemi tend au contraire à progresser. Jusqu’en 2020, nos pertes
sont faibles (un mort tous les quatre mois, souvent par accident) mais nous
n’exerçons pas assez de pression, car nos forces, qui mènent alors simultanément
quatre opérations majeures (Sangaris en Centrafrique jusqu’en 2016, Chammal
en Irak-Syrie et Sentinelle en France en plus de Barkhane) sont
insuffisantes pour cela.
Le
problème majeur de l’équation militaire reste cependant que l’absence de « relève »
locale. Malgré des moyens considérables, la MINUSMA est incapable de faire
autre chose que se défendre et n’a donc aucun impact sur la situation
sécuritaire. Les Forces armées maliennes (FAMa) évoluent peu depuis 2014 malgré
la mission EUTM car personne ne touche vraiment à la faiblesse structurelle,
pour ne pas dire la corruption, de leur infrastructure administrative. Il ne
sert à rien de former des soldats, s’ils ne sont pas payés et équipés
correctement. La Force commune du G5-Sahel créée en 2017 et qui s’efforce de
coordonner l’action des armées locales autour des frontières, mène par ailleurs
très peu d’opérations.
Dans
ces conditions, et compte tenu par ailleurs de l’incapacité des États, à l’exception
de la Mauritanie, à assurer leur mission d’administration, de sécurité et de
justice, malgré toutes les promesses de l’aide civile internationale, les organisations
djihadistes ou autres s’implantent dans les zones rurales, par la peur mais
aussi par une offre alternative d’administration. L’aide humanitaire n’y change
rien.
Malgré les accords d’Alger de 2015, le conflit
du nord Mali contre les séparatistes touaregs reste gelé. De nouvelles
organisations djihadistes apparaissent sur de nouveaux espaces comme le Front
de libération du Macina (FLM) actif au centre du Mali, qui finit par s’associer
aux groupes historiques pour former en 2017 le Rassemblement pour la victoire
de l’islam
et des musulmans (RVIM ou Groupe de Soutien IM). On voit apparaître également
l’État islamique au Grand Sahara (EIGS) dont l’action s’étend dans la zone des
« trois
frontières »
entre le Mali, Niger et Burkina Faso. Par contrecoup, on voit également se
multiplier des
milices d’autodéfense nourries par les tensions socioethniques croissantes.
L’année 2019 est une année noire. La
violence contre la population double par rapport à l’année précédente. Les
armées locales subissent des coups très forts et sont au bord de
l’effondrement. Dans le même temps, l’image de la France se dégrade. Elle se
trouve accusée simultanément de protéger les séparatistes de l’Azawad, de
soutenir des gouvernements corrompus et surtout d’être impuissante à contenir
le développement des djihadistes malgré tous ses armements modernes.
La France attend finalement la mort de
13 soldats français (accident d’hélicoptères) le 25 novembre 2019
pour vraiment réagir. Le sommet international de Pau en janvier 2020 conclut
qu’il faut augmenter les moyens (600 soldats de plus, drones armés) et
l’activité de Barkhane.
On annonce la mise en place de
la Task Force Takuba composée
d’équipes de conseillers issues des forces spéciales européennes. Avec ces nouveaux moyens et une plus
grande prise de risques (dix soldats français tués en 2020), Barkhane exerce une pression beaucoup
plus forte qu’auparavant sur l’ennemi. Abdelmalek Droukdel, leader d’AQMI est
tué en juin 2020. On s’approche de la neutralisation de l’EIGS et peut-être
aussi d’AQMI. Le discours du RVIM change, expliquant que leur combat est local
et qu’il n’est pas question d’attaquer en Europe.
On ne sait pas exploiter politiquement cette
nouvelle victoire, alors que l’on sait qu’il n’est plus possible de continuer
très longtemps Barkhane à un tel coût humain et financier (un milliard
d’euros par an). Il faut à ce moment-là faire évoluer l’opération pour la
rendre plus durable. On tarde trop. L’idée de remplacer les bataillons français
par Takuba est bonne, mais réalisée en coalition européenne sa
constitution prend des années et son objectif n’est pas très clair pour les
Maliens (aide véritable ou opération intra- européenne ?).
Surtout,
cette évolution militaire s’effectue dans un cadre diplomatique rigide et
maladroit. Plusieurs chefs d’État, comme le président Kaboré (Burkina Faso) ont
critiqué « la forme et le contenu » du sommet de Pau, qui sonnait comme une
convocation autoritaire et qui selon lui « ont manqué de tact ».
Le gouvernement de Bamako est obligé de rappeler son ambassadeur à Paris en
février 2020 après des propos jugés offensants. Il se trouve au même moment
empêché de négocier avec certains groupes djihadistes locaux, jusqu’à ce que le
nouveau pouvoir installé par la force à Bamako en août 2020 passe outre et
négocie la libération de Soumaïla Cissé, et de la Française Sophie Pétronin,
contre la libération de 200 prisonniers. Le 3 janvier 2021, une frappe
aérienne française tue 22 hommes près d’un mariage au village de Bounty, au
centre du Mali. La France se défend, plutôt mal, en expliquant n’avoir frappé
que des combattants djihadistes mais ne fournit aucun élément enrayant la
rumeur d’un massacre de civils. La junte malienne s’appuie alors sur un fort
sentiment nationaliste dans la rue bamakoise, par ailleurs bien alimentée par
la propagande russe, qui rend la France responsable de tous les maux du pays.
La décision de transformation de l’opération Barkhane est finalement annoncée le 10 juin 2021 par le président de la République. Il aurait sans doute été préférable de le faire en février à l’issue du sommet de N’Djamena, et elle est mal présentée. Tout le monde interprète la « fin de Barkhane » (alors qu’il aurait fallu parler de transformation) comme une décision unilatérale en représailles au nouveau coup d’État à Bamako en mai 2021et la prise du pouvoir définitive par le colonel Goïta. Le Premier ministre Maïga se plaint alors à la tribune des Nations-Unies d’être placé devant le fait accompli sans concertation, parle alors d’« abandon en plein vol » et de son intention de faire appel à d’autres partenaires, c’est-à-dire la Russie, ce qui suscite une nouvelle crise.
En
décembre 2021, arrivent à Bamako les premiers membres de la société militaire
privée Wagner, bras armé de l’ensemble économico-militaro-propagandiste de
l’homme d’affaires Evgueni Prigojine au service discret de la Russie. Ils
seront un millier quelques mois plus tard, payés à grands frais par la junte
malienne pour remplacer l’aide des soldats français d’abord puis des pays
européens des différentes organisations militaires internationales. Après
plusieurs échanges aigres, l’ambassadeur de France est renvoyé fin janvier 2022
et le gouvernement malien impose des restrictions d’emploi aux forces
européennes sur le territoire du pays. Il est alors décidé le 17 février de
mettre fin à Takuba et de retirer les forces de Barkhane du
territoire malien.
Les
soldats de la société Wagner remplacent les Français au fur et à mesure de leur
dégagement. En avril, le départ des Français de Gossi s’accompagne de la
« découverte » par les FAMa d’un charnier à proximité de la base.
Cette tentative de manipulation est rapidement éventée par la diffusion des
images du drone qui montrent en réalité des hommes de Wagner qui mettent en
place ce faux charnier. Barkhane quitte Ménaka en juin et Gao en août.
Le 15 de ce mois marque ainsi la fin de la présence militaire française au Mali
après neuf ans. Le même jour, le ministre malien des Affaires étrangères accuse
la France de soutenir les groupes terroristes et demande une réunion d’urgence
du Conseil de sécurité des Nations-Unies.
Tandis
que le gouvernement de transition malien s’enfonce dans le ridicule, le RVIM
prend le contrôle d’une grande partie du territoire peut-être plus freiné par
sa guerre contre EIGS que par l’action des FAMa et de Wagner qui s’illustrent
beaucoup plus par leurs exactions que par leurs succès. A la fin du mois de
mars 2022, à la recherche d’Amadou Koufa, le leader de la Katiba Macina,
soldats maliens et mercenaires russes massacrent des centaines de personnes –
peut-être jusqu’à 600 – dans la ville de Moura au centre du pays. C’est le plus
épouvantable massacre de toute cette guerre au Sahel en 2012, mais ce n’est pas
le seul. La MINUSMA, qui a aussi pour mission de documenter les exactions, est priée
de quitter le pays. Pour autant malgré la désastreuse et coûteuse évidence de
l’inefficacité du soutien russe, le « modèle malien » fait des
émules. En réalité, les choses avaient déjà commencé en République
centrafricaine après le départ de l’opération française Sangaris en 2016
et la double accusation contradictoire d’abandon et de trop grande présence.
Comme
c’était prévisible, la force des Nations-Unies MINUSCA et la mission de
formation EUTM-RCA n’ont pas suffi à assurer la sécurité du pays. Le président
Faustin-Archange Touadéra fait alors appel au groupe Prigojine en 2018
pour assurer son contrôle du pouvoir au prix du pillage du pays par les Russes
et de nombreuses exactions des mercenaires de Wagner. Sur fond de grande
confrontation entre la Russie et les pays occidentaux en 2022, la RCA est
poussée ensuite dans une spirale nationaliste anti-européenne et
particulièrement anti-française. En juin 2022, la France annonce en réaction la
suspension de toute aide à la République centrafricaine.
Le
domino suivant est le Burkina Faso, victime d’un premier coup d’État en janvier
2022 qui renverse le président Kaboré, puis d’un deuxième le 30 septembre qui
s’appuie à son tour sur le nationalisme anti-français – alors que la France
n’est présente militairement que par le petit groupement de Forces spéciales Sabre
– et sa volonté de faire appel à la Russie, dont les drapeaux sont
opportunément présents dans les foules. Dès lors, les jours de la Task Force
Sabre au Burkina Faso sont comptés. Déjà d’autres manifestations
antifrançaises ont eu lieu au Niger à la fin de 2022.
Pendant
ce temps, le dispositif actif de Barkhane se réduit à deux pôles :
le commandement opérationnel et les capacités de transport aérien restent à
N’Djamena tandis que les capacités d’action sont à Niamey, où on trouve une
composante aérienne - six avions de combat, cinq drones Reaper, huit
hélicoptères – et terrestre avec un dernier groupement tactique, le GT3, qui
assure avec efficacité la même mission d’accompagnement que Takuba mais
auprès de l’armée nigérienne. L’ensemble représente 3 000 soldats le 9
novembre, lorsque le président Macron annonce officiellement la fin de
l’opération Barkhane et son remplacement par des actions effectuées dans
le cadre d’accords bilatéraux.
La
guerre française au Sahel, commencée triomphalement en 2013, s’estompe donc
progressivement et sans bruit. L’opération Serval en 2013, par son
adéquation entre des objectifs limités, les moyens engagés et les méthodes
utilisées, a été un grand succès. Pour des raisons inverses – objectifs
irréalistes, moyens insuffisants, méthodes inadéquates – l’engagement suivant,
dont Barkhane ne représentait que la branche militaire, ne pouvait
réussir. En admettant même que l’on parvienne à faire travailler ensemble de
manière cohérente ses acteurs, l’approche dite « 3D » pour
diplomatie, défense et développement, restera toujours une ingénierie sociomilitaire
en superficie d’une réalité complexe. Rien de solide ne peut tenir très
longtemps de cette approche tant qu’elle reste adossée à des gouvernements et
administrations aussi inefficaces que corrompus. Tant que les États ne seront
pas structurés pour remplir un tant soit peu leur rôle premier de sécurité et
de justice, le désordre régnera dans la région. Cette restructuration profonde
est une œuvre immense dont la motivation ne peut venir que des classes
politiques locales, et qui prendra beaucoup de temps. Dans ce contexte, le rôle
de la France ne peut se limiter qu’à celui d’offreur de services à la hauteur
de ce que savons bien faire, comme d’un point de vue militaire les
interventions directes d’urgence ou au contraire des accompagnements sur la
longue durée, mais sans avoir la prétention de modeler soi-même un
environnement qui non seulement nous échappe mais nous rejettera si nous sommes
trop visiblement présents.
Dans
le même temps, cet échec annoncé au Sahel depuis 2014 est-il si grave pour la
France ? La menace terroriste – le principal argument de l’engagement au
Mali - semble maîtrisée sur le sol français, où la dernière attaque remonte au
mois d’avril 2021, et les troubles locaux au Sahel restent justement locaux et
ne débordent encore que de manière rampante hors du Mali et du Burkina Faso.
D’une certaine façon, la situation aurait été sans doute la même, si les forces
françaises s’étaient retirées dès la fin de l’opération Serval pour se
replacer à nouveau en réserve d’intervention. On y aurait évité des pertes
humaines, et on serait toujours dans un rôle sympathique de
« pompier » plutôt que de partenaire condescendant et encombrant.
Les années 1990 voient un certain nombre d’États
africains s’affaiblir d’un coup sous le triple effet du départ des sponsors
étrangers, de l’imposition d’un désendettement public massif par les
institutions financières internationales et du multipartisme forcé. En
attendant des effets positifs à long terme, ces politiques ont d’abord pour
effet d'aggraver une crise profonde des administrations et des services
publics, tandis que les nombreux partis politiques qui se forment sans aucune
pratique de la vie démocratique commencent souvent par se constituer des
milices armées. Les élections deviennent souvent des batailles électorales au
sens premier. Beaucoup de ces États, aux armées affaiblies, se voient assaillis
et contestés par des dizaines, voire des centaines, de groupes armés irréguliers,
seigneurs de guerre, bandes criminelles, forces d’autodéfense, etc. parfois
soutenus par les États voisins rivaux. On voit ainsi du golfe de Guinée à la
Somalie en passant par l’Afrique centrale, se former des « complexes conflictuels » régionaux englobant
pendant des années plusieurs États et des organisations armées irrégulières
dans une mosaïque compliquée de rivalités violentes. On est loin du monde
apaisé libéral-démocratique décrit par les thuriféraires de mondialisation.
L’Afrique subsaharienne
devient le lieu principal et presque unique après l’échec en ex-Yougoslavie des
opérations de maintien de la paix des Nations-Unies, en conjonction avec la
tentative de mettre en place une structure africaine de résolution des conflits
sous l’égide de l’Organisation de l’unité africaine, Union africaine (UA) en
2002. À côté des missions de paix onusiennes, les « MI », on voit
donc se former aussi des forces régionales, les « FO », qui tentent
également gérer les complexes de conflits, avec moins de moyens et pas plus de bonheur.
La France reste le seul acteur militaire extérieur en Afrique subsaharienne
tout en y étant également le plus puissant. Sa position est forcément délicate au
sein de cette instabilité générale. Les opérations d’évacuation de
ressortissants se multiplient, au Zaïre, au Togo, au Congo-Brazzaville, en Guinée,
au Libéria, etc., mais le pire est de se retrouver au milieu du désordre sans
trop savoir quoi faire.
Après le Rwanda et le Zaïre,
devenu Congo en 1997, l’instabilité frappe la République centrafricaine où la France
est présente militairement depuis 1980. À
partir d’avril 1996, les mutineries se succèdent à Bangui. La France lance l’opération
Almandin afin de protéger ou évacuer les ressortissants, la présidence et
différents points sensibles. Almandin
connaît plusieurs phases d’accrochages avec les mutins, de mouvements de foule
et de répits, avec notamment l’assassinat de deux militaires français, jusqu’à
ce que le président Chirac et le Premier ministre Lionel Jospin se mettent
d’accord pour désengager les forces françaises d’un environnement aussi
instable. Au printemps 1998, les forces
françaises laissent la place à la première d’une longue liste de mission interafricaines
qui ne contrôlent en réalité pas grand-chose.
Quelques semaines avant le
départ de la dernière unité française, le conseil de Défense du 3 mars
1998, a décidé que selon le slogan « ni ingérence, in
indifférence » les forces françaises ne seraient désormais plus
engagées que dans le cadre d’opérations sous mandat et drapeau européen, les
missions EUFOR, ou en deuxième échelon de forces africaines régionales, que
l’on appuie avec le programme de Renforcement des capacités africaines de
maintien de la paix (RECAMP) français d’abord puis européen. Il n’est plus
question de guerre, avec engagement direct ou indirect de forces auprès
d’armées au combat, mais, dans l’esprit de l’époque, de « ramener la
violence vers le bas ».
Cela réussit parfois. En
juin 2003, à la suite d’une résolution du CSNU, l’Union européenne reçoit le
mandat de stabiliser la province d’Ituri dans l’est du Congo, en attendant le
renforcement de la Mission des Nations-Unies au Congo (MONUC). C’est une
première pour l’UE en Afrique qui s’appuie sur la France pour réaliser la
mission. À partir de la base d’Entebbe
en Ouganda, l’opération Artémis
déploie donc un GTIA et un groupement de Forces spéciales (GFS) français sur
l’aéroport à Bunia, soit un millier d’hommes dans une ville de 300 000 habitants. Il y a
de nombreux petits accrochages, mais la présence dissuasive française suffit
presque sans combat à faire cesser les violences et à protéger la population
jusqu’à de nouveaux bataillons de la MONUC mi-août. L’opération Artémis est un succès indéniable et elle
devient même une référence. L’Union européenne est donc capable de mener des
opérations de stabilisation en Afrique et il est possible de rétablir l’ordre
sans faire la guerre. On oublie cependant qu’il s’agit surtout d’une opération
militaire française, avec 70 % des effectifs totaux, et que le contingent
projeté a été suffisant en volume et surtout en capacité de dissuasion pour
établir la sécurité, dans une région de seulement 300 000 habitants.
Les missions européennes
qui suivent, baptisées EUFOR (European Union Force), sont moins impressionnantes. Lourdes, longues à
monter et coûteuses pour un effet limité, au mieux une présence dissuasive,
comme lors des élections au Congo en 2006 ou au Tchad en 2008. Cette dernière
opération, baptisé EUFOR Tchad/RCA, est assez typique. Les exactions ont débuté
au Darfour soudanais en 2003, la décision européenne d’agir est prise en
octobre 2007, l’opération est décidée Conseil de l’Europe en janvier 2008 et la
force n’est opérationnelle qu’en mars 2008, le temps de réunir 3 700 soldats de
26 pays différents et de laisser passer les combats de février au Tchad
entre le président Idriss Déby et ses opposants. L’EUFOR est constituée de
trois bataillons multinationaux et d’un bataillon d’hélicoptères, dont un détachement
privé russe. EUFOR effectue beaucoup de patrouilles, mais ne combat pas, même
si un homme des Forces spéciales françaises est tué au cours d’une infiltration
au Soudan. Pour 800 millions d’euros, elle assure de loin la protection des
camps de réfugiés, qu’en réalité personne ne menace plus, au Tchad et en
République centrafricaine avant d’être remplacée au bout d’un an par une
mission des Nations-Unies tout aussi peu utile.
Entre-temps, la République
de Côte d’Ivoire (RCI) n’a pas été épargnée par les turbulences. Le leader
historique Félix Houphouët-Boigny meurt en 1993 et la dispute pour la succession
au pouvoir sur fond de crise économique vire en quelques années à la guerre
civile. Henri Konan Bédié, successeur immédiat d’Houphouët-Boigny n’hésite pas
à introduire le concept d’ « ivoirité » dans la loi afin
d’exclure de la citoyenneté par ce biais plusieurs rivaux à la future élection
présidentielle, tout en rejetant de la vie politique un quart de la
population, particulièrement celle à majorité musulmane du nord du pays. Henri
Bédié gagne ainsi sans concurrence l’élection présidentielle de 1995, avant d’être
renversé quatre ans plus tard par le coup d’État du général Guéï qui organise
de nouvelles élections. En octobre 2000, ces élections portent Laurent Gbagbo
au pouvoir, ce qui suscite la confrontation armée avec le général Guéï, jusqu’à
la victoire définitive de Gbagbo. Une nouvelle tentative de coup d’État le 19
décembre 2002 à Abidjan et dans les principales villes de Côte d’Ivoire donne le départ
d’une guerre civile. Le coup d’État échoue, mais les rebelles prennent le
contrôle de la moitié nord du pays, dont ils sont pour la plupart issus.
Au contraire du Rwanda, la
France a de nombreux ressortissants en Côte d’Ivoire, alors plus de 16 000
dont les 600 sociétés génèrent 30 % du PIB ivoirien. Elle ne peut se
désintéresser du sort de cet allié qui est apparu longtemps comme un modèle de
stabilité. L’opération Licorne est
déclenchée dès le 22 septembre avec le bataillon basé à Abidjan renforcé d’une
unité venue du Gabon. On ne veut plus appuyer le gouvernement en place et son
armée face à une rébellion mais on ne va pas non plus être accusé d’inaction à
côté de massacres, éternel dilemme entre l’accusation d’intrusion et celle de
non-assistance. On choisit donc d’abord de mener une opération humanitaire
armée afin de protéger et d’évacuer les ressortissants français et autres
étrangers menacés dans le nord du pays.
Pour le gouvernement
ivoirien, la rébellion est soutenue par l’étranger et il n’est pas question de
négocier avec elle, mais seulement de l’écraser. Il préférerait que la France
la soutienne dans ce sens et il invoque pour cela l’accord de défense d’août
1961. Non seulement la France refuse, mais, en accord avec les organisations
internationales, elle appuie l’idée d’une négociation, et donc de concessions à
la rébellion. L’opération d’évacuation de ressortissants devient alors une
opération d’interposition, un genre que l’on croyait disparu. A la fin de
l’année 2002, 2 500 soldats français sont dispersés sur une « ligne
de non franchissement » (puis « ligne de cessez-le-feu » et
enfin « zone de confiance ») de 600 km qui partage le pays en deux.
L’idée est alors de garantir pour un temps limité, le cessez-le-feu instauré le
17 octobre 2002, en attendant le relai d’une force régionale, la Mission de la Communauté économique en Côte d'Ivoire (MICECI)
ou « Ecoforce », formée par la CEDEAO.
Comme cela était prévisible,
cela ne se passe pas comme prévu. Le premier petit contingent interafricain de
1 200 hommes n’arrive qu’en mars 2003. Avant cela, fin novembre 2002, deux
groupes armés, le Mouvement populaire ivoirien du Grand Ouest (MPIGO) et le
Mouvement pour la justice et la paix (MJP) se sont ajoutés à la rébellion du
nord pour attaquer dans l’ouest du pays à partir de bases au Libéria. Les
forces armées nationales de Côte d’Ivoire (FANCI) sont incapables de les
refouler. En janvier 2003, devant l’absence d’évolution, la France impose un
sommet international à Linas-Marcoussis. Cet aveu d’échec de la concertation
africaine sonne comme un rappel à l’ordre de l’ancienne puissance coloniale. Il
en ressort un accord que Laurent Gbagbo n’a aucune intention de mettre en
œuvre. Les FANCI sont renforcées avec l’achat de nouveaux équipements et
l’engagement de mercenaires. De leur côté, les rebelles du nord forment le
Mouvement patriotique de la Côte d’Ivoire (MPCI) qui s’associe au MPIGO et au
MJP pour former les « Forces nouvelles ». La situation est gelée.
En février 2004, l’Opération
des Nations unies en Côte d'Ivoire (ONUCI) relève et englobe l’Ecoforce. Les
GTIA français ne sont pas intégrés dans l’ONUCI et restent placés en second
échelon sous commandement national. Les choses n’évoluent guère pour autant, il
y a toujours à l’époque plus de 4 000 soldats français formant trois GTIA placés
entre les différentes factions qui les accusent forcément de protéger l’autre
camp. Un quatrième GTIA est en réserve opérationnelle en mer, associé à
l’opération Corymbe de présence
navale dans le golfe de Guinée.
Il y a régulièrement des
accrochages entre factions, mais aussi contre ces Français qui gênent tout le
monde. En janvier et février 2004, le MJP et le MPIGO tentent des attaques
contre les forces françaises au sud-ouest du pays et se font refouler. Le 25 août
2003, une patrouille fluviale française est prise à partie au centre du pays sur la presqu’île de Sakassou et perd deux soldats tués. Les 7 et 8 juin 2004, une
compagnie française repousse une attaque rebelle à Gohitafla au centre du pays
et lui inflige une vingtaine de morts au prix de huit blessés. Le 6 novembre 2004, un avion d’attaque
Sukhoi Su-25 de l’armée de l’Air ivoirienne bombarde un cantonnement
français à Bouaké tuant neuf militaires français ainsi qu’un ressortissant
américain et en blessant 31. C’est l’occasion d’une mini-guerre avec l’État
ivoirien. Sur ordre du président Chirac, les six avions et hélicoptères de combat
ivoiriens sont détruits au sol sur les bases de Yamoussoukro et d’Abidjan. Le
gouvernement ivoirien utilise de son côté la désinformation et le mouvement des
Jeunes patriotes pour s’en prendre aux ressortissants français. Le GTIA Centre
est engagé d’urgence à Abidjan franchissant par combat les barrages des FANCI
sur 800 km et se retrouvant par la suite pendant plusieurs jours face aux
Jeunes patriotes dans la capitale, ce qui provoque plusieurs morts. Plus de 8 000 ressortissants
sont évacués dans des conditions très difficiles.
La situation se calme avec
le temps et le dispositif de Licorne
est progressivement allégé passant de plus de 5 200 hommes au début de
2005 à 1 800 en 2009, alors que dans le même temps Laurent Gbagbo prétexte
l’existence du conflit pour retarder l’élection présidentielle jusqu’en 2010.
Cette élection est l’occasion d’une nouvelle crise en décembre 2010, lorsque
Laurent Gbagbo en conteste les résultats et refuse de quitter le pouvoir. Les
combats éclatent entre ses partisans et les Forces républicaines de Côte
d’Ivoire (FRCI) regroupant les anciennes forces rebelles (Forces du nord) et
les forces ralliées au nouveau président, Alassane Ouattara. En avril 2011, la
force Licorne procède à l’évacuation
de 5000 ressortissants, mais surtout grand tournant, on décide à nouveau de
faire la guerre, en appuyant les FRCI jusqu’à l’arrestation de Laurent Gbagbo.
On parvient ainsi enfin à un résultat décisif et à la paix, presque neuf ans
après le début de l’interposition et 27 soldats français tombés.
Bien entendu lorsqu’il est mis fin officiellement à l’opération Licorne en janvier 2015, tout le monde se félicite de son succès, mais tout le monde pense aussi parmi les responsables militaires qu’il n’est plus question de recommencer.
On se laisse pourtant avoir
une nouvelle fois avec un nouvel appel au secours de la Centrafrique où depuis
la dissolution des EFAO en 1998, la situation n’a cessé d’empirer, malgré la
présence d’une succession de forces multinationales. En mars 2013, le groupement
de mouvements armés musulmans venant de l’Est et baptisé Seleka pénètre dans Bangui
et s’empare du pouvoir. Ses bandes plus ou moins autonomes ne tardent pas à
ravager la capitale et à s’opposer aux anti-balaka, les milices d’autodéfense
suscitées par le gouvernement précédent. La violence est alors partout et
commence même à déborder sur les pays voisins. Deux Français membres d’une ONG
sont assassinés. En septembre 2013, le nouveau président autoproclamé Michel
Djotodia se désolidarise de la Seleka, qu’il a contribué à créer, et fait à son
tour appel à la France.
François Hollande
décide cette fois d’intervenir, appuyé par un mandat du CSNU. Outre l’urgence humanitaire,
il s’agit surtout d’éviter que la Centrafrique ne se transforme définitivement
en zone de non-droit entraînant les pays voisins dans une grave
instabilité avec le risque de développement d’organisations islamistes
radicales. Là encore, la France est la seule à avoir la force militaire pour y
parvenir et la volonté de s’en servir. Cela ressemble à la situation qui
régnait au Mali début 2013 mais cette fois, on décide de ne pas faire la guerre,
en grande partie parce que la Seleka est alliée du président tchadien Idriss
Déby, que la France ménage. Puisqu’il n’y a pas d’ennemi désigné, ce sera donc
une opération de police, ou de « stabilisation » sur le modèle de
l’opération Artémis dix ans plus tôt,
et dans le cadre d’une force multinationale de maintien de la paix en
l’occurrence la Mission internationale de soutien à la Centrafrique sous
conduite africaine (MISCA) qui doit remplacer la Mission de consolidation de la
paix en République centrafricaine (MICOPAX) et un an avant la Mission
multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en
Centrafrique (MINUSCA).
Dans les faits, on
sait bien qu’il s’agira d’abord d’être en première ligne avec l’espoir que les
contingents africains viendront le plus vite possible nous épauler, puis nous
remplacer. Le problème de ce type d’opération de stabilisation est qu’il faut
compenser un emploi très maîtrisé de la force, réduit à la seule légitime
défense, par une présence dissuasive, autrement dit par du nombre. Et plus les
violences sont importantes et plus il faut du monde pour s’imposer à tout le
monde en même temps, de manière à éviter que les désarmés soit les victimes des
représailles de ceux qui ne le sont pas encore. Or, du fait des réductions
d’effectifs et des engagements déjà en cours, les forces françaises disponibles
sont limitées, à peine supérieures à celles de l’opération Artémis alors que Bangui est trois à quatre fois plus peuplée que
Bunia, sans parler du reste de la Centrafrique. Pour stabiliser la Bosnie et le
Kosovo nettement moins peuplés que la RCA, l’OTAN avait déployé 50 000 hommes. Cette
fois, on va engager initialement 1 600 soldats français aux côtés des
bataillons de la MISCA qui elle-même mettra de longs mois avant d’atteindre les
6 000 hommes prévus.
Cela aurait pu
suffire pour une opération de guerre, c’est forcément un peu faible pour une
opération de stabilisation. L’idée de manœuvre est de lancer l’opération juste après avoir reçu le
mandat du CSNU le 8 décembre. En réalité, les évènements surprennent tout
le monde. Le 5 décembre, ce sont les anti-balaka qui tentent un coup de
force à Bangui, échouent et subissent une contre-attaque violente de la Seleka.
L’opération baptisée Sangaris (un
papillon) est alors lancée prématurément. À l’issue d’un conseil de Défense,
François Hollande prononce un discours où il annonce une opération rapide. Le
ministre Le Drian parle d’au maximum six mois.
Du 5 au 8, les forces
françaises sur place ou arrivées en renfort du Tchad, de Côte d’Ivoire et du
Cameroun, occupent les points clés de Bangui puis commencent les opérations de contrôle
le lendemain. On avait cru que l’arrivée des troupes françaises provoquerait un
choc psychologique. Il n’est en rien, les forces françaises doivent faire face
à des manipulations de la foule et des attaques sporadiques des différentes
factions et deux soldats français, tout en essayant d’empêcher les exactions
intercommunautaires. Deux soldats français sont tués dès les premiers jours.
Pas d’enthousiasme non plus des pays européens, qui acceptent de fournir de l’aide
logistique et à constituer une mission de formation, mais pas à participer à la
stabilisation. La France doit donc se débrouiller seule avec ses 2 000 hommes
et trois GTIA, accompagnée de quelques bataillons africains.
Petit à petit, les forces
françaises et africaines, hors celles du Tchad qui sont invitées à quitter le
pays, parviennent à sécuriser Bangui pour s’implanter au-delà dans la partie
ouest du pays. C’est l’occasion de nouveaux combats, au sud à Grimari le
20 avril, dans le nord-ouest à Boguila le 5 mai 2014 ou encore à
Batanfago également au nord, les 4 et 5 août. À chaque fois, un petit
groupement français est attaqué par une bande de quelques dizaines à une
centaine de combattants anti-balaka au sud et Seleka au nord et à chaque fois,
la bande est détruite. Il y a près d’une centaine de combattants ennemis tués
dans ces seuls combats, pour aucun Français ou soldat de la MISCA. L’opération,
qui ne s’est pas déroulée aussi bien que prévu, n’est plus guère mise en avant.
Aussi l’opinion publique n’entend presque jamais parler de ces engagements violents,
au contraire des fausses accusations d’abus sexuels, classés sans suite par la
suite, un classique des intenses campagnes de désinformation de la région.
La force Sangaris est placée en deuxième échelon de la MINUSCA en juin 2015,
ce qui n’empêche pas la poursuite d’accrochages, puis désengagée
progressivement à partir de l’élection présidentielle et l’investiture de
Faustin-Archange Touadéra en mars 2016. L’opération se termine officiellement
en décembre de la même année. Il reste alors environ 250 soldats français
répartis dans la MINUSCA et EUTM RCA. Pour beaucoup des 15 000 soldats français qui y ont été
engagés, il s’agissait de la mission la plus difficile depuis vingt ans. Si
relativement peu d’entre eux, trois au total dont deux au combat, ont été tués
au regard des dangers encourus, le nombre de blessés, 120 au total, et
notamment de troubles psychologiques est particulièrement élevé. Grâce à eux,
les massacres intercommunautaires ont cessé, et c’est un résultat considérable,
mais là encore le problème de la faiblesse de l’État et des institutions n’a
pas été résolu et une grande partie du pays échappe à toute autorité.
Depuis 2016 plus personne ne
parle de mener à nouveau une grande opération de stabilisation quelque part, ce
qui n’était pas arrivé depuis la fin de la guerre froide. L’époque du Nouvel
ordre mondial du président Bush est bien révolue, tandis que la France est
alors pleinement engagée dans la lutte contre les organisations djihadistes sur
trois fronts : au Sahel, au Levant et même sur le territoire français.
C’est la version française de la guerre contre le terrorisme annoncée en 2001
par un autre président Bush.
A suivre.
À ce moment-là d’« État
voyou » en Afrique, la Libye de Kadhafi rentrant rapidement dans le rang
avant de subir la foudre, mais beaucoup de crises internes, provoquées entre
autres par la fin de l’aide des sponsors étrangers, la politique de démocratisation
forcée associée à des fins toujours délicates de longs règnes mais aussi la politique
imposée de désendettement public. La plupart des États africains s’affaiblissent
et certains s’effondrent dans de très violentes guerres civiles.
Au début des années 1990, la
première réponse à cette situation est l’opération humanitaire armée. C’est la
grande époque du « soldat de la paix », venant à la fois aider les populations
du monde en souffrance et geler les problèmes internes jusqu’à une paix négociée.
La première de ces grandes opérations de paix en Afrique intervient en Somalie
effondrée et chaotique. Le CSNU décide d’y lancer en avril 1992 une opération des Nations unies en Somalie (ONUSOM) afin de protéger l’aide humanitaire et de « faciliter la fin de la
guerre » entre les factions. Armée seulement de bonnes
intentions et sans effectifs, l’opération ne sert évidemment à rien. Elle est
relancée en décembre 1992 par les États-Unis qui demande la formation d’une
Force d’intervention unifiée (UNITAF) sous la direction des Nations-Unies mais
avec un commandement opérationnel autonome des dix-huit États y participant avec
l’autorisation d’employer « tous les moyens nécessaires », c’est-à-dire combattre.
La force principale de
l’UNITAF est constituée par les 25 000 soldats américains
de Restore Hope. La France, qui croit indispensable de participer aux affaires
du monde, fournit la « brigade type » des grandes opérations
extérieures : en l’occurrence 2 400 hommes venant de France, de Djibouti
ou de l’Océan indien pour prendre en charge avec trois bataillons et un détachement
d’hélicoptères la zone de Baïdoa au nord-est de Mogadiscio et la frontière avec
l’Éthiopie. Avec cette opération, baptisée
Oryx, on intervient pour la première fois en Afrique hors d’une ancienne
colonie et d’une manière nouvelle puisqu’il s’agit de rétablir la sécurité dans
une zone et d’y protéger l’action humanitaire. Le sort des populations s’améliore
incontestablement et les Français s’acquittent particulièrement bien de cette
mission, qui plaît alors énormément puisqu’ « on fait le bien » sans
prendre trop de risques (il n’y a qu’un seul blessé français).
Le problème est que cela ne résout en rien le problème politique de la lutte entre les principales factions, en particulier celle opposant président par intérim Ali Mahdi Mohamed et le général Mohamed Farah Aïdid, principal seigneur de la guerre du Sud somalien.
Le 26 mars 1993, une nouvelle opération, ONUSOM II, est créée en remplacement d’UNITAF
afin de poursuive la protection de l’aide humanitaire, mais aussi désormais de
désarmer les factions. Mais c’est à ce moment-là que les États-Unis réduisent
leur effort et se placent en réserve des bataillons de Casques bleus.
La France est toujours
présente avec Oryx II, soit 1 100
hommes avec un GTIA, et plusieurs bataillons multinationaux sous son commandement
(Maroc, Nigéria, Botswana) dans le sud-ouest du pays de l’Éthiopie jusqu’à
Kenya. Les choses les plus importantes se passent cependant à Mogadiscio où en
juin 1993 la situation dégénère en guerre ouverte entre l’ONUSUM II et le général
Aïdid. La France y engage pendant dix jours un sous-groupement interarmes de 200
hommes, avec cinquante véhicules dont onze blindés et quatre hélicoptères. Cet
engagement est l’occasion le 17 juin 1993 du combat le plus violent mené par
des forces françaises depuis 1979. Le sous-groupement français reçoit pour
mission de dégager un bataillon marocain encerclé par la foule et les miliciens
d’Aïdid. Après une journée de combats, les Français qui déplorent trois blessés
ont dégagé le bataillon marocain et éliminé une cinquantaine de miliciens d’Aïdid.
C’est un succès dont les Français
n’entendront jamais parler. C’est aussi pratiquement le seul de l’ONUSOM II
alors que les accrochages se multiplient. Les Américains, qui mènent en
parallèle leur propre guerre contre Aïdid perdent 18 soldats tués dans les combats
du 3 et 4 octobre 1993. Le président Clinton décide alors unilatéralement du
retrait américain. Sans l’appui des Américains, l’opération l’ONUSOM II s’effondre
et connaît la même fin piteuse que la Force multinationale de sécurité de Beyrouth
dix ans plus tôt. Les dernières forces françaises se replient de Somalie en
décembre 1993.
Cette fin peu glorieuse calme
les ardeurs. Lorsque se déclenchent en octobre 1993 les affrontements interethniques
au Burundi après l’assassinat du président Ndadaye, la communauté
internationale ne réagit pas malgré l’ampleur des massacres qui font entre
80 000 et 200 000 morts selon les estimations. Elle ne le fait non
plus lorsque les massacres d’encore plus grande ampleur se déclenchent au
Rwanda dès la mort cette fois du président Habyarimana et du nouveau président
burundais, Cyprien Ntaryamira, le 6 avril 1994, dans un avion abattu par deux
missiles antiaériens SA-16 au-dessus de Kigali. Le
lendemain deux sous-officiers français en assistance technique et une épouse
sont assassinés à Kigali. Les Hutus radicaux s’emparent du pouvoir et organisent
l’assassinat des modérés ainsi que le massacre systématique et déjà préparé de
la population tutsie. Le Front patriotique rwandais (FPR) lance de son côté une
nouvelle offensive qui s’avère cependant beaucoup plus lente que les
précédentes malgré l’absence des Français.
Ce chaos soudain désempare
la communauté internationale qui vient donc à peine de sortir du fiasco
somalien et se trouve empêtrée dans celui d’ex-Yougoslavie. Échaudés par l’expérience
somalienne, les États-Unis, pourtant très informés des projets de massacres via
l’Ouganda et le FPR, ne veulent plus bouger et ont même tendance à freiner les
décisions du CSNU. À Kigali, la force des Nations-Unies, la MINUAR, en place depuis
octobre 1993, est encore plus inefficace que l’ONUSOM à Mogadiscio. Elle est
même incapable de protéger la Première ministre Agathe Uwilingiyimana,
massacrée par la Garde présidentielle le 7 avril en même temps que dix Casques
bleus belges. Le gouvernement belge ordonne le repli de son contingent à
Kigali, ce qui finit de vider la MINUAR de sa force.
La France, alors en cohabitation
politique, est partagée sur l’attitude à suivre. Mitterrand veut intervenir
pour aider ses anciens alliés, alors que le Premier ministre Balladur est
réticent. Les tergiversations retardent la décision et surtout aboutissent à
une solution de compromis. Balladur accepte une intervention mais sous forme
d’opération humanitaire armée, avec un mandat des Nations-Unies et sous
commandement national. Il faut attendre le 22 juin 1994 pour que la
résolution 929 du CSNU autorise la France à intervenir de « manière impartiale et
neutre » afin d’aider autant que possible la population, mais
sans réaliser d’interposition. L’opération Turquoise
voit donc l’engagement de 2 500 soldats français accompagnés de 500 soldats
venus de sept pays africains. Le mandat interdit tout contact des troupes
françaises avec le FPR qui est en train de conquérir le sud et l’ouest du pays.
Cela impose donc de réduire l’action à la zone sud-ouest du pays qui est
transformée en « zone humanitaire sûre » (ZHS) où la population et
les organisations humanitaires sont protégées alors que les bandes armées qui
s’y trouvent ou qui y entrent sont désarmées.
C’est une mission impossible.
Malgré tous les gages, il était naïf d’imaginer que l’on pourrait passer pour
neutre dans un pays où quelques mois plus tôt, les soldats français étaient à
côté des FAR contre le FPR. Il y a des contacts et donc des accrochages violents
avec le FPR qui nous considère toujours logiquement comme un ennemi. Il est également
impossible pour les Français de désarmer tous ceux qui fuient à travers la ZHS,
ni même de pouvoir contrôler toute cette zone avec aussi peu de forces. Les
Français n’ont par ailleurs aucun mandat pour arrêter qui que ce soit. Une
grande partie des génocidaires mais aussi tous ceux qui pourraient craindre des
représailles, soit plusieurs centaines de milliers de personnes, se réfugient
au Congo, le plus souvent en passant par la ville frontière de Goma, à la
frontière nord-ouest du Rwanda et donc hors de la ZHS protégée par Turquoise. Certains
hauts responsables du pouvoir et du génocide se réfugient en France.
L’opération Turquoise se termine fin août 1994. Avec
ses moyens réduits, elle a contribué à sauver la vie de 15 000 personnes et
enrayé une épidémie de choléra. C’est une contribution énorme en soi, même si elle
est faible au regard de l’ampleur des massacres passés, mais aussi à venir
lorsque l’armée du FPR, devenue Armée patriotique rwandaise, envahit le Congo
voisin en 1998 et s’y prend de manière épouvantable aux camps de réfugiés. Pour
autant si l’opération Turquoise est
une réussite humanitaire, c’est un désastre politique puisqu’elle nous a placés
immanquablement en position de cibles non pas physiques, mais médiatiques.
Comment ne pouvait-on
imaginer en effet que le FPR n’allait pas profiter de la situation pour accuser
— non sans raison — l’Élysée de vouloir sauver ses anciens amis devenus génocidaires ?
Par quel aveuglement, a-t-on cru que notre acharnement à soutenir le pouvoir en
place au Rwanda, quel qu’il soit et quoi qu’il fasse, n’allait pas avoir des
conséquences sur l’image de la France ? Par quelle naïveté n’a-t-on pas vu
qu’en intervenant, même de bonne foi et avec les meilleures intentions avec Turquoise, que l’on serait forcément
accusés de protéger les génocidaires en fuite, dont certains en France parmi
les principaux responsables ?
Associé au fiasco parallèle
en Bosnie, l’expérience des grandes opérations humanitaires armées, si séduisantes
moralement mais si peu efficaces en réalité, se termine pour la France. Alors
qu’il y avait 10 000 soldats français portant simultanément un casque bleu
en 1992, la France refuse d’engager à nouveau de bataillon sous-direction onusienne,
hormis l’éternelle Force intérimaire des Nations-Unies au Liban. Mais cela ne résout
pas le problème de la France en Afrique : comment continuer à être présent
militairement et agir éventuellement mais sans apparaître intrusif et colonial ?
Comment, pour paraphraser Péguy, avoir les mains pures tout en ayant encore des
mains ?
À
suivre.
Mitterrand endosse donc allègrement le costume de
pompier, mais c’est un pompier qui craint le feu. Il fait intervenir toujours
autant, mais désormais sans combattre, parce que c’est dangereux et que cela rappelle
trop les guerres coloniales, nos deux kryptonites. En 1993, au moment de la
crise entre le Nigéria et le Cameroun, ce dernier demandera l’aide de la
France. En conseil de Défense, le président Mitterrand accepte une formule
réduite à l’assistance, mais sans appuis aériens au prétexte suivant : « Imaginez
l’effet sur les opinions publiques d’images montrant des avions pilotés par des
Blancs écrasant sous les bombes des soldats noirs africains ». Tout est dit sur la profondeur de réflexion de certains
choix stratégiques et sur l’angoisse de l’étiquette « colonialiste ».
Mais on s’avance. En 1981, alors qu’on décide de ne
peut plus combattre directement, du moins au sol (en fait de poursuivre la décision
de Giscard d’Estaing depuis 1979) il ne reste plus dans le paquet d’actions
possibles que l’aide matérielle, l’assistance technique et l’appui feu – les 3A
– ainsi que la présence dissuasive.
On applique la nouvelle méthode comme d’habitude au
Tchad, que l’on vient de quitter mais où le nouveau gouvernement, celui d’Hissène
Habré cette fois, nous appelle au secours. N’Djamena est menacée cette fois par
les forces du GUNT (gouvernement d’union nationale du Tchad) de Goukouni Oueddei,
nouvel avatar du Frolinat, et surtout par la Libye qui revendique la bande d’Aouzou
au nord du pays. Depuis juillet 1961 et la courte guerre contre la Tunisie, c’est
la première fois que l’on peut se trouver face à un État africain. Oubliant
allègrement qu’Hissène Habré, futur condamné pour crimes contre l’humanité, a torturé
et assassiné un officier français quelques années plus tôt, Mitterrand accepte
d’intervenir mais sans combattre.
Assez audacieusement, on joue un « piéton
imprudent » en déployant très vite quatre GTIA au centre du pays et une puissante
force aérienne à N’Djamena et Bangui (47 avions et 31 hélicoptères), ainsi que
le groupe aéronaval au large des côtes libyennes. Le 15e parallèle est
immédiatement décrit par la France comme une ligne rouge infranchissable sous
peine de déclenchement de la guerre. Tout le monde est placé et bloqué devant
le fait accompli.
Avec le détachement d’assistance militaire (DAMI) mis
en place pour assister et parfois accompagner discrètement les Forces armées
nationales du Tchad (FANT), on se trouve donc avec cette opération baptisée Manta en présence du corps
expéditionnaire le plus complet et le plus puissant déployé par la France
depuis 1962. La dissuasion fonctionne, même si un raid du GUNT au sud du 15e parallèle
s’achève par la perte d’un Jaguar et la mort de son pilote, le président de la
République se décidant trop tard à donner l’ordre d’ouverture du feu. Le bruit court
qu’il aurait demandé si le Jaguar ne pouvait pas simplement tirer dans les pneus.
Bien avant le « caporal stratégique », ce
simple soldat pouvant avoir des dégâts d’image considérables par son attitude
dans un environnement médiatisé, existait déjà le « président tactique » s’immisçant de manière désastreuse dans la
conduite des opérations.
Pour compenser cet échec, la ligne rouge est placée
au 16e parallèle, les effectifs français renforcés jusqu’à 3 500 hommes et les conditions d’ouverture du feu plus décentralisées.
Le colonel Kadhafi finit par céder à la pression et accepte de retirer ses
forces du Tchad en échange de la réciprocité française. C’est en réalité une
manœuvre diplomatique et une tromperie. Le dispositif français est
effectivement retiré en novembre 1984, mais au mépris des accords les Libyens
continuent de construire une grande base à Ouadi Doum dans le nord du Tchad. La
France laisse faire.
Les hostilités reprennent en février 1986 avec une
nouvelle offensive rebelle et libyenne avec le franchissement du 16e parallèle.
La France réagit cette fois par un raid aérien frappant la base de Ouadi Doum
depuis Bangui. La Libye répond à son tour par le raid d’un
bombardier Tu-22 sur N’Djamena, qui fait peu de dégâts et s’écrase au
retour. Un nouveau dispositif militaire français est mis en place au Tchad. Il
est baptisé Épervier et durera
jusqu’en 2014. Les forces terrestres sont limitées cette fois à la protection
du dispositif aérien et aux discrets conseillers placés au sein des Forces
armées nationales tchadiennes (FANT).
Le tournant intervient lorsque Goukouni Oueddei se
rallie au gouvernement tchadien. Celui-ci est alors assez fort pour lancer en
janvier 1987, une vaste offensive de reconquête discrètement appuyée par la
France avec les « soldats fantômes » du service Action de la
DGSE et plus ouvertement par quelques frappes aériennes. Les FANT s’emparent
successivement de toutes les bases libyennes et pénètrent en Libye. Le
7 septembre, trois bombardiers TU-22 libyens sont lancés en réaction
contre N’Djamena et Abéché. L’un d’entre eux est abattu par un missile
antiaérien français Hawk. Le 31 août 1989, la signature de l’accord
d’Alger entre le Tchad et la Libye met fin au conflit. Le 19 septembre
1989, les services libyens organisent la destruction d’un avion long-courrier
au-dessus du Niger qui fait 170 victimes, dont 54 Français. C’est
jusqu’en novembre 2015, l’attaque terroriste la plus meurtrière menée contre la
France. Comme lors des attentats d’origine iranienne de 1986, la « non attribution » de l’attaque permet de justifier de ne rien
faire. La confrontation « sous le seuil de la guerre » contre la
Libye de 1983 à 1989 aura donc coûté à la France toutes ces victimes civiles et
13 soldats tués, dont 12 par accident.
Malgré ce dernier coup, qui témoigne encore trois
ans après les attentats de Paris de notre vulnérabilité aux attaques
terroristes, on croît alors avoir trouvé avec le quadriptyque aide-assistance-appui-dissuasion
une formule gagnante applicable partout. On oublie cependant une évidence :
si un État fait appel à la France, c’est qu’il n’est pas capable de résoudre le
problème lui-même avec une armée qui se trouve inférieure à celle de l’ennemi.
L’aide française peut certes dissuader et éventuellement aider les troupes
locales à gagner des combats, mais si personne ne résout les problèmes
structurels qui ont fait que ces troupes étaient nettement plus faibles que
celles de l’ennemi, cela ne change que provisoirement la donne opérationnelle.
Sans doute s’est-on un peu leurré sur notre rôle
dans la victoire contre la Libye. Les troupes tchadiennes recrutés dans le BET,
sensiblement les mêmes que les Français avaient affronté avec difficultés quelques
années plus tôt, étaient d’un niveau tactique supérieur aux forces libyennes.
Le changement d’alliance du GUNT a sans doute eu plus d’impact sur l’évolution
du rapport de forces que l’aide française. C’est pourtant fort de cette
croyance, que l’on va renouveler cette expérience à bien moindre échelle dans
d’autres pays africains en difficultés.
Nul ne sait très bien pourquoi François Mitterrand
a accepté d’intervenir militairement au Rwanda, les intérêts de la France dans
les anciennes colonies belges des Grands Lacs étant des plus limités hormis une
vague et fumeuse défense de la francophonie face à l’influence anglo-saxonne. Toujours
est-il que lorsque le Front patriotique rwandais (FPR) lance sa première
offensive au Rwanda depuis l’Ouganda en octobre 1990, le régime de Juvénal
Habyarimana, dictateur putschiste depuis 1973 mais fin lettré, se trouve
impuissant. Le FPR est un parti armé à l’ancienne qui a fait ses armes en Ouganda
et se trouve bien plus fort que les Forces armées rwandaises (FAR). Habyarimana
se trouve vers les seuls pompiers possibles : le Zaïre voisin qui envoie
une brigade dont l’action se limitera au pillage du nord du pays, l’ancien colonisateur
belge qui envoie un bataillon à Kigali et enfin la France qui envoie également
un petit GTIA, le détachement Noroit.
La mission est une réussite puisqu’effectivement le
FPR, dissuadé, ne tente pas de s’emparer de Kigali tout en restant en place
dans le nord du pays. Les Zaïrois sont priés de quitter le territoire au plus
vite et les Belges partent dès novembre 1990. Seuls restent les Français. Mitterrand
a en effet accepté d’assurer la protection du régime en échange d’une démocratisation
forcée du pas, la grande tendance du moment, et la négociation avec le FPR de
Paul Kagamé. Le GTIA Noroit reste sur place, facilement renforçable
depuis la Centrafrique et le Zaïre, et on forme un DAMI d’une trentaine
d’hommes pour aider à la montée en puissance des Forces armées rwandaises qui
souhaitent doubler de volume. On reproduit donc, à une échelle réduite, le
schéma qui avait fonctionné au Tchad, à cette différence près que les FAR n’ont
pas du tout la force de l’armée tchadienne. On reste ainsi pendant trois ans.
Le FPR lance régulièrement des offensives qui sont stoppées par les FAR soutenues,
conseillées et appuyées par les Français, non pas avec des Jaguar mais avec de
l’artillerie (dont une batterie de pièces soviétiques fournies par l’Égypte)
franco-rwandaise. Inversement les FAR sont incapables de réduire les forces du
FPR.
Pendant ce temps on négocie à Arusha en Tanzanie et
Habyarimana accepte le multipartisme. Après un an de négociations, le dernier
accord est signé à Arusha en août 1993 par le nouveau gouvernement d’Agathe
Uwilingiyimana. Ces accords prévoient l’intégration politique et militaire du
FPR au Rwanda avec la mise en place d’un gouvernement et d’une assemblée de
transition en attendant une stabilisation définitive. Un bataillon du FPR est
autorisé à s’installer dans la capitale en décembre 1993, alors que la force
française se retire à l’exception quelques rares conseillers dans le cadre de
la coopération. C’est désormais la Mission des Nations unies pour l’assistance
au Rwanda (MINUAR) qui est le garant international de l’application des accords
et de la sécurité du pays.
On se félicite alors beaucoup à Paris de la
réussite de la méthode française, où sans engagement militaire direct et sans
aucune perte au combat, on est parvenu à la fois à imposer la paix et la
démocratisation du pays. Tout semble aller pour le mieux. Paul Kagamé,
dirigeant du FPR, écrit même une lettre de remerciement au président
Mitterrand. C’est en réalité un leurre. Ni le régime ni le FPR ne veulent à
terme partager le pouvoir. Nous avons simplement gelé un affrontement, et une
fois les soldats français partis, la réalité des rapports de forces reprend
immédiatement le dessus et dans un contexte qui s’est radicalisé. Pendant que
les forces françaises quittaient le territoire, mais que l’Élysée conservait un
œil bienveillant et myope pour le régime de Kigali, certains partis politiques
locaux nouvellement créés avec leurs milices se sont lancés dans une surenchère
nationaliste sur fond de paranoïa ethnique largement alimentée par le spectacle
terrible du Burundi voisin.
À suivre.
Pour
ces États, l’alliance militaire française, c’est l’assurance de la défense
contre les menaces étrangères et surtout un soutien à la stabilité intérieure,
en clair la protection du pouvoir. Pour la France, c’est alors un surplus
d’audience sur la scène internationale et l’assurance d’un soutien de plusieurs
nations aux Nations-Unis. C’est aussi secondairement la possibilité de protéger
la route du pétrole du Moyen-Orient et de disposer de l’exclusivité de certains
produits stratégiques, en particulier ceux nécessaires à l’industrie nucléaire
et à la force de dissuasion en phase de réalisation.
Cet
accord très particulier entre ancien colonisateur et nouveaux Etats indépendants,
reposant avant tout sur une présence militaire, s’est révélé à l’usage un piège
mutuel. Par une sorte de malédiction, la force militaire française reste désespérément
la plus efficace dans la région mais chaque appel à elle, quel que soit sa forme
et son succès, suscite mécaniquement la critique.
Le temps des guépards
Au
moment des indépendances, deux options étaient possibles pour assurer les
accords de Défense. La première consistait à intervenir directement depuis la France,
mais les capacités aériennes de transport lourd manquent alors cruellement (et toujours)
pour pouvoir faire quelque chose à la fois important et rapide et on n’est pas du
tout sûr par ailleurs d’avoir l’autorisation de survoler les pays d’Afrique du
Nord. On privilégie donc très vite l’idée de maintenir des bases permanentes en
Afrique, malgré leur visibilité au cœur de nations jalouses de leur indépendance.
Deuxième
problème très concret : De Gaulle se méfie des troupes professionnelles,
dont certaines se sont mutinées en Algérie, mais dans le même temps on ne veut toujours
pas engager de conscrits en Afrique subsaharienne depuis le désastre de Madagascar
en 1895. On trouve une solution en imaginant les volontaires service long outre-mer
(VSLOM), des appelés effectuant quelques mois supplémentaires au-delà de la
durée légale. Les VSL arment les bases, qui forment aussi des dépôts d’équipements
un peu lourds. Ils règleront les problèmes simples et on fera appel à des
compagnies légères professionnelles en alerte guépard en France ou, alors, au
Cameroun, qui viendront en quelques heures par avions.
Tout
cet ensemble ne sert d’abord que de force
de « contre-coup d’État » pour aider, dès
août 1960 à Dakar, les chefs d’État menacés par un putsch. La présence visible
des soldats français suffit généralement à calmer les ambitions. La première opération
violente, avec plusieurs dizaines de morts dont deux soldats français, survient
en février 1964 lorsqu’il faut libérer le président gabonais M’Ba pris en otage.
Ces interventions ne sont pas non plus systématiques. De 1963 à 1968, la France, toujours sollicitée,
ne bouge pas alors qu’elle assiste à 15 coups d’État. Par la suite, elle
interviendra même de moins en moins dans cette mission qui nous déplaît. On clôt
cette période à la fin des années 1990, notamment en octobre 1995 aux Comores, pour
mettre fin à la tentative de coup d’état du mercenaire Bob Denard associé à des putschistes
locaux, ou encore en 1997-1998 à Bangui pour faire face aux multiples mutineries.
A partir du Conseil de Défense du 3 mars 1998, on laisse à d’autres le marché
de la protection des pouvoirs contre leur propre armée.
Le
premier imprévu au modèle françafricain survient en 1968 d’abord puis surtout fin
1969 lorsque le gouvernement tchadien doit faire face, non pas à une tentative
de putsch mais une grande rébellion armée. C’est très embêtant car c’est typiquement
le type de guerre que l’on ne veut pas faire quelques années après la guerre d’Algérie,
mais on s’aperçoit aussi que l’on est le seul « pompier de la ville ».
Personne d’autre n’est militairement capable de régler le problème. On s’y résout
donc et on réunit sur place tout ce que l’on a de troupes professionnelles, à
peine plus de 2 000 hommes. Cela réussit plutôt bien par une stratégie de présence
permanente sur le territoire. On ne détruit pas la rébellion Front de
libération nationale (Frolinat) mais on l’affaiblit suffisamment pour sécuriser
tout le centre et sud du pays, tandis que le nord (BET) reste incontrôlable (opération Bison). Au
bout de trois ans, alors que le succès militaire est au rendez-vous et que nous
avons eu 39 soldats tués, les Tchadiens nous rappellent que nous sommes les
anciens colonisateurs. D’un commun accord nous mettons fin à l’opération. En
1975, dans un nouveau sursaut nationaliste, le nouveau pouvoir à N’Djamena,
issu d’un coup de force que nous n’avons pas empêché, exige le départ des dernières
troupes françaises.
Avec
des institutions aussi centralisées et hors de tout véritable contrôle
parlementaire, la décision d’engagement des forces françaises et la forme de
cet engagement dépendent beaucoup de la personnalité du président de la
République. Comme Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing n’est initialement
pas très interventionniste. Le contexte international l’y contraint. La fin des
années 1970 est une époque de troubles dans le monde entier. Les États-Unis
post-guerre du Vietnam sont en retrait alors qu’inversement l’Union soviétique
se déploie, en Afghanistan d’abord, mais aussi rapidement en Afrique avec
l’aide des Cubains et des Européens de l’Est. La France est alors une des rares
puissances occidentales qui ait la volonté de combattre et les moyens de le
faire, avec l’aide discrète américaine pour le transport aérien. Elle le fait sur
un laps de temps très court, de 1977 à 1979, et avec succès. C’est ce que
l’amiral Labouérie appelle le temps de la foudroyance et qui constitue pendant
longtemps un « âge
d’or » de l’intervention
« à la française
».
Cela
commence en Mauritanie. Le Sahel n’est pas du tout une zone d’influence
française, en partie du fait de la proximité de l’Algérie hostile et de l’influence
soviétique, mais la question du Sahara occidental ex-espagnol change un peu la
donne. Le gouvernement mauritanien attaqué sur son sol par les colonnes du Front
Polisario basé en Algérie, fait appel fin 1977 à la France. On accepte de l’aider
mais sans troupe sur place. L’opération Lamantin consiste en fait à protéger
le train évacuant le minerai de fer de Zouerate vers le
port de Nouadhibou, en le surveillant depuis le ciel et le sol par un petit
élément discret, puis en frappant les colonnes du Polisario qui viennent l’attaquer
avec la dizaine de Jaguar basée à Dakar à 1500 km de la zone d’action. Le seul
vrai problème est la centralisation du commandement qui impose l’autorisation
présidentielle française pour chaque frappe. Cela fera échouer un raid, mais
trois autres en décembre 1977 et mai 1978 détruisent autant de colonnes du Polisario.
Ces coups conduisent à la fin des attaques, mais pas à la fin de la guerre. La
chute du président mauritanien Moktar Ould Daddah en juillet 1978 à la suite
d’un coup d’État militaire entraine la fin des revendications du pays sur le
Sahara occidental et du même coup la fin de la guerre contre le Polisario.
Lamantin n’est pas encore terminée que se déclenche
une nouvelle crise, dans la province du Katanga, ou
Shaba, au sud du Zaïre (ex-Congo belge). Après l’échec d’une première
tentative en 1963, soutenu par des mercenaires, les partisans de l’indépendance
de la province s’étaient réfugiés en Angola où ils ont formé le Front national
de libération du Congo (FNLC). Les « Tigres katangais » du FLNC, soutenus par les Soviétiques et les Cubains, tentent une
première incursion en avril 1977. Dans un contexte plus large où le Zaïre est
allié à la France dans la lutte clandestine contre les mouvements
prosoviétiques en Angola, le président Joseph Désiré Mobutu appelle à l’aide le
président Giscard d’Estaing. Celui-ci répond d’abord timidement par une aide
matérielle avec un pont aérien du 6 au 17 avril avec 13 avions de transport
pour aider au transport de troupes dans le sud. Cela suffit alors. Le FNLC
revient en mai 1978 beaucoup plus fort avec 3 000
combattants. La troupe s’empare de Kolwezi, une ville de 100 000 habitants, dont 3 000 Européens, et point clé du Shaba. Les
exactions contre la population et notamment les Européens poussent cette fois
le président français à intervenir directement au combat alors que les Belges penchent
pour une simple évacuation des ressortissants. Le 19 et le 20 mai
1978, 700 soldats français sont largués directement sur Kolwezi. Au prix de
cinq légionnaires tués, le FLNC est écrasé, chassé de la ville, et se replie en
Angola. C’est le début d’une présence militaire française importante au Zaïre
jusqu’au renversement de Mobutu.
Entre temps, la guerre a repris au Tchad où le Frolinat
renforcé par l’aide libyenne lance une offensive vers N’Djamena. Le même gouvernement
tchadien qui nous avait demandé de partir en 1975 nous appelle au secours trois
ans plus tard. Nous intervenons, avec quatre
groupements tactiques interarmes (GTIA), c’est-à-dire des bataillons de plusieurs
centaines d’hommes formés d’unités de régiments professionnels différents,
infanterie, cavalerie et artillerie, et la force de frappe des Jaguar revenue
de Dakar. L’ensemble représente au maximum 3 200 soldats français. D’avril
1978 à mars 1979, cette opération, baptisée Tacaud, est l’occasion de
cinq combats importants de la dimension de celui de Kolwezi, tous gagnés de la
même façon par les soldats français. On ne parvient pas cependant à traduire
ces succès tactiques en effets stratégiques, en grande partie parce que la
situation politique nous échappe. Un peu sous la pression de la communauté internationale
et de l’opposition politique française, où on voit d’un très mauvais œil cette intervention
qualifiée forcément de « néocoloniale », on se rallie à une « solution
négociée ». Les forces françaises et pour la première fois une force
interafricaine, sont placées en situation neutre et donc impuissantes à l’imbroglio
tchadien. Plusieurs gouvernements tchadiens sont constitués entre les différentes
factions en lutte mais se défont rapidement.
C’est de N’Djamena qu’en septembre 1979 décollent
les unités des opérations Caban et Barracuda, 500 hommes au total, en
direction de Bangui où l’empereur Bokassa 1er que l’on soupçonne de
se tourner avec l’Union soviétique est rejeté par la population et les pays
voisins pour ses frasques et ses exactions. La ligne de la France est
normalement de privilégier la stabilité des Etats, mais cette fois Valéry
Giscard d’Estaing, lui-même accusé à tort de corruption avec Jean-Bedel
Bokassa, accepte de renverser ce dernier et de le remplacer par son opposant
David Dacko. Du 20 au 23 septembre, les forces françaises s’emparent sans
combat de l’aéroport de Bangui M’Poko, puis de tous les points clés de la
ville. Barracuda fait place juin 1981
aux Eléments français d’assistance opérationnelle (EFAO), qui servent pour longtemps
de réserve pour toute l’Afrique centrale.
Sous la pression de l’Organisation de l’unité
africaine (OUA) et à la demande du gouvernement tchadien du moment, la France
retire ses forces du Tchad à la fin du mois d’avril 1980 tandis que le pays
bascule dans le chaos. Les forces françaises engagées se sont révélées
tactiquement excellentes, mais contraintes à une pure posture défensive voire à
de l’interposition, cette excellence n’a pour la première fois servi à rien. Dix-huit
soldats français sont tombés, et cinq avions Jaguar ont été détruits, pour
des effets stratégiques nuls.
Avec Tacaud
s’achève piteusement le temps des « guépards », du nom du dispositif d’alerte des forces d’intervention terrestres
françaises. En incluant l’intervention de dégagement de la base de Bizerte en
juillet 1961, plus de cent soldats français sont morts en moins de vingt ans
pour plus de 5 000 combattants ennemis au cours de dizaines
de combats dont sept engageant au moins un GTIA ainsi que six grands raids
aériens autonomes. S’il n’y a jamais eu de défaite sur le terrain, il y a eu
des échecs partiels comme à Salal, en 1978, des surprises comme l’embuscade de
Bedo au Tchad en 1970 et des coups dans le vide comme les trois phases de
l’opération Bison au nord du Tchad en
1970 mais surtout beaucoup de victoires. Ces victoires ont permis d’obtenir des
résultats opérationnels : l’armée tunisienne a été repoussée en 1961, le
président de la république gabonaise libérée, la 1ère armée du
Frolinat neutralisée, le Polisario stoppé, le FNLC vaincu et repoussé du Zaïre.
Seule la 2e armée du Frolinat dans le BET n’a pas été vaincue
mais simplement contenue.
Ce sont des résultats assez remarquables, mais qui
ont atteint leur point culminant en 1979. Comme Superman face à la kryptonite,
les forces armées françaises en Afrique sont invincibles sauf face à deux
éléments qui n’effraient pas les soldats mais l’échelon politique à Paris. Le
premier est la sempiternelle accusation de néo-colonialisme dès qu’un soldat
français combat en Afrique, que cette accusation soit locale, surtout lorsque
la présence française se perpétue au milieu des problèmes, ou en France même.
Le second est la peur des pertes humaines, françaises au moins, et la croyance
que cela trouble l’opinion publique. Ces deux kryptonites ont commencé à agir
dès le début des interventions françaises, mais elles prennent une ampleur
croissante à la fin des années 1970. Les opérations extérieures françaises
sont alors très critiquées par l’opposition de gauche comme autant d’ingérences
militaristes et néocoloniales, qu’il s’agisse de soutenir des dictateurs ou au
contraire de les renverser comme Bokassa. Et pourtant on va continuer.
A suivre.
Si on connaissait le score des matchs à l’avance, il n’y aurait strictement
aucun intérêt à les jouer. Il en est de même pour les batailles et même encore
moins, car on y meurt. Sauf à constater un rapport de forces initial écrasant
en faveur d’un camp au départ d’une opération militaire, il n’est pas possible
de prédire ce qui va se passer ensuite, ne serait-ce que parce que les moyens
engagés sont énormes et que les interactions entre les différentes forces amies
et ennemies relèvent rapidement du problème à trois corps de la science
complexe. Décréter dès maintenant le succès de l’échec final d’une opération en
cours est donc comme décider qu’une équipe a gagné ou perdu à 30 minutes de la
fin du match alors que le score est toujours nul et qu’il n’y a pas de
domination outrageuse d’un camp.
Et bien
évidemment ces opérations-matchs, sanglantes, ne sont-elles même que des
affrontements isolés dans le cadre d’une confrontation-compétition de longue
haleine, ce qui implique une réflexion en trois étages, qui forment aussi trois
niveaux d’incertitude : la stratégie pour gagner la compétition, l’art
opérationnel pour gagner les matchs de différente nature, la tactique pour
gagner les actions à l’intérieur des matchs. Ces opérations-matchs, il y en a
plusieurs et de nature différente en cours dans la guerre russo-ukrainienne et
on assiste donc aussi à beaucoup d’indécisions, au sens de sort hésitant et non
de manque de volonté. Faisons-en rapidement le tour, en se concentrant
aujourd’hui, pour respecter un format de fiche à 3 pages, seulement sur les
« opérations de coups ».
J’avais
utilisé initialement l’expression « guerre de corsaires » pour désigner
les opérations en profondeur. C’était une expression du général Navarre,
commandant le corps expéditionnaire français dans la guerre en Indochine, pour
désigner le mode opératoire qu’il souhaitait initialement appliquer contre le
corps de bataille Viet-Minh à base de guérilla, de frappes aériennes,
d’opérations aéroportées et de camps temporaires. L’idée était bonne mais
l’application fut déficiente. Le principe général est de donner de multiples
petits « coups » : raids au sol, frappes aériennes ou navales,
sabotages, etc. afin d’affaiblir l’ennemi. On peut espérer que cet
affaiblissement suffise par cumul à faire émerger un effet stratégique, une
reddition par exemple - ce qui arrive rarement - ou une neutralisation de
l’ennemi, réduit à une menace résiduelle. Le plus souvent cependant cet
affaiblissement est surtout destiné à faciliter les opérations de conquête,
l’autre grand mode opératoire où on cherche à occuper le terrain et disloquer
le dispositif ennemi.
Les
opérations de coups relèvent d’abord des forces des espaces communs, la marine,
l’armée de l’Air, la cyber-force, et des Forces spéciales, de manière autonome
ou parfois combinée.
Passons
rapidement sur les cyber-opérations, non parce que ce n’est pas intéressant
mais parce qu’il y a peu d’éléments ouverts sur cette dimension, dont on avait
fait grand cas avant-guerre et dont on est obligé de constater que cela n’a pas
eu les effets spectaculaires attendus. Peut-être que ce n’est plus un
« océan bleu », une zone vierge dans laquelle les possibilités sont
considérables, mais un océan très rouge occupé maintenant depuis longtemps, car
l’affrontement n’y connaît ni temps de paix ni temps de guerre, et où les
parades ont désormais beaucoup réduit l’efficacité initiale des attaques.
Peut-être aussi que cet espace n’est simplement pas vu, et donc abusivement
négligé par les commentateurs comme moi, d’autant plus quand ce n’est pas leur
domaine de compétences. On pressent néanmoins qu’il y a là un champ où les
Ukrainiens, avec l’aide occidentale qui peut s’exercer à plein puisqu’elle y
est peu visible, peuvent avoir un avantage et donner des coups importants aux
réseaux russes.
Le champ
aérien est beaucoup plus visible. On peut y distinguer le développement d’une
opération ukrainienne spécifique anti-cités, que l’on baptisera
« opération Moscou » car la capitale en constitue la cible
principale. Sa première particularité est de n’être effectuée, désormais
presque quotidiennement, qu’avec des drones aériens à longue portée made
in Ukraine, les alliés occidentaux interdisant aux Ukrainiens d’utiliser
leurs armes pour frapper le sol russe. Des drones donc, et pour rappel entre
trois types de campagnes aériennes utilisant uniquement avions, missiles et
drones, la diminution de puissance projetée est quasiment logarithmique.
Autrement dit, avec les seuls drones on fait très peu de dégâts. Un seul avion
Su-30SM russe peut porter la charge utile de 400 drones ukrainiens Beaver, avec
cette particularité qu’il pourra le faire plusieurs fois.
Qu’à cela ne
tienne, l’opération Moscou introduit des nuisances – la
paralysie des aéroports par exemple – mais fait peu de dégâts et c’est tant
mieux puisque cette opération a un but psychologique. Elle satisfait le besoin
de réciprocité, sinon de représailles et vengeance, de la population
ukrainienne frappée par les missiles russes depuis le premier jour de guerre,
et vise également à stresser la population russe, notamment celle de la Russie
préservée, urbaine et bourgeoise de Moscovie, en faisant entrer la guerre chez
elle.
Sa deuxième
particularité est qu’elle est peut-être la première campagne aérienne
« non violente » de l’histoire, hormis les bombardements de tracts de
la drôle de guerre en 1939-1940, puisqu’il y une volonté claire de ne pas faire
de victimes en frappant de nuit des objectifs symboliques (bureaux de
ministères ou d’affaires en particulier, voire le Kremlin) vides. Cela le
mérite aussi de satisfaire le troisième public : le reste du monde et en
particulier l’opinion publique des pays alliés de l’Ukraine qui accepterait mal
que celle-ci frappe sciemment la population des villes russes. Il n’est pas sûr
que les Ukrainiens y parviennent toujours. Il y a déjà eu des blessés par ces
attaques de drones et on n’est statistiquement pas à l’abri d’une bavure qui
ferait des morts. Cela aurait pour effet à la fois d’écorner l’image de la
cause ukrainienne – et cette image est essentielle pour le maintien ou non du
soutien occidental – et de provoquer une réaction anti-ukrainienne de cette
population russe que l’on présente surtout comme apathique.
Toutes ces
attaques par ailleurs sont autant de défis à la défense aérienne russe qui peut
se targuer de petites victoires et de protéger la population lorsqu’elle abat
des drones mais se trouve aussi souvent prise en défaut. Dans tous les cas,
elle est obligée de consacrer plus de ressources à la défense des villes et
donc moins sur le front, et cette présence physique dans les villes contribue
encore à faire « entrer la guerre » dans la tête des civils russes,
un des buts recherchés par les Ukrainiens.
En bon
militaire, je préfère les actions anti-forces aux actions anti-cités et
l’opération Bases consistant à attaquer les bases aériennes
russes dans la profondeur me paraît beaucoup plus utile que de détruire des
bureaux d’affaires. Sur 85 avions et 103 hélicoptères russes identifiés comme
détruits ou endommagés par Oryx, respectivement 14 et 25 l’ont été, au minimum,
dans les bases. Ces attaques ont surtout eu lieu dans les territoires occupés,
dont la Crimée, mais aussi en Russie, près de Rostov le 26 février et le 1er mars
avec deux missiles OTR-21 Tochka. Le 30 octobre, c’est un sabotage au sol qui
détruit ou endommage dix hélicoptères dans la région d'Ostrov très près de la
Lettonie. En septembre 2022, ce sont deux bombardiers qui sont touchés (un
Tu-95 et un Tu-22) lors de deux attaques au drone Tu-141 semble-t-il (des vieux
drones de reconnaissance à longue portée modifiés) et plus récemment le 19 août
près de Novgorod (un Tu-22) de manière plus mystérieuse. On peut rattacher à
cette opération, le raid d’hélicoptères Mi-24 du 31 mars 2022 sur un dépôt de
carburant à Belgorod, l’attaque aux drones de la raffinerie de Novochakhtinsk
le 22 juin 2022. Toute cette campagne anti-forces en profondeur n’est encore
qu’une série de coups d’épingle, mais ce sont les coups d’épingle les plus
rentables qui soient.
Les
Ukrainiens ont tout intérêt à développer encore cette campagne en profondeur
avec une force de sabotage, autrement dit clandestine. C’est plus difficile à
organiser que des frappes aériennes mais les effets sont peut-être plus forts.
Comme les alunissages, la présence d’humains provoque plus d’impact
psychologique dans les opérations militaires que celle de simples sondes et
machines. Savoir que des hommes ont pénétré, violé presque, l’espace national
en l’air et plus encore au sol pour y provoquer des dégâts provoque plus de
choc que si les mêmes dégâts avaient été faits par des drones. Si en plus on ne
sait pas qui a effectué ces actions et c’est la paranoïa qui se développe, dans
la société et le pouvoir russes plus qu’ailleurs. Les Ukrainiens ont tout
intérêt surtout à développer encore leur force de frappe à longue portée
au-delà des drones, qui apportent surtout le nombre, avec des missiles à portée
de plusieurs centaines de kilomètres. C’est ce qu’ils sont en train de faire
avec plusieurs projets qu’il ne s’agit pas simplement d’inventer mais surtout
de produire en masse. S’ils y parviennent, la campagne de frappes en profondeur
prendra une tout autre dimension, qu’elle soit anti-cités avec les risques
évoqués ou préférentiellement anti-forces. Peut-être par ailleurs qu’à partir
d’un certain seuil, disons si tous les jours le sol russe est attaqué par des
drones, missiles ou commandos, l’interdiction d’emploi des armes occidentales
n’aura plus de sens et que les Ukrainiens pourront aussi les utiliser, ce qui
augmentera les capacités d’un coup.
Si la
capacité ukrainienne d’agir dans la profondeur russe n’a cessé d’augmenter,
celle de la Russie en Ukraine n’a cessé au contraire de se réduire. Entre une
puissante force aérienne, un arsenal imposant de missiles et une dizaine de
brigades de forces spéciales, on pouvait imaginer l’Ukraine ravagée dans toute
sa profondeur dès le début de la guerre.
L’emploi de
tous ces moyens n’a duré en fait que quelques semaines et à un niveau très
inférieur à quoi on pouvait s’attendre, la faute à une doctrine incertaine en
la matière et surtout à une défense aérienne ukrainienne solide. Les Russes ont
donc descendu très vite l’échelle logarithmique de la puissance projetée, en
commençant par réduire l’activité de leurs aéronefs pilotés au-dessus du
territoire ukrainien pour les consacrer à la ligne de front, puis en réduisant
rapidement la cadence de tir de missiles modernes, en leur substituant ensuite
de plus en plus d’autres types de missiles aussi dévastateurs mais de moindre
précision et souvent de moindre portée, et enfin en utilisant de plus en plus à
la place des drones Shahed et des lance-roquettes multiples pour les villes à
portée de tir.
Le tonnage
d’explosif lancé par les Russes n’a cessé de se réduire, tout en se concentrant
sur les villes assez proches de la ligne de front et en faisant quasiment tout
autant de victimes civiles par moindre précision. On ne voit d’ailleurs plus
désormais de ligne directrice dans ces frappes hormis le besoin de répondre par
des représailles aux coups ukrainiens. C’est d’autant plus absurde que cela
contribue à dégrader l’image russe, ce dont ils semblent se moquer à part que
cela joue sur le soutien de l’opinion publique occidentale à l’Ukraine, une
donnée stratégique pour eux. Bien entendu, cela ne diminue en rien la
détermination ukrainienne, bien au contraire.
La campagne
aérienne en profondeur russe pourrait être relancée par une production accrue
de missiles et/ou leur importation cachée auprès de pays alliés, mais surtout
par l’affaiblissement soudain de la défense aérienne ukrainienne en grande
tension de munitions. Une défense aérienne sans munitions et ce sont les
escadres de chasseurs-bombardiers russes qui pourraient pénétrer dans le
territoire ukrainien et faire remonter d’un coup le logarithme de la puissance.
Un des intérêts des avions F-16, qui sont avant tout des batteries air-air
volantes à 150 km de portée, est de pouvoir contribuer à empêcher cela.
Un des
mystères de cette guerre est l’emploi étonnant des Forces spéciales par les
Russes. Le ministère de la Défense russe avait pris soin de constituer une
solide armée. Chaque service de renseignement russe, FSB, SVR, GRU, dispose de
ses Spetsnaz (spetsialnoe naznachenie, emploi spécial). Les
deux unités du FSB, Alfa and Vympel, totalisent peut-être 500 hommes. Zaslon,
l’unité du SVR à vocation internationale en représente peut-être 300. Le gros
des forces est évidemment constitué par les sept brigades Spetsnaz à 1 500
hommes du GRU, le plus souvent rattachés à des armées, et les bataillons à 500
hommes affectés à chacune des flottes, soit avec le soutien peut-être
12 000 hommes. Les troupes d’assaut aérien (VDV) ont également formé un
régiment puis une brigade spéciale, la 45e, enfin, un commandement
des opérations spéciales (KSO) de peut-être 1500 hommes, a été rattaché
directement au chef d’état-major des armées, à la grande colère du GRU. Bref,
il y avait là, avec l’appui des VDV, de quoi constituer une force de sabotage
dans la grande profondeur, ou même de guérilla, par exemple le long de la
frontière polonaise en s’appuyant sur la base biélorusse de Brest.
Il n’en a
rien été, la défense aérienne ukrainienne empêchant les opérations héliportées
et la défense territoriale ou les forces de police ukrainiennes maillant bien
le terrain. Les Forces spéciales, 45e brigade et brigades GRU
ont d’abord été utilisées en avant, clandestinement ou non, des opérations
terrestres, puis de plus en plus en remplacement d’une infanterie de l’armée de
Terre totalement déficiente. Une 22e brigade Spetsnaz très
réduite et ce qui reste de la 45e brigade sont ainsi
actuellement en train de combattre en première ligne devant Robotyne. Des
occasions ont très certainement été gâchées en la matière par les Russes et on
ne voit pas comment ils pourraient y remédier. Sans doute y songent-ils mais on
n’improvise pas une force d’action en profondeur.
Au bilan et il faut le rappeler, les opérations en profondeur apportent rarement seules des effets stratégiques, mais elles contribuent à l’affaiblissement de l’ennemi à condition de ne pas coûter plus cher qu’elles ne « produisent ». À ce titre, les opérations russes ne produisent plus grand-chose, à part des morts et des blessés et des destructions de cathédrale, ou tout ou plus un affaiblissement économique en s’attaquant par exemple aux infrastructures de commerce de céréales. Dans un croisement des courbes stratégiques, selon l’expression de Svetchine, les Ukrainiens montent au contraire en puissance, mais les effets matériels restent minimes au regard de ce qui se passe sur le front et il s’agit surtout d’effets psychologiques, assez flous mais pourtant certains. En 2024, il en sera sans doute autrement.
La prochaine fois on parlera de guérilla d’État terrestre ou navale.
Pour commenter, allez plutôt ici
Le 13 juillet 1985, l’industrie du disque, un des business les plus rentables au monde, est passée totalement dans le camp du bien, le camp de l’anticapitalisme. Elle y est restée depuis, même si on s’est rendu compte entretemps qu’une partie plus que significative de l’argent récolté dans l’immense concert simultané du Live Aid avait été détournée par le gouvernement éthiopien pour acheter des armes à l’URSS au lieu de nourrir sa population.
Mais la légende est restée : le rock, la pop et toutes les productions de l’industrie musicale doivent, depuis les années 1980, être « de gauche », et dénoncer ouvertement les méfaits de la société de consommation et ses inégalités. Qu’importe si Bono, une des têtes d’affiche du double concert transmis en direct dans le monde entier, a tenté d’expliquer que le méchant capitalisme tant décrié n’était pas si méchant que cela, et qu’il était même la seule voie pour aider les populations en difficultés, le gauchisme, et toute sa palette folklorique de solutions miracles, reste solidement ancré comme étant le costume imposé pour tout auteur, compositeur ou interprète de musique à succès.
Dès le début, il existe une confrontation politique innée dans le rock & roll, musique noire interprétée par des Blancs issus des milieux populaires tout aussi défavorisés. Dans le creuset de l’Amérique et de l’Angleterre des années 1960 et 1970, dans la tension entre l’Est et l’Ouest, entre le capitalisme américain et le communisme russe, dans le contexte des mouvements civils aux États-Unis, cette fusion entre musique et politique a bourdonné pendant de nombreuses années, jusqu’à ce que le Live Aid vienne clore le débat.
On peut tous comprendre ce chahut, tous ces débats soulevés par cette nouvelle culture. On peut le comprendre quand on est Anglo-Saxon. Mais en France, on ne l’a clairement pas compris !
Et on se retrouve donc en 2023, exactement 50 ans en arrière, à rejouer une adaptation franchouillarde du mélodrame qui avait secoué le microcosme musical en 1973, quand Ronnie Van Zant, le chanteur et parolier d’une bande issue du ghetto blanc de Jacksonville en Floride chantait devant le drapeau confédéré Sweet Home Alabama, en demandant gentiment au poète canadien Neil Young d’aller se faire voir, et de s’occuper de ses affaires quand il parlait des habitants du bayou.
Aujourd’hui, c’est Juliette Armanet qui nous refait le même esclandre.
Qu’importe si la chanson de Michel Sardou supporte ouvertement les Républicains irlandais contre l’Empire britannique, ils sont catholiques, et donc dans le camp du mal. Qu’importe si les paroles de la chanson auraient très bien pu être écrites par Bono, et qu’elles ne diffèrent pas beaucoup de Sunday Bloody Sunday écrit un an plus tard, pour Juliette Armanet, les Lacs du Connemara est une chanson écoutée par des ploucs qui agitent des serviettes en picolant dans les mariages.
De la même manière que les « Southern boys » de Neil Youg habitent tous de belles demeures au milieu de plantations de coton en régnant sur un troupeau d’esclaves, les Français qui écoutent Michel Sardou sont tous pour Juliette Armanet des « scouts sectaires » qui dansent sur une musique qualifiée d’immonde, dans une chanson « où rien ne va ». Version française des rednecks d’Alabama.
À la décharge de la jeune chanteuse, ce n’est clairement pas de son fait si ce débat a été éludé en France. Elle vient après une bonne cinquantaine d’années de relativisme et de confusion générale organisée. Qu’est-ce que veulent bien vouloir dire droite et gauche aujourd’hui, alors que plus de la moitié de la population a voté, soit pour un candidat qui se dit à la fois de gauche et de droite, soit pour une candidate qui, elle, se dit être ni de droite ni de gauche.
Il faut dire que, étant donné la quantité de qualificatifs, d’amalgames, de réductions, de sous-entendus que l’on a pu accoler à ces deux mots : gauche et droite, c’est loin d’être étrange ! Les deux adjectifs sont tellement frappés d’anathème par le camp d’en face qu’il est bien plus sage de se placer en dehors de la mêlée. Il faut cependant admettre qu’il est plus fréquent de se faire traiter de fasciste ou de nazi que de communiste ou de trotskyste. Depuis quelques années, le fascisme est d’ailleurs attribué un peu partout, quels que soient le positionnement ou la revendication des idées ou des actes, comme si la planète s’était soudainement peuplée de nazillons.
Cette classification a quand même un petit défaut…
Si on reprend la définition originelle (celle qui a constitué la formation de la première Assemblée constituante en 1789), sont à droite ceux qui sont favorables au veto accordé au Roy, et à gauche ceux qui y sont opposés. Selon cette définition, il serait donc constitutionnellement impossible d’être à droite en France, tout comme il serait totalement impossible d’être à gauche en Angleterre.
(Pour ceux qui auraient du mal à suivre, on parle toujours de politique et non de sens de circulation sur la voie publique).
Il serait donc fort étonnant que Michel Sardou puisse être de droite, comme le prétend Juliette Armanet, pour la simple et bonne raison qu’il faudrait bien plus qu’une chanson folklorique pour indiquer une quelconque velléité de renverser la république et à rétablir la monarchie. Il est également très douteux que la chanteuse ait voulu dire par sa sortie que rien n’allait dans le régime politique d’outre-Manche, d’autant plus que le sujet de la chanson incriminée consiste justement à dire que tout n’y va pas pour le mieux.
Revenons à des concepts plus simples.
Si vous êtes « de droite », c’est que vous ne pensez pas comme ceux qui se disent « de gauche », et vice-versa : si vous êtes « de gauche », c’est que vous ne pensez pas comme ceux qui se disent « de droite ».
Alors bien sûr, cela ne peut pas s’appliquer pour tout, c’est bien pour cela que nous avons grand besoin, nous, pauvres mortels, de spécialistes, d’experts, de politiciens qui se chargeront de trier le bon grain de l’ivraie à l’issue de combats rhétoriques endiablés où les jouteurs s’affronteront jusqu’à l’épuisement pour s’emparer des symboles qu’ils brandiront ensuite comme étendards.
Abraham Lincoln était membre du GOP, mais il a aboli l’esclavage. Napoléon Bonaparte, considéré aujourd’hui comme une icône de la droite française, a été porté à son poste parce qu’il représentait un rempart contre les monarchistes. Jules Ferry a soutenu la colonisation en Afrique. Hitler et Mussolini sont issus de partis qui se revendiquaient ouvertement socialistes. L’URSS était conçue légalement comme une fédération. Etc.
Pour revenir à la question : Michel Sardou est-il de droite ? Ou alors, est-ce que c’est le public de Michel Sardou qui est de droite ? Ou est-ce simplement la chanson qui est de droite ?
Il doit y avoir à peu près autant de réponses à ces questions que de personnes qui ont déjà écouté la chanson, mais le résultat ne fait aucun doute : bien évidemment que Michel Sardou est plus à droite que Juliette Armanet. Il suffit de revenir aux concepts énoncés précédemment ! Juliette Armanet défend son camp, elle a l’initiative, et c’est donc tout naturellement qu’elle gagne la joute rhétorique, puisque, comme nous l’avons vu, le positionnement droite-gauche n’a de sens que le temps de l’affrontement des arguments.
Mais il ne s’agit pas ici de politique au sens matériel, juridique ou financier, mais de politique au sens des idées. Il s’agit d’une chanson : de mots, d’impressions et de sentiments, de goûts et de couleurs. On ne parle pas ici de taxes, de construction de bâtiments, d’effectifs de police ou de plan d’urbanisme : on parle de goûts musicaux, et de façon de s’amuser en groupe.
Décidément, la politique française se résume à peu de choses : quand ce n’est pas la mode vestimentaire sur les plages ou l’organisation de la table du repas de Noël, c’est sur la playlist des fêtes de famille que l’on s’étripe.
Bras de fer
On peut donc se féliciter
de la prise par les Ukrainiens du village d’Urozhaine dans le secteur de Velika
Novosilka ainsi que sans doute de celle prochaine de Robotyne dans le secteur d’Orikhiv,
mais ce ne sont toujours pas des victoires stratégiques. Les forces
ukrainiennes sont toujours dans la zone de couverture d’un dispositif de
défense russe qui reste solide. On reste donc toujours très en dessous de la
norme de 50 km2/jour qui, assez grossièrement, indique si on est en
train de réussir ou non l’opération offensive selon le critère terrain. Ajoutons
que dans les opérations ukrainiennes périphériques : l’encerclement de Bakhmut,
la guérilla dans la région de Belgorod ou les coups de main sur la rive est du
Dniepr dans la région de Kherson, les choses évoluent également peu. La
progression autour de Bakhmut semble même arrêtée par la défense russe sur place,
mais aussi peut-être par la nécessité ukrainienne de renforcer la zone de Koupiansk
à Kerminna où les 6e, 20e et 41e armées russes,
renforcées du 2e corps d’armée LNR, exercent une forte pression avec
même une petite progression en direction de Koupiansk. Dans les faits, le
transfert de forces du secteur de Bakhmut vers les secteurs menacés plus au
nord semble être le seul vrai résultat obtenu par l’opération de revers russe. Comme
on ne voit pas comment l’armée russe serait montée en gamme d’un coup, on ne
voit pas non plus comment elle obtiendrait maintenant ce grand succès offensif
qui lui échappe depuis juillet 2022.
On reste donc sur un bras
de fer où les mains des deux adversaires bougent peu, mais ce qui importe dans
un bras de fer n’est pas visible. À ce stade, l’hypothèse optimiste pour les
Ukrainiens est que les muscles russes perdent leur force plus vite que les
leurs et les choses basculent d’un coup. Or, les chiffres de pertes matérielles
constatées de manière neutre (Oryx et War Spotter) ne donnent toujours pas une
image claire d’un camp qui l’importerait nettement selon le critère des pertes.
Premier combat, celui des
unités de mêlée : du 7 juin au 15 août, on constate que les Russes ont eu
10 véhicules de combat majeurs (tanks + AFC + IFV + ACP) russes perdus ou
endommagés chaque jour, contre 4 à 5 pour les Ukrainiens. Ce qu’il faut retenir
c’est que les Ukrainiens perdent chaque jour l’équivalent d’un bataillon de
mêlée (chars de bataille-infanterie) sur les 400 dont ils disposent pour conquérir
7 km2. Les Russes perdent sans doute également un bataillon chaque
jour mais plus gros que celui des Ukrainiens. La tendance depuis deux semaines
est plus favorable aux Ukrainiens, mais sans que cela puisse être considéré
comme un écart décisif.
Deuxième combat, celui de
la puissance de feu : avec 231 pièces russes détruites ou endommagées, on
est dans un rapport de 2,3 pièces par jour depuis le 8 mai, en baisse donc depuis
le pointage il y a deux semaines (2,6), pour 0,7 pièce ukrainienne. La bataille
de la contre-batterie semble nettement à l’avantage des Ukrainiens et plutôt plus
qu’il y a deux semaines, mais l’intensité des feux russes semble finalement peu
affectée selon le site Lookerstudio, très favorable aux Ukrainiens, puisque le
nombre moyen de tirs quotidiens ne diminue pas, au moins dans la catégorie des
lance-roquettes multiples. Il en est de même pour les frappes aériennes russes
et les attaques d’hélicoptères, toujours aussi redoutables.
En dehors des quelques
images spectaculaires de frappes dans la profondeur, qui perturbent incontestablement
les réseaux logistiques (carburant et obus) et les réseaux de commandement, il
n’y a pas d’indice flagrant d’une diminution rapide de la puissance de feu
russe. L’introduction d’obus à sous-munitions américains, déjà utilisés semble-t-il,
pour
la prise d’Urozhaine par les
brigades d’infanterie de marine ukrainiennes, peut peut-être changer un peu la
donne s’ils arrivent en masse, mais il en est de même si les Russes parviennent
à compenser la « famine d’obus » par des aides extérieures.
Depuis février 2022, les
opérations offensives d’un camp ou de l’autre n’ont jamais duré plus de quatre
mois, et en étant larges, du fait de l’usure des hommes, des machines et des ressources
logistiques, mais aussi de la météo et surtout de la réaction de l’ennemi en
défense. On peut grossièrement estimer qu’il reste un mois et demi pour que l’hypothèse
du bras de fer gagnant, ou de la « percée de la digue » selon l’expression
de Guillaume Ancel, se réalise. Plus le temps passe et plus sa probabilité d’occurrence
au profit de l’hypothèse du bras de fer diminue.
Ajoutons que plus le
temps passe et plus l’ampleur de la victoire éventuelle après une percée ou une
pression forte sera également faible. Avant l’opération offensive ukrainienne,
on évoquait Mélitopol ou Berdiansk comme objectifs dont l’atteinte pourrait
être considérée comme des victoires stratégiques. Plus le temps passe, et plus
on a tendance à considérer la prise de Tokmak sur l’axe d’Orikhiv ou celle de
Bilmak sur l’axe de Veliky Novosilky comme des victoires de substitution, avant
l’épuisement de l’opération. Mais même ainsi, et en considérant la possibilité
éventuelle de relancer une nouvelle opération à l’automne-hiver, on serait
encore très loin de l’objectif de libération totale du territoire ukrainien.
Et après
Si l’hypothèse du bras de
fer permanent se confirme, c’est-à-dire qu’il s’avère impossible avec les
moyens disponibles de bouger significativement le front, alors il faudra admettre
que perdre un bataillon pour libérer 7 km2 n’est pas viable. On n’est
pas obligé d’attaquer partout et tout le temps, si cela ne sert pas à grand-chose
pour très cher. Le général Pétain a pris le commandement des forces françaises
en mai 1917 après l’échec de la grande offensive organisée par Nivelle contre
la ligne Hindenburg. Son premier réflexe a été de tout arrêter et d’édicter une
série de directives non plus pour organiser une nième grande percée décisive,
mais pour transformer l’armée française afin qu’elle puisse enfin gagner la
guerre, non pas dans l’année comme tout le monde pressait les chefs militaires
jusque-là, mais un an voire deux plus tard. Sa Directive n°1, qui exprimait sa
vision générale, a été résumée par la formule « J’attends les Américains et
les chars ». Ce n’était pas évident
tant la perspective d’avoir à mener une guerre longue pouvait effrayer une
nation en souffrance depuis des années et une armée dont la moitié des
divisions venait de se mettre en grève, mais il n’y avait pas d’autre solution
et cela s’est avéré gagnant.
On suppose que le comité
de guerre ukrainien a déjà sa Directive n°1 en cas d’échec de l’offensive
actuelle. Il s’agirait de remplacer un temps les opérations offensives par une posture
défensive générale et des « coups » afin de continuer à avoir des
victoires afin de maintenir le moral des troupes, de la nation et des soutiens
extérieurs tout en affaiblissant celui des Russes, avec toujours le secret
espoir que ces coups peuvent par cumul faire chuter le régime russe. En 1917,
Pétain a organisé ainsi des victoires « à coup sûr » en réunissant
des moyens de feux écrasants sur des objectifs limités à Verdun en août et à la
Malmaison en octobre et pour le reste a organisé une grande guerre de « commandos »
le long du front.
La France y a peu participé
mais Britanniques et Allemands se sont aussi engagés à l’époque dans la
bataille des espaces communs afin de frapper directement les forces économiques
et morales de la nation, avec les raids de bombardiers, de zeppelins ou de
pièces d’artillerie géante sur les capitales ou les centres industriels, ou
encore par les blocus maritimes. Dans la guerre actuelle, les raids aériens de
machines inhabitées, missiles, roquettes et drones, ont encore de beaux jours devant
eux. On y constate même un équilibre croissant qui se forme, les Russes ne
tirant plus que ce qu’ils produisent en missiles de 1ère catégorie
et complétant avec du tout-venant, et les Ukrainiens développant leur propre
force de frappe à longue portée. Tout cela n’a pas la masse critique pour obtenir
des effets stratégiques par les dégâts causés – il faudrait que les avions de
combat puissent être engagés pour cela – mais maintient les esprits, y compris
les nôtres, dans la guerre. Il en est sensiblement de même sur les eaux où
missiles et drones navals dominent pour l’instant. Il s’y trouve encore beaucoup
de coups à donner et de raids amphibies à réaliser. Peut-être verra-t-on aussi les
cyberbatailles qui sont plutôt absentes depuis les premiers jours du conflit et
à coup sûr, les trolls s’efforceront de convaincre les opinions occidentales qu’il
faut cesser d’aider l’Ukraine pour X raisons, la plus hypocrite étant celle de
la « paix à tout prix ».
Et derrière cette agitation, il faudra travailler et innover plus que l’ennemi. Dans les six derniers mois de 1917 l’industrie française enfin organisée en « économie de guerre » a produit autant d’équipement militaire que depuis le début de la guerre. L’armée française, qui subit le moins de pertes de toute la guerre en 1917, en profite pour se transformer en armée motorisée, la première du monde. C’est cette mobilité qui a permis ensuite de faire face aux offensives allemandes du printemps 1918 puis de prendre l’initiative à partir de l’été. Je ne sais pas trop en quoi l’armée ukrainienne se transformera, mais il faudra qu’elle le fasse, pour multiplier par trois ou quatre sa puissance de feu opérationnelle et tactique et ses techniques d’assaut. À l’instar de l’opération Tempête en Croatie en août 1995, il sera alors possible, et seulement à ce moment-là, de reprendre soudainement l’offensive et de libérer tout le territoire ukrainien. Vladimir Poutine et ses fidèles tentent de faire croire que le temps joue pour eux, rien n’est plus faux. L’Ukraine et ses alliés Est européens forment la zone du monde qui s’arme et se transforme militairement le plus vite. Quand on se croit une puissance et que l’on veut participer aux affaires du monde comme la France, c’est sans doute là qu’il faut être.
Pour commenter ici
Guérillas d’État.
La méthode utilisée par les
Égyptiens est celle d’une guérilla d’État à grande échelle et permanente contre
la ligne Bar Lev. Les Égyptiens veulent ainsi imposer un rythme lent et une
usure constante à des Israéliens très supérieurs dans l’art de la manœuvre mais
incapables, croit-on, de mobiliser longtemps la nation sur un effort important
et beaucoup plus sensibles aux pertes humaines.
Tous les jours ou presque
à partir du 9 mars le long de la centaine de de kilomètres de Port-Saïd à Suez,
l’artillerie égyptienne lance des milliers d’obus sur la quarantaine de fortins
et leurs abords le long de la ligne Bar Lev. En avril, les Égyptiens combinent
ces tirs avec des infiltrations de sections d’infanterie légère qui
franchissent le canal pour attaquer les fortins, sans espoir de les prendre, et
surtout harceler les convois de ravitaillement et les patrouilles. Nulle
recherche de conquête de terrain dans tout cela mais simplement le souci d’infliger
des pertes aux Israéliens tout en se moquant d’en subir soi-même. Cela réussit.
Tsahal perd environ 50 morts et blessés chaque mois dans une société où
leurs noms et leurs visages sont dans les journaux quotidiens. La méthode est
quantitative, mais il y a l’espoir pour les Égyptiens de pouvoir provoquer
aussi de temps en temps des évènements qui infléchiront directement la politique
adverse. C’est chose faite le 10 juillet 1969 lorsque les Égyptiens parviennent
à tuer sept soldats israéliens et détruire deux chars Centurion lors d’une
embuscade. C’est un choc en Israël, mais contrairement aux espoirs égyptiens
cela provoque une réaction forte.
Le
général Sharon propose une grande opération de franchissement du canal afin de
détruire le dispositif militaire égyptien en Afrique, puis d’y établir une tête
de pont qu’il sera possible de négocier ensuite contre la paix. Le gouvernement
de Golda Meir refuse en considérant les difficultés matérielles d’une telle
opération à ce moment-là, son caractère aléatoire - pourquoi les Égyptiens demanderaient-ils
la paix ? – et la possibilité que l’URSS, principal allié d’une Égypte considérée
de plus en plus comme un membre officieux du Pacte de Varsovie, saisisse l’occasion
d’intervenir directement selon la Doctrine Brejnev. Ni Israël, ni les États-Unis,
son principal et presque unique soutien, ne veulent de cette escalade alors que
les Israéliens sont en train de constituer une force de frappe nucléaire.
Le
19 juillet, le gouvernement israélien décide donc de se contenter d’une
contre-guérilla limitée à la région du canal, mais suffisamment violente pour
dissuader les Égyptiens de poursuivre le combat. C’est fondamentalement le principe
de la riposte disproportionnée censée calmer les ardeurs hostiles et détruire
les moyens de nuire, au moins pour un temps.
Pour
cela, les Israéliens qui ne disposent pas d’une artillerie aussi puissante que
celle des Égyptiens et ne veulent pas renforcer la ligne Bar Lev de troupes de
mêlée qui seraient surtout des cibles, disposent de deux atouts pour donner de
grands coups depuis l’arrière.
Tsahal
a d’abord la possibilité d’organiser des coups de main spectaculaires : assaut
sur la base égyptienne de l’île verte à l’entrée du canal de Suez en juillet
1969, raid d’une compagnie blindée le long de la rive ouest pendant une journée
entière (« la guerre des Dix Heures ») en septembre, capture d’un
grand radar d’alerte soviétique P-12 en décembre, occupation de l’île Sheduan
dans la mer Rouge en janvier 1970. Outre l’intérêt matériel de chacune de ces
opérations, celles-ci sont suffisamment audacieuses pour faire la une des journaux
et obtenir ainsi des effets psychologiques importants, y compris en provoquant
une crise cardiaque chez Nasser. Derrière ces grands coups, les parachutistes
mènent aussi des opérations héliportées plus discrètes, mais efficaces, comme
les raids d’artillerie consistant à installer des bases de feux temporaires de
mortiers jusqu’à 30 km au-delà du canal, ravager une position d’artillerie
sol-air ou sol-sol égyptienne et se replier.
Mais
l’atout israélien le plus important est la force de frappe aérienne, un capital
jusque-là plutôt préservé pour faire face à des conflits de plus haute
intensité et de plus d’enjeu, mais qui est contraint désormais de jouer le rôle
d’artillerie volante. Pendant cinq mois à partir du 20 juillet 1969, l’aviation
israélienne multiplie les raids contre les forces égyptiennes et lance
plusieurs milliers de tonnes d’explosifs (sensiblement le même ordre de grandeur
que tous les missiles russes lancés sur l’Ukraine) puis du napalm sur un rectangle
de 100 km de long et 20 km de large. Les pertes égyptiennes sont très
importantes. Le système de défense aérienne est brisé. L’aviation égyptienne,
qui s’était essayée aussi à lancer des raids et à contester ceux des Israéliens,
a perdu une cinquantaine d’appareils, dont plus de 30 en combat aérien, contre
8-10 israéliens, dont deux ou trois en combat aérien).
Et
pourtant, la guérilla égyptienne continue et s’adapte. Au lieu des moyens de
frappe – avions d’attaque et obusiers – les plus puissants mais aussi les plus
vulnérables, les Égyptiens privilégient désormais l’emploi de centaines de mortiers,
trop petits et mobiles pour constituer des cibles faciles à la force de frappe
adverse. Mais surtout, ils multiplient les attaques d’une infanterie qui prend
de plus en plus d’assurance. Commandos et parachutistes égyptiens mènent à leur
tour des raids héliportés dans le Sinaï afin d’organiser des embuscades et surtout
de miner les voies de passage. Les Israéliens continuent donc à subir des
pertes. Ils déplorent ainsi plus de 160 morts et plusieurs centaines de blessés
à la fin de l’année 1969. L’Égypte s’essaie aussi aux opérations spectaculaires.
En novembre, deux destroyers mènent un raid de bombardement le long des côtes du
Sinaï en toute impunité et des nageurs de combat sabotent des barges dans le
port d’Eilat. Ces nageurs rééditeront l’exploit en février 1970.
Floraison
À
la fin du mois de décembre, les deux adversaires constatent à leur grand étonnement
qu’ils se trouvent toujours au même point. L’usure est un poison lent dont on
peine à déterminer à quel moment il pourra, sans certitude d’ailleurs, faire
émerger une décision stratégique. D’une manière comme de l’autre, on néglige la
capacité d’encaisse de l’autre. Hors des coups-évènements, la souffrance quotidienne
à absorber est finalement faible à l’échelle d’une nation et tant que le sacrifice
du lendemain – marginal au sens économique - est accompagné de l’espoir qu’il
peut servir à quelque chose, on continue. Cela peut durer ainsi des années,
jour après jour.
À la fin du mois de décembre 1969, le gouvernement israélien
décide d’« escalader pour désescalader » en allant frapper à l’intérieur
même du territoire égyptien. Derrière les attaques de cibles militaires, l’objectif
est d’atteindre des esprits maintenus à distance de la guerre par la politique
de silence du gouvernement et l’évacuation des villes le long du canal. Les
Israéliens s’étaient bien essayés à frapper des infrastructures – ponts, petits
barrages, centrales - le long du Nil en 1968 et 1969, mais les moyens
manquaient pour lancer de grandes charges explosives dans la grande profondeur
du territoire. Il fallait, soit héliporter un commando à proximité avec les charges,
soit larguer des futs d’explosifs depuis des avions de transport Noratlas, deux
méthodes très incertaines, peu réalisables à grande échelle et surtout de
faible effet psychologique. Le passage en vitesse supersonique au-dessus du
Caire de deux Mirage III le 17 juin 1969 avait finalement eu plus d’effet, en montrant
à tous y compris aux journalistes étrangers que l’Égypte n’était pas vraiment
protégée.
Et puis surtout, les États-Unis viennent de livrer
une trentaine chasseurs-bombardiers F-4E Phantom, capables de larguer 7
tonnes de bombes tout en étant capables de se défendre contre n’importe quoi.
Les États-Unis les ont livré pour accroître les moyens israéliens face à l’armée
égyptienne sur le canal de Suez et ils sont très mécontents d’apprendre que les
Israéliens ont décidé de les utiliser pour frapper sur le Nil.
L’opération Floraison
est lancée le 7 janvier. Pendant trois mois, un raid de deux à huit A-4 ou
surtout F-4E est organisé en moyenne tous les quatre jours (118 sorties au
total et environ 600 tonnes de bombes) sur des objectifs militaires dans la
région du delta du Nil et du Caire, où la population peut ainsi constater de
visu l’impuissance de son gouvernement et de son armée. On espère ainsi qu’elle
poussera son gouvernement à arrêter la guerre pour arrêter ces frappes. On imagine
même que Nasser pourrait être renversé et remplacé par quelqu’un de plus
conciliant. Cela ne fonctionne pas du tout. Les dégâts
militaires sont réels mais pas essentiels et surtout ils n’aboutissent pas à
l’érosion du soutien à Nasser, bien au contraire. Lorsque deux frappes accidentelles
très meurtrières frappent des civils, dont une école, la population égyptienne réclame
surtout vengeance. L’opération Floraison permet en revanche aux Soviétiques
et comme le craignait les Américains de justifier une intervention directe.
À la frontière de la guerre ouverte soviéto-israélienne
Cette intervention directe, baptisée opération Caucase,
est annoncée le 31 janvier 1970 alors qu’elle est déjà lancée, selon la méthode
du « piéton imprudent ». La 18e division de défense
aérienne débarque à Alexandrie en février et place tout le monde devant le fait
accompli. À partir d’avril, le dispositif – dizaines de batteries de SA-2B et
de SA-3, plus modernes, accompagnées d’un millier de canons-mitrailleurs ZSU 23-4
et de centaines de missiles SA-7 portables - est en place le long du Nil. Il y
a au printemps 55 bataillons antiaériens (AA) soviétiques en Égypte. Le système
d’écoute israélien repère aussi en avril des intercepteurs Mig-21, il y en a
alors 70 et leur nombre augmente, dont les pilotes parlent russe. L’ensemble
représente 12 000 soldats soviétiques, 19 000 à la fin de l’année, tous
en uniformes égyptiens et présentés comme conseillers.
Soucieux
d’éviter une confrontation, les Israéliens abandonnent mi-avril 1970 l’opération
Floraison, tout en suggérant en échange aux Soviétiques de ne pas
s’approcher à moins de 50 kilomètres du canal de Suez. L’effort aérien israélien
redouble en revanche dans la région du canal où les combats atteignent un
niveau de violence inégalé.
Au
mois de juin et alors que des négociations sont en cours pour un cessez-le-feu,
les Egypto-Soviétiques entreprennent de déplacer le bouclier de défense aérienne
depuis le Nil jusqu’aux abords du canal. Les Égyptiens construisent un échiquier
d’une multitude de positions vides qui sont ensuite occupées progressivement et
aléatoirement (elles bougent toutes les nuits) par les batteries AA égyptiennes
et soviétiques. L’aviation israélienne tente de freiner cette opération, en
lançant plusieurs centaines de bombes et bidons de napalm par jour mais y perd
cinq appareils. Dans la nuit du 11 au 12 juin, le général Sharon, désormais commandant
du Secteur Sud, organise une opération de franchissement du canal par un
bataillon entre Port-Saïd et Qantara, mais la tentative tourne court.
Parvenus
au contact, les accrochages entre Israéliens et Soviétiques sont de plus en
plus fréquents, avec les batteries au sol d’abord puis avec les Mig-21
qui ont également été rapprochés du front. Le 22 juin, on assiste à une première
tentative d’interception soviétique. Le 29, les Israéliens organisent en
réponse une opération héliportée sur une base aérienne occupée par les Soviétiques.
En juillet, les choses s’accélèrent. Le 18, une batterie S-3 soviétique est
détruite mais abat un F-4E Phantom. Le 25 juillet, après plusieurs tentatives
infructueuses, un Mig-21 parvient à endommager un Skyhawk israélien. Tous ces combats
sont cachés au public.
Alors que le cessez-le-feu se profile, le
gouvernement israélien accepte l’idée d’infliger une défaite aux Soviétiques. Le
30 juillet, un faux raid israélien attire 16 Mig-21 au-dessus du Sinaï où les
attendent 12 Mirage III aux mains des meilleurs pilotes israéliens. C’est le
plus grand combat aérien du Moyen-Orient, là encore caché de tous. Cinq Mig-21 sont
abattus et un endommagé, pour un Mirage III endommagé. Deux pilotes soviétiques
sont tués. Le lendemain et une semaine après Nasser, le gouvernement israélien accepte
le cessez-le-feu.
Le plan américain Rogers, à l’origine de ce
cessez-le-feu, prévoyait une démilitarisation du canal de Suez d’armes lourdes.
Égyptiens et Soviétiques ne le respectent en rien puisqu’au lieu du retrait, ils
renforcent encore plus le dispositif de défense sur le canal. Trois frégates armées
de missiles SA-N-6 sont mises en place également à Port-Saïd. Les Israéliens
sont tentés un moment de reprendre les hostilités mais ils y renoncent,
soulagés d’en finir après dix-huit mois et 500 tués et 2 000
blessés.
La guerre laboratoire
Au bout du compte, les deux parties, épuisées, ont accepté
de cesser le combat en s’accordant sur leurs objectifs minimaux. C’est le « point
de selle » de la théorie des jeux. Israël obtient l’arrêt des attaques et le
maintien des Égyptiens à l’ouest du canal de Suez. Du côté égyptien, si le
Sinaï n’a pas été évacué, l’armée égyptienne a montré qu’elle pouvait résister
aux Israéliens. Ses pertes sont six fois plus importantes que celles des
Israéliens, mais c’est sa meilleure performance en quatre guerres. C’est sur
cette base qu’elle fonde la préparation de la guerre du Kippour en 1973.
Quant aux deux superpuissances, l’Union soviétique
fait preuve de sa détermination à aller jusqu’au bord du gouffre en poussant jusqu’à la frontière de la guerre ouverte avec une puissance en cours de nucléarisation.
Elle fait alors de même, à bien plus grande échelle, au même moment avec la
Chine avec qui les combats sont violents depuis 1969 et contre qui les Soviétiques
envisagent sérieusement une attaque nucléaire préventive. L’URSS utilise pour
la première fois agressivement sa capacité de dissuasion nucléaire pour lancer
des opérations offensives alors que les États-Unis sont encore empêtrés dans la
guerre au Vietnam. En intervenant directement en appui de l’Égypte et face à Israël
soutenu par les États-Unis, on se retrouve dans un scénario inverse de celui des
guerres en Corée ou au Vietnam. Ils vont au maximum de ce que peuvent leur permettre
les règles du jeu de la guerre froide. Après l’Égypte, l’Union soviétique
interviendra à nouveau en Afrique, en liaison avec Cuba qui fournira cette fois
le gros des troupes et des pertes humaines du bloc communiste, en Éthiopie et en
Angola. Ils affronteront dans ce dernier cas l’Afrique du Sud, autre allié des États-Unis
et petite puissance nucléaire en devenir. Avec l’engagement en Afghanistan, ils
cloront l’époque des grandes interventions qui a sans doute plus contribué à
leur perte qu’à leur gloire.
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Vladimir Poutine et la Russie dominent, mais l’occident se maintient avec sa dette, son hypocrisie,
ses casseroles coloniales. Dix techno-lords US sont plus riches que tous les africains. Bruxelles
agonise en nous volant argent et liberté.
Jean Baudrillard parla d’hystérésis (1) pour décrire ce monde. Il évoquait même je crois cette barbe
qui continue de pousser au poil de menton du cadavre.
Qu’est-ce qui n’est pas mort en Occident ? Qu’est-ce qui ne relève pas encore du phénomène
zombi ?
L’article « Pour être tué, il faut vivre » (Jules Michelet) : comment le vieil occident zombie survit à sa mort – Nicolas Bonnal est apparu en premier sur Strategika.
Il
est ainsi logiquement pour la guerre en Ukraine et dans le grand GQG médiatique
où, pour analyser et décrire au quotidien une guerre qui bouge peu depuis
qu’elle s’est transformée en guerre de position en avril 2022, on transforme des
prises de village ou des avancées de quelques kilomètres en évènements. Pour
ceux qui se battent dans ces quelques hectares, les choses sont évidemment
essentielles et même vitales, mais au niveau macroscopique, ces évènements
tactiques doivent être nécessairement agglomérés afin d’avoir une vision plus
claire des choses. Encore faut-il avoir le temps d’exposer cette synthèse.
Obus
sur canons égale contre-batterie
Ces
précautions étant prises parlons de la situation sur le front. L’offensive
ukrainienne se poursuit avec ses trois axes de choc principaux et sa bataille
arrière des feux, ainsi que la contre-offensive russe dans la province de
Louhansk.
La
bataille des feux est désormais la plus importante car elle conditionne
largement le destin des manœuvres. Les uns et les autres poursuivent leurs
frappes dans la profondeur et la zone d’artillerie. Sur le site de Ragnar
Gudmundsson (lookerstudio.google.com) qui compile les données fournies par les
sources officielles ukrainiennes (et donc à prendre avec précautions) on
constate toujours une grande intensité des frappes ukrainiennes avec 580 strikes (on
ne sait pas trop à quoi cela correspond) en juin et juillet, soit 1580 avec le
mois de mai, c’est-à-dire autant de tirs que les sept mois précédents réunis.
L’effet sur l’artillerie russe est indéniable avec, selon Oryx cette fois, 191
pièces russes comptabilisées détruites ou endommagées depuis le 8 mai, soit par
comparaison 2,6 pièces par jour contre 1,8 pièce jusqu’au début du mois de mai
2023. Les batailles de contre-batteries sont par définition dans les deux sens
et l’artillerie ukrainienne souffre aussi avec 69 pièces touchées depuis le 8
mai, et un passage de 0,7 à 1 pièce perdue par jour. Ces chiffres sont comme
toujours en dessous de la réalité, et on peut sans doute les doubler pour s’en
approcher. Ce qui est sûr, c’est que la bataille est féroce et tend peut-être
même à s’intensifier avec dans les deux dernières semaines des pertes
quotidiennes de 3 pièces par jour côté russe et 1,4 côté ukrainien. On notera
l’écart qui se resserre entre les deux camps.
Coups
de béliers au Sud
Mon
sentiment était plutôt que le dispositif défensif arrière russe n’était pas
encore assez affaibli pour espérer retenter des manœuvres de grande ampleur sur
la ligne de front mais le commandement ukrainien, mieux informé que moi, en a
jugé autrement. Peut-être s’agit-il d’un nouveau test de résistance ou de
profiter des limogeages de généraux importants et surtout compétents dans le
groupe d’armées russe attaqué.
Il a
donc décidé de renouveler des attaques de brigades dans la zone Sud sur les
mêmes points et par les mêmes brigades que le 6-8 juin. On note peut-être une
plus grande concentration des efforts, avec du côté d’Orikhiv deux brigades
seulement en premier échelon – 65e et 47e Mécanisées
(BM) – et quatre en arrière, pour trois – 36e de Marine à
l’ouest, 35e de Marine et 68e chasseurs au
centre – et cinq en arrière dans le secteur de Velika Novosilki. Les secteurs
d’attaque sont peut-être limités aux moyens de déminage disponibles ou
peut-être s’agit-il simplement d’une manière générale de mieux accorder les
moyens d’appui à ceux de la manœuvre. Ce qu’il faut retenir c’est une
progression de la 47e BM relativement importante à l’est de
Robotyne, au sud d’Orikhiv, ainsi que celle de la 35e BIM sud
de Velika Novosilka avec la prise et le dépassement du village de Saromaiorske.
On rappellera que les forces ukrainiennes agissent toujours dans les deux cas
dans la zone de couverture russe et non la zone principale, la mieux défendue,
et que les Russes y résistent également toujours tout en organisant des
contre-attaques. Les autres secteurs de la zone – Piatkatky, Houliaïpole et Vuhledar – sont calmes ou font l’objet de combats
minuscules.
Derrière
les annonces, et on notera au passage combien les déclarations de la
vice-ministre de la Défense Hanna Maliar brouillent et desservent la cause
ukrainienne en se plaçant au même niveau d’exagération grossière que celles des
officiels russes, il reste à voir si les Ukrainiens vont continuer à progresser
à ce rythme. Les gains territoriaux sont très en dessous de la norme de 50 km2/jour
qui indiquerait que les choses se passent bien, mais les opérations militaires
ne sont pas linéaires mais fractales, du moins l’espère-t-on, quand on est
justement en dessous de la norme. Ce n’est donc pas les villages de
Saromaiorske ou de Robotyne qui sont importants, mais les tendances et ce qu’il
faut espérer est que l’avance continue. L’hypothèse actuelle la plus probable,
par projection de tendances, est celle de mois de combat avant de peut-être
voir un drapeau planté sur une ville-victoire, et celle-ci a actuellement plus
de chance d’être Tokmak ou Bilmak plutôt que Mélitopol ou Berdiansk. Les
combats de la semaine peuvent modifier cette hypothèse s’il y a des petits
succès répétés.
Alors
que la ville-victoire se fait attendre dans le front sud, le troisième axe
offensif ukrainien est autour de Bakhmut avec un effort particulier au sud de
la ville et dans l’immédiat sur le village Klichkivka, une zone boisée et peu
minée plus accessible à la manœuvre qu’au sud mais où les combats sont
difficiles et les pertes importantes des deux côtés. Pour l’instant, la
résistance russe est forte et les avancées minuscules. La projection actuelle
la plus favorable aux Ukrainiens est donc là encore et malgré la petitesse du
champ de bataille celle de mois de combat avant le planté de drapeau sur
Bakhmut.
Un
tout petit Uranus au Nord
La
contre-attaque de revers sur un front différent de celui où on est soi-même attaqué est
un grand classique de l’art opérationnel. Le 15 juillet 1918, les Français
résistent à l’offensive allemande sur la Marne, le 18 juillet ils
contre-attaquent de flanc à Villers-Cotterêts. En novembre 1942, les Soviétiques
sur le reculoir à Stalingrad contre-attaquent sur les flancs de la 6e armée
allemande et enferment celle-ci dans la ville (opération Uranus). Un an plus
tôt, les divisions sibériennes faisaient de même au nord et au sud de Moscou
attaquée. C’est le même principe qui s’applique ici dans la zone de Louhansk
avec une contre-offensive assez réussie vers Koupiansk, l’est de Svatove et le
sud-est de Kreminna.
Tenter
une contre-attaque de revers signifie d’abord que l’on ne s’estime pas en
danger dans la zone dans laquelle on est attaqué, sinon les réserves sont
plutôt engagées dans ce secteur. L’existence de cette contre-attaque est donc
plutôt un indice de confiance côté russe. Maintenant pour que cela réussisse
vraiment, il faut un rapport de forces et de feux vraiment à l’avantage du
contre-attaquant. Cela a été le cas dans les exemples cités plus haut, mais en
grande partie parce que les Allemands s’étaient engagés à fond dans leur
attaque principale, la Marne et Reims dans un cas, Stalingrad dans l’autre, et
affaiblissant leur flanc ou en le confiant à des armées alliées peu solides.
Cela n’est pas le cas en Ukraine. Les forces ukrainiennes ne sont pas enfoncées
et fixées dans le front Sud et il reste par ailleurs suffisamment de brigades
pour tenir tous les autres secteurs. Au bout du compte, il n'y a pas eu de
renforcements russes massifs dans le secteur nord, par manque de moyens avant
tout, et les déclarations ukrainiennes (voir plus haut) ont été très exagérées,
comme pour excuser par avance un recul. On n’a pas entendu parler non plus de
mise en retrait en recomplètement et en entrainement pendant des semaines de
divisions russes. Les attaques russes sont donc toujours menées avec les mêmes
capacités que celles qui n’ont pas permis de réussir durant l’offensive
d’hiver. On ne voit donc pas très bien pourquoi cela réussirait mieux
maintenant, à moins d’innovations d’organisation ou de méthodes cachées. Pour
autant, les Russes attaquent beaucoup, avancent un peu et compensent
finalement, si on raisonne en km2, les petites avances ukrainiennes
au Sud. Cela n’a cependant pas d’impact stratégique puisque les Ukrainiens
n’ont pas fondamentalement bougé leurs réserves du Sud au Nord et qu’ils
poursuivent leur opération dans les provinces de Zaporijjia et Donetsk, On peut
même se demander si les nouvelles attaques ukrainiennes au Sud ne sont pas aussi une
manière de montrer que les attaques russes au Nord ne sont pas
importantes.
Pour
redonner des chiffres et en reprenant Oryx, ce qui frappe dans les pertes
matérielles des deux opérations de manœuvre concurrentes, c’est leur ampleur.
On comptabilise depuis 71 jours, 622 véhicules de combat majeurs (tanks, AFV,
IFV, APC selon la terminologie Oryx) perdus soit une moyenne de 8 par jour.
C’est en soi à peu près équivalent aux pertes quotidiennes moyennes avant
l’offensive ukrainienne. Depuis deux semaines en revanche, le taux moyen est
monté d’un coup à 11 par jour, sensiblement depuis la contre-attaque russe. Le
taux moyen de pertes constatées des Ukrainiens en revanche a augmenté
sensiblement dès le 8 mai, passant de 3,5 à 4,5 jours. Pire encore, il est
passé à 6 par jour depuis deux semaines. Ces chiffres sont toujours difficiles
à interpréter avec les difficultés de mesure, mais ils n’indiquent pas
forcément, comme pour l’artillerie, une tendance favorable aux Ukrainiens. On
est très loin des rapports de 1 à 4 du début de la guerre.
En
résumé, on peut considérer les actions en cours sur le front comme un choc des
impuissances ou, de manière plus élogieuse, un bras de fer indécis qui attend
qu’un des protagonistes craque. C’est le moment du côté ukrainien de faire
entrer sur le terrain les impact players, renforts, moyens
nouveaux, opérations périphériques à Kherson, Belgorod, ou ailleurs pourvu que
cela détourne l’attention et surtout les moyens russes. Il n’est pas exclu
cependant que les Russes disposent aussi de quelques impact
players. On y reviendra.
Pour commenter, allez plutôt ici
Les doctrines militaires, comme les
paradigmes scientifiques, n’évoluent vraiment que lorsqu’elles sont très
sérieusement prises en défaut. L’échec sanglant de l’offensive de Champagne fin
septembre-début octobre 1915 constitue cette prise en défaut. En fait, c’est
même une grande crise au sein de l’armée française où on perçoit les premiers
signes de découragement, voire de grogne dans la troupe. En novembre 1915, le
général Fayolle note dans son carnet : « Que se passe-t-il en haut lieu ? Il
semble que personne ne sache ce qu’il faut faire […] Si on n’y apporte
pas de moyens nouveaux, on ne réussira pas ». La crise impose de trouver de
nouvelles solutions et on assiste effectivement à une grande activité durant l’hiver1915 dans le « monde des idées » qui
aboutit à la victoire de l’« opposition » et de son école de pensée alors
baptisée « la conduite scientifique de la bataille ».
Changement de paradigme
L’opposition ce sont d’abord les «
méthodiques », comme Foch, alors commandant du groupe d’armées du Nord (GAN) et
Pétain, commandant la 2e armée. Le rapport de ce dernier après l’offensive de
Champagne, met en évidence l’« impossibilité, dans l’état actuel de l’armement,
de la méthode de préparation et des forces qui nous sont opposées, d’emporter
d’un même élan les positions successives de l’ennemi ». Le problème majeur qui
se pose alors est que s’il est possible d’organiser précisément les feux
d’artillerie et l’attaque des lignes de la première position ennemie, cela
s’avère beaucoup plus problématique lorsqu’il s’agit de s’en prendre à la
deuxième position plusieurs kilomètres en arrière. Pétain en conclut qu’il
faut, au moins dans un premier temps, se contenter d’attaquer les premières
positions mais sur toute la largeur du front afin d’ébranler celui-ci dans son
ensemble. Ce sera la doctrine mise en œuvre – avec succès - à partir de l’été
1918, mais l’idée de grande percée est encore vivace. Une nouvelle majorité se
crée autour de quelques Polytechniciens artilleurs, avec Foch comme tête
d’affiche, pour concevoir cette bataille décisive comme une succession de
préparations d’artillerie-assauts d’infanterie, allant toujours dans le même
sens position après position ( Autant de positions, autant de batailles selon
Fayolle) et non pas latéralement comme le préconise Pétain et ce jusqu’à ce que
« l’ennemi, ses réserves épuisées, ne nous oppose plus de défenses organisées
et continues » (Foch, 20 avril 1916).
C’est une réaction contre les « folles
équipées » de l’infanterie au cours des batailles de 1915, désormais « la
certitude mathématique l’emporte sur les facteurs psychologiques ». Une analyse
de tous les détails photographiés du front doit permettre une planification
précise de la destruction de tous les obstacles ennemis à partir de barèmes
scientifiques. L’imposition de ce nouveau paradigme est la victoire de l’école
du feu sur celle du choc mais aussi la revanche des généraux sur les
Jeunes-Turcs du Grand quartier général (GQG). Ce sont les idées qui portent les
hommes bien plus souvent que l’inverse, et changer d’idées impose souvent de
changer les hommes. Les officiers du GQG, qui pour beaucoup avaient été les
champions de l’« offensive à outrance » puis de l’ « attaque brusquée », sont
envoyés commander au front. A la suite des décisions arrêtées en décembre 1915
à Chantilly entre les Alliés, cette nouvelle doctrine doit être mise en œuvre
dans l’offensive franco-britannique sur la Somme prévue pour l’été 1916. Le
groupe d’armées du Nord (GAN) de Foch est chargé de sa mise en pratique.
En attendant, toutes les idées
nouvelles trouvent leur matérialisation dans le nouveau GQG qui passe l’hiver
1915-1916 à rédiger le nouveau corpus de documents doctrinaux sur
l’organisation et les méthodes des différentes armes, infanterie et artillerie
lourde en premier lieu ainsi que la coordination entre elles. Ce sera par la
suite une habitude, tous les hivers on débat puis on rédige toute la doctrine,
soit un rythme douze fois plus rapide qu’en temps de paix avant la guerre. Mais
ce n’est pas tout de partir du bas, de faire du retour d’expérience, de
débattre puis de voir émerger un nouveau paradigme au sommet, encore faut-il
que les nouvelles idées redescendent et que l’explicite des documents se
transforme en bas en nouvelles habitudes.
Tout le front est restructuré. On
distingue désormais une ligne des armées, tenue désormais par le strict minimum
de troupes, des réserves de groupes d’armées à environ 20-30 km du front et
enfin des réserves générales encore plus loin. Il se met en place une sorte de
« 3 x 8 » où les troupes enchainent secteur difficile, repos-instruction,
secteur calme. L’année 1916 se partage ainsi, pour la 13eDivision d’infanterie,
en 93 jours de bataille (Verdun et La Somme) contre plus de 200 en 1915, 88
jours de secteur calme et le reste en repos-instruction. Toute cette zone des
réserves générales se couvre d’un réseau d’écoles, de camps et de centre de
formation où on apprend le service des nouvelles armes et les nouvelles
méthodes. On remet en place des inspecteurs de spécialités afin de contrôler
les compétences de chaque unité mais aussi de rationaliser les évolutions alors
que le combat séparé de chaque unité tend à faire diverger les pratiques. Une
innovation majeure de la guerre est la création du centre d’instruction
divisionnaire ou CID). Ce centre, base d’instruction mobile de chaque division
permet d’accueillir les recrues en provenance des dépôts de garnison de
l’intérieur, avant de les envoyer directement dans les unités combattantes.
Elles y rencontrent des cadres vétérans, des blessés de retour de
convalescence. Les cadres de leurs futures compagnies viennent les visiter. Les
hommes ne sont pas envoyés directement sur une ligne de feu avec des
compétences faibles ni aucun lien de cohésion avec les autres, mais acclimatés
et instruits progressivement.
La transformation des armes
Cette approche permet une évolution
plus rationnelle des unités. L’infanterie connaît sa deuxième mutation de la
guerre après l’adaptation improvisée et chaotique à la guerre de tranchées.
Elle devient vraiment cette fois une infanterie « industrielle ». Les
structures sont allégées et assouplies. Les divisions d’infanterie ne sont plus
attachées spécifiquement à un corps d’armée et commandent directement à trois
régiments et non plus à deux brigades de deux régiments. Les bataillons
eux-mêmes passent aussi à une structure ternaire mais la 4e compagnie, grande
nouveauté, devient une compagnie d’appui équipée de mitrailleuses, de canons à
tir direct de 37 mm et de mortiers. Encore plus innovant, les sections
d’infanterie ne combattent plus en ligne mais en demi-sections feu et choc (les
demi-sections deviendront identiques et autonomes en 1917, c’est l’invention du
groupe de combat), et organisées autour de nouvelles armes comme les
fusils-mitrailleurs et les lance-grenades. Les fantassins deviennent
spécialisés et interdépendants. D’une manière générale, la puissance de feu portable
de l’infanterie fait un bond considérable jusqu’à la fin de 1917. L’étape
suivante sera l’intégration des chars légers d’accompagnement à partir de mai
1918.
L’artillerie a la part belle dans le
nouveau paradigme. Pour Foch : « Ce n’est pas une attaque d’infanterie à
préparer par l’artillerie, c’est une préparation d’artillerie à exploiter par
l’infanterie » qui, ajoute-t-il plus tard, Foch ajoute que l’infanterie «
doit apporter la plus grande attention à ne jamais entraver la liberté de tir
de l’artillerie ». Dans une étude écrite en octobre 1915, son adjoint Carence
écrit : « L’artillerie d’abord ; l’infanterie ensuite ! Que tout soit
subordonné à l’artillerie dans la préparation et l’exécution des attaques ». Pour
autant, le volume de cette arme augmente assez peu avec seulement 590 nouvelles
pièces lourdes pour l’ensemble de 1916. Le grand défi pour l’artillerie est
celui de l’emploi optimal de l’existant, c’est-à-dire l’artillerie de campagne
et les pièces de forteresse récupérées, dans des conditions totalement différentes
de celles imaginées avant-guerre. Pour y parvenir on commence par mettre en
place de vrais états-majors d’artillerie capables de commander les groupements
de feux de centaines de pièces. Le 27 juin 1916, est créé le Centre d’études
d’artillerie (CEA) de Châlons chargé d’inspecter les régiments d’artillerie et
de synthétiser leurs idées, définir la manœuvre, perfectionner l’instruction
technique et faire profiter les commandants de grandes unités de toutes les innovations
touchant l’emploi de l’artillerie. Un peu plus tard, on formera aussi des
Centres d’organisation d’artillerie (COA), un par spécialité, qui constituent
les matrices des nouvelles formations et où les anciens régiments viennent
recevoir les nouveaux matériels et apprendre leur emploi. La troisième voie
pour mieux maîtriser la complexité croissante des méthodes est la
planification. Elle existe sous une forme embryonnaire dès 1915 mais elle
connaît un fort développement en 1916 grâce à l’influence du CEA. Celui-ci
codifie et vulgarise l’usage des « Plans d’emploi de l’artillerie » qui
permettent de gérer les étapes de la séquence de tir. L’aérologie et la
météorologie font d’énormes progrès. Le GAN dispose de sa propre section météo
commandée par le lieutenant de vaisseau Rouch avec un vaste réseau de
transmissions y compris sur des navires.
Le premier effort porte sur la maîtrise
de la gestion des informations. Les Français mettent l’accent sur l’emploi de
l’avion dans l’observation et la liaison entre les armes. Foch envoie le
commandant Pujo à Verdun, la première grande bataille de 1916 et qui est très observée
par le GAN qui prépare la seconde. Pujo reprend l’idée d’un « bureau tactique »
charger de centraliser toutes les informations des escadrilles et des ballons d’observation
(TSF, photos, écrits) afin d’actualiser en permanence un grand panorama
photographique et cartographique de la zone de combat. A l’instar des drones
aujourd’hui, l’aviation de l’époque est cependant surtout un système d’observation
et de liaison en cours d’action, au service de l’artillerie afin de guider les
tirs et d’en mesure les effets au-dessus des lignes ennemies, mais aussi de l’infanterie,
qui dispose en 1916 de ses propres appareils. Pour l’offensive de la Somme, la 13e
DI disposera par exemple d’une vingtaine d’appareils avec tout un panel de
moyens de liaisons pour organiser les communications entre l’air, qui envoie
des messages en morse ou message lesté, et le sol, qui répond avec des fusées
de couleur, fanions ou projecteurs et indique ses positions avec des pots
éclairants et ou des panneaux. Lorsque la division sera engagée sur la Somme, ses
compagnies d’infanterie seront survolées par huit avions et appuyées par une
quarantaine de mitrailleuses, huit canons d’infanterie ou mortiers et surtout
55 pièces d’artillerie…pour chaque kilomètre de front attaqué.
Le GAN reprend également deux grandes
innovations de Verdun. La première est l’idée de supériorité aérienne sur un
secteur du front. Dès le début de leur offensive sur Verdun, en février 1916, les
Allemands concentrent 280 appareils de chasse sur la zone et chassent les
quelques appareils français présents. L’artillerie française, qui dépend
désormais de l’observation aérienne devient aveugle. Pour faire face à cette
menace, les Français sont obligés de livrer la première bataille aérienne de
l’Histoire. Le 28 février, le commandant De Rose reçoit carte blanche. Il
constitue un groupement « ad hoc » de quinze escadrilles avec ce qui se fait de
mieux dans l’aviation de chasse en personnel (Nungesser, Navarre, Guynemer, Brocard,
etc.) et en appareils (Nieuport XI). Cette concentration de talents forme un
nouveau laboratoire tactique qui met au point progressivement la plupart des
techniques de la maîtrise du ciel. On expérimente également l’appui feu air-sol
notamment lors de l’attaque sur le fort de Douaumont le 22 mai ou la
destruction des ballons d’observation ennemies (fusées à mise à feu électrique
Le Prieur d’une portée de 2000 m, balles incendiaires, canon aérien de 37 mm). A
son imitation, le GAN groupe de chasse est constitué à Cachy sous le
commandement de Brocard avec huit escadrilles Spad.
La seconde innovation est l’œuvre du
capitaine Doumenc, l’« entrepreneur » du service automobile, subdivision qui
appartient à l’artillerie comme tout ou presque ce qui porte un moteur à explosions.
Grâce à lui et quelques autres, l’idée s’impose que le transport automobile
peut apporter une souplesse nouvelle dans les transports de la logistique et
surtout des hommes, leur évitant les fatigues de la marche tout en multipliant
leur mobilité. Les achats à l’étranger et la production nationale permettent de
disposer dès 1916 de la première flotte automobile militaire au monde avec près
de 40 000 véhicules (200 fois plus qu’en 1914). Cette abondance de moyens
autorise la constitution de groupements de 600 camions capables de transporter en
1916 six divisions d’infanterie d’un coup. L’efficacité de cet outil est
démontrée lorsqu’il s’agit de soutenir le front de Verdun, saillant relié à
Bar-le-Duc, 80 km plus au Sud, par une route départementale et une voie ferrée
étroite. Le 20 février 1916, veille de l’attaque allemande, Doumenc y forme la
première Commission Régulière Automobile (CRA), organisée sur le modèle des
chemins de fer, et dont la mission est d’acheminer 15 à 20 000 hommes et 2 000
tonnes de ravitaillement logistique par jour par ce qui est baptisée rapidement
la Voie sacrée. Le GAN copie l’idée et créé sa propre CRA sur l’axe
Amiens-Proyart afin d’alimenter la bataille de la Somme, avec un trafic
supérieur encore à celui de la Voie sacrée.
La déception de la Somme
En sept mois de préparation, aucun
effort n’a été négligé pour faire de l’offensive sur la Somme la bataille
décisive tant espérée. Loin des tâtonnements de 1915, la nouvelle doctrine a
été aussi scientifique et méthodique dans la préparation qu’elle le sera dans
la conduite. L’objectif de l’offensive d’été préparée avec tant de soins est de
réaliser la percée sur un front de 40 km, pour atteindre ainsi le terrain libre
en direction de Cambrai et de la grande voie de communication qui alimente tout
le front allemand du Nord. Le terrain est très compartimenté avec, en
surimposition des trois positions de défense, tout un réseau de villages érigés
par les Allemands en autant de bastions reliés par des boyaux. La préparation
d’artillerie, d’une puissance inégalée s’ouvre le 24 juin et ne s’arrête qu’une
semaine plus tard, le 1er juillet après au moins 2,5 millions d’obus
lancés (sensiblement sur 40 km tout ce que l’artillerie ukrainienne actuelle a
lancé en 15 mois sur l’ensemble du front). L’offensive n’est ensuite n’est
déclenchée qu’après avoir constaté l’efficacité des destructions par
photographie. Comme prévu, l’aviation alliée bénéficie d’une supériorité
aérienne totale, autorisant ainsi la coordination par le ciel alors que comme
pour les Français au début de la bataille de Verdun, l’artillerie allemande,
privée de ses yeux, manque de renseignements.
Dans cet environnement favorable, la VIe
armée française de Fayolle s’élance sur seize kilomètres avec un corps d’armée
au nord de la Somme en contact avec les Britanniques, et deux corps au sud du
fleuve. Contrairement aux Britanniques, l’attaque initiale française est un
succès, en partie du fait de l’efficacité des méthodes employées. Au Nord, le 20e
corps d’armée français progresse vite mais doit s’arrêter pour garder le
contact avec des Alliés qui, dans la seule journée du 1er juillet, paient leur
inexpérience de 21 000 morts et disparus. Au Sud, le 1er corps
colonial (un assaut que mon grand-père m'a raconté) et le 35e corps
enlèvent d’un bond la première position allemande. En proportion des effectifs,
les pertes totales françaises sont plus de six fois inférieures à celles des
Britanniques, concrétisant le décalage entre la somme de compétences acquises
par les Français et celle de l’armée britannique dont beaucoup de divisions
sont de formation récente. Du 2 au 4 juillet, l’attaque, toujours conduite avec
méthode, dépasse la deuxième position allemande et s’empare du plateau de
Flaucourt. Le front est crevé sur huit kilomètres, mais on ne va pas plus loin
car ce n’est pas le plan.
La réaction allemande est très rapide.
Dès le 7 juillet, seize divisions sont concentrées dans le secteur attaqué puis
vingt et une une semaine plus tard. La réunion de masses aériennes
contrebalance peu à peu la supériorité initiale alliée. Dès lors, les combats
vont piétiner et la bataille de la Somme comme celle de Verdun se transforme en
bataille d’usure. La mésentente s’installe entre les Alliés et les poussées
suivantes (14-20 juillet, 30 juillet, 12 septembre) manquent de coordination.
Au sud de la Somme, Micheler, avec la Xe armée progresse encore de
cinq kilomètres vers Chaulnes mais le 15 septembre Fayolle est obligé de
s’arrêter sans résultat notable, au moment où les Britanniques s’engagent (et
emploient les chars pour la première fois). Les pluies d’automne, qui rendent
le terrain de moins en moins praticable, les réticences de plus en plus
marquées des gouvernements, les consommations en munitions d’artillerie qui
dépassent la production amènent une extinction progressive de la bataille.
Après cinq mois d’effort, l’offensive alliée a à peine modifié le tracé du
front. Péronne, à moins de dix kilomètres de la ligne de départ, n’est même pas
atteinte. Les pertes françaises sont de 37 000 morts, 29 000 disparus ou
prisonniers et 130 000 blessés. Celles des Britanniques et des Allemands sont
doubles. En 77 jours d’engagement sur la Somme, la 13e DI n’a progressé
que de trois kilomètres et a perdu 2 700 tués ou blessés pour cela.
La percée n’est pas réalisée et la Somme
n’est pas la bataille décisive que l’on cherchait, même si elle a beaucoup plus
ébranlé l’armée allemande que les Alliés ne le supposaient alors. C’est donc
une déception et une nouvelle crise.
L’offensive de la Somme a d’abord
échoué par excès de méthode. La centralisation, la dépendance permanente des
possibilités de l’artillerie, la « froide rigueur » ont certainement empêché
d’exploiter certaines opportunités, comme le 3 juillet avec le corps colonial
ou le 14 septembre à Bouchavesnes devant le 7e corps. A chaque fois,
ces percées, tant espérées l’année précédente, ne sont pas exploitées. Certains
critiquent le manque d’agressivité de l’infanterie. D’un autre côté, pour le
sous-lieutenant d’infanterie Jubert du 151e RI, « le fantassin
n’a d’autre mérite qu’à se faire écraser ; il meurt sans gloire, sans un élan
du cœur, au fond d’un trou, et loin de tout témoin. S’il monte à l’assaut, il
n’a d’autre rôle que d’être le porte-fanion qui marque la zone de supériorité
de l’artillerie ; toute sa gloire se réduit à reconnaître et à affirmer le
mérite des canonniers ».
Les procédés de l’artillerie s’avèrent surtout
trop lents. On persiste à chercher la destruction au lieu de se contenter d’une
neutralisation, ce qui augmente considérablement le temps nécessaire à la
préparation. Les pièces d’artillerie lourde sont toujours d’une cadence de tir
très faible, ce qui exclut la surprise. De plus, le terrain battu par la
préparation d’artillerie est si labouré qu’il gêne la progression des troupes
et des pièces quand il ne fournit pas d’excellents abris aux défenseurs.
L’artillerie avait le souci de travailler à la demande des fantassins mais
ceux-ci ont eu tendance à demander des tirs de plus en plus massifs avant d’avancer,
ce qui a accru la dévastation du terrain et les consommations de munitions.
Compenser la faible cadence de tir nécessite d’augmenter le nombre de
batteries, ce qui suppose de construire beaucoup d’abris pour le personnel ou
les munitions et complique le travail de planification nécessaire pour monter
une préparation de grande ampleur. Le temps d’arrêt entre deux attaques dépend
uniquement de la capacité de réorganisation de l’artillerie. Or ce délai reste
supérieur à celui nécessaire à l’ennemi pour se ressaisir.
Car la guerre se « fait à deux ». La
guerre se prolongeant sur plusieurs années, phénomène inédit depuis la guerre
de Sécession, les adversaires s’opposent selon une dialectique
innovation-parade d’un niveau insoupçonné jusqu’alors. La capacité d’évolution
de l’adversaire est désormais une donnée essentielle à prendre en compte dans
le processus d’élaboration doctrinal qui prend un tour très dynamique. La
puissance de feu de l’artillerie alliée terriblement efficace au début de
juillet, est finalement mise en défaut. Les Allemands s’ingénient à ne plus
offrir d’objectifs à l’artillerie lourde. Ils cessent de concentrer leurs
moyens de défense sur des lignes faciles à déterminer et à battre. Constatant qu’ils
peuvent faire confiance à des petits groupes isolés même écrasés sous le feu,
ils installent les armes automatiques en échiquier dans les trous d’obus en
avant de la zone et celles-ci deviennent insaisissables. En août, Fayolle
déclare à Foch : « Enfin, ils ont construit une ligne de tranchés, je vais
savoir sur quoi tirer ». Les Allemands vident les zones matraquées,
amplifient le procédé de défense en profondeur, procédant à une « défense
élastique » qui livre le terrain à l’assaillant, mais lui impose des
consommations de munitions énormes et des attaques indéfiniment répétées.
Malgré la puissance de l’attaque, ils réussissent ainsi à éviter la rupture de
leur front.
L’échec de la « conduite scientifique de
la bataille » entraîne donc sa réfutation en tant que paradigme et la mise à
l’écart de Foch. Comme à la fin de 1915, l’échec de la doctrine en cours laisse
apparaître les autres théories en présence. Pétain propose toujours la patience
et le combat d’usure sur l’ensemble du front. Mais l’école du choc revient en
force en soulignant la perte de dynamisme, issue selon elle de la sécurité
relative qu’apporte un combat où toutes les difficultés sont résolues par une
débauche d’artillerie. Elle fait remarquer que les pertes sont plus importantes
dans les attaques qui suivent l’offensive initiale. Il est donc tentant de
revenir à la « bataille-surprise ».
Extrait et résumé de Michel Goya, L'invention de la guerre moderne, Tallandier (édition 2014)
Depuis l’été
dernier, les Ukrainiens sont sans doute en train de tester un nouveau mode
opératoire justement pour reconquérir cette même Crimée : l’ébouillantement
progressif de la grenouille. Le problème est complexe pour eux puisqu’il s’agit
de reprendre à terme un territoire considéré comme faisant partie du territoire
national par une puissance nucléaire. Le 17 juillet 2022, le secrétaire adjoint
du Conseil de sécurité de Russie et ancien président russe, Dmitri Medvedev, déclarait
que l’attaque de la Crimée serait considérée comme une attaque contre le cœur du
territoire russe et que toucher à ses deux sites stratégiques : le pont de
Kertch qui relie la presqu’île à la Russie ou la base navale de Sébastopol provoquerait
le « jour du jugement dernier » en Ukraine, autrement dit des
frappes nucléaires. Même si on est alors déjà habitué aux déclarations outrancières
de Dmitri Medvedev, la menace nucléaire, portée depuis le début de la guerre
par Vladimir Poutine et Sergueï Lavrov son ministre des Affaires étrangères, est
malgré tout prise au sérieux par de nombreux experts. La possibilité d’une
attaque ukrainienne aérienne et encore moins terrestre en Crimée paraît alors
lointaine mais beaucoup pensent que dans un contexte où l’Ukraine n’a aucun
moyen de riposter de la même manière, une frappe nucléaire serait possible afin
de dissuader de toute autre agression sur le sol russe ou prétendument tel. Selon
le principe de l’« escalade pour la désescalade », cette frappe, éventuellement
purement démonstrative pour en réduire le coût politique, effraierait aussi les
Ukrainiens et peut-être surtout les Occidentaux et imposerait une paix russe.
Et pourtant, quelques
jours seulement après la déclaration de Medvedev, le 9 août, deux explosions
ravagent la base aérienne de Saki en Crimée avec au moins neuf avions détruits.
Sept jours plus tard, c’est un grand dépôt de munitions qui explose à son tour
dans le nord de la Crimée dans le district de Djankoï accompagné de sabotages. On
ne sait toujours pas très bien comment ces attaques ont pu être réalisées d’autant
plus qu’elles ne sont pas revendiquées. Cela permet aux Russes de sauver un peu
la face et de minimiser les évènements en parlant, contre toute évidence, d’accidents.
Néanmoins, ces premières attaques ont démontré que l’on pouvait attaquer la
Crimée sans susciter de riposte de grande ampleur. Elles continuent donc. Le 1er
octobre, c’est l’aéroport militaire de Belbek, près de Sébastopol, qui est frappé
à son tour, là encore sans provoquer de réaction sérieuse. Toutes ces attaques ont
un intérêt opérationnel évident à court terme, la Crimée constituant la base
arrière du groupe d’armée russes occupant une partie de provinces ukrainiennes
de Kherson, Zaporijjia et Donetsk. Leur logistique et leurs appuis aériens se
trouvent évidemment entravés par toutes les attaques sur les axes et les bases
de la péninsule de Crimée. Mais ces actions doivent aussi se comprendre dans le
cadre d’une stratégie à plus long terme de banalisation de la guerre en Crimée.
Les Ukrainiens
effectuent alors le test ultime. Le 8 octobre 2022, le pont de Kertch est très sévèrement
touché par une énorme explosion provoquée probablement par un camion rempli d’explosifs.
Cette attaque constitue alors une élévation de la température autour de la
grenouille mais l’eau est déjà chaude et l’élévation est amoindrie par l’absence
de revendication et l’ambiguïté d’une attaque a priori réalisée à l’aide d’un
camion rempli d’explosif venant de Russie. L’affront n’est donc pas aussi grand
qu’une attaque directe revendiquée et réalisée par surprise, mais la claque est
violente et quasi personnelle envers Vladimir Poutine, dont le nom est souvent
attaché à se pont qu’il a inauguré en personne au volant d’un camion en 2018. Ce
n’est pas cependant pas assez, ou plus assez, pour braver l’opinion des nations
et notamment celle de la Chine – très sensible sur le sujet – ou des Etats-Unis
– qui ont clairement annoncé une riposte conventionnelle à un tel évènement. Il n’y a donc pas de frappe nucléaire russe et
on ne sait même pas en réalité si cette option a été sérieusement envisagée par
le collectif de décision russe. Mais les Russes disposent alors d’une force de
frappe conventionnelle. Le 10 octobre, plus de 80 missiles balistiques ou de
croisière s’abattent sur l’intérieur de l’Ukraine. C’est la première d’une longue
série de salves hebdomadaires sur le réseau énergétique. Cette opération n’a
pas été organisée en deux jours, mais le lien est immédiatement fait par effet
de proximité entre l’attaque du pont le 8 et cette réponse.
Le problème est
que l’ « escalade pour la désescalade » fonctionne rarement. Non
seulement les attaques contre la Crimée ne cessent pas mais elles prennent même
de l’ampleur, en nombre par le harcèlement de petits drones aériens et en qualité
avec des attaques plus complexes. Quelques jours seulement après l’attaque du
pont de Kertch, le 29 octobre, c’est la base navale de Sébastopol, l’autre grand
site stratégique de la Crimée, qui est attaquée par une combinaison de drones
aériens et de drones navals. Trois navires au moins, dont la frégate Amiral
Makarov, sont endommagés. Que faire pour marquer le coup alors que l’on
fait déjà le maximum ? Pour qu’on puisse malgré tout faire un lien avec l’attaque
de Sébastopol, l’effort est porté sur les ports ukrainiens, bases de départ des
drones navals. Cela ne suffit pas pour autant pour arrêter les attaques d’autant
plus que les Occidentaux, accoutumés aussi à l’idée que la guerre peut se
porter en Crimée sans susciter de réaction nucléaire, commencent à fournir des
armes à longue portée.
Le 29 avril 2023,
un énorme dépôt de carburant est détruit près de Sébastopol. Le 6 et le 7 mai,
la base de Sébastopol est attaquée une nouvelle fois par drones aériens. Le 22
juin, c’est la route de Chongar, une des deux routes reliant la Crimée au reste
de l’Ukraine, qui est frappée par quatre missiles aéroportés Storm Shadow,
une première. Surtout, le lundi 17 juillet au matin, le pont de Kertch est à
nouveau attaqué, par drone naval cette fois. Cette nouvelle attaque sur une cible
stratégique est pleinement revendiquée cette fois par les Ukrainiens dans une déclaration
officielle qui assume aussi rétrospectivement toutes les actions précédentes. Deux
jours plus tard, c’est un grand dépôt de munitions à Kirovski, non loin de
Kertch, qui explose, puis un autre le 22 juillet à Krasnogvardeysk, au centre
de la péninsule.
Mais alors que
les attaques se multiplient sur la Crimée, la capacité de riposte russe hors
nucléaire est désormais réduite puisque le stock de missiles modernes est désormais
au plus bas. Les Russes ratissent les fonds de tiroir en mélangeant les quelques
dizaines de missiles de croisière moderne qu’ils fabriquent encore chaque mois
avec des drones et des missiles antinavires, dont les très anciens et très
imprécis KH22/32. Pour établir un lien avec l’attaque par drone naval, ces
projectiles disparates sont lancés pendant plusieurs jours sur les ports
ukrainiens, Odessa en particulier. Ces frappes n’ont aucun intérêt militaire et
dégradent encore l’image de la Russie en frappant notamment des sites culturels.
On est surtout très loin des possibilités d’écrasement, même simplement conventionnelles,
que l’on imaginait avant-guerre ou même des salves d’Iskander ou de Kalibr du
début de la guerre. Les frappes sur Odessa sont aussi une démonstration d’impuissance.
Le pouvoir russe a aussi perdu beaucoup de crédibilité dans sa capacité à dépasser cette impuissance pour aller plus haut. Michel Debré expliquait qu’on pouvait difficilement être crédible dans la menace d’emploi de l’arme nucléaire si on se montrait faible par ailleurs. Il n’est pas évident à cet égard que le traitement de la mutinerie d’Evgueny Prigojine et de Wagner le 24 juin, du terrible châtiment annoncé le matin à l’arrangement le soir, ait renforcé la crédibilité nucléaire de Vladimir Poutine. Pour être dissuasif, il faut faire peur et à force de menaces vaines, le pouvoir russe fait de moins en moins peur. Bref, la Crimée est désormais pleinement dans la guerre et si un jour des forces ukrainiennes y débarquent, d’abord ponctuellement lors de raids, puis en force – perspective pour l’instant très hypothétique et lointaine – on sait déjà, ou du moins on croit désormais, que cela ne provoquera pas de guerre nucléaire. C’est déjà beaucoup.
Depuis l’été
dernier, les Ukrainiens sont sans doute en train de tester un nouveau mode
opératoire justement pour reconquérir cette même Crimée : l’ébouillantement
progressif de la grenouille. Le problème est complexe pour eux puisqu’il s’agit
de reprendre à terme un territoire considéré comme faisant partie du territoire
national par une puissance nucléaire. Le 17 juillet 2022, le secrétaire adjoint
du Conseil de sécurité de Russie et ancien président russe, Dmitri Medvedev, déclarait
que l’attaque de la Crimée serait considérée comme une attaque contre le cœur du
territoire russe et que toucher à ses deux sites stratégiques : le pont de
Kertch qui relie la presqu’île à la Russie ou la base navale de Sébastopol provoquerait
le « jour du jugement dernier » en Ukraine, autrement dit des
frappes nucléaires. Même si on est alors déjà habitué aux déclarations outrancières
de Dmitri Medvedev, la menace nucléaire, portée depuis le début de la guerre
par Vladimir Poutine et Sergueï Lavrov son ministre des Affaires étrangères, est
malgré tout prise au sérieux par de nombreux experts. La possibilité d’une
attaque ukrainienne aérienne et encore moins terrestre en Crimée paraît alors
lointaine mais beaucoup pensent que dans un contexte où l’Ukraine n’a aucun
moyen de riposter de la même manière, une frappe nucléaire serait possible afin
de dissuader de toute autre agression sur le sol russe ou prétendument tel. Selon
le principe de l’« escalade pour la désescalade », cette frappe, éventuellement
purement démonstrative pour en réduire le coût politique, effraierait aussi les
Ukrainiens et peut-être surtout les Occidentaux et imposerait une paix russe.
Et pourtant, quelques
jours seulement après la déclaration de Medvedev, le 9 août, deux explosions
ravagent la base aérienne de Saki en Crimée avec au moins neuf avions détruits.
Sept jours plus tard, c’est un grand dépôt de munitions qui explose à son tour
dans le nord de la Crimée dans le district de Djankoï accompagné de sabotages. On
ne sait toujours pas très bien comment ces attaques ont pu être réalisées d’autant
plus qu’elles ne sont pas revendiquées. Cela permet aux Russes de sauver un peu
la face et de minimiser les évènements en parlant, contre toute évidence, d’accidents.
Néanmoins, ces premières attaques ont démontré que l’on pouvait attaquer la
Crimée sans susciter de riposte de grande ampleur. Elles continuent donc. Le 1er
octobre, c’est l’aéroport militaire de Belbek, près de Sébastopol, qui est frappé
à son tour, là encore sans provoquer de réaction sérieuse. Toutes ces attaques ont
un intérêt opérationnel évident à court terme, la Crimée constituant la base
arrière du groupe d’armée russes occupant une partie de provinces ukrainiennes
de Kherson, Zaporijjia et Donetsk. Leur logistique et leurs appuis aériens se
trouvent évidemment entravés par toutes les attaques sur les axes et les bases
de la péninsule de Crimée. Mais ces actions doivent aussi se comprendre dans le
cadre d’une stratégie à plus long terme de banalisation de la guerre en Crimée.
Les Ukrainiens
effectuent alors le test ultime. Le 8 octobre 2022, le pont de Kertch est très sévèrement
touché par une énorme explosion provoquée probablement par un camion rempli d’explosifs.
Cette attaque constitue alors une élévation de la température autour de la
grenouille mais l’eau est déjà chaude et l’élévation est amoindrie par l’absence
de revendication et l’ambiguïté d’une attaque a priori réalisé à l’aide d’un
camion rempli d’explosif venant de Russie. L’affront n’est donc pas aussi grand
qu’une attaque directe revendiquée et réalisée par surprise, mais la claque est
violente et quasi personnelle envers Vladimir Poutine, dont le nom est souvent
attaché à se pont qu’il a inauguré en personne au volant d’un camion en 2018. Ce
n’est pas cependant pas assez, ou plus assez, pour braver l’opinion des nations
et notamment celle de la Chine – très sensible sur le sujet – ou des Etats-Unis
– qui ont clairement annoncé une riposte conventionnelle à un tel évènement. Il n’y a donc pas de frappe nucléaire russe et
on ne sait même pas en réalité si cette option a été sérieusement envisagée par
le collectif de décision russe. Mais les Russes disposent alors d’une force de
frappe conventionnelle. Le 10 octobre, plus de 80 missiles balistiques ou de
croisière s’abattent sur l’intérieur de l’Ukraine. C’est la première d’une longue
série de salves hebdomadaires sur le réseau énergétique. Cette opération n’a
pas été organisée en deux jours, mais le lien est immédiatement fait par effet
de proximité entre l’attaque du pont le 8 et cette réponse.
Le problème est
que l’ « escalade pour la désescalade » fonctionne rarement. Non
seulement les attaques contre la Crimée ne cessent pas mais elles prennent même
de l’ampleur, en nombre par le harcèlement de petits drones aériens et en qualité
avec des attaques plus complexes. Quelques jours seulement après l’attaque du
pont de Kertch, le 29 octobre, c’est la base navale de Sébastopol, l’autre grand
site stratégique de la Crimée, qui est attaquée par une combinaison de drones
aériens et de drones navals. Trois navires au moins, dont la frégate Amiral
Makarov, sont endommagés. Que faire pour marquer le coup alors que l’on
fait déjà le maximum ? Pour qu’on puisse malgré tout faire un lien avec l’attaque
de Sébastopol, l’effort est porté sur les ports ukrainiens, bases de départ des
drones navals. Cela ne suffit pas pour autant pour arrêter les attaques d’autant
plus que les Occidentaux, accoutumés aussi à l’idée que la guerre peut se
porter en Crimée sans susciter de réaction nucléaire, commencent à fournir des
armes à longue portée.
Le 29 avril 2023,
un énorme dépôt de carburant est détruit près de Sébastopol. Le 6 et le 7 mai,
la base de Sébastopol est attaquée une nouvelle fois par drones aériens. Le 22
juin, c’est la route de Chongar, une des deux routes reliant la Crimée au reste
de l’Ukraine, qui est frappée par quatre missiles aéroportés Storm Shadow,
une première. Surtout, le lundi 17 juillet au matin, le pont de Kertch est à
nouveau attaqué, par drone naval cette fois. Cette nouvelle attaque sur une cible
stratégique est pleinement revendiquée cette fois par les Ukrainiens dans une déclaration
officielle qui assume aussi rétrospectivement toutes les actions précédentes. Deux
jours plus tard, c’est un grand dépôt de munitions à Kirovski, non loin de
Kertch, qui explose, puis un autre le 22 juillet à Krasnogvardeysk, au centre
de la péninsule.
Mais alors que
les attaques se multiplient sur la Crimée, la capacité de riposte russe hors
nucléaire est désormais réduite puisque le stock de missiles modernes est désormais
au plus bas. Les Russes ratissent les fonds de tiroir en mélangeant les quelques
dizaines de missiles de croisière moderne qu’ils fabriquent encore chaque mois
avec des drones et des missiles antinavires, dont les très anciens et très
imprécis KH22/32. Pour établir un lien avec l’attaque par drone naval, ces
projectiles disparates sont lancés pendant plusieurs jours sur les ports
ukrainiens, Odessa en particulier. Ces frappes n’ont aucun intérêt militaire et
dégradent encore l’image de la Russie en frappant notamment des sites culturels.
On est surtout très loin des possibilités d’écrasement, même simplement conventionnelles,
que l’on imaginait avant-guerre ou même des salves d’Iskander ou de Kalibr du
début de la guerre. Les frappes sur Odessa sont aussi une démonstration d’impuissance.
Le pouvoir russe a aussi perdu beaucoup de crédibilité dans sa capacité à dépasser cette impuissance pour aller plus haut. Michel Debré expliquait qu’on pouvait difficilement être crédible dans la menace d’emploi de l’arme nucléaire si on se montrait faible par ailleurs. Il n’est pas évident à cet égard que le traitement de la mutinerie d’Evgueny Prigojine et de Wagner le 24 juin, du terrible châtiment annoncé le matin à l’arrangement le soir, ait renforcé la crédibilité nucléaire de Vladimir Poutine. Pour être dissuasif, il faut faire peur et à force de menaces vaines, le pouvoir russe fait de moins en moins peur. Bref, la Crimée est désormais pleinement dans la guerre et si un jour des forces ukrainiennes y débarquent, d’abord ponctuellement lors de raids, puis en force – perspective pour l’instant très hypothétique et lointaine – on sait déjà, ou du moins on croit désormais, que cela ne provoquera pas de guerre nucléaire. C’est déjà beaucoup.
Rappel
des épisodes précédents : au niveau stratégique l’Ukraine doit nécessairement être
offensive si elle veut réaliser son objectif de libération totale de
territoire. La Russie, de son côté, peut se contenter - et semble le faire – d’une
posture purement défensive. Cette posture stratégique offensive ukrainienne oblige
à agir fortement sur le front et/ou sur l’arrière ennemi. Les moyens ukrainiens
pour agir directement sur l’arrière politique russe, un champ d’action très incertain,
sont très limités. Le seul moyen pour agir directement et efficacement contre
le front russe dans un délai raisonnable est d’organiser de grandes opérations offensives
(GOO) qui permettront de le percer ou au moins de repousser très largement la
ligne vers le sud. L’armée ukrainienne doit planter des drapeaux sur des villes
importantes, pas sur des villages, et de coups en coups repousser par la force
l’ennemi des territoires occupés et /ou provoquer par résonnance un ébranlement
interne politique à Moscou qui obligera la Russie à négocier en position
défavorable avant le désastre, façon Allemagne 1918. C’est du moins l’idée de manœuvre.
Deux
problèmes opérationnels se posent cependant. Le premier est que l’armée
ukrainienne n’a pas l’expérience des grandes opérations offensives, qui constituent
certainement une des activités humaines les plus complexes à organiser. Celle
en cours actuellement est la troisième seulement de son histoire depuis l’indépendance.
La première, dans la province de Kharkiv en septembre 2022, a été très mobile et
brillante, mais en profitant de circonstances tout à fait exceptionnelles. Le
front russe de 2023 ne présente plus – sauf surprise à la russe – de telles
opportunités. La seconde opération, plus conforme à la guerre de
positions, s’est déroulée autour de la tête de pont de Kherson. Les choses y ont
été beaucoup plus difficiles face à une zone de front russe très bien organisée
et commandée, sans doute sur la fin par le général Mikhail Teplinsky, le commandant
des troupes d’assaut par air et unanimement reconnu comme un des meilleurs
officiers russes. On cite son nom, à retenir, car il fait aussi partie de ceux
qui fustigent la manière dont cette guerre est conduite par le haut-commandement.
La méthode utilisée à Kherson, martelage du front et interdiction en profondeur
(en clair, coupure de la logistique via le Dniepr) s’est révélée payante,
obligeant les Russes à se replier en bon ordre, mais humainement coûteuse.
On
pouvait s’attendre, par pensée linéaire, à ce que les Ukrainiens fassent à
nouveau « du Kherson » en attaquant partout sur la ligne tout en
frappant en profondeur, mais c’était sans compter avec les ruptures
conceptuelles. Le 23 octobre 1917, l’armée française a attaqué les Allemands à La
Malmaison après leur avoir lancé 3 millions d’obus sur un front de 12 km (l’équivalent
de plusieurs armes nucléaires tactiques et à peu près tout ce que les
Ukrainiens ont utilisé en seize mois) et pourtant la grande offensive
française suivante, le 18 juillet 1918 durant la seconde bataille de la Marne s’est
effectuée pratiquement sans aucune préparation d’artillerie. Entre-temps, on a
compris qu’on ne pouvait continuer de cette manière et on a trouvé autre chose.
Cette fois, peut-être après une première phase de test, l’armée ukrainienne a
renoncé au martelage, très coûteux en hommes pour des résultats limités tant
que la défense était solide, ou plus exactement, elle a décidé de séquencer les
choses : neutralisation d’abord du système de défense russe, assaut ensuite
lorsque les conditions seront réunies, une sorte de Desert Storm – un mois
de pilonnage en janvier-février 1991 du dispositif irakien en profondeur, suivi
d’une estocade par une attaque terrestre de 100 heures – mais à l’échelle
ukrainienne.
Après
le manque d’expérience des GOO, le second problème ukrainien est que le soutien
militaire occidental n’est plus forcément adapté à ce type de guerre. Dans les
années 1970-1980, les forces de l’OTAN avaient développé tout un arsenal de
moyens permettant de frapper fort les troupes du Pacte de Varsovie dans toute
la profondeur de son dispositif de la ligne de contact jusqu’aux armées de
deuxième échelon traversant la Pologne. On ne s’attendait pas à une guerre de
positions de longue durée (mais on avait peut-être tort).
Depuis,
on vit sur les restes des années 1980. La grande majorité des équipements encore
en service dans l’OTAN a été conçue à cette époque ou dans sa foulée. Même le
missile SCALP, le matériel star du moment, ou les canons Caesar ont été conçus au
début des années 1990, à une époque où on se battait encore dans nos exercices contre
une armée soviétique qui avait cessé d’exister. Le problème de ces équipements est qu’il y en a désormais
beaucoup moins qu’à l’époque et avec encore moins de munitions. Pourquoi en effet
maintenir ces équipements coûteux alors qu’il y avait l’aviation américaine qui
était capable de faire tout le boulot sans grand risque ? Hormis pour l’Irak
en 1991, qui a commis l’erreur d’envahir le Koweït alors même que les États-Unis
et les Britanniques (pas les Français) pouvaient « roquer » leurs
forces alors au top en Allemagne vers l’Arabie saoudite, les autres opérations de
guerre contre les États dits voyous, se sont faites sous
parapluie aérien américain. Oui, mais là en Ukraine il n’y a pas d’aviation
américaine, il y a même assez peu d’aviation tout court et même avec 40 F-16, ce
ne sera pas une campagne à l’américaine.
Tout
doit donc se faire à l’ancienne et on se trouve fort dépourvu. Heureusement
pour les Ukrainiens et contrairement aux pays européens, les États-Unis ont
maintenu un effort militaire conséquent, à partir de 2001, et conservent encore
des moyens importants dans tous les domaines, même si on est loin des capacités
des années 1980. Donc en raclant un peu, on a pu à l’été 2022 rassembler une coalition
de matériels d’artillerie pour la plupart prévus pour affronter les Soviétiques
(en même temps ça tombe bien, puisque les Russes sont aussi équipés de
matériels de l’époque) mais avec des stocks de munitions désormais faibles. Cette
artillerie occidentale s’est ainsi adossée à une artillerie ukrainienne ex-soviétique
avec peut-être de stocks initiaux sans doute importants (mais avec d’énormes
quantités d’obus détruites juste avant-guerre par des sabotages russes) mais une
capacité de renouvellement pratiquement réduite à une usine bulgare. Dans cette
rareté générale, les Américains font encore figure de demi-riches, ce qui contribue
à les maintenir dans cette position d’allié aussi indispensable que versatile.
A qui d’autre faire appel en cas de problème important lorsqu’on n’a pas fait d’effort
militaire soi-même ?
Bref,
le Desert Storm ukrainien est certainement une bonne idée, plus exactement - comme en 1916 - c’est celle que l’on commence à utiliser lorsqu’on commence à
manquer d’hommes, mais il faut en avoir les moyens et c’est là que le bât blesse.
Ce n’est pas forcément un problème de lanceurs, qu’ils soient au sol ou en l’air
d’ailleurs, mais de nombre de projectiles. Les Occidentaux arrivent en fond de
cuve en obus de 155 mm, et comme on est encore loin de l’« économie de guerre »,
il faut continuer à fournir à ce que l’on a, mais aussi penser à autre chose, d’où
les roquettes bricolées comme les Trembita ukrainiennes de 400 km de portée, l’option
des armes à sous-munitions - indispensables par leur efficacité et leur nombre,
pour taper les batteries d’artillerie - et celle des missiles à longue portée Storm-Shadow/SCALP
ou, peut-être des ATACMS pour taper les dépôts et axes logistiques. Une autre
option serait de faire main basse sur les énormes dépôts de munitions russes en
Transnistrie. La bonne nouvelle pour les Ukrainiens est que les Russes sont sensiblement
dans la même situation, avec des stocks d’obus tellement raréfiés qu’ils doivent
faire appel aux Nord-Coréens, Iraniens et Biélorusses pour les approvisionner,
mais aussi une usure du parc considérable.
Plusieurs
indices indiquent clairement que la bataille d’artillerie est « la »
bataille du moment. Du 1er mai au 21 juin, le commandement ukrainien
revendique avoir détruit 1 000 pièces d’artillerie russes. Ce qu’il faut
retenir, ce n’est pas le chiffre – sans aucun doute très exagéré – mais le fait
que pour la première fois de la guerre les Ukrainiens revendiquent avoir détruit
plus de pièces d’artillerie que de véhicules de combat. Du 8 mai au 13 juillet,
Oryx indique environ 200 pièces d’artillerie russe détruites ou endommagées à
coup sûr, ce qui est déjà considérable et surtout représente en deux mois et demi
un quart des pertes totales russes constatées depuis le début de la guerre. Ajoutons
à cela les déclarations du général Popov, le commandant de la 58e
armée russe limogé depuis peu et qui parle clairement des difficultés russes
dans cette bataille. Les Russes souffrent donc incontestablement, et plus que
les Ukrainiens dont l’artillerie a perdu selon Oryx une cinquantaine de pièces depuis le 8 mai, ce qui est quand même un record.
Pour autant, est-ce suffisant pour gagner cette bataille, qui ne serait elle-même que le préambule indispensable à des attaques de martelage de grande ampleur, le fameux « casse-briques », qui se dérouleraient dans de bien meilleures conditions. Il faudra sans doute attendre la fin du mois d’août pour avoir une petite idée de la tournure de la GOO ukrainienne, et donc aussi de la tournure de la guerre.
Back in Donbass
Revenons en arrière.
La guerre, au sens anglais de warfare, de mouvement s’est transformée en
guerre de positions au mois d’avril 2022 selon un phénomène tout à fait
classique, même si pas forcément obligatoire. Cette guerre de positions qui signifiait
que la guerre, au sens de war cette fois, allait durer longtemps
incitait aussi aux actions sur l’arrière (frappes aériennes, sabotages, etc.)
ou sur le « grand arrière » ukrainien (nous) par une campagne d’influence,
en espérant que l’un de ces éléments arrive au niveau zéro de motivation et nullifie
donc l’ensemble de l’effort de guerre. On aura reconnu là des opérations cumulatives.
Sur le front,
les Russes étaient un peu plus pressés et s’empressaient de conquérir l’ensemble
du Donbass. La méthode utilisée était, de manière tout à fait classique, celle
du martelage ou du casse-briques pour reprendre l’expression mise en vogue par
@escortert sur Twitter (ici) : neutralisation de la défense par le feu indirect
et assaut de bataillons, répétés des centaines de fois autour de la poche dont
ils espéraient s’emparer, de Severodonetsk à Kramatorsk. Les Russes ont
beaucoup échoué mais ils ont parfois réussi et ils ont même rompu la digue une
fois, à Popasna le 9 mai 2022 non loin de Bakhmut. Cette « émergence »
n'a pas suffi en soi mais leur a donné un avantage décisif qui, après encore
plusieurs semaines de martelage, leur a permis, outre Marioupol, de s’emparer
des villes de Severodonetsk et de Lysychansk au tout début du mois de juillet.
La moitié du travail de conquête était faite et puis, autre effet émergent plus
inattendu cette fois, tout s’est arrêté. Un peu parce que l’arrivée de l’artillerie
occidentale avait permis d’équilibrer un peu les débats, un peu aussi faute de
combattants, car pour monter à l’assaut…il faut des troupes d’assaut et il n’en
restait plus guère du côté russe alors que les Ukrainiens continuaient à fabriquer
des brigades. C’était là toute la différence clausewitzienne entre une petite
armée professionnelle de prince faite pour des guerres limitées et une armée d’une
nation en armes engagée dans une guerre absolue.
Retenons cependant
bien la leçon tactique : les forces russes n’ont pu progresser face à des
positions retranchées depuis des années que parce qu’elles lançaient trois fois
plus de projectiles en tout genre qu’elles n’en recevaient sur le nez. Le
principe du 3 contre 1 en hommes pour attaquer n’a en réalité pas beaucoup de
sens, celui des 3 obus pour 1 en revanche en a beaucoup dans la guerre de
positions. On ne parle pas alors de rapport de forces (RAPFOR) qui est toujours
de fait plus ou moins équilibré, mais de rapport de feux (RAPFEU) qui lui ne l’est
que rarement.
L’armée russe
était devenue stérile offensivement et on pouvait se demander légitimement ce qu’il
en était pour les Ukrainiens placés sur la défensive depuis avril. L’attaque de
septembre à Kharkiv puis la réduction de la tête de pont de Kherson jusqu’à la
mi-novembre par les Ukrainiens ont donné tort à ce scepticisme. D’un seul coup
les opérations, quoique très différentes entre les provinces de Kharkiv et de
Kherson, sont redevenues dynamiques. Cela n’était pourtant finalement qu’un peu
illusoire et transitoire. Illusoire parce qu’il y a eu dans la province de
Kharkiv une conjonction de circonstances tout à fait étonnante avec une incroyable
faiblesse et un aveuglement des Russes dans ce secteur du front qui a fourni
une occasion, brillamment saisie par les Ukrainiens de frapper un grand coup. C’était
la deuxième et seule percée à ce jour du front après celle de Popasna et avec
beaucoup plus d’effets. La bataille de la tête de pont de Kherson de son côté a été
très différente mais a bénéficié aussi de circonstances favorables, la principale
étant justement le fait de s’attaquer à une tête de pont. Et puis là encore les
opérations offensives se sont arrêtées fin novembre, la faute cette fois en
grande partie à un rehaussement significatif de la défense russe. Les Russes
ont fait un pas de plus vers la guerre absolue par une forme de stalinisation partielle
de la société et les effectifs sur le front ont doublé. Sous la direction du
général Sourovikine, ils ont raccourci le front en évacuant la tête de pont de
Kherson et en s’appuyant sur l’obstacle du Dniepr. Ils ont ensuite et enfin
travaillé, construisant une « ligne Surovikine » dans les secteurs qui
étaient jusque-là un peu faibles. L’aspect offensif était surtout le fait des opérations
à l’arrière, comme la campagne de frappes sur le réseau électrique, une nouvelle
opération cumulative qui n’a pas donné grand-chose, et un peu de l’opération d’attaque
de Bakhmut confiée à la société Wagner.
Avec la prise de
commandement direct par Gerasimov, les Ruses ont tenté de renouer avec le
casse-briques mais ils n’ont conquis que 500 km2 en quatre mois, soit
deux fois moins que d’avril à juillet 2022. On peut même se demander, à 3 ou 4
km2 par jour s’il y avait une réelle volonté de conquérir le Donbass
comme à l’époque et s’il ne s’agissait pas simplement d’améliorer la position défensive
et d’acquérir quelques victoires plus symboliques qu’autre chose à Soledar et Bakhmut.
Plus de 1000 km2 et trois villes
importantes, Marioupol, Severodonetsk et Lysychansk, conquis pour Donbass 1
et 500 km2 et Bakhmut pour Donbass 2. Le fait que les Russes
aient lancé environ 3-4 millions de projectiles divers dans Donbass 1 et
seulement un à deux million(s) dans Donbass 2 n’y est pas pour rien.
A la recherche
de l’effet émergent
Rappelons que
stratégiquement, les Russes peuvent néanmoins se contenter d’un front bloqué ou
simplement grignoté par les Ukrainiens. Ils « mènent au score » et si
la guerre s’arrêtait demain le Kremlin pourrait s’en accommoder et proclamer
victoire (« on a déjoué préventivement une grande offensive contre le Donbass »,
« on a résisté à l’OTAN », « on a libéré ceci ou cela »
etc.). Leur stratégie peut simplement être de résister sur le front et d’attendre
que l’arrière et surtout le grand arrière s’épuisent quitte, à l’aider un peu. Il
n’en est évidemment pas de même pour les Ukrainiens, dont l’objectif est de libérer
l’ensemble du territoire de toute présence russe, ni pour nous, qui sommes (sans
doute, car rien n’est affiché clairement) plutôt désireux d’une victoire ukrainienne
rapide sinon complète.
Est-ce que les
Ukrainiens sont bien partis pour atteindre sinon complètement cet objectif,
mais au moins une part significative de cet objectif avant la fin de l’été ?
On peut l’espérer mais rien ne l’indique en réalité. Oublions d’emblée l’idée
de percer comme dans la province de Kharkiv, tout le front russe est désormais
solide. Reste donc le martèlement, ou le fameux « casse-briques », et
nous revoici donc dans une opération cumulative dont on espère voir émerger
quelque chose avant la fin de l’été.
Parlons terrain d’abord.
Selon le site Twitter @War_Mapper les Ukrainiens ont libéré 200 km2 en
un mois, soit l’équivalent de cinq cantons français alors qu’il s’agit de
reconquérir l’équivalent de l’Occitanie et de la région PACA réunies. Les
Ukrainiens ne peuvent évidemment pas se satisfaire de ça. Ils ne gagneront pas
la guerre à coup de 7 km2 par jour d’où l’espoir que cela va faire
émerger quelque chose comme la fameuse digue qui se brise sous les vagues ou le
château de sable qui fond. Le problème est que cela reste pour l’instant dans
le domaine du souhait.
Du côté des
pertes, le bilan du côté des unités de combat est plutôt mince avec selon « Saint
Oryx », 455 matériels majeurs russes touchés depuis le 7 juin 2023 dont 233
véhicules de combat majeurs (chars de bataille et véhicules blindé d’infanterie),
soit environ 7,5 VCM par jour. Ce n’est finalement guère plus que depuis le
début de l’année. Pire, les pertes ukrainiennes identifiées dans le même temps
sont respectivement de 283 matériels et de 126 véhicules de combat majeurs,
soit environ 4 par jour, ce qui est plus que depuis le début de la guerre. Jamais
depuis le début de la guerre, il n’y a eu un aussi faible écart sur Oryx entre
les pertes des deux camps. On peut donc difficilement dire que les Ukrainiens
sont en en train de « saigner à blanc » les Russes. Cette perte
quotidienne, et il y a une bonne partie de matériels réparables parmi eux voire
mêmes quelques-uns récupérés chez les Ukrainiens, correspond sensiblement à la production
industrielle. À ce rythme là, à la fin de l’été, le capital matériel russe sera
entamé, mais pas de manière catastrophique et celui des Ukrainiens le sera presque
autant.
Il faut donc au
moins pour l’instant placer son espoir ailleurs. C’est généralement à ce
moment-là que l’on parle du moral des troupes russes. Celui-ci serait au plus
bas, ce que confirmeraient de nombreuses plaintes filmées ou de messages interceptés.
Le problème est qu’on entend ça pratiquement depuis la fin du premier mois de
guerre et que l’on ne voit toujours pas d’effets sur le terrain, hormis une certaine
apathie offensive. Ce que l’on constate d’abord c’est que ces soldats ne
rejettent jamais le pourquoi de la guerre mais seulement les conditions dans
laquelle ils la mènent en réclamant de meilleurs équipements et des munitions
(des obus en particulier, on y revient toujours). On ne voit pas non plus d’images
de redditions massives ou de groupes de déserteurs vivant à l’arrière du front,
à la manière de l’armée allemande fin 1918. Or, ce sont les indices les plus
sûrs que quelque chose ne va pas du tout. On ne peut pas interpréter la mutinerie
de Wagner comme le signe d’un affaiblissement moral de cette troupe. Bref,
faire reposer une stratégie sur l’espoir que l’armée russe va s’effondrer comme
en 1917 n’est pas absurde mais simplement très aléatoire. Il est délicat de combattre
en se fondant juste sur un espoir très incertain.
L’essentiel est
invisible pour les yeux
Au bilan, tant
que les Ukrainiens n’auront pas une écrasante supériorité des feux, le fameux 3
contre 1 en projectiles de toute sorte, ils ne pourront pas espérer raisonnablement
obtenir un succès et pour le rappeler une nouvelle fois, conquérir un village n’est
pas un succès stratégique. Un succès majeur c’est aller à Mélitopol ou Berdiansk,
un succès mineur mais succès quand même serait de prendre Tokmak. Pour cela, il
n’y a pas d’autre solution comme pour percer la ligne d’El Alamein, la ligne Mareth
en Tunisie, la ligne Gothique en Italie, les lignes allemandes en Russie à Orel
et ailleurs ou encore les défenses allemandes en Normandie, que d’avancer en
paralysant les défenses par une force de frappe suffisamment écrasante, une FFSE.
Le chef d’état-major des armées américain, Mark Milley, évoquait récemment les
deux mois de combat acharné qu’il a fallu mener en Normandie avant la percée d’Avranches.
Il a oublié de dire que les Alliés avaient lancé à quatre reprises l’équivalent
d’une arme nucléaire tactique sur les Allemands avant de percer, cela a même
servi de base aux premières réflexions sur l’emploi des ANT dans les années
1950. A cet égard, je ne peux que recommander la lecture de l’impressionnant Combattre
en dictature - 1944 la Wehrmacht face au débarquement de Jean-Luc Leleu
pour comprendre ce que cela représentait. Certaines lignes de défense ont pu
être contournées, comme celle de la 8e armée britannique à El-Gazala
en mai 1942 ou bien sûr deux ans plus tôt notre Ligne Maginot qui avaient toutes
les deux le malheur d’être contournables. Pour le reste, pas moyen de passer à
travers sans un déluge de projectiles, obus de mortiers, de canons, d’obusiers,
roquettes, missiles, peu importe et peu importe le lanceur qu’il soit au sol,
en l’air ou sur l’eau pourvu qu’il lance quelque chose.
Or, le malheur
de l’artillerie ukrainienne, désormais la plus puissante d’Europe, est qu’elle
lance deux fois moins d’obus qu’au plus fort de l’été 2022, époque Kherson et
surtout toujours moins que l’artillerie russe qui en plus ajoute des munitions
téléopérées plutôt efficaces. Retournons le problème : si les Ukrainiens
lançaient autant de projectiles quotidiens que les Russes lors de Donbass 1,
l’affaire serait très probablement pliée et ils auraient sans doute déjà
atteint et peut-être dépassé la ligne principale de défense de Tokmak. Mais ils
ne les ont pas, du moins par encore. Loin de la question des avions F-16, qui
serait un apport intéressant pour cette FFSE mais pas décisif, on ne comprend
pas très bien pourquoi les Etats-Unis ont tant attendu pour livrer des obus à
sous-munitions, qui ont le double mérite d’être très utiles en contre-batterie
et abondants. Peut-être s’agissait-il d’une réticence morale à livrer une arme
jugée « sale », car il y a un certain nombre de non-explosés (les Forces
spéciales françaises ont connu leurs plus fortes pertes, en 1991, à cause de ça)
mais livrés beaucoup plus tôt cela aurait changé les choses. Il en est de même pour
les missiles ATACMS, beaucoup moins nombreux, mais très efficaces avec une très
longue portée. On aurait pu y ajouter aussi depuis longtemps les vénérables avions
d’attaque A-10 que réclamaient les Ukrainiens, certes vulnérables dans l’environnement
moderne, mais qui terrifieraient les premières lignes russes, etc. Mais surtout
le nerf de la guerre en guerre, c’est l’obus de 155 mm qu’il faudrait envoyer
par centaines de milliers en Ukraine ou de 152 mm rachetés à tous les pays anciennement
équipés par l’Union soviétique et qui ne les utiliseront de toute façon jamais.
Il faudra qu’on explique aussi pourquoi, seize mois après le début de la guerre
on est toujours incapable de produire plus d’obus. Heureusement que ce n’est
pas nous qui avons été envahis.
Bref, si on veut
vraiment que l’Ukraine gagne, il faut avant tout lui envoyer beaucoup de projectiles.
Cela lui permettra d’abord de gagner la bataille d’artillerie qui est en cours,
dont on ne parle jamais, car elle est peu visible et qui est pourtant le préalable
indispensable au succès. Je me demande même parfois si les petites attaques des
bataillons de mêlée ukrainiens ne s’inscrivent pas d’abord dans cette bataille en
faisant tirer l’artillerie russe en barrage afin qu’elle se dévoile et se fasse
taper en retour. S’il y a un chiffre finalement encourageant sur Oryx, c’est celui
des pertes de l’artillerie russe. En deux mois et au prix d’une quarantaine de
pièces touchées ou endommagées, les Ukrainiens ont mis hors de combat le triple
de pièces russes, soit l’équivalent de l’artillerie française. En comptant, les
destructions non vues et l’usure des pièces d’artillerie, sans doute plus
rapide dans l’artillerie russe, ancienne, que dans l’Ukrainienne, c’est
peut-être le double qui a été réellement perdu. Les dépôts de munitions comme
celui de Makiivka, à une quinzaine de kilomètres seulement de la ligne de contact, continuent à être frappés. En
augmentant un peu ce rythme et avec l’apport occidental accéléré, cette
bataille des feux peut, peut-être être gagnée fin août ou début septembre.
C’est peut-être le seul effet réaliste que l’on peut voir émerger dans toute cette bataille et sans doute aussi le seul qui puisse débloquer cette situation stratégique figée depuis sept mois. Si on n’y parvient pas à la fin de l’été et alors que les stocks et la production seront à la peine dans les deux cas, on sera probablement parti sur un front gelé et l’espoir de voir émerger quelque chose se reportera sur les arrières.
Considérons
maintenant l’articulation des forces. Là encore, l’organisation ukrainienne n’est
pas très claire.
Si on connaît
les brigades, la brique de base de cette armée, et si on parvient à les identifier
sur le front, on ne sait pas très bien comment elles sont commandées. On trouve
ainsi 14 brigades du Dniepr à Huliapole exclue, avec Oirkhiv comme centre de
gravité, et 17 de Huliapole inclue à Vuhledar inclue, largement centrées sur Velika
Novosilka. Au total, un quart de l’armée ukrainienne se retrouve concentré dans
la zone de l’opération Zapo-Donetsk. C’est à la fois beaucoup, car cela suppose
des affaiblissements ailleurs, et peu face à un adversaire sensiblement de même
volume et placé en défensive.
Cette répartition
des brigades laisse supposer deux secteurs opérationnels différents commandées
par deux états-majors de corps d’armée, eux-mêmes sous la coupe d’un
commandement spécifique pour l’opération, directement de l’état-major central à
Kiev ou plus probablement du commandement régional Ouest. Outre ces deux corps
d’armée, ce commandement de l’opération doit conserver aussi sous sa coupe une
force spécifique de frappes dans la profondeur, pour simplifier tout ce qui
peut frapper à plus de 40 km de la ligne de contact.
L’expérience tend
à prouver qu’il est difficile de commander plus de cinq unités de même rang en
même temps, et tous les échelons militaires sont organisés dans cet esprit. On
suppose, on espère en tout cas pour l’organisation ukrainienne, que les deux corps
d’armée eux-mêmes s’appuient sur un échelon intermédiaire de niveau division,
organisé fonctionnellement et/ou géographiquement.
On peut donc imaginer,
même si elles ne portent pas ce titre, qu’il existe trois divisions ou au moins
trois petits états-majors de ce niveau, dans le corps d’armée Ouest : une division
d’artillerie, forte de la 44e brigade d’artillerie et de la 19e
brigade de missiles, ce qui doit représenter un ordre de grandeur de 120 pièces
à longue portée ; une division Dniepr avec quatre brigades de manœuvre
(128e Montagne, 15e Assaut, 65e et 117e
Méca), une brigade de Garde nationale et un échelon de renseignement avec un bataillon
de reconnaissance et le groupement des forces spéciales de la Marine ; une
division Orikhiv avec cinq brigades de manœuvre (118e, 47e,
33e et 116e Méca 3e Assaut [à confirmer]), deux
brigades de Territoriale/Garde nationale et un régiment de Forces spéciales.
On notera que si
la division Dniepr est plutôt « pointe avant » (une brigade en
premier échelon, les autres en deuxième échelon) la division Orikhiv est très
concentrée vers l’avant, ce qui témoigne que visiblement l’effort ukrainien se
portait dans cette région avec l’espoir d’y obtenir des résultats plus rapides
qu’ailleurs.
Le corps d’armée
Est est sans doute organisé de manière similaire avec sa division d’artillerie
(45e et 55e brigades, la dernière équipée de Caesar, soit
environ 120 à 140 pièces), et trois divisions de manœuvre aux contours plus
difficiles à déterminer. On se risquera à distinguer une division Huliaipole,
une division Valika Novosilka et une division Vuhledar. La première pourrait être
de forte de cinq brigades de manœuvre (23e Méca et 36e Marine
en 1er échelon, 67e Méca, 82e Assaut aérien et
3e Blindée en deuxième échelon) avec une brigade territoriale et un
bataillon de reconnaissance. La deuxième est encore plus puissante avec la 31e
Méca, 68e Chasseurs, 35e et 37e Marine en premier
échelon, 1ère et 4e Blindée en 2e échelon avec
deux brigades territoriales). La troisième enfin est la plus faible avec
seulement la 72e Méca et une brigade territoriale.
On rappellera l’extrême
hétérogénéité de touts ces unités dont pas une, jusqu’au niveau de la compagnie/batterie,
n’est équipée comme la voisine et une organisation verticale où chacun ne sait
pas ce que fait le voisin (et notamment où il est, ce qui induit de nombreux
tirs fratricides) pour comprendre une partie de la lenteur des manœuvres ukrainiennes,
du fait de « coûts de transaction » pour se coordonner ou simplement
s’approvisionner.
Comment cela s’articule-t-il ?
En combinant du feu et du choc. Quand on dispose de la surprise et d’un rapport
de forces opérationnel très favorable, on peut se passer de cette combinaison
pour attaquer, percer et exploiter sans modelage préalable. Cela a été le cas pour
les Ukrainiens dans la province de Kharkiv en septembre 2022, mais c’est un cas
très isolé, quasiment une anomalie dans cette guerre. Dans tous les autres cas,
c’est l’artillerie qui permet d’avancer. Plus exactement, c’est la supériorité
des feux qui permet de manœuvrer.
La guerre de
position est donc avant tout une bataille dans la 3e dimension. Il y
a d’abord les feux dans la profondeur sous les ordres directs du commandement
de l’opération ou du commandement central. Le principe est simple, peu importe
le vecteur - avions ou artillerie à longue portée – pourvu que l’on envoie des
projectiles (roquettes, missiles Storm Shadow, bombes volantes GLSDB, bombes
guidées, etc.) sur des cibles fixes ou semi-fixes (dépôts) dans la profondeur. On
peut y ajouter les actions de sabotage au sol. On compte alors en dizaines de projectiles,
quelques centaines ou plus, mais ceux-ci pourvu qu’ils s’appuient sur un bon
réseau de ciblage, contribuent à entraver les mouvements opérationnels ou
logistiques en zone arrière ainsi que le fonctionnement du commandement. C’est
un « facteur de supériorité opérationnelle » ukrainien, en clair un
avantage comparatif, mais qui manque sans doute d’un peu de masse pour être décisif.
Les Russes sont gênés et prennent des coups mais ils ne sont pas paralysés. On
regrettera pour les Ukrainiens que les États-Unis aient tardé à fournir des ATACMS,
ces missiles tirés depuis des HIMARS et d’une portée de 300 km.
Le second étage
est la contre-batterie. Ce qui empêche les forces de manœuvre ukrainiennes d’avancer,
c’est avant tout l’artillerie russe, combinée aux obstacles et aux points d’appui),
qui frappe quelques minutes seulement être apparue dans le paysage. Si on veut
avancer, il faut donc commencer par au moins neutraliser l’artillerie russe et si
possible la détruire. Ça, c’est le premier travail des deux divisions d’artillerie
décrites plus haut et de leurs 204-260 pièces, avec leur environnement de drones
et de radars de contre-batterie. Les 20 bataillons d’artillerie des brigades de
manœuvre, soit un total d’environ 400 pièces, peuvent se joindre également
ponctuellement à cette campagne si les cibles sont à leur portée.
Les chiffres du
ministère de la Défense ukrainien sont à prendre avec beaucoup de précautions
quant aux bilans annoncés, mais ils indiquent à coup sûr une beaucoup plus
grande activité de l’artillerie ukrainienne à partir de la mi-mai, en fait un triplement
des tirs par rapport à la moyenne depuis le 1er janvier. Il s’agit de
l’activité sur tout le théâtre et pour les toutes les missions, mais ces
chiffres indiquent assez clairement le début de la phase de préparation de l’offensive
Zapo-Donetsk après des mois de retenues et d’économies des obus. On note aussi
une activité un peu plus importante de l’aviation ukrainienne, de l’ordre de
13-14 sorties par jour contre 10, ce qui reste marginal.
Est-ce que tout
cela est efficace ? Entre le 8 mai et le 1er juillet, le site
Oryx comptabilise une centaine de pièces d’artillerie russe clairement identifiées
comme détruites ou endommagées sur l’ensemble du théâtre, dont peut-être un
ordre de grandeur réel de 150 dont la majorité (100 ?) dans la zone Zapo-Donetsk.
Pour être juste, la bataille d’artillerie est à deux sens et Oryx comptabilise
aussi une bonne trentaine de pièces ukrainiennes perdues et donc réellement de
l’ordre d’une cinquantaine. On rappellera que l’artillerie de tous les camps connaît
aussi des pertes invisibles par son simple fonctionnement. Un canon doit ainsi
changer son tube tous les 2 000 obus, en étant très large, sous peine de
tirer dans les coins ou, pire, d’éclater. Il y a donc ainsi chaque jour
plusieurs dizaines de tubes à changer dans les deux cas. Quelles sont leurs capacités
en la matière ? On n’en sait pas grand-chose.
En résumé, l’artillerie
russe (3 500 pièces de tout type au début de 2023 en Ukraine, dont
peut-être un millier dans le groupe d’armées Zapo-Donetsk) souffre mais n’est
pas encore abattue, loin de là, et c’est sans doute pour cela que l’offensive
ukrainienne piétine. Son principal problème est peut-être surtout le manque d’obus
(le « point Oméga ») avec une production et des importations cachées
(Biélorussie, Corée du Nord, Iran, peut-être Chine) qui ne permettent plus d’en
consommer comme au printemps 2022. Cette pénurie est cependant compensée en
partie par une meilleure technique (l’artillerie russe subissant moins de
pertes que les unités de manœuvre a pu capitaliser de l’expérience) et l’apport
des munitions téléopérées, les Lancet en particulier.
Au bilan, l’artillerie
russe, associée à des forces aériennes – avions et surtout hélicoptères d’attaque
- qui ont beaucoup plus de facilité à agir en zone de défense (ils peuvent
tirer à distance pratiquement depuis la zone principale de défense) qu’en zone
ukrainienne reste encore un excellent empêcheur d’attaquer. On ne voit pas
comment, à ce rythme, comment ils pourraient en être autrement pendant encore
plusieurs mois. Maintenant le rythme de contre-batterie peut effectivement
augmenter avec l’aide occidentale, mais les Russes ont également aussi encore
des capacités d’adaptation.
Les deux corps d’armée
ukrainiens ont ensuite pour mission d’atteindre les deux effets majeurs
probables, Tokmak et Bilmak sur la route T0803, à force d’attaques de groupements
tactiques. Pour l’instant, leur avance est très modeste et se limite à deux
poches dans la première position, ou position de couverture, russe. La
progression moyenne est d’environ 8 km2 par jour sur un espace de
bataille d’environ 6 000 km2 de la ligne de contact jusqu’à la
ligne Mykhailivka-Tokmak-Bilmik-Volnovakha. C’est évidemment très en dessous de
la norme souhaitable pour les Ukrainiens pour atteindre les deux effets majeurs
dans un délai de trois mois. Et encore ne s’agit-il pour l’instant que de la
zone de couverture tenue par un ensemble disparate de bataillons réguliers
complétés d’auxiliaires, bataillons de volontaires BARS, miliciens DNR, bataillons
de prisonniers Storm-Z. La bataille pour la zone de défense principale, environ
dix kilomètres en arrière de la ligne de contact, sera sans aucun doute plus
difficile encore.
La faute en revient
d’abord à l’absence de supériorité nette d’artillerie susceptible, une fois l’artillerie
russe neutralisée, d’écraser les points d’appui ennemis sous les obus, à l’absence
de bulles de protection forte contre les aéronefs et surtout les drones, et
sans doute aussi à la faiblesse numérique des équipements de génie indispensables
au bréchage. Sans doute aurait-il été préférable de tailler le volume de l’action
à la hauteur de celui des appuis disponibles – génie, artillerie, drones, brouillage
électronique, défense aérienne mobile – en les concentrant sur un seul corps d’armée
et en formant des unités spécialisées, équipées et entrainées pour la seule
mission de bréchage. Au lieu de cela, les moyens sont dispersés, peut-être sous-utilisés
et surtout s’usent dès la conquête de la ligne de couverture alors que le plus
dur reste à faire.
À défaut de
conquérir du terrain, on peut essayer d’abord d’user grandement l’ennemi afin
de pouvoir conquérir ensuite plus facilement le terrain. Reprenons les chiffres
d’Oryx. Oryx comptabilise environ 200 engins principaux de combat (Tanks + AFV
+IFV + APC selon la terminologie du site) russes détruits ou endommagés sur l’ensemble
du théâtre en un mois. Dans le même temps, il comptabilise 150 EPC ukrainiens.
C’est inédit, le rapport de pertes étant plutôt jusque-là de l’ordre de 1 à 3
ou 4 en faveur des Ukrainiens. Je considérais alors que les pertes russes
étaient sous-estimées d’environ 50 % (en ajoutant les engins détruits ou en endommagés
non vus) et qu’il fallait compter 60 pertes pour 1 EPC perdu. Avec 250 EPC perdus
cela donne 15 000 pertes pour le mois de juin, soit une moyenne de 500
pertes par jour, ce qui paraît crédible. Mais en doublant comme d’habitude les
pertes matérielles ukrainiennes et en comptant 160 pertes par EPC, cela donnerait
300 engins réellement perdus et avec 120 pertes par EPC, ce qui donnerait 36 000
pertes, soit 1200 par jour, ce qui est manifestement très exagéré. Ce qu’il
faut retenir, c’est que les pertes ukrainiennes et russes semblent en réalité s’équilibrer,
ce qui n’est pas du tout une bonne nouvelle pour les Ukrainiens à l’offensive. On
rappellera que l’attaquant n’est pas condamné à subir des pertes supérieures au
défenseur. S’il a forcément un désavantage, c’est bien les différences de
qualité tactique et de puissance de feu lourdes qui font les différences de
pertes.
En résumé, si le
potentiel ukrainien consacré à l’offensive Zapo-Donetsk est à peine entamé, ce
qui a été entamé n’a pas permis d’obtenir des résultats probants. Les
Ukrainiens peuvent continuer dans cette voie en espérant finalement faire craquer
l’artillerie ennemie ou ses forces en ligne et en réserve. Cela peut survenir
effectivement, mais pour autant aucun signe ne semble pour l’instant conforter
un tel espoir. Ils peuvent également arrêter une opération mal engagée et réorganiser
leur dispositif, en concentrant absolument tous les moyens d’appui disponibles dans
la zone offensive et même sur une seule partie de cette zone, quitte par
exemple à faire l’impasse sur la défense des villes contre les drones Shahed
136 qui absorbent de très précieux moyens antiaériens et d’appui direct. L’aide
occidentale doit se porter en urgence sur ces moyens d’appui, génie, canons-mitrailleurs,
etc. et en obus de 155 mm bien sûr et munitions à longue portée. Peut-être faut-il
aussi envisager d’autres méthodes, comme les bataillons de brèche et l’infanterie
d’infiltration, pour évoluer dans un espace dangereux, mais finalement humainement
peu dense avec dix fois moins d’hommes qu’en 1918 sur un front de même
dimension.
Rappelons pour conclure que depuis sept mois maintenant le front a à peine bougé dans les deux sens, et on ne peut considérer la prise de Bakhmut comme un grand mouvement. Quand avec les mêmes moyens et méthodes on se trouve à n’avoir plus de résultats, il faut soit renoncer à son objectif, soit accroître considérablement les mêmes moyens, soit changer les méthodes.