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"L'Otan n'échappera pas à une profonde remise en question"

J'ai donné un entretien à Charles Hequet, pour l'Express, à la suite du sommet de Londres. Il est accessible ici. Vous avez également le texte complet ci-dessous.

Le sommet de l'Otan s'est achevé le 4 décembre. Pour Olivier Kempf, chercheur et spécialiste de l'Otan, l'organisation doit s'interroger sur sa raison d'être.

De ce 70e anniversaire de l'organisation du traité de l'Atlantique nord (Otan), on retiendra surtout la passe d'armes entre Emmanuel Macron et Donald Trump ou les provocations du président turc Recep Tayyip Erdogan. Mais l'essentiel n'est pas là. Surmontant leurs différends, les 29 pays membres se sont mis d'accord sur une déclaration commune, mardi 3 décembre à Londres, Les apparences sont sauves. Toutefois, des lignes de fracture sont apparues au sein de l'institution. Elles traduisent des divergences profondes, voire existentielles.

À quoi doit servir l'Otan? Qui sont ses ennemis? Que faire lorsque l'un de ses membres - la Turquie - agit à l'encontre des intérêts communs? Pour surmonter cette crise, l'Otan doit se remettre en cause. Revoir ses processus de décision, sa gouvernance, et s'interroger sur sa raison d'être. Général (2S), directeur du cabinet de stratégie La Vigie et auteur de L'Otan au XXIe siècle" (éd. du Rocher), Olivier Kempf nous livre son analyse post-conférence.

1/ Le 70ème sommet de l’Otan vient de s’achever. Quels enseignements peut-on en tirer ?

La déclaration finale, publiée hier après-midi, est remarquable par sa brièveté (9 points au lieu de 79 au sommet de Bruxelles, en 2018). Elle se concentre en effet sur l’essentiel : la réaffirmation de l’Alliance atlantique et, surtout, de l’article 5, qui engage les membres de l’Otan à porter secours à l’un d’entre eux qui serait agressé. C’est un point très important, après les réactions dubitatives de Donald Trump, qui avait affirmé en 2016 que l’Otan était « obsolète » ou, le mois dernier, d’Emmanuel Macron, qui avait déclaré dans le magazine The Economist que l’Alliance était en état de « mort cérébrale ».

Notons également qu’un paragraphe important est consacré au chapitre nucléaire. Il rappelle que « aussi longtemps qu'il y aura des armes nucléaires, l’OTAN restera une alliance nucléaire ». Ce point méritait d’être souligné, après le retrait américain du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) et dans le contexte de prolifération nucléaire que nous connaissons aujourd’hui.

On note également un paragraphe sur la question des budgets, ce qui satisfait le président américain.

2/ Le cas de la Turquie, pays-membre de l’Otan depuis 1952, qui achète un système de défense anti-aérienne à Moscou et s’attaque aux Kurdes en Syrie, en totale contradiction avec les intérêts de ses « alliés » occidentaux, n’est pas mentionné…

Non, car il s‘agissait de manifester l’unité. Le communiqué recense plusieurs sujets d’intérêt stratégique - espace, cyberattaques, 5G, puis « les actions agressives de la Russie », ce qui répond aux attentes des alliés de l’Est. Mais plus loin, il évoque « la perspective d’établir une relation constructive avec la Russie », ce qui répond aux attentes de la France ou de l’Italie.

3/ Il n’y a pas d’allusion, non plus, aux profonds désaccords apparus lors de la passe d’armes entre Emmanuel Macron et Donald Trump…

Le président américain est arrivé à Londres avec une seule préoccupation : sa politique intérieure. Il a voulu tirer parti de ce sommet pour montrer aux électeurs américains qu’il est un leader responsable, capable d’assurer un leadership vis-à-vis des autres dirigeants occidentaux. Une question demeure : s’agit-il d’une posture de circonstance ou d’une position durable ?

Le président français a, quant à lui, posé des questions de fond, notamment sur la définition du terrorisme. Ainsi, le communiqué évoque « le terrorisme sous toutes ses formes et dans toutes ses manifestations », ce qui répond aux préoccupations de la France sans répondre précisément à la demande turque de considérer les rebelles kurdes comme terroristes. Il faut bien faire la distinction entre l’entente de façade et les questions structurelles qui n’ont pas du tout été résolues.

Notons à cet égard que les alliés ont demandé au secrétaire général de l’Otan, Jens Stoltenberg, de plancher sur « un processus de réflexion prospective visant à renforcer encore la dimension politique de l’OTAN pour la prochaine réunion ministérielle, qui aura lieu dans quelques mois. On ne pourra échapper à ce travail en profondeur. C’est clairement dire que la question posée par le président Macron est pertinente.

4/ L’Otan peut-il survivre à un second mandat de Donald Trump ?

C’est une excellente question. Même s’il s’est érigé en défenseur de l’Alliance atlantique à Londres, rien ne garantit qu’il tiendra ce cap sur le long terme, surtout lorsque l’on sait ce qu’il pense, à titre personnel, des grands accords multilatéraux. Peut-être, lors d’un second mandat, se sentirait-il suffisamment fort pour rompre définitivement les amarres avec l’Otan.

5/ Pour la première fois, la Chine est évoquée. L’Empire du Milieu a-t-il été identifié comme le prochain ennemi de l’Occident ?

Non, puisque le texte évoque « ’influence croissante et les politiques internationales de la Chine présentent à la fois des opportunités et des défis », ce qui est une première mention de ce pays dans un communiqué : cela répond là encore au souci des Américains, sans pour autant décrire la Chine comme une menace. Cette position équilibrée permet d’aborder le nouveau rôle chinois, sans insulter l’avenir.

O. Kempf

Quel avenir pour l'OTAN ?

J'ai donné un entretien l'autre jour à radio Vatican, à la suite du sommet de l'OTAN. Vous pouvez l'écouter :

ici

O. Kempf

L'avenir de l'OTAN

Vous le savez peut-être, je suis chercheur associé à la FRS. Dans le cadre d'un séminaire tenu l'autre jour à Paris, à l'occasion du 70ème anniversaire de l'OTAN, on m'a demandé quelques mots sur l'avenir de l'OTAN. J'aurais certes pu reprendre ce que j'ai déjà écrit et qui est assez pessimiste (par exemple ici). Je me suis essayé à quelque chose de plus ouvert, sinon optimiste. Vous avez le résultat ci-dessous, en français (et bien sûr en anglais).

source

As you may know, I am an associate researcher at the FRS. At a seminar held the other day in Paris, on the occasion of NATO's 70th anniversary, I was asked to write a few words about the future of NATO. I could certainly have taken what I have already written and which is rather pessimistic (for instance here). I tried something more open, if not optimistic. You have the result below, in French (and of course in English)

Après soixante-dix ans, l’Alliance s’interroge sur son avenir. Certes, l’environnement international est marqué par la montée des risques et la fin de l’ordre mondial auquel nous étions habitués. Mais justement, si la montée des risques devrait favoriser l’OTAN, la remise en cause de l‘ordre mondial la touche également. Voici donc l’Alliance soumise à des mouvements contradictoires.

Ce n’est pas faute de vouloir s’adapter : depuis la fin de la Guerre froide en effet, l’Alliance a passé son temps à se transformer, au point d’ériger cette fonction en commandement stratégique à Norfolk. De même, elle a créé au siège une division des défis de sécurité émergents, qui s’occupent des nouvelles questions : terrorisme, sécurité énergétique, cyber, etc… Enfin, la montée des tensions (et la pression américaine, qui avait d’ailleurs précédé l’arrivée de D. Trump au pouvoir) a suscité une prise de conscience, celle d’accroitre les moyens consacrés à la défense : ce fut l’engagement du sommet de Galles, celui des 2% de PIB consacrés au budget de défense. Les alliés européens s’y dirigent doucement.

Insuffisamment aux yeux du nouveau président américain. Voici en fait une course entre l’impatience budgétaire de ce dernier, qui menace ouvertement de quitter l’Alliance, et le « partage du fardeau », ce qui dans son esprit signifie l’achat croissant de matériels américains. Aux dépens de l’Union européenne. Cela soulève un autre problème : l’Alliance doit conjuguer ce défi stratégique à un autre, celui de l’autonomie européenne. En effet, le raidissement américain suscite une prise de conscience chez nombre d’Européens qui pousse certains à promouvoir une défense européenne. Nous voici revenus au tournant des années 2000, lorsqu’on discutait de la non-duplication. Cette montée en puissance permettrait de soutenir l’autonomie stratégique européenne. Il faudrait alors mieux articuler les deux bras armés, Alliance d’un côté, Défense européenne de l’autre. Est-ce seulement possible, surtout si l’autonomie européenne est conçue par certains comme un moyen de résister à la pression américaine, alors que l’Alliance consiste justement à maintenir les Américains dans la sécurité stratégique européenne ? Le premier objectif de l’alliance reste bien de « keep the Americans in », comme le constatait le premier secrétaire général, lord Ismay.

Pour autant, on peut rester optimiste car ces questions se posent finalement depuis des décennies : le thème du partage du fardeau a émergé dans les années 1960 et l question de l’autonomie européenne depuis les années 1990. Quant au président Donald Trump, chacun commence à décoder ses manières de négociation, toujours brutales, portant très haut les enchères, pour finalement arriver à des deals.

Dans ce cas : Nihil nove sub soli.

  After seventy years, the Alliance is wondering about its future. Admittedly, the international environment is marked by rising risks and the end of the world order to which we were accustomed. But precisely, if the rise in risks should favour NATO, the questioning of the world order also affects it. So the Alliance is subject to contradictory movements.

It is not for lack of willingness to adapt: since the end of the Cold War, indeed, the Alliance has spent its time transforming itself, to the point of establishing this function as a strategic command in Norfolk. Similarly, it has created at NATO HQ a division for emerging security challenges, which deals with new issues: terrorism, energy security, cyber, etc. Finally, the rise of tensions (together with American pressure, which preceded the arrival of D. Trump in power) has raised the awareness of the necessity to increase the resources devoted to defence: this was the commitment of the Wales’ summit, that of the 2% of GDP devoted to the defence budget. The European allies are moving slowly towards it.

Insufficient in the eyes of the new American president. Here is actually a race between the latter's budgetary impatience, which openly threatens to leave the Alliance, and "burden sharing", which in his mind means the increasing purchase of American equipment. At the expense of the European Union. This raises another problem: the Alliance must combine this strategic challenge with another one, that of European autonomy. Indeed, the American stiffening is raising awareness among many Europeans, which is pushing some to promote a European defence. We are back at the beginning of the 2000s, when we were discussing non-duplication. This increase in power would make it possible to support European strategic autonomy. It would then be necessary to better articulate the two armed arms, Alliance on one side and European Defence on the other. Is this only possible, especially if European autonomy is conceived by some as a means of resisting American pressure, whereas the Alliance consists precisely in keeping Americans in European strategic security? The first objective of the alliance remains to "keep the Americans in", as noted by the first Secretary General, Lord Ismay.

Nevertheless, we can remain optimistic because these questions have finally been raised for decades: the theme of burden sharing emerged in the 1960s and the question of European autonomy since the 1990s. As for President Donald Trump, everyone is beginning to decode his ways of negotiating, always brutal, raising the stakes very high, to finally reach deals.

In this case: Nihil nove sub soli.

Olivier Kempf

Quel projet pour l'UE ? (parution)

Heureux d’annoncer la parution d’un ouvrage auquel j'ai contribué, ayant proposé un texte sur “L’évolution de l’OTAN : des fins de l’Alliance à la fin de l’Alliance“. Vous trouverez ci-dessous les détails de cet ouvrage et de ses nombreux contributeurs.

QUEL PROJET DEMAIN POUR L’UNION EUROPÉENNE D’AUJOURD’HUI ?

Sous la direction de Pierre Pascallon

« Notre monde est-il au bord du gouffre ? » On a pu montrer que le monde des années 2010-2015 n’était plus celui de « la mondialisation heureuse » (A. Minc) marqué par « la fin de l’Histoire » (F. Fukuyama), mais le monde d’une « mondialisation dure ». Force est de reconnaître que ces dernières années ont confirmé ce désordre grandissant : on en vient à parler de « l’affolement du monde » (Th. Gomart). On ne s’étonnera donc pas qu’à l’heure du redéploiement des cartes de la puissance mondiale, l’Union européenne nous montre aujourd’hui le visage d’un vieux continent en plein doute qui doit à nouveau s’interroger sur ses contenus et finalités, à l’horizon 2030-35.

Ont contribué à cet ouvrage : Ludmila CHERENKO, le général (2S) Etienne COPEL, l’Amiral (2S) Jean DUFOURQ, le Recteur Gérard-François DUMONT, Jean-Claude EMPEREUR, Jean-Marc FERRY, le général (2S) Gilles GALLET, Thierry GARCIN, Pascale JOANNIN, Philippe MOREAU-DEFARGES, le général (2S) Olivier KEMPF, Hartmut MARHOLD, Sylvie MATELLY, Jacques MYARD, Pierre PASCALLON, Charles SAINT-PROT, Jacques SAPIR, Irnério SEMINATORE, Hans STARK, Pierre-Emmanuel THOMANN, Alexandre VAUTRAVERS, le Recteur Charles ZORGBIBE.

Pierre Pascallon est professeur agrégé de faculté. Ancien parlementaire, il anime depuis une vingtaine d’années le Club Participation et Progrès, structure de rencontre ouverte et reconnue dans le paysage français des organismes et des institutions s’ intéressant aux questions de défense et aux problèmes géo-stratégiques.

Avant-propos Introduction générale : l’Europe d’hier à aujourd’hui Partie I : le projet demain, à l’horizon 2030-2035, d’une Union européenne rebâtie dans un vaste ensemble euro-atlantiste I.1) Le projet d’Union européenne dans le cadre, demain, d’un vaste ensemble euro-atlantiste : présentation I.2) Le projet d’Union européenne dans le cadre, demain à l’horizon 2030-2035, d’un vaste ensemble euro-atlantiste : débat Partie II : le projet demain, à l’horizon 2030-2035, d’une Union européenne recentrée sur un petit noyau fédéral ouest-européen II.1) Le projet d’Union européenne dans le cadre, demain, d’un petit noyau fédéral ouest-européen : présentation II.2) Le projet d’Union européenne dans le cadre, demain, d’un petit noyau fédéral ouest-européen : débat

Pour une prélecture : cliquez ici

Le site de l’Harmattan avec lien direct vers l’ouvrage : cliquez ici

Broché – format : 15,5 x 24 cm ISBN : 978-2-343-17407-5 • 12 avril 2019 • 286 pages

Des fins de l'alliance à la fin de l'alliance ?

Viens de paraître, dans le dernier "Cahiers de l'IDRP", un de mes derniers articles sur l'Alliance atlantique, à la suite notamment des dernières sorties de Trump au début de l'année. Cela s'intitule :

Des fins de l'alliance à la fin de l'alliance ?

Je le reproduis ci-dessous (10 pages quand même).

O. kempf

Des fins de l’Alliance à la fin de l’Alliance ?

Fin de l’Alliance : deux questions se cachent sous cette expression. Celle de la finalité de l’Alliance atlantique, celle également de sa disparition. Or, il faut répondre à la première question pour pouvoir répondre à la seconde. La grande nouveauté tient à ce que plus que jamais, pour la première fois peut-être, il faille poser sérieusement ces questions. Souvent, les apprentis chercheurs intitulent un de leurs premiers articles en disant du sujet qu’il est « à la croisée des chemins ». Cela permet à la fois de problématiser leur texte mais aussi d’en manifester la supposée importance. Ce tic de langage fait sourire avec indulgence les auteurs plus chevronnés. Il est pourtant aujourd’hui pertinent pour décrire l’Alliance atlantique et les défis auxquels elle est confrontée.

En effet, les raisons traditionnelles de l’Alliance sont aujourd’hui moins assurées que par le passé. L’ordre occidental du monde est remis en cause et les voisinages européens, à l’est ou au sud, peinent à justifier pleinement l’Alliance. Les craquements s’accumulent (Brexit, question turque) ; surtout, Donald Trump semble tout sauf convaincu de la nécessité de l’Alliance. Or, un retrait américain signifierait la fin de celle-ci. Le seul fait d’énoncer cette possibilité constitue une nouveauté stratégique unique dans l’histoire de l’Alliance.

L’ordre occidental du monde

Celle-ci, nous l’avons suffisamment écrit par ailleurs , perpétuait un héritage. Ce fut sa fonction au cours de l’après-Guerre froide, décidée finalement très tôt, dès 1991-1992, sans d’ailleurs que la nouvelle finalité fût énoncée avec précision. On savait que pendant la Guerre froide, l’Alliance servait à « exclure les Soviétiques, inclure les Américains et soumettre les Allemands », selon le mot du premier secrétaire général, lord Ismay. Cette Guerre froide « gagnée », du moins dans l’esprit des vainqueurs, l’Alliance devenait le lieu d’un certain Occident, siège de la démocratie libérale triomphante, à l’époque perçue comme la « fin de l’histoire ». Le livre éponyme de Fukuyama paraît d’ailleurs en 1992 et constitue finalement le programme de l’Alliance rénovée qui traversera les 25 années suivantes avec de petits soubresauts mais aucun accident majeur qui remette en cause le programme.

Petits soubresauts ? Le lecteur nous trouvera bien négligent envers des événements qui ont agité la vie de l’Alliance au cours de ces presque trois décennies : guerre dans les Balkans, élargissement, affaire kosovare, attentats du 11 septembre, affaire d’Irak, intervention en Afghanistan, opération en Libye ont été incontestablement des moments importants dans la vie de l’Alliance d’après la Guerre froide. Rien cependant qui remette profondément en cause l’accord sur l’essentiel, à savoir la domination de cet « Occident » sur la marche du monde . L’Alliance restait le lieu principal où les puissances dominantes, assemblées autour (derrière ?) les États-Unis, perpétuaient un certain ordre du monde qui avait été initié par la deuxième vague de colonisation de la terre, au milieu du XIXe siècle . L’Europe l’avait lancée, l’Amérique l’avait poursuivie, les deux s’étaient unies à la sortie de la Seconde Guerre mondiale et rien, vraiment rien ne devait mettre en cause cet « ordre du monde », même si les Européens suivaient de loin la puissance globale que demeuraient les États-Unis.

Aussi l’OTAN noua-t-elle de multiples partenariats hors d’Europe (par ordre d’apparition : Partenariat pour la Paix, Dialogue méditerranéen, Initiative de coopération d’Istamboul, Partenaires à travers le monde), du Maroc au Kazakhstan, des Émirats au Japon, de la Colombie à la Mongolie. Que ces structures soient le plus souvent des coquilles creuses importait peu : elles manifestaient la présence au monde des alliés et donc l’entretien d’un regard sur le monde, sous entendant une domination du monde.

Premiers craquements

De premiers craquements se firent entendre assez tôt, cependant : la crise boursière de 2008 n’eut pas d’effets directs même si elle révélait la fragilité du système tel qu’il avait évolué. Sous couvert de mondialisation, le système capitaliste avait muté et s’était éloigné des fameuses valeurs fondatrices de l’Alliance , énoncées dans le bref préambule du Traité de 1949. Mais on ne s’en était guère rendu compte, à l’époque. Les révoltes arabes en 2011 ou l’affaire ukrainienne à partir de 2014 apparurent comme de nouvelles crises, pouvant être gérées comme les précédentes (Balkans, Irak, Afghanistan). Bientôt pourtant, les attentats en Europe puis la crise des réfugiés montrèrent qu’une polycrise affectait l’Europe.

Simultanément, des puissances différentes remettaient en cause l’ordre du monde tel qu’il était, refusant l’ancienne domination d’autant plus vivement que la supériorité de l’Occident apparaissait moins évidente, dans tous les ordres : militaire (puisque l’Amérique en guerre n’avait pas réussi à produire des succès stratégiques probants malgré l’énormité des moyens mis en œuvre), économique (la croissance était le fait des puissances émergentes, quand l’Amérique se noyait sous ses déficits et l’Europe n’arrivait pas à rebondir), politique (l’Occident forçant régulièrement les délibérations du Conseil de sécurité voire s’en passant sans vergogne, sans même parler d’un goût prononcé et irréfléchi pour les changements de régime) et surtout morale (Abou Ghraib et Guantanamo demeurant des taches qu’on ne peut plus appeler des accidents). Aussi, Chine et Russie poussaient leurs pions, profitant plus des faiblesses de l’Occident que de leurs propres forces, habilement mobilisées cependant. Elles obtenaient des succès au point qu’on les désigna de « puissances révisionnistes », expression curieuse par ses sous-entendus mais finalement exacte : oui, ces puissances poussaient à la révision d’un certain ordre du monde.

Cela suffit-il à penser à la fin de l’Alliance ? Il faut rester prudent. Le Saint Empire, fondé par Charlemagne vers l’an 800, disparu officiellement en 1806 sur décision de Napoléon, même si son rôle politique en Europe avait cessé depuis plus de deux siècles. Une structure peut se perpétuer, cela ne signifie pas pour autant qu’elle conserve un rôle moteur dans l’histoire. En fait, l’Alliance pourrait survivre à ces défis. À ceci près que les évolutions de la Grande-Bretagne, de la Turquie et des États-Unis constituent des défis si profonds qu’ils remettent en cause le programme même de l’Alliance.

Faire comme d’habitude

Bien sûr, les activités se poursuivent et les sommets successifs de ces deux dernières années ont été l’occasion de décisions que, comme d’habitude, l’on nous a présentées comme exceptionnelles, réagissant à un monde nouveau, etc., reprenant tous les mauvais tics de langage de communicants passés par les mêmes écoles et ne voyant pas que ces mots ne convainquent plus.

Car il faut ici rappeler la distinction profonde (et d’abord française) entre l’Alliance et l’Organisation. En effet il ne s’agit pas de la même chose. L’Alliance est le cercle politique réunissant des puissances, s’associant ensemble dans un but déterminé. À l’origine, se défendre contre les Soviétiques puis, ceux-ci ayant chuté, réunir dans un club transatlantique les deux rives de l’océan « occidental ». L’OTAN, elle, n’est qu’une organisation, une « superstructure » pour reprendre un vieux concept marxiste.

Un outil, à l’origine simple secrétariat, élargi ensuite à une série d’états-majors (la structure de commandement) voire de forces placées sous son contrôle (la structure de forces). Les puissances se réunissent dans le cadre du Conseil de l’Atlantique nord par leurs ambassadeurs permanents, ou par leurs ministres (5 réunions ministérielles par an) voire par leurs chefs d’État et de gouvernement (les fameux sommets de l’Alliance, tous les deux ans). Ces grandes réunions permettent de « prendre des décisions », manifestées dans des communiqués. Or, force est de constater que les « décisions » ne paraissent pas répondre à la situation stratégique. En témoigne la profonde hésitation entre le danger à l’est et le danger au sud.

Face à l’est ?

À l’est, l’Alliance ferait face à la résurgence russe, manifestée par le conflit ukrainien, l’annexion de la Crimée, le conflit dans le Donbass ou de prétendues manifestations de force, ici des manœuvres, là des vols d’avions qui seraient « trop près » des espaces aériens nationaux. Les communiqués dénombrent ainsi le nombre d’interceptions aériennes de chasseurs russes. Il faut ici rappeler qu’une interception n’est pas un acte de combat mais juste une prise en compte visuelle d’un aéronef (civil ou militaire) par un autre aéronef (militaire) ; que la Russie a régulièrement organisée de grandes manœuvres avec des chiffres impressionnants mais gonflés de troupes mobilisées ; que cette activité arrange les deux parties : l’Alliance car cela permet de grossir la menace ; la Russie car cela lui permet de prouver à sa population qu’elle est de retour parmi les grands, favorisant ainsi le soutien populaire au président Poutine.

Les spécialistes remarquent quant à eux que les pratiques russes restent conformes aux pratiques historiques, perpétuant les codes stratégiques établis lors de la Guerre froide (ce qui n’est pas le cas de bien des alliés, dont le nombre est entretemps passé de 16 à 28). Ainsi, quand l’OTAN organise une grande manœuvre alliée dans les pays baltes, les avions russes volent dans l’espace aérien international à proximité, à l’instar de ce qui fut fait pendant 45 ans de Guerre froide. Accessoirement, Moscou peut se poser des questions quand elle observe des avions à capacité duale (c’est-à-dire pouvant porter des bombes nucléaires) décoller des bases de l’OTAN pour aller faire des entraînement à proximité de ses frontières : il s’agit probablement pour les planificateurs alliés d’une coïncidence (la disponibilité technique étant ce qu’elle est, on prend aujourd’hui les avions disponibles là où ils sont), mais elle est au moins une maladresse qui peut être interprétée comme un message hostile par la partie d’en face.

Il ne s’agit pas ici de défendre les Russes. Notons que ceux-ci sont encore très fragiles, économiquement comme socialement, dépendant principalement de la vente d’hydrocarbures et d’un peu de matériel de guerre. Ils détiennent l’arme nucléaire et en maîtrisent la grammaire stratégique (ce qui n’est pas le cas de nombreux Alliés, même si l’Alliance conserve cette utilité essentielle de donner un peu d’éducation nucléaire à de nombreuses nations européennes). Mais ils n’ont absolument pas la capacité d’envahir l’Europe, contrairement à ce que certains font semblant de craindre. Rappelons que la Russie à un budget de défense qui est au dixième du budget des Alliés et que les autres ratios de force (effectif, armement conventionnel, etc.) varient du tiers au quart. Pourtant, ils bénéficient d’un avantage comparatif extrêmement important : l’unité de volonté et un dispositif de décision politico-militaire assez resserré pour produire une véritable efficacité stratégique : ils l’ont prouvé avec talent en Crimée ou en Syrie, réussissant à obtenir des gains stratégiques conséquents avec des moyens somme toute limités. Il n’est point besoin d’inventer des concepts baroques de « guerre hybride » pour expliquer ces succès : juste de noter l’application rigoureuse de quelques principes stratégiques (unité de manœuvre, concentration des efforts, etc.). Autrement dit, la Russie pourrait être un adversaire sérieux mais elle ne justifie pas le discours fourni par certains qui font d’elle un véritable ennemi. Les Russes sont plus forts que l’analyse du rapport de force l’indique, moins forts que beaucoup le fantasment.

Constatons pourtant l’instrumentalisation de cette menace orientale par beaucoup, avec des motifs légitimes d’inquiétude pour certains alliés, plus de duplicité d’autres. Ainsi, les États baltes ou la Pologne sont fort inquiets du voisinage de l’ours russe. L’histoire ne plaide pas pour ce dernier et si Moscou ne tient pas un discours menaçant, son discours de la force peut être interprété comme suffisamment ambigu pour que cela inquiète. D’autres en rajoutent, pour des motifs bien différents : Les Néerlandais (à cause de l’avion de ligne abattu au-dessus du Donbass) ou les Britanniques (ayant besoin de diversion européenne à l’heure du Brexit) sont des exemples qui viennent à l’esprit. Mais il ne s’agit pas seulement de positions structurées de certaines capitales : au fond, tout un écosystème atlantiste, présent dans toutes les capitales et encore très influent, agite la menace russe car cela permet de justifier l’OTAN, mais aussi l’effort de défense, mais aussi la permanence du club transatlantique.

Dès lors, la rhétorique de la menace poursuit un autre objectif : non seulement mobiliser les esprits dans le cadre d’un effort de défense, mais aussi désigner l’ennemi afin de maintenir une cohérence autrement fragilisée. Alors qu’en apparence l’objectif est militaire (maintenir un rapport de forces suffisant face à un adversaire aux moyens sérieux), le dessein est en fait politique : pérenniser l’unité du club qui autrement se déferait, compte tenu d’objectifs contradictoires. Il y aurait alors inversion de la fin et des moyens : l’outil (l’OTAN) était un moyen pour assurer une fin (la défense collective). Désormais, la sauvegarde de l’outil (l’Alliance) devient la fin pour lequel on invoque un nouveau moyen (la défense).

Ou face au sud ?

Mais au cours de la dernière décennie, la question du sud est venue également : il ne s’agissait plus des grosses interventions comme en Afghanistan, mais de la réaction à une mutation du djihadisme. Celui-ci avait attaqué (11 septembre), on s’était défendu et pour l’Alliance, ce fut en servant la FIAS puis la mission Soutien déterminé (Resolute Support Mission, RSM). Mais les révoltes arabes en 2011 suscitèrent deux réactions : d’une part une opération alliée en Libye qui mena au renversement de Kadhafi, laissant place à un chaos local et régional où les djihadistes gagnèrent de l’influence ; mais surtout, la guerre civile en Syrie marquée par l’apparition de l’État Islamique (EI) en Irak et en Syrie. L’EI força les Américains à mettre sur pied une coalition internationale hors OTAN, à la demande du gouvernement de Bagdad, afin de chasser les djihadistes d’Irak. Certains alliés en firent partie, tandis que l’OTAN appuyait mais n’intervenait pas directement dans la zone (l’Alliance a un partenariat avec l’Irak).

Mais ce qui était cantonné dans des zones porches (Maghreb, Proche- et Moyen-Orient) devint uen question beaucoup plus centrale à partir de 2015 avec la question des réfugiés, qui suscita de profondes différences intra européennes, et le retour d’attentats en Europe (France, Belgique, Allemagne et Turquie).

En l’espèce, la difficulté était ailleurs. D’une part, la nature de l’ennemi différait radicalement de ce à quoi l’Alliance était préparée : en effet, celle-ci a construit un outil, l’OTAN, impeccable pour des guerres symétriques et classiques, jusqu’à l’emploi d’armes nucléaires. Autrement dit, un paradigme guerrier qui s’est retrouvé très mal à l’aise avec les nouvelles conditions de la guerre au XXIe siècle. Il y eut avalanche de concepts (guerre contre le terrorisme, Opérations de contre-insurrection - COIN, guerre hybride) mais avec malgré tout un gros éléphant dans la pièce : la puissance militaire traditionnelle avait du mal à gagner ces conflits-là. Et même si personne ne le disait tout haut, les résultats en Irak, en Afghanistan ou en Libye avaient été décevants. On avait certes remporté la première bataille, celle où justement les conditions étaient remplies pour une bataille , mais nous fûmes très mauvais pour gérer la suite et transformer le succès en victoire politique. Si l’Alliance se décidait à désigner l’ennemi djihadiste comme l’ennemi principal, cela posait d’énormes problèmes : non pas seulement le fait d’organiser deux dispositifs dans des directions différentes, mais surtout de devoir trouver un nouveau paradigme adapté aux nouvelles conditions conflictuelles. L’expérience montrait qu’on ne savait pas trop comment faire et qu’en tout cas, cela induirait une très profonde remise en cause de la superstructure habituelle, héritée du XXe siècle. Elle était peut-être inadaptée mais si confortable, comparée au coût de l’effort à fournir pour une véritable transformation en profondeur.

À cela s’ajoutèrent d’autres considérations plus nationales. Tout d’abord, les tenants de la menace à l’est voyaient d’un très mauvais œil la concurrence de cette menace alternative, d’autant plus qu’elle faisait beaucoup plus de morts en Europe (plusieurs centaines en 2015), à la différence de l’ennemi russe. Surtout, les pays du front méridional avaient des intérêts divergents : Turcs, Grecs, Italiens ou Français n’avaient pas le même point de vue, sans même parler de certains cercles américains interventionnistes qui se chamaillaient avec d’autres cercles de l’établissement washingtonien. Certains préféraient au fond garder cette question du sud sous leur propre contrôle pour éviter d’avoir à partager trop de choses avec les Alliés. En Irak, la coalition suffisait tandis qu’en Libye, Paris et Rome se faisaient concurrence. Quant aux attentats en Europe, ils mobilisaient plus des responsabilités policières que de défense et donc tenaient à des responsabilités nationales non couvertes par le traité .

Aussi, malgré la pression des événements et le rapprochement de la ligne de conflit (on était passé de l’Afghanistan à la Libye et désormais au sol européen), les communiqués de l’Alliance trouvèrent les mots adéquats pour parler du sud sans prendre de véritables mesures. Mais du coup, comme l’âne de Buridan hésitant entre ses deux seaux et mourant finalement de soif, l’Alliance hésitait entre deux directions stratégiques et ne s’accordait pas sur ses buts réels. Un désaccord latent sur les fins de l’Alliance préexistait aux défis de la seconde moitié de la décennie.

Le grand défi du Brexit

Le Royaume-Uni a décidé, lors d’un référendum de juin 2016, de quitter l’Union Européenne. La procédure a été pleine de péripéties et à l’heure où cet article est écrit, on ne sait toujours pas quel tour prendra finalement l’affaire, entre un retour et un Brexit dur. L’observateur inattentif pourrait penser que cela n’a que peu à voir avec l’Alliance. Les choses sont pourtant plus compliquées car deux questions sous-jacentes sont posées : d’une part, celle de l’avenir du Royaume-Uni (qui pourrait profondément muter voire disparaître stricto sensu), d’autre part la question de l’évolution européenne, notamment sous l’angle de la défense.

Du point de vue intérieur, cela a incité Londres à forcer son enracinement européen alternatif : or, pour beaucoup d’Européen mais surtout d’Américains, l’Alliance est une organisation européenne. Quitter l’UE implique de renforcer sa présence dans l’OTAN, selon une formule également recherchée par Ankara. Ceci explique également le durcissement de Londres envers la Russie : si l’ennemi est menaçant, la nécessité ‘une défense collective est évidente et renforce par là le rôle principal que le Royaume a toujours tenu dans l’Alliance, En effet, Londres a toujours conçu l’OTAN comme un multiplicateur de puissance : elle a peu ou prou réalisé le fantasme que les Français ont eu envers l’UE.

Un Brexit risque de poser d’autres problèmes au Royaume. En effet, en cas de Brexit dur (c’est-à-dire sans accord avec l’UE), il est très probable que cela aurait des conséquences sur la structure même du Royaume : L’Irlande du nord pourrait décider de s’unir à la république d’Irlande tandis que l’Écosse pourrait réclamer un référendum sur l’indépendance qui aurait toutes les chances de réunir une majorité de oui. Cela poserait d’évidents problèmes à ce qui serait alors la moyenne Bretagne puisque ses sous-marins nucléaires sont basés à Faslane, en Écosse, ce qui ne plaît guère aux Écossais . Un Royaume Uni croupion conserverait-il alors (même dans le cas d’un accord sur le nucléaire avec Edimbourg) la place qu’il détient actuellement dans la structure de commandement ? Rien n’est moins sûr.

Du côté européen, beaucoup se sont réjoui in petto du départ britannique. Londres était en effet accusé par beaucoup de bloquer les développements de la défense européenne (ce qu’en France on appelle bizarrement « Europe de la défense », expression ne signifiant rien et qu’il est surtout impossible de traduire). Aussi a-t-on vu certains annoncer les plus importants développements de l’Europe de la défense jamais réalisés. L’emphase a pour limite le ridicule, ce qui a dû échapper à certains commentateurs. Il reste que le départ britannique va paradoxalement renforcer le face-à-face franco-allemand, le moteur étant devenu aujourd’hui un blocage (autre éléphant dans la pièce qu’on ne dit pas trop). Par ailleurs, d’autres Européens ne sont pas du tout partisans d’un renforcement de ce chantier européen, qu’il s’agisse des Polonais ou des Danois, sans même parler des Suédois ou des Finlandais qui discutent ouvertement de rejoindre l’Alliance. Paradoxalement, le départ britannique risque de rendre encore plus visible l’impéritie stratégique européenne.

La question turque.

Si le Brexit a lieu, les Britanniques joueront probablement une stratégie « à la turque ». En effet, depuis une grosse décennie, la Turquie a compris qu’elle ne rejoindrait jamais l’Union Européenne. Par conséquent, elle se raccroche à l’Alliance (plus probablement qu’à l’OTAN) qui demeure une institution « européenne » faisant d’elle un pays européen, et cela quelles que soient ses prises de position politiques ou stratégiques par ailleurs. Ceci explique la contradiction apparente entre des pas de deux avec des adversaires des Occidentaux et le maintien d’Ankara dans le club des alliés atlantiques, même si cela pose évidemment de grosses difficultés à Evère, au siège de l’OTAN. Ainsi, la Turquie a des relations très dégradées avec les États-Unis. Rappelons qu’elle ne leur permit pas de partir d’Anatolie dans la campagne de 2003 contre l’Irak de Saddam Hussein. Mais les différends ont pris un nouveau tour à la suite de deux éléments. Le premier est l’affaire syrienne. La Turquie a joué un jeu compliqué, soutenant tout d’abord un certain nombre de rebelles (plutôt alignés sur les Frères Musulmans) en accord avec les puissances du Golfe, jusqu’à provoquer la Russie, alliée de B. el Hassad. Ils demandèrent alors un soutien allié qui passa par la fourniture de batteries Patriot, à la frontière sud du pays. Cependant, les Américains, constatant que la résistance « indépendante » ne résistait ni aux loyalistes, ni aux djihadistes, firent alliance avec les Kurdes en leur donnant pour mission de les débarrasser de l’État Islamique en Syrie, notamment sur la rive gauche de l’Euphrate (pendant que la coalition s’occupait de l’EI en Irak). Or, les Kurdes syriens (le YPG) sont alliés au PKK turc. Du coup, l’affaire extérieure devenait une affaire intérieure. Pour empêcher la constitution d’une bande kurde tout le long de la frontière avec la Turquie (qui aurait pu servir de base arrière au PKK), la Turquie opéra un changement d’alliance et rejoint la Russie, mais aussi l’Iran : pas tant pour appuyer le gouvernement de Damas que pour entraver les progrès kurdes : ainsi dans la poche d’Afrin, ou sur la rive droite de l’Euphrate.

Pour les Alliés, ce retournement fut dur à avaler d’autant que ni Européens ni Américains ne jouent un quelconque rôle dans le processus d’Astana, mis en place par la Russie pour organiser une solution politique en Syrie. Certains alliés notent par ailleurs que la Turquie est « partenaire de discussion » avec l’Organisation de Coopération de Shangaï depuis 2012, qu’elle envisagea d’acheter du matériel chinois et qu’elle acquiert aussi des S400 russes. Cependant, la décision en décembre 2018 de D. Trump de retirer les troupes américaines de Syrie fut vue par Ankara comme un geste fait en sa faveur.

Le deuxième facteur de crispation, hors du champ opérationnel, fut le coup d’État organisé contre R. Erdogan en 2016. Ankara accusa F. Gülen, à la tête d’une confrérie islamique, d’en être l’instigateur. Or, il demeure aux États-Unis et R. Erdogan accusa à demi-mot les Américains d’avoir sinon soutenu, du moins toléré l’organisation de ce coup d’État. Mais un certain nombre d’officiers turcs, en poste dans l’organisation, demandèrent l’asile politique pour échapper à la répression organisée par le président Erdogan, ce qui suscita un grand malaise dans les pays d’accueil, extrêmement gênés devant la brutalité de la réaction d’Ankara. On le voit, les relations entre Turcs et Américains sont très compliquées et irritantes. Cela rejaillit logiquement sur l’OTAN. Pourtant, malgré toutes ces ambiguïtés, la Turquie demeure dans l’Alliance pour affirmer son caractère occidental.

L’hostilité de Trump

Pourtant, la grande difficulté reste l’arrivée de Trump au pouvoir. Il n’a jamais caché son hostilité à l’Alliance et les hiérarques atlantistes ont donc été horrifiés par ce qu’ils entendaient. Car au fond, D. Trump dit que le roi est nu et que l’ordre du monde habituel ne peut plus continuer comme cela. D’où son mot pendant la campagne : « L’OTAN est obsolète ». Ce n’est pas seulement une question d’argent (même si c’est d’abord une question d’argent) et il ne faut pas se focaliser sur la question des 2 % de PIB à consacrer par chaque allié au budget de défense, conformément aux engagements du sommet de Galles.

Au début, D. Trump était conscient qu’il n’y connaissait pas grand-chose aux affaires stratégiques. Il nomma donc des militaires et des gens de confiance, comme le général Mattis ou Rex Tillerson. Ceux-ci prodiguèrent les paroles apaisantes qui rassurèrent un peu les Européens. Le secrétaire général de l’Alliance fit un déplacement à Washington et Trump déclara que l’OTAN n’était plus obsolète. Au sommet de Bruxelles de juillet 2018, il y eut bien quelques ruptures des convenances diplomatiques de la part du président américain mais finalement, ce fut le soulagement, Trump déclarant même à la fin du sommet que l’OTAN était « bien plus forte » et présentant l’OTAN comme « probablement la plus grande alliance de tous les temps, mais que ce n’était pas juste d’attendre des États-Unis qu’ils paient une telle part des coûts ».

Cependant, D. Trump décida de renouveler son équipe. Ainsi, le général Mattis démissionna en décembre 2018 à la suite de l’annonce par le président du retrait des troupes américaines de Syrie. Il s’attendait à partir effectivement fin février, après une ultime réunion des ministres de la défense mais le président en décida autrement et le poussa vers la sortie au 31 décembre pour le remplacer par Patrick Shanahan, son adjoint au pentagone. Quant à Rex Tillerson, il avait cédé sa place de secrétaire d’État depuis longtemps à Mike Pompeo tandis que le faucon Bolton avait pris la tête du Conseil de sécurité nationale (NSC). M. Pompeo rappelait certes en décembre 2018, lors d’un passage à Paris , son soutien à des « organisations internationales dynamiques, qui respectent la souveraineté nationale, qui accomplissent leurs missions déclarées et qui créent de la valeur pour l’ordre libéral et pour le monde ». « Les Alliés de l’OTAN doivent donc tous œuvrer à la consolidation de ce qui est déjà la plus grande alliance militaire de l’histoire (…) et nos liens historiques doivent perdurer ». Cette dernière remarque signifiait-elle qu’ils pouvaient ne pas durer ? On peut se le demander rétrospectivement.

En effet, dès sa première conférence de presse en 2019, le président américain déclarait : « Je me fiche de l’Europe. (…) Beaucoup de pays ont profité de notre armée. Nous accordons une protection militaire aux pays très riches et ils ne font rien pour nous. Vous pouvez les appeler alliés si vous le souhaitez, , mais nombre de nos alliés profitent de nos contribuables et de notre pays. Nous ne pouvons pas laisser cela se produire. (…) Je veux que l’Europe paye. L’Allemagne paie 1%. Ils devraient payer plus que cela. Ils devraient payer 4% ». Aussi le New-York Times du 15 janvier 2018 titrait que le retrait de l’OTAN était à l’ordre du jour à la Maison Blanche. Selon le journal, il semble que tout au long de 2018, le président en ait eu le désir et l’ait confié à des proches, d’autant qu’il ne voyait pas les alliés (notamment l’Allemagne) augmenter drastiquement leurs budgets de défense.

Il faut prendre D. Trump au sérieux, il fait souvent ce qu’il dit : il s’est retiré de nombre d’accords (accord de libre-échange Asie Pacifique, accord sur le nucléaire iranien, accord de Paris sur le climat, bientôt le traité INF) car il se méfie instinctivement des engagements internationaux des États-Unis. Il n’a aucune affection envers les Européens et une profonde défiance envers l’Allemagne (pour lui, pays leader en Europe) qui profite trop, à ses yeux, de la mondialisation qu’il veut remettre en cause. Comme nombre d’Américains, il assimile l’OTAN à l’Europe et un retrait de l’organisation constitue pour lui le moyen de manifester cette défiance, d’autant qu’il n’est pas du tout sensible à la menace russe (peu importent les raisons) ni à la menace djihadiste (plus exactement, il ne voit pas bien ce que les Américains ont à faire au Moyen-Orient, ce qui explique sa décision de retirer ses troupes de Syrie). On peut d’ailleurs s’attendre à ce qu’une décision prochaine sera le retrait des troupes d’Afghanistan et donc la fin de la Mission RSM, qui est quasiment la dernière mission opérationnelle de l’OTAN.

Il va de soi que les atlantistes historiques et les alliés voient cette possibilité comme absolument horrible tant elle remettrait en cause les cadres mentaux prévalant depuis 70 ans.

Vers la fin de l’alliance ?

Il faut alors revenir à la question d’origine : serions-nous à l’aube d’une fin prévisible de l’Alliance atlantique ? Poser la question est douloureux pour tous les atlantistes. Le simple fait de la poser les gêne car l’intangible devient possible, l’inimaginable devient une hypothèse réaliste. La fin de l’Alliance est désormais une option sur la table, ce qui était impensable et n’avait jamais été expérimenté depuis l’origine.

L’Alliance a bien sûr toujours connu des crises. D’ailleurs, l’Alliance constitue en fait une instance de résolution des crises entre des partenaires : découplage, partage du fardeau, euromissiles, crise yougoslave, attaques du 11 septembre : toutes furent des crises très dures, toutes furent présentées comme « existentielles », « à la croisée des chemins ». Pourtant, toutes portaient sur des questions d’efficacité de l’Alliance : comment faire de l’Alliance l’outil efficace dans la rivalité avec l’ennemi soviétique ? Il s’agissait donc de questions très sérieuses, indubitablement, mais finalement pas « existentielles » au sens où l’existence de l’institution en elle-même aurait été menacée. L’efficacité est moins essentielle que la nécessité.

Voici ce qui change radicalement avec le discours de D. Trump : l’existence de l’institution est en jeu. Car qui imagine que l’Alliance puisse perdurer sans les États-Unis ? Car en dépit de ceux qui en France dénoncent la mainmise américaine sur l’institution, celle-ci n’a été créée que pour encadrer justement, autant que faire se peut, l’engagement des Américains en Europe. Mieux, pour le forcer, après les déceptions de la Première Guerre mondiale (arrivée tardive en 1917, non ratification du traité de Versailles) puis de la Seconde (arrivée là encore tardive, fin 1941). Les Européens l’ont longtemps reproché (discrètement) aux Américains et c’est pourquoi la plupart des Européens (sauf certains Français) sont tout à fait satisfaits de l’existence de l’Alliance et de sa direction par les Américains.

Car l’OTAN n’est puissante que grâce aux capacités américaines (conventionnelles et, rappelons-le, nucléaires, ce qui explique la dénucléarisation de l’Europe hors Royaume-Uni et France) : pour les Européens, il est donc normal que les Américains conduisent le camion qu’ils ont quasiment fabriqué et qui tire le fardeau de la défense de l’Europe. Cela leur permet même de faire des économies, réduisant leurs propres budgets de défense puisque les Américains assurent cette externalité positive. C’est d’ailleurs le principal reproche émis par D. Trump : les Européens et particulièrement les Allemands ne payent pas assez pour leur défense. Notons qu’il ne fait que répéter, en des termes plus crus, ce que déjà Georges Bush Jr et B. Obama avaient dit aux Européens, qui ne l’avaient entendu que d’une oreille discrète. Avec D. Trump, le volume sonore a monté tellement que Européens comme Américains de l’établissement l’entendent. Ils s’en désolent mais surtout, à l’instar d’un fil de tweets de l’ambassadeur Shapiro , ils évaluent les conséquences de l’impensable : ce serait, à coup sûr, un paysage stratégique européen ravagé. Sans aller jusqu’à l’invasion de portions de territoire européens par les Russes (cauchemar immanquablement cité), ils observent l’inéluctable montée des tensions entre pays européens, sans compter l’augmentation très forte des dépenses de défense. On s’intéresse subitement à l’article 13 de l’OTAN (celui qui prévoit les modalités de sortie du traité). Quasiment personne n’imagine réellement qu’un départ des Américains déclenche par magie la construction d’une organisation européenne intégrée de défense, dans le cadre de l’UE. Les tensions actuelles sont aujourd’hui telles entre États-membres, les positions si éloignées que seul le parrain américain a permis à l’ensemble de coexister dans l’Alliance. Il serait d’ailleurs plus que probable que de nombreux États européens chercheront des alliances bilatérales avec Washington, quitte à recréer une mini Alliance (sans l’Allemagne ?).

Conclusion : les fins ou la fin ?

Nous n’en sommes pas encore là. Donald Trump ne pratique pas seulement une « stratégie du fou ». Il ne s’agit pas juste pour lui de « monter les enchères », en homme de poker qu’il est. La grande nouveauté, c’est que chacun de ses partenaires reste persuadé qu’il ne bluffe pas. Il reste qu’implicitement, le président américain pose une question stratégique majeure, que l’on a soigneusement écartée depuis quelques années : à quoi sert l’OTAN ? S’il s’agit de défense commune, qui est défendu ? contre qui ? D. Trump n’est pas persuadé que les États-Unis soient défendus . Il n’est pas non plus persuadé de la menace et donc de l’existence d’un ennemi (sans même évoquer l’hypothèse d’une proximité personnelle avec le système russe). Il constate enfin que les Européens pratiquent allègrement la méthode du passager clandestin, payant peu pour leur défense, envoyant des troupes de façon mesurée sur les différents théâtres d’opération, prenant sur place bien peu de risques opérationnels. Pour lui, « le compte n’y est pas ». C’est un homme d’affaire, habitué aux négociations commerciales et doué par ailleurs d’une intuition vive : non un idéologue, mais un homme qui obéit à ses impulsions, à ce qu’il perçoit comme le sens commun qu’il est intimement persuadé partager avec l’Amérique profonde.

L’OTAN a perdu depuis longtemps sa bonne image outre-Atlantique, ne nous y trompons pas. Si elle ne sert plus, à quoi bon la maintenir ? Voici au fond une logique de destruction créatrice : débarrassons-nous du vieil homme, construisons autre chose. L’Alliance est une vieille dame qui fête cette année ses 70 ans : est-elle trop vieille pour le nouveau siècle ? Le vieux programme de Lord Ismay est bien évidemment inadapté. Il faut certes inclure les Américains, mais il ne s’agit plus de soumettre les Allemands. Quant à exclure les Russes, la question reste ouverte tant une autre approche pourrait être envisageable. À défaut de définir de nouvelles fins, l’Alliance pourrait sinon trouver sa fin.

OK

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