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La culture en péril (13) – Joseph Roth, « L’autodafé de l’esprit »

Joseph Roth est un écrivain et journaliste austro-hongrois du début du XXe siècle. Témoin de la Première Guerre mondiale, puis de la montée du nazisme, il assiste à la destruction des livres, dont les siens, à l’arrivée des nazis au pouvoir en 1933. Il s’exile alors à Paris, où il meurt prématurément six ans plus tard à 44 ans, malade, alcoolique et sans argent.

Dans ce très court fascicule qui est la reproduction de l’un de ses articles, il se penche sur le péril représenté par les autodafés, une forme extrême de censure qui préfigure des destructions plus vastes et des massacres d’individus.

 

L’origine de « L’autodafé de l’esprit »

Le contexte de cet écrit est présenté à la fin du recueil. Son origine se situe à la suite immédiate de l’autodafé géant du 10 mai 1933 sur la place de l’Opéra de Berlin, réalisé avec l’appui des Sections d’Assaut, sous l’impulsion du ministre de la Propagande et de l’Instruction publique Joseph Goebbels. Vingt mille livres d’écrivains juifs furent brûlés, tandis que la même chose se produisait simultanément dans vingt autres villes allemandes, suivie par d’autres encore le 21 juin.

Depuis son exil parisien, Joseph Roth réagit aussitôt, se lançant sous pseudonyme dans la contre-propagande, en écrivant ce texte en français, afin d’éviter la censure et les menaces sur son intégrité. Il entend défendre la culture allemande mais aussi européenne contre cette purge.

Mais il n’avait pas attendu ce jour pour mettre en garde, dès les années 1920, contre un monde en train de disparaître. Notamment à partir de 1925, où il devient envoyé spécial du journal libéral Frankfurter Zeitung.

 

La destruction de l’esprit

L’écrivain évoque dès le début de son écrit la « capitulation honteuse » dont a fait preuve l’Europe spirituelle de l’époque, « par faiblesse, par paresse, par indifférence, par inconscience… ». Car « peu d’observateurs dans le monde semblent [alors] se rendre compte de ce que signifient l’auto-da-fé des livres, l’expulsion des juifs et toutes les autres tentatives forcenées du Troisième Reich pour détruire l’esprit ». Toujours cet aveuglement et cette peur qui gouverne tout, à différentes époques.

Joseph Roth analyse – en prenant le recul du passé – comment on sentait poindre depuis longtemps déjà, sous le Reich prussien de Bismarck, ce sentiment moral d’exil des écrivains allemands (tout au moins de ceux qui demeuraient « libres et indépendants ») face à la prédominance de l’autorité physique, matérialiste et militaire sur la vie spirituelle.

Qui préfigurait, par son hostilité à l’esprit, à l’humanisme et aux religions juives et chrétiennes, ce qui allait advenir aux livres. Il s’en prend ainsi à ceux qu’il nomme les « Juifs de l’Empereur Guillaume », qui se sont selon lui fourvoyés en se soumettant à Bismarck plutôt que de s’allier « au véritable esprit allemand ». Allant jusqu’à dominer depuis 1900 la vie artistique de l’Allemagne.

 

Le simple commencement de la destruction

Au moment où Joseph Roth écrit, l’Europe n’est pas encore à feu et à sang. Pourtant, par son évocation de l’antisémitisme et de tous ceux – pas seulement juifs – qui représentent l’esprit européen, la littérature allemande et le fleuron du monde intellectuel de l’époque, il montre que c’est non seulement la civilisation européenne qui court vers la destruction avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir, mais au-delà ce sont le droit, la justice, puis l’Europe entière qui menacent d’être ravagés par la barbarie, puis la destruction totale. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien du monde d’hier. Il ne se trompait pas… Même s’il n’a pas vu se produire ce qu’il avait prophétisé.

Cet écrit est, en définitive, la mémoire d’une époque révolue, de ce que des écrivains et intellectuels – en particulier juifs allemands – ont apporté à la culture, à la civilisation, à l’esprit européen le plus évolué, avant que l’Europe et le monde ne soient mis à feu et à sang. En remontant aux autodafés, il montre comment la destruction de la culture, bastion de la civilisation, est toujours le point de départ de l’offensive destructrice contre celle-ci, remplacée par les pires totalitarismes.

La culture qui – à l’instar de ce que montrera Milan Kundera plus tard dans un autre contexte – peut aussi constituer un îlot de résistance salvateur

 

Joseph Roth, L’autodafé de l’esprit, Editions Allia, mai 2019, 48 pages.

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À lire aussi :

[L’épopée économique de l’humanité] – La période des migrations (XIII)

Première partie de cette série ici.
Seconde partie de cette série ici.
Troisième partie de cette série ici

Quatrième partie de cette série ici.
Cinquième partie de cette série ici.
Sixième partie de cette série ici.

Septième partie de cette série ici.
Huitième partie de cette série ici.
Neuvième partie de cette série ici.
Dixième partie de cette série ici.
Onzième partie de cette série ici.
Douzième partie de cette série ici.

 

Les grandes migrations agissent en Occident comme des coups de boutoir d’une violence parfois extrême qui martèlent durement son cadre économique et social.

 

Ondes de choc

Leur onde de choc se propage à partir de 375 lorsqu’avec l’arrivée des Huns dans l’est de l’Europe Centrale s’ouvre la « période des migrations ».

Elles ont pour foyer une vaste région séparée du monde romain par le Rhin et le Danube, s’étendant à l’est jusqu’à la Vistule, et incluant le sud de la Scandinavie. Le plus probable est qu’elle auraient été déclenchées par la conjonction d’une forte pression démographique et de dégradations du climat1.

Les historiens du climat repèrent en effet que la Scandinavie, affectée par des étés torrides, souffre alors d’une pluviosité anormale qui nuit aux récoltes et à la pêche. En Asie centrale, des hivers très rudes déciment les troupeaux et perturbent l’élevage qui est la base économique des peuples de la steppe. En franchissant la Volga, les Huns refoulent devant eux les Goths d’Ukraine et de Moldavie qui fuient vers le territoire romain2.

Cette première vague s’achève à l’ouest en 568 lorsque les Lombards envahissent l’Italie. Face aux mouvements des peuples migrateurs, les trajectoires suivies par l’Occident qui se fragmente, et l’Orient où l’Empire romano-byzantin se perpétue pendant encore 1000 ans divergent totalement. L’Orient résiste aux Huns, dresse les tribus les unes contre les autres pour repousser leurs assauts successifs et s’arrange pour les détourner vers d’autres objectifs.

La partie occidentale de l’Empire entre en revanche dans une période de grande anarchie. Son territoire est submergé par des tribus germaniques qui souvent y avaient d’abord été admises pacifiquement par Rome à l’issue d’un traité, mais qui, désormais, y déferlent en vagues successives.

Elles y érigent des royaumes barbares qui sont les premières structures politiques à se mettre en place en Occident après la chute de Rome.

 

La péninsule dans la tourmente

En Italie, après avoir pillé la Macédoine, Théodoric gagne l’ouest avec la bénédiction de Byzance.

En 493, il fonde à Ravenne un royaume Ostrogoth détruit en 553 par une armée byzantine envoyée par Constantinople qui tente de reprendre pied en Italie, mais n’y parvient pas durablement.

En 568, les Lombards envahissent la péninsule et y fondent un royaume qui perdure jusqu’en 774, date à laquelle Charlemagne fait de la Lombardie une possession du Saint-Empire romain germanique.

En Italie, en dépit du chaos ambiant, apparaissent au milieu du VIe siècle des germes de renouveau. Né en Ombrie, Benoit de Nursie fonde l’ordre des Bénédictins. La règle qu’il a écrite sans doute entre 530 et 556 annonce la christianisation et le défrichement de toute l’Europe. Elle a eu un impact majeur sur la civilisation occidentale tout entière en érigeant le travail au rang d’une valeur essentielle.

À Rome, on observe aussi les signes d’un début de redressement grâce à l’œuvre du pape Grégoire le Grand. Pasteur des royaumes d’Occident entre 590 et 604, il prend en main la sauvegarde de la ville sacrée. Ses agents évangélisent la Bretagne et l’Irlande. Les Wisigoths et les Francs se convertissent et les Lombards commencent à le faire. Rome, qui accumule des biens fonciers de plus en plus considérables, incarne alors l’esprit de chrétienté, qui tout au long des siècles suivants maintiendra un minimum d’unité en Occident.

 

Le morcellement de la Gaule

En Gaule les Francs sont en position de force.

Avec Childéric qui, selon Grégoire de Tours3 règne sur un petit territoire situé au nord de la France, et en Belgique, apparaît au milieu du Ve siècle la dynastie des Mérovingiens. Devenu roi de tous les Francs en 481, Clovis reçoit probablement en 496 le baptême des mains de l’évêque de Reims. Les autres rois barbares étant alors adeptes de l’arianisme, une hérésie aux yeux de l’Église romaine, Clovis est le seul à pouvoir compter sur son soutien, ce qui donne à sa dynastie un avantage considérable.

La Gaule qui s’enfonce dans le long cauchemar mérovingien fournit un concentré des maux économiques du temps.

À la mort de Clovis la notion de royaume est tout à fait étrangère à la mentalité franque, et prévaut l’idée qu’il s’agit d’un bien patrimonial à partager entre ses quatre fils.

De cette conception naît une interminable série de guerres absurdes, et un état chronique d’anarchie qui paralyse l’économie.

Le pouvoir est détenu par des rois dits fainéants qui errent avec leurs bandes armées de villa en villa, vivant sur les récoltes de l’une avant d’aller piller les greniers des autres, distribuant leurs propres terres aux puissants qui les entourent pour s’assurer de leur soutien. Leur souveraineté s’émiette et les particularismes locaux se renforcent. À tous les échelons, la Gaule se morcelle. Les campagnes en proie à l’insécurité se replient sur elles-mêmes, le réseau de routes légué par Rome se disloque et ce qui subsiste du commerce est aux mains des Syriens et des Juifs. Coupé de la vallée du Rhône par des partages ineptes, le port de Marseille est en voie d’asphyxie.

Cet état de fait n’empêche pas Charles Martel, maire du Palais et dirigeant de fait de la Francie depuis 718 de stopper les Arabes à Poitiers en 732. Pour briser leur avance il dispose d’une cavalerie dont le développement a bénéficié d’immenses terres de pâture confisquées aux moines puis distribuées à ses fidèles. En 754, son fils Pépin III est sacré Roi des Francs et fonde la dynastie carolingienne.

 

Les autres royaumes barbares

En Germanie, même désunis, les Francs jouent un rôle essentiel sur le Rhin en refoulant les Avars4 vers 570. C’est grâce à eux que l’ancienne Germanie échappe à l’emprise asiatique, et que son sort est rattaché à celui de l’Occident.

En Espagne et, au départ, dans le sud de la Gaule, un royaume wisigoth dont la capitale était Tolède a perduré de 418 à 720, date à laquelle les armées musulmanes l’ont vaincu. Plus solide et plus riche que ses voisins du nord, l’Espagne de la monarchie wisigothique est en apparence mieux lotie. Mais faute de disposer d’une arme semblable à la cavalerie franque, et victime de la division de ses élites, elle s’effondre dans les années 710 face aux combattants arabes qui occupent l’essentiel de la péninsule en à peine deux ans.

En Grande Bretagne s’établissent les Angles et les Saxons qui y fondent de petits royaumes en perpétuel conflit.

 

Insécurité générale

Cet émiettement territorial de l’Occident et les guerres qui opposent les uns aux autres entretiennent un état général d’insécurité qui nuit aux échanges et à la circulation des personnes.

L’attrition des villes qui a débuté à la fin du IIIe siècle s’accélère.

Dans les campagnes, les peuples germaniques qui s’installent ont des traditions agricoles. Pratiquant l’assolement triennal et cultivant des champs en forme de lanière adaptée au maniement de leurs charrues, ils impriment leur marque sur les paysages. De leur fusion avec les peuples déjà présents en Europe, notamment les Gallo-Romains, naît une paysannerie qui se regroupe dans des villages et cultive de petites exploitations situées à proximité. Celles-ci coexistent avec les grands domaines envers lesquels leur situation oscille selon les lieux entre une relative autonomie et une forte dépendance. Dans tous les cas, dans ces campagnes régulièrement pillées, on maintient des procédés routiniers de culture qui n’excluent pas l’esclavage, ce qui entretient un niveau toujours très bas de productivité.

La situation des différentes entités issues de l’Empire disparu d’Occident diffère donc à de nombreux égards, mais elles sont traversées par des tendances de fond qui leur sont communes.

Dans tous les cas, les anciennes catégories sociales et juridiques (libres, affranchis et esclaves) perdent de leur pertinence au profit d’une division fondée sur la fortune : face aux puissants qui possèdent de vastes domaines et disposent d’armées privées de clients et d’esclaves, les humbles sont progressivement réduits à un statut de semi-dépendance qui assure protection, terres ou offices en échange de la fidélité à un « patron ».

 

Les prémisses de la féodalité

La Gaule est une bonne illustration de cette configuration.

Une partie des grands propriétaires descend de riches familles gallo-romaines antérieures à la conquête franque. Les autres sont des favoris que les rois ont largement pourvu de terres, ou des comtes qui ont profité de leur situation d’officiers royaux pour se constituer de vastes domaines. À mesure que le royaume, auquel ils fournissent les plus importants de ses agents, se montre plus incapable de garantir la personne et les biens de ses sujets, leur position s’affirme davantage.

Apparu au VIe siècle, le contrat de recommandation donne au protégé le nom de vassal (vassus) ou de serviteur, au protecteur le nom d’ancien ou de seigneur (senior). L’homme libre qui se recommande conserve les apparences de la liberté, mais devient de fait un client du senior. Celui-ci s’engage à lui procurer secours et assistance, ainsi qu’à assurer sa subsistance.

Les hommes qui appartiennent à son domaine sont d’anciens colons romains attachés à la glèbe, ou des serfs descendant d’esclaves romains ou germaniques. Leur personne même est sa propriété privée. Sur cette population dépendante, il possède une autorité à la fois patriarcale et patrimoniale. Pour s’assurer du soutien de ces grands propriétaires, dès le VIe siècle, le roi leur accorde en nombre toujours croissant des privilèges d’immunité qui les mettent à l’abri de toute intervention des fonctionnaires publics dans leur domaine.

De la juridiction directe du roi, qui s’étendait à l’origine sur tout le domaine du royaume, ne relèvent plus, à la fin de la période mérovingienne, que de modestes territoires. Lambeau par lambeau, elle a été cédée à l’aristocratie pour acheter sa fidélité.

À travers cette évolution s’esquissent les contours de la société féodale.

  1. Voir Rotaru, Gaillardet, Steinberg et Trichet, Les climats passés de la Terre, Vuibert, 2006
  2. Voir Jordanés, auteur en 551 d’une Histoire des Goths
  3. 538-594, évêque de Tours, historien de l’Église et des Francs, auteur au VIe siècle de l’Histoire des Francs
  4. Peuple de cavaliers nomades mongols ayant dominé une partie de l’Europe orientale entre 560 et 800
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