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À partir d’avant-hierOrient XXI

Turquie-Israël. La persistance d'une relation ambiguë

Alors que la guerre contre Gaza a débouché sur une escalade verbale entre Ankara et Tel-Aviv, les relations entre Israël et la Turquie ont tout de même survécu, tant les liens et les convergences entre les deux pays restent fortes.

La première réaction de la Turquie au déclenchement de la guerre de Gaza a surpris par sa prudence, comme d'ailleurs celle qu'elle avait eue après l'invasion de l'Ukraine avait étonné par son légalisme, insistant sur le respect de la souveraineté de Kiev. Dans les deux cas, Ankara, qui entretient des relations fortes et suivies avec les deux belligérants, a ostensiblement offert sa médiation, déjà antérieurement proposée. Dans les deux cas aussi, l'ambivalence qu'on décèle dans cette attitude initiale n'est pas le seul résultat de la conjoncture. Elle renvoie à la nature profonde de la diplomatie de ce pays souvent contraint à de grands écarts périlleux au cours de son histoire.

Le 7 octobre 2023, lorsque le Hamas lance son attaque inattendue, la Turquie et Israël sont en pleine réconciliation après plus d'une décennie de relations inégales ayant parfois frisé la rupture, avant d'entrer dans de laborieuses périodes de restauration. La capacité à gérer cette inconstance est le premier phénomène qui surprend. Elle découle de multiples convergences politiques, stratégiques et surtout économiques. Quel est l'avenir de cette relation complexe dans la nouvelle donne établie par le retour de la centralité du conflit israélo-palestinien au Proche-Orient ?

La Turquie ayant été le premier pays musulman à reconnaître Israël en 1949, peu après la création de celui-ci, ces deux États sont de vieux partenaires qui se connaissent bien. En dépit de quelques accrochages feutrés provoqués par les conflits israélo-arabes pendant la guerre froide, leurs relations mutuelles sont au beau fixe après la fin du monde bipolaire, et l'arrivée au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP) au début du millénaire ne paraît pas devoir remettre en cause cette entente cordiale. En 2008, Ankara accueille même des négociations officieuses visant à permettre à Israël et au régime syrien de normaliser leurs relations, négociations qui n'aboutiront pas.

Rapprochement avec le Hamas

Ce n'est pas tant la question palestinienne que la situation nouvelle, nouée avec l'arrivée au pouvoir du Hamas dans la bande Gaza après les élections de 2006, qui est à l'origine de la brouille turco-israélienne qui commence à partir de 2009. Lorsqu'Israël lance sa première campagne de bombardements massifs sur l'enclave palestinienne avec l'opération « Plomb durci », Ankara ne tarde pas à réagir. Lors d'un mémorable panel au Forum de Davos de janvier 2009, Recep Tayyip Erdoğan apostrophe sans ménagement le président israélien Shimon Pérès.

Dès cette époque, on voit le nouveau gouvernement turc se rapprocher du Hamas qu'il tente de faire admettre comme un partenaire officiel des négociations. Un an plus tard, les relations turco-israéliennes frisent la rupture, lorsque le Mavi Marmara, le navire amiral d'une flottille humanitaire affrétée par une organisation islamique turque tente de forcer le blocus de Gaza. Lors de son arraisonnement, neuf humanitaires turcs sont tués et les liens entre les deux pays paraissent durablement dégradés.

Cependant, en 2013, de façon totalement inédite, Benyamin Nétanyahou accepte de présenter à Erdoğan les excuses que celui-ci exige pour restaurer les relations. Mais l'initiative est compromise en 2014 par une nouvelle campagne de frappes sur Gaza, « Bordures protectrices », que le leader de l'AKP dénonce, en accusant Israël d'avoir « surpassé Hitler dans la barbarie »1. Si bien que ce n'est qu'en 2016, après l'indemnisation des familles des victimes de la flottille, que les relations diplomatiques sont restaurées au plus haut niveau par un échange d'ambassadeurs. L'accalmie sera de courte durée.

En 2019, la grande marche du retour des Gazaouis, qui se traduit par une répression sévère et un très grand nombre victimes palestiniennes, provoque à nouveau un affrontement verbal entre le président turc et le chef du gouvernement israélien. Une nouvelle dégradation du niveau des relations diplomatiques s'ensuit, et il faudra attendre 2022 et la visite en Turquie du président israélien Isaac Herzog, pour les voir échanger à nouveau des ambassadeurs, dans un contexte où Ankara tente d'aplanir ses différends avec le monde arabe (Égypte, Émirats arabes unis, Arabie saoudite…), et où celui-ci semble être entré dans une phase de convergence globale avec Israël, après les accords d'Abraham.

Plus que l'inconstance, ce qui frappe au-delà de cette brouille durable est finalement la résilience qui a sauvegardé la relation entre les deux protagonistes. Car, ni l'arraisonnement d'un navire humanitaire, ni les frappes de plus en plus intensives sur Gaza, ni les tensions verbales très dures de dirigeant à dirigeant, ni les répressions sanglantes de manifestations palestiniennes n'ont eu raison des liens fragiles entre les deux puissances régionales.

La place de la communauté juive

Pour comprendre comment les relations turco-israéliennes ont pu survivre et régulièrement renaitre, il est important d'identifier ce qui contribue à les structurer durablement. La solidité des liens économiques constitue le premier axe de cette continuité. Pour s'en convaincre, il suffit de rappeler qu'au cours des années conflictuelles que nous venons d'évoquer, la Turquie a triplé ses exportations en direction d'Israël, ces dernières passant de 2,3 milliards de dollars en 2011 à 7,03 milliards de dollars en 2022. Assurant 5,2 % de ses importations, la Turquie est ainsi le cinquième fournisseur d'Israël, et son septième client pour 2,2 % de ses exportations, représentant un montant de 2,5 milliards de dollars annuellement. Ces flux commerciaux concernent des domaines essentiels. Au premier rang des importations israéliennes en provenance de Turquie on trouve l'acier, le fer, le textile, les véhicules automobiles, le ciment, sans oublier le pétrole azerbaïdjanais qui transite via le Caucase et l'Anatolie orientale par l'oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC) et le port de Ceyhan, couvrant 40 % des approvisionnements annuels en brut d'Israël. Le groupe turc Zorlu fournit en outre 7 % de l'électricité consommée par Israël. Pour sa part, ce dernier exporte surtout vers la Turquie des produits chimiques et des articles de haute technologie. Ces exportations ont joué un rôle non négligeable dans la modernisation de la production industrielle turque au cours des dernières années, notamment dans le domaine de la défense.

La mémoire constitue un autre élément des relations entre les deux pays qui aide à surmonter les caprices du cours de leurs relations mutuelles. Les juifs ont été l'un des « millet »2 de l'Empire ottoman qui a accueilli, notamment dans ses villes portuaires emblématiques (Salonique, Istanbul, Izmir…), les sépharades chassés d'Espagne au XVe siècle. En dépit de la situation inégale qui a été la leur depuis les débuts de la République, ce dont témoignent différents épisodes d'antisémitisme avant, pendant et après la seconde guerre mondiale, ils restent l'une des dernières communautés juives du monde musulman, dans un pays qui ne les renie pas, comme l'a montré encore récemment le succès de la série turque Kulüp, basée sur une observation fidèle de leurs spécificités linguistiques et culturelles. Ce passé et cette atmosphère a contribué à l'afflux de touristes israéliens en Turquie qui, en dépit des crises successives, sont finalement venus et revenus dans ce pays où ils étaient l'une des premières populations de visiteurs étrangers avant octobre 2023.

Intérêts stratégiques

Enfin, quelle que soit la conflictualité ambiante de leurs liens, il ne faut pas sous-estimer l'importance des intérêts stratégiques communs aux deux pays. La Turquie, qui reste un allié des Occidentaux du fait de son appartenance à l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN), abrite des bases importantes : commandement des forces terrestres alliées du flanc sud de l'Alliance à Izmir, radar de défense antimissile balistique de Kürecik principalement tourné contre l'Iran, aéroport d'Incirlik qui accueille le cas échéant des avions livrant du matériel militaire à Israël. En février 2024, Ankara a rejoint le bouclier antimissile européen European Sky Shield Initiative (ESSI), qui repose sur une initiative lancée par l'Allemagne en 2023, et qui est soutenu par 17 pays. Or, ce projet boudé par la France, utilisera entre autres le missile israélien à longue portée Arrow 3.

Par ailleurs, les deux États entretiennent une conflictualité durable avec la Syrie. À la suite d'une série d'interventions militaires conduites depuis 2016, Ankara a pris le contrôle de bandes transfrontalières du territoire syrien qu'elle administre et équipe depuis, même si elle dit n'avoir pas de prétentions irrédentistes et vouloir surtout y prévenir la présence des milices kurdes Unités de protection du peuple (YPG), liées au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Quant à Israël, dans le contexte des conflits en cours, son armée frappe régulièrement les positions du régime syrien et de ses alliés (le Hezbollah libanais) dans la région le cas échéant, avec l'aval de la Russie.

Bien que des désaccords notables aient été exprimés par les responsables des deux pays à propos de leur engagement respectif dans le Caucase, une convergence stratégique a pu aussi s'observer en 2020, lors de la seconde guerre du Haut-Karabakh, où l'un et l'autre ont apporté un soutien militaire précieux à l'Azerbaïdjan, et lui ont finalement permis de reprendre le contrôle de l'enclave arménienne.

L'ombre de la Palestine

En dépit de ces flux de convergence, il est vrai que les rapports entre les deux pays ont été régulièrement affectés depuis une quinzaine d'années par leurs désaccords permanents à propos de la question palestinienne, et plus particulièrement de la situation prévalant à Gaza. À l'issue de l'arraisonnement du Mavi Marmara en juin 2010, Ankara a gelé 16 accords d'armement avec Israël. Une décision qui doit également être perçue comme la consécration de la puissance militaire turque découlant de cette coopération, illustrée par la mise sur pied d'un système de structuration des industries de défense turques, nourrie par l'exemple israélien, ou par la production d'armements sophistiqués comme les drones, fournis à l'origine par Israël.

Plus récemment, en janvier 2024, la Turquie a exclu Israël de la liste des pays cibles pour ses exportations. Cette décision empêchera les entreprises turques de bénéficier d'aides publiques pour exporter vers ce pays. Elle montre la marge de manœuvre dont dispose désormais la Turquie au sein d'un foisonnant marché à l'exportation, mais ne remet pas profondément en cause les rapports commerciaux bilatéraux. Fin janvier 2024, les statistiques du ministère turc des transports montraient que plus de 700 navires turcs avaient rallié des ports israéliens depuis le 7 octobre 2023, soit une moyenne de 8 navires par jour. Les cargaisons transportées concernent des produits essentiels (acier, pétrole, textile…) pour la machine de guerre israélienne, et impliquent des entreprises souvent proches des cercles du pouvoir en Turquie, « mettant en évidence, selon le journaliste turc indépendant Metin Cihan3, l'hypocrisie et le double discours des dirigeants ».

Le durcissement de la position turque après le début de l'attaque israélienne contre Gaza et les nombreuses victimes civiles palestiniennes qui l'ont accompagnée, a permis au régime de rester en phase avec l'émotion ressentie par la population turque. Cela est d'autant plus important pour l'AKP que doivent se tenir, le 31 mars 2024, des élections municipales, à l'occasion desquelles Erdoğan espère reconquérir les villes symboliques d'Ankara et d'Istanbul, perdues en 2019. Il est pourtant peu probable que cette rigidification se traduise par une remise en cause des liens économiques existant entre les deux pays, voire par une rupture officielle des relations diplomatiques. S'appuyant sur cette expérience de gestion de crise, acquise au cours des deux dernières décennies, Ankara tentera plutôt de contenir le développement de ses rapports commerciaux avec Israël, en cherchant à le compenser par la relance amorcée de ses relations avec les pays du Golfe (Arabie saoudite et Émirats notamment), ainsi qu'avec l'Égypte.

Le dépassement de l'échéance électorale du printemps devrait permettre à Erdoğan de renouer avec une posture plus diplomatique, usant de l'argument de servir la cause palestinienne aux côtés d'autres puissances régionales très investies depuis le début de la crise (Qatar, Égypte, Émirats arabes unis…). Une telle attitude ne serait finalement pas si éloignée du ressenti de l'opinion publique, elle aussi ambivalente, qui restait initialement prudente face à un engagement trop franc de la Turquie et ne souscrivait pas majoritairement à l'idée d'une rupture des relations commerciales. Il est ainsi probable que le régime s'appuiera sur une somme d'intérêts et de sentiments contradictoires pour sauvegarder la relation ambiguë entretenue avec Israël depuis longtemps.


1Le Monde, le 19 juillet 2014.

2NDLR. Communauté religieuse protégée légalement.

3Cité par Nicolas Bourcier dans « Face à Israël, le double visage de la Turquie », Le Monde, 27 décembre 2023.

Cour internationale de justice ou Cour pénale internationale. Qui peut aider les Palestiniens ?

Sur la Palestine, la Cour internationale de justice (CIJ) a acquis une visibilité légitime, qui tend à éclipser la Cour pénale internationale (CPI). Ces institutions, toutes deux saisies de la situation, doivent être distinguées car elles n'ont ni la même légitimité, ni le même mandat. Statuant sur le fondement du droit international public, la CIJ peut porter un regard sur la longue durée de l'histoire, ce qui manque cruellement à la CPI.

La Cour internationale de justice (CIJ), récemment saisie par l'Afrique du Sud contre Israël, s'est illustrée par une ordonnance venant modifier la représentation du conflit à Gaza en admettant la possibilité d'une offensive génocidaire. Elle est de nouveau réunie en cette fin février 2024 pour entendre les exposés oraux de 52 États et trois organisations internationales répondant à la question posée en décembre 2022 par l'Assemblée générale des Nations unies sur la légalité de l'occupation du territoire palestinien depuis 19671. Cette question, qui convoque le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, mais aussi le thème du gouvernement par la ségrégation raciale (apartheid), est fondamentale. L'avis qui sera rendu, probablement à l'été 2024, s'inscrira dans une jurisprudence relative à la Palestine remarquée puisque, en 2004, un autre avis sur la construction d'un mur en territoire palestinien occupé avait déjà rappelé le cadre juridique de compréhension de la situation du peuple palestinien. En parallèle, le procureur de la Cour pénale internationale (CPI) prétend mener une enquête indépendante sur les crimes commis dans les territoires palestiniens occupés. Pourtant, cette dernière institution semble désormais terriblement dépassée, tant au regard du retard accumulé dans le travail relatif à la Palestine que de l'orientation des enquêtes relatives à Gaza.

La place des États dans le contentieux international

Organe judiciaire principal des Nations unies, la CIJ juge des différends entre États. C'est dans cette fonction contentieuse qu'elle est appelée à statuer sur l'affaire portée par l'Afrique du Sud contre Israël. Composée de juges représentant la diversité des États membres des Nations unies, elle peut se reposer sur une jurisprudence bien établie et respectée, précédée de celle de la Cour permanente de justice internationale instituée dans le cadre de la Société des Nations (SDN). Cette jurisprudence se caractérise par une forme de prudence, dès lors que le recours au juge, en droit international public, se fonde sur l'acceptation des États. Ainsi, la CIJ ne peut être saisie d'un différend entre États que si ceux-ci ont accepté sa juridiction.

Plusieurs modes d'expression de ce consentement étatique sont possibles. Les États peuvent accepter la compétence de la CIJ de manière générale et par avance, en formulant la déclaration facultative d'acceptation de la juridiction de l'article 36§2 de son Statut. Ils peuvent aussi l'accepter par avance, mais de manière plus restreinte, par une clause figurant dans un traité spécifique. Enfin, ils peuvent l'accepter ponctuellement pour que la Cour statue sur un différend précis les opposant. Cette nécessaire acceptation de sa juridiction explique la position de prudence de la Cour vis-à-vis des sujets de droit international que sont les États, dont la condition est marquée, en droit international, par l'égalité et le respect dû à leur organisation interne.

À l'inverse, la Cour pénale internationale (CPI) est une institution récente, distincte du système des Nations unies. Le traité de Rome qui l'établit en 1998 crée une nouvelle organisation internationale, autonome de celle des Nations unies. Si celle-ci prétend à l'universalité, tous les États-membres des Nations unies n'y participent pas. Ainsi, il est bien connu que les puissances que sont les États-Unis, la Russie, la Chine, l'Inde, l'Iran, Israël, n'ont pas ratifié le traité de Rome. Si les États africains l'ont très largement fait, peu d'États arabes ou asiatiques se sont engagés. Ceci a de nombreuses conséquences en termes de légitimité internationale, de désignation des principaux acteurs de l'institution, de possibilité d'enquêter.

Pourtant, s'agissant des enquêtes, le traité de Rome organise (article 12) un régime dans lequel un État non partie est susceptible de voir ses agents poursuivis s'ils sont soupçonnés d'avoir commis des crimes sur le territoire d'un État partie, ou d'un État ayant accepté ponctuellement la juridiction de la Cour. C'est ce qui se produit actuellement pour Israël et pour la Russie, l'enquête ayant ici conduit à l'émission d'un mandat d'arrêt contre le président russe Vladimir Poutine. Aussi, on le voit dans ce dernier exemple, l'activité de la CPI est susceptible d'atteindre directement un État non partie, à travers la mise en cause de ses principaux agents. Si ce système est rhétoriquement justifié par la gravité des crimes internationaux, on est bien loin des principes classiques de la justice internationale, et du respect dû à tous les États dans le cadre des Nations Unies ; il devrait n'être utilisé qu'avec le plus grand discernement.

Les avis consultatifs de la Cour internationale de justice

Dans le cadre de sa fonction consultative, la CIJ s'émancipe du consentement étatique lorsque la question juridique qui lui est posée se rapporte au comportement d'un État. Ce fut le cas dans plusieurs avis régulièrement cités lors des audiences actuelles : avis sur la Namibie (1971), avis sur le mur édifié dans le territoire palestinien occupé (2004), avis sur l'archipel des Chagos (2019)2. Dans la procédure consultative en cours, la juridiction est saisie d'une situation de longue durée : la question posée par l'Assemblée générale porte sur la légalité de l'occupation israélienne depuis 1967. Les exposés oraux présentés par les États évoquent d'ailleurs des aspects encore antérieurs : le mandat britannique sur la Palestine, le plan de partition voté par l'Assemblée générale des Nations unies le 29 novembre 1947, la Nakba. La Cour est donc conduite à s'interroger sur le temps long de l'occupation, ce qui est le seul moyen d'évaluer juridiquement de manière cohérente la situation actuelle. De plus, le droit applicable est le droit international public, qui comprend des aspects pénaux, mais les excède très largement. Seule la Cour internationale de justice peut véritablement statuer sur ce qui est au cœur de la condition du peuple palestinien : le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Et ce droit a des conséquences militaires (résistance, interdiction de la répression), politiques (accès à l'indépendance), économiques (souveraineté sur les ressources naturelles), démographiques (droit au retour des réfugiés, interdiction de la colonisation), qui dépassent le droit international pénal.

Les déclarations récentes du procureur de la CPI

Le regard porté par l'institution qu'est la Cour pénale internationale sur la situation en Palestine reste quant à lui extrêmement restreint. Il est limité temporellement par la date d'adhésion de la Palestine au système de la Cour pénale internationale (2014-2015). Contrainte par cette compétence temporelle, par les spécificités du droit qu'elle applique, mais aussi par sa politique de poursuites, la CPI ne saisit généralement le réel que de manière ponctuelle et décontextualisée. Ceci s'avère tout à fait frappant dans les récentes déclarations de son procureur sur la situation en Palestine.

S'agissant des événements actuels, dans les propos émis par le procureur Karim Khan le 29 octobre 2023 depuis Le Caire, la première condamnation de la violence se rapporte aux attaques du 7 octobre et « à la haine et à la cruauté » qui les ont « motivées ». Dans un second temps, évoquant l'offensive sur Gaza, le procureur affirme qu'Israël

dispose d'une armée professionnelle bien entraînée (…), dispose d'un système qui vise à assurer le respect du droit international humanitaire (...) et devra démontrer la bonne application des principes de distinction, de précaution et de proportionnalité.

Il n'y a, dans cette déclaration, rien sur le long blocus puis le siège de Gaza, sauf pour évoquer l'entrave actuelle à l'acheminement des secours et à un ravitaillement insuffisant.

Le 3 décembre 2023, après une visite rendue aux victimes en Israël, puis à Ramallah, la manière dont le procureur de la CPI présente la situation ne semble pas avoir beaucoup évolué. Ainsi, s'agissant de l'attaque du 7 octobre, le procureur affirme :

Les attaques perpétrées contre des civils israéliens innocents (…) constituent des crimes au regard du droit international qui sont parmi les plus graves, de ceux qui heurtent la conscience humaine.

S'agissant de l'offensive à Gaza, il insiste plutôt sur la difficulté du combat pour Israël :

Les combats qui se déroulent dans des zones densément peuplées, qui permettent aux combattants armés de se cacher parmi la population civile, sont par nature complexes, mais ils n'en restent pas moins régis par le droit international humanitaire, dont les règles sont connues de l'armée israélienne.

Nous sommes donc en présence d'une approche singulièrement orientée, où les actes du Hamas semblent déjà qualifiés, où l'enquête semble d'abord engagée en faveur des victimes israéliennes, au soutien d'un État qui n'a, pas plus que les États-Unis ou l'Ukraine, ratifié le traité de Rome. Et ceci alors même que l'État d'Israël dispose d'un appareil répressif, qu'il emploie d'ailleurs extensivement.

Dans le discours du procureur, en revanche, l'offensive à Gaza est rendue « complexe » par le comportement de groupes combattants perturbant l'action d'une armée professionnelle bien au fait du droit international humanitaire. Ce biais désolant est rendu encore plus visible/risible par la récente ordonnance de la Cour internationale de justice, qui n'a pas hésité à citer les déclarations à caractère génocidaire des responsables israéliens de l'offensive sur Gaza, déclarations déjà connues au moment où le procureur de la Cour pénale internationale s'est exprimé dans la région.

Le long refus d'enquêter

Les positions du procureur témoignent de l'évolution des influences qui s'exercent au sein de cette organisation. Le britannique Karim Khan s'est en effet d'abord illustré par le renoncement en 2021 à une enquête sur l'activité des agents des États-Unis et de ses alliés européens en Afghanistan3. Plus récemment, les États-Unis, qui ne sont pourtant pas partie au statut de Rome, ont offert leur aide s'agissant de l'enquête sur la Russie, et ont alimenté, à la Cour, un fonds spécial dédié à celle-ci4. Cet État non partie est donc désormais présent dans le système de Rome comme passager clandestin généreusement accueilli, ce qui pose des questions tant politiques que juridiques. Cette participation de facto des États-Unis succède d'ailleurs immédiatement — rappelons-le — à leur opposition violente à la CPI, qui est allée jusqu'à sanctionner certains acteurs majeurs de l'organisation en 2020.

Mais par-delà ce contexte très récent, il est bien connu que les procureurs successifs de la CPI n'ont jamais été enclins à enquêter sur les crimes commis en Palestine5. Saisi par la Palestine en 2009 à l'occasion de l'opération « Plomb durci » sur Gaza, le procureur a refusé d'enquêter en mettant en avant le statut incertain de la Palestine. Saisi ensuite par l'État des Comores en 2013 de l'attaque contre un navire de la flottille humanitaire pour Gaza battant pavillon comorien, le Mavi Marmara, le procureur a de nouveau refusé d'enquêter. Il affirmait que les crimes commis n'étaient pas d'une gravité suffisante pour relever de la juridiction de la Cour. Cette position, contestée par les Comores, a aussi été durement critiquée par les juges de la Cour dans une séquence caractérisée par une sorte de bras de fer avec le procureur. Finalement, la Palestine, devenue un État partie au Statut de Rome en 2015, a pu demander de nouveau en 2018 une enquête sur la situation se déroulant sur son territoire. Mais, encore une fois, le procureur n'a pas jugé urgent d'agir et n'a ouvert une enquête qu'en 2021.

Aussi, en dépit des nombreuses enquêtes ou rapports des Nations unies et d'organisations non-gouvernementales6, la CPI a fermé les yeux sur la Palestine pendant plus de dix ans. Ses procureurs ont, à cet égard, une responsabilité morale dans l'aggravation de la situation, leur politique d'inactivité ayant probablement accru un sentiment d'impunité. Cette politique pénale orientée suscite aujourd'hui des réactions de la part de certains États parties au Statut de Rome. Ces réserves apparaissent clairement dans les demandes d'enquêtes dont la CPI a été récemment saisie. Ce sont d'abord 5 États (Afrique du Sud, Bangladesh, Bolivie, Comores, Djibouti) qui ont officiellement demandé au procureur, le 17 novembre 2023, une extension de l'enquête pour couvrir, notamment, les allégations de génocide à Gaza. Deux autres États, le Chili et le Mexique, ont fait la même démarche le 18 janvier 2024. Aussi, la confiance que l'on peut avoir dans l'activité de la CPI relative à la Palestine doit rester très mesurée ; cette activité constituera certainement un test pour une institution qui paraît à la dérive.


1Assemblée générale, résolution 77/247 du 30 décembre 2022 (A/RES/77/247).

2S'agissant de l'Afrique du Sud, CIJ, avis consultatif du 21 juin 1971 ; s'agissant d'Israël, CIJ, avis consultatif du 9 juillet 2004 ; s'agissant du Royaume-Uni, CIJ, avis consultatif du 25 février 2019.

3Stéphanie Maupas, « Le procureur de la CPI suspend l'enquête sur les tortures dans les prisons secrètes de la CIA », Le Monde, 28 septembre 2021. Cette enquête était pourtant autorisée par les juges de la Cour : CPI, Chambre d'appel, 5 mars 2020, n° ICC-02/17 OA4.

4Rafaëlle Maison, « Quelles poursuites internationales des crimes commis en Ukraine ? », Confluences Méditerranée, 2023/3, pp. 61-74.

5Triestino Mariniello, « The situation in Palestine : Seeking for Justice, a Chimera ? », Confluences Méditerranée, 2023/3, pp. 135-153.

6S'agissant de Gaza, voir Norman G. Finkelstein, Gaza, An Inquest into its Martyrdom, University of California Press, 2018.

Qui sont les Druzes ?

Par : Mazen Ezzi

Depuis le début du XVIIIe siècle jusqu'à aujourd'hui, des foyers druzes se sont installés dans des zones géographiquement isolées, au cœur des chaines montagneuses surplombant le littoral oriental de la mer Méditerranée. Cette secte religieuse est aujourd'hui répartie entre plusieurs pays : Syrie, Liban, Jordanie et Israël.

Issue d'une alliance opérée avant l'islam entre des tribus arabes, la communauté druze a pu forger sa propre identité ethnique1 après avoir adopté la doctrine du tawhid unicité divine » ou « unitarisme ») au XIe siècle, à l'époque du califat fatimide.

Des origines en péninsule Arabique

Certaines études portant sur les Druzes s'accordent sur le fait qu'une alliance tribale appelée Tanoukh a été conclue au IIe siècle, entre les tribus de Lakhm, Taim, Tanoukh, Tay, Rabi'a, Qada'a et Al-Aroubiyya. Cette alliance s'est poursuivie au cours de leurs périples, de la péninsule Arabique vers la Mésopotamie puis le « Levant », où ces tribus ont migré ensemble ou séparément en quête de meilleures conditions de vie. Leur religion était alors la doctrine animiste répandue à l'époque dans la péninsule Arabique, basée sur les éléments de la nature et adoptant le calendrier lunaire sidéral2. Bien que ce mythe fondateur nécessite une étude historique et anthropologique approfondie, il reste un point d'entrée vers le récit fondateur de cette communauté.

La première entité politique dont cette alliance a fait partie prend place dans la ville d'Al-Hira en Mésopotamie (Irak) à l'époque du royaume tanoukhide au IIIe siècle, à la frontière entre les empires romains à l'ouest et les empires perses à l'est. Certaines des parties à cette alliance tribale se convertissent au christianisme au IVe siècle sous l'influence de l'Empire romain, d'autres sont influencées par la religion persane. Toutefois, le noyau tribal de l'alliance demeure.

Le royaume d'Al-Hira est soumis à de violentes attaques de la part des Perses qui s'achèvent avec la conquête islamique de la Mésopotamie au VIIe siècle. Une partie de cette alliance tribale migre alors vers le mont Siméon à proximité d'Alep (actuellement en Syrie), une autre partie vers Beyrouth, à Souk Al-Gharb et Wadi Al-Taym sur la côte méditerranéenne (actuellement au Liban), et une troisième partie vers les montagnes de la Haute Galilée (actuellement en Israël).

Lors de la conquête islamique de Bilad Al-Cham (la Grande Syrie)3, ces tribus se convertissent à l'islam. Certains groupes combattent avec l'armée islamique durant le califat des bien guidés ou des Rachidoun (632-661)4, puis le califat omeyyade (661-750). En contrepartie, un semblant d'autonomie est accordé dans les zones où ces tribus sont déployées. Au cours du califat abbasside (750-1258), l'alliance tribale se voit confier davantage de rôles militaires et politiques, notamment dans les montagnes du Liban, car elle est chargée de protéger une partie des rives orientales de la Méditerranée des invasions byzantines.

Une nouvelle religion

Au début du XIe siècle, l'influence du califat abbasside est au plus faible, tandis que le califat fatimide chiite ismaélien étend ses frontières depuis sa capitale, Le Caire, jusqu'à Bilad Al-Cham (969-1171). Sous le règne du calife fatimide Al-Hakim bi-Amr Allah (996-1021), le tawhid est propagé par un groupe de prédicateurs, dont le plus éminent est l'imam Hamza Ben Ali Al-Zozani, d'origine persane. Leur appel repose sur le rejet de l'interprétation du texte coranique des sunnites comme des chiites, et offre une interprétation totalement différente basée sur un mélange complexe de philosophie grecque, de religion persane et de christianisme. Cette pensée philosophique trouve son incarnation religieuse dans ce qui sera plus tard connu sous le nom d'Épîtres de la sagesse, un corpus secret de textes sacrés et de lettres pastorales écrits par des professeurs de foi, et diffusés auprès des tribus arabes au sein des zones d'influence du califat fatimide, notamment de l'alliance tribale Tanoukh qui les adopte comme doctrine.

Les caractéristiques les plus marquantes de cette religion sont la croyance en la divinité du calife Al-Hakim bi-Amr Allah, l'immortalité de l'âme, la réincarnation des âmes et le salut exclusif des adeptes de cette religion, qui a éliminé les rituels islamiques dominants. Avec l'assassinat du calife Al-Hakim, la prédication religieuse du tawhid cesse et cette doctrine est considérée comme une religion secrète, surtout après l'attaque sanglante menée contre eux par le nouveau calife fatimide Abou Hassan Al-Zahir. La plupart de ses adeptes abandonnent progressivement la doctrine, à l'exception des membres de l'alliance tribale Tanoukh dans les montagnes de la Grande Syrie.

On ne connait pas les raisons exactes de l'attachement de Tanoukh à la doctrine du tawhid, également appelée « druze » du nom de l'un de ses prédicateurs renégats. Mais cette nouvelle religion fournit un socle qui permet de renforcer l'unité de ses membres et les transforme, au fil du temps, en une ethnie distincte des autres. Ce flou autour de la formation tribale et religieuse des Druzes les a historiquement exposés à de multiples persécutions de la part d'autres communautés religieuses islamiques, qui les considèrent au mieux comme des hérétiques, au pire comme des infidèles et des apostats qui doivent être reconduits vers l'islam. De manière générale, les Druzes sont toujours restés neutres face aux conflits entre les communautés islamiques dans leur environnement, mais ils se sont battus avec acharnement pour défendre les zones où ils étaient présents.

L'époque contemporaine

Comme d'autres groupes fermés, les Druzes ont été témoins tout au long de leur histoire de nouvelles arrivées et du départ des opposants. Ils ont également connu de nombreux conflits dans leurs zones de déploiement, entre eux ou avec leurs voisins. En 1710, une bataille éclate entre deux groupes druzes dans le village libanais d'Aïn Dara, à la suite de laquelle le groupe perdant s'enfuit vers Jabal Al-Arab et s'installe dans la zone qui va devenir le gouvernorat de Soueïda, dans la Syrie actuelle. À partir de 1840, le conflit d'influence et de territoire se transforme en une série de guerres civiles avec les maronites du Mont-Liban. Cela aboutit à l'établissement du moutassarifat du Mont-Liban5 (1861-1915) sous le drapeau ottoman et sous les auspices franco-anglais.

En Syrie, à la fin de la période ottomane, les Druzes de Soueïda forment un semblant d'autonomie au sein d'un système agricole féodal. Ils ont en effet conclu un accord implicite avec les autorités pour protéger Damas des invasions des tribus bédouines du sud, en échange de la gestion de leurs propres affaires et de l'exemption des jeunes du service militaire dans l'armée ottomane. Cela n'empêche pas l'Empire ottoman de lancer plusieurs campagnes pour soumettre les Druzes rebelles des montagnes de Soueïda. Et c'est seulement à la fin du XVIIIe siècle que l'armée ottomane parvient à pénétrer dans la région.

Au XXe siècle, les Druzes de Soueïda se rangent du côté de la Grande révolte arabe contre l'Empire ottoman, menée par Hussein ben Ali (1916-1918). Ils soutiennent l'indépendance de la Syrie sous la bannière des Hachémites. Mais la France et la Grande-Bretagne se partagent bientôt des zones d'influence en Méditerranée orientale, conformément aux accords Sykes-Picot de 1916. Soueïda est située dans la partie qui revient à la France et les Druzes bénéficient d'un État autonome dans le cadre du mandat français de la Syrie (1921-1936), appelé Djebel el-Druze (la montagne des Druzes). En raison de ce qu'ils considèrent comme des pratiques colonialistes injustes à leur encontre, les Druzes se révoltent contre les autorités françaises en 1925, et mènent une série de batailles qui se soldent par une défaite militaire. En 1936, la France unifie la Syrie sous sa forme actuelle et y incorpore l'État de Djebel el-Druze dans le cadre du traité d'indépendance franco-syrien (Accords Viénot). Mais le mandat français sur la Syrie se poursuivra effectivement jusqu'en avril 1946.

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Traduit de l'arabe par Nada Ghosn.


1NDLT. L'appartenance à une ethnie ou ethnicité est ici liée à un patrimoine culturel commun, que ce soit la tradition, les coutumes, le rôle social, l'origine géographique, l'idéologie, la philosophie, la religion, ou l'habillement.

2NDLT. Ce calendrier est basé sur le cycle de la lune par rapport aux étoiles. Un mois lunaire sidéral correspond au temps que met la Lune pour que, vue de la Terre, elle retrouve la même position par rapport aux étoiles sur la sphère céleste. Le mois lunaire sidéral équivaut à environ 27 jours.

3NDLT. Ce qui correspond aujourd'hui à la Syrie, au Liban, à la Jordanie, à la Palestine et à Israël.

4NDLT. Les quatre premiers califes de l'Empire islamique, Abou Bakr, Omar, Othman et Ali, sont appelés califes Rachidoun, les « bien guidés », par les musulmans sunnites.

5NDLR. Une subdivision de l'Empire ottoman.

Soudan. Neuf mois de guerre et si peu d'espoir

Depuis avril 2023, l'affrontement entre l'armée régulière d'Abdel Fattah Al-Burhan et les paramilitaires de la Force de soutien rapide (FSR) de Mohamed Hamdan Dagalo alias Hemeti a mis le Soudan à feu et à sang et forcé plusieurs millions de Soudanais à fuir leur foyer, voire à se réfugier à l'étranger. La situation se détériore, dans l'indifférence de la communauté internationale.

Appelons-les Nassim et Ibrahim, prénoms d'emprunt pour les protéger. Avant la guerre, Nassim habitait un quartier populaire de Khartoum. Étudiant célibataire, il vivait chez ses parents, des fonctionnaires de la classe moyenne qui luttaient pour maintenir un niveau de vie à peu près correct malgré l'inflation vertigineuse. Étudiant en master, Nassim appartenait au noyau dur du comité de résistance de son quartier, organisation de base de la révolution populaire de 2018 – 2019. Mais après l'euphorie du soulèvement, il s'était un peu éloigné de la politique, déçu par le retour en force des vieux partis englués dans leurs querelles mutuelles et leurs batailles d'égos.

Âgé de quelques années de plus, Ibrahim est divorcé. Avant la guerre, il collaborait avec des organisations internationales, les agences onusiennes et les grandes ONG, auxquelles il ouvrait en quelque sorte les portes de son pays dont il connait les moindres recoins. Lui aussi a participé à la révolution et à cet élan intellectuel qui promettait de reconstruire le Soudan, d'en faire un État pour tous ses citoyens. Lui aussi bataillait contre une crise économique dévastatrice qui laissait exsangue le peuple tout entier, à l'exception de l'élite prédatrice de l'ancien régime, les Kaizan.

Fuir Khartoum

Nassim et Ibrahim ont tenu bon devant les vicissitudes de la période postrévolutionnaire. Avec des millions d'autres, ils ont risqué leur vie pour ne pas céder aux militaires et aux miliciens. Ils n'ont pas reculé face au coup d'État d'octobre 2021, durant lequel l'armée régulière (les Forces armées soudanaises ou FAS) et les paramilitaires (la Force de soutien rapide ou FSR) étaient unis pour mettre fin à l'expérience démocratique.

Pourtant ces alliés d'hier se font aujourd'hui la guerre. Depuis le 15 avril dernier, Abdel Fattah Al-Burhan, commandant en chef de l'armée, chef de facto du pays, est soutenu par les islamistes de l'ancien régime contre Mohamed Hamdan Dagalo, alias Hemeti, à la tête de la FSR, des paramilitaires si puissants qu'ils sont devenus une armée bis.

Comme des millions de leurs concitoyens, le 15 avril 2023 a bouleversé les destins de Nassim et Ibrahim. Ibrahim a fait de multiples allers-retours dans sa voiture déglinguée pour évacuer sa famille d'abord, puis des amis chers, puis des connaissances. Tous ont fui les combats à Khartoum, vers la frontière égyptienne pour certains, vers l'est du pays pour d'autres. La population de la capitale a subi les pillages, les viols et les meurtres des FSR du général Hemeti, fidèles à leur ascendance : les terrifiants janjawid de la guerre au Darfour dans les années 2000, supplétifs du régime d'Omar Al-Bachir. En même temps, les habitants de Khartoum ont subi les bombardements par l'artillerie lourde et l'aviation de l'armée régulière. Ibrahim a donc fini par partir, lui aussi, en direction de Wad Madani, la capitale de l'État d'Al-Jazirah, une vaste province agricole située à 185 km au sud-est de Khartoum.

Nassim et sa famille sont restés à leur domicile pendant plusieurs semaines. Et quand leur quartier est tombé aux mains des FSR, ils se sont déplacés chez une proche, en banlieue de Khartoum. Les paramilitaires ont fini par arriver jusque-là ; Nassim est alors parti vers le sud-est. Il a traversé des barrages militaires avant de s'arrêter à Kosti, une ville de l'État d'Al-Nil Al-Abyad ("le Nil blanc"). Là-bas, il a pu trouver une maison à louer à bas prix. Un sort beaucoup plus confortable que celui des milliers de déplacés entassés dans des écoles ou sous des abris précaires.

Sept millions et demi de personnes sont déplacées à l'intérieur et à l'extérieur du pays, selon le chiffre du Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (OCHA) du 14 janvier 2024, sans oublier les 12 000 morts, un bilan certainement sous-estimé. Tous traversent les mêmes affres : trouver de quoi se loger, récupérer son argent après le pillage et l'effondrement des établissements bancaires, pallier l'absence d'écoles fermées depuis avril, suppléer à la quasi-destruction des infrastructures médicales… Bref, survivre dans un pays déjà appauvri et mal doté avant la guerre.

Les « villas fantômes »

En décembre 2023, le tableau est assez clair : le Soudan est coupé en deux dans le sens est-ouest. La milice de Hemeti contrôle une grande partie de la capitale, l'armée régulière étant cantonnée dans quelques bases et quelques quartiers d'Omdourman. Les hommes de Hemeti tiennent aussi l'ouest, le Darfour, ainsi qu'une partie du Kordofan. Ce n'est guère une surprise : recrutés pour l'essentiel parmi les tribus arabes de la grande province occidentale, les FSR connaissent parfaitement le terrain et se sont emparés sans grandes difficultés des principales villes.

Des comités de paix formés de dignitaires religieux et séculiers ont bien tenté de maintenir des cessez-le-feu, mais ils ont volé en éclat les uns après les autres. La tâche des FSR a été facilitée par le peu d'appétence de l'armée régulière à les combattre. Celle-ci a préféré se retirer dans ses cantonnements.

Partout dans les zones tenues par les FSR, de très graves violations des droits humains sont rapportées, commises soit directement par les hommes de Hemeti, soit par des milices arabes locales liées aux FSR par la famille ou la tribu.

Commandée par le général Al-Burhan, l'armée régulière largement adossée aux islamistes du régime d'Omar Al-Bachir a déménagé à Port-Soudan. Ces hommes tiennent l'est et le nord du pays — la vallée du Nil d'où sont originaires les classes économiques, militaires et politiques des gouvernements successifs depuis l'indépendance du pays. Comme sous l'ancien régime, ils mènent une politique répressive contre tout opposant. Dans ce contexte, la sinistre mémoire des « villas fantômes », lieux secrets de détention, est réactivée.

« Jusqu'à mi-décembre, on semblait se diriger vers un scénario à la libyenne avec un pays scindé et dirigé par deux entités ennemies, chacune soutenue par des parrains étrangers : les FSR par les Émirats arabes unis et les FAS par l'Égypte. Mais ce scénario est caduc », affirme Kholood Khair, analyste soudanaise aujourd'hui en exil.

Le retrait suspect de l'armée régulière

Le 15 décembre à l'aube, les hommes de Hemeti attaquent les faubourgs de Wad Madani, capitale de l'État d'Al-Jazirah vers laquelle ont afflué, comme Ibrahim, des centaines de milliers d'habitants de Khartoum. Abri pour les déplacés, la ville est aussi devenue un centre de stockage d'aide alimentaire et de médicaments.

Les forces régulières se retirent sans presque combattre. Le 18 décembre, Wad Madani est aux mains des FSR. Pillages, viols, menaces, les exactions sont du même type qu'au Darfour. « Au sein des FAS, les officiers de rang moyen sont furieux, car ils ont reçu l'ordre de quitter la ville sans combattre », assure Kholood Khair.

Les hauts gradés sont tous islamistes, car ils ont été recrutés et formés sous Omar Al-Bachir. Ils ne discutent donc pas le bien-fondé des décisions de l'état-major. Mais leurs subordonnés s'interrogent : pourquoi tous ces ordres qui semblent favoriser FSR ? Il y a des soupçons d'achat de certains officiers par Hemeti.

La chute de Wad Madani est un choc et, indéniablement, un tournant. Le verrou vers Port-Soudan à l'est ainsi que vers Sennar et Kosti au sud a sauté. Selon l'ONU, 300 000 personnes ont fui Wad Madani dans les premières heures de l'offensive des FSR, et 200 000 supplémentaires les jours suivants.

Ibrahim a été de ceux-là. Il est parti vers Sennar, plus au sud :

Nous n'avions pas d'autre destination possible devant l'avancée des FSR, les autres routes étaient coupées. C'était complètement chaotique. Les gens étaient paniqués, tout le monde sait les atrocités commises par les FSR à Khartoum et au Darfour. Nous avons mis plus de deux jours pour atteindre Sennar, qui est à 90 km !

Ibrahim a attendu de voir si les troupes de Mohamed Hamdan Dagalo, dit Hemeti allaient poursuivre leur marche vers l'est et le sud. Celles-ci ont effectivement essayé, mais cette fois, elles ont été bombardées par l'aviation. Pour l'instant, elles restent donc sur leurs dernières positions. Ibrahim rejoint Gedaref puis Port Soudan, à la recherche d'un travail. Il n'envisage toujours pas de quitter le pays.

Supprimer toute résistance civile

Nassim, lui, a jeté l'éponge. La prise de Wad Madani a été celle de trop. En charge de ses parents âgés et traumatisés, ainsi que d'une partie de ses frères et sœurs, il a fini par se résoudre à l'exil. La famille a d'abord fait le voyage de Kosti au sud vers Dongola au nord de Khartoum :

Nous avions trop peur que les FSR bloquent la route et que nous soyons pris au piège, pour rester à Kosti. Des milliers de personnes ont fait comme nous : remonter vers le nord tant qu'il en était encore temps.

À Dongola, il a payé des passeurs. Direction l'Égypte. La voie légale est onéreuse, plus encore que la clandestine, et aussi difficile depuis que Le Caire a décidé de restreindre considérablement le passage. « Il suffit de payer les soldats égyptiens », lui ont assuré les passeurs. Aujourd'hui, Nassim est en Égypte.

Certains restent malgré tout. Dans les zones contrôlées par les FSR comme dans celles tenues par les FAS, les organisations révolutionnaires, comités de résistance, comités de quartier, organisations de femmes, syndicats, s'efforcent de pallier l'État désormais failli. Mais partout ces organisations sont en butte à une répression féroce. C'est là le point commun entre les généraux Hemeti et Al-Burhan. Même ennemis, ils se retrouvent dans leur volonté d'en finir avec la révolution. Comme l'analyse Kholood Khair :

Les deux sont persuadés de leur victoire. Chacun d'entre eux veut donc supprimer toute résistance civile avant de conquérir le pays. Sinon, ils savent bien que ce pouvoir qu'ils espèrent tant sera trop fragile. Alors l'un comme l'autre utilise le paravent de la guerre pour tuer ce qui reste de la révolution. Des médecins, des journalistes, des activistes sont assassinés, arrêtés, emprisonnés, torturés. Par les deux camps.

Une velléité d'accord vite balayée

Dans ce chaos, une image a surpris : celle de Hemeti serrant la main d'Abdallah Hamdok, ancien Premier ministre durant la courte parenthèse démocratique, de septembre 2019 à octobre 2021. Aujourd'hui, l'ancien chef de gouvernement est à la tête de la coalition des forces démocratiques, appelée également Taqaddom (« avancée »). Créée à Addis-Abeba en octobre 2023, cette plateforme rassemble des partis politiques, des syndicats et des organisations de la société civile qui ont été parties prenantes dans la révolution. Elle veut peser sur les acteurs du conflit pour obtenir une cessation des hostilités et, surtout, des garanties pour l'après-conflit.

Le 2 janvier, Taqaddom a donc signé un accord avec l'un des deux belligérants. Sur X (anciennement Twitter), Abdallah Hamdok s'est réjoui d'avoir obtenu la « pleine disponibilité des FSR à un cessez-le-feu immédiat et inconditionnel, à des mesures visant à protéger les civils, à la facilitation du retour des citoyens dans leurs foyers, à l'acheminement de l'aide humanitaire et à la coopération avec la commission d'enquête. »

L'encre n'avait pas encore séché que Taqaddom se prenait une volée de bois vert de la part de certains partis, comme le Parti communiste, une faction du Baas, des personnalités du Parti unioniste ou du parti Oumma, des activistes de la révolution ou encore des comités de résistance… À l'autre bout du spectre politique, des islamistes de l'ancien régime, furieux, ont poussé le général Al-Burhan à refuser toute rencontre, avec Taqaddom comme avec Hemeti. Pour Kholood Khair, cela montre à quel point les civils sont divisés :

Taqaddom perd sa crédibilité en signant un accord avec Hemeti malgré toutes les atrocités commises par les FSR. Non seulement elles ne sont pas mentionnées, mais elles ont même été niées par leur porte-parole ! Certains, au sein de la plateforme, pensent pouvoir contrôler Hemeti une fois qu'il aura pris le pouvoir. C'est extraordinairement naïf ! Et cela veut dire que ces hommes politiques n'ont rien appris de ces dernières années.

En attendant, aucune promesse contenue dans la déclaration d'Addis-Abeba tant vantée par Abdallah Hamdok n'a connu l'amorce d'une concrétisation. Des témoignages affirment même que la reprise de la « vie normale » vantée par les FSR à Wad Madani se fait à la pointe du fusil. Les médecins sont contraints de reprendre leur poste sous la menace et les commerçants sont rackettés.

Mais les poignées de main ont permis au général Hemeti de gagner encore un peu plus en honorabilité. Il a ainsi été reçu en interlocuteur digne de foi et d'intérêt dans plusieurs capitales africaines, lors d'une tournée qui l'a mené de Pretoria à Djibouti en passant par Nairobi, Kampala et Kigali, où il s'est recueilli au mémorial du génocide…

« Même s'il réussit à progresser vers l'est et le nord, à prendre Port-Soudan et à contrôler tout le pays, il n'aura pas gagné la guerre, prophétise Kholood Khair. Il aura à affronter des groupes armés dans toutes ces régions. » Les FAS distribuent des armes à la population de la vallée du Nil qui tient à défendre ses villes et ses villages. Et qui refusera de voir un homme du Darfour gouverner le Soudan.

Le vieux clivage entre le centre, la vallée du Nil, ancien royaume de Kouch mythifié par les élites soudanaises qui gouvernent depuis l'indépendance, et les périphéries, en particulier le Darfour, n'est pas mort dans le fracas des armes. Au contraire, il est revivifié. Et au Soudan, il n'y a pas de cuillères assez grandes pour dîner avec les trop nombreux diables.

Bébés abandonnés, un crime israélien sous les radars médiatiques

Si l'ampleur du génocide en cours à Gaza a poussé nombre de rédactions en France à revoir leur couverture médiatique, de nombreux aspects des exactions commises par l'armée israélienne ne sont pas relayés par les médias mainstream. Parmi ces crimes, l'abandon forcé de cinq bébés abandonnés dans un hôpital du nord de l'enclave.

Gaza, 10 novembre 2023. L'hôpital Al-Nasr, dans le nord de l'enclave, est évacué de force par l'armée israélienne dans un chaos indescriptible. L'équipe médicale contrainte à partir laisse derrière elle, la mort dans l'âme, cinq bébés impossibles à déplacer sans ambulance équipée. Un officiel israélien prévenu assure que le nécessaire sera fait. Situé dans une zone d'intenses combats, l'hôpital est resté inaccessible.

Dix-sept jours plus tard, durant la trêve, Mohamed Baalousha, le journaliste correspondant de la chaîne émiratie Al-Mashhad, pénètre avec sa caméra à l'intérieur de l'hôpital fantôme. Ce qu'il découvre ce 27 novembre dans l'unité de soins intensifs est une scène d'horreur absolue : les corps des bébés sans vie, en état de décomposition. CNN, qui a pu voir les images non floutées fournies par le journaliste, décrit :

Les minuscules corps des bébés, dont plusieurs sont encore reliés à des fils et à des tubes destinés à les maintenir en vie, se décomposent dans leurs lits d'hôpital ; des bouteilles de lait et des couches de rechange toujours à côté d'eux sur les draps.

Les corps sont dans un tel état de décomposition qu'on voit « à peine plus que des squelettes laissés dans certains lits. […] Les mouches et les asticots rampent visiblement sur la peau d'un enfant ». À sa demande, Stefan Schmitt, médecin légiste à l'Université internationale de Floride, a examiné la vidéo et estimé le niveau de décomposition des nourrissons « avancé ». Selon lui, personne n'est intervenu depuis que les bébés ont été abandonnés. « Ces restes se sont décomposés sur place, c'est-à-dire qu'ils se sont décomposés sur ces lits […] Vous pouvez le constater grâce aux fluides corporels qui se sont échappés au cours de la décomposition », estime le légiste.

Pris pour cible pendant l'évacuation

Les investigations croisées de plusieurs médias et de l'ONG Euromed, qui exige une enquête internationale indépendante, pointent vers une responsabilité d'Israël dans cette épouvantable histoire. Après une enquête fouillée, les journalistes de CNN sont en mesure de retracer l'histoire dans un article publié le 8 décembre. Plusieurs responsables et membres du personnel médical de l'hôpital tiennent des propos concordants dans leur récit d'une évacuation sans ambulance, dans la panique générale.

Dans une vidéo publiée le 9 novembre, le docteur Mustafa Al-Kahlout, directeur des hôpitaux pédiatriques d'Al-Nasr et d'Al-Rantissi — qui se trouvent à 500 mètres l'un de l'autre et qui ont été tous les deux évacués de force — rapporte déjà que l'hôpital Al-Nasr a été « frappé à deux reprises », subissant « de nombreux dégâts », que l'oxygène dans les unités de soins intensifs « a été coupé » et signale qu'au moins un patient est décédé, tandis que d'autres risquent de mourir. Il décrit une situation apocalyptique : « Nous sommes encerclés… les ambulances ne peuvent pas atteindre l'hôpital et celles qui l'ont tenté ont été prises pour cibles ».

Dans un enregistrement audio rendu public par l'armée israélienne le 11 novembre d'une conversation entre un haut responsable non identifié de l'hôpital Al-Rantissi et un officier de la Coordination des activités gouvernementales israéliennes dans les territoires (Cogat) à propos de l'évacuation des deux hôpitaux, le premier alerte l'agent de la Cogat sur le fait que les ambulances ne peuvent pas atteindre l'hôpital, et l'Israélien répond : « Je vais organiser la coordination avec le centre de secours primaires. Ne vous inquiétez pas, je suis près de l'armée, tout ira bien. » « Est-ce que les ambulances emmèneront les patients et le personnel médical ? », demande le responsable de l'hôpital. « Pas de problème », répond l'officier israélien. Mais les ambulances ne sont jamais arrivées. Lorsque les patients et le personnel ont commencé à évacuer à pied, drapeaux de fortune blancs à la main comme convenu avec l'agent de la Cogat, ils ont été visés par des tirs, comme en atteste une vidéo du 10 novembre.

Selon Euromed, le docteur Al-Kahlout « a déclaré qu'il avait informé l'officier de l'armée israélienne […], mentionnant qu'ils ne pouvaient pas être transférés, et l'armée l'a [en retour] informé qu'elle en était consciente et qu'elle agirait » en conséquence. L'ONG rapporte également que lors d'une conversation téléphonique (dont la date n'a pas été précisée) avec le directeur de l'hôpital, un officier israélien a affirmé que tous les nourrissons qui sont restés avaient été secourus et transférés en lieu sûr.

Dans un enregistrement audio du 10 novembre diffusé par Médecins sans frontières (MSF), un infirmier bénévole, présent avec sa famille réfugiée dans l'établissement, affirme que le personnel a dû évacuer en trente minutes. Il dit avoir réussi à transporter un bébé avec lui lors de sa fuite et qu'il l'a ensuite remis à une ambulance en direction de l'hôpital Al-Shifa. Mais il rapporte que quatre bébés ont été laissés en soins intensifs. Euromed et le média émirati Al-Mashhad évoquent pour leur part cinq bébés retrouvés en état de décomposition après la trêve. L'infirmier déplore dans l'enregistrement :

Laisser mes patients mourir sous mes yeux est la chose la plus dure que j'aie jamais vécue, c'est indescriptible. Cela nous a brisé le cœur, nous ne pouvions pas les aider, nous ne pouvions pas les prendre, nous avons à peine pu fuir avec nos enfants, nous sommes des civils, nous sommes une équipe médicale.

Le directeur des hôpitaux de Gaza au sein du ministère de la santé, le docteur Mohammad Zaqout a également confié à CNN : « Nous les avons informés que ces enfants étaient sur des lits et ne pouvaient pas être évacués. Nous avons pris d'autres enfants dans nos bras quand nous avons été forcés d'évacuer ».

Déni israélien et démissions du CICR

Dans un article du 12 novembre, le Washington Post cite Mohamed Abou Mughaissib, coordinateur médical adjoint de MSF à Gaza à propos de cette affaire :

Le personnel médical a évacué à cause des bombardements sur l'hôpital pédiatrique, et ils n'ont pas pu sauver les bébés pour les emmener, alors ils ont laissé cinq bébés seuls dans les soins intensifs, reliés aux machines et aux respirateurs. […] On en est là : laisser les bébés seuls avec des respirateurs.

De son côté, l'armée israélienne a fermement nié toute responsabilité dans la mort de ces bébés. « Étant donné que Tsahal n'a pas opéré à l'intérieur de l'hôpital Al-Nasr, ces allégations non seulement sont fausses, mais elles constituent également une exploitation perverse de vies innocentes, utilisées comme outils pour diffuser de dangereuses informations erronées », a déclaré l'armée dans un communiqué adressé à CNN. Interrogé à plusieurs reprises par la chaîne américaine pour savoir pourquoi elle n'avait pas fourni d'ambulances pour l'évacuation, comme l'avait promis l'officier de la Cogat dans la conversation enregistrée avec le responsable de l'hôpital, et s'ils étaient au courant de la présence d'enfants laissés à l'unité de soins intensifs comme l'a affirmé le docteur Zaqout, l'armée israélienne n'a pas répondu. Lors d'une séance de questions-réponses en ligne avec les journalistes, le porte-parole de l'armée Doron Spielman a qualifié l'histoire de simple « rumeur » : « Il n'y a pas eu de bébés prématurés qui se sont décomposés à cause de Tsahal. Il n'y a probablement eu aucun bébé qui s'est décomposé », a-t-il osé. « Le Hamas est responsable de l'hôpital Nasr, nous n'occupons pas l'hôpital Al-Nasr », a-t-il insisté.

Un communiqué du ministère de la santé de Gaza publié après la vidéo des restes des bébés affirme que l'armée a assuré le personnel de l'hôpital Al-Nasr que le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) arrivait pour évacuer les patients. « Au lieu de cela, leurs corps décomposés ont été retrouvés dans leurs lits […] Ces bébés ont poussé seuls leur dernier souffle et sont morts seuls ». Contacté, le CICR a expliqué à CNN qu'il avait reçu « plusieurs demandes » d'évacuation d'hôpitaux du nord de Gaza, mais qu'en raison de la « situation sécuritaire », il n'était « impliqué dans aucune opération ou évacuation, et les équipes ne se sont pas engagées à le faire ». Le CICR a ajouté que les images des bébés d'Al-Nasr constituaient une « tragédie indescriptible ».

Le 16 décembre, le journaliste Mohamed Baalousha, auteur de la vidéo, a été ciblé par un sniper israélien et blessé aux jambes. Sa vidéo restera dans l'esprit de tous ceux qui l'ont vue. Pour l'avocat Johann Soufi, spécialiste en droit international, si à l'issue d'une enquête indépendante, il est prouvé que l'armée israélienne a été informée que des bébés étaient présents et qu'elle a forcé l'évacuation, cela constituerait un crime de guerre :

Les hôpitaux et les patients qui s'y trouvent sont particulièrement protégés par le droit international humanitaire. Il n'existe quasiment aucune exception à ce principe, et dans tous les cas, l'armée israélienne était tenue à ses obligations de proportionnalité, de précaution et d'humanité dans ses attaques. Les faits que décrit CNN violent ces trois principes.

Le 12 octobre déjà sur la chaîne Sky News, bien avant l'évacuation de l'hôpital Al-Nasr, l'ancien premier ministre israélien Naftali Bennett a été interrogé sur les « bébés dans les couveuses à Gaza dont le système de survie a été coupé parce que les Israéliens ont coupé le courant ». Sa réponse reflétait déjà l'état d'esprit dans lequel se déroulent les opérations de l'armée israélienne : « Êtes-vous sérieusement en train de me poser des questions sur les civils palestiniens ? Qu'est-ce qui ne va pas chez vous ? »

Sur les plus de 22 000 victimes des bombardements israéliens à Gaza depuis le 7 octobre, plus de 5 350 sont des enfants. Israël devrait être poursuivi pour chacune de ces pertes. La vidéo des bébés de l'hôpital Al-Nasr est une des images les plus perturbantes de cette offensive d'une brutalité sans précédent. Elle ne fait pourtant pas la une des journaux télévisés du monde et n'a déclenché aucun commentaire des dirigeants occidentaux.

Il y a 33 ans, la guerre contre l'Irak était déclenchée par les États-Unis et leurs alliés. Un récit en particulier avait ému le monde entier et servi à mobiliser les opinions contre Saddam Hussein. Le 10 octobre 1990, à Washington, six minutes ont suffi à une « infirmière » koweïtienne pour plaider l'entrée en guerre. La jeune fille en larmes assurait devant les sénateurs que les forces armées irakiennes avaient pénétré de force dans la maternité de l'hôpital koweïtien Al-Addan, qu'ils avaient arraché les bébés des couveuses, jeté au sol ces bébés qui avaient agonisé dans le froid. Ce mensonge a contribué à ce que le Congrès américain valide l'attaque contre l'Irak. En réalité, l'infirmière était la fille de l'ambassadeur du Koweït à Washington et son témoignage avait été imaginé et rédigé par Michael K. Deaver, ancien conseiller en communication du président Ronald Reagan — à côté de bien d'autres mystifications concoctées par des spécialistes en communication1. Ce que les Américains avaient imaginé, Israël l'a finalement fait.


1Lire Ignacio Ramonet, « Mensonges d'État », Le Monde diplomatique, juillet 2003.

Ismaÿl Urbain ou le colonisateur malgré lui

Par : Louis Blin

Roland Laffitte et Naïma Lefkir-Laffitte consacrent une somme érudite à Ismaÿl Urbain (1812-1884), acteur hors du commun des relations passionnelles entre la France et le monde islamique au XIXe siècle, et à son étrange évolution vers le soutien à l'aventure coloniale française en Algérie.

Les auteurs entendent répondre à une question qu'ils posent en introduction :

Comment se fait-il que, quelques années seulement après avoir cherché à vivre en Égypte le rêve, insensé pour l'époque, d'une paix universelle en rupture avec l'atmosphère guerrière dominante et ses exacerbations bellicistes, les saint-simoniens1 en viennent à participer, en Algérie, à une des aventures militaires les plus controversées ?

Ceci vaut en particulier pour l'un d'entre eux, Ismaÿl Urbain, fils d'une mère guyanaise née esclave et d'un père blanc armateur originaire de La Ciotat, devenu musulman et arabophone en Égypte, « poète, écrivain, journaliste et commentateur politique, mais également militaire contraint d'exécuter des ordres contraires à sa pensée ».

Naufrage du messianisme révolutionnaire français

Comment en est-il arrivé là ou plutôt pourquoi un intellectuel français si bien disposé vis-à-vis de l'Orient est-il devenu artisan de son asservissement ? Par quel biais un ami sincère des Arabes et de l'islam devient-il leur ennemi à son corps défendant ? L'intérêt du livre dépasse, en effet, le seul parcours d'Urbain. Les auteurs remontent avec pertinence au détournement de l'esprit des Lumières après 1789 au profit d'appétits de pouvoir provoquant le déchaînement de violences que l'on sait, d'abord en France puis à l'étranger où celle-ci se fait conquérante. Exploitant une documentation remarquable, ils retracent d'abord l'essor du saint-simonisme en France, puis en Égypte, dans le contexte des conséquences du messianisme révolutionnaire de la France sur sa vision de l'Orient. Les auteurs replacent, en effet, la colonisation de l'Algérie à partir de 1830 dans une expansion française commencée avec ce banc d'essai que fut l'expédition d'Égypte, dès 1798. Comme celle-ci se termina rapidement par un fiasco, ce pays échappa en partie aux ravages napoléoniens, qui firent cependant le lit des exactions de l'armée française en Algérie.

Éclos dans les années 1820, le saint-simonisme s'exporte avec nombre de ses adeptes après 1832 en Égypte, qu'il abandonne en 1836 pour s'investir dans une utopie coloniale algérienne où il perdra son âme. Son utopie de fraternité dans le progrès s'y abîme dans la violence. Urbain arrive en 1837 en Algérie, où il mourra 47 ans plus tard. Suivre son parcours avec les auteurs permet donc de retracer pas à pas cinquante ans de conquête française de ce pays, avec ses « centaines de milliers de victimes de canonnades, d'enfumades, d'emmurages et de massacres délibérés, mais aussi de famine et de maladies consécutives aux razzias et aux refoulements », organisés et pleinement assumés par les pouvoirs français successifs. Ces massacres à tendance génocidaire, la destruction du patrimoine de l'Algérie et la dépossession de son identité répondent en effet à une politique qui, même si elle a évolué sans plan prédéfini, obéit au principe général d'asservir en prétendant civiliser. Les auteurs exposent en détail l'évolution des positions en France vis-à-vis de la conquête de l'Algérie, y compris l'aveuglement du messianisme ethnocentrique saint-simonien basé sur une conviction de la supériorité européenne pourtant antinomique de son universalisme.

L'illusion du colonialisme à visage humain

Urbain s'attelle à la tâche impossible de donner un visage humain à la conquête et à la colonisation. Il prône tout d'abord un sultanat arabe associé à la France en Algérie, qui serait confié à l'émir Abd El-Kader et couvrirait la majorité du territoire, Alger, Bône et Oran devenant en quelque sorte des présides. Mais il change d'avis et veut l'éliminer après être devenu en mai 1837 interprète du général Bugeaud de sinistre mémoire. Il se rallie en 1841 au passage de la stratégie d'occupation restreinte à la conquête de tout le territoire, qui contredit le pacifisme saint-simonien. Il épouse pourtant une Algérienne en 1840 et continue à s'indigner des exactions françaises. Mais sa naïveté initiale tourne à l'acceptation du fait accompli.

Pourquoi donc ? Y entre une dose de carriérisme chez un homme vu par beaucoup comme un renégat pour avoir embrassé l'islam et aspirant donc à se laver de tout soupçon. Il doit donner des gages de sa loyauté et la réalité brise son ambition d'améliorer le système de l'intérieur.

Il reste pourtant lucide. Alors qu'il aspirait à faire aimer l'Orient en Occident, il avoue : « J'oublie qu'il n'y a qu'un petit nombre d'hommes éclairés qui ne regardent pas les Arabes comme de détestables barbares ». Mais il se refuse à dénoncer la barbarie dans son propre camp. Ce contexte explique pour beaucoup sa dérive, mais ne l'excuse pas, car il aurait pu suivre la voie d'Auguste Comte (1797-1857), secrétaire du comte de Saint-Simon, puis fondateur de l'école positiviste, qui écrivait : « Que les Arabes expulsent énergiquement les Français d'Algérie, si ceux-ci ne savent pas la leur restituer dignement »2, et qui prônait l'évacuation de l'Algérie. Malgré son dégoût pour les violences coloniales, il finit par s'en accommoder, à l'instar de beaucoup d'autres esprits libéraux et ce jusqu'à l'indépendance de l'Algérie.

Face aux massacres de l'armée française et au déni de civilisation des Algériens, il appelle alors avec les saint-simoniens à une « colonisation moderne ». Il oublie l'intérêt manifesté en Égypte pour les progrès réalisés de façon interne par l'Orient. Imbu de paternalisme colonial, il ne comprend pas que c'est la France qui a bloqué la marche de l'Algérie vers la Renaissance arabe (Nahdha) et, plus généralement, qu'on ne peut pas « civiliser » les gens malgré eux. Saint-simonien éminent, Gustave d'Eichthal (1804-1886) écrivait en 1838 :

Il s'agit maintenant d'arriver à la conciliation de doctrines, de races, de civilisations opposées, il s'agit de vaincre soit par la force morale, soit par la force matérielle, l'orgueil musulman et de porter en Afrique le grand sentiment religieux de notre époque : la tolérance.

L'arrogance débouche là sur un aveuglement odieux…

Une implacable perversion

Et les auteurs de poursuivre : « Urbain se retrouve ainsi, sous l'effet d'une hubris de puissance, déporté vers la position qu'il dénonçait hier, » celle des partisans de la civilisation forcée des indigènes. Il faudra attendre la défaite d'Abd El-Kader et qu'advienne la rencontre avec ce dernier pour que se produise ce qui apparaît comme un mea culpa : pour lui, les personnes « qui ont pu entretenir des relations suivies » avec les Algériens « ont compris que le patriotisme avait, bien plus que le fanatisme, inspiré la résistance des Arabes ». Mais cela va plus loin :

La religion était le seul drapeau autour duquel la nationalité pût se rallier pour coordonner ses efforts : il est incontestable qu'elle a été pour eux un puissant stimulant pour affronter les dangers d'une lutte disproportionnée, pour supporter les maux de la guerre, la ruine, l'exil, la misère. Nous n'avons pas seulement là, en effet, un éloge de la résistance nationale algérienne, mais la reconnaissance de la nécessité de sa forme religieuse.

Un constat qui ne vaut évidemment pas que pour l'Algérie.

Sur le plan de la philosophie de l'histoire, retracer comme le font les auteurs les épisodes de la conquête illustre l'engrenage dans lequel la logique de la domination, puis de la colonisation, place ses acteurs et s'impose à eux, quels que soient leur idéologie et leurs principes moraux. Le constat n'est pas neuf, mais il prend tout son relief à travers le parcours d'Urbain, musulman colonisateur malgré lui et illustration de l'adage selon lequel l'enfer est pavé de bonnes intentions. Ce n'est certes pas l'absoudre de ses responsabilités que de constater que le système l'a broyé, lui aussi. Cette histoire exemplaire contée ici dans un style alerte et de manière nuancée sur la base de références impressionnantes livre donc une leçon universelle, déjà tirée en son temps par Frantz Fanon de son expérience algérienne : en Algérie comme ailleurs, le fait colonial pervertit l'occupant. Nul ne peut prétendre y échapper. La seule solution est la fin de l'occupation.

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Roland Laffitte et Naïma Lefkir-Laffitte
L'Orient d'Ismaÿl Urbain d'Égypte en Algérie
Geuthner, 2019
Tomes 1 et 2
350 et 508 p.
36 et 44 euros


1Ce courant idéologique reposant sur la pensée du comte de Saint-Simon (1760-1825) exerce une influence déterminante sur la France du XIXe siècle. Son idéal universaliste se brise sur son aventure coloniale.

2Catéchisme positiviste, 1852, treizième entretien, p. 379).

T. E. Lawrence au Caire. Premiers pas d'un fabulateur stratège

Si le rôle joué par « Lawrence d'Arabie » durant la première guerre mondiale a été abondamment documenté, le livre de l'historien Christophe Leclerc remonte légèrement le temps pour revenir sur la période cairote du célèbre officier britannique. Apparaissent déjà à cette époque les principaux traits de sa personnalité qui contribueront à l'inscrire dans la postérité.

Un livre de plus sur Thomas Edward Lawrence, plus connu sous le nom de Lawrence d'Arabie ? La littérature sur l'épopée politico-militaro-littéraire de ce personnage hors norme est déjà si abondante qu'on ne compte plus les ouvrages en tous genres qui lui ont été consacrés, « des hagiographies comme des biographies sérieuses, mais aussi des essais des travaux d'archéologie, des pièces de théâtre, des bandes dessinées ou des romans », écrit l'historien Christophe Leclerc, dans la préface de son livre Deux ans au Caire. Lawrence d'Arabie avant la légende, sans oublier le film de David Lean de 1962.

Pourtant, assure l'auteur, cette période où le jeune Lawrence sert comme agent des services de renseignement militaires britannique du Caire « n'a pas été étudiée tant que ça ». Accompagné d'une bibliographie et d'un utile petit dictionnaire des acteurs arabes, britanniques et français, le livre couvre les 22 mois cairotes de Lawrence, entre le début du premier conflit mondial et l'entrée du jeune homme dans la guerre du désert. Un prélude indispensable pour comprendre quel rôle il a pu jouer dans le théâtre proche-oriental de la première guerre mondiale.

Savoir « réseauter »

Son aventure personnelle est surtout le produit de l'histoire du remodelage de la région par les grandes puissances de l'époque, France et Royaume-Uni, matrice du Proche-Orient d'aujourd'hui. Lawrence est là quand l'irruption de la Grande Guerre et l'alliance d'Istanbul avec Berlin précipitent les choses. Comment devient-on Lawrence d'Arabie ? Le guerrier romantique, le metteur en scène de sa propre légende, coiffé d'un keffieh blanc et juché sur un dromadaire de course fut d'abord un bureaucrate acharné doté d'une grande puissance intellectuelle. « Mon compagnon super cérébral » dit de lui dans son journal Ronald Storrs, numéro deux de l'administration britannique en Égypte. Mais les qualités personnelles ne suffisent pas à faire une carrière. Le jeune homme sait réseauter.

Son mentor c'est David George Hogarth, directeur de l'Ashmolean Museum d'Oxford (il dirigera plus tard l'Arab Bureau du Caire). C'est lui qui a envoyé Lawrence sur des théâtres de fouilles en Irak. Il était son relais dans la mesure où il était l'intermédiaire entre Lawrence qui transmettait ses rapports et les milieux du pouvoir. Il était par exemple un ami du ministre des affaires étrangères, Lord Grey.

À Londres, Lawrence est embauché à l'automne 1914 par le service des opérations du War Office. Outre ses fouilles irakiennes, il avait effectué des relevés cartographiques au Sinaï, cette dernière mission étant commanditée par les services britanniques. Il est recruté comme cartographe, et se distingue aussitôt. « Il dirige tout le service à ma place », dit son supérieur, le colonel Hedley, à D. G. Hogarth. Lawrence a aussi du culot. Il lui arrive d'« inventer » une partie des cartes, comme il l'avoue à un ami.

Le ministère de la guerre ne tarde pas à l'envoyer en Égypte. Le jeune homme a 26 ans quand il débarque à Port-Saïd. Même débutants, les archéologues font figure d'experts, les services de renseignement sur place étant embryonnaires. Au Caire, Lawrence intègre une sorte de club très british, composé de membres de l'upper class, cultivés et excentriques comme il se doit, parmi lesquels des parlementaires bien nés et familiers du terrain, ou des personnalités comme Gertrude Bell, célèbre orientaliste partie ensuite en Irak. Lawrence pour sa part sacrifie à l'usage avec son uniforme dépenaillé et ses cheveux en bataille. Il croise aussi dans ce club un dominicain et anthropologue français, le fameux père Antonin Jaussen, professeur à l'École biblique de Jérusalem, qui s'est mis lui aussi au service de la patrie, et collabore un temps avec les Britanniques.

Des gens brillants, mais lui se distingue par sa puissance de travail. Il commence ses journées à 9 h et les termine à minuit, après le dîner il explore les télégrammes qui sont arrivés, c'est un cartographe super efficace, il a une mémoire visuelle extraordinaire.

Des qualités reconnues par la hiérarchie

Il est aussi très efficace dans l'interrogatoire de prisonniers. Ayant appris l'arabe pendant ses fouilles en Irak, le jeune sous-lieutenant fait montre de finesse et de psychologie pour cuisiner les prisonniers et les déserteurs de l'armée ottomane.

C'est aussi un rédacteur d'un niveau supérieur. Ses rapports et ses notes de synthèse, c'est de haute volée, très pénétrant. Par exemple il en a fait un sur la sociologie de la Syrie extrêmement intéressant. Quand on les compare à ceux de ses homologues, la différence en hauteur de vue, en sens tactique et stratégique est flagrante.

Ses qualités sont reconnues par la hiérarchie. T. E. Lawrence exerce donc dès le début des responsabilités sans rapport avec la modestie de son grade. On connaît le scénario : au Caire, Lawrence envisage une « révolte arabe » basée sur les tribus bédouines qui nomadisent à l'est de la Palestine. Il ajoute à ces considérations politiques une bonne dose d'imagination, voyant les Bédouins comme une incarnation des chevaliers médiévaux et comme les « Arabes purs », par opposition aux Arabes des villes, dont il avait décrit, dans une lettre à sa mère en 1911, « la vulgarité totalement irrécupérable ».

Mais le rêveur a étudié le terrain. L'ensemble disparate des tribus ne peut être uni que par le prestige politico-religieux d'un leader charismatique, estime-t-il dans ses nombreux rapports. Lawrence pense à Hussein, chérif de La Mecque et chef de la dynastie hachémite, qui jouit d'une forte légitimité. Le jeune officier britannique a d'abord cherché ailleurs son homme providentiel. Dans des pages plutôt cocasses, on le voit arpenter Bassora récemment conquise par le Royaume-Uni, et proposer à divers militants arabes de prendre la tête d'une révolte, les intéressés se montrant plus que prudents. Et quand il se décide pour le chérif, T. E. Lawrence s'appuie sur une idée qui occupe déjà les connaisseurs du Proche-Orient.

« Pour bien des observateurs de l'époque, dès 1905-1906, il est question d'une révolte arabe du chérif de La Mecque qui entraînerait avec lui les tribus de la péninsule arabique et bénéficierait d'un soutien politique de la Grande-Bretagne », écrit Henry Laurens1 titulaire de la chaire d'histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France. Le projet est partagé par les élites urbaines et les organisations clandestines arabes en lutte contre l'impérialisme ottoman. L'irruption de la guerre oblige les belligérants anti-ottomans à entrer dans le concret. En novembre 1914, le ministère français de la guerre estime que Hussein peut être « l'instigateur d'un soulèvement arabe ».

Un intermédiaire entre le chérif de La Mecque et Mac-Mahon

Les deux grandes puissances n'ont pas les mêmes objectifs. Les Français estiment que la Syrie leur revient, les Britanniques veulent protéger le canal de Suez et les Indes. Là encore, la période cairote place T. E. Lawrence au cœur de l'histoire. Par ses rapports, il contribue au célèbre échange de lettres entre le chérif Hussein et le haut-commissaire britannique en Égypte Arthur Henry Mac-Mahon, qui tente de définir les conditions de l'entrée en guerre du leader hachémite.

L'agent britannique a connaissance très tôt, bien avant de se lancer dans la guerre du désert, des accords Sykes-Picot de 1916 qui, bien que transitoires, préludent aux traités de l'après-guerre dans lesquels la France se réserve la Syrie. Lawrence est « très contrarié. Il avait répété et écrit qu'il fallait que la Syrie soit placée sous le contrôle de son pays ». Dans la même personne, le rêveur et l'officier ne sont pas toujours d'accord. Le premier imagine un « royaume arabe », le second est au courant de tractations diplomatiques qui le dépassent largement, et considère d'ailleurs ouvertement qu'un royaume unifié n'est pas possible.

C'est dans la tactique militaire que le jeune officier, bien que dépourvu de toute formation de soldat, montre le plus d'originalité. Il rédige en janvier 1916 une note qui recommande d'utiliser les Bédouins pour des actions de guérilla contre le chemin de fer du Hejaz qui relie Damas à la ville sainte de Médine, indispensable à l'armée ottomane. « En coupant cette voie ferrée, nous détruirons le gouvernement civil du Hejaz […]. Les tribus bédouines détestent le chemin de fer qui a réduit leurs droits annuels de passage. Elles nous aideront à le couper ». C'est exactement la méthode qu'il appliquera plus tard.

Vers la Grande Révolte arabe

C'est bientôt le début de l'épopée lawrencienne. Le livre de Christophe Leclerc la remet utilement dans son contexte. Les Britanniques — et les Français, forts d'une mission militaire de 1000 hommes — sont déjà venus au secours de l'offensive que le chérif Hussein a déclenchée sans les prévenir. « Les Britanniques ont fourni au chérif 18 000 fusils, des mitrailleuses, des obusiers, ainsi que 250 artilleurs égyptiens et indiens ». Ils ont aussi sauvé la mise aux troupes bédouines en grande difficulté, en envoyant des croiseurs bombarder la garnison turque de Djeddah. Mais il faut une stratégie. La prise du port d'Aqaba sur la mer Rouge est vite considérée par les décideurs britanniques (et français) comme de la plus haute importance. On sait qu'elle constituera le plus haut fait d'armes de T. E. Lawrence, qui décidera de surprendre les soldats ottomans en attaquant par la terre avec ses Bédouins, exploit jugé impossible, car il impliquait la traversée du désert aride du Nefoud. On sait moins que Lawrence fut au début partisan de la solution envisagée par les états-majors, à savoir l'assaut par la mer, qui aurait été fort coûteux en hommes.

À la révolte, il faut un leader militaire arabe. Lawrence juge le chérif Hussein trop politique et trop retors. Il a jeté son dévolu sur l'un de ses fils, Fayçal, à « l'enthousiasme ardent », qui mènera après-guerre la révolte contre le mandat français en Syrie. Là encore, l'officier de Sa Majesté n'est pas le seul à porter cette idée, puisque Fayçal a déjà été repéré par les Britanniques. Mais c'est T. E. Lawrence qui va la concrétiser. En octobre 1916, il fait partie d'une mission britannique qui s'embarque sur la mer Rouge pour aller discuter avec Abdallah, un autre fils de Hussein, celui qui deviendra le premier émir de la Transjordanie sous protectorat britannique. Lawrence, lui, va en profiter pour rencontrer Fayçal.

Auparavant, le jeune officier de renseignement est impliqué dans la fabrique des équilibres qui façonneront l'après-guerre. À Djeddah, la délégation croise le chef du détachement français, le colonel Brémond, qui insiste pour faire débarquer des troupes composées d'officiers français et de tirailleurs sénégalais. Abdallah se montre intéressé, mais Lawrence estime que le débarquement de troupes étrangères au Hejaz serait une catastrophe. Finalement, Paris rappelle le colonel. Les Français laissent aux Britanniques le soin de mener la révolte, à condition, entre autres, qu'ils leur laissent la Syrie une fois les Turcs vaincus. T. E. Lawrence obtient du chérif Hussein le droit de partir dans les terres à la rencontre de Fayçal. Il est à dos de dromadaire et habillé en Arabe. Dans Les Sept Piliers de la sagesse (1922), il écrit : « Je sus au premier regard que j'avais trouvé l'homme que j'étais venu chercher en Arabie ».

La suite, comme l'écrit Christophe Leclerc, est une autre histoire.

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Christophe Leclerc
Deux ans au Caire. Lawrence d'Arabie avant la légende
Préface de Rémy Porte
Lemme Edit, Paris,
2023
196 pages
19 euros


1Orientales III. La révolte arabe, T. E. Lawrence et la création de la Transjordanie, Paris, CNRS éditions, 2004 ; pages 185-197.

Peut-on parler de génocide à Gaza ?

Par : Ziad Majed

L'usage du terme « génocide » reste très limité en France, souvent mis entre guillemets par la presse, présenté comme excessif. En revenant pourtant au droit international, la pertinence du terme pour qualifier le massacre en cours depuis le 7 octobre à Gaza est limpide. Le bureau international de la Fédération internationale pour les droits humains a d'ailleurs adopté une résolution reconnaissant les actions d'Israël contre le peuple palestinien comme étant « un génocide en cours ».

Depuis le début de la guerre israélienne la plus brutale contre les Palestiniens de la bande de Gaza, qui a suivi l'attaque du Hamas contre des militaires et des civils israéliens le 7 octobre 20231, nombre de médias et de gouvernements ont fait du droit international et du droit humanitaire un point de vue, ou une opinion exprimée sur les plateaux par des non-spécialistes.

Ainsi, des termes et des concepts ayant chacun une signification très précise, tels que « crime de guerre », « crime contre l'humanité », « nettoyage ethnique » ou « génocide » sont utilisés de manière indifférenciée pour qualifier certaines situations ou, le plus souvent, pour nier au contraire la pertinence de ces usages. Nous nous attachons ici à rappeler les définitions des crimes en question, afin d'examiner l'applicabilité de ces termes à la guerre israélienne dans la bande de Gaza.

Mobilisation des organisations internationales

Le droit international et le droit humanitaire définissent les crimes de guerre de manière très détaillée. Ils les divisent en trois catégories, énumérant toutes les violations possibles des Conventions de Genève signées en 1949 qui peuvent se produire lors d'opérations militaires, qu'il s'agisse de conflits de nature internationale ou nationale.

On peut ainsi dire que sont considérés comme des crimes de guerre tout meurtre intentionnel et tout ciblage de civils en tant que tels, ou toute destruction intentionnelle de leurs biens et de leurs établissements hospitaliers, éducatifs et religieux, ou le fait de les exposer à la famine et de leur refuser l'aide humanitaire ; toute attaque à grande échelle contre des villes ou des villages pour laquelle il n'y a pas de justification militaire, ou tout mauvais traitement ou torture de prisonniers, de détenus, de non-combattants, ou même de combattants s'ils déposent les armes ; tout transfert ou déplacement systématique et forcé de populations, ou toute attaque injustifiée contre des centres et des représentants d'organisations internationales, d'organisations de maintien de la paix, d'organisations humanitaires ; et toute utilisation d'armes internationalement interdites.

Par conséquent, et compte tenu de ce que stipule l'article 8 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI)2, des organisations de défense des droits humains et des organisations humanitaires internationales telles qu'Amnesty International, Human Rights Watch, la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), Médecins sans frontières, Médecins du monde, ou des agences onusiennes telles que l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) et l'Organisation mondiale de la santé (OMS) ont ainsi dénoncé directement ou indirectement de possibles crimes de guerre, y compris contre leur personnel.

Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a exprimé de son côté sa préoccupation concernant les actions et mesures militaires israéliennes interdites par les conventions de Genève et les deux protocoles additionnels3. Une prise de position publique rare de la part du CICR, qui pourrait s'expliquer par l'ampleur des violations.

Des crimes contre l'humanité, dont l'apartheid

Quant aux crimes contre l'humanité, ils peuvent se produire pendant les opérations militaires ou en dehors de celles-ci, c'est-à-dire en dehors du contexte de la guerre. Ils comprennent, selon l'article 7 du Statut de Rome :

a) meurtre ;

b) extermination ;

c) réduction en esclavage ;

d) déportation ou transfert forcé de population ;

e) emprisonnement ou autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions fondamentales du droit international ;

f) torture ;

g) viol, esclavage sexuel, prostitution forcée, grossesse forcée, stérilisation forcée ou toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable ;

h) persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d'ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste au sens du paragraphe 3, ou en fonction d'autres critères universellement reconnus comme inadmissibles en droit international, en corrélation avec tout acte visé dans le présent paragraphe ou tout crime relevant de la compétence de la Cour ;

i) disparitions forcées de personnes ;

j) crime d'apartheid ;

k) autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l'intégrité physique ou à la santé physique ou mentale.

Là encore, on peut dire qu'il existe des preuves confirmant la légitimité des allégations selon lesquelles Israël commet et a commis des crimes contre l'humanité, que ce soit lors de l'actuelle guerre contre Gaza — surtout s'agissant d'attaque « généralisée ou systématique lancée contre la population civile et en connaissance de cette attaque » et d'actes inhumains « de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l'intégrité physique ou à la santé physique ou mentale [des civils] », ou en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, en vertu des clauses qui font référence à l'apartheid.

Politicide, urbicide et domicide

Entre les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité d'une part et le crime de génocide d'autre part, la science politique de son côté a développé des termes construits à partir du suffixe d'origine latine « cide »4 qui renvoie au meurtre, pour désigner un système criminel pratiqué par un État ou un acteur puissant contre ses ennemis afin de les « exécuter » politiquement ou d'« effacer » leurs sphères publiques et privées.

Ainsi, le terme « politicide » est apparu dans les années 1970 pour désigner la destruction de groupes de personnes partageant une identité politique commune (et pas nécessairement une identité ethnique ou « raciale »). Il a ensuite évolué pour qualifier les actions visant à détruire les éléments matériels qui permettent à une entité politique d'exister. Le terme a été utilisé, par exemple, pour décrire la politique israélienne à l'égard des Palestiniens à la veille et pendant la seconde Intifada en 2000, lorsque l'objectif clair d'Israël était de détruire les conditions de l'existence même d'un État palestinien. Cette politique se poursuit bien entendu aujourd'hui.

Il y a des années, le terme « urbicide » a été largement employé pour désigner le ciblage d'espaces urbains en vue de les détruire ou de les rendre inhabitables pendant de longues périodes. Il a été suggéré pour décrire des attaques russes à Grozny en 2001, lors de la deuxième guerre de Tchétchénie, des attaques israéliennes sur l'un des quartiers de la banlieue sud de Beyrouth en 2006 lors de la guerre avec le Hezbollah, et des attaques du régime de Bachar Al-Assad puis de la Russie à Homs et à l'est d'Alep en Syrie entre 2012 et 2017. Bien entendu, ce terme est aujourd'hui de nouveau évoqué dans la guerre israélienne contre Gaza.

Plus récemment, certains chercheurs ont adopté le terme de « domicide » pour désigner une politique israélienne encore plus dure à l'égard des Palestiniens, qui cible leurs lieux de résidence intimes (domiciles), afin de les empêcher d'avoir une existence stable dans un espace défini par ses caractéristiques géographiques et émotionnelles et ses symboles publics et privés, et de faire du temporaire (en les déplaçant constamment) une partie intégrante de leur vie.

Tout cela, bien sûr, nous amène progressivement à parler de la question la plus controversée parmi les politiques et évitée — par crainte de représailles — parmi une partie des juristes et universitaires, à savoir : est-ce que la définition du crime de génocide, avec toutes ses significations chargées d'histoire et de mémoires, s'applique actuellement à la situation dans la bande de Gaza ?

Prouver l'intention

Le génocide est défini dans la première convention internationale de lutte contre le génocide, adoptée en 1948 par l'Assemblée générale des Nations Unies et entrée en vigueur en 1951, puis dans plusieurs textes onusiens et dans le Statut de Rome (article 6) comme tel :

Le génocide s'entend de l'un quelconque des actes ci-après, commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme :

a) meurtre de membres du groupe ;

b) atteintes graves à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;

c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;

d) mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;

e) transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe.

Par ailleurs, la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (ratifiée par 153 États) précise que « le génocide peut être commis contre une partie seulement d'un groupe, pour autant qu'elle soit identifiable (y compris à l'intérieur d'une zone géographiquement limitée) »5.

Sur la base de ce qui a été documenté et rapporté, et en revenant à l'ampleur des bombardements destructeurs filmés et du ciblage direct des Palestiniens dans une zone précise par le biais de meurtres, d'assiègements et de tortures collectives physiques, psychologiques et mentales, l'anéantissement des conditions de vie dues à la coupure totale ou partielle de l'eau, de l'électricité, du carburant et des communications ; par le siège et l'empêchement total ou partiel de l'entrée de l'aide humanitaire — alimentaire et médicale — et par les attaques d'hôpitaux et d'ambulances et la mort de patients et d'enfants en raison de l'impossibilité de les soigner, il est possible d'évoquer plusieurs éléments concluant à la mise en place par Israël d'un génocide à Gaza.

D'après le ministère de la santé à Gaza, le bilan des attaques israéliennes fait état au 11 décembre 2023 de 18 205 morts, dont plus de 7 000 enfants et 5 000 femmes, de plus de 7 000 disparus sous les décombres ou isolés ou déplacés sans moyens de contact, et de plus de 49 000 blessés. Selon les estimations du gouvernement gazaoui, 60 % des habitations de la bande sont détruites ou endommagées, 262 mosquées et 3 églises ont été ciblées. Enfin, 27 hôpitaux et 55 structures de soins, de même que 55 ambulances ont été bombardés et souvent mis hors service. Les organisations onusiennes et les organisations humanitaires ont perdu plus de 100 employés, médecins et fonctionnaires, tués sous les bombes israéliennes. Quatre-vingt-six journalistes ont également trouvé la mort, parfois directement ciblés par les tirs israéliens.

Cependant, pour qu'un génocide soit reconnu comme tel, l'intention de le commettre doit être prouvée. C'est souvent cet élément qui est le plus difficile à établir, car il faudra démontrer que les auteurs des actes en question ont eu l'intention de détruire physiquement un groupe ou une partie du groupe (national, ethnique, racial ou religieux). La jurisprudence associe donc cette intention à l'existence d'un plan ou d'une politique voulue par un État ou une entité.

Certains juristes considèrent que les déclarations officielles israéliennes et les appels explicites à la vengeance et aux meurtres contre les Palestiniens — en tant que Palestiniens —, les décisions claires de renforcer le siège de Gaza en listant les matériaux interdits d'entrée, comme l'a fait le ministre israélien de la défense Yoav Gallant le 9 octobre 2023, tout en sachant qu'aucune vie n'est possible sans ces matériaux (eau, électricité, carburant, etc.), ainsi que la mise en œuvre de tout cela par l'armée israélienne, prouvent la volonté d'anéantissement et de passer de la déclaration à l'exécution. On peut ajouter à cela la présence d'une « tendance génocidaire » répétitive dans les discours officiels du gouvernement de Benyamin Nétanyahou et de certains députés de sa majorité — autant de discours filmés et transcrits dans la presse. Par exemple : invoquer une « guerre contre les forces du mal et de la barbarie », déshumaniser les Palestiniens et les qualifier d'animaux, prétendre qu'il n'y a pas de civils dans la bande ou déclarer qu'il n'y a que « les terroristes du Hamas » et les « sympathisants du Hamas », appeler à utiliser des armes nucléaires contre les Gazaouis si nécessaire et à déporter les survivants en Égypte (et dans d'autres pays), détruire Gaza et la transformer en « grand terrain de football », etc.

Rappelant la présence claire de cette intention de commettre un génocide du côté israélien et « le passage à l'acte », l'historien israélien Raz Segev, spécialiste de l'Holocauste, a été le premier à souligner que nous étions face à « un cas d'école de génocide »6.

Le directeur du bureau du Haut-Commissariat des droits de l'homme à New York, le juriste Craig Mokhiber, a quant à lui démissionné de ses fonctions pour protester contre le silence vis-à-vis « d'un cas typique de génocide à Gaza ». Dans la même lignée, neuf experts onusiens ont alerté sur le fait que la violence militaire israélienne et les intentions de certains responsables à Tel-Aviv constituent « une menace génocidaire envers la population palestinienne »7.

De son côté, l'ancien procureur de la CPI, Luis Moreno Ocampo, a confirmé que les crimes commis par Israël pourraient constituer un cas de génocide8.

Des dizaines d'universitaires palestiniens et arabes, africains, asiatiques, américains et européens, ont également publié ces dernières semaines des tribunes et des communiqués évoquant des positions similaires. En plus des demandes que certains d'entre eux ont adressées au procureur de la CPI pour enquêter sur ces crimes, cinq États (l'Afrique du Sud, le Bangladesh, la Bolivie, les Comores et Djibouti) ont saisi officiellement la Cour pour « exiger une enquête sur d'éventuels crimes israéliens à Gaza et dans les territoires palestiniens »9.

Il faut ajouter que la plupart des États et des responsables politiques préfèrent éviter l'utilisation du terme « génocide », pour ne pas avoir à agir, conformément à la Convention qu'ils ont signée, pour le « prévenir » ou pour « y mettre fin immédiatement ». Ce qui, bien entendu, n'est pas à l'ordre du jour pour eux.

Enfin, il est possible de dire qu'aucun conflit antérieur documenté n'a concentré autant de crimes, de violations et d'atrocités dans une zone géographique aussi restreinte, d'environ 360 km², et sur une période aussi courte. Cela révèle davantage la « nature génocidaire » de cette guerre, et mérite en soi une réflexion approfondie. On peut y voir le signe d'une augmentation des possibilités d'escalade de la brutalité, et des violations à grande échelle du droit international humanitaire dans les guerres à venir. Un risque qui semble contredire ce à quoi on aurait pu s'attendre du fait de l'évolution des législations, mais aussi de « l'abondance » des reportages en direct et de la documentation visuelle des faits.


1Cette guerre est la cinquième depuis qu'Israël a imposé le siège de la bande de Gaza en 2007. Les guerres de 2008-2009, 2012, 2014 et 2021 ont causé la mort de plus de 4 500 Palestiniens.

2Voir la définition des crimes de guerre dans le Statut de Rome

3Voir le communiqué du CICR sur la situation à Gaza du 12 novembre 2023.

4NDLR. Du latin caedere : tuer, massacrer.

6Raz Segal, « A textbook case of Genocide », The Jewish Currents, 13 octobre 2023. Voir aussi son entretien sur Democracy Now du 16 octobre 2023.

7« Gaza : UN experts decry bombing of hospitals and schools as crimes against humanity, call for prevention of genocide », communiqué du Haut-Commissariat des droits de l'homme de l'ONU, le 19 octobre 2023.

8« El jurista Luis Moreno Ocampo : “Israel no puede convertir Gaza en un campo de exterminio », El País, le 23 octobre 2023. Ocampo considère que les attaques du Hamas du 7 octobre sont également de nature génocidaire.

9« Déclaration du procureur de la CPI, Karim Khan, depuis Le Caire, sur la situation dans l'État de Palestine et en Israël », CPI, 30 octobre 2023.

Le calvaire des migrants éthiopiens dans la péninsule Arabique

Les flux de migrants issus d'Afrique de l'Est sont en hausse en mer Rouge. En transit au Yémen, celles et ceux qui traversent la région vers les pays du Golfe sont victimes de violences souvent occultées. Le sort des Éthiopiens à la frontière yéméno-saoudienne, notamment, jette une lumière crue sur les pratiques des autorités saoudiennes, comme le révèlent des organisations de défense des droits humains.

Évoquer la situation actuelle des Éthiopiens dans la péninsule Arabique revient souvent à se concentrer sur les violences qu'ils subissent en Arabie saoudite et au Yémen. Compte tenu de la géopolitique, la principale voie d'accès au royaume saoudien débute soit par Djibouti et la mer Rouge, soit par la Somalie, la pointe de la Corne de l'Afrique et la mer d'Arabie. Dans les deux cas, il s'agit de longs voyages où il faut traverser le Yémen pour parvenir jusqu'en Arabie saoudite par le sud. La majeure partie de la frontière entre les deux pays étant une région désertique, la principale route empruntée par les Africains et les Yéménites qui visent la même destination passe par les zones montagneuses du Yémen contrôlées par les houthistes.

En août dernier, l'organisation Human Rights Watch (HRW) a publié un rapport révélant le massacre par les forces saoudiennes de centaines d'Éthiopiens qui tentaient de franchir cette frontière1. Par rapport aux recherches précédentes menées par HRW et d'autres organisations, cette enquête « montre comment le mode opératoire des violences a changé, passant de l'usage présumé d'armes à feu à titre ponctuel et des détentions massives à des massacres généralisés et systématiques, explique l'ONG.

De tels massacres constitueraient des crimes contre l'humanité s'il s'avère qu'ils sont à la fois généralisés et systématiques et s'ils relevaient d'une politique d'État consistant à massacrer une population civile de façon délibérée.

Les violences recensées font froid dans le dos : les gardes-frontières saoudiens utilisent des armes différentes en fonction de leurs cibles et emploient notamment des « projectiles de mortier et d'autres armes explosives  » contre les groupes de migrants dès qu'ils pénètrent sur le territoire saoudien. Des personnes ont déclaré avoir subi des tirs à bout portant et « ont raconté avoir été appréhendées par des gardes-frontières armés qui leur ont demandé dans quelle partie du corps elles préféraient être visées, avant de leur tirer directement dessus ».

Parmi les actes brutaux relatés, « un garçon de 17 ans a décrit comment les gardes-frontières saoudiens l'ont forcé, lui et d'autres survivants, à violer deux filles après qu'ils eurent exécuté un autre survivant qui avait refusé de le faire ». Les rescapés sont détenus dans des conditions abominables pendant des mois, ils sont souvent maltraités, affamés et torturés, avant d'être rapatriés ou renvoyés de force de l'autre côté de cette même frontière. Sur la base de nombreux entretiens, HRW estime que « depuis le début de ses enquêtes en janvier 2023, au moins plusieurs centaines de migrants, en grande partie éthiopiens, ont été tués à la frontière avec l'Arabie saoudite ».

Des violences récurrentes

Cette violation des droits humains a fait l'objet d'une couverture médiatique importante. Libération a fait sa « une » sur ce massacre (22 août 2023), tandis que le Guardian révélait, de son côté, que des experts américains et allemands avaient entraîné les gardes-frontières saoudiens mis en cause2. Les États-Unis fournissant à la fois des armes au Royaume et assurant la formation de ses forces de sécurité, les services américains ont demandé des éclaircissements aux Saoudiens, indique le Washington Post3. En réaction aux révélations faites par HRW, l'Allemagne a suspendu l'encadrement des forces frontalières saoudiennes. La seule réponse fournie par les Saoudiens, selon le quotidien américain, est que « Riyad [dément] formellement ces allégations4 ».

La mise en lumière de ces violences n'est pas nouvelle : l'année dernière, les rapporteurs spéciaux du Conseil des droits de l'homme (CDH) des Nations unies avaient écrit aux autorités saoudiennes et houthistes à Sanaa pour réclamer des explications sur des cas similaires. Une précédente étude de HRW réalisée en 2020 montrait que les houthistes avaient forcé des migrants à quitter le Yémen pour se rendre en Arabie saoudite, où les gardes-frontières avaient fait feu contre eux5. En mars 2021, des Éthiopiens détenus dans le centre de rétention de Sanaa sont morts dans un incendie provoqué par des gardes houthistes qui avaient fait usage de gaz lacrymogènes sur des prisonniers protestant contre leurs conditions de détention. Depuis le début de la guerre qui déchire le pays, les houthistes ont également refoulé des Éthiopiens et d'autres migrants venus d'Afrique de l'Est, les repoussant dans les zones du Yémen contrôlées par le gouvernement internationalement reconnu de Rashad Al-Alimi.

Pris en étau entre gangs et factions

De précédents rapports de HRW et d'autres organisations ont retracé les itinéraires empruntés par les migrants et décrit les abus dont ils sont victimes de la part des passeurs pendant leur séjour au Yémen. Ces derniers forment le plus souvent des équipes mixtes composées de Yéménites et d'Éthiopiens issus de divers groupes ethniques. Ils opèrent le long de la côte de la mer Rouge et à l'intérieur du pays, sous l'autorité ou avec la complicité de différentes autorités yéménites.

Toutes les factions sont ainsi impliquées dans la perpétration de ces atrocités. Le personnel de sécurité affilié au gouvernement internationalement reconnu torture, viole, vole et menace la plupart des demandeurs d'asile éthiopiens, avant de leur faire reprendre clandestinement la mer à bord de petites embarcations de fortune. Les migrants sont également détenus en divers endroits de la côte, entre Aden et Bab Al-Mandab, dans des centres de rétention dont la gestion relève parfois des autorités occupantes émiraties plutôt que yéménites.

Lorsqu'ils ne sont pas la proie de gangs criminels, les Éthiopiens se frayent un chemin à travers le Yémen, trouvant au fil de leur voyage des emplois occasionnels ou saisonniers faiblement rémunérés. Les hommes travaillent dans l'agriculture, la pêche et le nettoyage de voitures, tandis que les femmes sont principalement employées à des tâches domestiques. Certains restent au Yémen pendant de longues périodes. C'est dans ce contexte qu'un conflit intraethnique a récemment éclaté entre des Éthiopiens à Aden, faisant dix morts et de nombreux blessés6. D'autres migrants, conscients des dangers qu'ils encourent, ont accepté les offres de rapatriement de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) et quelques centaines d'entre eux ont été renvoyés dans leur pays au cours des dernières années.

La version des houthistes

Contrairement aux Saoudiens, les houthistes ont répondu en détail au rapport de HRW publié en août dernier : sans surprise, ils nient toute implication dans des actes de violence et affirment avoir eux-mêmes enquêté sur « les crimes (…) commis par les gardes-frontières saoudiens contre les migrants africains, y compris le massacre de migrants7  ». Ils font état de cas identiques à ceux évoqués par l'ONG américaine. Les houthistes déplorent également l'inaction des Nations unies, de l'OIM et d'autres organisations qui, selon eux, sont libres de poursuivre leurs activités dans les zones qu'ils contrôlent. Une telle affirmation est pourtant largement contredite par la plupart des agences de l'ONU qui soulignent les difficultés qu'elles rencontrent pour obtenir des laissez-passer et d'autres autorisations administratives, liées notamment aux délais interminables.

En revanche, les houthistes se montrent plus convaincants lorsqu'ils déclarent que les migrants africains arrivent « par la mer sur [leurs] côtes, alors que les mers sont sous le contrôle des occupants saoudiens et émiratis et de leurs milices »8, mettant en doute la capacité de la coalition arabe à contrôler effectivement les eaux yéménites. De fait, des bateaux y coulent, des personnes s'y noient et des passeurs y jettent même des passagers par-dessus bord.

L'Arabie saoudite, eldorado ou enfer ?

Le projet Migrants disparus de l'OIM indique que sur les quelque 7 000 décès recensés sur les routes migratoires en 2022, la frontière saoudienne occupe une place prépondérante :

« Sur les 867 décès enregistrés sur la route reliant la Corne de l'Afrique au Yémen, au moins 795 personnes, dont la plupart seraient des Éthiopiens, ont perdu la vie entre le Yémen et l'Arabie saoudite, principalement dans le gouvernorat de Saada, à la frontière nord du Yémen9.

Au vu de ce constat, pourquoi les Éthiopiens continuent-ils à prendre des risques aussi grands pour rejoindre l'Arabie saoudite ? Une fois sur place, ils travaillent en outre illégalement pour de maigres salaires et restent sous la menace d'une arrestation et d'une expulsion du territoire. Parmi les migrants éthiopiens interrogés par l'OIM au deuxième trimestre 2023, 98 % ont déclaré être disposés à occuper « n'importe quel type d'emploi » une fois parvenus dans le royaume10.

Les conflits récurrents dans leur pays d'origine expliquent certainement en partie la permanence de tels flux migratoires, mais comment peut-on croire que la vie en Arabie saoudite vaille la peine pour les travailleurs peu qualifiés ? Il y a relativement peu d'Éthiopiens dans le Royaume : les estimations varient entre 160 000 selon les chiffres officiels du recensement de 2022 et près d'un million d'après des sources officieuses — HRW estime pour sa part à 750 000 le nombre d'Éthiopiens résidant et travaillant en Arabie saoudite en 202311. La présence légale dans le pays des Éthiopiennes, recrutées principalement comme domestiques, pourrait notamment inciter les hommes à vouloir venir s'y installer et y trouver un emploi.

Nouvelle donne migratoire

L'instabilité politique et l'insécurité systémique régnant dans la Corne de l'Afrique expliquent à la fois les demandes de naturalisation déposées par les personnes qui choisissent de partir en Arabie et le fait qu'elles restent nombreuses à vouloir s'y rendre, malgré les conditions précaires d'existence au Yémen et au-delà. Dans les années 1990 et 2000, la majorité des migrants étaient d'origine somalienne, en raison des conflits, des attaques djihadistes et de la famine due à la sécheresse qui ravageaient leur pays : en 2006, 55 % des Africains installés au Yémen venaient de Somalie (contre 65 % deux ans plus tard). Ils y sont reconnus comme réfugiés selon la Convention de Genève de 1951, que le Yémen est le seul pays de la péninsule Arabique à avoir signée, et ils bénéficient à ce titre des services sociaux. Or ceux-ci sont proches de la rupture à l'heure où le pays est entré dans sa neuvième année de guerre.

La guerre civile (2020-2022) en Éthiopie et la nouvelle crise que connaît le pays ont changé la donne migratoire. Aujourd'hui, les Éthiopiens représenteraient 97 % des personnes arrivées au Yémen. En 2022, ils étaient un peu plus de 67 000 à y être recensés et contre plus de 85 000 au premier semestre 202312. Selon les données officielles, au cours de la même période, 77 000 personnes ont quitté l'Arabie saoudite pour rentrer dans le pays, dont 39 000 Éthiopiens et 31 000 Yéménites, ce qui donne une idée du niveau élevé des flux migratoires et de la persistance des expulsions.

Le sort des immigrés yéménites

Si HRW et d'autres organisations internationales s'intéressent de près au sort des migrants éthiopiens, il est important de rappeler que des milliers de Yéménites subissent également des violences, comme le souligne Mwatana, une importante ONG yéménite de défense des droits humains, dans un rapport paru l'année dernière13. Dans la réponse apportée par les houthistes à la suite de l'enquête publiée cet été par HRW, ces derniers racontent que des Yéménites, comme les migrants africains, ont été battus, torturés et tués par les gardes-frontières saoudiens. Le passage illégal en Arabie saoudite est quasi-routinier depuis des décennies pour des milliers de Yéménites à la recherche d'un travail, même informel, et ne cesse de croître en raison de la situation humanitaire désastreuse dans leur pays.

Ainsi, malgré toutes ces difficultés, on compte encore 1,8 million de Yéménites dans le royaume wahhabite, ce qui en fait le quatrième groupe de ressortissants étrangers dans le pays. Ceux qui n'ont pas les moyens de payer les divers frais et taxes liés à la politique de saoudisation et qui séjournent illégalement sur le territoire de la monarchie sont soumis aux mêmes abus que les Éthiopiens : beaucoup de Yéménites ont ainsi été expulsés ou refoulés vers des régions déchirées par la guerre. Pour franchir la frontière, certains ont dû faire face aux forces houthistes ou saoudiennes, et parfois dû s'engager dans la contrebande. Cette situation est de notoriété publique au Yémen et soulève la question de savoir pourquoi les exactions commises à l'encontre les Yéménites ont reçu si peu d'attention de la part de la communauté internationale.

En quête d'une vie meilleure

Cette situation cauchemardesque pointée du doigt par HRW contraste avec les périodes précédentes. Dans le passé, bien que les Éthiopiens aient souvent souffert du racisme au Yémen, les relations entre les populations et les dirigeants des deux côtés de la mer Rouge étaient généralement fondées sur des échanges culturels et commerciaux fructueux et plus équilibrés. Le mythe biblique de l'alliance politique et économique entre la reine de Saba et le roi Salomon reste vivace au Yémen et sert à illustrer les relations entre les deux zones. Au XIXe siècle, des commerçants de toutes les régions du pays se sont installés en Éthiopie. Beaucoup s'y sont mariés et certains de leurs descendants sont retournés au Yémen avec leur famille dans les années 1970 et 1980, encouragés par les autorités yéménites face à la répression menée par le régime communiste d'Addis-Abeba.

Aujourd'hui, l'instabilité qui règne à la fois au Yémen et en Éthiopie recompose les flux migratoires et les rend difficilement lisibles. Cependant, rien ne justifie les horreurs, devenues monnaie courante, constatées à la frontière entre l'Arabie saoudite et le Yémen, dans le gouvernorat de Saada. Il convient dès lors de se rappeler que chaque personne, qu'elle soit yéménite ou éthiopienne, figurant dans les statistiques des organisations internationales et des ONG, et qui a été victime des exactions décrites dans leurs rapports, incarne la tragédie subie par un être humain animé par les rêves et les espoirs d'une vie meilleure.


1‘They Fired on Us Like Rain' : Saudi Arabian Mass Killings of Ethiopian Migrants at the Yemen-Saudi Border, Human Rights Watch, New York, 21 août 2023. Sauf mention contraire, les citations qui suivent sont extraites de cette publication.

3U.S. presses Saudi Arabia on reported migrant massacres', The Washington Post, 31 août 2023.

4Ibid.

8Ibid.

11[They Fired on Us Like Rain, op.cit.

Égypte, 1906. Dinshawây ou les résistances paysannes oubliées

Survenu en 1906 dans l'Égypte occupée par le Royaume-Uni, l'incident de Dinshawây symbolise encore pour les Égyptiens d'aujourd'hui la résistance nationale à la barbarie coloniale. Mais ce récit, largement construit par les élites coloniales et nationales, rejette dans l'oubli la longue histoire des luttes paysannes pour l'autonomie.

Plus de cent ans après, l'incident de Dinshawây est encore d'actualité : Al-Qaida l'a mentionné dans un communiqué justifiant les attaques de Londres en 2005, puis dans un discours fustigeant la visite du président Barack Obama au Caire en 2009. La majorité des Occidentaux n'ont pas compris la référence. En revanche, dans la culture populaire égyptienne, Dinshawây est incontournable1. On l'enseigne à l'école, un musée lui est consacré et son récit circule même sur les réseaux sociaux.

« Une tête coupée en deux comme un melon »

Le 13 juin 1906, cinq officiers britanniques débarquent au village de Dinshawây pour une partie de tir aux pigeons. La réputation des colombiers de ce village situé dans le delta du Nil est fameuse et c'est la troisième année consécutive qu'ils s'y rendent pour chasser. Ainsi, dans l'Égypte devenue possession britannique en 1882, les oiseaux élevés par les paysans font-ils figure de gibiers pour des officiers étrangers qui s'estiment en droit de les tuer pour leur loisir.

À peine le premier coup de feu tiré, les officiers sont pris à partie par une foule de villageois. Ceux-ci parviennent à en immobiliser trois, sans trop de violence, puis attendent les autorités afin de les leur remettre. Les deux autres officiers s'enfuient. Le premier rejoint son campement situé à quelques kilomètres ; peu après, une escouade galope vers Dinshawây, et en chemin, tombe sur le second. Il est mourant et un paysan égyptien se trouve à ses côtés.

On retrouvera ce paysan la tête « littéralement coupée en deux comme un melon ». Les autorités soupçonnent les militaires d'avoir pris ce paysan pour l'agresseur de leur camarade et de s'être vengés. Néanmoins, ils ne seront jamais inquiétés. L'officier agonisant est rapatrié au campement où il meurt. Selon le médecin légiste de l'armée britannique, son décès s'explique moins par des coups reçus que par l'insolation provoquée par une fuite de plusieurs kilomètres sous le soleil de plomb de ce jour d'été.

Consensus contre les paysans

Contre toute vraisemblance et après une trop brève enquête, une cinquantaine de villageois sont accusés d'avoir attaqué de manière préméditée des officiers britanniques et d'avoir tué l'un d'entre eux. Ils sont présentés à un « tribunal spécial ». Composée de cinq magistrats (deux Égyptiens et trois Britanniques), cette juridiction était destinée à poursuivre les « indigènes » s'en étant pris aux soldats de l'armée d'occupation. Aucune loi pénale ne limitait son action et il n'était pas permis de faire appel.

Jusqu'au prononcé des sentences, aucune voix en Égypte ne s'est élevée pour soutenir les paysans. Même le plus radical des nationalistes, Mustafa Kamil Pacha, a exprimé sa confiance dans le tribunal spécial. Des membres éminents des élites égyptiennes de sensibilité nationaliste plus ou moins affirmée ont participé au procès, du côté de l'accusation, de la défense ou des magistrats. Les plaidoiries des avocats des paysans se sont distinguées par leurs similitudes avec l'accusation. Il régnait à l'encontre des paysans un double consensus répressif colonial et national.

Vingt et un villageois ont été lourdement condamnés : quatre à la peine de mort par pendaison, les autres à des peines de prison allant de sept ans à la perpétuité, parfois accompagnées de travaux forcés et de plusieurs dizaines de coups de fouet. Les exécutions et les flagellations ont eu lieu dans le village même de Dinshawây, sous les yeux des proches des suppliciés.

Mobilisation du Figaro

Des nationalistes égyptiens invoquent la sévérité des peines et la cruauté de leur exécution pour fustiger l'occupation britannique. La presse, qui est libre en Égypte, va jouer un grand rôle. Al-Liwa' (19 juin 1906), le journal arabophone de Kamil Pacha, prend tout naturellement la tête de la mobilisation. Les journaux égyptiens anglophones et francophones s'emparent aussi de l'affaire, même si tous ne dénoncent pas les Britanniques. L'incident prend une ampleur qui dépasse les frontières de l'Égypte. En France, Kamil Pacha s'exprime dans les colonnes du Figaro. Dans un article publié en première page, il retourne contre les Britanniques l'accusation d'arriération et de barbarie. Dans le même journal, l'ex-diplomate britannique et soutien du nationalisme égyptien, Wilfrid Scawen Blunt, adopte lui aussi cette position après l'avoir déjà ouvertement exprimée dans la presse britannique. L'affaire est même relayée outre-Atlantique lorsque le New York Times s'en fait à son tour l'écho.

Au Parlement britannique, un comité officieux critique de la politique britannique en Égypte — constitué de députés socialistes, de nationalistes irlandais et de libéraux — s'en prend au gouvernement. Les députés établissent un parallèle entre les abus de la répression pour Dinshawây, les méfaits des Britanniques en Irlande et ceux des Belges au Congo. L'incident, devenu sujet médiatique, est à présent une affaire d'État. Evelyn Baring, le futur Lord Cromer (1892), dirigeant de facto de l'Égypte depuis au moins 1893, est la cible principale des députés. Son suppléant, entre déni et morgue raciste, raconte que « les prisonniers fouettés criaient comme un Égyptien le fait toujours lorsqu'il est sous l'influence d'une douleur physique ». La pression politique aura finalement raison de Cromer, qui quitte l'Égypte en mai 1907. Non sans les honneurs : au nom des « immenses services » rendus et, comble du cynisme, de « la renaissance de la justice » en Égypte, la Chambre des communes lui accorde une allocation exceptionnelle de plusieurs dizaines de milliers de livres sterling.

Mais le départ de Cromer n'arrête pas la campagne antibritannique. Certains libéraux, qu'on ne peut pas soupçonner d'anti-impérialisme, ont malgré tout ressenti le traitement britannique de l'incident de Dinshawây comme une trahison de l'idéal libéral que leur pays était censé porter. Cinquante-six personnalités, formant un véritable « who's who des écrivains, des universitaires, des politiciens et des réformateurs sociaux »2, signent une pétition exigeant la libération des villageois toujours prisonniers. Dans l'espoir de restaurer le prestige terni de l'empire, le gouvernement britannique accède à cette demande en janvier 1908. Un an et demi après les faits, l'incident de Dinshawây est enfin terminé.

Interprétation élitiste

Les dirigeants européens de l'époque étaient déjà gagnés par la peur fantasmatique d'un djihad global qu'ils appelaient indifféremment panislamisme ou nationalisme. Ainsi, sans disposer de la moindre preuve, les colonisateurs britanniques ont pensé qu'à Dinshawây, si des « fellahs » — « race » inférieure et éternellement soumise selon la science anthropologique du temps — avaient osé s'en prendre à des officiers britanniques, ce ne pouvait être que dans le cadre d'une insurrection suscitée par le fanatisme musulman. Cette compréhension politique de l'incident explique l'accusation invraisemblable d'attaque préméditée.

Face à cette lecture britannique des faits, les nationalistes ont d'abord défendu la thèse de la rixe spontanée et apolitique qui correspondait à leur vision d'un monde rural arriéré, vision commune aux élites nationales et aux colonisateurs. Ainsi, pour réfuter la responsabilité que les Britanniques leur faisaient porter, Kamil Pacha a-t-il soutenu que « Les fellahs sont les gens les plus éloignés de la politique, et leur intelligence n'y arrive point. […] ajoutant : « une bagarre suivie de conséquences fâcheuses peut avoir lieu entre les fellahs par suite d'un différend sur une bague en fer, un pigeon, ou une poule. […] La question donc n'est pas préméditée, mais elle est la conséquence d'un emportement occasionnel poussé par la fureur du moment ».

Pendant la première guerre mondiale et la révolution égyptienne de 1919 pour l'indépendance, l'incident de Dinshawây a constamment été invoqué pour démontrer la barbarie du Royaume-Uni. Il entre dans le roman national égyptien sous la plume d'Abd Al-Rahman Al-Râfi'i, l'historien quasi officiel de l'Égypte, juste avant la seconde guerre mondiale. Après la guerre, la réforme agraire mise en œuvre par les Officiers libres au pouvoir depuis 1952 place la paysannerie au cœur de la politique de l'Égypte indépendante. L'action des habitants de Dinshawây prend alors une dimension nationaliste. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les versions coloniale britannique et nationale égyptienne ont donc fini par se rejoindre : il s'agissait d'une attaque politique contre l'occupant. Ce récit colonial-national domine jusqu'à aujourd'hui. Pour dépasser cette interprétation élitiste, il faut replacer l'incident dans le contexte des luttes rurales égyptiennes contre la chasse européenne de loisir.

Des luttes rurales contre la chasse européenne de loisir

À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, l'Égypte était devenue une réserve de chasse européenne — notamment aviaire. Les amateurs de chasse n'étaient pas que des soldats de l'armée d'occupation : touristes, déjà en très grand nombre, Européens résidant en Égypte, ornithologues, tous se sont répandus dans les campagnes.

Les cailles, les hérons garde-bœufs et les pigeons étaient leurs gibiers favoris. Dans une moindre mesure, les Européens pratiquaient aussi la chasse à courre aux renards. Le tir aux pigeons était un sport olympique dont la pratique revenait à affirmer des valeurs aristocratiques. Confondus avec les ibis, oiseaux sacrés des pharaons, les hérons garde-bœufs prenaient figure de gibier d'élite.

Côté égyptien, mis à part les aristocrates, la chasse était réservée à ceux dont c'était le métier. Des quatre gibiers favoris des Européens, seules les cailles intéressaient également les chasseurs professionnels égyptiens. Les renards n'étaient pas considérés comme des nuisibles, puisqu'ils débarrassaient les cultures des rongeurs, notamment dans le delta. Les hérons garde-bœufs étaient, de même, regardés comme des auxiliaires de l'agriculture en raison de leur voracité insectivore. Enfin, depuis des temps immémoriaux, les Égyptiens des campagnes construisaient pour les pigeons des colombiers, parfois monumentaux, dans lesquels les volatiles étaient libres d'aller et venir. Car si les pigeons peuvent nuire aux cultures en prélevant graines et jeunes pousses, la qualité de leur fiente, engrais gratuit, abondant et incomparable pour la culture des cucurbitacées, compense ce désagrément. Ces légumes étaient une production uniquement destinée à l'économie du village, pour l'autoconsommation et la vente des surplus.

En Europe, à cause des dégâts qu'elle provoque immanquablement, la chasse était un sujet de conflit entre chasseurs et agriculteurs, mais en situation coloniale, rien ne venait réfréner la domination des premiers sur les seconds. Un chasseur européen a ainsi écrit « se sentir [en Égypte] comme le seigneur d'un château ayant la complète liberté de tirer au fusil sur ce que bon lui semble et de marcher là où ça lui plaît, sans limites et sans tenir compte des cultures »3

Les hérons garde-bœufs menacés d'extinction

À force d'être chassés, les hérons garde-bœufs ont été menacés d'extinction. Combinée à la chasse d'autres petits oiseaux insectivores, au développement de l'irrigation pérenne et à l'accroissement du rythme des rotations agricoles, la baisse vertigineuse du nombre de ces petits échassiers a modifié l'écosystème. Le pays a été témoin d'une prolifération d'insectes. Un ver s'est répandu dans les champs de coton au point de menacer l'industrie textile, si utile au capitalisme européen. Pour y remédier, une corvée a été instaurée. À partir de 1895, les enfants égyptiens ont eu l'obligation d'arracher les feuilles infectées des cotonniers.

Les paysans d'Égypte ont résisté à la chasse de loisir. D'innombrables conflits ont laissé des traces dans des documents de l'époque. Le plus significatif d'entre eux est une circulaire de 1885 par laquelle le ministère égyptien de l'intérieur espère mettre fin aux « attaques » de chasseurs européens par les « fellahs ». De même, cette réglementation dans la province de Gizeh où se trouvent les célèbres pyramides : en échange d'une compensation financière, les propriétaires de certains champs perdaient le droit de refuser ou même de contester les parties de chasse aux cailles. Sans la mort semi-accidentelle d'un soldat britannique, l'incident de Dinshawây aurait été d'une grande banalité.

Le point de vue des fellahs

L'ordre politique égyptien se caractérise par une autonomie organisationnelle villageoise notamment mise en place par des autorités locales et, comme on l'a vu, par des pratiques ainsi que des savoirs agricoles fondés sur des relations spécifiques à l'environnement et à certains animaux. Or, en ce début de XXe siècle, cette ancienne autonomie était en voie de disparition à cause de l'intensification de l'agriculture et de la concentration de la propriété foncière qui transformaient la paysannerie en prolétariat agricole. Dans ce contexte, la chasse de loisir consacrait la disparition de l'autonomie villageoise.

Incapables de mettre fin aux désordres provoqués par la chasse, les autorités villageoises perdaient de leur pouvoir. Les chasses aux renards et aux cailles ravageaient les cultures. Celles des hérons garde-bœufs et des pigeons imposaient de remplacer l'action des bêtes par le travail humain jusqu'à la corvée, ou par l'action artificielle des insecticides et des engrais chimiques, créant ou augmentant la dépendance des agriculteurs vis-à-vis de ces produits. Ne plus pouvoir pratiquer ses savoirs propres — ici agricoles et animaliers — est un autre trait de la dépossession.

Pour sauver leur autonomie, les villageois ont sollicité l'aide de l'État. Lorsqu'ils s'en prenaient aux chasseurs européens, c'était dans l'espoir de les remettre à la justice. Aucun chasseur européen n'a cependant été poursuivi, mais, après l'incident de Dinshawây, l'État a mis en place des réformes pour mettre fin aux conflits de chasse. Un permis de chasse a été instauré, le consentement préalable du propriétaire du terrain requis, et les tirs aux pigeons et aux hérons garde-bœufs strictement interdits.

Il est vrai que l'interdiction du tir aux hérons garde-bœufs a bénéficié du fait qu'il s'agit d'un oiseau utile à l'agriculture capitaliste. Protéger ces oiseaux revenait à protéger les champs de coton et l'industrie textile. Mais un tel argument n'est pas vrai pour les pigeons. Ces derniers ne servaient que l'autonomie villageoise. Le tir aux cailles et la chasse à courre aux renards sont restés légaux. Pour autant, après l'incident de Dinshawây, une sorte de paix a régné dans les campagnes. Les Européens ne se comportaient plus en Égypte comme des seigneurs dans leurs domaines. Une année seulement après l'incident un guide touristique stipulait que : « toute demande de ne pas marcher sur une terre devrait être respectée »4.

Des luttes pour l'autonomie villageoise

Plutôt que de voir l'incident de Dinshawây comme un événement exceptionnel qui marque le renouveau de la lutte de libération nationale après le cuisant échec de 1882, on peut l'envisager comme l'aboutissement partiellement victorieux d'au moins un demi-siècle de luttes rurales autonomes pour la préservation de l'autonomie villageoise.

Lorsque les habitants de Dinshawây ont attaqué les officiers, ils ne voulaient pas seulement protéger leurs pigeons. Ils avaient aussi en tête la diminution de nombre de hérons garde-bœufs qui avait contraint leurs enfants à la corvée. Ils avaient vu des Européens détruire leurs récoltes en galopant à travers champs à la poursuite d'un renard. Ils en avaient vu d'autres fouler au pied leurs cultures pour tirer sur des cailles. Ils avaient peut-être entendu dire qu'à Gizeh, des paysans avaient maintenant l'obligation d'ensemencer leurs champs afin d'y attirer ces mêmes oiseaux qui serviraient alors de proies aux chasseurs européens.

En bref, les paysans se battaient pour préserver leur autonomie. Les élites coloniales et nationales se battaient pour la conquête de l'État. Comme elles n'avaient que faire de l'autonomie villageoise, les dimensions rurales, animales et écologiques de l'incident ont été étouffées. L'autonomie villageoise fondée sur toutes ces dimensions représente pourtant, aujourd'hui encore, une autre voie d'émancipation postcoloniale.


1La majorité des archives de l'incident est conservée aux Archives nationales britanniques de Londres (Kew) dans le fonds du Foreign Office sous la cote 371/66.

2Alana Kimberly Luke, « Peering through the lens of Dinshwai : British imperialism in Egypt 1882-1914 », Ph.D, The Florida State University, 2010 ; p. 95.

3George Ernest Shelley, Handboook to the Birds of Egypt, John Van Voorst, 1872 ; p. 22.

4Handbook for Egypt and the Sudan, Edward Stanford, Londres,1907 ; p. 56.

Lamartine, au temps oublié de l'islamophilie française

Par : Louis Blin

On a du mal à le croire, mais dans l'histoire des lettres françaises, nombre d'écrivains ont fait preuve à l'égard de l'islam d'une volonté de compréhension, d'une tolérance et d'une ouverture qui ont disparu aujourd'hui chez nombre d'intellectuels. Alphonse de Lamartine en est un exemple.

Si la grandeur du dessein, la petitesse des moyens, l'immensité du résultat sont les trois mesures du génie de l'homme, qui osera comparer humainement un grand homme de l'histoire moderne à Mahomet ? […] Philosophe, orateur, apôtre, législateur, guerrier, conquérant d'idées, restaurateur de dogmes, d'un culte sans images, fondateur de vingt empires terrestres et d'un empire spirituel, voilà Mahomet ! À toutes les échelles où l'on mesure la grandeur humaine, quel homme fut plus grand ?

L'auteur de ces lignes est un écrivain célèbre, ancien ministre français des affaires étrangères et candidat malheureux à l'élection présidentielle il y a… 175 ans. Il s'appelle Alphonse de Lamartine. Quel Occidental sait aujourd'hui que le poète du « Lac » avait érigé Mohammed en modèle ?

Un humaniste sans frontières

C'était au temps où l'islamophilie ne valait pas à un homme public d'être cloué au pilori. Et pourtant. Gentilhomme bourguignon royaliste et profondément catholique, notre poète n'avait a priori guère d'atouts pour séduire l'anarchiste Georges Brassens, qui le chantera, ou les réseaux sociaux musulmans, qui le louent aujourd'hui. Partisan du dépeçage de l'empire ottoman et de la conquête de l'Algérie dans ses jeunes années, il avait alors choisi la croix contre le croissant, comme son ami Victor Hugo. Mais bouleversé par l'accueil que lui réservèrent les Orientaux en 1832-1833 et horrifié par les massacres de la colonisation algérienne, Lamartine se fit l'avocat des Ottomans et, au-delà, des musulmans, au point de publier une biographie du Prophète tombée dans l'oubli1. Il avait dirigé entretemps l'exécutif issu de la révolution de 1848, et promu ses idéaux universalistes :


Je suis de la couleur de ceux qu'on persécute !
Sans aimer, sans haïr les drapeaux différents,
Partout où l'homme souffre, il me voit dans ses rangs.
Plus une race humaine est vaincue et flétrie,
Plus elle m'est sacrée et devient ma patrie2.

« Créé religieux, comme l'air a été créé transparent », comme il s'est défini lui-même, Lamartine a toujours affirmé sa fidélité au christianisme face à ses détracteurs catholiques, quoique sa religiosité hétérodoxe ait rejoint celle de l'islam en bien des points. Attiré par l'Orient depuis sa jeunesse, il y trouve une spiritualité qui l'enchante : « Cette terre arabe est la terre des prodiges. […] Dieu est plus visible là-bas qu'ici : c'est pourquoi je désire y vieillir et y mourir », affirme-t-il sur ses vieux jours. Il exhorte ses compatriotes à s'inspirer de la tolérance religieuse ottomane :

Le mahométisme3 peut entrer, sans effort et sans peine, dans un système de liberté religieuse et civile ; […] il a l'habitude de vivre en paix et en harmonie avec les cultes chrétiens. […] On peut, dans la civilisation européenne, […] lui laisser sa place à la mosquée, et sa place à l'ombre ou au soleil4.

En un hommage qui vaut testament spirituel, il avoue dans ses Mémoires politiques tirer ces convictions de ses voyages en Orient, qui ont transformé le poète en partisan du Dieu universel et le moraliste en humaniste sans frontières :

On était parti homme, on revient philosophe. On n'est plus que du parti de Dieu. L'opinion devient une philosophie, la politique une religion. Voilà l'effet des longs voyages et des profondes pensées à travers l'Orient.

« Un pays de fusion et de contraste dans l'unité »

Son humanisme ne résulte pas de quelque exotisme romantique, mais d'une réflexion historique sur son pays :

La France est géographiquement comme moralement un pays de fusion et de contraste dans l'unité. […] Elle-même n'est plus qu'une grande mêlée de races, de sang, de langues, de mœurs, de législations, de cultes, qui fond tout ce qu'elle a de divers dans une lente et laborieuse unité. […] La diversité est donc le caractère essentiel et fondamental de la France nationale. […] C'est la pauvreté des autres races nationales de l'Europe, de n'avoir qu'un caractère national ; c'est le génie, c'est l'aptitude, c'est la grandeur, c'est la gloire de la France, d'en avoir plusieurs5.

Les critiques de l'orientalisme politique6 ont mal compris Lamartine, qu'ils ont jugé via une lecture unilatérale et tronquée de son Voyage en Orient, alors que s'y borner reviendrait à omettre l'évolution ultérieure de l'auteur. On peut repérer dans l'œuvre de Lamartine un cheminement intellectuel parallèle à sa découverte personnelle de l'Orient, qui le mène d'une sensibilité poétique proche de la spiritualité du Coran à un humanisme ouvert aux musulmans. Sa perméabilité à la sacralité islamique s'est accompagnée d'une empathie à leur égard, qui l'a poussé à approfondir la biographie de leur modèle spirituel et temporel, pour l'expliquer à ses lecteurs. Il a donc voulu explorer l'ensemble de la sphère du sacré musulman, de la révélation coranique à sa traduction dans le quotidien du Prophète, comme s'il avait cherché un équilibre entre les deux.

Sa capacité d'évolution, liée à son ouverture d'esprit, s'avère remarquable : voici un aristocrate royaliste devenu député de gauche, un thuriféraire de l'impérialisme européen passé à l'anticolonialisme, un catholique intégriste mué en laudateur de Mohammed ! Ces mûrissements intellectuels sont allés de pair et se sont révélés complémentaires. Ils déclinent sur les plans des politiques intérieure et extérieure et de la religion, respectivement, des dispositions humanistes que son milieu et son éducation avaient bridées. Ils répondent à une logique d'ensemble, le respect des opprimés dans sa société d'origine allant de pair avec celui des musulmans méprisés en Europe. Ainsi, l'existence de ce rationaliste dans l'âme offre une cohérence que ses contemporains ne lui pardonneront pas et dont sa postérité pourrait utilement s'inspirer.

« Que les chrétiens s'interrogent »

Si la spiritualité de l'islam l'enthousiasme, cet humaniste est surtout impressionné par la tolérance musulmane :

Cette prétendue intolérance brutale dont les ignorants accusent les Turcs7ne se manifeste que par de la tolérance et du respect pour ce que d'autres hommes vénèrent et adorent. Partout où le musulman voit l'idée de Dieu dans la pensée de ses frères, il s'incline et il respecte. Il pense que l'idée sanctifie la forme. C'est le seul peuple tolérant. Que les chrétiens s'interrogent et se demandent de bonne foi ce qu'ils auraient fait si les destinées de la guerre leur avaient livré La Mecque et la Kaaba !

Passeur d'islam

La guerre de Crimée, qui oppose une coalition composée de la France, du Royaume-Uni, de la Sardaigne et de l'empire ottoman à la Russie de 1853 à 1856, fait prendre la mesure du danger des ambitions hégémoniques de ce dernier pays aux Européens de l'Ouest. Elle dissipe pour un temps l'ennemi imaginaire musulman, mais la fortune du dynamomètre « tête de Turc » dans les foires d'alors atteste de son ancrage populaire. Cette attraction permettait de mesurer sa force musculaire en frappant d'un maillet sur une tête enturbannée, étant entendu que « Turc » désignait alors les ressortissants de l'empire ottoman, Arabes compris.

Médaille de la guerre de Crimée, Paris, 1854, représentant Napoléon III entouré de la reine Victoria et du sultan ottoman Abdülmecid Ier (gravée par Armand Auguste Caqué — 1793-1881)
Cgb Numismatique, Paris

Les liens entre orientalisme et colonialisme au XIXe siècle sont bien connus et l'époque n'était donc guère plus favorable à l'islam que la nôtre, mais les Français n'avaient pas encore forgé un danger arabo-musulman servant de bouc émissaire à leurs peurs identitaires, et ne stigmatisaient donc pas les expressions de sympathie envers cette religion. Le débat public laissait encore une place à l'islamophilie, qu'occupèrent des écrivains parmi les plus éminents.

L'opinion de Napoléon Bonaparte

Vu sa notoriété, Lamartine peut être considéré comme le principal « passeur d'islam » de la France contemporaine. D'autres auteurs du XIXe siècle ont partagé à sa suite son respect envers cette religion, que la plupart de leurs lecteurs ont ignorée. Lamartine, qui a vu le jour en 1790, est l'aîné d'une génération à laquelle appartiennent ses amis Victor Hugo et Alexandre Dumas, tous deux nés en 1802. Victor Hugo se fait le chantre de Mohammed dans La Légende des siècles et Alexandre Dumas écrit dans son Journal d'un voyage en Arabie :

Fondre toutes ces croyances en une seule, réunir tous les Arabes sous une loi commune, et donner à ce peuple un nouvel élan, telle fut la tâche immense qu'entreprit le génie de Mahomet. Comment donc refuser un tribut d'éloges au créateur de tout ce que l'histoire musulmane offre de grand, de noble, de glorieux ?

Ce trio est précédé de Napoléon Bonaparte, qui affirmait peu avant sa mort en 1821 : « L'islam est la vraie religion. […] J'espère que le moment ne tardera pas où l'islam prédominera dans le monde ». Lamartine est suivi d'Auguste Comte (1798-1857), qui loue « l'incomparable Mahomet », d'Edgard Quinet (1803-1875), pour qui « l'islamisme a le premier commencé à réaliser le principe d'égalité », et d'Édouard de Laboulaye (1811-1883), auteur en 1859 du conte philosophique Abdallah ou le Trèfle à quatre feuilles, dont la couverture porte en exergue la fameuse formule « Allahou akbar » Dieu est éminent »). Jules Verne (1828-1905) publie en 1847 le poème « Le Koran » : « Il n'est de dieu si ce n'est Dieu, Allah ! ». « Toute une partie de la vie de Stéphane Mallarmé (1842-1898) et de ses préoccupations culturelles est imprégnée par son attachement à la culture arabo-islamique », estime l'un de ses critiques, Mohammed Bennis. Arthur Rimbaud (1854-1891) s'est converti à l'islam après s'être établi à Aden en 1880. Enfin, Pierre Loti (1850-1923) écrit en 1908 : « Chez nous autres, Européens, on considère comme vérité acquise que l'Islam n'est qu'une religion d'obscurantisme. […] Cela dénote d'abord l'ignorance absolue de l'enseignement du Prophète ».

On pourrait ajouter d'autres écrivains moins connus et nombre d'artistes à cette liste rapide, mais impressionnante. Tous témoignent d'un islam inspirateur des meilleurs auteurs et donc partie de la culture française la mieux ancrée, loin de l'élément allogène que d'aucuns dénoncent aujourd'hui. L'image d'un XIXe siècle foncièrement islamophobe car impérialiste est réductrice et oublieuse d'auteurs aussi prestigieux. Ils vivaient au temps où les Français pouvaient exprimer leur respect pour l'islam sans éveiller le soupçon…

La Vie de Mahomet de Lamartine a été traduite en arabe, et la plupart de ses lecteurs sont peut-être désormais musulmans, comme le laisse croire une recherche sur Internet. Aucun dirigeant français n'a pourtant songé à user de cette part du patrimoine littéraire de son pays pour y favoriser l'intégration de l'islam ou pour combattre sa réputation islamophobe croissante chez nombre de musulmans. Il nous faut redécouvrir Lamartine.


1Cette biographie, dont est tirée la citation qui figure en tête d'article, forme le tome 1 de son Histoire de la Turquie (Paris, Aux bureaux du Constitutionnel, 1854).

2Toussaint Louverture, 1850.

3« Mahométisme » était synonyme d'islam à l'époque.

4Voyage en Orient, in Œuvres complètes de M. de Lamartine, Paris, Charles Gosselin, Furne et Cie, 1842, tome 7 ; p. 148.

5Cours familier de littérature, volume 2, entretien VIII, Paris, chez l'auteur, 1856 ; p. 105 sq.

6Cf. Edward Saïd, L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident, Seuil, 1980.

7« Turcs » était synonyme d'Ottomans à l'époque et incluait donc les Arabes.

Avi Shlaim, la mémoire à vif d'un juif arabe déraciné de Bagdad

Par : Avi Shlaim

Avi Shlaim a quitté Bagdad avec sa famille en 1950, à l'âge de 5 ans, pour Tel-Aviv. De ce déclassement identitaire et social, de la violence de son second pays contre les Palestiniens, cet historien du conflit israélo-arabe a tiré un récit de vie. Extraits – traduits en français par Orient XXI — de la première partie de Three Worlds. Memoir of an Arab-Jew, publié en juin.

Mon père s'est approché. Je jouais avec mes amis au pied de notre grand ensemble dans la ville israélienne de Ramat Gan, à l'est de Tel-Aviv. C'était une chaude journée d'été. Mes amis et moi étions vêtus de la même manière, shorts et sandales. Mon père, quant à lui, portait un costume trois-pièces et une cravate. C'était au milieu des années 1950 et j'avais une dizaine d'années. Je suis né à Bagdad en 1945 dans une famille juive, trois ans avant la naissance de l'État d'Israël. Ma famille a quitté Bagdad pour s'installer en Israël en 1950, lorsque j'avais cinq ans. À la maison, nous parlions arabe ; la langue du jeune État juif était l'hébreu, adapté à l'ère moderne à partir de l'hébreu biblique. Mes sœurs et moi avons appris l'hébreu très rapidement à l'école et nous le parlions avec nos amis et entre nous. Mon père, âgé d'une cinquantaine d'années, avait encore du mal à apprendre cette langue extrêmement difficile.

Il était donc normal que mon père me parle en arabe, mais cela me gênait énormément ; c'était presque une souffrance. Israël a été fondé par des juifs d'Europe centrale et orientale et s'enorgueillit de faire partie de l'Occident, de ce que l'on appelait à l'époque le monde libre. Nous étions des juifs d'un pays arabe, toujours officiellement en guerre avec Israël. Les juifs européens avaient tendance à nous considérer comme socialement et culturellement inférieurs. Ils attachaient également des connotations négatives à la langue arabe. Non seulement l'arabe était la langue de « l'ennemi », mais elle était généralement considérée comme laide et primitive.

Un sentiment d'impuissance et de honte

Jeune garçon impressionnable, j'ai adopté et intégré les croyances et les préjugés de mon nouvel environnement. Je voulais tourner le dos à mon héritage arabe, à la culture et aux coutumes de la diaspora, et me transformer « en nouvel Israélien » parlant l'hébreu. Parler arabe ne cadrait pas avec la nouvelle identité que j'étais en train d'adopter. Mais comme mon père s'adressait à moi en arabe, je n'avais d'autre choix que de lui répondre en arabe. J'étais submergé par un sentiment d'impuissance et de honte et je sentais le rouge me monter aux joues. Je répondis à mon père en monosyllabes confus et à peine audibles. Je voulais lui dire que c'était normal de parler arabe à la maison, mais que je préférais lui parler hébreu devant mes amis. En leur présence, je ne l'ai pas pu. Je n'ai pu me résoudre à dire quoi que ce soit à mon père ni à ce moment-là ni plus tard à la maison. Je souhaitais que la terre s'ouvre et m'engloutisse. Ce silence devait régner sur ma relation avec mon père jusqu'à la fin de sa vie, et je n'ai bien sûr jamais pensé à l'humiliation que cet incident avait dû représenter pour lui.

Cet épisode mineur est emblématique des émotions qui m'ont accompagné tout au long de mon enfance en Israël. En effet, si je devais choisir le facteur principal de ma relation avec la société israélienne pendant mon enfance, ce serait un sentiment d'infériorité, parce que j'étais un petit garçon irakien. C'est peut-être surprenant, mais au cours de mes premières années, ce sentiment n'a engendré ni ressentiment ni rébellion. Au contraire, le statu quo semblait appartenir à l'ordre naturel des choses : j'acceptais sans broncher la hiérarchie sociale qui plaçait les juifs européens en haut de l'échelle et les juifs des pays arabes et islamiques en bas. Je ne pensais pas non plus avoir de capacités ou de talents particuliers que la société israélienne aurait ignorés. Je n'éprouvais pas ce sentiment brûlant d'injustice qui pousse certaines personnes défavorisées à faire leurs preuves. Au fond, je me voyais comme un garçon ordinaire, avec quelques handicaps et quelques limites, et aucune perspective d'avenir. J'étais paresseux, apathique, étranger à mon environnement, mais en même temps résigné à mon sort. L'idée de « se prendre en main » était totalement étrangère à mon mode de pensée.

Des versions biaisées du conflit

À l'époque, je n'avais aucune idée sur la condition d'Irakien en Israël, sur les avantages et les inconvénients qui pouvaient l'accompagner. Son principal avantage pour moi a été plus tard la capacité de transcender les stéréotypes nationaux et d'adopter un point de vue plus équilibré, voire détaché, sur le conflit israélo-arabe. Ce n'est pas un conflit ordinaire. Il s'agit de l'un des conflits les plus amers, les plus longs et les plus insolubles des temps modernes, qui suscite des passions intenses et un esprit partisan des deux côtés. Les écoles et les médias israéliens promeuvent encore aujourd'hui une version biaisée du conflit dans laquelle Israël ne peut rien faire de mal, et les Arabes rien faire de bien. Les écoles et les médias arabes véhiculent de la même manière une image dévoyée qui présente les Palestiniens comme des victimes innocentes et les juifs — terme souvent utilisé de manière interchangeable avec les Israéliens — comme de méchants égoïstes, cruels et sans scrupules, voire carrément diaboliques.

Les deux camps croient passionnément en la justesse de leur cause. Tous deux adhèrent à un récit étroitement nationaliste de l'histoire. Comme la plupart des récits nationaux, il est souvent simpliste, sélectif, moralisateur et intéressé. Ayant vécu enfant dans un pays arabe, j'étais conscient de la possibilité d'une coexistence pacifique entre Arabes et juifs. Je ne voyais pas les Arabes comme des ennemis, mais comme un peuple, un peuple fier et sensible. Mes origines irakiennes m'ont donc aidé, lorsque j'ai grandi, à développer une vision plus nuancée, basée sur l'empathie pour toutes les parties impliquées dans ce conflit tragique et apparemment insoluble.

À cet égard, mon cas n'est pas représentatif. Un nombre important de juifs irakiens qui se sont installés en Israël sont devenus des nationalistes de droite qui méprisent les Arabes. Dans ma jeunesse, j'ai moi aussi flirté avec les idées de droite, comme je le décris au chapitre 8. Il est impossible de savoir comment j'aurais pu évoluer politiquement et idéologiquement si j'étais resté en Israël. Ce qui est clair, c'est que ma période droitière n'a pas duré longtemps. L'éloignement d'Israël a créé en moi une attitude plus indépendante et plus réfléchie à l'égard de la société israélienne. Les années passées en Angleterre comme étudiant au lendemain de la guerre de juin 1967 m'ont permis de voir au-delà des simples certitudes et d'acquérir une perspective plus critique sur le nationalisme en général, ainsi qu'une compréhension plus sophistiquée des divers ingrédients qui font du conflit israélo-arabe le pire brouet infernal de tous les brouets infernaux. Je me suis progressivement rendu compte que le nationalisme est à la base de la plupart des conflits internationaux. Le problème avec le nationalisme, comme l'a écrit Marylin Monroe dans son journal, c'est qu'il nous empêche de penser.

Expérience vécue et vaste histoire

Mon livre est l'histoire personnelle d'un jeune juif irakien, racontée par un historien professionnel formé à Cambridge. Il raconte ma vie jusqu'à l'âge de 18 ans, en Irak, en Israël et en Angleterre, mais il est écrit de mon point de vue d'aujourd'hui : celui d'un homme de 75 ans, spécialiste reconnu du conflit israélo-arabe et professeur émérite de relations internationales à l'université d'Oxford. Selon Virginia Woolf, beaucoup de mémoires sont des échecs parce qu'ils « laissent de côté la personne à qui les choses sont arrivées ». Dans mon cas, le petit garçon impressionnable et l'adolescent troublé sont au cœur de l'histoire, mais le contexte du drame est décrit par l'universitaire d'âge mûr. En effet, le but de ce livre est d'utiliser mon expérience personnelle pour illustrer et éclairer une histoire beaucoup plus vaste, celle de l'exode juif d'Irak après la création de l'État d'Israël en 1948. Le résultat est un fragment d'autobiographie, une histoire de famille et, je l'espère, une contribution à une meilleure compréhension de l'histoire des juifs des pays arabes.

Ce livre cherche à retrouver et à faire revivre une civilisation juive singulière du Proche-Orient, qui a été balayée dans la première moitié du XXe siècle par les vents froids du nationalisme. J'essaie d'y parvenir en racontant l'histoire d'une famille plutôt que par le biais de recherches et d'analyses académiques. Nous étions une famille juive irakienne de la classe moyenne supérieure, qui a été déplacée d'Irak sous les pressions combinées des nationalismes arabe et juif, poussée par la xénophobie irakienne et attirées par l'État juif qui venait de naître. Nous faisions partie de l'exode massif des juifs d'Irak vers Israël en 1950-51. Le départ de notre patrie était dû à des forces qui échappaient totalement à notre contrôle, et même à notre compréhension. J'ai commencé à écrire ce livre pour tenter de donner un sens à mes débuts dans la vie, et pour rassembler les fragments de l'histoire de ma famille. J'ai fini par faire le récit d'un drame familial survenu au cours d'une période turbulente de l'histoire du Proche-Orient.

Le destin de notre famille est celui d'une communauté tout entière, une communauté qui a été déracinée d'un monde dans lequel elle se sentait chez elle vers un monde dans lequel elle a dû faire des ajustements douloureux. En conséquence, l'histoire de notre famille est replacée dans un contexte plus large : l'histoire de la communauté juive en Irak. L'histoire tourne autour de la vie sédentaire et agréable que nous avons menée aux côtés des musulmans en Irak, de l'angoisse et de la douleur du déplacement, des problèmes d'adaptation à une nouvelle vie dans la « Terre promise », de mes mauvais résultats scolaires en Israël qui ont conduit mes parents à m'envoyer étudier en Angleterre, et des trois années essentiellement malheureuses que j'ai passées à Londres dans ce qui s'apparentait à un second exil de ma patrie d'origine.

Entre les deux fleuves de Babylone

La trajectoire de ma famille donne au livre à la fois sa séquence chronologique et sa saveur humaine. Ce qui confère à notre histoire un intérêt historique et sociologique plus large, c'est le fait que nous appartenions à une branche de la communauté juive mondiale qui a aujourd'hui presque disparu. Nous étions des juifs arabes. Nous vivions à Bagdad et étions bien intégrés dans la société irakienne. Nous parlions arabe à la maison, nos coutumes sociales étaient arabes, notre mode de vie était arabe, notre cuisine était délicieusement moyen-orientale et la musique de mes parents était un amalgame attrayant de musique arabe et juive. Pour ce que j'en sais, mon arbre généalogique peut remonter à l'exil des juifs de Judée à Babylone, il y a deux millénaires et demi. Le psaume 137 de la Bible exprime le désir du peuple juif, pendant son exil à Babylone, de retourner à Sion : « Assis au bord des fleuves de Babylone, nous pleurions en nous souvenant de Sion ». Sion est l'un des noms bibliques de Jérusalem, et de la terre d'Israël dans son ensemble. Pour ma famille, cependant, Sion n'avait aucun attrait. Nous nous étions profondément enracinés entre les deux fleuves de Babylone et nous n'avions aucune raison de vouloir arracher ces racines.

Nous étions des Irakiens dont la religion était juive et, en tant que tels, nous étions une minorité comme les yézidis, les catholiques chaldéens, les Assyriens, les Arméniens, les Circassiens, les Turkmènes et d'autres minorités irakiennes. Les relations entre ces diverses communautés avant l'ère du nationalisme, malgré d'inévitables tensions, se caractérisaient davantage par le dialogue que par le « choc des civilisations ». Bagdad était connue comme « la ville de la paix » et l'Irak était une terre de pluralisme et de coexistence. Au sein de la communauté juive, nous avions beaucoup plus en commun avec nos compatriotes irakiens, sur le plan linguistique et culturel, qu'avec nos coreligionnaires européens. Nous ne nous sentions pas la moindre affinité avec le mouvement sioniste et nous n'éprouvions aucun désir d'abandonner notre patrie pour aller vivre en Israël.

Une descente en bas de l'échelle

Sur un point, cependant, nous n'étions pas une famille juive irakienne typique : du côté de ma mère, nous étions sujets du puissant empire britannique. Mon arrière-grand-père maternel a quitté l'Irak dans sa jeunesse pour se rendre à Bombay, où il a fait fortune et où il est devenu sujet britannique. Il est revenu en Irak pour y prendre sa retraite, et il a construit une synagogue qui porte son nom. Mon grand-père maternel, né sujet britannique, a quitté Bombay pour l'Irak avec ses parents à l'âge de 16 ans. Il a ensuite travaillé comme interprète pour le consulat britannique de Bagdad. Deux de ses trois fils ont été recrutés par l'armée britannique pendant la seconde guerre mondiale et ont servi comme officiers dans le corps des renseignements. Toute la famille a vécu en Irak, un État fondé par l'empire britannique sur les ruines de l'empire ottoman. À la fin, la famille a été contrainte de quitter le pays, notamment parce qu'en facilitant la prise de contrôle de la Palestine par les sionistes, la Grande-Bretagne a contribué à alimenter l'hostilité des musulmans à l'égard des juifs dans l'ensemble du monde arabe. Du côté de mon père, tous étaient des juifs irakiens.

Mes grands-mères paternelle et maternelle, qui sont venues en Israël avec nous, éprouvaient une grande nostalgie pour l'Irak d'avant et l'appelaient souvent Jana mal Allah, « le Jardin d'Eden ». Pour elles, l'Irak était la patrie bien-aimée, tandis que la terre d'Israël était un lieu d'exil. Leur véritable sentiment aurait pu s'exprimer dans une inversion du psaume 137 : « Assis au bord des fleuves de Sion, nous avons pleuré en nous souvenant de Babylone. » Leur situation difficile met en évidence un paradoxe fondamental au cœur du sionisme. Le sionisme a mis l'accent sur le lien historique du peuple juif avec sa terre ancestrale au Proche-Orient, mais il a donné naissance à un État qui s'identifiait presque exclusivement à l'Occident dans son orientation culturelle et géopolitique. Israël se considérait, et il était considéré par ses ennemis, comme une extension du colonialisme européen au Proche-Orient, comme étant « dans » le Proche-Orient, mais pas « de » lui. Dans ce type d'État eurocentrique, il était difficile pour des personnes comme mes grands-mères de se sentir chez elles.

Ma mère, qui a 96 ans et vit en Israël, parle souvent des nombreux amis musulmans qui venaient chez nous à Bagdad. Un jour, je lui ai demandé si nous avions des amis sionistes. Elle m'a regardé en pensant que c'était une question étrange, puis elle a répondu en insistant :« Non ! Non ! Le sionisme est une affaire d'ashkénazes. Il n'avait rien à voir avec nous ! » Telle était, en substance, l'opinion de mes aînés sur le sionisme avant que nous ne soyons catapultés en Israël, sa réalisation principale. Sion était un petit pays lointain dont nous ne savions pas grand-chose. Notre migration vers Sion s'est faite par nécessité et non par idéologie. On peut dire sans exagération que nous avons été enrôlés de force dans le projet sioniste. En outre, la migration vers Israël est généralement décrite comme une aliyah ou une ascension. Dans notre cas, le passage de l'Irak à Israël était résolument une yeridah ou descente, une descente vers le bas de l'échelle sociale et économique. Non seulement nous avons perdu nos biens et nos propriétés, mais au cours de ce voyage vers les marges de la société israélienne, nous avons également perdu notre fort sentiment d'identité de juifs irakiens, fiers de l'être.

Choc des civilisations et faux-semblants

Plus tard, au cours de ma carrière en Angleterre, en tant que spécialiste des relations internationales au Moyen-Orient et en tant qu'acteur intellectuel, j'ai contesté deux récits dominants : La thèse du « choc des civilisations » de Samuel Huntington, et le récit sioniste sur les juifs des pays arabes. Ce dernier exclut implicitement la possibilité d'une identité judéo-arabe. Le récit sioniste soutient que l'antisémitisme est inhérent à la religion islamique, que l'islam a toujours persécuté les juifs, que l'hostilité envers les juifs est endémique dans tous les pays arabes, que les juifs de ces pays ont été menacés d'anéantissement par un nouvel Holocauste et que l'État naissant d'Israël s'est vaillamment porté à leur secours et leur a offert un havre de paix. Le récit sioniste affirme en outre que l'antisémitisme arabe est un obstacle infranchissable à un règlement pacifique du conflit entre Israël et ses voisins arabes. Dans cette lecture, la migration des juifs des pays arabes vers Israël est attribuée principalement à la persécution et aux préjugés qu'ils ont subis dans leur pays d'origine. Et s'ils adoptent des positions politiques dures une fois en Israël, c'est à cause de leur expérience réelle de la vie parmi les Arabes. Toutefois c'est seulement durant ces dernières années que j'ai commencé à réfléchir en profondeur à la manière dont mon expérience personnelle a contribué à façonner ma vision du monde et m'a amené à remettre en question le « choc des civilisations » ainsi que le récit sioniste.

La thèse du « choc des civilisations » de Samuel Huntington a eu une certaine influence au début des années 1990. Ce professeur de Harvard pensait qu'après la fin de la guerre froide et l'effondrement de l'Union soviétique, le monde reviendrait à son état normal, caractérisé par des conflits culturels. Selon lui, les distinctions les plus importantes entre les peuples ne sont plus politiques ou idéologiques, mais culturelles. Les êtres humains sont divisés selon des lignes culturelles, occidentales, islamiques, hindoues, etc. La culture islamique est présentée comme fondamentalement hostile à l'Occident. Les habitants du monde islamique rejetteraient les valeurs de l'Occident. Selon Huntington, ils sont avant tout attachés à leur religion plutôt qu'à leur État-nation. Et leur religion est incompatible avec les idéaux libéraux occidentaux tels que l'individualisme, le pluralisme, la liberté et la démocratie.

Cette thèse, aujourd'hui largement discréditée, a exercé une influence majeure sur l'approche du conflit israélo-arabe de certains historiens sionistes. Ces historiens considèrent que le conflit est enraciné dans le dogme islamique et la haine des juifs. En écho à Huntington, ils mettent l'accent sur la dimension religieuse et spirituelle du conflit. Benny Morris, par exemple, décrit la guerre arabe contre Israël en 1948 comme un djihad, une guerre sainte. Dans la conclusion de son livre sur la première guerre israélo-arabe, il écrit que cette guerre n'était pas seulement une lutte entre deux mouvements nationaux pour un morceau de territoire, mais « une partie d'une lutte plus générale, globale, entre l'Orient islamique et l'Occident »1. Un autre exemple est celui de Martin Gilbert, historien juif britannique et ardent sioniste, qui a consacré le dernier de ses nombreux ouvrages à l'histoire des juifs en terre musulmane. L'ouvrage est ambitieux, puisqu'il couvre 1 400 ans d'histoire judéo-arabe, depuis l'avènement de l'islam au VIIe siècle jusqu'à nos jours. Mais il n'est guère plus qu'un catalogue de la haine, de l'hostilité et de la violence des musulmans à l'égard des juifs.

L'antisémitisme serait la force fondamentale et sous-jacente qui a façonné les relations entre musulmans et juifs. En empilant les histoires d'horreur les unes sur les autres, Gilbert a cependant brossé un tableau trompeur. Il a été psychologiquement préparé à voir de l'antisémitisme partout. Il en résulte une distorsion de l'histoire des relations judéo-musulmanes au service d'un programme politique sioniste2. Huntington et ces historiens sionistes ont en commun une mentalité orientaliste. Ils s'appuient sur des stéréotypes de l'Orient. Ils expliquent l'hostilité des musulmans à l'égard de l'Occident, et par extension l'hostilité des Arabes à l'égard d'Israël, comme le produit inévitable de leur religion et de leur culture plutôt que celui de circonstances historiques spécifiques. Le choc aurait lieu entre la civilisation judéo-chrétienne et l'Islam. Une vision essentialiste de ce qu'être musulman veut dire conduit à une description réductrice de l'approche musulmane du monde extérieur en général et des juifs en particulier. Ce type d'analyse est désespérément anhistorique. Il réduit la diversité du monde musulman à une entité monolithique d'ignorance et de colère, et ne tient pas compte des griefs très réels, et non imaginaires, que les musulmans nourrissent à l'égard des puissances occidentales et d'Israël.

Cette vision eurocentrée et simpliste du monde trouve un parallèle dans la vision du monde de certains activistes islamiques radicaux. Les islamistes radicaux soutiennent que l'histoire des Arabes et des juifs est l'histoire d'un conflit fondamental entre la religion et la culture. Selon eux, les juifs n'ont jamais fait partie du tissu de la société arabe ; ils étaient des étrangers, un élément hostile, voire une cinquième colonne dans la maison de l'Islam. L'État d'Israël est considéré par eux comme une entité illégitime, implantée en leur sein par les puissances coloniales, dans le but de les diviser et de les affaiblir. Les sionistes et les islamistes utilisent donc l'histoire des relations judéo-musulmanes de manière sélective pour servir leurs programmes respectifs, séculiers ou religieux. Les deux groupes incitent à la méfiance à l'égard de l'ennemi et appellent à une mobilisation constante dans la lutte pour la suprématie et la domination. L'histoire de ma famille ne cadre ni avec le récit sioniste ni avec le récit islamiste de l'expérience juive sous domination islamique. Plus profondément, elle s'oppose aux prémices du « choc des civilisations » qui sous-tendent ces deux récits. L'histoire de ma famille n'est donc pas seulement intéressante en soi ; elle contient des éléments qui peuvent nous aider à comprendre le cours de l'histoire moderne du Proche-Orient. Plus précisément, elle sert de correctif au récit sioniste qui considère les Arabes et les juifs comme étant congénitalement incapables de vivre ensemble en paix, et condamnés à un conflit et à une discorde permanents.

Un tiers de la population de Bagdad est juive

Le sionisme est un mouvement européen du XIXe siècle : il offrait la solution d'un État juif en Palestine aux juifs qui souffraient de discrimination et de persécution en Europe. En Irak, en revanche, il existe une vieille tradition de tolérance religieuse et une longue histoire d'harmonie relative entre les différents segments de la société. Les juifs n'étaient ni des nouveaux venus ni des étrangers en Irak. Ils n'étaient certainement pas des intrus. Ils vivaient à Babylone depuis 586 avant J.-C., quand le roi Nabuchodonosor avait détruit leur royaume à Jérusalem et les avait conduits en exil. Des siècles plus tard, Babylone est devenue le centre spirituel de la diaspora juive et le siège de deux de ses académies religieuses les plus éminentes, Sura et Pumbedita (l'actuelle Falloujah). C'est là que fut compilé le Talmud de Babylone et que fut codifiée la loi juive. Les juifs étaient donc fermement installés à Babylone bien avant l'avènement de l'islam au VIIe siècle de notre ère. Quand l'Irak est devenu un État majoritairement musulman, les juifs sont restés partie intégrante de la société irakienne. Au moment de la première guerre mondiale, les juifs représentaient un tiers de la population de Bagdad et cette ville était souvent décrite comme une ville juive. Après la guerre, ils ont continué à jouer un rôle important dans la vie sociale, économique, littéraire, intellectuelle et culturelle de l'Irak. C'est précisément cette importance qui a nourri l'antagonisme des musulmans à leur égard, à l'ère du nationalisme et de la montée du sectarisme.

Diverses formes de discrimination à l'encontre de la minorité juive ont été pratiquées sous l'empire ottoman, mais rien de comparable à ce qui se passait dans l'Europe chrétienne. Sous les Ottomans, les juifs irakiens améliorent considérablement leur situation et bénéficient des tanzimat, les réformes du XIXe siècle. Ils ont des représentants au parlement ottoman et dominent le commerce. Dans le royaume moderne d'Irak, formé de trois provinces ottomanes après l'effondrement de l'empire, les juifs restent une minorité parmi d'autres. En Europe, ils étaient la minorité considérée avant tout comme « l'autre » et donc comme un problème. L'Europe était confrontée à ce que les ennemis des juifs appelaient souvent la « question juive ». La « solution finale » nazie à cette question a conduit à l'extermination de six millions de juifs européens. Contrairement à l'Europe, le Proche-Orient n'a pas connu de « question juive ». L'antisémitisme était une maladie européenne et c'est de là qu'il s'est propagé. Les juifs d'Irak ne vivaient pas dans des ghettos et n'ont pas connu la répression violente, la persécution et le génocide qui ont marqué l'histoire de l'Europe. Ce n'est pas sans raison que Mark Mazower a appelé son histoire du XXe siècle européen Dark Continent3. Il a fallu à l'Europe beaucoup plus de temps qu'au monde arabe pour accepter les juifs comme des concitoyens égaux. En Irak, il y a eu des difficultés et des tensions, et un pogrom tristement célèbre contre les juifs en juin 1941. Toutefois, le tableau d'ensemble était celui d'un cosmopolitisme, d'une coexistence pacifique et d'une interaction fructueuse. Cela ne veut pas dire qu'il n'y avait pas de problèmes concernant le statut des juifs de l'Islam. Mais il est à la fois confus et déroutant de regrouper toutes ces questions sous l'appellation « question juive ».

Ma famille n'a pas quitté l'Irak pour Israël en raison d'un choc des cultures, ni d'une intolérance religieuse. Notre univers ne s'est pas effondré parce que nous ne pouvions pas nous entendre avec nos voisins musulmans. Le moteur de notre déplacement était politique, et non religieux ou culturel. Nous avons été mêlés au conflit entre le sionisme et le nationalisme arabe, deux idéologies laïques rivales. Nous avons également été pris dans le feu croisé du conflit entre juifs et Arabes à propos de la Palestine. Ce conflit s'est développé au lendemain de la première guerre mondiale et s'est intensifié à la suite de la seconde guerre mondiale. En 1948, l'armée irakienne a participé à la guerre arabe contre l'État d'Israël nouvellement proclamé. La défaite arabe a entraîné une réaction brutale contre les juifs dans l'ensemble du monde arabe. Le sionisme a été l'une des principales causes de cette réaction. Il a donné aux juifs une base territoriale pour la première fois depuis plus de deux mille ans. Les fondamentalistes musulmans et les ultranationalistes arabes ont ainsi pu plus facilement identifier les juifs de leurs pays à l'ennemi sioniste détesté, et réclamer leur expulsion. Ce qui avait été un pilier de la société irakienne était de plus en plus perçu comme une sinistre cinquième colonne.

Pour les sionistes, la priorité absolue a toujours été de faire venir le plus grand nombre possible de juifs du monde entier pour construire l'État juif. Leur objectif, depuis le début, était de créer un État juif indépendant sur une partie aussi grande que possible de la Palestine, avec autant de juifs et aussi peu d'Arabes que possible à l'intérieur de ses frontières. Jusqu'à la seconde guerre mondiale, les activités des sionistes se sont principalement concentrées sur les grands centres de population juive d'Europe de l'Est. Les juifs du Proche-Orient étaient considérés comme du « matériel humain » inférieur qui ne pouvait apporter qu'une contribution limitée à la construction d'un État juif moderne en Palestine.

L'Holocauste a entraîné un renversement des attitudes sionistes à cet égard. En anéantissant le principal réservoir humain destiné à l'État juif, il a contraint les dirigeants du mouvement sioniste à se tourner vers l'Orient. En d'autres termes, à la suite de l'Holocauste, les juifs du Proche-Orient sont devenus pour la première fois un élément vital du projet sioniste de construction d'un État juif durable en Palestine.

Les victimes palestiniennes

Au cours de la guerre israélo-arabe de 1948, environ 750 000 Arabes ont quitté leur maison en Palestine, ou en ont été chassés. En arabe, cette année fatidique est appelée la nakba, ou la catastrophe. En hébreu, on l'appelle la « guerre d'indépendance ». Pour les sionistes, 1948 n'était pas seulement un triomphe militaire, mais un jalon historique, l'accession au statut d'État et à la souveraineté, le moment où les juifs ont été réinscrits dans l'histoire du monde. Par conséquent, nous avons deux récits nationaux radicalement différents sur 1948. Ce qui est indéniable, c'est que la création de l'État d'Israël a entraîné une injustice monumentale à l'égard de la population autochtone. Les Palestiniens sont évidemment les principales victimes du projet sioniste. Plus de la moitié d'entre eux sont devenus des réfugiés et le nom de Palestine a été rayé de la carte. Mais il existe une autre catégorie de victimes, moins connue et dont on parle beaucoup moins : les juifs des pays arabes. Un mélange toxique de nationalisme arabe et de sionisme a empêché les juifs et les musulmans de continuer à coexister pacifiquement dans le monde arabe après la naissance d'Israël.

Ces mémoires portent sur la deuxième catégorie de victimes du mouvement sioniste, telle qu'elle se reflète dans l'histoire de ma famille. Je le répète, nous étions des juifs arabes. Il n'y a pas de meilleure façon de définir notre identité avant notre déplacement. Pourtant, le terme de juif arabe est vivement contesté en Israël. Vous pouvez librement vous décrire comme un juif français, un juif russe, un juif roumain ou même un juif allemand, malgré l'association sinistre entre l'Allemagne et l'Holocauste. Mais si vous vous décrivez comme un juif arabe, comme je le fais, vous rencontrez immédiatement de l'opposition. Le trait d'union est important. Les détracteurs du terme « juif arabe » le considèrent comme une confusion et un amalgame de deux identités distinctes. Pour moi, le trait d'union unit : un Arabe peut aussi être un juif et un juif peut aussi être un Arabe.

Cela va à l'encontre de la croyance israélienne largement répandue selon laquelle si l'on est arabe, on ne peut pas être juif, et si l'on est juif, on ne peut pas être arabe. La notion de juif arabe est considérée comme une impossibilité ontologique. Les juifs et les Arabes sont habituellement dépeints comme des figures opposées, enfermées dans un conflit éternel. Du côté arabe, les extrémistes souscrivent également à cette vision directe et bipolaire. On nous répète sans cesse qu'il y a un choc des cultures, un fossé infranchissable entre les musulmans et les juifs. La thèse du « choc des civilisations » s'est enracinée, fournissant des munitions aux partisans du rejet des deux côtés du fossé israélo-arabe.

Mon histoire, un défi au récit dominant en Israël

L'histoire de notre famille en Irak — et celle de nombreuses familles oubliées comme la nôtre — brosse un tableau radicalement différent. Elle renvoie à l'époque d'un Proche-Orient plus pluraliste, caractérisé par une plus grande tolérance religieuse et une culture politique fondée sur le respect mutuel et la coopération entre les différentes minorités ethniques. L'histoire de ma famille est un rappel puissant des identités proche-orientales autrefois florissantes, qui ont été découragées, voire supprimées, pour répondre à des agendas politiques nationalistes. Ma propre histoire révèle les racines de mon désenchantement à l'égard du sionisme. Elle montre comment mon expérience vécue m'a rendu sceptique à l'égard du discours sioniste et pourquoi, bien des années plus tard, elle a contribué à faire de moi un historien israélien révisionniste.

En ce sens, mes mémoires sont un tract révisionniste, un document transgressif, une histoire alternative, un défi au récit sioniste largement accepté sur les juifs des pays arabes. Il suggère également que l'histoire des relations entre juifs et musulmans en Irak a été délibérément déformée au service de la propagande sioniste.

Le livre est donc à la fois un témoignage personnel d'un passé complexe et un essai avec un argument politique. Les trois mondes du titre du livre sont Bagdad, où j'ai vécu jusqu'à l'âge de cinq ans ; Ramat Gan, de cinq à quinze ans ; et Londres, de quinze à dix-huit ans. La toile de fond de ce récit est une période mouvementée de l'histoire juive qui a vu la diffusion de la propagande nazie en Irak, le génocide nazi des juifs d'Europe, la partition de la Palestine, la naissance de l'État d'Israël, la naissance du problème des réfugiés palestiniens, l'exode massif des juifs d'Irak et d'autres pays arabes vers Israël, et les tensions entre ashkénazes et séfarades dans les premières années de la création de l'État, tensions qui, d'une certaine manière, perdurent jusqu'à aujourd'hui.

Personnellement, à chaque déménagement, j'ai dû m'adapter à une nouvelle société et apprendre une nouvelle langue, d'abord l'hébreu, puis l'anglais. Le processus a été loin d'être facile ou direct. Pour reprendre les termes d'Ella Shohat, ces mémoires traitent des « paysages linguistiques » et de la « cartographie émotionnelle de la dislocation ». Ella Shohat est une éminente critique culturelle d'origine juive irakienne qui, depuis des décennies, remet en question le récit conventionnel de l'histoire juive et en particulier, son parti pris eurocentré. Son analyse critique couvre un large éventail de questions : la nature du sionisme, la place des mizrahim ou juifs orientaux dans la société israélienne, le conflit israélo-palestinien et d'autres déplacements et diasporas du Proche-Orient. Elle affirme que les récits classiques de l'histoire juive ont eu tendance à projeter les expériences des juifs de l'Europe chrétienne sur celles, totalement différentes, des juifs des espaces musulmans. Elle rejette ce qu'elle appelle la « ghettoïsation » et la « pogromisation » de l'histoire des juifs du Proche-Orient ; en d'autres termes, l'hypothèse erronée selon laquelle les juifs du Proche-Orient vivaient dans des ghettos et que leur histoire consistait en une chaîne ininterrompue de pogroms. Son travail nous mène au-delà des visions binaires et polarisées. Il met en lumière la figure centrale du juif arabe et aborde la relation entre la question de la Palestine et celle des juifs arabes. Il établit également des parallèles poignants entre le traumatisme et la dislocation des Palestiniens et ceux des juifs arabes. L'affirmation la plus frappante de Shohat est que les institutions colonialistes et orientalistes au cœur du projet sioniste étaient dirigées non seulement contre les autochtones arabes de Palestine, mais aussi contre les immigrants juifs des États arabes voisins.

Edward Said a analysé le mouvement sioniste du point de vue de ses victimes palestiniennes. Ella Shohat a innové en l'analysant du point de vue de ses victimes mizrahi – mizrahim étant le terme collectif désignant les juifs de tous les pays arabes. Son travail m'a ouvert les yeux, notamment sur la nature insaisissable de l'identité. « La guerre est l'amie des binarismes », a écrit Shohat dans un essai historique sur les arabes juifs,« laissant peu de place aux identités complexes ». Son récent recueil d'essais m'a aidé à mieux comprendre les forces politiques qui ont façonné ma vie, et il m'a donné un élan particulièrement puissant pour continuer à me pencher sur les questions existentielles qui vont bien au-delà de mon parcours individuel4.

Un autre livre qui m'a profondément marqué est celui d'Orit Bashkin, The New Babylonians : A History of the Jews in Modern Iraq5. Bashkin est une universitaire ashkénaze israélienne qui a rédigé une thèse de doctorat à Princeton, et qui enseigne aujourd'hui l'histoire à l'université de Chicago. Son livre offre un compte-rendu sympathique et éclairant de la vie intellectuelle, sociale et culturelle des juifs d'Irak dans la première moitié du XXe siècle. Elle analyse les textes produits par les juifs irakiens et explore les contextes historiques qui ont façonné le monde de leurs auteurs. Dans son livre, on rencontre de nombreux types de juifs « qui considéraient l'Irak comme leur patrie, l'arabe comme leur langue et la coexistence partagée entre les différentes communautés irakiennes comme leur vision politique ». La lecture du livre de Bashkin m'a permis de connaître l'histoire de ma propre communauté. Il m'a également aidé à surmonter l'inhibition que j'éprouvais à écrire l'histoire de ma vie et à me mettre en scène. Il m'a rappelé que l'histoire est une collection de biographies individuelles. En même temps, son étude m'a fourni un contexte et un cadre dans lequel je pouvais essayer d'insérer mon histoire personnelle.

L'accent mis sur l'antisémitisme est au cœur du récit principal de la victimisation universelle des juifs. L'historien juif américain Salo Baron a inventé l'expression « la conception larmoyante de l'histoire juive ». Il s'agit de l'histoire juive comme une exposition sans fin à l'antisémitisme, au harcèlement, à la discrimination, à l'oppression et à la persécution, dont le point culminant est l'Holocauste. Baron a utilisé ce terme de manière désapprobatrice. Il pensait que cette conception larmoyante simplifiait et déformait la véritable histoire des juifs d'Europe, qu'elle gonflait les déficits et passait sous silence les éléments positifs et les réalisations. Mais même si l'on admet, pour les besoins de l'argumentation, que la vision larmoyante correspond à l'histoire des juifs d'Europe, elle ne rend certainement pas justice à l'histoire des juifs du Proche-Orient. Il est donc important de rappeler et d'enregistrer les périodes de cosmopolitisme et de coexistence dont certains juifs, comme ma famille, ont bénéficié lorsqu'ils vivaient dans des espaces musulmans avant la naissance de l'État d'Israël. Face à l'épave lamentable du Proche-Orient contemporain, c'est le meilleur modèle que nous ayons pour un avenir plus radieux. Je reviendrai sur ce point dans l'épilogue.

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Avi Shlaim
Three Worlds. Memoir of an Arab-Jew
Three Worlds
New York, 2023
336 pages
Disponible en numérique sur différentes plateformes

Extraits traduits de l'anglais par Pierre Prier.


1Benny Morris, 1948 : The First Arab-Israeli War, New Haven : Yale University Press, 2008 ; p. 394.

2Martin Gilbert, In Ishmael's House : A History of Jews in Muslim Lands, New Haven, Yale University Press, 2010.

3Le continent des ténèbres, Une histoire du XXe siècle, éditions Complexe, 2005.

4Ella Shohat, Colonialité et ruptures. Écrits sur les figures juives arabes, traduit de l'anglais par Joëlle Marelli, Lux Quebec, coll. Humanités, 2021

5Stanford University Press, 2012, non traduit en français.

Turquie – Grèce. L'échange de populations ou la construction forcée d'une identité nationale

Il y a un siècle, suivant les termes du traité de Lausanne, les chrétiens grecs de Turquie étaient forcés à l'exil en Grèce, tandis que les musulmans de Grèce débarquaient de manière tout aussi forcée sur les côtes turques. Des associations tentent de maintenir vivante la mémoire de cette minorité, dont le déplacement a contribué à la construction de l'identité nationale turque.

Donma, la grand-mère de Gamze Selvi a parcouru deux fois la côte de Balıkesir, un tronçon de plus de 100 kilomètres sur les côtes turques, à la recherche d'un endroit où installer sa famille. C'était en 1923. Aujourd'hui décédée, elle était arrivée en Turquie par bateau depuis la Crète, dans le cadre de l'échange de populations convenu entre Athènes et Ankara. « Elle avait cinq ans quand elle est arrivée. Elle se souvient du voyage en bateau. Elle était avec ses parents et son frère. Elle se souvient de la peur des gens, des cris, des piétinements. Ils pensaient que les Turcs allaient les tuer », explique Selvi. « Une fille est morte de froid sur le bateau et ils l'ont jetée à la mer. Ma grand-mère se souvient qu'on voulait lui donner le jouet de la défunte et qu'elle a refusé. Depuis, elle n'a jamais aimé les poupées », raconte-t-elle.

Connu en turc sous le nom de « mübadele », l'échange de populations minoritaires religieuses faisait partie du traité de Lausanne qui a mis fin à la guerre gréco-turque (1919-1922) et délimité les frontières de la Turquie moderne. Ce pacte constitue l'un des plus importants échanges de populations de l'histoire. Ainsi, plus d'un million de chrétiens orthodoxes nés en Turquie et un demi-million de musulmans nés en Grèce ont été arrachés à leurs terres où ils vivaient depuis des générations, et réinstallés au-delà des frontières. Sans avoir le choix, ils ont perdu leur citoyenneté du jour au lendemain pour être assimilés au pays voisin, car la religion a été le critère pour déterminer qui était « grec » ou « turc ». Ainsi, les chrétiens turcophones et les musulmans hellénophones ont été installés dans un nouveau pays où ils étaient souvent incapables de communiquer avec leurs compatriotes. Des villes grecques comme Thessalonique, la Crète, Kos, Kavala ou Drama, où chrétiens et musulmans ont cohabité pendant des siècles, ont été vidées. Sur les côtes de la mer Égée et de Marmara, il n'y a plus guère de traces des milliers de chrétiens orthodoxes qui habitaient ces terres. Cette catégorisation repose sur l'idée que les chrétiens et les musulmans ne peuvent pas vivre ensemble.

« Pourquoi êtes-vous venus ici ? »

Cette mesure a été présentée par la presse de l'époque comme une tentative d'empêcher les massacres des minorités après la guerre. Cependant, elle a également eu pour but d'homogénéiser la population des deux pays, où elle a eu un impact sur la formation de l'identité et de la culture nationales.

« Les Grecs disaient à mes grands-parents : "Pourquoi êtes-vous venus ici si vous êtes turcs ? " Ils ont tout de suite aimé Athènes, même si c'était une ville très hostile », explique Elena Thea, dont les grands-parents sont nés dans la ville turque de Kırklareli, dans le nord-ouest du pays. « Il leur a fallu plus de quinze ans avant de pouvoir mener une vie économique décente. Ils vivaient dans un quartier de la banlieue d'Athènes et ne fréquentaient que des immigrés », raconte-t-elle.

Adnan Kavur dirige l'association des Crétois à Izmir, qui fait des recherches sur l'histoire et la culture de cette minorité. « Personne ne voulait épouser les femmes musulmanes venues de Grèce. Au début, la communauté a survécu en s'entraidant. Les membres se mariaient entre eux et on s'occupait des enfants des uns et des autres », explique-t-il. « Dès qu'ils l'ont pu, ils ont appris le turc et n'ont plus jamais parlé grec. Ils avaient peur que la police les arrête dans la rue et leur demande de s'identifier, même si officiellement ils étaient citoyens turcs », parce qu'ils ne parlaient pas la langue.

Kavur raconte comment le premier bateau arrivé à Izmir en provenance de Crète le 3 décembre 1923 « est parti avec 1 027 personnes avec son bord, et ils étaient 1 028 à l'arrivée. Kemal Kuru est né sur le bateau et sa carte d'identité le mentionne ». Il ajoute : « Ses parents sont d'abord allés à Ayvalik, mais n'ont pas trouvé de travail. De là, ils ont marché jusqu'à Izmir, où ils ont commencé à travailler dans les champs, comme la plupart des musulmans d'origine grecque ».

Les membres de cette association étudient la contribution de ceux qui sont arrivés de Crète il y a cent ans à la culture de Smyrne (ancien nom d'Izmir). « Les femmes, en particulier, ont contribué à l'essor de la population. Elles ont développé de nombreuses recettes à base de plantes qu'elles trouvaient dans la rue parce qu'elles n'avaient pas d'argent. Aujourd'hui, ces recettes font partie de la cuisine de la région égéenne », explique Kavur.

Façonner une identité nationale

Ce transfert forcé de population à grande échelle, fondé en grande partie sur des facteurs religieux, a contribué à façonner une certaine idée de la nation turque, en marginalisant les minorités qui ne se conformaient pas au stéréotype des citoyens turcs et musulmans, comme les Kurdes, les Arméniens et les Alévis. Si Istanbul et la région grecque de Thrace ont été exclues du pacte, une grande partie de la population grecque d'Istanbul a fui la ville après les pogroms de 1955, tandis qu'une minorité musulmane vit toujours en Thrace, et leurs droits sont toujours revendiqués par le gouvernement turc au nom de ce même pacte.

Pour Asli Igsiz, professeure à l'université de New York qui étudie les échanges de populations entre la Turquie et la Grèce, cette tentative de créer des États homogènes était une illusion dès le départ, car la population transférée n'était pas uniforme. « Les musulmans qui sont arrivés en Turquie étaient très divers. En Crète, par exemple, des Vénitiens se sont convertis à l'islam pour éviter les taxes que l'empire ottoman imposait aux autres religions », explique-t-elle. « Cette dimension n'est jamais évoquée. Est-ce dû à la façon dont l'État est imaginé, pensé et créé ? Il y a cette idée que l'identité de la nation turque est un plafond, et qu'en dessous, toutes les différences se mélangent dans un creuset ».

« Ma famille est originaire de Macédoine et était chrétienne orthodoxe. Elle s'est installée en Crète lorsque cette île a été rattachée à l'empire ottoman, et ma famille s'est alors convertie à l'islam », explique Kavur. « C'est pour cela que nous avons été transférés à Izmir. Une partie de ma famille ne s'est pas convertie et vit toujours en Crète. Il y a quelques années, je les ai rencontrés et j'ai fait la connaissance de leurs arrière-petits-enfants », ajoute-t-il.

Une assimilation forcée

Igsiz rappelle que cette population est arrivée en Turquie au moment où se formait l'identité nationale du pays et que, pendant les premières décennies, la question de l'échange était taboue : « Je pense qu'il y avait une certaine inquiétude parmi eux — sans généraliser bien sûr — de montrer qu'ils pouvaient s'intégrer dans le tissu nationaliste turc », décrit-il. Cette caractéristique se retrouve dans les dizaines d'associations culturelles « mübadele » en Turquie, qui font des recherches sur les origines familiales de la population issue de l'échange, et dont beaucoup de membres revendiquent la figure de Mustafa Kemal Atatürk, fondateur de la République de Turquie, et se définissent comme des patriotes, même s'ils connaissent bien leur passé familial en Grèce.

L'historien Onur Yildirim souligne quant à lui que la religion en tant que principal critère d'échange était « incompatible avec la vision laïque » de la Constitution turque et qu'elle était déniée comme base « pour l'unité nationale ». Au lieu de cela, il y a eu la tentative de créer une « identité nationale imaginaire et imposée » qui « unifierait les populations au-delà de leur appartenance ethnique et territoriale, excluant d'autres événements historiques de ce récit », déplore-t-il.

En raison des spécificités de cet échange, les ressortissants étaient considérés comme citoyens turcs ou grecs dès qu'ils posaient le pied sur le sol du pays vers lequel ils avaient été transférés, ce qui les privait d'avantages considérés aujourd'hui comme essentiels pour une population de réfugiés. Ainsi, pendant des décennies, cette population a été considérée comme une main-d'œuvre bon marché pour relancer les économies des deux pays. « Malgré le rejet initial de la population locale, aux yeux du gouvernement, ils étaient des citoyens turcs. Une phrase attribuée à Atatürk dit : "Vous leur parlerez en turc, peut-être vous répondront-ils en grec, mais je vous assure que les générations futures, même si vous leur parlez en grec, vous répondront en turc" », explique Igsiz. « Il s'agissait d'un projet visant à trouver la base d'une identité nationale. Ils étaient des réfugiés, mais pas par définition. Ils étaient des citoyens turcs », ajoute-t-il.

La version que donne le récit national de cet échange a également marqué les relations entre la Turquie et la Grèce. Athènes y a vu une tragédie collective et le dernier événement après la perte de son idée d'« Asie Mineure », tandis qu'Ankara l'a interprété comme une autre étape dans le processus de construction de la nation. Le va-et-vient des relations entre les deux pays — avec le conflit chypriote, la présence militaire sur les îles voisines et l'exploration gazière turque — a perpétué un certain éloignement et un rejet entre les deux peuples. Pour Adnan Kavur, la relation entre Turcs et Grecs est bien plus étroite que les relations diplomatiques entre les deux pays. « Je suis originaire de Crète et je suis Turc. Nous n'avons aucun problème avec la Grèce. Nous sommes le même peuple. Nous mangeons la même chose, notre culture est la même, notre peuple est le même. Nous parlons turc et ils parlent grec », affirme-t-il. « D'accord, nous avons maintenant des religions différentes, mais quand je vais en Grèce, je me sens chez moi. Je n'ai jamais vu d'ennemi ».

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Traduit de l'espagnol par Sarra Grira.

Guerre au Soudan. L'ombre portée des islamistes

Alors que les combats se poursuivent, notamment à Khartoum et dans le Darfour, les deux protagonistes, Abdelfattah Al-Burhan et Hemetti semblent décidés à poursuivre la lutte jusqu'au dernier Soudanais. Mais derrière les affrontements, on peut déceler la main de l'ancien régime d'Omar Al-Bachir et de ses affidés islamistes.

Le « gang de Kober » s'est fait la malle. Le 23 avril 2023, des inconnus ont ouvert les portes des cellules de la prison historique de Khartoum et les détenus se sont envolés dans les rues de la capitale soudanaise. Ce serait une anecdote de plus dans le fracas de la guerre si ce gang de Kober n'était pas constitué de criminels un peu particuliers. Trois d'entre eux sont recherchés par la Cour pénale internationale (CPI). Y figurent quelques anciens hauts dignitaires du régime d'Omar Al-Bachir. L'autocrate déchu n'était pas, semble-t-il, dans l'établissement pénitentiaire au moment de la « libération » ; il avait été envoyé juste avant dans un hôpital militaire d'Omdourman, ville jumelle de Khartoum. Si le grand chef n'était pas là, ceux qui ont pris la poudre d'escampette ne sont pas pour autant de petits poissons.

Recherché par la justice internationale

Abdelrahim Hussein, ancien ministre de la défense, est sous le coup de sept chefs d'accusation de crimes contre l'humanité et six pour des crimes de guerre commis au Darfour pendant les premières années de la guerre, 2003 et 2004. Ahmed Haroun, accusé des mêmes crimes, fut ministre des affaires humanitaires et a laissé au Sud-Kordofan, dont il a été le gouverneur, des souvenirs sanglants. Ali Osman Taha et Bakri Hassan Saleh, anciens vice-présidents et successeurs putatifs d'Omar Al-Bachir, Nafi Ali Nafi, ancien chef de la police politique (National Intelligence and Security Services, NISS) de sinistre mémoire, Awad Al-Jaz, ministre du pétrole de l'époque Bachir et Al-Fatih Ezzedine, alors ministre du parlement ont compté parmi les membres les plus éminents du Parti du congrès national (PCN), épine dorsale du régime.

Autant dire que, au milieu des frappes aériennes, des pillages et des tirs d'artillerie ressurgissent les fantômes des islamistes qui, derrière l'idéologue Hassan Al-Tourabi, ont voulu mettre la société en conformité avec leur idéal de l'islam politique. Ces mêmes islamistes que la révolution de 2018 a rejetés et que les Soudanais, depuis, voyaient derrière la plupart de leurs malheurs.

Qui a libéré le gang de Kober ? Le ministre de l'intérieur par intérim, car il n'y a plus de gouvernement au Soudan depuis le coup d'État militaire d'octobre 2021, a accusé les paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR, ou RSF selon le sigle en anglais) dirigés par le général Mohamed Hamdan Dagalo, dit Hemetti. Ces derniers nient et accusent les islamistes qui manipulent le commandement de l'armée et qui sont leurs réels adversaires dans la guerre actuelle. Suliman Baldo, analyste, directeur exécutif de Sudan Transparency and Policy Tracker (STPT), souligne que d'autres libérations sont intervenues depuis le déclenchement de l'affrontement entre les deux généraux dans Khartoum le 15 avril.

À chaque fois, au milieu des criminels de droit commun figuraient des anciens du régime Al-Bachir, en particulier du NISS. L'analyste y voit un scénario bien préparé :

Un groupe armé est intervenu dans la prison d'Omdourman et a libéré les membres du NISS qui étaient enfermés là et condamnés à mort. Ils les ont libérés et ont dit aux autres de se libérer eux-mêmes. Je l'ai entendu d'un de ces prisonniers. Il était clair que c'était pour camoufler la libération d'un groupe précis, constitué de 35 anciens du NISS. Il est donc très plausible qu'il se soit agi de certains de leurs anciens collègues, mobilisés dès que le conflit a éclaté. Al-Burhan a reconstitué les forces spéciales du NISS qui avaient été démantelées.

Dans la guerre qui l'oppose aux FSR de Hemetti, l'état-major de l'armée nationale a réactivé toutes les forces parallèles, services de renseignement, milices supplétives, liées à l'ancien régime militaro-islamiste : le NISS donc, mais aussi les Forces de défense populaires (FDP), milice islamiste créé dans la foulée du coup d'État de 1989 d'Omar Al-Bachir, ne répondant qu'à ses ordres et à ceux de son parti, et les « Brigades de l'Ombre », liées d'abord au Front national islamique (FNI) de Hassan Al-Tourabi, chantre de l'islamisation de la société soudanaise jusqu'à sa disgrâce dans les années 2000, puis au PCN d'Omar Al-Bachir. Une vidéo postée sur les réseaux sociaux le 15 avril, jour du début de la guerre, montre des hommes en armes se disant islamistes et prêts au combat.

L'impossible réforme du secteur de la sécurité

De longue date, à Khartoum, il est entendu que l'armée nationale est toujours en grande partie tenue par les islamistes, du moins au niveau des officiers. « Ils ont eu tout le temps, en trente ans, de s'assurer qu'aucun non-membre du mouvement ne soit recruté pour l'école militaire. C'est ainsi qu'ils ont fait de l'armée une brigade islamiste », explique Suliman Baldo. Des coups d'État avortés, en juillet 2019 et septembre 2021, ont impliqué des officiers de l'armée.

« La tension entre l'armée nationale et les FSR, nourrie par une hostilité institutionnelle et personnelle, montait depuis un moment déjà, affirme Amgad Farid, ancien chef de cabinet de l'ancien premier ministre Abdallah Hamdok, et activiste prodémocratie de longue date. Le différend sur l'intégration des FSR dans l'armée nationale, à propos des commandements et de la durée du processus ont eu un effet déterminant. Mais les islamistes ont aussi joué un rôle essentiel dans la montée de la tension. » La réforme du secteur de la sécurité et des institutions militaires était un point important du processus politique lancé en décembre 2022, qui devait aboutit à un retour des civils au pouvoir. Les deux généraux, anciens alliés, désormais rivaux, s'opposaient sur les modalités : Al-Burhan voulait aller vite — deux ans, Hemetti exigeait dix ans et une préséance de commandement sur ses troupes une fois celles-ci intégrées au sein de l'armée. « Bien sûr, les FSR ont ouvert la confrontation en déployant leurs troupes autour de l'aéroport de Meroe et autour de Khartoum, reprend Amgad Farid. Mais je doute fortement que ce soient les soldats de l'armée nationale qui aient tiré le premier coup de feu à Khartoum le 15 avril au matin. »

À l'origine de l'escalade du 15 avril

Plusieurs récits des événements vont dans ce sens : alors que la tension était à son comble, les 13 et 14 avril, des intermédiaires ont, après plusieurs allers-retours entre les deux généraux, obtenu une désescalade. Une réunion était même prévue le 15 avril à 10 heures entre les deux hommes. Elle n'a jamais eu lieu, car deux camps de FSR à Khartoum ont été attaqués juste avant et les paramilitaires ont répliqué. La guerre était lancée. « Pourquoi juste deux camps alors que les FSR en avaient onze dans la capitale ? interroge une personne bien informée. Parce que les islamistes voulaient juste allumer la mèche. » Cette source affirme avoir été prévenue quelques heures avant par un de ses contacts en liaison avec des islamistes de la ligne dure que la guerre allait être déclenchée.

« Les actions de l'armée nationale ne peuvent pas être dissociées de l'orientation politique donnée par le Mouvement islamique soudanais, écrit le journal soudanais d'investigation Ayin dans un article publié juste avant le déclenchement de la guerre. Le mouvement islamique exercerait une forte influence politique et économique sur l'armée et les institutions liées aux [Forces armées soudanaises] SAF en raison de loyautés partagées et du chevauchement des réseaux de financement. »

Les fidèles d'Omar Al-Bachir, que les Soudanais appellent les kaizan1, seraient donc bel et bien à la manœuvre. Ils n'ont jamais vraiment disparu, même si les institutions liées à l'ancien régime avaient été, après la révolution, en partie démembrées. « Ils ont toujours été actifs, ils ont toujours cherché à saboter la transition démocratique. Depuis le début. Ils ont essayé d'entraver l'économie, ils ont fait circuler de fausses informations pendant les deux gouvernements Hamdok, se souvient Amgad Farid, l'ancien chef de cabinet, qui a vécu les choses de l'intérieur. Ils sont derrière la tentative d'assassinat du premier ministre en mars 2020. » Il faut ici rajouter un peu de complexité à une situation déjà peu simple : les islamistes, au Soudan, sont divisés : il y a ceux qui sont fidèles à la ligne Frères musulmans de Hassan Al-Tourabi (décédé en 2016), l'idéologue qui voulait changer en profondeur la société, et ceux qui sont fidèles au parti d'Omar Al-Bachir, le PCN, qui mêlait beaucoup d'affairisme à son idéologie islamiste…

Un retour de l'ancien régime

Le coup d'État d'octobre 2021 porte la marque des deux. Il a scellé l'alliance entre le général Al-Burhan, alors chef du Conseil de souveraineté, et Ali Karti, un historique du Front national islamique d'Al-Tourabi, puis haut dignitaire du PCN. Le parti présidentiel a été dissous en 2019 au moment de la transition démocratique et ses biens ont été confisqués. Quand ils n'avaient pas été arrêtés, ses cadres ont, sur ordre du parti, quitté le Soudan et se sont, pour beaucoup, exilés en Turquie. « Les structures du parti n'ont pas pour autant disparu, explique Clément Deshayes, anthropologue et chercheur à l'Institut de recherches stratégiques de l'École militaire (Irsem). Des groupes en exil en Turquie, c'est celui dirigé par Ali Karti qui a pris le dessus. Il avait été coordinateur des FDP dans les années 1990, ministre de la justice, ministre des affaires étrangères. Au lendemain du coup d'État d'octobre 2021, le parti leur a donné l'ordre de rentrer au pays. Ce qu'ils ont fait. » Ali Karti est donc réapparu au Soudan, sans être inquiété, alors qu'il est sous le coup d'un mandat d'arrêt depuis 2019.

Rapidement après l'arrêt de la transition démocratique, le général Al-Burhan, dirigeant de facto du pays est revenu sur les purges menées dans l'administration après la révolution. Jour après jour, les Soudanais découvraient que tel ou tel, nommé par le gouvernement civil du premier ministre Abdallah Hamdok avait été évincé au profit de son prédécesseur islamiste. « La junte avait besoin de ces cadres du PCN pour gouverner le pays après le coup d'État, reprend Clément Deshayes.

Surtout, les militaires ont redonné de la puissance à l'aile civile des islamistes, celle qui est incarnée par Ali Karti, en leur permettant d'ouvrir toutes les associations, toutes les organisations parapubliques, comme celle de la Daawa islamique qui recevait une partie de la zakat [[L'aumône légale, un des cinq piliers]de l'islam.] et entretenait la base sociale du régime d'Omar Al-Bachir en distribuant des emplois et en menant des actions charitables.

À bas bruit, ils ont repris pied dans le pays.

« Juste avant le déclenchement de cette guerre, ils ont attisé les tensions, sur les réseaux sociaux, sur le terrain », déplore Amgad Farid. On a vu, en effet, des figures islamistes, dans les semaines précédant le 15 avril, appeler à « l'action armée ». Certaines sources expliquent qu'ils ne pardonnent pas à Abdelfattah Al-Burhan d'avoir accepté les pourparlers de Jeddah organisés par l'Arabie saoudite et les États-Unis au sujet de l'application du droit humanitaire, même si l'accord issu de ces rencontres n'a pas été respecté sur le terrain. De même, la libération du gang de Kober attiserait les tensions existantes au sein du mouvement islamiste. Ce sont peut-être là de rares bonnes nouvelles pour le peuple soudanais. Personne n'imagine, de toute façon, accepter un retour des militaires et des islamistes au pouvoir, une fois que les armes se seront tues, après le désastre de cette nouvelle guerre.


1Pluriel de koz, qui désigne le gobelet en fer-blanc servant à boire de l'eau. Hassan Al-Tourabi, idéologue Frère musulman du régime d'Omar Al-Bachir avant d'être écarté dans les années 2000, avait expliqué : « la religion est une mer, et nous sommes ses kaizan ».

« La Dernière Reine » ou la veine romanesque de l'Alger médiéval

Un film algérien qui porte sur la période qui précède la colonisation française, c'est déjà un événement. Par les thèmes abordés, La dernière reine a soulevé un grand débat sur l'histoire du pays, même si les Algériens attendent encore de savoir s'il sera projeté dans leur pays.

Nous sommes en 1516. Enhardie par la chute du dernier royaume musulman de la péninsule (Grenade, 1492), l'Espagne entend désormais dominer l'Afrique du Nord en contrôlant un chapelet de ports maghrébins. Alger, comme Bejaïa, Ténès ou Cherchell (autant de villes antiques) est sous la menace immédiate des troupes espagnoles et de leur puissante artillerie. Salim Toumi, le roi de la ville, n'a pas d'autre choix que de faire appel aux corsaires qui sillonnent l'« Akdeniz », la « Mer blanche » selon la désignation turque de la Méditerranée1 pour leur propre compte et, accessoirement, pour celui du souverain ottoman. C'est à la fois un conflit traditionnel entre l'envahi et l'envahisseur, mais c'est aussi une bataille religieuse entre musulmans et catholiques.

Un film féministe

Voilà le point de départ de l'intrigue de La Dernière Reine (Al-'Akhira), un film au souffle épique d'Adila Bendimerad et de Damien Ounouri. Vétéran des batailles navales et de la course en Méditerranée, Aroudj Barberousse, dont le rôle est campé par Dali Benssalah, libère donc Alger, mais s'imagine très vite en souverain de la cité. Face à lui se dresse la reine Zafira (Adila Bendimered), l'une des épouses du défunt Toumi, assassiné. Isolée dans un monde d'hommes et de traditions patriarcales, elle tente de préserver son fils et la lignée monarchique qu'il représente. L'intention est manifeste. C'est certes un film d'action — rehaussé par la qualité des costumes et une approche décomplexée vis-à-vis de la langue (les personnages alternent l'arabe classique et la darja) —, mais c'est aussi un film puissamment féministe, même si l'image masculine, marquée par l'omniprésence de la violence, aurait gagné à être plus nuancée.

Pour autant, et à bien des égards, La Dernière Reine est une véritable réussite cinématographique et constitue même un tournant majeur dans la production filmographique algérienne. En effet, c'est l'une des toutes premières fois que l'action concerne un épisode historique n'ayant rien à voir avec la période coloniale française (1830-1962), la guerre d'indépendance (1954-1962) ou les péripéties parfois sanglantes ayant suivi l'indépendance. Les historiens y trouveront peut-être à redire — nul ne sait vraiment si la reine Zafira a vraiment existé —, mais il ne fait nul doute que ce long métrage ouvre la voie à de nouveaux imaginaires et contribue ainsi à l'élaboration d'un roman national algérien jusque-là sous la férule des discours officiels et des omissions délibérées. Dans une société qui demeure profondément marquée par la présence française et ce qu'elle a imposé comme aliénation, notamment linguistique, mais aussi mémorielle, le film est un puissant appel d'air à une exploration fictionnelle de l'histoire médiévale de l'Algérie. Nombreux sont ainsi les Algériens qui n'ont qu'une vague idée des dynasties qui se sont succédé jusqu'à l'arrivée des Ottomans. Comment vivait-on au début du XVIe siècle à Alger ? Les travaux d'historiens à ce sujet ne manquent pas, mais leur traduction en œuvres artistiques destinées au grand public est rare, pour ne pas dire inexistante.

Le film offre à ce sujet quelques enseignements. Entre cités, c'est un jeu d'alliances et de rivalités auxquelles participent les puissantes confédérations tribales de l'intérieur des terres. En 1516, des ports comme Alger sont aussi des lieux cosmopolites où règne l'islam, mais où il n'est pas rare d'y croiser d'anciens esclaves européens convertis. On parle l'arabe, mais aussi le berbère, l'espagnol et diverses langues méditerranéennes. Les corsaires d'origines diverses, qui vont du port marocain de Salé à l'île de Djerba et n'hésitent pas à razzier les côtes européennes, sont eux-mêmes les pièces d'une gigantesque mécanique de recomposition géopolitique où l'empire ottoman joue l'un des premiers rôles.

Des sauveurs musulmans

Habituellement, dans la perception algérienne — du moins dans celle que restituent les manuels scolaires et le discours officiel —, Aroudj et ses frères de mer furent avant tout des sauveurs bienvenus. Des sauveurs d'autant plus célébrés qu'ils étaient musulmans et qu'ils servaient un pouvoir musulman (l'empire ottoman). La Dernière Reine se distancie quelque peu de cette vision manichéenne des choses. Des sauveurs, certes, mais aussi des régicides et, in fine, de nouveaux maîtres. Quelques esprits chagrins ont donc critiqué cette vision des événements, notamment l'image négative dont le film affuble les corsaires dépeints en êtres frustes, sanguinaires et opportunistes. Certains ont rappelé qu'Aroudj — Oruç Reis de son nom turc — et ses frères sont considérés comme étant des héros par la Turquie moderne (plusieurs vaisseaux de la marine turque portent leur nom). Mais qu'est-ce qu'un corsaire si ce n'est un pirate qui pille pour la bonne fortune du monarque ?

En arrière-plan pointent deux choses. D'abord, le rapport complexe que nombre d'Algériens entretiennent avec la fiction. Trop souvent cette dernière n'est jugée acceptable que si elle respecte la vérité historique. Question simple : quelle est donc cette vérité et qui en décide ? Cette interrogation est loin d'être insignifiante, car elle influe directement sur la création artistique. Ensuite, il y a cette question qui fait parfois polémique en Algérie, surtout lorsqu'il prend à Recep Tayyip Erdoğan, le président turc, de critiquer le colonialisme français et de se comporter comme si son pays détenait encore une tutelle symbolique sur les pays du Maghreb, du moins l'Algérie et la Tunisie : quel regard l'Algérie contemporaine doit-elle avoir à l'égard des Ottomans et donc, des beys et des deys qui furent l'incarnation de leur pouvoir ?

Par certains côtés, La Dernière Reine montre bien que les élites algéroises de 1516 espéraient préserver leur indépendance. Le pouvoir installé par Aroudj, auquel succèdera son frère Kheireddine, gardera lui-même une certaine indépendance à l'égard de la Sublime Porte en affichant une allégeance de pure forme ; mais qu'en était-il vraiment des rapports entre cette Régence et la population algérienne ? Les Ottomans n'étaient-ils que des protecteurs musulmans bienvenus contre les puissances européennes (et donc chrétiennes) ou étaient-ils des maîtres dont la confession ne saurait faire oublier qu'ils venaient d'ailleurs ? Les successeurs d'Aroudj et de Kheireddine poursuivront effectivement leur combat contre les Espagnols — ce qui vaudra à l'illustre Cervantès, alors qu'il était encore soldat, d'être fait prisonnier et de passer cinq années de détention à Alger (1575-1580). Mais les souverains de la Régence surent aussi se montrer impitoyables contre les tribus de l'intérieur qui refusaient de payer l'impôt. La mémoire collective de certaines régions d'Algérie garde à ce sujet le souvenir de leurs expéditions punitives et des déplacements de population qu'elles imposèrent.

Sera-t-il diffusé en Algérie ?

La Dernière Reine a reçu un accueil enthousiaste en France, et nombre d'Algériens espèrent que ce film sera projeté dans leur pays. Les deux réalisateurs ont bon espoir, mais cela n'est guère évident. C'est le paradoxe du renouveau du cinéma algérien. Des films et des documentaires de qualité sont produits chaque année, mais il existe peu de salles pour les accueillir — nombre d'entre elles sont fermées depuis les années noires (1992-2000). S'ajoute à cela une censure tatillonne qui entend préserver les « constantes nationales » et refuse toute interprétation historique qui ne conviendrait pas aux dogmes officiels. Ainsi, le film biographique de Larbi Ben M'Hidi, l'un des fondateurs du Front de libération national (FLN) et protagoniste principal de la Bataille d'Alger (il fut assassiné par le commandant Paul Aussaresses et ses hommes) attend depuis 2018 le feu vert des autorités pour être diffusé. Son réalisateur, Bachir Derraïs ne compte plus les vaines réunions avec les officiels, notamment avec ceux du ministère des moudjahidines (vétérans de la guerre d'indépendance) pour en débloquer la diffusion. Cette censure pesante explique, en partie, pourquoi l'Algérie n'a toujours pas produit « le » film sur la vie de l'émir Abdelkader. Car comment parler de cette grande figure nationale sans prendre le risque d'incommoder tel ou tel courant politique ?

Les maux subis par le cinéma algérien ne s'arrêtent pas là. En avril 2022, le Fonds de développement de l'art, de la technique et de l'industrie cinématographique (Fdatic), instrument utilisé pour produire des centaines de films depuis l'indépendance, a été purement et simplement dissous sans qu'aucune solution de rechange ne soit proposée. Et ce n'est pas le projet de loi relatif à l'industrie cinématographique qui rassure les professionnels du secteur. L'un de ses articles en résume la philosophie punitive :

Sans préjudice des sanctions plus graves prévues par la législation en vigueur, est puni d'un emprisonnement d'un an à trois ans et d'une amende d'un million à deux millions de dinars, quiconque, en violation de l'article 4 de la présente loi, finance ou effectue des prises de vue ou produit ou distribue ou exploite des films cinématographiques contraires aux principes édictés par la Constitution ou aux lois de la République ou touchant à la dignité des personnes ou contraire aux intérêts supérieurs de la nation et aux valeurs et constantes nationales.

Des garde-fous aux contours très vagues qui ouvrent la voie à de multiples freins à la création.

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La dernière reine
Film de Damien Ounouri et Adila Bendimerad
2022
113 minutes
Avec : Adila Bendimerad, Dali Benssalah, Nadia Tereszkiewicz, Mohamed Tahar Zaoui, Imen Noel


1En langue arabe, la Méditerranée est appelée « Mer blanche du milieu ».

Les méandres de la justice internationale face à la machine de mort syrienne

Les âmes perdues, film documentaire de Stéphane Malterre et Garance Le Caisne, en salles depuis le 3 mai 2023, témoigne des procédures en cours pour tenter de traduire les criminels de guerre syriens en justice, à la suite de l'ouverture du « dossier César », du nom de ce photographe militaire syrien qui a exfiltré des dizaines de milliers de photographies de cadavres suppliciés dans les geôles du régime.

C'est une lutte de longue haleine et semée d'embûches, qui oscille entre espoirs et désillusions, entre le temps long de la justice et la courte mémoire politico-médiatique, entre histoires intimes et institutions internationales. Au cœur du film, les enjeux complexes liés aux poursuites judiciaires à l'encontre des criminels de guerre syriens. Premier obstacle : la Syrie n'a pas ratifié le statut de Rome, traité fondateur de la Cour pénale internationale (CPI). Or, cette dernière ne peut être saisie que pour des crimes commis sur le territoire ou par un ressortissant d'un État partie, ce qui exclut de fait les crimes commis en Syrie par des Syriens. Exceptionnellement, la CPI peut aussi être saisie sur demande du Conseil de sécurité de l'ONU. Une option que les systématiques veto russe et chinois réduisent à néant. La CPI se trouve donc dans une impasse, du fait de son fonctionnement même et des blocages que rencontre l'ONU pour tout ce qui concerne les alliés de la Russie en général et la Syrie en particulier.

Aujourd'hui, c'est donc le principe de compétence universelle, adopté uniquement par quelques législations nationales, qui prend le relais de la justice pénale internationale et permet de poursuivre les crimes contre l'humanité commis en Syrie. Ces commissions d'enquête nationales sont appuyées par le Mécanisme international, impartial et indépendant (MIII), mécanisme hybride dédié à la Syrie, créé malgré tout par l'ONU en 2016. Le développement de ces outils de circonstance est le témoin des limites intrinsèques des organisations internationales, qui les poussent elles-mêmes à mettre en place des stratégies de contournement, comme un aveu à la fois de leur propre impuissance, mais aussi de leur volonté à faire la lumière sur ces crimes.

Une volonté qui n'est pas toujours partagée par les politiques nationales. À la suite de « l'affaire César », des plaintes ont été déposées en Espagne, en France et en Allemagne, traquant les brèches dans les textes régissant leur compétence universelle respective. Ce sont les deux premières que suit le documentaire de Garance Le Caisne et Stéphane Malterre. Les deux plaignants ont à la fois la nationalité syrienne et celle du pays européen dans lequel ils vivent, et c'est ce qui leur permet de se lancer dans cette longue procédure semée d'embûches, avec l'énergie et l'espoir de ceux qui savent que leur histoire pourrait faire pencher la balance, et rendre justice, au-delà de leurs proches, à toutes les victimes de la violence du régime syrien.

Le silence politique et judiciaire

Car le film s'attache aussi et surtout aux trajectoires individuelles, au courage et à la ténacité de celles et ceux qui se lancent dans cette quête de justice et de vérité, à celles des plaignants, des témoins, des experts et des avocates qui avancent ensemble, parfois à tâtons, sur le chemin sinueux de ces affaires judiciaires.

En France, Obeida Dabbagh veut juger les responsables de la disparition de son frère et de son neveu Mazzen, et Amal, en Espagne, tente de faire la lumière sur la mort de son frère Abdul dans les geôles du régime, après avoir reconnu sa photo dans le dossier César.

César par qui tout commence, Obeida qui garde espoir de revoir ses proches, Amal qui veut que justice soit faite au prix de la sécurité de sa famille en Syrie, mais aussi Mazen Al-Hamada, le témoin survivant ou Sami, le complice du photographe : le film les suit, les accompagne, recueille leurs espoirs, leurs témoignages, leurs désillusions.

Les avocates, rompues à la temporalité judiciaire, sillonnent l'Europe du nord au sud pour rencontrer leurs confrères, des chercheurs, des spécialistes, des témoins. Elles ne baissent pas les bras, mais serrent les poings face au silence politique, aux impasses du système judiciaire, à la fatigue des familles qu'elles accompagnent.

De rendez-vous officiels en manifestations, de Paris à Istanbul, de rencontres sous haute protection avec César en échanges informels avec les familles impliquées dans les procédures, le film retrace l'implacable machine de mort syrienne, mais aussi le terrible silence qui accompagne les tentatives de la société civile pour en traduire les responsables en justice. Ces hommes et ces femmes qui ont tout sacrifié sont fatigués. Fatigués de se battre encore, fatigués de se répéter, d'espérer, d'attendre. Comme Amal, qui refuse aujourd'hui de parler publiquement de l'affaire qui l'a conduite devant les tribunaux. Comme Mazen Al-Hamada, aujourd'hui disparu dans les geôles dont il était revenu. Comme la fille d'Obeida, qui pleure dans le bureau de l'avocate devant l'impuissance de cette justice qui traîne. Ils et elles sont les héros et héroïnes de ce nouveau conflit larvé qui se mène encore à armes inégales : le combat pour la justice.

Car demander justice, c'est prendre un risque. Prendre le risque de mettre en danger les disparus s'ils sont toujours vivants, de menacer leurs proches, le risque que l'affaire n'aboutisse pas, que les justices nationales se déclarent incompétentes, que les politiques s'en détournent. Une peur et un courage qui traversent les frontières, de la Syrie aux pays européens. Le documentaire, filmé sur la durée, sans intervention, sans voix off, sans questions, permet ainsi de percevoir la solitude profonde des personnages : seuls face à la disparition d'un proche, seuls dans le deuil impossible, seuls face à l'Etat terroriste syrien, et seuls face au silence politique occidental.

Certaines plaintes sont refusées par des cours qui se déclarent incompétentes. D'autres aboutissent. Et c'est à celles-là qu'il faut s'accrocher.

À celle qui a mené au procès de Coblence par exemple, la première à qualifier les crimes de guerre commis en Syrie par le régime de crimes contre l'humanité, et à l'issue duquel l'ancien colonel Anwar Raslan a été condamné à perpétuité.

Ou à la plainte d'Obeida Dabbagh, déposée en 2016, qui a débouché, en 2018, à l'émission de mandats d'arrêt internationaux à l'encontre de trois hauts responsables du régime : Ali Mamlouk, chef des services secrets syriens et proche conseiller de Bachar Al-Assad, Jamil Hassan, directeur des services de renseignement de l'armée de l'air syrienne et Abdel Salam Mahmoud, responsable des investigations de ce même service à l'aéroport militaire de Mezzeh à Damas.

La France, refuge des criminels de guerre ?

Le 29 mars dernier, les juges d'instruction ont ordonné leur mise en accusation devant la Cour d'assises de Paris. Une décision historique et une extrêmement bonne nouvelle, quand on la mesure à l'aune des restrictions françaises à la compétence universelle et de sa complaisance envers les proches du régime syrien.

En novembre 2021, la Cour de cassation avait ainsi annulé la mise en examen d'Abdulhamid C., arrêté dans le cadre de l'enquête sur le dossier César. Dans un arrêt rendu le 24 novembre 2021, elle avait en effet estimé les tribunaux français incompétents sur la base du principe de double incrimination, restriction à la compétence universelle spécifique au droit français, au motif donc que le droit syrien, lui, ne sanctionne pas les crimes contre l'humanité. Une interprétation trop restrictive aux yeux de nombreux magistrats1, et de la cheffe du MIII elle-même2. Dans une tribune, ils et elles s'inquiétaient : la France ne doit pas devenir un refuge pour les criminels de guerre.

Une crainte légitime quand on sait que quelques mois auparavant, Rifaat Al-Assad, exilé en France depuis 1984, poursuivi en Suisse pour crimes contre l'humanité en raison de son implication dans le massacre de Hama en 1982 et condamné, en France, à quatre ans de prison pour biens mal acquis, est retourné en Syrie après 36 années d'exil, alors même qu'il se trouvait sous contrôle judiciaire3

Lutter contre l'impunité

Le film est là pour le rappeler, et l'avocate Clémence Bectarte le martèle :

Cet aboutissement n'aurait pas été possible sans le courage et la détermination des Syriennes et des Syriens qui ont accepté de porter leur témoignage devant la justice française pour raconter la terrible réalité des crimes commis dans les geôles de Bachar Al-Assad. À l'heure où le régime syrien semble sortir impuni de toutes les atrocités commises, il est essentiel que ce procès, qui s'inscrit dans un long combat contre l'impunité, qualifie les crimes du régime et juge, même par défaut, ses plus hauts responsables.

Et s'il faut saluer l'implication de la société civile dans l'avancée de ces affaires, il convient, par ailleurs, de tout faire pour la protéger — elle, mais aussi l'image d'une justice pénale impartiale, indépendante et efficace dans la lutte contre l'impunité des crimes contre l'humanité commis au Proche-Orient.

Un jour peut-être ce film servira-t-il d'archive pour raconter le silence politique et les obstacles institutionnels et juridiques qu'auront surmontés les victimes et les organisations civiles impliquées dans la lutte contre l'impunité du régime syrien. Aujourd'hui, il apparaît résolument ancré dans le présent : des milliers de personnes disparaissent encore dans les geôles de Bachar Al-Assad. Des « âmes perdues » que le documentaire de Garance le Caisne et Stéphane Malterre rappelle à notre conscience.

— Garance le Caisne a consacré un livre au dossier César : Opération César. Au cœur de la machine de mort syrienne, Paris, Stock, 2015, et un autre sur Mazen Al-Hamada : Oublie ton nom. Mazen al-Hamada, mémoires d'un disparu, Paris, Stock, 2022.

— Stéphane Malterre a réalisé un film documentaire, Au nom du Père, du Fils et du Djihad, sorti en 2015.

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Une projection-débat du film Les âmes perdues organisée par l'IreMMO aura lieu le 11 mai au cinéma L'Escurial, 75013 Paris, avec :
➞ Clémence Bectarte, avocate de la famille Dabbagh et de la Fédération internationale pour les droits humains
➞ Ziad Majed, politiste franco-libanais, professeur et directeur du programme des études du Moyen-Orient à l'Université américaine de Paris (AUP), membre de l'iReMMO.


1Aurelia Devos, « La France pourrait-elle devenir un refuge d'impunité pour les criminels contre l'humanité ? », Le Monde, 16 décembre 2021.

2Catherine Marchi-Uhel, « Pour éviter de devenir leur refuge, la France devrait reconsidérer les conditions qui l'empêchent de poursuivre les auteurs de crimes contre l'humanité », Le Monde, 16 décembre 2021.

Israël-Palestine. De la colonisation à l'apartheid, en ligne droite

L'annonce du débat du 4 mai 2023 à l'Assemblée nationale française autour d'une résolution condamnant « l'institutionalisation par l'État d'Israël d'un régime d'apartheid consécutif à sa politique coloniale » a suscité protestations outragées, rugissements d'indignation et accusations prévisibles d'antisémitisme. Ces réactions s'expliquent souvent par un aveuglement sur la réalité coloniale du sionisme.

Apartheid ? Comment osez-vous ? Jusqu'au président de la République française Emmanuel Macron qui gronde contre l'utilisation « à mauvais escient de termes historiquement chargés et infamants pour décrire l'État d'Israël ». Le Parlement israélien n'a pas ces pudeurs de nombre de responsables politiques français quand il entérine publiquement cet état d'apartheid en adoptant une loi fondamentale à valeur constitutionnelle, le 19 juillet 2018, intitulée « Israël en tant qu'État-nation du peuple juif », dont l'article 1 proclame haut et fort : « L'exercice du droit à l'autodétermination nationale dans l'État d'Israël est réservé au peuple juif », droit refusé aux Palestiniens citoyens du même État, mais accordé à un juif installé en Argentine ou en Ukraine. Et le nouveau gouvernement de Benyamin Nétanyahou a gravé dans son programme que le peuple juif a « un droit inaliénable et exclusif sur toutes les parties de la Terre d'Israël » et va développer la colonisation en « Galilée, dans le Néguev, dans le Golan et en Judée Samarie ».

S'il est si déstabilisant pour certains d'accepter cette réalité d'apartheid pointée par beaucoup d'organisations de défense des droits humains, c'est parce qu'elle remet en cause nombre de mythes sur le sionisme et l'État d'Israël dans lequel des personnes de bonne foi voient une sorte de miracle, de « renaissance du peuple juif sur la terre de ses ancêtres », une juste réparation de l'Holocauste. Autant d'éléments qui ont contribué à absoudre le mouvement sioniste de son péché originel : sa dimension coloniale.

« Une terre vide »

À partir des « grandes découvertes », au XVe siècle se développe un grand mouvement de conquête par l'Europe des autres continents, qui entre dans l'histoire sous le nom de « colonialisme ». Dans son livre Terra nullius1, le journaliste suédois Sven Lindqvist précisait la définition de ces « terres vides » que l'on pouvait conquérir :

Au Moyen Âge, c'est la terre qui n'appartient à aucun souverain chrétien. Plus tard, c'est celle qu'aucun pays européen n'a encore revendiquée, la terre qui revient de droit au premier pays européen à l'envahir. Une terre vide. Une terre déserte.

Le colonialisme se déploya en deux versions : dans la majorité des cas, les pays conquis furent dirigés par quelques milliers d'administrateurs et soldats de la métropole ; en revanche, le « colonialisme de peuplement » s'accompagna de l'installation massive d'Européens — comme en Amérique du Nord, Afrique australe, Algérie, Nouvelle-Zélande, Australie et, dernier exemple en date, en Palestine (mais dans un contexte historique différent, celui du XXe siècle et du début des grands mouvements anticoloniaux) — et d'un bouleversement démographique.

Cette migration était facilitée par le sentiment de supériorité qui dominait chez les colons, comme le rappelait l'orientaliste Maxime Rodinson dans un célèbre texte de 1967 intitulé « Israël, fait colonial ? »2 :

La suprématie européenne avait implanté, jusque dans la conscience des plus défavorisés de ceux qui y participaient [à l'entreprise coloniale], l'idée que, en dehors de l'Europe, tout territoire était susceptible d'être occupé par un élément européen. […] Il s'agit de trouver un territoire vide, vide non pas forcément par l'absence réelle d'habitants, mais une sorte de vide culturel. En dehors des frontières de la civilisation.

Cette arrogance, même quand elle ne donnait pas lieu à des massacres (ce qui était rare), justifiait toutes les discriminations à l'égard des autochtones et ancrait, dans la vie comme dans la loi, une « séparation » entre les nouveaux arrivants et les « indigènes », une domination des premiers sur les seconds, un apartheid de fait bien avant la popularisation du terme. Tout le système reposait sur des droits distincts, individuels et collectifs, entre colons et « indigènes », ces derniers fragmentés selon une multitude de statuts : « évolués », métis, mulâtres, sang-mêlé, etc.

Un mouvement né en Europe

Le sionisme, s'indignent ses défenseurs, n'a rien à voir avec une entreprise coloniale. Né au XIXe siècle, il se présente comme un mouvement de libération similaire à celui des peuples opprimés vivant dans les grands empires multinationaux, ottoman, tsariste ou austro-hongrois — des Serbes aux Slovaques, des Polonais aux Croates. Comme eux, il réclamait la création pour les juifs d'un État ; mais, contrairement à eux, il voulait le bâtir non pas là où habitaient la majorité des juifs, mais en Palestine3, où leur nombre était limité. Il invoquait les liens historiques et religieux avec cette terre, au nom de la Bible, un texte sacré datant de quelques milliers d'années et qui était censé constituer une sorte de titre de propriété. Ironie de l'histoire, la plupart des fondateurs du mouvement étaient athées.

Des récits mythologiques peuvent-ils justifier une revendication territoriale ? Un texte comme la Bible dont il a été démontré qu'il n'a que peu de rapport avec des événements réels, bien qu'il soit enseigné une heure par jour dans les cours d'histoire (je dis bien d'histoire) de toutes les écoles israéliennes, peut-il constituer un acte de propriété ?

Pourtant, nombre d'Occidentaux qui s'affirment laïcs et rejettent toute prescription au nom de textes divins ou de droits immémoriaux acceptent ces arguments. Récemment encore, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a salué « le peuple juif qui a pu finalement bâtir son foyer sur la Terre promise ». Promise par Dieu ? Si on appliquait ces principes ailleurs, on déboucherait sur mille ans de guerres, comme l'illustre la proclamation par Moscou que l'Ukraine n'est rien d'autre que la « petite Russie » ou celle de la Serbie que le Kosovo est le berceau de son peuple. Et pourquoi la France ne réclamerait-elle pas Aix-la-Chapelle, capitale de l'empire de Charlemagne, « roi des Francs » ? Il ne s'agit pas de nier les liens religieux des juifs avec la Terre sainte ; durant les siècles de domination ottomane, et sauf raisons liées aux guerres, ils ont pu s'y rendre en pèlerinage, se faire enterrer à Jérusalem dans l'espoir d'être les premiers à connaître la résurrection à l'avènement du Messie. Il ne viendrait à l'idée de personne de louer l'installation des « pères pèlerins » en Amérique au nom de leur droit à y construire « la Cité de Dieu » — sauf, bien sûr, les fondamentalistes chrétiens — ni la conquête de l'Afrique australe par des Afrikaners au prétexte qu'ils étaient « le peuple élu ».

Un socialisme de la conquête

Trois autres arguments ont été avancés par le mouvement sioniste pour nier sa dimension coloniale, même si certains sont tombés en désuétude : son caractère socialiste, sa dimension anti-impérialiste, et l'absence d'une métropole dont seraient issus les colons.

On l'a oublié, mais il fut un temps où Israël se réclamait du socialisme. Nombre de ceux qui, dans les années 1920 et 1930 firent leur alya (installation en Palestine) étaient animés par des convictions collectivistes. Cependant, l'historien israélien Zeev Sternhell4 notamment a démontré que les structures agricoles ne s'inscrivaient nullement dans un projet égalitaire. La mise en place, d'un côté, du moshav (coopérative de fermes individuelles) et, de l'autre, du kibboutz collectiviste visait prioritairement à liquider l'agriculture privée juive, qui rechignait à se débarrasser de la main-d'œuvre arabe, moins chère et plus productive que les colons fraîchement débarqués de Russie. Et surtout, le kibboutz, très militarisé — « une main sur la charrue, l'autre sur le glaive » —, visait le maillage sécuritaire du territoire, premier pas vers sa conquête. En 1944, le succès était indéniable : sur les 250 colonies juives, on comptait une centaine de moshav et plus de 110 kibboutz ; ne subsistaient plus qu'une quarantaine de propriétés gérées par des juifs à titre privé — ces derniers interdits d'aide par l'Agence juive. Si le kibboutz a été un très bon produit d'exportation pour vendre un « Israël socialiste » — dans les années 1960 encore des dizaines de milliers de jeunes Occidentaux y firent l'expérience de la vie collective —, il n'en reste plus que des décombres, qui ne peuvent dissimuler le caractère profondément inégalitaire d'Israël.

Se séparer de la métropole ?

Dans les années 1940, certains groupes sionistes s'opposèrent, y compris par un terrorisme sanguinaire (ce que leurs héritiers n'aiment pas se rappeler) à la présence britannique, mais cela faisait-il du sionisme un mouvement anti-impérialiste ? Sans le soutien résolu de Londres, la puissance impérialiste dominante pendant la première moitié du XIXe siècle, jamais le yichouv (la communauté juive en Palestine) n'aurait pu se transformer en une entité politique, économique et militaire autosuffisante dès les années 1930. D'autre part, l'opposition à Londres entre 1944 et 1948 ressemble fort à des phénomènes récurrents auquel on a assisté dans les années 1950 en Algérie ou dans l'ex-Rhodésie, quand les colons se sont opposés à un moment donné à la métropole. L'Organisation action secrète (OAS) devrait-elle recevoir un brevet anti-impérialiste pour s'être insurgée contre la France ? Il est vrai que le mouvement sioniste a pu l'emporter en 1947-1949 grâce à l'aide politique et militaire de l'URSS, mais il est ironique de voir que ceux qui présentent Joseph Staline comme un tyran sanguinaire utilisent la realpolitik de l'URSS pour bouter les Britanniques hors du Proche-Orient comme un brevet de « progressisme » pour le sionisme.

Quant au fait qu'il n'existerait pas de métropole pour les juifs comme il en existait pour les « pieds-noirs » avec la France, c'est oublier que la situation était similaire pour les pionniers en Amérique ou en Afrique australe, qui venaient d'une multitude de pays européens. On pourrait désigner, dans tous ces cas, l'Europe comme « métropole globale ».

Au cœur de la stratégie, la séparation des populations

Cette nature coloniale du mouvement sioniste a nourri sur le terrain une stratégie fondée, comme en Afrique australe ou en Algérie, sur la séparation entre colons et autochtones. Certes, celle-ci a pris des formes différentes selon les contextes géographiques, historiques et politiques, mais elle a partout signifié des droits supérieurs pour les premiers. Ainsi, en Palestine, « la déclaration Balfour » (1917) traçait une ligne de partage entre les juifs qui se voyaient offrir « un foyer national » et les autres collectivités (musulmans et chrétiens) qui ne pouvaient réclamer que des droits civils et religieux.

Sur le terrain, sous l'aile protectrice de Londres, le mouvement sioniste entama ce qu'il appelait « la conquête de la terre » (débarrassée de ses paysans arabes) et « la conquête du travail » qui impliquait le refus du travail en commun d'ouvriers juifs et arabes. Ce « développement séparé » du yichouv renforcé par l'immigration massive de juifs fuyant les persécutions nazies devait aboutir à la création d'institutions, d'une armée et d'une économie totalement séparées.

Contrairement à d'autres entreprises de colonialisme de peuplement (Algérie, Afrique du Sud), l'objectif du sionisme était de créer un État national pour les colons et donc de se débarrasser de la population autochtone. Cette ambition fut partiellement atteinte avec l'expulsion de 600 à 700 000 Palestiniens en 1947-1949 et la création d'une citoyenneté juive qui n'incluait pas les autochtones5. Ceux qui étaient restés (150 000 environ) furent soumis jusqu'en 1966 à un régime militaire et une entreprise de colonisation intérieure — notamment la confiscation des terres —, avec la volonté de « judaïser la Galilée ».

La conquête de la Cisjordanie, de Jérusalem-Est et de Gaza en juin 1967 posa un défi nouveau aux autorités israéliennes, en changeant le rapport des forces démographiques : désormais, sur le territoire historique de la Palestine vivent plus ou moins autant de Juifs que de Palestiniens. Pour résoudre ce dilemme tant que les conditions d'une nouvelle Nakba ne sont pas réalisées, pour consolider l'« État juif », le sionisme se doit de légaliser un système d'apartheid, ethnocratique, qui pousse à l'affirmation sans aucun complexe d'un suprémacisme juif et institue une « séparation » avec les Palestiniens, aboutissement de plus d'un siècle de colonisation. C'est cette évidence que les opposants à la résolution du 4 mai refusent de reconnaître. On ne peut que leur conseiller de méditer ces paroles de Pantagruel dans Le Tiers-Livre de François Rabelais :

Si les signes vous fâchent
Ô combien vous fâcheront les choses signifiées.

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Mise à jour du jeudi 4 mai à 12 h après le vote de l'Assemblée nationale :

  • 276 député.es ont pris part au scrutin
  • 71 ont voté en faveur de la résolution
  • 199 contre

➞ Parmi les « pour », 47 La France insoumise (LFI) sur 71 dont Mathilde Panot, la présidente du groupe. Plusieurs figures de LFI, comme Clémentine Autain, François Ruffin ou Manuel Bompard n'ont pas pris part au vote.

➞ On retrouve aussi parmi les « pour » 16 Gauche démocratique et républicaine (GDR) sur 22, dont bien sûr Jean-Paul Lecoq et aussi Fabien Roussel, 8 écologistes sur 23, dont Cyrielle Châtelain, la présidente du groupe, et Sandrine Rousseau.

À noter que chez les socialistes, seul Jérôme Guedj a voté contre, les autres députés n'ont pas pris part au vote. Courage fuyons ! Ou signe d'un malaise ?

➞ À droite, seuls 11 députés Les Républicains (LR) sur 62 ont voté contre, les autres n'ont pas pris part au vote. De même, le scrutin a très peu mobilisé les élus Horizons, partisans d'Édouard Philippe. Les deux groupes majoritairement contre sont Renaissance et le Rassemblement national (RN). Marine Le Pen est en effet l'héritière d'un courant politique qui n'a jamais aimé le mot apartheid.


1Les Arènes, 2007.

2Il fut publié dans un numéro spécial de la revue Les Temps modernes, dirigée par Jean-Paul Sartre et consacrée au conflit israélo-arabe

3Il y eut bien des projets de créer cet État en Ouganda, au Congo ou en Argentine, mais ils furent vite abandonnés.

4Zeev Sternhell, Aux origines d'Israël. Entre nationalisme et socialisme, Fayard, Paris, 1998.

5Azmi Bishara, Palestine, Matters of Justice and Peace, Hurst, Londres, 2022.

1915, la bataille des Dardanelles. Turquie et Australie, deux récits nationalistes

Relégué à l'arrière-plan en France, le souvenir de la bataille des Dardanelles (1915) est pourtant au cœur de la construction nationale d'autres belligérants. En Australie comme en Turquie, l'événement est ainsi mis au service d'un récit nationaliste.

La bataille des Dardanelles, également appelée bataille de Gallipoli, est déclenchée au printemps 1915 à l'initiative de l'Entente et plus particulièrement du Royaume-Uni. Alors que l'illusion d'une victoire rapide s'est dissipée et que les violents affrontements sur le front occidental tournent à la guerre de position, le premier lord de l'amirauté (le ministre de la marine) Winston Churchill propose d'ouvrir un autre front en Orient. Conquérir la péninsule de Gallipoli et gagner ainsi le contrôle du détroit des Dardanelles doit permettre tout à la fois d'ouvrir la route vers Constantinople — et donc de forcer l'empire ottoman à se retirer du conflit—, de soulager les Russes en leur donnant un accès à la Méditerranée et d'encercler les puissances centrales.

Les pays de l'Entente ont toutefois largement sous-estimé la capacité de résistance des troupes ottomanes et subissent un double échec : l'opération navale tourne court lorsque plusieurs cuirassés français et britanniques coulent dans le détroit le 18 mars 1915, et les milliers de soldats qui débarquent ensuite sur les plages de la péninsule ne parviennent pas à s'emparer des positions ottomanes. À la fin de l'année 1915, les Alliés décident finalement d'évacuer leurs troupes : ils ont perdu près de 50 000 hommes1.

Intégrée dans un chapitre qui « vise à présenter les phases et les formes de la guerre », l'étude de la bataille des Dardanelles s'avère tout à fait pertinente à plusieurs titres. Elle se distingue ainsi des grandes batailles terrestres étudiées dans le programme par sa nature particulière (bataille navale et débarquement). Elle témoigne également de l'internationalisation du conflit avec l'ouverture d'un nouveau front et l'implication des troupes coloniales françaises et britanniques, sur laquelle insistent de nombreux manuels. Elle peut enfin être l'occasion d'interroger un peu plus en détail la place que cette bataille occupe dans plusieurs mémoires nationales.

Du régime kémaliste à l'AKP, un même mythe

En Turquie, la victoire des Dardanelles est réinscrite dans le cadre d'une « guerre de dix ans » (1912-1922) : la première guerre mondiale ne serait ainsi qu'une phase d'un long conflit commençant avec la première guerre balkanique et se terminant par la guerre d'indépendance turque. Dans ce récit national, la bataille de Gallipoli constituerait donc en quelque sorte la première étape d'une « guerre de libération » turque victorieuse. Le triomphe de Gallipoli serait par ailleurs à mettre au crédit du lieutenant-colonel Mustafa Kemal, alors à la tête d'une partie des troupes ottomanes chargées de la défense de la péninsule. Il s'agit pourtant d'une vision profondément anachronique, et trompeuse à plusieurs titres. Inscrire ce conflit dans une temporalité plus longue permet en premier lieu aux nationalistes de faire opportunément l'impasse sur l'issue de la première guerre mondiale, qui voit la défaite de l'empire ottoman. Parler d'une guerre « turque » masque également la contribution importante des soldats arméniens, grecs ou encore arabes qui servent dans les forces ottomanes.

Enfin, le rôle majeur de l'Allemagne, qui a la charge de la modernisation de l'armée ottomane depuis la fin du XIXe siècle et qui dirige les troupes ottomanes à Gallipoli, est lui aussi complètement passé sous silence pour mieux célébrer le futur dirigeant de la République turque2.

Dans les premières décennies du régime kémaliste, c'est surtout la mémoire de la guerre gréco-turque de 1919-1922 qui est mise en avant par le régime, même si le souvenir de Gallipoli est entretenu par les militaires. Après une première inflexion dans les années 1960, la situation change véritablement au lendemain du coup d'État militaire de 1980 : le gouvernement, désormais directement contrôlé par l'armée, s'implique plus massivement dans les commémorations.

Le récit national turc sur la bataille des Dardanelles semble certes connaître une inflexion notable dans les années 2000. Les islamistes du Parti de la justice et du développement (AKP), parvenus au pouvoir, remettent en cause la vulgate kémaliste : le rôle du futur Atatürk est ainsi minoré au profit de celui des soldats du rang, présentés comme des modèles de ténacité et de dévouement, et la guerre est réinterprétée comme une forme de croisade musulmane contre l'Occident. L'engagement de Bosniens ou de Palestiniens est par exemple mobilisé comme preuve d'une solidarité islamique, alors qu'ils étaient citoyens ottomans et donc soumis à l'obligation de conscription. Ces deux récits concurrents convergent toutefois en un certain nombre de points : l'exclusion de fait des communautés non musulmanes, l'occultation ou la critique de la contribution des officiers allemands ou austro-hongrois, la vision d'une guerre défensive contre l'impérialisme de l'Entente, et ce d'autant plus que l'AKP adopte progressivement un discours ultranationaliste.

Entretenue par une intense politique mémorielle (notamment à destination des enfants), c'est donc une vision principalement « islamo-nationaliste », et parfois passablement trompeuse ou mensongère. Le récit développé au musée de Çanakkale reprend un certain nombre d'éléments mythiques de la bataille de Gallipoli qui s'impose en Turquie, tels l'« l'homme à l'obus » chargeant seul des munitions de 275 kg dans un canon. Recep Tayyip Erdoğan prétend quant à lui en 2013 que les tirailleurs sénégalais refusèrent de combattre à Gallipoli après avoir entendu l'appel à la prière et durent être rapatriés par les autorités françaises, ce qu'aucune trace documentaire n'atteste. Cette vision coexiste toutefois avec d'autres mémoires entretenues par de grands chants populaires comme celui de Çanakkale — du nom de la ville devant laquelle les flottes françaises et britanniques ont été repoussées le 18 mars 1915 — qui mettent plutôt l'accent sur la compassion envers les morts.

En Australie, la naissance ambiguë d'une nation

La mémoire australienne de Gallipoli présente à certains égards des caractéristiques similaires à celles de son équivalente turque, tout en en différant par d'autres aspects.

La bataille constitue le premier engagement des soldats australiens depuis l'unification du pays en 1901 et connaît un retentissement immédiat grâce à la présence de plusieurs correspondants de guerre. Leurs reportages offrent, en dépit des pertes très importantes (plus de 8 000 morts et 18 000 blessés parmi les troupes australiennes), une vision largement romantisée de la guerre. Ils dépeignent le digger3 comme un soldat brave, quelque peu facétieux, et profondément égalitariste, à l'image de la nation qu'il représente. Logiquement mobilisée à l'époque par l'armée pour ses campagnes de recrutement, cette image perdure encore aujourd'hui. L'Australian War Memorial de Canberra, le musée d'histoire le plus visité du pays, reprend ainsi cet idéal type du soldat australien en mettant en scène des corps grands, beaux et forts dans une muséographie qui fait la part belle au spectaculaire et aux effets spéciaux.

Si le débarquement du 25 avril 1915 est commémoré dès l'année suivante et devient ensuite officiellement un jour de fête nationale, l'Anzac Day4, il est toutefois progressivement relégué à l'arrière-plan. Ce n'est qu'à partir des années 1980 qu'il est à nouveau mis en avant, au point de devenir la plus importante des fêtes nationales. Dans un contexte de débats croissants sur l'identité nationale, l'Anzac Day est en effet utilisé par les hommes politiques de tous bords, avec des nuances. Car si les travaillistes y voient l'occasion d'un appel au patriotisme, mais aussi au pacifisme, les conservateurs insistent quant à eux sur les valeurs morales et spirituelles dont les diggers auraient fait preuve.

L'ambiguïté de l'épisode, célébré comme une véritable naissance nationale alors qu'il manifeste aussi largement la loyauté envers l'empire, est mise au service d'un renforcement de l'alliance avec le Royaume-Uni et les États-Unis au début des années 2000. À l'heure où le pays intervient à leurs côtés en Afghanistan (2001-2021) puis en Irak (2003-2009), les Australiens sont invités à s'inspirer de ce glorieux exemple du passé et du sens du sacrifice des diggers. Mais si l'Anzac Day est également célébré en Nouvelle-Zélande, il occupe une place moins importante dans la mémoire nationale qu'en Australie. Cela peut notamment s'expliquer par le fait que la première adopte la conscription en 1916 alors que la seconde s'appuie uniquement sur le volontariat pour recruter ses troupes.

Au-delà de son instrumentalisation politique, la mémoire de l'Anzac Day propose implicitement une vision très restreinte de la nation australienne. C'est ainsi une communauté nationale masculine et surtout blanche qui est mise en avant : les aborigènes sont exclus de l'armée jusqu'à la seconde guerre mondiale et les métis n'y sont acceptés qu'à partir de 1917, au moment où l'armée ne trouve plus suffisamment de volontaires pour compenser des pertes très importantes.

L'instrumentalisation de la bataille de Gallipoli au service du nationalisme n'empêche paradoxalement pas la réconciliation entre les ennemis d'hier. La Turquie participe ainsi pleinement aux commémorations organisées sur place par l'Australie et la Nouvelle-Zélande, considérées comme victimes elles aussi de l'impérialisme britannique en tant qu'anciennes colonies — les dominions de l'empire britannique. Tout en bénéficiant d'une très forte autonomie sur le plan intérieur, la politique étrangère et les forces armées demeurent sous l'autorité de Londres. Bien au-delà de ses seuls aspects militaires, la bataille des Dardanelles constitue ainsi une opportunité idéale pour comprendre la construction complexe des mémoires nationales.

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POUR ALLER PLUS LOIN

➞ Le dossier de Orient XXI, « L'Orient dans la guerre 1914-1918 », avec en introduction un long entretien avec Henry Laurens.

« Centenaire de la Grande Guerre 3/4 », France Culture (La Fabrique de l'histoire), 25 juin 2014. Un documentaire de Perrine Kervran et Renaud Dalmar qui montre comment la bataille des Dardanelles est mise au service du récit national turc.

« Mémoires de la Grande Guerre », Matériaux pour l'histoire de notre temps, 2014/1-2 (no. 113-144). Un double numéro qui décline, pays par pays, la place de la première guerre mondiale dans les mémoires nationales (avec notamment un article sur la Turquie d'Alexandre Toumarkine et un sur l'Australie de Romain Fathi).

➞ Elizabeth Rechniewski, « Quand l'Australie invente et réinvente une tradition. L'exemple du débarquement de Gallipoli (avril 1915) », Vingtième siècle. Revue d'histoire, 2009/1 (no. 101), p. 123-132. Un autre article qui présente de manière fouillée le cas australien.


1Chiffre avancé par Bruno Cabanes dans son article « Dardanelles : le traumatisme », L'Histoire, novembre 2009 (no. 347).

2En réaction au démembrement et à l'occupation de l'empire ottoman consécutifs à sa défaite lors de la première guerre mondiale, Mustafa Kemal déclenche la guerre d'indépendance turque. Victorieux, il obtient une renégociation des frontières du pays (traité de Lausanne de 1923) et prend la tête de la nouvelle République turque.

3Surnom du soldat australien de la première guerre mondiale.

4Acronyme utilisé pour désigner les troupes australiennes et néo-zélandaises déployées à Gallipoli au sein de l'Australian and New Zealand Army Corps et placées sous commandement britannique.

Beyrouth-Bagdad 1923, la croisière routière qui a façonné le Proche-Orient

Dans les années 1920, deux sociétés établissent un service de transport motorisé à travers le désert de Syrie, assurant une liaison hebdomadaire entre Beyrouth, Damas et Bagdad. Tandis que le démembrement de l'empire ottoman entraîne la formation d'États et de frontières, les pratiques collectives de mobilité des populations tissent de nouvelles relations, favorisant le tourisme et l'intégration régionales.

Quelque part entre Bagdad et Damas, en 1924, un convoi de voitures fait halte au milieu du désert de Syrie. Depuis plusieurs mois, les voitures de la Société orientale et de la Société Nairn transportent chaque semaine du courrier et des passagers entre Beyrouth, Damas et Bagdad. Outre ces deux entreprises, fondées respectivement par les frères Kettaneh, d'origine libanaise, et les frères Nairn d'origine néozélandaise, une multitude de petites firmes assurent des services de transport collectif à travers le désert de Syrie. Au fil du temps, l'itinéraire le plus direct l'emporte sur les autres (voir la carte ci-dessous). De Damas à Bagdad, ou inversement, les voitures parcourent quelque 700 kilomètres sur des pistes désertiques et arrivent à destination après deux ou trois jours de voyage.

Nouvelles circulations pour une frontière en devenir

Entre les deux guerres mondiales, le développement des transports motorisés entraîne une forte augmentation des circulations à travers le désert de Syrie. Jusqu'alors, seules des caravanes de chameaux traversaient ponctuellement le désert pour transporter des marchandises entre la Méditerranée, la Mésopotamie et le golfe Persique, faisant le trajet en un mois environ. Mais à partir des années 1920, un nombre croissant de personnes résidant à Damas, Bagdad et dans les environs circulent en voiture entre les deux villes et, plus largement, à travers le Machrek, autrement dit les anciennes provinces arabes de l'empire ottoman.

En effet, cette période est aussi marquée par la dissolution de l'empire ottoman et la formation de nouveaux États. Lors de la conférence de San Remo en avril 1920, la jeune Société des Nations (SDN) accorde à la France un mandat sur le Liban et la Syrie et au Royaume-Uni un mandat sur l'Irak, la Palestine et la Transjordanie. Sur le papier, le système des mandats confie à la France et au Royaume-Uni la tâche d'accompagner les populations concernées vers l'indépendance. Mais il reflète aussi un état de fait : à la fin de la guerre, les troupes françaises et britanniques occupent l'ensemble de la région. C'est dans ce contexte que vont se former plusieurs États-nations au Machrek, sous la tutelle de puissances étrangères. L'entre-deux-guerres voit ainsi la constitution progressive et incertaine de nouveaux territoires et de frontières, comme la frontière syro-irakienne, qui conditionne peu à peu les possibilités de circulation à travers la région. Ainsi, la nouvelle route Bagdad-Damas relie entre eux des territoires étatiques en devenir et jette un pont entre les sphères d'influence française et britannique au Proche-Orient.

Comme le note Vincent Capdepuy dans un article sur l'invention du « Moyen-Orient », les nouvelles possibilités de transport rapprochent les deux rives du désert de Syrie et confèrent ainsi à la région syro-irakienne une position centrale, notamment dans l'esprit des administrateurs et militaires britanniques, français et américains. Ce processus joue un rôle important dans l'émergence du concept de « Moyen-Orient » en tant que grand découpage du monde. Moins connue, en revanche, est l'histoire des voyageurs arabes qui utilisent les transports transdésertiques et contribuent ainsi à façonner un espace régional.

Route de Bagdad à Damas
Carte dessinée par l'auteur à partir de Maps of Iraq with Notes for Visitors, Bagdad : Gouvernement de l'Irak, 1929

La presse médiatise les voyages transfrontaliers

En décembre 1928, Tawfiq Jana, le rédacteur en chef du journal syrien Al-Shaab basé à Damas entreprend un voyage de plusieurs jours en voiture à travers le nord de la Syrie avant de longer l'Euphrate jusqu'en Irak. Il raconte son périple dans un récit, Voyage en Irak, publié en plusieurs épisodes. Quand il arrive de Syrie, la première image marquante qu'il relate est la vue des palmiers qui, dit-il, annoncent l'arrivée en territoire irakien. Dans son récit, Tawfiq Jana alterne entre la description des villages qu'il traverse et ses propres impressions. Celles-ci mêlent des sentiments de dépaysement et de familiarité, notamment lorsqu'il note que les souks de la ville irakienne de Ramadi ressemblent en tous points aux souks syriens. S'il envisage l'Irak comme un territoire distinct de la Syrie, ses fréquentes comparaisons contribuent toutefois à rendre les paysages irakiens familiers à son lectorat damascène.

Dans les années 1920 et 1930, plusieurs journalistes comme Tawfiq Jana partent sur les routes d'Irak et de Syrie et rendent compte de leurs voyages dans de courts articles publiés en séries : « Voyage de printemps : excursion en Mésopotamie », « Entre Jérusalem et Bagdad », « Mes observations à Bagdad ». Pour le public, ces témoignages ont une valeur particulière, car ils fournissent une connaissance de première main sur des lieux autrefois éloignés. Le format du feuilleton laisse la place à des descriptions détaillées et attise la curiosité des lecteurs par la formule « à suivre ».

La presse arabe fait ainsi découvrir aux populations de Syrie et d'Irak des régions qui leur étaient auparavant largement inconnues. Certes, le public cible ne représente encore qu'un groupe restreint, mais il ne cesse de croître. En effet, des dizaines de périodiques voient le jour au Liban, en Syrie, en Palestine et en Irak dans les années 1920 et 1930. Des quotidiens apparaissent aux côtés des hebdomadaires et le tirage des principaux journaux tend à augmenter. Bien que des photographies soient parfois publiées, ce sont surtout les mots qui donnent à voir l'espace. Les récits de voyage contribuent à façonner de nouveaux imaginaires spatiaux, en donnant forme à un espace régional qui transcende les nouvelles frontières politiques.

Tourisme et panarabisme

« Quel palais magnifique ! », s'exclame le ministre irakien Yusuf Ghanima lors de sa visite du palais Azem à Damas en 1929, avant d'ajouter que les collections d'objets d'art qu'il contient sont toutefois décevantes. Au cours de l'entre-deux-guerres, il devient de plus en plus courant pour les classes moyennes et supérieures syriennes et irakiennes de voyager dans les pays voisins. Le développement des transports à travers le désert favorise l'émergence d'un tourisme régional, qui comprend des activités de loisirs et de consommation et la visite de sites remarquables. Les guides touristiques concourent à cette évolution, comme le Guide de l'estivage et du tourisme au Liban et en Syrie publié par le professeur et homme d'affaires égyptien Iskandar Yared en 1934. Tout en communiquant des informations pratiques sur le transport et l'hébergement, le guide suggère différents sites touristiques à visiter : les ruines de Baalbek et de Palmyre, les roues à eau de Hama, la citadelle d'Alep, la mosquée des Omeyyades et les ateliers d'artisanat de Damas, etc.

Mais l'encouragement au voyage traduit également une vision performative du tourisme régional. Iskandar Yared ne s'en cache pas, lorsqu'il écrit dans la préface à son guide que ce dernier vise à « renforcer les liens moraux et économiques entre la Syrie et le Liban, d'une part, et les frères et amis de Palestine, d'Égypte, d'Irak et [d'autres] pays arabes, d'autre part ». Dans un contexte marqué par la montée du nationalisme arabe, de nombreux intellectuels estiment que les nouvelles possibilités de voyage doivent permettre de tisser des liens sociaux, culturels et politiques entre les populations des différents États arabes.

Entre 1936 et 1939, par exemple, le gouvernement irakien organise plusieurs voyages d'études pour des délégations de l'Université américaine de Beyrouth qui parcourent l'Irak et visitent différents sites religieux, historiques et archéologiques. Ces voyages permettent au gouvernement irakien de renforcer ses relations avec la prestigieuse institution éducative de Beyrouth, mais aussi de faire découvrir l'Irak aux étudiants de Beyrouth, tout en renforçant les liens entre collègues.

Désert de Syrie, 1924
Arnold Heim / ETH Zürich

Dans les années 1930, de nombreux étudiants, scouts, intellectuels et figures politiques participent à des voyages organisés entre l'Irak et la Syrie, incluant également la Palestine et même l'Égypte dans leurs circuits touristiques. En voyageant, ces personnes cherchent à concrétiser le projet panarabe d'un vaste espace régional, qui se traduit chez certains par le souhait d'une collaboration accrue entre les États arabes, pour d'autres par la réalisation d'une véritable unité politique. Les voyages sont ainsi investis d'un potentiel unificateur. Cependant, au cours de l'entre-deux-guerres, les États et les territoires délimités gagnent en importance, comme en témoigne le développement de l'estivage.

Estivage et nationalisme économique

Dès la fin du XIXe siècle, les stations de villégiature du Mont-Liban accueillent la bourgeoisie européenne et arabe pendant l'été. Ainsi, de nombreuses familles fortunées de Palestine ottomane et d'Égypte viennent passer la saison estivale à la montagne. Avec le développement des transports motorisés entre Bagdad et Damas, les familles irakiennes commencent, dès le milieu des années 1920, à se rendre elles aussi au Mont-Liban pendant l'été. De quelques dizaines au départ, leur nombre atteint plusieurs centaines au début des années 1930 et quelques milliers à la fin de la décennie, allant parfois jusqu'à surcharger les transports transdésertiques.

La mobilité saisonnière des estivants irakiens est encouragée par d'importants efforts de promotion. Conscientes des nouvelles opportunités économiques, les autorités libanaises et françaises établissent une Commission du tourisme et de la villégiature en 1923 et organisent des campagnes publicitaires en Palestine, Égypte et Irak. Certaines sociétés de transport participent activement à la promotion du tourisme estival au Liban, comme la société libanaise Kawatly, Tawil et Cie. Dans ces années, l'attrait des stations libanaises se construit sur la promesse de confort, de fraîcheur et d'un climat sain supposé propice au traitement de diverses maladies.

La mobilité des estivants irakiens au Liban génère ainsi des relations économiques et sociales à travers les frontières politiques. Cependant, la tendance croissante des Irakiens à quitter leur pays pendant l'été va susciter la désapprobation d'une partie de l'intelligentsia et de la classe politique irakiennes, qui souhaite encourager l'estivage domestique. Plus qu'une réaction nationaliste pure et simple, il s'agit surtout d'éviter que ces familles ne partent dépenser leur argent à l'étranger. Des voix s'élèvent contre les Irakiens qui achètent divers articles au Liban avant leur retour, comme le rapporte le journal irakien Al-Akhbar en septembre 1938 :

Les estivants ont pris l'habitude d'acheter les vêtements et le mobilier dont ils ont besoin pendant un an, pour eux-mêmes et leurs proches, avant de retourner en Irak. Cette action a eu un effet sur le marché local et les détaillants se plaignent de mauvaises ventes dues en partie à cette situation.

Devant la sortie des capitaux irakiens, diverses personnalités politiques, intellectuelles et économiques soutiennent le projet de développer le potentiel touristique de l'Irak en construisant des stations d'estivage dans les montagnes du nord du pays. Le projet se poursuit non sans difficulté tout au long des années 1930 avec l'établissement des premiers lieux de villégiature dans la région de Mossoul, sans toutefois convaincre les familles irakiennes. Il faut attendre le début de la seconde guerre mondiale et les restrictions imposées aux circulations transfrontalières pour que les Irakiens se décident à passer l'été en Irak. L'estivage irakien montre qu'au cours des années 1920 et 1930, l'intégration croissante de l'espace syro-irakien suscite des réactions nationalistes ou protectionnistes.

En somme, au cours de l'entre-deux-guerres, l'intensification des circulations à travers le désert de Syrie crée de nouvelles interactions socio-économiques qui maillent l'espace syro-irakien. Ainsi, la partition de l'empire ottoman, rendue visible par la formation de frontières, se déroule en même temps qu'un processus d'intégration régionale — deux phénomènes qui s'influencent parfois mutuellement, comme le montre l'estivage des Irakiens au Liban. Par-delà les traités et les négociations diplomatiques menées par les puissances mandataires, les pratiques des acteurs locaux sur le terrain contribuent également à façonner l'espace. Au sein du Proche-Orient post-ottoman, les territoires politiques coexistent avec différents autres espaces imaginés et vécus par les populations locales.

Sira

La sīra désigne avant tout la manière de se comporter, et par extension les actions bonnes et mémorables d'une personne. Le terme se retrouve donc logiquement dans le titre d'ouvrages consacrés à des héros de l'islam : le prophète Mohammed, bien sûr, mais aussi ses Compagnons, ou encore le pieux calife omeyyade Oumar Ben Abd Al-Aziz (717-720). Dans la littérature médiévale en moyen arabe, intermédiaire entre l'arabe classique et les dialectes, les sīra sont des sortes de romans d'aventure où le héros, souvent d'origine modeste, conquiert de haute lutte une position éminente, d'où il défend les valeurs d'honneur et d'hospitalité, souvent associées à la défense de l'islam contre les Francs ou les Mongols. C'est le cas de la Sīrat Baybars1, qui narre la conquête du pouvoir de ce sultan mamelouk (1260-1277), depuis son enfance dans les steppes d'Asie jusqu'au Caire. Quant au pluriel de sīra, siyar, il désigne, dans les recueils de traditions prophétiques (ḥadīth) et dans la jurisprudence islamique, le domaine du droit de la guerre, lequel dérive, dans l'esprit des traditionnistes et des juristes musulmans, du comportement à la guerre du prophète Mohammed.

Compilation de la vie du Prophète et histoire de la Création

La sīra par excellence, pour les musulmans, devint celle de leur prophète. Après la mort de Mohammed, il fallut plusieurs décennies avant que les musulmans ne se préoccupent de réunir dans un cadre chronologique cohérent les principaux faits de la vie du Prophète. Les Médinois Urwa Ibn Al-Zubayr (mort en 93 ou 94/711-713) et Shihab Al-Din Al-Zuhri (mort en 124/742) jouèrent les premiers rôles dans ce premier travail collectif de compilation et de mise en ordre des traditions attribuées au Prophète et à ses Compagnons, qui aboutit au Livre des batailles et des hauts faits du Prophète, et à l'Histoire de la Création (Kitāb al-maghāzī wa-l-siyar wa-akhbār al-mubtadaʾ) d'Ibn Ishaq, mort vers 151/768. C'est cet ouvrage canonisé, connu uniquement par des recensions plus tardives, dont la plus célèbre est celle d'Ibn Hicham (mort en 218/833 ou 213/828), que l'on connaît sous le simple titre de Sīra.

Ce processus de compilation de la vie du Prophète et son inscription dans l'histoire de la Création se déroula dans des petits cercles de savants des villes saintes du Hedjaz, et des cités d'Irak de Koufa et de Basra, et de Syrie (le Chām), comme Damas et Homs. Ces savants établissaient en même temps les premières règles des futures sciences islamiques, encore peu différenciées les unes des autres, dans un contexte de transmission mi-orale, mi-écrite d'un matériau traditionnel encore fluide dans sa forme et ses attributions. La compilation de la vie du Prophète, dans des versions concurrentes et parfois antagonistes, s'avère également inséparable d'une construction progressive de la figure du prophète Mohammed comme ultime source d'autorité et de légitimation politico-religieuse en islam.

Aux marges des cercles savants, des prédicateurs (qāṣṣ pl. quṣṣāṣ), parfois employés par le pouvoir omeyyade, enseignent aux nouveaux convertis la vie de leur prophète. Ils font grand usage des récits de miracles pour susciter l'émotion des auditoires. Même si ces prédicateurs ne respectent pas toutes les règles du discours savant en formation, les récits des quṣṣāṣ compénètrent l'historiographie. Dans un monde où le taux d'alphabétisation était extrêmement faible, il était inévitable que plusieurs manières complémentaires de raconter la sīra apparaissent, ce qui ne signifie pas que le discours savant et le discours populaire étaient indépendants l'un de l'autre. Au contraire, toutes sortes d'interactions, de contaminations, de réécriture, de chevauchements, sont observables au fil des siècles.

Au cours des IIe et IIIe siècles de l'Hégire (VIIIe-IXe siècles), plusieurs savants musulmans écrivent sur la vie du Prophète : Al-Waqidī (mort en 207/822) compile des informations cruciales sur les expéditions militaires. Ibn Saʿd (mort en 230/844) les reprend et les complète dans son monumental dictionnaire biographique, Le Grand Livre des générations (Kitāb al-ṭabaqāt al-kubrā). Le savant et historien Ṭabarî (mort en 310/923), place la sīra au cœur de son Histoire des prophètes et des rois (Tārīkh al-mulūk wa-l-rusul)2. Tous ces auteurs considèrent la sīra comme le point culminant de la succession de révélations qui constitue l'histoire de la Création, et comme la source ultime de légitimité à laquelle se réfèrent les générations postérieures.

Récits de la Nativité

Les récits de la nativité du prophète Mohammed, ou mawlid, genre majeur de la sīra à partir du XIe siècle, sont un bon exemple de ces textes dont l'oscillation entre discours savant et discours populaire révèle une concurrence entre différents groupes de producteurs de savoir religieux. Alors que certains textes tendent vers la survalorisation du miraculeux, d'autres présentent un Prophète qui fait certes des miracles, mais de ces miracles que la tradition savante avait depuis longtemps corroborés par des traditions jugées authentiques. Ces textes firent l'objet de nombreux commentaires dans les provinces arabes de l'empire ottoman, qui contribuaient ce faisant à les constituer en textes nobles, dignes de l'attention des savants.

Le mawlid désignait non seulement le récit, mais aussi la fête de la Nativité, qui se déroulait généralement en Rabīʿ al-awwal3. Elle acquit une importance centrale au XIIIe siècle ; la diffusion contemporaine des confréries soufies, dont les doctrines conféraient au Prophète une signification cosmique, n'est pas étrangère à la popularisation de la Nativité et à l'essor de la littérature de sīra. Contrairement à ce que l'homonymie pourrait suggérer, le récit de nativité n'était pas seulement lu lors de la fête de la Nativité : en maintes occasions de la vie familiale ou collective – une naissance, une circoncision, un mariage, un départ en campagne militaire ou l'annonce d'une victoire, on récitait le mawlid. Il fut donc, jusqu'à la fin du XIXe siècle, la principale source d'information historique des masses musulmanes sur la vie du Prophète. Cela explique pourquoi les savants musulmans furent toujours attentifs, au moins dans les villes et les villages où leur voix portait, à ne pas laisser échapper ce puissant instrument de diffusion du savoir religieux légitime.

La diffusion des écoles coraniques, les madrasas, à partir du XIe siècle, inaugure une nouvelle phase pour l'écriture de la sīra : la transmission du savoir, qui se déroulait naguère dans et entre des petits groupes de savants, se déplace dans des institutions dotées d'un financement et d'exigences spécifiques. Les enseignants produisent des manuels, des sommes, des résumés, qui facilitent la manipulation du savoir traditionnel. C'est à cette époque que des traditions régionales de la sīra apparaissent dans plusieurs pays d'islam, de l'Andalousie à l'Asie centrale. Les invasions mongoles au début du XIIIe siècle et la poursuite de la Reconquista jettent beaucoup de savants sur les routes de l'exil : le sultanat mamelouk, établi en 1250, et qui avait arrêté les Mongols à Aïn Djalout en 1260, recueille beaucoup d'entre eux, de sorte que vit le jour, à partir du XIIIe siècle, une très riche culture de la sīra dans les villes mameloukes d'Égypte et de Syrie.

De nouvelles « vies du Prophète » sont composées, les textes classiques sont copiés et commentés, et de nouveaux thèmes deviennent l'objet des réflexions des savants musulmans, comme le statut des parents et ancêtres du prophète Mohammed morts avant les débuts de la révélation de l'islam : la possibilité qu'ils entrent au Paradis après le Jugement dernier était vivement débattu. Dans l'espace post-mongol, ilkhanide et timouride, les histoires universelles font une place importante à la vie du Prophète ; le récit du Voyage nocturne et de l'Ascension (al-isrāʾ wa-l-miʿrāj) est également très populaire. Il est décrit dans des opuscules dédiés, mais aussi, fréquemment, dans les introductions des romances versifiées en persan (mathnavī), parfois accompagnées de miniatures. L'Ascension s'impose aussi comme un thème majeur du XVe siècle mamelouk, où des recueils de traditions et des récits narratifs sont produits.

Une culture de la sīra en turc ottoman

Dans l'empire ottoman, à partir du XIIIe siècle en Anatolie puis dans les Balkans, et du début du XVIe siècle en Syrie et en Égypte, une culture de la sīra en turc ottoman s'épanouit, dont il faut chercher les origines à la fois dans l'érudition de l'époque mamelouke et dans les modèles littéraires et historiographiques de la persanophonie. Cela n'est guère étonnant : jusqu'au XVIe siècle, les savants anatoliens avaient coutume d'étudier en Égypte ou en Iran. Au début du XVe siècle, Suleyman Çelebi (mort en 825/1422) écrit Le Moyen du salut (Vesīlet ül-necāt), un récit de nativité (mevlid) versifié. Il fut récité pendant toute l'époque ottomane, et dans certains milieux, encore aujourd'hui. Les Ottomans célèbrent aussi la Nativité. À partir du XVIIe et surtout au XVIIIe siècle, ils fondent de nombreuses institutions pieuses financées par le prêt d'argent (waqf al-nuqūd), pour entretenir des lecteurs du mevlid dans les mosquées d'Istanbul et des villes anatoliennes. Au XIXe siècle, la fête de la Nativité évolue sous l'effet des réformes des tanzimat4, et ressembla de plus en plus à une fête où l'État affiche sa modernité.

Le XVIe siècle et la première moitié du XVIIe siècle ottomans sont des époques de recherches esthétique et technique plus poussées. La langue turque s'était transformée et enrichie de mots arabes et persans, et les textes vénérés du XVe siècle paraissaient frustes aux élites ottomanes raffinées. Un juge du nom de Veysī, qui fit carrière à Üsküp (Skopje en Macédoine), où il mourut en 1038/1628, écrivit la première vie du Prophète en prose ottomane. Elle manifeste un degré de sophistication tel que ce texte est considéré comme l'un des chefs d'œuvre de la littérature ottomane. Cette Vie inachevée fut poursuivie par plusieurs continuateurs jusqu'à la fin du XVIIIe siècle. Le travail de Veysī se distinguait par ses sources : alors que les sīra turques du XVe siècle s'appuyaient sur les récits de nativité en arabe les plus populaires, Veysī coule dans les formes de l'historiographie persane la matière des sources arabes de l'époque mamelouke. La fin de l'empire ottoman et l'essor du nationalisme turc diminuèrent indéniablement l'actualité de la sīra pour les Turcs de l'époque républicaine, a fortiori après le changement d'alphabet en 1928, qui priva les nouvelles générations de l'accès à une grande partie de l'héritage ottoman.

Dissocier l'histoire et la cosmologie

En revanche, les évolutions des pays musulmans arabes, depuis le XIXe siècle, contribuèrent à donner un nouveau cadre à la sīra, qui conserve son actualité à l'époque contemporaine. L'assimilation par les Arabes des données scientifiques modernes contribua à dissocier l'histoire et la cosmologie : la sīra se réduisit alors à la biographie du Prophète, alors qu'elle avait été indissociable, jusqu'alors, de l'histoire de la Création dans son ensemble, et de significations cosmiques. La biographie du Prophète servit de justification à toutes les orientations politiques que la confrontation avec les idéologies occidentales, en situation coloniale ou impériale, suscitèrent dans les pays d'islam : le libéralisme du XIXe siècle, les réformistes musulmans, les nationalistes de toutes sortes, les socialistes arabes, tous cherchèrent dans la vie du Prophète les prémices de la société qu'ils promouvaient. Pour certains, il s'agissait de rendre acceptables aux yeux de masses jugées inaccessibles à un discours purement laïc des innovations sociales, économiques ou politiques nécessaires.

Alors que la vie du Prophète est, depuis le XIXe siècle, l'un des principaux objets de l'orientalisme (dont les présupposés et les résultats sont en soi un sujet de maintes discussions), elle demeure avant tout, dans les universités des pays arabes, le domaine des apologètes, des hommes de religion et des facultés de sciences religieuses. La sīra reste ainsi dans une large mesure soustraite à la critique historique. Les lectures philosophiques ou historiques originales de la vie du Prophète ou de ses sources, comme celles de Muhammad Iqbal en Inde dans l'entre-deux-guerres, ou plus récemment celles de Naṣr Ḥamid Abou Zayd5 et de Ḥassan Ḥanafī en Égypte, sont restées marginales et n'ont pas encore infusé dans la recherche historique.

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Les notes sont de la rédaction.


1Traduit pour la première fois en 1985 chez Sindbad sous le titre Les Enfances de Baïbars, la saga est aujourd'hui disponible chez Actes Sud.

2Paru en français chez Actes Sud en 2001 en deux volumes sous le titre La chronique. Histoire des prophètes et des rois

3Premier mois du printemps, troisième mois de l'année lunaire hégirienne.

4Ère de réformes dans l'empire ottoman entre 1839 et 1876, date à laquelle fut promulguée la Constitution ottomane, suivie de l'élection d'un premier Parlement.

5Lire, par exemple, Critique du discours religieux, Actes Sud-Sindbad, 1999.

Le rendez-vous manqué du Front populaire et de l'Algérie

L'énumération contenue dans le titre de ce livre — la terre, l'étoile et le couteau — évoque trois constantes de l'Algérie : la patrie, la liberté et la violence. Il résume une recherche précise et exigeante sur le 2 août 1936 à Alger, date décisive dans l'histoire du pays, mais qui ne dit plus grand-chose aux contemporains.

Deux mois après la victoire en France du Front populaire qui suscite d'immenses attentes dans tout l'empire colonial, une délégation d'élus « indigènes » — comme on disait alors — du Congrès musulman se rend à Paris pour présenter sa Charte, un impressionnant cahier des revendications musulmanes politiques, sociales, et même forestières avec la suppression du Code forestier qui réprimait durement le ramassage du bois dans les forêts domaniales.

Le compte-rendu du rendez-vous avec le gouvernement de Léon Blum doit être présenté au matin du dimanche 2 août 1936 au stade municipal, la plus grande enceinte sportive de la ville, située à Belcourt, un quartier d'Alger. Trois groupes sont à l'origine de la réunion : la Fédération des élus, un regroupement de 150 élus surtout constantinois, sans orientation politique bien précise, menée par l'influent Docteur Salah Mohamed Bendjelloul, élu du Constantinois et président de la délégation qui s'est rendu à Pari ; l'Association des oulémas musulmans algériens (AOMA), ces savants de l'islam, partisans d'un retour aux sources de la religion et opposés aux pratiques des confréries et des marabouts qu'anime le cheikh Abdelhamid Ben Badis. Enfin, un peu marginal, le Parti communiste d'Algérie (PCA), né en octobre 1935 à la suite du revirement de l'Internationale communiste (le Komintern), qui privilégie désormais l'antifascisme au détriment de l'anticolonialisme. Le PCA soutient le Congrès musulman formé par la Fédération des élus et l'AOMA en laquelle il voit l'équivalent du Front populaire en Algérie.

Le discours de Messali Hadj

Leurs trois représentants doivent prendre la parole à Belcourt. Va s'y joindre un orateur inattendu, débarqué le matin même de la Ville-d'Alger, le navire qui assure les aller-retours avec Marseille. Messali Hadj, leader de l'Étoile nord-africaine, dirige un groupuscule installé en France plutôt qu'en Algérie où il est peu connu et qui milite depuis les années 1920 en faveur de l'Indépendance. Il attend sagement son tour avant de prononcer en arabe et en français une courte allocution qui va renverser le cours de la politique algérienne.

S'il accepte volontiers sept des neuf revendications de la Charte, il s'oppose radicalement à la participation des musulmans à l'élection de députés à la Chambre des députés à Paris. Il y voit le rattachement de l'Algérie à la France, et plaide au contraire pour un Parlement algérien élu par tous les habitants du pays, y compris les minoritaires que sont les Européens et les juifs. Son discours soulève l'enthousiasme des 15 000 participants au meeting d'autant que Messali, joignant le geste à la parole, aurait lancé une poignée de terre et crié : « La terre n'est pas à vendre ». Il est porté en triomphe autour du stade, et place le débat entre assimilationnistes et indépendantistes à un niveau jamais atteint jusque-là dans les masses populaires des grandes villes.

Au même moment, pas loin de là, un imam de 69 ans, Bendali Amor Mahmoud Ben Hadj, dit Kahoul, imposé par l'administration coloniale à la tête de la plus grande mosquée de rite malékite de la ville, est poignardé à mort. C'est le second coup de théâtre de la journée, moins important sans doute que le premier mais qui va empoisonner le climat politique algérien jusqu'à la déclaration de guerre le 3 septembre 1939. Quatre malheureux sont arrêtés le soir même par la Sûreté générale et mettent en cause l'un des chefs des oulémas, Taïeb El-Okbi et un négociant connu de la Casbah, Abbas Turqui Mohamed Ouali, prestement arrêtés à leur tour. À cette version coloniale de l'affaire va très vite s'en imposer une autre, celle des adversaires de l'administration qui se recrutent dans les rangs musulmans et dénoncent, avec de bons arguments, la manipulation policière même si, selon l'auteur, ses sbires ne sont pas à l'origine du meurtre.

Une minorité arcboutée à ses privilèges

Christian Phéline manie avec talent l'art de la composition et après avoir présenté les faits, il consacre une deuxième partie de son ouvrage aux « lendemains », y compris lointains, du 2 août 1936 et à ses « rebonds » tardifs, dont des témoignages douteux sur le meurtre de Kahoul et l'apparition d'un personnage inattendu, Albert Camus, jeune journaliste à Alger Républicain qui défend les victimes de la manipulation policière montée par le gouvernement général, bastion permanent du conservatisme le plus aveugle.

Le refus absolu du régime colonial de s'ouvrir s'illustre dans son rejet des minces progrès politiques proposés par le gouvernement de Front populaire. Vingt mille électeurs musulmans supplémentaires seraient autorisés à garder leur statut personnel, c'est-à-dire à rester sous le droit musulman, eux et leurs enfants. C'est encore trop pour une minorité arcboutée sur ses privilèges et ses pouvoirs qui refuse tout en bloc, exploitant sans vergogne l'absence de toute volonté réelle de réforme du gouvernement à Paris. Ce statu quo morbide va condamner le Congrès musulman et les communistes algériens à l'effacement au profit des disciples de Messali durement touchés par la répression, mais dont les effectifs et l'audience parmi le peuple algérien se gonfleront jour après jour.

Dès l'année suivante, aux élections locales de 1937, le nouveau parti, le Parti du peuple algérien (PPA) progresse considérablement. Le Front de libération nationale (FLN), qui déclenche moins de vingt ans plus tard l'insurrection du 1er novembre 1954, sera un héritier rebelle du parti de Messali. Au passage, l'espoir d'un Parlement algérien et d'un pouvoir qui ne soit pas confisqué par une minorité politico-militaire s'est évanoui, mais n'a pas été oublié par le peuple, comme l'a montré le Hirak qui a manifesté pendant l'année 2019, chaque semaine, son rejet de l'autoritarisme.

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Christian Phéline
La terre, l'étoile, le couteau. Le 2 août 1936 à Alger
Éditions du Croquant
2021
260 pages
20 euros

1915, génocide des Arméniens. L'Entente condamne, mais ne fait rien

Le 24 mai 1915, les puissances de l'Entente condamnent publiquement les massacres des Arméniens en des termes nouveaux, évoquant pour la première fois des crimes « contre l'humanité et la civilisation ». Le plus souvent réduite dans les manuels scolaires à de la documentation complémentaire, leur déclaration, bien que non suivie d'effets, offre pourtant des perspectives intéressantes quant à l'évolution du droit international.

Depuis un mois environ, la population kurde et turque de l'Arménie procède, de connivence et souvent avec l'aide des autorités ottomanes, à des massacres des Arméniens. […] En même temps, à Constantinople, le gouvernement ottoman sévit contre la population arménienne inoffensive. En présence de ces nouveaux crimes de la Turquie contre l'humanité et la civilisation, les gouvernements alliés font savoir publiquement à la Sublime Porte qu'ils tiendront personnellement responsable desdits crimes tous les membres du gouvernement ottoman ainsi que ceux de ses agents qui se trouveraient impliqués dans de pareils massacres1.

Si le processus génocidaire est bien remis en contexte par les différents manuels scolaires et que ses modalités concrètes sont clairement exposées, la déclaration des puissances de l'Entente2 n'est toutefois guère exploitée. Elle se trouve la plupart du temps simplement intégrée, sans véritables pistes d'analyse ou éclairages, au sein d'un corpus plus large de documents : des témoignages de victimes ou d'observateurs étrangers, des cartes, des photographies qui peuvent d'ailleurs paraître à première vue plus explicites ou plus faciles à utiliser en classe.

On peut imaginer qu'il s'agit aussi pour les auteurs et les éditeurs des manuels de naviguer entre deux exigences qui peuvent paraître contradictoires : d'un côté les programmes scolaires, qui imposent explicitement que soit abordée cette déclaration de l'Entente, de l'autre les contraintes de place et d'accessibilité propres à ce type d'ouvrage, qui nécessitent qu'un sujet comme le génocide des Arméniens soit traité de façon claire en deux ou trois pages maximum. Son étude offre pourtant des perspectives intéressantes, qu'il s'agisse d'analyser l'évolution du droit international, la propagande en période de guerre totale ou encore la politique de l'Europe occidentale au Proche-Orient.

Des « lois de l'humanité »

Par cette déclaration du 24 mai 1915, les puissances de l'Entente condamnent solennellement et en des termes nouveaux le massacre des Arméniens par le gouvernement ottoman. En effet, en 1915, la qualification de « génocide » n'existe pas encore : ce concept sera forgé par le juriste juif polonais Raphael Lemkin en 1943 et inscrit dans le droit international par la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide adoptée à l'unanimité par l'Organisation des Nations Unies en 1948. La dimension extraordinaire des massacres des Arméniens par le gouvernement ottoman à partir de 1915 est toutefois bien perçue par une partie des contemporains et nourrit sa propre réflexion.

La déclaration frappe en premier lieu par sa précocité : alors que l'on considère généralement que l'arrestation puis la mise à mort de plusieurs milliers de notables et intellectuels arméniens à Constantinople en avril 1915 marque le début du génocide, il faut à peine un mois aux puissances de l'Entente pour réagir. La déclaration est remise au grand vizir par l'ambassadeur des États-Unis à Constantinople Henry Morgenthau3. Par ailleurs, elle constitue une innovation légale. L'idée qu'il existe des « lois de l'humanité », sans que celles-ci ne soient d'ailleurs définies — la formulation proposée à l'origine par la Russie de « nouveaux crimes de la Turquie contre la chrétienté et la civilisation » est rejetée par les Français et les Britanniques qui ont peur de s'aliéner les populations musulmanes de leur empire colonial — est bien présente depuis le XIXe siècle. C'est toutefois la première fois que le terme de « crime » y est associé : le projet de sanctionner pénalement les responsables, en contradiction avec le principe traditionnel d'immunité des dirigeants, apparaît donc en filigrane.

La « civilisation » contre la « barbarie »

Si la formulation est inédite, cette dénonciation des crimes ottomans s'inscrit toutefois dans une longue filiation. La « barbarie » ottomane est ainsi largement pointée du doigt en Europe dès la guerre d'indépendance grecque (1821-1829). Au tournant des XIXe et XXe siècles (notamment à partir des grands massacres de 1894-1897), c'est précisément la situation des Arméniens qui inquiète de plus en plus les Européens. Si les gouvernements ne vont pas au-delà de simples condamnations verbales, certains intellectuels ou hommes politiques de toutes tendances se mobilisent toutefois en Angleterre puis en France (Georges Clemenceau, Jean Jaurès, Albert de Mun), où naît un véritable « parti arménophile ». La presse constitue également un puissant relais pour façonner une image dépréciative de la Sublime Porte : ainsi de l'hebdomadaire satirique français L'Assiette au Beurre, qui publie dans son édition du 16 août 1902 une caricature représentant le « grand saigneur » (c'est-à-dire le sultan ottoman Abdülhamid II) le couteau entre les dents et les mains ensanglantées, à côté d'un amas de squelettes.

Cette thématique de la barbarie est largement réactivée par la nature inédite de la première guerre mondiale : il s'agit d'une guerre totale qui mobilise l'ensemble des ressources des sociétés belligérantes. Dans ce contexte, une intense propagande dénonçant les « atrocités allemandes » — réelles et aussi inventées — en France et en Belgique apparaît dès le début du conflit, et un parallèle est établi avec les massacres des Arméniens. Dans les deux cas, il s'agit de montrer que l'Entente se bat pour la défense de la « civilisation » contre un ennemi « barbare » qui ne respecte aucune règle et doit dès lors absolument être vaincu. Cette forme d'équivalence établie entre l'Allemagne et l'empire ottoman s'avère toutefois ambiguë. Si certains placent les deux (désignés par l'homme politique britannique Lloyd George comme « le Turc de l'Orient et le Turc de l'Occident ») sur le même plan, voire blâment avant tout Berlin (le journaliste français René Pinon voyant dans le génocide des Arméniens une « méthode allemande, [un] travail turc »), d'autres semblent bien percevoir que la nature de ces atrocités est différente (tel le journal La Baïonnette).

Primauté des considérations stratégiques

La déclaration du 24 mai 1915 légitime donc la lutte contre l'empire ottoman et justifie in fine la présence des Français, des Britanniques ou des Russes dans une région qui les intéresse tous les trois. Elle n'est pourtant guère suivie d'action concrète pour défendre les Arméniens. La question arménienne passe rapidement au second plan pour diverses raisons : le faible nombre de témoins européens dans l'empire ottoman4, la priorité donnée aux souffrances des civils et plus encore des soldats français ou anglais, la primauté des considérations stratégiques sur les enjeux humanitaires.

En définitive, Annette Becker estime que la « haine des bourreaux est le vrai ressort des dénonciations, pas la compassion pour les victimes » (voir « Pour aller plus loin »). On peut également penser que les puissances de l'Entente n'ont pas les moyens militaires d'une intervention massive à même de protéger les Arméniens des massacres qui sont commis : le désastre de l'offensive des Dardanelles (avril 1915-janvier 1916), qui voit Britanniques et Français renoncer à contrôler les détroits et ouvrir un second front au prix de plus de 100 000 morts en atteste. La seule opération de sauvetage des Arméniens est menée par les Français en septembre 1915 : leurs navires de guerre évacuent alors vers l'Égypte environ 4 000 Arméniens, en proie à un siège depuis près de deux mois sur la montagne du Musa Dagh5.

L'éphémère République d'Arménie

L'immédiat après-guerre aurait dû être favorable aux Arméniens avec la perspective d'obtenir à la fois un État indépendant (qui devient explicitement un but de guerre de l'Entente fin 1917) et de faire juger les responsables du génocide. L'un comme l'autre échoue toutefois globalement, en raison de l'évolution du contexte international. En 1918-1920, les vainqueurs de l'Entente sont en position de force : ils parviennent ainsi à imposer l'organisation de procès à Constantinople qui condamnent un certain nombre de dirigeants du Comité Union et Progrès (CUP)6 et de ministres, et la création d'une grande Arménie indépendante par le traité de Sèvres de 1920.

Le traité de Sèvres n'est toutefois pas reconnu par Mustafa Kemal qui se révolte contre le gouvernement impérial, défait les forces étrangères occupant le pays et parvient au pouvoir, fondant la République de Turquie actuelle. Un nouveau traité est alors signé à Lausanne en 1923 : la République d'Arménie disparaît, tandis que le projet de tribunal international spécial est abandonné alors que les principaux responsables du génocide étaient parvenus à fuir avant les procès de Constantinople ou avaient été relâchés entre-temps7. Il faudra ainsi attendre la seconde guerre mondiale et le tribunal militaire international de Nuremberg (1945-1946) pour que la notion de « crime contre l'humanité » connaisse une véritable traduction pénale.

POUR ALLER PLUS LOIN

➞ « Ailleurs, hier, autrement : connaissance et reconnaissance du génocide des Arméniens », Revue d'histoire de la Shoah,no. 177-178, janvier-février 2003. Un double numéro qui propose, parmi diverses études pointues sur le génocide, un article intéressant d'Annette Becker sur les réactions des belligérants face aux massacres et un de Sévane Garibian sur la conceptualisation du crime contre l'humanité ;

➞ Hamit Bozarslan, Vincent Duclert, Raymond H. Kévorkian, Comprendre le génocide des Arméniens. 1915 à nos jours, Tallandier, 2015. Une synthèse fouillée, mais accessible sur le génocide, ses origines, ses modalités concrètes, l'attitude de l'Europe ;

➞ Vincent Duclert, La France face au génocide des Arméniens du milieu du XIXe siècle à nos jours. Une nation impériale et le devoir d'humanité, Fayard, 2015. Une analyse du rôle de la France dans le génocide des Arméniens, lequel constitue une « partie de son identité » selon l'auteur.

L'Orient dans la guerre (1914-1918), un grand dossier d'Orient XXI ouvert en 2014. Des historiens y relatent les événements diplomatiques, politiques, militaires, économiques, et sociétaux dans cette partie du monde pendant la première guerre mondiale.


1Yves Ternon, Raymond H. Kévorkian, « La Première Guerre mondiale et le génocide des Arméniens », Revue d'histoire de la Shoah, no. 202, janvier 2015.

2La première guerre mondiale oppose la Triple Entente — ou Entente —, composée principalement de la France, du Royaume-Uni, de la Russie (jusqu'en 1917), de l'Italie (à partir de 1915) et des États-Unis (à partir de 1917), et les empires centraux, c'est-à-dire l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie et l'empire ottoman.

3Diplomate états-unien qui joue un rôle important dans la documentation et la dénonciation des massacres des Arméniens.

4De nombreux Allemands, présents sur place, déplorent les massacres, mais estiment que leur alliance avec la Sublime Porte est plus importante. Seule une petite partie d'entre eux se mobilise, mais ne parvient pas à peser sur leur gouvernement : c'est le cas du missionnaire protestant Johannes Lepsius qui fait publier son « rapport secret » réunissant des preuves du génocide en 1916, mais doit s'exiler aux Pays-Bas pour fuir les services secrets allemands.

5Cet épisode a été rendu célèbre par le roman de Franz Werfel, Les Quarante jours du Musa Dagh, paru en 1933.

6Aussi connu sous le nom de « Jeunes-Turcs », le CUP est un parti politique nationaliste qui s'empare du pouvoir à Constantinople en 1909.

7Fin 1921, Londres relâche par exemple une soixantaine de détenus à la suite de pressions turques et en l'absence d'une juridiction apte à les poursuivre.

T. E. Lawrence, retour sur une légende du désert

Serviteur de l'empire britannique ou partisan de la cause arabe ? Magnifiée par le splendide péplum du désert de David Lean, la vie de Lawrence d'Arabie continue de faire l'objet de controverses. Christophe Leclerc, spécialiste de l'aventurier britannique, en éclaire les plus saillantes, sur ses rapports avec Londres et Paris en particulier.

Les véritables convictions de T. E. Lawrence concernant l'indépendance des Arabes et la signification réelle de son engagement dans la révolte conduite par les Hachémites de 1916 à 1918 ont fait l'objet de nombreuses controverses. Temps fort de sa postérité, Lawrence d'Arabie, la superproduction en cinémascope de David Lean en 1962 a durablement installé l'image d'un officier anglais exalté, revêtu de robes bédouines et luttant avec l'énergie du désespoir pour la formation d'une nation arabe. Une figure romantique dont le journaliste américain Lowell Thomas avait posé les bases immédiatement après la Grande Guerre, dans des tournées de conférences internationales, à grand renfort de diapositives polychromes et de fanfares orientales.

Cette figure iconique a été vigoureusement attaquée dans les années 1960, à l'initiative du Jordanien Suleiman Moussa, historien de la dynastie hachémite, et de deux journalistes du Sunday Times, Philip Knightley et Colin Simpson. Leurs grilles de lecture étaient différentes, mais leurs propos aboutissaient à la même conclusion : Lawrence n'avait été qu'un fabulateur travaillant à sa propre gloire autant qu'à préserver les intérêts de l'empire britannique. Une approche qu'est venu entériner le grand intellectuel palestinien Edward Saïd, dans son célèbre essai L'Orientalisme, paru en 1978. Selon lui, pour des orientalistes comme Charles Doughty, Gertrude Bell, D. G. Hogarth, de même que pour Lawrence, « il s'agissait principalement de préserver le contrôle du blanc sur l'Orient et l'islam »1.

Documents d'archives à l'appui, la vérité s'avère plus complexe.

Des scénarios de grand jeu

Dans Les Sept Piliers de la sagesse (Phébus, 2009), son volumineux récit de la révolte arabe, écrit entre 1919 et 1922, Lawrence revendique un projet pétri d'idéalisme : « J'ai voulu constituer une nation nouvelle, faire revivre une influence perdue, offrir à vingt millions de Sémites les fondations sur lesquelles construire un palais de rêve né de leurs aspirations nationales ».

Cette affirmation sonne comme un cri du cœur, mais elle est surtout une recomposition de l'histoire : Lawrence, passionné de récits chevaleresques médiévaux, s'emploie à magnifier son expérience pour composer une œuvre littéraire. Une autre déclaration, bien antérieure, vient de lui faire écho. Elle est datée du 1er juillet 1916, alors que les Hachémites, protecteurs des lieux saints, viennent de donner le coup d'envoi d'un mouvement insurrectionnel contre les Ottomans : « C'est si bon d'avoir quelque peu aidé à fonder une nation nouvelle. J'espère que le mouvement va se propager comme il promet de le faire. Cette révolte, si elle réussit, constituera la plus grosse affaire du Proche-Orient depuis 1550 »2.

Quelles sont alors les motivations profondes de Lawrence, jeune officier de renseignement affecté au Caire qui peut se targuer d'une certaine connaissance du Proche-Orient et des dialectes arabes, résultant de sa propre expérience de terrain ? En 1909, Lawrence accomplit à pied un périple de 1 700 km de Haïfa à Alep, à la découverture des châteaux des Croisés. Cette expérience fondatrice a été suivie de plusieurs campagnes de fouilles dans le nord de la Syrie, sur le site hittite de Karkemish, où Lawrence s'est trouvé au contact de terrassiers arabes et kurdes. Puis, début 1914, il réalise un relevé de terrain dans le Sinaï, à dos de chameau, durant six semaines. C'est sans doute là qu'il a ses premiers vrais contacts avec les Bédouins du Proche-Orient.

Avant tout, Lawrence veut mettre en échec les buts de guerre de la France au Proche-Orient, en l'occurrence la volonté de celle-ci de s'arroger la Syrie au sens large (une région englobant une partie du Liban, d'Israël, de la Jordanie et même de l'Irak actuels), dès que l'empire ottoman se sera effondré. Il imagine différentes options : organiser un débarquement de troupes sous pavillon britannique dans le golfe d'Alexandrette et le coordonner avec un soulèvement arabe, ou bien armer les potentats locaux, en premier lieu Saïd Mohamed Ibn Ali, dit « Idrissi » (émir de l'Asir, une région située au sud de La Mecque) et Hussein Ibn Ali, grand chérif de La Mecque. « Nous pouvons nous jeter sur Damas, et faire passer aux Français tout espoir d'avoir la Syrie, écrit-il à son mentor, l'archéologue D. G. Hogarth, le 22 mars 1915. C'est un grand jeu, et qui, en fin de compte, vaut d'être joué »3.

Contrairement à ce qui a été beaucoup dit, même s'il utilise lui-même des formules choc du type « En ce qui concerne la Syrie, c'est la France qui est l'ennemie et non la Turquie »4, Lawrence n'est pas foncièrement francophobe. La vérité, c'est qu'il évolue dans un milieu colonial britannique historiquement rival de la France et qui cultive le souvenir de l'incident de Fachoda : en 1898, les deux pays avaient failli s'affronter par les armes pour une infime parcelle du Soudan. Le colonel Gilbert Clayton, supérieur direct de Lawrence au Caire, avait servi sous les ordres de Horatio Herbert Kitchener au Soudan et en Égypte, tout comme le sirdar (gouverneur général du Soudan) Reginald Wingate, auquel est rattaché leur département des renseignements militaires.

Les Bédouins, Arabes les plus purs

Dans ses textes, Lawrence dit à plusieurs reprises détester les Turcs, ce qui pourrait paraître accessoire, mais ne l'est pas tout à fait : comme la plupart de ses contemporains, il classe les peuples et les sociétés selon une échelle de valeurs, il esquisse une hiérarchie des races (au sens d'ethnies, peuples, voire nationalités), qui peut choquer aujourd'hui pour un intellectuel de son calibre, mais s'avère tout à fait banale en son temps. Pour Lawrence, il ne fait aucun doute que les Arabes sont très supérieurs aux Turcs, qualifiés de « lamentables imbéciles » ou de « végétation parasite ».

Encore y-a-t-il une hiérarchie parmi les Arabes eux-mêmes : Lawrence chante les vertus des Bédouins par opposition aux Levantins, ce qui, là non plus, n'a rien d'étonnant. Emboitant le pas à Wilfrid Scawen Blunt ou Doughty, il s'inscrit en effet dans un courant de pensée orientaliste en vogue chez les Britanniques selon lequel les Bédouins, déliés de tout attachement matérialiste et restés à l'écart de l'influence européenne, sont « purs ». Il n'en va pas de même pour les peuples des côtes et des ports (assimilés aux Levantins), pervertis par le mercantilisme occidental (français, évidemment) : « La vulgarité parfaitement désespérante de l'Arabe à moitié européanisé est effrayante, écrit Lawrence à sa mère, en juin 1911. Plutôt mille fois l'Arabe intact ».

C'est ainsi que Les Sept Piliers de la sagesse deviendront le récit de la geste bédouine, et que l'émir Fayçal, principal leader de la révolte arabe, pourra être comparé à Richard Cœur de Lion. Lawrence projette sur les Bédouins ses fantasmes de chevalerie, mais il ne faut pas s'y tromper, ce n'est pas un naïf. Dans les rapports écrits pour ses chefs, mélangeant sociologie, anthropologie, histoire et géographie, il brosse un panorama précis et sans complaisance des peuples du Proche-Orient.

Exploiter les failles de « petites principautés »

En février 1915, il constate : « il n'existe aucun sentiment national », verdict surprenant quand on connaît la suite de son engagement. Il s'explique :

Ils sont tous mécontents du gouvernement qu'ils ont, mais bien peu d'entre eux savent mettre bout à bout sans tricher leurs idées sur ce qu'il faut. Quelques-uns (principalement des musulmans) réclament à cor et à cri un royaume arabe, d'autres (principalement des chrétiens) réclament une protection étrangère à la mode altruiste de Thélème, conférant des privilèges sans obligations. D'autres réclament l'autonomie pour la Syrie5.

« Il est essentiel que Damas nous appartienne, affirme Lawrence dans une dépêche secrète datée de janvier 1916, ou soit au pouvoir d'une quelconque puissance amie non musulmane… », avant de conclure avec regret : « Vraisemblablement, si nous étions les maîtres de toute la Syrie, il conviendrait de partager le gâteau avec la France »6.

Dans un autre mémorandum qui sera, comme les précédents, transmis à Londres, contribuant à faire connaître jusqu'au sommet du pouvoir cet officier d'un grade très subalterne (sous-lieutenant de décembre 1914 à mars 1916), Lawrence affiche un certain cynisme et un point de vue proprement impérialiste : « L'activité [du chérif Hussein] semble s'exercer à notre avantage. En effet, elle vise nos objectifs immédiats : l'éclatement du bloc islamique, et la défaite et le démembrement de l'empire ottoman. » Et de poursuivre :

Les Arabes sont encore plus instables que les Turcs. Si nous savons nous y prendre, ils resteront à l'état de mosaïque politique, un tissu de petites principautés jalouses, incapables de cohésion — et pourtant toujours prêtes à s'entendre contre une force extérieure7.

L'obsessionnelle conquête de Damas

Force est pourtant de constater que l'engagement physique dans la révolte arabe, en 1917 et 1918, semble constituer un tournant décisif pour Lawrence. Même s'il se montre encore capable d'écrire, dans le plus pur style colonial, des recommandations aux autres officiers britanniques du type : « Très difficiles à mettre en branle, les Bédouins sont faciles à mener si vous avez la patience d'être indulgent avec eux. Moins apparente votre intervention, plus grande votre influence »8), le jeune officier de renseignement jusqu'alors habitué à la moiteur insupportable des bureaux du Caire s'enhardit et se prend au jeu, au contact des Bédouins Beni Sakhr ou Haoueitat.

Subjugué par la dignité de l'émir Fayçal auquel il s'attache, il est aussi fasciné par le désert. Dès novembre 1916, le même Lawrence qui notait début 1915, qu'« il n'existe pas de sentiment national », observe à propos des Bédouins : « ils croient qu'en libérant le Hedjaz, ils vont promouvoir les droits de tous les Arabes à une existence politique nationale ; sans envisager d'État unique, ni même de fédération, ils portent résolument leur regard vers le nord, en direction de la Syrie et de Bagdad ». Comme l'attestent les observateurs du moment — les officiers britanniques et français qui opèrent au Proche-Orient —, un glissement manifeste s'est opéré en lui.

Conquérir Damas devient une obsession pour Lawrence, et pas seulement pour couper l'herbe sous le pied des Français et mettre la région sous la tutelle du Royaume-Uni. Le jeune officier se démultiplie dans les coups de main et le sabotage du chemin de fer du Hedjaz. Il rallie des tribus, contre espèces sonnantes et trébuchantes (des livres or britanniques). Conseiller politique et militaire de Fayçal, il fait aussi office d'agent de liaison avec le commandement britannique au Caire.

Rapportant les agissements de Lawrence, René Doynel de Saint-Quentin, attaché militaire français au Caire écrit d'ailleurs à ses supérieurs : « Son opposition [à la France] est d'autant plus nette qu'il croit sincèrement la fonder non pas sur les anciennes rivalités de missionnaires et d'archéologues, où il l'a puisée, mais sur les intérêts supérieurs de la race arabe »9.

À Londres comme à Paris, l'enthousiasme de T. E. Lawrence pour la révolte arabe inquiète et irrite. Un accord secret de partage du Proche-Orient (dit « accord Sykes-Picot ») a été négocié et ratifié par la France et le Royaume-Uni en mai 1916, et les agissements de l'officier britannique se démarquent trop nettement des intentions des deux puissances. En fait, comme Saint-Quentin le constate, l'engagement de Lawrence aux côtés des Arabes a dépassé l'intérêt naturel des explorateurs, des voyageurs et des conquérants pour les peuples qu'ils côtoient. Il est à craindre que l'agent du Caire ne devienne incontrôlable…

« Lawrence a foi dans l'aptitude des Arabes à se gouverner et à se défendre par eux-mêmes » note encore Saint-Quentin10. Quelques mois plus tard, Antonin Jaussen, un autre Français qui se trouve pour sa part sur le terrain, observe : « À El Wejh, le capitaine anglais Lawrence vit en rapports intimes avec le fils du chérif, Faysal, qui semble tenir beaucoup à son amitié. Il [Lawrence] exercice une véritable influence sur lui »11.

Rongé par le sentiment d'imposture

En juillet 1917, après que Lawrence est parvenu, avec quelques centaines de Bédouins, à s'emparer du port d'Akaba (position stratégique contrôlée jusqu'alors par les Turcs), tous les espoirs sont permis aux Arabes. La révolte est aux portes de la Syrie. Le diplomate britannique Mark Sykes peut à juste titre s'enthousiasmer :

L'action de Lawrence est splendide et je voudrais qu'il fût anobli. Dites-lui que maintenant qu'il est un grand homme, il doit se conduire comme tel et avoir les vues larges. Dix ans de tutelle de l'Entente et les Arabes formeront une nation12.

Quelques jours plus tôt, vraisemblablement parce qu'il était passablement agacé du comportement de Lawrence (qui avait gardé le secret sur son projet de raid vers Abaka), Sykes avait lâché un commentaire moins amène : « Une complète indépendance signifie (…) pauvreté et chaos. Qu'il [Lawrence] réfléchisse à cela, lui qui nourrit tant d'espoirs pour les gens au nom desquels il se bat »13.

Un tel engagement jusqu'aux limites de ses propres forces ne peut être vécu impunément. « Il a un cœur de lion, mais même ainsi la tension doit être très forte », note Gilbert Clayton. En 1918, Lawrence ne pèse plus qu'une quarantaine de kilos et il est en proie à un vrai déchirement intérieur : il a connaissance des accords franco-britanniques de partage du Proche-Orient pour l'après-guerre, et se perçoit comme un imposteur — un sentiment de culpabilité sans doute renforcé par l'éducation religieuse rigoriste qu'il a reçue, enfant. Il refuse d'être décoré par le roi George V, et quand celui-ci le reçoit en audience privée, il lui explique son point de vue sans détour. À la sculptrice lady Scott qui réalise son buste, il déclare : « Ne me faites pas en tant que colonel Lawrence.

À un autre de ses correspondants, il écrit qu'il se sentait comme un prestidigitateur durant la révolte ; dans Les Sept Piliers de la sagesse, il regrette enfin d'avoir été au service de deux maîtres : « j'étais pour ainsi dire devenu l'escroc en chef de notre bande ». Contrairement à un discours romantique qui a longtemps été en vogue (par exemple sous la plume du romancier Louis Gardel, en 1980), Lawrence ne s'est jamais pris pour un Arabe et n'a jamais voulu « devenir Autre ». Son trouble se situe sur le terrain des idées politiques et des manœuvres diplomatiques occidentales, bien plus que sur un plan métaphysique.

Plus arabe qu'anglais à la Conférence de la paix

Lawrence a-t-il vu dans les négociations au sommet qui s'ouvrent à Versailles, au début de 1919, une manière d'expier ? Pendant la Conférence de la paix, il multiplie les interventions (et les ingérences) auprès des délégations françaises et américaines, pour faire valoir les intérêts et les revendications arabes — sans véritable succès, mais avec une énergie étourdissante.

Arnold Toynbee, de la délégation britannique, parle de son don d'ubiquité. Les Français voient en Lawrence un ami de Fayçal. Et Roustom Haïdar, l'un des deux délégués arabes à la Conférence de la paix (avec l'émir hachémite), confesse son désarroi dans son journal : « M. Lawrence est anglais avant tout, et il a pris un ascendant sur l'émir et a fini par le convaincre qu'il était plus arabe qu'anglais ».

Lawrence aide Fayçal à travailler sa déclaration officielle, présentée au Conseil des Dix14, le 6 février 1919. C'est lui qui assure la traduction en anglais puis en français (à la demande du président américain Wilson), vêtu d'une robe bédouine et non de l'uniforme britannique ou d'un costume civil. Appartient-il à la délégation britannique ou arabe ? Les officiers de Londres s'y perdent parfois, comme l'a montré le meilleur biographe de Lawrence, Jeremy Wilson. Arthur Hirztel, haut fonctionnaire à l'India Office, réclame une clarification de son positionnement et s'irrite de « l'enthousiasme pro-arabe du colonel Lawrence ».

Les prises de position de T. E. Lawrence détonnent plus que jamais, et les médias s'en font l'écho. Dans les colonnes du journal Paris-Midi, on peut lire le 7 mars 1919 : « C'est Lawrence qui inventa, avec Sir Mark Sykes, le panarabisme ». Et plus loin : « Il servait son pays, mais il aurait à peine eu un moment d'hésitation avant de le desservir, chaque fois que l'exigeait sa mission sacrée ». Avant de conclure : « Il est probable que le colonel Lawrence retournera en Arabie. Espérons qu'il n'y mettra pas le feu ». Le mythe Lawrence d'Arabie commence sans doute là.

Fin 1919, Lawrence fait encore beaucoup parler de lui ; il a en effet engagé une ardente campagne de presse en faveur des Arabes, qui l'amène à publier douze articles en un an, parfois non signés. S'engouffrant dans la voie ouverte par le président américain Wilson (sur le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes), il s'érige en conscience morale de l'Occident ; il apparait comme un impérialiste émancipateur. Les Arabes, écrit-il, « n'ont pas risqué leur vie sur le champ de bataille pour changer de maîtres, pour devenir sujets britanniques ou citoyens français, mais pour gagner à leur propre compte. S'ils sont ou non aptes à l'indépendance, il reste à en faire l'essai »15.

Il dénonce le traitement réservé par la France à l'émir Fayçal, quand celui-ci est chassé du trône de Syrie par les soldats du général Gouraud, en juillet 1920 : « c'est en somme une médiocre récompense pour ce que Fayçal nous a donné pendant la guerre ; et l'idée d'être en reste de générosité avec un ami oriental laisse après elle un arrière-goût déplaisant »16. Parallèlement, il ne se prive pas de faire le procès du système colonial britannique ; dans le Times, le Daily Herald ou le Sunday Times, il condamne l'incurie et l'aveuglement des administrations anglaises en Inde, en Irak (qu'on appelle encore Mésopotamie), ou en Perse, critique par ailleurs les querelles entre l'India Office, le Foreign Office et le War Office — tous ces bureaux qui jouent d'influence et mènent leurs propres politiques antagonistes, anéantissant tout espoir de progrès.

Faire émerger des alliés plutôt que des sujets

Ainsi à propos de la Mésopotamie en août 1920 :

Les choses ont été bien pires qu'on ne nous l'a dit, notre administration bien plus sanguinaire et inefficace que le public ne le sait. C'est une honte pour la gestion de notre Empire (…). Combien de temps permettrons-nous que des millions de livres, des milliers d'hommes des troupes de l'Empire, et des dizaines de milliers d'Arabes soient sacrifiés au nom d'une certaine forme d'administration coloniale qui ne peut profiter à personne qu'à ses administrateurs ?17

Espérant influer sur l'opinion publique autant que sur le gouvernement britannique, quelle politique Lawrence prône-t-il alors pour le Proche-Orient ? Prenant en considération les aspirations nouvelles des peuples arabes, il soutient le projet d'un impérialisme refondé, un « nouvel impérialisme », comme il l'écrit dans son long essai L'Orient en mutation (The Changing East), en septembre 1920. Ainsi les autochtones doivent-ils être considérés comme des alliés plutôt que des sujets ; et ils doivent pouvoir s'administrer eux-mêmes, avec l'aide de conseillers étrangers. « Que les Arabes soient notre premier dominion d'autochtones basanés, et non notre dernière colonie d'indigènes basanés, telle est mon ambition », écrivait déjà Lawrence dans une lettre datée de septembre 1919.

Énoncées sur un ton volontiers provocateur, ces idées semblent audacieuses. En fait, elles ne sont pas originales, car partagées par une partie de l'élite intellectuelle britannique constituée de politiques, de militaires et d'administrateurs. Selon eux, restaurer le protectorat qu'elles exerçaient avant-guerre sur les peuples du Proche-Orient s'annonce beaucoup trop coûteux pour les puissances occidentales.

Mieux vaut donc s'orienter vers un système d'administration indirecte, comme le suggère notamment Lawrence, en adversaire résolu des lobbys coloniaux au Parlement, de l'India Office et du gouvernement de Mésopotamie.

En marche vers le Commonwealth

En janvier 1921, Lawrence accepte de rejoindre le cabinet de Winston Churchill, devenu ministre des colonies. Il y reste 18 mois. En tant que conseiller technique, il prépare la Conférence du Caire de mars 1921. Propulsé durant quelques mois représentant britannique en Transjordanie, il conduit une dernière mission auprès du chérif Hussein dans l'espoir de le convaincre d'entériner les accords issus de cette conférence qui attribue des États aux Hachémites, évidemment sous le contrôle des Britanniques. C'est ainsi que Fayçal, chassé de la Syrie par les Français, devient roi d'Irak. Quant à son frère Abdallah, il est émir de Transjordanie. Pour l'indépendance (toute relative, tant la présence britannique restera prégnante), il faudra attendre 1932 pour l'Irak, et 1946 pour le royaume jordanien.

Après avoir donné sa démission en juillet 1922, considérant son devoir accompli, Lawrence ne retournera plus jamais au Proche-Orient, et il n'évoquera plus qu'en pointillés l'évolution politique des peuples arabes. Il existe une lettre méconnue au roi Fayçal, écrite avant que les deux hommes se revoient une dernière fois à un déjeuner organisé à Londres, en juillet 1933, trois mois avant la mort du souverain. Elle est datée du 26 novembre 1932, immédiatement après l'indépendance de l'Irak. Lawrence y écrit : « Vous devez vous sentir comme un homme qui a travaillé toute sa vie pour conquérir l'impossible et qui y est parvenu ». Il choisit de donner une autre orientation à sa vie, en s'engageant comme simple soldat dans la Royal Air Force sous un nom d'emprunt. Lawrence n'est jamais là où on l'attend. Loin des joutes politiques et diplomatiques, loin surtout de la scène publique. Comme pour expier encore, ou fuir une célébrité insupportable à ses yeux.

Dans une lettre à un ami, en 1928, il précise ce que fut son projet politique, bien éloigné de l'indépendance intégrale des peuples arabes, prématurée à ses yeux :

Expliquez bien à vos jeunes gens, je vous en prie, que je me proposais de sauver l'Angleterre, et la France elle aussi, des folies de ces impérialistes qui, en 1920, auraient voulu nous voir répéter les exploits de Clive ou de Rhodes. Le monde a dépassé ce point-là. Je pense, toutefois, qu'il y aurait un bel avenir pour un Empire britannique qui serait une association volontaire18.

En dernière instance, Lawrence, progressiste libéral, à la fois passionné et pragmatique, entérine lui aussi l'idée du Commonwealth.


1Edward Saïd, L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident, Seuil, 1980, p. 267.

2T. E. Lawrence à sa mère, 1er juillet 1916, dans Lettres de T. E. Lawrence, Malcolm Brown (edit.), Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1992 ; p. 511.

3Lettres de T. E. Lawrence, David Garnett (ed.), Gallimard-NRF, 1948 ; p. 156.

4T. E. Lawrence à sa famille, 20 février 1915, The Home Letters of T. E. Lawrence and his Brothers, Robert Lawrence (ed.), Oxford, B. Blackwell ; New York, Macmillan, 1954 ; p. 303.

5T. E. Lawrence, « Syria. The Raw Material », 25 février 1915, dans Dépêches secrètes d'Arabie, op.cit. ; p. 69.

6T. E. Lawrence, « The Conquest of Syria : If Complete », premier semestre 1916, National Archives, Kew, FO 882/16 ; p. 36-39.

7T.E. Lawrence, « The Politics of Mecca », janvier 1916, National Archives, Kew, FO 371/2771 et 141/461 ; p. 30-33.

8Les 27 articles de T. E. Lawrence, août 1917, dans Jeremy Wilson, Lawrence d'Arabie, Denoël, 1994 ; p. 1056-1061.

9René de Saint-Quentin, « Le Raid du major Lawrence et l'action anglaise à Akaba », 20 août 1917, Service historique de la Défense, Vincennes.

10« Impressions du capitaine Lawrence sur son séjour au camp de Feisal », 22 novembre 1916, Service historique de la Défense, Vincennes.

11Note « El Wedj », 2 mars 1917, ministère des affaires étrangères, série « Guerre 1914-1918 », vol.1703. Cette note n'est pas signée. Il est vraisemblable que Jaussen en est l'auteur.

12Sir Mark Sykes à G. Clayton, 22 juillet 1917. Cité par J.Wilson, op. cit. ; p. 483.

13Sir Mark Sykes à Drummond, 20 juillet 1917, Middle East Centre Archive, St-Antony's College, Oxford.

14NDLR. Composé des chefs de gouvernement des États-Unis, de la France, du Royaume-Uni, de l'Italie et du Japon, assistés de leurs ministres des affaires étrangères.

15Sir Mark Sykes à Drummond, 20 juillet 1917, Middle East Centre Archive, St-Antony's College, Oxford ; p. 259-260.

16T. E. Lawrence, « La France, l'Angleterre et les Arabes », The Observer, 8 août 1920.

17T. E. Lawrence, « Mésopotamie », Sunday Times, 22 août 1920.

18T. E. Lawrence à D. G. Pearman, [février 1928], Lettres de T. E. Lawrence, D. Garnett (ed.) ; p. 522.

Mohamed V a-t-il protégé les juifs du Maroc ?

Décrit par l'historiographie du royaume comme le « père de la nation », le « libérateur du pays », le « héros de l'indépendance », Sidi Mohamed Ben Youssef (1909-1961), sultan de l'empire chérifien puis roi sous le nom de Mohamed V a beaucoup fait fantasmer. Il aurait notamment sauvé les juifs du Maroc lorsque ce pays dépendait du régime de Vichy, entre 1940 et 1942.

Après l'établissement, en décembre 2020, des relations diplomatiques entre le Maroc et Israël, le rôle du roi Mohamed V durant la seconde guerre mondiale est devenu une arme du soft power et de la diplomatie que le royaume déploie pour légitimer et assoir la « normalisation » des rapports entre les deux pays, qualifiés d'« historiquement à part ».

La vérité est pourtant loin de cette fresque romancée dont l'objectif est de présenter le royaume du sultan Mohamed V comme le seul pays à avoir véritablement épargné à « ses » juifs la lâcheté vichyste. La réalité est bien plus complexe.

Le 3 octobre 1940, soit quelques mois seulement après le début de l'occupation de la France par l'Allemagne nazie, le décret-loi « portant statut des juifs » est adopté par le gouvernement de Vichy. Il donne une définition « biologique » de la soi-disant « race juive » et consacre l'un des fondements de la « Révolution nationale » prônée par le maréchal Philippe Pétain. Le même mois, la « loi relative aux ressortissants étrangers de race juive » a pour objectif, entre autres, l'organisation de l'internement des juifs étrangers vivant en France.

Trois dahirs signés par le souverain

Pour que ces deux textes s'appliquent dans tout l'empire colonial français, les autorités de Vichy avaient tenu à en assurer l'exécution en Afrique du Nord où existait depuis des siècles, aussi bien au Maroc, en Algérie qu'en Tunisie, une importante communauté juive. Selon un recensement établi en 1948 par les autorités du protectorat, plus de 300 000 juifs vivaient de manière permanente au Maroc1.

Trois dahirs (décrets royaux) antijuifs sont alors édictés par les autorités de Vichy et signés sans la moindre résistance par le sultan Mohamed V : le dahir du 13 octobre 1940 (10 jours seulement après l'adoption du premier « statut des juifs »), le dahir du 5 août 1941, et enfin celui du 19 août 19412 :

— le premier interdit explicitement aux juifs marocains l'accès à la fonction publique, y compris à l'enseignement. Selon les chiffres officiels consultés par nos soins, plus de 500 israélites « sujets de Sa Majesté chérifienne », selon la formule consacrée, ont été exclus de l'administration publique en application de ce dahir ;

— le second, le dahir du 5 août, interdit aux juifs marocains l'exercice d'un grand nombre de professions dans les domaines de la finance, du journalisme, du théâtre et du cinéma, ainsi que les fonctions d'avocat et de médecin. Dans un document officiel datant de novembre 1941, on peut lire : « Le prochain numéro du Bulletin officiel publiera deux arrêtés viziriels reportant au 31 décembre 1941 la date à laquelle les Juifs devront avoir abandonné les professions, fonctions ou emplois qui leurs sont interdits. »

Réintégrer les mellahs des médinas

Enfin, le dahir du 19 août 1941 est incontestablement le plus ségrégationniste puisqu'il ordonne aux juifs marocains de quitter leurs domiciles en « ville nouvelle » pour réintégrer les mellahs des médinas, populaires et exigus. L'article 1er de ce dahir est à la fois précis et éclairant : « Les juifs sujets marocains occupant, à quelque titre que ce soit, dans les secteurs européens des municipalités, des locaux à usage d'habitation, devront […] évacuer lesdits locaux dans le délai d'un mois, à dater de la publication du présent dahir au Bulletin officiel. » :

Empire chérifien, protectorat de la France au Maroc, Bulletin officiel, no. 1504, 22 août 1941 ; p. 857

Si une telle décision ne s'apparente pas à une déportation, il s'agit bien d'un déplacement-déclassement social des juifs marocains. Treize jours après l'adoption du dahir du 5 août 1941, le commissaire général aux questions juives Xavier Vallat débarquait au Maroc pour s'assurer de la bonne application du statut des juifs. Il fut reçu en grande pompe par « Sa Majesté chérifienne », qui ne lui exprima aucune inquiétude quant à ses sujets de confession juive. Vallat exprima même « sa satisfaction des mesures prises au Maroc pour la solution du problème juif »3.

Selon l'historien français Georges Bensoussan, auteur de plusieurs écrits sur l'histoire des juifs en pays arabes, le sultan Mohamed V « ne fait preuve d'aucune détermination à défendre les juifs : il ne rencontre les dirigeants de la communauté juive qu'une seule fois et en privé, au printemps 1942, pour leur dire qu'à titre personnel, il désapprouve les mesures de Vichy. En revanche, à titre officiel et publiquement, il ne prend aucune mesure en faveur des Juifs. Pire, il traduit les statuts des juifs en dahir chérifien ! »4

Une doxa fortement relayée en France

En dépit de ces éléments historiques, la propagande officielle, qui tend à présenter le grand-père de l'actuel roi comme le « sauveur des juifs » marocains, est épaulée par une poignée d'intellectuels, responsables politiques et journalistes proches du palais. À commencer par la célèbre écrivaine franco-marocaine Leila Slimani. Lors d'une émission diffusée par la deuxième chaîne officielle marocaine 2M le 19 septembre 2019, on la voit marchant côte à côte avec la présentatrice au musée de la Shoah à Paris, avant de lancer : « Vous savez sans doute que le roi Mohamed V qui s'est insurgé contre les autorités coloniales, les autorités françaises au moment de l'application des décrets contre les juifs a beaucoup protégé les juifs marocains et a refusé qu'on applique ces lois aux juifs. Et il a été proposé, à l'époque, à Yad Vashem pour devenir un Juste lui aussi. » Et la présentatrice de renchérir : « Il a même répondu à Pétain qui lui demandait de livrer des juifs marocains qu'il n'y avait pas de juifs marocains, mais que des Marocains… » Contrairement à ce que dit cette présentatrice, il n'a jamais été question de « livrer » ou « ne pas livrer » les juifs marocains puisqu'une telle demande n'a jamais été formulée, ni par les autorités de Vichy ni par le régime nazi.

Cette doxa n'est pas l'apanage des intellectuels franco-marocains. Elle s'étend à ceux de la métropole, dont le plus emblématique est sans conteste le philosophe parisien Bernard-Henri Lévy. Dans une chronique au Point (1er septembre 2016) intitulée « Vive le roi », BHL fait l'éloge de l'actuel roi du Maroc en le présentant comme « le descendant du Prophète » et « le petit-fils du sultan qui, en 1942, fit honte à l'État français en se solidarisant avec les juifs du protectorat. »

Mais la déclaration la plus remarquée a été faite récemment par Jack Lang, l'ancien ministre de la culture de François Mitterrand, le 21 novembre 2021, à l'Institut du monde arabe dont il est le président, lors de l'inauguration de l'exposition « Les juifs d'Orient » :

Qu'on me permette à cet instant d'espérer que l'une des personnalités fortes du monde arabe qui a marqué sa volonté permanente du respect de toutes les religions, je pense au roi Mohamed V, soit enfin reconnu Juste parmi les Nations. On le sait, il a protégé les juifs marocains contre le régime de Vichy […] Rien à voir avec la manière dont les juifs d'Algérie ont été torturés, enfermés, maltraités, relégués par l'abrogation du décret Crémieux5.


1En quatre ans, entre 1960 et 1964, quelque 102 000 juifs ont quitté le royaume pour Israël. Aujourd'hui, ils ne sont plus que 2 000 à 2 500, vivant pour la plupart à Casablanca.

5Voir la vidéo dans Atlas Info.

Aux marges des empires, l'histoire engloutie du quartier maghrébin de Jérusalem

Remontant à Saladin, le quartier maghrébin de la Vieille Ville de Jérusalem a été rasé en une nuit par l'armée israélienne le 10 juin 1967, afin de dégager une vaste esplanade devant le mur des Lamentations. Vincent Lemire retrace le destin méconnu de ce quartier disparu, marqué au XXe siècle par les ambitions coloniales de la France.

En 1962, la France n'a pas seulement renoncé à l'Algérie. Elle a aussi perdu, à 3 000 kilomètres d'Alger, quelques milliers de mètres carrés. Le « quartier maghrébin » de Jérusalem se situait au cœur d'un réacteur nucléaire historique, politique et religieux : au pied du mur occidental ou mur des Lamentations, lieu sacré du judaïsme, révéré par l'islam comme le mur de Bourak1. Et à l'ombre du Haram Al-Sharif, l'esplanade des Mosquées, le mont du Temple pour les juifs. Cinq ans plus tard, le quartier maghrébin disparaît physiquement en une nuit : 650 habitants sont expulsés par l'armée israélienne et 135 maisons rasées le 10 juin 1967, dès son entrée à Jérusalem-Est. L'événement, qui signe la fin de huit cents ans d'existence de ce lieu si particulier, passe inaperçu dans le grand basculement de la conquête israélienne du reste de la Palestine mandataire.

Là où il y avait des maisons à terrasses, des arbres, une mosquée, une zawiya (maison commune), on ne voit aujourd'hui qu'un grand parvis nu et dallé, qui ouvre la perspective sur le mur. Comme si le quartier maghrébin avait vécu dans une autre dimension, « dans un espace-temps particulièrement complexe à démêler, à dénouer, à déplier », répond l'historien Vincent Lemire dans son ouvrage Au pied du mur, vie et mort du quartier maghrébin de Jérusalem (1187-1967).

Cet espace-temps est celui des empires, de Saladin à la République coloniale française. Le temps des nations y a mis fin. La propagande israélienne a prétendu avoir rasé quelques masures, afin de dégager les abords du lieu saint auquel les fidèles juifs n'avaient plus accès depuis la guerre de 1948, quand la Jordanie avait conservé la partie est de Jérusalem. En réalité il s'agissait d'un site qui fut « pendant des siècles abondamment administré », écrit Vincent Lemire. Les archives témoignent de sa dimension mondiale. On les trouve à Jérusalem, à Istanbul, à Genève dans les armoires de la Croix-Rouge, à Nantes dans les dossiers de la diplomatie française. Le récit de leur recherche et de leur interprétation constitue l'un des attraits de l'ouvrage, récit fourmillant de détails.

Une étape sur la route de La Mecque

L'histoire du quartier maghrébin commence avec Saladin. Dès sa reconquête de Jérusalem en 1187, et conformément à ses ambitions impériales, il crée une série de waqf (fondations religieuses) pour héberger les pèlerins du lointain Maghreb. Les habitants du Maroc, de l'Algérie et de la Tunisie actuelles sont nombreux à s'arrêter à Jérusalem sur la route de La Mecque. On construit pour eux un oratoire sur le Haram Al-Sharif et une madrassa, une école coranique enseignant le droit malikite, dominant au Maghreb.

Il faut aussi héberger ces pèlerins et ceux d'entre eux qui restent vivre au pied des sanctuaires. Le quartier maghrébin se développe, géré par le waqf Abou Mediene, en l'honneur de Sidi Abou Mediene, lieutenant de Saladin, mystique soufi dont les racines familiales sont à Tlemcen, en Algérie. Ces institutions vont durer jusqu'à la fin : « Au début des années 1960, les gérants du waqf [continuent de distribuer du pain et des repas aux habitants du quartier lors des fêtes du Ramadan, de leur fournir des habits chauds et du charbon en hiver, de payer les frais d'inhumation pour les plus pauvres, d'acheter de l'huile d'éclairage pour les lampes de la mosquée, et de payer le salaire de l'employé chargé de l'entretien des lieux ».

Le berceau des émeutes de 1929

Le quartier participe à l'histoire de Jérusalem. Il en fait pleinement partie, tout en conservant son identité. François-René de Chateaubriand, de passage en 1806, note que ces « descendants des maures chassés d'Espagne » occupent dans la cité « des postes de confiance », courriers ou portiers. L'historien contemporain Nazim Al-Jubeh se souvient d'avoir vu dans son enfance ces hommes, résidents ou pèlerins « portant le costume maghrébin et le fez, plus court que le tarbouche ottoman » et d'y avoir entendu « le dialecte maghrébin, beaucoup plus compliqué et beaucoup plus rapide que notre dialecte local ».

Après la première guerre mondiale et la fin de l'empire ottoman, l'avenir du lieu paraît moins assuré. Le waqf, s'il continue à exercer son action caritative, a perdu sous l'administration du mandat britannique le contrôle du foncier et surtout une grande partie de ses revenus, jusque-là assurés par les loyers et les cultures de son autre possession, le quartier alors agricole d'Aïn Karem. Les locataires profitent du cadastre nouvellement établi pour privatiser des parcelles. Les organisations sionistes font du mur occidental un objectif prioritaire. C'est dans le quartier maghrébin que commencent les grandes émeutes de 1929, à la suite d'une altercation entre des jeunes nationalistes juifs venus prier au mur et des fidèles musulmans descendant de l'esplanade des Mosquées.

« Le mandat sacré de la France »

Après le départ des Britanniques et la création de l'État d'Israël commence en 1948 la période la plus étonnante du quartier maghrébin de Jérusalem : les années françaises. La IVe République va vivre un rêve éveillé où elle se voit régner sur un petit morceau de France au centre du monde. Cette ambition, qui peut paraître difficilement compréhensible aujourd'hui, repose sur une équation impériale : les habitants du quartier sont algériens, marocains et tunisiens. Donc français. Par conséquent, la France possède des « droits de propriété » sur « cette parcelle de la Ville sainte », affirme le ministre français des affaires étrangères Maurice Schumann au consul général de France à Jérusalem René Neuville, ardent promoteur d'un projet pour lequel il avait déjà milité en vain dans les années 1920.

Le calcul est tout à la fois stratégique, géopolitique et colonial : la France compte sur sa présence au pied du mur pour retrouver au Proche-Orient une influence largement entamée depuis le mandat du Royaume-Uni. Le quartier maghrébin, pensait Schumann, lui permettrait de jouer un rôle de premier plan dans l'internationalisation de Jérusalem et des lieux saints, votée par l'Assemblée générale de l'ONU dans le cadre du plan de partage de 1947.

Enfin, supputait Paris, l'attention portée à ces « ressortissants français » pourrait décourager les partisans de l'indépendance dans les colonies du Maghreb, et contribuer à « former une élite musulmane loyale envers la France ». Ces formules sont d'un personnage de l'époque coloniale, l'orientaliste Louis Massignon, brillant arabisant, professeur au Collège de France, ardent mystique chrétien militant pour « l'amitié franco-musulmane ». Bien que non diplomate, il apparaît comme la « cheville ouvrière, écrit Vincent Lemire, de cette stratégie diplomatique inédite ». Chargé de plusieurs missions à Jérusalem, il plaide pour l'augmentation des subventions, évoque « le mandat sacré de la France » qu'il veut voir exercer une « politique musulmane ».

Ces errements politico-religieux témoignent de l'aveuglement d'une république laïque incapable de comprendre les ressorts de l'histoire. Elle sera le « chant du cygne » de l'empire français, écrit l'auteur. La Tunisie et le Maroc gagnent leur indépendance, la guerre commence en Algérie et la Jordanie rompt ses relations diplomatiques avec Paris en 1956, à la suite de la calamiteuse expédition de Suez.

Le consul général à Jérusalem se voit dès lors interdire l'accès à la Vieille Ville, et donc au quartier maghrébin, où Amman encourage les partisans du FLN. Aucun des États maghrébins ne s'intéresse au quartier, y compris l'Algérie encore « française », dont le gouverneur refuse la demande de Paris de mettre la main à la poche. Curieusement, la Ve République prolongera le fantasme d'une présence française au pied du mur. En février 1961 Maurice Couve de Murville, ministre des affaires étrangères du général de Gaulle, demande au ministre des finances de divertir vers le waqf Abou Medienne, organisme musulman, une subvention française destinée à un lieu saint chrétien, le Saint-Sépulcre, le tombeau du Christ à Jérusalem. L'argentier refuse. À la veille des accords d'Évian, la France renonce officiellement à toute prétention sur le waqf. Il ne restera plus à l'armée israélienne qu'à vider et à détruire les lieux en moins de 24 heures, opération documentée par le livre, photos, témoignages et documents à l'appui.

Que sont devenus les habitants du quartier maghrébin de Jérusalem et leurs descendants ? Absorbés par le nouvel État, retournés dans leurs pays d'origine, où la plupart d'entre eux avaient gardé des attaches ? Certains d'entre eux ont été indemnisés par Israël. Une communauté existait encore en 1977, quand l'ancien maire de Jérusalem Ruhi Al-Khatib adresse une supplique au roi du Maroc, lui demandant des compensations. L'histoire du quartier maghrébin n'est pas terminée, dit Vincent Lemire, qui envisage entre autres un recueil de témoignages des habitants des années 1950-1960, et, pourquoi pas, une reconstitution en 3 D du village englouti.

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Vincent Lemire Au pied du Mur, vie et mort du quartier maghrébin de Jérusalem (1187-1967)
Le Seuil, janvier 2022
395 pages, 25 €


1Du nom du cheval ailé qui, selon la tradition, emmena le Prophète de La Mecque, où il l'attacha au pied du mur avant de monter aux cieux sur les ailes de l'ange Gabriel.

Grèce. « Les Turcs ont passé là »

Occultant les exactions commises par les Grecs eux-mêmes dans le Péloponnèse contre les civils turcs, les représentations des massacres de Chios (1822) ou du siège de Missolonghi (1826-1827) semblent avoir largement façonné les imaginaires européens d'un empire ottoman barbare. Elles nourrissent le développement du philhellénisme, puis l'intervention des puissances européennes, permettant la naissance de l'État-nation grec.

Les Turcs ont passé là. Tout est ruine et deuil.
Chio, l'île des vins, n'est plus qu'un sombre écueil1

En ce début du XIXe siècle, alors que la Sublime Porte est confrontée à une violente révolte en Grèce (1821-1829), de nombreux artistes européens contribuent à façonner une vision très dépréciative de l'empire ottoman. Poètes et peintres dépeignent les Turcs comme des barbares musulmans opprimant et massacrant injustement un peuple grec chrétien légitimement révolté. Ainsi de Victor Hugo dans son recueil de poèmes Les Orientales, Eugène Delacroix avec ses Scènes des massacres de Scio de 1824 et sa Grèce sur les ruines de Missolonghi de 1826, ou encore Ary Scheffer (Les Femmes souliotes, 1827).

Si les relations entre l'empire ottoman et les puissances chrétiennes sont de longue date marquées par une certaine ambiguïté, entre rapprochements durables (notamment la célèbre alliance entre la France et l'empire ottoman initiée par François Ier et Soliman le Magnifique et affrontements récurrents (l'esprit de croisade étant invoqué jusqu'au XVIe siècle par la papauté contre les Ottomans), la guerre d'indépendance grecque acquiert une résonance inédite en Europe.

Les objectifs des massacres encore débattus

Indéniablement, la réponse ottomane au soulèvement grec de 1821 est extrêmement violente : si les estimations des historiens varient quelque peu, en l'absence de sources démographiques fiables, plus des deux tiers de la population de l'île de Chios2 auraient par exemple été massacrés ou réduits en esclavage en 1822, avant que des sacs de têtes coupées ne soient envoyés à Constantinople. L'historien Olivier Delorme, dans son ouvrage La Grèce et les Balkans, I (Gallimard, 2014) parle de 23 000 personnes « égorgées » en quinze jours et 47 000 réduites en esclavage pour 100 000 habitants. Son homologue Edhem Eldem, dans son cours au Collège de France du 16 février 2018 intitulé « Les défis du nouvel ordre » estime pour sa part le nombre de survivants à 20 000 sur 80 000 habitants à l'origine.

Ces différents motifs (massacre d'hommes, mais aussi de femmes et d'enfants, réduction en esclavage des survivants, têtes coupées envoyées au sultan), ainsi que celui de l'atteinte aux hommes d'Église (tel le patriarche de Constantinople Grégoire V accusé de complicité avec les insurgés et exécuté en 1821), sont récurrents dans les récits de la guerre d'indépendance grecque. Loin de constituer un événement isolé, ils sont largement rapportés par les diplomates et artistes européens du XIXe siècle et attestés par les universitaires contemporains.

Pour autant, les interprétations diffèrent. Olivier Delorme qualifie à plusieurs reprises ces actes de « massacres à connotation éradicatrice » ou « génocidaire ». Edhem Eldem y voit plutôt un « massacre impérial » résultant de plusieurs dynamiques : le recours habituel à des « trophées » (les têtes coupées) comme preuves tangibles de la réussite de la répression de la part des officiers ottomans locaux, la volonté de « faire un exemple » pour arrêter rapidement une rébellion qui prend une ampleur croissante, la difficulté des autorités ottomanes à contrôler leurs soldats en raison du recours à des irréguliers (les bachi-bouzouks3). Il souligne par ailleurs que les documents ottomans relatifs aux massacres de Chios ne présentent pas une vision unifiée de ces événements : si le gouverneur de l'île se félicite de la violence de ses troupes et adopte une vision largement déshumanisée des populations massacrées, d'autres officiels les regrettent manifestement.

Il se peut naturellement que les Ottomans aient pratiqué une forme de double discours à destination des diplomates européens pour éviter leur ingérence. Néanmoins, Edhem Eldem rappelle également que la Sublime Porte n'a guère d'intérêt à exterminer totalement la population d'une île comme Chios puisque cela reviendrait à priver l'empire de ressources précieuses, et ce d'autant plus que les élites locales sont riches (grâce au commerce) et qu'elles payent d'importants impôts (en tant que dhimmi4).

L'opinion européenne philhellène

Quelles que soient les intentions et causes profondes de ces massacres, elles s'avèrent un puissant levier dans la mobilisation de l'opinion publique européenne. Plusieurs éléments peuvent expliquer l'écho qu'ils rencontrent parmi les élites françaises, britanniques ou encore états-uniennes puis au sein de couches beaucoup plus larges de la population. En premier lieu, la rébellion grecque est profondément ambiguë : elle peut être perçue à la fois comme une révolution libérale, c'est-à-dire une lutte contre un État absolutiste guidée par les idéaux de la Révolution française, mais aussi comme un mouvement national, recherchant la libération d'un peuple d'une domination étrangère. Républicains français, libéraux espagnols, carbonari italiens5 peuvent donc facilement s'identifier aux Grecs et partager leur combat.

La dimension religieuse est également très présente : en 1822, afin de s'attirer les faveurs des puissances européennes réunies en congrès à Vérone, les insurgés grecs concluent qu'en tant que « chrétiens persécutés depuis quatre siècles pour être restés fidèles à Notre Sauveur et notre souverain maître, ils défendront, jusqu'au dernier, son Église ».

Enfin, il convient de rappeler que la Grèce bénéficie d'un statut particulier dans l'Europe romantique du début du XIXe siècle : redécouverte grâce notamment au Pèlerinage de Childe Harold de Lord Byron (récit de son « Grand Tour », notamment en Grèce, publié entre 1812 et 1818 et qui rencontre un très grand succès), elle est perçue comme le berceau antique de la civilisation. Ces Européens constituent à partir de l'été 1821 de nombreux comités philhellènes, soutenant les insurgés en leur envoyant de l'argent ou des armes, voire en se rendant directement sur place pour combattre (environ 1 200 personnes, dont Lord Byron qui meurt de la malaria au cours du siège de Missolonghi, devenant un martyr de la cause grecque).

Valse-hésitation diplomatique

Pour autant, les gouvernements européens sont quant à eux extrêmement réticents à soutenir les Grecs, au moins dans un premier temps ; au contraire, ils prennent initialement position pour les Ottomans. Loin d'être surprenant, ce choix apparaît parfaitement cohérent avec l'ordre européen instauré par le Congrès de Vienne de 1814-1815 : en réaction aux troubles provoqués par la Révolution française puis par l'expansionnisme napoléonien, les grandes puissances réunies autour du chancelier autrichien Metternich rejettent catégoriquement les idées libérales et le principe des nationalités. Elles décident de former une « Sainte-Alliance » — devenue ensuite la « Quadruple Alliance », c'est-à-dire une alliance militaire ayant pour but d'écraser conjointement toute tentative révolutionnaire en Europe. Au moment où les Grecs mènent leur lutte contre les Ottomans, les puissances européennes missionnent par exemple la France pour mettre fin au soulèvement en Espagne contre l'absolutisme du roi Ferdinand VII de Bourbon (1823).

L'empire ottoman ne fait certes pas directement partie du concert européen instauré au Congrès de Vienne, mais il en bénéficie en quelque sorte : les Européens sont d'ailleurs de plus en plus mécontents de l'incapacité du sultan à résoudre cette « affaire de Grèce »6, dans un contexte où les philhellènes constituent aussi des forces d'opposition internes.

Les positions du Royaume-Uni et de la Russie (puis de la France) évoluent véritablement à partir de 1827, en raison de la pression de leurs opinions publiques et surtout de leurs intérêts bien compris. Saint-Pétersbourg voit ainsi dans cette guerre d'indépendance l'occasion de se faire reconnaître un rôle de protecteur des Grecs chrétiens (à l'instar de celui qu'il a obtenu dans les principautés danubiennes) et d'étendre son influence. Pour éviter une action russe unilatérale, Londres décide de négocier avec le tsar : les deux États proposent en 1827 leur « médiation » entre Grecs et Ottomans. Ils promeuvent une forme d'autonomie pour les Grecs à l'intérieur de l'empire ottoman, tout en menaçant la Sublime Porte d'une intervention directe (traité de Londres). Le refus du sultan d'obtempérer provoque de multiples interventions européennes : destruction des navires ottomans dans la baie de Navarin en 1827, envoi d'un corps expéditionnaire français en Morée (actuel Péloponnèse) en 1828, guerre menée par la Russie en 1828-1829. In fine, la Grèce obtient son indépendance en 1830, reconnue par les Ottomans en 1832.

POUR ALLER PLUS LOIN

➞ Anne Couderc, « L'Europe et la Grèce, 1821-1830. Le Concert européen face à l'émergence d'un État-nation », Bulletin de l'Institut Pierre Renouvin, no. 42, 2015/2 ; p. 47-74.
Un article scientifique qui montre bien l'évolution de la position des grandes puissances vis-à-vis de la guerre d'indépendance grecque entre 1821 et 1830, et ses conséquences sur la définition du nouvel État grec ;

« 1821, la Grèce lutte, l'Europe exulte », Le Cours de l'histoire, 2 avril 2021 ;
Une émission de France Culture qui remet en contexte le développement du philhellénisme ;

➞ Edhem Edelm, « L'Empire ottoman et la Turquie face à l'Occident », cours du Collège de France, 2017-2022.
Un large panorama qui permet de comprendre l'évolution des relations entre l'empire ottoman et l'Europe entre le XVIIIe et le XXe siècle, avec une attention particulière portée aux dynamiques internes à la Sublime Porte.


1Victor Hugo, « L'Enfant » in Les Orientales, 1829.

2Les deux graphies « Chios » ou « Scio » sont utilisées selon les sources.

3Cavalier mercenaire de l'armée de l'empire ottoman.

4NDLR. En droit islamique, citoyen non musulman d'un pays sous gouvernance musulmane qui, moyennant l'acquittement d'un impôt de capitation, d'une certaine incapacité juridique et du respect d'obligations édictées dans un « pacte » conclu avec les autorités, dispose d'une liberté de culte ainsi que d'une garantie de sécurité pour sa personne et ses biens.

5Sociétés secrètes qui se développent dans les différents royaumes italiens au début du XIXe siècle et qui défendent à la fois des idées libérales (en s'opposant à l'absolutisme des souverains italiens) et nationales (en défendant le principe de l'unité italienne).

6La dénomination de ce conflit par les monarchies européennes est un enjeu politique : parler de « guerre » équivaudrait par exemple à reconnaître aux Grecs un statut de nation, à égalité avec l'empire ottoman. La formulation plus neutre d'« affaire de Grèce » est donc privilégiée.

« La pensée décoloniale manque souvent de radicalité »

Le philosophe Mohamad Amer Meziane, auteur d'un ouvrage paru en 2021, Des empires sous la terre. Histoire écologique et raciale de la sécularisation, ouvre des pistes de réflexion inédites, érudites et iconoclastes sur le colonialisme et la formation des empires modernes. Entretien.

Avec Des empires sous la terre, Mohamad Amer Meziane revient sur l'histoire d'un Occident qui, une fois débarrassé de ses oripeaux chrétiens, s'affirme dans une dynamique impériale de conquête des terres et des hommes. En dehors de la loi de Dieu, l'empire occidental se construit « contre », faisant notamment de l'islam son envers nécessaire et absolu. Mohamad Amer Meziane montre également comment c'est précisément la perte du « royaume de Dieu » qui sera compensée par un avide déploiement impérial sur terre. Une surexploitation des richesses s'en est suivie, au risque des saccages écologiques actuels. Cet alliage impérial-séculier sédimenté à travers l'Histoire, il le nomme « Sécularocène ».

L'impérialité, ce désir d'empire

Hassina Mechaï. Votre ouvrage interroge les notions de colonialité, sécularisation, empire et impérialité. Pourriez-vous les expliquer ? Comment les articulez-vous ?

Mohamad Amer Meziane. Il y a de l'impérial dans le colonial. C'est ce que la pensée décoloniale, dans sa forme actuelle, ne permet pas à mon sens de percevoir quand on parle seulement de « colonialité ». L'impérialité a deux sens distincts. Au sens large, elle désigne ce qui fait qu'un empire est un empire. Dans un sens restreint, c'est une réalité spécifique à l'Occident, à savoir l'héritage de l'empire romain. Au fur et mesure de l'histoire des colonisations, le fantasme de la domination du monde ne cesse de revenir alors qu'il est justement rendu impossible par l'émergence des États-nations coloniaux. Il y a donc une contradiction interne à l'impérialisme. C'est pourquoi je distingue l'impérialité d'une part, et les empires de l'autre.

Le colonialisme européen n'est pas un projet d'expansion comme un autre. Il est nourri par une longue histoire néo-romaine et structuré par un langage profondément biblique qui le singularise par rapport aux autres types de conquêtes. L'impérialité, au sens occidental du terme, c'est la volonté de refaire Rome à travers des œuvres coloniales. J'emploie le mot de « colonialisme » pour désigner le type de conquête qui émerge lorsque ses acteurs sont des États-nations dont le pouvoir est centralisé, dont les frontières sont fixées par une carte et dont l'économie est capitaliste. Le mot « impérialisme » insiste sur le fait qu'il y a toujours des traces d'impérialité dans le colonialisme européen.

En retour, le colonialisme et les différents États-nations participent à transformer cette impérialité. La sécularisation est le résultat de ces transformations de la tradition impériale par le colonialisme, un effet tardif de l'impérialité. L'exemple le plus frappant est Napoléon Bonaparte : il crée le premier droit pleinement laïque de l'histoire, d'où est absente toute référence à Dieu, tout en fondant un nouvel empire sur le modèle de Rome.

« Faire descendre du ciel sur terre »

H. M.  La sécularisation pourrait-elle être comprise comme une réinterprétation des promesses chrétiennes, donc de son millénarisme vertical ? Comment s'est faite cette réinterprétation ou horizontalisation et quelles en ont été les conséquences ?

M. A. M.  La sécularisation procède du fait que l'empire est devenu définitivement impossible à l'intérieur de l'Europe chrétienne. À partir de là, il y a eu une extension du « projet impérial » à travers la colonisation européenne. Le millénarisme1 chrétien est politiquement agissant parce qu'il est impérial dès la conversion de Constantin au christianisme2, puis colonial à partir du XVe siècle. Ce que vous nommez « horizontalisation » est en fait le projet de faire descendre du ciel sur terre, ce qui n'aurait pas pu se formuler sans la colonisation et l'exploitation des ressources naturelles des terres colonisées. La réalisation du salut en ce monde est une conquête du sol et des sous-sols. Ses « conséquences » sont donc écocides.

H. M.  Pourquoi cette sécularisation a-t-elle eu besoin de conquérir d'autres terres pour se concrétiser ? Ne pouvait-elle se réaliser à l'intérieur des États-nations ?

M. A. M.  À partir du XIXe siècle, ce sont clairement les besoins énergétiques qui poussent à l'expansionnisme et créent un « besoin » de conquête. D'où la nécessité d'articuler la question impériale à la question du capitalisme. L'État-nation en Europe occidentale est toujours plus ou moins lié à un projet d'extension au-delà de ses frontières, dès le départ. Il ne faut donc pas opposer la nation à l'empire comme le fait un récit convenu. Toute nation européenne et occidentale porte une trace de l'impérialité.

H. M.  En quoi la sécularisation est-elle un « ordre » ?

M. A. M.  Dans le sens où elle est « ordonnée » aux fidèles lorsqu'on leur demande de séparer religion et politique tout en les surveillant et en contrôlant leurs faits et gestes, comme c'est le cas avec les musulmans et musulmanes de ce pays. Mais elle renvoie à des processus réels qui « ordonnent » dans le sens de « mettre en ordre » (chacun à sa place) et d'organiser l'espace d'une certaine manière. Le racisme colonial est une forme d'organisation de l'espace de ce type. Par exemple, exclure des femmes de l'espace public en définissant leurs vêtements comme des signes religieux relève de cette gestion de l'espace. C'est une manière de contraindre au nom de l'ordre public.

H. M.  Plutôt que d'un Anthropocène3, vous préférez parler de « Sécularocène ». Pourquoi cette notion vous semble-t-elle plus à même de traduire les bouleversements géologiques et écologiques qui ont accompagné la « modernité » et le capitalisme ?

M. A. M.  Le Sécularocène ne renvoie pas à une cause unique telle que l'humanité, la modernité ou le capitalisme, mais à un ensemble complexe de processus multiples, instables et enchevêtrés. Les autres modèles ne permettent pas de prendre au sérieux la manière dont la religion reste à l'œuvre dans le monde qui est le nôtre. Il faut noter que du charbon au gaz de schiste, les énergies sont souvent considérées comme des dons de Dieu dans beaucoup de pays non européens — notamment musulmans. Cette question est loin d'être marginale. Simplement, la culture de gauche les ignore à cause d'un marxisme naïf et maladroit qui voudrait que le vrai problème soit « le social » ou « l'économique ». Il est possible que ce soient eux les grands théologiens, eux qui croient dur comme fer en « la » cause unique.

Pour une critique radicale du colonialisme

H. M.  Plus que 1492, la « découverte » de l'Amérique, vous affirmez que c'est la campagne d'Égypte par Napoléon qui constitue une date charnière. Pourquoi ?

M. A. M.  Cette campagne amorce la colonisation de l'Afrique et des mondes musulmans afro-asiatiques. En même temps, elle a lieu en Afrique du Nord. Elle permet de penser à partir des perspectives qui sont les nôtres en tant que Maghrébins. Cette perspective manque cruellement en France et ailleurs. Répéter « 1492 » comme un mantra nous empêche de comprendre notre propre expérience et de développer notre propre langage politique et théorique. Je ne parle pas du symptôme proprement scandaleux de la violence du racisme anti-arabe et anti-maghrébin en France, mais du fait que l'écrivain et philosophe marocain Abdelkebir Khatibi ne soit cité nulle part. C'est étrange. Il est pourtant la source avouée de Walter Mignolo4 En fait, l'inventeur du décolonial, c'est lui.

Même si je conserve une orientation décoloniale dans la mesure où je pense qu'il faut poursuivre les luttes contre le colonialisme par tous les moyens possibles, et donc aussi par l'art et la théorie critique, je trouve que la pensée décoloniale telle qu'elle existe aujourd'hui manque souvent de radicalité. À force de ne parler que de la race ou de la colonialité, on sépare la critique du colonialisme de la critique plus générale de l'État et du capital. Et, très souvent, ces objets sont laissés aux théoriciens marxistes blancs qui ne sont pas vraiment dérangés par la pensée décoloniale dans sa forme existante. Il faut avoir une théorie du capitalisme autonome si l'on veut cesser de dépendre de la théorie européenne. L'idée selon laquelle on ne devrait parler que de nous-mêmes ou de notre condition est faussement radicale.

H. M. Pour ce qui concerne la France, pourquoi l'Algérie, sa conquête et sa « pacification » ont-elles une place si particulière dans la sécularité française ?

M. A. M.  C'est en Algérie que la France a réalisé ce qu'elle n'a pas été capable de déployer en Égypte. Parce que c'est en Algérie que la France a testé la plupart des techniques qu'elle a appliquées ailleurs. La prise d'Alger en 1830, c'est très tôt comparé aux autres colonisations qui ont eu lieu sur le continent africain et encore plus dans le monde arabe. Ensuite, l'Algérie est une colonisation de peuplement, mais dans les zones sahariennes c'est un gouvernement indirect et tribal qui s'y déploie. Bref, c'est une colonie totale où plusieurs modes de gouvernement coexistent — ce que veut dire rigoureusement le mot « apartheid », du reste. Par ailleurs, en Algérie, la race ce n'est pas seulement la couleur, c'est la religion, et particulièrement l'islam tel qu'il est codifié par l'État colonial. Je rappelle du reste que l'État français a appliqué la charia en Algérie.

L'ennemi à abattre est musulman

H. M.  Vous construisez un modèle où c'est l'islam qui est le rival de l'empire. Pourquoi l'islam comme altérité insupportable et pourtant nécessaire au déploiement de l'empire ? L'impérialité de l'Occident ne faisait-elle pas miroir avec l'impérialité de l'empire ottoman ?

M. A. M.  Je rappelle simplement que la colonisation des Amériques est la continuation de la Reconquista et que ses acteurs entendaient y poursuivre les croisades pour faire advenir la fin des temps par le dernier empire et le règne du Christ en gloire. Dans ce cadre, tout ce qui relève de l'islam est vu comme l'Antéchrist, l'ennemi et la bête à abattre. La civilisation musulmane est la grande rivale théologico-politique de l'Occident. Cela a été identifié par Edward Saïd dès 1978, et il est révélateur que cette idée ne soit pas acceptée.

H. M. En quoi et de quoi est-ce révélateur ?

M. A. M. C'est révélateur d'une volonté de ne pas prendre au sérieux la profondeur et la centralité de l'islamophobie en Europe aujourd'hui. Il suffit pourtant d'observer comment s'opère la montée de l'extrême droite et la diffusion du mythe du « grand remplacement ». La focalisation sur l'islam est très claire aujourd'hui, et elle renforce ce fascisme puisque ce qu'il reste de la gauche se retrouve piégé par un vieil anticléricalisme qui la rend impuissante, voire potentiellement réactionnaire et collaborationniste.

H. M.  D'autres altérités n'ont-elles pas aussi joué ce rôle de rivales ?

M. A. M.  Oui, mais pas dans le même sens. Les juifs constituent un ennemi théologique pour les chrétiens dans la mesure où ils sont vus comme ceux qui nient que Christ soit le Messie. L'ennemi à abattre politiquement et militairement est musulman, en revanche. Certes, les Indiens d'Amérique étaient considérés comme diaboliques par le théologien espagnol Juan Ginés de Sepúlveda qui, sur ce point, continuait la croisade contre les musulmans dans les Amériques. Mais jamais ils ne sont vus comme des rivaux dans la course pour la domination du globe.

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Mohamad Amer Meziane
Des empires sous la terre. Histoire écologique et raciale de la sécularisation
Paris, La Découverte
avril 2021 ; 352 pages
22 euros
(ver. num. 14,99 euros)


1Doctrine religieuse qui soutient l'idée d'un règne terrestre du Messie, après que celui-ci aura chassé l'Antéchrist et préalablement au Jugement dernier.

2Constantin Ier (272-337), le fondateur de Constantinople a été le premier empereur romain à se convertir au christianisme, faisant de l'empire romain un empire chrétien.

3Terme introduit en 2000 par le prix Nobel de chimie Paul Crutzen, défini comme une ère géologique où les humains sont devenus une force qui bouleverse les grands cycles biogéochimiques de la Terre. Elle s'est amorcée au milieu du XIXe siècle, au moment de la révolution industrielle, lorsque l'usage du charbon et de la machine à vapeur se généralisait tandis que les premiers gisements de pétrole étaient découverts.

4Sémiologue argentin et professeur de littérature à l'université de Duke, aux États-Unis. Il est connu pour être l'une des figures du post-colonialisme latino-américain.

Syrie, la troublante impunité d'Abdulhamid C.

En France, la Cour de cassation fait obstacle au jugement d'un ancien membre des services de renseignement syriens arrêté en France en 2019. Abdulhamid C. ne peut être jugé pour « complicité de crimes contre l'humanité », au motif que la loi syrienne ne prévoit pas cette incrimination. Une décision troublante qui devrait pousser à une révision de la loi.

À la mi-novembre 2021, les procédures engagées contre Abdulhamid C. par le pôle Crimes de guerre-crimes contre l'humanité du parquet national antiterroriste étaient sur le point d'aboutir. Abdulhamid C., Syrien de 32 ans, ancien membre de la sûreté de l'État, avait été arrêté dans la banlieue parisienne en février 2019 et placé en détention provisoire. L'enquête avait été menée en coopération avec l'équipe du tribunal de Coblence dans le cadre du dossier Caesar, du nom attribué à ce photographe militaire syrien qui a fait sortir des milliers de photos de corps martyrisés de Syriens morts dans les prisons du régime. Elle faisait apparaitre une participation de l'inculpé à l'arrestation de manifestants à Damas entre 2011 et 2013.

Un événement inattendu est venu interrompre le processus. La Cour de cassation, saisie par les avocats d'Abdulhamid C., décidait le 24 novembre 2021 que les poursuites engagées contre ce dernier n'étaient pas légales. De ce fait, l'ensemble des procédures concernant des inculpés syriens et d'autres nationalités étaient également remises en cause. Le coup porté à la crédibilité de la France en matière de lutte contre l'impunité était d'autant plus rude que, à peu près au même moment, en Allemagne, la Cour de Coblence s'apprêtait à décider une lourde condamnation contre le colonel Answar Raslan, 58 ans, ancien officier des services de renseignement du régime Assad.

En finir avec l'impunité

D'autres facteurs rendaient particulièrement inopportun le timing de l'arrêt de la Cour de cassation. La France vient de prendre la présidence du Conseil de l'Union européenne. Il serait préférable qu'elle puisse donner le bon exemple vis-à-vis de ses partenaires. Par ailleurs, le départ de France en octobre 2021, sans difficulté, de l'oncle de Bachar Al-Assad, Rifaat Al-Assad, bien que condamné par un tribunal français à de la prison ferme, a ravivé la mémoire d'une longue complaisance de la France à l'égard d'anciens dignitaires du régime syrien.

Pourtant, la diplomatie française s'est engagée ces dernières années à mobiliser la communauté internationale dans la lutte contre l'impunité. Elle a joué un rôle actif pour assurer la diffusion des photos du dossier Caesar. Elle a contribué à la création du mécanisme international, indépendant et impartial des Nations unies, dirigé par une magistrate française et qui a pour mission de recueillir les preuves des crimes liés au conflit en Syrie. Elle a soutenu la commission d'enquête pour la Syrie. Il ne se passe pas de semaine sans que le ministre des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian rappelle son engagement. En février 2021, il cosignait avec d'autres ministres européens un texte comportant le serment suivant :

Nous maintiendrons notre engagement, notamment dans le cadre de nos juridictions nationales, pour que les crimes commis en Syrie ne restent pas impunis.

Une autre conséquence de l'arrêt des poursuites contre des ressortissants syriens sur la base de crimes de guerre et de crime contre l'humanité est d'affaiblir l'action menée contre l'impunité liée à l'usage d'armes chimiques. Là aussi, la France a joué un rôle pionnier et préside le « partenariat international » sur ce sujet qui réunit une quarantaine de pays.

La question qui se posait donc pour les autorités françaises était de comprendre les raisons de la décision de la Cour de cassation afin de lui apporter la réponse adéquate. Rappelons que la Syrie n'est pas membre de la Cour pénale internationale (CPI), et que la Chine et la Russie refusent que la situation en Syrie y soit transférée par le Conseil de sécurité des Nations unies1. Seuls des tribunaux étrangers peuvent donc à ce stade offrir une voie de recours aux victimes de crimes liés au conflit syrien.

Par ailleurs, le principe juridique de compétence universelle2 n'est pas appliqué en France. Une loi du 9 août 2010, qui transpose dans le droit français le Statut de Rome, traité international à l'origine de la création de la CPI, prévoit cependant la possibilité de poursuites contre des personnes résidant en France soupçonnées de crimes de guerre ou contre l'humanité. Mais parmi les conditions requises figure celle dite de la « double incrimination ». Celle-ci exige que le crime de guerre ou contre l'humanité soit puni aussi bien dans la législation du pays d'origine de l'inculpé que dans la législation française. La Cour de cassation a simplement constaté que ce n'était pas le cas pour la Syrie, même si des juridictions inférieures avaient auparavant fait une interprétation différente.

Dès lors, le gouvernement français, s'il veut rester cohérent avec ses engagements internationaux, n'a d'autre choix que de modifier cette loi de 2010 pour supprimer l'exigence de la « double incrimination ». Le 18 janvier 2022, à l'occasion d'un débat à la Commission des affaires étrangères, le ministère de l'Europe et des affaires étrangères a pris l'engagement d'agir dans ce sens. Un texte de position qu'il a distribué précise noir sur blanc :

Le ministère de l'Europe et des affaires étrangères est résolument favorable à la suppression, dès que pourra être identifié un vecteur législatif adéquat, du critère de la double incrimination pour les crimes contre l'humanité. Cette suppression serait d'application immédiate.

Le problème de la « double incrimination »

Cette prise de position est évidemment importante. Il reste toutefois deux obstacles à surmonter. En premier lieu, c'est le ministère de la justice — et non celui des affaires étrangères — qui est leader pour la politique pénale. Il se trouve qu'au cours des mois précédents, le ministre de la justice Éric Dupond-Moretti avait refusé des amendements venant des parlementaires visant à corriger la loi. Il faut espérer que l'arrêt du 24 novembre l'amènera à reconsidérer sa position. La décision de la Cour de cassation a en effet au moins le mérite de faire apparaitre ce qu'il y a d'absurde en pratique dans la condition de la « double incrimination » : il y a peu de chances qu'un pays qui pratique les crimes contre l'humanité interdise ce type de crime ou prenne au sérieux une éventuelle interdiction.

En second lieu, le calendrier parlementaire rend difficile une action très rapide. En raison de l'élection présidentielle qui a lieu en avril, la session parlementaire actuelle termine ses travaux fin février. Des élections générales auront lieu les 12 et 19 juin 2022. La nouvelle Assemblée ne tiendra en principe sa première session qu'en octobre. Une session extraordinaire pourrait être convoquée en juin-juillet, mais uniquement pour traiter d'affaires intérieures urgentes. Au total, c'est un nouveau gouvernement et une nouvelle Assemblée qui seront amenés, pas avant la fin de l'année 2022 selon toute vraisemblance, à réexaminer la question de la loi du 9 août 2010.

Cela veut dire qu'il appartient à tous ceux qui en France sont motivés par le combat contre l'impunité de rester mobilisés pour éviter que plus de temps que nécessaire ne soit perdu. Il ne serait pas acceptable que la France aggrave son retard par rapport à d'autres pays, et notamment ses partenaires européens. En fait, ce n'est pas seulement un élément de la loi du 9 août 2010 qu'il faut changer, c'est aussi un état d'esprit qui a conduit à limiter, dans l'indifférence générale, les moyens accordés aux enquêtes et à l'instruction des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité.

Pourquoi s'agit-il d'une cause vraiment importante ?

S'agissant de la Syrie, nous avancerons deux raisons. D'une part, les moyens d'action pour changer le cours des choses en Syrie sont malheureusement limités ; une chose honorable à faire est au moins de dire non aux crimes abominables du régime de Damas. Aujourd'hui, Abdulhamid C. est sorti de prison. Dans ces conditions, d'autres sbires du régime ayant quitté la Syrie seront tentés de trouver refuge en France. Il serait lamentable que notre pays apparaisse comme un havre d'accueil pour les complices du régime d'Assad. D'autre part, la condamnation pénale de responsables ou de complices de crimes contre l'humanité de ce régime contribue sur le plan politique à la délégitimation du clan Assad. Au moment où la tentation d'un rapprochement avec Damas existe dans beaucoup de pays, il est indispensable de rappeler constamment et par tous les moyens la vraie nature de ce clan qui a plongé la Syrie dans l'enfer qu'elle connait actuellement.


1NDLR. La Cour pénale internationale peut être saisie suivant l'une ou l'autre de ces trois procédures : par un État signataire du Statut de Rome qui l'a créée ; par le procureur de la CPI s'il estime que l'ouverture d'une enquête est impérative ; ou par le Conseil de sécurité de l'ONU.

2NDLR. En droit international, le principe juridique de compétence universelle est fondé sur l'idée que la lutte contre l'impunité des violations graves des droits humains n'a pas de frontières. Les États ont par conséquent la possibilité, voire l'obligation, de poursuivre les auteurs de crimes internationaux se trouvant sur leur territoire, – et ce où que les crimes aient été commis et quelle que soit la nationalité des auteurs et des victimes. Cela nécessite des législations nationales adaptées, ainsi que des moyens adéquats de mise en œuvre.

Amnesty International dissèque l'apartheid d'Israël 

Par : Jean Stern

L'organisation de défense des droits humains Amnesty International s'en prend au système cruel de domination sur la population palestinienne, qu'elle soit en Israël, dans les territoires occupés, à Gaza ou réfugiée. Ce tournant majeur d'Amnesty, qui réclame la saisine de la Cour pénale internationale, est un coup dur pour le gouvernement israélien. Orient XXI a lu le rapport en avant-première.

La première secousse a lieu en 2020, quand l'organisation de juristes israéliens Yesh Din emploie le terme « apartheid » pour qualifier un système autoproclamé démocratique qui, jusqu'à présent, passait entre les gouttes de l'analyse politique objective. La proximité rendant lucide, une autre ONG israélienne, B'Tselem, creuse le sillon en janvier 2021 en estimant qu'il est temps de dire « non à l'apartheid des rives du Jourdain à celle de Méditerranée ». Les deux ONG sont suivies dès avril 2021 par Human Right Watch (HRW). Cependant, l'organisation ne parlait d'apartheid que pour les territoires occupés et Gaza, distinguant les discriminations spécifiques des Palestiniens israéliens. Le rapport que publie Amnesty International ce mardi 1er février 2022 — et dont Orient XXI a eu la primeur — va beaucoup plus loin et emploie le terme d'apartheid pour tous les Palestiniens, quels que soient leur lieu de résidence et leur statut.

Pour la première fois, Amnesty International (AI), l'une des plus importantes organisations mondiales de défense des droits humains, l'une des plus précautionneuses aussi sur le choix de mots pour qualifier les situations, considère que « l'apartheid d'Israël contre la population palestinienne est un système cruel de domination et un crime contre l'humanité », dans un rapport qui devrait faire du bruit, publié ce mardi 1er février 2022. Le texte fera en outre date, car il traite sans distinction de la situation des Palestiniennes et des Palestiniens « qui vivent en Israël et dans les territoires palestiniens occupés (TPO), ainsi que les réfugié·e·s déplacé·e·s dans d'autres pays ».

Ce refus de segmenter les Palestiniens par tranches, de considérer que leurs intérêts auraient fini par diverger selon leur lieu de résidence est une révolution considérable dans le langage de la communauté humanitaro-diplomatique internationale. Il s'inspire des arguments de longue date de nombreux Palestiniens (et bien d'autres) sur l'unité d'un peuple fracturé par la création de l'État d'Israël en 1948.

Remettre les compteurs à zéro

Ce document dense décrit l'oppression israélienne et les mécaniques de domination des Palestiniens. Des dizaines d'entretiens, des centaines de documents analysés pour l'essentiel sur la période2017-2021, des mois d'élaboration dans le plus grand secret : le rapport d'Amnesty porte un changement politique d'importance. Il offre aussi une somme considérable d'informations sur les réalités que vivent les Palestinien·ne·s, qu'ils et elles soient à Gaza, en Cisjordanie, à Jérusalem, à Haïfa… Et remonte le plus souvent aux origines de l'État d'Israël pour mieux comprendre les racines d'une politique dont le continuum avait déjà été mis en lumière par plusieurs historiens de toutes origines ces dernières années. Là encore, Amnesty International remet les compteurs à zéro.

« Il est en train de se passer exactement le contraire de ce qu'ils imaginaient », me disait de façon prémonitoire au printemps 2016 Yuli Novak, directrice générale de Breaking The Silence, une organisation de vétérans de l'armée israélienne qui collecte des témoignages sur les exactions commises par des militaires dans les territoires occupés1. Les rapports de Breaking The Silence, ainsi que ceux d'autres ONG israéliennes et palestiniennes, ont d'ailleurs nourri le travail des chercheurs d'Amnesty International, rencontrant enfin l'écho qu'ils méritaient.

Ce qu'il se passe, c'est tout simplement que le soft power israélien (et ses nombreux alliés de tous bords et tous continents, de Los Angeles à Dubaï) a échoué à étouffer les voix dissidentes en Palestine d'abord, mais aussi en Israël, chez les juifs comme chez les Arabes. Au contraire, la parole reprend. Avec ce nouvel engagement très ferme d'AI, l'usage du mot apartheid à propos d'Israël cessera d'être soumis à un intense pilonnage, même s'il ne faut peut-être pas rêver, notamment en France. Néanmoins, c'est un sacré bond en avant que propose Amnesty sur la scène mondiale.

Un crime contre l'humanité

Son rapport de 211 pages serrées analyse détentions administratives, saisies de biens fonciers et immobiliers, homicides illégaux, transferts forcés, restrictions des déplacements, entraves à l'éducation. Il s'appuie sur de nombreux exemples documentés, dans plusieurs endroits du pays, dans la vallée du Jourdain, à Gaza. Il rassemble beaucoup d'informations, ce qui a permis à l'organisation de se livrer à un minutieux inventaire du système mis en place par Israël. Il s'agit d'identifier autant de « facteurs constitutifs » d'un système d'apartheid au regard du droit international. Pour Amnesty, « ce système est perpétué par des violations qui constituent le crime contre l'humanité d'apartheid tel qu'il est défini dans le Statut de Rome et la Convention sur l'apartheid ». Agnès Callamard, nouvelle secrétaire générale de l'organisation de défense des droits humains depuis 2021, enfonce le clou :

Notre rapport révèle la véritable ampleur du régime d'apartheid d'Israël. Que ce soit dans la bande de Gaza, à Jérusalem-Est, à Hébron ou en Israël, la population palestinienne est traitée comme un groupe racial inférieur et elle est systématiquement privée de ses droits.

Amnesty International « appelle la Cour pénale internationale (CPI) à considérer la qualification de crime d'apartheid dans le cadre de son enquête actuelle dans les TPO et appelle tous les États à exercer la compétence universelle afin de traduire en justice les personnes responsables de crimes d'apartheid ».

Un système en place depuis 1948

Le rapport détaille ce qu'Amnesty entend par « système d'apartheid », et sur ce point précis mérite d'être cité en longueur :

Le système d'apartheid a vu le jour avec la création d'Israël en mai 1948 et a été construit et maintenu au fil des décennies par les gouvernements israéliens successifs sur tous les territoires qu'ils ont contrôlés, quel que soit le parti politique au pouvoir à l'époque. Israël a soumis différents groupes de Palestiniens à différents ensembles de lois, de politiques et de pratiques discriminatoires et d'exclusion à différents moments, en réponse aux gains territoriaux qu'il a réalisés d'abord en 1948, puis en 1967, lorsqu'il a annexé Jérusalem-Est et occupé le reste de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. Au fil des décennies, les considérations démographiques et géopolitiques israéliennes ont façonné les politiques à l'égard des Palestiniens dans chacun de ces domaines territoriaux.

Bien que le système d'apartheid d'Israël se manifeste de différentes manières dans les diverses zones sous son contrôle effectif, il a toujours le même objectif d'opprimer et de dominer les Palestiniens au profit des Israéliens juifs, qui sont privilégiés par le droit civil israélien quel que soit leur lieu de résidence. Il est conçu pour maintenir une majorité juive écrasante ayant accès et bénéficiant du maximum de territoires et de terres acquis ou contrôlés, tout en limitant le droit des Palestiniens à contester la dépossession de leurs terres et de leurs biens. Ce système a été appliqué partout où Israël a exercé un contrôle effectif sur des territoires et des terres ou sur l'exercice des droits des Palestiniens. Il se concrétise en droit, en politique et en pratique, et se reflète dans le discours de l'État depuis sa création et jusqu'à ce jour.

Discrimination raciale et citoyenneté de seconde zone

Le rapport revient évidemment sur les discriminations globales d'un système dont la géométrie variable n'est finalement qu'un facteur d'ajustement.

Les guerres de 1947-1949 et 1967, le régime militaire actuel d'Israël dans les TPO, et la création de régimes juridiques et administratifs distincts au sein du territoire ont isolé les communautés palestiniennes et les ont séparées de la population juive israélienne. La population palestinienne a été fragmentée géographiquement et politiquement, et elle vit divers degrés de discrimination selon son statut et son lieu de résidence.

[…]

Les citoyen·ne·s palestiniens d'Israël ont actuellement plus de droits et libertés que leurs homologues des TPO, et le quotidien des Palestiniens·ne·s'est par ailleurs avéré très différent s'ils vivent dans la bande de Gaza ou en Cisjordanie. Les recherches d'Amnesty International montrent néanmoins que l'ensemble de la population palestinienne est soumis à un seul et même système. Le traitement des Palestinien·ne·s par Israël dans tous les territoires répond au même objectif : privilégier les juifs et juives israéliens dans la répartition des terres et ressources, et minimiser la présence de la population palestinienne et son accès aux terres.

Un seul et même système, fondé pour AI sur la discrimination raciale et des statuts de citoyens de seconde zone. Ce déclassement s'accompagne évidemment de dépossessions, et le rapport revient sur « la mise en œuvre à grande échelle de saisies foncières cruelles contre la population palestinienne », et la démolition « depuis 1948 » de centaines de maisons et bâtiments palestiniens. Il évoque également ces familles de quartiers palestiniens de Jérusalem-Est harcelés par des colons qui s'emparent de leurs logements « avec le soutien total du gouvernement israélien ».

Amnesty demande à tous les pays qui entretiennent de bonnes relations avec Israël « dont certains États arabes et africains » de ne plus soutenir un système d'apartheid. Pour sortir de ce « système », désormais documenté par Amnesty, « la réaction internationale face à l'apartheid ne doit plus se cantonner à des condamnations génériques et à des faux-fuyants. Il faut nous en prendre aux racines du système, sans quoi les populations palestiniennes et israéliennes resteront piégées dans le cycle sans fin des violences qui a anéanti tant de vies », conclut Agnès Callamard.

« Mon identification avec cette histoire a cessé » 

Yuli Novak est arrivée avec une autre histoire et par d'autres biais à la même conclusion qu'Agnès Callamard. Aujourd'hui âgée de 40 ans, elle a en 2017 quitté son poste à Breaking The Silence pour un voyage à destinations multiples, de l'Islande à l'Afrique du Sud. Elle y a rencontré des gens qui avaient lutté contre l'apartheid, tenté de saisir « les peurs » des uns et des autres. Mais elle a surtout compris l'apartheid de son propre pays. « Sa structure politique était destinée dès le départ à préserver une majorité juive et, en ce sens, elle était antidémocratique. Mon identification avec cette histoire a cessé », poursuit Yuli Novak dans un long portrait publié le 28 janvier 2022 par le quotidien libéral Haaretz.

Dans un livre qu'elle vient de publier, Yuli Novak décrit plusieurs années d'enfer, de harcèlement quotidien, la déception de découvrir qu'un salarié de Breaking The Silence était un agent du Shin Bet, les services secrets intérieurs. Elle a d'abord pensé que ce « type un peu bizarre, un peu solitaire, touchant » savait tout d'elle, de ses petits « commérages », avant de comprendre que la démocratie s'effondrait sous ses yeux. Elle saisit alors que son contrat avec son pays est en quelque sorte « conditionnel : tant que j'obéissais. Dès que quelque chose ne lui convenait pas, le système se retournait contre moi. On me disait : "Si tu es contre l'occupation et que tu penses qu'il faut manifester à propos de la situation à Gaza, alors tu ne fais pas partie de nous" ».

Elle constate que parler d'apartheid à propos d'Israël n'est qu'un fait. Et s'il devient douloureux psychologiquement et politiquement à supporter pour de nombreux Israéliens, il l'est encore plus et depuis bien longtemps par des millions de Palestiniens. Pour les uns comme pour les autres, les soutiens internationaux, s'ils font leur retour en force sans niaiserie, seront les bienvenus.

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Israel's Apartheid against Palestinians. Cruel System of Domination and Crime against Humanity, Amnesty International, 1er février 2022


1La Chronique d'Amnesty International, numéro 354, mai 2016.

Zemmour, de Gaulle, Lyautey. L'enterrement de l'universalisme républicain

Éric Zemmour lance sa campagne présidentielle autour d'un projet politique se présentant comme gaullien. Comme le polémiste, de Gaulle était en effet fasciné par Hubert Lyautey, « héros » des guerres coloniales et partisan d'un empire dans lequel les colonisés ne devaient pas pouvoir obtenir les droits politiques et sociaux des Français d'origine européenne. Il y aurait comme une forme de continuité…

Pour alimenter son discours réactionnaire et identitaire, Éric Zemmour invoque un grand nombre de figures historiques devenues consensuelles, à commencer par celle d'Hubert Lyautey, qui faisait partie du courant indigéniste de l'empire français à l'aube du XXe siècle. Comme de Gaulle, il est aujourd'hui vu comme ayant défendu le respect de la culture des peuples colonisés. Zemmour a beau jeu de présenter leurs approches comme autant de brevets de sympathie pour les peuples colonisés, mais cette idéologie n'a jamais rien eu d'anti-impérialiste. En effet, Lyautey et ses camarades n'étaient pas hostiles à l'expansion militaire de la France sur le continent africain, bien au contraire. Ils jugeaient simplement qu'elle devait s'exercer avec le minimum d'immixtion de la culture européenne républicaine, égalitaire et sécularisée sur la société indigène. Il fallait s'inspirer du self-government britannique.

En réalité, cette philosophie s'ancre dans une cohérente tradition de la droite monarchiste qui rejetait par principe toute intégration républicaine. En effet, le maréchal Lyautey, comme tous les officiers monarchistes et antidreyfusards de la fin du XIXe siècle participait alors à la recomposition maurrassienne de la nostalgie de l'ancien régime1, du nationalisme bonapartiste et de l'antisémitisme des disciples d'Ernest Renan. Dans ce programme, les indigènes, juifs et musulmans d'Algérie étaient considérés comme inassimilables à la « francité » catholique, et c'est tout naturellement qu'ils se félicitèrent de la dénaturalisation des juifs en 1940.

Xénophobie et mépris de classe

Par ailleurs, Lyautey était radicalement hostile à l'idée d'une colonisation de peuplement, et pas uniquement par générosité pour les indigènes. C'était avant tout par mépris de classe qu'il voulait « protéger » la notabilité indigène de l'irruption de ces prolétaires. À cela s'ajoutait la xénophobie pure et simple, dominante en ce moment confusionniste des « années Boulanger »2 : il s'opposait aussi à la naturalisation de ces centaines de milliers de travailleurs émigrés espagnols, maltais, italiens et portugais qui avaient gagné l'Algérie. Et pourtant, la catholicité, critère sur lequel cette naturalisation avait été promulguée par des républicains anticléricaux en cette fin d'année 1880, visait paradoxalement à satisfaire le camp catholique. C'est cet anticolonialisme fondé sur le mépris de caste, la xénophobie et le racisme antisémite qui constitue un des fondements de l'approche de l'indigénisme par Lyautey.

Ce qui plaisait à ces romantiques attardés dans l'idée fantasmagorique qu'ils se faisaient de la société marocaine n'était évidemment ni le caractère multidimensionnel des relations politiques, ni la dispersion du pouvoir et encore moins la démocratie des assemblées villageoises. Ce n'était pas la société indigène qu'ils voulaient à tout prix « conserver », mais bien un fantasme qu'ils projetaient d'une société d'ancien régime religieusement conditionnée autour d'une caste d'élite et de son « empereur chérifien ». Ils façonnaient ainsi une monarchie féodale imaginaire, avec pour priorité de prévenir toute contamination des idées progressistes dans l'empire.

La nouvelle aristocratie indéboulonnable ainsi instituée continue à se reproduire jusqu'à nos jours, soudée par la même crainte que les idées d'égalité sociale et de démocratie républicaine gagnent le peuple. Elle ne commémore donc pas les trente années de résistance du « pays indépendant » (Blad siba) entre 1907 et 1934, au cours de cette guerre brutale et destructrice menée par l'armée française et le makhzen du sultan fantoche de Rabat dont Lyautey se rêvait le proconsul.

Un collège unique pour tous les citoyens

Parmi les grands admirateurs de Lyautey, avant Zemmour, et parmi cette majorité d'officiers tentés par la sédition maurrassienne, il y avait un certain colonel de Gaulle. Ainsi, la filiation que revendique l'agitateur d'extrême droite n'est pas factice, elle est logique et argumentée. Comme son inspirateur Lyautey avant lui, de Gaulle n'avait rien contre l'empire français. C'était avant tout son existence, qui supposait que la métropole n'était qu'une partie de la France, qui lui permettait en 1940 d'espérer la victoire, comme il le proclama lors du discours du 18 juin :

Car la France n'est pas seule ! […] Elle a un vaste empire derrière elle.

L'image anticolonialiste de De Gaulle tient encore une fois à une méprise sur ses intentions politiques et idéologiques. Elle dérive de son aversion pour les petits colons européens autant que de son hostilité à l'universalisme républicain, mais surtout d'une conception racialiste de l'identité française. Elle repose finalement sur les circonstances des années 1958-1962 de son arrivée au pouvoir et sur la cécité générale et complice qui conditionne le privilège blanc jusqu'aujourd'hui.

En 1945-1946, les parlementaires communistes, socioréformistes, radicaux et chrétiens-démocrates l'ont vite poussé vers la sortie en rejetant son projet de république plébiscitaire, déjà expérimenté en 1848-1851 avec la conséquence que l'on connait : la restauration de l'empire. En plus de la sécurité sociale dont de Gaulle ne voulait à aucun prix, ces parlementaires rédigèrent la Constitution la plus démocratique de l'histoire de France. Et le progrès ne s'arrêtait pas à la métropole : ils proclamèrent aussi l'égalité de tous les habitants de l'empire avec ceux de la métropole et, dès 1946, abolirent l'indigénat et le travail forcé. La gauche républicaine mit sur pied l'Union française qui, inspirée de l'URSS, permettait de concilier la préservation de l'empire et le principe d'égalité entre les peuples et d'autodétermination politique en conférant la citoyenneté française à tous les colonisés.

Cependant, ultime concession à la droite de l'hémicycle, le droit de vote était de facto réservé aux blancs et aux élites « naturalisées », au sein du « premier collège » électoral. Ce faisant, la discrimination à l'égard des 99 % d'anciens indigènes n'était pas officiellement raciale. Elle se cachait derrière un vieux chantage : pour obtenir droit de cité dans la République laïque, un colonisé devait renoncer à son statut personnel traditionnel, et donc abjurer sa religion et embrasser le droit familial catholique. En 1916, le député socialiste du Sénégal, Blaise Diagne avait déjà obtenu l'extension de la citoyenneté aux musulmans des communes françaises dites « libres » en vendant à l'état-major qu'il pourrait ainsi les soumettre à la conscription. C'est sur ce précédent juridique fondamental que l'on a pu concevoir d'étendre la citoyenneté française aux indigènes de statut personnel coutumier ou musulman, donc aux Africains, Océaniens et Algériens musulmans. Ce chantage continue de peser sur Mayotte, lorsqu'à l'heure de demander des droits sociaux liés à la départementalisation, on leur reproche encore leur polygamie.

Finalement, les coalitions républicaines de centre gauche des années 1954-1955 accouchèrent d'un texte unique en son genre, la loi-cadre Defferre du 23 juin 19563 qui abolissait la distinction et fixait que, dans tous les Territoires d'outre-mer (TOM) :

[…] les élections à l'Assemblée nationale […] ont lieu au suffrage universel des citoyens des deux sexes […] quel que soit leur statut […] (T. III, articles 10).

L'élection des membres de l'Assemblée nationale […] a lieu au collège unique (T. III, articles 12).

En d'autres termes, la loi Defferre se proposait de sortir de l'impérialisme par le haut : il n'y avait désormais dans toutes les colonies françaises que des citoyens français de plein droit. Les colonisés allaient être représentés au Parlement, et peser à égalité dans les coalitions gouvernementales. Ce faisant, ils allaient pouvoir rapidement obtenir une convergence des niveaux de salaires et la protection de la sécurité sociale.

Mais, comme nous le savons, cela ne s'est pas produit.

La destruction dans l'œuf de la loi Defferre

Dix-huit mois plus tard, l'état-major renversait la Quatrième République et, sous la menace d'une invasion de la métropole, imposait que de Gaulle prenne le pouvoir comme caution républicaine paradoxale d'une nouvelle Constitution d'inspiration monarchiste et bonapartiste. Outre le coup de force et le recul démocratique institutionnel, le nouveau régime ne pouvait abroger les acquis sociaux et politiques d'un siècle de lutte républicaine puis sociale. Cependant, il y avait un progrès qui était jugé inacceptable par les partisans du général : l'égalité civique et politique des Africains noirs et des Algériens musulmans. Pour le monarchiste inspiré par le projet indigéniste lyautéen, « l'intégration » n'était pas même concevable. Les mémoires d'Alain Peyrefitte dans son livre C'était de Gaulle (Gallimard, 1994) sont à ce titre de plus en plus invoqués par des politiciens de droite, précisément afin de légitimer des opinions racistes. Il faut bien reconnaître que certaines illustrent parfaitement sa conception de l'avenir de l'empire :

Nous ne pouvons pas tenir à bout de bras cette population prolifique comme des lapins […]. Nos comptoirs, nos escales, nos petits territoires d'outre-mer, ça va, ce sont des poussières. Le reste est trop lourd.

(tome I, chapitre 7).

Ainsi, dans le texte de la Constitution soumis à référendum en 1958, il y avait deux titres concernant les TOM et la « Communauté ». Sans même avoir jamais eu à le prononcer, l'Union française était abolie et remplacée par un forum de chefs de territoires et d'États (article 82), aux ordres du seul président de la République (articles 80 et 81) sans aucune participation citoyenne à l'Assemblée nationale (article 83). Lyautey n'aurait pas pu rêver mieux.

Or, c'était justement en vertu de leur citoyenneté liée à la politique intégratrice de l'Union française, en vertu de leur égalité politique acquise par la loi Defferre deux ans plus tôt, que les Africains et les Algériens avaient eux aussi été convoqués au scrutin constitutionnel d'octobre 1958. Pour les premiers, ce fut la première et dernière fois qu'ils purent réellement voter. Par une coïncidence tragicomique, ils adoubèrent massivement un texte qui revenait à abolir les droits civils et politiques si chèrement et tardivement acquis deux ans plus tôt, après un siècle de travail forcé et de service militaire. En effet, une immense majorité aurait voté « oui » sur pression de l'administration coloniale et de leaders politiques opportunément ralliés à de Gaulle.

Seul le Guinéen Sékou Touré était parvenu à faire voter « non » à ses partisans. La Guinée fut immédiatement expulsée de la zone franc et privée de toutes subventions publiques : une belle illustration des considérations démocratiques et anticolonialistes de la droite gaullienne. La raison pour laquelle de Gaulle rejeta la demande de l'Assemblée gabonaise de passer au statut de Département d'outre-mer (DOM) était très précisément la crainte de partager les droits sociaux et économiques avec des non-blancs :

En pleine Afrique équatoriale ! Ils nous seraient restés attachés comme des pierres au cou d'un nageur ! Nous avons eu toutes les peines du monde à les dissuader de choisir ce statut.

(C'était de Gaulle, tome II, chapitre 7)

Un logiciel racialement conditionné

Le pire dans cette histoire fut que la gauche antigaulliste ne contesta pas au promoteur du « coup d'État permanent »4 d'avoir abrogé les droits civiques des Africains. Personne n'en parla, à part pour reprocher au nouveau président, à l'inverse, de les avoir fait voter ! Ceci, en effet, avait conforté sa large majorité et lui avait économisé des concessions à la gauche. Cela étant, le logiciel des métropolitains, de droite comme de gauche, était tellement racialement conditionné qu'ils se sont satisfaits de la dissolution de l'Union française et de l'éviction des droits de cité des non-blancs. De Gaulle, au moins, avait eu la conscience de restaurer ce privilège un temps menacé par la loi Defferre. Zemmour évoque lui aussi avec nostalgie cette froide abolition de l'égalité politique entre blancs et non-blancs, que le général justifiait à Peyrefitte en 1959 :

Vouloir que toutes les populations d'outre-mer jouissent des mêmes droits sociaux que les métropolitains, d'un niveau de vie égal, ça voudrait dire que le nôtre serait abaissé de moitié. Qui y est prêt ? Alors, puisque nous ne pouvons pas leur offrir l'égalité, il vaut mieux leur donner la liberté ! Bye bye, vous nous coûtez trop cher !

(C'était de Gaulle, tome 1, chapitre 7)

L'astuce sophistique se cache bien entendu dans le verbe « pouvoir » qui déguise une volonté politique raciste en état de fait. On refusait aux colonisés le partage des revenus et la puissance militaire de la France auxquels ils avaient pourtant tellement contribué. Nous jouissons depuis lors de ce privilège racial tout juste rétabli par la « communauté » de la Constitution gaullienne. En révoquant leur droit de cité de 1946 et de 1956, on renvoyait tout simplement les Français des TOM au rang d'« indigènes », sous le nouveau nom d'« étrangers ». La Constitution garantit aux seuls métropolitains le droit d'appartenir à une puissance occidentale riche. Or, d'un point de vue historique, tous les descendants des Français des TOM devraient avoir un droit de cité imprescriptible, car on ne peut dénaturaliser un citoyen français. Peut-être est-ce cela le consensus mou sur lequel repose le privilège blanc : l'allogénité des Africains et des Algériens lorsqu'ils doivent demander un visa et une carte de séjour pour pouvoir vivre en France, travailler à juste prix et bénéficier des droits sociaux. L'inégalité socio-économique criante des niveaux de vie, des mortalités infantiles, des conditions de subsistance, des espérances de vie, au nom d'une citoyenneté que de Gaulle a prétendu différente.

Zemmour aujourd'hui revendique cette même logique pour rejeter ceux qui ne correspondraient pas à son idée autoritaire et prescriptive de la France, résumée dans cette citation des propos du général consignés par Alain Peyrefitte (C'était de Gaulle, tome I, chapitre 7) et reprise par l'eurodéputée Nadine Morano en 2015 :

C'est très bien qu'il y ait des Français jaunes, des Français noirs, des Français bruns […] mais à la condition qu'ils restent une petite minorité. Sinon, la France ne serait plus la France. Nous sommes quand même avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne.

Si les colonisés des TOM de l'Union française avaient subitement perdu tous leurs droits politiques, les Algériens musulmans avaient au contraire obtenu la fusion des deux collèges au printemps 1958 et leurs départements gardaient leur statut français de plein droit. Ce faisant, de Gaulle allait profiter du malaise racial expérimenté par les métropolitains lorsqu'à l'issue des élections de novembre 1958, 33 parlementaires africains (révoqués à l'été 1959 en application de la communauté) et 44 Algériens musulmans arrivèrent au Palais-Bourbon5. Et c'est ici qu'il faut exhumer une dernière de ses indigestes maximes, lorsque, sur un ton de boutade indécente, il évacuait l'hypothèse d'une intégration des Algériens musulmans en s'exclamant :

Si nous faisions l'intégration, si tous les Arabes et Berbères d'Algérie étaient considérés comme Français, comment les empêcherait-on de venir s'installer en métropole, alors que le niveau de vie y est tellement plus élevé ? Mon village ne s'appellerait plus Colombey-les-Deux-Églises, mais Colombey-les-Deux-Mosquées !

(C'était de Gaulle, tome I, chapitre 6)

La large acceptation du repli racialiste

De Gaulle s'opposait dans ce propos au projet « d'intégration » porté par les plus modérés des milieux européens d'Algérie (les autres préconisaient une partition sur fondements raciaux, d'inspiration israélienne). C'est l'origine de toute la bizarre dissonance entre Zemmour et son collègue de la nouvelle réaction, fils de rapatriés d'Algérie comme lui : le maire de Béziers Robert Ménard. Le premier considère de Gaulle comme le liquidateur de l'Algérie française sans égard pour les pieds-noirs, et le second, qui agrège à sa communauté les juifs naturalisés — ce qui aurait aussi beaucoup interloqué à l'époque —, se réjouit de ce repli racialiste sur le pré carré blanc et chrétien. Pour que la France reste blanche et catholique, il fallait liquider cette colonie qui ne voulait pas être un protectorat à la Lyautey.

Or les deux aspects ne sont contradictoires qu'en apparence ; comme son maître à penser, de Gaulle n'avait que mépris pour les colons. Ici encore, il s'agit d'une hostilité aux principes politiques et sociaux républicains : il ne pouvait pas plus envisager que les musulmans et les juifs puissent jouir de l'égalité politique que comprendre que les descendants de quatre générations de travailleurs immigrés espagnols, italiens ou maltais étaient français. Il imaginait que ces gens devraient rentrer chez eux…, et ce « chez eux » n'était pas l'Hexagone.

Il y avait bien cependant une population qui trouvait grâce à ses yeux, et jouissait d'une « francité » ontologique : les Québécois. Et pour cause : blanche et chrétienne, cette population francophone n'avait jamais fait la Révolution française, étant alors sujette britannique. On ne se demandera pas pourquoi il n'a pas eu les mêmes égards pour les Haïtiens, pourtant descendants de Français qui luttèrent contre leurs maîtres blancs, monarchistes puis bonapartistes, dans le camp de tous les républicains français, entre 1789 et 1804.

Ce système de valeurs assumé par l'intéressé et accepté dans le silence coupable d'une opinion publique rassurée de ne pas avoir à partager ses privilèges avec des non-blancs s'exprime encore parfaitement dans l'ordre préfectoral du 17 octobre 1961, et dans le caractère tronqué de sa mémoire jusqu'à aujourd'hui. Ce jour-là, ce n'étaient pas des « Algériens » qu'on avait noyés, mais bien des citoyens français. C'était en tant que musulmans qu'ils avaient été spécifiquement ciblés par un ordre de couvre-feu illégal. Contre cette discrimination objective, ils sortirent courageusement en masse pour défendre leurs droits civiques de Français. Et furent massacrés par centaines par une police zélée.

Éric Zemmour revendique ce crime contre l'humanité. Il le justifie, comme à l'époque, en termes sécuritaires. En outre, il n'envisage pas qu'on ait pu ainsi tuer des centaines de personnes qui dans son opinion comme dans celle de De Gaulle — ou de son préfet Maurice Papon qui n'en était pas à son premier génocide — n'étaient pas français, sans un ordre de l'Élysée. Nous lui laissons donc cette affirmation comme mot de la fin.


1NDLR. Charles Maurras (1868-1952), journaliste, essayiste, homme politique, est membre de L'Action française, d'inspiration royaliste, nationaliste et contre-révolutionnaire qui devient le principal mouvement intellectuel et politique d'extrême droite sous la Troisième République. Il prône une monarchie héréditaire tout en se revendiquant antisémite, antiprotestant, antimaçonnique et xénophobe.

2Mouvement politique qui réunit, sous le nom du général Boulanger, entre 1886 et 1889, un grand nombre d'opposants au régime, venus à la fois de l'extrême droite et de l'extrême gauche. Ils voulaient établir un gouvernement fort et préparer la revanche sur l'Allemagne.

3Du nom de Gaston Defferre, ministre français d'outre-mer et maire de Marseille ; rédigée avec Félix Houphouët-Boigny, ministre délégué et futur président de la Côte d'Ivoire et cosignée par eux deux et François Mitterrand, alors garde des sceaux du gouvernement Guy Mollet.

4NDLR. Titre d'un essai écrit par François Mitterrand et publié en 1964, dans lequel il dénonce la pratique du pouvoir personnel par le général de Gaulle.

« L'alliance impie ». Quand la France se coalisait avec une puissance musulmane

Au cours de l'histoire, la France n'a pas toujours été en guerre contre l'islam. Depuis François Ier et durant plusieurs siècles, une alliance a perduré entre Paris et l'empire ottoman, pour combattre d'autres « puissances chrétiennes ». Preuve que la religion jouait un faible rôle dans les relations internationales. Extrait.

Au début du XVIe siècle, l'islam restant pour l'essentiel extérieur au royaume de France, la question qui se pose au roi François Ier n'est pas tant religieuse que politique. Même s'il est réputé très pieux de tempérament, il n'hésite pas à contracter une alliance militaire avec le très musulman Soliman le Magnifique, nommé dans son pays Sulayman Al-Qanuni, « le législateur », contre le rex christianissimus, le très chrétien Charles Quint. C'est ce qui permet aux troupes françaises d'échapper au désastre humiliant de l'expédition d'Alger en octobre 1541.

Charles Quint vient de mettre au pas Tunis en s'emparant de La Goulette. S'étant mis en tête de punir Alger qui avait osé chasser en 1529 les Espagnols du Peñon, cette forteresse érigée sur les îlots qui commandaient le port de la ville en lui donnant son nom — al-jazair signifie en effet « les îles » —, il constitue, sous la bénédiction du pape Paul III, la puissante Ligue de Nice. Las, poussés par une terrible tempête dans la baie d'Alger, les 520 vaisseaux de la flotte réunie par cette dernière sous les ordres de l'amiral Andrea Doria se fracassent l'un contre l'autre, en même temps qu'est décimée la troupe de 25 000 hommes débarquée dans la plaine d'El-Harrach. Elle s'est en effet engluée dans la boue qui a recouvert cet endroit à la faveur de pluies diluviennes que la légende attribue au marabout de la ville d'Alger, Sidi Boukadir, censé les avoir provoquées par la magie du bris de marmites de terre (gedur) sur la darse.

Deux années plus tard se tient tout au long de l'été le siège de Nice. Les troupes au sol franco-ottomanes coalisées, menées par le comte d'Enghien, concourent avec la flotte mixte placée sous les ordres du grand amiral Keireddine, le frère de Barberousse, par ailleurs beylerbey d'Alger et sultan de Tunis. L'historien Géraud Poumarède rapporte comment l'installation de 30 000 soldats turcs à Toulon est « quelque chose d'inouï » pour les contemporains. L'alliance ottomane conserve sa solidité sous les successeurs de François Ier1. Quand Venise est amputée de Chypre en 1570 et que le pape Pie V mobilise une Sainte-Ligue qui liquide la flotte ottomane à la célèbre bataille de Lépante l'année suivante, c'est sans la France de Charles IX. Plus tard encore, dans les années 1570, Henri de Navarre mène avec les huguenots et les morisques des campagnes conjointes avec la flotte ottomane contre l'Aragon.

« Rien de plus admirable que l'homme »

Roi de France, Henri IV obtient du sultan Ahmet Ier l'insertion, dans les capitulations2 du 20 mai 1604 de la protection des pèlerins chrétiens et des religieux responsables de l'église du Saint-Sépulcre. Point trop n'en faut, cependant : il n'y a pas, dans cette alliance de nature strictement politique, une raison suffisante pour prêter l'oreille aux paroles « hérétiques » du sieur Guillaume Postel qui, après avoir accompagné en 1535 l'ambassadeur Jean de la Forest à Constantinople, a été nommé en 1538 le tout nouveau lecteur au Collège royal (ancêtre du Collège de France) dans les langues orientales autres que l'hébreu, à savoir le grec, le syriaque et l'arabe. Cet orientaliste exalté ne s'est-il pas mis en tête de réunir en une seule les trois religions issues du même tronc, le judaïsme, le christianisme et l'islam, dans son De orbis terrae concordia ? Censuré par la Sorbonne scandalisée, l'ouvrage ne paraîtra qu'en 1544, après qu'en 1542, son auteur aura été chassé du Collège et embastillé…

Il n'empêche que, contrairement à la fable comprise dans le terme Renaissance lui-même, bien des esprits qui ont attaché leur nom à cette époque n'ont pas méprisé les enseignements venant des rives méridionale et orientale de la Méditerranée. Bien au contraire. Certains d'entre eux trouvent même chez leurs penseurs un humanisme dont on veut faire la caractéristique exclusive de l'Europe. « Très vénérables Pères, écrit l'un de ces penseurs de la Renaissance, j'ai lu dans les écrits des Arabes que le Sarrasin Abdallah, comme on lui demandait quel spectacle lui paraissait le plus digne d'admiration sur cette sorte de scène qu'est le monde, répondit qu'il n'y avait à ses yeux rien de plus admirable que l'homme ».

Voilà, dans leur version française, les premiers mots par lesquels Jean Pic de la Mirandole entame en 1485, à l'occasion d'un séjour à l'université de Paris, les 300 thèses de son Oratio de hominis dignitate. Et le philosophe et théologien ne mentionne-t-il pas, dans ce texte fameux, rien moins qu'Albumasar (Abou Mashar), Alkindi (Al-Kindi), Alpharabi (Al-Farabi), Avempace (Ibn BaJa), Avenzoar (Ibn Zuhr), Averrroes (Ibn Roushd) et Avicenne (Ibn Sina) ? Il est de bon ton aujourd'hui de considérer, dans certains milieux intellectuels, la Renaissance comme un retour à la Grèce antique qui aurait permis de se passer, grâce à l'arrivée par Venise d'érudits grecs après la chute de Constantinople, des apports de la civilisation islamique. Mais ceci n'est qu'un regard tardif, rétrospectif sur cette période, une relecture de la réalité de l'époque.

L'intégration des morisques

Une page d'histoire peu connue est l'installation dans le royaume de France des morisques, c'est-à-dire de ces musulmans convertis de force dans l'Espagne des Rois catholiques, selon le titre donné aux souverains de ce pays par le pape Alexandre VI, puis expulsés sous Philippe III entre 1608 et 1612. Cette immigration fait pendant à celles des marranes, convertis chassés d'Espagne et du Portugal au siècle précédent, et installés de ce côté-ci des Pyrénées, au Pays basque, à Bordeaux et même à Toulouse. Pourtant, si elle a laissé peu de traces dans la mémoire collective, elle est bien plus massive. Sur 150 000 personnes qui franchissent alors les Pyrénées, seuls 30 000 peuvent s'embarquer à Agde pour le Maghreb ou l'Italie. Le reste s'installe donc dans le Royaume, essentiellement en Béarn ou en Languedoc. Un faible contingent de 800 veut s'établir en Provence, mais en est chassé par un décret du Parlement d'Aix du 13 janvier 1611.

À propos de morisques, une anecdote plaisante. Elle me fut contée par Bruno Étienne quand il sut que j'étais d'ascendance ariégeoise. Un de ses amis, chanteur occitan du nom de Frèche, veut s'enquérir de l'origine de son patronyme, dont un des foyers principaux est la Haute-Ariège. Il découvre alors dans les archives départementales que tout au long du XVIIe siècle, le curé du village dont il est originaire ‒ et dont j'ai oublié le nom ‒, descend chaque année rendre compte à l'évêque de Foix de ses progrès dans la conversion sûre et irréfragable des familles morisques installées dans sa paroisse.

Trois critères de l'authenticité de la foi chrétienne de ces prétendus néophytes, dont les familles étaient pourtant souvent converties depuis un siècle : ne pas manger de porc, il va de soi ; ne pas se laver, car on pensait en ce temps-là que le faire était une manière de laisser le diable entrer dans le corps par les pores ; enfin ne pas disposer, si j'ai bien retenu, les repas sur des nappes blanches, pour une raison dont je suis incapable de me souvenir. Mon compatriote comprend ainsi que l'origine de son nom est l'arabe frej, qui signifie littéralement « consolation », et que ses ancêtres étaient des musulmans venus jadis d'outre-Méditerranée. Quoi qu'il en soit, le credo des autorités temporelles comme spirituelles des royaumes de France et de Navarre est qu'un bon musulman est un musulman dûment converti… C'est bien ce que, dans une tradition française venant de très loin, on entend par assimilation !

Ce qui advient à cette époque sur le plan politique avec une puissance islamique peut se passer plus aisément encore avec des puissances européennes et chrétiennes. C'est ainsi qu'en 1635, le cardinal de Richelieu, suivi plus tard, de 1643 à 1648, par le cardinal Mazarin, n'hésite pas à épauler les monarchies protestantes de Suède et du Danemark contre celle des Habsbourg qui cherchent à assumer le rôle de police catholique dans le Saint-Empire. En revanche, le premier de ces cardinaux vient de s'en prendre aux protestants qu'il accuse de vouloir ériger un État dans l'État et qu'il empêche en 1627-1628, au siège de La Rochelle, de recevoir l'appui de l'Angleterre antipapiste. Aucun État n'est, on peut le comprendre, disposé à tolérer que des communautés religieuses présentes sous sa juridiction soient le point d'appui de forces centrifuges, susceptibles de contrecarrer ses intérêts de puissance sur l'échiquier international et de menacer l'ordre domestique.

Les temps des Lumières

Si le mot Lumières renvoie à un mouvement de pensée que l'on fait commencer en France en 1715, c'est-à-dire à la mort de Louis XIV, les Anglais font débuter leur « Age of Enlightment » ou « Age of Reason » avec Isaac Newton et ses Principia mathematica (1687), et mettent cependant les philosophes Thomas Hobbes (d. 1679), Baruch Spinoza (d. 1677), Gottfried Wilhelm Leibniz et David Hume (d. 1711), dans le lot des penseurs de cette époque.

Si nous acceptons leur découpage, cela nous fait remonter, du point de vue des relations internationales, aux années 1670. Le début du règne de Louis XIV est marqué par de sérieux accrocs à l'alliance franco-ottomane, concomitants à une tentative de rapprochement avec les Habsbourg, marquée par son mariage avec Marie-Thérèse d'Autriche en 1660. Il est difficile d'être l'allié solide de deux pays en affrontement ouvert. C'est le temps où, en 1669, arrive en mission à Versailles l'émissaire de Mehmet IV dans le but de rétablir les liens diplomatiques détériorés. Échec complet : terriblement vexé que l'ambassadeur Soliman Agha prenne avec dédain les fastes déployés pour le recevoir et ne manifeste aucun éblouissement devant le rayonnement du Roi-Soleil, Louis XIV commande à Molière et Lulli de monter une pièce de théâtre tournant les Turcs en ridicule. Ce sera le succès du Bourgeois gentilhomme en 1670.

Mais l'alliance redevient effective en 1673 quand le roi de France obtient de la Porte de nouvelles capitulations qui accroissent la reconnaissance de son pays comme protecteur des chrétiens. Quand, en 1683, le Grand Vizir ottoman Kara Mustafa Pacha manque de prendre Vienne, non seulement Louis XIV refuse d'aider les Autrichiens, mais il tente même d'empêcher le Polonais Jean III Sobieski de sauver la ville, et il profite du fait que les Habsbourg sont occupés à l'est pour attaquer des villes d'Alsace et certaines autres régions occidentales de l'empire.

Quand Leibniz cherche à fonder une alliance "au profit du christianisme"

Il est particulièrement remarquable que Louis XIV reste sourd aux sirènes d'un Gottfried Wilhelm Leibniz, le fameux philosophe et mathématicien, en l'occurrence diplomate dépêché de 1672 à 1676 à Paris par Johann Christian von Boyneburg, conseiller intime et grand-maréchal de l'électeur de Mayence. L'idée de cette mission est de détourner, par une expédition pour soustraire l'Égypte à la Porte, le royaume de France de ses attaques contre le Saint-Empire. « C'est une guerre sainte par son but, affirme le fameux diplomate d'occasion, et « quoi de plus juste qu'une guerre sacrée, entreprise pour le bien de l'humanité, le profit du christianisme, [etc.] ? »

Ce à quoi Arnaud de Pomponne, le tout nouveau chef de la diplomatie française, fait savoir à l'ambassadeur de France à Mayence : « Je ne vous dis rien sur les projets d'une guerre sainte : vous savez qu'ils ont cessé d'être à la mode depuis Saint Louis. » Il faut noter ici qu'en dépit des analyses qui font remonter de façon anachronique le concept de guerre sainte au temps des Croisades, il n'apparaît qu'aux temps modernes dans la confrontation avec la Porte ottomane, d'où l'emploi, dans cet échange, de l'expression comme simple épithète et non comme formule figée exprimant un concept bien défini s'inscrivant dans une doctrine dûment établie.

Les rapports avec la régence d'Alger sont quelque peu différents de ceux d'avec la Porte, du fait de la prise de distance de plus en plus grande, au cours de l'histoire, des deys vis-à-vis de cette dernière. C'est ainsi qu'une guerre franco-algéroise advint en 1681 lorsque le dey Baba Ḥassan apprend par des lettres de captifs qu'ils sont mis aux fers à bord des galères de l'escadre du Levant, en violation de l'accord selon lequel aucun des deux pays ne peut maintenir captifs des ressortissants de l'autre, et en dépit des mises en garde de négociants français alarmés par les effets de ces pratiques sur leurs affaires. Cela mène en 1683 au bombardement d'Alger par l'amiral Abraham Duquesne, puis en 1684, à l'expédition contre Alger du vice-amiral Anne Hilarion de Cotentin, comte de Tourville, et enfin en 1688 à un nouveau bombardement de la ville par le maréchal Jean d'Estrées, à la suite de quoi tout rentre enfin dans l'ordre. La paix est définitivement conclue avec la Régence. Elle durera plus d'un siècle pendant lequel la course algéroise respectera le pavillon français et se gardera de faire des captifs français.

Le mythe du « dar al-harb »

Résumons les rapports avec les terres d'islam du royaume qui est sous l'Ancien Régime « la fille aînée de l'Église ». Soit dit en passant, l'expression n'est pas antique : elle fut donnée en 1841 par le dominicain Henri-Dominique Lacordaire faisant remonter la naissance de l'État français à Clovis qui, par son baptême à Noël vers 500, fit de son royaume le bras armé de l'Église contre les princes gagnés à l'arianisme. Si nous laissons de côté l'alliance abbassido-carolingienne, qui fut somme toute éphémère, l'alliance avec la Porte ottomane a, quant à elle, duré plus de trois siècles et demi. Cela dément l'interprétation caricaturale selon laquelle la division du monde prêtée au droit islamique entre dar al-islam (domaine de l'islam) et dar al-harb (domaine de la guerre), signifierait que la seule relation possible de l'État islamique avec le monde non islamique serait la guerre, nommée d'ailleurs abusivement « djihad ».

En fait, pour l'immense majorité des spécialistes du droit islamique (fiqh) des différentes écoles juridiques, dans le temps et dans l'espace, la guerre de conquête et de rapine n'est nullement légale, et le djihad comme type particulier de guerre n'est conçu que comme guerre de défense de la communauté des croyants (oumma), d'ailleurs décidée selon des règles dûment établies dans le fiqh, soit le droit islamique. Naturellement, comme dans toute civilisation, il arrive que les normes soient allègrement transgressées.

De ce point de vue, les sociétés chrétiennes furent-elles toujours en règle avec la doctrine de la guerre juste, le bellum iustum d'Augustin d'Hippone, même dans sa forme sécularisée que donne au XVIIe siècle Hugo Grotius ? Il faut dire qu'en matière de conquêtes massacrantes justifiées au nom de la foi, les États chrétiens ont fait très fort aux Amériques. C'est bien pourtant l'Évangile selon Matthieu (VII, 3-5) qui cite la parabole de la paille et de la poutre…

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Extrait de Roland Laffitte, La France, l'Islam et ses musulmans, chez l'auteur, novembre 2021.

Les transcriptions de l'arabe ont été simplifiées, conformément aux usages de la presse.

L'expression "alliance impie" du titre fait référence au livre d'Édith Garnier, L'Alliance impie. François Ier et Soliman le Magnifique contre Charles V, Paris, Éditions du Félin, 2008.


1Géraud Poumarède, « Soldats envoyés des souverains musulmans en France », dans Mohammed Arkoun (dir.), Histoire de l'islam et des musulmans en France, Le Livre de Poche, 2010).

2Terme qui n'a nullement le sens d'« abandon, défaite », mais celui de « convention ».

Qu'est-ce que la Nahda ?

L'amorce de ce mouvement se situe au croisement de deux phénomènes : le délitement de l'empire ottoman, avec la fameuse « question d'Orient », et la confrontation, d'abord guerrière (l'expédition de Napoléon Bonaparte de 1798) puis civilisationnelle avec l'Occident. Quelles sont les raisons de la suprématie occidentale et du déclin d'un Orient autrefois florissant et pôle d'activité intellectuelle ? À cette question existentielle, les penseurs orientaux cherchent à apporter une réponse qui concilie identité et modernité. Une profonde remise en question se fait jour, qui va concerner tous les pans de l'organisation des sociétés et donner naissance à ce qui sera appelé a posteriori la Nahda, généralement traduit par « Renaissance ». Dans l'historiographie arabe, cette période s'étend de la fin du XVIIe siècle aux années 1950 ; le terme lui-même apparaît dès le XIXe mais se diffuse surtout au début du XXe siècle.

Une mission d'observation à Paris

En Turquie, l'empire ottoman en pleine décadence tente le premier de réagir en réalisant, de 1839 à 1878, un programme de réorganisation, les tanzimat réorganisation », en turc ottoman), qui touche l'administration, le système juridique et bien sûr l'armée, sans oublier la dimension technologique de la révolution industrielle.

Ce courant réformateur profite de certains développements et innovations apportées par les Occidentaux, en tout premier lieu la diffusion de l'imprimé qui va déboucher sur l'essor de la presse au milieu du XIXe siècle, la généralisation de l'enseignement, l'apprentissage des langues étrangères. Autant de mutations qui favorisent la circulation des idées, et aussi des hommes. En 1826, le pacha d'Égypte Mohamed Ali envoie une mission d'observation à Paris. L'érudit égyptien Riffa'a Al-Tahtawi (1801-1873) en fait partie et consigne ses impressions critiques dans son ouvrage L'or de Paris. Grand lecteur de Montesquieu, il s'inspire également de la pensée des Lumières pour nourrir sa réflexion sur le fonctionnement du religieux et l'ordre politique en terre d'islam. Traducteur prolifique, il accorde une place essentielle à l'éducation.

Le mouvement ébranle fortement la sphère religieuse, dans une société où l'islam imprègne tout. Une explication s'impose : si les pays musulmans ont décliné, c'est que l'ordre du monde voulu par Dieu a été perverti par les hommes et doit être restauré. Trois noms illustrent cette pensée et rendent compte d'une ébullition qui touche l'ensemble de la zone. Le premier est celui de l'Iranien Jamal Al-Din Al-Afghani (1839-1897) qui théorise la notion de panislamisme, suivi de l'Égyptien Mohamed Abdouh (1849-1905), que l'on pourrait qualifier de « salafiste éclairé ». Abdouh distingue en effet d'une part les principes transmis par les « pieux ancêtres » (al-salaf al-salih), intangibles mais compatibles avec l'usage de la raison, et d'autre part les règles politiques et morales, qui peuvent être adaptées aux circonstances.

Modernisation de la langue arabe

Après lui, le Syrien Rashid Rida (1865-1935) développera une pensée plus rigoriste, tout en cherchant à adapter la charia au monde moderne. L'islam conservateur d'Al-Azhar, figé et sclérosé, est vivement critiqué et les polémiques sur le niveau de rupture souhaitable avec la tradition battent leur plein. La notion de laïcité est débattue, le principe d'une séparation de la religion et de l'État séduit certains esprits. La question de l'émancipation des femmes, notamment grâce à l'éducation, est médiatisée à partir des années 1890. La place des minorités est discutée et nombre de leurs représentants s'illustrent dans la production intellectuelle de l'époque : Boutrous Al-Boustani (1819-1883), enseignant et journaliste, fondateur de la première société littéraire du monde arabe, Maroun Al-Naqqash (1815-1855), considéré comme le père du théâtre arabe moderne, le grand écrivain Jibran Khalil Jibran (1883-1931), etc.

Cette émergence d'idées nouvelles nécessite l'intégration de nouveaux concepts dans la langue arabe, qui se modernise et devient le vecteur d'un panislamisme mis à l'honneur. En même temps que l'on réédite les classiques arabes, le passé médiéval est revisité et magnifié. Le Caire et Beyrouth deviennent des foyers d'activité littéraire intense et de nouveaux genres font leur apparition : le théâtre, la nouvelle, le roman. La poésie connaît un véritable renouveau.

Cette remise en cause affecte bien sûr aussi le domaine politique. On s'interroge sur ce que doit être le bon gouvernement islamique, sur les principes garantissant un pouvoir à la fois juste et fort. Les premiers textes constitutionnels sont rédigés.

La première guerre mondiale et la défaite ottomane de 1918 vont favoriser les luttes pour l'indépendance, déjà annoncées par la révolte arabe de 1916 contre les Turcs. Face aux dominations occidentales, les peuples perçoivent les bouleversements en cours comme une opportunité et se pensent de plus en plus en tant que nations. En 1922, l'Égypte devient le premier État du monde arabe (bien qu'étroitement corseté par la tutelle britannique). De nouvelles idéologies se propagent dans les milieux intellectuels et politiques : variantes du socialisme et du fascisme, une nouvelle forme d'islamisme politique avec la création du mouvement des Frères musulmans en 1928, des réformismes autoritaires en Iran et en Turquie. Les historiens arabes parlent de « seconde Nahda » pour qualifier cette période.

Égypte. La révolte d'Orabi Pacha, prélude du nationalisme

Ahmed Orabi, dit aussi Orabi Pacha, a conduit à la fin du XIXe siècle la première révolte nationaliste égyptienne contre le pouvoir des khédives, loyaux à la Sublime Porte. Entre l'exigence d'un parlement et le refus de l'ingérence étrangère, ce soulèvement est un symbole de souveraineté nationale. Il souligne également une continuité dans l'histoire égyptienne, notamment autour du canal de Suez.

Ahmed Orabi, dont la famille avait de lointaines origines irakiennes, naît vers 1841 à Harayah Raznah, dans la région d'Al-Charkiya, à l'est du pays. Son père, chef du village, meurt quand il a à peine 8 ans. Le jeune homme rejoint l'armée en 1854, à la suite de l'ordre du khédive1 d'enrôler les enfants des chefs des villes et des villages dans l'institution militaire, afin d'y donner la priorité aux Égyptiens. Orabi monte très rapidement en grade. Il raconte dans ses mémoires que lors d'un voyage à Médine en 1860 au cours duquel il accompagne le khédive Saïd (1822-1863), ce dernier, qui aime les Égyptiens et qui vient de finir un livre en arabe sur l'histoire de Napoléon Bonaparte, jette l'ouvrage par terre et dit à Orabi : « Regarde donc comment tes compatriotes ont été écrasés ! » Orabi lit le livre la nuit même puis retourne voir le khédive et lui dit : « Si les Français ont gagné, c'est parce que leur armée était organisée. Nous pourrions faire la même chose pour l'Égypte. » C'est ainsi que naît l'intérêt d'Orabi pour la politique.

En 1863, Ismaïl Pacha succède au khédive Saïd. Contrairement à son prédécesseur, le nouveau souverain n'aime pas les Égyptiens. Orabi est freiné dans son ascension militaire au profit des Circassiens2 et des Turcs, qui ont pris la tête de l'institution militaire. Il est même rétrogradé après un différend avec son supérieur circassien, ce qui fait croître son animosité à leur encontre. Des années plus tard, il finit par retrouver un poste d'officier à l'armée.

« Nous te défendrons comme nous défendrons cette patrie ! »

La manifestation des officiers de février 1879 pour protester contre le retard de paiement de leurs salaires constitue un véritable tournant. Quand ces derniers voient le premier ministre Nubar Pacha accompagné du ministre des finances, le Britannique Charles Rivers Wilson3, ils les attaquent. À la suite de cet incident, le khédive se rend sur le lieu de la manifestation et ordonne à sa garde d'ouvrir le feu sur les officiers. Mais le chef Ali Beik Fahmi se contente de tirs de sommation. Orabi, dont les opinions politiques sont alors déjà connues, est accusé à tort d'être l'instigateur de ce soulèvement. Il est muté à Alexandrie.

Le ministre de l'armée Othmane Refki est un Circassien qui œuvre à rétrograder les officiers arabes. En 1881, il décide de mettre fin au service d'un grand officier et de muter un autre. Apprenant la nouvelle, les deux Égyptiens vont voir Orabi accompagnés d'un groupe d'officiers, dont le chef de la garde du khédive, et lui demandent de porter leurs doléances en haut lieu. Mais Orabi refuse, arguant que « le gouvernement n'hésiterait pas à tuer celui qui entamerait pareille démarche ». Les officiers lui promettent leur allégeance : « Nous te défendrons comme nous défendrons cette patrie ! ». Orabi accepte et se rend en compagnie des généraux de brigade (chaque brigade comptait entre 3 000 et 4 000 soldats). Ali Beik Fahmi et Abdelaal Beik Helmi pour demander la démission du ministre des armées et l'ouverture d'une enquête sur les récentes promotions militaires jugées injustes. Pour la première fois, des officiers acceptent de désobéir à leur hiérarchie et se choisissent un leader.

Le khédive Taoufiq, qui arrive au pouvoir le 26 juin 1879, décide de juger les trois généraux, Orabi, Fahmi et Helmi. Le ministre des armées les invite alors au mariage de la sœur du khédive. À peine arrivés, ils sont encerclés par des militaires et faits prisonniers. Trois officiers circassiens sont nommés à leur place. Mais les numéros deux des brigades de Helmi et de Fahmi refusent d'obtempérer à leur tour. Ils arrêtent les nouveaux officiers circassiens et se dirigent avec les soldats de leur brigade au ministère des armées, où ils libèrent les trois généraux prisonniers.

À la suite de cette mobilisation, le khédive Taoufiq consent à répondre aux demandes des généraux. Il démet Refki de ses fonctions et décide de nommer à sa place le pacha Mahmoud Sami Baroudi, qui était ministre des waqf. Les officiers présentent à ce dernier une liste avec toutes leurs requêtes, dont l'augmentation des salaires, l'amélioration de la qualité de la nourriture, la promulgation de lois pour monter en grade et la réhabilitation de l'officier que Refki a démis de ses fonctions. Baroudi y répond positivement.

Défier le khédive devant son palais

Après cet incident, Orabi gagne en popularité auprès des Égyptiens. L'historien Mahmoud Al-Khafif raconte ainsi comment des patriotes se réunissaient chez Sayyid Bakri, qui était le naqib al-achraf4, avant de délocaliser leurs réunions à Helwan, afin d'échapper au contrôle du khédive. Ce noyau qui avait constitué le parti national partageait les mêmes objectifs qu'Orabi, qui faisait l'unanimité entre civils et militaires, mais qui a également fait l'objet de plusieurs tentatives d'assassinat.

Orabi remarque que les visites du consul d'Angleterre auprès du khédive Taoufik deviennent de plus en plus fréquentes, alors que la France vient d'imposer son protectorat à la Tunisie en avril 1881. Il craint alors une colonisation britannique qui aurait pour but de réaliser un équilibre entre les puissances européennes coloniales, aux dépens de l'Égypte. Il écrit à plusieurs notables du pays pour les inciter à demander la démission de Riyadh Pacha, le premier ministre, une étape qui constitue un changement important dans le parcours du mouvement national.

Orabi écrit également au ministre des armées pour l'avertir que tous les généraux de brigade du Caire vont se réunir devant le palais d'Abdine le 9 septembre 1881. En parallèle, il envoie des missives aux consuls étrangers pour les assurer que personne ne touchera à leurs ressortissants. Aussitôt alerté, le khédive envoie des émissaires aux généraux de brigade, puis va lui-même les voir pour les convaincre d'annuler leur manifestation. En vain.

Le jour dit, les brigades du Caire se réunissent sur la place devant le palais d'Abdine. Le khédive vient les voir en compagnie de Sir Colvin, son conseiller financier et contrôleur général en Égypte. Dans ses mémoires, Orabi raconte être descendu de son cheval et avoir accouru vers le khédive. Il le salue et ce dernier montre l'épée de l'officier qui la rengaine. À ce moment-là, Colvin fait signe au khédive de tuer Orabi, mais le souverain refuse : « Ne voyez-vous pas tous ces soldats autour de nous ? ». Le khédive demande alors aux soldats de rengainer leurs armes et de retourner dans leurs casernes, mais ces derniers n'obéissent pas. Il finit par interroger Orabi sur leurs revendications : « Le renvoi du ministre despote, la formation d'un parlement à l'européenne, l'augmentation du nombre de soldats tel que stipulé dans le firman du sultan5 et la promulgation de lois militaires », répond le colonel. L'armée du khédive compte alors 12 000 soldats, alors que son nombre est censé s'élever au nombre de 18 000, selon le firman du sultan.

« Nous ne serons plus ni esclaves ni héritage pour quiconque ! »

Mais les demandes d'Orabi sont rejetées en bloc par le khédive qui s'insurge : « De quel droit me demandez-vous tout cela ? J'ai hérité ce pays de mes ancêtres, et vous n'êtes que les esclaves de notre bienfaisance ! » Et Orabi de répondre : « Dieu nous a créés libres. Nous ne sommes ni un héritage ni un bien. Je le jure par Dieu, le seul et l'unique, que nous ne serons plus ni esclaves ni héritage pour quiconque à partir d'aujourd'hui ! »

Colvin décide alors de prendre la situation en main. Il conseille au khédive de retourner au palais et se propose d'être l'intermédiaire entre lui et Orabi. Après d'âpres négociations, la victoire est là : le khédive accepte de démettre Riaydh Pacha de ses fonctions et de nommer Mohamed Chérif Pacha à sa place, et promet de répondre aux autres demandes.

Le nouveau premier ministre refuse dans un premier temps de prendre ses fonctions, de peur d'une mainmise des militaires sur son ministère. Mais Orabi promet de s'éloigner de la politique. Sur la demande de Baroudi, Helmi et lui quittent Le Caire. Le premier part pour Damiette tandis qu'Orabi retourne à Al-Charkiya, après avoir attendu que le khédive ait donné l'ordre de créer un majlis choura, un parlement.

Le mouvement national se divise autour des prérogatives de ce parlement. Pour Chérif Pacha, et afin de ménager les pressions externes, il devrait se contenter de voter la moitié du budget du pays, étant donné que l'autre moitié se divise entre le remboursement des dettes européennes et l'impôt que l'Égypte doit payer à la Sublime Porte. Mais les partisans d'Orabi ne partagent pas son avis. Devant leur insistance, Chérif Pacha finit par démissionner au profit de Baroudi. Et c'est désormais Orabi qui est à la tête du ministère des armées.

Vues britanniques

De leur côté, les consuls étrangers suivent de près ce qui se passe en Égypte, et notamment les Britanniques qui attendent le moment opportun pour occuper le pays. En octobre 1881, le sultan Abdelhamid II envoie une délégation en Égypte sans en référer aux Français ni aux Anglais, provoquant leur colère. Les deux puissances européennes décident alors de manifester leur mécontentement en faisant mouiller leurs navires au large d'Alexandrie tout au long du séjour de la délégation ottomane, laissant ainsi peser la menace d'une intervention. Dans son livre Secret History of the English Occupation of Egypt. Being a Personal Narrative of Events, le diplomate Wilfrid Scawen Blunt dit avoir rencontré, en mars 1882, le lieutenant-général Garnet Wolseley qui conduira la campagne militaire pour l'occupation de l'Égypte. Wolseley lui confie que le gouvernement britannique l'a consulté sur la possibilité d'occuper militairement le pays.

Entre temps, des officiers circassiens tentent à plusieurs reprises d'assassiner Orabi et nombre de leaders du mouvement national. En tout, 48 officiers sont arrêtés, on note la présence d'Osman Refki Pacha. Ils sont condamnés à renoncer à leurs titres militaires et à s'exiler dans la région du Nil Blanc, au Soudan. Profitant de la situation pour semer la division, les conseillers britanniques, dont Colver, suggèrent au khédive de ne pas donner son accord, faisant valoir notamment l'importance du rang militaire de Refki qui exige une intervention directe du sultan. Cherchant un compromis, le ministère des armées propose que les condamnés, une fois exilés, conservent leurs titres, mais que leurs noms soient effacés des registres militaires, ce à quoi le khédive s'oppose encore une fois sous l'influence des Britanniques, laissant entendre que cet exil ne sera que de courte durée, et provoquant la colère du ministère.

Petit à petit, le fossé se creuse entre le gouvernement de Baroudi et le khédive Taoufik. Les consuls britannique et français profitent de la situation pour signifier au khédive, à la mi-mai 1882, que la situation du pays devient intenable et qu'une intervention s'avère nécessaire. À partir du 20 mai, des navires militaires des deux puissances coloniales s'installent dans les eaux égyptiennes.

Cinq jours plus tard, les deux pays présentent une motion commune demandant la démission du gouvernement Baroudi, l'exil d'Orabi et l'éloignement de Helmi et de Fahmi à la campagne, en promettant aux trois de conserver leurs titres. Ce faisant, ils assurent le khédive Taoufik de tout leur soutien. Ce dernier accepte la motion et le gouvernement démissionne, par refus de l'ingérence étrangère. Mais les protestations montent et les notables exigent qu'Orabi revienne à la tête du ministère des armées. Le khédive fait marche arrière et le colonel Orabi se déclare officiellement responsable de la sécurité du pays.

Mais les puissances étrangères continuent de guetter la moindre occasion pour intervenir. Ainsi, le 11 juin 1882, une dispute éclate entre un Maltais et un Égyptien à Alexandrie, où vivent de nombreux étrangers, au cours de laquelle le premier tue le second. S'ensuivent des émeutes dont Mahmoud Al-Khafif rend compte dans sa biographie d'Orabi, évoquant la mort de « 75 Égyptiens et 163 étrangers ». De nombreux historiens soupçonneront une manipulation des Anglais — qui veulent prendre prétexte de la protection des étrangers pour intervenir — et du khédive Taoufik qui cherche à discréditer Orabi.

Car les navires de guerre étrangers n'ont pas quitté les plages d'Alexandrie. Le 6 juillet 1882, le commandant de la flotte anglaise ordonne au commandant de la garnison d'Alexandrie d'arrêter les manœuvres de l'armée égyptienne le long des côtes de la ville et de retirer leurs canons. Peine perdue. Le 11 juillet 1882, la flotte anglaise commence à bombarder Alexandrie.

Selon le témoignage du célèbre réformateur musulman Mohamed Abdouh qui se trouve alors à Alexandrie avec Orabi, 150 000 personnes ont fui les bombardements ce jour-là. Quand la ville est tombée, le colonel Orabi s'est retiré à Kafr El-Dawar, sur le delta du Nil, puis à Tell El-Kebir, au sud de Port-Saïd, tandis que le khédive se mettait sous la protection des Anglais. Orabi envisage de remblayer une partie du canal de Suez pour empêcher la flotte anglaise d'accéder par cette voie. Mais le diplomate français Ferdinand de Lesseps, qui a fait construire le canal, l'assure de sa neutralité et que les Britanniques ne passeront pas par le canal. Pourtant, le 26 mai, c'est bien par ce chemin que la flotte anglaise entre pour attaquer l'armée d'Orabi, qui sera vaincue le 13 septembre 1882. Deux jours plus tard, les Anglais entrent au Caire et Orabi se rend. Ils resteront en Égypte jusqu'au 18 juin 1956.

Orabi Pacha est condamné à mort par le khédive, mais la sentence est commuée en exil dans la colonie anglaise de Ceylan (aujourd'hui le Sri Lanka). Il y restera 19 ans avant de revenir au Caire, où il meurt en 1911.

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Traduit de l'arabe par Sarra Grira.

Les notes sont de la rédaction.


1Titre héréditaire accordé par le gouvernement ottoman au pacha d'Égypte.

2Les Circassiens sont originaires du nord du Caucase, entre la mer Noire et la mer Caspienne, ce qui correspond aujourd'hui aux Républiques russes de Tchétchénie et du Daghestan.

3Certains ministres étaient imposés par les créanciers européens de l'Égypte.

4Principal représentant des descendants du Prophète.

5Le firman est un décret émis par le sultan dans l'empire ottoman.

Quand Israël qualifie de « terrorisme » le combat pour les droits humains

Le 22 octobre 2021, le ministre israélien de la défense a publié un ordre qualifiant six ONG palestiniennes d'organisations « terroristes ». Fondateur de la plus célèbre d'entre elles, Al-Haq, le juriste et écrivain palestinien Raja Shehadeh s'interroge : pourquoi maintenant ? Et si c'était lié à la procédure pour crimes de guerre contre Israël en cours devant la Cour pénale internationale ?

En 1978, je suis revenu à Ramallah après mes études de droit à Londres, débordant d'idées sur l'importance de l'État de droit et sur les possibilités de résister à l'occupation israélienne en utilisant le droit international. L'année suivante, avec deux collègues, un diplômé de Yale nommé Charles Shammas et l'avocat américain Jonathan Kuttab, nous avons créé une organisation que nous avons appelée Al-Haq (le droit), affiliée à la Commission internationale des juristes (CIJ) à Genève. Al-Haq a été l'un des premiers groupes de défense des droits humains dans le monde arabe et le premier et seul de ce type dans les territoires palestiniens occupés par Israël.

La première activité majeure d'Al-Haq a été de documenter les changements importants apportés aux lois locales en Cisjordanie occupée par les ordres militaires israéliens. Ces modifications, en violation du droit international, étaient destinées à permettre à Israël de procéder à des acquisitions illégales de terres pour la construction de colonies israéliennes tout aussi illégales. Dans une étude dont Jonathan et moi étions les auteurs, intitulée The West Bank and the Rule of Law (La Cisjordanie et le règne de la loi), publiée en 1980 conjointement par Al-Haq et la CIJ, nous avons souligné que ces ordres n'étaient pas rendus publics. Le fait qu'Israël utilise une législation secrète pour violer le droit international était un objet d'embarras, bien que le gouvernement israélien l'ait nié et qu'un certain nombre de journalistes israéliens l'aient initialement contesté. Après avoir enquêté sur cette affaire, ces journalistes ont constaté que nous n'avions pas exagéré et que ces ordres n'avaient effectivement pas été publiés.

Des tentatives constantes pour nous discréditer

Tout au long des quarante ans qui se sont écoulés depuis la création d'Al-Haq, l'organisation a continué à servir les objectifs pour lesquels elle a été créée : documenter et résister par la loi aux violations des droits humains commises par Israël, notamment les mauvais traitements infligés aux prisonniers, l'exploitation économique des ressources naturelles des territoires occupés et la construction de colonies illégales. Après la création de l'Autorité palestinienne (AP) à la suite des accords d'Oslo de 1993-1995, le suivi des violations par Al-Haq s'est étendu à celles commises par l'AP, à laquelle Israël avait transféré certains pouvoirs civils. Grâce à cet engagement impartial en faveur du droit, Al-Haq est devenu une ressource fiable pour de nombreuses organisations internationales de défense des droits humains, ainsi que pour les Nations unies et les gouvernements du monde entier.

Le gouvernement israélien a constamment essayé de discréditer Al-Haq et son travail. À nos débuts, les responsables ont tenté de nous salir en qualifiant Al-Haq de couverture pour l'Organisation de libération de la Palestine (OLP), alors illégale. Aujourd'hui, ils qualifient Al-Haq de bras d'une des factions les plus radicales de l'OLP, le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP). Ces deux accusations étaient et sont grotesques. Néanmoins, de 1979 à 1993, lorsque j'étais codirecteur d'Al-Haq, j'ai passé de nombreuses nuits blanches à m'inquiéter des représailles israéliennes que pourraient entraîner nos rapports directs et accablants sur l'occupation.

En plus de faire de leur mieux pour discréditer nos rapports sur les droits humains, les autorités israéliennes me convoquaient souvent pour m'interroger sur mon implication dans Al-Haq, et elles faisaient pression sur mon père, également avocat, pour qu'il me persuade de quitter mon poste. Pendant ce temps, nos travailleurs sur le terrain étaient harcelés, les membres de notre personnel détenus et d'autres associés empêchés de voyager. Et pourtant, lors de la réinvasion de la Cisjordanie en 2002, lorsque l'armée israélienne a saccagé un certain nombre de bureaux appartenant à des ONG, ainsi que ceux de l'Autorité palestinienne (AP) elle-même à Ramallah, Al-Haq a été épargnée. Jusqu'à maintenant, le gouvernement israélien ne s'est jamais senti aussi enhardi par son sentiment d'impunité totale pour désigner Al-Haq comme une « organisation terroriste ».

Le 22 octobre 2021, j'étais en vacances à Édimbourg, en Écosse, lorsque j'ai entendu cette nouvelle choquante : le ministre israélien de la défense et vice-premier ministre Benny Gantz avait émis un ordre déclarant qu'Al-Haq et cinq autres ONG palestiniennes étaient des organisations terroristes. Les implications de cet acte sont dévastatrices. L'ordre gouvernemental sera probablement suivi d'un ordre du commandant militaire israélien en Cisjordanie ajoutant Al-Haq à la liste des organisations interdites en vertu des règlements d'urgence instaurés par le mandat britannique en 1945, qui restent en vigueur en Cisjordanie occupée par Israël. Avec cette désignation, toute personne travaillant ou fournissant des services à Al-Haq, ou même lui exprimant son soutien sera susceptible d'être arrêtée sur la base d'accusation de terrorisme. Tous les actifs financiers de l'organisation seront confisqués et les banques israéliennes empêcheront tout financement de lui parvenir.

En d'autres termes, cette importante organisation de défense des droits humains sera neutralisée, bien qu'ayant joué un rôle essentiel en fournissant des informations sur les violations de la législation israélienne et en recourant à la voie judiciaire pour résister à ces transgressions à l'encontre des habitants palestiniens des territoires occupés, supposés bénéficier de la protection du droit international.

Une décision « effroyable et injuste »

L'ordre de Gantz a suscité de vives réactions en Israël et à l'étranger. Human Rights Watch (HWR) et Amnesty International, qui travaillent tous deux en étroite collaboration avec Al-Haq, ont publié une déclaration commune qualifiant l'action israélienne de « décision effroyable et injuste » et la décrivant comme « une attaque du gouvernement israélien contre le mouvement international des droits humains ». Dans un éditorial du 24 octobre 2021, le principal journal israélien Haaretz a condamné cette décision en la qualifiant de « tache sur Israël », et a ajouté : « La signification littérale est claire : toute résistance à l'occupation est du terrorisme. Israël sape la distinction entre lutte légitime et illégitime. C'est une aubaine pour les organisations terroristes et le recours à la violence. Si toutes les formes de résistance constituent de la terreur, comment peut-on résister à l'occupation sans être un terroriste ? »

Ces critiques obligeront-elles Gantz à annuler son ordre ? C'est très peu probable. Pour l'instant, tant que la question est sur la place publique, le gouvernement peut s'abstenir d'agir ou d'exercer des représailles contre Al-Haq et ses employés. Mais ce ne sera qu'un sursis temporaire. Les forces israéliennes qui contrôlent totalement la Cisjordanie ne manqueront pas d'utiliser l'ordre et ses pouvoirs pour frapper Al-Haq, comme elles le font contre tout autre groupe étiqueté « terroriste ».

Pourquoi maintenant ? peut-on se demander. La réponse la plus probable est qu'Al-Haq a récemment apporté un fort soutien à la Cour pénale internationale (CPI) en lui fournissant des preuves pour son enquête sur les crimes de guerre commis par Israël pendant la guerre de Gaza en 2014 (la CPI étudie également les accusations de crimes de guerre portées contre le mouvement palestinien Hamas lors de ce même conflit). Parmi les candidats à être inculpés, on pourrait retrouver Gantz lui-même ; il était alors chef d'état-major de l'armée israélienne.

Cela ne fait que souligner à quel point il est important que la CPI réussisse dans ses efforts pour obliger Israël à rendre des comptes, et contrer les efforts du gouvernement américain pour entraver le travail de la CPI visant à traduire en justice tout responsable israélien ayant commis des crimes de guerre. Le sentiment d'être à l'abri de toute poursuite a encouragé le gouvernement israélien à continuer à enfreindre le droit international au fil des ans, comme le démontre cette dernière ordonnance contre Al-Haq.

J'ai toujours été fier d'Al-Haq et du travail que j'ai accompli pour aider à établir l'organisation et à préserver sa crédibilité internationale. Ma fierté ne sera pas diminuée par cette déclaration la qualifiant d'entité terroriste. Et moi, résident de longue date de Ramallah, je ne cesserai pas non plus de la soutenir, quelles qu'en soient les conséquences.

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Article original : “Why Israel Calls Human Rights ‘Terrorism'”, in [The New York Review of Books, 27 octobre 2021.

Qui étaient les mamelouks ?

Les mamelouks ont joué un rôle central dans l'histoire de l'Égypte et de la civilisation arabo-musulmane. Ces esclaves-soldats (mamelouk veut dire « bien possédé ») ont gouverné l'Égypte et la Syrie de 1250 à 1517 et inspiré aux Ottomans le système des janissaires. Après sa victoire à la bataille des Pyramides, Napoléon Bonaparte, impressionné par leurs talents de guerriers, décida de créer un régiment de cavaliers mamelouks au sein de sa garde impériale.

Les mamelouks étaient d'origine kipchak et circassienne, deux peuples turco-mongols réputés pour leurs qualités guerrières qui vivaient sur un territoire correspondant à l'Ukraine et au Caucase actuels. Capturés dès leur plus jeune âge, ils étaient acheminés en Égypte où ils étaient vendus comme esclaves blancs pour y recevoir une éducation rigoureuse : étude du Coran, de la charia, tir à l'arc, équitation, etc. Un traitement différent de celui réservé aux esclaves noirs, destinés entre autres au travail agricole ou à devenir eunuques.

Durant leur formation, ces jeunes garçons vouaient une loyauté sans faille à leur maître, qui jouait le rôle d'un véritable père. Une fois adultes, ils formaient une élite militaire non arabe, distincte du reste de la population.

Des esclaves au pouvoir

Dès le IXe siècle, le califat abbasside incorpora les mamelouks au sein de ses troupes. D'abord auxiliaires, ils prirent progressivement une place considérable, au point de devenir le cœur de l'armée de la dynastie ayyoubide (1174-1250). Ils la renversèrent en 1250 en assassinant le sultan Turan Shah, alors que l'Égypte était attaquée par les Francs menés par le roi de France Louis IX (Saint-Louis). Grâce aux victoires de Mansourah et de Fariskur qui mirent fin à la septième croisade, les mamelouks prirent le pouvoir en Égypte. Leur sultanat se caractérisera par sa violence politique dirigée contre les prétendants au pouvoir et les soulèvements populaires.

Leur longévité en Égypte s'explique par la légitimité tirée de leurs exploits militaires, religieux et économiques. Le penseur Ibn Khaldoun n'hésite pas à affirmer que les mamelouks ont sauvé l'islam en péril face à l'invasion des Francs et à la menace mongole. Leurs talents militaires, notamment ceux du sultan Baybars, leur permirent de mettre fin aux États latins d'Orient en 1291, d'arrêter l'invasion mongole à la bataille de Ayn Jalout en 1260 et de conclure la paix avec les Mongols au début du XIVe siècle.

Les mamelouks s'appuiyaient également sur la religion pour gouverner. Depuis la destruction de Bagdad par les Mongols en 1258, le califat musulman avait été transféré au Caire. Si le calife ne détenait plus aucun pouvoir politique, les sultans mamelouks lui prêtaient systématiquement allégeance. Ils construisirent également près d'une centaine de mosquées et de madrasa (écoles coraniques) pour témoigner de leur religiosité. Enfin, l'organisation militaire hiérarchique de l'administration ouvrit en Égypte une ère de prospérité économique, la population passant de 2 à 4 millions d'habitants entre 1250 et 1350.

La Campagne d'Égypte ou le commencement de la fin

Les mamelouks entretinrent à leur tour ce système esclavagiste, afin de garantir le caractère endogamique de leur caste. Mais il leur était interdit de transmettre leur statut à leurs héritiers, nés musulmans, pour préserver le système de loyauté résultant de l'endoctrinement des jeunes esclaves. Ils avaient également l'obligation d'épouser des femmes originaires comme eux d'Asie centrale.

Affaiblie par la peste noire au milieu du XIVe siècle, la dynastie mamelouke décline sur fond d'une famine sans précédent. L'instabilité chronique d'un régime miné par les coups d'État (50 sultans en 267 ans contre 16 rois en France sur la même période) ainsi que le retard technologique dans le domaine des armes à feu entrainèrent leur défaite face aux Ottomans en 1517.

Toutefois, pour éviter l'instabilité, l'Empire ottoman maintint leurs régiments au sein de l'armée d'Égypte. Ils continueront donc à détenir l'essentiel du pouvoir jusqu'à l'arrivée du général Bonaparte en 1798, qui les défit à deux reprises. Menaçant par la suite le pouvoir de Méhémet Ali, nouveau maître du pays, ils furent décimés par ce dernier lors d'un festin donné en l'honneur de son fils à la citadelle du Caire en 1811.

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POUR ALLER PLUS LOIN
David Ayalon, Le phénomène mamelouk dans l'Orient islamique, PUF, 1996
André Clot, L'Egypte des mamelouks. L'empire des esclaves (1250-1517), Perrin, 1996
Julien Loiseau, Les Mamelouks (XIIIe-XVIe siècle), Seuil, 2014

Barrage Renaissance sur le Nil. À pas prudents, la Russie s'engage dans un dossier explosif

La position russe lors de la session du Conseil de sécurité de l'ONU du 8 juillet 2021 sur la crise du barrage Renaissance a soulevé de nombreuses interrogations, Moscou semblant pencher du côté d'Addis-Abeba, contre Le Caire et Khartoum. En réalité, il s'avère que le Kremlin tente de trouver une forme d'équilibre entre les acteurs de la crise pour défendre ses intérêts sur le continent africain.

Le sommet russo-africain de Sotchi en octobre 2019 a témoigné de l'importance que Moscou accordait au renforcement de sa coopération avec des pays africains influents, et à la recherche de points d'ancrage sur le continent. Ce regain d'intérêt faisait suite à des années pendant lesquelles la Russie s'était éloignée de ces pays. Excepté son soutien public aux « événements du 30 juin 2013 » en Égypte, qui ont abouti au renversement du président Mohamed Morsi issu des Frères musulmans, et ouvert la voie à l'ascension d'Abdel Fattah Al-Sissi. Ce dernier avait été reçu par Vladimir Poutine au ministère de la défense alors qu'il était encore en uniforme militaire, et le président russe n'avait pas caché son soutien à sa candidature à la présidence, en violation même des lois égyptiennes qui ne permettent aux militaires de se présenter aux élections qu'après avoir démissionné de leur poste.

Après l'accession de Sissi à la présidence, Poutine s'est rendu au Caire à deux reprises, à un moment où son pays se hissait en tête de la liste des pays exportateurs d'armes vers l'Égypte, concurrençant l'allié américain du Caire, notamment avec la vente de chasseurs russes Sukhoi-35. Cependant, cette amélioration des relations a rapidement souffert des suites de l'explosion de l'avion civil russe au-dessus du Sinaï, le 31 octobre 2015 (les charters directs entre les deux pays ont été suspendus durant plusieurs années), et du conflit d'intérêts sur plusieurs dossiers, dont la Syrie et la Libye. Ce qui a provoqué une relative tension entre les deux parties, et un retard dans les discussions sur un partenariat stratégique pour lequel des réunions intensives avaient déjà eu lieu.

Quant au Soudan, un accord important — parmi des dizaines d'autres — avait été signé lors de la visite du président déchu Omar Al-Bachir à Moscou en 2017, pour établir une base navale russe dans la ville stratégique de Port-Soudan, sur la mer Rouge. Mais le projet a été entravé après le renversement d'Al-Bachir et la mise en place d'une autorité de transition qui s'est rapprochée des États-Unis et de l'Union européenne (UE) et qui a annoncé l'arrêt du projet. La ministre soudanaise des affaires étrangères, Maryam Al-Sadiq Al-Mahdi a déclaré, lors d'une visite à Moscou en juillet 2021, qu'il s'agissait seulement d'engager un processus de révision de l'accord, pas de l'annuler. La Russie espère profiter de la position stratégique du Soudan sur la mer Rouge pour y installer sa plus grande base navale à l'étranger, qui permettrait d'accueillir des sous-marins nucléaires et de fournir un soutien à la flotte russe et aux pays alliés dans la région.

Cet effort en Afrique traduit l'évolution de la politique étrangère de la Russie, décidée par Poutine en 2015, et qui mettait l'accent sur l'élargissement des relations avec le continent dans divers domaines, la signature d'accords militaires et la contribution au règlement des conflits et des crises régionales. L'un des modèles de cette stratégie est l'offre de médiation russe dans la crise du barrage de la Renaissance, quand l'Égypte préfèrerait une médiation américaine.

Parti pris pour l'Éthiopie

Le parti pris implicite de la Russie en faveur de la partie éthiopienne est apparu lors de la session du Conseil de sécurité de l'ONU consacrée à cette crise en juillet 2021. Vassili Nebenzia, le représentant de la Russie au Conseil de sécurité, a exprimé « sa préoccupation face à la montée d'une rhétorique menaçante » ; il s'est contenté en outre d'une simple référence aux préoccupations bien connues de l'Égypte et du Soudan concernant les conséquences négatives de l'exploitation du barrage pour leur accès à l'eau. Cela a provoqué la colère des diplomates égyptiens et soudanais, et a conduit Le Caire à évoquer l'arrêt de la coopération avec la Russie, même en ce qui concerne la construction par la Russie du réacteur nucléaire d'El-Dabaa, d'un coût de plus de 25 milliards de dollars (21 milliards d'euros).

Les Russes sont convaincus que l'Égypte et le Soudan seraient perdants s'ils intervenaient contre l'Éthiopie, car Addis-Abeba refuserait à l'avenir tout engagement concernant le partage des eaux du Nil, et les pays africains s'opposeraient à toute entreprise militaire contre l'Éthiopie. Ce faisant, Le Caire et Khartoum ne compromettraient pas leurs relations seulement avec Addis-Abeba, mais aussi avec un grand nombre de pays africains.

Cette conviction fait partie des raisons pour lesquelles la Russie cherche à obtenir des concessions de la part de toutes les parties à travers une politique des petits pas, en leur proposant une médiation. Les trois pays sont pleinement conscients de ce rôle, surtout à la lumière des intérêts communs de chacun d'entre eux avec la Russie. L'accord de Moscou sur la reprise des vols charters vers l'Égypte après une interruption de six ans, intervenu quelques heures seulement avant le début de la session du Conseil de sécurité, est un exemple de ces « manœuvres » que Moscou a intensifiées envers les trois pays au cours des dernières semaines.

La Russie a exprimé sa volonté d'organiser un nouveau cycle de dialogue stratégique réunissant les ministres des affaires étrangères et de la défense des deux pays ; rappelons que l'URSS fut dans les années 1970-1980 le principal soutien au pouvoir de Mengistu Haile Mariam (1974-1991). Moscou a, dans le même temps, signé de larges accords militaires avec l'Éthiopie, « d'une importance capitale pour porter les relations à long terme entre les deux pays à un niveau supérieur » selon la ministre éthiopienne de la défense Marta Luigi, après trois jours de réunions à Addis-Abeba pour la onzième session du Forum de coopération militaire entre l'Éthiopie et la Russie. La Russie est la première source d'armement pour l'armée éthiopienne, face aux sanctions américaines en raison de la crise du Tigré qui suivent les pressions de l'administration de Donald Trump dans la crise du barrage. Le Caire espère que l'administration Biden continuera dans cette voie.

Entre l'Égypte et le Soudan

La Russie cherche à profiter de ses relations avec les acteurs de la crise, et de la divergence de vues entre elles et Washington sur certains dossiers. C'est surtout vrai avec l'Éthiopie, alors que Le Caire, au cours des trois dernières années, n'a pas montré l'inclinaison que Moscou espérait de sa part, Sissi tentant de mettre en œuvre une politique de non-alignement dans les relations internationales. L'Éthiopie trouve en effet en la Russie un allié de poids dans les forums internationaux face aux États-Unis, tandis que le Soudan, et derrière lui l'Égypte, cherchent à persuader Moscou de modérer son soutien à l'Éthiopie et de parvenir à un consensus politique, que ce soit par la médiation de l'Union africaine (UA) ou de toute autre partie internationale. Dans le même temps, Moscou poursuit ses efforts pour renforcer ses partenariats avec les trois pays pendant la période de négociation, notamment en ce qui concerne la question de la base navale à laquelle elle accorde la plus grande importance, ainsi que la conclusion d'autres accords de ventes d'armes avec Addis-Abeba et la mise en œuvre de projets de développement en Éthiopie.

Ainsi la Russie cherche-t-elle à créer une sorte d'équilibre entre les souhaits des trois pays, qui nécessite des concessions de tous. Dès lors, la réticence de Moscou à manifester publiquement son soutien à l'une ou l'autre des parties à la crise est compréhensible. Même si la Russie n'est pas un partenaire direct dans les cycles de négociations qui devraient être lancés dans les semaines à venir, elle sera une actrice influente lorsque le problème reviendra devant le Conseil de sécurité au printemps 2022, en cas d'échec des négociations en cours. Le Caire et Khartoum chercheront à se concilier Moscou pour l'empêcher d'utiliser son droit de veto, tandis qu'Addis-Abeba poursuivra sa politique d'approfondissement des relations avec la Russie, dans l'espoir d'obtenir ce même veto.

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Traduit de l'anglais par Pierre Prier.

Patrimoine irakien. Un pillage qui remonte à loin

Des archéologues renommés sillonnant le pays il y a plus d'un siècle pour faire des fouilles aux soldats américains venus imposer la démocratie par le feu, l'Irak a toujours vu ses antiquités lui échapper. Ces pillages n'ont fait qu'attiser le désir des Irakiens de reprendre en main leur patrimoine.

Lors de son voyage « historique » en Irak en mars 2021, au milieu du désert foulé cent ans plus tôt par des archéologues occidentaux pressés de confirmer les textes bibliques, le pape François s'est dit « à la maison » sur le site antique d'Ur, considéré comme le lieu où Abraham reçut l'appel de Dieu, entama son voyage et « devint père d'une famille de peuples ».

Or l'affiliation de ce site du sud de l'Irak au père de tous les croyants a longtemps été débattue dans les sphères scientifiques et médiatiques depuis son exploration archéologique dans les années 1920. Financées par des institutions privées cherchant à prouver la véracité de l'Ancien Testament, ces expéditions ont entraîné dans leur sillage une exportation du patrimoine qui a nourri la volonté des Irakiens de se revendiquer, eux aussi, « à la maison ».

Car le pillage du patrimoine irakien n'a pas commencé avec les GI lors de l'invasion américaine en 2003, ni avec les djihadistes de l'organisation État islamique (OEI) lors de la prise de Mossoul en 2014. Dès le XIXe siècle, la Mésopotamie a vu un flux continu d'archéologues et de voyageurs repartir avec son patrimoine pour alimenter collections privées et musées occidentaux. Paradoxalement, ce sont des scandales de spoliation dans les années 1920 qui vont révéler l'importance de leur patrimoine aux Irakiens, lesquels se battent depuis pour en récupérer les artefacts éparpillés aux quatre coins du monde.

Ur et les enjeux de l'archéologie biblique

Le site archéologique d'Ur est repéré dès 1854 sous le nom de Tell Al-Muqayyar par le consul britannique en poste à Bassora, John J. Taylor, et le naturaliste W. Kenneth Loftus. Ce n'est qu'après la première guerre mondiale que le British Museum décide d'envoyer une mission de reconnaissance sur le territoire irakien, et les premières antiquités découvertes confirment le potentiel historique du lieu. Le British Museum s'associe avec l'University Museum (aujourd'hui Penn Museum) de Philadelphie aux États-Unis, et ils montent ensemble une expédition qui se renouvèlera consécutivement pendant douze années, de 1922 à 1934.

Les premières saisons offrent des résultats scientifiques encourageants, mais les fouilles connaissent un véritable tournant à partir de 1926-1927 avec l'excavation du cimetière royal d'Ur. Le chantier est propulsé sur le devant de la scène médiatique, faisant concurrence à la tombe de Toutankhamon en Égypte, révélée quelques années auparavant.

La presse s'empare du caractère biblique des découvertes, qui est réaffirmé en 1929 lorsque Léonard Woolley, directeur du chantier, déclare avoir trouvé la trace du déluge qui a engendré le récit biblique de l'Arche de Noé. Cependant, aucun outil ni aucune méthode n'étaient en mesure de confirmer les interprétations faites par les archéologues. Plusieurs années après, la modernisation des techniques de fouilles a révélé que la crue n'était pas celle racontée dans l'Ancien Testament, mais seulement un événement climatique : une inondation avait fortement touché la région du sud de l'Irak dans l'Antiquité.

Pourquoi un tel empressement à l'interprétation biblique des découvertes, aux dépens de la rigueur scientifique ? Contrairement au reste de l'Europe continentale où la recherche archéologique était soutenue par des institutions publiques, aux États-Unis et au Royaume-Uni, les créanciers étaient principalement des acteurs privés, particuliers, mécènes ou fondations philanthropiques, désireux de financer une mission en terre biblique et de confirmer les textes religieux par des traces matérielles.

Les archéologues avaient donc tout intérêt à effectuer des rapprochements entre leurs découvertes et la religion judéo-chrétienne afin de s'assurer le renouvèlement des donations pour leurs expéditions et d'avoir la possibilité de poursuivre leurs chantiers. Comme le montre l'exemple d'Ur, les missions archéologiques étaient généralement associées à des universités et à des musées. Ces institutions ont également contribué à la ferveur religieuse, veillant à la satisfaction des financeurs et de l'opinion publique à travers l'exposition des antiquités exportées depuis le Proche-Orient, en leur attribuant une signification ou une légende en lien avec la Bible.

Archéologues et contrebandiers

La loi sur les antiquités de 1924 stipule qu'à l'issue d'une saison de fouilles, l'ensemble des objets découverts est divisé en deux lots entre le département des antiquités irakien et le directeur du chantier, la moitié des objets recevant une autorisation pour être exportés. Officieusement, la loi du mandataire britannique a mis plusieurs années à être approuvée, car les avantages espérés des Occidentaux d'obtenir un grand nombre d'objets se sont confrontés aux ambitions nationales des Irakiens. Afin d'éviter de voir se reproduire certaines exactions du XIXe siècle, les permis de fouilles sont délivrés uniquement à des archéologues connus parmi les sphères universitaires et avec une expérience de terrain.

Pour maximiser leur chance d'obtenir le droit de fouiller, les institutions occidentales — principalement allemandes, britanniques, états-uniennes et françaises — décident de monter des expéditions conjointes. Mais au fil des années 1920, leur présence et l'exportation d'une partie des antiquités découvertes sont de plus en plus critiquées dans la presse irakienne. Les premiers soupçons portent sur l'authenticité et la valeur des lots destinés au Musée national de Bagdad. Certains représentants irakiens en viennent à penser que, lorsque les pièces sont envoyées dans les musées européens et états-uniens pour des restaurations ou des reproductions, ce sont des doubles qui leur reviennent. La situation se tend davantage lorsque le directeur du département des antiquités entre 1926 et 1929 R. S. Cooke se retrouve impliqué dans une tentative de spoliation d'objets.

En avril 1930, un transporteur routier est arrêté dans le désert au poste douanier de Ramadi sur la route entre Bagdad et Beyrouth pour un contrôle de routine. Avant de repartir, le chauffeur précise aux gardes-frontières qu'un paquet lui a été remis plusieurs jours auparavant par R. S. Cooke, lui demandant qu'il soit distribué dans un lieu précis à Beyrouth, mais qu'il n'en a pas vérifié le contenu. Les douaniers découvrent que le paquet renferme des antiquités non déclarées sur le point d'être exportées clandestinement d'Irak. À Bagdad l'affaire fait scandale, d'autant plus que R. S. Cooke était en pleine connaissance des lois, les ayant supposément appliquées en tant que directeur du département des antiquités quelques années auparavant. Pire, le destinataire du paquet à Beyrouth n'est autre que l'archéologue états-unien R. F. S. Starr, directeur de l'expédition de Nuzi en Irak, menée par l'université d'Harvard et l'American School of Oriental Research (ASOR).

Reconnu coupable au terme d'une enquête ouverte par les autorités, Cooke doit quitter le pays dès le mois de mai. Le cas de R. F. S. Starr prend plusieurs mois pour être traité. En décembre 1930, l'issue du scandale n'est toujours pas rendue officielle, mais la presse annonce que Starr demeurera directeur du chantier de Nuzi pour la saison suivante, ce qui apparait comme une présomption d'innocence de son implication dans l'exportation illégale d'antiquités.

Un fragment du patrimoine récupéré

L'exportation et, parfois, la spoliation d'artefacts engendrent une prise de conscience par la population irakienne de la valeur de son patrimoine. D'autant qu'il commence à être exposé, aussi, à Bagdad. Au début des années 1920, les lots d'antiquités destinés à l'Irak étaient entreposés dans les bâtiments des autorités mandataires, mais la quantité d'objets en vient rapidement à occuper trop d'espace. Gertrude Bell, directrice du département des antiquités de 1922 à 1926, monte le projet d'établir un musée, qui voit le jour en 1926, et conserve dès lors l'ensemble des antiquités découvertes qui lui sont attribuées. Des expositions temporaires y sont organisées chaque année, afin que la population puisse observer les richesses du sol irakien et l'intérêt de préserver ces objets. Le tourisme se développe progressivement avec la visite de sites archéologiques et des conférences sont organisées pour présenter les découvertes et résultats les plus récents.

Après l'indépendance de l'Irak le 3 octobre 1932, une révision de la loi sur les antiquités de 1924 est entamée par les autorités irakiennes, avec une limitation stricte concernant l'exportation d'objets. Les missions britanniques et françaises se retirent pour aller fouiller en Syrie, où la division des lots est encore de moitié. Les archéologues allemands et états-uniens poursuivent leurs excavations, mais négocient au moment de la division des antiquités pour tenter d'obtenir un lot représentatif de leurs travaux. En 1934, le premier directeur irakien, Sati Al-Husri, est nommé à la tête du département des antiquités. En 1936, la nouvelle loi sur les antiquités est ratifiée. Bien qu'amendée à plusieurs reprises depuis, elle demeure la référence en matière de législation en Irak aujourd'hui.

Les collections du musée national irakien se sont imposées durant la seconde moitié du XXe siècle comme parmi les plus riches en artefacts des époques assyrienne, babylonienne et sumérienne, renforçant le discours et le prestige national chez les habitants. Las, durant les premières décennies du XXIe siècle, ces collections ont été systématiquement détruites et pillées à la suite de l'invasion américaine, puis de celle de l'OEI dans le nord du pays.

Dans le sillage de la deuxième guerre du Golfe, des milliers d'objets ont été retournés ou déclarés officiellement à l'étranger et pouvant être rapatriés. D'autres ont été volontairement spoliés ou on a feint de les détruire avant de les revendre sur Internet, et leur trace est désormais difficile à retrouver. Plusieurs musées et organisations internationales coopèrent pour tenter d'intercepter des antiquités dès qu'il y a un doute sur leur provenance et leur éventuel statut d'objet spolié. En septembre 2020, la police britannique, aidée par les experts du British Museum, a ainsi empêché la vente aux enchères d'une plaque sumérienne d'environ 4 400 ans et a annoncé son rapatriement vers l'Irak. Un fragment parmi les milliers d'objets spoliés que les Irakiens cherchent à récupérer.

Car si l'urgence est à la lutte contre la pandémie et contre la gabegie de la classe politique dénoncée par les Irakiens dans la rue de Bagdad à Bassora, après quatre décennies de guerres et de fragmentation, le lent chemin de la reconstruction de l'Irak repose aussi sur la réappropriation de son passé. Signe d'espoir, en novembre 2020, sept ans après les pertes causées par l'OEI dans la région, le musée de Mossoul a rouvert ses portes au public en affirmant que l'héritage et les antiquités représentaient une part de l'identité de la ville et de ses habitants.

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Cet article est publié en collaboration avec la Société Suisse Moyen-Orient et civilisation islamique (SSMOCI) qui assiste les universitaires dans la rédaction de textes journalistiques sur des sujets de leur domaine de recherche. Le projet de thèse de l'autrice se concentre sur la circulation des antiquités entre le Moyen-Orient et les États-Unis des années 1920 aux années 1950, dans le cadre du projet intitulé « Rockefeller Fellows as Heralds of Globalization : the circulation of elites, knowledge, and practices of modernization (1920s–1970s) ».

Kanal Istanbul fait des vagues à Ankara et... dans le monde

Le président turc poursuit son rêve contesté d'un canal reliant la mer Noire à la mer de Marmara. Pour rentabiliser ce mégaprojet, Recep Tayyip Erdoğan ira-t-il jusqu'à tordre le cou à la convention de Montreux de 1936, qui garantit la circulation gratuite des navires ?

Le 4 avril 2021, 104 amiraux à la retraite ont solennellement adressé une lettre ouverte « à la grande nation turque » pour l'avertir des dangers que représenterait la non-application des dispositions de Montreux ou, pire encore, l'abandon de la convention de 1936 dans le grand projet « Kanal Istanbul ». Ce chantier avait été annoncé à la surprise générale en 2011 par Recep Tayyip Erdoğan, alors premier ministre. Il consiste à percer à une trentaine de kilomètres à l'ouest d'Istanbul un canal de 45 kilomètres de longueur reliant la mer Noire à la mer de Marmara : « Un projet fou et magnifique (…) qui éclipsera les canaux de Suez et de Panama », selon Erdoğan. L'inauguration est prévue pour le centenaire de la République de Turquie en 2023.

Carte produite par l'auteur.

Kanal Istanbul est présenté comme une alternative au détroit du Bosphore, lequel resterait consacré au transport des personnes par bateaux, au tourisme et aux sports nautiques. Alors qu'on pensait ce projet pharaonique enterré par les difficultés économiques, Erdoğan, président depuis 2014, le relance en 2019. Le chantier dont le coût est estimé à 20,49 milliards d'euros suscite l'enthousiasme des acteurs économiques proches du pouvoir, mais également les critiques des opposants politiques, dont le maire fraîchement élu du Grand Istanbul, Ekrem Imamoğlu, sans parler des inquiétudes croissantes des organisations environnementales.

Mais surtout, une polémique politico-juridique a pris corps autour d'une possible remise en cause de la convention de Montreux, un traité international qui règle depuis 1936 la circulation maritime dans les détroits turcs.

À son habitude, le président turc a violemment réagi face à la lettre ouverte des amiraux, dénonçant « une démarche putschiste […], un crime contre la sécurité de l'État et l'ordre constitutionnel », avec selon lui un possible « soutien de puissances étrangères ». Dix des ex-amiraux ont immédiatement été arrêtés, et les autres signataires poursuivis par une justice aux ordres.

Un vieux litige entre les empires ottoman et tsariste

Le régime de passage des « Détroits »1 est une composante historique de la « question d'Orient »2. Le nom historique substantivé avec une majuscule englobe le Bosphore, la mer de Marmara et les Dardanelles, tel que mentionné dans les versions officielles de la convention de Lausanne de 1923, et dans la convention de Montreux de 1936. Le Bosphore, limite géographique entre l'Europe et l'Asie, est un chenal d'une trentaine de kilomètres qui relie la mer Noire à la mer de Marmara, laquelle est reliée à la mer Égée par les 60 kilomètres du détroit des Dardanelles. L'empire ottoman avait cherché à exercer sa souveraineté exclusive sur une voie maritime donnant accès à la mer Noire, considérée comme une mer intérieure fermée.

Les tsars de Russie convoitaient les Détroits (et Constantinople) pour permettre à leurs navires marchands et de guerre de sortir de la mer Noire pour accéder aux « mers chaudes », une prétention que Londres et Paris s'employaient à contrarier. De 1841 à 1914, le principe de neutralisation domine et interdit le transit de tous les navires de guerre en temps de paix. Une décision qui devait être mise à mal par le traité de Sèvres de 1920 imposé à un empire ottoman défait, qui prévoit l'internationalisation et la libre circulation dans les Détroits en temps de guerre comme en temps de paix. Mais ce traité ne sera jamais mis en œuvre.

Ces dispositions sont par la suite reprises dans la convention de Lausanne (dite « convention des Détroits ») conclue le 24 juillet 19233. Celle-ci prévoit la démilitarisation des côtes par la Turquie sauf à Constantinople. Elle stipule également qu'aucune flotte d'un État non riverain de taille supérieure à la plus importante flotte d'un État riverain ne serait autorisée à franchir les Détroits. Le contrôle de la libre circulation et de la démilitarisation est confié à une commission internationale de la Société des nations4 (SDN). Bosphore et Dardanelles appartiennent désormais au domaine maritime international.

La convention de Montreux, une victoire de la Turquie

Mais au début des années 1930, la Turquie s'inquiète de la montée des tensions internationales, que confirme la remilitarisation de l'Allemagne et des îles du Dodécanèse par une Italie expansionniste. Ankara réclame donc aux signataires de Lausanne et à la SDN de pouvoir remilitariser les Dardanelles, demande soutenue par Moscou qui y voit un moyen de se protéger sur son flanc sud. Les deux pays entretiennent des relations de bon voisinage, avec un intérêt partagé pour une mer Noire sans ingérences extérieures. Paris et Londres rejoignent la position de Moscou et soutiennent à leur tour les demandes d'Ankara. La conférence se réunit en Suisse, à l'hôtel Montreux Palace du 22 juin au 20 juillet 1936. Les participants sont, outre la Turquie : la France, le Royaume-Uni, la Yougoslavie, l'Australie et le Japon. Mais aussi les États riverains des Détroits et de la mer Noire : Grèce, Bulgarie, Roumanie et Union soviétique. L'Italie a refusé de participer. Les États-Unis isolationnistes n'ont même pas délégué un observateur.

La convention de Montreux est signée le 20 juillet 1936. Elle règle le transit international dans les Détroits en 29 articles, 4 annexes et un protocole, qui garantissent la liberté de navigation commerciale, quels que soient le pavillon et le chargement, sans taxes ni recours à des pilotes. En temps de paix, le passage des navires de guerre est conditionné à un préavis à Ankara. Les sous-marins doivent naviguer en surface et de jour. Le tonnage maximal des navires militaires est très précisément règlementé, selon les normes de l'époque (les porte-avions dans leur forme actuelle n'existant pas à l'époque, ils ne peuvent donc pas franchir les détroits, sauf exception pour les riverains), en distinguant États riverains et non riverains, ces derniers ne pouvant pas dépasser 21 jours de présence en mer Noire. En temps de guerre, Ankara peut imposer de manière discrétionnaire des restrictions de circulation. Par la convention de Montreux, la Turquie de Mustafa Kemal Atatürk, désormais seule autorité de mise en œuvre du traité, a regagné une pleine souveraineté sur les Détroits, et peut les remilitariser.

Mais à partir de 1945, Staline en conteste les dispositions, en demande la révision ainsi qu'une sécurité des Détroits garantie conjointement par Ankara et par Moscou, avec l'installation d'une base aéronavale soviétique. La formulation de ces menaces alors même que la guerre froide s'amorce en Europe centrale et en Iran, va conduire la Turquie à abandonner la neutralité kémaliste, puis à adhérer à l'OTAN en 1952, ce qui maintiendra la flotte soviétique de la mer Noire dans une position toujours inconfortable.

Réactions de la Russie et de la Chine

Signée pour 20 ans, la convention de Montreux est tacitement reconduite jusqu'à ce jour alors que le trafic de franchissement des détroits a explosé : de 4 500 navires par an en 1938, il dépasse largement les 50 000 navires dans la décennie 2000 — soit 120 à 150 par jour —, dont un cinquième transporte une cargaison dangereuse. Après de nombreux accidents impliquant en particulier des pétroliers et des chimiquiers, au prix de lourds dégâts environnementaux et humains au milieu d'une agglomération stambouliote qui dépasse les 15 millions d'habitants, Ankara a imposé une règlementation spécifique aux navires transportant des matières dangereuses, dont l'Organisation maritime internationale a reconnu la légalité et la légitimité. Toutefois, la convention de Montreux bride la capacité règlementaire d'Ankara.

Si le Kanal Istanbul voit le jour, la Turquie, autorité propriétaire et exploitante aurait toute latitude pour y règlementer la navigation et en fixer les péages. Mais si Ankara peut toujours imposer des normes de sécurité plus draconiennes dans le Bosphore, contraindre les navires à passer par le canal serait en contradiction avec Montreux. La Russie s'inquiète vivement d'une possible remise en cause des dispositions qui restreignent la circulation des navires de guerre des États non riverains. Un canal non soumis à Montreux pourrait permettre à l'OTAN d'introduire rapidement en mer Noire une flotte hostile. Au pire, Moscou voudrait donc que Montreux s'applique également à Kanal Istanbul. La Chine, non signataire de Montreux, suit cependant attentivement le dossier. Pékin est favorable au maintien ou au développement de conditions juridiques de navigation restrictives, telles qu'elle entend en imposer en mer de Chine méridionale et dans le détroit de Taïwan, où elle ambitionne de disposer des mêmes prérogatives que celles accordées à Ankara par Montreux.

Les spécialistes du droit maritime international ont multiplié interventions et publications sur le projet de Kanal Istanbul au regard de la convention de Montreux. La majorité d'entre eux estime que la Turquie ne pourra pas bloquer le libre transit dans les détroits garantis par Montreux, et donc forcer les usagers à utiliser le canal. En outre, toute modification de la convention exigerait un vote à l'unanimité des parties. Enfin, même si Montreux devenait caduc, le droit maritime coutumier de « passage innocent » serait garanti, mais Ankara verrait alors l'application de la convention onusienne de Montego Bay de 1982 que la Turquie n'a pas signée, et qui lui serait nettement moins favorable que celle de Montreux.

Certains responsables du Parti de la justice et du développement (AKP) proches d'Erdoğan ont multiplié les déclarations hasardeuses contre la convention de Montreux, « qui ne s'appliquerait pas à Kanal Istanbul », voire « qui pourrait être abandonnée ». De leur côté, les 104 anciens amiraux rappellent dans leur missive que cette convention a été « une grande victoire diplomatique de Mustafa Kemal Atatürk », fondateur de la République de Turquie, de même que le traité de Lausanne avait été un pilier majeur de la Turquie moderne. Or, ces dernières années, engagé dans les conflits en Syrie et en Irak ainsi que dans les tensions en mer Egée et en Méditerranée orientale, Recep Tayyip Erdoğan n'a eu de cesse de critiquer Lausanne, un « texte qui a été incapable de résoudre les contentieux frontaliers avec les voisins de la Turquie » selon lui, et qui aurait privé la Turquie d'un espace maritime digne de la grande puissance qu'elle était.

Autant d'attaques qui ont conforté une partie de la société politique et civile turque dans leur conviction que, plus on approche de l'élection de 2023, plus le chef de l'État accélère sa remise en cause des principes et des acquis fondamentaux de la période kémaliste. Confronté au retentissement de la lettre des 104 officiers à la retraite, le président Erdoğan a dû concéder le 5 avril que « la Turquie n'a pas l'intention de remettre en question cette convention […] Nous considérons les avantages qu'offre Montreux à notre pays comme importants, et nous resterons tenus par cet accord jusqu'à ce que nous trouvions de meilleures opportunités ». Bien qu'elle date de 1936, la convention de Montreux demeure un objet politique sensible dans la Turquie de 2021.


1La Turquie privilégie l'expression de « détroits turcs », la Russie « les détroits de la mer Noire ». Voir Tolga Bilener, « Les détroits, atout stratégique majeur de la Turquie », Annuaire français de relations internationales, 2007, Vol.8, p.740-756.

2NDLR. Expression utilisée pour parler de l'implication des différentes puissances européennes dans la Méditerranée orientale et aux Balkans pendant le XIXe siècle.

3Conformément au traité de Lausanne en date du même jour.

4NDLR. L'ancêtre de l'Organisation des Nations unies.

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