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À partir d’avant-hierAnalyses, perspectives

Quand les royalistes ont refusé de rétablir la monarchie en France…

Une légende tenace dans certains milieux veut que la République ait mené un combat de tous les instants (aidée par la franc-maçonnerie et la finance cosmopolite, bien entendu) contre la monarchie et l’Ancien Régime, soudain victimisés. Mais ce “narratif” fait l’impasse le refus des Bourbons et des légitimistes de saisir la perche qui leur était tendue, en 1873, de rétablir la Couronne… “contraignant” ainsi la France à devenir une République. Yves-Marie Adeline, dans sa chronique hebdomadaire de la royauté, nous en rappelle les grandes lignes.

Cet épisode d’Yves-Marie Adeline est important dans la mesure où il rappelle pour quoi la monarchie ne fut pas rétablie en France au sortir du Second Empire, au tournant des années cruciales 1870-1873 :

  • les Français avaient élu une chambre majoritairement royaliste
  • les familles royales avaient conclu un accord dynastique prévoyant l’accession au trône d’Henri, comte de Chambord
  • celui-ci refusa toutefois le drapeau bleu-blanc-rouge et revendiqua le retour au drapeau de la monarchie d’Ancien Régime
  • la Chambre vota un amendement reconnaissant l’existence d’une République en France
  • aux élections suivantes, les Républicains gagnèrent largement
  • c’en était fini du rêve d’un retour à la monarchie

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Maroc. Les islamistes d'Al-Adl wal-Ihsan mettent la monarchie au pied du mur

Alors que la vie politique est bloquée depuis le tournant autoritaire du régime, la principale formation islamiste du Maroc a publié un « document politique » qui définit une nouvelle stratégie. Connue aussi sous le nom de Jamaa, l'organisation se propose désormais de lutter pour un gouvernement responsable devant le peuple. Un tournant qui inquiète le palais et suscite un vif débat dans le pays.

Le 6 février 2024 à Rabat, Al-Adl wal-Ihsane (Justice et spiritualité1), couramment appelée la Jamaa, rend public son nouveau manifeste ou « document politique ». C'est le choc, surtout dans les rangs de la classe politique pro Makhzen2. La plus puissante organisation islamiste au Maroc et au Maghreb fait connaitre son engagement définitif — longtemps débattu en son sein — en faveur de la démocratie pluraliste et de la modernité politique. Il faudra désormais que la cour et ses obligés trouvent un autre moyen pour continuer à la mettre au banc de la nation et contenir son poids social et politique écrasant, capable de se traduire par un triomphe électoral dévastateur. Une telle victoire obligerait le palais à une cohabitation beaucoup plus malaisée qu'avec le Parti de la justice et du développement (PJD) qui a dirigé le gouvernement entre 2011 et 2021. Car Al-Adl wal-Ihsane (AWI) reste ferme sur l'essentiel : pas d'intégration dans le système sans que le gouvernement soit le détenteur d'un pouvoir exécutif réel, responsable devant un parlement élu directement par le peuple. Autrement dit, Charles III n'aurait plus rien à envier à Mohammed VI.

Une seule source de légitimité, le peuple

Long de 195 pages, le manifeste d'AWI marque un tournant dans le discours politique de l'organisation islamiste. Comme s'y attendaient les observateurs proches, la Jamaa franchit un pas décisif avec une opposition que l'on pourrait qualifier de totale : religieuse, sociale, politique. Le cercle politique (secrétariat général) d'AWI se place dans le cadre d'un réformisme aussi radical qu'antimonarchique. Ce cercle appelé en arabe daïra est sous le contrôle quasi exclusif de la deuxième génération3 qui a reçu une instruction moderne. Profondément marquée par la sanglante guerre civile en Algérie, elle prône la non-violence, une option qui trouve également son origine dans les racines soufies de l'organisation. Les guerres civiles en Libye, en Syrie et au Yémen n'ont fait que confirmer le long cheminement de l'AWI vers un participationnisme conditionné.

Le manifeste rejette le régime du Makhzen autoritaire au sein duquel le roi règne et gouverne sans partage. Il conditionne l'entrée d'AWI dans le jeu politique et électoral à travers l'adoption d'une constitution démocratique plébiscitée par voie démocratique. Autrement dit, une assemblée constituante élue doit rédiger de manière consensuelle un texte constitutionnel afin de le soumettre au peuple, le seul souverain.

La Jamaa voudrait tout de même trouver un modus vivendi implicite avec le trône alaouite, une solution médiane : la monarchie parlementaire. Bien que ce concept n'ait pas été mentionné par l'organisation, il apparaît entre les lignes de son manifeste. Il est aussi présent en filigrane dans les détails de sa feuille de route pour une sortie de crise, qui incarne son projet social. Néanmoins, AWI évite de faire usage de ce terme pour plusieurs raisons. D'une part, le concept de monarchie parlementaire a été galvaudé par la constitution de 2011 qui l'utilise mais le contredit dans d'autres articles de son texte. D'autre part, le retour en force des pratiques autoritaires depuis des années l'a totalement vidé de son sens. L'adoption du concept risquerait d'être interprétée comme une reddition pure et simple par les alliés potentiels de la Jamaa, allant de la gauche marxiste aux islamistes non légitimistes.

D'autres facteurs peuvent encore jouer dans cet évitement sémantique. Il s'agit tout d'abord de ne pas choquer la base des sympathisants, très large dans les grandes villes du Maroc. L'outillage conceptuel sculpté ou adapté par son cheikh-fondateur Abdessalam Yassine (1928-2012) y est parfois manié, avec des expressions comme khalifa (calife), qawma (soulèvement) et al-minhaj al-nabawi (la voie du Prophète). Il faudrait rappeler que Yassine qui a été persécuté et emprisonné plusieurs fois par le régime de Hassan II reste le principal producteur de sens de la Jamaa.

Membre du cercle politique d'AWI, Omar Iharchane insiste sur la fidélité de l'organisation à ses origines. Faisant allusion au manifeste, il explique que le document

traduit une évolution naturelle (…) mais son contenu est tout à fait conforme à la doctrine constitutive de la Jamaa et ne s'en écarte pas. Il ne fait aucune concession à personne, car nous ne sommes pas prêts à en faire et que c'est une question de principe pour nous. Tout ce qui comptev, c'est que le document ait été rédigé de manière claire, en tenant compte des questions institutionnelles qu'il aborde et des personnes à qui il s'adresse4.

Il s'agit donc d'une inflexion, d'une adaptation qui tient compte du contexte politique. Malgré cela, les positions d'AWI envers le régime autoritaire restent, selon Ihachane, sans concessions.

Fonder un parti politique

Le manifeste mentionne, entre autres, deux points importants dans la nouvelle orientation politique. Tout d'abord, la fin du despotisme et l'établissement d'un régime démocratique ne peuvent se réaliser au Maroc que par la voie d'un changement total de paradigme : l'élection de tous les détenteurs du pouvoir politique. Aucune autre source de légitimité, même religieuse ou prétendument divine, ne saurait s'opposer au principe institutionnel de la souveraineté exclusive du peuple-électeur. Il apparaît ici clairement que le commandement des croyants — symbole de la primauté morale du roi justifiant ses pouvoirs extra constitutionnels — est ignoré. Le manifeste n'en fait pas mention.

Le deuxième point évoque quant à lui un mécanisme de bonne gouvernance : la reddition des comptes. Tous les responsables doivent rendre des comptes. Ce mécanisme régi par la loi doit être présent à tous les niveaux de responsabilité. C'est la seule façon de combattre la corruption politique et financière, ainsi que l'économie de rente qui gangrène le système et en est même devenu un pilier.

Al-Adl wal-Ihsan est donc prête à fonder un parti politique. Cependant, pour elle, la balle est dans le camp du palais. Car la Jamaa refuse de passer sous les fourches caudines du Makhzen. On ne négocie pas à huis clos, quitte à rester dans cette situation d'entre-deux : être toléré mais réprimé sans être reconnu ni intégré. Cette fermeté transparaît non seulement dans le manifeste, mais ressort aussi des déclarations des leaders de la daïra, tels Hassan Bennajeh5 et Mohamed Manar Bask6.

Des alliances nouvelles ?

La rencontre durant laquelle AWI a dévoilé son nouveau projet social a également été l'occasion d'un débat avec l'opposition démocratique. C'est sans doute l'évènement politique le plus important au sein de l'opposition depuis les assemblées politiques multi-courants et pluri-idéologiques organisées par le Mouvement du 20 février. Car le manifeste sanctionne l'engagement formel d'AWI en faveur de la démocratie pluraliste et contre tout régime théocratique. Un tel engagement exprimé de façon solennelle va certainement faire tomber le mur de méfiance entre AWI et une bonne partie de l'opposition démocratique, qu'elle soit conservatrice ou progressiste. Les réticences voire les peurs que la Jamaa provoquait dans les rangs de la société civile moderne vont probablement se dissiper. Ainsi, plusieurs coalitions anti-régime comme le Front social (FS)7 succomberont sans doute à son offensive de charme en lui ouvrant des portes auparavant hermétiquement fermées.

Cette inflexion se traduit sur le plan organisationnel interne par une distinction formelle entre le politique et le religieux. Le manifeste affirme :

Afin d'éviter les extrapolations qui pourraient faire tort aussi bien à la daawa (prédication) qu'à la politique, il faudrait insister sur la distinction, tant fonctionnelle que thématique, entre ces deux champs d'action. De même nous insistons, avec une force égale, sur la reconnaissance du lien qui existe bel et bien au niveau des principes et valeurs8.

Cette évolution découle aussi des évènements du dernier quart de siècle que j'énumère par ordre chronologique et non d'importance. Tout d'abord, la disparition du roi Hassan II en 1999 et la libération par Mohamed VI du cheikh-fondateur quelques mois après sa montée sur le trône. Le cheikh lui rend la politesse en traitant publiquement le nouveau roi de « garçon sympathique » et de 'ahel souverain » en arabe). Il lui reconnait également sa légitimité hagiographique officielle (en tant que descendant direct du prophète de l'islam) et sa popularité, toute royale, auprès de la jeunesse de l'époque. Certes, Yassine gardera jusqu'à son décès un discours audacieux d'homme libre vis-à-vis du roi et de la monarchie despotique9. Cependant une sorte de réconciliation armée s'est installée entre AWI et le palais. Le palais met rarement aux arrêts ses dirigeants nationaux les plus en vue, et ces derniers n'appellent plus à la qawma (soulèvement). Il demeure qu'AWI garde sa totale indépendance vis-à-vis du Makhzen et, par conséquent, sa popularité.

Le retour de la répression quelques années après l'accession au pouvoir de Mohamed VI et les attaques suicidaires sanglantes du 16 mai 200310 poussent l'opposition radicale à resserrer les rangs. Il s'agit, d'une part, de faire baisser la tension dangereuse pour la paix civile entre les courants laïque et religieux et, d'autre part, de freiner le glissement du Maroc vers de nouvelles « années de plomb ». Entre 2007 et 2014, le centre Ibn Rochd et des personnalités politiques indépendantes organisent une dizaine de rencontres nationales entre les leaders de la gauche, AWI et d'autres islamistes anti-régime. Ces prises de langues publiques abattent le mur psychologique qui séparait jusque-là islamistes et militants de gauche.

Événement historique sur le plan national et régional, les « printemps arabes » pousseront AWI à entamer la sécularisation — certes prudente — de son action politique. Sa jeunesse qui participe massivement aux manifestations de rue pour la démocratie sous le slogan rassembleur « La lil-fassad ! La lil-istibdad ! » (Non à la corruption ! Non au despotisme !) sympathise avec des militants de gauche et d'autres jeunes libéraux-démocrates, initiateurs des manifestations de 2011. L'exemple tunisien de l'alliance islamo-séculière, dite de la Troïka11 fait le reste. Le rapprochement ravivé plus récemment par l'action populaire unitaire contre la normalisation entre le Maroc et Israël en 2020 décide finalement AWI à faire ce saut « à la Ennahda » et à devenir un parti islamo-démocrate.

Réactions à gauche et à droite

La véritable lune de miel entre Tel-Aviv et Rabat, qui se traduit notamment par l'étroite collaboration entre les deux services de sécurité et les multiples accords militaires entre les deux capitales, jouent en faveur du rapprochement de toutes les composantes de l'opposition. Ainsi, les vétérans du puissant mouvement propalestinien (présents en général dans les associations de lutte pour les droits humains ou nationalistes arabes) optent définitivement pour une collaboration avec AWI. Le président de la populaire Association marocaine des droits de l'homme (AMDH) Aziz Ghali affirme recevoir très positivement le manifeste du 6 février. Il n'hésite pas à manifester aux côtés des leaders d'AWI pour la Palestine.

Ledit manifeste a d'ailleurs sévèrement condamné la collaboration sécuritaire entre le Maroc et Israël, la considérant comme « une menace pour la sécurité nationale du Maroc, et un grave danger pour sa stabilité et la stabilité de la région12 ». Le régime ne lui pardonnera pas ce clin d'œil aux pays voisins qui n'ont pas succombé aux sirènes de Tel-Aviv et continuent de soutenir le combat des Palestiniens.

L'initiative du 6 février met mal à l'aise à la fois l'opposition légitimiste qui est ainsi mise à nu, et les défenseurs du « grand soir » révolutionnaire qui craignent une intégration pure et simple d'AWI dans le système. En revanche, la société civile de gauche accueille favorablement l'initiative de l'organisation politico-soufie. Ainsi le militant démocrate Fouad Abdelmoumni déclare :

Les engagements et clarifications apportées par le manifeste politique d'AWI sont un pas significatif sur le chemin de la sortie de l'autoritarisme. Cela permet d'envisager l'élaboration d'un consensus démocratique national garantissant l'éligibilité périodique et la sanction par les urnes de tout détenteur de l'autorité de l'État. La référence à la religion (…) demeure sujette à clarification et à évolutions historiques. Mais aucune autorité d'inspiration religieuse n'est appelée à régenter le pays en dehors du cadre démocratique.

En revanche, certains intellectuels musulmans ont peur que l'organisation politico-soufie s'éloigne trop du puritanisme de ses origines, et que son initiative entame un glissement qui ne s'arrêtera qu'avec la « digestion » de la Jamaa par l'hydre-Makhzen. Le chercheur Alaeddine Benhadi explique : « Le régime se trouve dans l'impasse, et la Jamaa se propose (…) comme son sauveur. Elle rencontrera le même destin que le PJD islamiste, c'est-à-dire l'affaiblissement puis l'assimilation au sein du régime. (…) Il s'agit d'un faux-pas mortel ».

Les dirigeants d'AWI ont répondu d'avance à cette crainte en affirmant que le plus important est que le peuple soit souverain, et seul souverain. Si par malheur « le peuple vote librement pour une constitution qui donne le pouvoir à une personne [entendre le roi], ce n'est pas un problème. Cela voudrait dire que nous avons mal travaillé. Et que nous nous devrons de continuer encore plus fort notre lutte pacifique pour le changement démocratique », insiste Omar Iharchane. Gêné, le régime lui reste muet.


1On peut parfois trouver le nom Justice et bienfaisance, mais le nom officiel utilisé par la Jamaa elle-même est Justice et spiritualité.

2Makhzen est un concept politique historique au Maroc qui désigne l'État traditionnel qui ne connait pas de séparation des pouvoirs.

3Du fait de son nombre, la deuxième génération contrôle l'ensemble de l'appareil. Toutefois, le noyau fondateur du mouvement qui donnera naissance à l'organisation actuelle ne se trouve pas dans le département politique mais dans son conseil supérieur, plus connu sous le vocable arabe Majlis al-choura.

4Toutes les déclarations non référencées ont été faites à l'auteur de cet article.

7Le Front social est un collectif d'associations, de syndicats et de personnalités de gauche qui lutte pour les droits sociaux, contre la vie chère et la répression.

8Al-Wathiqa Al-Siyassiya (Document politique), édition AWI, 2023, p.17.

9Recevant chez lui les dirigeants de la Jamaa, Yassine qualifie en 2011, en plein printemps arabe, la monarchie de « pouvoir personnel pharaonique et par conséquent faible ». Il se déclare favorable à la démocratie, « système puissant » car « il ne dépend pas d'une seule personne », affirme-t-il.

10Une série d'attentats à Casablanca tue une trentaine de personnes.

11Coalition regroupant deux partis non islamistes et Ennahda, qui a dirigé le pays entre 2011 et 2013.

12Al-Wathiqa Al-Siyassiya, op.cit., p. 73.

Maroc. Les islamistes d'Al-Adl wal-Ihsan mettent la monarchie au pied du mur

Alors que la vie politique est bloquée depuis le tournant autoritaire du régime, la principale formation islamiste du Maroc a publié un « document politique » qui définit une nouvelle stratégie. Connue aussi sous le nom de Jamaa, l'organisation se propose désormais de lutter pour un gouvernement responsable devant le peuple. Un tournant qui inquiète le palais et suscite un vif débat dans le pays.

Le 6 février 2024 à Rabat, Al-Adl wal-Ihsane (Justice et spiritualité1), couramment appelée la Jamaa, rend public son nouveau manifeste ou « document politique ». C'est le choc, surtout dans les rangs de la classe politique pro Makhzen2. La plus puissante organisation islamiste au Maroc et au Maghreb fait connaitre son engagement définitif — longtemps débattu en son sein — en faveur de la démocratie pluraliste et de la modernité politique. Il faudra désormais que la cour et ses obligés trouvent un autre moyen pour continuer à la mettre au banc de la nation et contenir son poids social et politique écrasant, capable de se traduire par un triomphe électoral dévastateur. Une telle victoire obligerait le palais à une cohabitation beaucoup plus malaisée qu'avec le Parti de la justice et du développement (PJD) qui a dirigé le gouvernement entre 2011 et 2021. Car Al-Adl wal-Ihsane (AWI) reste ferme sur l'essentiel : pas d'intégration dans le système sans que le gouvernement soit le détenteur d'un pouvoir exécutif réel, responsable devant un parlement élu directement par le peuple. Autrement dit, Charles III n'aurait plus rien à envier à Mohammed VI.

Une seule source de légitimité, le peuple

Long de 195 pages, le manifeste d'AWI marque un tournant dans le discours politique de l'organisation islamiste. Comme s'y attendaient les observateurs proches, la Jamaa franchit un pas décisif avec une opposition que l'on pourrait qualifier de totale : religieuse, sociale, politique. Le cercle politique (secrétariat général) d'AWI se place dans le cadre d'un réformisme aussi radical qu'antimonarchique. Ce cercle appelé en arabe daïra est sous le contrôle quasi exclusif de la deuxième génération3 qui a reçu une instruction moderne. Profondément marquée par la sanglante guerre civile en Algérie, elle prône la non-violence, une option qui trouve également son origine dans les racines soufies de l'organisation. Les guerres civiles en Libye, en Syrie et au Yémen n'ont fait que confirmer le long cheminement de l'AWI vers un participationnisme conditionné.

Le manifeste rejette le régime du Makhzen autoritaire au sein duquel le roi règne et gouverne sans partage. Il conditionne l'entrée d'AWI dans le jeu politique et électoral à travers l'adoption d'une constitution démocratique plébiscitée par voie démocratique. Autrement dit, une assemblée constituante élue doit rédiger de manière consensuelle un texte constitutionnel afin de le soumettre au peuple, le seul souverain.

La Jamaa voudrait tout de même trouver un modus vivendi implicite avec le trône alaouite, une solution médiane : la monarchie parlementaire. Bien que ce concept n'ait pas été mentionné par l'organisation, il apparaît entre les lignes de son manifeste. Il est aussi présent en filigrane dans les détails de sa feuille de route pour une sortie de crise, qui incarne son projet social. Néanmoins, AWI évite de faire usage de ce terme pour plusieurs raisons. D'une part, le concept de monarchie parlementaire a été galvaudé par la constitution de 2011 qui l'utilise mais le contredit dans d'autres articles de son texte. D'autre part, le retour en force des pratiques autoritaires depuis des années l'a totalement vidé de son sens. L'adoption du concept risquerait d'être interprétée comme une reddition pure et simple par les alliés potentiels de la Jamaa, allant de la gauche marxiste aux islamistes non légitimistes.

D'autres facteurs peuvent encore jouer dans cet évitement sémantique. Il s'agit tout d'abord de ne pas choquer la base des sympathisants, très large dans les grandes villes du Maroc. L'outillage conceptuel sculpté ou adapté par son cheikh-fondateur Abdessalam Yassine (1928-2012) y est parfois manié, avec des expressions comme khalifa (calife), qawma (soulèvement) et al-minhaj al-nabawi (la voie du Prophète). Il faudrait rappeler que Yassine qui a été persécuté et emprisonné plusieurs fois par le régime de Hassan II reste le principal producteur de sens de la Jamaa.

Membre du cercle politique d'AWI, Omar Iharchane insiste sur la fidélité de l'organisation à ses origines. Faisant allusion au manifeste, il explique que le document

traduit une évolution naturelle (…) mais son contenu est tout à fait conforme à la doctrine constitutive de la Jamaa et ne s'en écarte pas. Il ne fait aucune concession à personne, car nous ne sommes pas prêts à en faire et que c'est une question de principe pour nous. Tout ce qui comptev, c'est que le document ait été rédigé de manière claire, en tenant compte des questions institutionnelles qu'il aborde et des personnes à qui il s'adresse4.

Il s'agit donc d'une inflexion, d'une adaptation qui tient compte du contexte politique. Malgré cela, les positions d'AWI envers le régime autoritaire restent, selon Ihachane, sans concessions.

Fonder un parti politique

Le manifeste mentionne, entre autres, deux points importants dans la nouvelle orientation politique. Tout d'abord, la fin du despotisme et l'établissement d'un régime démocratique ne peuvent se réaliser au Maroc que par la voie d'un changement total de paradigme : l'élection de tous les détenteurs du pouvoir politique. Aucune autre source de légitimité, même religieuse ou prétendument divine, ne saurait s'opposer au principe institutionnel de la souveraineté exclusive du peuple-électeur. Il apparaît ici clairement que le commandement des croyants — symbole de la primauté morale du roi justifiant ses pouvoirs extra constitutionnels — est ignoré. Le manifeste n'en fait pas mention.

Le deuxième point évoque quant à lui un mécanisme de bonne gouvernance : la reddition des comptes. Tous les responsables doivent rendre des comptes. Ce mécanisme régi par la loi doit être présent à tous les niveaux de responsabilité. C'est la seule façon de combattre la corruption politique et financière, ainsi que l'économie de rente qui gangrène le système et en est même devenu un pilier.

Al-Adl wal-Ihsan est donc prête à fonder un parti politique. Cependant, pour elle, la balle est dans le camp du palais. Car la Jamaa refuse de passer sous les fourches caudines du Makhzen. On ne négocie pas à huis clos, quitte à rester dans cette situation d'entre-deux : être toléré mais réprimé sans être reconnu ni intégré. Cette fermeté transparaît non seulement dans le manifeste, mais ressort aussi des déclarations des leaders de la daïra, tels Hassan Bennajeh5 et Mohamed Manar Bask6.

Des alliances nouvelles ?

La rencontre durant laquelle AWI a dévoilé son nouveau projet social a également été l'occasion d'un débat avec l'opposition démocratique. C'est sans doute l'évènement politique le plus important au sein de l'opposition depuis les assemblées politiques multi-courants et pluri-idéologiques organisées par le Mouvement du 20 février. Car le manifeste sanctionne l'engagement formel d'AWI en faveur de la démocratie pluraliste et contre tout régime théocratique. Un tel engagement exprimé de façon solennelle va certainement faire tomber le mur de méfiance entre AWI et une bonne partie de l'opposition démocratique, qu'elle soit conservatrice ou progressiste. Les réticences voire les peurs que la Jamaa provoquait dans les rangs de la société civile moderne vont probablement se dissiper. Ainsi, plusieurs coalitions anti-régime comme le Front social (FS)7 succomberont sans doute à son offensive de charme en lui ouvrant des portes auparavant hermétiquement fermées.

Cette inflexion se traduit sur le plan organisationnel interne par une distinction formelle entre le politique et le religieux. Le manifeste affirme :

Afin d'éviter les extrapolations qui pourraient faire tort aussi bien à la daawa (prédication) qu'à la politique, il faudrait insister sur la distinction, tant fonctionnelle que thématique, entre ces deux champs d'action. De même nous insistons, avec une force égale, sur la reconnaissance du lien qui existe bel et bien au niveau des principes et valeurs8.

Cette évolution découle aussi des évènements du dernier quart de siècle que j'énumère par ordre chronologique et non d'importance. Tout d'abord, la disparition du roi Hassan II en 1999 et la libération par Mohamed VI du cheikh-fondateur quelques mois après sa montée sur le trône. Le cheikh lui rend la politesse en traitant publiquement le nouveau roi de « garçon sympathique » et de 'ahel souverain » en arabe). Il lui reconnait également sa légitimité hagiographique officielle (en tant que descendant direct du prophète de l'islam) et sa popularité, toute royale, auprès de la jeunesse de l'époque. Certes, Yassine gardera jusqu'à son décès un discours audacieux d'homme libre vis-à-vis du roi et de la monarchie despotique9. Cependant une sorte de réconciliation armée s'est installée entre AWI et le palais. Le palais met rarement aux arrêts ses dirigeants nationaux les plus en vue, et ces derniers n'appellent plus à la qawma (soulèvement). Il demeure qu'AWI garde sa totale indépendance vis-à-vis du Makhzen et, par conséquent, sa popularité.

Le retour de la répression quelques années après l'accession au pouvoir de Mohamed VI et les attaques suicidaires sanglantes du 16 mai 200310 poussent l'opposition radicale à resserrer les rangs. Il s'agit, d'une part, de faire baisser la tension dangereuse pour la paix civile entre les courants laïque et religieux et, d'autre part, de freiner le glissement du Maroc vers de nouvelles « années de plomb ». Entre 2007 et 2014, le centre Ibn Rochd et des personnalités politiques indépendantes organisent une dizaine de rencontres nationales entre les leaders de la gauche, AWI et d'autres islamistes anti-régime. Ces prises de langues publiques abattent le mur psychologique qui séparait jusque-là islamistes et militants de gauche.

Événement historique sur le plan national et régional, les « printemps arabes » pousseront AWI à entamer la sécularisation — certes prudente — de son action politique. Sa jeunesse qui participe massivement aux manifestations de rue pour la démocratie sous le slogan rassembleur « La lil-fassad ! La lil-istibdad ! » (Non à la corruption ! Non au despotisme !) sympathise avec des militants de gauche et d'autres jeunes libéraux-démocrates, initiateurs des manifestations de 2011. L'exemple tunisien de l'alliance islamo-séculière, dite de la Troïka11 fait le reste. Le rapprochement ravivé plus récemment par l'action populaire unitaire contre la normalisation entre le Maroc et Israël en 2020 décide finalement AWI à faire ce saut « à la Ennahda » et à devenir un parti islamo-démocrate.

Réactions à gauche et à droite

La véritable lune de miel entre Tel-Aviv et Rabat, qui se traduit notamment par l'étroite collaboration entre les deux services de sécurité et les multiples accords militaires entre les deux capitales, jouent en faveur du rapprochement de toutes les composantes de l'opposition. Ainsi, les vétérans du puissant mouvement propalestinien (présents en général dans les associations de lutte pour les droits humains ou nationalistes arabes) optent définitivement pour une collaboration avec AWI. Le président de la populaire Association marocaine des droits de l'homme (AMDH) Aziz Ghali affirme recevoir très positivement le manifeste du 6 février. Il n'hésite pas à manifester aux côtés des leaders d'AWI pour la Palestine.

Ledit manifeste a d'ailleurs sévèrement condamné la collaboration sécuritaire entre le Maroc et Israël, la considérant comme « une menace pour la sécurité nationale du Maroc, et un grave danger pour sa stabilité et la stabilité de la région12 ». Le régime ne lui pardonnera pas ce clin d'œil aux pays voisins qui n'ont pas succombé aux sirènes de Tel-Aviv et continuent de soutenir le combat des Palestiniens.

L'initiative du 6 février met mal à l'aise à la fois l'opposition légitimiste qui est ainsi mise à nu, et les défenseurs du « grand soir » révolutionnaire qui craignent une intégration pure et simple d'AWI dans le système. En revanche, la société civile de gauche accueille favorablement l'initiative de l'organisation politico-soufie. Ainsi le militant démocrate Fouad Abdelmoumni déclare :

Les engagements et clarifications apportées par le manifeste politique d'AWI sont un pas significatif sur le chemin de la sortie de l'autoritarisme. Cela permet d'envisager l'élaboration d'un consensus démocratique national garantissant l'éligibilité périodique et la sanction par les urnes de tout détenteur de l'autorité de l'État. La référence à la religion (…) demeure sujette à clarification et à évolutions historiques. Mais aucune autorité d'inspiration religieuse n'est appelée à régenter le pays en dehors du cadre démocratique.

En revanche, certains intellectuels musulmans ont peur que l'organisation politico-soufie s'éloigne trop du puritanisme de ses origines, et que son initiative entame un glissement qui ne s'arrêtera qu'avec la « digestion » de la Jamaa par l'hydre-Makhzen. Le chercheur Alaeddine Benhadi explique : « Le régime se trouve dans l'impasse, et la Jamaa se propose (…) comme son sauveur. Elle rencontrera le même destin que le PJD islamiste, c'est-à-dire l'affaiblissement puis l'assimilation au sein du régime. (…) Il s'agit d'un faux-pas mortel ».

Les dirigeants d'AWI ont répondu d'avance à cette crainte en affirmant que le plus important est que le peuple soit souverain, et seul souverain. Si par malheur « le peuple vote librement pour une constitution qui donne le pouvoir à une personne [entendre le roi], ce n'est pas un problème. Cela voudrait dire que nous avons mal travaillé. Et que nous nous devrons de continuer encore plus fort notre lutte pacifique pour le changement démocratique », insiste Omar Iharchane. Gêné, le régime lui reste muet.


1On peut parfois trouver le nom Justice et bienfaisance, mais le nom officiel utilisé par la Jamaa elle-même est Justice et spiritualité.

2Makhzen est un concept politique historique au Maroc qui désigne l'État traditionnel qui ne connait pas de séparation des pouvoirs.

3Du fait de son nombre, la deuxième génération contrôle l'ensemble de l'appareil. Toutefois, le noyau fondateur du mouvement qui donnera naissance à l'organisation actuelle ne se trouve pas dans le département politique mais dans son conseil supérieur, plus connu sous le vocable arabe Majlis al-choura.

4Toutes les déclarations non référencées ont été faites à l'auteur de cet article.

7Le Front social est un collectif d'associations, de syndicats et de personnalités de gauche qui lutte pour les droits sociaux, contre la vie chère et la répression.

8Al-Wathiqa Al-Siyassiya (Document politique), édition AWI, 2023, p.17.

9Recevant chez lui les dirigeants de la Jamaa, Yassine qualifie en 2011, en plein printemps arabe, la monarchie de « pouvoir personnel pharaonique et par conséquent faible ». Il se déclare favorable à la démocratie, « système puissant » car « il ne dépend pas d'une seule personne », affirme-t-il.

10Une série d'attentats à Casablanca tue une trentaine de personnes.

11Coalition regroupant deux partis non islamistes et Ennahda, qui a dirigé le pays entre 2011 et 2013.

12Al-Wathiqa Al-Siyassiya, op.cit., p. 73.

Chronique de la royauté : peut-on être nationaliste et royaliste en même temps ?

Dans ce nouveau numéro de la chronique de la royauté avec Yves-Marie Adeline, nous évoquons la figure de Charles Maurras, qui fut plus nationaliste que royaliste. Adeline en profite pour souligner la distance entre le royalisme et le nationalisme, qui font référence à des conceptions très différentes du corps social.

Plusieurs points méritent ici d’être notés :

  • Charles Maurras était un penseur et un intellectuel nationaliste, qui s’est au fond accoutumé à la République
  • Maurras était un rationaliste qui n’était pas chrétien
  • il fut condamné par l’Eglise
  • ses relations avec les prétendants au trône furent à géométrie variable
  • la conception du corps social selon Maurras ne peut se confondre avec la conception de la France dans la sphère légitimiste

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De Gaulle a-t-il voulu rétablir la monarchie ?

Dans cet entretien avec Yves-Marie Adeline, nous abordons une question somme toute assez méconnue de la geste gaullienne : le grand Charles rêvait-il ou non de rétablir la monarchie en France ? Dans cette mise en perspective, Yves-Marie Adeline nous rappelle les relations complexes du général avec Henri, comte de Paris, qu’il espéra un temps installer sur le trône de France.

Dans cette interview, on notera :

  • le lien historique tissé dès les années 40 entre le général De Gaulle et le comte de Paris, héritier du trône
  • l’espoir, caressé dans les années 50 et 60, de rétablir une monarchie en remplacement du système des partis que le général De Gaulle abhorrait
  • l’impossibilité de rétablir la monarchie, constatée dans les années 60
  • l’imprégnation, dans les institutions de la Vè République, de l’idéal monarchiste

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Qui sera le prochain roi de France ?

Avec Yves-Marie Adeline, nous inaugurons une nouvelle chronique hebdomadaire, consacrée à la monarchie, et plus encore au retour de la royauté en France. Cette série est particulièrement destinée à ceux qui s’intéressent au sujet et qui souhaitent en savoir plus… Nous commençons par faire le point sur les prétendants légitimes à la couronne de France.

De cet entretien, on retiendra plusieurs points :

  • la famille la plus proche du trône reste la famille d’Orléans, conduite par le prince Jean, comte de Paris, largement ruiné par son grand-père
  • les Bourbon sont installés en Espagne et l’héritier en titre se tient éloigné de la France
  • au fond, c’est par la famille Bonaparte qu’un prétendant légitime pourrait survenir, puisque les liens tissés au cours du temps entre les descendants de Napoléon et la noblesse d’Ancien Régime rapprochent plus les Bonaparte de Louis XIV que les Orléans ne peuvent le prétendre.

La semaine prochaine, nous évoquerons les relations du général De Gaulle avec le comte de Paris.

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Bensaid Aït Idder, homme libre et résistant marocain

Résistant marocain, dirigeant politique et opposant historique à la monarchie autoritaire, Mohamed Bensaid Aït Idder est mort le 6 février 2024, à l'âge de 99 ans. À ses obsèques, le roi Mohamed VI s'est fait représenter par son frère cadet.

Mohamed Bensaid Aït Idder nait vers 1925 dans la région du Souss, dans le sud-ouest du Maroc, non loin de l'enclave espagnole de Sidi Ifni. Il suit des études coraniques et religieuses traditionnelles dans sa région natale, puis émigre à Marrakech pour compléter ses études secondaires, avant de s'inscrire à la célèbre médersa Ben Youssef (école coranique d'enseignement supérieur), à la fin des années 1940.

Dès la vingtaine, il commence à s'intéresser à la politique grâce à la lecture assidue de revues et journaux en provenance du Proche-Orient arabe. Mais la flamme militante nait en lui sous l'effet des informations diffusées par le service arabe de la BBC et le journal Al-Alam, l'organe de presse du parti de l'Istiqlal, à propos des massacres perpétrés en Palestine en 1948. Durant les années 1950, il fonde un groupe de résistants qui se transforme, un peu plus tard, en l'aile-sud de l'Armée de libération marocaine (ALM).

J'ai entendu parler de Mohamed Bensaid Aït Idder pour la première fois aux abords de mes seize ans. Je garde l'image d'un résistant anticolonialiste qui n'a jamais plié l'échine devant un quelconque pouvoir. À commencer par celui du roi Hassan II, au summum de sa gloire nationale et de sa manie répressive durant les années 1970-1980. Il m'a dit une fois, au début des années 2000 à Casablanca, alors que nous parlions de réconciliation nationale, que le président François Mitterrand avait raison de traiter Hassan II d'« inutilement cruel ».

Nous avions aussi évoqué sa première arrestation quelques années après l'accession du Maroc à l'indépendance : « Ils nous ont torturés comme des forcenés, alors qu'ils avaient toutes les informations sur notre groupe et sur moi personnellement ». « Ils » , ce sont les agents de la sécurité politique créée par Hassan II, avant même qu'il ne monte sur le trône alaouite en 1961. Ils espionnaient, intimidaient, torturaient, et parfois tuaient les opposants. Ils étaient organisés en groupes mobiles qui ressemblaient aux escadrons de la mort des dictatures d'Amérique latine.

Bensaid a ajouté :

Ils nous torturaient juste pour nous faire souffrir un maximum. Afin qu'on perde notre dignité. Ils nous suspendaient en l'air horizontalement avant de nous battre jusqu'au sang. Leur objectif semblait être de nous briser la colonne vertébrale, au sens physique comme moral… Oui, il y a en chaque humain une sorte d'échine morale ; une fois cassée, la personne peut se transformer en un être dénué de dignité. Un être prêt à se mettre au service du plus fort ou du plus offrant.

L'homme des paradoxes

L'affaire de sa vie, ce sont les quatre décennies de son opposition à Hassan II dont il n'appréciait ni la personne ni les politiques. Il soulignait les « accointances » de ce dernier avec les puissances néocoloniales. Mais jamais il n'a prononcé le mot « trahison » à propos du roi, sans doute par respect pour le monarchisme, majoritaire chez les Marocains.

Il m'a néanmoins certifié un jour de 2008 à Rabat, lors d'une conversation à l'Institut royal pour la recherche sur l'histoire du Maroc, qu'il y avait bien eu coalition sur le terrain entre l'armée marocaine officielle et l'armée française, lors de la guerre de libération du Sahara occidental menée par l'ALM dont il faisait partie du commandement.

Un aventureux homme [wahed lasgaâ, ce fut son expression] de mes combattants eut l'idée de surprendre l'armée (officielle) la main dans le sac. Il met aux arrêts l'officier, le chauffeur et les soldats d'un camion militaire sur une route isolée. Il les interroge sans me demander mon avis. Il ressort de leurs déclarations que le camion, plein de provisions, se dirige vers Foum Lahcen afin d'y ravitailler le poste militaire français assiégé par l'Armée de libération.

Il ajoute que Mohamed V ne devait pas être au courant des agissements de son fils, car « il ne contrôlait pas les services »1.

Le système de sacralisation officielle faisant de Hassan II un roi-dieu l'insupportait. L'arrogance méprisante de celui-ci l'agaçait. De fait, le monarque, « à la différence de son prédécesseur et de son successeur, cultivait un mépris pour les Marocains » quel que soit leur rang, les opposants comme ceux qui faisaient allégeance, les serviteurs vénaux ou les fiers patriotes. Selon Bensaid, une telle attitude réduit en esclavage le peuple marocain. C'est sur ce fonds d'incompatibilité comportementale qu'ont eu lieu plusieurs clashs directs et indirects entre le roi et le résistant. Je n'en citerai que deux.

Clash personnel avec Hassan II

Le premier incident, qui en dit long sur le caractère d'homme libre de Bensaid, se déroula durant les années 1980. Le résistant a accepté de faire partie d'une délégation de dirigeants nationaux chargés de défendre la position officielle du Maroc sur le Sahara occidental auprès de l'Organisation de l'unité africaine (Union africaine aujourd'hui). De retour d'Addis-Abeba, Hassan II les reçoit en grande pompe dans son palais de Fès. Le temps passant, les données partielles fournies par certaines archives sont devenues accessibles, et cela me permet de penser que le roi voulait ainsi montrer au peuple que Bensaid était rentré dans le rang. C'est pourtant le contraire qui s'est produit - une grande déception pour Hassan II.

Le roi a donc accueilli lesdits leaders nationaux qui se présentaient devant lui en file comme de coutume. Le monarque était tout sourire, il semblait jouir de ces moments de protocole marquant l'humiliation des grands de la nation. L'un après l'autre, ceux-ci se plient plus ou moins en deux pour embrasser la main royale tendue, sans réserve aucune. Mais lorsque le tour de Bensaid arrive, il salue oralement Hassan II sans s'incliner, se donnant tout de même une contenance en posant la main sur son épaule. Le monarque manque de s'étouffer de colère, et il le fait savoir à Bensaid par le biais du ministre de l'intérieur, Driss Basri.

Quelques années plus tard, en préparation d'une réception au palais, le même Basri dira à Bensaid sur un ton grave que Hassan II exige de lui qu'il se plie au protocole. Aït Idder refuse à nouveau, tout en esquissant une légère inclinaison. Un modus vivendi est finalement trouvé entre les deux hommes.

Il est vrai que les deux dirigeants se détestent. Le roi n'appelle jamais Bensaid par son vrai nom, plutôt par un qualificatif faisant référence à sa région de naissance, Chtouka-Aït Baha. Il faisait de même avec d'autres opposants notoires comme Mohammed Fqih Basri, qu'il affublait du surnom Demnati (de Demnate, petite ville du Haut Atlas). Ce n'était point une manie royale. Il s'agissait dans son esprit de remettre à leur place les dirigeants nationaux qui lui tenaient tête : « Ce ne sont que des locaux », semblait signifier le roi. Dans le même esprit, Hassan II aurait transmis son souhait de voir le fondateur de l'Union socialiste des forces populaires (USFP) Abderrahim Bouabid se présenter aux législatives de 1977 dans sa région natale, au nord de Rabat. Le leader socialiste optera au contraire pour le lointain sud-ouest, profondément amazigh (berbère). Toutefois, le ministère de l'intérieur veillait au grain. Et les desiderata du roi étant des ordres, le leader sera recalé. Il ne fera pas partie des élus de l'USFP, bien qu'il en soit le plus populaire.

L'affaire du livre irrévérencieux

La seconde anecdote remonte à janvier 1996. Mohamed Bensaid Aït Idder propose à la rédaction du journal critique Anoual dont il est le responsable politique de publier, en extraits successifs, la totalité de mon livre sorti quelques années plus tôt à Paris, La Monarchie marocaine et la lutte pour le pouvoir (L'Harmattan, 1992). Cette publication doit avoir lieu durant le ramadan de la même année, car les lecteurs sont plus nombreux pendant le mois sacré. Or, non seulement l'ouvrage est interdit au Maroc, mais, de nature universitaire, il est perçu par le palais comme irrévérencieux. La rédaction d'Anoual fait part de ses craintes de saisie à Bensaid, qui ne bronche pas. Dès la parution des premières pages, le ministère de l'intérieur menace la rédaction, qui persiste cependant. Basri contacte alors Bensaid par téléphone afin que le journal cesse ses publications. Puis il le rencontre en personne et lui déclare en substance : le roi t'intime l'ordre d'arrêter la publication pour laisser cicatriser les blessures entre le palais et le mouvement national. Sa réponse est sans appel : il n'en est pas question, car il n'y a aucun mal à publier un livre qui évoque des évènements vieux de plusieurs décennies. Le roi ordonne la saisie du journal. C'est chose faite à la publication du septième extrait.

Bensaid m'a relaté cette histoire, qu'il appelait le « clash du livre », en 2001. Quelques années plus tard, en 2008, il rédigera en arabe un témoignage manuscrit (publié ci-dessous) sur l'incident.

Révolutionnaire et monarchiste, Amazigh et nationaliste arabe, militant de la marocanité du Sahara occidental et ami des Algériens, fervent musulman et adepte de la gauche radicale, premier financier de son parti et perpétuel désargenté, éprouvé dès sa jeunesse par des problèmes de santé, Mohamed Bensaid Aït Idder s'est éteint le 6 février 2024, centenaire.


1L'expression en arabe qu'utilise Bensaid est « rijal lmaham sirriya » dont la signification littérale est « les hommes des missions secrètes », qu'on peut traduire par « services ».

Le septennat : les 150 ans d’une loi provisoire

Aujourd’hui 20 novembre, le septennat fête ses 150 ans. Bien qu’il ait été remplacé depuis plus de vingt ans par le quinquennat, il suscite toujours des nostalgies. Or, l’idée singulière de confier le pouvoir à quelqu’un pendant sept ans, ce qui est long dans une démocratie, est le résultat d’une loi conçue comme provisoire. Un provisoire qui devait durer 127 ans !

L’adoption du quinquennat en 2000 a pourtant laissé des inconsolables du septennat si on en juge par des propositions récurrentes de le rétablir sous la forme d’un mandat présidentiel unique. Mais d’où sortait donc ce septennat ?

En 1873, la présidence était en France une institution mal établie et peu identifiée avec la république. La Première République n’avait connu aucun président mais, sur son déclin, le consulat décennal avec la Constitution de l’an VIII. La Seconde République avait établi une présidence à l’américaine et un mandat de quatre ans non renouvelable. Un certain Louis-Napoléon ne pouvant s’en contenter fit le coup d’État que l’on sait. Cela ne contribua pas à donner beaucoup de confiance dans cette magistrature suprême. Adolphe Thiers réussit à relever la présidence pour son compte personnel en 1871.

Voilà pour le contexte. Voyons le texte.

 

Un septennat personnalisé

Cette loi, très brève, ne compte que deux articles dont seul le premier nous importe ici :

« Le pouvoir exécutif est confié pour sept ans au maréchal de Mac-Mahon, duc de Magenta, à partir de la promulgation de la présente loi ; ce pouvoir continuera à être exercé avec le titre de président de la République et dans les conditions actuelles jusqu’aux modifications qui pourraient y être apportées par les lois constitutionnelles. »

Comme on le comprend à la lecture de cet article très surprenant, il s’agit d’un texte de circonstance et d’une loi provisoire. On n’instaure pas une présidence de la République de sept ans, mais on confie à Mac Mahon le pouvoir exécutif pour sept ans avec le titre de président de la République. Croyant établir une régence sous une apparence républicaine et préparer une restauration, la majorité monarchiste fondait sans le savoir la République par le septennat.

 

Organiser la présidence pour la rendre puissante et durable

Depuis le Manifeste du comte de Chambord affirmant son attachement au drapeau blanc, les monarchistes, majoritaires à l’Assemblée nationale, se trouvent dans l’impasse.

Ils ne sont donc pas pressés de sortir du provisoire dans lequel vit la France depuis 1871 et souhaitent ainsi maintenir le statu quo le plus longtemps possible dans l’espoir d’une mort prochaine de l’encombrant dernier Bourbon de France.

L’Assemblée avait contraint Adolphe Thiers à la démission, le 24 mai 1873. Se posait la question non pas de sa succession, le maréchal de Mac Mahon prenant la relève, mais de la fonction présidentielle. Thiers tenait son pouvoir de l’Assemblée, cumulant les fonctions de chef d’État et du gouvernement, et il en allait de même du maréchal. Il devenait nécessaire d’organiser cette magistrature pour la rendre puissante et durable.

 

La réconciliation des Bourbons et des Orléans

Mais il convient de revenir sur cette période qui va de l’été à l’automne 1873 pour mieux comprendre les enjeux du septennat.

Début août, le comte de Paris s’était rendu à Frohsdorf et avait fait acte d’allégeance au comte de Chambord. La réconciliation des Bourbons et des Orléans n’ouvrait-elle pas la voie de la restauration ? C’était, une fois de plus, une chimère. « Henri V » fidèle à lui-même, se trouvait en complet décalage avec son temps et le pays sur lequel il songeait vaguement à régner.

Partout dans les campagnes, républicains et bonapartistes battaient le tambour du retour de l’Ancien Régime honni. Ils agitaient le spectre des dîmes, du droit de cuissage et la remise en question des biens communaux. Tout cela était absurde mais diantrement efficace.

 

L’insondable bêtise du comte de Chambord

Comme l’écrit caustique Daniel Halévy :

« les peuples acceptent assez bien d’être conduits, mais c’est à condition qu’on les conduise quelque part. »1

Or les monarchistes naviguaient à l’aveuglette, vivant dans le déni de l’impossibilité de leurs espérances. La majorité dont disposait le duc de Broglie n’était guère solide et dépendait de la bonne volonté d’un « centre gauche » indécis et d’une poignée de bonapartistes à l’appui douteux.

Mi-octobre, l’ultime tentative de Chesnelong, envoyé par le duc de Broglie auprès du comte de Chambord fut aussi vaine que les précédentes. « Jamais je ne renoncerais au drapeau blanc » répéta le prince. Comme les monarchistes faisaient toujours mine de n’avoir pas compris, et laissaient entendre qu’il accepterait le drapeau tricolore malgré tout, « Henri V » fit publier dans L’Union du 30 octobre un démenti des plus formel : « Je ne puis consentir à inaugurer un règne réparateur et fort par un acte de faiblesse ».

Les légitimistes furent partagés entre l’accablement et la révolte devant l’insondable bêtise de leur chef.

 

Coupons la poire en deux et faisons le septennat

Le duc de Broglie comprit qu’il ne restait plus qu’une chose à faire : mettre l’État sous la garde durable du Maréchal.

Le 5 novembre, il lut à l’Assemblée un message présidentiel. Jugeant insuffisante la définition de ses pouvoirs, le maréchal réclamait leur prolongation pour dix ans. Aussitôt, une commission se constitua, présidée par une figure du centre gauche, Édouard de Laboulaye. Ce dernier proposa un mandat de cinq ans. Broglie rétorqua en coupant la poire en deux, sept ans à mi-chemin du décennat et du quinquennat. Laboulaye voulait bien, mais à condition que soient votées des lois constitutionnelles pour sortir du provisoire.

Broglie reparut à la tribune avec un second message du maréchal. Le septennat « serait plus en rapport avec les forces que je puis consacrer encore au pays » déclarait-il. Mais il exigeait un vote rapide, menaçant de démissionner. Jules Grévy monta à la tribune pour dénoncer le septennat contraire à toutes les traditions du pays. Cela ne devait pas l’empêcher d’être le premier président à terminer un septennat quelques années plus tard.

Le duc de Broglie finit par rallier sa majorité :

« Défenseurs de l’ordre social, défenseurs de l’ordre moral, n’abandonnez pas votre chef ; ne diminuez pas ses forces quand vous accroissez son fardeau ; ne détruisez pas son ouvrage avant de l’avoir commencé… »

 

Le septennat satisfait tout le monde

Le septennat fut voté avec une majorité de 70 voix. Les monarchistes y voyaient l’avenir préservé. Pour les bonapartistes, c’était un instrument utile pour un retour à l’Empire. Le centre gauche estimait que la République serait garantie pendant sept ans dans les mains d’un soldat légaliste. La gauche était partagée. Les uns criaient tout haut à la dictature, les autres tout bas se consolaient. La république n’entrait-elle pas par cette petite porte ?

Cette loi de circonstance deviendra définitive et coulée dans le bronze par la loi constitutionnelle du 25 février 1875. Ce septennat, surgi de nulle part, s’imposera comme la norme républicaine en France sous trois républiques avant que l’on ne revienne au décennat consulaire, déguisé sous la forme du quinquennat renouvelable.

Mais c’est une autre histoire…

  1. La république des ducs, Pluriel 1995, p. 36

Maroc-France. « Notre ami le roi », un tremblement de terre

Gilles Perrault est mort dans la nuit du 2 au 3 août 2023. Auteur de nombreux livres, dont Notre ami le roi, un livre dévastateur sur le roi Hassan II. Pour le trentième anniversaire de sa parution, il avait donné un entretien à Orient XXI sur cette enquête qui lui avait laissé un souvenir vivace et dont il évoque, avec émotion, depuis sa maison d'un village normand, le tsunami politico-diplomatique qu'il provoqua à sa parution, en septembre 1990.

Omar Brouksy. — Comment l'idée d'un livre sur Hassan II a-t-elle germé ?

Gilles Perrault. — Cela a commencé avec des informations qui n'étaient pas très rassurantes sur le Maroc. Un jour je reçois une lettre d'un lecteur. C'était un garçon qui venait de lire L'Orchestre rouge (Fayard, 1987) et il me posait des questions sur ce livre, qui raconte l'histoire d'un groupe d'espionnage pendant la seconde guerre mondiale. Je lui réponds. Quinze jours plus tard, il m'écrit une longue lettre en me posant des questions précises. Je lui réponds. Je réponds toujours. Et puis un mois après, je reçois à nouveau une lettre de lui. Là je commence à être non pas fatigué — il était visiblement intéressé et intéressant —, mais je me disais qu'il devait être un militaire s'ennuyant dans sa caserne. À l'époque, bien sûr, il n'y avait pas d'emails. Il datait évidemment ses lettres, comme tout le monde, et il précisait : « PC de Kénitra ». Un jour je lui écris en lui demandant ce qu'il faisait au poste de commandement de Kénitra. Il me répond : « Mais non, PC de Kénitra signifie Prison centrale de Kénitra. J'y suis pour vingt ans pour cause de distribution de tracts ». Ce jeune s'appelait (s'appelle toujours) Jaouad Mdidech.

Alors quand vous êtes ici, en Normandie, dans la quiétude du village de Sainte-Marie-du-Mont et que vous apprenez qu'un jeune homme a été condamné à dix ans de taule pour distribution de tracts, vous vous posez des questions. Mes grands fils étaient gauchistes à l'époque. Ils distribuaient beaucoup de tracts, prenaient des coups de matraque, mais ne faisaient pas de prison. Donc voilà, là ça m'a vraiment perturbé. Je me suis dit : « il faut faire quelque chose ». Je me suis senti réquisitionné. Ce garçon, avec qui j'ai gardé des liens amicaux, faisait partie des camarades d'Abraham Serfaty (1928-2010).

Et puis il y a eu la rencontre avec Edwy Plenel qui dirigeait une nouvelle collection chez Gallimard, et qui était un ami de Christine Serfaty. On s'était vus tous les trois à Caen, en Normandie, et je rentrais avec Edwy Plenel. Je reconnais que j'étais un peu réticent. Je me disais : « ça va être encore un livre à problèmes, à emmerdements ». Je traînais les pieds. Et puis Edwy me propose : « Tu vois, ce livre devrait s'appeler "Notre ami le roi". Et ça a été le déclic. J'ai aussitôt dit : « ça y est, je l'écris ». Comme quoi…

Ça m'a fait penser au metteur en scène du film Garde à vue. Claude Miller ne savait pas comment faire pour convaincre Michel Serrault de jouer le rôle d'un pédophile. À la fin il lui dit : « Tu sais, tu feras ta garde à vue en smoking ». Serrault lui répond : « Si c'est en smoking, je joue le rôle ».

O. B. — Quel était le rôle de Christine Serfaty ?

G. P. — Fondamental. J'ai partagé tout simplement les droits d'auteur de ce livre avec Christine.

O. B. — Pourquoi ?

G. P. — Parce que je recoupais tout grâce à elle. J'étais allé au Maroc très jeune. Je connaissais bien le pays, j'y avais des relations. Mais je n'aurais jamais fait ce livre sans Christine. J'ai évité d'écrire beaucoup de choses parce qu'il n'y avait qu'un seul témoin. Il y a un vieil adage qui dit : « Un seul témoin, pas de témoin. » La première fois qu'elle m'a parlé de Tazmamart, je ne l'ai pas crue. Non pas que je pensais qu'elle mentait, mais je ne pouvais pas accepter cette réalité. Je suis passé à autre chose. Et puis finalement elle m'a convaincu.

O. B. — Et concernant le travail proprement dit ? Comme avez-vous procédé ?

G. P. — J'ai travaillé comme je travaille toujours : en exploitant les témoignages après les avoir recoupés. Cela m'a pris moins d'un an.

O. B. — L'éditeur était-il emballé par le projet ?

G. P. — Pas du tout. Personne n'y croyait. Antoine Gallimard m'a dit : « Oui, il faut le faire ce livre, mais, cher Gilles, les droits de l'homme au Maroc, ça n'attire pas les foules. »

O. B. — Beaucoup de livres avaient été écrits auparavant sur la répression au Maroc. Pourquoi celui-là a-t-il eu un tel impact ?

G. P. — Écoutez, j'ai eu beaucoup de chance. J'ai eu une fenêtre de tir comme on dit pour les fusées Ariane. En 1990, l'Union soviétique n'existe plus. Or le Maroc était considéré comme le bastion contre l'Algérie socialiste. Il n'y avait plus de danger communiste et il n'y avait pas encore le danger islamiste.

O. B. — Vous attendiez-vous à toutes ces réactions après la parution du livre ?

G. P. — Pas du tout ! Pas du tout ! C'était le tremblement de terre. J'ai été pris par la surprise : crise diplomatique ; l'année du Maroc en France annulée ; Hassan II qui proteste ; des milliers de Marocains envoyant de soi-disant protestations à l'Élysée, etc.

Je pense que quand on vit, on est embarqués en bateau dans une croisière paisible et tout à coup, on peut se retrouver dans une tempête complètement imprévisible. Et ça tangue et ça bouge. Ahurissant ! Ahurissant !

O. B. — Quelles étaient les réactions des personnalités politiques françaises ?

G. P. — La réaction dont je me souviens le plus est celle d'Hubert Védrine, à l'époque porte-parole de la présidence, un proche de François Mitterrand. Je l'avais rencontré quelques jours après la sortie du livre, et il s'en est pris violemment à moi : « Perrault, m'a-t-il dit, vous êtes un irresponsable, vous oubliez les 25 000 Français qui vivent et travaillent au Maroc, et les centaines de milliers de Marocains qui vivent et travaillent en France. C'est irresponsable, votre livre. » Je n'ai pas besoin de préciser à quel point les Védrine et autres étaient et sont inféodés au trône. Mais après, quand Hassan II a libéré les détenus de Tazmamart, de Kénitra et des autres lieux de détention, j'ai rencontré de nouveau Védrine. Il m'a dit : « Finalement votre livre, Gilles (là il m'appelait Gilles !), a été bénéfique pour Hassan II. Il lui a permis de sauver la fin de son règne. » Je lui ai répondu : « Vous avez raison, Hubert (du coup je l'appelais moi aussi Hubert !), mais ça a été surtout bénéfique pour les victimes, leurs familles et leurs proches. Certains étaient emprisonnés depuis vingt ans. » Mais lui il s'en foutait, des victimes. Il n'y avait, pour lui, que Hassan II qui pouvait sauver la fin de son règne.

O. B. — Quelle était la réaction d'Hassan II envers le livre ?

G. P. — Hassan II ne m'a jamais personnellement attaqué en justice. Mais il a intenté des dizaines de procès aux chaînes de télévision, aux journaux qui m'avaient interrogé en disant que le fait de donner la parole, pour salir le Maroc, à un homme aussi méprisable que Gilles Perrault était une faute professionnelle. Alors, il fait pleuvoir une pluie d'or sur les anciens bâtonniers parisiens qu'il prenait comme avocats. Évidemment c'était une aubaine pour eux, mais il a perdu tous ses procès. Qu'est-ce qu'il croyait ? Que la justice française était aux ordres comme chez lui ?

O. B. — Hassan II avait également réagi sur le plan financier…

G. P. — Oui ! il a d'abord dépêché son âme damnée, Driss Basri, son ministre de l'intérieur et l'homme fort du régime, qui a rencontré son homologue français Pierre Joxe. Il lui a dit : « Nous sommes informés qu'un livre va paraître. Ce serait très fâcheux pour les relations franco-marocaines. Nous sommes prêts à indemniser l'éditeur. On va indemniser l'auteur, bien sûr. » Ils ont proposé des sommes considérables. Joxe lui a répondu : « Écoutez, l'éditeur est Gallimard, la grande maison d'édition, française, européenne, etc. Quant à Gilles Perrault, je le connais bien (ce qui était faux, on ne s'est jamais rencontrés), il a très mauvais caractère. Je ne vous conseille pas d'aller le voir parce que ça se passera mal ».

Mais là où je n'ai pas ri, c'est quand on m'a prévenu au ministère de l'intérieur qu'il y aurait un contrat passé avec le milieu français, une prime pour celui qui me descendrait. Des mesures ont été prises ici à Sainte-Marie. Une camionnette de gendarmes était là, pas loin de la maison. Mais c'est tombé sur nos pauvres voisins et amis dont certains ont pris des contraventions parce qu'ils n'avaient pas mis leur ceinture de sécurité (rires). Trêve de plaisanterie, c'était quand même difficile. Quand vous vous attaquez au roi du Maroc, et que ce roi s'appelle Hassan II, vous savez que vous ne vous attaquez pas à la reine d'Angleterre, au roi des Belges ni à Albert de Monaco. C'est un autre client.

J'ai aussi constaté à quel point la connivence entre Hassan II et l'élite politique française était grande. C'est grâce à la Mamounia. Des directeurs de journaux et de magazines comme Jean Daniel du Nouvel Observateur ou Jacques Amalric du Monde venaient au Maroc à bord des avions du roi pour réaliser des entretiens avec lui. Pour résumer, autour de la piscine de la Mamounia il y avait toute la crème de la gauche et toute la crème de la droite.

Mais malgré tout, je garde un souvenir très ému parce que ce livre a contribué, je dis bien contribué, à ce que des prisons soient ouvertes au Maroc. Car, ne l'oublions pas, les vrais combattants pour la liberté au Maroc, ce sont ces dizaines de militants marocains qui se sont battus en héros pour que le régime d'Hassan II soit obligé de faire des concessions.

O. B. — Mais même après la mort d'Hassan II, vous restez indésirable au Maroc.

G. P. — Oui, André Azoulay1 m'a fait savoir que par fidélité à la mémoire de son père, Mohammed VI me renverrait par le premier avion vers la France si je mettais un pied au Maroc.

O. B. — Quel regard portez-vous sur le successeur d'Hassan II ?

G. P. — Quand vous faisiez de la politique sous Hassan II, vous pouviez disparaître. Définitivement. Sous M6 ça n'est pas la même chose. Et ça fait une grande différence. Mais enfin, le problème essentiel du Maroc est aussi un problème social et il n'a pas disparu avec l'actuel roi. Visiblement la monarchie, telle qu'elle est aujourd'hui, n'est pas le régime qui favorisera une solution à ce problème. Je crois que l'avenir du Maroc est sombre aussi longtemps que ce fossé entre riches et pauvres continuera de s'élargir. Déjà ça n'est plus un fossé, c'est un précipice.

Hassan II était une personnalité complexe. De Gaulle disait de lui : « Il est inutilement cruel. » C'est une formule d'homme d'État parce que ça signifie qu'on peut être inutilement cruel. Et c'est vrai qu'il l'était. Mais il était un véritable chef d'État.

Il aimait le pouvoir. Il aimait aussi l'argent ; mais il aimait surtout le pouvoir. M6, lui, aime d'abord l'argent. Il aime le pouvoir parce que ça facilite surtout ses affaires, mais c'est secondaire pour lui. Ce n'est pas un homme d'État. Il n'a pas rempli le costume de roi du Maroc. Sous Hassan II, les journalistes disparaissaient. Sous M6, ce sont les journaux. Comme vous le savez, un bon journal ne peut pas se passer de la publicité. Les gens qui passent la publicité à des journaux indépendants ou critiques envers Mohamed VI reçoivent des coups de téléphone : « Sa Majesté est très triste de voir que vous passez de la publicité dans ce journal… » Le message est évidemment reçu cinq sur cinq. La publicité s'arrête et le journal… Vous en savez quelque chose !

O. B. — Qu'est-ce qui a changé et qu'est-ce qui n'a pas changé, selon vous, avec l'arrivée au pouvoir de Mohamed VI ?

G. P. — Tout a changé pour que rien ne change. Vingt-et-un ans après l'arrivée au pouvoir de M6 ça n'a pas tellement changé. C'est toujours le clan. Tout part du palais et tout revient au palais. Le cercle est même de plus en plus étroit. Il y avait un côté shakespearien chez Hassan II. Il y avait de la tragédie : les putschs, la répression, le calvaire de la famille Oufkir… Avec M6, on est plutôt dans l'opérette. Il y a eu dès le départ un grand malentendu. On l'appelait même « le roi des pauvres ». Il a été finalement le roi des riches. Et des riches de plus en plus riches. Il est vrai qu'on est souvent déçu par les gens au pouvoir, mais là, quand même, la déception est profonde.

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Gilles Perrault, Notre ami le roi, Folio Gallimard. — 10,90 euros en France.


1NDLR. Conseiller économique d'Hassan II et de son fils Mohamed VI.

Maroc. Le retour de Mohamed VI pour rétablir l'image du royaume

Affaire Pegasus, soupçons de corruption de députés européens, flottement du pouvoir politique, emprisonnement de journalistes et d'opposants : l'image plutôt positive que le royaume a longtemps renvoyée auprès des médias et des États européens ne cesse de se détériorer.

Pendant longtemps le royaume chérifien a été considéré comme le bon élève dans une région de cancres : on louait sa « stabilité » grâce à une police qui rappelle à bien des égards celle de l'ancien président tunisien Zine El-Abidine Ben Ali, son islam « tolérant » et son Commandeur des croyants « ouvert et modéré » et, par rapport à ses voisins du Maghreb et du monde arabe, sa relative ouverture politique et les libertés que le régime de Mohamed VI permettrait. Mais depuis quelques années, bien des choses ont changé et il renvoie aujourd'hui, y compris à ses alliés traditionnels, une image trouble, conséquence d'une série d'« affaires » qui ont altéré le capital de sympathie pour lequel le royaume avait, jusque-là, considérablement investi en termes de soft power et de lobbying.

Une mécanique d'espionnage effrayante

Le 18 juillet 2021, un consortium composé de seize médias internationaux rassemblés autour des organisations Forbidden Stories et Amnesty International révèle une mécanique d'espionnage mondial à la fois bien huilée et effrayante, appelée « Projet Pegasus » du nom du logiciel espion vendu à une poignée de dictatures par la société israélienne NSO. Son objectif : contrôler à distance des téléphones portables. Il peut récupérer les conversations — y compris celles provenant d'applications dites « sécurisées » comme WhatsApp ou Signal —, mais aussi les données de localisation, les photos, et même enregistrer, à son insu, le détenteur du smartphone contaminé.

Le Maroc est l'un des gros clients du logiciel Pegasus. « Il en fait un usage démesuré, qui viole les droits fondamentaux, indique le rapport établi par ce consortium, qui précise :

D'après les données récoltées dans le cadre du Projet Pegasus, sur les 50 000 cibles potentielles du logiciel espion, le Maroc aurait, à lui seul, ciblé 10 000 numéros de téléphone. Les recherches confirment que le Maroc a utilisé Pegasus pour viser des journalistes et des responsables des grands médias du pays. Ces révélations sont encore plus fracassantes et inquiétantes, car les services de renseignements marocains ont utilisé le logiciel pour cibler des journalistes au-delà de leurs frontières.

Sans surprise, le royaume nie en bloc ces accusations qui ne concernent pas seulement des journalistes et des militants marocains. Selon le même rapport, les services chérifiens auraient également espionné des personnalités françaises de haut rang, notamment le président Emmanuel Macron. Les relations franco-marocaines, marquées par une connivence légendaire, entrent alors dans une période de froid polaire qui dure toujours.

Obnubilé par son image à l'étranger, le Maroc n'a jamais lésiné sur les moyens pour entretenir l'idée du « royaume qui fait le mieux » par rapport à une région réfractaire à la démocratie et aux droits humains. La virulence de sa réaction face à ces accusations est la mesure de leur gravité et des conséquences néfastes sur son image.

Une déflagration à Bruxelles, le « Marocgate »

Le 9 décembre 2022, une autre déflagration se produit. Au terme d'une enquête fouillée menée par les services de renseignement belges, et après que ces derniers ont été alertés par cinq autres « services » européens, dont la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) française, l'ancien eurodéputé italien Pier Antonio Panzeri est arrêté par la justice belge. Il est soupçonné d'avoir perçu d'importantes sommes d'argent par des intermédiaires marocains, parmi lesquels l'ancien ambassadeur à Bruxelles, Abderrahim Atmoun.

Au domicile bruxellois de Panzeri, la police belge a retrouvé 600 000 euros en liquide et 17 000 euros chez lui en Italie. « Monsieur Atmoun ramenait de temps à autre de l'argent, mais pas de manière régulière », indiquera sur son procès-verbal un ancien collaborateur de Panzeri, Francesco Giorgi, en décembre 2022. « Monsieur Atmoun venait à Bruxelles ou on se déplaçait chez lui, dans son appartement, à Paris. Quand on allait chercher de l'argent, on disait qu'on allait chercher des cravates ou des costumes ».

Le Maroc est, avec le Qatar, ouvertement visé par des accusations de corruption de députés européens, même s'il continue de nier catégoriquement les faits. Un an seulement après le scandale Pegasus qui a mis en cause les services secrets marocains que dirige depuis 2005 Abdellatif Hammouchi, l'un des hommes les plus influents du royaume, c'est au tour de la Direction du contre-espionnage marocain (DGED), pilotée par Yassine Mansouri, un ancien camarade de classe du roi Mohamed VI, qui est pointée du doigt par la justice belge et, encore une fois… par le Parlement européen. Dans une résolution adoptée le 16 février 2023, ce dernier« exprime sa profonde inquiétude face aux allégations de corruption de la part des autorités marocaines (…) et demande instamment la suspension des titres d'accès des représentants d'intérêts » marocains.

La visite sous haute tension au Maroc du chef de la diplomatie européenne Joseph Borell, début janvier 2023, n'y changera rien tant les deux parties (le Maroc et l'Union européenne) campent sur leurs positions. Le ministre marocain des affaires étrangères Nasser Bourita déclare, lors d'une conférence de presse tenue par les deux hommes :

Ce partenariat fait face à un harcèlement juridique continu. Ce partenariat fait face à des attaques médiatiques répétées. Ce partenariat fait face aussi à des attaques dans des institutions européennes et notamment au sein du Parlement, à travers des questions dont le Maroc est l'objet et qui sont orientées et qui sont l'objet, qui sont le résultat de calculs et d'une volonté de nuire à ce partenariat.

Réponse du diplomate européen :

La position de l'Union européenne est claire : il ne peut pas y avoir d'impunité pour la corruption et pas de tolérance. Pour cela, nous devons attendre le résultat des investigations en cours de la part des autorités judiciaires qui doivent amener toute clarté sur ces événements et nous attendons la pleine collaboration de tout le monde dans cette enquête.

Pour la défense de journalistes emprisonnés

C'est dans le sillage de ces accusations qu'a été publiée, le 19 janvier 2023, l'une des résolutions du Parlement européen les plus accablantes pour l'image du royaume. Adoptée par 356 voix pour, 32 contre et 42 abstentions, elle demande aux autorités marocaines « de respecter la liberté d'expression et la liberté des médias et aux journalistes emprisonnés, notamment Omar Radi (condamné à six ans ferme), Soulaimane Raissouni (cinq ans ferme) et Taoufik Bouachrine (en prison depuis 2018), un procès équitable avec toutes les garanties d'une procédure régulière »1.

Ces trois journalistes ont été condamnés pour des accusations à connotation sexuelle mais pour le PE, il s'agit d'une « utilisation abusive d'allégations d'agressions sexuelles pour dissuader les journalistes d'exercer leurs fonctions », et il « estime que ces abus mettent en danger les droits des femmes ».

Dès sa publication, la résolution a eu l'effet d'un tremblement de terre. Certes, ce n'est pas la première fois que le Maroc est épinglé par des ONG (et même par le département d'État américain) pour les abus et les atteintes aux libertés publiques et aux droits politiques. Mais, cette fois-ci, les accusations proviennent d'une institution centrale de l'Union européenne. Selon une note-analyse des services secrets belges,

L'Union européenne est une entité d'un intérêt vital pour le Maroc. Elle est son premier partenaire commercial, l'origine de la vaste majorité de ses investissements étrangers et elle accueille la plus grande partie de la diaspora marocaine. Le développement du royaume, sa sécurité énergétique et ses ambitions géopolitiques (principalement la reconnaissance de la “marocanité” du Sahara occidental annexé en 1975) dépendent, tout au moins en partie, du bon vouloir de l'Union européenne.

Retour des fameuses inaugurations

Sur le plan interne, si la monarchie marocaine continue de dominer la vie politique, en tant qu'institution monopolisant le champ religieux et temporel, son image de pouvoir à la fois stable et autoritaire tout en étant ouvert s'est quelque peu étiolé ces dernières années. Les absences répétées du roi Mohamed VI (en France et plus récemment quatre mois au Gabon) d'un côté et, de l'autre, le « phénomène Abou Azaitar », cette fratrie au passé sulfureux dont la proximité avec le monarque inquiète au plus haut niveau du sérail, renvoient l'image d'un flottement du pouvoir suprême qui ne cesse d'alimenter les colonnes de la presse internationale, et d'intriguer les couloirs feutrés des chancelleries.

C'est sans doute pour y faire face que le roi, depuis son retour du Gabon à la veille du ramadan (le 22 mars 2023), s'est montré nettement plus présent. En tant que Commandeur des croyants, il a présidé toutes les causeries religieuses se déroulant lors du mois sacré. En tant que chef du pouvoir exécutif, il a renoué avec les fameuses inaugurations d'antan en effectuant, notamment, un déplacement à Tanger en plein ramadan pour y inaugurer un hôpital universitaire et en décidant que désormais, le Nouvel An berbère — le 13 janvier — serait férié. Et enfin, en tant que chef militaire, il a nommé un nouvel inspecteur général de l'armée.

Objectif : rétablir l'autorité du pouvoir monarchique, qui passe moins par le fonctionnement régulier des institutions que par la présence physique du roi. Mais le rétablissement de l'image positive qui avait caractérisé pendant longtemps le royaume passe par la libération des prisonniers politiques. Outre les journalistes précités, un avocat âgé de 80 ans, Mohamed Ziane, une dizaine de cybermilitants auxquels s'ajoutent les militants du Rif (nord) dont les leaders sont condamnés à des peines de quinze à vingt ans ferme.


1La situation des journalistes au Maroc, en particulier le cas d'Omar Radi, Parlement européen, textes adoptés, 19 janvier 2023.

Arabie saoudite. L'empreinte durable du roi Salman sur le royaume

Installé sur le trône du royaume d'Arabie saoudite depuis 2015, Salman Ibn Abdelaziz a été progressivement effacé par l'ascension de son fils Mohamed Ben Salman (MBS), prince héritier officiel et vice-roi officieux depuis 2017. Pourtant le legs du père marque largement les décisions du fils.

Né en 1935, malade, enclin à la discrétion, Salman est le 25e des fils connus du fondateur du royaume Abdelaziz Ibn Saoud (décédé en 1953). Il sera probablement le dernier de sa génération à régner. Avant d'être roi, il a été l'un des membres les plus puissants de la dynastie, au sein de la famille des Al-Saoud et dans l'appareil d'État comme dans la vie culturelle du royaume. Le legs de Salman est en fait assez profond pour que le règne de son fils Mohamed Ben Salman (MBS) ait été largement tracé.

Salman sert encore de caution à son fils auprès des milieux cléricaux, comme il a pu servir de paratonnerre lorsque MBS a laissé entendre qu'il ne ferait pas une priorité des grandes causes panarabes (comme l'opposition à Israël). Aussi affranchi qu'il puisse paraître à l'égard des traditions dynastiques, MBS poursuit pourtant une stratégie remarquablement modelée sur celle de son père. Les paquets de réformes lancés par le père et le fils à partir de 2015 sont moins une révolution qu'une accélération, sous la contrainte d'une conjoncture particulièrement dangereuse pour la famille royale en général, et pour la lignée de Salman en particulier. La vague des printemps arabes a touché dès 2011 un pays fragilisé par le refroidissement des relations avec l'administration américaine de Barack Obama, puis par le déclin des cours du pétrole à partir de 2014. En outre, les changements imposés dès 2015 par Salman dans l'ordre de succession ont mécontenté une partie de la famille royale, et pas seulement les derniers fils d'Ibn Saoud et demi-frères de Salman qui auraient pu prétendre au trône.

Méfiance à l'égard des mouvements réformateurs indépendants

Depuis 2017 et la mise à l'écart des derniers concurrents et opposants au sein de la famille royale, MBS assume une vice-royauté de fait. Ce rôle a été officialisé en septembre 2022 quand la fonction de chef du conseil des ministres (ra'is al-wuzara'), dévolue au roi lui-même depuis le règne de Fayçal, a été attribuée à MBS. Les différences entre le discret roi Salman et son médiatique fils ont beau être mises en scène lors des épisodes de tension intérieure ou diplomatique, en réalité elles permettent de faire passer plus facilement une politique sur laquelle les deux hommes sont d'accord.

Le père et le fils entretiennent un nationalisme ombrageux et une méfiance à l'égard de tout mouvement réformateur indépendant, comme ont pu le constater les clercs wahhabites, leurs homologues chiites, et les initiatrices du mouvement féministe. Avides de reconnaissance internationale, tous deux sont pourtant les produits d'une éducation locale sans passage par l'étranger, à la différence de la plupart de leurs homologues dans le Golfe : le premier à l'école des princes, au sein du complexe palatial d'Al-Mouraba'a (Riyad), le second à l'université du roi Saoud (à Riyad aussi) pour une licence en droit avant de travailler au sein du gouvernorat de Riyad et du cabinet royal. Tous deux ont pris les rênes du stratégique ministère de la défense pour préparer leur accession au rang de prince héritier, resserré la hiérarchie de la famille royale et l'appareil d'État autour des membres les plus loyaux de leur branche avec une autorité souvent brutale, et fait de Riyad le laboratoire et la vitrine de leur règne.

Dans l'État patrimonial institutionnalisé à partir des règnes du fondateur Ibn Saoud (1880-1953, reg. 1932-1953) puis de son fils Fayçal (1906-1975, reg. 1964-1975), l'équilibre entre les branches fondées par les fils du roi fondateur reposait sur le partage de l'administration du royaume en monopoles jalousement gardés. Rares étaient les organes de l'administration qui échappaient à ce partage de fiefs. À Fayçal et ses fils revenait le contrôle du ministère des affaires étrangères, à Sultan (1928-2011) et ses fils celui de la défense, à Nayef (1934-2012) et ses fils celui de l'intérieur. Avant de renverser ce système en accédant à la royauté et de reprendre en main l'ensemble de l'appareil d'État, l'émir Salman a eu sa part : la province de Riyad.

Faire de Riyad une vitrine

C'est comme gouverneur de la capitale depuis 1955 et de façon continue depuis 1963 qu'il se taille progressivement un rôle de vice-roi officieux et inamovible, tandis que ses frères et demi-frères se succédaient sur le trône. Salman inaugure les premiers plans de développement de la ville à la fin des années 1960 qui réorganisent l'urbanisme afin de répondre à la croissance accélérée de Riyad et de parer aux premières contestations sociales et politiques qui émergent dans les nouvelles banlieues. Paradoxalement pour un prince qui se disait déjà féru d'histoire, le développement urbain est d'abord poursuivi au prix de la destruction des quartiers historiques à l'exception du fort Al-Masmak, vestige intouchable de la conquête de Riyad par Ibn Saoud en 1902. Un tel développement a pour mérite d'enrichir les propriétaires fonciers et immobiliers associés aux nombreux contrats de construction et de travaux publics gérés par le gouvernorat. Il permet à Salman d'être non seulement l'interlocuteur obligé de tous les chefs d'État et dignitaires étrangers en visite, mais aussi le surveillant minutieux de la vie de la famille royale, des rumeurs et des circulations entre les institutions de la capitale.

Le prince de Riyad joue le rôle de facilitateur et arbitre en chef des conflits familiaux. Dans le Conseil de famille (Majlis Al-Usra) institué sous le roi Fahd (1921/23-2005, reg. 1982-2005) ou dans le Conseil de l'allégeance, institué par le roi Abdallah (1924-2015, reg. 2005-2015) pour régler les épineuses questions de la succession, au trône, les rumeurs (plus que les faits avérés) prêtent à Salman une voix décisive. Sa proximité avec son frère le roi Fahd vaut à l'émir un soutien financier et politique sans faille, au moins jusqu'à l'attaque cérébrale qui frappe Fahd en 1995 et fait du prince Abdallah, demi-frère de Salman, le régent de facto du royaume.

Un nouveau pacte avec les élites

Le choc de la guerre du Golfe (1990-1991) pousse l'émir Salman à revoir une première fois la dimension politique de la gestion de Riyad et à en faire le laboratoire d'un nouveau pacte avec les élites économiques du royaume. La grave remise en cause de la légitimité de la dynastie au moment de la guerre s'ajoute à la récession économique que traversent les pays producteurs d'hydrocarbures. En 1995-1996, une série d'attentats achève de convaincre l'ensemble de la dynastie de soutenir et d'étendre la nouvelle stratégie de l'émir. Le régent puis roi Abdallah lui-même finit par adhérer aux orientations que son demi-frère Salman impose depuis la province de Riyad. Après des débuts enthousiasmants dans le royaume, la politique de dialogue national que le roi Abdallah inaugure pour répondre aux risques du terrorisme intérieur et extérieur est finalement elle aussi affectée dans les années 2000 par un conservatisme visant à sauvegarder la dynastie et s'enlise.

De nouveaux plans de développement sont élaborés pour la ville à grand renfort de consultants et d'urbanistes étrangers. Ils sont chapeautés par un ensemble d'institutions (la fondation du roi Abdelaziz, l'Autorité pour le développement de Riyad) qui permettent de contourner les différents ministères concernés et qui sont placées sous le contrôle direct du prince-gouverneur et de ses plus proches conseillers. L'usage de ces agences et commissions hégémoniques, super-imposées aux administrations jugées trop lentes ou d'une loyauté douteuse, est repris dès 2015 quand MBS prend la direction du tout nouveau Conseil des affaires économiques et du développement et annonce le plan « Vision 2030 », puis en 2017 quand il prend la place de son oncle Mohamed Ben Nayef à la tête du Conseil pour les affaires politiques et de sécurité.

Recentrage de l'histoire

À Riyad comme à La Mecque, les grands travaux relancés au cours des années 1990 offrent des contrats en tout genre, bienvenus en période d'incertitudes pétrolières, voire de récession. Ils resserrent les liens de la dynastie avec les élites économiques les plus loyales à la branche dynastique au pouvoir, aux dépens des groupes familiaux tombés en disgrâce. Ils permettent d'inscrire dans l'espace public le nouveau récit national, élaboré par les conseillers du prince Salman et par un nombre impressionnant de cabinets de conseil en développement, tourisme et archéologie. La part wahhabite de l'histoire des émirats saoudiens est progressivement mise en sourdine pour délégitimer la sahwa islamiyya (le « réveil religieux » qui a porté l'essor des mouvements islamistes depuis les années 1960) et recentrer le récit officiel sur la seule dynastie des Saoud.

Ce recentrage de l'histoire accompagne la mise au pas des clercs, y compris des descendants de Mohamed Ibn Abdalwahhab, la reprise en main des institutions qu'ils contrôlaient (comme la police des mœurs ou les ministères de l'éducation et de la justice). L'accession au trône de Salman en 2015 et la vice-royauté de son fils ne marquent qu'une étape supplémentaire dans cette marginalisation parfois violente des membres les plus critiques du clergé saoudien. L'instauration en 2022 d'un « jour de la fondation » fixant la création du premier émirat des Saoud à 1727, date de l'arrivée de Mohamed Ibn Saoud à la tête de l'oasis Dir‘iyya, et non pas à la date jusque-là traditionnelle de 1744-1745 (l'année du pacte entre Ibn Saoud et le prêcheur Mohamed Ibn Abdelwahhab), est un aboutissement de cette transformation historique.

La réputation de Salman comme « prince des lettrés (amir al-udaba') » et « des historiens » n'était plus à faire quand il est devenu roi. Le patronage souvent direct des institutions culturelles de Riyad (Fondation roi Abdulaziz, Bibliothèque nationale roi Fahd, Commission pour le développement de Riyad et Commission pour le développement de Dir‘iyya) n'encourage pas seulement la multiplication des affiches à son portrait et les éloges tressés à chaque inauguration de musée, bibliothèque ou symposium. Il confère à Salman le rôle officieux de superviseur de l'histoire des Saoud et donc, plus généralement, du récit national modernisé du pays. Il légitime la politique des grands travaux qui ne cessent de transformer la capitale.

Le plan Medstar (Metropolitan Development Strategy for Al-Riyadh) est ainsi annoncé en 1996, en même temps que les préparatifs d'un centenaire chargé de célébrer la conquête saoudienne de Riyad en 1902 qui était encore considérée comme l'évènement fondateur du royaume. Les travaux de construction d'institutions publiques et de restauration monumentale sont accélérés pour les célébrations qui commencent en 1999. La réputation de lettré dont jouit Salman, toujours largement publicisée, offre enfin un contrepoids utile à la politique étrangère agressive du royaume depuis 2015, notamment au Yémen. Aux nombreuses chaires universitaires de recherche déjà fondées dans le royaume sous l'égide de l'émir Salman s'ajoute alors le King Salman Humanitarian Aid and Relief Centre, chargé d'apporter l'aide saoudienne en Syrie et, surtout au Yémen.

Le fils hérite des paradoxes du père, et le royaume des politiques élaborées à Riyad. La politique répressive à l'égard des clercs n'en demeure pas moins conservatrice. La promotion d'une forme de sécularisation de la culture et des comportements reste le monopole d'une branche (MBS, ses frères et demi-frères de la dynastie) qui en fixe les lignes et le rythme. L'adoption affichée de principes néolibéraux pour promouvoir le développement économique du royaume n'empêche pas les rappels à l'ordre brutaux au nom de l'intérêt supérieur de l'État. Salman, fils d'Abdelaziz, n'aura pas eu beaucoup de temps ni de marge pour être roi. Son legs à Riyad, dans la famille royale et dans le royaume a toutefois été assez puissant pour tracer largement la voie de son fils Mohamed.

Maroc. Un pouvoir à la dérive par gros temps social

Après une absence de quatre mois à Paris, Mohamed VI est retourné au Maroc pour présider, le 8 octobre, une cérémonie religieuse célébrant le Mouloud, la naissance du Prophète. Alors que le pays connait une grave crise économique et sociale, les interrogations se multiplient sur la gestion du Maroc marquée par les absences prolongées du roi.

Le 27 septembre 2022, la ville de Ksar El-Kebir, au nord du Maroc, a été secouée par le décès de 19 jeunes (une dizaine d'autres sont hospitalisés) après avoir consommé de l'alcool frelaté, un mélange explosif d'eau-de-vie (mahia) et d'alcool méthylique, achetée le même jour à un guerrab, un vendeur clandestin. Ce drame en dit long sur la réalité socio-économique de tout un pays : absence de projection des jeunes, marginalisation des petites villes et, surtout, des inégalités sociales qui ne cessent de se creuser.

La flambée des prix des carburants à la pompe due à la guerre en Ukraine se situe dans un contexte marqué par une sécheresse exceptionnelle, la pire depuis plus de quarante ans : les barrages cumulent un taux de remplissage de 27 % seulement, ce qui place le Maroc en « situation de stress hydrique structurel », selon la Banque mondiale. Près de 40 % de la population employée dans le secteur agricole — qui représente 4 % du PIB — se trouve ainsi directement impacté par la sécheresse.

Un déficit commercial abyssal

Par ailleurs, les derniers chiffres officiels de la balance commerciale affichent, au titre des sept premiers mois de 2022, un déficit en hausse de plus de 17 milliards d'euros, malgré une hausse de 40 % des exportations (phosphates et dérivés, textiles et cuir, agriculture, agroalimentaire, automobile, etc.).

Le déficit commercial s'explique largement par l'augmentation (du simple au double) de la facture énergétique dans un pays marqué par une croissance toujours faible, une hausse de l'inflation et des inégalités dont les conséquences, en termes de stabilité sociale, restent à la fois imprévisibles et constantes. Pour limiter les risques de troubles urbains comparables à ceux du Rif en 2017, l'État subventionne le gaz butane, la farine et le sucre (2,8 milliards d'euros) et les transporteurs routiers (130 millions d'euros), mais il se refuse à plafonner les marges jugées « scandaleuses » des distributeurs de carburants, dont fait partie le chef du gouvernement, un magnat du pétrole propriétaire d'Afriquia, leader sur le marché marocain des hydrocarbures avec Total et Shell.

Ce sont donc les petits salariés et une classe moyenne déjà paupérisée par les mauvais choix économiques qui supportent l'essentiel de la crise actuelle. Dans le dernier rapport du PNUD sur le développement (13 septembre 2022), le royaume occupe la 123e place (sur 191 pays) avec un recul d'un rang par rapport à l'année précédente. Il est devancé par la quasi-totalité des pays du Maghreb : l'Algérie (91e), la Tunisie (97e), la Libye (104e), l'Égypte (97e). Et ce sont les deux grands échecs de la monarchie qui sont de nouveau pointés par le rapport onusien : l'éducation et la santé, sur fond, là aussi, d'injustices et d'inégalités qui ne cessent de se creuser.

Un gouvernement sans pouvoir

Depuis son investiture il y a un an presque jour pour jour (le 7 octobre 2021), le gouvernement dirigé par Aziz Akhannouch (63 ans), un milliardaire proche du roi, tente difficilement de « gérer » cette crise traduite, sur le plan social, par une tension qui ne dit pas son nom, mais prend la forme d'un véritable malaise. C'est un gouvernement qui ne gouverne pas ; il se contente d'exécuter les décisions prises au Palais via le cabinet royal, un gouvernement bis dominé par l'un des hommes les plus influents du royaume, Fouad Ali El-Himma. Le Parlement ? Les partis politiques ? Avec l'arrivée à la tête du gouvernement d'Akhannouch, la monarchie n'a jamais été aussi « exécutive » et les autres institutions n'ont jamais autant joué le rôle du parfait figurant. Selon une étude très récente sur la participation politique au Maroc, 86 % des jeunes se déclarent « insatisfaits » des partis politiques1.

Tous les yeux se tournent alors vers le Palais où un phénomène politique interpelle même s'il ne date pas d'aujourd'hui : les absences intrigantes du roi Mohamed VI, un monarque absolu de droit divin et véritable patron de l'exécutif. Ayant quitté le royaume en juin 2022, il y est retourné à deux reprises, en coup de vent, le temps d'un conseil des ministres présidé le 13 juillet et de son discours du trône, prononcé le 31 juillet. Aussitôt terminés, il reprend son avion, destination son hôtel particulier au pied de la tour Eiffel : une demeure de 1600 m2 acquise par le monarque en plein confinement (octobre 2020) pour la somme de 80 millions d'euros. Même si elles ne sont pas nouvelles, ces éclipses royales semblent avoir débordé la sphère privée pour devenir, aux yeux de beaucoup de Marocains, un phénomène de pouvoir troublant et difficile à décrypter.

La presse française proche du Palais rivalise d'arguments pour « expliquer » l'originalité, voire le « bien-fondé » de ce curieux « exil » de M6 au cœur de la Ville-Lumière, en évoquant tantôt la maladie de sa mère tantôt un style de gouvernement qui lui serait propre et qui serait, de ce fait, novateur et tranchant : « En France depuis juin, au chevet de sa mère, écrit le magazine Jeune Afrique, Mohamed VI s'appuie sur quelques hommes-clés pour suivre de près les dossiers politiques, sécuritaires et sanitaires du Maroc. Un dispositif qui tranche avec son précédent "exil" de 2018, durant lequel le roi s'était largement désengagé de ses fonctions. » (20 septembre 2022)

Même les salonnards de Casablanca et de Rabat, les plus grandes villes du Maroc, n'hésitent plus à tourner en dérision ce mélange, ou confusion, entre l'exercice à distance d'un pouvoir absolu et ce que permet la sphère privée d'un roi : « Sa Majesté et ses amis ont inventé un nouveau mode de gouvernement : le gouvernement par WhatsApp et Signal », lance un promoteur immobilier au cours d'une soirée à Casablanca.

L'état de santé du roi est un autre sujet récurrent. Les quelques images qui parviennent grâce à ses rares discours ou pendant ses voyages prolongés à Paris tranchent avec l'époque des inaugurations quasi quotidiennes qui ouvraient les journaux télévisés, quelle que soit la gravité, ou l'importance, des autres sujets d'actualité, même quand le roi inaugurait un petit robinet dans un village éloigné. Cette époque paraît bien révolue.

L'autre phénomène intrigant est incarné par les fameux frères Abou Azaitar (Aboubakr, Omar et Ottman), devenus des proches du monarque depuis que celui-ci les a reçus en avril 2018 à Rabat pour les féliciter de leurs « exploits » sportifs. Après avoir été abondamment encensés au début de leur « amitié » avec M6 — qui ne cesse de se renforcer —, ils sont devenus la cible d'attaques aussi régulières que violentes de la part des médias proches… de la police politique, que dirige depuis 2005 Abdellatif Hammouchi. Ce paradoxe, propre aux systèmes de cour où la proximité vis-à-vis du roi est une chasse bien gardée, cristallise la guerre de positions que mène l'entourage royal contre ces « trois petits Raspoutine » nichés au cœur du palais royal, où ils décident de la pluie et du beau temps, accompagnant le monarque dans tous ses déplacements, y compris privés.

À la recherche d'un ennemi

Pour noyer ces problèmes aux multiples facettes, où l'imprévu reste très présent, il fallait trouver un ennemi : après l'Allemagne et l'Espagne, cette fois c'est la France. Sa décision — très contestée — de limiter de manière drastique l'octroi des visas tant que le royaume refuse le retour de ses immigrés refoulés de France, provoque aussitôt un froid polaire entre les deux pays. Et c'est encore une fois l'affaire du Sahara occidental qui sert d'instrument politique et diplomatique. Dans son dernier discours (20 août), le roi s'adresse à la France dans des termes à peine voilés :

Je voudrais adresser un message clair à tout le monde : le dossier du Sahara est le prisme à travers lequel le Maroc considère son environnement international. C'est aussi clairement et simplement l'aune qui mesure la sincérité des amitiés et l'efficacité des partenariats qu'il établit […] S'agissant de certains pays comptant parmi nos partenaires, traditionnels ou nouveaux, dont les positions sur l'affaire du Sahara sont ambiguës, nous attendons qu'ils clarifient et revoient le fond de leur positionnement, d'une manière qui ne prête à aucune équivoque.

Ce prisme s'applique-t-il à tous les pays « amis », comme le dit le roi, y compris Israël avec lequel le Maroc a établi des relations « exemplaires et privilégiées » et une coopération militaire qui ne cesse de se renforcer, mais qui se refuse pour l'instant à reconnaître la souveraineté du royaume sur ce territoire ?


1Yassine Benargane, « Maroc : 86% des jeunes Marocains insatisfaits des partis politiques », yabiladi.com, 30 septembre 2022.

Le capitalisme a su faire de la monarchie britannique son grand allié

Plutôt que de se débarrasser de l’ancienne aristocratie, le capitalisme a trouvé sa propre façon d’utiliser la monarchie britannique. Les deux fonctionnent désormais en tandem pour préserver le statu quo en Grande-Bretagne – et devraient donc être combattus de concert.

Source : Jacobin Mag, Richard Seymour
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

La famille royale britannique sur le balcon du palais de Buckingham lors de la parade célébrant l’anniversaire de la Reine à Londres, le 2 juin 2022. (Daniel Leal / AFP via Getty Images)

Rendons d’abord hommage aux vastes réserves de stupidité dont dispose l’État britannique. Cela commence par un grand formalisme creux.

Des heures de direct pendant lesquelles il ne se passe absolument rien, on ne raconte rien, de toute évidence on ne pense pratiquement rien, mais le protocole est scrupuleusement respecté. La seule information donnée : les médecins de la Reine sont « inquiets » pour sa santé, mais elle est « confortable ». Tout le monde sait que cela signifie qu’elle est déjà morte, mais l’heure n’est pas encore venue de l’admettre.

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Les Marocains exaspérés par l'aggravation de la crise sociale

Le chômage reste plus que jamais massif au Maroc, et l'économie crée très peu d'emplois. Le gouvernement de Mohamed VI, dirigé par un puissant homme d'affaires, est incapable de résoudre ce mal endémique. La crise sociale est aggravée par le piteux état du secteur éducatif et du système de santé, l'arrogance, la corruption des élites et une répression féroce.

Le Maroc a bonne presse en Europe, et ce n'est pas que de la propagande. Il a connu des avancées réelles avec la généralisation de la scolarisation, pour l'habitat, l'électrification rurale et l'accès à l'eau potable. Il a aussi construit des infrastructures qui le font apparaître comme un pays réellement en développement.

Ces progrès ne peuvent toutefois escamoter la grande faiblesse de la création d'emplois et de richesses. L'essentiel de la population est au chômage, réel ou déguisé. Les expédients qui ont permis de tenir le bateau à flot, tels que la rente des phosphates, les privatisations, les emprunts, les promesses qu'on fait miroiter aujourd'hui pour les oublier en en lançant de nouvelles l'année suivante ne permettent plus de tenir le cap lorsque les vents contraires convergent (pandémie, sécheresse, guerre d'Ukraine, inflation…).

En matière d'emploi, sur une population de 36 millions de personnes, seul un peu plus d'un million sont des salariés du secteur privé formel, selon les chiffres du Haut-Commissariat marocain au plan (HCP)1. Un autre million est employé par le secteur public, dont la moitié dans l'armée et les services de police ou assimilés. Trois millions sont salariés dans le secteur informel, 2,3 millions sont des aides familiaux non rémunérés, et 3,4 millions auto-employés (essentiellement dans des activités de survie telles que vendeur de rue).

Un million et demi de Marocains sont déclarés chômeurs, et 148 000 actifs occupés sont des enfants de moins de 18 ans, dont 88 000 pratiquent des activités dangereuses2. Les personnes en âge de travailler et considérées par les statistiques officielles comme « inactives » sont pour 3 millions scolarisées et 11 millions sans activité professionnelle, le plus souvent découragées par l'interminable recherche de travail. Le rapport de 1 à 36 entre les travailleurs du secteur formel privé, véritable cœur de la création de richesses, et le reste de la population, en dit long sur l'état pitoyable de l'économie et de la société.

L'éducation, un secteur sinistré

On comprend alors aisément que la création de richesses soit très médiocre. D'autant que la bombe du non-emploi ne fait que prendre de l'ampleur, puisque, bon an mal an, moins de 100 000 emplois additionnels sont créés (tous statuts compris), alors que la population en âge de travailler croit d'environ 400 000.

L'éducation est sinistrée, et le niveau de l'école est dramatiquement bas. Le Maroc compte parmi les 5 derniers pays dans le classement des évaluations TIMSS3. Et au classement PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves) mené par l'OCDE et qui évalue la compréhension de l'écrit, la culture mathématique et la culture scientifique, le Maroc se classe aussi parmi les 5 derniers pays, soit 75e sur 79.

Pour pallier cette baisse du niveau de l'enseignement que traduisent ces classements, les parents se saignent aux quatre veines pour inscrire leurs enfants dans des établissements privés, qui reçoivent actuellement 17 % des élèves scolarisés, car l'école publique n'est plus perçue comme susceptible de garantir un avenir aux enfants.

Sous-investissement dans la santé

La santé n'est pas en reste, le système de santé marocain est classé au 133e rang sur 195 pays évalués par une étude de The Lancet. L'évaluation se base notamment sur le taux de mortalité induit par 32 pathologies (diphtérie, tuberculose, appendicite, certains cancers et maladies cardiovasculaires, etc.) pour lesquelles les décès pourraient en théorie être évités en cas d'accès rapide à des soins efficaces. Le ministère de la santé reconnaît lui-même que ce secteur souffre de nombreux dysfonctionnements. Tandis que l'Organisation mondiale de la santé (OMS) considère que la norme, pour tous les pays, est de consacrer 12 % du budget global à la santé, le Maroc n'en consacre que 5,69 %. Une faiblesse budgétaire qui se traduit par un déficit drastique de personnels — dont le nombre est estimé officiellement à 30 000 médecins et 67 000 infirmier·es), et de matériel médical.

En 2022, ledit budget a augmenté de 19 %, mais c'est dû essentiellement à l'élargissement de son périmètre, les charges de la couverture sociale ayant été incluses dans les rubriques consacrées au ministère de la santé.

Des impatiences nouvelles

L'inégalité du revenu, estimée par l'indice de Gini4 est de 46,4 %, dépassant le seuil socialement tolérable (42 %).

L'épidémie de Covid et la longue mise sous cloche du pays décidée par les autorités ont amené l'État à octroyer des aides à 25,5 millions de personnes au printemps 2020. Les bénéficiaires sont traités, à juste titre, comme des personnes vulnérables,, c'est-à-dire susceptibles de tomber dans la grande pauvreté en cas de choc social ou économique. Les chiffres officiels permettent de déduire que 20 % de la population est dans la pauvreté absolue (revenu inférieur à 1,9 dollar par jour, soit 1,81 euro), 40 % dans la pauvreté relative (revenu inférieur à 3,2 dollars par jour, soit 3 euros), et 60 % dans la précarité (revenu inférieur à 4,8 dollars par jour ou 4,5 euros).

Ces chiffres doivent être considérés dans un contexte marqué par des attentes sociales incomparablement plus élevées que par le passé. Les aspirations et attentes de la population ont changé sous l'effet de l'urbanisation, de la scolarisation massive et rapide, mais aussi de l'ouverture de la population au modèle consumériste dominant dans le monde. Les nouvelles générations aspirent à l'ascension sociale, et exigent un revenu décent et des minimas sociaux. La croissance molle des richesses et l'accaparement de l'essentiel de cette richesse par une minuscule minorité sont mal acceptés. Et les frustrations des jeunes générations rendent plus criants la dilapidation des richesses du pays, la course à l'armement avec l'Algérie, la corruption généralisée et le fonctionnement somptuaire de l'État et de ses élites.

Par le passé, lorsque la croissance était plus importante, la classe politique n'en a pas profité pour la transformer en développement. Le Maroc a notamment joui d'un contexte très favorable et connu un taux de croissance annuelle du produit intérieur brut (PIB) dépassant les 4 % entre 1997 et 2007. Ce taux demeurait inférieur aux 6 ou 8 % requis pour stabiliser l'emploi et permettre au Maroc de compter parmi les pays émergents. Mais aussi relatifs soient-ils, les fruits de cette aubaine ont été dilapidés en dépenses somptuaires au lieu d'être mis à profit pour créer les conditions du développement. Depuis, la croissance est retombée à 3 %.

Autant dire que si la Covid, la sécheresse et les effets de la guerre en Ukraine ont aggravé la situation, elles ne sont pas les vraies causes de la crise sociale actuelle. Un processus de paupérisation rapide des classes dites moyennes s'est engagé depuis le programme d'ajustement structurel (1983-1993), alors que les autres classes populaires perdaient tout espoir de sortir de la pauvreté et de connaître une quelconque ascension sociale.

Affairisme au sommet de l'État

Les relations incestueuses entre argent et pouvoir au détriment de la société sont parfaitement illustrées par la gestion des produits pétroliers. En 2015, la Société anonyme marocaine de l'industrie du raffinage (Samir), seule raffinerie du pays qui avait été privatisée d'une façon décriée, a été mise en faillite. Un an après, en 2016, les prix à la pompe ont été libéralisés, et les 15 entreprises d'importation-distribution des produits pétroliers en ont profité pour augmenter les prix chaque fois que le prix du baril de pétrole était à la hausse, mais prenaient bien soin de ne pas les baisser lorsque les prix prenaient le chemin inverse à l'international. Une attitude qui a provoqué grogne et dénonciations. Le 3 avril 2018, une campagne massive de boycott a ciblé trois entreprises au Maroc, dont Afriquia, la plus importante compagnie de distribution de carburants, dont le propriétaire est Aziz Akhannouch, ami du roi, première fortune du pays, président du Rassemblement national des indépendants (RND) et ministre de l'agriculture.

Tandis que le gouverneur de la banque centrale déclarait publiquement que la fixation des prix des produits pétroliers suscitait des suspicions de pratiques anticoncurrentielles, le Parlement mettait en place en 2018 une commission d'information dont les conclusions étaient sans équivoque. Une entente illicite sur les prix aurait permis aux compagnies en cause d'engranger quelque 1,6 milliard d'euros de profits indus. Le Conseil de la concurrence, qui a force de juridiction, a été saisi de l'affaire par des organisations syndicales. Le 22 juillet 2020, il se prononçait sur le viol des lois sur la concurrence et décidait, par 12 voix contre une, d'infliger une amende de 9 % de leur chiffre d'affaires aux 3 principales compagnies, et de 8 % pour les autres.

Toutefois, au lieu de rendre publique sa décision et de la mettre à exécution comme le prévoit la loi, le président du Conseil a préféré la soumettre préalablement au palais royal. Le 28 juillet, un communiqué du cabinet était publié, gelant de facto l'arrêt du Conseil, permettant ainsi aux entreprises concernées d'échapper à la sanction. Depuis deux ans, et en dépit de la nomination d'un nouveau président à la tête de ce Conseil, les entreprises en question continuent à fixer les prix comme bon leur semble, générant des profits considérables, qui s'élèveraient à 4,5 milliards d'euros.

Le principal bénéficiaire de cette situation a été Akhannouch, dont le parti a pu se présenter aux élections législatives de septembre 2021 sans être stigmatisé par une condamnation officielle et sans être délesté des fonds substantiels qu'il avait été condamné à payer. Divers observateurs considèrent que jamais un scrutin n'avait connu au Maroc un achat de voix aussi massif et voyant. Ces élections ont permis la victoire du parti d'Aziz Akhannouch au Parlement, et son arrivée à la tête du gouvernement. Et ainsi, il hérite de la mission de faire modifier la loi sur la concurrence et de refonder les statuts du Conseil de la concurrence, alors qu'il est la principale cible de ce que ces textes doivent prévoir comme contrôles et sanctions.

Prédation, corruption, népotisme et répression

Ainsi, les problèmes de la société marocaine ne peuvent relever de la seule conjoncture défavorable qui s'est alourdie depuis mars 2020. Le pays a des ressources certes limitées, mais elles sont surtout dilapidées par la prédation, la corruption, le népotisme, la course à l'armement, le conflit au Sahara occidental, et le coût exorbitant de la monarchie et de ses élites.

Quant aux expressions de la grogne sociale, elles ont été freinées par une répression qui ne cesse de se durcir. Très rude a été celle qui s'est abattue sur les mouvements sociaux depuis 2017, notamment avec la condamnation de centaines d'activistes dans le Rif et ailleurs, dont des peines de vingt ans de prison que les leaders du Hirak du Rif continuent de purger.

Un régime de terreur a été mis en place, avec l'intromission de logiciels espions dans les téléphones de milliers de leaders d'opinion, le chantage aux enregistrements de rapports sexuels, le harcèlement multiforme et les campagnes de dénigrement des voix critiques, les lourdes et multiples condamnations privatives de liberté de blogueurs pour délit d'opinion etles parodies de procès pour abus sexuels contre les principaux éditorialistes critiques (Taoufik Bouachrine condamné à 15 ans, Soulaimane Raissouni à 5 ans et Omar Radi à 6 ans) ou pour malversations financières (l'historien et activiste Maâti Monjib qui subit de multiples procès et condamnations depuis 2015). Les manifestations sont systématiquement interdites et souvent durement réprimées depuis la mise en place en 2020 de lois d'exception au prétexte de la pandémie.

Cette répression montre surtout l'incapacité du régime à convaincre et à offrir des solutions satisfaisantes aux problèmes de fond de la société. Mais les difficultés s'aggravant, la contestation pourra trouver de nouvelles formes d'expression qui donnent moins de prise à la répression du régime. Le mécontentement gagne l'ensemble des classes sociales, et le ras-le-bol inclut même la bourgeoisie, lasse de l'incurie du régime et de l'incompétence du personnel politique.

Les prémices d'un éveil des consciences sont perceptibles, avec la multiplication des mouvements contestataires autonomes et la mise en place d'un front social regroupant les principales organisations syndicales et les forces politiques alliées, ainsi que le renforcement des espaces critiques dans les réseaux sociaux. Une percée particulièrement importante est à attendre du rapprochement en cours entre, par-delà leurs différences idéologiques, des forces contestataires aux référents divers (populaires, de gauche, islamistes…) demeurées autonomes vis-à-vis du pouvoir.


1Institution mise en place en 2003. Principale productrice de l'information statistique, économique, démographique et sociale, elle est chargée de l'établissement des comptes de la nation.

2Selon un rapport publié par le HCP le 12 juin 2022 à l'occasion de la journée mondiale de lutte contre le travail des enfants. Voir la définition du travail dangereux, Organisation internationale du travail (OIT).

3Trends in Mathematics and Science Study, étude comparative qui mesure le niveau des connaissances scolaires des élèves de CM1 et de 4e en mathématiques et en sciences.

4Indicateur synthétique de l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) permettant de rendre compte du niveau d'inégalité pour une variable et sur une population donnée.

Mohamed V a-t-il protégé les juifs du Maroc ?

Décrit par l'historiographie du royaume comme le « père de la nation », le « libérateur du pays », le « héros de l'indépendance », Sidi Mohamed Ben Youssef (1909-1961), sultan de l'empire chérifien puis roi sous le nom de Mohamed V a beaucoup fait fantasmer. Il aurait notamment sauvé les juifs du Maroc lorsque ce pays dépendait du régime de Vichy, entre 1940 et 1942.

Après l'établissement, en décembre 2020, des relations diplomatiques entre le Maroc et Israël, le rôle du roi Mohamed V durant la seconde guerre mondiale est devenu une arme du soft power et de la diplomatie que le royaume déploie pour légitimer et assoir la « normalisation » des rapports entre les deux pays, qualifiés d'« historiquement à part ».

La vérité est pourtant loin de cette fresque romancée dont l'objectif est de présenter le royaume du sultan Mohamed V comme le seul pays à avoir véritablement épargné à « ses » juifs la lâcheté vichyste. La réalité est bien plus complexe.

Le 3 octobre 1940, soit quelques mois seulement après le début de l'occupation de la France par l'Allemagne nazie, le décret-loi « portant statut des juifs » est adopté par le gouvernement de Vichy. Il donne une définition « biologique » de la soi-disant « race juive » et consacre l'un des fondements de la « Révolution nationale » prônée par le maréchal Philippe Pétain. Le même mois, la « loi relative aux ressortissants étrangers de race juive » a pour objectif, entre autres, l'organisation de l'internement des juifs étrangers vivant en France.

Trois dahirs signés par le souverain

Pour que ces deux textes s'appliquent dans tout l'empire colonial français, les autorités de Vichy avaient tenu à en assurer l'exécution en Afrique du Nord où existait depuis des siècles, aussi bien au Maroc, en Algérie qu'en Tunisie, une importante communauté juive. Selon un recensement établi en 1948 par les autorités du protectorat, plus de 300 000 juifs vivaient de manière permanente au Maroc1.

Trois dahirs (décrets royaux) antijuifs sont alors édictés par les autorités de Vichy et signés sans la moindre résistance par le sultan Mohamed V : le dahir du 13 octobre 1940 (10 jours seulement après l'adoption du premier « statut des juifs »), le dahir du 5 août 1941, et enfin celui du 19 août 19412 :

— le premier interdit explicitement aux juifs marocains l'accès à la fonction publique, y compris à l'enseignement. Selon les chiffres officiels consultés par nos soins, plus de 500 israélites « sujets de Sa Majesté chérifienne », selon la formule consacrée, ont été exclus de l'administration publique en application de ce dahir ;

— le second, le dahir du 5 août, interdit aux juifs marocains l'exercice d'un grand nombre de professions dans les domaines de la finance, du journalisme, du théâtre et du cinéma, ainsi que les fonctions d'avocat et de médecin. Dans un document officiel datant de novembre 1941, on peut lire : « Le prochain numéro du Bulletin officiel publiera deux arrêtés viziriels reportant au 31 décembre 1941 la date à laquelle les Juifs devront avoir abandonné les professions, fonctions ou emplois qui leurs sont interdits. »

Réintégrer les mellahs des médinas

Enfin, le dahir du 19 août 1941 est incontestablement le plus ségrégationniste puisqu'il ordonne aux juifs marocains de quitter leurs domiciles en « ville nouvelle » pour réintégrer les mellahs des médinas, populaires et exigus. L'article 1er de ce dahir est à la fois précis et éclairant : « Les juifs sujets marocains occupant, à quelque titre que ce soit, dans les secteurs européens des municipalités, des locaux à usage d'habitation, devront […] évacuer lesdits locaux dans le délai d'un mois, à dater de la publication du présent dahir au Bulletin officiel. » :

Empire chérifien, protectorat de la France au Maroc, Bulletin officiel, no. 1504, 22 août 1941 ; p. 857

Si une telle décision ne s'apparente pas à une déportation, il s'agit bien d'un déplacement-déclassement social des juifs marocains. Treize jours après l'adoption du dahir du 5 août 1941, le commissaire général aux questions juives Xavier Vallat débarquait au Maroc pour s'assurer de la bonne application du statut des juifs. Il fut reçu en grande pompe par « Sa Majesté chérifienne », qui ne lui exprima aucune inquiétude quant à ses sujets de confession juive. Vallat exprima même « sa satisfaction des mesures prises au Maroc pour la solution du problème juif »3.

Selon l'historien français Georges Bensoussan, auteur de plusieurs écrits sur l'histoire des juifs en pays arabes, le sultan Mohamed V « ne fait preuve d'aucune détermination à défendre les juifs : il ne rencontre les dirigeants de la communauté juive qu'une seule fois et en privé, au printemps 1942, pour leur dire qu'à titre personnel, il désapprouve les mesures de Vichy. En revanche, à titre officiel et publiquement, il ne prend aucune mesure en faveur des Juifs. Pire, il traduit les statuts des juifs en dahir chérifien ! »4

Une doxa fortement relayée en France

En dépit de ces éléments historiques, la propagande officielle, qui tend à présenter le grand-père de l'actuel roi comme le « sauveur des juifs » marocains, est épaulée par une poignée d'intellectuels, responsables politiques et journalistes proches du palais. À commencer par la célèbre écrivaine franco-marocaine Leila Slimani. Lors d'une émission diffusée par la deuxième chaîne officielle marocaine 2M le 19 septembre 2019, on la voit marchant côte à côte avec la présentatrice au musée de la Shoah à Paris, avant de lancer : « Vous savez sans doute que le roi Mohamed V qui s'est insurgé contre les autorités coloniales, les autorités françaises au moment de l'application des décrets contre les juifs a beaucoup protégé les juifs marocains et a refusé qu'on applique ces lois aux juifs. Et il a été proposé, à l'époque, à Yad Vashem pour devenir un Juste lui aussi. » Et la présentatrice de renchérir : « Il a même répondu à Pétain qui lui demandait de livrer des juifs marocains qu'il n'y avait pas de juifs marocains, mais que des Marocains… » Contrairement à ce que dit cette présentatrice, il n'a jamais été question de « livrer » ou « ne pas livrer » les juifs marocains puisqu'une telle demande n'a jamais été formulée, ni par les autorités de Vichy ni par le régime nazi.

Cette doxa n'est pas l'apanage des intellectuels franco-marocains. Elle s'étend à ceux de la métropole, dont le plus emblématique est sans conteste le philosophe parisien Bernard-Henri Lévy. Dans une chronique au Point (1er septembre 2016) intitulée « Vive le roi », BHL fait l'éloge de l'actuel roi du Maroc en le présentant comme « le descendant du Prophète » et « le petit-fils du sultan qui, en 1942, fit honte à l'État français en se solidarisant avec les juifs du protectorat. »

Mais la déclaration la plus remarquée a été faite récemment par Jack Lang, l'ancien ministre de la culture de François Mitterrand, le 21 novembre 2021, à l'Institut du monde arabe dont il est le président, lors de l'inauguration de l'exposition « Les juifs d'Orient » :

Qu'on me permette à cet instant d'espérer que l'une des personnalités fortes du monde arabe qui a marqué sa volonté permanente du respect de toutes les religions, je pense au roi Mohamed V, soit enfin reconnu Juste parmi les Nations. On le sait, il a protégé les juifs marocains contre le régime de Vichy […] Rien à voir avec la manière dont les juifs d'Algérie ont été torturés, enfermés, maltraités, relégués par l'abrogation du décret Crémieux5.


1En quatre ans, entre 1960 et 1964, quelque 102 000 juifs ont quitté le royaume pour Israël. Aujourd'hui, ils ne sont plus que 2 000 à 2 500, vivant pour la plupart à Casablanca.

5Voir la vidéo dans Atlas Info.

Deux visions de l'« islam modéré » opposent l'Arabie saoudite et l'Indonésie

Deux conceptions diamétralement opposées de l'islam modéré émergent en ce début de XXIe siècle, sur fond d'affrontement entre grandes puissances musulmanes pour définir la substance de la foi. Ce débat autant théologique que politique a des répercussions sur la géopolitique, la survie des régimes autocratiques, et le futur ordre mondial.

Le prince héritier saoudien Mohamed Ben Salman (MBS) et Yahya Cholil Staquf, président nouvellement élu du conseil central du Nahdlatul Ulama indonésien, le plus important mouvement mondial issu de la société civile musulmane (40 millions de membres), ont exprimé des visions divergentes de l'islam modéré dans des entretiens séparés, mais publiés presque simultanément.

Ces interviews concomitantes mettent clairement à jour la rivalité entre les deux principales puissances à majorité musulmane sunnite du Proche-Orient et d'Asie, l'une comme l'autre s'attachant à dominer le discours sur la place de l'islam dans le monde, alors que celui-ci est promis à un nouveau cadre encore indéfini. Sans surprise, ces deux visions font écho à l'invasion russe de l'Ukraine et dessinent, pour l'une, une voie autocratique et identitaire, et pour l'autre un chemin plus démocratique et pluraliste.

Au cœur des différences entre Ben Salman et Staquf se trouvent deux questions : celle de savoir si l'islam a besoin d'une réforme ou d'un retour aux sources ; mais aussi celle de déterminer qui a le pouvoir d'interpréter la foi, et in fine, de définir ce qui constitue une bonne gouvernance islamique.

Obéissance absolue au dirigeant temporel

S'adressant à The Atlantic, MBS ne laisse aucun doute sur le fait que l'autorité en charge de fournir une interprétation juste des préceptes de l'islam est la sienne, et uniquement la sienne. Diplômé en droit de l'université King Saud, MBS se targue d'être un étudiant en jurisprudence islamique fondé sur un islam modéré, défini par l'obéissance absolue au dirigeant temporel.

« Dans la loi islamique, le chef de l'institution islamique est “wali al-amr”, le dirigeant », déclare ainsi MBS. Afin de lever toute ambiguïté, il ajoute que « l'Arabie saoudite est gouvernée par une monarchie pure ». En tant que prince héritier, il a le devoir de la préserver. Délaisser ce principe reviendrait à trahir toutes les monarchies et tous les Saoudiens qui lui ont fait allégeance. « Je ne peux pas organiser un coup d'État contre 14 millions de citoyens », dit-il, précisant que la plupart des Saoudiens soutiennent une monarchie qui ne laisse place à aucune autre autorité que celle du souverain.

MBS insiste également sur le fait qu'il décide de la mise en œuvre de la loi islamique et qu'il a l'autorité et le pouvoir d'interpréter les canons de la foi comme il l'entend. Conformément aux principes de l'islam, le prince héritier estime qu'il ne lui appartient pas de modifier les règles inscrites dans le Coran, considéré comme la parole de Dieu, mais qu'il est libre de réinterpréter la majorité des dispositions juridiques islamiques issues des paroles et des actes du prophète Mohammed.

Ben Salman « court-circuite la tradition »

En agissant de la sorte, « il court-circuite la tradition », analyse Bernard Haykel, spécialiste du Proche-Orient, dans The Atlantic. « Mais il le fait de manière islamique, déclarant que peu de choses sont incontestables dans l'islam. Ce qui lui permet de déterminer ce qui, de son point de vue, est dans l'intérêt de la communauté musulmane. Si cet intérêt passe par le fait d'ouvrir des salles de cinéma, autoriser les touristes ou les femmes à profiter des plages de la mer Rouge, alors qu'il en soit ainsi ».

De ce fait, MBS a sans aucun doute fait fi de la tradition. Il a introduit des changements sociaux plutôt que religieux dans des coutumes qui étaient d'origine tribale et non religieuse, même si la religion les a confortées.

Réviser des concepts « obsolètes »

Ces opinions du prince héritier se heurtent à ce que le Nahdlatul Ulama indonésien appelle, dans son entretien au magazine indonésien Kompas, la nécessité de « recontextualiser » l'islam pour faire concorder ses concepts juridiques et sa philosophie avec le XXIe siècle. La recontextualisation impliquerait de réviser des éléments « obsolètes » de la jurisprudence islamique jugés suprémacistes ou discriminatoires. Ceux-ci incluent les concepts de kafir (infidèle) et de dhimmi (les « gens du Livre », juifs et chrétiens) qui, bien que jouissant d'un statut protégé, sont des sujets de seconde classe en vertu de la loi islamique. Il en est de même pour l'esclavage, aboli dans le monde musulman par la loi laïque, mais pas encore retiré de la charia.

Le choc des points de vue est évident dans le rejet par MBS de la notion d'« islam modéré », le prince héritier saoudien insistant « sur le fait que le terme rendrait heureux les terroristes et les extrémistes ». Dans son esprit, cela suggèrerait que « nous, en Arabie saoudite et dans d'autres pays musulmans, transformons l'islam en quelque chose de nouveau, ce qui n'est pas vrai ». « Nous retournons à l'essentiel, à l'islam pur », tel que le pratiquaient le prophète Mohammed et ses quatre successeurs. « Ces enseignements du Prophète et des quatre califes étaient extraordinaires. Ils étaient parfaits ».

L'insistance de MBS à déclarer que l'islam du VIIe siècle était parfait explique pourquoi ses réformes sociales de grande envergure ont été limitées à la levée de restrictions majeures — mais pas toutes — concernant les femmes et les loisirs modernes. Pourtant, c'est le droit religieux, et non le droit saoudien, que les musulmans pieux examineront, au-delà de la juridiction saoudienne.

Musulmans et non-musulmans égaux devant la loi

Nahdlatul Ulama ambitionne, pour sa part, de combler un vide. Le groupe affirme avoir commencé à le faire lorsqu'en 2019, au cours d'un rassemblement de 20 000 érudits islamiques, il a déclaré que la catégorie juridique de kafir était obsolète et ne fonctionnait plus en vertu de la loi musulmane. Le terme a été remplacé par le mot muwathinun (citoyen) pour souligner que les musulmans et les non-musulmans sont égaux devant la loi. « Le mot “kafir” blesse certains non-musulmans et est perçu comme théologiquement violent », avait déclaré à l'époque le savant religieux Nahdlatul Ulama Abdul Moqsith Ghazali.

Depuis cette date, le mouvement n'a pas abordé d'autres concepts juridiques qu'il a identifiés comme « obsolètes ». Élu président de Nahdlatu Ulama en décembre 2021, Yahya Cholil Staquf estime que le fondateur du groupe, Haji Hasyim Asy'ari, avait conçu le mouvement comme un moyen pour « consolider l'univers ». À l'époque de sa naissance, en 1926, cela signifiait combler le vide créé par l'abolition du califat, le 3 mars 1924, par Mustafa Kemal Atatürk, le général devenu homme d'État qui a fondé la Turquie moderne sur les ruines de l'empire ottoman.

Pour de nombreux musulmans, le califat sous-tendait la civilisation islamique. « À partir des archives existantes, Nahdlatul Ulama a été créé pour forger un nouveau chemin vers la civilisation future, pour remplacer l'ancienne construction civilisationnelle qui a été perdue », explique Staquf dans Kompas. Enraciné dans l'histoire de l'islam indonésien et du Nahdlatul Ulama, il qualifie les préceptes religieux du groupe d'« islam humaniste ». Le groupe propose ce terme comme une alternative aux notions d'« islam modéré » soutenu par des États moins tolérants et pluralistes, comme l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, et d'« islam politique » représenté par la Turquie, l'Iran et les Frères musulmans.

Une volonté réformatrice de longue date

Staquf dispose d'un avantage que peu d'autres réformateurs religieux musulmans ont la chance d'avoir. L'Indonésie a ses propres autorités religieuses, qui estiment rivaliser avec celles du Proche-Orient. Par conséquent, les érudits de Nahdlatul Ulama ne ressentent pas le besoin de s'inspirer de l'apprentissage islamique dispensé dans des institutions comme Al-Azhar au Caire ou l'université islamique de Médine. Le président du Nahdlatul Ulama fait remonter sa volonté réformatrice à l'action d'Abdurrahman Wahid, un ancien dirigeant visionnaire et largement respecté de Nahdlatul Ulama et ancien président indonésien. Affectueusement connu sous le nom de Gus Dur, Wahid avait cherché à forger « une nouvelle voie vers le développement d'une nouvelle civilisation » selon Staquf. « Nous devons nous efforcer d'établir un consensus universel qui respecte l'égalité des droits et la dignité de chaque être humain », conclut-il.

Le prince héritier saoudien a sans aucun doute les moyens de développer une dramaturgie plus spectaculaire pour exposer sa définition de l'islam modéré par rapport à Staquf. Mais cette bataille pour l'âme de l'islam ne fait que commencer. En dernier ressort, Staquf s'inscrit peut-être dans une entreprise plus large avec un impact plus significatif sur l'avenir de l'islam par rapport à la réforme d'un seul État musulman.

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Traduit de « Saudi Arabia and Indonesia : Clashing visions of 'moderate Islam' », The Turbulent World of Middle East Soccer, 4 mars 2022, par Jean Michel Morel.

Maroc. La surveillance des journalistes n'a pas attendu Pegasus

L'enquête de Forbidden Stories a mis au jour en juillet 2021 l'usage intensif du logiciel israélien Pegasus pour venir à bout de la presse indépendante au Maroc. Mais depuis des décennies, des journalistes marocains subissent surveillance et harcèlement, grâce notamment à des logiciels fournis par des sociétés italiennes et françaises.

En octobre 2019, Fouad Abdelmoumni apprend que son téléphone apparaît dans une liste de 1 400 mobiles infectés par le logiciel espion Pegasus. Cela ne le surprend pas. « Je dirais que j'ai été immunisé à cette surveillance constante puisque j'ai grandi dans cette atmosphère », raconte l'économiste militant des droits humains, déjà emprisonné et torturé à deux reprises durant le règne d'Hassan II. Il sait que chacun de ses mouvements est épié. Pour autant, apprendre quels moyens sont mis en œuvre contre lui, « c'est déjà un progrès ». D'un ton serein, il détaille :« Ce n'est pas quelque chose qui me choque particulièrement. Je considérais qu'avoir des flics à la porte, qui relèvent ceux qui vont et viennent, même envisager qu'il y ait des écoutes ou des caméras […], à la limite pour un pays en transition, je peux le comprendre. Mais là on est face à un État voyou ».

Les journalistes marocain·es racontent des dizaines d'histoires de ce genre. Chacun de leurs déplacements est scruté jusqu'aux moindres détails. Omar Brouksy collaborateur régulier d'Orient XXI, se remémore une discussion avec son gardien d'immeuble : "J'habitais dans un appartement. Peu après mon arrivée à l'AFP en 2009, la police est venue devant chez moi pour voir le concierge ». Les questions à propos de son quotidien s'enchaînent : qui vient le voir ? Quand est-ce qu'il sort ? Qu'est-ce qu'il fait ? Quel est son programme ? « Ils l'ont menacé s'il me le disait. Comme c'est un ami, il m'a averti. »

Plus récemment fin juillet 2021, le journaliste marocain Hicham Mansouri, ancien résident à la Maison des journalistes (MDJ) et actuellement chef d'édition du site de l'Œil de la MDJ et membre de la rédaction d'Orient XXI, a été suivi par des hommes en civil dans le métro parisien. « J'avais rendez-vous à Gambetta avec deux amis dont Maâti Monjib. Je suis descendu du métro, j'ai pris le sens inverse puis j'ai repris le bon sens. Ils ont continué à me suivre ». Maâti Monjib se rend à Montpellier quelques jours plus tard et retrouve des photos de son voyage publiées dans un média de diffamation proche du pouvoir.

« L'essentiel est la sécurité des sources »

Les journalistes marocain·es mettent tout en œuvre afin de contourner ces différents types de surveillance. « Je m'entretiens physiquement avec toutes mes sources. Je les rejoins dans la rue, en marchant, dans un café… Je ne dis jamais le lieu où on se rencontre. Au téléphone, c'est inimaginable, je suis trop méfiant », détaille Omar Brouksy. Aboubakr Jamaï, fondateur des hebdomadaires marocains Le Journal et Assahifa Al-Ousbouiya a également recours à ce genre de ruse. Après la publication d'une enquête en 2000 sur l'implication de la gauche marocaine dans le coup d'État de 1972 contre Hassan II, le journaliste apprend par un haut fonctionnaire que les services de renseignement connaissent sa source avant même la publication.

Quelques mois plus tard, le rédacteur en chef du Journal redouble de vigilance lors de la publication de l'enquête sur l'affaire Ben Barka publiée conjointement avec Le Monde. Les deux journaux apportent la preuve de l'implication des services de renseignement marocains dans la disparition du principal opposant politique d'Hassan II, Medhi Ben Barka, enlevé le 29 octobre 1965. Pour ce faire, Aboubakr Jamai a réussi à convaincre l'ancien agent secret Ahmed Boukhari de témoigner. « Dans cette affaire-là, l'essentiel était la sécurité de la source. On craignait pour la vie du type. On a eu recours à des ruses pour échapper à leur surveillance », se remémore-t-il.

La rédaction ne savait pas qu'on allait sortir l'affaire Ben Barka. Trois journalistes étaient au courant. Pour le rencontrer, on descendait dans mon parking en voiture. On changeait de voiture et on sortait par une autre sortie. On a été très vigilants et c'est une grande fierté de ne pas avoir mis au courant les services secrets de la sortie de cette enquête. Ça a fait l'effet d'une bombe. C'est rare qu'une information tombe sans qu'ils ne sachent rien.

Des logiciels espions italiens et français dès 2009

Pegasus ne représente que le dernier outil en date utilisé pour museler la presse indépendante et plus généralement la société civile. Certains, à l'image de Maâti Monjib, Omar Radi, Fouad Abdelmoumni, ou encore Aboubakr Jamaï ont appris avoir été ciblés par Pegasus en 2019 lors des révélations du Citizen Lab de l'université de Toronto. D'autres ont été averti·es en juillet 2021 lors de la publication de Projet Pegasus comme Taoufik Bouachrine, Souleimane Raissouni, Maria Moukrim, Hicham Mansouri, Ali Amar, Omar Brouksy. « Les journalistes savent qu'ils et elles sont constamment surveillé·es ou sur écoute », explique ce dernier, ancien rédacteur en chef du Journal et professeur de sciences politiques au Maroc. « À chaque fois que je parle au téléphone, je sais qu'il y a une troisième personne avec nous », confirme Aboubakr Jamaï. « Ça ne date pas d'hier ».

Ce n'est pas la première fois que le Maroc achète ce type d'outils, avec la bénédiction d'États peu regardants de l'utilisation qui en est faite. L'Italie a permis l'exportation des différents logiciels espions de la société Hacking Team qui proposaient une surveillance similaire à ce que permet aujourd'hui Pegasus. Des documents internes ont révélé que le royaume a dépensé plus de trois millions d'euros à travers deux contrats en 2009 et 2012 pour s'en équiper. L'État français, qui n'en est pas à son premier contrat avec les états autoritaires du Maghreb et du Proche-Orient, a également estimé qu'un outil de surveillance massive du web serait entre de bonnes mains (celles de Mohammed VI) au Maroc.

La société Amesys/Nexa Technologies, dont quatre dirigeants sont actuellement poursuivis pour « complicité d'acte de torture » en Égypte et en Libye a également vendu son logiciel de deep package inspection nommé Eagle. Au Maroc, le contrat révélé par le site reflet.info est surnommé Popcorn et se chiffre à un montant de 2,7 millions d'euros pour deux années d'utilisation. Pour les États européens, ces contrats permettent également de sceller des accords de collaboration avec les services de renseignement marocains bénéficiant de ces outils. L'État marocain est libre dans l'utilisation qu'il en fait, mais en échange il fournit à Paris les informations dignes d'intérêt, notamment en matière terroriste comme lors de la traque d'Abdelhamid Abaaoud, terroriste d'origine belge et marocaine qui a dirigé le commando du Bataclan.

La continuité des « années de plomb »

Pour Fouad Abdelmoumni, les logiciels Pegasus et Amesys représentent la suite plus sophistiquée de la ligne sous écoute et de l'ouverture du courrier d'antan. Hassan II comme son successeur et fils Mohamed VI ont toujours eu recours à la surveillance massive. « Le Maroc n'a jamais été considéré comme une démocratie. Comme dans tous les régimes autoritaires, il y a une surveillance sur toutes les personnes considérées comme un danger », poursuit Aboubakr Jamaï. Pourtant, après trois décennies de répression durant le règne d'Hassan II, à partir des années 1990 le roi entreprend une ouverture démocratique. De nombreux journaux indépendants prolifèrent.

Lorsque Mohamed VI succède à son père en 1999, le nouveau roi n'a de cesse de s'attaquer à la presse et aux militants. « Si je sors aujourd'hui les enquêtes de l'époque, je risque la prison. D'ailleurs on a été interdits pour ces raisons sous Mohamed VI. Hassan II ne nous a jamais interdits pendant deux ans », décrit Aboubakr Jamaï. Aujourd'hui, de multiples journalistes et observateurs de la situation au Maroc comparent la politique répressive de Mohamed VI à celle des « années de plomb » (1960-1990) du règne d'Hassan II. Les autorités s'immiscent désormais dans la vie privée de ses opposants.

Des caméras cachées à domicile

Après son infection par Pegasus, Fouad Abdelmoumni, alors secrétaire général de la branche marocaine de Transparency International saisit la Commission nationale de contrôle de la protection des données personnelles. Plusieurs médias proches du pouvoir multiplient alors les menaces pour tenter de le faire taire. « Dès que je m'exprimais sur Facebook ou ailleurs sur un acte de répression, immédiatement il y avait des articles de menaces qui suivaient ». À la fin du mois, plusieurs médias pro-monarchie l'accusent d'adultère (crime passible de peine de prison au Maroc) ou même de proxénétisme. ChoufTV lance la rumeur qu'une sextape circulerait sur WhatsApp. D'autres sites reprennent l'accusation.

En février 2020, peu avant son mariage, des proches de Fouad Abdelmoumni, dont sa belle-famille, reçoivent via WhatsApp sept vidéos, filmées à son insu lors d'un rapport sexuel avec sa nouvelle compagne. Celles-ci ont été enregistrées à l'aide d'une caméra discrète cachée dans le climatiseur de la chambre de sa propriété secondaire en banlieue de Rabat. « Il y a deux implantations, une première dans le salon qui ne devait pas être suffisamment intéressante. Ils en ont fait une seconde dans la chambre à coucher. Ils ont ensuite pu pénétrer une dernière fois pour retirer ce qu'ils avaient installé ».

Hajar Raissouni n'a quant à elle pas été traquée par Pegasus, mais le 31 août 2019 la journaliste d'Akhbar Al Yaoum est arrêtée alors qu'elle sort d'un rendez-vous chez son gynécologue. Une caméra de ChoufTV est présente pour immortaliser l'arrestation. « À chaque fois qu'il y a un meurtre ou une affaire qui fait le buzz, ChoufTV sont directement informés par la police et ils ont l'exclusivité. Un ami à moi a trouvé un très bon parallèle : ChoufTV c'est comme si InfoWars1 était un département du FBI et que les États-Unis étaient une dictature ». Elle est accusée avec son compagnon de « débauche » (relation sexuelle hors mariage) et « d'avortement illégal ». Malgré le manque de preuves, ils sont condamnés à un an de prison et le gynécologue à deux années fermes.

Un an auparavant, le 23 février 2018, une quarantaine d'agents de police débarquent dans les locaux d'Akhbar Al-Youm pour y arrêter son directeur de publication, Taoufik Bouachrine. Le patron de presse et journaliste est accusé, vidéos à l'appui, d'avoir eu des relations forcées avec deux journalistes. Avec de telles accusations, Reporters sans Frontières (RSF) s'est retenu de commenter l'affaire jusqu'au jour du délibéré, huit mois plus tard, pour finalement évoquer un « verdict entaché de doute ». Le journaliste purge une peine de 15 ans de prison pour « traite d'êtres humains », « abus de pouvoir à des fins sexuelles » et « viol et tentative de viol ». Si le procès a été critiqué pour le manque d'éléments attestant des faits — les deux plaignantes se sont retirées au cours du procès —, le nom de Taoufik Bouachrine refait surface cet été dans la liste des 50 000 numéros visés par Pegasus.

Suleiman Raissouni, directeur de publication de Akhbar Al-Youm est lui arrêté à son domicile le 22 mai 2020 après qu'un témoignage d'un militant LGBTQ+ sur Facebook l'accuse d'agression sexuelle en 2018. Pour avoir pris position en faveur du journaliste, RSF s'est fait accuser de nier le témoignage de la victime, signe de la difficulté de traiter ce type d'accusation. « Ils portent ces accusations [d'agressions sexuelles] [pour ne pas leur donner le statut gratifiant de prisonnier politique. La question des agressions sexuelles est extrêmement sensible », estime Omar Brouksy.

En mars 2015, Hicham Mansouri passe devant un tribunal alors qu'il est encore au Maroc. Des policiers ont pénétré son appartement de force et ont monté un dossier l'accusant de proxénétisme et d'adultère. Un collectif de voisins dément ces accusations, mais on refuse leur témoignage. Un document est présenté durant le procès : le témoignage du gardien de l'immeuble qui l'accuse de tous les maux.

Le juge l'a convoqué. Au Maroc les gardiens, les cireurs de chaussures, les vendeurs de cigarettes, tous ces travailleurs informels collaborent avec la police, parce qu'ils sont fragiles, parce qu'ils craignent les pressions. Donc quand je l'ai vu au tribunal, je me suis dit : ‟Voilà, c'est lui qui va m'enfoncer !” Mais en fait non. Le juge lui a dit :
— La police vous a entendu, voilà ce que vous leur avez déclaré.
— Non Monsieur, c'est exactement l'inverse que j'ai dit ! Je n'ai jamais rien vu, c'est quelqu'un de très bien.
— Mais c'est bien votre signature ?
— Oui, mais je ne sais ni lire, ni écrire.

À la fin d'un procès kafkaïen, seule l'accusation d'adultère sera retenue contre Hicham Mansouri. À sa sortie de prison en janvier 2016, un autre procès le guette pour « atteinte à la sûreté de l'État ». Il risque jusqu'à 5 ans devant un tribunal, et 25 ans s'il passe devant un juge antiterroriste. « L'objectif premier [de ces procès] avant d'être celui de mettre au pas des individualités, c'est de terroriser l'ensemble des élites et de la société civile du pays », analyse Fouad Abdelmoumni. Le fait que tous ces journalistes aient été surveillés permet de remettre en cause l'impartialité de la justice marocaine dans le traitement de ces dernières accusations.

Un prix à payer extrêmement lourd

Les mœurs sexuelles ne sont pas le seul motif d'accusations péremptoires : Maati Monjib pour « blanchiment de capitaux », Ali Anouzla pour « apologie du terrorisme », Hamid el Mahdaoui pour « non-dénonciation de l'atteinte à la sûreté intérieure de l'État ». Malgré un préambule très bavard sur les droits humains, la Constitution de 2011 et les lois ne garantissent pas l'indépendance de la justice. Le roi Mohamed VI préside et nomme certains membres du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire (CSPJ) en charge d'élire les magistrats. L'article 68 de la loi organique relative au CSPJ lui octroie d'ailleurs un droit de regard sur ces élections. De surcroît, les verdicts sont prononcés selon l'article 124 de la Constitution « au nom du Roi ». Une atteinte à la séparation des pouvoirs, souligne Omar Brouksy. « Quand nous sommes poursuivis pour « atteinte à l'image du roi, de la monarchie, ou quand nous critiquons un proche du pouvoir, nous serons jugés par une personne nommée par le Roi et le verdict sera prononcé au nom de celui qui vous a attaqué. »

La révision du code de la presse de 2016 a supprimé les peines privatives de liberté pour tous les délits de presse. Une avancée de façade, car la dépendance de la justice à l'égard du pouvoir permet à la monarchie de l'instrumentaliser selon ses propres intérêts. Le régime se base notamment sur des accusations de viol, d'agression sexuelle ou d'atteinte à la sûreté de l'État afin d'enfermer les journalistes.

Au-delà de s'attaquer à un individu, le régime marocain cherche à « semer le trouble sur les journalistes pour décourager les sources », analyse Omar Brouksy, voire de les trouver. Fouad Abdelmoumni conclut :

Il y a une spécificité de la répression au Maroc : elle ne veut pas être méconnue. Elle veut être connue et identifiée. Mais pas d'une manière qui puisse être probante devant une ‟justice molle”. Ce qui les intéresse ce ne sont pas tant les personnes ciblées que les milliers ou dizaines de milliers d'autres qui pourraient, soit être encouragées à agir, soit au contraire se dire que le jeu n'en vaut pas la chandelle. En voyant que si on s'engage et si on s'expose trop, le prix peut devenir extrêmement lourd.


1Média d'extrême droite conspirationniste étasunien.

Maroc. Les frères Azaitar, ces amis encombrants de Mohamed VI

Abu Bakr, Ottman et Omar Azaitar, pour les deux premiers stars des arts martiaux, sont depuis trois ans les amis très proches du roi du Maroc. Mais leurs esclandres et l'étalage de leur luxe font l'objet depuis quelques semaines d'une intense campagne de presse, orchestrée dans l'ombre du pouvoir.

« Abu Azaitar continue ses provocations envers le peuple marocain », titrait le 19 juin 2021 le quotidien numérique marocain Barlamane, dirigé par Mohamed Khabachi. Quelques années auparavant, il avait été nommé par le roi Mohamed VI à la tête de la MAP, l'agence de presse officielle, puis était devenu directeur de la communication du ministère de l'intérieur. Le journal s'en prend aussi à Omar, un autre membre de la fratrie des Azaitar, accusé presque de haute trahison pour avoir ouvert en juin 2021 sur la Costa del Sol, en pleine crise hispano-marocaine, une franchise de la chaîne allemande 3H'S Burger & Chicken.

Si un média comme Barlamane se permet d'attaquer les trois frères Azaitar, après les avoir encensés il y a encore quelques mois, c'est parce que l'appareil sécuritaire a décidé de tenter de mettre fin à leur carrière. Celle-ci commença le 20 avril 2018 quand le souverain les reçut au palais royal de Rabat pour les féliciter de leurs exploits sportifs.

Des vacances royales aux Seychelles

Ottman Azaitar venait alors de remporter une victoire au championnat du monde du Brave Combat Federation du Mixed Martial Arts (MMA). Quant à Abu Bakr, il avait fait son entrée à l'Ultimate Fighting Championship, la plus importante ligue mondiale de ce sport de combat. Tous deux ont commencé à pratiquer les arts martiaux à Cologne (Allemagne) ou ils sont nés de parents immigrés originaires d'Al Hoceima. Le troisième frère, Omar, est un peu leur manager mais il se consacre aussi à ses affaires. Il avait ouvert en 2019 à Tanger un premier 3H'S Burger & Chicken où le roi envoya déjeuner son fils, le prince héritier Hassan.

Depuis cette audience royale, tous trois sont devenus inséparables du souverain au point de passer leurs vacances ensemble aux Seychelles en 2018, après avoir navigué en Méditerranée occidentale à bord du yacht Al Lusial, mis à disposition de Mohamed VI par l'émir du Qatar Tamin Ben Hamad Al-Thani. Au début de ce coup de foudre en amitié, bon nombre de photos du roi accompagné des trois frères, et plus spécialement d'Abou Bakr, ont été postées sur les réseaux sociaux. Depuis, la relation est devenue plus discrète, mais elle n'a rien perdu de son intensité.

Abu Bakr et Ottman ont même en quelque sorte représenté le roi le 6 novembre 2019 à Laâyoune. Ils sont passés au premier rang, devant tous les officiels, y compris un ministre et le wali (préfet), lors de la cérémonie commémorative de la Marche verte qui permit au Maroc, en 1975, de prendre le contrôle de la plus grande partie du Sahara occidental, alors colonie espagnole.

Depuis mai, le séjour au Maroc des frères Azaitar est ponctué de bévues et d'esclandres rapportés ouvertement par la presse. Cela va de la pratique du jet-ski par Abu Bakr aux abords de la marina Bouregreg de Salé, où ce sport est interdit, en passant par son engueulade nocturne avec les médecins et infirmiers de l'hôpital Avicenne de Rabat qui ne lui semblaient pas en mesure de faire face efficacement à la pandémie du coronavirus.

Ottman n'est pas en reste. Atlas Info, une publication marocaine de droit français rapportait le 21 mai comment il avait provoqué « l'angoisse » des clients et du personnel du café Starbucks de la gare de Rabat quand le caissier refusa de prendre sa commande, après qu'il eut éhontément doublé la file d'attente.

« Les gangsters à la Ferrari »

Plus grave que les frasques est, aux yeux de la presse, l'étalage de luxe que font les frères Azaitar sur les réseaux et dans les rues qu'ils sillonnent. Hespress, le quotidien numérique le plus lu du Maroc, calculait le 10 juin qu'Abu Bakr possède une collection de montres de luxe « estimée à au moins 25 millions de dirhams » (2,3 millions d'euros). Omar, lui, se pavane dans des voitures très haut de gamme comme une Mercedes Brabus 800 qui vaut 200 000 euros, une Bentley Bentayga à 300 000 euros et une Rolls-Royce à un demi-million.

La mise en cause de ces hôtes du roi transcende la presse. Samira Sitaïl, une journaliste très connue au Maroc qui dirigea la télévision publique 2M s'est elle aussi mise de la partie. « Alors que le roi #MohamedVI donne ses instructions pour que les Marocains de l'étranger voyagent à des prix abordables, des @abu_azaitar postent des photos de leurs déplacement en jet privé de luxe », écrit-elle sur son compte Twitter. « Il y a vraiment des coups de pied au cul qui se perdent », ajouta-t-elle.

Hesspress fut le 1er mai le premier média à déclencher les hostilités contre les Azaitar en leur consacrant un article anonyme publié d'abord en français puis en arabe. Long de 3 400 mots, presque tout y est raconté, y compris leur jeunesse à Cologne quand la presse allemande les surnommait « les gangsters à la Ferrari ». Ils avaient volé une voiture de cette marque après avoir tabassé son propriétaire, un homme d'affaires, qu'ils menacèrent de « tuer en l'aspergeant d'essence. [...] Leur casier judiciaire est plus long que leur palmarès sportif », soulignait le journal, une affirmation corroborée par des publications sportives spécialisées en arts martiaux.

Si les Azaitar ont pu, selon la presse, « instrumentaliser la sollicitude royale » à leur égard, tous les médias s'abstenaient prudemment jusqu'à présent d'évoquer les liens étroits unissant la fratrie à Mohamed VI. Hesspress a cependant franchi un pas de plus le 9 juillet. Un nouvel article anonyme bilingue laisse entendre que voitures et montres de luxe sont peut-être des « cadeaux », mais le journal ne va pas jusqu'à signaler que c'est le roi qui leur a remis. L'auteur invite néanmoins à demi-mots le souverain à ne plus accepter « ce déploiement obscène de signes extérieurs de richesse qui tranche avec une situation socio-économique d'une extrême fragilité » provoquée au Maroc par la pandémie.

« Leurs frasques risquent d'en éclabousser plus d'un »

Les Azaitar, continue le journal, « sont des bombes à retardement semées un peu partout et qui finiront par nous exploser à la figure, tant leurs outrances et leur enrichissement suspect sont révoltants ». Leur objectif est de « régner en maître au Maroc et prendre tout ce qui peut être pris. [...] Leurs frasques risquent d'en éclabousser plus d'un », souligne Hesspress dans ce qui semble être un avertissement à Mohamed VI des risques qu'il encourt en les fréquentant si assidument.

L'article se termine par une subtile comparaison entre Abu Azaitar et Raspoutine, le pèlerin mystique qui exerça une grande influence sur la cour impériale russe au début du siècle dernier. L'auteur invite le boxeur germano-marocain à lire l'histoire de Raspoutine qui finit assassiné en 1916. Est-ce une menace ?

Du temps du roi Hassan II, ceux qui au Maroc pouvaient représenter une menace pour la monarchie risquaient d'être victimes d'un accident mortel. Ce fut le cas en 1983 du puissant général Ahmed Dlimi dont la voiture fut mystérieusement percutée par un poids lourd dans la palmeraie de Marrakech.

Avec Mohamed VI, les méthodes ont changé. C'est d'abord par voie de presse que le Makhzen - le proche entourage du souverain - cherche à se débarrasser de ceux dont le comportement nuit à la bonne image de l'institution monarchique. Ces manœuvres sont cependant peu utiles si le souverain reste insensible à la campagne médiatique de son entourage et n'écarte pas ceux qui y sont visés.

Les auteurs des diatribes contre les Azaitar et les médias qui les ont publiés n'ont pas été inquiétés. Or dans un pays aussi hiérarchisé et autoritaire que le Maroc, où plusieurs journalistes indépendants croupissent en prison, cette campagne médiatique ne peut émaner que d'un cercle très réduit du pouvoir, composé de conseillers royaux et de sécuritaires pour qui le comportement de la fratrie cause un énorme tort à la monarchie et met même en risque la stabilité du royaume.

Ce n'est pas la première fois que la presse est utilisée au Maroc pour démolir l'image d'un proche du roi que l'on cherche à mettre sur la touche. À la fin de l'hiver 2018 Le Crapouillot Marocain, un site presque clandestin, publia deux articles anonymes discréditant la princesse Lalla Salma, l'épouse du roi. Elle y était décrite comme une femme « dédaigneuse et méprisante » ayant un caractère « colérique et agressif ». Qui plus est, elle n'obéissait pas toujours au souverain.

Un mois après, le 18 mars 2018, l'hebdomadaire people espagnol Hola annonçait le divorce du couple royal. Va-t-on maintenant assister au « divorce » de Mohamed VI et des Azaitar ? Peu probable à en juger par la réaction du roi qui maintient cette amitié contre vents et marées.

Maroc. Silence, des journalistes meurent !

Détenus à la prison Oukacha de Casablanca depuis des mois, les journalistes marocains Omar Radi et Soulaiman Raissouni ont entrepris une grève de la faim, que le premier a suspendue après trois semaines pour raisons de santé tandis que le second la poursuit encore après plus de 55 jours.

Soulaiman Raissouni, 49 ans, est reconnu comme l'un des meilleurs éditorialistes du royaume et un excellent journaliste d'investigation. Fondateur d'Al-Aoual, il avait également collaboré à plusieurs titres de presse avant d'être nommé rédacteur en chef du journal indépendant Akhbar Al-Yaoum après l'arrestation et à la condamnation à quinze ans de prison du rédacteur en chef de ce journal, Taoufik Bouachrine.

C'est bien sa plume critique, voire acerbe, qui lui vaut les foudres des autorités marocaines, et en particulier des services de renseignement qui n'ont pas hésité à organiser une campagne de diffamation et de harcèlement à son encontre, publiant notamment nombre d'articles infamants dans les médias à leur solde. Soulaiman Raissouni a été arrêté pour viol sans qu'aucune plainte n'ait été déposée contre lui auprès des services de police ou auprès des tribunaux. Il a été inculpé et placé en détention provisoire le 22 mai 2020, et son procès, qui n'a débuté que le 9 février 2021 a déjà été reporté par deux fois.

Les foudres du pouvoir se sont également abattues contre son jeune confrère Omar Radi, 34 ans, arrêté à son retour d'un séjour d'Algérie pour outrage à magistrat. Huit mois plus tôt, il avait dénoncé dans un tweet les lourdes peines prononcées à l'encontre des militants du Rif après la révolte qui a mobilisé cette région du nord du Maroc en 2016 et 2017. Grâce à une mobilisation au Maroc et internationale, il est libéré six jours plus tard, avant d'être jugé et condamné à une peine de quatre mois avec sursis en mars 2020. Il n'en est pas quitte pour autant, car il est désormais la cible d'une campagne de dénigrement selon les mêmes méthodes que celles employées contre Raissouni : par le biais de certains médias proches des services de renseignement, il est accusé, cette fois, d'espionnage pour le compte de pays étrangers.

Son téléphone portable est piraté au moyen du logiciel Pegasus développé par la société israélienne NSO. Le 25 juin 2020, le procureur de la cour d'appel de Casablanca ouvre une enquête sur « l'implication présumée du journaliste dans une affaire d'obtention de fonds étrangers en relation avec les services de renseignement ». Entre le 25 juin et le 29 juillet 2020, Omar Radi s'est présenté aux dix convocations du Bureau central d'investigations judiciaires (BNPJ). Les accusations sont étoffées, il se voit également accusé pêle-mêle d'ivresse sur la voie publique, d'enregistrement d'une personne contre son gré et de viol. Autant de chefs d'inculpation qui fusionneront dans une seule affaire : le 29 juillet, il est inculpé, emprisonné et placé à l'isolement total pour atteinte à la sécurité intérieure et extérieure de l'État et pour viol et attentat à la pudeur. La première de ces accusations renvoie à un financement de 2 000 euros qu'il aurait obtenu pour un travail d'audit sur deux sociétés marocaines, et d'une bourse de recherche pour enquêter sur l'accaparement des terres agricoles au Maroc. Ces travaux d'expertise constituaient un gagne-pain pour Radi qui ne pouvait plus exercer son métier : sa carte de presse n'a pas été renouvelée et les directions des journaux nationaux ont reçu de multiples pressions pour le licencier ou ne pas l'embaucher.

Tous dans le viseur

Malheureusement, le cas de ces deux journalistes n'est pas isolé, ils prolongent la liste des journalistes ayant eu maille à partir avec le pouvoir. Que ce soit Maâti Monjib, enseignant-chercheur, journaliste et fondateur de plusieurs institutions de promotion de la liberté d'expression et du journalisme d'investigation est harcelé de façon incessante, lui et sa famille depuis 2013. D'abord inculpé en 2015 avec six autres journalistes pour atteinte à la sûreté de l'État, il est condamné le 27 janvier 2021 à un an de prison et à une amende de 15 000 dirhams (1392 euros), sans que ni lui ni ses avocats n'aient été convoqués et alors qu'il était en prison, cette fois sous une nouvelle accusation de blanchiment d'argent. Après vingt jours de grève de la faim, il a été placé en liberté provisoire avec interdiction de quitter le pays.

Il faut également mentionner Hajar Raissouni, journaliste à Akhbar El-Yaoum, arrêtée le 30 août 2019. Elle a été condamnée un mois plus tard, le 30 septembre, à un an de prison pour avortement et relations sexuelles extraconjugales et libérée le 16 octobre 2019 par grâce royale, à la suite de l'immense indignation provoquée par son arrestation et sa condamnation.

Après le soulèvement du Rif en 2016-2017, plusieurs journalistes rifains ont eu maille à partir avec la justice pour la couverture journalistique qu'ils ont pu faire des manifestations, assimilée à une « incitation à commettre une infraction » ou à une atteinte à la sécurité de l'État. Hamid El-Mahdaoui, Mohammed Asrihi, Jawad Essabiri, Houcein El-Idrissi, Abdelali Haddou et Rabie Al-Ablak cumulent ensemble plusieurs décennies de prison.

Hicham Mansouri a quant à lui purgé une peine de dix mois de prison pour adultère en 2015-2016 et a pris depuis le chemin de l'exil. Il a été condamné par contumace pour atteinte à la sûreté de l'État en janvier 2021 en même temps que Maâti Monjib, Hicham Kribhi et Samad Aït Aïcha, à un an de prison et 10 000 dirhams (1000 euros) d'amende, tandis que quatre autres journalistes dans la même affaire : Hisham Almiraat, Mohamed Essabr, Rachid Tarik et Maria Moukrim étaient condamnés à des peines plus légères.

Ces méthodes ne sont pas nouvelles. Ali Anouzla, directeur de publication du site d'information Lakome a été arrêté le 17 septembre 2013 pour « assistance matérielle et apologie du terrorisme », pour avoir publié un lien avec un article du journal espagnol El País qui donnait accès à une vidéo attribuée au groupe Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI). Après une forte mobilisation de solidarité, il a été placé en liberté provisoire. À ce jour, le verdict n'a toujours pas été prononcé.

Constantes et variantes du système répressif

Mis à part les cas des journalistes du Rif et d'Ali Anouzla, les journalistes ne sont pas poursuivis pour leurs activités ou leurs écrits journalistiques, mais pour les crimes politiques les plus graves (atteinte à la sûreté de l'État, espionnage), ou des délits de droit commun (blanchiment d'argent, crimes sexuels…) dans une tentative de les déconsidérer et de décourager toute volonté de solidarité. Les féministes marocaines ont réagi en dénonçant dans un communiqué l'instrumentalisation des luttes des femmes contre la violence à des fins de répression des journalistes, et les délits de droit commun pour lesquels les journalistes sont accusés ne convainquent personne : Omar Radi et Soulaiman Raissouni ont reçu le soutien de plus de 200 journalistes marocains.

En 2016, le Maroc a pourtant réformé son code de la presse, interdisant l'emprisonnement pour délit de presse. Il s'agit donc désormais de trouver des prétextes pour contourner ce nouveau code. Le régime — qui ne s'est pas modifié — doit à présent composer pour arriver à ses fins en matière de lutte contre la liberté de la presse.

Les persécutions dont Omar Radi fait l'objet sont liées aux recherches qu'il effectuait sur l'accaparement des terres au Maroc. Lors d'un voyage en Algérie, il en a parlé publiquement dans une conférence et à la télévision. Et il a été arrêté à son retour. On sait que les terres agricoles font l'objet d'une intense convoitise de la part des investisseurs nationaux et étrangers, et les accaparements de terre ont permis l'accumulation de fortunes gigantesques jusque dans les plus hautes sphères du pouvoir, tandis que la petite paysannerie disparaît ou tente de survivre dans une immense pauvreté. L'accuser de cela aurait clairement été un délit d'opinion et aurait entraîné l'ouverture d'un débat public sur le sujet. Il était alors préférable de le présenter comme un espion et un violeur.

Une clé pour comprendre

Maâti Monjib nous offre une clé du problème. Dans son livre La monarchie marocaine et la lutte pour le pouvoir (L'Harmattan, 1992), il analyse l'alliance passée à l'époque du protectorat franco-espagnol entre la monarchie et le mouvement national pour obtenir l'indépendance du pays. Et comment, une fois cet objectif atteint, les deux partenaires se sont violemment affrontés pour savoir lequel prendrait les rênes du pays. Le Parti de l'indépendance (Al-Istiqlal) rêvait d'une monarchie qui assurerait la continuité et la légitimité des nouvelles autorités, mais ne gouvernerait pas. La monarchie, elle, entendait reprendre les rênes du pays. La lutte fut âpre et l'assassinat de Mehdi Ben Barka en 1965 marqua la victoire de la monarchie qui utilisera désormais toutes les méthodes à sa disposition contre quiconque en douterait.

Par la suite, elle a continué à manipuler, coopter, diviser et réprimer le mouvement politique puis le mouvement syndical. Le contrôle du pays aurait été absolu si les militaires n'avaient pas tenté par deux fois de déposer le roi, en 1971 et 1972. Mais ils ont échoué, 21 ont été fusillés et les 58 autres sont allés mourir à petit feu dans la prison de Tazmamart, dans le sud du pays1. L'opération « Marche verte » et la récupération des territoires sahraouis abandonnés par l'Espagne en 1975 ont définitivement consacré le pouvoir absolu de la monarchie.

Deux décennies plus tard, Hassan II a tenté de léguer à son fils un pays plus présentable. Il a libéré les prisonniers encore en vie de Tazmamart, vidé les prisons des prisonniers de gauche (tandis qu'elles se remplissaient d'islamistes), permis l'apparition de nouveaux titres de presse, non liés au pouvoir ou aux partis, mais au monde des affaires et dépendants de la publicité. Une presse plus moderne, qui a fortement allégé la langue de bois et commencé à couvrir des sujets inédits dans le pays, comme la fortune du roi, la situation au Sahara, la sexualité, les scandales financiers, la corruption, etc. Peu à peu, le ton libre de certains titres a commencé à agacer et plusieurs journaux ont dû fermer, asphyxiés financièrement, après des condamnations à des amendes impayables ou le retrait de la publicité sous la pression des autorités.

La reprise en main après la révolte

C'est alors que la presse numérique a commencé à émerger. Le nombre de titres en arabe, en français ou en amazigh s'est multiplié, et une presse locale et régionale qui n'avait jamais existé auparavant est apparue un peu partout dans le pays. Avec les soulèvements de 2011 qui ont enflammé une grande partie du monde arabe pendant quelques mois, une nouvelle liberté de ton et d'expression s'est épanouie dans les rues comme dans les colonnes de la presse. Mais la pause a été de courte durée. Avec l'aide de presque tous les partis politiques, la monarchie a réussi à reprendre le contrôle en proposant un programme électoral qui a marginalisé le mouvement populaire et largement spontané dont le terrain était la rue et non les urnes. Malgré cela, il a fallu plusieurs mois et une répression de plus en plus agressive pour vider les rues des manifestants. Et depuis, une chape de plomb s'est à nouveau abattue sur le Maroc. Les quelques organisations encore indépendantes et critiques (Association marocaine des droits humains, Association marocaine pour le journaliste d'investigation, Attac, Freedom now Morocco, Racines) sont harcelées. Des activités culturelles promues par les jeunes sont réprimées, tout comme les impressionnantes révoltes sociales du Rif (octobre 2016-été 2017) puis de la ville minière de Jerada (décembre 2017-janvier 2018) et d'autres protestations dans diverses régions du pays.

Des journalistes indépendants ont couvert et contextualisé ces mouvements sociaux, accompagnés par une intense activité de blogueurs et sur YouTube ou Facebook. Elle rend difficile la dissimulation de ce qui se passe dans le Maroc profond. Pour essayer de faire taire et d'effrayer ces informateurs, nombreux sont ceux qui finissent en prison. Les autorités ont également créé leurs propres titres, organes de propagande d'État, de diffusion de fausses nouvelles, de diffamation des collègues de la presse indépendante et même de préparation des affaires judiciaires qui seront menées à leur encontre. La collusion entre ces médias, les services de sécurité et le pouvoir judiciaire est flagrante. Plus autocratique que jamais, le Makhzen (le pouvoir) s'embourbe dans une vaine tentative de contrôle des idées et de la pensée.


1Lire à ce sujet Ahmed Marzouki, Tazmamart cellule 10, Tarik éditions, 2000.

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