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À partir d’avant-hierAnalyses, perspectives

Qui sont les Druzes ?

Par : Mazen Ezzi

Depuis le début du XVIIIe siècle jusqu'à aujourd'hui, des foyers druzes se sont installés dans des zones géographiquement isolées, au cœur des chaines montagneuses surplombant le littoral oriental de la mer Méditerranée. Cette secte religieuse est aujourd'hui répartie entre plusieurs pays : Syrie, Liban, Jordanie et Israël.

Issue d'une alliance opérée avant l'islam entre des tribus arabes, la communauté druze a pu forger sa propre identité ethnique1 après avoir adopté la doctrine du tawhid unicité divine » ou « unitarisme ») au XIe siècle, à l'époque du califat fatimide.

Des origines en péninsule Arabique

Certaines études portant sur les Druzes s'accordent sur le fait qu'une alliance tribale appelée Tanoukh a été conclue au IIe siècle, entre les tribus de Lakhm, Taim, Tanoukh, Tay, Rabi'a, Qada'a et Al-Aroubiyya. Cette alliance s'est poursuivie au cours de leurs périples, de la péninsule Arabique vers la Mésopotamie puis le « Levant », où ces tribus ont migré ensemble ou séparément en quête de meilleures conditions de vie. Leur religion était alors la doctrine animiste répandue à l'époque dans la péninsule Arabique, basée sur les éléments de la nature et adoptant le calendrier lunaire sidéral2. Bien que ce mythe fondateur nécessite une étude historique et anthropologique approfondie, il reste un point d'entrée vers le récit fondateur de cette communauté.

La première entité politique dont cette alliance a fait partie prend place dans la ville d'Al-Hira en Mésopotamie (Irak) à l'époque du royaume tanoukhide au IIIe siècle, à la frontière entre les empires romains à l'ouest et les empires perses à l'est. Certaines des parties à cette alliance tribale se convertissent au christianisme au IVe siècle sous l'influence de l'Empire romain, d'autres sont influencées par la religion persane. Toutefois, le noyau tribal de l'alliance demeure.

Le royaume d'Al-Hira est soumis à de violentes attaques de la part des Perses qui s'achèvent avec la conquête islamique de la Mésopotamie au VIIe siècle. Une partie de cette alliance tribale migre alors vers le mont Siméon à proximité d'Alep (actuellement en Syrie), une autre partie vers Beyrouth, à Souk Al-Gharb et Wadi Al-Taym sur la côte méditerranéenne (actuellement au Liban), et une troisième partie vers les montagnes de la Haute Galilée (actuellement en Israël).

Lors de la conquête islamique de Bilad Al-Cham (la Grande Syrie)3, ces tribus se convertissent à l'islam. Certains groupes combattent avec l'armée islamique durant le califat des bien guidés ou des Rachidoun (632-661)4, puis le califat omeyyade (661-750). En contrepartie, un semblant d'autonomie est accordé dans les zones où ces tribus sont déployées. Au cours du califat abbasside (750-1258), l'alliance tribale se voit confier davantage de rôles militaires et politiques, notamment dans les montagnes du Liban, car elle est chargée de protéger une partie des rives orientales de la Méditerranée des invasions byzantines.

Une nouvelle religion

Au début du XIe siècle, l'influence du califat abbasside est au plus faible, tandis que le califat fatimide chiite ismaélien étend ses frontières depuis sa capitale, Le Caire, jusqu'à Bilad Al-Cham (969-1171). Sous le règne du calife fatimide Al-Hakim bi-Amr Allah (996-1021), le tawhid est propagé par un groupe de prédicateurs, dont le plus éminent est l'imam Hamza Ben Ali Al-Zozani, d'origine persane. Leur appel repose sur le rejet de l'interprétation du texte coranique des sunnites comme des chiites, et offre une interprétation totalement différente basée sur un mélange complexe de philosophie grecque, de religion persane et de christianisme. Cette pensée philosophique trouve son incarnation religieuse dans ce qui sera plus tard connu sous le nom d'Épîtres de la sagesse, un corpus secret de textes sacrés et de lettres pastorales écrits par des professeurs de foi, et diffusés auprès des tribus arabes au sein des zones d'influence du califat fatimide, notamment de l'alliance tribale Tanoukh qui les adopte comme doctrine.

Les caractéristiques les plus marquantes de cette religion sont la croyance en la divinité du calife Al-Hakim bi-Amr Allah, l'immortalité de l'âme, la réincarnation des âmes et le salut exclusif des adeptes de cette religion, qui a éliminé les rituels islamiques dominants. Avec l'assassinat du calife Al-Hakim, la prédication religieuse du tawhid cesse et cette doctrine est considérée comme une religion secrète, surtout après l'attaque sanglante menée contre eux par le nouveau calife fatimide Abou Hassan Al-Zahir. La plupart de ses adeptes abandonnent progressivement la doctrine, à l'exception des membres de l'alliance tribale Tanoukh dans les montagnes de la Grande Syrie.

On ne connait pas les raisons exactes de l'attachement de Tanoukh à la doctrine du tawhid, également appelée « druze » du nom de l'un de ses prédicateurs renégats. Mais cette nouvelle religion fournit un socle qui permet de renforcer l'unité de ses membres et les transforme, au fil du temps, en une ethnie distincte des autres. Ce flou autour de la formation tribale et religieuse des Druzes les a historiquement exposés à de multiples persécutions de la part d'autres communautés religieuses islamiques, qui les considèrent au mieux comme des hérétiques, au pire comme des infidèles et des apostats qui doivent être reconduits vers l'islam. De manière générale, les Druzes sont toujours restés neutres face aux conflits entre les communautés islamiques dans leur environnement, mais ils se sont battus avec acharnement pour défendre les zones où ils étaient présents.

L'époque contemporaine

Comme d'autres groupes fermés, les Druzes ont été témoins tout au long de leur histoire de nouvelles arrivées et du départ des opposants. Ils ont également connu de nombreux conflits dans leurs zones de déploiement, entre eux ou avec leurs voisins. En 1710, une bataille éclate entre deux groupes druzes dans le village libanais d'Aïn Dara, à la suite de laquelle le groupe perdant s'enfuit vers Jabal Al-Arab et s'installe dans la zone qui va devenir le gouvernorat de Soueïda, dans la Syrie actuelle. À partir de 1840, le conflit d'influence et de territoire se transforme en une série de guerres civiles avec les maronites du Mont-Liban. Cela aboutit à l'établissement du moutassarifat du Mont-Liban5 (1861-1915) sous le drapeau ottoman et sous les auspices franco-anglais.

En Syrie, à la fin de la période ottomane, les Druzes de Soueïda forment un semblant d'autonomie au sein d'un système agricole féodal. Ils ont en effet conclu un accord implicite avec les autorités pour protéger Damas des invasions des tribus bédouines du sud, en échange de la gestion de leurs propres affaires et de l'exemption des jeunes du service militaire dans l'armée ottomane. Cela n'empêche pas l'Empire ottoman de lancer plusieurs campagnes pour soumettre les Druzes rebelles des montagnes de Soueïda. Et c'est seulement à la fin du XVIIIe siècle que l'armée ottomane parvient à pénétrer dans la région.

Au XXe siècle, les Druzes de Soueïda se rangent du côté de la Grande révolte arabe contre l'Empire ottoman, menée par Hussein ben Ali (1916-1918). Ils soutiennent l'indépendance de la Syrie sous la bannière des Hachémites. Mais la France et la Grande-Bretagne se partagent bientôt des zones d'influence en Méditerranée orientale, conformément aux accords Sykes-Picot de 1916. Soueïda est située dans la partie qui revient à la France et les Druzes bénéficient d'un État autonome dans le cadre du mandat français de la Syrie (1921-1936), appelé Djebel el-Druze (la montagne des Druzes). En raison de ce qu'ils considèrent comme des pratiques colonialistes injustes à leur encontre, les Druzes se révoltent contre les autorités françaises en 1925, et mènent une série de batailles qui se soldent par une défaite militaire. En 1936, la France unifie la Syrie sous sa forme actuelle et y incorpore l'État de Djebel el-Druze dans le cadre du traité d'indépendance franco-syrien (Accords Viénot). Mais le mandat français sur la Syrie se poursuivra effectivement jusqu'en avril 1946.

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Traduit de l'arabe par Nada Ghosn.


1NDLT. L'appartenance à une ethnie ou ethnicité est ici liée à un patrimoine culturel commun, que ce soit la tradition, les coutumes, le rôle social, l'origine géographique, l'idéologie, la philosophie, la religion, ou l'habillement.

2NDLT. Ce calendrier est basé sur le cycle de la lune par rapport aux étoiles. Un mois lunaire sidéral correspond au temps que met la Lune pour que, vue de la Terre, elle retrouve la même position par rapport aux étoiles sur la sphère céleste. Le mois lunaire sidéral équivaut à environ 27 jours.

3NDLT. Ce qui correspond aujourd'hui à la Syrie, au Liban, à la Jordanie, à la Palestine et à Israël.

4NDLT. Les quatre premiers califes de l'Empire islamique, Abou Bakr, Omar, Othman et Ali, sont appelés califes Rachidoun, les « bien guidés », par les musulmans sunnites.

5NDLR. Une subdivision de l'Empire ottoman.

T. E. Lawrence au Caire. Premiers pas d'un fabulateur stratège

Si le rôle joué par « Lawrence d'Arabie » durant la première guerre mondiale a été abondamment documenté, le livre de l'historien Christophe Leclerc remonte légèrement le temps pour revenir sur la période cairote du célèbre officier britannique. Apparaissent déjà à cette époque les principaux traits de sa personnalité qui contribueront à l'inscrire dans la postérité.

Un livre de plus sur Thomas Edward Lawrence, plus connu sous le nom de Lawrence d'Arabie ? La littérature sur l'épopée politico-militaro-littéraire de ce personnage hors norme est déjà si abondante qu'on ne compte plus les ouvrages en tous genres qui lui ont été consacrés, « des hagiographies comme des biographies sérieuses, mais aussi des essais des travaux d'archéologie, des pièces de théâtre, des bandes dessinées ou des romans », écrit l'historien Christophe Leclerc, dans la préface de son livre Deux ans au Caire. Lawrence d'Arabie avant la légende, sans oublier le film de David Lean de 1962.

Pourtant, assure l'auteur, cette période où le jeune Lawrence sert comme agent des services de renseignement militaires britannique du Caire « n'a pas été étudiée tant que ça ». Accompagné d'une bibliographie et d'un utile petit dictionnaire des acteurs arabes, britanniques et français, le livre couvre les 22 mois cairotes de Lawrence, entre le début du premier conflit mondial et l'entrée du jeune homme dans la guerre du désert. Un prélude indispensable pour comprendre quel rôle il a pu jouer dans le théâtre proche-oriental de la première guerre mondiale.

Savoir « réseauter »

Son aventure personnelle est surtout le produit de l'histoire du remodelage de la région par les grandes puissances de l'époque, France et Royaume-Uni, matrice du Proche-Orient d'aujourd'hui. Lawrence est là quand l'irruption de la Grande Guerre et l'alliance d'Istanbul avec Berlin précipitent les choses. Comment devient-on Lawrence d'Arabie ? Le guerrier romantique, le metteur en scène de sa propre légende, coiffé d'un keffieh blanc et juché sur un dromadaire de course fut d'abord un bureaucrate acharné doté d'une grande puissance intellectuelle. « Mon compagnon super cérébral » dit de lui dans son journal Ronald Storrs, numéro deux de l'administration britannique en Égypte. Mais les qualités personnelles ne suffisent pas à faire une carrière. Le jeune homme sait réseauter.

Son mentor c'est David George Hogarth, directeur de l'Ashmolean Museum d'Oxford (il dirigera plus tard l'Arab Bureau du Caire). C'est lui qui a envoyé Lawrence sur des théâtres de fouilles en Irak. Il était son relais dans la mesure où il était l'intermédiaire entre Lawrence qui transmettait ses rapports et les milieux du pouvoir. Il était par exemple un ami du ministre des affaires étrangères, Lord Grey.

À Londres, Lawrence est embauché à l'automne 1914 par le service des opérations du War Office. Outre ses fouilles irakiennes, il avait effectué des relevés cartographiques au Sinaï, cette dernière mission étant commanditée par les services britanniques. Il est recruté comme cartographe, et se distingue aussitôt. « Il dirige tout le service à ma place », dit son supérieur, le colonel Hedley, à D. G. Hogarth. Lawrence a aussi du culot. Il lui arrive d'« inventer » une partie des cartes, comme il l'avoue à un ami.

Le ministère de la guerre ne tarde pas à l'envoyer en Égypte. Le jeune homme a 26 ans quand il débarque à Port-Saïd. Même débutants, les archéologues font figure d'experts, les services de renseignement sur place étant embryonnaires. Au Caire, Lawrence intègre une sorte de club très british, composé de membres de l'upper class, cultivés et excentriques comme il se doit, parmi lesquels des parlementaires bien nés et familiers du terrain, ou des personnalités comme Gertrude Bell, célèbre orientaliste partie ensuite en Irak. Lawrence pour sa part sacrifie à l'usage avec son uniforme dépenaillé et ses cheveux en bataille. Il croise aussi dans ce club un dominicain et anthropologue français, le fameux père Antonin Jaussen, professeur à l'École biblique de Jérusalem, qui s'est mis lui aussi au service de la patrie, et collabore un temps avec les Britanniques.

Des gens brillants, mais lui se distingue par sa puissance de travail. Il commence ses journées à 9 h et les termine à minuit, après le dîner il explore les télégrammes qui sont arrivés, c'est un cartographe super efficace, il a une mémoire visuelle extraordinaire.

Des qualités reconnues par la hiérarchie

Il est aussi très efficace dans l'interrogatoire de prisonniers. Ayant appris l'arabe pendant ses fouilles en Irak, le jeune sous-lieutenant fait montre de finesse et de psychologie pour cuisiner les prisonniers et les déserteurs de l'armée ottomane.

C'est aussi un rédacteur d'un niveau supérieur. Ses rapports et ses notes de synthèse, c'est de haute volée, très pénétrant. Par exemple il en a fait un sur la sociologie de la Syrie extrêmement intéressant. Quand on les compare à ceux de ses homologues, la différence en hauteur de vue, en sens tactique et stratégique est flagrante.

Ses qualités sont reconnues par la hiérarchie. T. E. Lawrence exerce donc dès le début des responsabilités sans rapport avec la modestie de son grade. On connaît le scénario : au Caire, Lawrence envisage une « révolte arabe » basée sur les tribus bédouines qui nomadisent à l'est de la Palestine. Il ajoute à ces considérations politiques une bonne dose d'imagination, voyant les Bédouins comme une incarnation des chevaliers médiévaux et comme les « Arabes purs », par opposition aux Arabes des villes, dont il avait décrit, dans une lettre à sa mère en 1911, « la vulgarité totalement irrécupérable ».

Mais le rêveur a étudié le terrain. L'ensemble disparate des tribus ne peut être uni que par le prestige politico-religieux d'un leader charismatique, estime-t-il dans ses nombreux rapports. Lawrence pense à Hussein, chérif de La Mecque et chef de la dynastie hachémite, qui jouit d'une forte légitimité. Le jeune officier britannique a d'abord cherché ailleurs son homme providentiel. Dans des pages plutôt cocasses, on le voit arpenter Bassora récemment conquise par le Royaume-Uni, et proposer à divers militants arabes de prendre la tête d'une révolte, les intéressés se montrant plus que prudents. Et quand il se décide pour le chérif, T. E. Lawrence s'appuie sur une idée qui occupe déjà les connaisseurs du Proche-Orient.

« Pour bien des observateurs de l'époque, dès 1905-1906, il est question d'une révolte arabe du chérif de La Mecque qui entraînerait avec lui les tribus de la péninsule arabique et bénéficierait d'un soutien politique de la Grande-Bretagne », écrit Henry Laurens1 titulaire de la chaire d'histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France. Le projet est partagé par les élites urbaines et les organisations clandestines arabes en lutte contre l'impérialisme ottoman. L'irruption de la guerre oblige les belligérants anti-ottomans à entrer dans le concret. En novembre 1914, le ministère français de la guerre estime que Hussein peut être « l'instigateur d'un soulèvement arabe ».

Un intermédiaire entre le chérif de La Mecque et Mac-Mahon

Les deux grandes puissances n'ont pas les mêmes objectifs. Les Français estiment que la Syrie leur revient, les Britanniques veulent protéger le canal de Suez et les Indes. Là encore, la période cairote place T. E. Lawrence au cœur de l'histoire. Par ses rapports, il contribue au célèbre échange de lettres entre le chérif Hussein et le haut-commissaire britannique en Égypte Arthur Henry Mac-Mahon, qui tente de définir les conditions de l'entrée en guerre du leader hachémite.

L'agent britannique a connaissance très tôt, bien avant de se lancer dans la guerre du désert, des accords Sykes-Picot de 1916 qui, bien que transitoires, préludent aux traités de l'après-guerre dans lesquels la France se réserve la Syrie. Lawrence est « très contrarié. Il avait répété et écrit qu'il fallait que la Syrie soit placée sous le contrôle de son pays ». Dans la même personne, le rêveur et l'officier ne sont pas toujours d'accord. Le premier imagine un « royaume arabe », le second est au courant de tractations diplomatiques qui le dépassent largement, et considère d'ailleurs ouvertement qu'un royaume unifié n'est pas possible.

C'est dans la tactique militaire que le jeune officier, bien que dépourvu de toute formation de soldat, montre le plus d'originalité. Il rédige en janvier 1916 une note qui recommande d'utiliser les Bédouins pour des actions de guérilla contre le chemin de fer du Hejaz qui relie Damas à la ville sainte de Médine, indispensable à l'armée ottomane. « En coupant cette voie ferrée, nous détruirons le gouvernement civil du Hejaz […]. Les tribus bédouines détestent le chemin de fer qui a réduit leurs droits annuels de passage. Elles nous aideront à le couper ». C'est exactement la méthode qu'il appliquera plus tard.

Vers la Grande Révolte arabe

C'est bientôt le début de l'épopée lawrencienne. Le livre de Christophe Leclerc la remet utilement dans son contexte. Les Britanniques — et les Français, forts d'une mission militaire de 1000 hommes — sont déjà venus au secours de l'offensive que le chérif Hussein a déclenchée sans les prévenir. « Les Britanniques ont fourni au chérif 18 000 fusils, des mitrailleuses, des obusiers, ainsi que 250 artilleurs égyptiens et indiens ». Ils ont aussi sauvé la mise aux troupes bédouines en grande difficulté, en envoyant des croiseurs bombarder la garnison turque de Djeddah. Mais il faut une stratégie. La prise du port d'Aqaba sur la mer Rouge est vite considérée par les décideurs britanniques (et français) comme de la plus haute importance. On sait qu'elle constituera le plus haut fait d'armes de T. E. Lawrence, qui décidera de surprendre les soldats ottomans en attaquant par la terre avec ses Bédouins, exploit jugé impossible, car il impliquait la traversée du désert aride du Nefoud. On sait moins que Lawrence fut au début partisan de la solution envisagée par les états-majors, à savoir l'assaut par la mer, qui aurait été fort coûteux en hommes.

À la révolte, il faut un leader militaire arabe. Lawrence juge le chérif Hussein trop politique et trop retors. Il a jeté son dévolu sur l'un de ses fils, Fayçal, à « l'enthousiasme ardent », qui mènera après-guerre la révolte contre le mandat français en Syrie. Là encore, l'officier de Sa Majesté n'est pas le seul à porter cette idée, puisque Fayçal a déjà été repéré par les Britanniques. Mais c'est T. E. Lawrence qui va la concrétiser. En octobre 1916, il fait partie d'une mission britannique qui s'embarque sur la mer Rouge pour aller discuter avec Abdallah, un autre fils de Hussein, celui qui deviendra le premier émir de la Transjordanie sous protectorat britannique. Lawrence, lui, va en profiter pour rencontrer Fayçal.

Auparavant, le jeune officier de renseignement est impliqué dans la fabrique des équilibres qui façonneront l'après-guerre. À Djeddah, la délégation croise le chef du détachement français, le colonel Brémond, qui insiste pour faire débarquer des troupes composées d'officiers français et de tirailleurs sénégalais. Abdallah se montre intéressé, mais Lawrence estime que le débarquement de troupes étrangères au Hejaz serait une catastrophe. Finalement, Paris rappelle le colonel. Les Français laissent aux Britanniques le soin de mener la révolte, à condition, entre autres, qu'ils leur laissent la Syrie une fois les Turcs vaincus. T. E. Lawrence obtient du chérif Hussein le droit de partir dans les terres à la rencontre de Fayçal. Il est à dos de dromadaire et habillé en Arabe. Dans Les Sept Piliers de la sagesse (1922), il écrit : « Je sus au premier regard que j'avais trouvé l'homme que j'étais venu chercher en Arabie ».

La suite, comme l'écrit Christophe Leclerc, est une autre histoire.

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Christophe Leclerc
Deux ans au Caire. Lawrence d'Arabie avant la légende
Préface de Rémy Porte
Lemme Edit, Paris,
2023
196 pages
19 euros


1Orientales III. La révolte arabe, T. E. Lawrence et la création de la Transjordanie, Paris, CNRS éditions, 2004 ; pages 185-197.

T. E. Lawrence, retour sur une légende du désert

Serviteur de l'empire britannique ou partisan de la cause arabe ? Magnifiée par le splendide péplum du désert de David Lean, la vie de Lawrence d'Arabie continue de faire l'objet de controverses. Christophe Leclerc, spécialiste de l'aventurier britannique, en éclaire les plus saillantes, sur ses rapports avec Londres et Paris en particulier.

Les véritables convictions de T. E. Lawrence concernant l'indépendance des Arabes et la signification réelle de son engagement dans la révolte conduite par les Hachémites de 1916 à 1918 ont fait l'objet de nombreuses controverses. Temps fort de sa postérité, Lawrence d'Arabie, la superproduction en cinémascope de David Lean en 1962 a durablement installé l'image d'un officier anglais exalté, revêtu de robes bédouines et luttant avec l'énergie du désespoir pour la formation d'une nation arabe. Une figure romantique dont le journaliste américain Lowell Thomas avait posé les bases immédiatement après la Grande Guerre, dans des tournées de conférences internationales, à grand renfort de diapositives polychromes et de fanfares orientales.

Cette figure iconique a été vigoureusement attaquée dans les années 1960, à l'initiative du Jordanien Suleiman Moussa, historien de la dynastie hachémite, et de deux journalistes du Sunday Times, Philip Knightley et Colin Simpson. Leurs grilles de lecture étaient différentes, mais leurs propos aboutissaient à la même conclusion : Lawrence n'avait été qu'un fabulateur travaillant à sa propre gloire autant qu'à préserver les intérêts de l'empire britannique. Une approche qu'est venu entériner le grand intellectuel palestinien Edward Saïd, dans son célèbre essai L'Orientalisme, paru en 1978. Selon lui, pour des orientalistes comme Charles Doughty, Gertrude Bell, D. G. Hogarth, de même que pour Lawrence, « il s'agissait principalement de préserver le contrôle du blanc sur l'Orient et l'islam »1.

Documents d'archives à l'appui, la vérité s'avère plus complexe.

Des scénarios de grand jeu

Dans Les Sept Piliers de la sagesse (Phébus, 2009), son volumineux récit de la révolte arabe, écrit entre 1919 et 1922, Lawrence revendique un projet pétri d'idéalisme : « J'ai voulu constituer une nation nouvelle, faire revivre une influence perdue, offrir à vingt millions de Sémites les fondations sur lesquelles construire un palais de rêve né de leurs aspirations nationales ».

Cette affirmation sonne comme un cri du cœur, mais elle est surtout une recomposition de l'histoire : Lawrence, passionné de récits chevaleresques médiévaux, s'emploie à magnifier son expérience pour composer une œuvre littéraire. Une autre déclaration, bien antérieure, vient de lui faire écho. Elle est datée du 1er juillet 1916, alors que les Hachémites, protecteurs des lieux saints, viennent de donner le coup d'envoi d'un mouvement insurrectionnel contre les Ottomans : « C'est si bon d'avoir quelque peu aidé à fonder une nation nouvelle. J'espère que le mouvement va se propager comme il promet de le faire. Cette révolte, si elle réussit, constituera la plus grosse affaire du Proche-Orient depuis 1550 »2.

Quelles sont alors les motivations profondes de Lawrence, jeune officier de renseignement affecté au Caire qui peut se targuer d'une certaine connaissance du Proche-Orient et des dialectes arabes, résultant de sa propre expérience de terrain ? En 1909, Lawrence accomplit à pied un périple de 1 700 km de Haïfa à Alep, à la découverture des châteaux des Croisés. Cette expérience fondatrice a été suivie de plusieurs campagnes de fouilles dans le nord de la Syrie, sur le site hittite de Karkemish, où Lawrence s'est trouvé au contact de terrassiers arabes et kurdes. Puis, début 1914, il réalise un relevé de terrain dans le Sinaï, à dos de chameau, durant six semaines. C'est sans doute là qu'il a ses premiers vrais contacts avec les Bédouins du Proche-Orient.

Avant tout, Lawrence veut mettre en échec les buts de guerre de la France au Proche-Orient, en l'occurrence la volonté de celle-ci de s'arroger la Syrie au sens large (une région englobant une partie du Liban, d'Israël, de la Jordanie et même de l'Irak actuels), dès que l'empire ottoman se sera effondré. Il imagine différentes options : organiser un débarquement de troupes sous pavillon britannique dans le golfe d'Alexandrette et le coordonner avec un soulèvement arabe, ou bien armer les potentats locaux, en premier lieu Saïd Mohamed Ibn Ali, dit « Idrissi » (émir de l'Asir, une région située au sud de La Mecque) et Hussein Ibn Ali, grand chérif de La Mecque. « Nous pouvons nous jeter sur Damas, et faire passer aux Français tout espoir d'avoir la Syrie, écrit-il à son mentor, l'archéologue D. G. Hogarth, le 22 mars 1915. C'est un grand jeu, et qui, en fin de compte, vaut d'être joué »3.

Contrairement à ce qui a été beaucoup dit, même s'il utilise lui-même des formules choc du type « En ce qui concerne la Syrie, c'est la France qui est l'ennemie et non la Turquie »4, Lawrence n'est pas foncièrement francophobe. La vérité, c'est qu'il évolue dans un milieu colonial britannique historiquement rival de la France et qui cultive le souvenir de l'incident de Fachoda : en 1898, les deux pays avaient failli s'affronter par les armes pour une infime parcelle du Soudan. Le colonel Gilbert Clayton, supérieur direct de Lawrence au Caire, avait servi sous les ordres de Horatio Herbert Kitchener au Soudan et en Égypte, tout comme le sirdar (gouverneur général du Soudan) Reginald Wingate, auquel est rattaché leur département des renseignements militaires.

Les Bédouins, Arabes les plus purs

Dans ses textes, Lawrence dit à plusieurs reprises détester les Turcs, ce qui pourrait paraître accessoire, mais ne l'est pas tout à fait : comme la plupart de ses contemporains, il classe les peuples et les sociétés selon une échelle de valeurs, il esquisse une hiérarchie des races (au sens d'ethnies, peuples, voire nationalités), qui peut choquer aujourd'hui pour un intellectuel de son calibre, mais s'avère tout à fait banale en son temps. Pour Lawrence, il ne fait aucun doute que les Arabes sont très supérieurs aux Turcs, qualifiés de « lamentables imbéciles » ou de « végétation parasite ».

Encore y-a-t-il une hiérarchie parmi les Arabes eux-mêmes : Lawrence chante les vertus des Bédouins par opposition aux Levantins, ce qui, là non plus, n'a rien d'étonnant. Emboitant le pas à Wilfrid Scawen Blunt ou Doughty, il s'inscrit en effet dans un courant de pensée orientaliste en vogue chez les Britanniques selon lequel les Bédouins, déliés de tout attachement matérialiste et restés à l'écart de l'influence européenne, sont « purs ». Il n'en va pas de même pour les peuples des côtes et des ports (assimilés aux Levantins), pervertis par le mercantilisme occidental (français, évidemment) : « La vulgarité parfaitement désespérante de l'Arabe à moitié européanisé est effrayante, écrit Lawrence à sa mère, en juin 1911. Plutôt mille fois l'Arabe intact ».

C'est ainsi que Les Sept Piliers de la sagesse deviendront le récit de la geste bédouine, et que l'émir Fayçal, principal leader de la révolte arabe, pourra être comparé à Richard Cœur de Lion. Lawrence projette sur les Bédouins ses fantasmes de chevalerie, mais il ne faut pas s'y tromper, ce n'est pas un naïf. Dans les rapports écrits pour ses chefs, mélangeant sociologie, anthropologie, histoire et géographie, il brosse un panorama précis et sans complaisance des peuples du Proche-Orient.

Exploiter les failles de « petites principautés »

En février 1915, il constate : « il n'existe aucun sentiment national », verdict surprenant quand on connaît la suite de son engagement. Il s'explique :

Ils sont tous mécontents du gouvernement qu'ils ont, mais bien peu d'entre eux savent mettre bout à bout sans tricher leurs idées sur ce qu'il faut. Quelques-uns (principalement des musulmans) réclament à cor et à cri un royaume arabe, d'autres (principalement des chrétiens) réclament une protection étrangère à la mode altruiste de Thélème, conférant des privilèges sans obligations. D'autres réclament l'autonomie pour la Syrie5.

« Il est essentiel que Damas nous appartienne, affirme Lawrence dans une dépêche secrète datée de janvier 1916, ou soit au pouvoir d'une quelconque puissance amie non musulmane… », avant de conclure avec regret : « Vraisemblablement, si nous étions les maîtres de toute la Syrie, il conviendrait de partager le gâteau avec la France »6.

Dans un autre mémorandum qui sera, comme les précédents, transmis à Londres, contribuant à faire connaître jusqu'au sommet du pouvoir cet officier d'un grade très subalterne (sous-lieutenant de décembre 1914 à mars 1916), Lawrence affiche un certain cynisme et un point de vue proprement impérialiste : « L'activité [du chérif Hussein] semble s'exercer à notre avantage. En effet, elle vise nos objectifs immédiats : l'éclatement du bloc islamique, et la défaite et le démembrement de l'empire ottoman. » Et de poursuivre :

Les Arabes sont encore plus instables que les Turcs. Si nous savons nous y prendre, ils resteront à l'état de mosaïque politique, un tissu de petites principautés jalouses, incapables de cohésion — et pourtant toujours prêtes à s'entendre contre une force extérieure7.

L'obsessionnelle conquête de Damas

Force est pourtant de constater que l'engagement physique dans la révolte arabe, en 1917 et 1918, semble constituer un tournant décisif pour Lawrence. Même s'il se montre encore capable d'écrire, dans le plus pur style colonial, des recommandations aux autres officiers britanniques du type : « Très difficiles à mettre en branle, les Bédouins sont faciles à mener si vous avez la patience d'être indulgent avec eux. Moins apparente votre intervention, plus grande votre influence »8), le jeune officier de renseignement jusqu'alors habitué à la moiteur insupportable des bureaux du Caire s'enhardit et se prend au jeu, au contact des Bédouins Beni Sakhr ou Haoueitat.

Subjugué par la dignité de l'émir Fayçal auquel il s'attache, il est aussi fasciné par le désert. Dès novembre 1916, le même Lawrence qui notait début 1915, qu'« il n'existe pas de sentiment national », observe à propos des Bédouins : « ils croient qu'en libérant le Hedjaz, ils vont promouvoir les droits de tous les Arabes à une existence politique nationale ; sans envisager d'État unique, ni même de fédération, ils portent résolument leur regard vers le nord, en direction de la Syrie et de Bagdad ». Comme l'attestent les observateurs du moment — les officiers britanniques et français qui opèrent au Proche-Orient —, un glissement manifeste s'est opéré en lui.

Conquérir Damas devient une obsession pour Lawrence, et pas seulement pour couper l'herbe sous le pied des Français et mettre la région sous la tutelle du Royaume-Uni. Le jeune officier se démultiplie dans les coups de main et le sabotage du chemin de fer du Hedjaz. Il rallie des tribus, contre espèces sonnantes et trébuchantes (des livres or britanniques). Conseiller politique et militaire de Fayçal, il fait aussi office d'agent de liaison avec le commandement britannique au Caire.

Rapportant les agissements de Lawrence, René Doynel de Saint-Quentin, attaché militaire français au Caire écrit d'ailleurs à ses supérieurs : « Son opposition [à la France] est d'autant plus nette qu'il croit sincèrement la fonder non pas sur les anciennes rivalités de missionnaires et d'archéologues, où il l'a puisée, mais sur les intérêts supérieurs de la race arabe »9.

À Londres comme à Paris, l'enthousiasme de T. E. Lawrence pour la révolte arabe inquiète et irrite. Un accord secret de partage du Proche-Orient (dit « accord Sykes-Picot ») a été négocié et ratifié par la France et le Royaume-Uni en mai 1916, et les agissements de l'officier britannique se démarquent trop nettement des intentions des deux puissances. En fait, comme Saint-Quentin le constate, l'engagement de Lawrence aux côtés des Arabes a dépassé l'intérêt naturel des explorateurs, des voyageurs et des conquérants pour les peuples qu'ils côtoient. Il est à craindre que l'agent du Caire ne devienne incontrôlable…

« Lawrence a foi dans l'aptitude des Arabes à se gouverner et à se défendre par eux-mêmes » note encore Saint-Quentin10. Quelques mois plus tard, Antonin Jaussen, un autre Français qui se trouve pour sa part sur le terrain, observe : « À El Wejh, le capitaine anglais Lawrence vit en rapports intimes avec le fils du chérif, Faysal, qui semble tenir beaucoup à son amitié. Il [Lawrence] exercice une véritable influence sur lui »11.

Rongé par le sentiment d'imposture

En juillet 1917, après que Lawrence est parvenu, avec quelques centaines de Bédouins, à s'emparer du port d'Akaba (position stratégique contrôlée jusqu'alors par les Turcs), tous les espoirs sont permis aux Arabes. La révolte est aux portes de la Syrie. Le diplomate britannique Mark Sykes peut à juste titre s'enthousiasmer :

L'action de Lawrence est splendide et je voudrais qu'il fût anobli. Dites-lui que maintenant qu'il est un grand homme, il doit se conduire comme tel et avoir les vues larges. Dix ans de tutelle de l'Entente et les Arabes formeront une nation12.

Quelques jours plus tôt, vraisemblablement parce qu'il était passablement agacé du comportement de Lawrence (qui avait gardé le secret sur son projet de raid vers Abaka), Sykes avait lâché un commentaire moins amène : « Une complète indépendance signifie (…) pauvreté et chaos. Qu'il [Lawrence] réfléchisse à cela, lui qui nourrit tant d'espoirs pour les gens au nom desquels il se bat »13.

Un tel engagement jusqu'aux limites de ses propres forces ne peut être vécu impunément. « Il a un cœur de lion, mais même ainsi la tension doit être très forte », note Gilbert Clayton. En 1918, Lawrence ne pèse plus qu'une quarantaine de kilos et il est en proie à un vrai déchirement intérieur : il a connaissance des accords franco-britanniques de partage du Proche-Orient pour l'après-guerre, et se perçoit comme un imposteur — un sentiment de culpabilité sans doute renforcé par l'éducation religieuse rigoriste qu'il a reçue, enfant. Il refuse d'être décoré par le roi George V, et quand celui-ci le reçoit en audience privée, il lui explique son point de vue sans détour. À la sculptrice lady Scott qui réalise son buste, il déclare : « Ne me faites pas en tant que colonel Lawrence.

À un autre de ses correspondants, il écrit qu'il se sentait comme un prestidigitateur durant la révolte ; dans Les Sept Piliers de la sagesse, il regrette enfin d'avoir été au service de deux maîtres : « j'étais pour ainsi dire devenu l'escroc en chef de notre bande ». Contrairement à un discours romantique qui a longtemps été en vogue (par exemple sous la plume du romancier Louis Gardel, en 1980), Lawrence ne s'est jamais pris pour un Arabe et n'a jamais voulu « devenir Autre ». Son trouble se situe sur le terrain des idées politiques et des manœuvres diplomatiques occidentales, bien plus que sur un plan métaphysique.

Plus arabe qu'anglais à la Conférence de la paix

Lawrence a-t-il vu dans les négociations au sommet qui s'ouvrent à Versailles, au début de 1919, une manière d'expier ? Pendant la Conférence de la paix, il multiplie les interventions (et les ingérences) auprès des délégations françaises et américaines, pour faire valoir les intérêts et les revendications arabes — sans véritable succès, mais avec une énergie étourdissante.

Arnold Toynbee, de la délégation britannique, parle de son don d'ubiquité. Les Français voient en Lawrence un ami de Fayçal. Et Roustom Haïdar, l'un des deux délégués arabes à la Conférence de la paix (avec l'émir hachémite), confesse son désarroi dans son journal : « M. Lawrence est anglais avant tout, et il a pris un ascendant sur l'émir et a fini par le convaincre qu'il était plus arabe qu'anglais ».

Lawrence aide Fayçal à travailler sa déclaration officielle, présentée au Conseil des Dix14, le 6 février 1919. C'est lui qui assure la traduction en anglais puis en français (à la demande du président américain Wilson), vêtu d'une robe bédouine et non de l'uniforme britannique ou d'un costume civil. Appartient-il à la délégation britannique ou arabe ? Les officiers de Londres s'y perdent parfois, comme l'a montré le meilleur biographe de Lawrence, Jeremy Wilson. Arthur Hirztel, haut fonctionnaire à l'India Office, réclame une clarification de son positionnement et s'irrite de « l'enthousiasme pro-arabe du colonel Lawrence ».

Les prises de position de T. E. Lawrence détonnent plus que jamais, et les médias s'en font l'écho. Dans les colonnes du journal Paris-Midi, on peut lire le 7 mars 1919 : « C'est Lawrence qui inventa, avec Sir Mark Sykes, le panarabisme ». Et plus loin : « Il servait son pays, mais il aurait à peine eu un moment d'hésitation avant de le desservir, chaque fois que l'exigeait sa mission sacrée ». Avant de conclure : « Il est probable que le colonel Lawrence retournera en Arabie. Espérons qu'il n'y mettra pas le feu ». Le mythe Lawrence d'Arabie commence sans doute là.

Fin 1919, Lawrence fait encore beaucoup parler de lui ; il a en effet engagé une ardente campagne de presse en faveur des Arabes, qui l'amène à publier douze articles en un an, parfois non signés. S'engouffrant dans la voie ouverte par le président américain Wilson (sur le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes), il s'érige en conscience morale de l'Occident ; il apparait comme un impérialiste émancipateur. Les Arabes, écrit-il, « n'ont pas risqué leur vie sur le champ de bataille pour changer de maîtres, pour devenir sujets britanniques ou citoyens français, mais pour gagner à leur propre compte. S'ils sont ou non aptes à l'indépendance, il reste à en faire l'essai »15.

Il dénonce le traitement réservé par la France à l'émir Fayçal, quand celui-ci est chassé du trône de Syrie par les soldats du général Gouraud, en juillet 1920 : « c'est en somme une médiocre récompense pour ce que Fayçal nous a donné pendant la guerre ; et l'idée d'être en reste de générosité avec un ami oriental laisse après elle un arrière-goût déplaisant »16. Parallèlement, il ne se prive pas de faire le procès du système colonial britannique ; dans le Times, le Daily Herald ou le Sunday Times, il condamne l'incurie et l'aveuglement des administrations anglaises en Inde, en Irak (qu'on appelle encore Mésopotamie), ou en Perse, critique par ailleurs les querelles entre l'India Office, le Foreign Office et le War Office — tous ces bureaux qui jouent d'influence et mènent leurs propres politiques antagonistes, anéantissant tout espoir de progrès.

Faire émerger des alliés plutôt que des sujets

Ainsi à propos de la Mésopotamie en août 1920 :

Les choses ont été bien pires qu'on ne nous l'a dit, notre administration bien plus sanguinaire et inefficace que le public ne le sait. C'est une honte pour la gestion de notre Empire (…). Combien de temps permettrons-nous que des millions de livres, des milliers d'hommes des troupes de l'Empire, et des dizaines de milliers d'Arabes soient sacrifiés au nom d'une certaine forme d'administration coloniale qui ne peut profiter à personne qu'à ses administrateurs ?17

Espérant influer sur l'opinion publique autant que sur le gouvernement britannique, quelle politique Lawrence prône-t-il alors pour le Proche-Orient ? Prenant en considération les aspirations nouvelles des peuples arabes, il soutient le projet d'un impérialisme refondé, un « nouvel impérialisme », comme il l'écrit dans son long essai L'Orient en mutation (The Changing East), en septembre 1920. Ainsi les autochtones doivent-ils être considérés comme des alliés plutôt que des sujets ; et ils doivent pouvoir s'administrer eux-mêmes, avec l'aide de conseillers étrangers. « Que les Arabes soient notre premier dominion d'autochtones basanés, et non notre dernière colonie d'indigènes basanés, telle est mon ambition », écrivait déjà Lawrence dans une lettre datée de septembre 1919.

Énoncées sur un ton volontiers provocateur, ces idées semblent audacieuses. En fait, elles ne sont pas originales, car partagées par une partie de l'élite intellectuelle britannique constituée de politiques, de militaires et d'administrateurs. Selon eux, restaurer le protectorat qu'elles exerçaient avant-guerre sur les peuples du Proche-Orient s'annonce beaucoup trop coûteux pour les puissances occidentales.

Mieux vaut donc s'orienter vers un système d'administration indirecte, comme le suggère notamment Lawrence, en adversaire résolu des lobbys coloniaux au Parlement, de l'India Office et du gouvernement de Mésopotamie.

En marche vers le Commonwealth

En janvier 1921, Lawrence accepte de rejoindre le cabinet de Winston Churchill, devenu ministre des colonies. Il y reste 18 mois. En tant que conseiller technique, il prépare la Conférence du Caire de mars 1921. Propulsé durant quelques mois représentant britannique en Transjordanie, il conduit une dernière mission auprès du chérif Hussein dans l'espoir de le convaincre d'entériner les accords issus de cette conférence qui attribue des États aux Hachémites, évidemment sous le contrôle des Britanniques. C'est ainsi que Fayçal, chassé de la Syrie par les Français, devient roi d'Irak. Quant à son frère Abdallah, il est émir de Transjordanie. Pour l'indépendance (toute relative, tant la présence britannique restera prégnante), il faudra attendre 1932 pour l'Irak, et 1946 pour le royaume jordanien.

Après avoir donné sa démission en juillet 1922, considérant son devoir accompli, Lawrence ne retournera plus jamais au Proche-Orient, et il n'évoquera plus qu'en pointillés l'évolution politique des peuples arabes. Il existe une lettre méconnue au roi Fayçal, écrite avant que les deux hommes se revoient une dernière fois à un déjeuner organisé à Londres, en juillet 1933, trois mois avant la mort du souverain. Elle est datée du 26 novembre 1932, immédiatement après l'indépendance de l'Irak. Lawrence y écrit : « Vous devez vous sentir comme un homme qui a travaillé toute sa vie pour conquérir l'impossible et qui y est parvenu ». Il choisit de donner une autre orientation à sa vie, en s'engageant comme simple soldat dans la Royal Air Force sous un nom d'emprunt. Lawrence n'est jamais là où on l'attend. Loin des joutes politiques et diplomatiques, loin surtout de la scène publique. Comme pour expier encore, ou fuir une célébrité insupportable à ses yeux.

Dans une lettre à un ami, en 1928, il précise ce que fut son projet politique, bien éloigné de l'indépendance intégrale des peuples arabes, prématurée à ses yeux :

Expliquez bien à vos jeunes gens, je vous en prie, que je me proposais de sauver l'Angleterre, et la France elle aussi, des folies de ces impérialistes qui, en 1920, auraient voulu nous voir répéter les exploits de Clive ou de Rhodes. Le monde a dépassé ce point-là. Je pense, toutefois, qu'il y aurait un bel avenir pour un Empire britannique qui serait une association volontaire18.

En dernière instance, Lawrence, progressiste libéral, à la fois passionné et pragmatique, entérine lui aussi l'idée du Commonwealth.


1Edward Saïd, L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident, Seuil, 1980, p. 267.

2T. E. Lawrence à sa mère, 1er juillet 1916, dans Lettres de T. E. Lawrence, Malcolm Brown (edit.), Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1992 ; p. 511.

3Lettres de T. E. Lawrence, David Garnett (ed.), Gallimard-NRF, 1948 ; p. 156.

4T. E. Lawrence à sa famille, 20 février 1915, The Home Letters of T. E. Lawrence and his Brothers, Robert Lawrence (ed.), Oxford, B. Blackwell ; New York, Macmillan, 1954 ; p. 303.

5T. E. Lawrence, « Syria. The Raw Material », 25 février 1915, dans Dépêches secrètes d'Arabie, op.cit. ; p. 69.

6T. E. Lawrence, « The Conquest of Syria : If Complete », premier semestre 1916, National Archives, Kew, FO 882/16 ; p. 36-39.

7T.E. Lawrence, « The Politics of Mecca », janvier 1916, National Archives, Kew, FO 371/2771 et 141/461 ; p. 30-33.

8Les 27 articles de T. E. Lawrence, août 1917, dans Jeremy Wilson, Lawrence d'Arabie, Denoël, 1994 ; p. 1056-1061.

9René de Saint-Quentin, « Le Raid du major Lawrence et l'action anglaise à Akaba », 20 août 1917, Service historique de la Défense, Vincennes.

10« Impressions du capitaine Lawrence sur son séjour au camp de Feisal », 22 novembre 1916, Service historique de la Défense, Vincennes.

11Note « El Wedj », 2 mars 1917, ministère des affaires étrangères, série « Guerre 1914-1918 », vol.1703. Cette note n'est pas signée. Il est vraisemblable que Jaussen en est l'auteur.

12Sir Mark Sykes à G. Clayton, 22 juillet 1917. Cité par J.Wilson, op. cit. ; p. 483.

13Sir Mark Sykes à Drummond, 20 juillet 1917, Middle East Centre Archive, St-Antony's College, Oxford.

14NDLR. Composé des chefs de gouvernement des États-Unis, de la France, du Royaume-Uni, de l'Italie et du Japon, assistés de leurs ministres des affaires étrangères.

15Sir Mark Sykes à Drummond, 20 juillet 1917, Middle East Centre Archive, St-Antony's College, Oxford ; p. 259-260.

16T. E. Lawrence, « La France, l'Angleterre et les Arabes », The Observer, 8 août 1920.

17T. E. Lawrence, « Mésopotamie », Sunday Times, 22 août 1920.

18T. E. Lawrence à D. G. Pearman, [février 1928], Lettres de T. E. Lawrence, D. Garnett (ed.) ; p. 522.

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