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À partir d’avant-hierLa voie de l'épée

Conduire la guerre - Entretiens sur l’art opératif, un livre de Benoist Bihan et Jean Lopez

Conduire la guerre - Entretiens sur l’art opératif est un livre important et stimulant, ce qui dans mon esprit revient un peu au même. Son objet est l’art opératif, ce concept qui agite un peu les esprits du métier depuis au moins trente ans. Sa méthode est l’échange épistolaire, un procédé qui rend très vivant et interactif un discours qui risquerait sinon d’être plutôt austère. Quand, en plus, les deux protagonistes de l’échange sont Benoist Bihan, qui est un des stratégistes français qui m’a appris le plus de choses, et Jean Lopez, qu’on ne présente plus, c’est évidemment encore plus intéressant.

Le livre est ainsi une suite de 356 questions regroupées en sept chapitres, depuis la définition du cadre d’étude jusqu’à une conclusion sur le cas français contemporain, en passant par l’expression sur trois chapitres de la pensée et de l’influence d’Alexandre Sviétchine, le général russe devenu le « professeur » de la jeune armée rouge, et auteur en 1927 de Strategiia, la bible de l’art opératif.

Je reviens sur quelques points essentiels.

La tactique est définie comme discipline qui permet d’user le plus efficacement possible de la violence armée pour vaincre un adversaire dans un combat. Sa caractéristique première selon Benoist Bihan est son caractère apolitique et purement technique. Je suis d’accord même si la politique s’insinue parfois jusqu’aux échelons les plus bas, notamment par les règles d’engagement. Le chef au combat pense d’abord à vaincre son adversaire dans le duel des armes ici et maintenant sans réfléchir forcément au contexte politico-stratégique dans lequel il évolue.

La stratégie de son côté est décrite, en bon clausewitzien, comme la manière d’utiliser la violence armée pour atteindre l’objectif militaire de la guerre qui lui-même sert l’objectif politique du Souverain. Il s’agit donc selon Benoist Bihan d’un domaine exclusivement réservé à l’action militaire. Les autres activités comme la mobilisation économique, le champ informationnel, la diplomatie, etc. qui concourent à l’effort de guerre relèveraient alors plutôt de la programmation selon la définition d’Edgar Morin, c’est-à-dire de l’organisation de moyens afin d’atteindre un but, mais sans faire face à une dialectique violente. Cette restriction peut se discuter mais admettons-là.

On voit venir la suite : l’art opératif est ce qui relie les deux. Benoist Bihan parle d’un harnachement de cheval. Je parle pour ma part simplement d’un lien qui permet d’« employer les combats favorablement à la guerre » selon l’expression de Clausewitz répétée à plusieurs reprises dans le livre. En clair, c’est un guide qui maintient toutes les actions sur la même direction ou route, ce que Sviétchine baptise « ligne stratégique ». Cette route peut être courte, mais elle est souvent longue et de toute façon toujours entravée par l’action antagoniste de l’ennemi. Il faudra donc le plus souvent procéder à des étapes ou des bonds, ce que l’on appelle des « opérations ». L’opération elle-même est définie par Sviétchine comme un conglomérat d’actions ininterrompues de nature variée - dont des combats - qui permet de progresser, si possible significativement, le long de cette ligne stratégique. Formé longuement à la notion d’« effet majeur » j’ajouterais peut-être « dans un cadre espace-temps donné ». Dans son livre sur le même sujet, On operations, l’officier et historien américain Brett Friedman parle de son côté de l’« art d’agencer des ressources militaires afin d’atteindre les objectifs stratégiques au cours d’une campagne ». Campagne est alors synonyme d’opération. Cela me va aussi.

Une petite remarque à ce stade. Benoist Bihan critique à raison l’emploi du « terme « opération » à tort et à travers. Dans le haut du spectre, on utilise ainsi parfois le terme « opération » pour ne pas dire « guerre », parce que le mot fait peur, parce que c’est normalement le Parlement qui déclare la guerre, parce que déclarer la guerre à une autre entité - forcément politique, sinon ce n’est pas de la guerre mais de la police - c’est lui donner un statut d’équivalence et cela est parfois difficile à admettre lorsqu’il s’agit d’une organisation non-étatique, etc. Dans le bas du spectre, vers la tactique, on a aussi un peu de mal à distinguer dans la forme l’« opération » des « combats » à différentes échelles, qui sont aussi à la manière de poupées russes des conglomérats d’actions face à un ennemi et planifiés sensiblement de la même façon.

On invoquera alors la notion, assez subjective, d’« intensité » stratégique de l’action, mesurée en distance que l’on espère parcourir sur la fameuse ligne et on voit bien que cette importance peut-être très variable en fonction du rapport de forces matériel mais aussi psychologique. Face à adversaire très faible, une seule action peut ainsi avoir une importance considérable, comme le bombardement de Zanzibar par la flotte britannique le 27 août 1896 qui obtient en 38 minutes la destruction de la flotte ennemie et la capitulation du sultan. Face à un adversaire puissant et/ou dur, il faudra multiplier les coups, mais aussi les parades à ses coups. Sera donc baptisée « campagne » ou « opération », plus moderne, ce qui fait vraiment mal à l’adversaire ou qui inversement empêche d’avoir très mal soi-même dans un combat de boxe qui n’a pas de limites de temps et se termine forcément par un KO (destruction ou capitulation) ou abandon d’un des acteurs (négociation). Il y a une part de subjectivité dans tout cela, et c’est peut-être pour cela que l’on parle d’« art ». Retenons néanmoins ces deux critères : forte intensité et bien sûr bonne direction, car il ne sert à rien de donner de grands coups s’ils ne vont pas dans le bon sens.

C’est là qu’intervient la thèse forte de Benoist Bihan : avant Sviétchine et ce que l’on baptisera l’école soviétique, on n’a pas forcément conscience de tout ça puisque ce n’est pas théorisé, ce qui aboutit à de nombreuses crises entre les stratégies et des tactiques mal accordées. À la limite, lorsqu’il y a accord c’est par hasard et notamment celui qui amène au pouvoir quelqu’un qui se trouve simultanément Souverain avisé-Stratège génial, bon chef de bataille et disposant d’un outil militaire très performant par rapport à ceux de l’adversaire.    

Cette thèse me gêne un peu par sa radicalité. L’apport personnel principal de ce livre est plutôt de m’avoir comprendre que si on fait la guerre, et on rappellera toujours que ce sont les nations qui font les guerres et pas les armées, on pratique aussi forcément l’art opératif. On le fait bien ou mal, sinon cela signifierait que les forces armées sont employées au hasard. L’expédition athénienne en Sicile (415 à 413 av. J.-C.) est un désastre absolu mais elle présente toutes les caractéristiques d’une opération. La manière dont les Athéniens pensent par ce biais employer leurs moyens militaires favorablement à la guerre qui les oppose à la ligue du Péloponnèse est par ailleurs clairement exposée par Thucydide. La campagne française de Normandie en 1449-1450 durant la guerre dite de Cent ans est un autre exemple d’opération et même de « belle » opération, puisqu’il s’il y a art il y a aussi jugement esthétique. Grâce à la supériorité tactique de leurs forces, les Français gagnent tous les combats et ceux-ci font grandement et rapidement avancer le roi Charles VII vers la victoire finale.

Un autre point particulier qui me tient évidemment à cœur : les trois offensives alliées de l’été et automne 1918 en France me paraissent non pas comme la simple application mécanique de la force brute comme c’est présenté dans le livre mais au contraire comme de parfaits exemples de « belles » opérations. On n’y cherche pas de grandes batailles mais la distribution de combats le long du front jusqu’à obtenir un effet stratégique. L’offensive d’ensemble du 27 septembre 1918 qui permet de s’emparer en une semaine de toutes les lignes de défense allemande est alors la plus grande opération jamais menée dans l’histoire. Les Alliés progressent de cette façon beaucoup plus vite sur leur ligne stratégique que les Allemands, tant vantés, dans l’autre sens de mars à juillet et ce jusqu’à placer ces derniers devant le dilemme de la capitulation de fait ou de l’effondrement. La « bataille conduite » comme son nom l’indique n’est en réalité qu’une doctrine tactique, une manière d’organiser des combats locaux au sein d’une opération.

En résumé, je crois que les penseurs soviétiques comme Sviétchine n’ont pas découvert l’art opératif, ils n’ont même pas été les premiers à réfléchir dessus – c’est une question qui préoccupe les esprits militaires depuis au moins le milieu du XIXesiècle – mais ils ont inventé le terme et l’ont théorisé le mieux, ce qui est évidemment un apport considérable.

Au passage, le chapitre sur les débats au sein de l’armée rouge entre Sviétchine et Toukhatchevski est tout à fait passionnant. Je découvre la grande peur fantasmée en URSS à la fin des années 1920 d’une invasion occidentale depuis l’Europe orientale. Sviétchine prône une stratégie défensive initiale faute de moyens suivie d’une stratégie offensive une fois que les « courbes d’intensité stratégique » seront en faveur des Soviétiques (c’est la vision française de 1939) alors que Toukhatchevski prône au contraire une grande offensive brusquée plongeant le plus loin possible chez l’ennemi afin d’en obtenir l’anéantissement (c’est la vision française de 1914). La victoire de Toukhatchevski dans ce débat amènera par la suite à associer art opératif à la soviétique avec les grandes opérations dans la profondeur.

Les trois derniers chapitres poursuivent l’exploration de l’art opératif dans les milieux aériens et maritimes, je passe rapidement mais c’est très intéressant. Puis on évoque, les évolutions sinon de l’art opératif du moins de son appréhension après ce somment qu’aurait constitué les grandes opérations soviétiques de 1943 à 1945. Ce sont des opérations remarquablement organisées j’en conviens mais je ne peux m’empêcher de me demander comment elles se seraient déroulées sans une écrasante supériorité de moyens. On y évoque le problème posé par l’apparition de l’arme nucléaire, un peu comme si les deux boxeurs se trouvaient d’un seul coup munis de pistolets, ce qui évidemment fausse un peu des choses que l’on croyaient désormais établies.

On y évoque surtout, l’échec, selon Benoist Bihan, des pays occidentaux à s’« éveiller à l’art opératif », la faute en partie à la perturbation atomique mais aussi à la domination des conceptions américaines sur le sujet et notamment la création d’un « niveau opératif » qui serait un intermédiaire entre la stratégie et la tactique. Ce niveau (que Friedman attribue plutôt aux Soviétiques) apparaît surtout comme une manière de préserver le militaire de l’intrusion politique. De la même façon que les pères fondateurs des États-Unis se méfiaient tellement de l’armée, « instrument de la tyrannie », qu’elle n’était pas prévue initialement en temps de paix, les militaires américains n’ont pas envie d’être bridés par les contraintes politiques. L’avantage de cet écran est de pouvoir réfléchir professionnellement hors de la surveillance politicienne, mais son grand risque est de laisser les militaires faire « leur guerre » en se donnant des buts stratégiques qui s’écartent du but politique, le seul qui compte. On dérive ainsi souvent à une conception policière de l’emploi de la force, par principe apolitique mais aussi permanente (il n’y a pas traité de paix contre les criminels) et absolue (l’élimination de cet adversaire qui n’est pas considéré comme un ennemi politique équivalent). On ajoutera que dans la conception américaine, suivie intégralement par le biais des procédures OTAN, ce niveau opératif se confond aussi allègrement avec niveau interarmées, ce qui évidemment n’a rien à voir avec de l’art opératif. En même temps, si ce niveau opératif est une illusion, il y a quand même la nécessité d’un commandement opérationnel. Le général Schwarzkopf qui dirige les opérations Desert Shieldet Desert Storm en 1990-1991 cités comme de rares exemples de bon art opératif américain représente bien un échelon de commandement avec une autonomie de décision. Faut-il le considérer comme un « délégué stratégique » ? Les choses ne sont pas claires à ce sujet.

On termine par le cas français moderne. Après tout la France de la VeRépublique est, après les États-Unis, la championne du monde en nombre d’opérations. Le problème est que ces opérations paraissent largement stériles en effets stratégiques. Le problème premier selon Benoist Bihan et je le rejoins pleinement là-dessus est que les opérations militaires sont fondamentalement des opérations de puissance, c’est-à-dire qu’à la fin de la guerre on doit se trouver avec une place de la France renforcée dans le monde. En l’absence de réelle politique de puissance, et « être présent » dans une coalition ou « montrer que l’on fait quelque chose » ne sont pas des objectifs de puissance, on ne risque pas de progresser dans ce sens, surtout si en plus de ne pas avoir d’objectifs clairs on ne se donne pas les moyens de les atteindre.

En résumé, il n’y a pas selon moi ceux qui pratiquent l’art opératif et ceux qui ne le pratiquent pas, mais ceux qui le pratiquent bien et ceux qui le pratiquent mal. La bonne nouvelle est qu’on peut apprendre à le pratiquer mieux et Conduire la guerre y contribue. C’est donc une lecture indispensable pour ceux qui s’intéressent à l’art de la guerre, et pas seulement ceux qui en ont fait leur profession. J’ajouterai même que c’est une lecture intéressante pour toute grande organisation, par principe concernée par le lien réciproque entre les directives du sommet et l’action de la base.  

Le futur ne revient jamais-Anticipation militaire et fantaisie

Intervention prévue au Forum innovation Défense, le 25/11/2021

Il n’est guère de métier qui fasse plus appel à l’imagination que celui de soldat. Les soldats ont été inventés fondamentalement pour faire la guerre, or, et c’est heureux, ils ne la font pas souvent. Pour autant, ils sont quand même obligés de s’y préparer sous peine de graves déconvenues. Le problème est que comme disait le mathématicien Henri Poincaré : « la guerre est une expérience dont l’expérience ne peut pas se faire ». Autrement-dit, ce qui se passe dans la guerre, qu’il s’agisse au niveau le plus bas de concevoir la réalité concrète du combat et de la proximité de la mort, comme au niveau le plus élevé de la stratégie d’anticiper la complexité des interactions avec l’ennemi, tout cela ne peut être appréhendé complètement en temps de paix. Or, ce qui ne peut être appréhendé par les sens doit être imaginé. Pour préparer la guerre future, les militaires vivent au présent dans un temps de guerre imaginaire.

Au niveau dit « tactique », pour se préparer au combat qui pourrait survenir dès le lendemain, on simule. On fait des grands ou des petits exercices, sur cartes ou sur le terrain, on se tire dessus avec des cartouches à blanc ou des laser, on tire réellement sur des ennemis en carton ou on clique sur des écrans. On essaie de cette façon dans les unités destinée à aller au contact de l’ennemi de coller le plus possible à la réalité que l’on anticipe.

Au niveau le plus élevé, lorsqu’il s’agit de modeler et faire évoluer une armée toute entière pour l’adapter à la guerre que l’on aura à mener dans l’avenir, il n’est pas d’autre solution que de pratiquer des exercices de pensée. Comme dans la psychanalyse d’Alfred Adler, on se construit en fonction d’un modèle de soi imaginé dans un futur indéterminé. Intéressons nous à cet aspect.

L’invention du futur

Anticiper la guerre future n’est pas un exercice très ancien. Pendant des siècles, un soldat devait simplement apprendre l’état d’un art qui évoluait lentement. Un officier pouvait faire toute une carrière avec la même culture, les mêmes équipements, les mêmes structures, les mêmes méthodes. La seule incertitude résidait dans l’emploi réciproque de ces moyens dans les campagnes et les batailles. Quand on se réfère au temps, du moins en Europe, c’est alors plutôt au passé que l’on s’adresse, et plus particulièrement à un passé antique grec ou surtout romain plus ou mythifié et jugé modèle idéal.

Et puis le futur est apparu. Un jour de 1834, l’essayiste et homme politique français Félix Bodin publie Le roman de l’avenir, sans doute le premier roman de ce que l’on va baptiser « littérature futuriste » puis d’« anticipation » ou de « science-fiction » et qui témoigne de la conscience que beaucoup commencent à avoir de l’évolution désormais rapide des sociétés. Le monde dans lequel vivront les enfants sera très différent de celui dans lequel sont nés leurs parents. Pour beaucoup alors, ce différent sera meilleur. Les regards se tournent donc du passé vers le futur.

Les états-majors militaires, ceux qui sont justement destinés à préparer la guerre, sont obligés à leur tour de prendre en compte cette invasion des changements. Ils sont obligés d’anticiper sous peine d’être dépassés par l’accélération des choses. En France, les règlements militaires, l’état de l’art mis par écrit, changeait en moyenne tous les 40 ans jusqu’en 1860, ils sont renouvelés ensuite tous les 12 ans jusqu’à la Première Guerre mondiale, et tous les ans pendant cette guerre.

Anticiper le futur militaire n’est cependant pas chose facile. La guerre peut survenir demain, dans quelques années ou très loin, peut-être jamais, alors que dans le même temps, il faut effectuer des investissements matériels sur des cycles de plus en plus longs. Nous sommes actuellement en matière d’équipements dits « majeurs », avions de combat ou de transport, grands navires, véhicules terrestres, sur des séquences qui peuvent s’étaler sur 60 ans de la conception au retrait. Et autant le dire, prévoir ce que l’on va faire d’un équipement dans 60 ans ne relève plus de l’anticipation mais de la voyance. Mais les investissements ne sont pas seulement matériels. Imposer un service militaire universel par exemple implique un peu l’idée d’avoir à défendre la patrie contre une menace majeure proche dans l’espace mais aussi dans le temps.

Et puis, faire la guerre c’est aussi s’opposer à une autre entité politique, et pour les militaires, c’est s’opposer à une autre force armée. Même si la perspective d’avoir à affronter une très puissante armée clairement identifiée à nos frontières n’est pas réjouissante, cela a au moins le mérite de savoir à quoi on va avoir affaire et de se structurer en conséquence. Il est donc très troublant de voir cet ennemi potentiel disparaitre d’un coup. C’est un peu comme si on disait au XV de France un lundi que finalement il ne jouera pas contre les All Blacks le samedi suivant, et même qu’il n’est pas sûr du tout qu’il ait à affronter une équipe de rugby. S’il n’y a pas d’armée ennemie, il faut l’inventer, et en attendant on continue à faire comme si cette armée n’avait pas disparue. Dans les années 1990, on a ainsi longtemps continué à affronter l’Union soviétique dans les exercices militaires car cet éclairage résiduel d’une étoile que l’on savait disparue était le seul dont on disposait. Notons, pour rebondir à ce qui était dit plus haut sur les programmes industriels et la voyance, que nous sommes toujours  fondamentalement équipés pour affronter cette étoile, rouge bien sûr, disparue depuis trente ans.

Ce n’est pas tout. Même si le brouillard n’est pas aussi épais que cela, l’anticipation militaire doit faire face aussi à un autre terrible écueil : le confort organisationnel. Les armées comme toutes les organisations, n’aiment pas les changements profonds, les ruptures d’équilibre internes avec des perdants qui râlent forts et les gagnants qui se taisent. Elles connaissent pourtant régulièrement des restructurations, mais presque toujours par imposition de l’exécutif politique et quasiment jamais par une décision interne, sauf en cas de « Patrie en danger ». Ce n’est pas un conservatisme par nature. Les armées peuvent susciter en interne des innovations importantes, mais à condition que cela ne bouscule pas trop des façons de faire et des façons de voir les choses. Imaginer le futur c’est bien, surtout s’il ne faut rien changer.

Une innovation forte est une greffe, et cette greffe doit être acceptée par le corps. C’est ce qui explique le plus souvent des comportements très différents face à des innovations identiques. Dans les années 1960, l’armée de l’Air accepte plutôt bien l’idée de se doter d’armes nucléaires, c’est prestigieux, cela fait moderne, cela assure des crédits sans avoir à trop bousculer l’organisation et les valeurs internes. Piloter un Mirage IV dans un raid nucléaire reste un mission pour les pilotes de chasse, le « noyau noble » de l’organisation. Dans la Marine nationale, cela signifie faire concentrer une grande partie des ressources au profit des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, avec une mission ingrate, au détriment du Plan bleu de renouvellement de la belle flotte de surface, le noyau dur et noble de l’institution, celui dont sont issus tous les chefs d’état-major. Cela se fait donc plus difficilement et il faut l’autorité du général de Gaulle pour l’imposer à beaucoup d’amiraux réticents. Les temps et les visions ont bien changé depuis.

Sans intervention extérieure forte, mais encore faut-il qu’elle soit éclairée, on peut ainsi conserver longtemps une contradiction entre un futur qui impose le changement et un présent qui le refuse. En 1942, l’état-major japonais constitue une « Red Team » avec des officiers ayant vécu aux Etats-Unis et connaissant bien les Américains. Lors d’un grand jeu prospectif simulant la suite de la guerre, cette équipe « américaine » parvient à faire débarquer ses troupes virtuelles le 1er octobre 1944 aux Philippines. Le jeu est arrêté à ce moment-là, ses conclusions détruites et la Red Team dissoute. Les Américains ont réellement débarqué aux Philippines le 25 octobre 1944.

Pas facile donc d’imaginer la « guerre future » quand on est l’institution qui est chargée de la faire. Illustrons cela sur une longue durée par l’exemple américain.

Le futur en fuite

En 1945, après la Seconde Guerre mondiale, la vision de la guerre future qui se dégage aux Etats-Unis est en réalité très proche de la vision traditionnelle de la guerre dans ce pays. Comme l’élastique géante de l’Histoire que décrit Poul Anderson dans La patrouille du temps, on revient immédiatement à la tradition malgré l’énormité des évènements récemment vécus. Pour le futur, on fera comme avant. Les Etats-Unis redeviennent neutres, et protégés par une grande marine et, seule nouveauté, également une grande aviation dotée de bombes atomiques. L’armée de Terre en revanche est dissoute. S’il faut refaire la guerre, on remobilisera et on repartira outre-océans pour détruire le Mal.

Au passage, quand on fait le même exercice d’anticipation en France en 1946 et que l’on demande aux états-majors comment ils voient la guerre future et ce qu’ils veulent comme moyens, ils répondent tous qu’ils veulent refaire du 1944-45 avec des flottes de bombardiers, des porte-avions et des divisions blindées. Personne ne parle des deux évènements récents qui vont pourtant avoir le plus d’influence : les bombardements atomiques au Japon et la guérilla communiste en Indochine.

Revenons aux Etats-Unis. Cette vision digne des Pères fondateurs tient quatre ans, jusqu’à la doctrine Truman et l’idée que les Etats-Unis ont un ennemi, le communisme, et qu’il faut s’allier à tous ceux qui le combattent. Très vite on voit donc fleurir des scénarios de guerre en Europe, où l’URSS remplace l’Axe. Elle sera bombardée massivement depuis les airs, y compris avec des bombes atomiques, et attaquée au sol à la manière de 1944. Pour autant, on ne modifie pas encore beaucoup les forces car on n’imagine pas cette grande guerre pour tout de suite, et puis la tradition de mobilisation in extremis persiste.

Manque de chance, la guerre a lieu tout de suite, en 1950, dans un endroit totalement imprévu, la Corée, et sans emploi d’armes nucléaires. Le résultat est très mitigé.

Qu’à cela ne tienne. Au retour de Corée en 1953, grâce à la miniaturisation des armes atomiques, l’US Army va pouvoir se doter d’une puissance de feu considérable qui va permettre d’écraser tous ses adversaires. C’est la grande période de l’atome. En 1958, le lieutenant-colonel Rigg écrit War 1974 dans lequel il dépeint la manière dont on combattra dans 16 ans. La guerre future c’est alors une guerre en Europe où l’atome est partout, dans les armes et c’est l’époque où l’armée américaine se dote de milliers d’obus, de roquettes, de missiles anti-aériens atomiques, mais aussi les moteurs que l’on retrouve dans les avions ou les hélicoptères géants. Les soldats volent eux-mêmes dans de mini-hélicoptères, sont équipés d’armures et de casques intégraux, ils se nourrissent de pilules mais ont une poche dans la tenue pour mettre les cigarettes. Tout cela fait consensus. Un an plus tard, Robert Heinlein, écrit sensiblement la même chose dans Starship Troopers, les communistes étant remplacés loin dans le futur par les Punaises.

Manque de chance, les forces armées américaines sont en fait engagés massivement au Vietnam de 1965 à 1973, et on n’y emploie toujours pas d’armes atomiques. Au bilan, le soldat américain de 1974 n’est guère différent de celui de 1958, il a simplement les cheveux un peu plus longs et il est un peu plus démoralisé. La vraie nouveauté n’est alors pas technique, mais sociale : c’est désormais un professionnel. Notons au passage, combien les visions du futur d’où qu’elles viennent jugent mal de la vitesse des choses, en les accélérant le plus souvent. Il suffit de revoir les films de science-fiction des années 1970 et 1990 qui sont censés se dérouler dans les années 2020 pour juger du décalage.

La guerre menée n’était toujours pas celle anticipée, qu’à cela ne tienne. Après la Corée, le Vietnam est considéré comme une nouvelle anomalie et on peut maintenant revenir à la « vraie guerre future », c’est-à-dire contre les Soviétiques en Europe et avec plein de machines. C’est l’occasion d’une floraison de littérature sur le sujet avec des essais comme Race to the Swift: Thoughts on Twenty-First Century Warfare de Richard Simpkin, des wargames commerciaux, et des romans comme Team Yankee, La troisième guerre mondiale du général Hacket ou encore Tempête rouge de Tom Clancy (1986) qui apparait alors à beaucoup comme la meilleure description de ce qui va probablement se passer.

Les armes nucléaires du champ de bataille sont passées de mode, vive les nouvelles technologies de l’information qui vont permettre d’accroitre la capacité des forces. Mais à côté du software, on construit aussi du gros dur, avec des équipements militaires, chars, hélicoptères d’attaque, avions de combat, etc. et on s’entraine mieux grâce à la révolution de la simulation. La vision a permis de créer en quelques années, et pour la première fois en temps de paix, une nouvelle armée américaine particulièrement puissante.

Manque de chance, trois ans après Tempête rouge, le mur de Berlin s’effondre et les soldats soviétiques rentrent chez eux sans même avoir été combattus. Les grandes divisions blindées américaines ne vont finalement pas combattre en Europe mais en Arabie saoudite et contre l’Irak. Encore raté, même si pour le coup les Irakiens vont subir la foudre. Beaucoup d’entre eux, se vengeront douze ans plus tard face à la même armée américaine qui refusait alors d’intégrer la guérilla dans ses planches de Powerpoint pleines de nœuds de communications, de faisceaux laser, de récepteurs et d’effecteurs, de cyber et d’espace.

Imaginer ou mourir

Pour résumer. Les militaires ont absolument besoin de visions du futur pour se construire. Le problème est que la vision qu’il vont produire institutionnellement parlera peu de politique, or la guerre c’est de la politique ; elle parlera beaucoup de machines, or si c’est le plus visible ce n’est qu’une partie de choses ; elle ne dira rien qui change ses équilibres internes, ce qui revient à négliger les scénarios dits de « rupture » (synonyme de « gros changements ») souvent les plus dangereux.

Les armées ont donc obligatoirement besoin aussi de visions alternatives, ce qui ne peut venir que d’une réflexion libre de militaires ou de civils -la meilleure description de la Première Guerre mondiale est venue du banquier Jean de Bloch en 1898 dans La guerre de l'avenir- ou mieux encore de l’association entre les deux. Ils ont donc aussi obligatoirement besoin que se dégage de toutes ces réflexions, comme dans un processus scientifique, un consensus le plus honnête et le plus fiable possible sur le futur qui puisse leur être imposé. 

Si cette vision n’impose pas trop de changements internes, c’est formidable, on aura une armée intelligemment construite par le futur un peu comme dans La fin de l’éternité d’Asimov lorsque c’est l’énergie captée dans le futur grâce au voyage dans le temps qui permet ce même voyage dans le temps. Dans le cas contraire, et en fait pas incompatible, le futur devra être imposé de force par l’échelon politique, comme de Gaulle et la refondation malgré elle de l’armée française dans les années 1960. Dans les deux cas, il sera bon de garder aussi en mémoire les futurs exclus, car on ne se sait jamais. Sans vision de futur, on ne le risque pas de le fabriquer. Sans visions alternatives à celle-ci, il sera plus difficile de s’adapter lorsque les choses ne se dérouleront pas comme prévu.

Les innovations militaires à l’époque de la guerre de 1870

La guerre de 1870 survient au début d’une révolution militaire qui s’étend du milieu des années 1840 à la fin de la Seconde Guerre mondiale, et qui voit la manière de combattre se transformer radicalement sous les poussées successives de plusieurs groupes d’innovations. De manière complètement inédite, le changement permanent devient alors un paramètre que les militaires doivent prendre en compte absolument. Jusqu’au début de la Révolution industrielle, on pouvait faire toute une carrière sans se remettre en question. C’est désormais impossible. Toutes les armées occidentales sont désormais soumises à des turbulences. Certaines les appréhendent mieux que d’autres et leur affrontement, comme celui de 1870 entre la France et la confédération allemande, est toujours un terrible révélateur des efforts d’adaptation réalisés par les uns et les autres.

La révolution du fusil et ses conséquences

Jusqu’aux années 1840, l’espace de combat dans lequel les forces terrestres s’affrontaient est toujours resté très étroit du fait de la faible portée des armes, mais aussi de la faible mobilité des troupes, limitée à la marche ou au transport à cheval, ainsi que de la lente transmission des informations.

Pourvu qu’il soit bien placé, le chef d’armée peut alors savoir où est l’ennemi et même le voir avant de subir les effets de ses armes. Il est donc presque toujours possible de manœuvrer et de s’organiser avant le combat dans un «rayon de commandement» de quelques kilomètres. C’est ainsi que l’on retrouve la Grande Armée le 18 juin 1815 à Waterloo avec six corps d’armée mis en place dans un rectangle de trois kilomètres de front et deux kilomètres de profondeur.

Tout bascule lorsqu’on commence à concevoir des fusils qui associe un canon à âme rayée, qui fait tourner la balle et lui donne une plus grande portée pratique, et un armement par la culasse avec des cartouches complètes. Cela paraît anodin, mais cela change tout. En 1815, un bataillon d’infanterie pouvait tirer en une minuteprès de 2000 coups à une portée pratique 100 mètres. En 1850, le même bataillon équipé du fusil prussien Dreyse peut en envoyer 4000 à 400 m.

Comme parallèlement à cette augmentation de puissance de feu on continue à se déplacer à pied ou à cheval, aborder l’ennemi impose de franchir un mur de milliers de projectiles de plus en plus dense et profond. En 1815, on s’approchait, on tirait et puis on pouvait aborder l’ennemi en subissant au maximum un tir de sa part. Face aux nouveaux fusils, il faut faire face à huit tirs successifs avant d’arriver au contact de la ligne ennemie, ce qui est évidemment une autre affaire. À cheval il ne faudra peut-être faire face qu’à quatre tirs, mais comme on constitue une cible beaucoup plus importante qu’un fantassin, le défi est encore plus rédhibitoire.

Certains vont considérer que pour aborder l’ennemi, il suffira de rester groupé et d’aller plus vite. C’est en partie l’origine du «pas chasseur» plus rapide que les autres ou de l’habitude des Bersagliers de défiler en courant. Les balles persistant à aller beaucoup plus vite que les hommes, c’est une approche qui trouve vite des limites. D’autres estiment qu’il faut s’avancer dispersé en tirailleurs afin de mieux échapper aux feux et de soi-même mieux tirer, mais on s’aperçoit que les soldats échappent alors rapidement au contrôle des officiers et qu’on n’arrive jamais au contact de l’ennemi de cette façon. Ce problème tactique ne trouvera de solution que pendant la Première Guerre mondiale.

En attendant, on se trouve dans toutes les armées dans une position où il devient très difficile d’aborder l’ennemi. Il est donc encore plus difficile de percer son dispositif et de le disloquer. Or, sans dislocation, il n’y a pas de résultat décisif mettant fin au combat, mais une usure des deux camps. L’attaque de flanc sur le plateau de Pratzen à Austerlitz en 1805 ou la charge de la colonne Mac Donald à Wagram en 1809 deviennent des souvenirs. L’infanterie française parvient bien à percer le centre autrichien à Solférino, en 1859, mais elle ne réussit que parce que l’infanterie autrichienne n’est pas encore équipée de ce qui se fait de mieux. Lorsque les Autrichiens tentent d’imiter les Français à Sadowa en 1866, ils se font massacrer par les Prussiens. Et avec le fusil Chassepot adopté à la même époque, les fantassins français sont encore mieux armés que les Prussiens.

Devant une telle augmentation de la puissance de feu, il n’est plus besoin, ni même souhaitable de conserver les mêmes densités de troupes que sous la période napoléonienne, sous peine là encore de massacres comme lors de la bataille de Shiloh aux États-Unis en 1862 où plus de soldats américains tombent en deux jours que pendant toute la guerre de 1812-1814 contre l’Angleterre. La dispersion et l’adaptation au terrain s’imposent. Là où on met six corps d’armée à Waterloo, il n’y en plus qu’un seul en 1870.

Dans le même temps, le nombre des unités de combat ne cesse d’augmenter grâce à la démographie, la conscription généralisée et la capacité de soutien des économies industrialisées. L’armée prussienne mobilisée en 1870 est trois fois plus importante que celle de 1815. La combinaison de la moindre densité des forces sur le front et de l’augmentation du nombre d’unités entraine mécaniquement une augmentation de la largeur des fronts. Cette extension est d’autant plus importante que l’on a de plus en plus tendance à ne plus distribuer les forces en profondeur pour essayer de percer le front ennemi, mais plutôt latéralement pour essayer de le contourner. On aboutit ainsi à une dilatation des espaces de batailles. Une campagne moyenne ne se déroule plus avec une armée de 100 000 hommes finissant pas se regrouper dans un carré de 10 km2 pour combattre, mais avec deux à quatre armées qui forment chacune un rectangle de 100 km2 au contact de l’ennemi. Lorsque de tels rectangles opposés se rencontrent sans pouvoir se disloquer, il est également difficile d’obtenir une décision dans une seule journée. Les batailles tendent donc aussi à s’étendre sur plusieurs jours.

Cette dilatation de l’espace-temps pose de nouveaux problèmes de commandement. Grâce au chemin de fer et au télégraphe cela se passe plutôt mieux qu’avant au niveau opérationnel. Il est plus facile de mouvoir ces armées de manœuvre que les corps d’armée de Napoléon, mais seulement avant la rencontre avec l’ennemi. Dès qu’il y a contact en revanche, les choses sont plus compliquées. Il est désormais beaucoup plus difficile, sinon impossible pour le chef de voir l’ennemi avant de se faire tirer dessus et les combats débutent souvent dès qu’une partie des troupes rencontre l’ennemi. L’agencement des forces se fait dans l’action et non plus avant, alors que la circulation de l’information repose toujours sur la vitesse du messager à cheval ou à pied sous le feu de l’ennemi.

Les dispositifs dilatés avec des forces plus dispersés et des fantassins qui peuvent tirer à distance à genoux ou couchés deviennent moins visibles. Les comptes rendus qui remontent jusqu’au commandant d’armée désormais plus en arrière de la ligne de contact sont lents et imparfaits. La prise de décision est difficile et les ordres descendants tout aussi lents. Pour pouvoir fonctionner quand même efficacement, il n’est guère d’autre solution que de redistribuer le commandement et décentraliser la conception des ordres de manœuvre. Cela suppose de surmonter des réticences internes à ce qui s’apparente à des pertes de pouvoir. Cela induit aussi un effort proportionnel et donc considérable de formation des cadres jusqu’au plus petit échelon.

En résumé, en juillet 1870 lorsque la France et la coalition allemande entrent en guerre, l’art de la guerre consiste à être capable d’organiser et de faire manœuvrer ensemble plusieurs armées de 100/150 000 hommes face à des armées équivalentes qu’il va falloir non pas détruire par dislocation mais étouffer par encerclement. Très clairement, une des deux armées y est mieux préparée que l’autre.

La guerre comme révélateur de problèmes non résolus

Avant même de tirer un coup de feu, la première bataille, celle de la mobilisation des forces est gagnée par la Prusse et ses alliés. Dans cette guerre industrielle de masse, la majorité des forces sont des forces mobilisées et non permanentes, et celui qui termine le premier sa mobilisation a l’initiative des opérations. C’est un phénomène assez nouveau que maitrise parfaitement la Prusse. Le Grand État-major prussien et le corps d’état-major est en effet d’abord un organe de mobilisation et de gestion des forces. C’est la première technostructure moderne.

La France découvre de son côté que la mobilisation ne s’improvise pas. L’intendance, qui est dotée d’une organisation distincte de celle des forces de combat, est saturée et les axes de communications, principalement les voies ferrées, sont bouchés. Les régiments français partent à la frontière sans attendre leurs réservistes, il est vrai beaucoup moins nombreux que les Allemands. Au total, la France ne réunit que 350000 hommes au total, pour la plupart en cours de réunion dans deux armées, d'Alsace et de Lorraine, de part et d’autre des Vosges avec 7 corps d’armée. En face, Prussiens et autres Allemands, réunissent 550000 hommes en première ligne et 400000 en deuxième échelon dans la Landwehr. L’ensemble, certes plus hétérogène puisqu’il intègre plusieurs armées nationales, forme 15 corps d’armée. La plupart sont réunis au sein de trois armées placées à l’ouest du Rhin au plus près de la frontière.

Les Français découvrent ensuite qu’ils sont incapables de manœuvrer ces grandes forces avec la même souplesse que les Prussiens. Contrairement à ces derniers, et à l’exception de la Garde impériale qui avait une structure de commandement permanente, tous les états-majors de divisions, de corps d’armée et des armées de Mac Mahon en Alsace et Bazaine en Lorraine sont constitués pendant la mobilisation.

Au niveau le plus élevé, les deux maréchaux français se jalousent, coopèrent mal et sont peu disciplinés, tout le contraire des commandants d’armées prussiennes. Les officiers français ont tous ou presque une expérience du combat, en Algérie, Italie ou ailleurs, mais pas du tout l’habitude de manœuvrer à une telle échelle. Les officiers d’état-major prussien ont peut-être peu fait la guerre, mais ils ont fait l’école de guerre, la Kriegsakademie. Ils sont bien formés, s’appuient tous sur une doctrine commune et se connaissent suffisamment pour savoir ce que va faire le voisin et comment se coordonner avec lui. À l’intérieur des rectangles de 100 km2 des armées prussiennes, on se meut donc beaucoup plus rapidement qu’à l’intérieur des armées françaises. On s’y meut d’autant plus rapidement, et notamment face à l’ennemi, que les Prussiens ont su transformer leur cavalerie en organe de reconnaissance, là où les Français, malgré les enseignements de tous les conflits récents, ont conservé une cavalerie de choc et rupture qui bien sûr se brise inutilement sur les feux modernes. Il y 65 régiments de cavalerie français au début de la guerre, ils ne sont plus que 11 le 1er septembre. Pendant tout ce temps, les corps d’armée français auront été myopes et ne cesseront de se faire surprendre.

Aussi n’est-il guère étonnant que la rencontre des Français avec les trois armées ennemies sur la frontière se passe mal pour eux. Sur les deux points de contact, le scénario est le même. Deux corps d’armée ennemis se rencontrent et se stoppent. Les Allemands, mieux renseignés et plus entreprenants, s’efforcent ensuite de contourner les Français, qui finissent par se replier sans avoir été renforcés à temps. Il n’y a pas de dislocation, mais une série de combats indécis et meurtriers d’une dizaine d’heures sur plusieurs points qui aboutissent à des reculs sous la pression.

La 3e armée allemande pénètre le 4 août à Wissembourg dans le Bas-Rhin et repousse ainsi l’armée de Mac Mahon, le 6, à Frœschwiller-Wœrth. Mac Mahon conserve encore suffisamment de liberté d’action pour se replier sur Chalons. Il n’en est pas de même plus au nord où les 1re et 2e armées allemandes recherchent le contact avec l’armée Bazaine qui, refusant de se replier sur Chalons, a placé ses corps d’armée en position défensive. Le terrain de ces positions aurait pu être préparé si on avait un peu étudié les combats en Virginie en 1864-1865, mais on se contente de faire confiance à la puissance de feu du Chassepot. Le Chassepot fait effectivement des ravages et les pertes prussiennes sont parfois terribles, comme à Saint-Privat ou un tiers de la Garde prussienne est fauché. Les Français sont aussi les seuls à utiliser des mitrailleuses. Le problème est que les artilleurs qui ont la responsabilité de ces armes n’ont pas eu le temps de se les approprier. Ils les utilisent donc comme des canons, en batterie, à découvert et souvent trop loin de l’ennemi. C’est parfois très meurtrier, mais cela a peu d’influence sur les évènements.

Grâce à leur culture du retour d’expérience les Prussiens s’adaptent. Ils allègent leur dispositif au contact, où on ne combat plus effectivement qu’avec une seule ligne de tirailleurs. Surtout, ils font appel aux canons Krupp en acier, l’équivalent dans l’artillerie des fusils à âme rayée armés par la culasse. L’artillerie prussienne fait des ravages sur les dispositifs statiques français. Après trois combats du 14 au 18 août autour de Metz qui sont autant de poussées, les armées allemandes finissent par bloquer l’armée de Bazaine dans la ville. C’est le premier encerclement d’armée réussie, même s’il n’aboutit pas sur une reddition immédiate.

Pendant ce temps, l’armée de Mac Mahon, rejoint par Napoléon III qui prend le commandement fait mouvement vers Sedan. Le 24 août, apprenant la nouvelle, Moltke fait basculer l’axe des progressions de ses armées de Paris vers Sedan. Le centre de gravité, pour employer un terme clausewitzien, n’est pas la capitale mais l’armée ennemie et son chef, le dernier chef d’État français à conduire une armée sur le champ de bataille. Il suffit de cinq jours pour que les 3e et la nouvelle 4e armée formée en cours d’action avec des éléments des 1re et 2e, soit 250000 hommes au total, pivotent complètement sur un front de 90 km. Les commandants d’armées et les chefs d’état-major prussiens, tous nourris à la même doctrine, avaient en réalité tous anticipé ce changement de cap.

Le 31 août, huit corps d’armée allemands sont déployés sur 17 km autour d’un adversaire immobile à Sedan coincé dans un triangle de 4 km de côté. Le 2 septembre, Napoléon III et l’armée de Mac Mahon sont obligés de capituler. Il aura donc suffi d’un mois de combat pour écraser l’armée qui était alors considérée comme la plus puissante du monde.

Cela avait suffi en 1866 à vaincre l’empire autrichien qui dès le lendemain du désastre de Sadowa avait demandé à négocier la paix. Ce n’est pas le cas en France, où la capture du Napoléon III est l’occasion d’un changement de régime qui décide de poursuivre la guerre. Le gouvernement de Défense nationale parvient même dans l’improvisation la plus totale et la ferveur patriotique à mobiliser 600 000 hommes et à former trois nouvelles armées. On voit également apparaître des francs-tireurs qui harcèlent l’ennemi. C’est une grande surprise pour les Prussiens qui redoutent le spectre de la guerre révolutionnaire et populaire.

Étonnamment, là où l’armée impériale avait tenu un mois, ces nouvelles armées françaises improvisées résistent cinq fois plus longtemps. Il est vrai que de larges forces allemandes sont fixées autour de Belfort, Metz et de Paris, assiégée depuis le 19 septembre, mais d’autres arrivent. À la fin de l’année 1870, il y a un million de soldats allemands en France, un chiffre qui aurait paru incroyable quelques dizaines d’années plus tôt.

Pour autant, aucune des trois nouvelles armées françaises, du Nord, de l’Est de la Loire, ne subit le sort de celles de Bazaine et de Mac Mahon. La leçon a été apprise et le théâtre des opérations s’étend à presque tout le territoire situé au nord de la Loire et les batailles elles-mêmes, menées par des armées de même volume et recherchant l’enveloppement, se dilatent. La bataille d’anéantissement par encerclement comme à Sadowa ou Sedan devient plus difficile à mener.

On assiste donc plutôt à une succession de batailles indécises au cours desquelles les nouvelles armées françaises, qui imitent les méthodes simplifiées allemandes, sont plus mobiles que les troupes impériales, avec quelques innovations de méthodes comme l’abandon par l’artillerie des fusées à deux durées au profit des obus percutants. Elles sont également — car elles manquent cruellement d’encadrement et de logistique — beaucoup moins solides que les unités impériales et rompent le combat pour des taux de pertes trois fois inférieurs.

La capitulation de Bazaine à Metz fin octobre, soit un mois avant l’épuisement total de ces vivres, constitue le deuxième évènement décisif de la guerre, car il libère de nombreuses forces allemandes. La supériorité ennemie devient écrasante. La place de Paris capitule fin janvier. Le 26 février, les préliminaires de paix sont signés à Versailles. Le traité de paix est signé à Francfort le 18 mai 1871. L’avance prise par les Prussiens dans l’adaptation à la révolution militaire industrielle n’aura jamais pu être rattrapée.


16 avril 1917-Premier engagement de chars français au combat-Heur et malheur d'une innovation

Le 16 avril 1917, l’armée française engage pour la première fois des chars sur le champ de bataille. Cet engagement intervient dans le cadre de la grande offensive organisée par le général Nivelle dans la zone d’effort principal entre Laffaux et Reims, secteur de la 5e armée française. La mission des chars est d’appuyer la progression de l’infanterie dans l’attaque des positions successives ennemies dans la zone du petit village de Berry au Bac, dix kilomètres au nord de Reims. On a alors réuni une masse conséquente de 132 chars modèle Schneider répartis en deux groupements. Le premier d’entre eux, le groupement Chaubès vient buter sur les fantassins à l’assaut de la première position allemande et est incapable ensuite de la dépasser. Il n’a aucun effet sur les combats. Le second, le groupement Bossut parvient à atteindre et dépasser la deuxième position allemande, mais malgré la vitesse réduite de la progression les fantassins ne peuvent suivre les engins. Le feu de l’artillerie allemande est alors trop dense. Le groupement Bossut fonce donc, à 6 km/h, vers la troisième position ennemie, qu’il est incapable de prendre seul. Les chars sont alors la cible première de tirs allemands et sont détruits les uns après les autres.

À la tombée de la nuit, les survivants se replient, en subissant encore de nombreuses pertes, la plupart par pannes. Au total, un quart des membres d’équipage ont été tués ou blessés et 76 chars ont été perdus, dont 56 par l’artillerie allemande et parmi eux 35 ont pris feu. Le groupement du commandant Bossut, lui-même tué dans son char, a été détruit pour un effet nul. L’enthousiasme qu’avait suscité cette «Artillerie spéciale» (AS) retombe d’un coup et se transforme en hostilité devant ce «gâchis de ressources».

Comment expliquer cet échec d’une innovation pourtant si prometteuse?

Revenons un peu plus d’un an en arrière. L’idée d’un engin à chenilles à vocation militaire apparaît dès le début XXe siècle dans le cadre du bouillonnement d’expérimentations autour du moteur à explosion. Plusieurs projets industriels apparaissent qui ne trouvent aucune application, car nulle part on ne parvient à connecter ces lourds, lents et peu fiables engins à un besoin. Ce besoin apparaît finalement avec la fixation du front à partir de l’automne 1914 lorsqu’il s’agit de neutraliser des nids de mitrailleuses ennemies, solidement retranchés et protégés par des réseaux de fils de fer barbelés. Stimulée par l’urgence, l’offre technique est très importante en France. Les projets présentés souffrent cependant de méconnaître les réalités du front et, jusquaux travaux de la société Schneider, de ne pas utiliser la chenille. Du côté de la «demande», le Grand quartier général (GQG) attend d’avoir exploité toutes les solutions conformes au paradigme en vigueur avant de regarder des solutions nouvelles, ce qui survient après le désastre de l’«offensive décisive» de septembre 1915.

C’est dans ce contexte que le colonel Estienne écrit le 6 décembre 1915 au général en chef : «je regarde comme possible la réalisation de véhicules àtraction mécanique permettant de transporter àtravers tous les obstacles et sous le feu, à une vitesse supérieure à 6 kilomètres à l’heure, de l’infanterie avec armes et bagages, et du canon».

Estienne possède alors toutes les qualités pour défendre un projet innovant. Polytechnicien, il a reçu une solide formation scientifique qu’il met au service d’un esprit créatif. Dans sa carrière d’artilleur, de multiples inventions lui ont donné une notoriété qui lui vaut de recevoir, en 1909, la mission d’organiser à Vincennes un centre d’aviation où il développe ses idées sur le réglage aérien de l’artillerie, idées qu’il concrétise le 6 septembre 1914, à Montceaux-les-provins, avec les deux aéroplanes qu’il a fait réaliser. Point particulier, il sert alors à la 6e Division d’Infanterie (DI) sous les ordres du général Pétain, avec qui il continue à entretenir par la suite des relations. Grâce à son réseau, Estienne connaît le projet d’engin de la société Schneider qui correspond le moins mal à son idée et lorsqu’il parle, il est plus facilement écouté que les centaines d’autres colonels de l’armée française. Estienne réussit ainsi à persuader Joffre de demander, dès le 31 janvier 1916, la fabrication rapide de 400 cuirassés Schneider.

Le problème est que la Direction du Service Automobile (DSA), au sein du ministère de la Guerre prend ombrage. Ce n’est pas aux opérationnels de décider du choix de moyens, mais au ministère de la Guerre en liaison avec celui de l’Armement! La DSA ne peut contrecarrer le projet de la coalition Joffre-Estienne-Pétain-député Breton-société Schneider, déjà approuvé et financé, mais elle peut essayer de le neutraliser. La nouvelle coalition qui réunit Albert Thomas, ministre de l’Armement, et le général Mourret, de la DSA, parvient à obtenir que le projet de chars Schneider soit confié une commission excluant Estienne, et commande également à 400 exemplaires son propre char à la société Compagnie des Forges et Aciéries de la Marine et d’Homécourt dite «Saint-Chamond», rivale de Schneider et où officie un autre artilleur célèbre : le colonel Rimailho. Après une bataille de périmètres, Estienne obtient cependant en septembre le commandement de l’Artillerie d’assaut (ou spéciale, AS). L’AS est rattachée au GQG pour emploi, mais dépend organiquement jusqu’en janvier 1918 du ministère de l’Armement, à la D.S.A. et à deux sous-secrétariats (Inventions et Fabrications), source de multiples frictions.

Le premier groupe de chars, des Schneider, est créé le 7 octobre 1916, soit seulement dix mois après le lancement du projet, une performance remarquable due en grande partie au pragmatisme d’Estienne qui n’attend pas, contrairement à ce que fera systématiquement la DSA, le char de ses rêves, mais adapte l’existant en l’occurrence le projet de l’ingénieur Brillié, extrapolation des idées du député Breton et du tracteur d’agriculture «Baby Holt». La DSA par sa bureaucratie, exigeant de refaire les essais de Schneider pour aboutir aux mêmes conclusions, n’aura retardé le projet que de six semaines. Quant au projet Saint-Chamond beaucoup plus sophistiqué, il ne sera pas prêt à temps pour les combats du printemps. Et quand il sera prêt, on s’apercevra que son châssis a été mal conçu et qu’il est peu utilisable. On notera aussi que le ministère de l’Armement, tout au respect de sa commande d’engins, néglige tout son environnement de pièces détachées, ce qui provoquera au bout du compte autant de chars immobilisés que l’action de l’ennemi.

Alors que la première génération d’engins est lancée. Estienne et la DSA imaginent déjà la suivante. Le premier veut un engin léger et transportable par camions, ce sera le FT-17 un des instruments de la victoire. La seconde, significativement, préfère un engin très lourd et très puissant, ce sera le char 2C un monstre d’ingénierie qui n’apparaîtra qu’après la guerre et ne servira jamais à rien. Entre temps, de toute façon, le haut-commandement a changé et Nivelle, nouveau général en chef, a placé en priorité absolue un programme de 850 tracteurs d’artillerie qui à partir du début 1917 freine considérablement la production de chars moyens et stoppe les débuts du char léger. Ce projet de tracteurs sera un échec.

Tactiquement tout est à inventer. Le laboratoire de l’AS est à Champlieu près de Compiègne. Les hommes arrivent à partir d’août 1916. Volontaires venus de toutes les armes, ce sont d’abord des «émigrés» internes. Dans le corps des officiers, deux catégories dominent. Les premiers sont officiers de «complément» (réservistes) ou issus du rang. Victimes dun ostracisme de la part des officiers de carrière, ils sont attirés par les armes nouvelles, là où personne ne peut revendiquer une supériorité sur eux. Pour le député Abel Ferry, «les chars dassaut sont une invention dofficiers combattants, de réservistes, de gens de l’arrière. Ils ne sont pas nés spontanément de la méditation du haut-commandement». On rappellera d’ailleurs que le premier emploi militaire d’engins chenillés en France semble d’ailleurs être l’initiative du réserviste Cailloux, dans les Vosges au printemps 1915.

Le deuxième groupe important est formé par les cavaliers. Disponibles, car inemployés dans la guerre de tranchées, les cavaliers, essaiment dans les autres armes, où ils arrivent avec leur culture d’origine, mais aussi leurs frustrations. Dans l’Aéronautique, comme dans l’AS, ils reproduisent des schémas très offensifs faits de charges ou de duels et rechignent à la coopération avec les autres armes. Au-dessus des portes du manège de l’École militaire à Paris on trouve deux noms : Du Peuty et Bossut. En fait, il s’agit de deux cavaliers qui ont quitté les chevaux pour les avions dans le premier cas, et les chars dans le second. Déjàcélèbre avant-guerre pour ses qualités hippiques, véritable héros plusieurs fois cité en 1914, Bossut commandera donc le principal groupement de chars à Berry-au-Bac, mais il aura eu auparavant une grande influence sur les orientations de l’AS.

C’est avec tous ces hommes que l’on s’efforce de déterminer une doctrine d’emploi. On tire des enseignements des multiples exercices menés sur les polygones du camp de Champlieu, avec cette particularité qu’ils manquent un peu de réalisme. Après coup, le lieutenant Chenu, un des premiers officiers de chars, évoquera l’illusion des tranchées ennemies, «réseau idéal et géométrique, facile àfranchir par les chars». On s’intéresse aussi beaucoup à l’expérience des Britanniques qui ont été les premiers à utiliser des chars, sans grand succès, sur le champ de bataille de la Somme. La coopération entre les Alliés sera toujours excellente en la matière. En août 1918, on finira par créer un Centre interalliés à Recloses, regroupant plusieurs bataillons de chars et d’infanterie des différentes nations afin de mettre en commun connaissances et expérimentations.

On fixe rapidement les structures. Les cellules tactiques de base sont les batteries à 4 chars, réunies par 4 dans des groupes. Le 31 mars 1917, l’A.S. dispose de 13 groupes Schneider et de 2 groupes Saint-Chamond incomplets. Ces groupes forment des groupements de taille variable. Pour faciliter la progression des chars, le commandant Bossut suggère la formation d’une infanterie d’accompagnement : ce sera le 17e Bataillon de chasseurs à pied (BCP) dont chaque compagnie d’infanterie est affectée à chaque groupe d’attaque. Elle se fractionne ensuite en «groupes d’élite» de trois hommes chargés d’accompagner chaque engin et en sections d’accompagnement pour l’aménagement des passages sur les tranchées. Pour une raison mystérieuse, le 17e BCP ne sera finalement pas engagé avec les chars dans l’offensive d’avril et remplacé au dernier moment par une unité sommairement formée.

Reste encore à déterminer comment utiliser ces chars qui peuvent tirer efficacement qu’à 200 mètres pour les Schneider et ne peuvent parcourir que 30 kilomètres, retour compris. Il n’y alors que deux possibilités. La première est l’accompagnement. Dans ce cas, les engins avancent au rythme des fantassins pour les aider à détruire les résistances. Dans ce cas, ils peuvent être dispersés dans les unités d’infanterie. La deuxième est la charge. Les chars profitent alors de leur blindage pour foncer le plus loin possible à l’intérieur des positions adverses. Il vaut mieux alors les employer en masse pour accentuer l’effet moral et pouvoir s’appuyer mutuellement. En revanche, il est inconcevable d’imaginer les Schneider et Saint-Chamond exploiter en profondeur une rupture du front ou effectuer des missions de reconnaissance. Pour Bossut, les choses sont claires lorsqu’il est affecté à la 5e armée avec sept groupes : «le char cest un cheval avec lequel on charge»,écrit-il à son frère. On ira aussi vite que possible et l’infanterie fera aussi vite qu’elle pourra, et lui-même «sabrera» avec ses hommes alors que son rôle était plutôt de rester au poste de commandement de l’armée pour essayer de coordonner l’action des chars avec celle des autres armes. Sa citation posthume exprime lesprit de beaucoup d’officiers de l’AS de cette époque : «Après avoir donné tout son grand cœur de soldat, de cavalier intrépide, est glorieusement tombé en entraînant ses chars dans une chevauchée héroïque aux dernières lignes ennemies».

On connaît donc la suite. La première bataille est un révélateur de forces et faiblesses. Là les faiblesses cachées, vulnérabilités techniques et absence de coordination avec les autres armes, étaient les plus nombreuses. Cet échec initial montre la difficulté à appréhender à priori toute la complexité de l’emploi d’un nouveau système tactique. L’échec semble donc être la norme dans l’emploi initial d’une arme de création trop récente. Ces problèmes de jeunesse peuvent être fatals pour l’organisation. C’est presque le cas pour l’AS qui est finalement sauvée par sa réactivité et un retour d’expérience rapide, propres aux petites structures. L’AS est engagée une deuxième fois le 5 mai aux alentours du moulin de Laffaux, non plus en «cavalier seul», mais en appuyant étroitement linfanterie. Chaque batterie de chars est affectée à une unité d’infanterie nommément désignée pour neutralise des objectifs précis. Les tirs dartillerie (aveuglement des observatoires, contrebatterie) sont préparés avec soin; un avion dobservation est chargéde renseigner le commandement sur la progression des engins et de signaler à lartillerie les pièces antichars. Le 17eBCP est réemployé dans son rôle d’accompagnement. Dans la soirée du 5 mai, les résultats de la VIe armée sont limités, mais dus, pour une large part, à l’action des chars. Les interventions multiples de 12 Schneider jusqu’à plus de 3 kilomètres de la ligne de départ ont permis d’ouvrir des brèches dans les réseaux, de neutraliser de nombreuses mitrailleuses et de repousser plusieurs contre-attaques allemandes. En revanche le premier engagement d’un groupe de chars Saint-Chamond a obéi au principe de l’échec initial. Pour aligner seize engins, il a fallu en «cannibaliser» autant à Champlieu. Sur ce nombre, douze ont pu arriver en position d’attente, neuf prendre le départ et un seul franchir la première tranchée allemande. Au total, les pertes définitives en chars des deux types se limitent à trois engins. L’action redonne confiance dans l’AS.

Ce petit succès tactique et le soutien de Pétain nouveau général en chef permettent de sauver l’AS alors très menacée, mais les dégâts organisationnels vont être importants. La production est presque arrêtée pendant plusieurs mois et la DSA profite de l’occasion pour obtenir la suspension du programme de chars légers, dont les premiers engins ne pourront être engagés qu’en mai 1918. Mais les effets de la «première impression» vont avoir des effets à long terme. En 1935, au terme dun récit consacré à l’attaque de Berry au Bac, dans la Revue d’infanterie, l’auteur fait le vœu : «que les chars français conservent cette conception tutélaire de l’emploi en liaison avec les autres armes, l’infanterie en particulier, qu’ils l’adaptent avec mesure aux progrès de la technique plutôt que de la rejeter comme une vieillerie; quavant de se laisser séduire par des espoirs de chevauchées mécaniques, ils songent àla charge splendide, mais sanglante et vaine des AS 5 et 9 vers la voie ferrée à 2 km en avant des premiers fantassins».

Extrait et résumé de L'Invention de la guerre moderne : Du pantalon rouge au char d'assaut 1871-1918, Tallandier.

Des cycles et des guerres

Publié dans Défense et sécurité, n°151, janvier-février 2021

Une armée est toujours en tension entre les missions que l’échelon politique lui ordonne d’exécuter et ce qu’elle est réellement en mesure d’effectuer.

Les missions données dépendent souvent de l’endroit où l’on perçoit les plus fortes menaces ou éventuellement les plus grands intérêts à conquérir ou préserver. Pour un pays comme la France, ces endroits stratégiques sont au nombre de trois : la nation elle-même, l’«arène» où s’affrontent les États du « système-monde » décrit par Fernand Braudel et Immanuel Wallerstein, comme le groupe de puissances qui domine et structure le reste du monde, et enfin la périphérie de ce même système-monde. Cela correspond sensiblement aux trois cercles d’intérêt stratégique décrit par Lucien Poirier.

Ce qu’est capable de faire réellement une armée dépend de son capital de compétences et d’équipements ainsi que des ressources allouées pour qu’il puisse fonctionner. Ce capital doit normalement correspondre à l’emploi prévu, mais pour peu que les ressources diminuent et/ou que cet emploi change brutalement et une armée se trouve en décalage avec les besoins stratégiques. Or, les emplois changent souvent, au rythme des variations du contexte politico-économique du système-monde.

Un changement de priorité tous les vingt ans

De la fin des guerres de Premier Empire à celle de la Première Guerre mondiale, l’emploi des forces armées françaises est manifestement corrélé avec l’activité économique générale selon les cycles mis en évidence par Nikolaï Kondratieff en 1926, avec leur phases de croissance (phase A) et de dépression (phase B) d’une vingtaine d’années chacune, car cette activité économique influe beaucoup sur les relations entre les puissances européennes.

Après la période belliqueuse de la Révolution et de l’Empire, qui correspond à une phase de croissance économique (phase A de Kondratieff), les grands États européens, et particulièrement la France, sortent épuisés et crise économique (phase B). Ils ne se font plus la guerre et tentent de réguler leurs relations dans le système de sécurité collective de la Sainte-Alliance. Dans ce cadre général, les préoccupations politiques du régime de la Restauration puis de la Monarchie de juillet sont essentiellement intérieures. L’armée y est d’abord une force de maintien de l’ordre, mission principale qui se double parfois de petites expéditions à l’étranger, dont certaines, en Grèce ou Belgique, relèvent déjà d’opérations de police internationale puisqu’il n’y a pas d’ennemi désigné et que les combats y sont rares. La grande guerre de l’époque est périphérique et se déroule en Algérie.

À partir de la fin des années 1840, la tendance économique s’inverse (phase A). Les États européens se raffermissent et commencent à disposer de ressources importantes qui leur permettent d’en consacrer une part importante à poursuivre des ambitions extérieures. La France du Second Empire multiplie les expéditions lointaines de guerre du Sénégal à la Corée en passant par le Mexique, ou «à but humanitaire» comme en Syrie. Elle intervient surtout dans l’arène des puissances qui réapparaît. De 1853 à 1871, France affronte successivement la Russie, l’empire d’Autriche et les États allemands.

La «grande dépression» qui débute en 1873 s’accompagne d’une décroissance guerrière dans une Europe qui retrouve des règles collectives de gestion de crises. Les ressources des États diminuent. La France réorganise son armée et prépare la «revanche», mais la posture est défensive en Europe et offensive dans le reste du monde. L’empire colonial est conquis à 80 % de 1880 à 1900. Alors que la phase de dépression est au plus bas au tournant du siècle, les problèmes sociaux sont aussi à leur maximum et l’armée est engagée dans des missions de maintien de l’ordre pendant quelques années critiques.

Dans les années qui suivent, le retour de la prospérité en Europe avec une nouvelle phase A voit aussi le retour du nationalisme et la réapparition des conflits jusqu’à la Première Guerremondiale. Le budget militaire français remonte et la priorité est clairement à la guerre contre l’Allemagne. La Première Guerre mondiale survient presque au pic de la phase de croissance.

Toutes les puissances européennes évoluant dans le même contexte, les politiques militaires ont tendu à se ressembler et même à former des «courses» (aux armements, aux colonies) dangereuses dans l’arène lors des phases de croissance ou dans la périphérie lors des phases de dépression.

Des anomalies dans les cycles

La période qui suit la Première Guerre mondiale semble d’abord obéir aux tendances précédentes. C’est une phase B. La tendance dans les démocraties est à la réduction drastique des armées et à la «mise hors la loi de la guerre». On croit à nouveau à la régulation internationale des conflits. Les accords de Locarno en 1925 normalisent apparemment les relations avec l’Allemagne.

Pour les armées françaises si la menace allemande est écartée, il faut s’engager activement dans des opérations de stabilisation (Hongrie, Silésie, Ruhr) ou de guerre périphérique (Odessa, Rif, Syrie) jusqu’en 1927. Une grande partie des ressources comptées est ensuite consacrée à la construction d’une grande ligne défensive. À ce moment-là, personne ne songe à une nouvelle guerre entre puissances.

Dans la logique des cycles précédents, la guerre entre les puissances aurait dû réapparaître dans les années 1950. Elle réapparaît plus tôt, car certains États ne «jouent pas le jeu». L’Union soviétique n’est pas soumise aux mêmes fluctuations que les économies capitalistes et en Occident la crise contribue à l’arrivée au pouvoir en Allemagne d’un autre régime totalitaire qui, de manière apparemment contracyclique, investit dans l’outil militaire. On constate alors que dans certaines circonstances «beurre et canon» ne sont pas forcément incompatibles. Forcées par la nouvelle menace, les démocraties investissent aussi dans leurs forces armées, mais plus tardivement et avec réticences. Leur politique d’«apaisement» ne fait que stimuler l’agressivité d’Hitler jusqu’à la guerre et le désastre.

La Seconde Guerre mondiale est donc une anomalie puisqu’elle se déroule en plein bas d’une phase B. À son issue, la croissance économique repart à la hausse avec une phase A longue et très soutenue jusqu’au début des années 1970. Dans la logique des cycles précédents, ce sont les conflits périphériques que l’on aurait dû voir dans les années 1940. Ils apparaissent avec quelques années de décalage. L’armée française combat en Indochine puis en Algérie. Ce dernier conflit peut même apparaître comme une autre anomalie puisqu’il intervient au moment où la puissance coloniale bénéficie à plein de la croissance économique et peut soutenir un effort de guerre important. Le «sens de l’histoire» n’est pas forcément celui de l’économie.

L’arène des puissances est rouverte depuis la fin des années 1940, mais elle s’effectue en «ambiance nucléaire». Par un effet gravitationnel inverse qui tend à écarter le risque d’agression majeure de toute nation qui la possède, l’arme nucléaire maintient les deux blocs en une longue apesanteur guerrière, mais pas les tensions et les confrontations «sous le seuil».

Dans les années 1960, la France redéploie son effort militaire de manière typique du contexte politico-économique en se consacrant sur la défense du territoire et de ses approches face à la puissance soviétique, mais de façon originale par une opération des moyens. La création d’un arsenal nucléaire et des forces conventionnelles associées constituent en effet alors une fin en soi stratégique, puisque l’objectif premier est de dissuader. On conserve une capacité d’intervention au loin, mais cette fonction est alors marginale.

La phase B du cycle Kondratieff commence en 1973 pour se terminer à la fin du siècle. Les ressources diminuent et le modèle de forces français est de plus en plus difficile à soutenir financièrement. Dans le même temps, le nombre de missions périphériques s’accroit, qu’il s’agisse de lutter contre des organisations armées, de se confronter à certains États comme la Libye ou l’Iran ou, de plus en plus, d’effectuer des missions de police internationale (maintien de la paix, ingérence humanitaire, stabilisation). Plus de vingt ans après la guerre d’Algérie, on engage même les forces armées sur le territoire national par intermittence d’abord puis de manière permanente à partir de 1995. Ce sont des tendances finalement assez typiques des phases B. Elles s’accentuent encore plus après l’effondrement de l’Union soviétique.

En 1991, l’arène des puissances disparaît d’un coup au profit d’une hégémonie américaine. Le «nouvel ordre mondial» régule les relations d’un monde de plus en plus unifié selon le modèle libéral démocratique. En France, la mission première de défense des frontières par la dissuasion se réduit d’autant plus vite que les ressources manquent. La 1re armée française est dissoute et la force nucléaire réduite de moitié. Seules les opérations périphériques sont envisagées que ce soit dans le cadre de coalitions contre des États-voyous ou, préférentiellement, pour mener des opérations de gestion de crise. Après plus de 15 ans de guerres de décolonisation, et presque 30 ans de dissuasion, on se lance pour un long cycle d’intervention.

Dans le nouveau siècle

Le tournant du XXIe siècle est aussi un retournement de cycle. Le nombre de conflits entre États atteint un niveau historiquement bas, mais le nombre de conflits internes opposant des États affaiblis à des organisations armées renforcées par la mondialisation s’est accru. Ce nouveau cycle A favorise le développement ou le retour des puissances comme la Chine ou la Russie, mais aussi, et c’est nouveau, celui d’organisations armées non étatiques. L’année 2011, avec le désengagement des grands conflits périphériques en Irak et en Afghanistan contre des organisations armées, et la dernière guerre contre un État-voyou, le régime du colonel Kadhafi, clôt une époque. Assez logiquement, on assiste donc à une nouvelle compétition des puissances, toujours sous contrainte nucléaire. Après une longue crise, la France réinvestit dans ses forces armées, pour continuer le combat contre les organisations armées et se confronter à d’autres États.  

Il ressort de ce panorama que les contextes politico-économiques internationaux changent assez fortement selon des cycles de 20 à 30 ans. Chacun de ces cycles correspond à une mission prioritaire donnée aux forces armées accompagnée souvent d’une ou deux missions secondaires. Il existe donc deux problèmes. Le premier est celui de la conjonction de plusieurs emplois simultanés différents et souvent concurrents. On a pu concevoir un modèle de forces spécialisées, armée coloniale ou gendarmerie mobile par exemple, mais c’était une solution riche, une solution de phase A. Dans les phases B, on a souvent préféré un modèle polyvalent capable de passer rapidement d’une mission à l’autre, mais au risque, deuxième problème, d’avoir à gérer des crises d’adaptation. Quand on a par exemple des systèmes d’armes qui durent 60 ans de la conception au retrait, il faut s’attendre à ce qu’ils traversent plusieurs cycles stratégiques.

Les années 2020 semblent à cet égard particulièrement délicates. Au tournant d’un cycle haut, il faudra vraisemblablement faire face à de fortes tensions entre grands États avant de parvenir dans les années 2030 à de nouvelles formes de coopération face à une situation économique et écologique difficile. Cette situation sera probablement porteuse de nouvelles crises périphériques dans lesquelles il faudra intervenir. Ce sont des défis difficiles à relever, avec des budgets qui ne peuvent manquer de stagner. Il faudra donc, plus que jamais, faire preuve d’intelligence.

Immanuel Wallerstein, Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des système-monde, Editions La Découverte, 2006.

Luigi Scandella, Le Kondratieff-Essai de théorie des cycles longs économiques et politiques, Economica, 1998.

Bernard Wicht, Guerre et hégémonie-L’éclairage de la longue durée, Georg Editeur, 2002.

Joshua Goldstein, Long Cycles: Prosperity and War in the Modern Age, Yale University Press, 1988.

Le 11 novembre, rien ne remplace la victoire


Publié le 24 octobre 2018

Il se murmure (ici) que le président de la République ne souhaiterait pas célébrer le centenaire de la victoire de la France et de ses alliés le 11 novembre prochain. A la place, il ne serait question, à travers un « périple mémoriel », que d’évoquer les souffrances de nos soldats et de rendre hommage à leur courage tout au long de la guerre, ce qui paraît être la moindre des choses, mais sans évoquer le sens de ces mêmes souffrances, ce qui paraît être une faute.

Le président, pour reprendre les termes de Bruno Roger-Petit, son « conseiller mémoire », « regarde l'histoire en face » et souhaiterait d'abord que l'on retienne que la Grande Guerre fut « une grande hécatombe » lors de laquelle « les combattants, qui seront au cœur des commémorations, étaient pour l’essentiel des civils que l’on avait armés ». Ces mots paraissent difficiles à imaginer en 2018 tellement ils apparaissent comme la lumière résiduelle d’une étoile idéologique déjà morte. Ils l’ont été pourtant témoignant alors d’une histoire non pas vue de face mais de biais. Non monsieur le président, il ne s’agissait pas de « civils que l’on avait armés » mais de citoyens, qui pour reprendre les termes de la loi du 5 septembre 1798, étaient forcément « aussi des soldats et se devaient à la défense de la patrie ». Concrètement, en 1914, tout français physiquement apte était soldat jusqu’à l’âge de 49 ans, plus tardivement encore pour les militaires. 


Le citoyen défend la cité lorsque celle-ci est menacée, c’est un des fondements de la République, or, il ne faudrait pas l’oublier, la République française était bel et bien menacée en août 1914. Elle fut même partiellement envahie et ravagée. Les quatre millions d’hommes qui se sont rassemblés alors n’étaient pas des civils naïfs. C’était absolument tous des soldats d’active ou de réserve qui répondaient sans joie mais consciemment à l’appel à défendre la patrie. Il n’y avait alors et il n’y aura jamais aucun doute parmi eux sur la justesse de ce combat sinon sur la manière de le mener. Même les mutineries de 1917 ont été à cet égard bien plus des grèves que des révoltes, l’idée d’arrêter le combat et d’accepter la défaite en étant exclue.


Ce combat, ils ne l’ont pas mené non plus sous la contrainte impitoyable et au profit d’une classe de profiteurs et de généraux bouchers, mais pour « faire leur devoir », selon les mots qui reviennent sans cesse dans leurs propos ou leurs lettres. Ils n’auraient jamais combattu avec une telle force si cela n’avait pas été le cas. Faut-il rappeler que le nombre d’exemptés demandant à aller au combat malgré tout a toujours été très supérieur à celui des réfractaires ? Que ce nombre très faible de réfractaires n’a cessé de diminuer avec la guerre ? Dire que leur combat n’avait pas de sens, ce qui est le cas lorsqu’on refuse d’évoquer la victoire, équivaudrait à traiter ces hommes d’idiots. Ils savaient ce qu’ils faisaient, ils méritent mieux que cela.


D’ailleurs ces « civils que l’on a armés » et qui auraient pris sur eux toute la charge du combat, qui sont-ils ou plutôt de qui faudrait-il les distinguer ? Des professionnels ? Car ceux-ci ne souffraient peut-être pas, eux et leur familles, parce qu’ils étaient volontaires ? Des officiers, dont un sur quatre a laissé la vie dans l’infanterie ? Des généraux, ceux-là même dont 102 sont « morts pour la France » en quatre ans ? Des dirigeants et représentants du peuple, dont 16 ont été tués par l’ennemi ? Faut-il rappeler aussi que les uns et les autres avaient leur fils en première ligne ? Le général de Castelnau en a perdu trois, le sénateur et futur président de la République Paul Doumer quatre, et il n’agissait pas hélas de cas isolés.


Faut-il rappeler encore que loin de la vision idéologique que ce conseiller du président semble reprendre à leur compte, ces généraux ont non seulement conduit les troupes à la victoire sur le champ de bataille mais ont réussi également la plus importante transformation de toute notre histoire ? L’armée française de novembre 1918 était la plus forte et la plus moderne du monde. Cela n’a pas été pas le produit d’un heureux hasard mais d’un immense effort et peut-être d’un peu d’intelligence.


Parmi ces généraux, les plus illustres ont reçu le titre de maréchal de France, ce n’est pas rien maréchal de France, c’est une dignité dans l’Etat. Ne pas les évoquer serait donc déjà étonnant. Il est vrai que parmi eux il y a le très gênant Pétain, futur coupable d'intelligence avec l'ennemi et de haute trahison, mais aussi, l’avenir ne détruisant pas le passé, un des artisans majeurs de la victoire de 1918. Mais il est vrai que si on ne veut pas parler de celle-ci il n’est pas besoin de parler non plus de tous ses artisans. Les maréchaux, et peut-être même les généraux, et pourquoi pas tous les officiers pour peu qu'ils soient professionnels, seront donc effacés de l’histoire comme les ministères de la vérité effaçaient les indésirables des photos dans les régimes totalitaires.


Ce sont les nations qui font les guerres et non les armées et la guerre est un acte politique. Célébrer la fin de la guerre sans célébrer la victoire, c’est refuser la politique et sans politique l’emploi de la force n’est que violence criminelle. Refuser la politique et donc la victoire, c’est traiter le gouvernement de la France pendant la Grande Guerre comme l’on traite les organisations terroristes lorsqu’on leur nie tout projet politique et on les cantonne à la folie. C’est placer Poincaré ou Clemenceau au rang de criminels et tous les soldats à celui de victimes. Et si les événements n’ont été que pure criminalité de la part des dirigeants de l’époque, la suite logique en serait pour les dirigeants actuels de s’en excuser, encore une fois.


Sans la défaite de l’armée allemande, concrétisée par l’armistice du 11 novembre 1918, la France et l’Europe n’auraient pas été les mêmes. Il n’est pas évident qu’elles en fussent meilleures sous la férule du Reich. La moindre des choses serait de le rappeler et de le dire, à moins qu’une loi mémorielle non écrite interdise de fâcher nos amis d’aujourd’hui parce qu’ils ont été nos ennemis hier, ce qui conduit de fait à interdire de célébrer une grande partie de notre passé. On peut même imaginer en allant jusqu’au bout, d’inverser la logique expiatrice en participant aux célébrations des victoires de nos anciens ennemis, comme celle de Trafalgar en 2005. Les Britanniques, eux, n’ont pas honte de leurs combats et ils n’hésitent pas à les célébrer dignement sans considérer que l’hommage à leurs soldats vainqueurs soit une insulte aux anciens vaincus. Faut-il rappeler le contraste édifiant à quelques semaines d’écart en 2016 entre les traitements respectifs des batailles de Verdun et de la Somme ?


La victimisation est peut être une tendance actuelle, elle n’était pas du tout celle de mon grand-père, valeureux combattant des tranchées qui n’aurait absolument pas compris qu’on lui vole ce pourquoi lui et ses camarades se sont battus. Lorsque plus de trois millions d’hommes ont été tués et gravement blessés pour atteindre un but, on peut considérer que celui-ci aussi a, à peine cent ans plus tard, encore des « droits sur nous ».


Pour fêter cette victoire, nul besoin forcément de défilé militaire grandiose mais au moins une reconnaissance, un remerciement, un mot, un geste du chef des armées serait suffisant. Un discours de vainqueur à la hauteur de ceux de Clemenceau, l’annonce que le centenaire du défilé du 14 juillet 1919 sera le moment principal de la célébration, entre nous ou avec nos alliés de l’époque, voilà qui serait un minimum, en complément de l’indispensable hommage aux soldats.


Pour le reste pour célébrer l’heureuse amitié franco-allemande, retournement incroyable au regard de l’histoire, il sera possible le 22 janvier de fêter l’anniversaire du traité de l’Elysée qui la marque bien plus dans l’histoire que le 11 novembre. Nous n'étions pas du tout amis à l'époque. Il n’y a pas d’ « en même temps » en histoire, il n’y a que des faits réel et distincts, et on peut tourner le 11 novembre dans tous les sens, cela restera toujours l’anniversaire de la victoire de la France.

Confrontation en Ukraine (2014-2015)-Une analyse militaire

La nouvelle étude porte sur les aspects militaires de la confrontation entre la Russie et l'Ukraine de février 2014 et février 2015. Plein de choses intéressantes, pas forcément très nouvelles, hormis peut-être la confirmation de l'importance des armées privées, mais souvent un peu oubliée du principe même de la confrontation "sous le seuil" entre Etats jusqu'au retour des canons d'assaut ou des retranchements, en passant par la capacité à fusionner entre réguliers et irréguliers. 

Cette note de vingt-sept pages est disponible en version Kindle en cliquant ici ou sur l'icone à côté du texte.

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01-La guerre première. De la guerre du feu à l'empire de fer
02-La voie romaine. L'innovation militaire pendant la République romaine
03-L'innovation militaire pendant la guerre de Cent ans

04-Corps francs et corsaires de tranchées. La petite guerre des Français (1915-1918)
05-Innovations militaires en Indochine (1945-1954)
06-La victoire oubliée. La France en guerre au Tchad (1969-1972)
07-La guerre d'usure entre Israël et l'Egypte (1969-1970)

08-GI’s et Djihad. Les évolutions militaires pendant la guerre en Irak (2003-2008)
09-Sisyphe à Gaza. Israël contre le Hamas, enseignements opératifs et tactiques (2008-2014)
10-Levant violent. Une brève histoire militaire de la guerre en Syrie et en Irak (2011-2016)
11-Etoile rouge. Enseignements opérationnels de quatre ans d'engagement russe en Syrie (2015-2019)
12-Lutter contre les organisations armées en Afrique subsaharienne (avec Laurent Touchard)

13-L'art de la guerre dans Starship Troopers de Robert Heinlein

14-Théorie de la section d'infanterie
15-Régiment à haute performance
16-Une expérience de lutte contre les snipers (Sarajevo, 1993)
17-Retour sur les combats d'Uzbin (18 août 2008)

18-VE 1 Manager comme un militaire. Recueil de billets
19-VE 2 20 notes sur les organisations humaines. Recueil

20-L'expérience des Combined action platoons-Une expérience réussie de contre-guérilla au Vietnam
21-Le vainqueur ligoté-L’armée française des années 1920
22-Confrontation en Ukraine (2014-2015)-Une analyse militaire

La Guerre : la penser et la faire, un livre de Benoist Bihan


Préface

Il y a quelques années lors d’un colloque à Paris quelqu’un avait demandé à un officier général de l’État-major des Armées si «les militaires étaient capables de répondre aux demandes du politique». Le général avait répondu «oui, bien sûr». Une question et une réponse qui n’avaient en réalité guère de sens, en l’absence de tout contexte et de tout ennemi, actuel ou potentiel, désigné, bref tout ce qui permet de réfléchir à une véritable stratégie.


Ce dialogue ressemblait d’une certaine façon à celui des deux Livres blancs de la Défense et de la Sécurité nationale» de 2008 et 2013 se contentant de demander aux armées des contrats de déploiements, avec des volumes de soldats et équipements majeurs à déplacer à telle distance et dans tels délais, volumes par ailleurs toujours plus petits et délais toujours plus longs, mais sans jamais préciser pourquoi y faire et surtout face à qui. Si la force armée, la «force publique extérieure» selon le comte de Guibert, peut être employée à de nombreuses missions, elle est fondamentalement conçue pour faire la guerre, c’est-à-dire l’affrontement violent d’une entité politique contre une autre. Le terme «stratégie» est employé à tort et à travers, pour désigner la simple mise en cohérence entre des fins et des moyens mis en œuvre, en oubliant, et ce qui la différencie de la programmation, une intelligence et une volonté antagonistes. 


Ces deux Livre blancs n’exposaient donc pas une vision stratégique pour la France, mais effectuaient un panorama des relations internationales, établissaient une liste de risques et de menaces contre la France, toujours la même, et définissaient ensuite le volume des forces à atteindre à un horizon défini ainsi qu’un échelonnement du financement des grands programmes d’armement. Par un paradoxe dont l’étrangeté n’était qu’apparente, la première partie de ces documents se terminaient toujours par le constat que «le monde est plus dangereux» et la seconde commençaient par «voici comment on va réduire les budgets et les moyens», tant il est vrai que les économies à réaliser dans le budget de défense ont été la seule vraie vision à long terme jusqu’en 2015, lorsque ce qui était écrit dans les textes est devenu une réalité dans les rues de Paris.


Nul objectif de puissance à atteindre et nul plan d’emploi des forces pour y parvenir face à des adversaires possibles. La dernière vision de ce genre date des débuts de la Ve République sous l’impulsion du général de Gaulle, pour qui l’absence de grande politique alors que nous n’étions plus une grande puissance aurait abouti à n’être plus rien. Depuis la fin de la guerre froide et même depuis les années 1980, cette grande politique n’est plus, remplacée par un emploi «à la demande» des forces armées et rarement pour affronter directement des ennemis. C’est ainsi que l’on empile les opérations militaires, parce que c’est facile bien plus que parce que c’est efficace, et c’est ainsi aussi que l’on se trouve avec un outil militaire managé à court terme plutôt que conduit vers des objectifs clairs et ambitieux.


Alors que «nous sommes en guerre», selon les termes du Premier ministre Manuel Valls en 2015 (omettant toutefois de nommer l’ennemi), la France n’engage que moins de 3 % de ses soldats directement face à l’ennemi. C’est moins que ce qui est déployé sur le territoire métropolitain, en permanence depuis vingt-cinq ans maintenant, en concurrence avec le ministère de la «force publique intérieure» pour reprendre Guibert, dont la sécurité est la mission hors de tout contexte politique et même vraiment dialectique. Les forces de police ne sont pas là pour imposer sa volonté à un interlocuteur politique, mais pour maintenir l’ordre et réprimer les contrevenants à la loi, une mission qui ne se termine ni par un traité de paix ni par la destruction de l’autre, et risque donc d’être éternelle.


La confusion entre les deux missions est devenue courante depuis la fin de la guerre froide. Comme l’explique parfaitement Benoist Bihan, lorsqu’il y a un «nouvel ordre mondial», il y a un ordre à maintenir et tous les perturbateurs sont considérés comme des contrevenants à la loi qui doivent être réprimés, depuis les États «voyous» jusqu’au «terrorisme».


Il est temps, et même urgent, de sortir de la confusion maintenant que des organisations armées puissantes ennemies et des États concurrents ont, eux, une réflexion stratégique. C’est ce à quoi nous invite Benoist Bihan à travers ce recueil de chroniques publiées pendant six ans dans les pages du magazine Défense & Sécurité internationale.


La stratégie est une praxéologie, une discipline à l’instar de la médecine par exemple qui s’appuie sur une étude longue d’invariants ou au moins de «peu variants» et la confronte à des contextes toujours changeants. Cette étude est d’abord inductive, et nécessite l’analyse de faits issus de l’observation des conflits en cours, avec le risque du manque de recul, et de l’Histoire, avec le risque de l’inadéquation aux contextes du moment, de fait surtout lorsqu’on descend de l’échelle de la stratégie vers la tactique. Elle s’appuie aussi sur la lecture des classiques, dont on rappellera que si leur capacité interprétative a résisté au temps, il est fort probable qu’elle le fera encore longtemps, au contraire de beaucoup de concepts actuels, pour la plupart venu des États-Unis.


Les 58 courts textes de cet ouvrage sont comme des pions de Go qui finissent par accumulation par former des trames, et embrasser l’ensemble du champ des opérations, ces endroits vastes où on s’efforce d’obtenir des effets stratégiques à partir d’actions tactiques, de combats, batailles, démonstrations de forces, etc. On parvient ainsi à articuler les principes de toujours avec les formes guerrières d’aujourd’hui, le long d’une séquence qui part de la Grande stratégie jusqu’aux différents modes opératoires des stratégies organique, la gestion des moyens, et opérationnelle, leur mise en œuvre.


Ce sont les nations et non pas les armées qui font les guerres, et il est important de fournir au public intéressé les éclairages dont il a besoin pour comprendre les conflits en cours et particulièrement la manière dont ses soldats y sont employés. On peut même espérer aussi qu’il soit lu également par les responsables politiques, ceux-là mêmes qui vont justement employer la force armée, alors leur compétence stratégique est de plus en plus faible. Mais il sera également avec le plus grand intérêt par ceux qui sont employés.


La France a plus que jamais besoin d’un renouveau de sa pensée stratégique, La guerre, la penser et la faire de Benoist Bihan y contribue pleinement.


La bataille de Bir Hakeim, courage et innovation dans les sables


Dans la nuit du 10 au 11 juin 1942 les combats de Bir Hakeim se concluaient par le repli de la 1ère Brigade française libre (BFL) à travers les positions germano-italiennes, dernier exploit d’une série commencée le 27 mai. Dans les faits, l’engagement de ces 3700 soldats français n’est qu’un combat mineur par son volume. La France a connu des milliers de combats et batailles de plus grande ampleur, et pourtant on connaît tous le nom de Bir Hakeim.


Cela n’a pas été une brillante manœuvre, mais une défense héroïque face à des forces très supérieures en nombre, le genre de choses que l’on aime bien célébrer dans les armées françaises (Sidi Brahim, Bazeilles, Camerone) parce que le courage, quelle belle valeur, peut s’y exprimer au mieux. La défense de Bir Hakeim est également le premier grand engagement de la France libre et a donc également une valeur symbolique et même politique forte. Pendant la bataille, de Gaulle écrivait au général Koenig, commandant la 1ère BFL : «La France vous regarde et vous êtes son honneur». Cela a été aussi une victoire de l'innovation militaire. 


«300  » dans les sables 

L’enjeu était important, mais l’épée était courte comme le soulignait encore le général de Gaulle dans ses mémoires de guerre, certes, mais quelle belle épée! Ce qui est frappant dans la bataille c’est la performance de la brigade alors que sur le papier la 1ère BFL ne se distingue pas beaucoup des centaines de régiments qui constituaient l’armée française en mai 1940, à peine deux ans plus tôt.


L’offensive de l’Axe débute le 26 mai 1942 par un vaste contournement de la ligne de Gazala par le Sud, c’est-à-dire Bir Hakeim, le «box» le plus en profondeur de la 8e armée britannique. Le 27 mai, la position subit une première attaque blindée italienne sans préparation d’artillerie, mais très agressive, avec 70 véhicules et de l’infanterie portée. L’artillerie française parvient à arrêter l’infanterie, tandis que quelques véhicules parviennent à pénétrer à l’intérieur de la position française où ils sont finalement arrêtés. En trois quarts d’heure, les Italiens ont perdu 32 chars et 90 prisonniers. Les Français n’ont perdu que deux blessés et un canon de 47 mm. Les Français contre-attaquent avec des unités mobiles et repoussent la division Ariete. Pendant quatre jours, les Français affrontent les Italiens du XXe corps, effectuant régulièrement des sorties qui désorganisent leurs adversaires, incapables en retour de franchir les défenses françaises. Cette résistance inattendue place toute l’offensive de Rommel en grande difficulté puisque toute la logistique des unités mobiles doit passer au sud de Bir Hakeim. Avec un commandement de la 8e armée plus efficace, le sort de la bataille générale aurait pu être très différent.

Le 1er juin, Rommel arrive en personne pour faire sauter ce verrou qui entrave son offensive. La division italienne Triesteest au Nord et la 90e division légère allemande au sud, tandis que l’ouest est verrouillé par deux bataillons de reconnaissance allemands. Pendant dix jours, la position est soumise à un bombardement intensif, notamment de la part des avions d’attaque Stukas. Ces derniers effectuent plus de sorties sur les Français qu’ils n’en feront quelques mois plus tard au-dessus de Stalingrad. Chaque jour, des milliers d’obus tombent sur la position et au moins une attaque d’infanterie est lancée, toujours sans succès. Le 6 juin, des blindés allemands et italiens sont concentrés pour un assaut général. Le 8 juin, plus de 60 bombardiers exécutent un raid de préparation sur les positions françaises. Le 10 juin, le commandement britannique donne l’autorisation de repli. Les pertes françaises s’élèvent alors à 99 tués et 109 blessés. La garnison parvient à s’exfiltrer dans la nuit qui suit. Durant cette sortie, 72 Français sont encore tués tandis que 763 manquent à l’appel. La plupart des disparus sont des égarés revenus sur la position, où ils combattront encore avant d’être faits prisonniers et libérés un an plus tard avec la reddition de l’Italie. Les pertes ennemies sont estimées à presque 3600 tués, blessés et prisonniers, 52 chars ont été détruits, ainsi que 11 automitrailleuses, 5 canons automoteurs et 10 avions.


La construction de l’épée


Une unité militaire est une association d’hommes avec leurs équipements, leurs méthodes et leurs valeurs et façons de voir les choses (culture tactique), le tout au sein de structures particulières. Faire évoluer une organisation militaire, quelle que soit sa taille, c’est donc faire évoluer une ou plusieurs de ces composantes, sachant que celles-ci interagissent forcément.


Les hommes qui composent la 1re BFL, créée en décembre 1941, sont tous des volontaires fortement motivés. Ils l’ont montré déjà en se rebellant d’abord contre leur propre hiérarchie, majoritairement fidèle à Vichy, et en franchissant des milliers de kilomètres pour rejoindre les Forces françaises libres. Les deux bataillons de la 13e demi-brigade de la Légion étrangère (DBLE) et les trois bataillons coloniaux, bataillon du Pacifique (BP), formé à Tahiti et en Nouvelle-Calédonie, bataillon d’infanterie de marine (BIM) formé de «rebelles» en poste à Chypre et au Levant, et le 2e bataillon de marche de l’Oubangui-Chari (BM2), forment cinq unités d’infanterie à très forte cohésion commandées par de jeunes chefs énergiques comme les capitaines Broche (BP) ou Savey (BIM) qui se sont révélés dans la crise, bousculant le processus d’avant-guerre de sélection des officiers.


Tous ces hommes, d’origines extrêmement diverses, sont aussi, presque tous, des vétérans de France, de Narvik, d’Érythrée ou qui connaissent désormais bien un ennemi, italien ou allemand, qu’ils ont d’ailleurs déjà vaincu. Les plus anciens ont fait la Grande Guerre. Ils ont également déjà combattu ponctuellement en Libye, notamment avec des raids motorisés. Il y a là un capital de compétences évidemment supérieur à la quasi-totalité des unités terrestres françaises en mai 1940, mais à l’époque c’était aussi le cas dans une moindre mesure des unités allemandes en face qui avaient pour beaucoup déjà l’expérience de la compagne de Pologne.



Au point de vue des structures, la BFL est plus une division miniature qu’un régiment d’infanterie, même si son effectif est à peine plus élevé (3600 hommes contre 3000). La BFL possède cinq bataillons au lieu de trois, mais, surtout, elle dispose de son propre régiment d’artillerie, d’une compagnie antichar formée par des Nord-Africains, d’une compagnie du génie et d’un bataillon antiaérien armé par des fusiliers marins. Elle a développé des savoir-faire interarmes inédits à cette échelle.


L’équipement est issu pour l’essentiel des dépôts de matériels français de Syrie avec quelques compléments britanniques. L’infanterie est équipée comme en 1940, mais avec une dotation en armes collectives et d’appui double d’un régiment de l’époque. On y trouve ainsi 470 armes automatiques (dont 76 mitrailleuses Hotchkiss). La brigade possède de nombreux moyens antichars : des fusils antichars Boys (peu efficaces, il est vrai), 18 canons de 25 et 14 canons de 47 mm. La BFL dispose aussi de dizaines de milliers de mines, antichars pour l’essentiel. Développant des initiatives de certaines unités de 1940, elle innove surtout avec 30 canons de 75 modifiés dans les ateliers de Syrie pour servir en antichar. Les affûts ont été rabaissés, les boucliers coupés ou supprimés, les roues remplacées par des essieux de camions pour plus de mobilité. Certains d’entre eux sont portés directement dans les camions pour former un engin très mobile et capable de tirer un obus toutes les cinq secondes à une distance bien supérieure à celle des canons des chars qu’ils chassent. Ces canons sont dotés d’une optique spécifique, d’origine britannique, pour effectuer des tirs tendus et précis. Outre la quarantaine de mortiers de 80 mm ou de 60 mm des bataillons, le régiment d’artillerie dispose de 24 canons de 75 mm, un apport très appréciable, mais qui manque d’allonge pour effectuer de la contre-batterie.


Contrairement aux régiments de 1940, la 1re BFL est entièrement transportable par camions. Elle possède également 63 chenillettes Bren Carriers, dont certaines, à l’imitation des Canadiens et des Australiens, ont été bricolées pour porter un canon de 25 mm au lieu d’une mitrailleuse. Les Français ont également bricolé 30 camions américains Dodge, baptisés «Tanake», sur lesquels ont été placées des plaques de blindage et une tourelle avec un canon de 37 mm et une mitrailleuse.

Les Français libres ont tiré les leçons de 1940 et savent faire face au couple char-avions d’attaque qui avait fait tant de ravages à l’époque. La BFL est placée à l’extrémité sud de la ligne de défense britannique, dite ligne Gazala, au cœur du désert libyen. Elle a eu plusieurs semaines pour s’installer après les violents combats de l’opération Crusader, terminée en décembre 1941. La position française est sur un terrain presque entièrement plat, et donc a prioriparticulièrement vulnérable à une offensive blindée. Elle va pourtant s’avérer impénétrable grâce à une remarquable organisation du terrain. La BFL est d’abord protégée par au moins 50000 mines placées au loin dans un marais de mines peu dense, mais très étendu, puis par de vrais champs au plus près des postes de combat français. Ces postes sont eux-mêmes enterrés, y compris pour les véhicules, et presque invisibles. Dispersés en échiquier sur un vaste triangle d’environ quatre kilomètres de côté, la plupart des hommes sont dans des trous individuels «bouteille», de la taille d’un homme et invulnérables sauf à un coup direct, d’autant plus que le sol est très dur.

La BFL est également capable d’actions offensives, adoptant la méthode des Jock Column (du lieutenant-colonel britannique «Jock» Campbell), compagnie interarmes (une section de Tanake, deux sections portées, une section de camions-canons et d’armes antiaériennes portées) organisées pour mener des actions de harcèlement dans le no man’s land de trente kilomètres qui sépare les deux adversaires ou, pendant la bataille elle-même, des raids à l’intérieur des lignes ennemies.

Le potentiel caché des grandes organisations


La courbe de Yerkes-Dodson (1908) décrit la relation entre le stress et la performance cognitive selon le même principe que la courbe de Laffer relative à l’impôt : trop peu ne stimule pas, trop ne stimule plus. Entre les deux pôles, on trouve l’«eustress» défini par le médecin autrichien Hans Selye comme la zone positive du stress, celle où on met en œuvre tous les moyens à sa disposition pour faire face à un événement donné, jusqu’au moment où une pression trop importante finit pour inverser le processus et devenir paralysante.


À la manière du biologiste et politiste britannique Dominic Johnson on peut établir un parallèle entre ce phénomène individuel et le comportement des armées ou des composantes d’armées. Si elle ne reste pas inactive pendant la «drôle de guerre», l’armée française évolue relativement peu pendant la période et c’est une de ses fautes majeures. Il y a alors beaucoup trop de blocages, de rigidités et peut-être aussi d’assurance pour qu’elle se mette vraiment au travail, comme cela avait pu être le cas dans l’hiver 1917-1918 par exemple dans un contexte proche. Elle n’y est pas beaucoup incitée en fait et en premier lieu par le haut-commandement, très différent en ce domaine de celui de 1918. En Allemagne, où il est vrai on ne craint pas d’invasion et où on n’a pas besoin d’être tous «sur les créneaux» on s’entraine et on travaille beaucoup pendant la drôle de guerre, en tirant les leçons de la campagne de Pologne.


L’armée française devient «incitée à innover» dès le 10 mai 1940 et la survenue des premiers grands échecs. Elle monte vers le sommet de la courbe de Yerkes-Dodson et innove très vite. L’armée française qui se bat sur la Somme mi-juin 1940 a beaucoup changé en faisant évoluer ses méthodes, avec la mise en place des points d’appui tous azimuts comme celui de Bir Hakeim deux ans plus tard, mais à ce moment-là le décalage dans le rapport de forces est devenu trop flagrant pour espérer l’emporter, au moins en métropole. Les FFL sont toujours sur cette dynamique de stimulation, et d’autant plus qu’elles doivent faire feu de tous bois. Il n’y a dans la BFL aucun matériel nouveau, mais des bricolages, des détournements d’emploi (canon de 75 en antichar) et quelques emprunts d’équipements aux Britanniques, voire à l’ennemi (mitrailleuses antiaériennes italiennes Breda, par exemple). Ces équipements ont permis de développer de nouvelles méthodes (raids mobiles) à moins que ce ne soit ces méthodes qui aient «tirées» les innovations techniques (besoin d’équipements antichars et antiaériens) et ont contribué à accroître la confiance des hommes (l’abondance des armes collectives donne par exemple un plus grand sentiment de puissance aux fantassins), et donc en retour leur capacité à bien les utiliser. La confiance dans les hommes et leur motivation permettent également de les disperser, et donc de diluer les effets de l’artillerie ou des Stukas. Il faut noter que, se souvenant de certaines faiblesses des unités de 1940, le général Koenig a exigé que tous les hommes des unités de soutien soient également formés comme de solides fantassins. L’ensemble, motivation, expérience, équipements puissants et adaptés, forme une spirale de confiance particulièrement efficace.


Il n’y avait rien là qui ne soit impossible en 1940. Il y avait dans l’ordre de bataille du Front Nord-Est et sans toucher aux forteresses de quoi former l’équivalent d’au moins 120 BFL. Avec le budget d’un seul navire de ligne Strasbourg, sabordé à Toulon en 1942 sans n’avoir jamais servi, on pouvait largement leur financer la même dotation d’armes individuelles et collectives qu’à Bir Hakeim. Les mines antichars, les camions ne représentaient pas des sauts technologiques et leur production en masse n’était pas un défi impossible dans les années 1930. Pour le reste et c’est l’essentiel, il fallait faire investir dans les hommes, innover dans l’entrainement et la formation, bricoler, expérimenter, étudier l’ennemi et ses propres performances, transpirer pendant tous les mois de la drôle de guerre. Avec de l’effort, de la volonté et de l’imagination, il aurait été possible, à ressources constantes, de nettement monter en gamme les unités de mêlée existantes tout en conservant de la masse. Il aurait été possible disposer sur la ligne de front de l’équivalent de 120 points d’appui de Bir Hakeim. Nul doute que les événements auraient été différents, montrant ainsi les possibilités de l’imagination et de la détermination.

Joe Blow


L’innovation sans doute la plus originale du Corps des Marines américains pendant la Seconde Guerre mondiale s’appelle «Joe Blow». C’est une innovation peu couteuse qui a probablement assuré la pérennité du Corps dans un environnement où il a toujours été bien plus menacé par les autres services, Army, Air Force et même Navy, que par n’importe quelle armée étrangère. 


Son principe est très simple. Lorsque la Seconde Guerre mondiale commence pour les États-Unis en décembre 1941, le général Robert Denig est nommé à la tête de la Direction des relations publiques (DRP) de l’US Marine Corps (USMC). Son premier réflexe est alors d’envoyer le sergent Chipman voir les principaux journaux de Washington D. C. pour y recruter des volontaires pour servir comme correspondants de guerre (CG). Il en trouve tout de suite dix, bientôt rejoint par beaucoup d’autres. Point important, il ne s’agit pas de civils accrédités mais bien de Marines enrôlés le temps de la guerre, avec comme seul avantage de recevoir directement un grade de sergent dès la sortie de leurs classes.


Car comme tout futur Marine ces journalistes commencent par être envoyés dans un des Boot camp, camps de formation initiale, du Corps. Ce passage de deux mois est essentiel. Il assure d’abord une formation militaire de base, ce qui sauvera la vie à un certain nombre d’entre eux et va leur permettre même parfois de participer à certaines missions. Un des plus talentueux parmi eux, le sergent Murphy, se trouvera ainsi le 20 novembre 1943 aux commandes d’un véhicule amphibie pendant le terrible débarquement de Tarawa. Ensuite, les futurs écrivains-combattants apprennent à vivre avec les simples soldats, à les connaître personnellement, à comprendre ce qu’ils peuvent ressentir et surtout à se faire accepter d’eux. Enfin, comme pour toutes les autres recrues, le Boot camp sert au moins autant à les attacher au Corps des Marines qu’à leur apprendre des savoir-faire techniques et tactiques.


Contrairement aux plus de 200 centres de formation de l’Army, les Marines n’ont que deux énormes camps, un pour chaque côte. La formation initiale y dure presque deux fois plus longtemps, car outre les compétences à acquérir, les drills instructors aux chapeaux caractéristiques ont également pour missions d’inculquer l’esprit de corps aux jeunes recrues, par l’apprentissage de l’histoire de l’USMC essentiellement, mais aussi d’être le plus dur possible. C’est bien sûr une manière de rendre les combats un peu moins difficiles, mais bien avant les travaux d’Elliot Aronson et de Judson Mills dans les années 1950, les Marines ont remarqué le lien entre une initiation difficile pour devenir membre d’un groupe et le degré d’attachement à ce même groupe. Les journalistes qui passent par ce moule sont, comme l’avouera l’écrivain William Styron, pour la plupart acquis pour le Corps et ce bien après leur retour dans la vie civile.


En 1942, les premiers correspondants de guerre du Corps sont envoyés dans le Pacifique. Ils seront 130 en 1945, dix fois plus nombreux en proportion que dans l’Army. Une blague circule alors disant que le groupe de combat d’infanterie de l’Army est de 13 soldats, celui de l’USMC de 12 fantassins et d’un correspondant. Ces correspondants n’ont qu’une seule mission : raconter des histoires, plein d’histoires, jusqu’à 30 par jour au total à partir de l’été 1944. Mais il ne s’agit pas de n’importe quelles histoires. Les journalistes accrédités qui suivent l’Army racontent les grandes batailles et parlent aux généraux, ceux de la Navy racontent des navires et des flottes, tous parlent beaucoup de technologies. Les correspondants de guerre dans le Pacifique eux ne parlent que des Marines, surtout des simples «private» avec qui ils vivent, les «joe Blow» ou «gens ordinaires». Ce sont des gens ordinaires mais avec des noms.


Les articles et photos sont envoyés ensuite à la DRP qui les centralise et les propose aux journaux des villes originaires des Marines cités. Les articles, de combat ou non, sont en général bien écrits, fournis gratuitement et ils mettent en avant des gens du cru. Ils sont presque toujours acceptés.



Le Corps est très attaché à plaire aux familles, ne serait-ce que parce qu’il recrute 60000 jeunes de moins de 18 ans pendant la guerre et qu’à cet âge-là, il faut l’assentiment des parents. Les histoires et les photos de Marines sont donc aussi systématiquement envoyées par courrier aux familles concernées.


La DRP des Marines est également la seule à accepter le projet de la libraire du Congrès qui propose d’enregistrer des chants de soldats sur le front. Avec le matériel fourni, le Corps enregistre peu de chants mais beaucoup d’entretiens et de messages personnels qui sont envoyés aux radios. Là encore, chaque fois que l’on sait qu’un Marine va passer à la radio, lors de l’émission The Halls of Montezuma par exemple, les familles sont averties. C’est-à-dire qu’il faut assurer un suivi personnalisé dans une entité qui en 1945 représente plus de deux fois le volume des forces armées françaises actuelles.


Tout cela plaît énormément. On entend parler des Marines jusque dans les coins les plus reculés des États-Unis et la «marque USMC» avec ses valeurs de droiture, courage, excellence, est universellement connue. Elle suscite beaucoup de volontariats, permet donc d’être sélectif, toujours aussi dur à l’entrainement et donc en retour d’être bons sur le terrain. C’est aussi un grand investissement pour l’avenir. Tout Marine est destiné à devenir un ancien Marine qui peut toujours combattre pour le Corps d’une autre manière.

Cette campagne de communications suscite beaucoup de retours qui nourrissent ce cercle vertueux. La DRP des Marines reçoit chaque mois des milliers de lettres de remerciements des familles mais aussi de plus en plus de demandes de la part des médias. Ces demandes qui témoignent de l’évolution des besoins sont synthétisées dans un bulletin mensuel qui est envoyé ensuite aux CG sur le terrain.


Les CG prennent également beaucoup de photos et de films, publiés dans les journaux ou exposés dans des galeries, parfois mobiles. La scène la plus célèbre est bien sûr celle de la montée du drapeau américain sur le mont Suribachi à Iwo Jima prise par Joe Rosenthal et filmée par Bill Genaust, qui périra dans la bataille avec six autres correspondants. La photo de Rosenthal sera la photo la plus reproduite dans le monde et à l’instar de celle du drapeau rouge planté sur le Reichstag a un impact considérable, assurant la survie du Corps des Marines pour 500 ans selon les mots du secrétaire de la Navy Joe Forrestal.


Bien entendu, il n’y aurait pas de communication possible s’il n’y avait pas un minimum de correspondance entre l’image et la réalité. Le Corps est à la hauteur des défis de la guerre. Les Marines sont partout victorieux dans des combats très difficiles contre les Japonais, ont deux fois plus de morts et blessés que la moyenne des forces armées américaines et cinq fois plus de Medal of Honor, le témoignage suprême de courage au combat. Ils méritent donc l’immense popularité dont ils font l’objet à la fin de la guerre, mais celle-ci serait incontestablement bien moindre sans «Joe Blow» et une popularité moindre pour l’USMC signifie la fin. En 1946 déjà les combats institutionnels reprennent. Les Marines sont alors sauvés par les familles et les vétérans. Le président Truman parlera à cette occasion d’«une machine de propagande presque égale à celle de Staline».

Sang et or. La crise comme facteur de création de monstres

Publié le 27/11/2011


Il est souvent fait référence à la crise économique de 1929 pour décrire la dépression actuelle ; or, par un enchaînement tragique, la crise de l’époque a conduit, par ses conséquences sociales puis politiques, au désastre de la Seconde Guerremondiale. Il paraît donc légitime, si on veut poursuivre l’analogie jusqu’au bout, de s’interroger sur le caractère belligène de la situation actuelle. Le capitalisme peut-il se sauver par l’impérialisme, selon les idées de Lénine ? Ne peut-on considérer, au contraire, que l’affaiblissement des puissances libérales peut stimuler l’agressivité de régimes hostiles ou conduire à des « implosions » qu’il sera impossible d’ignorer ? Pour appréhender ces rapports entre situation économique et situation stratégique, complexes mais pas nouveaux, il est intéressant d’interroger l’histoire.


La crise comme facteur de paix entre les peuples


Dans La prospérité du vice, l’économiste Daniel Cohen reprend les théories du temps long et les corrélations que certaines d’entre elles avaient établies entre les cycles économiques et les guerres, depuis les débuts de la Révolution industrielle (1).A la suite de Gaston Imbert (2), il distingue ainsi quatre grandes phases de 1815 à 1914. La période qui va, en France, du IerEmpire à la guerre de Crimée (1853-1856) se caractérise par un cycle long de dépression économique qui privilégie les conservateurs sur les progressistes et offre moins de ressources à l’Etat et à son armée. A partir des années 1840, la tendance économique s’inverse. L’Etat commence à disposer de ressources importantes qui lui permettent d’en consacrer une partie importante à des efforts collectifs et à poursuivre ses ambitions propres à l’extérieur. Le « concert européen » se délite et les grandes guerres européennes réapparaissent (Crimée, Italie, guerres « prussiennes »). En revanche, la « grande dépression » qui débute en 1873 s’accompagne d’une décroissance guerrière dans une Europe qui retrouve des règles collectives de gestion de crises. Au début du siècle suivant, le retour de la prospérité en Europe voit aussi le retour du nationalisme et la réapparition des conflits jusqu’à la Première Guerre mondiale. Loin du « doux commerce » évoqué par Montesquieu, la prospérité semble donc plus belligène que la dépression par la combinaison de confiance collective et de ressources qu’elle suscite.


La crise comme facteur de sécrétion de monstres


Comme dans Fondation, le roman d’Isaac Asimov, il arrive toutefois que les « lois » historiques soient violées par des « anomalies ». Dans la période qui suit la Première Guerremondiale et la gestion de ses conséquences immédiates, la tendance est à la réduction drastique des armées et à la « mise hors la loi de la guerre ». La crise de 1929 accentue encore le phénomène de repli sur soi jusqu’à ce que les tensions internes qu’elles suscitent, toujours favorables à la recherche de boucs émissaires, conduisent à l’arrivée au pouvoir du parti nazi, en Allemagne. Ce nouveau régime totalitaire, qui porte en lui la guerre, peut consacrer des ressources importantes à son outil militaire, d’autant plus que, keynésien avant l’heure, il constate que « beurre et canon » ne sont pas forcément incompatibles, et surtout que les puissances adverses restent, elles, paralysées par la crise. Les politiques d’ « apaisement » ne font que stimuler l’agressivité d’Hitler jusqu’au désastre final qui voit également l’apparition d’une autre « anomalie » historique : l’arme nucléaire.


Des grandes guerres des « trente glorieuses » aux petites guerres des « trente piteuses »


Par un effet gravitationnel inverse qui tend à écarter le risque d’agression majeure de toute nation qui la possède, l’arme nucléaire permet de maintenir les deux blocs en apesanteur guerrière mais n’affecte pas ce qu’on désigne alors comme le Tiers Monde. L’affaiblissement des puissances européennes commence par profiter aux mouvements de décolonisation jusqu’à ce que la croissance retrouvée leur permette de retrouver des forces. Même si les enjeux n’y sont pas les mêmes, le contraste est flagrant entre la guerre d’Indochine (1946-1954), menée dans une certaine indifférence par la France, avec des professionnels équipés par les Américains, et la guerre d’Algérie (1954-1962), qu’elle finance seule et où elle engage le contingent. Cette même croissance permet ensuite à la France de transformer une nouvelle fois son armée en la dotant d’un arsenal atomique. L’intervention américaine au Vietnam, en parallèle de la coûteuse course à la Lune, conclut la période des « trente glorieuses ».


La crise économique qui suit voit le repli américain succéder au repli européen post-colonial et l’initiative passe aux Etats communistes (expédition chinoise au Vietnam et surtout soviétique en Afghanistan en 1979) ou pétroliers (invasion irakienne de l’Iran en 1980). Les tensions intérieures s’accroissent (terrorisme en Europe, coups d’état en Amérique latine, guerre civile libanaise) et débouchent parfois sur des affrontements interétatiques comme l’aventure argentine aux Malouines en 1982 face à un Royaume-Uni que l’on croit affaibli. Mais même en crise, les puissances capitalistes sont plus résistantes que leur adversaire communiste, dont le système économique finit par s’effondrer. Grâce, en partie, au « blocage nucléaire », cette crise communiste s’achève par la transformation de l’Union soviétique et de la Chine et non par une fuite en avant militaire. Les Etats-Unis triomphent par abandon mais ils sont quand même obligés de demander l’aide de leurs alliés pour financer leur première grande intervention militaire post-guerre froide, face à l’Irak en 1991.


Capitalisme partout, sécurité nulle part 


Fin des blocs, limitation des ambitions par faiblesse économique, « nouvel ordre mondial » structuré par la puissance américaine, les conditions semblent réunies en 1991 pour un apaisement du monde. Effectivement, les premières années 1990 sont celles des « dividendes de la paix » et de la diminution du nombre des conflits (de 40 % de 1991 à 2005 (3)) ainsi que les budgets militaires. L’hypothèse d’une « fin de l’histoire », par l’unité idéologique du monde, fait son apparition en même temps que la croissance pour les bénéficiaires de ce décloisonnement. Ce n’est pas un phénomène nouveau (4). Lors de la première mondialisation, à la fin du XIXesiècle, l’idée d’une communauté de culture entre les puissances et leur imbrication économique avait produit des visions similaires. En réalité, les nouveaux moyens de transport et de communications avaient exacerbé les identités (5). La première mondialisation a ainsi conduit à la Première Guerremondiale.


Force est de constater que le monde des années 1990 n’est pas aussi « plat » que le souhaiterait certains et que des « saillants » apparaissent un peu partout, à l’intérieur même de ces Etats affaiblis et qui ne se font plus que rarement la guerre (6). Si on peut désormais se rendre dans n’importe quel pays, on ne peut que rarement s’y déplacer partout en toute sécurité tant les zones de non-droit se sont multipliées dans les banlieues, bidonvilles géants, ghettos ethniques, territoires occupés, zones tribales et mêmes espaces côtiers.


Ces « poches de colère (7)» sont propices au développement d’organisations non étatiques, le plus souvent locales et réactionnaires, mais parfois à vocation internationale comme Al Qaïda, qui introduit une nouvelle « anomalie » le terrorisme massif, finalement peu destructeur, mais à très forte charge émotionnelle. L’apparition de cette menace terrorisme déclenche à son tour le retour des grandes expéditions militaires américaines, rendues possibles par les bénéfices de cette même mondialisation. Mais ces opérations, comme celles d’Israël, révèlentaussi la résistance des organisations nichées dans les « poches de colère » comme le Hezbollah, les néo-talibans ou l’armée du Mahdi.


Simultanément, la croissance nouvelle offre des ressources à des nations émergentes qui n’ont certainement pas l’intention de se contenter d’un statut de « nouveau riche », à l’instar du Japon, et dont certains, comme la Chineou la Russiedoublent leur budget de défense tous les cinq ans.


La nouvelle guerre de trente ans


La crise actuelle réduit momentanément les ambitions. Les Etats-Unis ne peuvent plus se payer des guerres qui n’engagent pas des intérêts vitaux tout en coûtant deux milliards de dollars par semaine et le président Barack Obama se lance clairement dans un processus de désengagement. Al-Qaïda, de son côté, est victime de sa folie et de son rejet du monde arabe autant que des coups américains. L’élimination de ses derniers grands leaders lui porterait sans doute un coup fatal et faciliterait par là-même le repli américain. A court terme, la tendance semble donc plutôt à l’apaisement du monde même si, on l’a vu, le retrait des puissances occidentales peut aussi être une incitation à l’agressivité de certains Etats.


A plus long terme, tout le problème stratégique de la crise économique actuelle réside dans sa durée. S’il s’agit d’une parenthèse violente dans un cycle long de croissance, on verra se dessiner une nouvelle géopolitique multi-polaire, qui, sauf à établir un nouveau système de gestion collective des crises, aboutira dans un contexte de ressources limitées pour des puissances en plein développement, à des affrontements. Ceux-ci resteront, il faut l’espérer, contenus par le blocage nucléaire et seront donc très indirects. S’il s’agit au contraire du point de départ d’un long marasme, on peut anticiper des fortes tensions internes dans de nombreux pays et pour les plus instables, le chaos de type somalien ou la réapparition de régimes dangereux. Dans tous les cas, les opérations militaires auront lieu dans le « monde intermédiaire » entre les puissances, plus particulièrement dans ses « zones grises » et sous forme, dite encore, par habitude, « irrégulière » alors que cela tend à devenir la règle. La situation économique conditionnera simplement les rapports de force. 


Quoiqu’il advienne de la crise économique actuelle, le monde à venir sera plus dangereux pour une France dont le poids relatif économique et démographique décline inexorablement, au sein d’un ensemble européen qui semble lui-même de plus en plus vulnérable par son manque de dynamisme. Il n’est peut-être pas encore trop tard pour en tirer vraiment les conséquences pour notre outil de défense, qui, de variable budgétaire, peut devenir aussi le moteur intérieur et le garant extérieur de nos intérêts dans cette nouvelle « guerre de trente ans ».



(1) Daniel Cohen, La prospérité du vice, Albin Michel, 2009. Voir aussi Luigi Scandella, Le Kondratieff, Economica, 1998 et Bernard Wicht, Guerre et hégémonie : l’éclairage de la longue durée, Georg Editeur, 2002.
(2) Gaston Imbert, Des mouvements de longue durée Kondratieff, La Pensée Universitaire, Aix-en-Provence, 1959.
(3) Rapport de l’Human Security Center d’octobre 2005 repris par Philippe Bolopion, « Depuis la fin de la guerre froide, les conflits sont moins meurtriers », in Le Monde, 18 Octobre 2005.
(4) Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Flammarion, 1993.
(5) De presque identiques au début du XIXe siècle, les costumes traditionnels de la Bretonneet de l’Alsacienne se différencient au fur et à mesure du « rapetissement » de la France par les nouveaux moyens de communication. Voir Christian Grattaloup, Géohistoire de la mondialisation : le temps long du Monde, Armand Colin, 2006.
(6) Thomas Friedman, La Terreest plate : une brève histoire du XXIe siècle, Saint-Simon, 2006.
(7) Arjun Appaduri, Géographie de la colère, Payot, 2007.
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