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À partir d’avant-hierAnalyses, perspectives

Les visages de Marie (suite): Notre Dame de Nazareth

URBI & ORBI – Nous voici à l’avant-dernière étape de notre exploration pascale des visages de Marie. Il y a quelques jours, nous parlions de Marie, de la paix et de la Russie. Transportons-nous aujourd’hui à l’origine de l’épopée chrétienne, en Terre Sainte, là où les chrétiens veillent et prient, envers et contre tout, aux lieux où s’est passé il y a un peu plus de deux mille ans, l’événement le plus décisif de l’histoire: l’union de l’homme à Dieu dans le sein d’une jeune fille de Nazareth, Marie, fille d’Israël, que les papes appellent “Mère de l’Eglise” et dont l’Islam défend – ce que beaucoup de chrétiens ignorent – la maternité virginale. C’est de Notre Dame de Nazareth que je voudrais parler aujourd’hui, en mettant mes pas dans ceux d’un des plus grands intellectuels chrétiens du XXè siècle, Louis Massignon, spécialiste de l’Islam mais aussi observateur angoissé, dès 1948, des haines qu’allait produire la création de l’Etat d’Israël, alors que, pendant des siècles, chrétiens, juifs et musulmans avaient coexisté pacifiquement en Terre Sainte. Il est bon de se tourner vers la Vierge de Nazareth car elle a les clés de la paix entre chrétiens, juifs et musulmans.

Au début de la Guerre de Gaza, je suis tombé sur cette belle mise en parallèle. Une mère de Gaza portant son enfant dans les bras dans une attitude évoquant, jusqu’aux couleurs et à la texture des vêtements, une icône d’une Vierge à l’Enfant. Le fond du tableau n’est pas le même: sur l’icône nous avons l’or de la lumière divine dans laquelle baignent l’Enfant-Dieu et sa mère. Sur la photo prise il y a moins de six mois, on aperçoit les ruines causées par la guerre. L’Enfant Jésus est serein; son petit frère palestinien est inquiet.

La mère de l’enfant palestinien est musulmane mais l’auteur du diptyque est chrétien. Il se rappelle que Jésus de Nazareth nous a appris à chercher Dieu chez les pauvres, les persécutés, les personnes souffrantes.

Le scandaleux silence de beaucoup de catholiques de France devant le sort des Palestiniens

Il y a quelques semaines, j’avais adressé une lettre ouvertes à mes frères catholiques à propos des événements de Gaza. Malheureusement, je n’ai pas un mot à changer:

Je m’adresse à mes frères catholiques, dont je comprends de moins en moins le silence. Je pense bien entendu, pour commencer à nos évêques . En actionnant le moteur de recherche du site de la Conférence des Evêques de France, je vois bien une lettre de soutien du président de la CEF, Monseigneur de Moulins-Beaufort, adressée au patriarche de Jérusalem, après l’assassinat de deux chrétiennes par l’armée israélienne dans l’enceinte de la paroisse catholique de Gaza. C’est important mais un peu court.

Ici, au Courrier, nous avons, dès les premiers jours de la guerre, attiré l’attention sur les souffrances des chrétiens de Gaza. Mais nous n’éprouvons pas moins de compassion pour les souffrances des autres habitants de Terre Sainte depuis le 7 octobre. Avant de parler de juifs ou de musulmans, ce sont des êtres humains que nous voyons.

Chez les autorités catholiques français, il y a eu un peu d’émotion à la nouvelle des victimes juives de la guerre déclenchée par la résistance palestinienne le 7 octobre. Mais je n’ai rien entendu de significatif concernant le sort de nos autres frères dans la foi d’Abraham, les musulmans de Palestine. Je peux avoir manqué tel texte ou telle prise de position. Mais avouons que cela veut dire qu’il n’y a rien eu de très audible.

C’est d’autant plus frappant que la situation humanitaire devient de plus en plus dramatique. (…)

Comment expliquer ce silence? A vrai dire, je ne vois que de mauvaises raisons.

+ L’attaque du 7 octobre? Je laisse de côté les rectifications documentées dans la presse israélienne elle-même, des événements du 7 octobre. En admettant même qu’il se soit agi d’une attaque terroriste pour massacrer des civils (il s’agissait en fait d’une attaque d’abord militaire pour déstabiliser Tsahal et prendre des otages afin de négocier la libération de prisonniers palestiniens), où a-t-on vu qu’un massacre puisse en légitimer un autre? A fortiori quand les pertes deviennent asymétriques au point que nous connaissons aujourd’hui!

+ Le risque pour le dialogue avec nos “frères aînés dans la foi”, pour reprendre la belle formule de saint Jean-Paul II? Mais où a-t-on vu que la vérité doive être sacrifiée sur l’autel du dialogue entre frères? D’abord, le soutien au gouvernement Netanyahu est loin d’être unanime parmi les Juifs du monde. Ensuite, il serait étonnant que des catholiques férus de dialogue avec ceux sont nous partageons une grande partie des Ecritures saintes oublient l’essence même du prophétisme hébreu, la défense des faibles, des pauvres et des opprimés. Dans le Premier Testament, ils sont les protégés de Dieu. Pour nous chrétiens, ils sont même l’image par excellence du Christ!

+ La peur de l’Islam? Mais qui est le fort et qui est le faible, depuis vingt ans, dans le (pseudo-)choc des civilisations depuis vingt ans? Qui n’a cessé de bombarder des^populations musulmanes depuis des décennies, sinon les Etats-Unis et leurs alliés -dont Israël? A vrai dire, quand je pense aux souffrances qu’ont subies nos frères musulmans, fils d’Abraham d’une autre manière que nous, mais incontestable (on lira sur ce point le grand Louis Massignon) en Irak, en Syrie, en Afghanistan, en Libye, je suis surpris que la réaction de l’Islam n’ait pas été plus violente. La violence des islamistes, indéniable, est pourtant très asymétrique avec celle de cette machine à tuer des civils qu’est devenue l’armée américaine -Israël copiant de plus en plus son protecteur.

Il n’y a pas d’argument qui tienne pour excuser notre silence, comme catholiques français, face aux souffrances des Gazaouis. Il est temps d’élever la voix

Le Courrier des Stratèges, 31 janvier 2004

Louis Massignon et la conquête de Nazareth par l’Irgoun en 1948

Je citais alors Louis Massignon. Je ne cesse, ces jours-ci, de relire les textes d’un de nos plus grands arabisants, professeur au Collège de France, qui parcourut le Proche et le Moyen-Orient et l’éprouva dans sa chair, des années qui précédèrent la Première Guerre mondiale aux lendemains de la Seconde.

Massignon avait porté, aux lendemains de la Première Guerre mondiale, un regard favorable sur le mouvement sioniste; et il ne s’est jamais départi d’une empathie profonde pour le sort des Juifs persécutés, en particulier pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais il était trop chrétien et convaincu de l’importance d’une coexistence fraternelle entre les trois souches, à la fois charnelles et spirituelles, issues d’Abraham, pour ne pas pousser un cri d’alarme devant la violence croissante du sionisme, à commencer par celle du sionisme révisionniste, dont il fut l’un des premiers à identifier le trouble qu’il apportait en Terre Sainte.

Relisons la douleur lucide de Louis Massignon au moment de la conquête de Nazareth par l’armée sioniste en 1948:

A la suite d’une préparation d’artillerie de plusieurs jours, bombardement de positions avancées, la “ville arabe de Nazareth” a été occupée le 17 juillet 1948 par les troupes sionistes, composées principalement de volontaires de l’Irgoun.

Sous un prétexte stratégique illusoire: pour mieux marchander l’échange de la Galilée contre le Négueb avec les pétroliers de l’ONU.

Nous sommes à une époque moderne, où on laboure les cimetières et où l’on va féconder artificiellement les mères.

A part quelques nonnes et quelques moines qui, par préjugé topographique, pour “‘composer le lieu” de leur méditation, optent d’aller vivre et mourir en Terre Sainte, sur le terroir natal de la chrétienté, la prise de Nazareth ne pouvait guère émouvoir l’opinion dans cet Occident chrétien (…).

Modernisée, américanisée, [la chrétienté] ne croit plus au “mystère des lieux d’élection” pour son salut.

Elle s’en remet, les yeux fermés, à des techniciens internationaux, qui ont été choisir la Terre Sainte comme champ d’expériences pour une industrialisation étouffante (…).

Nazareth, en 1936, s’était rebellée, quand, avec la complicité britannique, des colonies sionistes avaient voulu s’y installer à ses portes, elle qui, depuis mille six-cents ans, interdit à ceux qui doutent de Marie, d’y habiter (il n’y a à Nazareth que des Arabes orthodoxes, catholiques et protestants, avec les Musulmans)

Louis Massignon, pp.760-61

L’honneur de la Vierge

A quoi fait allusion le grand orientaliste, qui laisse ici parler son cœur de chrétien? Relisons d’abord l’Evangile de Matthieu, qui raconte la conception virginale de Jésus et la réaction de Joseph, fiancé de Marie:

18 Or, voici comment fut engendré Jésus Christ : Marie, sa mère, avait été accordée en mariage à Joseph ; avant qu’ils aient habité ensemble, elle fut enceinte par l’action de l’Esprit Saint.

19 Joseph, son époux, qui était un homme juste, et ne voulait pas la dénoncer publiquement, décida de la renvoyer en secret.

20 Comme il avait formé ce projet, voici que l’ange du Seigneur lui apparut en songe et lui dit : « Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie, ton épouse, puisque l’enfant qui est engendré en elle vient de l’Esprit Saint ;

21 elle enfantera un fils, et tu lui donneras le nom de Jésus (c’est-à-dire : Le-Seigneur-sauve), car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés. »

22 Tout cela est arrivé pour que soit accomplie la parole du Seigneur prononcée par le prophète :

23 Voici que la Vierge concevra, et elle enfantera un fils ; on lui donnera le nom d’Emmanuel, qui se traduit : « Dieu-avec-nous »

24 Quand Joseph se réveilla, il fit ce que l’ange du Seigneur lui avait prescrit : il prit chez lui son épouse,

25 mais il ne s’unit pas à elle, jusqu’à ce qu’elle enfante un fils, auquel il donna le nom de Jésus.

Evangile de Matthieu, chapitre 1

Mon maître Claude Tresmontant a montré de façon décisive dans son ouvrage révolutionnaire Le Christ hébreu (1984), que les évangiles ont été rédigés en hébreu avant d’être traduits en grec; et il les date de quelques années – deux ou trois décennies au maximum – après la Résurrection. En particulier, l’évangile de Matthieu (comme celui de Jean) datent pour lui sans aucun doute des années 30 de notre ère.

Si l’on suit cette datation, le récit chrétien de la conception virginale du Messie comme accomplissement d’une prophétie d’Isaïe a été connu très tôt et il a contribué essentiellement aux choix faits par les enfants d’Israël: certains ont adhéré au récit de l’Incarnation et d’autres l’ont au contraire rejeté.

Comme j’y ai déjà fait allusion en parlant de Louis XI à Notre-Dame de Cléry, le catholique est appelé trois fois par jour par les cloches de son église paroissiale à réciter la prière de l’Angélus, ce triple Ave Maria entrecoupés de versets racontant le dialogue entre Marie et l’Ange Gabriel.

Le chrétien orthodoxe chante, lui, pour l’Annonciation, le grand hymne acathiste à la Mère de Dieu, dont chaque stance se termine par ces mots adressés à la Vierge “Réjouis-toi, épouse inépousée!”. En voici un extrait:

Même si nos frères évangéliques se méfient d’un culte marial, la plus belle mise en musique de l’Ave Maria est celle du protestant Jean-Sébastien Bach. Ici dans l’interprétation de Maria Callas:

Comme nous le rapportent déjà les Actes des Apôtres, le judaïsme a cristallisé dans le refus de la messianité de Jésus. Et, bien évidemment, le refus de sa naissance miraculeuse. Dans une version extrême, il y a ces récits portant atteinte à l’honneur de la Vierge de Nazareth, auxquels fait allusion Massignon:

Celse, nous dit Origène, « présente … un Juif en dialogue avec Jésus lui-même, prétendant le convaincre de plusieurs choses, et la première, d’avoir inventé (plasmenou) sa naissance d’une vierge. Puis il lui reproche d’être issu d’un bourg de Judée, et né d’une femme du pays, pauvre fileuse. Il affirme : Convaincue d’adultère, elle fut chassée par son mari, charpentier de son état. Il dit ensuite que rejetée par son mari, honteusement vagabonde, elle donna naissance à Jésus en secret ; que celui-ci fut obligé, par pauvreté, d’aller louer ses services en Égypte ; il y acquit l’expérience de certains pouvoirs magiques dont se targuent les Égyptiens ; il s’en revint, tout enorgueilli de ces pouvoirs, et grâce à eux, il se proclama Dieu » (I, 28 ; trad. Borret)

Daniel Barbu, L’évangile selon les Juifs; à propos de quelques témoignages anciens, journals.openedition.org

Massignon nous rappelle aussi au passage que Mahomet, et l’Islam après lui, défend l’honneur de Marie:

“Lors les anges dirent: ‘Marie, Dieu te fait l’annonce d’un Verbe de Lui venu. Son nom est le Messie Jésus, fils de Marie, prodigieux dans cette vie et dans l’autre, et du petit nombre des rapprochés de Dieu.

Il parlera aux hommes, du berceau jusqu’à l’âge adulte, et sera au nombre des gens pieux.’

‘Mon Seigneur, dit-elle, comment enfanterais-je sans qu’un homme ne m’ait touchée? – C’est ainsi, dit-Il’

Dieu crée ce qu’Il veut. S’Il décrète une chose, il Lui suffit de dire: ‘Sois!’ et elle est!”

Coran, sourate III, 45’47, traduction Jacques Berque

Voilà pourquoi Louis Massignon souligne que les chrétiens de Nazareth ont laissé, à travers les siècles, les musulmans habiter avec eux auprès de la basilique de l’Annonciation, et non les juifs. Il parle bien entendu d’une époque où l’intransigeance de la fidélité religieuse n’empêchait pas, par ailleurs, chrétiens, juifs et musulmans de coexister pacifiquement en Terre Sainte.

“Le coeur simple d’une jeune Juive de 15 ans a conçu le Salut du monde”

Continuons à lire les lignes si profondes de Massignon, toute à son angoisse de voir la jeune armée sioniste indifférente au respect des Lieux Saints:

Il y a naturellement, des sentinelles de l’Irgoun, pour veiller, à la place des Franciscains, sur la crypte de l’Annonciation.

Sur le lieu où le coeur simple d’une jeune Juive de quinze ans a conçu le Salut du monde. (…)

Le Sionisme, qui néglige la sainte liturgie hébraïque, ne comprend pas qu’en prenant Nazareth avec ses mains sanglantes, il imite au fond Antiochus ou Pompée cherchant le Dieu auquel ils ne croyaient pas derrière le voile du Temple.

Qu’y trouvera-t-il ? puisqu’il n’y a plus rien, lui avoue la chrétienté moderne. (…) [Et pourtant] tout chrétien, pour œuvrer le salut commun, doit “rentrer dans le sein de sa Mère”, comme Jésus disait à Nicodème, et se faire Nazaréen, ‘Nasrani’, comme nous appellent très justement les Musulmans, arabes et non arabes. (…)

Je n’essaie pas de pénétrer les motifs du silence que gardent, devant la prise de Nazareth, les chefs, quels qu’ils soient, de la chrétienté. Est-il décent, pour les fils, de laisser prendre les clés, les portes de la Maison de leur Mère par des parents à Elle, qui l’ont reniée de son vivant et n’ont pas encore reconnu qu’Elle était et est toujours innocente et pure; en cette Palestine où, depuis treize siècles, la présence mystérieuse de l’Islam arabe demande à Israël de la reconnaître avec lui.

Survivrons-nous, chrétiens, en Occident, si nous ne défendons pas le droit des Arabes, qui honorent notre Mère, à vivre libres en Terre Sainte, et, pour commencer à Nazareth

Louis Massignon, ibid, pp.761-763

Fille d’Abraham et fugitive

Je conçois que certains de mes frères chrétiens, baignés dans une conception vague du dialogue “judéo-chrétien” soient surpris par les lignes qui précèdent.

Je suis le premier à bénir la remise en valeur des “racines hébraïques” du christianisme qu’ont encouragée les papes depuis Pie XII. J’ai moi-même tant appris auprès de Claude Tresmontant, de Jean Carmignac, de Jacqueline Genot-Bismuth. J’aime me plonger dans la Bible en hébreu et aussi dans une version des évangiles en langue hébraïque: y a-t-il rien de plus éclairant pour la foi que de lire les paroles de Jésus dans la langue où il enseignait?

Pour autant, je suis inquiet, depuis des années, de voir que beaucoup de mes frères catholiques se sont laissés entraîner dans une confusion entre judaïsme et sionisme. Sans aller jusqu’aux excès de ces chrétiens sionistes américains qui voient dans l’Israël moderne une annonce du retour imminent du Christ, trop de catholiques de France confondent la critique de Netanyahu avec une critique de l’Etat d’Israël en tant que tel; et l’antisionisme – que portent éventuellement des Juifs à travers le monde – avec de l’antijudaïsme ou de l’antisémitisme. On est très loin de l’enseignement très équilibré du pape saint Jean-Paul II lors de sa visite en Terre Sainte, en 2000, apportant un message de paix à tous les enfants d’Abraham.

L’histoire a donné tort à Massignon, d’un côté, puisque Nazareth est restée entre les mains des Israéliens lors de la création de l’Etat d’Israël. Mais cela ne change rien, au contraire, au caractère prophétique de son texte. Et ceci malgré le fait que le gouvernement israélien autorisa, en 1954, la construction d’une basilique monumentale venue remplacer l’église que Massignon avait connue.

Je vais en Israël, régulièrement, depuis 1989: et j’ai fait cette expérience à chacun de mes voyages: l’indéniable admiration que l’on éprouve devant les réalisations des juifs d’Israël est toujours tempérée par des mauvais traitements que je vois infliger à mes frères chrétiens.

Je me souviens comme si c’était hier, de ma première visite à la basilique de la Nativité, à Bethléhem, en juillet 1989: alors que notre groupe de pèlerins arrivait sur l’esplanade devant la basilique, des soldats israéliens emmenaient un jeune Palestinien qu’ils avaient menotté après qu’il eut installé un drapeau palestinien sur le toit de la basilique – un résistant pacifique à l’occupation de son pays. Je ne suis pas étonné d’apprendre ces jours-ci que la présence chrétienne a drastiquement diminué à Bethléem. Mais qui s’en soucie dans la chrétienté d’Occident – qui, conformément à la prophétie de Massignon ne comprend pas pourquoi elle s’étiole, elle aussi?

J’ai vu tant de fois mes frères chrétiens arabes empêchés d’accéder à la basilique du Saint-Sépulcre par un cordon de soldats alors que les chrétiens de toutes les autres nationalités – dont moi-même – pouvaient passer. Je n’ai pas été surpris d’apprendre que le petit groupe des chrétiens de Gaza était autant maltraité que la population musulmane – avant et après le 7 octobre.

Et, toujours pour parler comme Louis Massignon: l’histoire nous pardonnera-t-elle, à nous chrétiens d’Occident, cette nouvelle trahison: celle d’avoir laissé l’armée israélienne bombarder l’église de la Sainte Famille, à Gaza, ce Lieu Saint que nous devrions chérir puisque l’Enfant Jésus y séjourna quelques mois, avec saint Joseph et la Vierge, de retour d’Egypte, sur la route de Nazareth?

Notre Dame de Gaza

En 1990, le pape Jean-Paul II avait vainement conjuré les nations chrétiennes d’Occident qui se lançaient dans la guerre d’Irak. Il avait annoncé prophétiquement que la guerre voulue par les Américains – alors qu’une négociation était possible – déboucherait sur l’exode des chrétiens du Proche-Orient. Avant de mourir, au printemps 2005, le saint pape avait eu la douleur de voir, contre tous les appels à la paix qu’il avait lancés lors de son voyage en Terre Sainte, les Américains déclencher des déluges de feu, en Afghanistan puis en Irak. Plus tard il y a eu la Libye et la Syrie, désastres dans lesquels nos gouvernants nous ont engagés. Ce sont les mêmes pulsions de violence qui avaient poussé Ariel Sharon, dès septembre 2000, six mois exactement après la visite de Jean-Paul II en Terre Sainte, à se rendre sur l’esplanade des Mosquées et relancer, par cette provocation, la guerre entre Juifs et Arabes.

En réalité, l’actuelle Guerre de Gaza est le paroxysme d’une crise vieille de vingt-cinq ans, quand les héritiers du sionisme révisionniste, Sharon et Netanyahu en tête, ont décidé de tout faire pour empêcher l’avènement d’un Etat palestinien. Relisons la chronique émouvante, intitulée “Notre Dame de Gaza”, qu’écrivait Ramzy Baroud, le 3 mai 2019, deux semaines après l’incendie de Notre-Dame-de Paris:

Alors que la flèche de la cathédrale Notre-Dame à Paris s’écroulait tragiquement et en direct à la télévision, mes pensées se sont tournées vers le camp de réfugiés de Nuseirat, les lieux de mon enfance dans la bande de Gaza.

C’était également à la télévision que j’avais vu un petit bulldozer fouiller désespérément dans les décombres de la mosquée de mon quartier. J’ai grandi autour de cette mosquée. J’y ai passé de nombreuses heures avec mon grand-père, Mohammed, un réfugié de la Palestine historique. Avant que grand-père ne devienne un réfugié, il était un jeune imam installé dans la petite mosquée de Beit Daras, son village depuis longtemps détruit.

Dès leur arrivée dans la bande de Gaza, fin 1948, Mohammed et de nombreux membres de sa génération s’installèrent dans le camp de réfugiés. La nouvelle mosquée avait d’abord été construite en pisé, puis rebâtie à l’aide de briques puis de béton. Il y passa une grande partie de son temps et lorsqu’il mourut, son vieux corps devenu si fragile fut emmené dans cette même mosquée pour une dernière prière avant d’être inhumé dans le cimetière des martyrs situé juste à côté. Quand j’étais encore enfant, il me tenait la main lorsque nous marchions ensemble vers la mosquée aux heures de prière. Lorsqu’il a vieilli et qu’il pouvait à peine marcher, c’était moi qui lui tenait la main.

Mais Al-Masjid al-Kabir – la Grande Mosquée, rebaptisée plus tard Mosquée Al-Qassam – a été entièrement pulvérisée par des missiles israéliens lors de la guerre de l’été 2014 à Gaza, qui avait débuté le 8 juillet.

L’armée israélienne a pris pour cible des centaines de lieux de culte palestiniens lors des guerres qui avaient précédé, notamment en 2008-2009 et en 2012. Mais la guerre de 2014 a été la plus brutale et la plus destructrice à ce jour. Des milliers de personnes ont été tuées et d’autres blessées. Rien n’était à l’abri des bombes israéliennes.

Selon les registres de l’Organisation de libération de la Palestine, 63 mosquées ont été détruites et 150 endommagées au cours de cette seule guerre, souvent avec les personnes qui avaient voulu y trouver un refuge. (…)

Alors que l’incendie consumait la charpente en chêne et une grande partie de la structure, les Français et de nombreux pays du monde entier ont été sous le choc. C’est comme si les souvenirs, les prières et les espoirs d’une nation enracinée dans l’histoire resurgissaient, s’élevant d’un seul coup avec les colonnes de fumée et de feu.

Mais les médias mêmes qui ont couvert l’actualité de l’incendie de Notre-Dame semblaient oublier que tout ce que nous considérions comme sacré en Palestine était effacé, car, jour après jour, l’appareil de guerre israélien continuait à pulvériser, détruire et profaner.

C’est comme si nos religions ne méritaient aucun respect, même si le christianisme est né en Palestine. C’est là que Jésus a parcouru les collines et les vallées de notre patrie historique pour enseigner aux gens la paix, l’amour et la justice. La Palestine est également au centre de l’islam. Haram al-Sharif, où la mosquée Al-Aqsa et le Dôme du Rocher se trouvent, est le troisième site le plus saint pour les musulmans du monde entier.

Les sites religieux chrétiens et musulmans sont assiégés, souvent envahis et fermés par ordres militaires. De plus, les fascistes juifs messianiques protégés par l’armée israélienne veulent démolir Al-Aqsa, et le gouvernement israélien creuse sous ses fondations depuis de nombreuses années.

Bien que rien de tout cela ne soit fait en secret, l’indignation internationale reste en sourdine. Beaucoup trouvent les actions d’Israël justifiées. Certains ont avalé sans broncher l’explication ridicule offerte par l’armée israélienne selon laquelle le bombardement de mosquées est une mesure de sécurité nécessaire. D’autres sont motivés par de sombres prophéties messianiques.

La Palestine, cependant, n’est qu’un microcosme de toute la région. Beaucoup d’entre nous sont au courant des terribles destructions perpétrées par des groupes militants marginaux contre le patrimoine culturel mondial en Syrie, en Irak et en Afghanistan. Les plus mémorables parmi celles-ci sont la destruction de Palmyre en Syrie, des bouddhas de Bamyan en Afghanistan et de la Grande Mosquée Al-Nuri à Mossoul.

Rien, cependant, ne peut être comparé à ce que l’armée d’invasion américaine a fait à l’Irak. Les envahisseurs ont non seulement profané un pays souverain et brutalisé son peuple, mais ils ont également dévasté sa culture, laquelle remonte au début de la civilisation humaine. Les retombées immédiates de l’invasion ont entraîné le pillage de plus de 15 000 antiquités irakiennes, dont la Dame de Warka également connue sous le nom de Mona Lisa de Mésopotamie, un objet d’art sumérien dont l’histoire remonte à 3100 avant JC.

J’ai eu le privilège de voir nombre de ces merveilles lors d’une visite au musée national irakien quelques années à peine avant que les soldats américains ne le pillent. À l’époque, les conservateurs irakiens avaient caché toutes leurs pièces précieuses dans un sous-sol fortifié en prévision d’une campagne de bombardements américains. Mais rien ne pouvait préparer le musée à la sauvagerie déclenchée par l’invasion terrestre.

Depuis lors, la culture irakienne a surtout été réduite au marché noir des envahisseurs très occidentaux qui ont ravagé ce pays. Le travail courageux des combattants de la culture irakienne et de leurs collègues à travers le monde a permis de restaurer une partie de cette dignité volée, mais il faudra de nombreuses années à ce berceau de la civilisation humaine pour rétablir son honneur vaincu.

Chaque mosquée, chaque église, chaque cimetière, chaque œuvre d’art et chaque production artistique sont significatifs, car ils sont chargés de sens, le sens que leur ont donné ceux qui les ont construits ou y ont cherché une évasion, un moment de réconfort, d’espoir, de foi et de paix.

Le 2 août 2014, l’armée israélienne a bombardé la mosquée historique Al-Omari au nord de Gaza. L’ancienne mosquée remonte au 7ème siècle et est depuis devenue un symbole de résilience et de foi pour le peuple de Gaza.

Lorsque Notre-Dame a brûlé, j’ai aussi pensé à Al-Omari. Alors que l’incendie de la cathédrale française était probablement accidentel, des lieux de culte palestiniens aujourd’hui détruits ont été délibérément pris pour cibles. Les coupables israéliens doivent encore rendre des comptes.

J’ai aussi pensé à mon grand-père, Mohammed, le doux imam à la belle et petite barbe blanche. Sa mosquée a été sa seule évasion dans une existence très difficile d’un exil qui ne s’est terminée que par sa mort.

chroniquepalestine.com, 3 mai 2019

Oui, comme nous le disions lors de la première de nos chroniques du temps de Pâques, l’incendie de Notre-Dame-de-Paris avait bien une signification universelle. Mais Ramzy Baroud, notre frère en Abraham, nous oblige à voir beaucoup plus loin. L’incendie de Paris fut, jusqu’à preuve du contraire, accidentel; mais il nous disait quelque chose de spirituellement essentiel.

“Celui qui prend l’épée périra par l’épée” (Matthieu XXVI, 52) déclare le Christ à Pierre qui vient de trancher l’oreille d’un soldat venu arrêter Jésus. Ce que nous dit l’incendie de Notre-Dame-de-Paris, c’est que celui qui déclenche le feu, comme nous autres Occidentaux l’avons fait et le faisons encore depuis trente ans au Proche-Orient, périra par le feu.

L’incendie de Notre-Dame fut un avertissement. Parce que nous sommes encore, que nous le voulions ou non, de vieilles nations chrétiennes, le Christ en croix et Sa Mère pleine de Compassion, auprès de la Croix, sont encore au milieu de nous, prenant sur eux nos crimes, pour notre conversion. La Vierge de Nazareth nous disait: en Palestine, en Irak, en Afghanistan, c’est à mon Fils que vous vous en preniez en justifiant vos guerres par des mensonges, en massacrant des millions d’innocents. Et au pied de la Croix de mon Fils, je me consume de chagrin.

Sous nos yeux a brûlé une partie de la symphonie architecturale bâtie par nos ancêtres en l’honneur – au sens plein du terme – de la Vierge de Nazareth qui fut la Mère du Messie. Le désastre a été évité par le Saint-Sacrement brandi et le savoir-faire des pompiers de Paris. Nos gouvernants ont paradé devant l’édifice en feu; nos grandes fortunes ont tenu à ce que l’on sache qu’elles contribuaient à la rénovation du bâtiment. Tout cela ne les a pas empêchés de replonger dans leurs erreurs passées, en soutenant une nouvelle guerre au Proche-Orient, à vrai dire une guerre comme Gaza n’en avait pas encore connu.

“Ils sont tombés dans la fosse qu’ils creusaient” (Psaume 9)

On dit que la patience d’une mère est infinie, a fortiori celle de Notre Dame. Mais la Bible nous avertit aussi:

14 Pitié pour moi, Seigneur, vois le mal que m’ont fait mes adversaires, * toi qui m’arraches aux portes de la mort ;

15 et je dirai tes innombrables louanges aux portes de Sion, * je danserai de joie pour ta victoire.

16 Ils sont tombés, les païens, dans la fosse qu’ils creusaient ; aux filets qu’ils ont tendus, leurs pieds se sont pris.

17 Le Seigneur s’est fait connaître : il a rendu le jugement, il prend les méchants à leur piège.

18 Que les méchants retournent chez les morts, toutes les nations qui oublient le vrai Dieu !

19 Mais le pauvre n’est pas oublié pour toujours : jamais ne périt l’espoir des malheureux.

20 Lève-toi, Seigneur : qu’un mortel ne soit pas le plus fort, que les nations soient jugées devant ta face !

21 Frappe-les d’épouvante, Seigneur : que les nations se reconnaissent mortelles !

Psaume IX, Bible AELF

L’attentat de Moscou rappelle les liens entre les islamistes et les «nationalistes intégraux» de Kiev

par Thierry Meyssan. Il importe peu de savoir si l’attentat contre le public du concert du Crocus City Hall a été préparé par Daech avec ou sans les Ukrainiens : ces gens ont l’habitude de travailler ensemble.

Tariq Ramadan et Thierry Meyssan sur le plateau de TV-ADP

Un long dialogue entre Tariq Ramadan et Thierry Meyssan n’a pas éclairci la question sur la nature du Hamas : branche palestinienne de la Confrérie des Frères musulmans ou de la résistance palestinienne.

Ambivalences du salafisme en Égypte

Professeur à Sciences Po, Stéphane Lacroix poursuit son exploration passionnante des mouvements salafistes contemporains. Après l'Arabie saoudite, il se penche dans un nouvel ouvrage sur le cas égyptien. L'enseignant-chercheur démontre combien la recherche en sciences sociales, en mêlant archives et travail de terrain, parvient à éclairer avec nuance et finesse les transformations des mouvements islamistes.

Le nouvel ouvrage de Stéphane Lacroix Le crépuscule des Saints. Histoire et politique du salafisme en Égypte (2024) aborde un sujet qui, en Égypte, a longtemps été négligé. L'approche sociologique historique et politique du salafisme dans l'Égypte contemporaine qu'il propose analyse comment un discours marginal dans le champ religieux s'est imposé au tournant du XXIe siècle comme norme, tant dans les croyances que dans les pratiques.

Avec à l'appui des sources inédites et de nombreuses enquêtes de terrain, Stéphane Lacroix qui avait déjà publié une somme sur l'islamisme saoudien, analyse dans ce récent volume les mutations du salafisme, ainsi que les controverses nées depuis son émergence dans les années 1920, jusqu'aux lendemains de la révolution de 2011. Au fil de cette période, le salafisme égyptien est en effet devenu une référence incontournable pour la plupart des courants politiques islamiques, à tel point qu'il s'avère parfois difficile de différencier salafisme et islamisme. Pourtant, ces deux courants sont à l'origine radicalement différents. Stéphane Lacroix les démêle en étudiant leur « grammaire d'action » respective.

Pour expliquer cette domination dans un contexte autrefois acquis au soufisme, l'ouvrage, constitué de six chapitres richement documentés et vivants, se penche sur les transformations du salafisme égyptien depuis un siècle, mais aussi sur ses interactions avec les autres sociétés du monde arabe. Le « crépuscule des saints » évoqué dans le titre renvoie au processus de marginalisation du soufisme et du culte des saints opéré par la norme salafiste. Cet évincement a été mis en oeuvre à travers les mobilisations du parti Al-Nour1, né après 2011, mais aussi, bien plus tôt, dès les années 1980 autour du mouvement de la Prédication salafiste (Al-Da‘wa Al-Salafiyya) qui a donné naissance à Al-Nour.

De quoi le salafisme est-il le nom ?

Stéphane Lacroix se propose de définir le salafisme dans toute sa complexité. En tant que discours normatif, d'abord, car il est avant tout un discours théologique et juridique fondé sur une méthode particulière de lecture des textes sacrés. Celle-ci prône le littéralisme, récuse certains hadiths et, à ce titre, s'oppose vigoureusement aux écoles théologiques et juridiques traditionnelles de l'islam, même si, dans les faits, les salafistes sont intellectuellement issus de l'école hanbalite dont les cercles savants survivent dans le Nejd, à Damas, ou encore à Bagdad tout au long du XIXe siècle. Le salafisme est avant tout un discours normatif qui, au nom d'un islam « purifié » des innovations blâmables, vise à « rectifier » les croyances des musulmans, et donc leurs actes. À ce titre, le soufisme de même que le chiisme sont récusés, car ils contreviendraient au concept central de l'unicité divine. Plus que la défense d'une certaine orthopraxie, également défendue par d'autres courants religieux à l'instar du deobandisme indien2, ce qui préoccupe fondamentalement le salafisme est la purification de la foi.

Mais au-delà du discours, ce qui donne sa spécificité au salafisme est sa qualité de mouvement, c'est-à-dire l'ensemble des structures dont se dotent les salafistes pour promouvoir leur idéal de pureté religieuse. Autrement dit, les salafistes œuvrent à la transformation de leur environnement religieux. Et cet engagement à redéfinir la vérité de l'islam est déterminé par un ensemble de règles, construites au fil du temps, que Stéphane Lacroix nomme la « grammaire d'action ». C'est justement cette dernière qui différencie fondamentalement les salafistes des islamistes. Tandis que les islamistes agissent dans l'optique d'une prise du pouvoir, sans prêter une grande attention aux différences théologiques et juridiques entre les musulmans qu'ils souhaitent unir, les salafistes visent la purification des croyances, excluant par conséquent de l'islam tous ceux qui ne correspondent pas à leur idéal normatif. Ces deux catégories d'acteurs n'agissent donc pas sur le même terrain. C'est ce qu'illustre parfaitement la phrase d'ouverture de l'ouvrage : « L'observant jouer, j'en conclus qu'il joue mal aux échecs. Et cependant, c'est aux dames qu'il est en train de jouer ».

L'ouvrage de Stéphane Lacroix montre que le salafisme gagne du terrain en Égypte au fil des règnes de Nasser, Sadate et Moubarak. Le champ islamiste se voit progressivement salafisé par le biais de la circulation des acteurs et des idées, que ce soit sur les campus universitaires ou dans les prisons. Dès les années 1960, des hybridations se sont opérées entre les divers courants. Des lectures politisées voire révolutionnaires des canons salafistes ont été faites, comme c'est par exemple le cas de Sayyid Qutb qui s'inspire des idées d'Ibn Taymiyya3. Plusieurs générations de militants se sont socialisées au sein de cette synthèse idéologique, de sorte que le salafisme s'est imposé comme un référent central des islamistes à partir des années 1970. Néanmoins, ces hybridations se sont le plus souvent réalisées aux marges, ne remettant pas en cause la finalité de la grammaire islamiste - la conquête du pouvoir.

Les salafistes réaffirment pour leur part leur grammaire d'action puriste dès la fin des années 1970. Ainsi en est-il de l'un des principaux mouvements étudiés dans cet ouvrage : la Prédication salafiste. Si elle semble emprunter aux Frères musulmans ses modes d'organisation et de mobilisation (ce qui la rend d'autant plus redoutable aux yeux de ces derniers), elle a pour seule finalité la purification de la foi. Il en va de même du parti Al-Nour qui, loin de constituer un tournant islamiste du salafisme égyptien, fonctionne en fait comme une sorte de lobby visant à garantir le contrôle des mosquées aux salafistes, c'est-à-dire leurs moyens de prédication ou leur grammaire d'action originelle.

L'expansion du salafisme en Égypte

Pour les Égyptiens eux-mêmes et nombres d'observateurs, la diffusion massive du salafisme en Égypte a eu de quoi surprendre. Car la piété s'exprimait historiquement à travers le soufisme, et l'islam « officiel » était incarné par une institution séculaire de renom, l'université d'al-Azhar. Il était ainsi courant de présenter le développement fulgurant du salafisme égyptien comme le résultat du seul prosélytisme saoudien dont il serait le satellite. Or, l'un des mérites de l'ouvrage de Stéphane Lacroix est de restituer la complexité du champ salafiste égyptien et les relations variées que peuvent entretenir ses représentants avec la monarchie saoudienne. Il montre que si la société savante Ansar Al-Sunna4, fondée en 1926, entretient d'excellentes relations avec l'Arabie Saoudite, ce n'est par exemple pas le cas de la Prédication salafiste qui s'est largement développée en dehors de l'influence saoudienne. En outre, les éventuels séjours ou exils dans le Golfe des Égyptiens viennent dans de nombreux cas parachever une conversion au salafisme déjà entamée en Égypte. L'auteur rappelle néanmoins que les relations avec le Golfe créent effectivement les « conditions de possibilité économique d'un salafisme égyptien ».

Un secteur islamique parallèle se développe ainsi à partir des années 1980, qu'il s'agisse de l'import-export, du marché de l'édition ou de la banque islamique, favorisant ainsi un développement florissant du salafisme à l'époque de Moubarak. À cela s'ajoutent des facteurs locaux, en particulier une gestion sécuritaire plutôt favorable aux salafistes face à l'opposition islamiste, que l'auteur documente avec des sources inédites issues des appareils de sûreté de l'État. Les oulémas salafistes peuvent prêcher dans les mosquées sans trop d'entraves, tandis que le salafisme devient lui-même un objet de consommation. Il inonde le marché de CD et des dizaines de chaines satellitaires, animées par des prédicateurs salafistes, se voient autorisées par le régime.

En conséquence, le salafisme s'affirme au cœur de la normativité islamique sunnite. Il impose les termes du débat mais surtout son orthopraxie à laquelle les Frères musulmans, fortement salafisés, n'échappent plus même si, pour se démarquer, ils demandent par exemple à leurs militantes de porter un niqab blanc et non plus noir. C'est dans ce cadre que le salafisme acquiert une grande visibilité pendant la révolution de 2011. Pourtant, à mesure que le salafisme s'impose comme la norme islamique, sa grammaire d'action échappe à ses porte-drapeaux (ou « entrepreneurs de norme ») et se voit récupérée à la marge par de nouveaux acteurs. C'est en partie ce qui explique l'essor après 2011 d'un salafisme populiste par lequel Stéphane Lacroix clôt son ouvrage. Dès lors, conclut l'auteur, « quand tout est salafiste, plus rien n'est salafiste ».

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Stéphane Lacroix
Le crépuscule des Saints. Histoire et politique du salafisme en Égypte
CNRS Éditions
18 janvier 2024
424 pages
26 €


1Principal parti salafiste créé dans la foulée de la révolution égyptienne de 2011, devenu deuxième parti d'Égypte au terme des élections législatives de la fin 2011 où il a rassemblé plus de 25 % des suffrages

2École de pensée hanéfite, très présente en Asie du Sud (Pakistan, Inde et Afghanistan) qui prône un islam traditionaliste et apolitique, et une lecture littéraliste des textes. Apparue dans les Indes britanniques en 1867 en réaction à la colonisation, elle tire son nom de la ville de Deoband, dans l'État de l'Uttar Pradesh au nord de l'Inde, qui a vu naître sa première école

3Sayyid Qutb (1906-1966) est un poète et essayiste égyptien, cadre dirigeant des Frères musulmans. Auteur de l'ouvrage culte Signes de piste, il laisse une œuvre qui fait apparaître en filigrane les idées du théologien Ibn Taymiyya (1263-1328) et de ses successeurs

4Faction du mouvement islamique traditionnel fondée par Cheikh Muhammad Hamid Al-Fiqi se concentrant sur la lutte contre les hérésies et le soufisme

Les bons et les mauvais chrétiens

par Mayssoun Sukarieh. Pour être considéré comme un «bon musulman» ou un «bon chrétien» au Moyen-Orient, il faut être aligné sur Israël et les États-Unis.

Un Sahel sang et or

Le trafic d’or représente une source de financement pour les groupes terroristes, et plus récemment pour les mercenaires russes de Wagner. De facto, cette manne renforce tous les ennemis et compétiteurs de la France en Afrique de l’Ouest. Pire, elle est un fléau pour tous les pays de la région. Certains, comme la Centrafrique et le Soudan en sombrent. D’autres, comme la Mauritanie et la République Démocratique du Congo (RDC), ripostent.

 

La ruée vers l’or sahélienne : une malédiction pour la région ?

Depuis 2012, la bande sahélienne allant de la Mauritanie à l’ouest du Soudan connaît un boom du secteur aurifère. Le mouvement s’accentue à partir de 2016. Une nouvelle ruée vers l’or voit des groupes armés s’emparer de sites d’extraction d’or artisanaux. Ils profitent de l’absence ou de la faiblesse des structures étatiques dans ces régions, à des fins de financement et de recrutement de nouveaux membres.  

Les trafics illégaux (or, migrants, armes, stupéfiants, etc.) sont un parangon géopolitique de la région. Ils catalysent tous les risques et les scléroses du Sahel et du reste de l’Afrique. Problème, ils entraînent aussi des répercussions en Europe, dont la France, qui en est un des débouchés privilégiés ; et pas uniquement les migrants. Venue d’Amérique du Sud, le Sahel voit en effet passer une part substantielle de la cocaïne à destination du Vieux Continent. 

Le trafic d’or, très rémunérateur, est la dernière mode des trafiquants et il alimente les caisses de groupes armés, qu’ils soient djihadistes ou simplement rebelles. À titre d’exemple, la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA), une alliance de groupes rebelles touareg formée en 2014, exploiterait des mines au nord du Mali. Sur la frontière algéro-malienne, dans la localité de Tin Zaouten, les djihadistes du Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (GSIM) contrôleraient également une fonderie et un site d’orpaillage. La porosité entre ces mouvements politiques ou djihadistes et les simples groupes criminels rend d’autant plus difficile la lutte contre leurs actions.

 

Wagner : les nouveaux pilleurs d’or

Le groupe de mercenaires Wagner, présent dans la bande sahélienne du Mali au Soudan en passant par la République centrafricaine, tire une partie importante de ses ressources du trafic d’or, avec des ramifications jusqu’en Mauritanie. Servant de garde prétorienne à plusieurs dirigeants de la région du Mali au Burkina Faso, le groupe Wagner profite de cette assise territoriale pour développer les trafics lui assurant ses revenus. 

Depuis son arrivée à Bamako, fin 2021, le groupe de mercenaires russes a entrepris des actions tous azimuts pour garantir sa mainmise sur l’or malien : récupération de permis miniers, création de sociétés locales, orpaillage artisanal, trafic via Dubaï. Wagner se fournit également, de façon clandestine, auprès d’orpailleurs mauritaniens, liés à des courants proches des islamistes pour revendre ensuite cet or à Bamako. Des liens étroits sont tissés avec les négociants en or de la ville, au premier rang desquels Kossa Dansoko, mais aussi des organisations proches des Frères musulmans.

Par corollaire, ce trafic contribue à financer des actions de subversions anti-françaises déployées par le groupe Wagner sur tout le continent. Sans compter ses opérations qui déstabilisent toute la région et menacent directement la sécurité de l’Europe. 

 

L’exemple congolo-émirati

Face au risque de déstabilisation que représente le trafic d’or à l’échelle internationale, en étroite imbrication avec les réseaux de criminalité transfrontaliers, plusieurs États réagissent et se donnent les moyens de lutter contre ce phénomène. Les Émirats arabes unis, place mondiale du commerce de l’or, sont régulièrement critiqués pour leur laxisme, même s’ils font le choix de fermer une grande raffinerie. Entre 2012 et 2014, Kaloti, un négociant en or basé à Dubaï est accusé d’acheter de l’or à des réseaux criminels internationaux pour blanchir de l’argent.

L’affaire du négociant Kaloti a mis en lumière les difficultés du contrôle international des transactions d’or : Kaloti a pu vendre de l’or à des grandes entreprises, y compris Apple, General Motors et Amazon, soulevant des questions sur la sécurisation des chaînes d’approvisionnement mondiales. Suite à ce scandale qui mettait en lumière des failles dans la sécurisation du commerce de l’or, les Émirats arabes unis décident d’innover en mobilisant la technologie blockchain.

En janvier 2023, la République démocratique du Congo (RDC) et les Émirats arabes unis signent un partenariat commercial qui comprend l’amélioration de la traçabilité des flux commerciaux d’or, une transparence accrue des activités du secteur, ainsi que la garantie d’un revenu pour les 30 000 mineurs artisanaux, afin de leur éviter la tentation de grossir les rangs de groupes criminels. 

 

La réponse mauritanienne

La Mauritanie, îlot de stabilité dans une région en proie aux troubles, cherche ainsi à éviter un scénario à la soudanaise, où des groupes armés d’obédience islamiste ont traité ces dernières années directement avec des acteurs étrangers et ont tenté de dépouiller le pays de ses ressources. 

En 2020, les autorités mauritaniennes ont mis sur pied un nouveau cadre pour donner un début de réglementation à l’activité des mineurs d’or indépendants, dont la production représente jusqu’à un tiers de celle des compagnies ayant pignon sur rue. Malgré cette mesure, 70% de la production d’or continuerait de quitter le territoire tous les ans via les filières de trafic trans-sahéliennes liées a des mouvements djihadistes, qui réactivent les routes commerciales multiséculaires de l’Ouest africain. 

Face à ce constat alarmant, les autorités de Nouakchott veulent durcir encore le cadre légal régissant le secteur aurifère, ce qui ne manque pas de froisser les orpailleurs, qui mènent des campagnes d’influence agressive. La solution passera probablement en partie par un démantèlement du marché noir et les réseaux de circuit informel à travers une formalisation assez soutenue de la commercialisation de la production artisanale de l’or. Les pouvoirs publics ont commencé ce travail sous le contrôle de l’Agence nationale Maaden à travers un renforcement du dispositif sécuritaire mauritanien dans cette région, mais aussi par un durcissement du dispositif juridique. Nouakchott peut déjà se prévaloir d’une « armée des sables » rompue aux exigences de son terrain et bien entraînée.

En définitive, l’expansion du trafic d’or représente un risque nouveau. Non seulement pour la stabilité et le développement des pays du Sahel, et au-delà, mais aussi pour la sécurité de l’Europe et de la France. De facto, la zone n’a jamais concentré autant de risques pour Paris et Bruxelles. Et pourtant, ce sont aujourd’hui leurs rivaux stratégiques, parfois existentiels, qui y prospèrent et contribuent à faire sombrer un peu plus la région dans le chaos.

[Enquête I/II] Ethnocide des Touareg et des Peuls en cours au Mali : les victimes de Wagner témoignent

Israël, ou la persécution des chrétiens, des musulmans, des noirs… et des femmes, en 10 points stupéfiants (occultés en Occident)

par Dominique Delawarde. En plein génocide des Palestiniens à Gaza, un xième monument à la mémoire du «génocide» des juifs est érigé dans notre bonne ville de Lyon en France, fille aînée d’Israël.

Entretien de Thierry Meyssan avec Monika Berchvok

Réseau Voltaire. «Lorsque la digue cédera, et nous sommes proches de ce moment, l’Occident politique s’effondrera. Nous devons absolument nous détacher de ce radeau avant qu’il ne coule».

L’islamisation de l’Europe : qu’en est-il vraiment ?

À New York comme au Parlement belge, je rencontre de plus en plus d’interlocuteurs qui se disent convaincus que l’islamisation de Bruxelles — et de Londres, ajoutent-ils fréquemment — est désormais inéluctable et n’est plus qu’une question de temps. C’est un pronostic qui paraît audible, mais qui mérite plus que des nuances.

Commençons par relever, sans nous perdre dans les chiffres, que la progression de la population musulmane, à Bruxelles, est aussi massive que fulgurante. Depuis cinquante ans, le nombre de musulmans ne cesse de croître, et vu l’abaissement des frontières européennes, en fait quand ce n’est pas en droit, le mouvement ne semble pas prêt de s’enrayer.

 

Les chiffres

Toutefois, les chiffres ne sont pas aisés à établir. Si l’on veut rester scientifique et factuel, ce n’est pas en constatant la popularité du prénom Mohamed que l’on avancera. C’est là une fallace statistique classique — dénoncée à juste titre par Nassim Nicholas Taleb : la popularité du prénom Mohamed reste très élevée parmi les musulmans, donc à populations égales il y aura plus de Mohamed que de Pierre, Jan et Eric. Ce qui ne « prouve » strictement rien.

La dernière étude fiable sur le sujet date malheureusement de 2015/2016. C’est l’étude du Pr. Jan Hertogen, généralement considérée comme fiable et reprise par le Département d’État américain. Selon cette étude, le pourcentage de musulmans à Bruxelles était en 2015 de 24 %. Des chiffres plus récents sont fournis par le Pew Research Center, mais seulement pour la Belgique dans son ensemble, sans détail par ville. En 2016, 29 % des Bruxellois se revendiquaient musulmans. Si l’on contemple la courbe de progression, on peut estimer que le pourcentage de musulmans à Bruxelles se situe très probablement aujourd’hui en 2023 au début des 30 %.

Les chiffres n’attestent donc en rien une majorité musulmane à Bruxelles — ni sa réalité ni son imminence. Contrairement aux fantasmes d’une certaine droite qui réfléchit aussi mal que la gauche, en Europe, le taux de fécondité des femmes musulmanes s’est effondré, suivant en cela la courbe générale (même s’il reste plus élevé que chez les « natifs » : la faute à qui ?). Le fantasme d’une fécondité musulmane explosive en Europe est un pur mythe. Les préventions légitimes à l’égard de l’islam comme doctrine politique ne doivent pas nous éloigner des catégories élémentaires du raisonnement.

 

L’immigration

Bruxelles n’est pas majoritairement musulmane, et rien ne permet d’affirmer avec certitude qu’elle le deviendra. Car l’immigration n’est pas une donnée invariable, à l’instar de la gravitation universelle. Force est de constater que, dans l’ensemble de l’Europe sauf la Wallonie, nous assistons à l’ascension au pouvoir de partis et personnalités qui tendent vers l’immigration zéro, à tout le moins un moratoire sur l’immigration. Qu’on approuve ou pas cette tendance, c’est un fait.

Car, en dépit des allégations de la gauche, qui présente l’immigration vers l’Europe comme inéluctable, l’immigration n’a strictement rien d’inéluctable. C’est la jurisprudence de la CEDH qui a créé le chaos migratoire actuel, en combinaison avec le Wir Shaffen Das de Angela Merkel.

L’immigration n’est pas une sorte de catastrophe naturelle qui s’abattrait sur l’Europe, inévitablement, à l’instar d’une invasion de sauterelles ou d’un orage d’été. Le chaos migratoire que nous connaissons, en Europe, est un phénomène purement humain, causé par des politiques et des juges.

Or, ce qui a été fait peut être défait. L’afflux de migrants que nous connaissons actuellement peut s’interrompre — après-demain, en neutralisant la CEDH. De ce point de vue, il sera intéressant d’observer ce que fera aux Pays-Bas Geert Wilders, qui a certes mis de l’eau dans son vin, mais qui souhaite mordicus mettre un terme au déferlement migratoire que connaît son joli pays. Sortir de la CEDH est une option — parmi d’autres.

 

La tentation de l’essentialisation

L’implantation massive de populations musulmanes en Europe — 50 millions de personnes en 2030, selon le Pew Research Center — est vécue de façon douloureuse et même dramatique quand dans le même temps une fraction notable de ces populations se radicalise. Par exemple, à la faveur du conflit israélo-palestinien. En France, l’écrasante majorité des actes et agressions antisémites est le fait de musulmans. En Belgique, les préjugés antisémites sont nettement plus répandus parmi les musulmans. Les défilés propalestiniens depuis le 7 octobre sont, trop souvent, le prétexte de slogans antisémites haineux comme nos rues n’en ont plus connu depuis les meetings du NSDAP dans les années trente et quarante du XXe siècle.

Pour autant, il faut se garder de la tentation de cette essentialisation tellement répandue à gauche : l’islam n’est pas une race, ni une fatalité. L’islam est une doctrine politique. On en sort comme on sort du socialisme, de l’écologisme, ou de la religion catholique. Je ne prétends pas que la majorité des musulmans d’Europe reniera l’islam — rien ne permet de le présager — ni que l’islam en Europe se pliera aux normes et valeurs de la civilisation occidentale : là encore, rien ne l’annonce.

Mais considérer que l’islam est une sorte de bloc infrangible, de Sphinx face au temps, qui se maintiendra immuable dans la courbe des siècles, abrogeant tout autre facteur, écrasant toute autre considération, revient à raisonner comme un islamiste, pour qui l’Univers se réduit à l’islam et selon lequel sortir de l’islam est un crime indicible.

Dis autrement, considérer dès à présent que Bruxelles — Paris, Londres — deviendra immanquablement islamique a fortiori islamiste revient à commettre une erreur de fait, et offrir par avance la victoire aux pires extrémistes parmi les musulmans. C’est le type par excellence de cette pensée défaitiste, dont Churchill enseignait dans sa somme magistrale Second World War qu’elle était, dès 1939, plus menaçante que l’ensemble des divisions nazies.

Gaza et l’immigration musulmane en Europe

par Israël Shamir. Pourquoi la communauté juive est-elle si désireuse d’importer autant de musulmans que possible en Europe et aux États-Unis, tout en préparant en même temps le génocide de Gaza ?

Égypte. L'énigme des défaites de la gauche

Si la rue égyptienne a toujours paru favorable à l'émergence d'un pouvoir de gauche, ce courant politique ne cesse, depuis quelques décennies, de perdre la bataille face aux islamistes et au pouvoir. En cause, un manque d'autonomie favorisé par les régimes des présidents Gamal Abdel Nasser et Anouar El-Sadate, ainsi qu'une tendance à mettre en avant les débats « identitaires » au détriment des problèmes socio-économiques.

La rue égyptienne, c'est la gauche. Pourtant, le changement [politique] n'a jamais dépassé les limites d'une révolution radicale à l'intérieur des centres de pouvoir. Cela signifie qu'il n'y a pas encore d'organisation représentant la rue et capable d'apporter un changement dans la société en changeant l'autorité elle-même. Dans la plupart des régions du monde, la rue est nécessairement de gauche, puisqu'elle est le symbole politique des masses ouvrières, des travailleurs agricoles et des couches progressistes de la petite bourgeoisie. Cependant, dans d'autres pays, la rue a ses propres représentants et organisations, et ce sont eux qui s'engagent, de manière pacifique ou dans une confrontation directe avec le pouvoir en place. Quant à la rue égyptienne, elle n'est pas seulement de gauche, elle est « la » gauche.

Ces mots sont ceux de l'éminent écrivain marxiste Ghali Shoukri1, qui réfléchissait, à la fin des années 1970, à l'évolution de la gauche égyptienne dans le contexte des changements politiques majeurs survenus depuis les années 1920. Shoukri a écrit ces mots il y a 45 ans. Pourtant, ses observations permettent de comprendre les contradictions fondamentales de la gauche qui se sont confirmées durant la période de la révolution du 25 janvier (2011-2013). Les idées de ce courant politique sur la justice sociale et économique résonnent fortement dans le champ de la politique contestataire. Cependant, sa capacité d'influence et sa présence dans la vie politique officielle — élections, législations, politique des partis, etc. — est, au mieux, ténue. Le même paradoxe s'est confirmé après la chute du président Hosni Moubarak en 2011 à la suite du soulèvement national, avec une « rue » de gauche omniprésente, mais dépourvue d'organisations représentatives.

Les espoirs des manifestants

Le soulèvement de 2011, dont le slogan central était « pain, liberté et justice sociale », a fait naître l'espoir d'une nouvelle ère politique pour la gauche qui représentait ces revendications populaires en matière de droits sociaux et économiques. Cet espoir n'était pas insensé, ces revendications ayant été un moteur politique avant et pendant le soulèvement du 25 janvier. Grâce à des décennies de politiques conformes au « Consensus de Washington »2, les dernières années du mandat d'Hosni Moubarak ont été marquées par un mécontentement généralisé qui s'est exprimé par la multiplication des mouvements de protestation et de grève. En février 2011, l'action des travailleurs a sans doute été essentielle pour faire pencher la balance en faveur des manifestants de la place Tahrir qui réclamaient le départ de Moubarak. En d'autres termes, la promesse d'une politique de gauche était dans l'air. C'est du moins ce qu'il semblait.

En moins d'un an, une réalité différente est apparue. Les Frères musulmans ont remporté les élections présidentielle et législatives, orientant le débat politique parmi les élites vers la question de l'identité religieuse de l'État. Pendant ce temps, les forces politiques de gauche, qu'il s'agisse de nouveaux venus ou de vétérans, ont obtenu des résultats médiocres lors de chaque scrutin national. Leurs voix et leurs programmes ont souvent été noyés au sein de diverses coalitions laïques unifiées dont le principal objectif était de contrer les courants islamistes, mais qui avaient des orientations économiques diverses, voire contradictoires. En d'autres termes, les contours de la politique nationale organisée ont été dépassés par la bipolarité islamistes contre « laïques », même si la « rue », pour reprendre l'expression de Shoukri, est restée de gauche.

« Plus d'identité, moins de classe »

Le paradoxe de la gauche égyptienne n'est en aucun cas unique. La mise à l'écart progressive des conflits de classe au profit des conflits d'identité dans la politique nationale fait partie d'une tendance mondiale, ou de ce que je décris dans mon livre Classless Politics3 comme « plus d'identité, moins de classe » (« more identity, less class »). Malgré la prévalence des inégalités sociales et économiques et l'obsession des rencontres entre classes dans les médias grand public et la production artistique, les coalitions redistributives et la gauche ont cédé du terrain au populisme de droite et aux mouvements ethnonationalistes dans de nombreuses régions du monde.

S'appuyant sur l'expérience des démocraties industrielles avancées, les chercheurs ont attribué ce phénomène à une série de facteurs, notamment au succès des mouvements populistes de droite dans la conquête du soutien des classes traditionnellement alliées aux partis de gauche, ainsi qu'au rôle de l'immigration, de la diversité culturelle et de l'intégration régionale dans l'alimentation des réactions ethnonationalistes. On peut aussi ajouter l'échec de la « gauche post-matérialiste » à concevoir des alternatives réalistes au statu quo néolibéral.

La particularité du parcours de l'Égypte vers « plus d'identité, moins de classe » en revanche est qu'il n'est pas le produit de développements récents ou contemporains. Il s'étale plutôt sur plusieurs décennies. Certes, on pourrait pontifier à l'infini sur les faux pas des forces de gauche dans l'Égypte d'après 2011 : manque d'organisation pendant les périodes électorales, échec à concevoir des programmes attrayants, incapacité à sortir de leur bulle cairote, faible mobilisation pour contrer le discours anti-ouvrier porté par les élites politiques après l'éviction de Moubarak, soutien au coup d'État d'Abdel Fattah Al-Sissi du 3 juillet 2013, et bien d'autres choses encore.

Au-delà de sa pertinence, ce raisonnement ne tient pas compte de l'histoire. Il part du principe que la faiblesse de la gauche peut être réduite à un ensemble d'actions qui se sont produites en 2011-2013, comme si l'histoire ne commençait que le 25 janvier 2011. Il manque ici une compréhension de la manière dont le champ politique de l'Égypte a penché en faveur des islamistes et contre la gauche. Creuser cette question nous oblige à nous interroger : pourquoi une grande organisation politique de gauche n'a-t-elle jamais émergé en Égypte dans les décennies précédant 2011 ? Et pourquoi une organisation islamiste forte a, elle, réussi à survivre aux turbulences de l'ère Moubarak, pour se trouver dans une position politiquement confortable en 2011 ?

L'héritage de Nasser et de Sadate

Pour répondre à ces questions, il faut plonger dans les contextes et les conséquences de deux interventions historiques qui ont sans doute façonné l'équilibre du pouvoir à long terme entre les forces islamistes et les forces de gauche.

La première est la politique d'Anouar El-Sadate à l'égard du mouvement islamiste dans les années 1970. La seconde est la politique de Gamal Abdel Nasser à l'égard du mouvement communiste au cours de la décennie précédente. La combinaison de ces deux interventions, comme je le développe dans Classless Politics, a eu un impact durable sur la structure contemporaine du champ politique égyptien. En effet, ces politiques ont placé les courants islamistes et de gauche sur des « voies divergentes de développement institutionnel », structurant l'évolution de leurs organisations, notamment en ce qui concerne leur autonomie par rapport à l'État. Comprendre les origines et les effets de ces deux voies divergentes permet de saisir les sources des malheurs de la gauche après 2011.

Alors que le président Sadate était confronté à une forte opposition de gauche à ses tentatives de libéralisation économique et de réorientation des alliances de l'Égypte vers les États-Unis, il a eu recours à ce que j'appelle des « politiques d'incorporation islamiste ». Ce concept analytique désigne l'ouverture de l'espace politique aux courants islamistes dans le but d'écarter et de contenir les opposants de gauche du régime. Les principaux bénéficiaires de cet environnement relativement ouvert ont été le mouvement étudiant islamiste naissant et les Frères musulmans.

Les dirigeants de la confrérie, qui venaient d'être libérés de prison, tentaient de relancer leur organisation après avoir subi des décennies de répression sous Nasser. Grâce à l'attitude laxiste de Sadate, les leaders vieillissants ont pu obtenir le soutien d'une grande partie du mouvement étudiant islamiste. Comme l'explique l'historien Abdullah Al-Arian dans Answering the Call4, c'est cette génération d'étudiants activistes qui a rendu possible le retour de la confrérie sur la scène politique, notamment à un moment où sa survie en tant qu'organisation politique était loin d'être assurée.

De manière tout aussi importante, la confrérie est parvenue à tracer la voie à suivre pour se reconstituer sans compromettre son indépendance vis-à-vis de l'État. Sadate a tenté de la maintenir ainsi que le mouvement étudiant islamiste sous le contrôle de son parti et de son appareil de sécurité. Il a échoué. Cet échec a permis aux Frères musulmans de se développer de manière autonome au cours des décennies suivantes, contrairement à d'autres groupes politiques d'opposition qui sont restés largement dépendants de l'État, y compris les groupes de gauche. Cette indépendance a persisté même après la mort de Sadate, en partie en raison de la dynamique des conflits au sein des Frères musulmans, mais aussi en raison du calcul stratégique du régime de Moubarak.

Des divisions anciennes

La gauche a connu un développement institutionnel très différent, qui l'a maintenue dans la dépendance de l'État et rendue vulnérable à la manipulation et à l'intervention du régime. Une fois de plus, la période de formation des années 1970 a été déterminante. Tout comme il existait un fort courant islamiste sur les campus universitaires — que les Frères musulmans ont réussi à coopter dans leurs efforts de reconstruction organisationnelle —, il existait un courant de gauche prometteur et dynamique. Mais contrairement à l'expérience des courants islamistes, l'énergie de ce mouvement de gauche n'a jamais été canalisée dans une organisation politique unie et pérenne.

En l'absence d'une force politique de gauche crédible et organisée, capable d'unifier l'opposition fragmentée qui contestait les projets économiques et de politique étrangère de Sadate, l'idée que des courants de gauche auraient pu reproduire l'expérience de leurs homologues islamistes était inconcevable. Les organisations communistes qui existaient avant les années 1970 s'étaient dissoutes sous la pression de Nasser, et nombre de leurs dirigeants et militants avaient ensuite rejoint l'organisation de l'avant-garde, bras politique de l'Union socialiste arabe, le parti unique au pouvoir. Le président panarabiste a capitalisé sur les divisions chroniques entre les dirigeants communistes, comme cela avait été le cas au cours des décennies précédentes. Quoi qu'il en soit, la capitulation des communistes face à Nasser en 1965 (date où le Parti communiste s'autodissout) façonnera le destin politique de la gauche pendant des décennies. Plus immédiatement, cela signifiait qu'au début de l'ère de l'infitah5, la gauche était en désarroi, manquant de leadership pour unir une opposition dispersée — bien que faisant beaucoup de bruit — à l'administration de droite de Sadate.

Certes, les groupes communistes clandestins qui ont émergé sur la scène politique contestataire ont réussi à mener une lutte courageuse, en prenant parfois racine au sein des mouvements étudiants et syndicaux, malgré un climat politique défavorable, sans parler du fait que les syndicats avaient été maintenus dans un cadre néocorporatiste restrictif contrôlé par l'État depuis les années 1950. Néanmoins, ces groupes ont été largement contenus, voire écrasés par un appareil de sécurité qui, pendant une grande partie des années 1970, était obsédé par les militants de gauche. Ces derniers ne jouissaient pas de la même latitude que celle accordée à leurs homologues islamistes.

De même, la gauche légale, ou les secteurs de la gauche qui étaient autorisés à participer à la vie politique officielle, comme le parti dit du Rassemblement (Al-Tagammo')6, étaient soumis à la répression de l'État sous le régime de Sadate. La tragédie du Rassemblement était toutefois, dans une large mesure, due au cadre juridique et politique défavorable dans lequel il opérait, et qui a persisté sous Moubarak. Ce cadre a compromis l'autonomie du parti, renforcé sa dépendance à l'égard de l'État et l'a exposé à des interventions du régime qui ont sapé les liens autrefois significatifs du parti avec le monde du travail. Ainsi, son expérience, au début prometteuse, a finalement été réduite à néant.

Alliance avec Moubarak

Au-delà de la question de la répression, le Rassemblement a ensuite subi une transformation interne dans les années 1980, en réponse à l'ascension politique des courants islamistes que ses membres percevaient comme une menace. Cette préoccupation a poussé sa direction à s'allier au régime de Moubarak sous la bannière de la résistance à la « menace islamiste ». Trop préoccupé par la confrontation avec les islamistes sur l'identité de l'État, souvent aux côtés de l'establishment culturel de Moubarak, le Rassemblement a perdu une grande partie de sa capacité à monter une opposition crédible au régime, ou à articuler une alternative significative aux politiques de libéralisation économique menées par l'État. En d'autres termes, la gauche a accepté de centrer le débat, comme le souhaitaient les islamistes, autour de l'identité religieuse de l'État et des guerres culturelles, loin des questions de redistribution et des priorités économiques.

Ainsi, l'histoire de la gauche égyptienne est-elle celle d'un développement institutionnel qui a empêché les organisations de gauche indépendantes d'émerger, de se développer et de survivre sur le modèle des Frères musulmans. Les politiques respectives de Nasser et de Sadate ont exclu la possibilité d'une telle évolution. Le premier a fait pression sur les partis communistes indépendants pour qu'ils s'autodissolvent, en cooptant une grande partie de leurs cadres dans l'appareil d'État. C'est ainsi qu'il a pu obtenir des communistes ce que Sadate n'a jamais pu avoir avec les Frères musulmans : le renoncement à leur autonomie. Ainsi, à la veille de l'infitah, la gauche était mal équipée pour reproduire l'expérience de la confrérie en ravivant sa présence politique et organisationnelle.

La divergence des voies empruntées par les courants islamistes et par la gauche a laissé une marque durable sur la configuration de la politique dans les décennies suivantes, en particulier à la veille de la chute de Moubarak en 2011. On ne peut parler de l'incapacité de la gauche à concurrencer les réussites des islamistes sans revenir à ce contexte historique. Il ne s'agit en aucun cas d'un déterminisme structurel ou d'une négligence des fautes et des erreurs commises par la gauche durant la période révolutionnaire. Mais le champ politique hérité des époques autoritaires précédentes a lourdement pesé.

C'est ce contexte historique qui nous permet d'éclairer cette énigme de la gauche égyptienne, cette tension entre deux réalités. La première est, selon la description de Ghali Shoukri, une rue de gauche qui ne peut se représenter qu'à travers une action politique contestataire. L'autre est une sphère politique institutionnelle qui, dans les moments d'ouverture politique, tend à refléter, non pas la rue, mais le champ politique asymétrique que les anciens autocrates avaient construit.

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Traduit de l'anglais par Sarra Grira.


1Athawra Al mudadda fi Masr, Autorité générale égyptienne du livre, 1978 ; ce livre a été traduit en français en 1978 par les éditions Sycomore sous le titre Égypte. La contre-révolution.

2NDLR. Le Consensus de Washington est un accord tacite visant à conditionner les aides financières aux pays en développement à des pratiques « de bonne gouvernance » telles que définies par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale. Voir Angela Joya, The Roots of Revolt. A Political Economy of Egypt from Nasser to Mubarak, Cambridge University Press, mars 2020.

3Classless Politics. Islamist Movements, the Left, and Authoritarian Legacies in Egypt, Columbia University press, 2022.

4Answering the Call. Popular Islamic Activism in Sadat's Egypt, Oxford University Press, 2014.

5NDLR. Littéralement « l'ouverture », le mot désigne la politique menée par le président Sadate qui rompt avec la politique socialiste de son prédécesseur Nasser, libéralise l'économie et privatise une partie du secteur public.

6NDLR. Al-Tagammo' ou « le Rassemblement », de son nom complet Parti du rassemblement unioniste progressiste national. Il s'agit d'un des principaux partis de la gauche égyptienne, fondé en 1976 après la dissolution de l'Union socialiste arabe. Son fondateur et leader historique est le communiste Khaled Mohieddine, un des officiers libres « rouges » de la révolution du 23 juillet 1952.

Égypte. L'énigme des défaites de la gauche

Si la rue égyptienne a toujours paru favorable à l'émergence d'un pouvoir de gauche, ce courant politique ne cesse, depuis quelques décennies, de perdre la bataille face aux islamistes et au pouvoir. En cause, un manque d'autonomie favorisé par les régimes des présidents Gamal Abdel Nasser et Anouar El-Sadate, ainsi qu'une tendance à mettre en avant les débats « identitaires » au détriment des problèmes socio-économiques.

La rue égyptienne, c'est la gauche. Pourtant, le changement [politique] n'a jamais dépassé les limites d'une révolution radicale à l'intérieur des centres de pouvoir. Cela signifie qu'il n'y a pas encore d'organisation représentant la rue et capable d'apporter un changement dans la société en changeant l'autorité elle-même. Dans la plupart des régions du monde, la rue est nécessairement de gauche, puisqu'elle est le symbole politique des masses ouvrières, des travailleurs agricoles et des couches progressistes de la petite bourgeoisie. Cependant, dans d'autres pays, la rue a ses propres représentants et organisations, et ce sont eux qui s'engagent, de manière pacifique ou dans une confrontation directe avec le pouvoir en place. Quant à la rue égyptienne, elle n'est pas seulement de gauche, elle est « la » gauche.

Ces mots sont ceux de l'éminent écrivain marxiste Ghali Shoukri1, qui réfléchissait, à la fin des années 1970, à l'évolution de la gauche égyptienne dans le contexte des changements politiques majeurs survenus depuis les années 1920. Shoukri a écrit ces mots il y a 45 ans. Pourtant, ses observations permettent de comprendre les contradictions fondamentales de la gauche qui se sont confirmées durant la période de la révolution du 25 janvier (2011-2013). Les idées de ce courant politique sur la justice sociale et économique résonnent fortement dans le champ de la politique contestataire. Cependant, sa capacité d'influence et sa présence dans la vie politique officielle — élections, législations, politique des partis, etc. — est, au mieux, ténue. Le même paradoxe s'est confirmé après la chute du président Hosni Moubarak en 2011 à la suite du soulèvement national, avec une « rue » de gauche omniprésente, mais dépourvue d'organisations représentatives.

Les espoirs des manifestants

Le soulèvement de 2011, dont le slogan central était « pain, liberté et justice sociale », a fait naître l'espoir d'une nouvelle ère politique pour la gauche qui représentait ces revendications populaires en matière de droits sociaux et économiques. Cet espoir n'était pas insensé, ces revendications ayant été un moteur politique avant et pendant le soulèvement du 25 janvier. Grâce à des décennies de politiques conformes au « Consensus de Washington »2, les dernières années du mandat d'Hosni Moubarak ont été marquées par un mécontentement généralisé qui s'est exprimé par la multiplication des mouvements de protestation et de grève. En février 2011, l'action des travailleurs a sans doute été essentielle pour faire pencher la balance en faveur des manifestants de la place Tahrir qui réclamaient le départ de Moubarak. En d'autres termes, la promesse d'une politique de gauche était dans l'air. C'est du moins ce qu'il semblait.

En moins d'un an, une réalité différente est apparue. Les Frères musulmans ont remporté les élections présidentielle et législatives, orientant le débat politique parmi les élites vers la question de l'identité religieuse de l'État. Pendant ce temps, les forces politiques de gauche, qu'il s'agisse de nouveaux venus ou de vétérans, ont obtenu des résultats médiocres lors de chaque scrutin national. Leurs voix et leurs programmes ont souvent été noyés au sein de diverses coalitions laïques unifiées dont le principal objectif était de contrer les courants islamistes, mais qui avaient des orientations économiques diverses, voire contradictoires. En d'autres termes, les contours de la politique nationale organisée ont été dépassés par la bipolarité islamistes contre « laïques », même si la « rue », pour reprendre l'expression de Shoukri, est restée de gauche.

« Plus d'identité, moins de classe »

Le paradoxe de la gauche égyptienne n'est en aucun cas unique. La mise à l'écart progressive des conflits de classe au profit des conflits d'identité dans la politique nationale fait partie d'une tendance mondiale, ou de ce que je décris dans mon livre Classless Politics3 comme « plus d'identité, moins de classe » (« more identity, less class »). Malgré la prévalence des inégalités sociales et économiques et l'obsession des rencontres entre classes dans les médias grand public et la production artistique, les coalitions redistributives et la gauche ont cédé du terrain au populisme de droite et aux mouvements ethnonationalistes dans de nombreuses régions du monde.

S'appuyant sur l'expérience des démocraties industrielles avancées, les chercheurs ont attribué ce phénomène à une série de facteurs, notamment au succès des mouvements populistes de droite dans la conquête du soutien des classes traditionnellement alliées aux partis de gauche, ainsi qu'au rôle de l'immigration, de la diversité culturelle et de l'intégration régionale dans l'alimentation des réactions ethnonationalistes. On peut aussi ajouter l'échec de la « gauche post-matérialiste » à concevoir des alternatives réalistes au statu quo néolibéral.

La particularité du parcours de l'Égypte vers « plus d'identité, moins de classe » en revanche est qu'il n'est pas le produit de développements récents ou contemporains. Il s'étale plutôt sur plusieurs décennies. Certes, on pourrait pontifier à l'infini sur les faux pas des forces de gauche dans l'Égypte d'après 2011 : manque d'organisation pendant les périodes électorales, échec à concevoir des programmes attrayants, incapacité à sortir de leur bulle cairote, faible mobilisation pour contrer le discours anti-ouvrier porté par les élites politiques après l'éviction de Moubarak, soutien au coup d'État d'Abdel Fattah Al-Sissi du 3 juillet 2013, et bien d'autres choses encore.

Au-delà de sa pertinence, ce raisonnement ne tient pas compte de l'histoire. Il part du principe que la faiblesse de la gauche peut être réduite à un ensemble d'actions qui se sont produites en 2011-2013, comme si l'histoire ne commençait que le 25 janvier 2011. Il manque ici une compréhension de la manière dont le champ politique de l'Égypte a penché en faveur des islamistes et contre la gauche. Creuser cette question nous oblige à nous interroger : pourquoi une grande organisation politique de gauche n'a-t-elle jamais émergé en Égypte dans les décennies précédant 2011 ? Et pourquoi une organisation islamiste forte a, elle, réussi à survivre aux turbulences de l'ère Moubarak, pour se trouver dans une position politiquement confortable en 2011 ?

L'héritage de Nasser et de Sadate

Pour répondre à ces questions, il faut plonger dans les contextes et les conséquences de deux interventions historiques qui ont sans doute façonné l'équilibre du pouvoir à long terme entre les forces islamistes et les forces de gauche.

La première est la politique d'Anouar El-Sadate à l'égard du mouvement islamiste dans les années 1970. La seconde est la politique de Gamal Abdel Nasser à l'égard du mouvement communiste au cours de la décennie précédente. La combinaison de ces deux interventions, comme je le développe dans Classless Politics, a eu un impact durable sur la structure contemporaine du champ politique égyptien. En effet, ces politiques ont placé les courants islamistes et de gauche sur des « voies divergentes de développement institutionnel », structurant l'évolution de leurs organisations, notamment en ce qui concerne leur autonomie par rapport à l'État. Comprendre les origines et les effets de ces deux voies divergentes permet de saisir les sources des malheurs de la gauche après 2011.

Alors que le président Sadate était confronté à une forte opposition de gauche à ses tentatives de libéralisation économique et de réorientation des alliances de l'Égypte vers les États-Unis, il a eu recours à ce que j'appelle des « politiques d'incorporation islamiste ». Ce concept analytique désigne l'ouverture de l'espace politique aux courants islamistes dans le but d'écarter et de contenir les opposants de gauche du régime. Les principaux bénéficiaires de cet environnement relativement ouvert ont été le mouvement étudiant islamiste naissant et les Frères musulmans.

Les dirigeants de la confrérie, qui venaient d'être libérés de prison, tentaient de relancer leur organisation après avoir subi des décennies de répression sous Nasser. Grâce à l'attitude laxiste de Sadate, les leaders vieillissants ont pu obtenir le soutien d'une grande partie du mouvement étudiant islamiste. Comme l'explique l'historien Abdullah Al-Arian dans Answering the Call4, c'est cette génération d'étudiants activistes qui a rendu possible le retour de la confrérie sur la scène politique, notamment à un moment où sa survie en tant qu'organisation politique était loin d'être assurée.

De manière tout aussi importante, la confrérie est parvenue à tracer la voie à suivre pour se reconstituer sans compromettre son indépendance vis-à-vis de l'État. Sadate a tenté de la maintenir ainsi que le mouvement étudiant islamiste sous le contrôle de son parti et de son appareil de sécurité. Il a échoué. Cet échec a permis aux Frères musulmans de se développer de manière autonome au cours des décennies suivantes, contrairement à d'autres groupes politiques d'opposition qui sont restés largement dépendants de l'État, y compris les groupes de gauche. Cette indépendance a persisté même après la mort de Sadate, en partie en raison de la dynamique des conflits au sein des Frères musulmans, mais aussi en raison du calcul stratégique du régime de Moubarak.

Des divisions anciennes

La gauche a connu un développement institutionnel très différent, qui l'a maintenue dans la dépendance de l'État et rendue vulnérable à la manipulation et à l'intervention du régime. Une fois de plus, la période de formation des années 1970 a été déterminante. Tout comme il existait un fort courant islamiste sur les campus universitaires — que les Frères musulmans ont réussi à coopter dans leurs efforts de reconstruction organisationnelle —, il existait un courant de gauche prometteur et dynamique. Mais contrairement à l'expérience des courants islamistes, l'énergie de ce mouvement de gauche n'a jamais été canalisée dans une organisation politique unie et pérenne.

En l'absence d'une force politique de gauche crédible et organisée, capable d'unifier l'opposition fragmentée qui contestait les projets économiques et de politique étrangère de Sadate, l'idée que des courants de gauche auraient pu reproduire l'expérience de leurs homologues islamistes était inconcevable. Les organisations communistes qui existaient avant les années 1970 s'étaient dissoutes sous la pression de Nasser, et nombre de leurs dirigeants et militants avaient ensuite rejoint l'organisation de l'avant-garde, bras politique de l'Union socialiste arabe, le parti unique au pouvoir. Le président panarabiste a capitalisé sur les divisions chroniques entre les dirigeants communistes, comme cela avait été le cas au cours des décennies précédentes. Quoi qu'il en soit, la capitulation des communistes face à Nasser en 1965 (date où le Parti communiste s'autodissout) façonnera le destin politique de la gauche pendant des décennies. Plus immédiatement, cela signifiait qu'au début de l'ère de l'infitah5, la gauche était en désarroi, manquant de leadership pour unir une opposition dispersée — bien que faisant beaucoup de bruit — à l'administration de droite de Sadate.

Certes, les groupes communistes clandestins qui ont émergé sur la scène politique contestataire ont réussi à mener une lutte courageuse, en prenant parfois racine au sein des mouvements étudiants et syndicaux, malgré un climat politique défavorable, sans parler du fait que les syndicats avaient été maintenus dans un cadre néocorporatiste restrictif contrôlé par l'État depuis les années 1950. Néanmoins, ces groupes ont été largement contenus, voire écrasés par un appareil de sécurité qui, pendant une grande partie des années 1970, était obsédé par les militants de gauche. Ces derniers ne jouissaient pas de la même latitude que celle accordée à leurs homologues islamistes.

De même, la gauche légale, ou les secteurs de la gauche qui étaient autorisés à participer à la vie politique officielle, comme le parti dit du Rassemblement (Al-Tagammo')6, étaient soumis à la répression de l'État sous le régime de Sadate. La tragédie du Rassemblement était toutefois, dans une large mesure, due au cadre juridique et politique défavorable dans lequel il opérait, et qui a persisté sous Moubarak. Ce cadre a compromis l'autonomie du parti, renforcé sa dépendance à l'égard de l'État et l'a exposé à des interventions du régime qui ont sapé les liens autrefois significatifs du parti avec le monde du travail. Ainsi, son expérience, au début prometteuse, a finalement été réduite à néant.

Alliance avec Moubarak

Au-delà de la question de la répression, le Rassemblement a ensuite subi une transformation interne dans les années 1980, en réponse à l'ascension politique des courants islamistes que ses membres percevaient comme une menace. Cette préoccupation a poussé sa direction à s'allier au régime de Moubarak sous la bannière de la résistance à la « menace islamiste ». Trop préoccupé par la confrontation avec les islamistes sur l'identité de l'État, souvent aux côtés de l'establishment culturel de Moubarak, le Rassemblement a perdu une grande partie de sa capacité à monter une opposition crédible au régime, ou à articuler une alternative significative aux politiques de libéralisation économique menées par l'État. En d'autres termes, la gauche a accepté de centrer le débat, comme le souhaitaient les islamistes, autour de l'identité religieuse de l'État et des guerres culturelles, loin des questions de redistribution et des priorités économiques.

Ainsi, l'histoire de la gauche égyptienne est-elle celle d'un développement institutionnel qui a empêché les organisations de gauche indépendantes d'émerger, de se développer et de survivre sur le modèle des Frères musulmans. Les politiques respectives de Nasser et de Sadate ont exclu la possibilité d'une telle évolution. Le premier a fait pression sur les partis communistes indépendants pour qu'ils s'autodissolvent, en cooptant une grande partie de leurs cadres dans l'appareil d'État. C'est ainsi qu'il a pu obtenir des communistes ce que Sadate n'a jamais pu avoir avec les Frères musulmans : le renoncement à leur autonomie. Ainsi, à la veille de l'infitah, la gauche était mal équipée pour reproduire l'expérience de la confrérie en ravivant sa présence politique et organisationnelle.

La divergence des voies empruntées par les courants islamistes et par la gauche a laissé une marque durable sur la configuration de la politique dans les décennies suivantes, en particulier à la veille de la chute de Moubarak en 2011. On ne peut parler de l'incapacité de la gauche à concurrencer les réussites des islamistes sans revenir à ce contexte historique. Il ne s'agit en aucun cas d'un déterminisme structurel ou d'une négligence des fautes et des erreurs commises par la gauche durant la période révolutionnaire. Mais le champ politique hérité des époques autoritaires précédentes a lourdement pesé.

C'est ce contexte historique qui nous permet d'éclairer cette énigme de la gauche égyptienne, cette tension entre deux réalités. La première est, selon la description de Ghali Shoukri, une rue de gauche qui ne peut se représenter qu'à travers une action politique contestataire. L'autre est une sphère politique institutionnelle qui, dans les moments d'ouverture politique, tend à refléter, non pas la rue, mais le champ politique asymétrique que les anciens autocrates avaient construit.

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Traduit de l'anglais par Sarra Grira.


1Athawra Al mudadda fi Masr, Autorité générale égyptienne du livre, 1978 ; ce livre a été traduit en français en 1978 par les éditions Sycomore sous le titre Égypte. La contre-révolution.

2NDLR. Le Consensus de Washington est un accord tacite visant à conditionner les aides financières aux pays en développement à des pratiques « de bonne gouvernance » telles que définies par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale. Voir Angela Joya, The Roots of Revolt. A Political Economy of Egypt from Nasser to Mubarak, Cambridge University Press, mars 2020.

3Classless Politics. Islamist Movements, the Left, and Authoritarian Legacies in Egypt, Columbia University press, 2022.

4Answering the Call. Popular Islamic Activism in Sadat's Egypt, Oxford University Press, 2014.

5NDLR. Littéralement « l'ouverture », le mot désigne la politique menée par le président Sadate qui rompt avec la politique socialiste de son prédécesseur Nasser, libéralise l'économie et privatise une partie du secteur public.

6NDLR. Al-Tagammo' ou « le Rassemblement », de son nom complet Parti du rassemblement unioniste progressiste national. Il s'agit d'un des principaux partis de la gauche égyptienne, fondé en 1976 après la dissolution de l'Union socialiste arabe. Son fondateur et leader historique est le communiste Khaled Mohieddine, un des officiers libres « rouges » de la révolution du 23 juillet 1952.

Le Hamas et le pétrole, par Epifan

Nous avons relaté au Courrier des Stratège la présence d’importantes réserves de gaz offshore dans la zone maritime de la bande de Gaza, ainsi que ses conséquences, liées au renouvellement des droits à exploration en 2024. En d’autres termes, une possible cause de la guerre actuelle entre Israël et le Hamas, mais surtout de l’ingérence américaine sur cette question d’énergie et de pactole à saisir. Nous abordons aujourd’hui une autre facette, complémentaire à la situation précédente et qui concerne le « Hamas et le pétrole ». Ainsi que nous l’avions indiqué précédemment à propos de l’« or bleu » de Gaza, la maîtrise des sources énergétiques fossiles, en particulier le pétrole, est un facteur de conflit depuis le 19e siècle, c’est-à-dire à partir du moment où sa distillation a été perfectionnée pour produire du kérosène. On lui doit notamment la guerre de 14-18. Tout ceci conforte l’idée qu’il faut relativiser le concept de « guerre de civilisation ». Les choses sont souvent bien plus prosaïques.


Cet article initialement publié sur le site Trymava n’engage pas la ligne éditoriale du Courrier.

On écrit peu de choses sur l’existence de l’oléoduc israélien « Eilat – Ashkelon ». Le silence est de mise, mais en fait, c’est la cause profonde de la crise actuelle au Moyen-Orient. Parlons-nous franchement : tout le monde, absolument tout le monde, ne se soucie pas des souffrances des Palestiniens, chassés par les Israéliens de leurs terres et retranchés dans un petit morceau de Palestine appelé « bande de Gaza ». Et pour qu’on s’en souvienne, il a fallu l’attaque terroriste du 7 octobre perpétrée par des militants du Hamas et les atrocités de représailles israéliennes, qui se sont immédiatement transformées en un véritable génocide de la population palestinienne de Gaza.

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Youssef Hindi et Rachid Achachi : Le monde arabe est-il condamné au sous-développement ?

par Yoann. Le monde arabe n'arrive pas à retrouver son autonomie stratégique en s'érigeant en pôle géopolitique majeure. Et ce, malgré des richesses autant naturelles qu'humaines incommensurables.

Islam et immigration : un reniement libéral ?

Pour lire un point de vue différent sur la question, lire l’article d’Yves Montenay : Islam et République : une cohabitation impossible ?

Les libéraux défendent la liberté, et ne devraient donc pas vouloir limiter l’immigration. Or, ce n’est pas ce qu’on observe dans la presse ou au Parlement : la crainte des conflits communautaires et du terrorisme passe avant ce principe fondateur.

La question est plus que jamais d’actualité, d’une part à l’occasion de l’examen du projet de loi sur l’immigration, d’autre part du fait de conflits communautaires, le plus récent et le plus aigu étant celui de Gaza.

Pourquoi cette contradiction ?

 

Le cas des musulmans

Je serai direct : une des contradictions entre les principes et l’attitude de nombreux libéraux en pratique est la crainte d’une forte immigration musulmane, surtout si elle est arabe ou subsaharienne, immigration qui pourrait implanter en France des valeurs non libérales, notamment en arguant que « les lois de Dieu sont supérieures aux lois françaises ».

Or, contrairement à une idée répandue aussi bien chez les musulmans que les non musulmans, il est du devoir de tout musulman de respecter les lois locales. Mahomet, qui, dans la version officielle de l’islam, était un chef de guerre et un chef d’État n’aurait pas plaisanté avec ça.

Cette obligation de respecter les lois locales est régulièrement rappelée par les lettrés, notamment à l’occasion de la consultation demandée par Nicolas Sarkozy à un dirigeant de l’université El Azhar du Caire : un musulman mécontent des lois locales doit les respecter ou émigrer vers un pays lui convenant mieux. Ce n’est bien sûr pas ce qui est prêché dans certaines mosquées, et on voit là un premier problème de notre fonctionnement démocratique…

J’en profite pour rappeler que les musulmans sont plutôt économiquement libéraux, Mahomet ayant également été un commerçant.

Cette attitude des croyants ne doit pas être confondue avec celle des autocrates qui les dirigent souvent, et qui ont tendance à abuser de leur pouvoir pour régir l’économie, avec souvent un vague marxisme comme caution intellectuelle.

C’est d’une part l’air du temps et résulte d’autre part de l’influence de pays alliés, ou de ceux où leurs dirigeants ont fait leurs études, c’est-à-dire souvent l’URSS pour les générations précédentes, la Chine prenant aujourd’hui le relais.

Ajoutons qu’une partie des universités occidentales diffuse les mêmes erreurs.

 

Le rejet de l’immigration par tous, libéraux compris

Le primat de la liberté individuelle devrait mener les libéraux, et notamment le parti Les Républicains supposé incarner les idées libérales, à une grande ouverture à l’immigration.

Or ce n’est pas le cas. En particulier Les Républicains rejette l’article 3 du projet de loi sur l’immigration en débat au Parlement, qui pourrait permettre la régularisation automatique des parsonnes sans-papiers ayant un travail régulier depuis plusieurs années dans les métiers en tension (les modalités ne sont pas encore fixées).

Dans tous les pays, je constate aujourd’hui que l’opinion publique est majoritairement hostile à l’immigration, même pour ceux dont c’est la tradition ancienne, comme les États-Unis ou l’Australie. Dans les démocraties, le souci électoral mène donc les partis politiques à s’opposer à l’immigration… sauf ceux qui, comme La France Insoumise, estiment y trouver un réservoir de voix.

Les politiques favorables à l’immigration sont venues plutôt de gouvernants, et non des peuples, ayant eu à « remplir un pays vide » comme les États-Unis, le Canada, l’Australie… ou pour résoudre une question précise : le roi de Prusse attirant les Huguenots français expulsés par Louis XIV pour développer Berlin, les Tsars peuplant les campagnes russes de la Volga par des colons allemands, le recrutement d’artilleurs souvent français par l’Empire Ottoman…

En France, les gouvernants, conscients de la faiblesse de la fécondité française, ont encouragé plusieurs vagues d’immigration depuis plus d’un siècle.

Ces vagues ont suscité alors de violentes oppositions populaires, qu’on ne comprend plus aujourd’hui : comment avons-nous pu avoir des réactions si hostiles face à l’immigration italienne, espagnole, polonaise, juive, roumaine… dont les descendants sont aujourd’hui bien assimilés, alors qu’on se lamente de l’immigration musulmane ou subsaharienne ?

Il suffit de se rapporter à la presse de l’époque pour voir que ces immigrants étaient jugés inassimilables pour toutes sortes de « raisons évidentes », notamment leur forte foi religieuse jugée archaïque, brutale, et contraire à la laïcité. Bref, les arguments qui sont repris aujourd’hui à l’encontre des musulmans.

Cela illustre mon propos sur la confusion entre assimilation et intégration : aucun migrant ne s’assimile, même le plus francophone des Vietnamiens catholiques : ce sont les enfants ou petits-enfants qui sont assimilés.

Par contre, l’intégration, c’est-à-dire la participation au fonctionnement de la société, est souvent plus rapide, même si on reste psychologiquement étranger. La confusion entre ces deux notions complique énormément toute discussion sur l’immigration.

Une véritable vague de panique se répand dans les milieux libéraux, engendrant des articles anxiogènes, ce qui me paraît être un cercle vicieux dramatique. Pour ne pas me disputer avec des amis, je ne vais pas citer ce qui me paraît être des dérapages contre-productifs, car poussant aux conflits qu’ils proclament vouloir éviter.

Il y a bien sûr deux raisons à cette panique : les communautarisations réciproques et le terrorisme. Ce sont des problèmes extrêmement importants, mais qui ne doivent pas être analysés au détriment des fondements du libéralisme.

Commençons par l’un de ces fondements : la priorité de l’individu sur le groupe.

 

Identité nationale, communautarisme et démagogie

La notion de communautarisme est ressentie négativement par les libéraux puisqu’elle traite un individu non pas en tant que tel, mais en tant que membre d’une communauté. Par contre, l’identité nationale ressentie individuellement est considérée du domaine de la liberté des idées.

On peut élargir cette notion d’identité à la religion, dans un contexte de tolérance bien sûr : l’identité religieuse a longtemps été profonde chez les chrétiens, et l’est encore pour une partie d’entre eux, notamment en Afrique ou chez les orthodoxes. Elle reste encore très profonde aujourd’hui pour une partie des juifs et des musulmans.

On voit que la contradiction n’est pas loin : une identité nationale ou religieuse commune a souvent le communautarisme comme conséquence. En pratique, et surtout chez les démagogues, pour avoir les voix des uns, il faut stigmatiser le communautarisme chez les autres… tout en le flattant chez les électeurs que l’on recherche.

Évidemment, les autres ne sont pas les mêmes d’un parti politique à l’autre. Pour certains, ces autres sont par exemple les musulmans ou les Noirs, pour d’autres ce seront les anciens colonialistes, les racistes, voire, chez certains wokes, les Blancs en général.

Beaucoup de libéraux n’échappent pas à certaines de ces contradictions, Et j’entends des convaincus évoquer « des terroristes déguisés en réfugiés », ou « des envahisseurs » pour l’arrivée à Lampedusa de rescapés du passage de la mer Méditerranée.

On est loin des considérations individuelles qui devraient être celles des libéraux : par exemple, tel passager repêché est, non pas un Noir ou un musulman, mais un individu.

C’est par exemple une Sénégalaise soufie, d’un niveau scolaire moyen, fuyant une société patriarcale. Elle a risqué sa vie après avoir en général subi plusieurs viols, parce qu’elle n’entrait pas dans une des cases administratives fixées par la loi française (être étudiant, rejoindre une famille, exercer un emploi d’au moins 2400 euros par mois) ou parce qu’elle était excédée des lenteurs, voire des brimades des employés des consulats.

C’est bien sûr un tort de ne pas suivre la voie légale, mais ça n’en fait pas pour autant une terroriste ou un envahisseur.

En tant que libéral, je pense que l’idéal serait un traitement individuel et non administratif, par exemple par un employeur potentiel.

Au passage, attention à la caricature « des immigrés bac – 5 » qui ne correspond pas en pratique au migrant-type. Les arrivants sont soit de formation supérieure, et arrivent par les voies légales, soit issus de la classe moyenne suffisamment riche pour payer des passeurs, et ayant donc en général un niveau scolaire convenable.

Et l’immigration illégale n’est probablement  « que » de dizaines de milliers de personnes par an, à comparer à une immigration légale de 200 à 300 000 personnes.

Cela par ailleurs relativise la notion de remplacement. Même en tenant compte d’une émigration de souche importante, mais non chiffrable, nous sommes plutôt dans le domaine d’un remplacement très progressif, de plus d’un siècle sur la base des tendances actuelles.

Et remplacement par qui ? Non pas par un bloc hostile, mais par des individus extrêmement variés, et très désunis même, s’agissant de la partie musulmane de l’immigration. D’autant que l’on qualifie de musulmans les originaires de pays où cette religion est officielle, alors que seule une partie l’est vraiment, et une partie de leurs descendants encore moins.

Nous sommes loin des articles alarmistes qui se multiplient.

 

La sécurité individuelle et nationale

Les libéraux, comme la majorité de la population, sont évidemment très sensibles à la sécurité individuelle et nationale, surtout lorsque des attentats ont lieu en France, ou lorsqu’ils sont particulièrement cruels, comme en Israël le 7 octobre dernier (il ne s’agit pas ici de discuter du conflit actuel, mais de rappeler un fait brut).

Et le pouvoir craint évidemment une radicalisation en faveur de chaque camp et la méfiance, voire les violences, qui pourraient s’ensuivre, alors que les juifs de France ne sont pas plus responsables des actes du gouvernement d’extrême droite israélien que les musulmans de France ne le sont des actes du Hamas.

Mais la question ici est le lien avec l’immigration. Certes la plupart (mais pas tous) des terroristes sont de la « première » ou de la « deuxième » génération». Mais faut-il « tuer tous les rouquins, parce que l’un d’entre eux a commis un attentat ? ».

La sécurité individuelle et nationale est une mission de l’État, même pour la majorité des libéraux.

Plutôt que de l’immigration, nous sommes victimes de notre tolérance démocratique dont certaines modalités sont peut-être à revoir, et de la pression anti-police d’une partie très minoritaire, mais médiatiquement puissante de la population.

Rappelons que la plupart des États, musulmans compris, sont vigoureusement anti islamistes. La répression de ces derniers est tellement forte que certains demandent même le statut de réfugiés en France : nos lois démocratiques postulent effectivement qu’est réfugié toute personne dont la vie est menacée dans son pays, ce qui est leur cas !

Il y a probablement là aussi quelque chose à revoir…

Bref ce problème fondamental de sécurité n’est pas lié à l’immigration, mais à l’islamisme.

Je sais que je vais à l’inverse du ressenti général qui confond les deux, et je note sur des réseaux sociaux ce qui me paraît être des énormités en la matière.

Il faut revenir au fondement du libéralisme, considérer l’individu et non une catégorie ethnique ou religieuse.

 

L’analyse économique… et morale

Comme tout bon libéral, je pense que la morale et l’économie sont liées. Je suis bien conscient que cette idée est minoritaire en France. Le démontrer n’est pas l’objet de cet article, et je me borne à renvoyer à une comparaison avec les autres régimes.

Cela me semble particulièrement vrai pour le fameux article 3 du projet de loi sur l’immigration dont l’objet est de régulariser les personnes sans-papiers travaillant dans des métiers en tension.

L’objectif économique est évident, mais l’objectif moral aussi : qui travaille, par exemple, depuis plus de cinq ans dans une entreprise à la satisfaction de l’employeur n’est a priori pas un voyou.

Les Républicains, parti en principe libéral, craint « un appel d’air » si cet article est adopté. Mais quel appel d’air ? Si cela attire des gens qui pensent travailler à la satisfaction générale pendant cinq ans, c’est plutôt un appel d’air positif.

De toute façon, cette nécessité est tellement évidente que si, pour des raisons électoralistes, cet article est retiré de la loi, il sera remplacé par d’autres textes, ou des instructions aux préfets.

Je remarque d’ailleurs l’hypocrisie de certains gouvernements de l’Europe du Sud, notamment l’Italie, qui se font élire sur la base d’un rejet de l’immigration, mais qui l’autorisent au coup par coup à la demande des entreprises pour ne pas couler l’économie nationale.

Autre constatation économique souvent ignorée : les immigrés soi-disant chômeurs travaillent en général. Ils sont d’ailleurs venus pour ça, ayant des dettes à rembourser ou une famille à soutenir au pays.

Qu’on me permette ce témoignage : habitant près de la gare de Lyon, donc dans un quartier riche en entreprises d’intérim, j’en remarque une qui est occupée par des Subsahariens. Constatant que cette occupation dure, je m’adresse au chef du groupe qui arbore un brassard CGT : « Quel est le problème avec cette agence ? » Réponse : « Elle refuse de nous inscrire avec les papiers des copains, contrairement à ce que font les autres ».

La question ici n’est pas la légalité de la chose, mais la constatation que les soi-disant oisifs travaillent en réalité, et sont demandés par des employeurs. De même pour de nombreux employés de maison ou nounous, indispensables aux mères de famille diplômées faisant tourner l’économie.

Tout cela n’est certes pas légal, mais ce sont souvent les lois, plus que les hommes, qui sont imparfaites.

Plus généralement, on oublie que la grande majorité des actifs immigrés ou issus de l’immigration sont au travail, éventuellement au noir, ou sous une fausse identité.

Or, tenir compte de la valeur de la production de ces actifs renverserait complètement les études sur le coût de l’immigration, qu’elles soient fantaisistes comme la plupart du temps, ou plus précisément chiffrées comme celle de Jean-Paul Gourevitch (Le coût annuel de l’immigration 2022).

 

En conclusion

Rappelons qu’il ne s’agit pas ici de débattre de ce qui est bon ou mauvais en matière d’immigration, mais de voir comment cette question s’articule avec le libéralisme, et pourquoi tant de libéraux sont effrayés par leurs propres principes.

En effet, le libéralisme est pour la liberté de circulation et d’établissement, mais les libéraux ne l’appliquent pas à l’immigration :

  • d’une part du fait d’une méconnaissance de l’activité économique des migrants
  • d’autre part du fait d’une représentation de l’islam comme un bloc hostile, alors qu’on regroupe sous ce nom un éventail d’individus allant des fanatiques aux athées, et profondément divisés en nationalités, ethnies et variantes socio-religieuses
  • enfin parce qu’ils craignent que les différences culturelles ne se reproduisent au fil des générations, alors que l’histoire nous montre que ce n’est pas le cas. Les gangs des immigrations successives n’ont pas empêché les Américains de former une grande nation.

 

Ces raisons expliquent la confusion entre la question de l’immigration et celle de la sécurité personnelle et nationale. La première est complexe, la seconde fondamentale et très simple.

Mais nous y sommes mal préparés par l’inadaptation de nos procédures démocratiques, compliquées par des oppositions idéologiques internes. On peut par exemple penser aux associations qui ont retardé ou fait annuler des décisions d’expulsion d’activistes, dont certains terroristes.

Autrement dit, le vrai problème est celui de l’ordre public. Un problème fondamental certes, mais ce n’est pas celui de l’immigration.

Les convictions personnelles en la matière sont toutes respectables. Mais elles ne sont libérales que si elles donnent primauté à l’individu, et non à sa religion ou à toute définition communautariste.

En bon petit collabo de Washington, Gérald Darmanin flique Benzema

Gérald Darmanin a tenu des propos qui devraient conduire à son renvoi immédiat du gouvernement. De la part du ministre en charge des affaires intérieures, il est totalement irresponsable de livrer un nom, que la personne soit célèbre ou non, à la vindicte publique. Quand on est ministre des Cultes, chargé d’en garantir la liberté en France, il est pour le moins curieux de se prononcer sur les pratiques religieuses dudit individu. Mais tout s’explique quand on comprend qu’aspirant au proconsulat parisien de l’empire romain, Gérald Darmanin met un point d’honneur à être le plus zélé de Washington.

Gérald Darmanin: "Je constate que Karim Benzema n'a toujours pas fait un tweet pour l'assassinat de ce professeur à Arras, pour les bébés décapités, pour les femmes violées, pour les 1300 massacrés par le terrorisme islamiste en Israël" pic.twitter.com/KzR2UkVc1K

— BFMTV (@BFMTV) October 19, 2023

Je n’ai pas d’estime particulière pour Karim Benzema. Mais Gérald Darmanin me le rendrait presque sympathique. Si nous avions un Premier ministre, il aurait dû renvoyer sur le champ le ministre en charge de l’Intérieur pour avoir déclaré que le footballeur était “en lien notoire avec les Frères musulmans”. Et puis le Premier ministre, Madame Borne, a oublié de le faire.

Depuis quand un ministre de l’Intérieur se comporte-t-il comme un vulgaire indic ? Et puis, de deux choses l’une : soit Karim Benzema agit contre la sûreté de l’État ; et alors, le ministre ne devrait pas le mettre en cause publiquement mais agir et faire agir silencieusement. Soit le seul tort du footballeur, c’est de pratiquer la religion musulmane et d’exprimer des opinions que ne partage pas Gérald Darmanin ou qui ne correspondent pas à la ligne officielle du pays. Mais jusqu’à nouvel ordre la France est une République et le Ministre de l’Intérieur doit respecter une liberté qu’il est censé protéger.

Valet de Washington

Interrogé par des journalistes, le Ministre de l’Intérieur les a acccumulées. Extraits :

« Monsieur Benzema est un très grand footballeur, il est suivi par des millions de personnes. Je constate qu’il n’a toujours pas fait un tweet pour l’assassinat de ce professeur à Arras. Il n’a pas non plus fait de tweet pour les bébés décapités, les femmes violées, les 1 300 massacrés par les terroristes islamistes en Israël. »

Cité dans le Huffington Post

Depuis quand y aurait-il un devoir d’exprimer un avis sur tout sous prétexte qu’on est une vedette du football ? Pire : il faudrait désormais parler comme le veut le gouvernement !

« Vous savez, le frérisme est très insidieux. Ça consiste à utiliser tous les moyens de la société – le sport, la musique, l’influence sur internet – pour pouvoir faire passer un islam rigoriste. C’est ça le frérisme. »

« On ne peut pas avoir une indignation sélective. Le frérisme, c’est ça, c’est utiliser malheureusement de façon insidieuse des messages sélectifs, pouvoir montrer qu’il y a par le sport, la musique et la société autre chose que la radicalisation dans un lieu de culte »

Cité dans le Huffington Post

On connaissait le délit de sale gueule. A présent, il y a le délit de pratique religieuse. Bon, à vrai dire, Darmanin est en l’occurrence l’héritier des Jacobins et autres adeptes de la Terreur révolutionnaire quand il s’exprime ainsi.

A vrai dire, nous ne lui ferons pas trop d’honneur non plus. Robespierre ou Émile Combes, persécuteurs des catholiques, croyaient servir la France. Darmanin, lui, cire les bottes du maître américain. Il s’imagine que c’est nécessaire pour entrer un jour à l’Élysée. Comme proconsul, bien sûr, pas comme président.

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Égypte. Les Frères musulmans à l'épreuve du pouvoir

Les Frères musulmans ont dirigé l'Égypte de juin 2012 à juillet 2013, après le renversement de Hosni Moubarak. La confrérie n'a pas su adapter son fonctionnement, marqué par des années de clandestinité et de répression, et a échoué dans son expérience du pouvoir. Retour sur l'enchaînement des faits.

Quand éclate le soulèvement égyptien, le 25 janvier 2011, les Frères musulmans ne sont représentés dans les rues que par quelques jeunes éléments impliqués à titre personnel. La confrérie se méfie des activistes libéraux qui ont appelé à la mobilisation sur les réseaux sociaux, et craint de faire une nouvelle fois les frais de la répression qui ne devrait pas manquer de s'ensuivre.

Ils ont de bonnes raisons d'être circonspects. Au souvenir toujours vivace des purges nassériennes s'ajoutent en effet les incertitudes générées par la politique de chaud et froid conduite par le président Hosni Moubarak qui combine ouverture du jeu politique et arrestations. Les Frères ont certes vu au fil des ans leur présence s'affirmer à la tête des organisations syndicales et professionnelles et le nombre de leurs représentants croître à l'Assemblée (1 député en 1995, 17 en 2000 et 88 en 2005 sur 454 sièges), mais ils n'ont pu y présenter que des candidats « indépendants ». Ils ont subi en 2009 une vague d'arrestations qui a touché 5 000 de leurs membres et certains de leurs cadres dirigeants sont sous les verrous, notamment des figures réputées libérales et modernistes, tels Issam Al-Aryan, porte-parole de la confrérie ou Abdel Moneim Aboul Foutouh, ainsi que l'homme d'affaires Khayrat Al-Chater, grand argentier de la confrérie. Les élections de la fin 2010-début 2011 ont consacré un retour en force du parti au pouvoir, le Parti national démocratique (PND), et les ont chassés du Parlement. Méfiance donc…

Mais le mouvement prend de l'ampleur. Dès le 28 janvier, les Frères décident donc de rejoindre les manifestants de peur de laisser passer une opportunité historique. Rompant avec leur doxa habituelle, ils abandonnent le slogan « l'islam est la solution », pour reprendre les mots d'ordre de la foule. L'heure est à l'unité.

Alliance avec l'armée au détriment des révolutionnaires

Assez rapidement toutefois après la démission de Moubarak, les Frères vont estimer nécessaire de favoriser le retour à l'ordre. Des évaluations officieuses les créditent d'environ 30 % de sympathisants dans la population, en comptant leurs 500 000 membres et les 5 millions de personnes qui leur sont plus ou moins affiliées. Première force d'opposition dans le pays, ils savent qu'ils sont en position de l'emporter. Assez vite, ils négocient donc en coulisse avec l'armée dont ils estiment qu'elle seule peut garantir la stabilité. Dès mai 2011, ils se désolidarisent du « Vendredi de la colère » qui entend dénoncer les procès militaires ; ils ne protesteront pas davantage contre les répressions sanglantes devant le siège de la télévision à Maspero (9 octobre 2011) et de la rue Mohamed Mahmoud (22 novembre 2011).

Du côté du Conseil suprême des forces armées (CSFA) qui exerce le pouvoir par intérim, une alliance objective avec les Frères paraît envisageable. La confrérie a longtemps été la bête noire de l'armée, mais sur le fond celle-ci partage les mêmes idées conservatrices. Les militaires ont obtenu ce qu'ils voulaient : l'abandon d'un scénario dynastique qui aurait intronisé le fils du raïs et porté préjudice à leurs intérêts économiques au profit d'une nouvelle classe d'hommes d'affaires gravitant autour de Gamal Moubarak. Ils ont réglé leurs comptes avec son père à qui ils reprochent, non seulement cette trahison, mais également d'avoir favorisé à leur détriment les services de renseignement et la police.

Après avoir affiché sa proximité avec le peuple égyptien, l'armée craint de ternir son image en assumant directement la gestion du pays. Sous réserve de certaines garanties : pas d'atteinte à la souveraineté du pays et respect de leurs prébendes, les militaires préfèrent repasser à l'arrière-plan et laisser les Frères accéder aux affaires. D'autant que l'allié américain, tout à son rêve de démocratisation du monde arabe, a fait savoir qu'il ne s'opposerait pas à cette alternance, à condition que les accords de Camp David, qui ont abouti à un traité de paix avec Israël en 1979 soient respectés.

Le rôle des salafistes

Pour contrer l'influence des Frères, Hosni Moubarak s'était appuyé sur les salafistes qui avaient opéré une spectaculaire montée en puissance à la fin de sa présidence et investi le champ politique en rompant avec leur tradition quiétiste. Dans ce contexte de concurrence sur le terrain de la religion, le débat se polarise dès mars 2011 sur la question identitaire et sur l'article 2 de la Constitution, qui stipule que « les principes de la charia sont la source principale de la législation ». Lors d'une grande manifestation le 29 juillet 2011, les Frères sont débordés par les salafistes qui s'engagent dans un jeu de surenchère religieuse. Les coptes s'inquiètent, la rupture avec les jeunes révolutionnaires est consommée, le clivage générationnel s'aggrave au sein même de la confrérie.

La méfiance est alimentée par l'opacité qui caractérise depuis l'origine le fonctionnement du mouvement. Qui est frère, qui ne l'est pas ? Il est souvent difficile de le savoir. La création d'un parti politique en avril 2011, Liberté et justice, ne suffit pas à clarifier les choses, car la confrérie subsiste en tant que telle. Au gré des circonstances, les ikhwan (frères) vont également revenir sur leur engagement à ne présenter qu'un nombre limité de candidats aux législatives, puis à briguer la présidence de la République. Deux scrutins qu'ils remportent sans conteste, le premier en janvier 2012 et le second le 30 juin suivant, malgré le faible charisme de leur candidat, Mohamed Morsi, peu charitablement qualifié de « roue de secours », car il a dû remplacer l'homme fort de la confrérie, Kairat Al-Chater, sorti de prison, mais neutralisé par une procédure pour corruption et blanchiment d'argent.

C'est là que les relations se gâtent avec une partie de l'armée. Le 17 juin 2012, le CSFA publie une déclaration constitutionnelle par laquelle les militaires, qui veulent limiter les risques, se sont arrogé le pouvoir législatif. À peine élu, Mohamed Morsi abroge cette décision. Il limoge le maréchal Mohamed Tantaoui, qui dirige l'institution, ainsi que son second, le général Sami Annan, et nomme ministre de la défense le général Abdel Fattah Al-Sissi, issu de la jeune garde des officiers.

Crispation autoritaire

Soucieux de rétablir l'ordre, tant par conservatisme intrinsèque que par souci de relancer l'économie, les Frères vont combattre toute forme d'opposition, assimilée à un complot. Dès mars 2012, ils ont souscrit aux restrictions au droit de grève et au droit de manifester promulguées par le CSFA (loi 96 savoureusement dite de « protection de la révolution ») pour contrer des mouvements ouvriers devenus massifs. Les dirigeants syndicaux indociles sont remplacés par des sympathisants et le ministre frériste de la main-d'œuvre se prononce contre le pluralisme syndical. Aux manifestants qui défient les autorités répondent des contre-manifestations.

Sur le plan économique, les Frères s'accommodent du modèle libéral, n'hésitant pas à composer avec un certain nombre d'hommes d'affaires de l'ancien régime. Cette orientation, destinée à faire repartir l'économie, renvoie à un futur incertain la mise en œuvre des mesures sociales promises par le candidat Morsi (indemnité chômage, salaire minimum, protection sociale…) et alimente le mécontentement d'une partie de la population.

Une étape est franchie quand le 21 novembre 2012, le président promulgue une déclaration constitutionnelle par laquelle il s'attribue les pleins pouvoirs jusqu'à l'adoption d'une nouvelle Constitution et l'élection d'un nouveau Parlement. La présidence, le sénat et l'Assemblée constituante sont exclus de tout recours judiciaire. Cette mesure suscite l'hostilité des juges, d'autant que soucieux de réformer l'État profond et d'en évincer les membres du PND, le pouvoir frériste procède à des mises à la retraite anticipée dans les rangs de la magistrature. Les opposants rappellent la promesse faite par le président de ne pas abuser du pouvoir législatif et les murs se couvrent un peu partout de tags accusateurs : « les Frères sont des menteurs ». Les journalistes de leur côté s'insurgent contre l'infiltration et la prise de contrôle des médias ; ils dénoncent les procédures engagées contre leurs collègues hostiles au nouveau régime. La société civile s'inquiète d'une nouvelle loi sur les ONG très restrictive.

Le texte de la nouvelle Constitution qui doit être soumis à référendum suscite inquiétudes et protestations en Égypte et à l'étranger, plusieurs articles étant jugés problématiques, notamment sur la place de la charia dans la législation, la liberté de conscience et d'exercice du culte. On relève également l'absence de mention des droits des femmes. Le 4 décembre 2012, des opposants regroupés aux abords du palais présidentiel, à Ittihadia, subissent une violente attaque de milices fréristes. S'il est difficile de faire la part exacte des responsabilités dans les affrontements qui se soldent par 9 morts et 450 blessés, l'événement provoque un véritable traumatisme. Pour beaucoup, les Frères ont montré leur vrai visage.

Tamarroud et le coup d'État

À partir de là, le crédit des Frères ne cesse de s'effriter. Les mouvements sociaux et contestataires se font de plus en plus violents et les islamistes doivent faire appel à l'armée pour maintenir l'ordre. En mai 2013, une campagne appelant à la rébellion (« Tamarroud ») et réclamant le départ du président Morsi est lancée à l'initiative de mouvements libéraux et anti-islamistes. L'armée, qui s'inquiète des atteintes à ses prérogatives politiques et économiques, attise cette polarisation de la société. Le magnat copte Naguib Sawiris soutient financièrement la mobilisation et le phénomène prend de l'ampleur. Une grande manifestation est annoncée pour le 30 juin. Au lieu de jouer l'apaisement, le président refuse tout dialogue avec l'opposition ; son discours-fleuve du 26 juin déçoit, voire irrite. Au jour dit, des millions de personnes descendent dans la rue et somment Morsi de quitter le pouvoir. Le 3 au soir, le général Sissi prononce sa destitution. Les partisans des Frères qui refusent de se soumettre organisent des sit-in au Caire, sur les places An-Nahda et Raba Al-Assaouiya. Le démantèlement de ces camps dans le courant de l'été s'accompagne de véritables massacres, notamment à Raba où le nombre des morts avoisinerait le millier de personnes. Les Frères qui ne sont pas arrêtés fuient à l'étranger ou retournent à la clandestinité.

Au final, par-delà les erreurs, voire les fautes évoquées ci-dessus, ce qui frappe peut-être le plus dans cette expérience ratée des Frères c'est leur impréparation. Alors que la confrérie comptait indéniablement dans ses rangs des personnalités fortes et compétentes, ils ont placé à des postes de premier plan des seconds couteaux, à commencer par Mohamed Morsi. Que dire par exemple d'un ministre des antiquités incapable de s'exprimer autrement qu'en arabe alors qu'il doit travailler en partenariat constant avec des missions archéologiques étrangères ? Les Frères sont arrivés au pouvoir sans vision et sans stratégie véritablement élaborée. Habitués à travailler dans l'ombre, au plus près des populations, ils ont été pris de court par la mobilisation de janvier 2011 et n'ont pas réussi leur mutation. Ils se sont contentés de s'adapter au gré des circonstances, navigant à vue, perdant leur ancien contact avec les petites gens et alimentant les soupçons. Leurs travers et insuffisances allaient être systématiquement amplifiés dans le discours ambiant.

Beaucoup de choses en effet doivent être relativisées. Certes les Frères ont nommé des ministres et gouverneurs de province issus de leurs rangs, mais dans des proportions restant très acceptables pour une formation légitimée par les élections (11 ministres sur 35, 11 gouverneurs sur 25). Les troubles liés à l'insurrection djihadiste au Sinaï se sont sans doute accrus sous la présidence Morsi, mais n'ont pas démarré avec elle : ils posaient déjà de graves problèmes au temps de Moubarak.

Conscients d'être attendus au tournant, notamment sur la scène internationale, les Frères ont évité de s'en prendre trop frontalement aux coptes : les agressions contre cette communauté ont surtout suivi le coup d'État et ont été une forme de riposte à la répression et à la participation massive des coptes au mouvement Tamarroud. De même envers les homosexuels, la gestion frériste aura-t-elle été beaucoup moins agressive que celle des pouvoirs dits non islamistes, qu'il s'agisse de Hosni Moubarak (on se souviendra notamment de la rafle de 52 personnes dans l'affaire du Queen Boat, une boîte de nuit gay, en 2001) ou du président Sissi. Les accords de Camp David n'ont pas été mis en cause, pas plus que la politique envers Israël.

Bien sûr, il est difficile de savoir quel tour auraient pris les événements si leur pouvoir s'était consolidé. Mais de leurs quelques mois de présence aux affaires, on retiendra surtout de graves erreurs d'appréciation politique, la répression de tous ceux qu'ils considèrent comme des fauteurs de troubles, une forte aspiration à la stabilité et un conservatisme bien peu compatible avec les aspirations de la jeunesse révolutionnaire qui les avait sans le vouloir portés au pouvoir.

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POUR EN SAVOIR PLUS

➞ Bernard Rougier, Stéphane Lacroix (sous la dir. de) _ L'Égypte en révolutions _ PUF, collection Proche-Orient _ 2015

➞ Pierre Puchot (sous la dir. de)
Les Frères musulmans et le pouvoir
Galaade éditions
2015

Égypte. Ce que ne disent pas les prisonniers « radicalisés »

Libéré après sept années de prison pendant lesquelles il a notamment été en contact avec d'autres prisonniers politiques, Ismaïl Alexandrani, collaborateur régulier d'Orient XXI, revient sur son expérience carcérale avec le regard clinique de l'observateur. Pour lui, le meilleur moyen d'endiguer le passage à la violence des anciens détenus est de leur offrir un véritable suivi psychologique.

Si on s'attarde sur la personnalité perturbée de quelqu'un comme Chokri Mostafa1, le fondateur du « Groupe des musulmans » rebaptisé par les autorités égyptiennes « Groupe de l'excommunication et du départ » (Attakfir wal hejra), on peut se demander dans quelle mesure on peut attribuer son déséquilibre à ses idées, ou bien à l'état déplorable de sa santé psychique et mentale.

De même, si nous avions suffisamment d'informations fiables sur des chefs terroristes contemporains comme Chady Al-Mani'i ou Kamal Allam2, et si leurs profils étaient présentés à des spécialistes, le problème serait-il finalement leurs idées ou les motifs psychologiques qui se cachent derrière ce prétexte idéologique ?

Le « martyr » comme un suicide

Une professeure universitaire qui jouait à la fois un rôle maternel et pédagogique avec ses étudiants officiels et officieux, dépassant de loin son devoir d'enseignante, m'a raconté qu'un de ses « enfants » qui était un sympathisant des islamistes est venu la voir dans un piteux état après la dispersion des manifestations de Rabaa en 2013. Il lui avait confié qu'il souffrait d'une dépression sévère avec une tendance suicidaire.

Cette « mère-fesseure » comme je la surnomme a fait ce qu'elle a pu avec ce « fils ». Elle l'a consolé et a fait de son mieux pour chasser ses idées suicidaires. Il s'est enfermé plusieurs semaines dans le silence puis est revenu la voir pour lui faire ses adieux, avant de partir faire le djihad en Syrie. Ce à quoi elle a répondu : « Laisse le djihad tranquille ! Tu n'as pas eu la force de te suicider ici dans ton pays, du coup tu cherches à te suicider comme martyr chez autrui ! »

Ce sont donc d'abord les motifs psychologiques qui poussent quelqu'un sur la voie de la violence. Ce n'est que dans un second temps qu'on cherche un vernis pour justifier un acte généralement nourri par un désir de vengeance.

Je me suis rappelé cette histoire quand j'ai été transféré, dans des circonstances confuses, avec des prisonniers et des prévenus politiques réunis au sein d'un programme de « révision idéologique », mis en place par le secteur de la sécurité nationale au sein du ministère de l'intérieur. Je venais de passer 78 mois avec des criminels, auxquels je ne comparais pas ma situation. J'étais décidé à aller voir un psychiatre dès que je sortirais de prison. J'estimais avoir besoin au moins d'une évaluation pour que le médecin décide si une thérapie était nécessaire, ou si j'avais juste besoin d'un peu de soutien et de conseils, sans les visites régulières à son cabinet.

Dans la pièce réservée au programme de révision — qui ne me concernait évidemment pas —, je me suis retrouvé pour la première fois en compagnie de prisonniers politiques. Peu d'entre eux avaient eu recours à la violence ou avaient failli y avoir recours, et beaucoup ont voulu, par leur participation à ce programme, signifier qu'ils n'avaient aucun lien avec les organisations islamistes, qu'elles soient djihadistes ou politiques.

C'était un petit échantillon de prisonniers « politiques », ce terme sécuritaire qui comprend également les « terroristes », bien que ces derniers héritent d'un traitement différencié. C'est là que j'ai réalisé que mon besoin d'évaluation psychologique n'était en aucune mesure comparable au leur, qui était de loin le plus pressant.

Montrer patte blanche

Lors de ces programmes pénitentiaires de révision, le principal conférencier était le cheikh Oussama Al-Azhari, conseiller aux affaires religieuses du président de la République. Je ne sais pas grand-chose de ce qui a été tenté dans les autres prisons, mais je sais très bien ce qui s'est passé dans celle de Tora entre 2021 et 2022, ayant recueilli moi-même les témoignages des participants au dernier programme.

Al-Azhari a donné quatre conférences. La première fois, il était venu bien préparé, prêt à contrecarrer le discours de ceux qu'on lui avait décrits comme d'illustres djihadistes et takfiristes. La deuxième fois cependant, il y avait moins de tension, l'ambiance était de son propre aveu plus détendue, puisqu'il n'avait trouvé chez les participants au programme ni contestation ni contre-argumentation. Au contraire, ces derniers s'empressaient de prouver qu'ils n'avaient rien à voir avec les mal-aimés de l'État et ceux qui se sont égarés du droit chemin d'Al-Azhar.

J'ai lu des documents laissés par certains participants à ce programme, après qu'ils ont été transférés soudainement à une autre prison, à cause de problèmes qui n'ont rien à voir avec le programme en question. J'y ai lu un discours écrit dans un style dissertatif, louant l'État égyptien et disant tout le mal possible des Frères [musulmans] dans des termes que ces derniers méritaient tout à fait, mêlés à des accusations qu'ils ne méritaient cependant pas. Ces documents préparaient un discours qui a été déclamé lors d'une des conférences d'Al-Azhari. J'ai vécu avec les membres de ce programme qui sont restés à Tora, puis j'ai été transféré avec eux à la prison de Badr, où j'ai passé mes deux derniers mois de prison.

J'ai vu des personnes avec des besoins variables d'encadrement psychologique. Je les ai entendus se moquer d'Al-Azhari, et du fait qu'il s'attende de leur part à un discours différent de celui qu'il leur sert. Tous ont été choisis par des officiers de la sécurité nationale. Triés sur le volet, ils étaient surveillés de près par les « collaborateurs », et chacun d'entre eux n'a pu figurer dans ce programme qu'après avoir passé plusieurs entretiens.

Plus encore, ces conférences étaient enregistrées. Les participants étaient dans un état de soumission totale, même s'ils n'étaient pas convaincus de tout ce que disait le cheikh. Tout ce qui leur importait, c'est que la sécurité cesse de les surveiller et de leur courir après. Mais d'un autre côté, ils ne pouvaient constituer des modèles de réussite en tant que prisonniers sortis des « centres de correction et de réadaptation ». Au contraire, ils sortiront avec un besoin urgent d'être pris en charge psychologiquement.

La voie de la vengeance

L'histoire contemporaine de l'Égypte regorge d'exemples de prisonniers politiques. Mais nous comptons en ce moment un nombre exceptionnellement important de prisonnières. Si la société égyptienne est patriarcale dans son ensemble, c'est encore plus vrai pour les islamistes. Et pour eux, arrêter des femmes est une atteinte faite à leur honneur, et une humiliation pour leur virilité. Quand elles sortiront, la plupart de ces prisonnières veilleront à ne pas retourner en prison. Elles ne participeront à aucune activité, et ne prendront pas non plus la parole sur les réseaux sociaux. Mais qui peut dire comment elles vont éduquer leurs enfants ? Ou comment elles vont mobiliser leurs frères ? Qui peut garantir comment seront les générations d'enfants de prisonniers ou de prévenus qui auront passé de longues années loin de leurs familles ? Ces enfants qui auront vécu comme des orphelins, qui auront connu l'amertume d'une séparation forcée, qui peut augurer de ce que sera leur comportement une fois grands ? Qui guérira la mobilisation et le discours virilistes qui les poussera à prendre leur revanche, à laver leur honneur par n'importe quel moyen, y compris par le discours religieux ?

Les responsables dans les rangs des autorités égyptiennes ne pensent-ils pas que ce qu'on a eu avec Daesh3 n'est qu'un avant-goût de ce qui nous attend à l'avenir, si nous continuons ainsi ?

Celui qui est animé par la vengeance ne s'attardera pas longtemps devant la pertinence ou non de ses idées. S'il ne trouve pas sa voie dans la pensée djihadiste extrémiste, il se frayera un chemin à travers la pensée nationaliste extrémiste, ou le nationalisme fasciste, ou encore l'idéologie d'extrême gauche. Cela ne changera pas grand-chose. Ce qui importe, c'est qu'il a choisi la voie de la vengeance, et qu'il mettra un point d'honneur à la réaliser.

Un suivi psychologique plutôt qu'une approche intellectuelle

Personne ne sait, je pense, que j'ai aidé un ancien djihadiste, détenu depuis 2005, à rédiger une étude sur laquelle il a travaillé pendant de nombreuses années, afin de répondre aux djihadistes et aux takfiristes en utilisant leur propre littérature, et en faisant appel à Ibn Taymiya et Ibn Al-Qayyem, qu'ainsi qu'à d'autres imams de la tradition [salafiste]. Je lui ai sincèrement dit que, si je n'avais pas estimé que son effort méritait qu'on prenne le temps de l'aider avec un travail de relecture, je me serais contenté de lire son brouillon et de lui faire quelques retours à l'oral. Mais j'ai fait beaucoup plus que cela. J'ai passé des semaines avec lui à relire ses brouillons, je les ai même recopiés moi-même à la main, en lui suggérant des modifications ou des corrections méthodologiques ou stylistiques, afin d'en faire une étude scientifique sérieuse qui pourrait être publiée, avec l'accord des responsables sécuritaires. Peu m'importait que mon nom y figure ou pas, en tant que relecteur.

Je n'aurais pas parlé de tout cela si la copie de ce texte ne s'était malheureusement perdue durant notre transfert entre les prisons de Tora et de Badr. Il n'y en avait pas d'autre. Mon propos ici est que malgré ma divergence idéologique profonde avec cet ami, ancien djihadiste et simple salafiste aujourd'hui, je n'ai pas hésité à l'aider pour un projet que je pense d'utilité publique. Tout cela bien qu'il m'ait épuisé par un argumentaire où il n'avait pas abandonné l'idée de me classer impérativement dans une catégorie donnée, jusqu'à ce qu'il soit enfin rassuré sur le fait que je n'abordais pas la littérature islamiste de manière superficielle, que je n'ignorais ni les traditions, ni les problématiques théologiques fondamentales, ni les sources dont elles découlent. Cet aveu vise à montrer que je suis très loin de minimiser l'importance de la pensée et des révisions intellectuelles. Mais je prétends que le suivi psychologique est mille fois plus important que les approches intellectuelles.

Encore un aveu : je connais de brillants psychiatres qui sont prêts à aider — même bénévolement — à suivre les détenus récemment libérés. Certains sont même prêts à diriger de tels programmes à l'intérieur même des prisons, pour peu qu'une volonté politique souveraine se manifeste dans ce sens !

Leur seule condition est que les chartes professionnelles médicales soient respectées, qu'on ne leur pose pas de questions relatives à l'intimité de leurs patients, et qu'eux-mêmes ne soient pas traités comme des sources d'information par les autorités sécuritaires. En même temps, ils s'engagent à ne pas dépasser le cadre de la loi égyptienne. Ils signaleront tout patient qui exprime le désir de se suicider ou de faire du mal à autrui, ou encore d'agresser sexuellement des mineurs. Le reste est protégé tant par les lois locales qu'internationales, ainsi que par les chartes morales.

Si l'appareil sécuritaire craint que l'encadrement psychologique des prisonniers ne se transforme en un moyen pour recenser et documenter les cas de violation [des droits], et tout ce que cela peut engendrer comme procédures légales ou pression médiatique, militante et politique, qu'il sache qu'il y a parmi les psychiatres égyptiens des gens qui sont tout à fait conscients de ces craintes, et qu'ils sont prêts à séparer leur travail du reste, par amour pour ce pays et par crainte pour l'avenir de nos enfants.

Les traumatismes psychologiques engendrés par l'expérience carcérale, surtout chez ceux qui ont souffert durant les interrogatoires, sont une bombe sociale et humaine à retardement. Elle menace la sûreté et la sécurité de la société, et balaye d'un revers de la main ce concept qu'il faudrait redéfinir : « la sécurité nationale égyptienne » !

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Toutes les notes sont de la rédaction.
Article initialement publié en arabe par le site égyptien Al-Manassa. Traduit de l'arabe par Sarra Grira


1D'abord sympathisant des Frères musulmans dans les années 1960, il est détenu avec eux et torturé à partir de 1965. Libéré après la mort de Gamal Abdel Nasser, il déclarera mécréants le gouvernement égyptien et ceux qui ne le combattent pas.

2Tous deux sont des leaders au sein du groupe armé affilié à l'organisation de l'État islamique Ansar Bayt Al-Maqdis, « les Partisans de Jérusalem », présent dans le Sinaï.

3L'organisation de l'État islamique (OEI).

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Abdullah Al-Nefisi, l'intellectuel qui met à l'épreuve le pluralisme du Koweït

Figure incontournable des réseaux sociaux dans le Golfe, le professeur de sciences politiques koweitien Abdullah Al-Nefisi participe régulièrement aux débats qui enflamment la toile dans le monde arabe. Par les polémiques qu'il suscite, il incarne cette marge de liberté que permet la semi-démocratie koweïtienne, une exception parmi les monarchies de la région.

On ne compte plus les polémiques déclenchées par Abdullah Al-Nefisi au cours de ces dernières années sur Twitter, où il compte 2,9 millions d'abonnés. En mai 2021, il soutenait l'idée d'un appui militaire de la Turquie et du Pakistan au peuple palestinien, s'attirant notamment les critiques de Saoudiens et Émiratis. Un an plus tôt, il critiquait ouvertement dans une interview1 les familles royales de la région. Un discours qui a rappelé à ses détracteurs un tweet provocateur qu'il avait posté en 2017 : « Muhammad Dahlan2 est celui qui dirige les Émirats, et Israël dirige Muhammad Dahlan… réfléchissez-y sérieusement ».

Ce franc-parler ne passe pas impunément, et en août 2019, le ministère des Affaires étrangères koweïtien dépose une plainte pour diffamation envers les Émirats arabes unis contre le professeur de sciences politiques. Ce dernier sera finalement acquitté dix mois plus tard, et la décision célébrée comme une consécration de la liberté d'expression au Koweït, qui n'a pas son équivalent dans les États voisins du Conseil de coopération du Golfe (CCG). En effet, la notoriété de cet intellectuel doit beaucoup à l'exception du système politique semi-démocratique du pays au sein du CCG. Une liberté certes fragile, mais tout de même indéniable.

De la Palestine aux « printemps arabes »

Depuis les années 2000, Abdullah Al-Nefisi s'illustre sur deux questions en particulier. D'abord, la lutte contre la normalisation des relations avec Israël dans le Golfe. Ensuite, la défense des soulèvements arabes de 2011.

Dès avril 2000, il participe à la création du Congrès populaire contre la normalisation des relations entre Israël et les pays du Golfe, dont il est une figure de proue. Inquiets de voir certains États du Golfe instaurer des liens avec Tel Aviv – dont le Qatar, qui abrite depuis 1996 un bureau commercial d'Israël, et Oman qui a établi des relations commerciales avec Tel Aviv depuis 1994 –, les membres de cette organisation adoptent le « name and shame »3 envers les commerçants du Golfe qui font des affaires avec Israël – ou en expriment la volonté. À partir de 2011, Al-Nefisi devient un ardent commentateur des « printemps arabes ». Il fait remonter les racines historiques de ces soulèvements à la répression politique que connait la région, de la distribution inique des richesses jusqu'aux ingérences étrangères. Comparant ces mouvements à la Révolution française, le professeur de sciences politiques ne manque pas de rappeler également que la contre-révolution a duré cent ans en Europe, en référence à la phase dans laquelle le monde arabe est entré depuis 2013. Ces mouvements de révolte l'ont d'ailleurs poussé à réviser sa position à l'égard du régime iranien, avec lequel il entretenait jusque-là de bonnes relations, critiquant ouvertement le « projet perse ».

Ces positions explicites sur des sujets qui cristallisent les débats dans le monde arabe, surtout depuis 2011, valent à Abdullah Al-Nefisi des inimités, mais aussi un public fidèle ainsi qu'une audience transnationale qui dépasse les sphères panislamistes dont il est réputé être proche. Elles indiquent toutefois la fragilité des acquis - en termes de droits et de libertés fondamentales – au Koweït. Car si le parcours de cet intellectuel est intimement lié à la trajectoire politique du pays, son franc-parler ne peut guère dépasser les limites que le pouvoir lui impose.

Fils de la notabilité marchande

Abdullah Al-Nefisi est né au Koweït 1945 dans une famille de marchands émigrés du Najd (Arabie saoudite) à la fin du XIXe siècle, dans une période où cette région était en proie aux épidémies et aux conflits entre tribus. Son père Fahd Al-Nefisi comme ses aïeux étaient en charges des affaires commerciales des koweïtiens, sous le patronage de la famille Al-Sabah et en contact régulier avec celle d'Al Saoud.

Depuis le XVIIIe siècle, cette notabilité marchande, dans laquelle il naît, tient une place particulière dans l'histoire politique de l'émirat. Elle participe dans la prise de décision politique auprès de la famille régnante Al-Sabah4. À la fin du XIXe siècle, et après la mainmise totale de Moubarak Le Grand sur le pouvoir politique au Koweït en 1889, elle devient le principal acteur d'opposition dans le pays. En 1938, c'est la notabilité marchande qui fonde le Conseil législatif (al-majlis al-tachri'i), et par le même temps, le premier groupement politique, le Bloc national (al-takatul al-watani), influencé par le dynamique panarabe.

Après avoir fait ses classes au Victoria College à Alexandrie, le jeune Al-Nefisi poursuit ses études à l'Université américaine de Beyrouth à partir de 1963. C'est depuis la capitale libanaise qu'il assiste à la débâcle des troupes arabes en 1967, avant de s'envoler l'année suivante pour le Royaume-Uni où il fera une thèse sur le chiisme dans le développement politique moderne de l'Irak, à l'université de Cambridge. Durant ses années d'études en licence de sciences politiques, sa conscience politique se forge, fortement influencée par les idées du panislamisme, notamment celui des Frères musulmans, qu'il exprime dans les journaux libanais panislamistes de l'époque, dont l'hebdomadaire beyrouthin Al-Mujtamae et Al-Shihab. Dans son pays natal, la famille régnante se montre complaisante envers les Frères musulmans. La confrérie s'implante notamment à travers l'Association de la réforme sociale. Elle permet au pouvoir de mettre en échec l'opposition incarnée par les progressistes nationalistes arabes, dirigée par Ahmad Al-Khatib et Jasim Al-Qatami, en divisant les rangs de la notabilité marchande.

De retour au Koweït, Abdullah Al-Nefisi prend la tête du département de sciences politiques à l'Université, qui constitue justement un des lieux d'affrontement entre nationalistes et islamistes. Les années 1970 sont marquées à la fois par la dissolution du parlement en 1976, et par la montée de l'islam politique. Le lancement de l'hebdomadaire des Frères musulmans Al- Mujtama', dans lequel écrit Al-Nefisi, illustre cette complaisance du pouvoir envers les islamistes.

De professeur à opposant

L'année 1978 marque un tournant décisif dans le parcours intellectuel et politique d'Al-Nefisi avec la publication de son ouvrage Koweït : l'autre opinion (Alkowait : al'raay al'akhar), qui dénonce l'inconstitutionnalité de la dissolution du parlement et attaque frontalement l'élite politique du pays - qui ne tarde pas à réagir : Al-Nefisi est renvoyé de l'université, radié de la fonction publique pendant cinq ans et se voit confisquer son passeport. Une ligne rouge est franchie, qui montre les limites de la démocratie koweitienne. Le professeur quitte le pays, d'abord pour le Royame-Uni, où il donnera à l'université d'Exeter, en 1980, un cours sur les sociétés et politiques des États du Golfe. Un an après, il est recruté par l'Université d'Al-Ain, aux Émirats arabes unis, au département de sciences politiques, où il restera jusqu'en 1984.

La décennie des années 1980 représente une période charnière dans l'histoire politique du Koweït, où la vie politique oscille entre suspension et reprise du processus électoral. De retour au Koweït en 1984, Abdullah Al-Nefisi se présente aux élections de 1985 dans la 8e circonscription, à l'électorat jeune et mobilisé. Bien que non affilié à une famille politique, il profite du soutien des factions islamistes - Frères musulmans, salafistes et Tablighi -, et remporte l'élection sur un programme imprégné dans sa forme du Coran et des hadiths du Prophète et qui selon lui permettrait aux Koweïtiens de s'affranchir du joug colonial. La nouvelle assemblée élue cette année-là présente des profils nouveaux : on retrouve des jeunes diplômés qui comme Abdullah Al-Nefisi reviennent de leur formation des universités occidentales. De leur côté, les Frères musulmans ont acquis l'expérience politique nécessaire pour basculer du champ social au champ politique de manière durable. Ils s'illustrent par leur dynamisme et leur capacité à mobiliser l'ensemble de leurs relations familiales ou tribales au profit de leur candidature.

Défier la famille royale

Au vu des personnalités politiques qui y siègent désormais, cette Assemblée nationale de la sixième législature est considérée par les observateurs du Koweït comme la « plus puissante » (aqwa majlis). La famille royale constate d'ailleurs que les islamistes et les nationalistes ne se neutralisent plus, ils coopèrent entre eux pour s'opposer à elle. C'est ainsi qu'Abdullah Al-Nefisi devient un habitué de la diwaniya5 du nationaliste Jasim Al Qatami, en compagnie du libéral Ahmed Al-Sa'dun, élu à la tête de l'Assemblée nationale. Cette puissante assemblée nationale ne tarde pas à défier ouvertement la famille régnante en poussant à la démission le ministre de la Justice et membre de la famille royale Cheikh Salman Al-Du'ayj Al-Sabah, accusé de corruption. Abdullah Al-Nefisi confiera plus tard dans un entretien avec la chaîne YouTube Al-Qabas regretter cet esprit de défi (rouh at-tahadi) avec lequel les parlementaires s'adressaient au gouvernement, alors que la situation régionale était perturbée par la guerre irano-irakienne (1981-1989).

Le 3 juillet 1986, après des mois de confrontation entre l'Assemblé et le gouvernement qui auront conduit à la démission de 18 ministres, l'Émir dissout le Parlement. Certaines dispositions de la constitution sont suspendues. Cette décision provoque de grands remous dans la sphère publique. Elle donne lieu dans la même année à la naissance d'une action collective populaire, le Mouvement constitutionnel (al-haraka al-dustrurriya). Abdullah Al-Nefisi, Jasim Al-Qatami, Ahmad Al-Sa'dun et des députés issus de tout le spectre politique koweïtien rejoignent le « Groupe des 32 députés » (majmu'at al-32 na'ib), dont l'objectif est de contester la dissolution décidée par la famille régnante. Un mouvement social s'articule autour des diwaniyat qui s'organisent à ce moment-là, donnant lieu à plusieurs formes de mobilisation. Elles culmineront avec les « diwaniyyat du lundi »6 qui déjouent ainsi l'interdiction de rassemblements édictée par le gouvernement.

C'est au cours de l'une de ces réunions chez le député Jasim Al Qatami qu'Abdullah Al-Nefisi et son hôte sont arrêtés (sans toutefois être emprisonnés ni condamnés). L'absence de réaction de la part de la société civile pousse Al-Nefisi à se retirer définitivement de la vie parlementaire. La répression qui s'abat sur l'opposition politique en 1990 marque selon Al Nefisi « la fin du contrat », ce pacte politique tacite, en vertu duquel les autorités toléraient l'opposition politique tant qu'elle ne dépassait pas certaines limites. Ce mouvement de contestation prend fin avec l'invasion du pays par l'armée irakienne l'été 1990, alors que le gouvernement avait proposé d'élire un Conseil national aux pouvoirs largement édulcorés par rapport à l'Assemblée dissoute.

Pour un islamisme national

Malgré son retrait de la vie politique officielle, Al-Nefisi continuera d'exercer une influence intellectuelle dans la région. Ainsi semble-t-il ne délaisser les polémiques nationales que pour mieux se consacrer aux questions régionales. Déjà en 1983, il avait participé à la fondation de l'Organisation arabe pour les droits humains (Almunazama al-arabia lihuquq al'iinsan) dans le sillage des massacres de Hama en 1982, et dirigée par le Syrien Borhan Ghalioun et l'Égyptien Saadeddine Ibrahim.

La répression qui frappe les Frères musulmans en Syrie, comme cela avait été le cas une trentaine d'années plus tôt contre ceux d'Égypte, pousse Al-Nefisi à diriger la publication du livre Le mouvement islamiste. Vision et prospective – articles d'autocritique (Al-haraka al-islamiyya : ru'ya mustaqbaliyya – awraq fi-l al-naqd al-dhati7, un ouvrage collectif regroupant une série d'articles critiquant les mouvements islamistes. La critique principale d'Al-Nefisi porte sur l'hégémonie qu'exercent les Frères musulmans égyptiens sur le mouvement transnational. Pour lui, la répression de ces derniers par le régime militaire égyptien les aurait rendus trop vulnérables pour qu'ils puissent comprendre la situation politique au sein des pays du Golfe. De fait, ils ne peuvent pas présenter des solutions politiques efficaces au Koweït, dès lors que la situation politique égyptienne n'entretient aucune similitude avec la situation politique nationale. De plus, le comportement que l'auteur juge hautain et paternaliste de l'élite de la branche égyptienne envers les Frères musulmans koweïtiens le pousse à plaider pour la séparation entre les deux branches, chose qui arrivera d'ailleurs au moment de l'invasion irakienne.

Bien que la plupart des pays du CCG soient assimilés à des régimes politiques autoritaires, le Koweït apparaît ainsi comme le théâtre d'une expérience d'ouverture politique assez poussée, qu'incarne la trajectoire d'Abdullah Al-Nefisi. Sa carrière témoigne d'un pays abritant une société civile dynamique qui sait imposer à la dynastie régnante un partage relatif du pouvoir. Les Al-Sabah ont ainsi dû composer notamment avec de puissantes familles marchandes, dont est issu cet intellectuel, qui arrivent à s'opposer aux tentations autoritaires. À l'origine de la première expérience parlementaire dans la péninsule arabique en 1938, ces familles marchandes du Golfe auront importé puis soutenu les grandes idéologies du monde arabe, dont l'islamisme populaire d'Al-Nefisi.


1Entretien avec Abdullah Al-Nefisi, 2019-2020 Ammar Taqi, La boîte noire, Al Qabas.

2Note de la rédaction : homme politique palestinien. Ancien dirigeant du Fatah, il a été nommé chef des Forces de sécurité préventive à Gaza en 1994, suite à la création de l'Autorité palestinienne. Expulsé plus tard du Fatah, il s'exile aux Émirats arabes unis où il devient le conseiller de Mohamed Ben Zayed.

3Note de la rédaction : littéralement « nommer et couvrir de honte », une méthode de mise au pilori publique de personnes physiques ou morales impliquée dans un contexte d'atteintes aux droits humains.

4Voir Fatiha Dazi-Héni, Monarchies et sociétés d'Arabie. Le temps des confrontations, Science Po, 2006, pp. 240.

5Salon public qui se tient dans l'espace privé du domicile.

6Voir Fatiha Dézi-Hani, La diwaniyya entre changement social et recomposition politique au Koweït au cours de la décennie 1981-1992, thèse, IEP de Paris, 1996.

7The Islamic Movement : A View to the Future Papers in Self-Criticism, traduction de Carine Lahoud-Tatar Kuweït, 1989.

Égypte. Les divisions s'approfondissent parmi les Frères musulmans

Par : Sara Tonsy

Près de dix ans après le coup d'État en Égypte, les divergences se sont accrues entre les Frères musulmans et menacent leur projet de reprendre pied dans le pays.

Le 25 octobre 2022, les membres du Troisième Front, établi en Turquie, ont annoncé qu'ils quittaient la confrérie des Frères musulmans. Cette déclaration a été précédée par celle des Frères de Londres1, qui affirmaient avoir renoncé à la « lutte politique » et énonçaient leurs trois objectifs principaux pour la période à venir : résolution du problème des détenus sous le régime actuel, réconciliation et construction d'un partenariat national.

Les annonces et approches politiques dissonantes ne sont pas une nouveauté chez les Frères musulmans. Elles existent au sein de l'organisation depuis les années 1940, quand le fondateur de la confrérie Hassan Al-Banna en était encore le Guide suprême ou murshid. Comment l'organisation reproduit-elle ses divisions internes au fil des ans ? Lors d'un entretien avec un ancien membre du bureau d'orientation2 de la confrérie en 2015, ce dernier expliquait que la principale épreuve pour l'organisation avait été « l'occupation du quartier général » (ihtilal al-markaz al-'am) quand l'aile radicale avait tenté de s'emparer des rouages de l'organisation, et il dressait un parallèle entre ces divisions et celles qui agitaient l'organisation, notamment depuis l'éviction de l'ancien président Mohamed Morsi par un coup d'État perpétré le 3 juillet 2013 par le Conseil suprême des forces armées.

Dans un contexte de répression marqué par des milliers d'arrestations, le Guide suprême alors en fonction, Mohamed Badie, s'était retrouvé derrière les barreaux. Un murshid intérimaire, Mahmoud Ezzat, avait alors été nommé dans la clandestinité, avant d'être arrêté à son tour lors d'un raid au Caire au 2020. Après sa condamnation à 25 ans de prison en 2021, le choix d'un nouveau murshid intérimaire s'était porté sur une personnalité exilée depuis plusieurs décennies à Londres, Ibrahim Mounir. Le décès de ce dernier le 4 novembre 2022 pourrait ouvrir la voie à de nouvelles dissensions au sein de l'organisation, malgré la désignation d'un successeur, Mohi Al-Zayet.

Deux camps face à face

Depuis 2013, les Frères musulmans sont divisés en deux camps principaux : d'un côté ceux qui considèrent que la violence est le seul recours, et de l'autre ceux qui misent toujours sur la politique pour surmonter l'éviction de l'organisation du pouvoir et son bannissement en Égypte. La confrérie n'a été une organisation légale qu'entre 1928, date de sa fondation, et 1948, quand elle a été dissoute après l'assassinat du procureur général Ahmed Al-Khazindar, suivi de celui du premier ministre Mahmoud Al-Nouqrashi en décembre de la même année. Les Frères avaient alors été déclarés « organisation terroriste », une accusation qui allait être reprise après le coup d'État de 2013, et faciliter l'attribution à la confrérie de l'assassinat du procureur général Hisham Barakat en 2015, alors même que cette opération avait été revendiquée par la branche locale de l'organisation de l'État islamique (OEI).

Les divisions internes qui agitent la confrérie depuis 2013 sont très comparables à celles qui ont traversé l'organisation des années 1940 aux années 1970. À la fin des années 1940,Al-Banna lui-même dénonçait les agissements de la branche armée de la confrérie, l'Organisation spéciale. Celle-ci avait gagné en puissance jusqu'à en prendre le contrôle administratif avec « l'occupation », en 1953, du quartier général de la confrérie, colonne vertébrale de la hiérarchie de l'organisation. Cette occupation révélait un clivage majeur entre deux choix, entre « le sabre et le Coran », les deux symboles de référence de la confrérie. L'Organisation spéciale avait même tenté de renverser le murshid en fonction, Hassan Al-Houdeibi. La présence parallèle des deux courants, l'un revendiquant la politique et l'autre préconisant la violence, reste la malédiction de l'organisation.

La destitution du président Mohamed Morsi

Après le coup d'État militaire de 2013, les membres et les partisans des Frères se sont rassemblés sur deux places principales du Caire, les places Rabaa et Al-Nahda. Leur dispersion, la violente répression et l'arrestation de milliers de personnes, dont Badie et Morsi, ont contribué à recréer la division entre les deux options. Le segment proviolence a publié une « fatwa de la résistance populaire contre le coup d'État » le 25 janvier 2015, afin de mettre en place le discours religieux qui légitimerait le recours à la violence. Cette fatwa reconnaissait toujours Morsi3 comme le président de la République. En mai 2015, une autre proclamation allant dans le même sens, « l'appel de la Kinanah » exigeait des représailles sous une forme plus directe contre ceux qui avaient pris part au meurtre d'innocents à Rabaa et Al-Nahda.

Pendant ce temps, les Frères exilés qui ont plus ou moins privilégié l'option politique tentaient de s'organiser. En Turquie, ils essayaient de constituer un parlement parallèle, et créaient des chaînes de télévision promouvant l'image de la continuité de l'organisation, dénonçant le coup d'État et contestant la légitimité du nouveau gouvernement. L'activisme de ces exilés est alors largement soutenu par le président turc Recep Tayyip Erdoğan, sous la forme de l'octroi par son gouvernement de statuts de résident, de l'accueil dans les médias, des activités économiques de la confrérie dans le pays ou du fonctionnement de leurs écoles. Erdoğan soutient l'organisation en refusant de la qualifier de « terroriste » comme l'a fait le gouvernement égyptien en 2013. Il s'aligne sur le Qatar en ce qui concerne les relations avec l'Égypte.

Les membres restés fidèles à la confrérie ne sont pas seulement dispersés entre le Qatar et la Turquie. Certains restent en Égypte, en se cachant ou sans mener d'activité militante, quand d'autres trouvent refuge dans divers pays, dont le Royaume-Uni, les États-Unis et le Canada. L'organisation arrive à maintenir sa hiérarchie administrative au fil des ans dans certains de ces pays, notamment le Royaume-Uni et la Turquie, ces branches ayant joué un rôle important après 2013. Ce rôle inclut le maintien d'un murshid hors de portée de la répression du gouvernement égyptien et d'une hiérarchie qui peut exercer son rôle. Avec toutefois de multiples tensions qui persistent parmi les membres, en particulier celles qui remontent aux dix dernières années du règne de Hosni Moubarak entre les jeunes membres et la direction de l'organisation.

Les annonces faites en octobre 2022 par les dirigeants basés en Turquie et à Londres, mentionnées au début de cet article, en sont l'exemple le plus récent. Ces tensions avaient déjà contraint les théoriciens du mouvement à réaffirmer le leadership de Mounir et à ordonner à la branche d'Istanbul dirigée par l'ancien secrétaire général de l'organisation, Mahmoud Hussein, de s'y conformer. Mounir avait en effet pris le parti d'exclure ou de geler l'adhésion de certains Frères alignés sur Hussein. À quoi celui-ci avait répliqué en affirmant que le majlis al-choura (conseil consultatif) ne reconnaissait plus Mounir comme murshid et ignorait ses décisions.

Ces dissensions expliquent aussi l'appel à l'unité lancé par l'ancien murshid Mounir sur des questions jugées prioritaires. La première étant de résoudre le problème des Frères détenus dans les prisons égyptiennes. La plupart font face à des accusations d'incitation à la violence, de planification ou de réalisation d'actes terroristes. La deuxième question urgente était la réconciliation avec le régime d'Abdel Fattah Al-Sissi, de manière à permettre aux exilés de retourner dans leur pays. Enfin, Mounir réclamait la mise en place d'un partenariat national, dans l'esprit de l'appel au dialogue national récemment lancé par le régime.

Dialogue national et nouvelles divisions

En avril 2022, Sissi a en effet appelé à un « dialogue national » incluant des membres de la société civile pour discuter des questions politiques, sociales et économiques, ainsi que des réformes politiques. Après la nomination au poste de secrétaire général du dialogue national, en juin 2022, de Diaa Rashwan, chef du service de l'information de l'État et président du syndicat des journalistes, les médias égyptiens avaient commencé à s'interroger sur la participation de la confrérie et du Mouvement du 6 avril. Mais ces spéculations ont été vite balayées par une attaque en règle de la confrérie sur les chaînes égyptiennes. Qu'il s'agisse du présentateur de télévision Amr Adeeb sur MBC Masr ou de Diaa Rashwan sur ETC, les médias n'ont pas manqué de répéter que ceux qui avaient « du sang sur les mains » ne seraient pas les bienvenus au dialogue, tout en se moquant des allusions de la confrérie à son influence politique.

L'espoir caressé par certains Frères d'une possible réconciliation avec le régime a conduit à de nouvelles divisions internes. Pour ses détracteurs, l'adhésion au dialogue aurait signifié la reconnaissance comme gouvernement légitime de celui que les Frères désignaient comme le « gouvernement du coup d'État ». Ces divisions ont également été évoquées par le journaliste et ancien prisonnier politique Khaled Daoud dans une tribune publiée dans le journal indépendant Al-Manassa en août. Quoiqu'il en soit, l'incapacité des Frères à définir une stratégie pour faire libérer leurs membres en prison a accentué les frustrations dans la jeune génération.

Depuis la mi-octobre, le Troisième Front a donc annoncé son existence en Turquie, après s'être organisé dans la clandestinité pendant près d'un an. Il prône le retour à la doctrine du fondateur Hassan Al-Banna et aux positions de Sayyid Qutb4, penseur issu des Frères musulmans qui a inspiré de nombreuses dérives violentes au sein ou en dehors de l'organisation. Qutb est connu pour ses concepts de hakimiyyah (le gouvernement de Dieu sur terre) et de jahiliyah (ignorance ou paganisme). Il considérait presque tous les gouvernements comme non musulmans, et condamnait également leurs sociétés. Il a inspiré des orientations violentes à l'intérieur ou à l'extérieur de l'organisation. Les Frères ont plus ou moins continué de se référer aux écrits de Banna et de Qutb, Lettre des enseignements pour le premier, Jalons sur la route et À l'ombre du Coran pour le second.

Le Troisième Front, qui s'appelle également le Courant du changement, a annoncé le 15 octobre 2022 avoir rédigé un document-cadre qui n'a pas encore été communiqué dans son intégralité. La déclaration des Frères de Londres selon laquelle ils « abandonnent » la politique ne marque pas un tournant inédit dans l'histoire de la confrérie. Elle renvoie en effet à une autre phase de répression intense, celle engagée par les Frères dès 1954. Ibrahim Mounir, qui avait connu les geôles de Nasser, avait sans doute présent à l'esprit cette autre période difficile pour la confrérie, à laquelle elle avait cependant survécu.

Un exil précaire et un futur incertain

Certains Frères musulmans persistent à voir dans l'appel à un dialogue national la possibilité d'une réconciliation avec le régime. Un optimisme qui découle aussi de la reprise récente des liens diplomatiques officiels entre l'Égypte, d'une part, et le Qatar et la Turquie, d'autre part. Cependant, pour le moment, ce rapprochement semble plutôt porter préjudice à leurs intérêts. Le gouvernement turc a en effet pris récemment des mesures de répression contre les membres des Frères musulmans et procédé à la fermeture des médias qui leur étaient affiliés. Le journaliste Hossam Al-Ghamry qui travaille pour la chaîne Al-Sharq basée en Turquie fait partie des personnalités visées. Au cours de l'année écoulée, le gouvernement turc a déjà refusé de renouveler les permis de séjour des Frères musulmans et fermé des entreprises leur appartenant dans le pays.

Le renforcement des liens diplomatiques de la Turquie et du Qatar avec Le Caire, les facilités d'investissement offertes par les autorités égyptiennes pour faire face à la grave crise économique que traverse le pays, pourraient bien avoir raison de la protection accordée depuis 2013 aux Frères musulmans égyptiens.

La ligne suivie par les Frères musulmans reste à définir dans le contexte mouvant actuel, marqué par de profondes mutations internationales, des changements de personnel et des évolutions des mentalités. Parmi les jeunes Frères, la frustration ne cesse de croître, face à l'incapacité des dirigeants à s'unir pour travailler à la libération des membres prisonniers en Égypte. Si la confrérie a su par le passé faire montre d'une étonnante résilience et survivre aux heures les plus sombres de son histoire, on ne saurait spéculer sur sa capacité à surmonter la crise actuelle compte tenu de ses nombreuses divisions internes, générationnelles et idéologiques.


1Lire l'entretien avec Ibrahim Munir, Middle East Eye, 31 juillet 2022.

2Le Bureau de la guidance maktab al-irshad est un comité composé d'une quinzaine de membres parmi les plus éminents. C'est l'organe décisionnel de l'organisation.

3NDLR. Mohamed Morsi est décédé en prison en juin 2019.

4Intellectuel égyptien de la première moitié du XXe siècle, Sayyid Qotb est une figure majeure de l'islamisme radical. Issu de l'organisation des Frères musulmans, emprisonné par le président Gamal Abdel Nasser, il a produit en détention des écrits dont la teneur doctrinale et révolutionnaire lui a valu d'être exécuté en 1966.

Abdel Fattah Al-Sissi, le messie de la troisième saison d'« Al-Ikhtiyar »

Après avoir évoqué le combat de l'armée égyptienne au Sinaï et la répression des manifestations des Frères musulmans à la suite du coup d'État de 2013, le troisième volet de la série Al-Ikhtiyar raconte cette année la période du mandat du président déchu Mohamed Morsi. Une production où l'empreinte des renseignements militaires est plus que visible.

C'est une image bien lisse du président Abdel Fattah Al-Sissi et du rôle qu'il a eu avant la « révolution du 30 juin » — ou le coup d'État de 2013 — que la série Al-Ikhtiyar 3 (Le Choix) dépeint. Il apparaît ainsi sous les traits d'un homme loyal et d'une grande intelligence, refusant de faire partie intégrante du régime des Frères musulmans, tout en étant un bon musulman pratiquant et patriote, un père idéal et un mari moderne. Toutefois, et malgré cette image idéaliste, le président égyptien a ressenti le besoin de justifier ce qui apparaît dans la série comme une attitude positive à l'égard du président déchu Mohamed Morsi, lors de son mandat présidentiel. En effet, lors d'un iftar1 collectif organisé le 26 avril 2022, le président a souligné la fidélité de la série aux faits, tout en précisant :

Il n'y avait ni trahison, ni complot ni duplicité. Nous étions loyaux envers Dieu et envers le pays. Je n'ai pas soutenu le président Morsi, que Dieu lui accorde Sa miséricorde, j'ai soutenu l'Égypte. Si j'avais comploté contre lui, ce serait comme si j'avais comploté contre 100 millions d'Égyptiens, et que j'aie sacrifié leurs vies et leur avenir.

Morsi, un ami du président ?

La série a en effet veillé à ne pas donner l'impression que ce qui s'est passé avait été planifié, ou que Sissi avait comploté avec l'ancien commandant en chef des forces armées, le maréchal Mohammed Hussein Tantawi, contre le président Mohamed Morsi. Au contraire, le personnage de Sissi apparaît docile, jamais avare de conseils, et même comme un ami du président… qui décèdera dans les prisons du même Sissi le 17 juin 2019. Dans un des épisodes, le maréchal et futur président dit même en s'adressant avec colère à l'homme fort des Frères musulmans Khairat Al-Chater : « Laissez le président tranquille. »

Ainsi, c'est un Sissi angélique et idéal qui est opposé à une image diabolique des Frères. Incarné par l'acteur Yasser Galal, le personnage du président est plus grand et plus musclé qu'il ne l'est en réalité. Une représentation dont le ridicule n'a pas manqué de faire l'objet de nombreuses moqueries, certains téléspectateurs allant jusqu'à présenter leurs doléances sur les réseaux sociaux à Yasser Galal au lieu du président de la République. L'amalgame entre ce dernier et son représentant à l'écran a par ailleurs fait passer la critique de la série pour un acte de trahison nationale. Mieux, la participation à Al-Ikhtiyar 3 est devenu une sorte de recrutement volontaire pour les acteurs et les actrices souhaitant prouver leur dévouement à l'État et à sa vision. Parmi eux, on trouve le jeune acteur à la carrière internationale Amir Al-Masry, héros du film britannique Limbo (2020), qui a joué le rôle d'un jeune homme désireux de changer le régime des Frères.

Des enregistrements qui mettent en cause le régime

La production d'une telle série a été très coûteuse, à un moment où l'Égypte connaît une crise financière et une inflation importantes. Le département des affaires morales des forces armées égyptiennes — en charge des médias et des centres psychologiques des forces armées — y a pris part, preuve s'il en fallait que l'œuvre a été réalisée sous le regard attentif de la présidence et du renseignement militaire. Il n'est pas étonnant dès lors que la série contienne des enregistrements vidéo réels d'entretiens entre des leaders des Frères musulmans et de hauts responsables à l'intérieur de l'État. Ces extraits soigneusement sélectionnés, montés et coupés se concentrent sur Khairat Al-Chater, devenu le bouc émissaire de tout ce qui s'est passé durant la présidence de Mohamed Morsi, désormais présenté comme « l'ami » de Sissi.

Ainsi, les auteurs font encore une fois, comme dans les deux autres volets d'Al-Ikhtiyar 3, le choix de se faire les porte-paroles du récit officiel. Ce faisant, la série finit par n'être ni une œuvre d'art ni un travail documentaire, mais simplement de la propagande politique similaire à celle des médias égyptiens, et qu'alimentent les journaux à travers des titres « accrocheurs » d'un épisode à l'autre, du style « Attendez la prochaine vidéo surprise ! ». Comme si les événements relatés dans la série avaient encore cours, ou si les gens ne connaissaient pas le point de vue du régime sur cette période.

Ironie de la situation, les soutiens de l'ancien candidat à la présidence en 2012 Abdel Moneim Aboul Foutouh, un islamiste modéré détenu depuis 2018 dans de mauvaises conditions sanitaires, ont trouvé dans ces vidéos un argument pour demander sa libération. Les extraits diffusés prouvent en effet que ce dernier n'avait pas « conspiré » avec les Frères. Au contraire, son personnage apparaît dans le troisième épisode pour mettre en garde contre la mainmise de la confrérie sur le pouvoir. Il déclare même que si cela ne tenait qu'à lui, il aurait choisi un haut responsable parmi les militaires pour être à la tête du pouvoir !

D'autres vidéos montrent les actions sanglantes de mouvements djihadistes à travers le monde, notamment pendant les échanges entre Al-Chater et Sissi, dans une tentative de montrer ce que l'Égypte serait devenue si les Frères étaient restés au pouvoir.

La désinformation ne s'arrête pas là, puisque la série a également tenté de ternir l'image de certains activistes pour en faire des agents des renseignements militaires, tandis qu'il redorait l'image de ceux qui ont vraiment collaboré avec le ministère de l'intérieur et l'ont aidé à neutraliser la contestation. Ce faisant, les auteurs d'Al-Ikhtiyar 3 tentent de donner au coup d'État des allures de révolution spontanée, « la révolution de juin », et de la faire passer pour la réalisation du fameux slogan : « le peuple veut la chute du régime », qui a pourtant vu le jour lors de la révolution de janvier 2011.

Faire la différence entre un bon musulman et un islamiste

La série tente également de mettre en scène les affrontements de la société égyptienne avec la « culture » des Frères musulmans. Ici, un employé est promu malgré son incompétence du fait de ses liens avec la confrérie, là on se concentre sur la peur des chrétiens et leur désir d'immigrer à tout prix ; dans un autre épisode encore, on évoque l'opposition affichée par le ministre de la culture aux représentations à l'Opéra du Caire. Même les ateliers de confection de vêtements féminins ne sont plus fréquentés que par des femmes voilées et endoctrinées, qui refusent de se voir rejoindre par des femmes non voilées.

Que l'idéologie de l'islam politique focalise beaucoup sur les apparences et cherche à s'imposer dans les différents aspects de la vie sociale, c'est un fait. Le problème, c'est que la série présente ces scènes avec beaucoup de mépris de classe et de stéréotypes. Le message derrière ? La nécessité de faire la distinction entre un « bon musulman » et un membre de la confrérie, entre un citoyen honorable qui « signale aux services de sécurité tout comportement suspect » et un « Frère » qui se cache derrière un voile ou une barbe, le tout entre deux prières. Une distinction soulignée par un personnage membre de Tamarrod (Soulèvement), le mouvement de contestation né en 2013 en opposition au régime des Frères musulmans : « On nous dit de ne pas contester le pouvoir des Frères musulmans parce qu'ils respectent leurs devoirs religieux. Mais nous aussi, nous prions comme eux ! »

Dans les derniers épisodes de la saison, le personnage de Sissi est de plus en plus présent. Tel un messie, il incarne le sauveur de l'Égypte, celui qui décide de publier l'ultimatum de l'armée au président Mohamed Morsi, dans le seul but d'empêcher le pays de sombrer dans la guerre civile. Sissi demande alors à son « ami » Morsi une dernière fois de se réconcilier avec l'opposition et le ministère de l'intérieur, avant qu'il ne soit trop tard.

Il est clair que le troisième volet d'Al-Ikhtiyar vise à blanchir le nom de Sissi, d'autant qu'à la fin de ce même mois du ramadan, le président a gracié plusieurs prisonniers d'opinion qui étaient détenus depuis plusieurs années sans procès. Durant le même iftar collectif où il avait convié des représentants d'ONG et quelques opposants politiques, Sissi a évoqué la possibilité d'un « dialogue national » pour la première fois depuis plusieurs années, semblant ainsi vouloir amorcer un nouveau départ. Mais au même moment où ces détenus ont été libérés, la journaliste Safa Al-Kourbigui, employée auprès de la chaîne étatique Maspero a été enlevée après avoir diffusé des vidéos où elle évoquait la crise qui touche son établissement, et les mauvaises conditions de travail de ses collègues. Et Alaa Abdel Fattah, l'un des « jeunes de la révolution », injustement condamné, maltraité dans les prisons, poursuit son deuxième mois de grève de la faim.

Finalement, le vrai fil rouge qui traverse la trame du troisième volet d'Al-Ikhtiyar n'est autre que le rôle des officiers que l'on voit tout au long du feuilleton s'éreinter à suivre et à saboter les cellules des Frères musulmans, avec l'aide de leurs collaborateurs et de leurs services. Les Frères musulmans sont présentés comme méchants et bêtes (en plus d'être antipatriotiques) qui ne se doutaient pas des manœuvres du ministère de l'intérieur bénies par l'institution militaire. En somme, c'est l'histoire d'un État « patriotique » à l'intérieur de l'État… qui a fini par faire son coup.

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Traduit de l'arabe par Sarra Grira.


1NDT. Repas de rupture du jeûne pendant le ramadan.

Émigration : Le départ en sourdine des Français musulmans

Alors que l’immigration domine la campagne présidentielle, l’émigration accrue de Français musulmans témoigne d’une crise plus profonde pour le pays.

Source : The New York Times, Norimitsu Onishi, Aida Alami
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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Syrie. Il y a quarante ans, le massacre de Hama

En février 1982, le régime syrien écrase dans le sang une révolte qui puise ses racines dans l'avènement du parti Baas.

Né en 1947 dans le sillage du mouvement nationaliste arabe et de la lutte contre le mandat français, le Baas syrien est progressivement investi par les militaires qui prennent le pouvoir grâce au coup d'État de mars 1963. Très vite, l'exécutif mené par le général Amine Al-Hafez s'affronte à l'opposition, dont les Frères musulmans qui s'étaient implantés dans le pays depuis 1946.

Des contestations dès avril 1964

Ces derniers se divisent en factions locales. Plus conservatrice, celle de Hama, quatrième ville du pays, s'affronte à celles de Damas et d'Alep. Ses positions se durcissent depuis la promulgation de politiques de nationalisation, comme l'intégration des activités de certains marchands dans des organismes publics. La doctrine laïque du parti unique est également fortement rejetée. C'est dans ce contexte qu'éclatent dans la ville les contestations d'avril 1964, auxquelles le régime répondra par la répression et la militarisation, comme en témoigne le bombardement de la mosquée Al-Sultan.

Une des principales figures de cette contestation est Marwan Hadid. Adhérant à la confrérie, il part étudier au Caire où il rencontre Sayyed Qotb et les élèves de Hassan Al-Banna, le fondateur des Frères musulmans. Faisant sienne la lecture rigoriste proposée par le premier qui était partisan de la lutte armée contre le président égyptien Gamal Abdel Nasser, Hadid appelle à la guerre sainte contre un régime syrien jugé impie. Mais déçu par l'inaction de la branche locale des Frères musulmans, il décide de fonder un groupuscule armé baptisé l'Avant-garde combattante (Al-Tali'a al-Muqatila).

Ce virage vers l'action violente ne vient pas de nulle part. La faction de Damas, historiquement la plus modérée, voit son hégémonie s'étioler progressivement. Le départ en 1957 de Mohamed Al-Sibaï, fondateur des Frères musulmans syriens, et surtout l'exil forcé en 1964 de son successeur Issam Al-Attar désorganisent la confrérie. Le hamaouite Adnan Saadeddine, proche de l'Avant-garde, profitera de ces rebondissements pour s'installer à la tête de la confrérie en 1975. Entre temps, Hafez Al-Assad arrive au pouvoir en 1970. Le régime qu'il met en place nourrit la rancœur, à mesure que l'arbitraire des services de sécurité devient la règle et que l'octroi informel de privilèges à la minorité alaouite dont le président est issu devient la norme.

Une escalade de violence

Dès 1977, les attaques de l'Avant-garde s'accélèrent et ciblent les structures civiles du Baas (antennes locales et professionnelles du parti), des personnalités de l'appareil répressif mais aussi de jeunes officiers alaouites, comme en juin 1979, avec le massacre de l'école d'artillerie d'Alep. Face à la répression dont ils sont les principales cibles, les Frères musulmans décident à leur tour en 1979 de fonder une branchée armée et déclarent la guerre sainte contre le régime. Dès lors, la confrérie se trouve prise au piège d'une escalade militaire et milicienne sans fin. En juillet 1980, et en réponse à une tentative d'assassinat (ratée) de l'Avant-garde contre le président syrien, le régime fait exécuter plus de 500 prisonniers dans la prison de Palmyre.

En février 1982, la crise atteint son paroxysme. Alors que quelques mois plus tôt, le régime déjouait un coup d'État fomenté par des officiers de l'armée avec la complicité des Frères musulmans et de l'Avant-garde, il décide en janvier de s'attaquer aux bases de l'Avant-Garde à Hama. Bien décidée à répliquer à son tour, l'Avant-garde fait le choix de mener une contre-offensive, malgré le désaccord de l'organe décisionnel des Frères musulmans qui craint une réponse disproportionnée. Face à l'asymétrie du rapport de force, le mouvement islamiste est écrasé dans le sang, mais aussi les habitants de la ville soupçonnés de sympathie avec lui. Pendant plus de trois semaines, le régime bombarde Hama et envoie ses troupes au sol. Le bilan estimé sera terrible : entre 10 000 et 40 000 morts, 5 000 viols ; un tiers de la ville est détruit.

Ces chiffres indiquent la vraie nature du régime, celle d'un « État de barbarie » selon l'expression de Michel Seurat, devenu depuis lors, un royaume du silence.

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Pour aller plus loin :
➞ Raphaël Lefèvre, Ashes of Hama : the Muslim Brotherhood in Syria, Oxford University Press, 2013
➞ Matthieu Rey, Histoire de la Syrie (XIXe-XXIe siècle), Fayard, 2018
➞ Patrick Seale, Asad of Syria, the Struggle for the Middle East, Berkeley, University of California Press, 1992
➞ Michel Seurat, Syrie, l'État de barbarie, PUF, 2012

BCE : Banksters du Clan Européen, bilan au 24 décembre 2021

Article en libre accès reprenant le début de l’article précédent avec les deux premiers documents

Ça y est : le Père Noël a déposé ses beaux cadeaux au soir du vendredi 24 décembre dans les souliers de la BCE, près de la cheminée : 593 beaux milliards d’euros sous la forme initiale d’encore plus beaux dollars (USD) provenant (pour les grandes personnes) de généreux et mystérieux non-résidents qui ne peuvent être que des musulmans dirigeants de pays riches producteurs d’hydrocarbures !

Cette information se trouve dans la rubrique 6 du passif de la BCE publié le 28 décembre,

Document 1 :

593 milliards d’euros, c’est de loin le plus gros apport de ces pays musulmans à la BCE après les 532 milliards de la semaine précédente, loin des 431 milliards de la fin 2020 !

La hausse de ces apports depuis fin novembre (ils n’étaient alors qu’à 400 milliards d’euros !) est vertigineuse et historique,

Document 2 :

Je suis, à ma connaissance le seul à décrypter correctement les aventures des banksters de la zone (euro) à partir des données fiables qui se trouvent dans les bilans et dans d’autres documents publiés par les banques centrales…

Ça ne peut pas durer longtemps comme ça !

Ça va péter !

Cliquer ici pour lire mon article précédent sur le bilan de la BCE au 17 décembre.

Cliquer ici pour accéder à la page du bilan (en français) de la BCE au 24 décembre 2021.

© Chevallier.biz

 

Égypte. Abdel Moneim Aboul Foutouh, de la campagne électorale à la prison d'Abou Zaabal

Les organisations de défense des droits humains ne cessent de tirer la sonnette d'alarme devant les dérives incessantes du régime égyptien, dont la politique de terreur est devenue un pilier. Parmi les prisonniers politiques qui croupissent dans ses geôles figure Abdel Moneim Aboul Foutouh, l'un des principaux candidats à l'élection présidentielle de 2012.

« Je préfère vivre dans la prison d'Abou Zaabal que dans un palais à Londres. » C'est en ces termes que le 13 février 2018 sur la chaîne Al-Jazira, le docteur Abdel Moneim Aboul Foutouh, médecin de profession, président du Parti pour une Égypte forte et candidat malheureux à l'élection présidentielle de 2012 annonçait depuis Londres son retour en Égypte pour le jour suivant. Le lendemain, il était arrêté au Caire et se trouve depuis en détention.

Leader du mouvement syndical étudiant dans les années 1970, Aboul Foutouh rejoint l'organisation des Frères musulmans et devient un opposant politique sous la présidence d'Anouar El-Sadate puis celle d'Hosni Moubarak. Il compte toutefois parmi les militants qui ont contribué au rapprochement entre les Frères musulmans et d'autres partis politiques durant les élections législatives de 1984 et 1987.

Après cinq années de prison entre 1996 et 2001, Aboul Foutouh s'oppose aux leaders de la confrérie. Sa rencontre avec le prix Nobel de littérature Naguib Mahfouz après la tentative d'assassinat contre ce dernier en 19941 a nourri les différends avec sa famille politique, Naguib Mahfouz étant connu pour sa critique des islamistes. Sur le plan politique, Aboul Foutouh s'est opposé à l'interdiction faite aux femmes et aux coptes de se présenter à l'élection présidentielle, ainsi qu'au projet d'une commission religieuse qui validerait les lois avant leur promulgation ; deux projets défendus par les Frères musulmans. Il effectuera un troisième séjour en prison entre juin et novembre 2009.

Après la révolution du 25 janvier 2011, Aboul Foutouh décide de se présenter comme candidat indépendant à l'élection présidentielle, ce qui lui a vaut d'être expulsé de l'organisation des Frères musulmans en juin 2011. Il obtiendra quatre millions de voix (soit 18 % des suffrages) et arrivera en quatrième place au premier tour de l'élection présidentielle de mai 2012. Le docteur fonde dans la foulée son Parti pour une Égypte forte, qui s'opposera à la présidence de Mohamed Morsi, candidat officiel des Frères musulmans. Mais il s'oppose également au Front du salut national conduit par l'ancien ministre des affaires étrangères Amr Moussa, une coalition de 35 partis libéraux ou de gauche opposés à la gouvernance du président islamiste. Aboul Foutouh qui refuse de s'inscrire dans le schéma manichéen opposant islamistes et laïques demeure dans l'opposition après le coup d'État de 2013.

Un isolement total

Depuis février 2018, Aboul Foutouh se trouve en cellule d'isolement. Or, selon le code du service pénitentiaire, « le placement en isolement ne doit pas dépasser les 30 jours. La détention du condamné dans une cellule très surveillée ne doit pas dépasser les six mois. Seuls les condamnés de plus de 18 ans et de moins de 60 ans peuvent être déplacés de la prison pour aller dans la cellule dont il est question plus haut [l'isolement] ». Le Dr Aboul Foutouh, 70 ans bientôt, n'a quant à lui même pas le statut de condamné puisqu'il n'a pas encore été jugé. Son temps d'incarcération a largement dépassé la période de détention préventive que la loi fixe à deux ans au maximum. Il est isolé dans sa cellule depuis 3 ans et 7 mois. S'il peut paraître absurde de se référer à la loi sous un régime militaire dont la gouvernance a commencé par le massacre de centaines de personnes, on notera toutefois que même les lois égyptiennes les plus répressives sont largement dépassées.

La famille d'Aboul Foutouh affirme que l'isolement dont ce dernier souffre ne se limite pas à son placement en cellule individuelle. Le prisonnier se trouve en réalité dans une aile de la prison où il est le seul à occuper une cellule, de sorte qu'il ne puisse jamais croiser aucun autre détenu. Il n'a jamais le droit de sortir en plein air, n'est jamais en contact avec le soleil, mais demeure dans cette aile de la prison même pendant les 90 minutes de promenade quotidienne.

Le prisonnier n'est pas non plus autorisé à assister à la prière du vendredi, ni à prier dans la mosquée de l'établissement pénitentiaire, toujours dans l'objectif de le priver du moindre contact humain. Quant aux visites, elles ne dépassent pas les 20 minutes par mois — pour une seule personne — depuis le début de la pandémie Covid-19. Les visites ont même été suspendues pendant six mois au début de la crise sanitaire. La correspondance d'Aboul Foutouh n'échappe également pas à ce contrôle draconien. Ainsi, il n'a le droit de recevoir que trois courriers par mois des membres de sa famille, et il arrive que ces échanges soient interrompus par l'administration pénitentiaire sans que celle-ci donne une quelconque raison. Il va sans dire que tout le courrier est surveillé, que les lettres sont ouvertes avant de lui être transmises et que les gardiens de prison peuvent même en rayer certains passages.

Des cellules « équipées de climatiseurs »

Dans un article paru le 30 juin 2021, le quotidien Al-Ahram a annoncé aux familles des détenus que « le ministère de l'intérieur a modernisé les lieux de détention et amélioré les conditions de vie des prisonniers. Il a même équipé toutes les cellules des commissariats de police de climatiseurs ». Le bon traitement dont bénéficient tous les prisonniers sans exception est un leitmotiv du discours officiel. À voir les conditions de détention d'un opposant connu tant au niveau local qu'international, on n'ose imaginer celles des prisonniers de droit commun, dont l'incarcération ne fait pas couler d'encre.

L'impact psychologique de cette détention ne manque pas d'avoir des effets sur la santé physique d'Aboul Foutouh, qui s'est beaucoup dégradée. Victime de plusieurs malaises cardiaques, il n'a pas toujours été pris en charge par un médecin et n'a pas le droit de conserver ses médicaments.

Médecin de formation, Aboul Foutouh a prévenu sa famille que, dans la nuit du 24 juillet 2021, il a eu les symptômes d'un infarctus. Malgré ses appels à l'aide répétés, ce n'est que quelques jours plus tard qu'il a été transporté à l'hôpital où il a été diagnostiqué sans recevoir de soins. Depuis le début de l'année 2021, il a environ un malaise cardiaque tous les mois.

Résultat : même les 90 minutes de promenade intérieure représentent désormais trop d'effort pour lui. L'exercice le fatigue d'autant plus qu'il souffre également de maux de dos et qu'il ne peut plus marcher tout seul, sans s'appuyer sur quelqu'un. Les soins à ses frais tout comme la consultation au centre de physiothérapie de la prison lui ont été refusés.

Après l'arrestation d'Aboul Foutouh, son fils a également été accusé d'appartenir aux Frères musulmans. Leurs noms ont été ajoutés en février 2018 sur la liste des « terroristes » dressée par l'État. Si cette décision a été annulée deux ans plus tard, cela rien n'a changé pour son fils. Ce dernier est toujours privé de ses droits politiques, interdit de voyager (ce qui l'a poussé à abandonner son poste à l'étranger), de passeport et d'accès à la fonction publique. Il n'a pas le droit d'effectuer des transactions commerciales. En 2019, il a été renvoyé d'une entreprise privée « à la suite d'une demande formulée par les forces de sécurité ». Son compte bancaire est bloqué et ses avoirs sont gelés, de même qu'il n'a plus le droit d'adhérer à un quelconque syndicat ou conseil d'administration. Depuis le 23 janvier 2021, son nom se trouve à nouveau sur la fameuse liste des terroristes. Autant de pressions qui se répercutent sur l'ensemble de la famille. En plus des pressions économiques et sociales, celle-ci subit sans cesse différentes attaques médiatiques. Aboul Foutouh y est toujours qualifié de terroriste et accusé entre autres de détention d'armes.

Pire que sous Moubarak

Il apparaît évident que les différentes formes de pression dont le gouvernement se rend coupable à l'encontre d'Aboul Foutouh n'ont pour seul but que de mettre fin à sa vie de manière indirecte. En effet, depuis son arrestation, le régime n'a jamais cherché à communiquer avec sa famille pour trouver un quelconque compromis, une pratique courante sous le régime de Moubarak avec les leaders de l'opposition. À l'époque, les pressions imposées au détenu avaient pour but de l'obliger à accepter n'importe quel compromis. Aujourd'hui, c'est la destruction morale et l'assassinat indirect des détenus qui est recherché par le régime, notamment en les privant de soins médicaux. Cela a été le cas de dizaines de prisonniers politiques, dont le président Mohamed Morsi. Une logique morbide qui a poussé Alaa Abdel Fattah à songer au suicide, comme l'a rapporté son avocat le 13 septembre 2021.

Selon l'association indépendante [Committee for Justice] basée à Genève, il y a eu 958 morts dans les prisons égyptiennes entre le 30 juin 2013 et le 30 novembre 2019. Parmi eux, 677 ont décédé à cause de la privation de soins médicaux.

Tous ces éléments ne font que nourrir la crainte des proches d'Aboul Foutouh. Ils souhaiteraient que, compte tenu de son âge et de son état de santé, sa détention soit transformée en assignation à résidence, rappelant qu'il est rentré de son propre chef en Égypte et que les autorités ne peuvent par conséquent pas craindre qu'il tente de s'échapper.

Durant la campagne présidentielle, Abdel Moneim a compté parmi ses soutiens des militants de différents bords idéologiques : des libéraux, des islamistes, voire des militants de gauche. Il est l'un des rares à avoir réussi à jeter un pont entre laïcs et islamistes et avoir œuvré contre une telle polarisation de la vie politique durant la période de transition. Les conséquences de cet affrontement ont été fatales pour les militants des deux bords, ainsi que pour l'expérience démocratique de l'Égypte dont le poids politique pèse sur la région, dans la démocratie comme dans la dictature.

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Traduit de l'arabe par Sarra Grira.


1NDLR. L'écrivain égyptien a été attaqué à l'arme blanche par un membre de la Gamaa islamiya, organisation islamiste responsable de l'assassinat du président Anouar Al-Sadate en 1981.

Tunisie. Ennahda, un parti conservateur en mal d'identité

Au lendemain du coup de force de Kaïs Saïed, Ennahda vit une crise politique sans précédent. Cette tempête qui éclate au grand jour montre comment l'organisation islamiste est devenue, au bout de dix ans, un parti au pouvoir classique du monde arabe, dans un pays où l'esprit de la révolution ne s'est pas encore essoufflé.

Depuis l'annonce faite par Kaïs Saïed le 25 juillet, dans une interprétation très personnelle de l'article 80 de la Constitution grâce à laquelle il s'est octroyé les pleins pouvoirs, les réactions d'Ennahda illustrent plus que jamais les divisions profondes au sein du parti. Rached Ghannouchi, à qui l'accès au Parlement « gelé » sur ordre présidentiel a été dénié par l'armée, multiplie les interviews et les tribunes. Dans les colonnes du New York Times, il met en garde contre un retour à la dictature1. Dans Il Corriere della Sera, il appelle à une intervention italienne en agitant l'épouvantail de l'immigration et du terrorisme2. Entretemps, des militants actuels ou démissionnaires critiquent dans les médias locaux l'aveuglement du parti qui a conduit le pays à cette impasse. Ils appellent la direction à modifier ses choix.

Mercredi 4 août, le Majlis choura, la plus haute autorité du parti Ennahda s'est réunie pour décider du chemin à prendre. Une réunion quasiment commentée en direct par certains cadres sur Facebook. Trois députées se sont retirées avant la fin du rassemblement, dont Yamina Zoghlami qui dénonce une « politique de fuite en avant ». D'autres membres historiques réagissent également de manière plus ou moins explicite à ce qui semble être les propos de Rached Ghannouchi durant la réunion. Samir Dilou, ancien ministre, parle sobrement d'un « état de déni », tandis qu'Abdellatif Mekki, ministre de la santé en 2020 et membre du bureau exécutif se fend d'un constat laconique : « Celui que l'Histoire […] n'a pas réussi à convaincre ne sera pas convaincu par ma modeste personne ».

Ce n'est que le lendemain après-midi et après quelques cafouillages que le communiqué officiel est publié. Le parti reste sur sa ligne officielle et condamne le « coup d'État contre la Constitution et l'immobilisation des institutions de l'État ». Il consent néanmoins à « comprendre la colère populaire » contre « toute la classe politique », mais appelle en priorité à un retour à la normale qui passerait par la nomination d'un gouvernement et le vote de confiance devant le Parlement.

Le prix des concessions

C'est la première fois que les divergences du parti ne sont pas résorbées par la crise nationale. La menace existentielle sur Ennahda a jusque-là été l'intérêt suprême du parti qui poussait les militants à serrer les rangs devant l'adversité extérieure.

Pour comprendre certains choix du parti depuis 2011, il faut garder en tête la répression violente dont ses militants ont fait l'objet sous le régime de Zine El-Abidine Ben Ali, arrivé au pouvoir par le coup d'État du 7 novembre 1987. Après une parenthèse enchantée, le régime se retourne contre le parti islamiste – ainsi que le reste de l'opposition — à partir du début des années 1990 — pour multiplier les arrestations et les condamnations, dont certaines à perpétuité. Viols et tortures frappent largement. Une époque dont les militants du parti retrouvent les échos dans les discours éradicateurs d'une frange de la société qui refuse aux islamistes toute place politique légale. L'épilogue de l'expérience égyptienne en juillet 2013 avec le coup d'État d'Abdel Fattah Al-Sissi contre le président élu Mohamed Morsi a renforcé ce traumatisme.

Et explique en partie sa stratégie. Comme le souligne l'essayiste Hatem Nafti3 : « Bien qu'arrivés largement en tête des élections constituantes [octobre 2011] et disposant d'une solide implantation sur tout le territoire, le mouvement Ennahda était conscient du peu d'adhésion qu'il suscitait auprès des élites politiques, médiatiques et dans les milieux d'affaires », rappelant qu'il est « très difficile de gouverner un pays contre ses élites ».

De fait, et bien qu'Ennahda doive son retour en politique à la révolution de 2011, elle ne s'inscrit pas entièrement dans le camp révolutionnaire, tout en jouant de cette rhétorique pour discréditer ses adversaires politiques, les faisant passer systématiquement pour des « suppôts de l'ancien régime » et des sbires de la contre-révolution.

À partir de là, se maintenir au pouvoir devient une priorité qui passe par des appels du pied vers des cadres du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), l'ancien parti de Ben Ali dissout en 2011. Ces responsables sont nommés à la tête d'administrations et d'entreprises publiques. Pire, Mohamed Ghariani, dernier secrétaire général du RCD, et Maher Madhioub, délateur sous la dictature désormais député d'Ennahda, rejoignent en 2020 le bureau de Rached Ghannouchi à la présidence du Parlement. Quant aux autres, à qui Ennahda permet le retour à la vie politique en abandonnant le projet de loi de lustration politique (2014), ils servent comme le meilleur alibi pour galvaniser la base électorale du mouvement islamiste. Rien de telle en effet qu'une menace existentielle comme celle du Parti destourien libre d'Abir Moussi (ancienne du RCD) pour garder les rangs serrés. La même logique opère par ailleurs dans le camp d'en face où l'anti-islamisme primaire rassemble plus qu'aucun programme politique.

D'islamistes à « islamo-conservateurs »

Ce jeu sur les deux tableaux révolutionnaire et contre-révolutionnaire atteint son apogée lors de la campagne législative et présidentielle de 2014. Ennahda actualise la rhétorique du risque existentiel que font peser sur elle les éradicateurs… avant de s'allier avec le parti vainqueur Nidaa Tounès du président Béji Caïd Essebsi, qui a rassemblé autour de lui des anti-islamistes venant de bords idéologiques divers.

La porosité de cette frontière entre les deux camps s'illustre également par la confrontation entre Ennahda et Kaïs Saïed, un président conservateur qui ne croit certes pas à la démocratie représentative dans sa forme actuelle, mais qui a été porté par le camp révolutionnaire contre l'ancien système et la corruption incarnés par le candidat Nabil Karoui, accusé entre autres de blanchiment d'argent. Or quelques mois après l'élection présidentielle, Ennahda et Qalb Tounès, le parti de Karoui, décident de s'allier et font tomber en septembre 2020 le gouvernement d'Elyès Fakhfakh pour former une nouvelle majorité parlementaire.

Si la grille de lecture régionale veut que les Frères musulmans soutenus par le Qatar soient dans le camp de la révolution tandis que les Émirats arabes unis, qui ont contribué au financement de Nidaa Tounès, soutiennent la contre-révolution, cette ligne de fracture ne résume pas la situation en Tunisie comme le croient nombre de commentateurs, même si les logiques d'affrontement entre les puissances du Golfe sont toujours à l'œuvre, comme le prouvent les prises de positions saoudiennes, émiraties et égyptiennes en faveur du « coup de force ».

D'autre part et surtout, le parti est affaibli dans ce qui fait son ADN, à savoir son identité islamiste. Lors de son congrès de 2016, Ennahda annonce la séparation entre son action politique et la prédication. En s'inscrivant désormais de plain-pied dans la légalité, elle renonce à cette dimension qui fait sa force, qui lui a valu d'être l'ennemi numéro 1 du régime de Ben Ali mais qui s'est érodée avec l'exercice du pouvoir. En devenant un parti « islamo-conservateur », voire « d'inspiration islamique », il intègre le jeu politique mais perd une partie de son identité.

L'islam n'est pas la solution4

Ce renoncement lève le voile sur un défaut majeur du parti : l'absence d'un programme économique et social, une tare qu'il partage avec d'autres partis du paysage politique. Comme le souligne Karim Azzouz, membre de la section française du mouvement : « Ennahda a été créée pour trois raisons : la confrontation entre l'État national et la culture islamique, la question des libertés et celle les disparités sociales. Les deux premières ne sont plus à l'ordre du jour. Et elle n'a pas réussi à faire des propositions pour la troisième ».

Cet échec s'explique en partie par le grand écart sociologique auquel est confronté le parti depuis 10 ans. D'une part, il trouve sa base militante et électorale dans les périphéries, notamment dans les régions de l'intérieur, faisant se confondre chez nombre de ses adversaires anti-islamisme et mépris de classe. De l'autre, il représente une partie de la bourgeoisie conservatrice. Ainsi réunissait-il à la fois les victimes de la modernisation économique et les tenants d'un discours identitaire5. Or dans un pays qui est au bord de la banqueroute, Ennahda non seulement ne propose pas de programme économique, mais elle ne remet en question ni le virage libéral pris par l'État depuis les années 1980, ni les réformes imposées par les bailleurs de fond, sans proposer des solutions à la crise du pays.

De plus, ses ministres ont fait partie ou ont soutenu tous les gouvernements qui ont réprimé, parfois même en tirant à balles réelles, les mobilisations sociales qu'a connues la Tunisie depuis 2011. Enfin, dans un pays qui n'a pas dépassé — à raison — les traumatismes de l'État policier, Ennahda a soutenu jusqu'au bout Hichem Mechichi, chef du gouvernement et ministre de l'Intérieur par intérim limogé par Saïed, qui a replongé la population dans ses pires souvenirs de répression policière. En janvier 2021, date du dixième anniversaire de la révolution, la Tunisie a enregistré 968 arrestations selon les sources officielles (près du double selon les associations) pendant et en marge des manifestations.

À bout de souffle

Ils ne sont pas rares, dans les rangs d'Ennahda, celles et ceux qui voient la crise politique actuelle comme une chance pour le parti. La menace sur la démocratie que les critiques de Kaïs Saïed ont raison de craindre trouve un écho au sein de l'organisation. Le Cheikh Ghannouchi y a évincé toute concurrence et lorgne, à l'image des dirigeants arabes autoritaires, une présidence à vie. Une centaine de frondeurs s'y opposent en septembre 2020 dans une lettre ouverte, laissant déjà voir les fissures d'un parti qui commence à prendre de l'âge. Plus récemment, des militants historiques comme Mohamed Ben Salem ont publiquement appelé Rached Ghannouchi à se retirer de lui-même et en toute dignité de la vie politique. Avant lui, Abdelhamid Jelassi qui a démissionné en mars 2020 après 40 ans de militantisme a annoncé qu'« en intégrant l'État et le système, […] Ennahda a renoncé à ses principes ».

Car à l'échec politique s'ajoutent les scandales de corruption qui ont rythmé la vie politique du parti depuis 10 ans, au point de lui valoir – avec d'autres composantes du paysage politique - le titre de « nouveaux Trabelsi »6. Le dernier scandale en date est le rapport de la Cour des comptes (novembre 2020) qui pointe le financement illégal de la campagne électorale de 2019 du parti qui a notamment fait appel à des sociétés de lobbying américaines. L'autre grand dossier concerne la justice : le 13 juillet 2021, le procureur de la République Béchir Akermi, réputé proche d'Ennahda, est suspendu de sa fonction, suspecté notamment de « couvrir le terrorisme ». Un scandale qui renvoie Ennahda à son historique de violence du temps de la clandestinité.

Cet immobilisme général dont le parti est un des responsables majeurs explique l'enthousiasme de la foule sortie applaudir le 25 juillet au soir les décisions de Kaïs Saïed. Un enthousiasme que partagent autant une partie de celles et ceux qui dénoncent le hold-up des acquis de la révolution par Ennahda que les sympathisants de l'ancien régime, heureux de se débarrasser de leur ennemi juré. On comprend dès lors l'urgence qu'éprouvent un certain nombre de militants du parti à voir leur organisation faire son autocritique et se renouveler avant qu'il ne soit trop tard. Reste à savoir si ces dissidents seront prêts à aller jusqu'au bout de l'exercice et quelle vision « néo-islamiste » et économique porteraient-ils.


3De la révolution à la restauration, où va la Tunisie ?, Riveneuve éditions, 2019

4Référence au slogan de l'organisation des Frères musulmans : « L'islam est la solution ».

5Voir François Burgat, L'islamisme au Maghreb. Petite bibliothèque Payot, 2008.

6Trabelsi étant le nom de la belle-famille de Ben Ali, connue pour ses faits de corruption et qui a pillé les caisses de l'État.

Égypte. « Le Choix 2 » ou la limite de la propagande par la fiction

La deuxième saison de la série Al-Ikhtiyar diffusée pendant le mois du ramadan (mi-avril à mi-mai 2021) revient sur la destitution du président Mohamed Morsi et la violence qui s'en est suivi. Mais la fiction peine à redorer l'image du régime sans provoquer le rire amer de la population.

En mai 2021, plusieurs Égyptiens ont dénoncé sur Facebook la fermeture de la place Tahrir au Caire, occupée par l'équipe de tournage du feuilleton Al-Ikhtiyar 2 (Le Choix 2) qui filmait le dernier épisode de la deuxième saison, diffusée durant le ramadan. Le tournage avait lieu sous haute protection et avec une présence massive des forces de l'ordre. Dans ce volet, le réalisateur Peter Mimi donne à voir la vision officielle des événements qu'a connus le pays lors de la destitution du président élu Mohamed Morsi en juin-juillet 2013, notamment ce qui s'est passé sur les places de Rabaa Al-Adawiya et Ennahda, théâtres de massacres à l'encontre des partisans des Frères musulmans qui ont fait plus de 800 morts. C'est la première fois que les autorités s'expriment sur le sujet à travers une œuvre de fiction d'une aussi grande qualité, du moins d'un point de vue technique.

Le feuilleton repose en effet sur un bon casting, des affrontements d'une grande qualité cinématographique et un scénario bien ficelé. Il commence avec le sit-in des partisans du président Mohamed Morsi le 28 juin 2013 en réaction à la manifestation qui a lieu au même moment place Tahrir, lors de laquelle les opposants aux Frères musulmans appellent à la démission du président. Trois jours plus tard, les militaires posent un ultimatum à ce dernier, dans le cadre de ce qui sera plus tard appelé dans le récit officiel « la révolution de juillet ».

Propagande et contre-effets

Les premiers épisodes d'Al-Ikhtiyar 2 n'ont pas manqué de susciter la curiosité et l'intérêt du public, ce qui est loin d'être facile pour un feuilleton dont les enjeux sont principalement sécuritaires, qui ne compte presque pas de rôles féminins et qui est dépourvu de thématiques sociales.

Pourtant, la série rappelle de prime abord les films hollywoodiens chantant les louanges de l'armée américaine en Irak ou en Afghanistan, en dépeignant les soldats sous un visage humain, quitte à invisibiliser les populations occupées. En cela, Mimi fait appel à une esthétique occidentale et à la tradition des films « patriotiques » qui servent souvent la propagande d'État. L'épisode que tout le monde attendait était celui qui raconterait la fin du sit-in de la place de Rabaa. La série a alors présenté les forces de l'ordre sous une forme angélique, en faisant des héros qui allient une grande culture et une excellente connaissance de l'histoire à une éthique irréprochable, sans parler de leurs qualités de combattants.

À partir de là, la série est devenue un objet de dérision et un inspirateur de mèmes1 sur les réseaux sociaux. Certains utilisateurs l'ont ironiquement classée dans la catégorie science-fiction, tandis que d'autres l'ont qualifiée d'hagiographie comme on en fait pour les prophètes, eu égard à l'aura de sacralité qui entoure le récit. Le personnage principal, l'officier Zakariya Younès interprété par l'acteur Karim Abdelaziz a également été raillé pour la manière très (trop) humaine avec laquelle il mène ses interrogatoires avec les détenus, avec des répliques comme : « Tu ne signeras que les aveux que tu as réellement faits », « Nous ne toucherons pas à ta famille, nous la protègerons », « Tu veux manger ou boire quelque chose ? ». Autant de répliques inimaginables dans la réalité, comme le prouve le nombre de détenus qui croupissent en prison à cause de l'activité d'un de leurs proches, sans parler des conditions de détention déplorables. Un utilisateur égyptien a commenté, sarcastique : « Le problème avec les forces de sécurité en Égypte, c'est qu'ils ne te commandent jamais une pizza pepperoni. »

Ainsi, la propagande des autorités s'est retournée contre elles. Pis encore, en plus des moqueries, les utilisateurs des réseaux sociaux se sont mis à partager les histoires des détenus politiques, et à rappeler la torture, les disparitions et les morts dont sont coupables les forces de sécurité égyptiennes, à l'instar de l'histoire de Giulio Regeni, ce jeune doctorant italien enlevé, torturé et tué en Égypte en 2016.

Un vernis artistique

Le feuilleton s'est acharné à diviser le peuple égyptien entre bons — les forces de sécurité et leurs soutiens — et méchants — les manifestants de Rabaa et tous les soutiens et sympathisants des Frères musulmans. Un discours manichéen qui se manifeste notamment dans cette phrase prononcée par l'acteur Ahmed Mekki qui joue le rôle d'un officier : « Il y a des gens comme ça… Tu veux les aider, tu tends la main pour les sauver et tu découvres qu'ils veulent ta peau . »

Ahmed Mekki est un artiste qui s'est fait connaître du grand public à travers ses chansons de rap et sa participation à une sitcom. Le voir dans un rôle aussi sérieux dénote, sans que son jeu apporte grand-chose. Son personnage tient un discours patriotique sans subtilité, ponctué parfois de références religieuses. On croirait presque que le seul but de l'acteur était de démontrer sa capacité à jouer un rôle sérieux et à tenir un discours « éclaireur ». Mais en se posant en héros dramatique qui prend la défense d'un régime sanguinaire, il a perdu une partie de son public, surtout parmi les jeunes.

Mekki n'est pas le seul dans ce cas. Le feuilleton a fait appel à plusieurs acteurs dont les rôles ne dépassent généralement pas un seul épisode. La plupart d'entre eux n'avaient pas pris une position claire par rapport à la révolution du 25 janvier 2011. Mais aujourd'hui, ils soutiennent le récit officiel de l'État, à l'instar de Mohamed Farag ou Achraf Abdel Baqi, qui ont interprété les rôles d'officiers de police.

Les Frères musulmans ou l'origine de tous les maux

Al-Ikhtiyar 2 n'ambitionne pas tant d'être une œuvre artistique qu'un document historique. Pour ce faire, il mêle les scènes réelles filmées en 2013 aux scènes de fiction, en mentionnant qu'il s'agit d'enregistrements de l'époque. Il donne également des informations précises sur le nom et le rang des officiers dont les personnages sont inspirés de personnes ayant réellement existé. Ces procédés visent à démontrer que nombre de manifestants parmi les partisans des Frères musulmans étaient armés, chose qui a été formellement démentie par les associations de défense des droits humains à l'époque. Le nombre de morts du côté des manifestants qui dépasse de très loin celui des forces de l'ordre suffit à leur donner raison.

Un autre épisode se concentre sur l'incendie du commissariat de Kerdassa, à Guizeh, qui a eu lieu dans les heures qui ont suivi le démantèlement du sit-in de la place Rabaa. Lors de cet incident, les assaillants avaient torturé et tué une douzaine de policiers, dont cinq officiers. Dans la série, un personnage féminin du nom de Samia Chenan participe à cette attaque et asperge les policiers d'acide. Pourtant, aucune enquête ne mentionne l'usage de produits chimiques ce jour-là. D'autres manifestants, dont les procès sont toujours en attente, prennent part à des actes de violence et de terrorisme, tandis que les forces de l'ordre ne font preuve de violence qu'au nom de l'intérêt suprême de l'État et pour le bien du pays.

L'acteur d'origine jordanienne Iyad Nassar joue le rôle du lieutenant-colonel Mohamed Mabrouk, tué à la suite d'une collaboration entre ses collègues et des membres des Frères musulmans. Ces derniers représentent sans conteste la cible privilégiée du feuilleton, qui les accuse de tous les méfaits, quitte à tordre la réalité. En effet, l'assassinat de Mohamed Mabrouk devant chez lui a été revendiqué par Ansar Bayt Al-Maqdis, un groupe djihadiste actif dans le Sinaï. Le personnage parle dans le feuilleton des livres de Sayyid Qotb, l'idéologue des Frères musulmans, comme étant « la Constitution des takfiristes », faisant fi des différences idéologiques entre la confrérie égyptienne et les groupes djihadistes.

Une production étroitement encadrée par l'État

Il est triste de constater la banalité avec laquelle une telle série est diffusée, dix ans après la révolution et après tous les morts et les victimes qu'a connus l'Égypte ces dernières années. Pis encore, encenser le feuilleton était la norme, tandis que la moindre critique était mal vue et associée à une critique directe du régime. Certains ont même pu se racheter auprès du pouvoir grâce à la série. C'est le cas notamment de l'ancien homme d'affaires Achraf Saad qui a fui le pays depuis plusieurs années, après avoir été poursuivi pour détournement d'argent. Curieux hasard : quelques jours après un tweet où il qualifiait la série d'« héroïque », il est rentré en Égypte en toute impunité. Le député et journaliste Mostafa Bakri a quant à lui été plus loin, en qualifiant l'accident de train qui a eu lieu entre Le Caire et Mansourah le 18 avril 2021 — soit quelques jours après le début du ramadan — de « complot visant à détourner l'attention du succès de l'épisode qui traite de la fin du sit-in de Rabaa ».

L'association systématique entre le feuilleton et le régime s'explique par la très grande proximité du directeur de la société de production Synergy, Tamer Morsi, qui a quasiment aujourd'hui le monopole de la production des séries en Égypte, avec le régime. Le président Abdel Farrah Al-Sissi lui-même n'a d'ailleurs pas tari d'éloges sur Al-Ikhtiyar 2.

Par ailleurs, l'État s'est impliqué par le passé dans la production de films et de séries autour de thématiques comme le terrorisme et l'extrémisme, comme le film Les Oiseaux des ténèbres (1995) avec Yosra et Adel Imam.

La deuxième saison d'Al-Ikhtiyar n'a pas eu le même succès que la première, qui mettait en scène les opérations militaires contre les groupes armés dans le Sinaï. La sacralisation des forces de l'ordre est devenue caricaturale, et peu crédible pour les Égyptiens qui en ont une image tout autre dans leur vie quotidienne. De même, Al-Ikhtiyar 2 donne une version très partiale d'une histoire dont les acteurs et les témoins sont encore vivants, et qui ne cesse d'être contestée par les militants des droits humains et les journalistes.

Sur la place Tahrir, les acteurs ont chanté la chanson « Le deuil ne nous ressemble pas » où l'on entend :

Le deuil ne nous ressemble pas
Nous sommes un volcan dont la colère bouillonne
Le droit de chaque martyre est de notre responsabilité
Et son heure viendra _Nous sommes cent millions d'officiers Mabrouk _Quant à Mansy, il peut être ton frère ou ton fils
Chaque martyr qui s'est sacrifié pour nous est toujours vivant

Cette chanson aurait pu avoir une autre symbolique, et la fermeture de la place Tahrir aurait pu être acceptée, si ce qualificatif de « martyrs » incluait les morts dans les rangs des révolutionnaires ou des manifestants de Rabaa, et si la place Tahrir était demeurée le symbole de la révolution de janvier 2011 et pas seulement de juin 2013. Cela aurait pu être le cas, si cette série était là pour parler de tous les Égyptiens.

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Traduit de l'arabe par Sarra Grira.


1Un mème internet est un élément de la culture web : vidéo, GIF, hashtag, etc. repris et diffusé en masse.

TVLibertés : tsunami bancaire tout ce qu’on vous cache

Comme je l’ai écrit précédemment, Olivier Pichon m’a invité à son émission Politique et éco sur TVLibertés du 17 mai 2021 enregistrée le mardi 11 mai en compagnie de Pierre Bergereau pour aborder une fois de plus les problèmes posés par les banksters en particulier français et je l’en remercie vivement.

Cette émission n’est pas passée sur YouTube car la chaine TVLibertés a été censurée (par YouTube) sous prétexte que Maitre Di Vizio aurait tenu dans une autre émission de cette chaine « Le samedi politique » des propos contraires aux règles de bien-pensance édictées par YouTube, en fait par la bande du Mignon poudré parce qu’il tenait des propos qui dérangent ce despote.

Ainsi va la vie en France en ce moment qui s’enfonce de plus en plus dans une dictature qui n’a plus de limite, comme pendant l’Occupation…

Cliquer ici pour voir cette émission diffusée alors sur Vimeo.

Cependant, TVLibertés a pu récupérer sa chaine YouTube et la vidéo de cette émission y est maintenant visible,

Cliquer ici pour voir cette émission diffusée sur YouTube.

Ce moyen de communication YouTube a réussi à s’imposer dans le monde de la diffusion de vidéos.

Ceux qui contrôlent YouTube et donc Google et sa maison mère Alphabet s’arrogent le droit de censurer tout ce qui ne convient pas, en France à la bande du Mignon poudré et partout dans le monde à ceux qui veulent imposer leur pensée devenue ainsi dominante.

Ces gens-là sont les mêmes qui sont à l’origine de cette histoire de coronavirus.

Ils sont alliés ou parfois en concurrence avec d’autres manipulateurs d’opinions publiques comme par exemple les banksters et les dirigeants musulmans de pays producteurs d’hydrocarbures, entre autres.

Cette vidéo mise en ligne lundi sur YouTube dépasse 60 000 vues.

Cliquer ici pour accéder au site de TVLibertés, avec un S car c’est le média de référence qui s’oppose à la pensée unique dominante en France.

© Chevallier.biz

 

Histoire oubliée des Français esclaves des musulmans

Bernard Lugan vient de publier sur son site un article particulièrement important sur les milliers de Français et autres Européens qui ont été capturés et réduits en esclavage par les musulmans qui sévissaient à partir des ports de la future Algérie.

Cliquer ici pour accéder à son site.

Extrait de son article…

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Quid des restes des dizaines de milliers d’esclaves européens dont des milliers de Français enlevés en mer ou par des razzia littorales, morts en Algérie et enterrés dans la banlieue d’Alger dans ce qui, avant la conquête était désigné comme le cimetière des chrétiens ? C’est en effet par dizaines de milliers que des hommes, des femmes et des enfants européens furent pris en mer ou enlevés à terre par les pirates barbaresques. De 1689 à 1697, Marseille perdit ainsi 260 navires ou barques de pêche et plusieurs milliers de marins et de passagers, tous ayant été réduits en esclavage. En 1718, la comtesse du Bourk, ses enfants et ses domestiques qui avaient embarqué à Sète pour rejoindre via Barcelone son mari ambassadeur en Espagne furent capturés en mer. La petite Marie-Anne du Bourk alors âgée de 9 ans, fut rachetée en 1720.

Grâce aux rapports des pères des Ordres religieux dits de « rédemption des captifs », qu’il s’agisse de l’Ordre des Trinitaires fondé par Jean de Matha et Félix de Valois, ou des Pères de la Merci, les Mercédaires, un ordre religieux fondé par Pierre Nolasque, nous connaissons les noms de milliers d’esclaves rachetés, ainsi que leurs villes ou villages d’origine, cependant que, faute de moyens, des dizaines de milliers d’autres ne le furent pas et moururent dans les chaînes.

En 1643, le Père Lucien Héraut, prêtre de l’Ordre de la Trinité et Rédemption des Captifs, rentra en France avec 50 malheureux Français qu’il venait de racheter aux esclavagistes algérois. Faute de moyens, la mort dans l’âme, il avait laissé derrière lui plusieurs milliers d’autres Français, sans compter les milliers d’esclaves appartenant aux autres nations européennes enlevés en mer ou sur le littoral.

Dans une lettre d’une grande puissance de témoignage adressée à Anne d’Autriche, Reine-Régente du royaume de France, le père Héraut se fit l’interprète des captifs, s’adressant à la reine en leur nom, afin de lui demander une aide financière pour les racheter. Une lettre qui devrait clore les prétentions et les exigences d’excuses des descendants des esclavagistes algérois : « Larmes et clameurs des Chrestiens françois de nation, captifs en la ville d’Alger en Barbarie, adressées à la reine régente, par le R. P. Lucien Heraut, Religieux de l’Ordre de la Trinité et Rédemption des Captifs, 1643. 

« (…) ainsi qu’il arrive ordinairement aux vassaux de vostre Majesté, qui croupissent miserablement dans l’horrible esclavage (…) cette mesme necessité addresse aux pieds de sa clemence et Royalle bonté, les larmes et soupirs de plus de deux milles François de nation Esclaves en la seule ville d’Alger en Barbarie, à l’endroit desquels s’exerce les plus grandes cruautés que l’esprit humain puisse excogiter, et les seuls esprits infernaux inventer. 


Ce n’est pas, Madame, une simple exaggeration (…) de ceux, qui par malheur sont tombés dans les griffes de ces Monstres Affricains, et qui ont ressenty, comme nous, leur infernalle cruauté, pendant le long sejour d’une dure captivité, les rigueurs de laquelle nous experimentons de jour en jour par des nouveaux tourments: la faim, le soif, le froid, le fer, et les gibets (…) mais il est certain que les Turcs et Barbares encherissent aujourd’hui par-dessus tout cela, inventans journellement de nouveaux tourments, contre ceux qu’ils veulent miserablement prostituer, notamment à l’endroit de la jeunesse, captive de l’un et l’autre sexe, afin de la corrompre à porter à des pechés si horribles et infames, qu’ils n’ont point de nom, et qui ne se commettent que parmys ces monstres et furies infernales et ceux qui resistent à leurs brutales passions, sont écorchez et dechirez à coup de bastons, les pendants tous nuds à un plancher par les pieds, leur arrachant les ongles des doigts, brullant la plante des pieds avec des flambeaux ardents, en sorte que bien souvent ils meurent en ce tourment. Aux autres plus agés ils font porter des chaisne de plus de cent livres de poids, lesquelles ils traisnent miserablement partout où ils sont contrains d’aller, et apres tout cela si l’on vient à manquer au moindre coup de siflet ou au moindre signal qu’ils font, pour executer leurs commandements, nous sommes pour l’ordinaire bastonnez sur la plante des pieds, qui est une peine intollerable, et si grande, qu’il y en a bien souvent qui en meurent, et lors qu’ils ont condamné une personne à six cent coups de bastons, s’il vient à mourir auparavant que ce nombre soit achevé, ils ne laissent pas de continuer ce qui reste sur le corps mort. 


Les empalements son ordinaires, et le crucifiment se pratique encore parmy ces maudits barbares, en cette sorte ils attachent le pauvre patient sur une manière d’echelle, et lui clouent les deux pieds, et les deux mains à icelle, puis après ils dressent ladite Eschelle contre une muraille en quelque place publique, où aux portes et entrées des villes (…) et demeurent aussi quelque fois trois ou quatre jours à languir sans qu’il soit permis à aucun de leur donner soulagement. 


D’autres sont écorchez tous vifs, et quantitez de bruslez à petit feu, specialement ceux qui blasphement ou mesprisent leur faux Prophete Mahomet, et à la moindre accusation et sans autre forme de procez, sont trainez à ce rigoureux supplice, et là attachez tout nuds avec une chaine à un poteau, et un feu lent tout autour rangé en rond, de vingt-cinq pieds ou environ de diametre, afin de faire rostir à loisir, et cependant leur servir de passe-temps, d’autres sont accrochez aux tours ou portes des villes, à des pointes de fer, où bien souvent ils languissent fort long temps. 


Nous voions souvent de nos compatriots mourir de faim entre quatre murailles, et dans des trous qu’ils font en terre, où ils les mettent tout vif, et perissent ainsi miserablement. Depuis peu s’est pratiqué un genre de tourment nouveau à l’endroit d’un jeune homme de l’Archevesché de Rouen pour le contraindre a quitter Dieu et nostre saincte Religion, pour laquelle il fut enchaisné avec un cheval dans la campagne, l’espace de vingt-cinq jours, à la merci du froid et du chaud et quantitez d’autres incommoditez, lesquelles ne pouvant plus supporter fit banqueroute à notre saincte loy. 


Mille pareilles cruautez font apostasier bien souvent les plus courageux, et mesme les plus doctes et sçavants : ainsi qu’il arriva au commencement de cette presente année en la personne d’un Père Jacobin d’Espagne, lequel retenu Captif, et ne pouvant supporter tant de miseres, fit profession de la loy de Mahomet, en laquelle il demeura environ six mois, pendant lesquels (…) il avoit scandalisez plus de trente mille Chrestiens esclaves de toutes nations (…) il se resolu à estre brullé tout vif, qui est le supplice ordinaire de ceux qui renoncent à Mahomet (…)en suite deqoy il fut jetté en une prison obscure et infame (…) Le Bascha le fit conduire au supplice(…) il fut rosty à petit feu un peu hors de la ville près le Cimitiere des Chrestiens. 


Nous n’aurions jamais fait, et nous serions trop importuns envers votre Majesté, de raconter icy toute les miseres et calamitez que nous souffrons : il suffit de dire que nous sommes icy traittez comme de pauvres bestes, vendus et revendus aux places publiques à la volonté de ces inhumains, lesquels puis apres nous traittent comme des chiens, prodiguans nostre vie, et nous l’ostans, lors que bon leur semble (…). 


Tout cecy, Madame, est plus que suffisant pour émouvoir la tendresse de vos affections royales envers vos pauvres subjets captifs desquels les douleurs sont sans nombre, et la mort continuelle dans l’ennuy d’une si douleureuse vie (…), et perdre l’ame apres le corps, le salut apres la liberté, sous l’impatience de la charge si pesante de tant d’oppressions, qui s’exercent journellement en nos personnes, sans aucune consideration de sexe ny de condition, de vieil ou du jeune, du fort ou du foible : au contraire celuy qui paroist delicat, est reputé pour riche, et par consequent plus mal traitté, afin de l’obliger à une rançon excessive, par lui ou par les siens (…) nous implorons sans cesse, jettant continuellement des soupirs au Ciel afin d’impetrer les graces favorables pour la conservation de vostre Majesté, et de nostre Roy son cher fils, destiné de Dieu pour subjuguer cette nation autant perfide que cruelle, au grand souhait de tous les Catholiques, notamment de ceux qui languissent dans ce miserable enfer d’Alger, une partie desquels ont signé cette requeste en qualité, Madame, de vos tres humbles, tres obeyssants, tres fidels serviteurs et vassaux les plus miserables de la terre, desquels les noms suivent selon les Dioceses et Provinces de votre Royaume. » 

Le numéro du mois de septembre de l’Afrique Réelle sera un numéro spécial consacré à la repentance et à l’esclavage et, le 1er septembre, je publierai un livre intitulé Esclavage, l’histoire à l’endroit, une arme de réfutation de la doxa culpabilisatrice. Les lecteurs de ce blog et les abonnés à la revue seront informés dès sa parution.

Bienvenue au Kosovo

Voici une BD atypique à bien des égards. Par le thème évoqué comme par le traitement à la fois scénaristique et illustratif. Cela donne un résultat curieux, qui mérite le détour sans pour autant convaincre totalement, ce qui est souvent la marque des œuvres engagées, avec beaucoup de bons côtés et quelques regrets...

L'histoire : en un mot un homme que l'on comprend rapidement être un kosovar d'origine serbe qui a refait sa vie en Italie revient, à travers la Serbie, vers le Kosovo pour aller sur la tombe de son père, récemment disparu. Il rencontre dans le train un vieux Serbe de Sarajevo, ayant lui aussi trente ans de souvenirs à faire passer. Deux tranches de vie se rencontrent jusqu'à la séparation, qui conduit le Kosovar à rejoindre Mitroviça malgré les affrontements entre communautés, albanaise et serbe.

Disons d'entrée que le scénario refuse le schématisme habituel qui a eu cours sur la région, opposant des méchants Serbes à de gentils Musulmans, ici en Bosnie, là au Kosovo. Les deux héros sont justement des Serbes déchirés, qui ont refusé la guerre qu'on voulait leur faire faire : l'un, marié à Sarajevo à une musulman, combat dans l'armée bosniaque tandis que l'autre refuse justement le combat (sous la critique de son père qui le traite de lâche) et revient, deux décennies plus tard essayer de retrouver son enfance disparue.

Cette partie là est peut-être la plus intéressante : A coup de flash-backs (trop, en fait), on se replonge dans une époque où les choses étaient plus ambiguës que beaucoup le disaient alors.

La deuxième partie convainc moins car alors que l'histoire exposait des nuances, elle décrit dsormais les "adversaires" (ici des kosovars albanophones donc musulmans) comme systématiquement brutaux et agressifs : autrement dit, fauteurs de guerre. Il est dommage que ce simplisme contrevienne au premier discours. La fin de la BD est d'ailleurs proprement incroyable et vient casser tous les propos de la première partie.

Du point de vue du dessin, l’ensemble est assez classique sans défaut majeur. Le coloriste a dû changer au milieu du travail et l'on passe d'une ambiance assez opaque à une couleur plus franche et à mon goût plus convaincante.

Voici donc une œuvre ambivalente, séduisante par bien des côtés, notamment le huis-clos dans le train qui permet à deux hommes de se révéler peu à peu, dans une intimité psychologique très réussie ; puis une deuxième partie beaucoup moins convaincante, marquée par l'excès d'arguments, ce qui affaiblit l'ensemble. On retiendra la volonté de tenir un discours décalé sur le sujet.

Bienvenue au Kosovo, par Mogavino, Mirkovic et Quatrocchi, éditions du Rocher.

O. Kempf

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