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À partir d’avant-hierLa voie de l'épée

La guerre d'usure

C’est l’histoire d’une guerre d’usure et cela se passe de mars 1969 jusqu’au mois d’août 1970 de part et d’autre du canal de Suez. S’il y a quelques prémices durant les deux années précédentes, les choses importantes commencent le 9 mars 1969 sur décision de l’Égypte de Nasser. L’objectif pour les Égyptiens est au mieux d’obtenir le repli du Sinaï, occupé depuis la fin de la guerre des Six Jours par les Israéliens, notamment par une ligne de fortins le long du canal (la « ligne Bar Lev »). Au pire, l’Égypte pourra restaurer son image après le désastre de la guerre des Six Jours et préparer le grand assaut sur le Sinaï. Pour les Israéliens, en défensive, il s’agit simplement de tenir la position au moindre coût et de faire renoncer les Égyptiens à leurs attaques.

Guérillas d’État.

La méthode utilisée par les Égyptiens est celle d’une guérilla d’État à grande échelle et permanente contre la ligne Bar Lev. Les Égyptiens veulent ainsi imposer un rythme lent et une usure constante à des Israéliens très supérieurs dans l’art de la manœuvre mais incapables, croit-on, de mobiliser longtemps la nation sur un effort important et beaucoup plus sensibles aux pertes humaines.

Tous les jours ou presque à partir du 9 mars le long de la centaine de de kilomètres de Port-Saïd à Suez, l’artillerie égyptienne lance des milliers d’obus sur la quarantaine de fortins et leurs abords le long de la ligne Bar Lev. En avril, les Égyptiens combinent ces tirs avec des infiltrations de sections d’infanterie légère qui franchissent le canal pour attaquer les fortins, sans espoir de les prendre, et surtout harceler les convois de ravitaillement et les patrouilles. Nulle recherche de conquête de terrain dans tout cela mais simplement le souci d’infliger des pertes aux Israéliens tout en se moquant d’en subir soi-même. Cela réussit. Tsahal perd environ 50 morts et blessés chaque mois dans une société où leurs noms et leurs visages sont dans les journaux quotidiens. La méthode est quantitative, mais il y a l’espoir pour les Égyptiens de pouvoir provoquer aussi de temps en temps des évènements qui infléchiront directement la politique adverse. C’est chose faite le 10 juillet 1969 lorsque les Égyptiens parviennent à tuer sept soldats israéliens et détruire deux chars Centurion lors d’une embuscade. C’est un choc en Israël, mais contrairement aux espoirs égyptiens cela provoque une réaction forte.

Le général Sharon propose une grande opération de franchissement du canal afin de détruire le dispositif militaire égyptien en Afrique, puis d’y établir une tête de pont qu’il sera possible de négocier ensuite contre la paix. Le gouvernement de Golda Meir refuse en considérant les difficultés matérielles d’une telle opération à ce moment-là, son caractère aléatoire - pourquoi les Égyptiens demanderaient-ils la paix ? – et la possibilité que l’URSS, principal allié d’une Égypte considérée de plus en plus comme un membre officieux du Pacte de Varsovie, saisisse l’occasion d’intervenir directement selon la Doctrine Brejnev. Ni Israël, ni les États-Unis, son principal et presque unique soutien, ne veulent de cette escalade alors que les Israéliens sont en train de constituer une force de frappe nucléaire.

Le 19 juillet, le gouvernement israélien décide donc de se contenter d’une contre-guérilla limitée à la région du canal, mais suffisamment violente pour dissuader les Égyptiens de poursuivre le combat. C’est fondamentalement le principe de la riposte disproportionnée censée calmer les ardeurs hostiles et détruire les moyens de nuire, au moins pour un temps.

Pour cela, les Israéliens qui ne disposent pas d’une artillerie aussi puissante que celle des Égyptiens et ne veulent pas renforcer la ligne Bar Lev de troupes de mêlée qui seraient surtout des cibles, disposent de deux atouts pour donner de grands coups depuis l’arrière.  

Tsahal a d’abord la possibilité d’organiser des coups de main spectaculaires : assaut sur la base égyptienne de l’île verte à l’entrée du canal de Suez en juillet 1969, raid d’une compagnie blindée le long de la rive ouest pendant une journée entière (« la guerre des Dix Heures ») en septembre, capture d’un grand radar d’alerte soviétique P-12 en décembre, occupation de l’île Sheduan dans la mer Rouge en janvier 1970. Outre l’intérêt matériel de chacune de ces opérations, celles-ci sont suffisamment audacieuses pour faire la une des journaux et obtenir ainsi des effets psychologiques importants, y compris en provoquant une crise cardiaque chez Nasser. Derrière ces grands coups, les parachutistes mènent aussi des opérations héliportées plus discrètes, mais efficaces, comme les raids d’artillerie consistant à installer des bases de feux temporaires de mortiers jusqu’à 30 km au-delà du canal, ravager une position d’artillerie sol-air ou sol-sol égyptienne et se replier.

Mais l’atout israélien le plus important est la force de frappe aérienne, un capital jusque-là plutôt préservé pour faire face à des conflits de plus haute intensité et de plus d’enjeu, mais qui est contraint désormais de jouer le rôle d’artillerie volante. Pendant cinq mois à partir du 20 juillet 1969, l’aviation israélienne multiplie les raids contre les forces égyptiennes et lance plusieurs milliers de tonnes d’explosifs (sensiblement le même ordre de grandeur que tous les missiles russes lancés sur l’Ukraine) puis du napalm sur un rectangle de 100 km de long et 20 km de large. Les pertes égyptiennes sont très importantes. Le système de défense aérienne est brisé. L’aviation égyptienne, qui s’était essayée aussi à lancer des raids et à contester ceux des Israéliens, a perdu une cinquantaine d’appareils, dont plus de 30 en combat aérien, contre 8-10 israéliens, dont deux ou trois en combat aérien).

Et pourtant, la guérilla égyptienne continue et s’adapte. Au lieu des moyens de frappe – avions d’attaque et obusiers – les plus puissants mais aussi les plus vulnérables, les Égyptiens privilégient désormais l’emploi de centaines de mortiers, trop petits et mobiles pour constituer des cibles faciles à la force de frappe adverse. Mais surtout, ils multiplient les attaques d’une infanterie qui prend de plus en plus d’assurance. Commandos et parachutistes égyptiens mènent à leur tour des raids héliportés dans le Sinaï afin d’organiser des embuscades et surtout de miner les voies de passage. Les Israéliens continuent donc à subir des pertes. Ils déplorent ainsi plus de 160 morts et plusieurs centaines de blessés à la fin de l’année 1969. L’Égypte s’essaie aussi aux opérations spectaculaires. En novembre, deux destroyers mènent un raid de bombardement le long des côtes du Sinaï en toute impunité et des nageurs de combat sabotent des barges dans le port d’Eilat. Ces nageurs rééditeront l’exploit en février 1970.

Floraison

À la fin du mois de décembre, les deux adversaires constatent à leur grand étonnement qu’ils se trouvent toujours au même point. L’usure est un poison lent dont on peine à déterminer à quel moment il pourra, sans certitude d’ailleurs, faire émerger une décision stratégique. D’une manière comme de l’autre, on néglige la capacité d’encaisse de l’autre. Hors des coups-évènements, la souffrance quotidienne à absorber est finalement faible à l’échelle d’une nation et tant que le sacrifice du lendemain – marginal au sens économique - est accompagné de l’espoir qu’il peut servir à quelque chose, on continue. Cela peut durer ainsi des années, jour après jour.

À la fin du mois de décembre 1969, le gouvernement israélien décide d’« escalader pour désescalader » en allant frapper à l’intérieur même du territoire égyptien. Derrière les attaques de cibles militaires, l’objectif est d’atteindre des esprits maintenus à distance de la guerre par la politique de silence du gouvernement et l’évacuation des villes le long du canal. Les Israéliens s’étaient bien essayés à frapper des infrastructures – ponts, petits barrages, centrales - le long du Nil en 1968 et 1969, mais les moyens manquaient pour lancer de grandes charges explosives dans la grande profondeur du territoire. Il fallait, soit héliporter un commando à proximité avec les charges, soit larguer des futs d’explosifs depuis des avions de transport Noratlas, deux méthodes très incertaines, peu réalisables à grande échelle et surtout de faible effet psychologique. Le passage en vitesse supersonique au-dessus du Caire de deux Mirage III le 17 juin 1969 avait finalement eu plus d’effet, en montrant à tous y compris aux journalistes étrangers que l’Égypte n’était pas vraiment protégée.

Et puis surtout, les États-Unis viennent de livrer une trentaine chasseurs-bombardiers F-4E Phantom, capables de larguer 7 tonnes de bombes tout en étant capables de se défendre contre n’importe quoi. Les États-Unis les ont livré pour accroître les moyens israéliens face à l’armée égyptienne sur le canal de Suez et ils sont très mécontents d’apprendre que les Israéliens ont décidé de les utiliser pour frapper sur le Nil.

L’opération Floraison est lancée le 7 janvier. Pendant trois mois, un raid de deux à huit A-4 ou surtout F-4E est organisé en moyenne tous les quatre jours (118 sorties au total et environ 600 tonnes de bombes) sur des objectifs militaires dans la région du delta du Nil et du Caire, où la population peut ainsi constater de visu l’impuissance de son gouvernement et de son armée. On espère ainsi qu’elle poussera son gouvernement à arrêter la guerre pour arrêter ces frappes. On imagine même que Nasser pourrait être renversé et remplacé par quelqu’un de plus conciliant. Cela ne fonctionne pas du tout. Les dégâts militaires sont réels mais pas essentiels et surtout ils n’aboutissent pas à l’érosion du soutien à Nasser, bien au contraire. Lorsque deux frappes accidentelles très meurtrières frappent des civils, dont une école, la population égyptienne réclame surtout vengeance. L’opération Floraison permet en revanche aux Soviétiques et comme le craignait les Américains de justifier une intervention directe.

À la frontière de la guerre ouverte soviéto-israélienne

Cette intervention directe, baptisée opération Caucase, est annoncée le 31 janvier 1970 alors qu’elle est déjà lancée, selon la méthode du « piéton imprudent ». La 18e division de défense aérienne débarque à Alexandrie en février et place tout le monde devant le fait accompli. À partir d’avril, le dispositif – dizaines de batteries de SA-2B et de SA-3, plus modernes, accompagnées d’un millier de canons-mitrailleurs ZSU 23-4 et de centaines de missiles SA-7 portables - est en place le long du Nil. Il y a au printemps 55 bataillons antiaériens (AA) soviétiques en Égypte. Le système d’écoute israélien repère aussi en avril des intercepteurs Mig-21, il y en a alors 70 et leur nombre augmente, dont les pilotes parlent russe. L’ensemble représente 12 000 soldats soviétiques, 19 000 à la fin de l’année, tous en uniformes égyptiens et présentés comme conseillers.

Soucieux d’éviter une confrontation, les Israéliens abandonnent mi-avril 1970 l’opération Floraison, tout en suggérant en échange aux Soviétiques de ne pas s’approcher à moins de 50 kilomètres du canal de Suez. L’effort aérien israélien redouble en revanche dans la région du canal où les combats atteignent un niveau de violence inégalé.

Au mois de juin et alors que des négociations sont en cours pour un cessez-le-feu, les Egypto-Soviétiques entreprennent de déplacer le bouclier de défense aérienne depuis le Nil jusqu’aux abords du canal. Les Égyptiens construisent un échiquier d’une multitude de positions vides qui sont ensuite occupées progressivement et aléatoirement (elles bougent toutes les nuits) par les batteries AA égyptiennes et soviétiques. L’aviation israélienne tente de freiner cette opération, en lançant plusieurs centaines de bombes et bidons de napalm par jour mais y perd cinq appareils. Dans la nuit du 11 au 12 juin, le général Sharon, désormais commandant du Secteur Sud, organise une opération de franchissement du canal par un bataillon entre Port-Saïd et Qantara, mais la tentative tourne court.

Parvenus au contact, les accrochages entre Israéliens et Soviétiques sont de plus en plus fréquents, avec les batteries au sol d’abord puis avec les Mig-21 qui ont également été rapprochés du front. Le 22 juin, on assiste à une première tentative d’interception soviétique. Le 29, les Israéliens organisent en réponse une opération héliportée sur une base aérienne occupée par les Soviétiques. En juillet, les choses s’accélèrent. Le 18, une batterie S-3 soviétique est détruite mais abat un F-4E Phantom. Le 25 juillet, après plusieurs tentatives infructueuses, un Mig-21 parvient à endommager un Skyhawk israélien. Tous ces combats sont cachés au public.

Alors que le cessez-le-feu se profile, le gouvernement israélien accepte l’idée d’infliger une défaite aux Soviétiques. Le 30 juillet, un faux raid israélien attire 16 Mig-21 au-dessus du Sinaï où les attendent 12 Mirage III aux mains des meilleurs pilotes israéliens. C’est le plus grand combat aérien du Moyen-Orient, là encore caché de tous. Cinq Mig-21 sont abattus et un endommagé, pour un Mirage III endommagé. Deux pilotes soviétiques sont tués. Le lendemain et une semaine après Nasser, le gouvernement israélien accepte le cessez-le-feu.

Le plan américain Rogers, à l’origine de ce cessez-le-feu, prévoyait une démilitarisation du canal de Suez d’armes lourdes. Égyptiens et Soviétiques ne le respectent en rien puisqu’au lieu du retrait, ils renforcent encore plus le dispositif de défense sur le canal. Trois frégates armées de missiles SA-N-6 sont mises en place également à Port-Saïd. Les Israéliens sont tentés un moment de reprendre les hostilités mais ils y renoncent, soulagés d’en finir après dix-huit mois et 500 tués et 2 000 blessés.

La guerre laboratoire

Au bout du compte, les deux parties, épuisées, ont accepté de cesser le combat en s’accordant sur leurs objectifs minimaux. C’est le « point de selle » de la théorie des jeux. Israël obtient l’arrêt des attaques et le maintien des Égyptiens à l’ouest du canal de Suez. Du côté égyptien, si le Sinaï n’a pas été évacué, l’armée égyptienne a montré qu’elle pouvait résister aux Israéliens. Ses pertes sont six fois plus importantes que celles des Israéliens, mais c’est sa meilleure performance en quatre guerres. C’est sur cette base qu’elle fonde la préparation de la guerre du Kippour en 1973.

Quant aux deux superpuissances, l’Union soviétique fait preuve de sa détermination à aller jusqu’au bord du gouffre en poussant jusqu’à la frontière de la guerre ouverte avec une puissance en cours de nucléarisation. Elle fait alors de même, à bien plus grande échelle, au même moment avec la Chine avec qui les combats sont violents depuis 1969 et contre qui les Soviétiques envisagent sérieusement une attaque nucléaire préventive. L’URSS utilise pour la première fois agressivement sa capacité de dissuasion nucléaire pour lancer des opérations offensives alors que les États-Unis sont encore empêtrés dans la guerre au Vietnam. En intervenant directement en appui de l’Égypte et face à Israël soutenu par les États-Unis, on se retrouve dans un scénario inverse de celui des guerres en Corée ou au Vietnam. Ils vont au maximum de ce que peuvent leur permettre les règles du jeu de la guerre froide. Après l’Égypte, l’Union soviétique interviendra à nouveau en Afrique, en liaison avec Cuba qui fournira cette fois le gros des troupes et des pertes humaines du bloc communiste, en Éthiopie et en Angola. Ils affronteront dans ce dernier cas l’Afrique du Sud, autre allié des États-Unis et petite puissance nucléaire en devenir. Avec l’engagement en Afghanistan, ils cloront l’époque des grandes interventions qui a sans doute plus contribué à leur perte qu’à leur gloire.

L'étude complète est disponible ici en version Kindle ou en version pdf sur demande.  

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Conduire la guerre - Entretiens sur l’art opératif, un livre de Benoist Bihan et Jean Lopez

Conduire la guerre - Entretiens sur l’art opératif est un livre important et stimulant, ce qui dans mon esprit revient un peu au même. Son objet est l’art opératif, ce concept qui agite un peu les esprits du métier depuis au moins trente ans. Sa méthode est l’échange épistolaire, un procédé qui rend très vivant et interactif un discours qui risquerait sinon d’être plutôt austère. Quand, en plus, les deux protagonistes de l’échange sont Benoist Bihan, qui est un des stratégistes français qui m’a appris le plus de choses, et Jean Lopez, qu’on ne présente plus, c’est évidemment encore plus intéressant.

Le livre est ainsi une suite de 356 questions regroupées en sept chapitres, depuis la définition du cadre d’étude jusqu’à une conclusion sur le cas français contemporain, en passant par l’expression sur trois chapitres de la pensée et de l’influence d’Alexandre Sviétchine, le général russe devenu le « professeur » de la jeune armée rouge, et auteur en 1927 de Strategiia, la bible de l’art opératif.

Je reviens sur quelques points essentiels.

La tactique est définie comme discipline qui permet d’user le plus efficacement possible de la violence armée pour vaincre un adversaire dans un combat. Sa caractéristique première selon Benoist Bihan est son caractère apolitique et purement technique. Je suis d’accord même si la politique s’insinue parfois jusqu’aux échelons les plus bas, notamment par les règles d’engagement. Le chef au combat pense d’abord à vaincre son adversaire dans le duel des armes ici et maintenant sans réfléchir forcément au contexte politico-stratégique dans lequel il évolue.

La stratégie de son côté est décrite, en bon clausewitzien, comme la manière d’utiliser la violence armée pour atteindre l’objectif militaire de la guerre qui lui-même sert l’objectif politique du Souverain. Il s’agit donc selon Benoist Bihan d’un domaine exclusivement réservé à l’action militaire. Les autres activités comme la mobilisation économique, le champ informationnel, la diplomatie, etc. qui concourent à l’effort de guerre relèveraient alors plutôt de la programmation selon la définition d’Edgar Morin, c’est-à-dire de l’organisation de moyens afin d’atteindre un but, mais sans faire face à une dialectique violente. Cette restriction peut se discuter mais admettons-là.

On voit venir la suite : l’art opératif est ce qui relie les deux. Benoist Bihan parle d’un harnachement de cheval. Je parle pour ma part simplement d’un lien qui permet d’« employer les combats favorablement à la guerre » selon l’expression de Clausewitz répétée à plusieurs reprises dans le livre. En clair, c’est un guide qui maintient toutes les actions sur la même direction ou route, ce que Sviétchine baptise « ligne stratégique ». Cette route peut être courte, mais elle est souvent longue et de toute façon toujours entravée par l’action antagoniste de l’ennemi. Il faudra donc le plus souvent procéder à des étapes ou des bonds, ce que l’on appelle des « opérations ». L’opération elle-même est définie par Sviétchine comme un conglomérat d’actions ininterrompues de nature variée - dont des combats - qui permet de progresser, si possible significativement, le long de cette ligne stratégique. Formé longuement à la notion d’« effet majeur » j’ajouterais peut-être « dans un cadre espace-temps donné ». Dans son livre sur le même sujet, On operations, l’officier et historien américain Brett Friedman parle de son côté de l’« art d’agencer des ressources militaires afin d’atteindre les objectifs stratégiques au cours d’une campagne ». Campagne est alors synonyme d’opération. Cela me va aussi.

Une petite remarque à ce stade. Benoist Bihan critique à raison l’emploi du « terme « opération » à tort et à travers. Dans le haut du spectre, on utilise ainsi parfois le terme « opération » pour ne pas dire « guerre », parce que le mot fait peur, parce que c’est normalement le Parlement qui déclare la guerre, parce que déclarer la guerre à une autre entité - forcément politique, sinon ce n’est pas de la guerre mais de la police - c’est lui donner un statut d’équivalence et cela est parfois difficile à admettre lorsqu’il s’agit d’une organisation non-étatique, etc. Dans le bas du spectre, vers la tactique, on a aussi un peu de mal à distinguer dans la forme l’« opération » des « combats » à différentes échelles, qui sont aussi à la manière de poupées russes des conglomérats d’actions face à un ennemi et planifiés sensiblement de la même façon.

On invoquera alors la notion, assez subjective, d’« intensité » stratégique de l’action, mesurée en distance que l’on espère parcourir sur la fameuse ligne et on voit bien que cette importance peut-être très variable en fonction du rapport de forces matériel mais aussi psychologique. Face à adversaire très faible, une seule action peut ainsi avoir une importance considérable, comme le bombardement de Zanzibar par la flotte britannique le 27 août 1896 qui obtient en 38 minutes la destruction de la flotte ennemie et la capitulation du sultan. Face à un adversaire puissant et/ou dur, il faudra multiplier les coups, mais aussi les parades à ses coups. Sera donc baptisée « campagne » ou « opération », plus moderne, ce qui fait vraiment mal à l’adversaire ou qui inversement empêche d’avoir très mal soi-même dans un combat de boxe qui n’a pas de limites de temps et se termine forcément par un KO (destruction ou capitulation) ou abandon d’un des acteurs (négociation). Il y a une part de subjectivité dans tout cela, et c’est peut-être pour cela que l’on parle d’« art ». Retenons néanmoins ces deux critères : forte intensité et bien sûr bonne direction, car il ne sert à rien de donner de grands coups s’ils ne vont pas dans le bon sens.

C’est là qu’intervient la thèse forte de Benoist Bihan : avant Sviétchine et ce que l’on baptisera l’école soviétique, on n’a pas forcément conscience de tout ça puisque ce n’est pas théorisé, ce qui aboutit à de nombreuses crises entre les stratégies et des tactiques mal accordées. À la limite, lorsqu’il y a accord c’est par hasard et notamment celui qui amène au pouvoir quelqu’un qui se trouve simultanément Souverain avisé-Stratège génial, bon chef de bataille et disposant d’un outil militaire très performant par rapport à ceux de l’adversaire.    

Cette thèse me gêne un peu par sa radicalité. L’apport personnel principal de ce livre est plutôt de m’avoir comprendre que si on fait la guerre, et on rappellera toujours que ce sont les nations qui font les guerres et pas les armées, on pratique aussi forcément l’art opératif. On le fait bien ou mal, sinon cela signifierait que les forces armées sont employées au hasard. L’expédition athénienne en Sicile (415 à 413 av. J.-C.) est un désastre absolu mais elle présente toutes les caractéristiques d’une opération. La manière dont les Athéniens pensent par ce biais employer leurs moyens militaires favorablement à la guerre qui les oppose à la ligue du Péloponnèse est par ailleurs clairement exposée par Thucydide. La campagne française de Normandie en 1449-1450 durant la guerre dite de Cent ans est un autre exemple d’opération et même de « belle » opération, puisqu’il s’il y a art il y a aussi jugement esthétique. Grâce à la supériorité tactique de leurs forces, les Français gagnent tous les combats et ceux-ci font grandement et rapidement avancer le roi Charles VII vers la victoire finale.

Un autre point particulier qui me tient évidemment à cœur : les trois offensives alliées de l’été et automne 1918 en France me paraissent non pas comme la simple application mécanique de la force brute comme c’est présenté dans le livre mais au contraire comme de parfaits exemples de « belles » opérations. On n’y cherche pas de grandes batailles mais la distribution de combats le long du front jusqu’à obtenir un effet stratégique. L’offensive d’ensemble du 27 septembre 1918 qui permet de s’emparer en une semaine de toutes les lignes de défense allemande est alors la plus grande opération jamais menée dans l’histoire. Les Alliés progressent de cette façon beaucoup plus vite sur leur ligne stratégique que les Allemands, tant vantés, dans l’autre sens de mars à juillet et ce jusqu’à placer ces derniers devant le dilemme de la capitulation de fait ou de l’effondrement. La « bataille conduite » comme son nom l’indique n’est en réalité qu’une doctrine tactique, une manière d’organiser des combats locaux au sein d’une opération.

En résumé, je crois que les penseurs soviétiques comme Sviétchine n’ont pas découvert l’art opératif, ils n’ont même pas été les premiers à réfléchir dessus – c’est une question qui préoccupe les esprits militaires depuis au moins le milieu du XIXesiècle – mais ils ont inventé le terme et l’ont théorisé le mieux, ce qui est évidemment un apport considérable.

Au passage, le chapitre sur les débats au sein de l’armée rouge entre Sviétchine et Toukhatchevski est tout à fait passionnant. Je découvre la grande peur fantasmée en URSS à la fin des années 1920 d’une invasion occidentale depuis l’Europe orientale. Sviétchine prône une stratégie défensive initiale faute de moyens suivie d’une stratégie offensive une fois que les « courbes d’intensité stratégique » seront en faveur des Soviétiques (c’est la vision française de 1939) alors que Toukhatchevski prône au contraire une grande offensive brusquée plongeant le plus loin possible chez l’ennemi afin d’en obtenir l’anéantissement (c’est la vision française de 1914). La victoire de Toukhatchevski dans ce débat amènera par la suite à associer art opératif à la soviétique avec les grandes opérations dans la profondeur.

Les trois derniers chapitres poursuivent l’exploration de l’art opératif dans les milieux aériens et maritimes, je passe rapidement mais c’est très intéressant. Puis on évoque, les évolutions sinon de l’art opératif du moins de son appréhension après ce somment qu’aurait constitué les grandes opérations soviétiques de 1943 à 1945. Ce sont des opérations remarquablement organisées j’en conviens mais je ne peux m’empêcher de me demander comment elles se seraient déroulées sans une écrasante supériorité de moyens. On y évoque le problème posé par l’apparition de l’arme nucléaire, un peu comme si les deux boxeurs se trouvaient d’un seul coup munis de pistolets, ce qui évidemment fausse un peu des choses que l’on croyaient désormais établies.

On y évoque surtout, l’échec, selon Benoist Bihan, des pays occidentaux à s’« éveiller à l’art opératif », la faute en partie à la perturbation atomique mais aussi à la domination des conceptions américaines sur le sujet et notamment la création d’un « niveau opératif » qui serait un intermédiaire entre la stratégie et la tactique. Ce niveau (que Friedman attribue plutôt aux Soviétiques) apparaît surtout comme une manière de préserver le militaire de l’intrusion politique. De la même façon que les pères fondateurs des États-Unis se méfiaient tellement de l’armée, « instrument de la tyrannie », qu’elle n’était pas prévue initialement en temps de paix, les militaires américains n’ont pas envie d’être bridés par les contraintes politiques. L’avantage de cet écran est de pouvoir réfléchir professionnellement hors de la surveillance politicienne, mais son grand risque est de laisser les militaires faire « leur guerre » en se donnant des buts stratégiques qui s’écartent du but politique, le seul qui compte. On dérive ainsi souvent à une conception policière de l’emploi de la force, par principe apolitique mais aussi permanente (il n’y a pas traité de paix contre les criminels) et absolue (l’élimination de cet adversaire qui n’est pas considéré comme un ennemi politique équivalent). On ajoutera que dans la conception américaine, suivie intégralement par le biais des procédures OTAN, ce niveau opératif se confond aussi allègrement avec niveau interarmées, ce qui évidemment n’a rien à voir avec de l’art opératif. En même temps, si ce niveau opératif est une illusion, il y a quand même la nécessité d’un commandement opérationnel. Le général Schwarzkopf qui dirige les opérations Desert Shieldet Desert Storm en 1990-1991 cités comme de rares exemples de bon art opératif américain représente bien un échelon de commandement avec une autonomie de décision. Faut-il le considérer comme un « délégué stratégique » ? Les choses ne sont pas claires à ce sujet.

On termine par le cas français moderne. Après tout la France de la VeRépublique est, après les États-Unis, la championne du monde en nombre d’opérations. Le problème est que ces opérations paraissent largement stériles en effets stratégiques. Le problème premier selon Benoist Bihan et je le rejoins pleinement là-dessus est que les opérations militaires sont fondamentalement des opérations de puissance, c’est-à-dire qu’à la fin de la guerre on doit se trouver avec une place de la France renforcée dans le monde. En l’absence de réelle politique de puissance, et « être présent » dans une coalition ou « montrer que l’on fait quelque chose » ne sont pas des objectifs de puissance, on ne risque pas de progresser dans ce sens, surtout si en plus de ne pas avoir d’objectifs clairs on ne se donne pas les moyens de les atteindre.

En résumé, il n’y a pas selon moi ceux qui pratiquent l’art opératif et ceux qui ne le pratiquent pas, mais ceux qui le pratiquent bien et ceux qui le pratiquent mal. La bonne nouvelle est qu’on peut apprendre à le pratiquer mieux et Conduire la guerre y contribue. C’est donc une lecture indispensable pour ceux qui s’intéressent à l’art de la guerre, et pas seulement ceux qui en ont fait leur profession. J’ajouterai même que c’est une lecture intéressante pour toute grande organisation, par principe concernée par le lien réciproque entre les directives du sommet et l’action de la base.  

L’infanterie, les chars et la guerre en Ukraine (3e partie-Théorie de la ligne)

Cela ne plaît guère, notamment en France, mais la « défense non-offensive » (ou toutes les méthodes de « non-bataille » pour reprendre l’expression du commandant Guy Brossolet), qui consiste à défendre un territoire par une guérilla adossée à des pôles de défense solides est efficace. Elle l’est d’autant plus que les défenseurs sont nombreux (ce qui suppose souvent l’emploi de réservistes) très bien formés, bien équipés d’armes et véhicules légers et qu’ils font face à de grosses mais peu nombreuses colonnes de véhicules-cibles.

L’Ukraine n’a pas eu le temps, ni l’aide étrangère suffisante — qui aurait été moins coûteuse à fournir à ce moment-là que dans l’urgence de la guerre — de réaliser complètement ce modèle nouveau avant l’invasion. À la place d’une « super armée finlandaise », il y a eu un ensemble disparate qui n’a pu empêcher la saisie de larges pans du territoire par les forces russes et même pu leur infliger des pertes décisives.

Le modèle ukrainien a permis de freiner et corroder, imposant le repli à cinq armées russes complètes, mais il s’avère beaucoup moins efficace dès lors qu’il s’agit d’attaquer. Les brigades ukrainiennes ont en effet beaucoup de mal également à franchir les écrans de feux russes, des frappes aériennes aux nombreux canons-mitrailleurs, l’arme principale de l’infanterie moderne, en passant par toute la gamme de l’artillerie et les canons de chars. On aboutit ainsi à une forme de neutralisation tactique où il s’avère presque impossible de détruire les grandes unités de l’autre, hors encerclement suivi d’une longue réduction. Sur les pions de wargames, on donnerait une forte valeur de défense et une faible valeur d'attaque aux unités russes comme aux unités ukrainiennes, ce qui conduit généralement à un blocage et une fixation du front.

Les tranchées du Donbass

Après la bataille de Kiev et le repli russe, la forme des combats change en effet radicalement, à la manière des forces engagées dans la guerre de Corée passant brutalement du combat de mouvement en 1950 à un combat de position de plus en plus rigide en 1951.

La dernière grande manœuvre d’attaque russe porte sur la petite ville d’Izium à 100 km au sud-est de Kharkiv. Izium n’est déjà plus un objectif politique, mais la base de départ nécessaire pour envelopper par l’ouest le Donbass encore ukrainien, objectif stratégique désormais affiché par la Russie à la fin du mois de mars. Sa conquête est difficile, comme tous les assauts urbains conduits par des unités mal adaptées, mais les Russes démontrent qu’ils peuvent prendre un objectif limité — une ville de 45 000 habitants tenue par deux brigades ukrainiennes, manœuvre et territoriale — en trois semaines à condition d’y engager une division d’infanterie motorisée fortement renforcée (brigade de génie et brigade(s) d’artillerie). C’est déjà une bataille d’un nouveau style.

De Kharkiv à Kherson, il y a désormais un front continu de 900 km, soit plus que le front figé de la Manche à la Suisse à l’hiver 1914-1915. La ligne part d’une tête de pont russe au-delà de la frontière au nord de Kharkiv, passe par la rivière Donets et la bande forestière qui court plein est jusqu’à la ville de Severodonetsk. Elle suit ensuite la zone fortifiée nord-sud qui sépare les LNR-DNR du reste de l’Ukraine, puis une longue ligne qui va plein ouest de Novotroitske (au sud de Donetsk) vers le Dniepr et le Dniepr lui-même jusqu’à Kherson et sa tête de pont au-delà du fleuve.

Dans une situation statique, une unité qui ne combat pas creuse. Autrement dit, cette longue bande de front aura mécaniquement tendance, pour peu que les deux armées puissent imposer cet effort à leurs hommes, à se perfectionner sans cesse, prendre plus de profondeur tant vers le bas que vers l’arrière et augmenter encore la capacité de défense des unités qui l’occupent.

Derrière ces fortifications de campagne, les armées russes et les corps LNR-DNR disposent de 2 400 pièces d’artillerie, soit une capacité de plusieurs de milliers d’obus et roquettes quotidiens au minimum, et d’un potentiel de 200 à 400 sorties d’avions et d’hélicoptères d’attaque ainsi que quelques drones armés. Associés à de nombreux capteurs, les Russes peuvent frapper tout ce qui est un peu important et visible sur plusieurs dizaines de kilomètres dans la profondeur du dispositif ukrainien et préparer les assauts.

La réciproque est moins vraie dans la mesure où les moyens ukrainiens de frappe en profondeur sont très inférieurs à ceux des Russes, ne serait-ce que par le manque d’obus et de roquettes qui limitent, selon un officiel ukrainien, les tirs à 6 à 8000 projectiles quotidiens, sans parler des rares aéronefs et des drones armés. Avec parfois l’aide du renseignement américain, les moyens y sont peut-être utilisés plus efficacement, comme en témoignent les frappes régulières sur les postes de commandement et les morts de généraux russes ou encore la destruction complète du bataillon russe voulant franchir la rivière Donets Bilohorivka à l’ouest de Sevordonetsk le 9 mai.

Entre retranchements et feu du ciel, la forme des combats change évidemment. On constate par exemple que les pertes quotidiennes documentées (Oryx) en chars-véhicules d’infanterie sont deux fois moins élevées de part et d’autre que durant la guerre de mouvement. C’est encore plus vrai dès lors que l’on s’éloigne de la ligne de front, avec seulement quelques pièces d’artillerie détruites chaque jour, ce qui témoigne des deux côtés de la faiblesse de la contre-batterie. Les camions sont également beaucoup moins touchés que durant la guerre de mouvement. Cela peut paraître paradoxal surtout du côté ukrainien puisque la logistique doit évoluer sous le feu de l’artillerie et des aéronefs. Il y a dans cette faiblesse des pertes une part d’adaptation — déplacement de nuit, camouflage, dispersion — mais aussi sans doute une simple réduction du débit. On notera que le rapport des pertes matérielles reste toujours nettement en faveur des Ukrainiens, en grande partie parce que les Russes sont le plus souvent à l’attaque.

Il y a moins de pertes matérielles mais tout autant de pertes humaines, sinon plus. Pour la première fois, des officiels ukrainiens évoquent cette question, le président Zelenski, en premier pour évoquer des chiffres de 50 à 100 morts dans le Donbass, et jusqu’à 150 à 200 pour l’ensemble du front, avec par ailleurs cinq fois plus de blessés. C’est vraisemblable et c’est évidemment beaucoup, sans doute plus que pendant la première phase de la guerre. Comme en même temps les pertes en véhicules de combat diminuent, on en conclut que ceux-ci sont moins impliqués dans des combats où l’artillerie russe doit faire 2/3 des pertes ukrainiennes. Cette proportion doit être un peu moindre du côté russe où on tombe aussi beaucoup fauchés par les projectiles directs des canons mitrailleurs et mitrailleuses, des armes antichars, des snipers — très importants dans les combats statiques — et parfois des fusils d’assaut lorsqu’il y a parfois des combats rapprochés.

Bien entendu quand on passe d’une macro-perspective (l’art opératif) au micro (la tactique et les combats) et que tous ces moyens ne sont dispersés sur l’ensemble du front mais concentrés dans seulement certains secteurs, ces secteurs s’appellent l’enfer.

Crise schumpetérienne

Ce nouveau contexte opératif trouble plus les deux adversaires qui ont conservé des volontés de conquête ou de reconquête.

Au regard des moyens disponibles, la Russie décide de se concentrer sur la « libération » complète du Donbass, au moins dans un premier temps. Du côté ukrainien, les choses sont plus délicates. Si les Russes avaient été stoppés sur leur ligne de départ du 24 février, il aurait peut-être été possible de proposer un accord de paix, mais maintenant l’Ukraine se trouve dans la position de la France à la fin de 1914 alors qu’une partie de son territoire a été envahi. Le statu quo paraît difficilement envisageable alors qu’il y a peut-être encore la possibilité d’une libération, mais dans le même temps, on ne sait comment faire pour repousser l’armée russe avec le modèle de forces actuel.

Il n’y a pas d’autre solution pour sortir de cette crise schumpetérienne (de moins en moins de résultats avec toujours autant de morts) que de changer de modèle en quantité et en qualité mais cela prendra du temps.

Pour l’instant, les Russes ont à nouveau l’initiative des opérations. S’appuyant sur un front continu et non sur des flèches, et proches de leurs bases ferroviaires, ils peuvent organiser des flux logistiques routiers plus courts et mieux protégés que durant la guerre de mouvement. Dans la mesure où il faut une grande concentration de moyens pour obtenir des résultats, les forces sont redistribuées en fonction des postures offensives ou défensives des secteurs de combat. D’Izium à Horlivka, le pourtour nord du Donbass encore tenu par les Ukrainiens est entouré d’une cinquantaine de groupements tactiques russes ou LNR, plus au moins sept brigades d’artillerie sur une centaine de kilomètres, les autres secteurs ne disposent de leurs côtés que d’un groupement tactique tous les 10 à 20 km. Ces secteurs défensifs n’ont pour d’autres missions que de tenir le terrain et de fixer l’ennemi, éventuellement par des contre-attaques limitées.

Dans le secteur principal qui va Izium à Horlivka (15 km nord de Donetsk), il s’agit de s’emparer des deux couples de villes Sloviansk-Kramatorsk (S-K) et Severodonetsk-Lysytchansk (S-L) distants l’un de l’autre de 80 km. Une fois ces villes prises, il ne restera plus que la prise de la petite ville et nœud routier de Pokrovsk quelques dizaines de kilomètres plus au sud pour considérer que le Donbass est conquis.

Cette zone clé est défendue initialement par 12 brigades ukrainiennes de manœuvre, territoriales ou de garde nationale ainsi que plusieurs bataillons de milices. On peut estimer alors le rapport de forces général à une légère supériorité numérique russe en hommes, de trois contre deux en leur faveur pour les véhicules de combat et de deux contre un pour l’artillerie et plus encore pour les appuis aériens.

Les groupements tactiques engagés sont rattachés aux trois grandes zones d’action : au nord de S-K, autour de S-L et entre Popasna et Horlivka sur la frontière avec les LNR-DNR, sous divers commandements peu clairs. Les groupements tactiques y sont en fait le plus souvent des bataillons de manœuvre alors que les batteries sous regroupées plus en arrière en masse de feux. Le commandement russe a également formé une « réserve générale » avec 15-20 bataillons de ses meilleures unités, troupes d’assaut par air, troupes de marine, mercenaires Wagner ou gardes nationaux tchétchènes, au passage rien qui ne fasse partie de l’armée de Terre russe qui n’avait pas compris qu’elle aurait besoin d’une puissante infanterie d’assaut. C’est cette réserve générale qui va faire la différence.

La méthode utilisée est celle du martelage à base d’attaques de bataillons. Une attaque type voit ce bataillon tenter de pénétrer dans l’enveloppe de feu de la défense, en espérant que celle-ci a été neutralisée au maximum par l’artillerie et en projetant lui-même autant que possible de la puissance de feu par ses véhicules et ses armes portatives. De cette confrontation se dégage de part et d’autre une impression très subjective sur la possibilité de l’abordage. Tant que celui-ci apparaît comme possible, l’attaquant continue à avancer. Dès que cet espoir disparaît, la tentation devient très forte de se replier. Le raisonnement est évidemment inverse pour le défenseur qui se replie souvent avant que le contact ait eu lieu dès lors que celui-ci est certain. Ce n’est pas forcément très meurtrier au regard de la puissance de feu déployée, il faut plusieurs centaines d’obus et des milliers de cartouches et d’obus légers pour tuer un seul homme, mais très éprouvant. La solidité des bataillons d’infanterie, proportionnelle à leur qualité tactique, mais pouvant fluctuer en fonction de l’usure et des résultats, est évidemment essentielle.

Tout le secteur est ainsi martelé à partir du début d’avril. Il s’agit d’abord de partir d’Izium pour essayer de déborder toute la zone cible S-K et S-L par l’ouest. Les trois brigades et les milices ukrainiennes du secteur échangent de l’espace peu stratégique contre du temps — un kilomètre par semaine, comme sur la Somme en 1916 — et de l’usure. Ne parvenant pas à obtenir d’avantage décisif dans ce secteur, l’effort est reporté sur la zone au nord-est de Sloviansk dans la zone forestière autour de la rivière Donets. À force d’attaques, la position clé de Lyman est abordée de plusieurs côtés par les Russes puis évacuée par les Ukrainiens le 27 mai. La pression s’exerce maintenant sur toute la poche ukrainienne formée au nord de Sloviansk après les progrès russes à son est et à son ouest. Encore plusieurs semaines de combats en perspective avant même d’aborder Sloviansk. Les Russes progressent beaucoup moins vite en Ukraine que les Alliés en France en 1918.

La progression est aussi lente dans la périphérie de Severodonetsk, la seule grande ville ukrainienne sur la ligne de front. Au nord, la petite ville de Rubizhne (56 000 habitants) est conquise définitivement le 13 mai, après plus d’un mois de combat. Au début du mois de juin, Severodonetsk elle-même est abordée, alors que la ville ne peut être ravitaillée que par les ponts qui la relient à Lysychansk.

La seule grande victoire russe de la guerre de position le 7 mai à Popasna (22 000 habitants), 50 km au sud de Severodonetsk, après six semaines de combat et grâce à l’engagement de la Réserve générale. La prise du point haut de Popasna s’accompagne d’une percée de quelques kilomètres, la seule réalisée dans cette phase de la guerre, dans toutes les directions menaçant en particulier la route principale qui alimente S-L.

Les forces ukrainiennes sont placées dans un dilemme. Les petites attaques qu’elles ont menées dans les zones russes en posture défensive ont obtenu quelques succès, en particulier du côté de Kharkiv, mais sans obtenir rien de décisif qui puisse au moins soulager le Donbass. Il leur faut choisir entre le repli de la poche de S-L pour éviter de voir plusieurs brigades se faire encercler ou la résistance ferme voire la contre-attaque. Elles choisissent la seconde option. Avec les renforts, il y a désormais 13 brigades de manœuvre et même 3 brigades de territoriaux, parfois engagées dans des attaques, ainsi que plusieurs bataillons de milices dans le combat pour la poche de Severodonetsk-Lysytchansk, soit presque un tiers du total de l’armée ukrainienne. C’est un pari très risqué.

L’ordinaire et l’extraordinaire

Parmi les mystères de cette guerre, il y a celui du combat sur les arrières, du combat de partisans pour employer la terminologie locale ou encore du combat extraordinaire chinois par complémentarité avec le combat régulier ordinaire. On trouve peu de choses sur l’emploi des spetsnaz russes, peut-être 8 000 à 10 000 engagés en Ukraine, sinon pour décrire une mission de protection sur les arrières…russes contre l’action possible des Forces spéciales ukrainiennes, qui elles-mêmes ont conduit quelques raids de destruction en Russie. Sans doute ces unités sont-elles surtout employées pour renseigner en profondeur.

On sait qu’il y a de nombreux actes de résistance civile dans la zone sud occupée, autrement dit non violents, beaucoup de renseignements donnés par la population aux forces centrales et quelques actes de sabotage, mais on se trouve loin d’une guérilla organisée qui tant d’un point de vue politique, pour signifier l’hostilité à l’occupant, que militaire serait un grand renfort pour l’Ukraine alors que la guerre a tourné au bras de fer. Les super-régiments territoriaux évoqués plus haut, les mêmes qui auraient fait beaucoup plus mal aux groupements tactiques russes auraient pu une fois dépassés constituer la base de cette résistance, régulière et/ou clandestine. Le terrain plutôt ouvert ne se prête pas forcément à une guérilla, mais la densité des forces russes y est aussi très faible. Cela n’a clairement pas été anticipé, mais cela peut toujours monter en puissance malgré ou à cause d’une répression qui risque d’être féroce.

Pour conclure, on se trouve loin en Ukraine du combat mobile blindé-mécanisé comme pendant les guerres israélo-arabes ou la guerre du Golfe (1990) ou même l’invasion américano-britannique de l’Irak en 2003. C’est de la guerre de haute intensité évidemment, mais d’une forme inédite qui emprunte aussi beaucoup au passé. Innover c’est parfois se souvenir et il est probable que les unités de combat à venir ne ressembleront plus à celle de 1945.

L’infanterie, les chars et la guerre en Ukraine (2e partie- Routes, bastions et corrosion)

Le 24 février, l’armée russe lance ses armées dans le plus pur style des «offensives à grande vitesse» soviétiques déjà expérimentées à petite échelle et avec succès dans le Donbass en 2014 et 2015. C’est très ambitieux et confiant puisque les Russes engagent presque simultanément la totalité de leurs forces.

Le modèle blindé mobile à l'épreuve

L’objectif opératif paraît assez clair : s’emparer de Kiev et de Kharkiv, atteindre le plus vite possible le fleuve Dniepr afin d’encercler l’armée ukrainienne dans le Donbass par le nord et le sud, puis sans doute de prendre Odessa.

Trois groupes d’armées sont constitués à cet effet : au Sud, les 58e armée puis la 49e doivent sortir de Crimée, s’emparer de toute la région sud du Dniepr jusqu’au Donbass et pousser autant que possible vers Odessa. Le «groupe Donbass» avec les deux corps d’armée séparatistes et les 8e, 20e et 6e armées russes doit fixer les forces ukrainiennes dans le Donbass, s’emparer complètement de la province de Louhansk et de la ville de Kharkiv puis sans doute progresser vers Dnipropetrovsk en parallèle de la 1ère armée blindée de la Garde qui, elle, doit probablement s’emparer de Tcherkassy et Krementchouk, sur le Dniepr. Le groupe Nord enfin, avec les 36e, 35e et 41e armées en Biélorussie et la 2e armée de la Garde venue de Russie doit s’emparer de Kiev.

Il faut donc imaginer la France de 1940 abordée sur toute sa frontière de la Manche à la Méditerranée par une armée allemande réduite à ses deux divisions aéroportées et ses dix divisions de Panzers, mais renforcées de brigades de lance-roquettes multiples et de centaines d’hélicoptères et d’avions d’attaque à la place des Stukas, tandis que le pays sera frappé dans toute sa profondeur par des attaques cinétiques – missiles ou raids aériens - ou électroniques. En face, la France serait défendue sur tout le territoire, avec une ligne fortifiée face à la zone la plus sensible, par un maillage de 37 régiments de manœuvre d’active ou de réserve, renforcés par autant de régiments de réserve pour la défense de zones.  

Première constatation au bout de quelques jours de guerre : le réseau de communication physique ou informationnel ukrainien dans la profondeur résiste aux attaques. Ce n’est pas l’essentiel du propos, mais cela va évidemment avoir une influence sur la conduite des opérations terrestres. Deuxième constatation, le ciel n’est pas complètement aux mains des Russes qui ne parviennent pas à détruire les capacités de l’armée de l’Air ukrainienne qui maintient ainsi une capacité de guérilla aérienne. Les Ukrainiens conservent une défense sol-air à différentes couches qui entrave l’action des aéronefs russes, de plus en plus réduits au rôle de Sturmovik. La menace est réelle pour les forces terrestres ukrainiennes, mais pas complètement paralysante.  

L’opération russe réussit au Sud, plutôt étonnamment d’ailleurs, car les sorties étroites de la péninsule paraissaient les endroits les plus faciles à défendre de l’Ukraine. La mobilité opérative des unités de la 58e armée joue à plein en profitant de la surprise et ses deux divisions motorisées foncent sur les routes E97 et E105 pour atteindre dès le premier jour respectivement Kherson sur le fleuve Dniepr et Melitopol. Melitopol puis le port de Berdiansk sont pris le lendemain, Kherson résiste une semaine avant de tomber. Le port de Marioupol sur la mer d’Azov est encerclé le 3 mars par le 1er corps DNR et la 150e division motorisée de la 8e armée, renforcés par une brigade d’infanterie navale débarquée à Berdiansk. Mais cette fois les Ukrainiens résistent fermement.

Le modèle russe a donc parfaitement fonctionné dans le Sud. On manque encore d’éléments pour comprendre exactement pourquoi, mais il est clair que la 58e armée a complètement surpris le commandement régional ukrainien Sud qui ne soupçonnait peut-être pas la puissance des forces russes en Crimée, dont beaucoup étaient venues du Caucase par le pont de Kerch. Contrairement aux autres armées largement recomposées, la 58e armée était la plus cohérente et elle a été renforcée de bonnes troupes comme une brigade d’infanterie navale, les brigades de reconnaissance et de spetsnaz du 22e corps, et surtout une division et une brigade d’assaut par air, qui ont servi comme infanterie d’assaut à Kherson.

Le groupe d’armées du Sud est cependant stoppé dès que la défense ukrainienne s’organise. Plusieurs brigades ukrainiennes s’installent solidement dans le port de Mykolaev entre Kherson et Odessa. L’armée russe est une armée de routes, or Mykolaev est un nœud routier. Sa prise est donc indispensable aux Russes pour poursuivre les opérations au-delà du Dniepr et surtout prendre la M14 vers Odessa. Le problème est que le modèle russe n’est pas fait pour le combat dans une grande ville solidement tenue.

Les Ukrainiens tiennent à Mykolaev et les tentatives pour contourner la ville par le Nord échouent. La 7e division d’assaut aérien effectue un raid motorisé jusqu’à Voznessensk 90 km au nord-ouest de Mykolaev, autre point clé, mais menacée d’être coupée sur ses arrières, elle est obligée de se replier en catastrophe. Une autre tentative pour pousser cette fois vers Kryvyï Rih une centaine de kilomètres au Nord-Est échoue également sensiblement pour les mêmes raisons et la médiocrité des routes.

L’armée russe est une armée blindée, mais sa logistique s’effectue en camions, qui ont encore plus besoin de belles routes que les véhicules chenillés. Ses bases arrière sont des villes ferroviaires en périphérie de l’Ukraine et les obus et le carburant (80 % du poids) sont transportés par des allers-retours de camions de ces bases arrière jusque vers les bases de brigades/régiments à 5 km environ des groupements tactiques, qui n’ont normalement que 3 jours d’autonomie. Plus ces bases s’éloignent de la voie ferrée, plus les allers-retours sont longs et à nombre constant de camions plus le débit se réduit. Pour peu par ailleurs que cette première ligne ne soit pas un front continu au bout d’une flèche étroite, comme lors du raid de la 7eDAA vers Voznessensk, et la queue logistique devient également vulnérable.

Après deux mois d’efforts vains au-delà du Dniepr, les forces russes maintiennent la tête de pont de Kherson face à Mykolaev, s’appuient au nord sur le Dniepr très large et maintiennent à l’est une ligne de faible densité mais continue de Vassylivka, au sud de la grande ville de Zaporijjia inaccessible à 40 km, et jusqu’à la ville de Donetsk, capitale de la DNR.

Le modèle opérationnel russe fonctionne aussi dans la province de Louhansk, au nord du Donbass, où la 20e armée s’empare dès le 26 février du point clé de Starobilsk. Comme dans le sud, la région, plutôt ouverte et peu défendue est favorable aux mouvements blindés, est rapidement conquise, avant de buter là encore sur une défense ferme, cette fois à Severodonetsk et le long de l’axe forestier de la rivière Donets qui va jusqu’à Izyum. De son côté, la petite 6e armée a beaucoup plus de mal face à Kharkiv, deuxième ville d’Ukraine, dans laquelle elle pénètre et finalement s’empêtre, avant de renoncer et de tenter de la contourner par l’est et de rejoindre la 20e armée dans la région d’Izium.

Avec cinq armées, l’effort principal russe se porte sur Kiev. Au nord-ouest de Kiev, un groupement d’assaut aérien (VDV) tente de s’emparer de l’aéroport Antonov à Hostomel par une opération aéromobile. L’opération est finalement un échec, enrayée au départ par une défense antiaérienne à courte portée qui a fait des dégâts dans les aéronefs, et surtout par la contre-attaque de 4e brigade de réaction rapide de la Police ukrainiennes, puis sans doute les Forces spéciales. Les VDV devaient être rejoints rapidement par la 35e armée venue de Biélorussie par ce qui semblait être l’axe le plus court. Le terrain y est cependant forestier et les bonnes routes sont rares. Les Ukrainiens y ont également le temps de couper le terrain, par des destructions de ponts ou des inondations qui freinent et canalisent les Russes. Lancée quelques jours plus tard pour relancer l’offensive plus à l’Ouest, la 36e armée se retrouve ainsi bloquée pendant deux semaines sur 65 km de route. Les deux armées et le groupement VDV se trouvent ainsi bloqués dans une poche en périphérie nord-est de Kiev avec des axes rares verrouillés par de petites villes tenues par les forces ukrainiennes.

On retrouve le même phénomène à plus grande échelle dans le nord-est avec trois armées, la 41e venant de Biélorussie au nord et la 2e venant de Russie, bloquées sur les rares bonnes routes de la région par la résistance ukrainienne à Chernihiv, Nijyn ou Nokotop. La 2e armée contourne la difficulté en contournant la zone de Nyzhyn par le sud pour rejoindre la grande route H07 en direction de Kiev. La 1ère armée blindé de la garde, la plus puissante de toutes avec trois divisions et sans doute 20 groupements tactiques doit changer de cap pour rejoindre à son tour la route H07 avec cette difficulté que ce grand axe est bloqué près de la frontière par la résistance ukrainienne à Soumy.

Pour progresser sur vers Kiev sur la route H07, les 2e et 1ère armées russes sont obligées de former des flèches et même de très longues flèches de plusieurs centaines de kilomètres. La logistique y devient de plus en plus compliquée. La force qui avance se réduit ainsi au fur et à mesure en fonction de la réduction du débit logistique et des nécessités de défense d’axe. Au bout du compte, la périphérie est de Kiev n’est abordée dans la région de Brovary qu’avec une poignée de groupements tactiques qui sont stoppés.

A la fin du mois de mars, les cinq armées russes se trouvent donc dispersées dans le nord de l’Ukraine, bloquées devant les villes et harcelées sur leurs arrières, incapables de s’emparer ou même d’encercler de Kiev. Le commandement russe décide de les replier, ce qui est plutôt bien organisé, au moins pour les trois armées du nord-est qui reviennent en Biélorussie et en Russie sans encombre. C’est plus difficile pour les forces dans la poche au nord-ouest de Kiev, où la manœuvre rétrograde s’effectue sous la pression ukrainienne sur un terrain difficile et coupé. Les Russes y perdent beaucoup de matériel en plus de leur honneur.  

Bastions et corrosion

Dans cette confrontation des modèles, l’avantage initial a plutôt été du côté russe en jouant de l’effet de surprise et de l’impréparation ukrainienne dans certains secteurs. Certaines colonnes blindées ont pu ainsi progresser de 50 km par jour pendant quelques jours, ce qui a permis au moins de s’emparer de trois villes de plus de 100 000 habitants, et d’un espace stratégique au nord de la Crimée.

Le modèle blindé mobile, surtout dans sa version russe, engendre sa propre entropie même sans opposition. Il faut imaginer plusieurs milliers de véhicules blindés d’une moyenne d’âge de 40 ans et gros consommateurs de carburant lancés dans une grande course de 500 km avec un échelon logistique sous-dimensionné et qui a du mal à suivre. Même sans combat, des unités ont dû s’arrêter tous les 150 km par manque de carburant, et surtout abandonner en position délicate des véhicules en panne ou accidentés, avec le casse-tête de la gestion des hommes qui étaient à bord alors que tous les autres véhicules sont pleins, alors que la capacité de réparation sur les lieux mêmes est des plus réduites. Les unités blindées russes sont complexes, leur désorganisation intervient très vite avec les pertes.

Bien entendu, cette entropie augmente de manière exponentielle dès que survient une opposition. L’opposition préférée pour le modèle russe est celle d’unités conventionnelles symétriques en terrain ouvert, décelée le plus loin possible grâce aux capteurs avancés -véhicules de reconnaissance-hélicoptères-drones. À partir de là, le petit poste de commandement du groupement tactique doit organiser une manœuvre à partir de 8 à 10 compagnies, un chiffre qui dépasse la capacité de manipulation cognitive de cinq éléments surtout sous la pression. Elle est donc simple et s’articule autour du sous-groupement des unités de chars et d’infanterie, qui doivent attaquer ou défendre d’un bloc, et du sous-groupement artillerie qui doit frapper jusqu’à 20 km environ avec les obusiers ou jusqu’à 90 km avec les lance-roquettes multiples, le tout protégé des aéronefs par une batterie anti-aérienne mobile.La manœuvre idéale est de parvenir à fixer l’ennemi par une attaque ou un coup d’arrêt et de le livrer aux feux de l’artillerie, tandis que les groupements tactiques suivants contournent, attaquent de flanc ou encerclent cet ennemi.

Le problème est que les Ukrainiens ont tout fait pour éviter cela, en ne combattant de manière solide qu’en terrain fermé et en combattant de manière fluide en terrain ouvert.

Le terrain fermé est celui des positions retranchées, des bois, des montagnes et surtout des villes, bref tous les endroits où on peut difficilement être vus et dont la contexture divise l’efficacité des feux puissants et à distance. Le terrain fermé et en particulier urbain est donc en attaque comme en défense, celui du combat rapproché de précision, donc celui de l’infanterie, ce qui n’exclut pas l’emploi de véhicules blindés. On peut même imaginer de former des régiments d’infanterie urbaine entièrement organisés et équipés pour la défense ou la conquête des villes. Pour une «armée sans infanterie» comme est parfois qualifiée avec exagération l’armée russe, une seule brigade ukrainienne solidement retranchée dans une ville de plus de 50 000 habitants, et il y 83 en Ukraine, est un problème et ce problème croit géométriquement avec la taille de la ville, le volume des forces qui la tiennent et leur qualité. La 1ère brigade blindée ukrainienne associée à une brigade territoriale, une brigade de garde nationale (police) et des milices (l’Ukraine est très tolérante avec les armées privées) a formé une «division de bastion» à Tchernihiv, ville de 290 000 habitants et de 80 km2 à l’extrême nord du pays, qui a tenu tête à toute la 41e armée russe.

Dans toute cette première phase, les Russes ont conquis sans combat deux villes de plus de 100 000 habitants, Melitopol et Berdiansk, et après un combat d’une semaine la ville de Kherson, en grande partie parce qu’ils y ont engagé leur meilleure infanterie, avec 7e division d’assaut aérien, face à une brigade motorisée ukrainienne sans doute de moindre qualité et qui n’a pas eu le temps de bien s’organiser. Ils ont pénétré dans un tiers de Kharkiv avant de s’en retirer et ont encerclé Tchernihiv, Nijyn, Nokotop et Soumy, avant d’être obligés d’en lever le siège. Le seul siège réussi est celui de Marioupol, prise après trois mois de combat.

Il est assez étonnant que l’armée de Terre russe n’ait pas pris en compte au préalable ce problème qui aurait pu largement être anticipé, mais peut-être cela aurait imposé une transformation trop importante de leur modèle de forces, au profit de l’infanterie (et donc au détriment d’autres armes plus prestigieuses en Russie) et avec la nécessité pour ce combat centralisé d’avoir des cadres subalternes de qualité et capables d’initiative. C’était une difficile innovation culturelle que les Ukrainiens ont en partie réussi mais pas les Russes. En attendant, les Russes surutilisent leur bonne infanterie – troupes d’assaut aérien, infanterie de marine, gardes nationaux tchétchènes, mercenaires Wagner, tous hors de l’armée de Terre – détournés de leur mission initiale, un grand classique, pour mener les combats rapprochés.

Et puis, il y a le combat en terrain ouvert, qui ne l’est en fait jamais complètement hors déserts de sable.  Au bout d’un mois de combats, selon le site open source Oryx, les Russes ont perdu sur l’ensemble du théâtre, mais surtout dans la région de Kiev, 342 chars de bataille et 641 véhicules blindés d’infanterie divers. Ce sont des pertes documentées et donc sans doute inférieures à la réalité. Ces pertes matérielles peuvent paraître relativement faibles au regard par exemple de la guerre du Kippour (3 000 chars de bataille perdus dans tous les camps en 19 jours) mais elles sont considérables pour les armées modernes en format réduit. Il y a là le capital matériel complet de 20 groupements tactiques, sur 128 engagés initialement, et au passage presque deux fois ce que la France pourrait simplement réunir pour son «hypothèse d’engagement majeur».

Le plus étonnant est que les pertes ukrainiennes en véhicules de combat, là encore sous-estimées, sont environ quatre fois inférieures aux pertes russes. On obtient généralement de tels écarts de pertes entre les deux adversaires lors de batailles ayant abouti à une dislocation de l’ennemi, provoquant ainsi de nombreuses pertes matérielles, souvent par capture ou par abandon, ainsi que de nombreux prisonniers. Rien de tout cela en Ukraine en 2022 hormis à Marioupol, seule bataille ayant abouti à la destruction complète de brigades mais côté ukrainien. Les Ukrainiens de leur côté n’ont détruit aucune brigade ou régiment russe, même pendant le repli de Kiev. On en conclut qu’il s’est surtout agi sur de petits combats fragmentés de type «fight and flight» que l’on pourrait traduire par «tire en premier et part avant le tir d’artillerie russe».

Pour réussir ce type de combat, il faut bénéficier de la supériorité de l’information. C’est globalement le cas pour les forces Ukrainiennes, grâce à l’aide «par en haut» du renseignement américain, mais aussi et c’est plus nouveau par «en bas» par la multiplication des capteurs civils comme les drones du commerce mais aussi simplement les smartphones, avec une bonne capacité de fusion de données. La guerre numérisée est une réalité du côté ukrainien grâce à une liaison Internet maintenue. Associé à la posture défensive et à la prévisibilité des déplacements russes, cette supériorité de l’information permet à des forces ukrainiennes légères et discrètes régulières ou privées comme l’escadre de drones Aerorozvidka, d’avoir le plus souvent l’initiative des combats.

Les combats eux-mêmes se limitent souvent à de courtes frappes et/ou embuscades terminées avant que l’artillerie du groupement tactique ou des brigades de l’armée puisse être activée. Avec un bon capital humain, les groupements tactiques russes peuvent être redoutables. Le 11e régiment de cavalerie américain, organisé et équipé à la soviétique et qui sert de force d’opposition dans le Centre national d’entraînement de Californie, bat (virtuellement) la très grande majorité des brigades de l’US Army qui lui sont opposée, mais son encadrement, des chefs de groupe au commandant de régiment, est bien formé et l’unité est surentraînée. Ce n’est visiblement pas le cas dans la plupart des groupements tactiques russes où tout tourne autour d’un petit poste de commandement qui réfléchit sans avoir l’habitude de manœuvrer et des officiers subalternes à qui on demande d’obéir strictement et d’appliquer des schémas qu’ils ne maitrisent pas bien. Un tel mode de fonctionnement est particulièrement mal adapté à réagir aux surprises, pourtant fréquentes, et tend à générer des manœuvres offensives réduites à leur plus simple expression.

Il est intéressant de noter que les Russes ont aussi perdu 150 pièces d’artillerie et plus de 660 camions en un mois, deux nombres très élevés qui témoignent que leur profondeur et même leur arrière ont pu être frappés, en particulier et c’est logique dans les flèches vulnérables qui ont pu être formées en particulier dans le nord-est du pays.

On manque d’informations sur les causes de destruction des véhicules, mais on est frappé par l’abondance de l’armement antichar léger de l’infanterie ukrainienne, surtout après les premières livraisons d’armes, et l’efficacité des systèmes à tir plongeant comme les roquettes NLAW jusqu’à 500 m, puis les missiles Javelin ou Stugna P à plusieurs kilomètres. Ces armes ont la particularité d’être «tire et oublie» et de frapper les toits des chars, leur zone la plus vulnérable, et percer un char russe jusqu’aux obus dans le plancher fait souvent sauter la tourelle. On conçoit que pris dans une embuscade et sous des tirs indirects, les équipages russes soient tentés de sortir de chars dont par ailleurs tout le monde sait qu’ils sont abondants dans les stocks et donc consommables. Des lance-roquettes plus classiques peuvent avoir le même effet en ville utilisés en hauteur dans des bâtiments. Le deuxième système destructeur est celui des drones armes à bas coûts et donc nombreux, qui produisent le même effet de tirs plongeants et à jusqu’à 8 km, parfois plus. Des drones rodeurs Switchblade 300 ou, surtout 600 (jusqu’à 80 km) peuvent avoir le même effet pour des prix réduits. Les Ukrainiens n’en disposaient pas durant cette phase. Ils auraient fait des ravages sur la colonne bloquée sur 64 km. Le troisième système destructeur est l’artillerie lorsqu’elle devient hyperprécise – un obus, un véhicule - grâce aux munitions guidées et aux drones. Le « feu du ciel antichar » est sans doute le principal atout comparatif ukrainien contre lequel les colonnes blindées russes, et sans doute celles de toutes les armées, sont pour l’instant mal protégées.

En résumé, ce n’est pas le char qui est mort en Ukraine durant cette première phase, mais peut-être le modèle équilibré de grandes unités organisées autour du char de bataille, au profit d’une nouvelle différenciation entre des unités à forte puissance de feu lointain et indirect mais très fluide ou au contraire des unités hyperprotégées pour les milieux denses, une sorte de retour aux divisions (très) légères mécaniques et aux divisions cuirassées.

(à suivre)

L’infanterie, les chars et la guerre en Ukraine (1ère partie- Du design de l'acier)

Pour essayer de comprendre comment les troupes de mêlée – infanterie, chars - sont employées de part et d’autre dans la guerre en Ukraine, il faut revenir à la manière dont les combats étaient envisagés. La force terrestre russe engagée en Ukraine est l’héritière directe des conceptions soviétiques de l’art opératif industriel. Presque entièrement motorisée et sous blindage, son objectif est de provoquer un «choc opératif» en disloquant les dispositifs adverses par des pénétrations rapides en profondeur afin de s’emparer ou de détruire au plus vite des points ou des objectifs clés. Ainsi transpercé, coupé des flux de logistique et de commandement et écrasé à l’avant par les feux le dispositif ne peut que se disloquer, à la manière des opérations Bagration en juin-août 1944 en Biélorussie ou Tempête d’août en août-septembre en Mandchourie, qui restent les modèles purs et parfaits à reproduire.

Petit retour sur le concept de division blindée

L’instrument premier de ces «offensives à grande vitesse» est la grande unité blindée dont les contours ont été établis à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le fer de lance est constitué par les bataillons de chars de bataille, mais aussi puissants soient-ils, ceux-ci ne peuvent pas tout faire. Ils ne sont pas forcément à l’aise dans certains terrains denses et doivent faire à des menaces multiples, comme les chars ennemis bien sûr, mais aussi et peut-être surtout toute une série d’ «anticorps» qui sont apparus depuis l’origine des chars : canons de campagne, fusils antichars, canons antichars tractés ou portés, roquettes à charge creuse lancées à l’épaule ou depuis un aéronef, canons sans recul, puis bien sûr les missiles, à charge unique, puis tandem, piloté puis guidés puis en « tire et oublie », tous annoncés comme devant «tuer le char».

En fait, s’il y a des grandes frayeurs, comme après les destructions de la première force de chars française à Berry-au-Bac en avril 1917 ou après les combats d’octobre 1973 dans le Sinaï, le char a toujours survécu. Il a survécu par ses adaptations propres d’abord : amélioration et poids du blindage d’acier, blindage composite, réactif, défense active (radars de proximité et neutralisation des projectiles), canon principal jusqu’au calibre 120-125 mm dans les années 1980, armes secondaires anti-personnel, meilleure conduite de tir, etc.

Il a survécu ensuite grâce à la coopération des autres armes. Dès 1917 en France, on a un régiment — le 262e RI — qui est dédié à l’aide aux chars qui eux-mêmes sont censés ouvrir la voie aux bataillons d’infanterie. En 1918, chars et fantassins, qui évoluent tous au rythme de l’homme à pied sur le champ de bataille, sont intimement associés avec des batteries d’artillerie et même des avions d’infanterie. On imagine alors mettre tout ce monde sous acier et sur chenilles en 1919 pour former des divisions cuirassées, lourdes et lentes mais irrésistibles. La cavalerie, qui comprend comment des véhicules blindés plus mobiles et alors donc légers, peuvent l’aider à remplir ses missions dans un cadre industriel, développe de son côté le concept de division légère mécanique.

Le char est forcément, comme sur les pions classiques de wargame, un arbitrage entre attaque, défense et déplacement. Les « chars de bataille » qui apparaissent pendant la Seconde Guerre mondiale, comme les T-34, Panther, Panzer IV canon long ou les M4-Sherman, puis M-26 Pershing, constituent un bon compromis d’engin apte à tout qui efface les distinctions d’avant-guerre. On retrouve les mêmes caractéristiques dans les grandes unités dont ils font partie, à côté d’une infanterie et d’une artillerie également blindées, et souvent chenillées, entourées de petites unités complémentaires de reconnaissance de véhicules rapides à roues ou de génie.

La division blindée (DB), avec une grande puissance de feu, protégée par l’acier et la coopération des armes, et d’une grande mobilité tant sur le champ de bataille (mobilité tactique) que sur les routes (mobilité opérative), paraît alors l’optimum de la fin de la révolution militaire industrielle commencée au milieu du XIXe siècle. Cette DB 1945 est souvent partagée en deux régiments ou brigades interarmes eux-mêmes partagés en kampfgruppen ou bataillons eux-mêmes interarmes lors des combats.

Dans ce cadre, l’infanterie mécanisée, motorisée selon l’appellation soviétique, ou simplement blindée, avec ses véhicules et leur armement principal de bord – mitrailleuse lourde ou canon-mitrailleur – et leurs hommes à pied fournit de nombreux petits systèmes d’armes destinés au combat de précision à une distance moindre de celle des tubes de chars. Les fantassins peuvent protéger, reconnaître des positions délicates en avant ou sur les côtés des chars, organiser une ligne de défense antichars car ce sont eux qui ont hérité des lance-roquettes et lance-missiles légers, s’emparer et occuper des positions, et en fait faire plein de choses que les autres ne peuvent pas faire comme par exemple prendre en compte les prisonniers. L’infanterie blindée est l’huile d’une machine qui sans elle casserait vite.

La grande unité blindée paraît incontournable aux armées modernes, au moins pour combattre en Europe sur un terrain plutôt ouvert et plein de routes ou de voies ferrées et sous un ciel qui n’est pas complètement aux mains de l’ennemi. Il y a cependant quelques problèmes.

Le premier est que tout ce capital matériel coûte très cher. Du M4 Sherman au M1 Abrams, le coût d’acquisition d’un char américain a augmenté de 10 % par an en monnaie constante. Il est probable que toutes les autres armées aient connu un phénomène semblable, qui s’applique aussi forcément à tous les autres équipements de l’unité. Comme les budgets d’équipements des forces terrestres n’augmentent pas, loin s’en faut à ce rythme, et que les unités blindées sont considérées comme indispensables, cela a eu forcément pour effet d’éliminer toutes les autres, réduites à des spécialités de niche. L’armée française de 1989 ne comptait plus que 15 petites divisions après mobilisation contre 105 quarante ans plus tôt, dont six blindées-chenillés et six autres presqu’entièrement sous acier à roues. L’Union soviétique n’échappe pas à ce phénomène de fonte, mais grâce à un effort colossal elle dispose à la fin de la guerre froide d’un potentiel de 165 divisions, toutes sous acier et souvent chenillées, des divisions blindées aux divisions motorisées en passant par les unités d’infanterie navale et aéroportées. La fin de cette guerre froide, le désarmement général, la professionnalisation des armées et l’orientation expéditionnaire ajoutent encore une forte cure d’amaigrissement tout en paralysant les innovations techniques. Les armées du XXIe siècle sont toujours équipées de matériels majeurs conçus à de 1970 à 1990.

Le second problème est une grande unité blindée, plus encore que les autres, nécessite en parallèle du capital matériel de disposer d’un riche capital humain. La valeur d’une division blindée est d’abord celle des hommes qui la composent. Le capital matériel, C pour employer les termes économiques est multiplié par un capital humain T (comme travail) qui réunit les compétences et la motivation des hommes. Si C ou T sont proches de zéro, la valeur tactique de l’unité sera également proche de zéro. On rappellera que si la supériorité numérique compte beaucoup au niveau d'une campagne militaire tout entière, les rapports de forces ne dépassent pas le 2 contre 1 sur les points de contact. Les résultats des combats de bataillons ne dépendent pas du nombre d’hommes, mais de la manière dont ils utilisent les armes, et ces résultats sont souvent déséquilibrés. Sur un point de contact, le très bon «gagne tout» face à un très mauvais, et cela peut même se passer très vite si le très bon, ce qui par principe arrive le plus souvent, frappe le premier.

Ces problèmes de design opérationnels posés, intéressons-nous maintenant à celui des forces qui manœuvrent en Ukraine (à suivre).

Du design des unités blindées russes

Les armées russes et ukrainiennes se sont également considérablement réduites en volume par rapport à 1991, mais elles ont eu au moins la sagesse de conserver des matériels en stock. Leur capital humain s’est effondré encore plus vite avant de remonter avec une série de réformes, à partir de 2008 en Russie et en Ukraine après les échecs de la guerre de 2014-2015.

L’armée russe qui est engagée en Ukraine en février 2022 ressemble ainsi beaucoup en volume, équipements et méthodes au Groupe de forces soviétiques en Allemagne (GFSA) dont les forces de l’OTAN se demandaient comment il parviendrait à atteindre le Rhin en quelques jours. La première différence est cependant que le GFSA et ses cinq armées était le fer de lance d’un ensemble beaucoup plus imposant dont les armées seraient venues le renforcer. Cette fois, le « groupe de forces russes en Ukraine » (GFRU) dispose de neuf armées plus les deux des républiques séparatistes du Donbass. Chacune de ces armées est cependant plus petite que celles de 1989 avec 15-20 000 hommes chacune, soit l’équivalent d’une seule grande division ou corps blindé de 1945, et surtout elles constituent toute la lance alors que le GFSA n’en était que le fer. Une autre différence était que l’armée soviétique était mieux organisée.

Les unités de manœuvre du GFRU sont les brigades autonomes ou les régiments des divisions blindées et motorisées. Et là, il y a un nouveau problème. L’armée de Terre et les forces d’assaut aérien russes, deux armées différentes, ont voulu conserver de la masse tout en se professionnalisant. Les Russes n’ont donc jamais eu assez de volontaires pour armer tous les postes et ont conservé la conscription pour armer un tiers d’entre eux. Or, les conscrits ne peuvent être engagés à l’étranger hors guerre officiellement déclarée, ce qui n’est pas le cas ici. Une brigade ou un régiment est donc obligé de se réorganiser pour être engagé au combat avec entre 20 et 40 % d’effectif en moins. Concrètement, on leur demande de constituer deux groupements tactiques (GT). En février 2022, on en compte ainsi 128. Un GT est formé de 700 à 900 hommes, au moins au début. C’est de fait la réunion sous un même commandement d’un bataillon de manœuvre et d’un bataillon diversifié d’artillerie.

Le bataillon de manœuvre type comprend une ou deux compagnies de chars, deux ou trois compagnies d’infanterie motorisée sur véhicules de gamme BMP (à chenilles) ou BTR (à roues) et une compagnie à 4 ou 5 véhicules antichars. Le design des véhicules et l’organisation des unités ont été conçus à l’époque soviétique pour combiner une bonne  capacité de surmonter chaque résistance rencontrée et la vitesse opérative, c’est-à-dire la possibilité d’avancer de 10 à 20 km/jour à l’intérieur du territoire ennemi.

Les véhicules sont taillés au plus juste. Les chars de bataille ex-soviétiques sont plus légers d’une vingtaine de tonnes par rapport aux équivalents occidentaux. La vie à l’intérieur d’un T-72 ou d’un T-80 y est donc également difficile, mieux vaut ne pas mesurer plus d’1m 60, et même très dangereuse avec des obus placés directement sous les pieds du tireur et du chef de char. Les véhicules de combat d’infanterie BMP 2/3 ou BTR 82 ne valent guère mieux en termes d’ergonomie. Conséquence également des petites dimensions des engins et du faible nombre de véhicules de soutien, par ailleurs non protégés, le groupement tactique n’a guère d’autonomie logistique et ne peut combattre longtemps sans être ravitaillé.

Les unités sont organisées a minima avec des compagnies de combat de chars ou d’infanterie à 10 véhicules. Les compagnies de chars n’ont ainsi que 30 hommes, puisque les équipages sont réduits à 3 hommes. Les compagnies d’infanterie sont commandées par un lieutenant ou un capitaine dans son véhicule. Chacune des trois sections est réduite à trois véhicules et 29 hommes dont 23 seulement débarqués qui forment trois petits groupes à sept. Le groupe n’est pas articulé pour manœuvrer, mais simplement servir de base de feu antipersonnel et antichar. D’une manière générale, il y a un décalage de niveau entre l’armée russe et les armées occidentales. On demande à un chef de section russe ce qu’on demande à un chef de groupe en France. La manœuvre de la section russe est limitée et sur un petit espace. Là encore, comme les cellules tactiques sont réduites, quelques pertes suffisent à affaiblir très vite l’ensemble.

Avec un maximum de neuf sections d’infanterie aussi faibles et rigides dans un ensemble à 120 véhicules en moyenne, les GT sont relativement rapides et puissants à grande distance par tous les obus direct et indirects qu’ils peuvent lancer, mais rapidement épuisés et en panne, surtout lorsqu’ils pénètrent dans des espaces denses. Et encore, on considère là que le capital humain est à son maximum, il semble quand même que ce ne soit pas toujours le cas, sauf peut-être dans les forces d’infanterie navale et surtout les forces d’assaut aérien, et ce n’est pas un hasard, ces forces d’élite attirant aussi les meilleurs.

Ces unités plus polyvalentes, puisqu’elles peuvent être engagées par mer ou par hélicoptères, sont de fait également des unités blindées équipées de véhicules de combat de type BMD. En résumé, c’est une unité d’infanterie blindée encore plus réduite afin d’être aérotransportable. Une compagnie d’assaut aérien (VDV) à 72 hommes comporte ainsi trois sections sur trois véhicules BMD-4M à seulement 21 hommes. Le bataillon comprend ses propres appuis avec une section de chars légers 2S5 et une section de mortiers portés de 120 mm 2S9. À condition de disposer des moyens de transport, hélicoptères lourds et avions de transport, et d’une supériorité aérienne locale, les 12 brigades ou régiments d’assaut par air russes (environ 2 500 hommes à chaque fois), constituent, avec les 4 brigades d’infanterie navale assez similaires, des unités intéressantes. Leur mission est normalement d’accélérer encore l’offensive à grande vitesse en s’emparant de points clés, en version légère héliportée ou lourde avec véhicules en avant des colonnes blindées.

Pour être complet, chaque armée dispose aussi souvent d’une brigade de 1 500 spetsnaz chargés de la reconnaissance et des sabotages en profondeur et la 45e brigade de Forces spéciales est censée faire de même au niveau opératif à partir du nord-ouest de Kiev. On va trouver aussi rapidement quelques unités de la Garde nationale (Rosgvardia), normalement dédiées au maintien de l’ordre dans les zones arrière et conquises, mais dont certaines unités comme les Tchétchènes participent au combat comme infanterie légère, ainsi que des groupements de mercenaires Wagner.

Pendant ce temps en Ukraine

Les structures ukrainiennes sont légèrement différentes, malgré des équipements majeurs semblables. On compte 38 brigades d’active ou de réserve, très diverses (blindée, mécanisée, motorisée, montagne, assaut aérien, aéroportée) selon les dosages de bataillons de chars de bataille ou d’infanterie de 300 à 400 hommes. L’artillerie ukrainienne est bien moins volumineuse que celle de l’armée russe, aussi les Ukrainiens n’ont-ils pas constitué des associations manœuvre-artillerie comme les GT russes mais plus classiquement des bataillons chars-infanterie avec quelques appuis limités, souvent des mortiers. La densité d’infanterie y est également plus élevée que dans les GT russes. Les véhicules étant les mêmes que ceux des Russes, les compagnies ukrainiennes, pour ce que l’on en sait ont aussi sans doute des mêmes caractéristiques.

Contrairement aux Russes cependant ces bataillons de manœuvre sont plus cohérents puisqu’engagés directement au combat et non restructurés en se séparant des conscrits. Un effort considérable a également été fait avec l’aide des pays anglo-saxons pour constituer un corps de sous-officiers plus solide que celui des Russes et mettre en place des méthodes de commandement différentes, moins axées sur l’application stricte d’ordres et de schémas et plus sur le fonctionnement décentralisé par missions. Avec un effort de formation solide des réservistes, envoyés systématiquement sur le front du Donbass, et beaucoup plus de cadres ayant participé aux combats de 2014-2015 que du côté russe, on peut en ajoutant une motivation générale indéniable considérer un capital humain sans doute assez hétérogène, mais en moyenne supérieur à celui des unités équivalentes russes.

L’armée de manœuvre peut s’appuyer aussi sur un maillage de plusieurs dizaines de brigades de l’armée territoriale, de la Garde nationale du ministère de l’Intérieur, dont la 4e de réaction rapide (blindée) et d’un certain nombre de milices (Azov, DUK, Donbass, etc.), soit un ensemble disparate et de valeur très inégale de bataillons d’infanterie légère capables de compléter l’action des unités de manœuvre plus lourdes et de tenir des zones denses.

Toutes ces forces ukrainiennes sont organisées par commandements régionaux et employées selon une stratégie qui se veut forcément défensive. Les Ukrainiens se souviennent de la destruction en quelques minutes d’un bataillon mécanisée à découvert le 11 juillet 2014 par les lance-roquettes russes, puis des défaites d’Ilovaïsk en août 2014 et surtout de Debaltseve en janvier-février 2015 face aux groupements tactiques russes renforcés de milices séparatistes et alors qu'à l’époque, l’aviation et les hélicoptères d’attaque russe n’étaient pas intervenus. Ils redoutent donc d’engager leurs forces sous les enveloppes des tirs russes à longue portée, mais espèrent pouvoir freiner, stopper et user les colonnes ennemies dans les terrains denses, fortifiés, forestiers et surtout urbains. 

Voyons comment tout cela a fonctionné.

(à suivre)

L'art de la guerre dans Dune

Version agrandie et actualisé de l'article du Mook que l'on peut trouver ici

L’univers du roman Dune de Frank Herbert est d’une grande richesse, mélangeant dans un ensemble baroque, mais très cohérent des éléments de sociétés humaines passées et des éléments de pure imagination. La guerre s’y exerce de manière particulière, mais elle reste la guerre avec sa grammaire propre.

Comment détruire une Grande Maison

Le système politique de Dune en 10 191 AG (après la Guilde) est issu d’une grande convention qui régit les rapports entre la Maison impériale, les grands féodaux réunis dans l’assemblée du Landsraad et la Guilde des navigateurs qui dispose du monopole du vol spatial. S’y ajoutent d’autres acteurs à peine évoqués dans le premier livre, comme le Combinat des honnêtes ober marchands (CHOM) qui gère en commun les échanges économiques interplanétaires, le Bene Tleilax maître de la génétique ou les planètes industrielles Ix et Richèse. Il y a surtout l’ordre politico-mystique féminin du Bene Gesserit. Dans cet ensemble complexe, seules les Maisons féodales disposent du monopole de l’emploi de la force afin de régler leurs différends. Les autres acteurs n’en ont pas besoin pour assurer leur protection et leurs desseins politiques. S’il faut faire une analogie, l’univers de Dune est assez proche du système de relations des grands États européens du moyen-âge central ou du Japon des époques Kamakura-Morumashi, le CHOM faisant grossièrement office de pouvoir économique bourgeois et le Bene Gesserit d’Église catholique ou d’école bouddhiste. 

La guerre, entre Maisons donc, est régulée par plusieurs facteurs politiques, culturels et matériels. Le premier est la fragmentation des pouvoirs et le souci de maintenir un équilibre entre eux. Si l’Empereur dispose d’un prestige et d’une autorité certaine, personne ne souhaite le voir devenir hégémonique, comme d’ailleurs sans doute n’importe quel autre acteur. C’est pourtant apparemment le projet de Shaddam IV qui trouve devant lui le duc Léto Atréides, champion et modèle de la noblesse conservatrice. Abattre les Atréides permettrait de changer significativement le rapport de forces en sa faveur et d’imposer plus facilement un pouvoir absolu. Une attaque directe trop puissante de l’Empereur contre une Maison susciterait cependant une forte réaction de l’ensemble de la noblesse. Aussi l’Empereur envisage-t-il une opération par procuration en faisant appel aux Harkonnens. Les Harkonnens constituent la famille impure de l’univers de Dune, considérée par tous comme de lâches et brutaux parvenus anoblis par l’argent et non le mérite. Leur monde, Giedi Prime, est une version nazie de la Stahlstadt des Cinq Cents Millions de la Bégum de Jules Verne et une préfiguration de l’Apokolips dans l’œuvre dessinée de Jack Kirby publiée quelques années seulement après Dune. Les Harkonnens sont cependant riches, surtout après reçu le droit de récolter l’épice d’Arrakis pendant 80 ans, sans aucun respect des conventions féodales, et surtout ils détestent les Atréides, leur parfait inverse.

Ce sont donc des alliés idéaux pour l’Empereur. Retenons ce point : l’Empereur veut détruire les équilibres féodaux immémoriaux et progresser vers un régime absolutiste en s’appuyant sur la haine d’une Maison contre une autre, à la manière des Armagnacs et des Bourguignons au début du XVe siècle en France. Un pouvoir absolu va effectivement survenir par la faute de Shaddam IV mais pas du tout celui qui était prévu.

Derrière les freins politiques et culturels, il y a de nombreux facteurs matériels qui compliquent les choses. Si Dune est l’Europe médiévale, il faut imaginer les fiefs séparés par des mers que contrôlerait une compagnie maritime unique et neutre. Par simplification, les fiefs ou les sièges des sociétés diverses sont des planètes entières qui pour communiquer entre elles et donc se combattre sont obligées de passer par la Guilde des navigateurs. Pas de batailles spatiales donc dans Dune mais des raids chez les planètes ennemies, et beaucoup plus rarement des grandes batailles rangées. Là, encore on est largement sur un art de la guerre très médiéval.

Premier problème : c’est très coûteux. Les puissances de Dune sont comme celles de l’Europe médiévale toujours à la recherche de financements ou de remboursements pour leurs campagnes militaires. Le second problème, lié au premier, est comme pendant la guerre de Cent Ans, que l’on ne peut projeter via la Guilde que des armées réduites, quelques centaines de milliers de combattants au maximum, alors que l’on parle de guerres entre mondes entiers. Toutes les Maisons connaissant sensiblement les mêmes problèmes de financement, les forces en présence sont plutôt équilibrées. Les troupes qui débarquent doivent également faire face aux grands champs de force Holtzman, que l’on peut comparer aux murailles des châteaux forts, qui protègent les villes et les grandes bases. La défense l’emporte dès lors nettement sur l’attaque. On peut imaginer de grandes opérations de siège, mais qui dit siège dit longue durée avec toutes les conséquences logistiques que cela peut impliquer et puis il y a les atomiques.

Le dernier facteur est en effet qu’il faut imaginer toutes ces Grandes Maisons médiévales dotées d’armes nucléaires. L’emploi de celles-ci est prohibé par la Convention, mais, contrairement aux machines pensantes, pas leur possession. Les Grandes Maisons disposent donc depuis des millénaires d’un stock d’« atomiques » mystérieusement entretenu. Il y a un grand tabou sur l’emploi en premier de ce type d’armes et la famille qui s’y risquerait provoquerait sa mise au ban par toutes les autres. Aussi l’emploi des atomiques n’est-il réellement envisageable qu’en second ou, plus probablement, comme ultima ratio avant la possibilité d’une destruction totale, les fameux « intérêts vitaux » proclamés sans plus de précision par la doctrine française. Point particulier, dans Dune frapper une planète ennemie ne peut se faire en quelques minutes comme actuellement entre les puissances nucléaires à l’aide de missiles balistiques. Encore une fois, il faut en passer par un transport spatial et donc la complicité peu évidente de la Guilde, sauf si elle-même se trouve en danger mortel. Il faudra donc probablement les employer sur son propre sol et les seuls objectifs ne peuvent être que les forces ennemies. Notons que si ces forces d’invasion n’ont pas amené d’armes atomiques avec elles, elles ne pourront pas riposter de cette façon.

La guerre est donc à la fois probable entre toutes ces puissances à l’éthos très guerrier mais également difficile à organiser. Bien souvent, il s’agira plus de confrontation, ou de « guerre des assassins », utilisant tous les moyens de pression — sabotages économiques, corruption, pression diplomatique, raids sur les stocks d’épice, assassinats, etc. — que de guerre ouverte et de grandes batailles. Et si cette guerre ouverte survient, elle n’aura probablement pas le temps de s’achever par la destruction de l’adversaire, du fait des rétroactions des environnements stratégiques à plusieurs puissances rivales. Une famille qui engage toutes ses forces pour en vaincre une autre se trouve à la limite de la banqueroute et surtout se rend elle-même vulnérable à une attaque tierce.

La seule solution est donc de foudroyer l’adversaire par une attaque suffisamment rapide et massive pour obtenir un résultat décisif avant que des décisions contraires, l’emploi d’armes atomiques ou l’intervention d’autres acteurs, puissent survenir. C’était le scénario d’engagement dans la « marge d’erreur » de la dissuasion que décrivait le général britannique Hackett en 1979 dans La troisième guerre mondiale en imaginant l’invasion de la République fédérale allemande par les Soviétiques en deux jours. C’est évidemment le choix qui est fait par le baron Vladimir Harkonnens et l’Empereur Shaddam IV. L’attaque sera menée par les Harkonnens mais appuyée par des légions de Sardaukars, les soldats d’élite de l’Empereur camouflés pour l’occasion en Harkonnens, afin d’obtenir un rapport de forces écrasant. Elle sera grandement facilitée par l’action d’une « cinquième colonne » à l’intérieur du camp ennemie qui en sapera les défenses. Un cheval de Troie, mais cette fois opposé aux Atréides, descendants du roi Agamemnon vainqueur de Troie.

L’offensive pourrait se dérouler sur Caladan, le fief-planète des Atréides, mais l’Empereur préfère déplacer les Atréides sur la planète Arrakis qui leur est confiée en fief à la suite des Harkonnens. Les déracinés y seront croît-on plus faibles et les Harkonnens auront eu le temps préparer le terrain. Une stratégie à court terme qui va s’avérer désastreuse à long terme. Arrakis est une planète très particulière, qui recèle en son sol, le produit, l’épice, indispensable au fonctionnement de toute la civilisation ne serait-ce qu’en autorisant seule le voyage spatial, mais aussi la plus puissante armée de l’univers connu : les Fremen. L’alliance envisagée des Atréides avec les Fremen rend l’attaque d’autant plus urgente. Tout pousserait à ce qu’Arrakis soit maintenue dans la plus grande stabilité au profit de tous, les plans de Shaddam IV et de Vladimir Harkonnens vont y introduire un cocktail explosif d’autant plus dangereux que la politique du Bene Gesserit a aussi fait en sorte d’y introduire, plus ou moins volontairement, un individu détonateur.

Achille et Holtzman

Au niveau tactique, il y a des engins de tout type dans Dune comme les ornithoptère à ailes battantes, mais peu de machines de combat, la faute en grande partie à l’existence des boucliers de champs de force Holtzman invulnérables à tous les projectiles sauf les plus lents. Inutile donc de leur envoyer des balles ou des obus, même si ou pourrait imaginer que le souffle des explosions puisse avoir quelques effets. Il est possible d’y utiliser des armes à faisceaux laser, une arme d’avenir évidente à l’époque où écrit Herbert. Le problème est que la rencontre entre un faisceau laser et un bouclier produit des effets indésirables pour le tireur, pouvant aller jusqu’à une petite explosion atomique d’une kilotonne. Cela pourrait donner naissance à des tactiques suicide, un combattant forcé à la manière Harkonnen ou un volontaire venant tirer au laser contre les grands boucliers protecteurs jusqu’à l’explosion, mais cela paraît très aléatoire. Les lasers sont donc peu utilisés, leur emploi très surveillé et les véhicules servent surtout au transport d’une troupe qui est presque entièrement composée de fantassins.

Les champs de force Holtzman, apparemment peu coûteux et faciles d’emploi, sont très courants. Leur principale faiblesse est de pouvoir être percés par des armes blanches utilisées avec lenteur ou éventuellement des objets particuliers comme les chercheurs-tueurs ou les projectiles à faible vitesse des pistolets maula. La haute technologie impose donc paradoxalement de revenir à des formes ancestrales d’affrontement. Herbert exclut les tactiques collectives de type phalange, qui devraient pourtant être possibles, au profit d’un combat purement homérique fait d’une collection d’affrontements individuels ou en petites équipes. Le combat dans Dune oblige à l’excellence individuelle obtenue par un mélange de courage et de maîtrise de l’escrime. L’acquisition de cette excellence demande du temps et impose une professionnalisation de fait ainsi que la constitution d’une aristocratie guerrière. Cette aristocratie développe ensuite une culture spécifique qui lui assure le monopole de la violence, ce qui explique peut-être en retour le refus de toute tactique de masse, mais la rend également vulnérable à l’apparition de cette même masse sur le champ de bataille. Les civils-amateurs sont exclus culturellement d’un champ de bataille où ils n’ont aucune chance de survie, mais aussi largement des guerres elles-mêmes.

Dans l’Illiade, il y a les héros, qui ont un nom, et les guerriers anonymes qui servent de faire valoir aux premiers. Dans l’esprit de l’époque où Frank Herbert écrit, ces héros sont en fait des surhommes ayant pu accéder à des capacités supérieures à la normale grâce à un entrainement intensif dans des écoles spécialisées, mentats, sœurs du Bene Gesserit, école d’escrime du Ginaz, ou simplement l’éducation dans une famille noble. Cet entrainement exigeant est soutenu par des substances stimulantes comme l’épice, le jus de Sapho ou l’Eau de Vie, qui permettant d’accéder à des perceptions extra-sensorielles, sans l’usage de machines. Une Grande Maison dispose de nobles très éduqués et formés, d’un mentat, « ordinateur humain » remplaçant tout un état-major, et de champions-escrimeurs comme Duncan Idaho, Gurney Halleck ou Hasimir Fenring. Face à des duellistes de très haut niveau les soldats ordinaires, comme ceux des Harkonnens, ne sont que des chairs à épée. Duncan Idaho peut ainsi se vanter d’en avoir tué plus de 300 pour le compte du Duc Léto.

Ces héros sont cependant rares et s’ils sont flamboyants ils ne font guère la différence au sein de batailles qui sont des agrégations de milliers de microcombats. Pour faire la différence dans les batailles, Frank Herbert introduit donc une catégorie intermédiaire qui associe le nombre et la qualité : les combattants d’élite, comme les Sardaukars, les Fremen et les Atréides. Les Fremen ont les plus rudes, les Atréides sont d’excellents techniciens et les Sardaukars associent les deux caractéristiques dans des proportions moindres. Chacun de ces hommes est capable de vaincre plusieurs soldats ordinaires du Landsraad et leur présence décide du sort des batailles. C’est tout l’intérêt de la présence des Sardaukars dans la force d’attaque déployée par Vladimir Harkonnen contre les Atréides, avec cette crainte toutefois que ces quelques brigades puissent être utilisées par l’Empereur contre le baron. L’intérêt de ces combattants d’élite, évident au niveau tactique, est encore plus flagrant au niveau opératif lorsqu’on considère le coût de projection interplanétaire d’un seul homme.

Au passage, Frank Herbert insiste beaucoup sur l’importance des milieux extrêmes comme le désert d’Arrakis ou l’oppression de la planète prison Salusa Secundus, pour développer des qualités guerrières. Il pense certainement aux bédouins arabes du VIIe siècle ou de la révolte arabe de 1916 contre les Ottomans (le film Lawrence d’Arabie est sorti trois ans avant Dune) qui constituent son modèle pour les Fremen. Cette théorie, qu’il reprend dans Dosadi, est très discutable, les milieux physiques extrêmes sécrétant surtout des sociétés adaptées… à leur milieu, mais souvent figées, voire piégées. Les Inuits ou les Indiens d’Amazonie n’ont par exemple jamais constitué d’armées de conquérants. En creux, cette théorie suppose aussi que les sociétés riches et agréables sont amollissantes et que leurs armées sont faibles. L’Histoire montre que les choses sont nettement plus complexes. La création d’une force militaire est d’abord un phénomène social. Les Atréides échappent à cette théorie sans que l’on sache trop comment leur excellence de masse a été atteinte.

Les Fremen constituent un cas particulier dans l’univers militaire de Dune puisqu’ils sont à la fois parfaitement adaptés à leur milieu, très durs au combat et nombreux. Ils introduisent ainsi la masse à une échelle inconnue dans l’équation. L’attaque Harkonnen, considérée comme considérable, a mobilisé 10 légions soit quelques centaines de milliers d’hommes, là où le mentat Thufir Hawat s’attendait à un raid d’au maximum quelques dizaines de milliers, ce qui semblait constituer la norme des batailles. Tous ces chiffres paraissent par ailleurs assez faibles dès lors qu’il s’agit de contrôler une planète entière, mais il est vrai que les populations ne semblent pas considérables non plus. Avec une population de culture guerrière de dix millions de Fremen, on passe à un potentiel de deux à trois millions de combattants adultes. Cela change évidemment la donne comme l’arrivée des piquiers suisses dans la deuxième moitié du XVe siècle ou la levée en masse révolutionnaire de 1792 ont changé le visage de la guerre menée jusque-là en Europe avec de petites armées professionnelles. On peut penser aussi aux contingents professionnels occidentaux face aux 10 millions de Pashtounes en âge de porter les armes en Afghanistan ou au Pakistan. L’attitude et l’allégeance des Fremen constituent donc une donnée essentielle de la géopolitique de l’Empire.

COIN sur Arrakis

L’offensive Harkonnens-Sardaukars est un modèle d’offensive éclair. Tout lui réussit, avec il faut bien le dire un peu de chance. La double action décisive du docteur Yueh, la levée du bouclier défensif et la neutralisation du duc Léto, facilitent évidemment considérablement les choses alors que sa réussite n’était pas si évidente. Si Yueh avait échoué, l’opération aurait sans doute réussi au regard du rapport de forces mais aurait connu des évolutions plus compliquées. Cet « effet majeur » atteint, le destin de l’attaque qui bénéficie d’une énorme supériorité numérique et de la surprise ne fait plus aucun doute. Les Atréides sont submergés. Pour autant, il y a comme dans tous les plans complexes quelques grains de sable : Dame Jessica et Paul Atréides parviennent à s’enfuir dans le désert à la suite d’une erreur grossière de Vladimir Harkonnen. Ils retrouveront ensuite les quelques Atréides qui auront survécu, comme Gurney Halleck, mais aussi, atout essentiel et raté incroyable des Harkonnens, les atomiques de famille. Ce n’est pas tout.

Hormis les cas, très rares, d’extermination de l’ennemi, une victoire militaire ne devient victoire politique que s’il y a acceptation de la défaite par celui qui a perdu le duel des armes. Dans le schéma trinitaire clausewitzien, c’est le pouvoir politique qui constate la défaite et accepte la paix, le peuple ne pouvant que suivre les décisions de son gouvernement. Si l’action militaire ne se contente pas de vaincre l’armée adverse, mais a également pour effet de détruire le pouvoir politique, on se prive d’un interlocuteur et on prend le risque d’en voir apparaître un ou plusieurs autres qui vont continuer la guerre d’une autre manière. Les Américains ne sont pas les Harkonnens (mais la Maison impériale peut-être) et Paul Muad’Dib n’est ni Oussama Ben Laden, le mollah Omar ou Saddam Hussein, mais la situation sur Arrakis en 10 191 après la prise d’Arrakeen présente quelques similitudes avec celle de l’Afghanistan en 2001 et surtout de l’Irak en 2003, mais un Irak qui serait le seul producteur au monde de pétrole.

La guerre ne se termine pas en effet avec la mort du duc Léto, elle se transforme simplement. Les survivants Atréides se joignent à la guérilla endémique des Fremen contre les Harkonnens, qu’ils détestent, pour constituer une forme très efficace de « combat couplé » entre une puissance extérieure et des combattants locaux. Les Fremen apportent le nombre, leurs qualités de combattants et leur parfaite adaptation au milieu désertique ; les Atréides apportent les atomiques de famille, une « assistance militaire technique » pour la formation tactique et surtout un leader charismatique fruit des manipulations du Bene Gesserit, mélange de Lawrence d’Arabie, de Prophète Mahomet et de Mahdi soudanais. Ce n’est plus une réaction d’anticorps à une présence étrangère hostile, mais un véritable jihad.

Face à cette opposition qui se développe progressivement, se pose systématiquement le problème du diagnostic initial avec presque toujours la tentation de le minimiser et de le modeler en fonction de ses besoins. Pour le gouvernement français de 1954, les attentats de la Toussaint rouge en Algérie sont le fait de bandits et pour le commandement américain de 2003, les attaques de guérilla qui apparaissent dans le triangle sunnite irakien en mai-juin sont les derniers feux du régime déchu et de son leader en fuite. Cette appréciation initiale conditionne une réponse dont il est difficile par la suite de s’affranchir. S’écartant de la politique traditionnelle de pure exploitation économique de la planète Arrakis, et peu gênés par des considérations humanitaires qui n’existent, au mieux, que dans le cadre des signataires de la Grande Convention, les Harkonnens et les Impériaux qui reprennent le contrôle d’Arrakis voient les Fremen comme une nuisance dont ils sous-estiment par ailleurs l’importance et qu’il faut éliminer par l’extermination.

Tactiquement, on se trouve là encore dans le cas classique d’une force de technologie supérieure face à une guérilla protégée par son adaptation à un milieu particulier et protecteur (jungle, montagne, population locale des rizières ou des cités de l’Euphrate en Irak). Ce milieu est d’autant plus favorable que l’emploi des boucliers Holtzman y est très délicat car ils ont la particularité d’énerver les vers des sables, ce qui n’est jamais une bonne idée. Les Fremen pratiquent donc une escrime normale, là où leurs adversaires sont habitués à une escrime de champ de force très différente. Ils sont par ailleurs beaucoup plus nombreux que leurs adversaires, à l’inverse de tous les abaques de contre-guérilla. L’armée de Rabban la bête même aidée des Sardaukars n’a tout simplement pas les effectifs suffisants pour faire face à une guérilla d’un tel volume, d’autant plus que grâce à la maîtrise du « transport par vers » la mobilité opérative des Fremen est équivalente à celle de leurs ennemis et de leurs ornithoptères.

La tentation est alors forte pour les Harkonnens de limiter les risques en utilisant la maîtrise de l’air pour traquer l’ennemi à l’aide de machines volantes transformées en bombardiers en essayant si possible de décapiter l’ennemi par la mort de Paul Muad’Dib. Les Fremen y répondent par les méthodes classiques de dissimulation à une force aérienne, association au milieu, dispersion, enterrement, etc. À cette stratégie d’attrition des Harkonnens, par ailleurs peu efficace, ne serait-ce que par le manque de moyens, les Fremen coordonnés par Paul Atréides, transformé en surhomme prescient – le Kwisatz Haderach – par l’absorption de l’ Eau de Vie, répondent par une stratégie de pression économique en empêchant l’ennemi d’exploiter l’épice. Les moissonneuses d’épices sont semble-t-il plus faciles à trouver et détruire que les nombreux sietchs Fremen. Les Sardaukars quittent finalement le front sur décision de l'Empereur, mais les Harkonnens ne changent pas de stratégie. Ils n’envisagent pas une seule seconde de négocier, ni même de faire l’effort de former des combattants adaptés au désert. Rabban la bête n’est clairement pas un fin stratège et il n’a même pas de mentat à ses côtés. Celui du baron, Thufir Hawat retourné contre son gré après la mort de Piter de Vries, n’influence en rien les évènements. Il est très probable que selon un schéma classique dans les dictatures, la réalité de la situation sur le terrain reste masquée au sommet de l’organisation jusqu’à la catastrophe.

Au bout de cinq ans, la stratégie de Paul Atréides permet de contrôler la majeure partie de la planète et de provoquer une accélération des évènements. La menace enfin évidente sur la production d’épice provoque la formation d’une coalition de toutes les Maisons et d’une expédition sur le sol même d’Arrakis menée par l’Empereur en personne. On atteint ainsi le stade final de la guerre populaire telle que la décrivait Mao Tsé-Toung après la mobilisation et la guérilla. La bataille finale contre l’Empereur est l’équivalent en 10 196 AG de celle de Diên Biên Phu en 1954. 

Le problème tactique majeur qui se pose à nouveau est celui de l’élimination du bouclier de défense de l’Empereur. Le mode d’action utilisé est une grande tempête de sable dont on sait que l’électricité statique va saturer le champ de force. Il faut pour cela détruire auparavant les montagnes qui empêchent son passage et c’est là que les atomiques interviennent. Le tabou atomique est donc brisé, il est vrai de manière indirecte par un emploi sur un obstacle naturel, pour permettre la pénétration dans le camp adverse. Avec la supériorité numérique des Fremen et l’emploi surprise des vers des sables, la suite du combat ne fait plus alors aucun doute. Étrangement le combat se termine par un duel entre Paul Atréides et Feyd-Rautha Harkonnen, héritage des pratiques féodales, risque considérable tant la personne de Muad’Dib est importante, qui ne se justifie pas stratégiquement. Il aurait suffi que le comte Fenring, peut-être le meilleur escrimeur de l'Empire, accepte de combattre à la place de Feyd-Rautha pour changer le cours de l'Histoire, mais Fenrig refuse, ce qui en fait d’un seul coup un personnage très intrigant.

Paul Atréides/Muad’Dib l’emporte donc. La Guilde est obligée de lui obéir, car il dispose désormais du monopole de l’épice, un peu comme si Lawrence d’Arabie avait pris le contrôle de toute la production mondiale du pétrole. La Guilde n’est plus neutre et réserve ses long-courriers aux Fremen. Les Maisons sont donc isolées et obligées d’attendre les assauts des légions de Fremen qui peuvent les attaquer en masse et les soumettre, sans que l’on sache trop pourquoi les armes atomiques ne sont pas utilisées. Le jihad se répand dans l’univers connu et impose le pouvoir absolu du Mahdi.  Le jeu dangereux de l’Empereur a entraîné la fin d’une ère stratégique cohérente et le début d’une nouvelle époque.

Comment dire avec des mots simples à des gens de partir au combat avec vous


Publié le 29/05/2019

Amené à commenter la tactique dans les principales batailles de la série Game of Thrones, j’ai été frappé par l’usage abondant des discours de motivation avant ou pendant les combats. On notera que seuls les héros sympathiques en font, ce qui ajoute bien sûr à leur charisme. J’exclus évidemment l’Armée des morts de ce constat car si les Marcheurs blancs sont plutôt flegmatiques ils ne sont pas non plus insensibles aux émotions et donc à la peur, au contraire de leurs soldats.


Car bien sûr toute cette affaire tourne autour de la peur et de sa gestion, c’est-à-dire du contrôle de l’emballement créé par l’amygdale, cette petite sentinelle au cœur du cerveau qui organise la mobilisation générale en cas de danger. L’amygdale est puissante mais elle est bête, elle n’organise les choses qu’en fonction du passé (elle est intimement reliée à la mémoire) et non du présent. Pour analyser le présent, il faut utiliser son néocortex. Pas besoin heureusement d’être intelligent pour cela, il suffit simplement de pouvoir répondre à la question : « suis-je capable de faire face à la situation ? » Si la réponse est oui, il y a de fortes chances que vous vous transformerez en super-héros à la Jon Snow le temps de la bataille, si elle est négative l’emballement va s’accentuer jusqu’au moment de la paralysie avant la crise cardiaque.


En réalité, la plupart des membres d’un groupe placé dans une situation de stress auront du mal à répondre rapidement à la question, surtout si cette situation est surprenante et pas très claire. Quand les pulsations cardiaques montent trop vite, la réflexion devient difficile. C’est là qu’interviennent l’exemple et/ou le verbe. Sans l’un ou l’autre, on reste généralement « comme un con ».


L’exemple, c’est un modèle d’action qui se présente à soi. On voit quelqu’un qui va vers la menace (ou prétendue menace parfois, mais c’est une autre question) ou au contraire et plus fréquemment s’en éloigne et on le suit.


Le verbe, c’est l’épée qui tranche le nœud gordien. Il peut être intérieur (« Vas-y ! Bouge-toi ! »). On parle alors « d’écouter son courage », mais chez beaucoup il ne dit jamais rien. Le verbe est surtout extérieur, venant de quelqu’un qui, lui, a répondu « Je peux faire face » à la fameuse question et a, en plus, entendu une autre voix intérieure qui lui disait « il faut que tu dises quelque chose à tous ceux qui sont dans l’expectative…c’est ton boulot de chef, ton devoir, tu ne t’en sortiras pas sans eux, etc.). Et voici donc, après ce long préambule Sa Majesté le discours de motivation.


Comme j’ai parlé de GoT en  introduction pour attirer l’attention en voici un très simple qui en est issu :


Soldats !

Je suis une moitié d’hommes, mais qu’êtes-vous donc ! Il y a une autre sortie, je vais vous montrer. Sortez derrière eux et foutez-leur dans le cul.

Ne combattez ni pour le Roi, ni pour le royaume, ni pour l’honneur ou la gloire, ni pour la fortune, vous n’aurez rien !

C’est votre ville que Stannis veut piller, vos portes qu’il veut enfoncer, s’il entre c’est vos maisons qu’il enfoncera, votre or qu’il volera, vos femmes qu’il violera !

Des hommes courageux frappent à notre porte. Allons les tuer !



Les initiés auront reconnu le discours de Tyrion au cœur de la bataille de la Néra (saison 2, épisode 9), alors que la situation est critique, que le roi vient de rejoindre sa maman et que tout le monde regarde la Main.


En voici un autre, historique et très connu :


Soldats, vous êtes nus, mal nourris; le Gouvernement vous doit beaucoup, il ne peut rien vous donner. Votre patience, le courage que vous montrez au milieu de ces roches sont admirables ; mais il ne vous procure aucune gloire, aucun éclat ne rejaillit sur vous. Je veux vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde. De riches provinces, de grandes villes seront en votre pouvoir; vous y trouverez honneur, gloire et richesses. Soldats d'Italie manqueriez-vous de courage ou de constance ?


Il s’agit bien sûr de la Proclamation du général Bonaparte à l'armée d’Italie le 27 mars 1796. Bonaparte ne peut plus s’adresser directement aux dizaines de milliers d’hommes de son armée, mais il fait comme si en utilisant des intermédiaires.


Tous ces discours reposent en réalité sur des mécanismes simples que je m’empresse de vous dévoiler.  


En premier lieu, il ne s’agit à chaque fois que de deux choses : mobiliser (pour obliger à un comportement peu naturel) et/ou sécuriser (« ça va bien se passer »). On mobilise lorsque les choses paraissent faciles et qu’on risque de se faire surprendre ou au contraire lorsqu’elles sont difficiles et qu’il faut mobiliser toutes les ressources. On sécurisé lorsqu’on veut persuader que la situation est grave mais pas désespérée et que la montagne est haute mais parfaitement atteignable. Tout dépend donc de la situation de départ, et il ne faut évidemment pas se tromper. En général, un bon discours comprend un mélange des deux modes. Je conseille pour ma part un modèle club-sandwich PSSP (Pression-Sécurisation-Sécurisation-Pression) en trois ou quatre séquences commençant par une interpellation mobilisation, suivie d’une ou deux séquences de sécurisation et se terminant par une nouvelle mobilisation, éventuellement une injonction.


Quels sont les ingrédients à y mettre ? Reprenons les deux exemples. De quoi parle-t-on ? De soi ou de l’ennemi, dans le passé, maintenant ou dans le futur. Ce qui stimule : la honte d’un acte passé, une faiblesse actuelle par rapport à l’ennemi, un futur horrible si on échoue ou au contraire génial si on réussit. Ce qui rassure : les victoires passées, les points forts actuels, et une certitude raisonnable de réussite. Dans les deux cas, on peut jouer sur l’affectif (le très vintage « honneur » par exemple) ou la raison et des éléments objectifs (« On a un dragon et pas eux »). On peut employer tous les temps, mais l’impératif est intéressant pour donner un cadre.


Reprenons les exemples précédents. Tyrion fait un discours rapide en PSPP en interpellant, en décrivant une solution (une autre sortie et les moyens de les prendre à revers), une situation future fort déplaisante en cas d’échec, une petite valorisation de l’ennemi (des « hommes courageux ») et termine par un ordre. Notons le « Allons » qui induit que contrairement au Roi, il en sera. De son côté Bonaparte, fait un PSSP classique, mais efficace. Il commence par un point de situation négatif, reconnait le courage et la patience admirables (point sécurisation), enchaîne ensuite une promesse de richesse et de gloire (« vous y trouverez », nouvelle sécurisation presque autant que stimulation) et appel final à l’honneur (notons le courage qui passe de « stoïcien » au début à « homérique » à la fin).


Une fois que l’on a compris ces quelques principes, c’est assez simple. On peut faire un petit PSSP à la manière du maître Yoda en une minute : « Fort est Vador, mais la haine en lui je vois, le vaincre tu peux donc, et surtout le vaincre tu dois ». Ajoutez une voix un peu rapide pour la stimulation, plus lente pour la sécurisation et surtout claire et forte, je n’ose dire grave (Dieu dans Les dix commandements) pour ne pas passer pour sexiste, mais écoutez bien quand même la teneur et le débit des voix dans les publicités ou les reportages en vous demandant quel est l’effet recherché à chaque fois. Parlez naturellement (personne ne lit un papier devant les troupes dans GoT) et donc apprenez par cœur le texte ou au moins entraînez-vous à combiner les ingrédients.


Vous voilà prêts à vous faire suivre jusqu’à la mort. Dans GoT et tous les films américains, un discours se termine par un hourra spontané et des épées en l’air (sauf l’épisode où Theon Greyjoy prend un coup de masse juste après un beau discours). En réalité, c’est vous qui devrez provoquer ce hourra mobilisateur. Maintenant, si vous constatez simplement que tout le monde vous écoute et vous regarde avec attention sans jeter un coup d’œil à son smartphone, vous aurez déjà gagné.

Hourra !


Petit travail pratique : saurez-vous trouver la forme et les ingrédients utilisés dans cette autre proclamation de Bonaparte (26 avril 1796) ?


Soldats, vous avez en quinze jours remporté la victoire, pris 21 drapeaux, 55 pièces de canon, plusieurs places fortes, conquis la partie la plus riche du Piémont; vous avez fait 15000 prisonniers, tué ou blessé près de 10000 hommes.

Vous vous étiez jusqu'ici battus pour des rochers stériles. Dénués de tout vous avez supplée à tout. Vous avez gagné des batailles sans canons, passé des rivières sans pont, fait des marches forcées sans souliers, bivouaqué sans eau-de-vie et souvent sans pain. Les phalanges républicaines, les soldats de la liberté étaient seuls capables de souffrir ce que vous avez souffert.

Mais soldats, vous n'avez rien fait, puisqu'il vous reste encore à faire. Ni Turin, ni Milan ne sont à vous. La patrie a droit d'attendre de vous de grandes choses : justifierez-vous son attente ? Vous avez encore des combats à livrer, des villes à prendre, des rivières à passer. Tous brûlent de porter au loin la gloire du peuple français; tous veulent dicter une paix glorieuse, tous veulent, en rentrant dans leurs villages, pouvoir dire avec fierté: « J'étais de l'armée conquérante d'Italie!».

Le Sahel comme laboratoire des guerres longues


Modifié le 6 mars 2020

La France est en guerre au Sahel. On ne saurait pas forcément dire quand cette guerre a commencé pour elle. Faut-il remonter à au Groupe islamique armé (GIA) algérien qui, lui nous a tué 21 ressortissants français en Algérie ou en France dans les attentats entre 1994 et 1995, projetant même de détourner un avion de ligne pour l’écraser sur Paris? Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) ex- Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) en est issu et se considère depuis toujours en guerre contre nous. Faut-il considérer la mise en place en 2009 des Forces spéciales de l’opération Sabre, premier acte discret de l’implication militaire directe de la France dans la région?


Dans tous les cas notre guerre au Sahel est déjà la plus longue conduite par la France depuis très longtemps, avec la perspective de durer encore probablement de nombreuses années. Elle est en cela assez typique de ces longs conflits sans début clair et à la fin incertaine qui opposent désormais des États à des organisations armées dans des «complexes conflictuels» régionaux. Nous y intervenons pour empêcher que les entités qui nous sont hostiles à l’intérieur nous portent des coups trop violents dans la région ou même désormais en métropole, limiter ensuite les conséquences qu’une profonde déstabilisation de la zone pourrait avoir sur nos sociétés, par l’explosion des trafics de drogue non contrôlés par exemple ou des flux migratoires.

Est-ce que nous nous y prenions bien? Pas forcément. Le « bouclier lointain » peut devenir lourd à porter si justement il est trop lourd et s’il faut le porter trop longtemps. Nous avons encore un peu de mal à appréhender ces conflits longs, presque perpétuels, mais le Sahel peut être notre école.

Dans le complexe conflictuel sahélien


L’Afrique occidentale et centrale est le théâtre d’opération privilégié de la Ve République. Nous y intervenons régulièrement depuis la fin de la colonisation à partir d’un système opérationnel assez unique fondé sur un réseau d’accords bilatéraux, de bases locales, de coopération/formation et de forces d’intervention professionnelles en alerte en métropole ou sur place, comme la 6e Compagnie parachutiste d’infanterie de marine (CPIMa), une unité longtemps composée de soldats français, volontaires service long ou professionnels, et de différents pays africains. Ces forces sont réduites en volume, mais activables très rapidement sur simple décision du président de la République. On imagine alors qu’elles ne serviront qu’à gérer de petites crises locales, selon le principe du verre d’eau lancée sur l’incendie naissant.


Bien sûr, les choses ont été rapidement plus compliquées que cela et ce modèle souffrait d’un défaut de naissance : nous intervenions beaucoup, mais presque exclusivement dans nos anciennes colonies et chacune de ces interventions pouvait être ressentie, localement et en France, comme un retour à l’ancienne sujétion. Soumis à ce dilemme de l’intervention souvent demandée et de l’accusation toujours possible, nous avons beaucoup tâtonné dans l’emploi de nos forces sur de continent. De force de contre-coup d’État dans les années 1960, nous sommes passé à une campagne de contre-insurrection imprévue au Tchad en 1969-1972, puis à des actions de force rapides à la fin des années 1970, avant de préférer l’appui indirect et discret aux armées locales, puis les opérations de stabilisation c’est-à-dire sans considération d’ennemi dans les années 1990 et sous drapeau européen. Malgré les nombreux précédents fâcheux, nous avons même tenté l’interposition en République de Côte d’Ivoire. Les résultats de ces expérimentations, qui étaient surtout des substituts à l’intervention directe, ont été très mitigés.


L’engagement dans le théâtre sahélien en 2009 commence sous une nouvelle forme, légère et discrète, avec la proposition d’aider les armées locales à se transformer et une petite capacité d’intervention directe ponctuelle et discrète de nos forces clandestines ou spéciales. Cette «empreinte légère» fonctionne jusqu’en 2012. La Mauritanie accepte notre aide et cela va être un succès, et nous contenons AQMI dans ses attaques et ses prises d'otages. Pour  le reste, nous ne touchons pas vraiment aux problèmes de fond de la région. 

Le contexte change profondément avec la prise de contrôle du Nord-Mali par le Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA). Cette crise révèle alors la faiblesse profonde des Forces armées maliennes (FAMa) et ce qui est presque toujours lié, des institutions du pays. Critiquant l’inaction et la corruption du gouvernement un groupe de militaires organise organisé un coup d’État à Bamako le 22 mars 2012, ce qui plonge le pays encore plus dans la confusion. Dans le Nord, les organisations djihadistes, AQMI et Ansar Dine, auxquelles se joint le Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO) se retournent contre le MNLA et prennent à sa place le contrôle des villes du Nord. Avant la territorialisation de l’État islamique en Syrie et en Irak, la moitié d’un pays africain se trouve d’un seul coup aux mains d’organisations djihadistes.

La réponse à cette situation a été classique. Dès le coup d’État du 22 mars, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) négocie la remise en place d’institutions maliennes stables et organise une opération militaire, la Mission internationale de soutien au Mali sous conduite africaine (MISMA), destinée à aider les FAMa à reprendre le contrôle de l’ensemble du pays. L’action de la CEDEAO est alors appuyée par les grandes organisations internationales, comme l’Union européenne qui propose de fournir une mission de formation ou de reformation technique des bataillons FAMa (EUTM, European Training Mission). La France annonce qu’elle appuiera le processus.


Les résultats ont également été classiques. Par manque de financements, et de troupes et d’états-majors opératifs formés et immédiatement disponibles, la MISMA met un temps particulièrement long pour se mettre en place, alors qu’il ne s’agit que de déployer 3300 soldats. L’UE ne fait guère mieux avec EUTM.


Au bilan, lorsqu’au mois de janvier 2013 Ansar Dine reprend les hostilités contre l’État malien en lançant un raid en direction de Mopti au centre du pays, rien n’est prêt après huit mois de tractations. Face aux quelques centaines de combattants d’Ansar Dine, il n’y a rien de solide. C’est finalement la France, seule à disposer de vraies capacités d’intervention rapide dans la région, qui est appelée au secours.


La France accepte et pour la première fois depuis 1978, nous nous engageons en Afrique dans une intervention directe, baptisée Serval, avec un ennemi désigné et une mission claire, le chasser du Nord-Mali. Les premiers à intervenir sont les hommes de l’opération Sabre et la force de frappe aérienne basée à N’Djamena ou même en France. Ils sont rapidement rejoints par des forces venues de métropole ou des pays alentour et au bout d’un mois, la force terrestre comprend une brigade avec quatre groupements tactiques interarmes (GTIA) motorisés et un groupe aéromobile tandis que la force aérienne a pratiquement doublé avec 37 aéronefs divers, dont douze avions de combat. C’est la plus grande opération militaire française depuis 1990.


Serval est un remarquable succès, en grande partie du fait de la territorialisation de l’ennemi qui a permis de donner la priorité à l’affrontement force contre force et de fournir des résultats visibles. Serval a pu être ainsi une «opération séquentielle», une forme d’intervention où on agit exclusivement contre la force armée ennemie en progressant d’objectif en objectif jusqu’au but final. Il suffit alors de regarder sur la carte la progression des petits drapeaux pour savoir dans quel sens va l’histoire. Après avoir stoppé l’attaque ennemie, le bénéfice de la surprise est conservé avec la prise de risque d’une contre-offensive immédiate. La rapidité de l’offensive en direction de Gao et Tombouctou permet de libérer la boucle du Niger dès le 28 janvier puis les villes du Nord jusqu’à la frontière algérienne. Les combats véritables commencent mi-février dans l’Adrar des Ifhogas contre AQMI, avec l’aide précieuse d’un bataillon tchadien, et aux alentours de Gao contre le MUJAO. À la fin du mois d’avril, les groupes djihadistes ont perdu un tiers de leurs combattants au combat et leurs bases ont été détruites. Depuis le début de l’intervention française, il y a eu 400 combattants djihadistes tués au combat pour 4 Français, 7 Maliens et 23 Tchadiens. Dans cette forme opérationnelle en séquence, la réponse à la question «pourquoi nos soldats meurent-ils?» est claire et n’induit que rarement le doute puisqu’elle s’accompagne de résultats visibles.


Mais Servaln’était qu’une bataille. À l’été 2013, si elles ont été battues et contraintes à la fuite ou la clandestinité au Nord-Mali, les organisations ennemies existent toujours et aucun des problèmes de la région et en particulier du Mali, corruption et inefficacité voire oppression des institutions et de l’administration, clivages socioethniques, «question touareg», tous ces éléments qui ont fait que ces groupes ont pu y prospérer n’est résolu. Devant ce changement de contexte, il était nécessaire également de changer de forme opérationnelle.


Barkhane


L’expérience des opérations semble indiquer que si on ne peut raisonnablement espérer un succès stratégique dans les trois années qui viennent, il faut alors s’attendre à ce que les forces étrangères présentes et visibles à côté du au problème non résolu y soient associées. Commencera alors le temps du doute et de l’usure, puis du retrait rapide et de la victoire de l’ennemi. En anticipant que cela durera plus de trois ans, il faut soit décider de renoncer tout de suite, soit s’organiser pour un conflit très long. Nous n’avons fait vraiment ni l’un ni l’autre.


En lançant l’opération Barkhane en juillet 2014, nous avons décidé de rester visibles à côté du problème. Fondamentalement, Barkhanecorrespond à l’association dans une seule force de toutes les opérations que nous menions déjà dans les pays du G5-Sahel, Mauritanie, Mali, Niger, Burkina Faso et Tchad. L’élément nouveau par rapport à avant 2013 est le maintien d’un GTIA aéroterrestre à Gao et dans les bases temporaires autour, c’est-à-dire au cœur de la zone critique.


Barkhane travaille en coopération avec les autres acteurs militaires de la région, Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) qui remplace et intègre la MISMA, EUTM, les forces armées nationales et enfin la force conjointe du G5-Sahel créée officiellement en février 2017. Toutes ces entités auxquelles il faudrait ajouter toutes les missions de développement ou l’Organisation des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) s’empilent les unes aux autres dans la région, sans empêcher le centre du Mali, le nord du Burkina-Faso et le Nord ou le Sud-ouest nigérien, d’échapper au contrôle des États locaux. La MINUSMA ne sait pas combattre, EUTM ne fournit que de la formation technique à l’armée malienne et ne touche donc que la surface de ses problèmes, la force conjointe comme toutes les forces interafricaines doit attendre des années pour trouver les moyens techniques et financiers de fonctionner. Les États malien et burkinabè bougent peu.


Barkhane est donc, avec les armées mauritanienne et tchadienne en périphérie, l’acteur militaire le plus important du complexe conflictuel. Pour autant, avec un effectif total variant de 3000 et 5000 soldats et une force aérienne d’une quarantaine d’aéronefs de tous types pour une région immense, ses moyens ne lui permettent pas de faire vraiment autre chose que des raids et des frappes. Ses effectifs sont tellement réduits que même associée à quelques bataillons locaux, elle ne peut se déployer qu’au mieux quelques semaines dans une région. Elle est souvent efficace dans la traque et l’aide à la population (avec des moyens très faibles), mais ce n’est forcément que temporaire. La «tache d’huile» ne fonctionne que si elle est permanente. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, si cette «tache d’huile» s’efface parce que l’État n’en a pas profité pour rétablir une administration légitime, au bout de quelques jours, quelques semaines, quelques mois éventuellement, les choses redeviendront comme avant. Contrairement à Serval, Barkhane est une opération cumulative. Cette fois pas de drapeau à planter sur des villes libérées, pas de batailles, mais une multitude de petites actions isolées dont on espère qu’elles finiront par produire après des années un «État final recherché» ambitieux, mais flou.


Au bilan, le principal effet de Barkhane est surtout dissuasif en empêchant l’ennemi de faire les choses en grand, constitution de bases, raids volumineux, sous peine d’être repéré et frappé. C’est déjà beaucoup, mais la force d’une organisation armée réside surtout dans sa capacité de génération. Depuis ses débuts Barkhane élimine en moyenne un combattant ennemi tous les deux jours. Cela pourrait finir par entraîner l’usure voire la destruction de groupes de quelques milliers d'hommes si ce combattant éliminé n’était rapidement remplacé. Or les raisons seront toujours aussi nombreuses de venir rejoindre les rangs de l’État islamique dans le grand Sahara (EIGS) ou du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), réunissant tous les anciens groupes djihadistes de 2013 à quelques nouveaux. Non seulement l’ennemi ne s’affaiblit pas, mais il tend à étendre son contrôle, et à infliger des coups sévères aux forces locales et à la MINUSMA.


Barkhane a donc une certaine efficacité, purement militaire, mais elle n’est pas efficiente. Malgré la supériorité française sur chaque point de contact, une opération de longue durée finit par coûter cher humainement. Au mois de février 2019, 32 soldats français sont morts dans l’opération Barkhanequi s’ajoutent aux dix de Serval, à cette différence qu’au contraire de Serval, on a plus de mal cette fois à associer ces pertes à des bilans concrets importants. Chaque perte nouvelle induit le doute et l’accumulation du doute induit le sentiment d’enlisement inutile. C’est beaucoup moins visible, mais l’engagement d’une force moderne et sur de grands espaces coûte aussi cher financièrement, de l’ordre d’un à deux millions d’euros par jour, à comparer à la moyenne des combattants ennemis éliminés. Au total, donc Barkhane aura donc déjà coûté début 2020 aux alentours de 2,5 milliards d’euros.


Enfin, sur la durée on s’expose aux «cygnes noirs», ces évènements inattendus qui ont des effets stratégiques. Ces «cygnes noirs» peuvent être favorables, comme lorsqu’un camp ennemi décide de se rallier à soi par exemple, mais ils sont souvent négatifs. Un comportement désastreux de nos soldats auprès de la population ou pire des morts innocents, un accident d’hélicoptère, ou même simplement au moins cinq de nos soldats tués en une journée de combat et l’engagement tout entier sera remis en question. Nous sommes soumis à la qualité totale, or sur la longue durée celle-ci est impossible à tenir.


Très rapidement, souvent aussi à partir de trois ans, s’il n’y a pas de résultats cela deviendra de notre faute, parce que nous sommes étrangers, parce que nous sommes visibles à côté du problème alors que celui-ci est plutôt nourri par des facteurs invisibles, parce ce que certains, et pas seulement nos ennemis, ont intérêt à ce qu'on le voie ainsi. Mécaniquement, une opération qui ne produit pas d’effets visibles et très sensibles verra son soutien national et local diminuer inexorablement, d’où d’ailleurs la tentation politique de rechercher à tout prix des bilans positifs à montrer, or les seuls bilans à montrer rapidement dans ce genre d’opérations sont des bilans d’élimination. L’exécutif politique poussera donc encore plus à traquer, rechercher et détruire, afin de «nourrir les communiqués», mais aussi à être plus visible encore à côté d’un problème dont la résolution ne peut être que longue.

S’organiser pour durer


Ces problèmes auraient pu être évités en s’organisant mieux pour mener une guerre de longue durée. Pour durer, il faut être efficace tout en étant économe de la vie de nos soldats, de nos finances et de notre image.


Un principe de base devrait être de placer dans les mains d’une seule entité dirigée par une personnalité civile ou militaire au rang de ministre tous les instruments de puissance et d’influence diplomatiques, économiques, informationnels et militaires, dont nous disposons pour l’ensemble de l’Afrique occidentale. La plupart des innovations ne sont pas techniques, mais organisationnelles ou culturelles, faire travailler ensemble sous une même direction et en synergie militaires, développeurs, diplomates et influenceurs serait déjà une révolution. Il serait bon que cette entité ne soit pas placée au cœur de la zone critique, mais en périphérie.


Les moyens militaires de cette organisation doivent être de plusieurs ordres en fonction de leur visibilité. Les forces régulières  «lourdes» et donc visibles doivent rester en périphérie de la zone critique et attendre les grosses cibles, de la colonne de picks up à la base dans une vallée montagneuse. C’est ainsi que l’on a procédé en Mauritanie lors de l’opération Lamantinen 1978 et à plusieurs reprises au Tchad. Au pire, si l’ennemi reconstitue des bases importantes, il faut «refaire Serval», à la demande du gouvernement local.  



La zone critique de son côté doit être occupée par des moyens discrets. La priorité doit y être la recherche du renseignement et la connaissance du milieu. Il faut des moyens de surveillance, il faut aussi un réseau de gens sur le terrain qui connaissent parfaitement les régions, parlent la ou les langue(s), et passent leur temps à chercher à comprendre.


S’il faut y agir ponctuellement, il faut le faire avec des forces masquées, clandestines, « forces spéciales noires » de raids, « forces spéciales blanches » pour l’encadrement, mercenaires si possibles français. 

S’il faut agir avec un peu de volume et il en faut souvent, il faut s'associer. Il n’y a pas d’exemples de contre-insurrection moderne menée par une puissance au sein d’un pays étranger souverain qui n’ait réussi sans l’intégration sous le commandement de cette puissance de forces «non nationales». Les troupes du Special Air Service (SAS) ont encadré les milices locales dans la guerre du Dhofar au début des années 1970 et cela a été la clé du succès. En en 1969 l’armée nationale tchadienne a fusionné avec les forces françaises le temps de leur reconstitution et cela seulement a permis à ces dernières à se retirer trois ans plus tard après avoir vaincu le Front de libération nationale. Au Sud-Vietnam l’expérience militaire américaine la plus réussie a été l’intégration de groupes de combat de Marines dans les sections d’autodéfense des villages. Les mêmes Américains n’ont pu l’emporter en Irak en 2007 qu’en intégrant dans leurs rangs 100000 miliciens locaux qui venaient s’ajouter aux 160000 membres de sociétés privées également payés par eux. Une des forces de l’intervention actuelle de la Russie en Syrie est que l’engagement au contact au sol y est conduit soit par des troupes privées russes, soit par le 5e corps d’armée syrien sous commandement russe.

Dans l’idéal, à efficacité et contrôle équivalents moins les nationaux qui sont dans ces forces mixtes sont visibles et mieux c’est. Après le retrait des forces régulières du Tchad en 1972, hormis un bataillon en réserve d’intervention à N’Djamena, la plupart des aéronefs de l’armée de l’Air tchadienne sont pilotés, très efficacement, par des Français en uniformes tchadiens. Les soldats privés, éventuellement détachés temporairement de la force régulière, pour peu évidemment qu’ils soient contrôlés comme cette dernière, font le travail aussi bien et plus discrètement. S’ils portent l’uniforme local, on peut plus difficilement critiquer la France et s’ils tombent, cela n’est pas annoncé dans les médias. 

On obtient ainsi de la force, de la masse, de la connaissance du milieu, pour infiniment moins cher en coût humain, financier et d’image. Mais là encore, il faut innover culturellement et dépasser des blocages psychologiques, sous peine d’être dépassés par ceux qui le font.


Pour la structure des forces, on sait depuis longtemps à quoi elle doit ressembler une armée de contre-insurrection en milieu complexe. Il faut d’abord une force qui ressemble à celle de l’ennemi, donc une force nomade et bien intégrée dans le milieu physique et humain. Cette force sert d’abord exercer une pression sur l’ennemi, le traquer et le fixer, en coordination avec des forces de sécurité permanentes et des forces d’intervention aéroterrestres locales ou extérieures. L’armée mauritanienne a adopté ce modèle avec succès avec un effort particulier pour payer correctement et réellement les soldats et les accompagner socialement, sans quoi tout le reste serait inutile. Tout cela s’est fait avec l’aide des Américains et des Français, par le biais de la présence permanente de coopération, les détachements d’instruction opérationnelle (DIO) de la base française de Dakar qui viennent assurer des formations temporaires et des Forces spéciales ou clandestines françaises qui ont grandement aidé à la formation des Groupes spéciaux d’intervention (GSI), les unités nomades qui surveillent la frontière, et les accompagnent parfois dans leurs missions. Cela ne gagne pas la guerre, mais permet au moins que les objectifs stratégiques que nous cherchons à atteindre, l’endiguement de l’ennemi djihadiste et le maintien du désordre à un niveau tolérable pour nos intérêts soient atteints au moindre coût.


Notre modèle de forces, tel qu’il est conçu, tel qu’il est employé n’est pas complètement adapté aux conflits longs et de faible intensité qui semblent être désormais la norme. D’autres nations, avec qui nous pouvons être en confrontation dans ces complexes de conflits, ont déjà pris beaucoup d’avance dans cette manière de faire la guerre.

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