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À partir d’avant-hierOrient XXI

Sur Israël, les prémonitions au vitriol de Raymond Aron

Il était plus facile il y a quelques décennies de critiquer en France la politique de Tel-Aviv qu'aujourd'hui. Les analyses de Raymond Aron, chroniqueur à L'Express et au Figaro, incisives et dénuées de tout sentimentalisme vis-à-vis de sa judaïté, tranchent avec le tropisme pro-israélien actuel des médias dominants.

Raymond Aron est à la mode. Le penseur libéral, l'universitaire doublé d'un éditorialiste influent par ses éditoriaux dans Le Figaro puis dans L'Express, des années 1950 à 1980, a été convoqué à l'occasion du quarantième anniversaire de sa disparition par des médias de droite à la recherche des références intellectuelles qui leur manquent dans la production actuelle : « un maître pour comprendre les défis d'aujourd'hui », « un horizon intellectuel », « un libéral atypique ».

Curieusement, les prises de position les plus incisives de son œuvre journalistique, à savoir celles consacrées à Israël et à la Palestine, sont absentes des injonctions à « relire Raymond Aron ». Elles n'en restent pas moins d'une actualité brûlante.

On comprend cette gêne si on les relit, effectivement. Certaines de ces idées, exprimées dans une presse de droite par un homme de droite d'origine juive, le feraient classer en 2024 comme « antisioniste » (voire pire) par des médias et des « philosophes » de plateaux télé qui se contentent de paraphraser le narratif israélien.

C'est une véritable réflexion qui se déclenche le 27 novembre 1967, à la suite de la célèbre conférence de presse du général de Gaulle dénonçant, après la victoire éclair d'Israël et l'occupation des territoires palestiniens : « les Juifs (…) qui étaient restés ce qu'ils avaient été de tout temps, c'est-à-dire un peuple d'élite, sûr de lui-même et dominateur ». Chaque mot de cette déclaration « aberrante » choque Raymond Aron. En accusant « les Juifs » éternels et non l'État d'Israël, de Gaulle réhabilite, écrit-il, un antisémitisme bien français : « Ce style, ces adjectifs, nous les connaissons tous, ils appartiennent à Drumont, à Maurras, non pas à Hitler et aux siens ».

Interrogations sur le concept de « peuple juif »

Mais Aron, en vrai philosophe, ne saurait s'arrêter là : « Et maintenant, puisqu'il faut discuter, discutons », écrit-il dans Le Figaro. Il se lance alors dans une étude socio-historique, adossée à une auto-analyse inquiète qui n'a pas vieilli. Quel rapport entre ses origines et l'État d'Israël ? L'obligent-elles à un soutien inconditionnel ? Et d'ailleurs qu'est-ce qu'être juif ? Ces questions parfois sans réponse définitive, on les trouve dans un ouvrage qui rassemble ses articles du Figaro1 puis, plus tard, dans ses Mémoires2 publiées l'année de sa mort, en 1983, et enfin dans un livre paru récemment qui comporte, lui, tous ses éditoriaux de L'Express3. Les citations de cet article sont extraites de ces trois livres.

Et d'abord, qu'est-ce que ce « peuple » juif comme le dit le président de la République, commence par se demander Raymond Aron. Il n'existe pas comme l'entend le sens commun, répond-il, puisque « ceux qu'on appelle les Juifs ne sont pas biologiquement, pour la plupart, les descendants des tribus sémites » de la Bible. « Je ne pense pas que l'on puisse affirmer l'existence objective du "peuple juif" comme celle du peuple français. Le peuple juif existe par et pour ceux qui veulent qu'il soit, les uns pour des raisons métahistoriques, les autres pour des raisons politiques ». Sur un plan plus personnel, Aron se rapproche, sans y adhérer complètement, de la fameuse théorie de son camarade de l'École normale supérieure, Jean-Paul Sartre, qui estimait qu'on n'était juif que dans le regard des autres. L'identité n'est pas une chose en soi, estime-t-il, avec un brin de provocation :

Sociologue, je ne refuse évidemment pas les distinctions inscrites par des siècles d'histoire dans la conscience des hommes et des groupes. Je me sens moins éloigné d'un Français antisémite que d'un Juif marocain qui ne parle pas d'autre langue que l'arabe…

Mais c'est pour ajouter aussitôt : « Du jour où un souverain décrète que les Juifs dispersés forment un peuple "sûr de lui et dominateur", je n'ai pas le choix ». Cette identité en creux ne l'oblige surtout pas à soutenir une politique. Aron dénonce « les tenants de l'Algérie française ou les nostalgiques de l'expédition de Suez qui poursuivent leur guerre contre les Arabes par Israël interposé ». Il se dit également gêné par les manifestations pro-israéliennes qui ont eu lieu en France en juin 1967 : « Je n'aimais ni les bandes de jeunes qui remontaient les Champs-Élysées en criant : "Israël vaincra", ni les foules devant l'ambassade d'Israël ». Dans ses Mémoires, il va plus loin en réaffirmant son opposition à une double allégeance :

Les Juifs d'aujourd'hui ne sauraient éluder leur problème : se définir eux-mêmes Israéliens ou Français ; Juifs et Français, oui. Français et Israéliens, non – ce qui ne leur interdit pas, pour Israël, une dilection particulière.

Cette « dilection », il la ressent émotionnellement. Lui qui en 1948 considérait la création de l'État d'Israël comme un « épisode du retrait britannique » qui « n'avait pas éveillé en lui la moindre émotion », lui qui n'a « jamais été sioniste, d'abord et avant tout parce que je ne m'éprouve pas juif », se sentirait « blessé jusqu'au fond de l'âme » par la destruction d'Israël. Il confesse toutefois : « En ce sens, un Juif n'atteindra jamais à la parfaite objectivité quand il s'agit d'Israël ». Sur le fond, il continue de s'interroger. Son introspection ne le prive pas d'une critique sévère de la politique israélienne, puisqu'Aron ne se sent aucune affinité avec les gouvernements israéliens : « Je ne consens pas plus aujourd'hui qu'hier à soutenir inconditionnellement la politique de quelques hommes ».

Le refus d'un soutien « inconditionnel »

Cette politique va jusqu'à le révulser. Il raconte comment il s'emporte, au cours d'un séminaire, contre un participant qui clame : « La raison du plus fort est toujours la meilleure ». Le digne professeur explose : « Contre mon habitude, je fis de la morale avec passion, avec colère. Cette formule… un Juif devrait avoir honte de la prendre à son compte ». Mais en général, le philosophe-journaliste reste attaché à une analyse froide des réalités du moment. Raymond Aron n'oublie pas qu'Israël est aussi un pion dans la géopolitique de la guerre froide : « S'il existe un "camp impérialiste" [face à l'URSS], comment nier qu'Israël en fasse partie ? » Puis : « Dans le poker de la diplomatie mondiale, comment le nier ? Israël, bon gré mal gré, est une carte américaine ».

Il pousse loin le principe de la « déontologie » intellectuelle. S'il juge qu'en 1967, Israël a été obligé d'attaquer, il peut être bon, pour le bien de la paix régionale, qu'il perde quelques batailles  : « Je jugeai normale l'attaque syro-égyptienne de 1973 », écrit-il, ajoutant même : « Je me réjouis des succès remportés par les Égyptiens au cours des premiers jours », car ils permettraient au président Anour El-Sadate de faire la paix.

Mais Aron reste tout de même sceptique devant l'accord de 1978 entre Menahem Begin et Sadate à Camp David, simple « procédure » qu'il « soutient sans illusion » car il lui manque le principal : elle ne tient pas compte du problème « des colonies implantées en Cisjordanie ». En 1967 (rejoignant, cette fois, les prémonitions du général de Gaulle, dans la même conférence), il décrit l'alternative à laquelle Israël fait face : « Ou bien évacuer les territoires conquis… ou bien devenir ce que leurs ennemis depuis des années les accusent d'être, les derniers colonisateurs, la dernière vague de l'impérialisme occidental ». L'impasse est totale, selon lui : « Les deux termes semblent presque également inacceptables » pour Tel-Aviv.

Ce pessimisme foncier s'exprime dans ses articles écrits pour L'Express dans les dernières années de sa vie. En 1982, il salue la portée « symbolique » et la « diplomatie précise » de François Mitterrand, qui demande devant le parlement israélien un État pour les Palestiniens, en échange de leur reconnaissance d'Israël. Tout en restant lucide : « Mitterrand ne convaincra pas Begin, Reagan non plus ». Selon lui, écrit-il toujours en 1982, Israël n'acceptera jamais de reconnaître l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) comme seul représentant des Palestiniens. Dix ans plus tard, les accords d'Oslo connaîtront finalement l'échec que l'on sait, et Israël facilitera la montée du Hamas, dans le but d'affaiblir l'OLP.

L'invasion du Liban par Israël en 1982, le départ de Yasser Arafat et de ses combattants protégés par l'armée française donnent encore l'occasion à Raymond Aron de jouer les prophètes : même si l'OLP devient « exclusivement civile (…), d'autres groupements reprendront l'arme du terrorisme (…). L'idée d'un État palestinien ne disparaîtra pas, quel que soit le sort de l'OLP ».

En septembre, il commente ainsi les massacres des camps palestiniens de Sabra et Chatila par les phalangistes libanais, protégés par l'armée israélienne :

Israël ne peut rejeter sa responsabilité dans les massacres de Palestiniens (…). Pendant les trente-trois heures de la tuerie, des officiers de Tsahal ne pouvaient ignorer ce qui se passait dans les camps.

Et les prédictions d'Aron, en décembre de la même année, résonnent singulièrement aujourd'hui. À l'époque, le terme d'apartheid est encore réservé à l'Afrique du Sud. Le philosophe évoque un autre mot et une autre époque :

D'ici à la fin du siècle, il y aura autant d'Arabes que de Juifs à l'intérieur des frontières militaires du pays. Les Juifs porteront les armes, non les Arabes. Les cités grecques connaissaient cette dualité des citoyens et des métèques. Faut-il croire au succès de la reconstitution d'une cité de ce type au XXe siècle ?

Oui, il faut relire Raymond Aron.


1De Gaulle, Israël et les Juifs, Plon, 1968.

2Mémoires, tome 2, Julliard, 1983.

3De Giscard à Mitterrand, 1977-1983, Calmann-Lévy, 2023.

Yémen. Des mercenaires américains tuent pour le compte des Émirats arabes unis

Au moment où les projecteurs sont braqués sur les houthistes en mer Rouge, un documentaire de la BBC diffusé le 23 janvier 2024 jette une lumière crue sur les agissements des Émirats arabes unis dans le sud du Yémen. Signée Nawal Al-Maghafi, l'enquête détaille l'implication de mercenaires américains et d'une entreprise israélienne dans l'assassinat de figures politiques et religieuses à Aden depuis 2015.

L'élimination de figures du parti Al-Islah, branche yéménite des Frères musulmans, ainsi que de leaders salafistes et de journalistes a longtemps été une dimension ignorée de la stratégie émiratie au Yémen. La longue série d'assassinats perpétrés dans les gouvernorats du sud, en particulier entre 2016 et 2018, est souvent apparue aux yeux des observateurs extérieurs comme un enjeu marginal du conflit. Elle était considérée comme un avatar (implicitement acceptable) de la lutte contre les djihadistes, une politique jugée nécessaire et efficace après la libération d'Aden de l'emprise houthiste au cours de l'été 2015. En tout état de cause, elle demeurait sous bien des radars.

Dans ce contexte, les autorités d'Aden, affidées aux Émiratis, faisaient commodément passer les assassinats ciblés de dizaines d'individus sur le compte de règlements entre islamistes. Elles pointaient du doigt des responsabilités djihadistes ou même houthistes, comme c'est le cas dans l'assassinat de la figure montante du salafisme Abdel Rahman Al-Adani, tué en février 2016. Dans d'autres cas, elles annonçaient que les éliminations extrajudiciaires qu'elles avaient menées ciblaient des membres d'Al-Qaida ou de l'organisation de l'État islamique (OEI).

Tuer les opposants

Mais dans la capitale du sud et ses environs, l'implication émiratie dans des assassinats qui avaient en réalité une tout autre ambition était un secret de polichinelle. Ont ainsi été ciblés des civils qui se tenaient à l'écart des djihadistes, et n'avaient aucun autre engagement que politique ou lié la mosquée. Ils avaient cependant tous en commun de critiquer les Émirats arabes unis (EAU). La liste des victimes de cette guerre secrète est longue : au moins cent personnes ont été éliminées entre 2016 et 2018 dans des attaques qui ont entretenu l'insécurité dans la grande ville, et continuent de le faire jusqu'à aujourd'hui. Alors qu'Aden devait au cours de cette période devenir la vitrine d'un Yémen pacifié, débarrassé des houthistes, elle a été maintenue dans un état d'instabilité et de misère. La ville a ainsi pu incarner aux yeux de bien des Yéménites, l'incurie des alternatives aux rebelles venus du nord.

Parmi ces victimes, on trouve Adel Al-Shihri, un salafiste qui avait engagé un rapprochement avec le parti Al-Islah et critiquait Al-Qaida. Une figure reconnue, tout comme Rawi Samhan Al-Ariqi, qui avait le même profil. Leurs assassinats n'ont jamais été élucidés. Un autre homicide, celui de Mohsen Al-Sarari, fils de la militante des droits humains Houda Al-Sarari, en 2019, illustre combien cette guerre secrète n'avait que peu à voir avec la lutte contre les djihadistes. Des dizaines de militants ou cadres locaux d'Al-Islah, dont Ansaf Mayo, député au Parlement yéménite ayant survécu à une attaque à la voiture piégée, ont par ailleurs été pris pour cibles, de même que des journalistes travaillant pour des médias proches de ce parti.

Un documentaire diffusé par Al-Jazira sous le titre « Quel rôle pour les Emirats souhaitent-il jouer au Yémen ? » en 2018 (au paroxysme des tensions entre le Qatar et ses voisins) dans la fameuse émission d'investigation Al-Soundouk Al-Aswad (La boîte noire) avait déjà accusé les EAU de commanditer des assassinats en série pour lutter contre ses opposants, plus particulièrement les Frères musulmans dans le sud. Le documentaire démontrait que cette stratégie s'accompagnait de nombreuses violations des droits humains, et notamment de la systématisation de la torture à l'intérieur de centres secrets disséminés dans les zones sous contrôle émirati.

Témoignages directs des tueurs

Six ans plus tard, l'implacable documentaire de Nawal Al-Maghafi donne de la substance aux accusations visant les Émirats arabes unis. Cette journaliste d'origine yéménite a une solide expérience et a notamment remporté trois Emmy Awards pour son travail sur le trafic sexuel en Irak et sur la crise Covid au Yémen. Intitulé American Mercenaries : Killing in Yemen, son documentaire donne à entendre le récit direct de citoyens américains anciens soldats, ayant participé de manière directe au programme d'élimination. Dans leurs interventions, ils affirment avoir œuvré à la lutte contre les djihadistes, sûrs d'avoir fait le bien, obéissant sans mot dire aux ordres venus d'Abou Dhabi.

Au fil du documentaire, des réseaux macabres se révèlent. Les mercenaires ont été recrutés via l'entreprise de sécurité Spear Operations Group dirigée par l'israélo-hongrois Abraham Golan, grâce à ses contacts avec Mohammed Dahlan, Palestinien de Gaza devenu conseiller de Mohammed ben Zayed, le dirigeant émirati.

L'enquête de la journaliste, entretiens et documents à l'appui, bénéficie du travail fastidieux mené par l'organisation Reprieve et par le juriste Baraa Shiban. Elle inclut aussi des révélations plus anciennes diffusées par le média américain d'information BuzzFeed en 2018. Ensemble, ces divers éléments démontrent combien les profils de la plupart des victimes ne peuvent aucunement être associés aux mouvements islamistes armés. Et quand bien même ils le seraient, les exécutions extrajudiciaires demeurent une violation patente des droits humains, menées en dehors de tout cadre juridique.

Le documentaire illustre combien il ne s'agit aucunement de « victimes collatérales », mais bien d'une stratégie délibérée d'élimination des opposants aux Émirats, quitte à s'allier au passage certains djihadistes hostiles aux Frères musulmans. Des noms et des détails sont livrés, en plus de curieuses concomitances, comme celle entre l'assassinat d'Ahmed Al-Idrissi, un dirigeant du mouvement sudiste réputé avoir refusé de livrer le port d'Aden qui était sous son contrôle, et la cession de la gestion de ce port aux Émirats arabes unis. Enjeux politiques et affairisme sont étroitement mêlés.

Un documentaire à des fins politiques ?

Sans surprise, le documentaire a fait grand bruit sur les réseaux sociaux yéménites. La nature des échanges illustre la fragmentation du champ politique, mais aussi la mauvaise foi de bien des intellectuels, journalistes et décideurs au Yémen, qui continuent de se positionner en fonction des intérêts de leurs sponsors régionaux. À cet égard, les réactions face aux éléments apportés par la BBC constituent un bon indicateur de l'état du débat public après presque une décennie de guerre.

Face aux révélations de Nawal Al-Maghafi, les défenseurs des Émirats ont eu beau jeu de renvoyer la journaliste à une alliance imaginaire avec les houthistes du fait de ses origines supposément hachémites (descendants du Prophète), partagées avec les leaders du mouvement rebelle. Leur critique du documentaire de la BBC veut s'inscrire dans le mouvement intellectuel de redéfinition de l'identité yéménite qui vise à exclure les Hachémites du récit national. En même temps, les défenseurs des EAU soulignent l'implication supposée des Frères musulmans dans ces révélations, montrant combien la polarisation régionale autour de la relation à la confrérie continue à structurer enjeux et positions.

Contre toute attente, on trouve également dans les critiques certains militants pro-houthistes qui, forts de leur popularité acquise grâce à leur engagement en faveur de Gaza, tentent à présent de ne pas s'aliéner les Émirats. Ceux-là ont ainsi pointé du doigt le caractère opportuniste de la sortie de ce documentaire. De leur point de vue, le film constitue une tentative du Royaume-Uni (BBC oblige) afin de faire pression sur les Émirats arabes unis qui refusent de rejoindre la coalition militaire formée avec les États-Unis pour stopper les attaques houthistes en mer Rouge. Cette critique semble faire bien peu de cas du professionnalisme de la rédaction de la BBC et de la temporalité d'une telle enquête débutée il y a plusieurs années.

Défendre les droits humains

Sans doute, le documentaire valide-t-il auprès du public yéménite un sentiment largement partagé d'exaspération face à la stratégie émiratie. Du Soudan à la Libye en passant par le Yémen, la politique étrangère émiratie soutenue en particulier par la France est, depuis les soulèvements arabes de 2011, fauteuse de troubles, de violences et d'instabilité. En cherchant à installer sur l'île de Socotra une base militaire et un comptoir, en soutenant le mouvement sudiste contre le gouvernement reconnu par la communauté internationale, la « petite Sparte » a développé une diplomatie dont les ambitions, comme les moyens, sont problématiques. L'état de décomposition du Yémen doit beaucoup aux décisions prises à Abou Dhabi, sans doute autant qu'à l'hubris des dirigeants saoudiens.

Dans sa réaction à la diffusion du documentaire, Ali Al-Boukhaiti, ancien partisan des houthistes devenu un féroce critique, relevait combien la stratégie d'élimination des figures politiques et religieuses à Aden avait directement contribué à l'échec de la coalition menée par l'Arabie saoudite. Cette tactique a en effet divisé profondément le camp anti-houthiste et généré une défiance à l'égard des acteurs régionaux. Deux jours après la diffusion, Al-Boukhaiti a organisé un space (salon de discussion) sur X (ex-Twitter) afin d'évoquer le documentaire, rassemblant plus de 15 000 personnes en direct.

En parallèle, les réactions face au documentaire s'inscrivent aussi dans une volonté de porter l'affaire des assassinats extrajudiciaires devant les tribunaux. Pour nombre d'activistes et militants — dont certains ont été emprisonnés et torturés par les forces de sécurité émiraties —, les éléments présentés fournissent de la matière à des poursuites internationales. Le travail mené par Reprieve, mais également par Huda Al-Sarari est à cet égard d'une grande importance. Sa mise en lumière par Nawal Al-Maghafi constitue une étape fondamentale.

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American mercenaries hired by UAE to kill in Yemen
Documentaire (Royaume-Uni), janvier 2024
42 minutes
Réalisatrice/production : Nawal Al-Maghafi/BBC World Service

L'accord franco-algérien de 1968, un fantasme de la droite

Conçu pour faciliter l'immigration économique et pallier le besoin de main d'œuvre des Trente Glorieuses, l'accord prévoyait la libre circulation entre les deux pays pour les ressortissants algériens. Vidé de son contenu au cours des ans, le texte n'a aucune influence sur les flux migratoires ; pourtant la droite se mobilise pour l'abroger, ce qui lui permet d'agiter ses fantasmes sur l'invasion du pays.

Tout commence le 25 mai 2023 avec la publication de Politique migratoire : que faut-il faire de l'accord franco-algérien de 1968 ?, une étude de Xavier Driencourt, ancien ambassadeur français en Algérie. La réponse à la question du titre est claire : il faut abolir un texte largement oublié de tous, sinon de ses « bénéficiaires », parce qu'il favorise en France l'immigration algérienne, objet de peurs et de fantasmes dans une partie de la population.

L'accord mettait fin à une tension sérieuse entre la France et l'Algérie au sujet du nombre d'Algériens admis en France. Paris avait réduit unilatéralement à 1 000 par mois le nombre des admis à compter du 1er juillet 1968. Trois ans après le coup d'état militaire du colonel Houari Boumediene, son ministre des affaires étrangères Abdelaziz Bouteflika (qui deviendra trente ans plus tard chef de l'État) et l'ambassadeur de France en Algérie Jean Basdevant signent le 27 décembre 1968 un accord qui admet chaque année 35 000 travailleurs algériens sur le territoire français. Ils sont autorisés à y séjourner au préalable neuf mois pour y trouver un emploi — ce qui n'a rien d'un exploit dans la France des Trente Glorieuses où le taux de croissance annuel atteint 5 % et où les usines manquent de bras. En cas de réussite, les candidats à l'immigration obtiennent une carte de séjour valable 5 ans pour eux et leurs familles. Les touristes algériens munis d'un passeport peuvent entrer librement et séjourner trois mois dans l'Hexagone. Paris s'engage en outre à améliorer la formation professionnelle et les conditions de logement des immigrés, trop souvent cantonnés aux emplois les plus ingrats et souvent logés dans des bidonvilles.

Un traité sans cesse revu à la baisse

Le démarrage de l'accord est poussif : à peine 30 000 travailleurs sont admis en 1969, première année d'application. Environ 20 000 femmes et enfants sont entrés en France mais « il y a eu un nombre à peu près égal de sorties » note le professeur André Adam dans une chronique scientifique1.

Les Algériens profitent-ils de leur traitement dérogatoire au Code d'entrée et de séjour des étrangers (Codesa) ? Pas vraiment. Sans accord équivalent, les Marocains, peu nombreux à l'époque en France, arrivent en plus grand nombre, rattrapent leur retard et font aujourd'hui jeu égal avec les Algériens.

Fin 1985, à la veille d'élections difficiles et en pleine montée du chômage, le premier ministre Laurent Fabius abroge l'article 1 (l'admission de 35 000 travailleurs chaque année) et l'article 2 (les 9 mois de séjour pour trouver un emploi). Le texte est réécrit dans un sens restrictif. Deux autres avenants lui succéderont en 1994 et 2001. La partie « entrée » de l'accord est désormais supprimée, la partie « séjour » demeure partiellement en vigueur. Un an plus tard, le visa est instauré et devient la clé de l'entrée en France des étrangers. C'est le vrai régulateur pour les 800 000 étrangers qui entendent se rendre dans l'Hexagone. Il éclipse un peu plus encore l'accord franco-algérien, privé de muscle depuis trois ans. Ses adversaires d'aujourd'hui tirent à côté de la cible, la carte de séjour remplacée par le certificat de résidence bénéficie à environ 600 000 Algériens établis en général depuis longtemps, avantagés par quelques « privilèges », comme l'accès immédiat au revenu de solidarité active (RSA) sans avoir à attendre plusieurs années comme les autres immigrés.

Déjà, fin 2022, prenant tout le monde de vitesse, la première ministre Elizabeth Borne pressent le vent qui se lève à droite. Au cours d'une visite officielle en Algérie, elle annonce à ses hôtes qu'elle prépare une « révision » de l'accord. Un quatrième avenant est prévu. Pour quoi faire ? Rien ne filtre, sinon la vague promesse d'améliorer le sort des 32 000 Français qui vivent en Algérie et sont pour l'essentiel des binationaux détenteurs de deux passeports, l'un pour sortir d'Algérie, l'autre pour entrer en France…

L'accueil est frais. La presse algérienne y voit une violation des Accords d'Évian, largement enterrés depuis 1962 par les deux parties. D'autres, comme l'ancien député socialiste au Parlement européen Kamel Zeribi dénonce « un coup porté aux relations franco-algériennes ». En réponse, le président Abdelmajid Tebboune précise dans un entretien au Figaro en décembre 2022 : « La mobilité des Algériens en France a été négociée et il convient de la respecter. Il y a une spécificité algérienne même par rapport aux autres pays maghrébins ». À demi-mot, on comprend que l'honneur du pays est en cause.

Inquiétante évolution de la société

L'étude de Xavier Driencourt fait un retour remarqué dans la vie politique française au début de l'été 2023. Dans une interview largement reprise2, l'ancien premier ministre Édouard Philippe reprend la balle et appelle à son tour à l'abrogation de l'accord. Le 26 juin, Bruno Retailleau, président du groupe des Républicains au Sénat, et plusieurs de ses collègues déposent une proposition de loi en faveur, elle aussi, de l'abrogation.

Enfin, le 7 décembre, le groupe des députés Les Républicains à l'Assemblée nationale dépose à son tour une proposition de loi en faveur de la fin de l'accord de 1968. L'exposé des motifs des deux textes, à l'Assemblée comme au Sénat, reprend sans en changer une ligne la première page du rapport Driencourt. L'Assemblée rejette le projet par 151 voix contre 114, soit l'addition des Républicains et des députés d'Horizons, le groupuscule d'Édouard Philippe au Palais-Bourbon, plus quelques isolés. Le Rassemblement national (RN) de Marine Le Pen s'abstient de peur de renforcer son rival numéro 1 et le gros du groupe Renaissance l'imite pour respecter l'injonction du président Emmanuel Macron qui ne veut pas que le Parlement se mêle d'un dossier sensible entre Paris et Alger. Enfin, l'opposition au texte des Républicains, majoritaire, se recrute uniquement à gauche et fait le plein des 151 députés de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes).

Que retenir d'un épisode parlementaire, gouvernemental et diplomatique marginal comparé à la « loi Immigration » et à ses 95 articles adoptés quelques jours plus tard ? Sans doute rien, l'opinion l'a ignorée et l'Assemblée l'a rejetée. C'est pourtant un signe supplémentaire d'une inquiétante évolution de la société française. Le développement décomplexé d'un fort courant politico-médiatique ouvertement hostile aux immigrés — surtout, disons-le, aux musulmans — se nourrit de la crise politique née de l'absence d'une majorité favorable au président Emmanuel Macron à l'Assemblée. Le centre droit en déclin court après l'extrême droite et reprend ses discours sur un sujet (l'immigration) qui vient dans les préoccupations des Français bien après le pouvoir d'achat, la santé, l'environnement et les inégalités3. Le pays n'a en vérité besoin ni de la disparition de l'accord de 1968 ni de la loi fourre-tout du ministre de l'intérieur, votée in fine par les lieutenants de Marine Le Pen, et qui n'aura aucun impact sur les flux migratoires.


1Annuaire de l'Afrique du Nord, tome VIII, CNRS, 1969 ; page 468.

Parcours maghrébins de la construction étatique

Panorama très complet d'un demi-siècle de transformation, Histoire du Maghreb depuis les indépendances aborde de manière transversale les aspects politiques, économiques et sociétaux de ces pays. Malgré leurs expériences différenciées de la colonisation et la nature distincte de leurs régimes politiques, ils sont traversés par des questionnements communs qui entrent en résonance les uns avec les autres.

Karima Dirèche, Nessim Znaïen et Aurélia Dusserre, trois historiens du Maghreb, viennent de signer un ouvrage très utile à la compréhension des évolutions politiques et sociétales depuis les indépendances. Écrit selon un ordre chronologique, le livre est structuré en quatre grands moments : la construction des États (1950-1960), le rôle des leaders dans l'éveil des nations (1970-1980), la mutation des sociétés (1980-2010), et enfin le Maghreb depuis 2011.

Affirmation autoritaire

La construction nationale s'est accompagnée de mythes et de récits nationaux qui ont produit des matrices identitaires et idéologiques. Chacun des États a mobilisé à sa manière la notion d'exceptionnalité, produisant ce que les auteurs appellent un « métarécit sacralisé » et une « histoire-mémoire » articulée autour de figures historiques fondatrices (Hannibal, Massinissa, Tariq Ibn Zyad). Mais ces récits se sont aussi construits en référence à des leaders qui ont joué un rôle important dans l'histoire politique du pays, considérés comme les pères de la nation (Habib Bourguiba, l'émir Abdelkader).

Ces récits qui insistent sur l'exceptionnalité nationale éclairent le lecteur sur des différends anciens qui continuent d'opposer les États de la région. En Algérie, cette exceptionnalité s'est construite autour de la notion de résistance, que ce soit à la confiscation de l'identité des Algériens, à la conquête française par le djihad, ou encore aux violences faites à un héros unique : le peuple.

Au Maroc, le sentiment nationaliste et l'appartenance religieuse sont liés au régime monarchique qui a milité pour l'indépendance du pays. Le roi, qui est aussi le Commandeur des croyants (Amir Al-Mou'minin), est garant de l'unité du pays, tout en incarnant le lien entre l'institution monarchique, le peuple et la religion. Ce récit s'accompagne d'un « imaginaire territorial, par lequel la question des frontières est considérée à travers le prisme d'une autre construction : le “Grand Maroc” ».

Ces récits ont été façonnés et portés par des leaders dont la légitimité est issue du combat pour l'indépendance, et qui ont disposé d'outils précieux pour asseoir leur pouvoir : l'armée au Maroc et en Algérie, tandis qu'en Tunisie Habib Bourguiba a choisi d'appuyer son pouvoir sur la police. Mais ces pouvoirs autoritaires se sont aussi affirmés en contrôlant la presse et plus largement l'information. Les auteurs montrent à quel point Hassan II et Bourguiba ont utilisé la radio et surtout la télévision à des fins de propagande, mais aussi pour communiquer directement avec leurs peuples, et faire passer des messages de grande importance.

Durant ces années, les forces d'opposition sont réprimées, et la contestation est assimilée à la fitna (discorde) à l'ordre établi, puisqu'elle remet en cause l'« unanimisme indépendantiste ». Le champ partisan se trouve alors « apolitisé », sauf pour certains mouvements islamistes dont le pouvoir de contestation se durcit proportionnellement à la répression d'État.

Nationalisation de l'islam

Les années 1980-2010 constituent des années de grande mutation, marquées par une ouverture plus grande au monde qui se fait grâce aux nouvelles technologies de la communication et par un développement économique qui transforme ces sociétés en sociétés de consommation. La période est aussi marquée par un vieillissement de la population et un grand accès à l'éducation. Pour les auteurs, ces facteurs ont participé à une transformation sociologique qui pourrait expliquer la structuration des contestations au Maghreb durant les années 2010. Mais c'est aussi durant cette période que les écarts de richesse s'accusent et que le chômage de masse s'affirme. Une nouvelle catégorie apparaît : les chômeurs diplômés, composés de jeunes éduqués, mais sans moyens réels de promotion sociale, ni même d'intégration dans le système économique. Des franges entières de la population sont rejetées à la marge, victimes des modèles de développement post-indépendance. Ces déclassés viennent grossir les rangs des chômeurs et des mécontents. Les États s'emparent alors du religieux pour court-circuiter le mécontentement et l'exaspération des sociétés, mais ils le font aussi pour neutraliser les oppositions de gauche.

Les trois États ont opéré ce que les auteurs appellent une « nationalisation de l'islam ». Il est inscrit comme religion d'État dans les trois Constitutions, les responsables politiques tiennent un discours sur l'islam national et la promotion d'une identité religieuse nationale. Cette instrumentalisation de la religion s'accompagne d'une religiosité exacerbée, d'un grand conservatisme et d'une moralisation de la société.

L'ouvrage montre que si, après les indépendances, les projets politiques ont été portés par des idéologies arabo-musulmanes qui laissaient peu de place à d'autres dimensions religieuses, dans les années 1990-2000, la conversion de Maghrébins au néo-évangélisme pose la question de la citoyenneté nationale non musulmane. Et plus largement, celle de la conversion dans des sociétés qui se doivent de repenser le rapport au religieux.

Une révolte pour la dignité

Le vent de contestation des années 2010 a transformé le rapport au pouvoir central, en offrant un autre visage de la protestation. Les nouveaux acteurs de ces mouvements se sont démarqués des forces politiques en transcendant les appartenances politiques et idéologiques classiques et en fédérant une opposition. C'est le réveil de sociétés que l'on croyait dépolitisées.

Pour les auteurs, ce « supra-consensus » a permis d'échapper à l'instrumentalisation habituelle des régimes autoritaires qui opposaient volontiers les forces d'opposition les unes aux autres. Aux yeux du monde, cette image du citoyen arabe protestataire qui défie ses dirigeants est inhabituelle. C'est aussi la première fois que le monopole de la communication et de la censure a été impuissant face à la cyberdissidence de ceux qu'on a appelé les « générations Facebook ».

Scandé partout, le mot karama (dignité), a été très important, car il renvoie à la reconnaissance d'une citoyenneté politique fondée sur la liberté accordée par un État de droit. Mais il renvoie aussi à une dignité sociale et économique dans une société juste, égalitaire et un État distributeur de richesses.

Les gigantesques mobilisations de cette dernière décennie ont donné à voir la diversité des sociétés du Maghreb, des sociétés qui ont été transformées par des changements silencieux et qui agissent dans des répertoires d'action peu saisis par l'analyse dominante. Paradoxalement, ces transformations ont eu lieu dans un contexte de religiosité et de conservatisme, largement nourris par l'islam d'État, mais qui n'empêche pas pour autant le processus de sécularisation d'avancer.

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Karima Dirèche, Nessim Znaïen et Aurélia Dusserre
Histoire du Maghreb depuis les indépendances
Armand Colin, coll. Mnémosya
Septembre 2023
432 pages
26,50 euros

Turquie. Le soutien hautement risqué du président Erdoğan au Hamas

Les attaques du 7 octobre perpétrées par le Hamas en Israël ont poussé la plupart des pays de la région à revoir leurs relations avec Tel-Aviv. C'est le cas de la Turquie, dont la politique de rapprochement avec Israël se trouve remise en cause par la solidarité avec la Palestine adoptée par le président Recep Tayyip Erdoğan.

Alors que le 8 octobre le président turc Recep Tayyip Erdoğan avait réagi avec retenue et modération aux attaques menées par le Hamas, invitant les deux parties au dialogue pour trouver une solution diplomatique, la violence des représailles israéliennes a obligé la Turquie à adopter une attitude plus critique. Les ambitions de médiation du président turc ont fait long feu. Et il a qualifié le mouvement Hamas d'« organisation de libération nationale luttant pour la liberté du peuple palestinien ». Comment expliquer ce revirement ?

Depuis son enlisement en Syrie, Ankara tente de sortir de son isolement en normalisant ses relations avec nombre de voisins et pays de la région comme l'Arménie, l'Égypte, mais aussi Israël avec lequel la rupture datait de 2010. L'économie avait un besoin crucial de coopération avec Tel-Aviv. En effet, le volume des échanges commerciaux entre la Turquie et Israël était d'un peu plus de 10 milliards d'euros en 2022. Au centre de leur coopération se trouve notamment le dossier gazier méditerranéen. Ankara prévoyait de participer à la construction d'un gazoduc offshore pour transporter le gaz israélien du champ Léviathan vers le sol continental turc. La Turquie envisageait d'en acheter une part pour un usage local, et d'en exporter une autre vers l'Europe. De même, sur le plan touristique, le nombre de touristes israéliens est en augmentation depuis quelques années, atteignant le nombre de 560 000 en 2022, ce qui profite à la compagnie Turkish Airlines qui effectuait à la veille de la crise 10 vols par jour entre Tel-Aviv et Istanbul. Cette politique de rapprochement était sur le point d'aboutir, ce qui explique la retenue des premières réactions. Le président Erdoğan ne venait-il pas, en septembre 2023, de rencontrer à New York pour la première fois le premier ministre Benyamin Nétanyahou, dont la visite à Ankara était annoncée pour septembre ou octobre ? Tous ces efforts ont été anéantis.

Dans le cadre de sa politique de normalisation régionale, la Turquie avait incité ses protégés exilés Frères musulmans, égyptiens et autres — Hamas compris — à faire preuve de discrétion dans leurs activités sur le sol turc. La surprise de l'attaque et sa violence sonnent comme un camouflet à Ankara. Privilégiant les intérêts supérieurs de la Turquie, dépendant d'une relation apaisée avec Israël, Erdoğan a donc initialement choisi la modération et la médiation. Elle aurait même demandé, à certains cadres du Hamas de quitter la Turquie.

« Le double standard des Occidentaux »

Mais tous les appels à l'apaisement ayant échoué, comme les tentatives turques de faire libérer des otages, et la violence de la réaction israélienne ayant atteint une telle ampleur, le pouvoir a totalement changé de position, avec notamment deux déclarations fracassantes du président Erdoğan. Le 24 octobre dans son discours lors du congrès du Parti de la justice et du développement (AKP), il a affirmé, sous les applaudissements de députés debout, que « le Hamas n'est pas une organisation terroriste, c'est un groupe de moudjahidines qui défendent leurs terres ». L'emploi de ce mot est tout sauf anodin. Élever les combattants du Hamas au rang de « moudjahidines », ceux qui sont engagés dans la guerre sainte, permet de mesurer la teneur symbolique du positionnement d'Erdoğan.

Pour enfoncer le clou, quatre jours plus tard, le président s'en est pris aussi aux Occidentaux qu'il a accusés de « double standard et de complicité dans les crimes commis par Israël contre des civils palestiniens ». Pourtant, une prise de position aussi tranchée risque d'avoir des conséquences négatives pour la Turquie à court comme à moyen terme, de mettre en cause la normalisation avec Israël et d'irriter les Occidentaux. Changeant et imprévisible, le comportement d'Erdoğan, tant en politique intérieure qu'extérieure, n'est jamais évident à discerner.

Une première explication veut qu'Erdoğan, prenant ouvertement la défense du Hamas, cède à une nature refoulée, ancrée dans la militance islamiste. On décrit souvent à son sujet une personnalité complexe, double, d'un côté ouvert et pragmatique, et de l'autre idéologue et dogmatique. Pris entre ses ambitions personnelles et ses valeurs idéologiques, il oscille entre ces deux extrémités. Recherchant un leadership sur la région, il aurait fini par céder à sa nature profonde. Mais cette explication psychologico-politique est très insuffisante.

Des calculs de politique intérieure

Une autre explication relève de la logique géopolitique. Ainsi, entre le 7 et le 24 octobre, constatant l'évolution de la situation sur le terrain et les réactions qu'elle suscite dans la région et au-delà, Erdoğan aurait misé, dans l'intérêt supérieur de son pays, pour une critique virulente des représailles d'Israël, l'objectif étant de placer la Turquie en pole position du monde musulman. Là aussi l'argument n'est que peu convaincant.

Une troisième explication avancée par divers journalistes en Turquie repose sur le narratif d'un rôle de médiateur refusé à Erdoğan qui, par frustration ou jalousie, aurait renversé la table pour attirer l'attention et se faire remarquer sur la scène internationale. Cette explication par la mégalomanie ne peut éclairer à elle seule le comportement du président.

Enfin, une quatrième explication, qui relève des calculs de politique intérieure et de considérations électoralistes (un sujet pour lequel Erdoğan est passé maître) mérite d'être prise en compte. Les élections municipales se profilent, en principe pour le printemps 2024, et il y accorde autant d'importance qu'aux scrutins nationaux, d'autant que l'enjeu est de taille cette année puisqu'il s'agit de reconquérir les deux villes que sont Istanbul et Ankara, perdues au profit de l'opposition en 2019. Raffermir son image internationale peut lui assurer quelques paquets de voix, sachant que la population est massivement sensible à la cause palestinienne. Ce point de vue est pourtant à relativiser aussi. La population est certes solidaire de la Palestine, mais elle est aussi très préoccupée par la fragilité de l'économie qui dépend de bonnes relations avec Israël et les pays occidentaux et qui aura à pâtir de nouvelles tensions.

L'extrémisme d'Israël

Comme souvent, les analystes essaient de donner du sens aux attitudes et prises de position d'Erdoğan en le mettant dans une position trop centrale, c'est-à-dire en l'isolant du contexte dans lequel il se trouve, et en oubliant de mesurer ses faits et gestes à l'aune de ses rivaux ou partenaires ou, tout simplement, en sous-estimant la propension du président turc à agir et réagir en fonction de l'évolution d'une situation politique donnée.

Dès lors, si toutes ces hypothèses n'éclairent qu'un aspect fragmentaire de la stratégie politique d'Erdoğan, comment comprendre le revirement du président turc ? Sans être totalement fausses, ces explications font l'impasse sur l'attitude d'Israël après les attaques et l'extrémisme de sa politique à Gaza. Ayant reçu de l'Occident une forme de blanc-seing vengeur, Israël a réagi de façon excessive et disproportionnée. A la sidération ont succédé des condamnations molles sur un mode attentiste. Israël semblant hésiter entre incursion, occupation et colonisation de la bande de Gaza, le destin de Gaza et des Gazaouis reste plus qu'incertain. L'intensité des bombardements et le nombre élevé de morts innocents ont provoqué un choc émotionnel mondial, mêlant impuissance et indignation, notamment dans le monde musulman. Ils ont aussi consolidé l'unité et la solidarité. Et le soutien quasi inconditionnel de l'Occident à Israël, perçu dans les consciences collectives du monde musulman comme une alliance judéo-chrétienne contre les Palestiniens et le monde musulman a presque forcé une forme de loyauté de nombre de leaders musulmans.

Un fossé entre deux perceptions

Aussi, le fait que la plupart des médias et intellectuels dans le monde occidental aient pris fait et cause pour la défense d'Israël creuse chaque jour davantage le fossé entre ces deux perceptions du conflit et de la marche du monde. Or, depuis toujours Erdoğan agit avec la prétention du souci de l'intérêt du monde musulman, et la brutalité des bombardements indiscriminés de l'armée israélienne l'a fait basculer dans le camp des Palestiniens.

Mais ces choix ne vont pas sans conséquences. L'image d'Erdoğan s'était quelque peu améliorée auprès de ses partenaires occidentaux à la faveur de la guerre en Ukraine où il avait joué un rôle de médiateur, notamment grâce à l'accord céréalier. Il était apparu pragmatique et diplomate, et s'était rendu quasi indispensable. Sa nouvelle position propalestinienne va lui faire perdre une grande partie de cette crédibilité regagnée, et il redevient aux yeux des Occidentaux irascible, imprévisible, populiste. Sa visite officielle le 17 novembre 2023 en Allemagne, où il a réitéré ses convictions, n'a fait que renforcer cette perception.

Plus grave encore, c'est toute la Turquie qui va souffrir d'une nouvelle crise avec l'Occident. La question de l'adhésion turque à l'Union européenne (UE) s'éloigne un peu plus. La Commission européenne a rendu le 8 novembre son rapport annuel sur l'élargissement de l'UE à plusieurs pays candidats. Si les regards sont tournés vers l'Ukraine, la Moldavie, et même la Géorgie, aucune mention n'est faite de la Turquie. Enfin, avec les États-Unis la crise sera encore plus aiguë et portera sans doute un coup d'arrêt à sa politique d'amélioration des liens avec Ankara. Ainsi, la levée de l'embargo sur les ventes d'armes, notamment la livraison de F-16 risque de traîner, alors que la Turquie a un besoin crucial de rattraper son retard en matière d'aviation. Toutefois, dans ce dossier, la Turquie a encore une chance d'obtenir le feu vert du Congrès. En effet, l'entrée de la Suède dans le club de l'OTAN n'a toujours pas été approuvée par le Parlement turc qui tergiverse, pour donner plus de latitude à Erdoğan dans sa politique vis-à-vis de l'Occident. Sans livraison de F-16, il parait peu probable que le Parlement turc trouve le temps dans son agenda de consacrer une session à l'entrée de la Suède à l'OTAN.

Un nouvel ordre mondial

Enfin, l'effet le plus dommageable est l'arrêt net du processus de normalisation avec Israël. Alors que des années d'efforts de part et d'autre avaient enfin permis le rapprochement entre les deux pays, la prise de position d'Erdoğan casse à nouveau le processus, et c'est l'économie turque qui va en pâtir. Certes, la rupture des liens diplomatiques ne stoppera pas les échanges, mais peut sérieusement ralentir leur essor. Le grand projet de coopération gazière via la Turquie à destination de l'Europe de nouveaux gisements gaziers israéliens risque d'être difficile à négocier.

Pour autant, même si à court terme les effets de cette prise de position sont néfastes, la crise a mis en évidence les fractures de l'ordre international dont l'Occident pro-israélien n'est plus le seul maître. Le soutien occidental unanime à Israël heurte le « Sud global » et apparaît minoritaire dans cette nouvelle forme de bipolarité. Ainsi le choix de la défiance face à un Occident en déclin laisse-t-il entrevoir une préférence beaucoup plus réfléchie de la Turquie à l'émergence d'un Sud aspirant à la souveraineté et à une indépendance substantielle et dans lequel la Turquie pourrait occuper une place importante.

Partie compliquée pour l'Égypte sur l'échiquier libyen

Pour l'Égypte, la Libye est un enjeu à multiples facettes. Le pays s'inscrit dans sa sphère d'influence régionale et peut représenter un risque de nature sécuritaire, en raison d'une longue frontière commune. Sur le plan économique, Le Caire a besoin des emplois que son riche voisin a longtemps assurés à nombre de travailleurs égyptiens, et lorgne sur le marché de la reconstruction, après les dégâts provoqués par la guerre civile et plus récemment par les inondations de Dernah.

Quand la Libye plonge dans la guerre civile le 17 février 2011, une large partie de l'opposition libyenne s'organise depuis l'Égypte voisine qui a déjà entamé sa « transition » avec le départ de Hosni Moubarak. Abdel Moneim Al-Houni, représentant libyen en poste à la Ligue arabe, fait défection dès le début des révoltes et s'engage activement depuis Le Caire dans des actions de lobbying auprès d'acteurs étrangers influents pour apporter soutien et reconnaissance au Conseil national de transition (CNT) libyen1. Mission accomplie : le 22 février, le secrétaire général de la Ligue arabe, Amr Moussa, condamne publiquement les actions conduites par Mouammar Kadhafi contre sa population, suspend Tripoli et va jusqu'à soutenir l'idée d'une no fly zone auprès de la communauté internationale.

Après ça, nous avons pu regrouper les Libyens pro-révolution pour reprendre les représentations diplomatiques libyennes au Caire et y établir une antenne en faveur de notre cause. Les Égyptiens ont été tenus informés. Tant que nos actions étaient conduites en interne, il n'y avait pas de problème,

se souvient Al-Houni. À cette période, le positionnement de l'Égypte est plutôt discret. Le Conseil suprême des forces armées (CSFA) égyptien qui a repris les rênes du pouvoir a des préoccupations plus urgentes.

Face à l'effondrement de la Jamahiriya, nombre de personnalités du régime se réfugient en Égypte. Attachés à une certaine vision de l'État militaire égyptien, ils gardent en mémoire le mouvement des Officiers libres et l'idéologie panarabe de Gamal Abdel Nasser dont s'était très largement inspiré Mouammar Kadhafi. Le cercle proche et les « durs » du régime sont parmi ceux que l'on retrouve sur la route de l'exil, à l'instar d'Ahmad Gaddaf Al-Dam, cousin du « Guide » chargé des relations égypto-libyennes, de Mustafa Al-Zaidi, leaders des comités révolutionnaires2 et, plus tard, de feu Abou Zeid Dorda, chef des renseignements extérieurs. Tous ont été exclus de toute vie politique en Libye par les députés de la nouvelle assemblée transitoire, le Congrès général national (CGN). Les membres du parti islamiste Justice et construction (PJC), combattus par Kadhafi, ont œuvré à la promulgation de la loi d'isolation politique votée le 8 mai 2013. L'élection présidentielle de janvier 2012, qui consacre la victoire du candidat frériste Mohamed Morsi, resserre les liens. Rapidement, les nouvelles autorités libyennes et égyptiennes s'entendent sur l'extradition de certaines personnalités en échange de contrats d'investissement dans l'économie égyptienne. L'ancien responsable des finances, Mohamed Ibrahim Mansour, et l'ancien ambassadeur en Égypte, Mohamed Amin Maria, sont ainsi livrés à leur pays d'origine au mois de mars 2013.

Mais à peine deux mois plus tard, l'arrivée au pouvoir du maréchal Abdel Fattah Al-Sissi et la dégradation du contexte politique et sécuritaire en Libye reconfigurent radicalement la nature des relations entre les deux pays.

Le Caire face à la crise de légitimité libyenne

À l'été 2014, la Libye est en proie à une profonde fragmentation politique. N'obtenant pas le vote de confiance du CGN basé à Tripoli, la Chambre des représentants (Parlement) élue depuis le 25 juin est contrainte de se replier à Tobrouk et nomme son propre gouvernement dans l'est libyen. En dépit des efforts de la communauté internationale pour résoudre la crise de leadership que traverse le pays, la situation devient de plus en plus complexe à la suite de l'installation d'un nouveau Gouvernement d'accord national (GAN) dans la capitale en mars 2016. Cette fois, ce sont les députés de l'Est qui ne reconnaissent pas le nouvel organe exécutif. Les combats reprennent entre factions libyennes, et plusieurs groupes terroristes s'implantent sur le territoire.

Contrainte de tenir compte des réalités politiques tout en mesurant les enjeux sécuritaires, l'Égypte va louvoyer entre interventions militaires directes et respect des directives de la communauté internationale. Dans un contexte de grande instabilité, les relations entre l'Égypte et une Libye divisée ne se jouent pas en bilatéral, mais selon une équation tripartite.

Entre 2016 et 2017, la compétition entre ces différentes élites libyennes conduit à la scission de la représentation diplomatique au Caire en deux ambassades : l'une répondant au GAN, l'autre au gouvernement de l'Est. « Le ministère des affaires étrangères a toujours été un enjeu, traversé par des injonctions contradictoires. Les intérêts divergents des acteurs rendent les missions difficiles » déplore un fonctionnaire du ministère de Tripoli interrogé en décembre 2022. Plus récemment le poste d'ambassadeur au Caire a fait l'objet d'une transaction : le président du Parlement Aguilah Saleh a pu faire nommer l'un de ses cousins à la tête de l'ambassade3 Si Le Caire reconnait officiellement la légitimité du GAN, des liens privilégiés ont aussi été noués avec Aguilah Saleh en raison de l'autorité et des réseaux qu'il détient en Cyrénaïque, région frontalière, et du soutien qu'il apporte au maréchal Khalifa Haftar, principal allié de l'Égypte dans la lutte contre le terrorisme.

En février 2021, lors de la nomination d'un nouveau Gouvernement intérimaire d'union nationale (GUN), l'Égypte soutient clairement la liste d'Aguilah Saleh — finalement perdante —, contre celle d'Abdelhamid Dbeibah. Ce dernier, devenu premier ministre à titre provisoire, avait la charge d'organiser des élections présidentielles avant la fin 2021. Mais autant à l'ouest qu'à l'est, les dirigeants ont œuvré à l'enlisement de la situation, préférant conserver des positions illégitimes plutôt que de perdre leur pré carré à l'issue des élections. Sans surprise, le Parlement a fini par retirer sa confiance au gouvernement, déclaré désormais illégitime. Il a nommé Fathi Bachagha à la tête d'un nouvel exécutif parallèle (installé d'abord à Tobrouk, puis à Syrte). Le GUN reste cependant reconnu par la communauté internationale, bien que plusieurs pays de la région aient manifesté leurs réticences. Le 23 janvier 2023, seuls cinq des 22 pays de la Ligue arabe ont dépêché leur ministre des affaires étrangères à la réunion consultative tenue à Tripoli (l'Algérie, la Tunisie, le Soudan, la Palestine et les Comores). L'Égyptien Sameh Choukri n'a pas fait le voyage.

Quand les acteurs régionaux s'en mêlent

À l'échelle régionale une polarisation s'est opérée entre deux grands axes à partir de 2014 avec, d'un côté les leaders du mouvement « contre-révolutionnaire » incarné par l'Égypte, les Émirats arabes unis et l'Arabie saoudite et de l'autre, les promoteurs ou partisans de l'islam politique représentés par le Qatar et la Turquie.

Ces dynamiques se retrouvent ainsi dans le conflit libyen alors que s'opposent l'autoproclamée Armée nationale libyenne (ANL) de Khalifa Haftar, en campagne contre le terrorisme, et les forces islamistes de la coalition Fajr Al-Libya. Le maréchal libyen incarne parfaitement cette image de l'ancien ordre autoritaire que cherchent à soutenir les leaders contre-révolutionnaires : il devient rapidement l'acteur central des diplomaties parallèles menées par ses parrains égyptien et émirati qui lui octroient un large soutien financier, logistique et militaire, tout en permettant aux officiers et aux dignitaires de l'ancien régime de revenir d'exil pour rallier son camp4.

L'arrivée de la Turquie sur le terrain libyen va rebattre les cartes. L'échec de l'offensive conduite par les forces affiliées à Khalifa Haftar contre la capitale en avril 2019 est notamment attribuée à l'aide logistique apportée par Recep Tayyip Erdoğan aux forces de l'ouest. La coopération entre Ankara et Tripoli s'accroit rapidement et s'étend au domaine économique. La redéfinition des frontières maritimes en Méditerranée et la signature de contrats pour l'exploitation et le transport des hydrocarbures sont mis en jeu par les Turcs dans le cadre d'un rapprochement avec Tripoli, au grand dam de l'Égypte. Le 20 juin 2020, Le Caire menace ainsi d'intervenir militairement en Libye si les forces alliées à Tripoli viennent à franchir la ville côtière de Syrte décrétée comme la « ligne rouge » à ne pas franchir. Le directeur des services de renseignements généraux égyptien, Abbas Kamel, se rend plusieurs fois en Libye au cours de l'année 2021 pour discuter du retrait des forces étrangères du territoire et, en particulier, des troupes turques et des mercenaires syriens combattant à leurs côtés.

Dans le jeu mouvant des recompositions régionales

Sous ses airs de « guerre par procuration », le conflit semble davantage répondre à des logiques conjoncturelles et opportunistes plutôt qu'à de grands principes idéologiques clairement définis. Pour les acteurs locaux et régionaux, il s'agit surtout d'établir des relais pour faire valoir leurs intérêts à la fois politiques et économiques. En ce sens, on observe l'évolution de l'environnement stratégique vers une plus grande fluidité des alliances laissant entrevoir le dépassement de certains clivages : le réchauffement des relations turco-émiraties, la réintégration du Qatar dans le jeu régional, le rapprochement de plusieurs pays arabes avec les grands ennemis d'antan comme Israël et l'Iran, etc. À l'échelle des relations égypto-libyennes, le soutien du Caire au gouvernement parallèle formé par Fathi Bachagha est un exemple de ces reconfigurations : cet ancien ministre de l'intérieur du GAN, leader milicien de Misrata (berceau des révolutionnaires et de plusieurs groupes islamistes) et réputé proche des Frères musulmans, a finalement passé des accords avec ses anciens rivaux de l'Est, Aguilah Saleh et le clan Haftar, pour se positionner politiquement.

Des rapprochements sont aussi observés entre les grandes figures de l'est libyen et la puissance turque, les deux parties cherchant à diversifier leurs réseaux d'influence et à bénéficier de nouvelles opportunités économiques. Si Le Caire est toujours hostile à la présence des forces turques sur le territoire libyen, le réchauffement des relations entre les deux pays est tout de même à l'ordre du jour : des échanges d'ambassadeurs ont mis un terme à dix ans de rupture diplomatique. Parallèlement, le délitement progressif de l'axe égypto-émirati sur les grands dossiers de politique étrangère (en Éthiopie et au Soudan notamment) peut entraîner des répercussions sur la sortie de crise libyenne. L'émirat semble pousser un axe Haftar-Dbeibah, avec lesquels la coopération sécuritaire et économique est de plus en plus forte. De son côté, L'Égypte a affirmé sa volonté d'écarter le clan Dbeibah du pouvoir en allant jusqu'à contrecarrer les ambitions du représentant onusien pour la Libye, Abdoulaye Bathily. Le Caire a ainsi soutenu le projet d'Aguilah Saleh d'un treizième amendement à la Déclaration constitutionnelle de 2011 fixant les prérogatives du futur président et des chambres, et poussé pour la nomination d'un énième gouvernement intérimaire avant la relance du processus électoral.

Quand le marché de la reconstruction aiguise les appétits

En septembre 2023, le déferlement de la tempête Daniel dans l'est et les inondations dévastatrices qui s'en suivent révèlent au monde entier les conséquences de la crise de gouvernance libyenne. L'Égypte est parmi l'un des premiers pays à contribuer à l'aide humanitaire internationale dans la région sinistrée et envoie sur place son chef d'état-major égyptien, Osama Askar, pour échanger directement avec les autorités locales et superviser les secours.

Quelques jours après les inondations, le gouvernement de l'Est annonce l'organisation d'une conférence internationale pour la reconstruction de la région et invite les grandes puissances et les fonds monétaires et financiers internationaux à y participer. Les contrats sont estimés à plusieurs centaines de milliards de dollars. En concurrence avec la Turquie et les Émirats arabes unis, l'Égypte a dépêché rapidement une délégation de représentants d'entreprises de BTP auprès du premier ministre du gouvernement de l'Est et du président du Comité de reconstruction et de stabilisation de Benghazi. Les acteurs dans ce secteur anticipent sur la saturation du marché égyptien et visent déjà d'autres pays de la région à reconstruire : Irak, Syrie. Préalable indispensable aux ambitions économiques de l'Égypte, la stabilisation de la région permettrait aussi le retour de travailleurs égyptiens en Libye, estimés à plus d'un million avant 2014, ainsi que le développement de grands axes commerciaux et industriels transfrontaliers entre la ville de Marsa Matrouh et la Cyrénaïque.


1Cet ancien camarade de Mouammar Kadhafi et membre du Conseil de commandement de la Révolution (CCR) faisait partie des élites au pouvoir entrées en dissidence au milieu des années 1970 puis réintégrées au début des années 2000 à la faveur de la politique de libéralisation engagée par le régime.

2Organes chargés de diffuser l'idéologie de la Jamahiriya, du contrôle de la société et de la sécurité du territoire.

3Soraya Rahem, « Pratiques néopatrimoniales et stratégies de classement des élites libyennes en temps de conflit », Mondes en développement, no. 198, 2022 ; p. 73-90.

4Soraya Rahem, « Les élites de l'ancien régime libyen : reconfigurations politiques en contexte transnational », L'Année du Maghreb, no. 28, vol. 2, 2022.

Égypte. L'énigme des défaites de la gauche

Si la rue égyptienne a toujours paru favorable à l'émergence d'un pouvoir de gauche, ce courant politique ne cesse, depuis quelques décennies, de perdre la bataille face aux islamistes et au pouvoir. En cause, un manque d'autonomie favorisé par les régimes des présidents Gamal Abdel Nasser et Anouar El-Sadate, ainsi qu'une tendance à mettre en avant les débats « identitaires » au détriment des problèmes socio-économiques.

La rue égyptienne, c'est la gauche. Pourtant, le changement [politique] n'a jamais dépassé les limites d'une révolution radicale à l'intérieur des centres de pouvoir. Cela signifie qu'il n'y a pas encore d'organisation représentant la rue et capable d'apporter un changement dans la société en changeant l'autorité elle-même. Dans la plupart des régions du monde, la rue est nécessairement de gauche, puisqu'elle est le symbole politique des masses ouvrières, des travailleurs agricoles et des couches progressistes de la petite bourgeoisie. Cependant, dans d'autres pays, la rue a ses propres représentants et organisations, et ce sont eux qui s'engagent, de manière pacifique ou dans une confrontation directe avec le pouvoir en place. Quant à la rue égyptienne, elle n'est pas seulement de gauche, elle est « la » gauche.

Ces mots sont ceux de l'éminent écrivain marxiste Ghali Shoukri1, qui réfléchissait, à la fin des années 1970, à l'évolution de la gauche égyptienne dans le contexte des changements politiques majeurs survenus depuis les années 1920. Shoukri a écrit ces mots il y a 45 ans. Pourtant, ses observations permettent de comprendre les contradictions fondamentales de la gauche qui se sont confirmées durant la période de la révolution du 25 janvier (2011-2013). Les idées de ce courant politique sur la justice sociale et économique résonnent fortement dans le champ de la politique contestataire. Cependant, sa capacité d'influence et sa présence dans la vie politique officielle — élections, législations, politique des partis, etc. — est, au mieux, ténue. Le même paradoxe s'est confirmé après la chute du président Hosni Moubarak en 2011 à la suite du soulèvement national, avec une « rue » de gauche omniprésente, mais dépourvue d'organisations représentatives.

Les espoirs des manifestants

Le soulèvement de 2011, dont le slogan central était « pain, liberté et justice sociale », a fait naître l'espoir d'une nouvelle ère politique pour la gauche qui représentait ces revendications populaires en matière de droits sociaux et économiques. Cet espoir n'était pas insensé, ces revendications ayant été un moteur politique avant et pendant le soulèvement du 25 janvier. Grâce à des décennies de politiques conformes au « Consensus de Washington »2, les dernières années du mandat d'Hosni Moubarak ont été marquées par un mécontentement généralisé qui s'est exprimé par la multiplication des mouvements de protestation et de grève. En février 2011, l'action des travailleurs a sans doute été essentielle pour faire pencher la balance en faveur des manifestants de la place Tahrir qui réclamaient le départ de Moubarak. En d'autres termes, la promesse d'une politique de gauche était dans l'air. C'est du moins ce qu'il semblait.

En moins d'un an, une réalité différente est apparue. Les Frères musulmans ont remporté les élections présidentielle et législatives, orientant le débat politique parmi les élites vers la question de l'identité religieuse de l'État. Pendant ce temps, les forces politiques de gauche, qu'il s'agisse de nouveaux venus ou de vétérans, ont obtenu des résultats médiocres lors de chaque scrutin national. Leurs voix et leurs programmes ont souvent été noyés au sein de diverses coalitions laïques unifiées dont le principal objectif était de contrer les courants islamistes, mais qui avaient des orientations économiques diverses, voire contradictoires. En d'autres termes, les contours de la politique nationale organisée ont été dépassés par la bipolarité islamistes contre « laïques », même si la « rue », pour reprendre l'expression de Shoukri, est restée de gauche.

« Plus d'identité, moins de classe »

Le paradoxe de la gauche égyptienne n'est en aucun cas unique. La mise à l'écart progressive des conflits de classe au profit des conflits d'identité dans la politique nationale fait partie d'une tendance mondiale, ou de ce que je décris dans mon livre Classless Politics3 comme « plus d'identité, moins de classe » (« more identity, less class »). Malgré la prévalence des inégalités sociales et économiques et l'obsession des rencontres entre classes dans les médias grand public et la production artistique, les coalitions redistributives et la gauche ont cédé du terrain au populisme de droite et aux mouvements ethnonationalistes dans de nombreuses régions du monde.

S'appuyant sur l'expérience des démocraties industrielles avancées, les chercheurs ont attribué ce phénomène à une série de facteurs, notamment au succès des mouvements populistes de droite dans la conquête du soutien des classes traditionnellement alliées aux partis de gauche, ainsi qu'au rôle de l'immigration, de la diversité culturelle et de l'intégration régionale dans l'alimentation des réactions ethnonationalistes. On peut aussi ajouter l'échec de la « gauche post-matérialiste » à concevoir des alternatives réalistes au statu quo néolibéral.

La particularité du parcours de l'Égypte vers « plus d'identité, moins de classe » en revanche est qu'il n'est pas le produit de développements récents ou contemporains. Il s'étale plutôt sur plusieurs décennies. Certes, on pourrait pontifier à l'infini sur les faux pas des forces de gauche dans l'Égypte d'après 2011 : manque d'organisation pendant les périodes électorales, échec à concevoir des programmes attrayants, incapacité à sortir de leur bulle cairote, faible mobilisation pour contrer le discours anti-ouvrier porté par les élites politiques après l'éviction de Moubarak, soutien au coup d'État d'Abdel Fattah Al-Sissi du 3 juillet 2013, et bien d'autres choses encore.

Au-delà de sa pertinence, ce raisonnement ne tient pas compte de l'histoire. Il part du principe que la faiblesse de la gauche peut être réduite à un ensemble d'actions qui se sont produites en 2011-2013, comme si l'histoire ne commençait que le 25 janvier 2011. Il manque ici une compréhension de la manière dont le champ politique de l'Égypte a penché en faveur des islamistes et contre la gauche. Creuser cette question nous oblige à nous interroger : pourquoi une grande organisation politique de gauche n'a-t-elle jamais émergé en Égypte dans les décennies précédant 2011 ? Et pourquoi une organisation islamiste forte a, elle, réussi à survivre aux turbulences de l'ère Moubarak, pour se trouver dans une position politiquement confortable en 2011 ?

L'héritage de Nasser et de Sadate

Pour répondre à ces questions, il faut plonger dans les contextes et les conséquences de deux interventions historiques qui ont sans doute façonné l'équilibre du pouvoir à long terme entre les forces islamistes et les forces de gauche.

La première est la politique d'Anouar El-Sadate à l'égard du mouvement islamiste dans les années 1970. La seconde est la politique de Gamal Abdel Nasser à l'égard du mouvement communiste au cours de la décennie précédente. La combinaison de ces deux interventions, comme je le développe dans Classless Politics, a eu un impact durable sur la structure contemporaine du champ politique égyptien. En effet, ces politiques ont placé les courants islamistes et de gauche sur des « voies divergentes de développement institutionnel », structurant l'évolution de leurs organisations, notamment en ce qui concerne leur autonomie par rapport à l'État. Comprendre les origines et les effets de ces deux voies divergentes permet de saisir les sources des malheurs de la gauche après 2011.

Alors que le président Sadate était confronté à une forte opposition de gauche à ses tentatives de libéralisation économique et de réorientation des alliances de l'Égypte vers les États-Unis, il a eu recours à ce que j'appelle des « politiques d'incorporation islamiste ». Ce concept analytique désigne l'ouverture de l'espace politique aux courants islamistes dans le but d'écarter et de contenir les opposants de gauche du régime. Les principaux bénéficiaires de cet environnement relativement ouvert ont été le mouvement étudiant islamiste naissant et les Frères musulmans.

Les dirigeants de la confrérie, qui venaient d'être libérés de prison, tentaient de relancer leur organisation après avoir subi des décennies de répression sous Nasser. Grâce à l'attitude laxiste de Sadate, les leaders vieillissants ont pu obtenir le soutien d'une grande partie du mouvement étudiant islamiste. Comme l'explique l'historien Abdullah Al-Arian dans Answering the Call4, c'est cette génération d'étudiants activistes qui a rendu possible le retour de la confrérie sur la scène politique, notamment à un moment où sa survie en tant qu'organisation politique était loin d'être assurée.

De manière tout aussi importante, la confrérie est parvenue à tracer la voie à suivre pour se reconstituer sans compromettre son indépendance vis-à-vis de l'État. Sadate a tenté de la maintenir ainsi que le mouvement étudiant islamiste sous le contrôle de son parti et de son appareil de sécurité. Il a échoué. Cet échec a permis aux Frères musulmans de se développer de manière autonome au cours des décennies suivantes, contrairement à d'autres groupes politiques d'opposition qui sont restés largement dépendants de l'État, y compris les groupes de gauche. Cette indépendance a persisté même après la mort de Sadate, en partie en raison de la dynamique des conflits au sein des Frères musulmans, mais aussi en raison du calcul stratégique du régime de Moubarak.

Des divisions anciennes

La gauche a connu un développement institutionnel très différent, qui l'a maintenue dans la dépendance de l'État et rendue vulnérable à la manipulation et à l'intervention du régime. Une fois de plus, la période de formation des années 1970 a été déterminante. Tout comme il existait un fort courant islamiste sur les campus universitaires — que les Frères musulmans ont réussi à coopter dans leurs efforts de reconstruction organisationnelle —, il existait un courant de gauche prometteur et dynamique. Mais contrairement à l'expérience des courants islamistes, l'énergie de ce mouvement de gauche n'a jamais été canalisée dans une organisation politique unie et pérenne.

En l'absence d'une force politique de gauche crédible et organisée, capable d'unifier l'opposition fragmentée qui contestait les projets économiques et de politique étrangère de Sadate, l'idée que des courants de gauche auraient pu reproduire l'expérience de leurs homologues islamistes était inconcevable. Les organisations communistes qui existaient avant les années 1970 s'étaient dissoutes sous la pression de Nasser, et nombre de leurs dirigeants et militants avaient ensuite rejoint l'organisation de l'avant-garde, bras politique de l'Union socialiste arabe, le parti unique au pouvoir. Le président panarabiste a capitalisé sur les divisions chroniques entre les dirigeants communistes, comme cela avait été le cas au cours des décennies précédentes. Quoi qu'il en soit, la capitulation des communistes face à Nasser en 1965 (date où le Parti communiste s'autodissout) façonnera le destin politique de la gauche pendant des décennies. Plus immédiatement, cela signifiait qu'au début de l'ère de l'infitah5, la gauche était en désarroi, manquant de leadership pour unir une opposition dispersée — bien que faisant beaucoup de bruit — à l'administration de droite de Sadate.

Certes, les groupes communistes clandestins qui ont émergé sur la scène politique contestataire ont réussi à mener une lutte courageuse, en prenant parfois racine au sein des mouvements étudiants et syndicaux, malgré un climat politique défavorable, sans parler du fait que les syndicats avaient été maintenus dans un cadre néocorporatiste restrictif contrôlé par l'État depuis les années 1950. Néanmoins, ces groupes ont été largement contenus, voire écrasés par un appareil de sécurité qui, pendant une grande partie des années 1970, était obsédé par les militants de gauche. Ces derniers ne jouissaient pas de la même latitude que celle accordée à leurs homologues islamistes.

De même, la gauche légale, ou les secteurs de la gauche qui étaient autorisés à participer à la vie politique officielle, comme le parti dit du Rassemblement (Al-Tagammo')6, étaient soumis à la répression de l'État sous le régime de Sadate. La tragédie du Rassemblement était toutefois, dans une large mesure, due au cadre juridique et politique défavorable dans lequel il opérait, et qui a persisté sous Moubarak. Ce cadre a compromis l'autonomie du parti, renforcé sa dépendance à l'égard de l'État et l'a exposé à des interventions du régime qui ont sapé les liens autrefois significatifs du parti avec le monde du travail. Ainsi, son expérience, au début prometteuse, a finalement été réduite à néant.

Alliance avec Moubarak

Au-delà de la question de la répression, le Rassemblement a ensuite subi une transformation interne dans les années 1980, en réponse à l'ascension politique des courants islamistes que ses membres percevaient comme une menace. Cette préoccupation a poussé sa direction à s'allier au régime de Moubarak sous la bannière de la résistance à la « menace islamiste ». Trop préoccupé par la confrontation avec les islamistes sur l'identité de l'État, souvent aux côtés de l'establishment culturel de Moubarak, le Rassemblement a perdu une grande partie de sa capacité à monter une opposition crédible au régime, ou à articuler une alternative significative aux politiques de libéralisation économique menées par l'État. En d'autres termes, la gauche a accepté de centrer le débat, comme le souhaitaient les islamistes, autour de l'identité religieuse de l'État et des guerres culturelles, loin des questions de redistribution et des priorités économiques.

Ainsi, l'histoire de la gauche égyptienne est-elle celle d'un développement institutionnel qui a empêché les organisations de gauche indépendantes d'émerger, de se développer et de survivre sur le modèle des Frères musulmans. Les politiques respectives de Nasser et de Sadate ont exclu la possibilité d'une telle évolution. Le premier a fait pression sur les partis communistes indépendants pour qu'ils s'autodissolvent, en cooptant une grande partie de leurs cadres dans l'appareil d'État. C'est ainsi qu'il a pu obtenir des communistes ce que Sadate n'a jamais pu avoir avec les Frères musulmans : le renoncement à leur autonomie. Ainsi, à la veille de l'infitah, la gauche était mal équipée pour reproduire l'expérience de la confrérie en ravivant sa présence politique et organisationnelle.

La divergence des voies empruntées par les courants islamistes et par la gauche a laissé une marque durable sur la configuration de la politique dans les décennies suivantes, en particulier à la veille de la chute de Moubarak en 2011. On ne peut parler de l'incapacité de la gauche à concurrencer les réussites des islamistes sans revenir à ce contexte historique. Il ne s'agit en aucun cas d'un déterminisme structurel ou d'une négligence des fautes et des erreurs commises par la gauche durant la période révolutionnaire. Mais le champ politique hérité des époques autoritaires précédentes a lourdement pesé.

C'est ce contexte historique qui nous permet d'éclairer cette énigme de la gauche égyptienne, cette tension entre deux réalités. La première est, selon la description de Ghali Shoukri, une rue de gauche qui ne peut se représenter qu'à travers une action politique contestataire. L'autre est une sphère politique institutionnelle qui, dans les moments d'ouverture politique, tend à refléter, non pas la rue, mais le champ politique asymétrique que les anciens autocrates avaient construit.

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Traduit de l'anglais par Sarra Grira.


1Athawra Al mudadda fi Masr, Autorité générale égyptienne du livre, 1978 ; ce livre a été traduit en français en 1978 par les éditions Sycomore sous le titre Égypte. La contre-révolution.

2NDLR. Le Consensus de Washington est un accord tacite visant à conditionner les aides financières aux pays en développement à des pratiques « de bonne gouvernance » telles que définies par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale. Voir Angela Joya, The Roots of Revolt. A Political Economy of Egypt from Nasser to Mubarak, Cambridge University Press, mars 2020.

3Classless Politics. Islamist Movements, the Left, and Authoritarian Legacies in Egypt, Columbia University press, 2022.

4Answering the Call. Popular Islamic Activism in Sadat's Egypt, Oxford University Press, 2014.

5NDLR. Littéralement « l'ouverture », le mot désigne la politique menée par le président Sadate qui rompt avec la politique socialiste de son prédécesseur Nasser, libéralise l'économie et privatise une partie du secteur public.

6NDLR. Al-Tagammo' ou « le Rassemblement », de son nom complet Parti du rassemblement unioniste progressiste national. Il s'agit d'un des principaux partis de la gauche égyptienne, fondé en 1976 après la dissolution de l'Union socialiste arabe. Son fondateur et leader historique est le communiste Khaled Mohieddine, un des officiers libres « rouges » de la révolution du 23 juillet 1952.

Égypte. L'énigme des défaites de la gauche

Si la rue égyptienne a toujours paru favorable à l'émergence d'un pouvoir de gauche, ce courant politique ne cesse, depuis quelques décennies, de perdre la bataille face aux islamistes et au pouvoir. En cause, un manque d'autonomie favorisé par les régimes des présidents Gamal Abdel Nasser et Anouar El-Sadate, ainsi qu'une tendance à mettre en avant les débats « identitaires » au détriment des problèmes socio-économiques.

La rue égyptienne, c'est la gauche. Pourtant, le changement [politique] n'a jamais dépassé les limites d'une révolution radicale à l'intérieur des centres de pouvoir. Cela signifie qu'il n'y a pas encore d'organisation représentant la rue et capable d'apporter un changement dans la société en changeant l'autorité elle-même. Dans la plupart des régions du monde, la rue est nécessairement de gauche, puisqu'elle est le symbole politique des masses ouvrières, des travailleurs agricoles et des couches progressistes de la petite bourgeoisie. Cependant, dans d'autres pays, la rue a ses propres représentants et organisations, et ce sont eux qui s'engagent, de manière pacifique ou dans une confrontation directe avec le pouvoir en place. Quant à la rue égyptienne, elle n'est pas seulement de gauche, elle est « la » gauche.

Ces mots sont ceux de l'éminent écrivain marxiste Ghali Shoukri1, qui réfléchissait, à la fin des années 1970, à l'évolution de la gauche égyptienne dans le contexte des changements politiques majeurs survenus depuis les années 1920. Shoukri a écrit ces mots il y a 45 ans. Pourtant, ses observations permettent de comprendre les contradictions fondamentales de la gauche qui se sont confirmées durant la période de la révolution du 25 janvier (2011-2013). Les idées de ce courant politique sur la justice sociale et économique résonnent fortement dans le champ de la politique contestataire. Cependant, sa capacité d'influence et sa présence dans la vie politique officielle — élections, législations, politique des partis, etc. — est, au mieux, ténue. Le même paradoxe s'est confirmé après la chute du président Hosni Moubarak en 2011 à la suite du soulèvement national, avec une « rue » de gauche omniprésente, mais dépourvue d'organisations représentatives.

Les espoirs des manifestants

Le soulèvement de 2011, dont le slogan central était « pain, liberté et justice sociale », a fait naître l'espoir d'une nouvelle ère politique pour la gauche qui représentait ces revendications populaires en matière de droits sociaux et économiques. Cet espoir n'était pas insensé, ces revendications ayant été un moteur politique avant et pendant le soulèvement du 25 janvier. Grâce à des décennies de politiques conformes au « Consensus de Washington »2, les dernières années du mandat d'Hosni Moubarak ont été marquées par un mécontentement généralisé qui s'est exprimé par la multiplication des mouvements de protestation et de grève. En février 2011, l'action des travailleurs a sans doute été essentielle pour faire pencher la balance en faveur des manifestants de la place Tahrir qui réclamaient le départ de Moubarak. En d'autres termes, la promesse d'une politique de gauche était dans l'air. C'est du moins ce qu'il semblait.

En moins d'un an, une réalité différente est apparue. Les Frères musulmans ont remporté les élections présidentielle et législatives, orientant le débat politique parmi les élites vers la question de l'identité religieuse de l'État. Pendant ce temps, les forces politiques de gauche, qu'il s'agisse de nouveaux venus ou de vétérans, ont obtenu des résultats médiocres lors de chaque scrutin national. Leurs voix et leurs programmes ont souvent été noyés au sein de diverses coalitions laïques unifiées dont le principal objectif était de contrer les courants islamistes, mais qui avaient des orientations économiques diverses, voire contradictoires. En d'autres termes, les contours de la politique nationale organisée ont été dépassés par la bipolarité islamistes contre « laïques », même si la « rue », pour reprendre l'expression de Shoukri, est restée de gauche.

« Plus d'identité, moins de classe »

Le paradoxe de la gauche égyptienne n'est en aucun cas unique. La mise à l'écart progressive des conflits de classe au profit des conflits d'identité dans la politique nationale fait partie d'une tendance mondiale, ou de ce que je décris dans mon livre Classless Politics3 comme « plus d'identité, moins de classe » (« more identity, less class »). Malgré la prévalence des inégalités sociales et économiques et l'obsession des rencontres entre classes dans les médias grand public et la production artistique, les coalitions redistributives et la gauche ont cédé du terrain au populisme de droite et aux mouvements ethnonationalistes dans de nombreuses régions du monde.

S'appuyant sur l'expérience des démocraties industrielles avancées, les chercheurs ont attribué ce phénomène à une série de facteurs, notamment au succès des mouvements populistes de droite dans la conquête du soutien des classes traditionnellement alliées aux partis de gauche, ainsi qu'au rôle de l'immigration, de la diversité culturelle et de l'intégration régionale dans l'alimentation des réactions ethnonationalistes. On peut aussi ajouter l'échec de la « gauche post-matérialiste » à concevoir des alternatives réalistes au statu quo néolibéral.

La particularité du parcours de l'Égypte vers « plus d'identité, moins de classe » en revanche est qu'il n'est pas le produit de développements récents ou contemporains. Il s'étale plutôt sur plusieurs décennies. Certes, on pourrait pontifier à l'infini sur les faux pas des forces de gauche dans l'Égypte d'après 2011 : manque d'organisation pendant les périodes électorales, échec à concevoir des programmes attrayants, incapacité à sortir de leur bulle cairote, faible mobilisation pour contrer le discours anti-ouvrier porté par les élites politiques après l'éviction de Moubarak, soutien au coup d'État d'Abdel Fattah Al-Sissi du 3 juillet 2013, et bien d'autres choses encore.

Au-delà de sa pertinence, ce raisonnement ne tient pas compte de l'histoire. Il part du principe que la faiblesse de la gauche peut être réduite à un ensemble d'actions qui se sont produites en 2011-2013, comme si l'histoire ne commençait que le 25 janvier 2011. Il manque ici une compréhension de la manière dont le champ politique de l'Égypte a penché en faveur des islamistes et contre la gauche. Creuser cette question nous oblige à nous interroger : pourquoi une grande organisation politique de gauche n'a-t-elle jamais émergé en Égypte dans les décennies précédant 2011 ? Et pourquoi une organisation islamiste forte a, elle, réussi à survivre aux turbulences de l'ère Moubarak, pour se trouver dans une position politiquement confortable en 2011 ?

L'héritage de Nasser et de Sadate

Pour répondre à ces questions, il faut plonger dans les contextes et les conséquences de deux interventions historiques qui ont sans doute façonné l'équilibre du pouvoir à long terme entre les forces islamistes et les forces de gauche.

La première est la politique d'Anouar El-Sadate à l'égard du mouvement islamiste dans les années 1970. La seconde est la politique de Gamal Abdel Nasser à l'égard du mouvement communiste au cours de la décennie précédente. La combinaison de ces deux interventions, comme je le développe dans Classless Politics, a eu un impact durable sur la structure contemporaine du champ politique égyptien. En effet, ces politiques ont placé les courants islamistes et de gauche sur des « voies divergentes de développement institutionnel », structurant l'évolution de leurs organisations, notamment en ce qui concerne leur autonomie par rapport à l'État. Comprendre les origines et les effets de ces deux voies divergentes permet de saisir les sources des malheurs de la gauche après 2011.

Alors que le président Sadate était confronté à une forte opposition de gauche à ses tentatives de libéralisation économique et de réorientation des alliances de l'Égypte vers les États-Unis, il a eu recours à ce que j'appelle des « politiques d'incorporation islamiste ». Ce concept analytique désigne l'ouverture de l'espace politique aux courants islamistes dans le but d'écarter et de contenir les opposants de gauche du régime. Les principaux bénéficiaires de cet environnement relativement ouvert ont été le mouvement étudiant islamiste naissant et les Frères musulmans.

Les dirigeants de la confrérie, qui venaient d'être libérés de prison, tentaient de relancer leur organisation après avoir subi des décennies de répression sous Nasser. Grâce à l'attitude laxiste de Sadate, les leaders vieillissants ont pu obtenir le soutien d'une grande partie du mouvement étudiant islamiste. Comme l'explique l'historien Abdullah Al-Arian dans Answering the Call4, c'est cette génération d'étudiants activistes qui a rendu possible le retour de la confrérie sur la scène politique, notamment à un moment où sa survie en tant qu'organisation politique était loin d'être assurée.

De manière tout aussi importante, la confrérie est parvenue à tracer la voie à suivre pour se reconstituer sans compromettre son indépendance vis-à-vis de l'État. Sadate a tenté de la maintenir ainsi que le mouvement étudiant islamiste sous le contrôle de son parti et de son appareil de sécurité. Il a échoué. Cet échec a permis aux Frères musulmans de se développer de manière autonome au cours des décennies suivantes, contrairement à d'autres groupes politiques d'opposition qui sont restés largement dépendants de l'État, y compris les groupes de gauche. Cette indépendance a persisté même après la mort de Sadate, en partie en raison de la dynamique des conflits au sein des Frères musulmans, mais aussi en raison du calcul stratégique du régime de Moubarak.

Des divisions anciennes

La gauche a connu un développement institutionnel très différent, qui l'a maintenue dans la dépendance de l'État et rendue vulnérable à la manipulation et à l'intervention du régime. Une fois de plus, la période de formation des années 1970 a été déterminante. Tout comme il existait un fort courant islamiste sur les campus universitaires — que les Frères musulmans ont réussi à coopter dans leurs efforts de reconstruction organisationnelle —, il existait un courant de gauche prometteur et dynamique. Mais contrairement à l'expérience des courants islamistes, l'énergie de ce mouvement de gauche n'a jamais été canalisée dans une organisation politique unie et pérenne.

En l'absence d'une force politique de gauche crédible et organisée, capable d'unifier l'opposition fragmentée qui contestait les projets économiques et de politique étrangère de Sadate, l'idée que des courants de gauche auraient pu reproduire l'expérience de leurs homologues islamistes était inconcevable. Les organisations communistes qui existaient avant les années 1970 s'étaient dissoutes sous la pression de Nasser, et nombre de leurs dirigeants et militants avaient ensuite rejoint l'organisation de l'avant-garde, bras politique de l'Union socialiste arabe, le parti unique au pouvoir. Le président panarabiste a capitalisé sur les divisions chroniques entre les dirigeants communistes, comme cela avait été le cas au cours des décennies précédentes. Quoi qu'il en soit, la capitulation des communistes face à Nasser en 1965 (date où le Parti communiste s'autodissout) façonnera le destin politique de la gauche pendant des décennies. Plus immédiatement, cela signifiait qu'au début de l'ère de l'infitah5, la gauche était en désarroi, manquant de leadership pour unir une opposition dispersée — bien que faisant beaucoup de bruit — à l'administration de droite de Sadate.

Certes, les groupes communistes clandestins qui ont émergé sur la scène politique contestataire ont réussi à mener une lutte courageuse, en prenant parfois racine au sein des mouvements étudiants et syndicaux, malgré un climat politique défavorable, sans parler du fait que les syndicats avaient été maintenus dans un cadre néocorporatiste restrictif contrôlé par l'État depuis les années 1950. Néanmoins, ces groupes ont été largement contenus, voire écrasés par un appareil de sécurité qui, pendant une grande partie des années 1970, était obsédé par les militants de gauche. Ces derniers ne jouissaient pas de la même latitude que celle accordée à leurs homologues islamistes.

De même, la gauche légale, ou les secteurs de la gauche qui étaient autorisés à participer à la vie politique officielle, comme le parti dit du Rassemblement (Al-Tagammo')6, étaient soumis à la répression de l'État sous le régime de Sadate. La tragédie du Rassemblement était toutefois, dans une large mesure, due au cadre juridique et politique défavorable dans lequel il opérait, et qui a persisté sous Moubarak. Ce cadre a compromis l'autonomie du parti, renforcé sa dépendance à l'égard de l'État et l'a exposé à des interventions du régime qui ont sapé les liens autrefois significatifs du parti avec le monde du travail. Ainsi, son expérience, au début prometteuse, a finalement été réduite à néant.

Alliance avec Moubarak

Au-delà de la question de la répression, le Rassemblement a ensuite subi une transformation interne dans les années 1980, en réponse à l'ascension politique des courants islamistes que ses membres percevaient comme une menace. Cette préoccupation a poussé sa direction à s'allier au régime de Moubarak sous la bannière de la résistance à la « menace islamiste ». Trop préoccupé par la confrontation avec les islamistes sur l'identité de l'État, souvent aux côtés de l'establishment culturel de Moubarak, le Rassemblement a perdu une grande partie de sa capacité à monter une opposition crédible au régime, ou à articuler une alternative significative aux politiques de libéralisation économique menées par l'État. En d'autres termes, la gauche a accepté de centrer le débat, comme le souhaitaient les islamistes, autour de l'identité religieuse de l'État et des guerres culturelles, loin des questions de redistribution et des priorités économiques.

Ainsi, l'histoire de la gauche égyptienne est-elle celle d'un développement institutionnel qui a empêché les organisations de gauche indépendantes d'émerger, de se développer et de survivre sur le modèle des Frères musulmans. Les politiques respectives de Nasser et de Sadate ont exclu la possibilité d'une telle évolution. Le premier a fait pression sur les partis communistes indépendants pour qu'ils s'autodissolvent, en cooptant une grande partie de leurs cadres dans l'appareil d'État. C'est ainsi qu'il a pu obtenir des communistes ce que Sadate n'a jamais pu avoir avec les Frères musulmans : le renoncement à leur autonomie. Ainsi, à la veille de l'infitah, la gauche était mal équipée pour reproduire l'expérience de la confrérie en ravivant sa présence politique et organisationnelle.

La divergence des voies empruntées par les courants islamistes et par la gauche a laissé une marque durable sur la configuration de la politique dans les décennies suivantes, en particulier à la veille de la chute de Moubarak en 2011. On ne peut parler de l'incapacité de la gauche à concurrencer les réussites des islamistes sans revenir à ce contexte historique. Il ne s'agit en aucun cas d'un déterminisme structurel ou d'une négligence des fautes et des erreurs commises par la gauche durant la période révolutionnaire. Mais le champ politique hérité des époques autoritaires précédentes a lourdement pesé.

C'est ce contexte historique qui nous permet d'éclairer cette énigme de la gauche égyptienne, cette tension entre deux réalités. La première est, selon la description de Ghali Shoukri, une rue de gauche qui ne peut se représenter qu'à travers une action politique contestataire. L'autre est une sphère politique institutionnelle qui, dans les moments d'ouverture politique, tend à refléter, non pas la rue, mais le champ politique asymétrique que les anciens autocrates avaient construit.

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Traduit de l'anglais par Sarra Grira.


1Athawra Al mudadda fi Masr, Autorité générale égyptienne du livre, 1978 ; ce livre a été traduit en français en 1978 par les éditions Sycomore sous le titre Égypte. La contre-révolution.

2NDLR. Le Consensus de Washington est un accord tacite visant à conditionner les aides financières aux pays en développement à des pratiques « de bonne gouvernance » telles que définies par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale. Voir Angela Joya, The Roots of Revolt. A Political Economy of Egypt from Nasser to Mubarak, Cambridge University Press, mars 2020.

3Classless Politics. Islamist Movements, the Left, and Authoritarian Legacies in Egypt, Columbia University press, 2022.

4Answering the Call. Popular Islamic Activism in Sadat's Egypt, Oxford University Press, 2014.

5NDLR. Littéralement « l'ouverture », le mot désigne la politique menée par le président Sadate qui rompt avec la politique socialiste de son prédécesseur Nasser, libéralise l'économie et privatise une partie du secteur public.

6NDLR. Al-Tagammo' ou « le Rassemblement », de son nom complet Parti du rassemblement unioniste progressiste national. Il s'agit d'un des principaux partis de la gauche égyptienne, fondé en 1976 après la dissolution de l'Union socialiste arabe. Son fondateur et leader historique est le communiste Khaled Mohieddine, un des officiers libres « rouges » de la révolution du 23 juillet 1952.

Les destins mêlés de l'Europe et de l'Afrique du Nord

Par : Alex Simon

Le dérèglement climatique auquel les États et ONG sont censés s'attaquer lors de la COP 28 à Dubaï impose une réflexion sur l'interdépendance des sociétés, notamment à l'échelle de la Méditerranée. Dans ce cadre, les politiques migratoires cherchant à faire de l'Europe une forteresse paraissent bien à rebours des dynamiques profondes observées.

Le réchauffement planétaire entraîne une fusion des climats du nord et du sud de la Méditerranée. L'espace qui en résulte est de plus en plus interdépendant1, quand bien même les responsables politiques européens s'efforcent de repousser leurs voisins arabes et africains. L'été 2023 qui a été bouillant souligne à quel point cette attitude est devenue autant futile que brutale.

L'Europe du Sud et l'Afrique du Nord sont confrontées à des menaces environnementales similaires. Le mois de juillet 2023 a été marqué par des températures record sur les deux rives. Des incendies ont ravagé les forêts de Tunisie et d'Algérie, tout comme ils ont fait des victimes en Grèce et en Italie. Alors que l'Afrique du Nord est habituée à des températures extrêmes, ces crises sont appelées à gagner en fréquence et en intensité. Elles gagnent aussi en capacité à traverser la Méditerranée et à se répandre vers le nord, en Europe.

De l'agriculture aux migrations

Un climat hostile entraîne des préoccupations croissantes en matière de sécurité alimentaire et hydrique, car la sécheresse et les conditions météorologiques irrégulières pèsent sur la production agricole en Afrique du Nord comme en Europe. Les États européens sont toutefois mieux placés pour faire face à ce stress, notamment en important des produits agricoles (et, par extension, de l'eau) de leurs voisins méridionaux. En effet, la pénurie d'eau mettant à rude épreuve la capacité de l'Europe à satisfaire son propre appétit pour les cultures gourmandes en eau — y compris l'emblématique avocat —, le continent risque bien de dépendre de façon croissante des producteurs nord-africains tels que le Maroc, la Tunisie et l'Égypte. Pour ces derniers, ces exportations constituent un afflux bienvenu de devises étrangères, mais entraînent des coûts cachés en matière hydrique et de sécurité alimentaire.

La question énergétique, elle aussi, pourrait de plus en plus relier les continents entre eux, mais dans une relation tout aussi déséquilibrée. Alors que l'Europe s'empresse de sécuriser son approvisionnement énergétique et d'abandonner les combustibles fossiles, elle s'intéresse à de nombreuses ressources au sud : des minéraux essentiels de l'Afrique subsaharienne au soleil, en passant par la terre et l'eau nécessaires pour produire de l'énergie solaire et, potentiellement, des projets d'hydrogène dans les pays d'Afrique du Nord. Mais cet intérêt pose également une question épineuse : L'Europe peut-elle bénéficier des ressources de l'Afrique sans mettre à rude épreuve les réserves de nourriture, d'eau et d'énergie des nations africaines ?

Enfin, le réchauffement climatique s'accompagne d'une augmentation des migrations, et la réponse européenne à ce phénomène est de plus en plus militarisée. En juin 2023, l'Agence européenne des frontières (Frontex) a enregistré 29 240 « franchissements irréguliers des frontières », soit le nombre le plus élevé sur un mois depuis 2016, et une augmentation de 40 % par rapport à juin 2022. S'il est difficile d'établir un lien direct entre le changement climatique et les migrations, il est encore plus difficile d'ignorer les façons dont les conditions météorologiques extrêmes peuvent accroître la pression exercée sur les personnes désespérées pour qu'elles se déplacent.

L'Égypte et la Tunisie, cas d'école

Prenons l'exemple de l'Égypte, qui figurait parmi les principaux pays d'origine des migrants traversant la Méditerranée centrale en 2023. Elle est confrontée à des crises de sécurité alimentaire et hydrique de plus en plus graves. Elle est particulièrement exposée à diverses menaces climatiques, notamment au risque de montée des eaux de la Méditerranée qui viendrait engloutir ou saliniser une grande partie du delta du Nil. La population égyptienne — la plus importante du monde arabe avec plus de 100 millions d'habitants — s'accroît presque aussi vite que son économie se contracte.

Parallèlement, la combinaison de conditions météorologiques extrêmes et d'une intensification des mesures de répression pourrait rendre les voies d'accès à la migration encore plus dangereuses. En témoignent les scènes cauchemardesques de cet été en Tunisie, où un régime de plus en plus autoritaire a conclu un accord avec l'Union européenne pour réprimer l'immigration en échange d'un afflux d'euros, et bloqué des centaines de migrants africains dans un no man's land brûlant le long de ses frontières avec la Libye et l'Algérie.

Toutes ces dynamiques jettent une lumière crue sur une position européenne qui se résume à deux principes : réprimer les migrations arabes et africaines tout en puisant dans les poches de ressources africaines pour renforcer l'accès de l'Europe à la nourriture, à l'eau et à l'énergie. Si cette double politique d'endiguement et d'extraction n'est pas nouvelle, la crise climatique pourrait la rendre encore plus explosive et autodestructrice. En effet, si la terre, l'eau et l'énergie sont bien aspirées du sud de la Méditerranée vers le nord, il convient d'y voir une raison de plus pour les sociétés à court d'argent et touchées par le climat de prendre la mer.

La réponse à cette énigme est aussi simple en principe qu'insaisissable en pratique : la menace commune du réchauffement de la Méditerranée ne peut être gérée que par le biais du partenariat, du développement et de la réflexion prospective. Ceci à l'opposé des politiques isolationnistes et réactionnaires qui semblent se répandre inexorablement.

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Traduit de l'anglais par Laurent Bonnefoy.


1« The Mediterranean Crush », Peter Harling, Synaps, 10 juillet 2017.

Accord migratoire avec l'Égypte. Des navires français en eaux troubles

Les entreprises françaises Civipol, Défense Conseil International et Couach vont fournir à la marine du Caire trois navires de recherche et sauvetage dont elles formeront également les équipages, révèle Orient XXI dans une enquête exclusive. Cette livraison, dans le cadre d'un accord migratoire avec l'Égypte, risque de rendre l'Union européenne complice d'exactions perpétrées par les gardes-côtes égyptiens et libyens.

La France est chaque année un peu plus en première ligne de l'externalisation des frontières de l'Europe. Selon nos informations, Civipol, l'opérateur de coopération internationale du ministère de l'intérieur, ainsi que son sous-traitant Défense Conseil International (DCI), prestataire attitré du ministère des armées pour la formation des militaires étrangers, ont sélectionné le chantier naval girondin Couach pour fournir trois navires de recherche et sauvetage (SAR) aux gardes-côtes égyptiens, dont la formation sera assurée par DCI sur des financements européens de 23 millions d'euros comprenant des outils civils de surveillance des frontières.

Toujours selon nos sources, d'autres appels d'offres de Civipol et DCI destinés à la surveillance migratoire en Égypte devraient suivre, notamment pour la fourniture de caméras thermiques et de systèmes de positionnement satellite.

Ces contrats sont directement liés à l'accord migratoire passé en octobre 2022 entre l'Union européenne (UE) et l'Égypte : en échange d'une assistance matérielle de 110 millions d'euros au total, Le Caire est chargé de bloquer, sur son territoire ainsi que dans ses eaux territoriales, le passage des migrants et réfugiés en partance pour l'Europe. Ce projet a pour architecte le commissaire européen à l'élargissement et à la politique de voisinage, Olivér Várhelyi. Diplomate affilié au parti Fidesz de l'illibéral premier ministre hongrois Viktor Orbán, il s'est récemment fait remarquer en annonçant unilatéralement la suspension de l'aide européenne à la Palestine au lendemain du 7 octobre — avant d'être recadré.

La mise en œuvre de ce pacte a été conjointement confiée à Civipol et à l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) de l'ONU, comme déjà indiqué par le média Africa Intelligence. Depuis, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a déjà plaidé pour un nouvel accord migratoire avec le régime du maréchal Sissi. Selon l'UE, il s'agirait d'aider les gardes-côtes égyptiens à venir en aide aux migrants naufragés, via une approche « basée sur les droits, orientée vers la protection et sensible au genre ».

Circulez, il n'y a rien à voir

Des éléments de langage qui ne convainquent guère l'ONG Refugees Platform in Egypt (REP), qui a alerté sur cet accord il y a un an. « Depuis 2016, le gouvernement égyptien a durci la répression des migrants et des personnes qui leur viennent en aide, dénonce-t-elle auprès d'Orient XXI. De plus en plus d'Égyptiens émigrent en Europe parce que la jeunesse n'a aucun avenir ici. Ce phénomène va justement être accentué par le soutien de l'UE au gouvernement égyptien. L'immigration est instrumentalisée par les dictatures de la région comme un levier pour obtenir un appui politique et financier de l'Europe. »

En Égypte, des migrants sont arrêtés et brutalisés après avoir manifesté. Des femmes réfugiées sont agressées sexuellement dans l'impunité. Des demandeurs d'asile sont expulsés vers des pays dangereux comme l'Érythrée ou empêchés d'entrer sur le territoire égyptien. Par ailleurs, les gardes-côtes égyptiens collaborent avec leurs homologues libyens qui, également soutenus par l'UE, rejettent des migrants en mer ou les arrêtent pour les placer en détention dans des conditions inhumaines, et entretiennent des liens avec des milices qui jouent aussi le rôle de passeurs.

Autant d'informations peu compatibles avec la promesse européenne d'un contrôle des frontières « basé sur les droits, orienté vers la protection et sensible au genre ». Sachant que l'agence européenne de gardes-frontières et de gardes-côtes Frontex s'est elle-même rendue coupable de refoulements illégaux de migrants (pushbacks) et a été accusée de tolérer de mauvais traitements sur ces derniers.

Contactés à ce sujet, les ministères français de l'intérieur, des affaires étrangères et des armées, l'OIM, Civipol, DCI et Couach n'ont pas répondu à nos questions. Dans le cadre de cette enquête, Orient XXI a aussi effectué le 1er juin une demande de droit à l'information auprès de la Direction générale du voisinage et des négociations d'élargissement (DG NEAR) de la Commission européenne, afin d'accéder aux différents documents liés à l'accord migratoire passé entre l'UE et l'Égypte. Celle-ci a identifié douze documents susceptibles de nous intéresser, mais a décidé de nous refuser l'accès à onze d'entre eux, le douzième ne comprenant aucune information intéressante. La DG NEAR a invoqué une série de motifs allant du cohérent (caractère confidentiel des informations touchant à la politique de sécurité et la politique étrangère de l'UE) au plus surprenant (protection des données personnelles — alors qu'il aurait suffi de masquer lesdites données —, et même secret des affaires). Un premier recours interne a été déposé le 18 juillet, mais en l'absence de réponse de la DG NEAR dans les délais impartis, Orient XXI a saisi fin septembre la Médiatrice européenne, qui a demandé à la Commission de nous répondre avant le 13 octobre. Sans succès.

Dans un courrier parvenu le 15 novembre, un porte-parole de la DG NEAR indique :

L'Égypte reste un partenaire fiable et prévisible pour l'Europe, et la migration constitue un domaine clé de coopération. Le projet ne cible pas seulement le matériel, mais également la formation pour améliorer les connaissances et les compétences [des gardes-côtes et gardes-frontières égyptiens] en matière de gestion humanitaire des frontières (…) Le plein respect des droits de l'homme sera un élément essentiel et intégré de cette action [grâce] à un contrôle rigoureux et régulier de l'utilisation des équipements.

Paris-Le Caire, une relation particulière

Cette livraison de navires s'inscrit dans une longue histoire de coopération sécuritaire entre la France et la dictature militaire égyptienne, arrivée au pouvoir après le coup d'État du 3 juillet 2013 et au lendemain du massacre de centaines de partisans du président renversé Mohamed Morsi. Paris a depuis multiplié les ventes d'armes et de logiciels d'espionnage à destination du régime du maréchal Sissi, caractérisé par la mainmise des militaires sur la vie politique et économique du pays et d'effroyables atteintes aux droits humains.

La mise sous surveillance, la perquisition par la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et le placement en garde à vue de la journaliste indépendante Ariane Lavrilleux fin septembre étaient notamment liés à ses révélations dans le média Disclose sur Sirli, une opération secrète associant les renseignements militaires français et égyptien, dont la finalité antiterroriste a été détournée par Le Caire vers la répression intérieure. Une enquête pour « compromission du secret de la défense nationale » avait ensuite été ouverte en raison de la publication de documents (faiblement) classifiés par Disclose.

La mise en œuvre de l'accord migratoire UE-Égypte a donc été indirectement confiée à la France via Civipol. Société dirigée par le préfet Yann Jounot, codétenue par l'État français et des acteurs privés de la sécurité — l'électronicien de défense Thales, le spécialiste de l'identité numérique Idemia, Airbus Defence & Space —, Civipol met en œuvre des projets de coopération internationale visant à renforcer les capacités d'États étrangers en matière de sécurité, notamment en Afrique. Ceux-ci peuvent être portés par la France, notamment via la Direction de la coopération internationale de sécurité (DCIS) du ministère de l'intérieur. Mais l'entreprise travaille aussi pour l'UE.

Civipol a appelé en renfort DCI, société pilotée par un ancien chef adjoint de cabinet de Nicolas Sarkozy passé dans le privé, le gendarme Samuel Fringant. DCI était jusqu'à récemment contrôlée par l'État, aux côtés de l'ancien office d'armement Eurotradia soupçonné de corruption et du vendeur de matériel militaire français reconditionné Sofema. Mais l'entreprise devrait prochainement passer aux mains du groupe français d'intelligence économique ADIT de Philippe Caduc, dont l'actionnaire principal est le fonds Sagard de la famille canadienne Desmarais, au capital duquel figure désormais le fonds souverain émirati.

DCI assure principalement la formation des armées étrangères à l'utilisation des équipements militaires vendus par la France, surtout au Proche-Orient et notamment en Égypte. Mais à l'image de Civipol, l'entreprise collabore de plus en plus avec l'UE, notamment via la mal nommée « Facilité européenne pour la paix » (FEP).

Pacte (migratoire) avec le diable

Plus largement, ce partenariat avec l'Égypte s'inscrit dans une tendance généralisée d'externalisation du contrôle des frontières de l'Europe, qui voit l'UE passer des accords avec les pays situés le long des routes migratoires afin que ceux-ci bloquent les départs de migrants et réfugiés, et que ces derniers déposent leurs demandes d'asile depuis l'Afrique, avant d'arriver sur le territoire européen. Après la Libye, pionnière en la matière, l'UE a notamment signé des partenariats avec l'Égypte, la Tunisie — dont le président Kaïs Saïed a récemment encouragé des émeutes racistes —, le Maroc, et en tout 26 pays africains, selon une enquête du journaliste Andrei Popoviciu pour le magazine américain In These Times.

Via ces accords, l'UE n'hésite pas à apporter une assistance financière, humaine et matérielle à des acteurs peu soucieux du respect des droits fondamentaux, de la bonne gestion financière et parfois eux-mêmes impliqués dans le trafic d'êtres humains. L'UE peine par ailleurs à tracer l'utilisation de ces centaines de millions d'euros et à évaluer l'efficacité de ces politiques, qui se sont déjà retournées contre elles sous la forme de chantage migratoire, par exemple en Turquie.

D'autres approches existent pourtant. Mais face à des opinions publiques de plus en plus hostiles à l'immigration, sur fond de banalisation des idées d'extrême droite en politique et dans les médias, les 27 pays membres et les institutions européennes apparaissent enfermés dans une spirale répressive.

France – Égypte. Les visas, entre chemin de croix et business lucratif

La difficulté qu'ont les ressortissants maghrébins à obtenir un visa pour la France ne fait plus mystère. Plus méconnu est le cas de l'Égypte, pourtant pays allié et client privilégié de l'industrie d'armement française, où les fins de non-recevoir donnent lieu à un véritable business. Témoignage.

Il y a quelques années, alors que je travaillais comme correspondant du journal Al-Ahram en Tunisie, des confrères tunisiens et marocains m'avaient relaté les difficultés qu'ils avaient à obtenir un visa pour la France. Je ne pensais pas à l'époque qu'en tant qu'Égyptien, je me retrouverais un jour dans la même situation. Non seulement Le Caire n'a pas connu de crise similaire à celle des visas survenue depuis 2022 entre Paris d'un côté, et Alger et Tunis de l'autre, mais le gouvernement égyptien est soutenu, voire choyé, par le président français. L'Égypte était même devenue en 2021 le premier client de l'industrie française d'armement, avec des commandes d'une valeur de 4,5 milliards d'euros. Emmanuel Macron avait lui-même annoncé le 6 décembre 2020 que son pays continuerait à fournir des armes à l'Égypte, en dépit du bilan de celle-ci en matière de droits humains, proclamant que sa priorité demeure « la lutte contre le terrorisme ». Or, malgré cette excellente relation entre les deux pays, les Égyptiens ont beaucoup de mal aujourd'hui à obtenir un visa d'entrée pour la France.

Une liste d'attente interminable

Début juillet 2023, j'ai reçu une invitation de la Confédération paysanne Grand-Est qui me proposait de présenter une communication sur la condition des paysans en Égypte, et de profiter de mon séjour pour réaliser un reportage sur les agriculteurs français, leurs luttes et leurs syndicats, un sujet plutôt rare dans la presse arabe.

Pour les ressortissants français qui veulent aller en Égypte, il est possible d'obtenir un visa à l'arrivée pour la somme de 25 dollars, soit 23,36 euros (entrée simple) ou 60 dollars, soit 56 euros (entrées multiples). Mais pour les Égyptiens, de longues procédures et de nombreux documents — relevés d'identité bancaires, assurance maladie, réservation de billet et d'hôtel, photos personnelles au format requis, empreintes digitales — sont exigés pour se rendre en France, pour se retrouver finalement sur une liste d'attente qui peut dépasser les quatre mois. Sans oublier les frais de 80 euros (minimum) qui ne seront pas remboursés si la demande est rejetée — sachant que l'on n'est même pas certain d'obtenir une réponse.

Ma première réaction — que l'on peut qualifier d'« éthique » ou « de principe » — a été de décliner l'invitation pour contester cette discrimination inhumaine qui viole le principe de réciprocité entre les pays. Mais finalement, j'ai décidé d'entamer les démarches nécessaires, en espérant qu'un « intermédiaire » (wasta) du Caire ou un de ceux qui sont à l'origine de l'invitation en France accélérerait la date de rendez-vous pour l'entretien. J'ai cédé aussi devant l'insistance des nombreux amis et collègues que je devais rencontrer, et à la tentation de visiter quelques bibliothèques françaises.

Un questionnaire absurde, un employé indifférent

Aux problèmes techniques sur le site de l'ambassade s'ajoute la détérioration des services d'électricité et d'Internet en Égypte, alors que l'État préfère dépenser généreusement les devises et augmenter la dette extérieure pour acheter des armes et des outils de répression à la France — entre autres pays.

Après un certain temps et de nombreux efforts, j'ai finalement réussi, le 14 juillet 2023, à remplir la demande de visa. Le formulaire se compose de 32 sections, dont chacune comprend plusieurs questions. Pour me récompenser de mon abnégation, l'ambassade m'a envoyé un courriel attestant de ma réussite dans le remplissage du questionnaire, avec un numéro de référence pour mon dossier et un rendez-vous… quatre mois plus tard !

Je me suis alors rendu au siège de l'ambassade de France, à Gizeh, sous une chaleur étouffante, afin de rencontrer la chargée de communication pour lui demander, en tant que journaliste qui doit partir en mission, d'avancer la date du rendez-vous. J'ai attendu debout dans un petit espace carré ouvert d'un côté sur la rue, qui souffle l'air chaud. Face à moi, derrière une vitre de verre épais isolant, un employé au regard indifférent installé dans un local climatisé m'a adressé quelques mots incompréhensibles. De prime abord, le tri doit être fait : « Quel type de passeport avez-vous ? Un passeport normal ? » J'ai obtenu un rendez-vous pour fin juillet mais, comme je ne suis pas titulaire d'un passeport diplomatique ni investi d'une « mission spéciale », l'ambassade de France m'a relégué à une société contractante pour gérer les dossiers de visas : TLS Contact.

Saigner les demandeurs

La branche locale de TLS Contact a commencé à officier au Caire dès 2010. Depuis, les Égyptiens détenteurs d'un passeport « normal » n'ont plus été en contact direct avec l'ambassade, après que celle-ci a privatisé une partie de ses prérogatives souveraines. Jusqu'en 2003, les visas pour la France étaient délivrés aux Égyptiens le jour même du dépôt de leur demande, selon les témoignages de plusieurs directeurs d'agences de tourisme et de personnes ayant voyagé en France à cette époque.

Le siège de TLS Contact occupe le quatrième et le cinquième étage d'un immeuble luxueux du quartier de Mohandissine au Caire, à environ cinq kilomètres de l'ambassade. En plus de l'indifférence de l'agent d'accueil, toute forme d'aide ou d'assistance qui était disponible et requise jusqu'à il y a quelques années est devenue payante, une manière pour l'entreprise de saigner les demandeurs de visa.

Le site Internet ne donne que très peu d'informations sur les actionnaires de la société TLS Contact ou sur ses bénéfices. La rubrique « Mentions légales » permet seulement de savoir que son siège social se trouve à Paris, où la société est enregistrée, et que son PDG, un certain Simon Yoxon-Grant, est un expert en vente et marketing.

TLS Contact a commencé en 2007 à travailler avec les ambassades et consulats de France en Chine. Elle compte aujourd'hui 150 centres dans 90 pays, et reçoit en moyenne 4 millions de demandes de visa par an. Son site indique également qu'en 2013, elle faisait partie du groupe Teleperformance. Les quatre fois où je me suis rendu au siège de l'entreprise au Caire, je n'ai jamais réussi à avoir une réponse des employés sur la nature juridique de l'entreprise ni le nom du directeur de l'antenne locale. Et quand j'ai demandé à le rencontrer (lors de mes rendez-vous du 31 juillet et du 13 août 2023), une fois en tant que plaignant et l'autre en tant que journaliste d'investigation, j'ai eu pour toute réponse la promesse que j'allais être contacté pour fixer un rendez-vous. Ce qui ne s'est jamais produit.

Un rendez-vous « premium »

Lorsque j'ai interrogé M. S., directeur d'une agence de tourisme, sur le mystère qui entoure cette société, il m'a répondu : « Le sale boulot se fait sous la table ». Selon cet homme devenu spécialiste du business des visas Schengen, la succursale TLS du Caire réaliserait un chiffre d'affaires quotidien d'« un million de livres égyptiennes » (environ 30 000 euros). Concernant le visa pour la France, il précise : « Le nombre moyen de demandeurs est d'environ 300 par jour, et chacun d'entre eux doit payer un minimum de 1 205 livres (37 euros) pour prendre rendez-vous ; une somme qui peut atteindre 2 400 livres (74 euros) pour les deux tiers d'entre eux, contraints de prendre des rendez-vous "premium" ».

Plus tard, j'ai compris comment l'entreprise réussit à imposer ce type de demande aux candidats, à travers une longue liste de « services complémentaires », en échange de montants supérieurs à deux mille livres (environ 65 euros), en sus des frais de visa et de rendez-vous. Ainsi, il est possible de payer un supplément de 40 euros rien que pour prendre un rendez-vous « plus proche et dans des conditions confortables ». Sans compter les agences touristiques qui facturent plus de 1 000 livres (environ 33 euros) simplement pour l'aide au remplissage du formulaire électronique.

Ce business des visas comprend, outre la préparation et la transmission des dossiers et l'obtention de rendez-vous dans des délais plus brefs, la réalisation de « fausses réservations » (annulables à tout moment) de billets et d'hôtels, afin de répondre aux exigences des autorités françaises, qui sont de notoriété publique contournées, et qui ne semblent exister que pour être un poste de dépense supplémentaire. Comment faire en effet si l'on doit à chaque fois payer le prix total des billets et de l'hébergement, alors qu'on a une forte probabilité de ne pas obtenir le visa à temps ? M. S. ajoute : « La décision d'accorder un visa appartient à l'ambassade, mais le contrôle des délais et de la manière de présenter le dossier est entre les mains de TLS ».

Pour essayer d'en apprendre davantage, je me suis renseigné sur la branche de cette entreprise en Tunisie, dont les bénéfices dépassaient, en 2019, 8 millions de dinars tunisiens (environ 2,4 millions d'euros), tandis qu'un travail d'investigation de journalistes locaux a déjà prouvé que l'entreprise pratique l'évasion fiscale et qu'elle transfère ses bénéfices vers le Luxembourg1.

Allô, l'ambassade ?

Le site Internet Schengen Visa Info indique que la France se classe au premier rang des pays européens qui rejettent les demandes de visas Schengen. En 2022, environ 2 millions de personnes ont demandé un visa aux ambassades et consulats français dans le monde, et le taux de refus était d'environ 20 %. Plusieurs pages sur Internet révèlent un torrent de plaintes face aux raisons incompréhensibles ou illogiques motivant les refus de visa, ou tout simplement face à l'absence de toute réponse, au mépris du temps et de l'argent dépensés par les demandeurs en Égypte. Là aussi, les refus ou l'absence de réponse ont trouvé leur place dans le business des visas. Des pages apparaissent désormais sur les réseaux sociaux pour faire la promotion de cabinets d'avocats « experts » qui auraient obtenu gain de cause auprès de l'ambassade de France et de ses homologues européennes, avec des frais qui tournent autour de 50 euros pour chaque dossier.

Pour ma part, face à la multiplication des difficultés, j'ai transmis les informations liées à mon compte à mes amis de la Confédération paysanne, qui avaient auparavant tenté sans succès de contacter l'ambassade au Caire par téléphone et par courriel. Ils ont finalement réussi à se connecter avec mes identifiants. Ainsi j'ai pu finaliser mes démarches auprès de TLS pour l'obtention d'un rendez-vous, après m'être acquitté de la somme de 37 euros auprès de l'entreprise, en plus des frais de visa. La veille de ce rendez-vous, j'ai reçu l'appel téléphonique d'une employée de TLS me proposant un rendez-vous « VIP », qui me donne accès aux « options » de me faire envoyer mon passeport chez moi (en échange bien sûr d'une somme supplémentaire).

Un pass « VIP » pour un enfant de deux ans

Ceux que ce périple a déjà épuisés ne sont pas au bout de leur peine, car voici ce qui leur sera demandé une fois arrivés au rendez-vous chez TLS :

➞ laisser votre téléphone portable et tout ce qui permet de prendre des photos ou d'enregistrer ce qui se passe en dehors de la salle ;

➞ attendre dans une file interminable, coincé entre des barrières métalliques, sans chaise sur laquelle une personne âgée, un malade ou une femme enceinte pourrait se reposer ;

➞ voir sans broncher un agent de sécurité empêcher une femme qui tient dans ses bras son enfant endormi de moins de deux ans, et lui dire : « Les instructions sont claires : interdiction d'entrée aux enfants de moins de 12 ans. Laissez-le dehors si vous voulez entrer, ou alors payez les frais VIP pour qu'il puisse entrer avec vous ».

Mais la cerise sur le gâteau a été qu'on m'a demandé de recommencer les démarches et de payer à nouveau les frais de dossier, sous prétexte qu'une erreur s'était produite lors de l'enregistrement de mon numéro de passeport dans le formulaire électronique. Pourtant, j'avais avec moi le formulaire de l'ambassade qui, en plus d'être détaillé et précis, ne comportait aucune erreur. En vain ai-je demandé à rencontrer le directeur ou n'importe quel autre responsable. J'ai pris conscience de la gravité de ce qui se passait et des pratiques qui prévalaient dans ces bureaux lorsque j'ai demandé à un employé un papier attestant que l'annulation du rendez-vous était de leur fait et d'en expliquer la cause. Après avoir disparu pendant quelques minutes, il est revenu vers moi avec un document en anglais indiquant que c'était moi qui avais annulé l'entretien et qui avais retiré ma demande !

Mon cas est loin d'être isolé, et j'ai recueilli d'autres témoignages qui révèlent les mêmes situations. Mais un grand sentiment de peur et de suspicion prévaut chez les demandeurs de visa égyptiens lorsqu'ils partagent ce genre d'expériences. S'ils consentent à parler à un journaliste, ils demandent que leur nom ne soit pas mentionné. Ils disparaissent après avoir promis de conter davantage les détails de leur mésaventure. Un comportement motivé sans doute par la crainte d'une « vengeance » de la part de TLS ou de l'ambassade qui leur refuserait à l'avenir toute demande.

Pour finir, il devient clair pour les demandeurs de visa égyptiens, après ces expériences où le sentiment de discrimination le dispute à celui de l'épuisement, que le slogan le plus réaliste aujourd'hui n'est pas la célèbre phrase d'Adam Smith « Laissez faire, laissez passer », mais plutôt « Laissez payer, laissez passer ».

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Traduit de l'arabe par Sarra Grira.


1« De la Tunisie au Luxembourg : le business juteux des visas », Inkyfada, 23 juin 2023.

La proximité entre le Hamas et les djihadistes, une mystification occidentale

Eu égard à la surprise de l'opération, à son ampleur, au nombre de victimes et d'otages, les attaques du 7 octobre 2023 ont rapidement donné lieu de la part des Israéliens, des Européens et des Américains à des comparaisons entre le Hamas, Al-Qaida et l'Organisation de l'État islamiste. Mais elles manquent de rigueur et ignorent tout des divergences entre ces mouvements.

Dès le 7 octobre 2023 s'est imposée, au sein du pouvoir israélien et de ses alliés, la réaffirmation du fait que la lutte contre le Hamas s'inscrit dans une lutte de la civilisation occidentale contre le djihadisme mondial. En 2014 déjà, le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou à la tribune des Nations unies avait effectué un tel parallèle, pointant du doigt un combat entre la civilisation judéo-chrétienne et l'islam. Avec des attaques volontiers comparées à l'attentat du 11— Septembre commis par Al-Qaida ou encore aux attentats du 13 novembre 2015 perpétrés par l'organisation de l'État islamique (OEI) en France, s'est opéré depuis quelques semaines un glissement sémantique problématique visant à assimiler la lutte des différentes factions palestiniennes aux groupes terroristes dits djihadistes qui ont projeté leur violence à travers le monde, et notamment hors des sociétés musulmanes.

Le 18 octobre, en visite à Tel-Aviv, le président américain Joe Biden déclarait que « le Hamas est pire que Daech ». Quelques jours plus tard, Emmanuel Macron proposait de mobiliser la coalition militaire internationale montée contre l'OEI pour lutter contre le Hamas. Il importe de sortir de ces raccourcis pour dépassionner le débat et comparer effectivement les doctrines des différents groupes et leur mise en pratique.

Des groupes que (presque) tout oppose au Hamas

Une analyse théorico-empirique nous invite rapidement à contester le principe d'une équivalence : dès sa genèse dans les années 1980, lorsqu'Al-Qaida et l'OEI affirment être des mouvements djihadistes mondiaux, le Hamas s'inscrit dans un paradigme de résistance islamo-nationaliste. En appui à cette affirmation, le fait que le Hamas n'ait entrepris aucune action violente hors de Palestine et d'Israël. Il n'existe aucune ramification du mouvement palestinien hors du théâtre nationaliste, tandis que les mouvements djihadistes globaux sont présents dans une multitude de zones géographiques et y déploient leurs actions.

Existe-t-il néanmoins des similitudes entre le Hamas, Al-Qaida et l'OEI ? Il y a en apparence deux : la première est de recourir à la violence armée en ciblant des civils sans distinction, et la seconde le fait d'être considéré comme des mouvements terroristes par une partie des gouvernements occidentaux. Les similitudes s'arrêtent là.

Concernant le premier point, il est important de noter qu'au sein de la littérature produite par le Hamas, le sens de civil n'est pas celui que l'on entend communément en Occident. Pour le mouvement, un colon ne saurait être considéré comme un civil dénué de toute responsabilité, et un homme ou une femme possédant la nationalité israélienne et ayant donc accompli son service militaire de plusieurs années, astreint à des périodes de réserve, s'extrait de cette catégorie. C'est dans ce cadre que l'on peut inscrire la première intervention de Mohamed Deif, chef des brigades Ezzedine Al-Qassam, au lendemain de l'opération du 7 octobre, qui ordonna de ne pas « tuer les personnes âgées et les enfants ». Et dans le cadre de sa campagne de communication, le Hamas a diffusé plusieurs vidéos montrant des combattants refusant d'attaquer des enfants et des personnes âgées conformément « aux principes islamiques ». Cela n'empêche pas bien sûr que ces meurtres ont bien eu lieu.

Si la question du statut des victimes n'est pas tranchée au sein du mouvement, il en va de même pour ce qui concerne l'usage des images et vidéos des attaques du 7 octobre. Les médias affiliés officiellement au Hamas ont ainsi refusé de mettre en scène l'exécution d'individus qui pouvaient être perçus comme des civils — à l'inverse des pratiques qui ont cours au sein de l'OEI. Les images d'exécutions de civils le 7 octobre ont toutefois été rendues accessibles via les caméras de surveillance ou à partir des caméras GoPro récupérées sur les assaillants.

La position de l'ONU

La seconde similitude concerne donc la perception que certains pays en Occident ont des différentes organisations. L'Union européenne et les États-Unis considèrent ces trois organisations comme terroristes. Le Conseil de sécurité de l'ONU s'est toutefois refusé à classifier le Hamas comme organisation terroriste, à l'inverse d'Al-Qaida et de l'OEI, car selon lui, la résistance de cette dernière résulte de l'occupation israélienne.

Depuis avril 1993, par suite d'un attentat-suicide en Israël revendiqué par le Hamas, le département d'État américain a ajouté le mouvement sur la liste des organisations terroristes, un classement confirmé en 2000 dans le contexte de la seconde intifada. Le diplomate américain et ancien ambassadeur en Israël Martin Indyk affirmait alors : « le président Bush a clairement étiqueté comme terroristes et ennemies des États-Unis les organisations engagées dans l'intifada palestinienne ».

En 2003, le Royaume-Uni, l'Allemagne et la France ont explicitement refusé de mettre la branche politique du Hamas sur la liste des organisations terroristes, se contentant de la branche militaire, arguant que cet acte entraverait le processus de paix. Mais la même année, l'Union européenne choisit de mettre fin à la distinction entre la branche politique et la branche armée, classant alors le Hamas dans son ensemble sur sa propre liste des organisations terroristes.

Si le qualificatif « terroriste » apposé à Al-Qaida et l'OEI ne souffre aucune contestation parmi les gouvernements des sociétés arabes ou à majorité musulmane, le Hamas n'est en aucun cas considéré comme tel. À l'échelle du monde, les pays le qualifiant comme une organisation terroriste sont l'exception plutôt que la règle. Par ailleurs, nous n'avons jamais vu dans le monde arabe de manifestation significative en faveur de l'OEI ou Al-Qaida, alors qu'elles sont fréquentes pour soutenir la résistance palestinienne incarnée par le Hamas, dont les cadres ont trouvé refuge dans plusieurs capitales comme Damas, Sanaa ou Doha. En revanche, on trouve au sein de la coalition qui avait combattu l'OEI plusieurs pays musulmans au premier rang desquels la Turquie.

Idéologie, programme politique, rivalités

D'un point de vue idéologique, il existe une filiation affirmée dans la charte du Hamas entre le mouvement et la confrérie des Frères musulmans. À l'inverse, l'OEI et, avec certaines nuances, Al-Qaida considèrent l'idéologie de cette organisation au mieux comme un projet hétérodoxe, au pire comme une idéologie apostate. Même s'il demeure au sein de la galaxie islamiste diverses convergences, comme durant le conflit syrien, la rhétorique propalestinienne est beaucoup plus présente dans les discours des Frères musulmans qu'au sein des autres mouvements dits djihadistes.

Un second point qui cristallise les tensions entre le Hamas, l'OEI et Al-Qaida résulte de la relation que le Hamas entretient avec les chiites. Même s'il semble probable que, comme le suggèrent les services du renseignement américain et ainsi que l'a confirmé Hassan Nasrallah dans son discours du 3 novembre, l'Iran n'ait pas été au courant des attaques du 7 octobre, la République islamique est un des soutiens du Hamas depuis de nombreuses années. Il est également reproché au Hamas de s'être allié avec le Hezbollah. Une alliance de circonstance qui tranche avec la vision salafo-djihadiste que portent l'OEI et Al-Qaida.

En ce qui concerne le projet politique des différentes organisations, le Hamas n'a aucune aspiration mondiale. Il n'est mu par aucune ambition califale en vue d'unifier la communauté musulmane, mais s'inscrit dans le cadre d'un projet nationaliste, une approche que les djihadistes contestent vivement. Ainsi, sans occupation israélienne, le recours à la violence deviendrait caduc.

Autre élément de distinction : l'OEI et Al-Qaida n'ont jamais été engagés dans une logique de reconnaissance sur la scène internationale. Le Hamas, lui, a développé une stratégie inverse, cherchant la normalisation, multipliant les entretiens avec les dirigeants, qu'ils soient arabes, musulmans ou occidentaux.

En termes d'organisation, le Hamas se distingue du fait de son implication dans des œuvres caritatives, une dimension sociale que l'on retrouve très peu au sein des mouvements djihadistes. Pour finir, pendant que ces derniers récusent une quelconque participation aux élections et jettent l'anathème sur toute personne justifiant l'usage de la démocratie comme projet politique, Jamal Mansour, dirigeant du Hamas en Cisjordanie, a publié en 1996 un document affirmant que le mouvement tend vers un paradigme démocratique et s'oppose à une vision théocratique. Il y affirme : « Il n'existe pas en islam de notion de théocratie qui prétendrait représenter la volonté de Dieu sur terre ».

Dès lors, le Hamas se présente comme un parti légaliste et pragmatique qui a remporté les élections législatives en 2006, et a fait évoluer sa ligne politique. À la suite de cette victoire, le Hamas a implicitement dépassé ce qui constitue sa charte adoptée en 1987. Il a ainsi validé le document dit « des prisonniers » de juin 2006, qui reconnaît de fait les frontières de 1967 et limite la résistance à l'intérieur des territoires occupés depuis la guerre de juin 1967. Le document des principes généraux et politiques publié et adopté par le conseil consultatif du bureau en mai 2017 est venu entériner ce changement de paradigme.

Des réactions très discrètes

Signe d'une déconnexion confirmant la non-pertinence d'une équivalence entre djihadistes et le Hamas, les attaques visant à terroriser Israël n'ont pas été mentionnées par l'OEI dans son journal du 12 octobre 2023, la une étant consacrée à la lutte contre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) en Syrie. Si Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) s'est pour sa part félicité, dans un communiqué publié le 13 octobre, des évènements en Palestine, elle n'a pas nommé le Hamas, préférant citer les brigades Ezzedine Al-Qassam, sa branche armée. En outre, lors de l'attentat à Bruxelles le 16 octobre 2023 contre des citoyens suédois, l'assaillant avait voué allégeance à Abou Hafs, le calife de l'OEI, et justifié son acte en mentionnant les autodafés du Coran en Suède, sans référence aucune à la situation à Gaza ni aux récents évènements au Proche-Orient.

De même, concernant l'assassin de Dominique Bernard dans le lycée d'Arras, aucun lien ne fut fait par l'assaillant avec la lutte palestinienne, battant en brèche la théorie du « djihadisme d'atmosphère » portée par Gilles Kepel et visant à générer une forme d'amalgame entre les différents mouvements. Dans l'histoire récente, le Hamas a condamné les attentats commis par Al-Qaida ou l'OEI, notamment ceux contre Charlie Hebdo ainsi que ce qu'un communiqué a décrit comme « les actes d'agression et de barbarie » du 13 novembre 2015 à Paris.

Dans ce cadre, il importe de souligner que les différences idéologiques et stratégiques relevées ci-dessus ont aussi impliqué sur le terrain palestinien une confrontation armée. Tel a été le cas en particulier quand le Hamas au pouvoir à Gaza s'est opposé aux salafo-djihadistes en arrêtant des islamistes radicaux ayant des sympathies pour l'OEI ou appartenant à cette organisation. Dans le même temps, cette dernière exécutait des sympathisants du Hamas. Lorsque le journaliste britannique Alan Johnston fut enlevé par le groupe salafiste Jaich Al-islam (Armée de l'islam), le Hamas a exigé et obtenu sa libération, soulignant que ce dernier ne pouvait être tenu comptable des agissements de son gouvernement.

Une opposition militaire sur le terrain

Au mois d'août 2009, Abdellatif Moussa, dirigeant du groupe salafiste Jound Ansar Allah (Soldats des partisans de Dieu), a proclamé un émirat islamique à Rafah au sein de la mosquée Ibn Taymiyya. Le Hamas a donné l'assaut à la mosquée pour rétablir son autorité. Le chef ainsi que 28 membres du groupuscule ont été tués dans la bataille, et pas moins de 150 personnes blessées. Sur le terrain militaire à Gaza, le Hamas s'est donc indéniablement institué en s'opposant à Al-Qaida et à l'OEI, qui ont vu leurs militants fuir vers la Syrie ou le Sinaï égyptien, quand ils n'étaient pas emprisonnés ou tués. Le chef de l'OEI au Sinaï, Hamza ‘Adil Mohammad Al-Zamli, était gazaoui, mais par exemple incapable de trouver dans son propre territoire la latitude pour déployer son activité. Hors de la Palestine, dans le camp palestinien de Yarmouk près de Damas, l'OEI et le Hamas se sont affrontés de manière sanglante. Ce n'est pas uniquement le mouvement palestinien qui s'oppose aux djihadistes radicaux : selon un sondage réalisé en 2015 par le Centre palestinien pour la recherche en politiques et enquêtes (PSR), une écrasante majorité (91 %) en Cisjordanie et dans la bande de Gaza pense que l'OEI est un groupe radical qui ne représente pas le véritable islam.

Face à ces éléments, il apparait que le comparatif entre le Hamas et les acteurs dits djihadistes sert avant tout à délégitimer la cause palestinienne. Il n'a pas de portée analytique, et par conséquent ne sert ni la quête d'une solution au conflit, ni la protection des civils — quels qu'ils soient. Il entretient au contraire une mystification.

Dès 2010, Henry Siegman, ancien président du Congrès juif américain, affirmait :

Israël voudrait que le monde croie que le Hamas n'est rien d'autre qu'un groupe terroriste, et que sa résistance est au service d'une lutte salafiste globale pour vaincre l'Occident et restaurer le califat islamique. C'est une mystification que de placer Israël à l'avant-garde d'une guerre occidentale contre le terrorisme global, à la seule fin de justifier la demande israélienne à l'Occident de passer outre les mesures illégales qu'Israël dit devoir utiliser si on veut triompher des terroristes.

Gilles Perrault raconté par un ami marocain

L'écrivain Gilles Perrault est mort dans la nuit du 3 au 4 août dernier. Il avait été rendu célèbre par ses diverses enquêtes, notamment Notre ami le roi, consacrée au Maroc et à Hassan II. Un ami marocain se rappelle cette période. La famille, Orient XXI et la Ligue des droits de l'homme (LDH) lui rendront hommage ce mardi 24 octobre à 18 h 30 à Paris.

Ceux qui l'avaient rencontré ou lu ses ouvrages ne l'oublieront jamais. Encore moins ceux ayant subi les affres de la répression sous le règne du roi Hassan II : les prisonniers d'opinion embastillés jusqu'aux débuts des années 1990, les militaires des deux putschs emmurés dans l'exécrable bagne de Tazmamart, et les enfants du général Mohamed Oufkir et leur mère mis sous les verrous sans procès en 1972.

Gilles Perrault, décédé dans la nuit du 3 au 4 août 2023 à l'âge de 92 ans, connaissait sans doute du Maroc ce que se racontaient nombre d'écrivains et de journalistes français : une monarchie répressive mais ouverte sur l'Occident, un roi ami fidèle à la France qui avait l'art de séduire et de flatter par son immense culture francophone et francophile ses élites et ses médias.

Quant aux disparités socioéconomiques criantes qui y sévissaient, elles ne dérangeaient pas outre mesure les élites de la France, une fatalité, se disaient-elles, que beaucoup d'autres pays partageaient au demeurant, et qu'il ne fallait pas s'en alarmer. En tout cas, l'auteur de livres-enquêtes à grand succès, notamment L'Orchestre rouge et, surtout, Le Pullover rouge sur l'affaire du jeune Christian Ranucci, l'un des derniers condamnés à mort guillotinés en France avant l'abolition de la peine capitale, s'intéressait peu à ce que se passait au Maroc.

Lettre de prison

Voilà un jeune homme de 33 ans, sous les verrous depuis dix ans pendant le règne de Hassan II qui, encore plus curieux après sa lecture de l'enquête sur Leopold Trepper, le chef du service d'espionnage soviétique en Occident pendant la seconde guerre mondiale (« l'Orchestre rouge »), écrivit une lettre à l'auteur pour lui demander quelques détails. On était en 1984. Une phrase à la fin de l'ouvrage avait particulièrement touché le lecteur-prisonnier. Parlant de Trepper, arrêté par Joseph Staline après son retour en URSS une fois la guerre terminée et envoyé croupir pendant dix ans à la Loubianka de Moscou, l'auteur commente :

Il sort de la Loubianka tel qu'il y est entré : communiste. Et nous qui ne sommes pas communistes, nous aimons pourtant qu'il le soit resté, car la défaite d'un homme que les vicissitudes, même affreuses, amènent à rejeter ses convictions comme un fardeau trop lourd, c'est une défaite pour tous les hommes.

L'auteur de la lettre, ne connaissant même pas l'adresse de l'écrivain, l'envoya comme on en envoie une bouteille à la mer à son éditeur : Fayard, 13 rue de Montparnasse à Paris. J'étais l'auteur de ce courrier et la phrase sur Trepper avait résonné toute la nuit dans ma tête : je n'étais plus communiste, quant à moi, et j'avais quitté toute activité militante. Et pourtant, on m'avait arrêté, torturé, forcé à rester poignets menottés et yeux bandés pendant de longs mois au centre de détention clandestin de Derb Moulay Cherif, puis condamné à l'issue d'un procès-mascarade à 22 ans de prison ferme. Je suis parti les purger à la prison centrale de Kenitra avec une centaine de mes camarades lourdement condamnés eux aussi. Quitter l'organisation « IIal Amam »1 à laquelle j'appartenais ne signifiait pas, pour moi, renier mes convictions : celles d'un homme libre qui, au-delà de toute idéologie, abhorrait l'arbitraire et le despotisme.

Sur le dos de l'enveloppe j'avais mentionné mon nom, et en guise d'adresse : PC (Prison centrale) de Kenitra. Une dizaine de jours plus tard, je reçus à ma grande surprise une réponse courtoise, avec un colis de livres dont Les Gens d'ici et Le Pullover rouge.. Une relation épistolaire s'instaura, depuis, entre moi, Gilles Perrault et son épouse Thérèse, et naîtra une amitié de quarante ans qui restera intacte et affectueuse jusqu'à son décès. Au départ, l'écrivain croyait que « PC » signifiait « Poste de Commandement » et que j'étais un soldat qui se morfondait dans une caserne à Kenitra. Je lui avais répondu que non, lui expliquant ma situation de prisonnier d'opinion.

Libéré par grâce royale

Je n'avais jamais imaginé que ma lettre allait déclencher quelques années plus tard chez Gilles, habitant un village du nom Sainte-Marie-du-Mont en Normandie, à 3 000 kilomètres de Kenitra, une rage d'écrire sur le Maroc pour rendre justice à des jeunes qui croupissaient dans les geôles pour leurs idées. Avec le recul, si je suis fier de quelque chose dans ma vie c'est d'avoir commis cette lettre et d'avoir provoqué chez cet homme, aux valeurs humaines et de justice chevillées au corps, cette rageuse envie de dénoncer l'arbitraire, à une époque où la liberté d'expression et les libertés tout court étaient bâillonnées dans mon pays. Il m'écriti un un jour :

Je t'ai toujours comparé à Sidney, mon fils aîné, qui a ton âge et qui avait milité comme toi dans un mouvement d'extrême gauche. Lui, il avait tout au plus reçu des coups de matraque sur le crâne, alors que toi tu es dans la prison jusqu'au cou.

Je fus libéré par une grâce royale que je n'avais jamais demandée, le 7 mai 1989, après quatorze ans et quatre mois à l'ombre, laissant derrière moi une huitaine de camarades — dont Abraham Serfaty — que le régime avait refusé de relâcher. Cela faisait suite à une campagne internationale de solidarité à laquelle Gilles Perrault et d'autres écrivains et hommes et femmes épris de justice (Christine Daure-Serfaty, Nelcya Delanoë, Claire Etcherelli, Me Henri Leclerc, François Della Suda, François Maspero, Yves Baudelot, Pr Alexandre Minkovski…) avaient participé.

Une bombe sous forme de livre

« Le complot », comme l'avait nommé Edwy Plenel dans sa préface (ourdi par Christine Daure-Serfaty2, Perrault et Plenel, lequel dirigeait à l'époque une collection chez Gallimard, pour l'écriture de Notre ami le roi), avait commencé à prendre forme vers 1987, mais j'ignorais tout du projet. Nous continuions à correspondre Gilles et moi comme si de rien n'était, et il continuait à me gratifier de livres, dont Un homme à part , sa célèbre enquête sur Henri Curiel assassiné à Paris en 1978. Tout au plus avait-il plusieurs fois insisté pour que je lui envoie les mémoires de prison que je consignais — qui serviraient plus tard à la rédaction de mes deux livres La Chambre noire et Vers le large3. Le jour de ma libération, Thérèse et Gilles m'envoyèrent un télégramme de félicitations, je leur téléphonai pour les remercier. Ce fut notre première communication de vive-voix. Gilles me posa une question qui voulait tout dire : « Et les autres, pourquoi n'ont-ils pas été libérés, es-tu sûr qu'ils le seront aussi ? » « Je n'en sais rien », lui avais-je répondu.

Quelques mois plus tard, fin 1990, la bombe explosa à la figure du roi du Maroc sous forme d'un livre, Notre ami le Roi : incendiaire pour un régime qui soudoyait par l'argent et les prébendes une élite française pusillanime ; un canot de sauvetage inespéré pour des centaines de prisonniers politiques, civils et militaires, encore emprisonnés. Je me rappelle le courroux du roi dans les les semaines qui suivirent la sortie du livre : on obligeait les gens à réagir contre ce « brûlot », une avalanche de lettres et de télégrammes de protestation était envoyés, tous les jours, à l'auteur et à l'Élysée. Peine perdue.

Interdit au Maroc, le livre circulait à grande échelle sous le manteau et il connut un succès foudroyant. Des exemplaires furent introduits clandestinement aux prisonniers de la PC prison centrale de Kenitra, des entretiens radiophoniques de l'auteur avec la presse furent captés au fin fond de l'un des bagnes des plus indignes de l'être humain, celui de Tazmamart, où les militaires des deux putschs de 1971 et 1972, ou ceux qui avaient survécu, souffraient encore le martyre.

Le dernier carré des prisonniers

Résultat, le dernier carré des prisonniers gauchistes du procès de 19774 furent libérés. Les survivants du bagne de Tazmamart et les enfants Oufkir disparus depuis 1972 retrouvèrent la lumière après son aveuglante absence durant vingt ans. Abraham Serfaty, lui, fut exilé manu militari en France avec un passeport brésilien.

Dix ans plus tard, invité par le Salon du livre de Paris, en 2001, après la publication de La Chambre noire, j'organisais une table ronde pour débattre du passé de mon pays et, surtout, de son avenir sous le nouveau règne de Mohamed VI. Je téléphonai à mon ami Gilles, auquel j'avais consacré une postface dans mon livre, pour l'inviter à venir y participer. Il répondit présent. Je l'aperçus au milieu de l'assistance, presque effacé, refusant d'intervenir et d'être la vedette d'une soirée consacrée aux rescapés, « héros » de son livre. Je pris la parole pour attirer l'attention sur cette présence en lui rendant un vibrant hommage.

Pour la première fois, 17 ans après cette première lettre, je vis mon ami Gilles devant moi en chair et en os. Suivront notre première poignée de main et notre première bise. Pendant la campagne de présentation du livre, il n'avait jamais osé citer mon nom, ni d'ailleurs dans le l'ouvrage lui-même quand il avait reproduit un paragraphe de l'une de mes lettres, se contentant de répondre, à ceux qui lui demandaient d'où venait son intérêt pour le Maroc, que c'est un étudiant condamné à 22 ans de prison qui l'avait alerté. Ce n'est que trente ans après la sortie de Notre ami le roi, lors d'un [entretien accordé au journaliste et écrivain Omar Brouksy à Orient XXI, qu'il mit un nom sur cet étudiant anonyme.

Le « tremblement de terre » qu'avait provoqué ce livre, avec le recul, fut en réalité une aubaine, non seulement pour les damnés de la terre de notre pays, mais aussi pour la monarchie elle-même : il lui a permis de se ressaisir pour enclencher un processus d'ouverture, et, quelques années plus tard, de avec la création de l'Instance équité et réconciliation (IER)5.

Un jour, sachant qu'il suivait de près l'actualité marocaine, je lui avais posé une question sur ce qu'il pensait de cette Instance : imposture ou grande réalisation ? « J'ai envie de dire : les deux mon général. Réponse de Normand ? Il existait une foule d'arguments à l'appui de l'une et de l'autre jugement. Il demeure que le règne actuel, avec toutes ses imperfections, ne ressemble pas au précédent, fort heureusement ». Dans ce restaurant parisien, où il nous avait invités mon épouse et moi le soir du débat, Gilles parlait peu, écoutait surtout.

Avec seulement un stylo

Nous continuâmes notre échange deux jours plus tard, en présence de mon épouse et de la sienne, dans sa maison à Sainte-Marie-du-Mont où il nous avait invités pour passer une nuit, là où en 1961, quittant Paris, il alla s'installer au bord de la Manche et de la plage Utah Beach, théâtre du débarquement des Alliés en 1944. C'est pendant cette soirée que j'avais mesuré l'ampleur de sa culture et sa passion pour l'Histoire : partout des livres, pas un coin où glisser une aiguille, là où il y a un vide il était colmaté par un ouvrage, un beau livre, un magazine…, jusqu'aux murs d'un escalier en colimaçon qui conduisait au premier étage de sa maison, remplie à ras-bord d'ouvrages. À mi-chemin de cet escalier, il s'arrêta un instant pour me montrer son bureau de travail : une petite pièce modeste meublée d'une humble table ornée d'un abat-jour, où il avait produit son immense œuvre.

Il m'avait raconté comment se déroulaient ses heures de travail : « À partir de quatre heures du matin, et ça dure toute la matinée. » Pas d'ordinateur pour saisir son texte, seulement un stylo à encre lui servant d'arme pour noircir des milliers de pages et tirer quelques cartouches pour éveiller les consciences. À force d'user de ses trois doigts pour écrire, une petite bosse avait pris place sur le bout de son majeur. « J'écris tout à la main, puis je dicte mon texte sur des cassettes de magnétophone et une spécialiste de l'ordinateur retranscrit sur sa machine. Complexe et… assez cher. »

Lors de notre échange en ce mois de mars 2001, il m'avoua les tourments qu'il avait endurés après la publication de son livre sur le Maroc :

Ah, mon cher Jaouad, tu m'as créé beaucoup de problèmes ! Notre vie n'est plus la même depuis la sortie de ce livre, et même avant : ton irruption dans notre vie a modifié quelque chose dans notre existence paisible dans ce village. L'essentiel est que vous soyez enfin libres, mes emmerdes ne sont rien devant celles qui vous avez endurées.

Pour aller plus loin

Principaux ouvrages de Gilles Perrault :

L'Orchestre rouge, Fayard, 1967.
Le Pull-Over rouge, Ramsay, 1978.
Un homme à part, Barrault, 1984.
Notre ami le roi, Gallimard, 1990.
Souvenirs, Fayard, 1995-2008 (trois tomes)
Le Secret du roi, 1992-1996 (trois tomes).
Le Livre noir du capitalisme, Le Temps des Cerises, 1998.
Dictionnaire amoureux de la Résistance, Plon/Fayard, 2014.

Documentaire sur Gilles Perrault :

L'Écriture comme une arme, de Thierry Durand, FAG production/France 3, 2014.

Sur la Toile :

« Est-ce que l'Orchestre rouge jouait faux ? », entretien de Chris Den Hond avec Gilles Perrault réalisé avant la mort de l'écrivain, Contretemps, 9 octobre 2023.


1Cette organisation marxiste-léniniste fut fondée en 1970 à l'issue d'une scission au sein du Parti communiste marocain (PCM), qui avait pris le nom de Parti de libération et de socialisme (PLS) en 1967.

2Christine Daure-Serfaty, Lettre du Maroc, Stock, 2000.

3Respectivement Eddif, Casablanca, 2000 (préface d'Abraham Serfaty), et Marsam, Rabat, 2009.

4139 accusés avaient comparu devant la justice pénale de Casablanca et avaient écopé de peines allant de deux ans de prison ferme à la réclusion perpétuelle.

5Installée par Mohamed VI en 2004, cette commission de vérité a été créée pour lever le voile sur les violations flagrantes des droits humains commises entre 1956 et 1999.

Les femmes, actrices cruciales du pouvoir d'Erdoğan

L'AKP de Recep Tayyip Erdoğan a su intégrer les femmes dans le cadre de sa stratégie de conquête du pouvoir. Les militantes du mouvement constituent aujourd'hui la moitié de ses membres et jouent un rôle essentiel au sein du parti à l'échelon local, apportant un soutien sans faille à la politique sociale et aux choix idéologiques du président turc.

Comprendre la place des femmes dans le Parti de la justice et du développement (AKP) nécessite de revenir à l'islam politique turc des années 1980. Le Parti de la prospérité (RP) — première formation islamiste de masse fondée en 1983 dans le sillage du mouvement de la Vision nationale — prône à l'époque un « ordre juste » authentiquement islamique et nationaliste opposé aux valeurs occidentales. Il promeut également la finance islamique et l'assistance aux plus démunis. Entré au Parlement en 1991, le RP s'impose aux élections locales de 1994, qui permettent à son candidat Recep Tayyip Erdoğan de devenir maire d'Istanbul.

Erdoğan a compris très tôt le potentiel stratégique de l'intégration des femmes dans la structure partisane : il a œuvré à la création des commissions des femmes en 1989. Rassemblant d'abord les épouses des hommes du parti, le RP a ensuite recruté parmi la génération d'étudiantes qui militaient contre l'interdiction du port du voile à l'université, puis parmi les femmes des classes populaires. La formation politique a réussi à intégrer un mouvement naissant de femmes pieuses remettant en cause les principes rigides de la laïcité « à la turque » et actives dans le milieu associatif.

La mobilisation au niveau des quartiers

Ces femmes, qui ont adopté les techniques du porte-à-porte et des groupes de discussion à domicile, ont joué un rôle central dans ce que l'anthropologue Jenny White appelle la « politique vernaculaire »1 : une manière de faire de la politique dans les quartiers, au plus près de la vie quotidienne de ses habitants, en utilisant le « parler » locale pour mieux s'insérer dans les réseaux de sociabilité, notamment féminins.

Quand les « réformistes » issus du mouvement islamiste et se présentant comme démocrates-conservateurs et pro-européens ont fondé l'AKP en 2001, ils ont largement repris ce mode de mobilisation à l'échelle des quartiers. Une « branche féminine » a été créée au sein de la formation en 2003. Alors que le Parti de la prospérité comptait un million d'adhérentes à la fin des années 1990, la branche féminine de l'AKP en rassemble aujourd'hui plus de cinq millions (soit la moitié des effectifs du parti, et la plus grande organisation de femmes ayant jamais existé dans le pays). Nombreuses parmi les militantes, les femmes le sont aussi parmi les électeurtrices du parti. Depuis 2002, les enquêtes montrent en effet une surreprésentation féminine dans l'électorat de l'AKP, et plus encore chez les femmes au foyer et celles issues des classes populaires.

Plusieurs éléments permettent de comprendre cette capacité à mobiliser l'électorat féminin. L'AKP a d'abord promis la levée de l'interdiction du port du voile dans les institutions publiques (son argument principal auprès des femmes conservatrices), ce qu'il a fait en 2010. Mais au-delà de la question du voile, on peut penser que ce sont surtout ses discours et ses politiques relatives au « social » qui ont fait la popularité de l'AKP auprès des femmes des classes populaires. Il a en effet largement bâti son succès sur sa capacité à se présenter comme un parti-État au service du peuple.

L'importance des réformes sociales

Plusieurs réformes, comme celles de la sécurité sociale et du système de santé (contestées par la gauche, mais qui ont de facto élargi la couverture sociale à de nombreux groupes qui en étaient exclus), la multiplication des dispositifs d'assistance, la politique du logement — via la puissante Agence du développement du logement social (TOKI) —, l'essor des services sociaux urbains, affectent directement la vie quotidienne et matérielle des classes populaires et moyennes et, en particulier, celles des femmes, qui bénéficient de nouvelles allocations familiales.

Une fine observation des activités et des trajectoires des militantes de l'AKP permet de mieux saisir leur rôle dans ce gouvernement « du social et par le social ». Comparé au temps du Parti de la prospérité, le militantisme féminin au sein du parti est désormais intégré à une organisation bien plus hiérarchisée et professionnalisée. La branche féminine, organe auxiliaire (avec la branche de jeunesse) de la formation islamiste, reproduit de manière parfaitement symétrique les différents échelons du parti, du comité exécutif central aux comités départementaux, de métropole et de district, jusqu'à l'organisation de comités de quartiers et, ce, sur l'ensemble du territoire. À chaque échelon, une présidente coordonne une équipe d'une trentaine de femmes. La structure principale du parti, elle, n'est pas exclusivement masculine, mais la proportion de femmes y reste minoritaire (environ 25 %, tous échelons confondus) — et aucune d'entre elles ne dirige de section départementale.

C'est principalement au niveau local, dans les comités de la base du parti, que les militantes sont les plus actives. Leur répertoire d'action est divers, mais la visite à domicile y tient toujours une place centrale. Elles font en effet du porte-à-porte tout au long de l'année (et pas seulement en période électorale, contrairement aux autres partis), ce qui leur permet de diffuser les idées de l'AKP, de recueillir des informations et des données sur l'électorat, de faire signer des formulaires d'adhésion, et de distribuer des denrées alimentaires.

Elles font aussi des visites plus ciblées au domicile de personnes identifiées comme vulnérables ou précaires (personnes âgées, pauvres, en situation de handicap, etc.) ou lors d'événements importants (naissance, mariage, décès, maladie), dont leurs réseaux locaux leur permettent de se tenir informées. L'objectif, selon les devises chères à l'AKP, est d'« être là dans les bons et les mauvais jours », « du berceau au cercueil ».

Incarner la face humaine du parti

L'importance du travail relationnel dans la construction de liens de confiance et de fidélité entre le parti et son électorat a été théorisée par la branche féminine de l'AKP, et forme un des piliers de la stratégie de mobilisation. Si l'on ajoute à cela la participation des militantes à tous les événements culturels et politiques de leur ville, l'organisation régulière de campagnes d'éducation populaire, ou l'activité intensive sur les réseaux sociaux, on constate qu'elles pratiquent une forme de « politique de la présence » : il s'agit d'occuper le terrain, de devenir des figures familières, et d'incarner la face humaine et charitable de l'AKP.

Pour les militantes de l'AKP, issues pour la plupart des classes populaires (en particulier celles qui se trouvent à la base de l'organisation), s'engager au sein du parti entraîne une transformation de leur mode de vie. Alors que nombre d'entre elles n'ont jamais travaillé et ont arrêté leurs études au collège ou au lycée, devenir militante signifie aussi devenir active, engagée dans un collectif, hors du foyer familial une bonne partie de la journée. Cela leur offre également la possibilité d'acquérir un capital militant quasi professionnel, notamment via les formations dispensées par le parti — prendre la parole en public, rédiger des rapports, animer une réunion. Pour elles, ce militantisme est une activité épanouissante et valorisante, qui permet d'échapper en partie aux contraintes domestiques et familiales.

Une notoriété essentiellement locale

La situation des cadres intermédiaires (présidente d'un comité local par exemple) est un peu différente. Il s'agit dans la plupart des cas de femmes issues des classes bourgeoises qui ont fait des études supérieures. Elles ont souvent une expérience associative ou dans des entreprises proches de l'AKP. Leur poste au sein du parti leur a été attribué du fait de ce capital social : étant donné leurs relations familiales, professionnelles, amicales, elles sont capables de réunir un groupe de femmes, d'accéder aux figures locales, de tisser des liens avec des associations, etc.

Accéder à des responsabilités au sein du parti leur permet rarement de « faire carrière » en politique : si elles deviennent parfois élues municipales (seulement 11 % de femmes), rares sont celles qui parviennent à percer le plafond de verre en politique. Néanmoins, elles peuvent se forger une certaine notoriété locale. Militer à l'AKP leur offre de nouvelles opportunités : bien souvent, elles obtiennent des postes honorifiques dans le secteur associatif ou des emplois au sein des pouvoirs publics locaux, souvent dans le social, qui constituent autant de rétributions en contrepartie de leur engagement.

Ainsi, une enquête au sein des municipalités et de leurs différentes structures révèle la présence régulière de militantes et anciennes militantes de l'AKP à des postes dans le social. Or, observer ces trajectoires permet de comprendre comment, sous l'AKP, de nombreuses femmes sont devenues des intermédiaires pour accéder à des services, à des aides, à des structures publiques ou associatives. Cela est particulièrement vrai dans le secteur social, où l'emploi est fortement féminisé. Le multipositionnement d'un certain nombre d'employées et de bénévoles qui cumulent engagement partisan, emploi dans le social et réseaux associatifs, leur donne accès à la fois à un certain contrôle des ressources et à un contact direct et régulier avec leurs potentiels bénéficiaires.

Le recrutement de militantes de l'AKP dans ces services n'est pas nécessairement un phénomène massif : toutes les employées des services sociaux ne sont pas affiliées au parti, loin de là. Néanmoins, le fait que des postes clés (responsable de centre social, directrice de banque alimentaire, encadrante de programme de formation, etc.) soient occupés par des militantes suffit pour donner une coloration partisane à l'action des pouvoirs publics. Et dans un contexte où les aides sociales sont à la fois vitales, multiples, fragmentées et peu lisibles, le rôle de ces intermédiaires est essentiel dans l'accès aux informations et aux ressources.

L'attention médiatique et universitaire se concentre souvent sur la question du clientélisme, un phénomène parfois analysé de manière mécanique : l'AKP serait un parti qui gagne les élections, distribuant largesses et bénéfices sociaux, en achetant les voix. On peut penser à l'annonce du gouvernement, quelques semaines avant les dernières élections, d'un mois de gratuité du gaz pour les ménages. Mais une observation des activités des femmes permet de préciser cette analyse du soutien populaire à l'AKP. En effet, par leurs positionnements à cheval entre le social et le politique, les femmes du parti mènent au quotidien un travail relationnel et sur le sens donné à l'action sociale, afin que les aides soient à même de susciter un attachement et une loyauté politique.

Un travail d'éclairage et de confiance

Le travail électoral des militantes de la branche féminine de l'AKP est donc complémentaire de celui des professionnelles et bénévoles du social (et il s'agit pour une part des mêmes personnes), et contribue à la perception répandue des aides sociales comme étant liées au parti. Ce sont en partie leurs interventions, au plus près de la vie quotidienne, matérielle et affective des femmes et des familles, qui permettent à l'AKP d'être considéré comme un interlocuteur de confiance, au service du peuple, sur qui on peut compter y compris en situation de crise — comme le confirme la dernière victoire du parti d'Erdoğan, dans un contexte de grave inflation et trois mois seulement après le tremblement de terre qui a frappé le sud-est du pays.

On comprend dès lors que les femmes sont des actrices essentielles du mode de gouvernement de l'AKP, en particulier au niveau local. Faut-il en conclure pour autant qu'elles y détiendraient le « vrai » pouvoir, et incarneraient des figures de l'ombre, comme l'affirment une partie des militantes ? Force est de constater que les positions haut placées au sein du parti et de l'État leur restent largement inaccessibles. À l'intérieur de l'AKP, certaines voix contestent la position subordonnée de la branche féminine, son absence d'autonomie décisionnelle et financière, ou encore la mise à l'écart de femmes jugées trop influentes.

Ces voix sont néanmoins rares, et donnent davantage lieu à des désengagements silencieux de la part de militantes aux ambitions déçues qu'à de réelles prises de position au sein du parti. Alors que l'AKP avait attiré, à ses débuts, des militantes défendant une vision libérale et réformatrice de la place des femmes dans l'islam, ces figures semblent de plus en plus isolées au sein du parti, qui a durci le ton sur les questions liées au genre.


1Jenny White, Islamist Mobilization in Turkey : A Study in Vernacular Politics, University of Washington Press, 2002.

La chute du Heron blanc, ou la fuite en avant de l'agence Frontex

Sale temps pour Frontex, l'agence européenne de gardes-frontières : après le scandale des pushbacks dans les eaux grecques, qui a fait tomber son ex-directeur, l'un de ses drones longue portée de type Heron 1, au coût faramineux, s'est crashé fin août en mer ionienne. Un accident qui met en lumière la dérive militariste de l'Union européenne pour barricader ses frontières méridionales.

Maxime Rodinson. Ce que le marxisme peut nous apprendre sur l'histoire de l'islam

Entre les années 1950 et 1990, Maxime Rodinson (1915-2004) fut l'un des plus célèbres arabisants de France. Doté d'une admirable culture encyclopédique, auteur de milliers de comptes-rendus, il fut également un personnage influent de la gauche intellectuelle, régulièrement sollicité par les médias pour commenter l'actualité des pays d'islam.

Maxime Rodinson naquit en 1915. Ses deux parents étaient des juifs sécularisés d'Europe de l'Est qui avaient émigré à Paris au début du XXe siècle et s'étaient engagés, à partir de 1920, au Parti communiste français-Section française de l'Internationale communiste (PCF-SFIC). Il grandit dans les années 1920, animé par la « foi révolutionnaire »1 que suscitait alors le projet communiste, incarné en France par la contre-société formée par le Parti, la Confédération générale du travail unitaire (CGTU) et leurs organisations de jeunesse et d'éducation populaire. Une fois le certificat d'études en poche, le jeune Rodinson dut commencer à travailler comme coursier, mais, grâce aux bibliothèques populaires du mouvement ouvrier, il poursuivit sa formation intellectuelle en autodidacte et parvint, en 1932, à intégrer l'École des langues orientales2, unique institution d'enseignement supérieur qui n'exigeait pas le baccalauréat. Dans le sillage du Front populaire, il entra, en 1937, à la Caisse nationale de la recherche scientifique, ancêtre du CNRS.

L'expérience libanaise

Mobilisé en novembre 1939, Rodinson parvint à être affecté au Levant à la veille de la débâcle de juin 1940. Il y passa la guerre, durant laquelle il fit la connaissance, à Beyrouth, des chefs du mouvement communiste syro-libanais. Son épouse et son fils purent le rejoindre, mais ses deux parents, considérés par le régime de Vichy comme des juifs étrangers, furent livrés à l'ennemi nazi et déportés à Auschwitz, où ils moururent en 1943.

À son retour en France, Rodinson obtint un poste au département des imprimés orientaux de la Bibliothèque nationale de France (BNF). Le début des années 1950 marque l'apogée de son engagement dans le PCF et ses organes de publications, comme la revue Moyen-Orient (1950-1951). La distance avec le Parti commença à se creuser à partir du milieu des années 1950, dans le sillage de la déstalinisation, mais surtout en réaction aux errements de la politique coloniale du PCF. Après une série de conflits autour de ses articles, son exclusion temporaire du Parti pour une durée d'un an fut prononcée en 1958 par la Commission centrale de contrôle politique. Rodinson ne redemanda jamais son adhésion. Il avait succédé entre temps à Marcel Cohen à la chaire d'éthiopien et sud-arabique de l'École pratique des hautes études (EPHE). Il occupa cette chaire jusqu'à sa retraite en 1983.

La découverte de « L'Idéologie allemande »

Malgré son exclusion du PCF en 1958, Maxime Rodinson ne renia jamais le marxisme. Il en retint le matérialisme et la critique des idéologies, à laquelle se livrent Karl Marx et Friedrich Engels dans L'Idéologie allemande, et qui constitue le véritable fil rouge de sa pensée et de son existence.

Dans un entretien accordé à Gérard Khoury au début des années 2000, Rodinson explique sa rupture avec le communisme institutionnel par le sentiment d'avoir été mystifié par un langage religieux irrationnel :

Ce fut une croix pour beaucoup — au départ entrés au Parti en vomissant la religion — que de découvrir que nous étions entrés dans une nouvelle religion ! Nous avions fait le saut de passer au communisme, par haine de l'irrationnel et du mythique, et nous nous trouvions piégés dans du mythique et de l'irrationnel !3

Dès les années 1930, les comparaisons entre communisme et religion étaient fréquentes. Pendant la Guerre froide, elles jouèrent un rôle aussi important que le concept de totalitarisme dans la bataille des idées que se livraient les deux blocs. Que l'on pense à la « religion séculière » de Raymond Aron en France, ou aux « religions politiques » d'Éric Voegelin aux États-Unis. L'originalité de Maxime Rodinson ne réside pas dans la comparaison du communisme et de la religion. Ce qui est décisif, c'est leur subsomption sous le concept d'idéologie : Marx fournit à Rodinson le concept qui lui permit de penser le fond commun du communisme et de la religion d'une autre manière qu'Aron ou que Voegelin, et, ce faisant, de sublimer ce sentiment d'amertume et d'humiliation d'avoir été berné par le Parti — un sentiment si puissant qu'il ne cessa jamais d'écrire et de récrire son autocritique d'ancien communiste.

L'autonomie relative de la religion

Il faut rappeler que L'Idéologie allemande fut écrite par Marx et Engels en 1845-1846 et laissée inachevée. Elle parut pour la première fois à Moscou en 1932. Ce n'est qu'après la seconde guerre mondiale que les intellectuels marxistes commencèrent à s'y référer de manière régulière. Sans entrer dans les nombreux débats suscités par l'interprétation de ce texte difficile, on peut dire que Maxime Rodinson en retint deux idées principales. La première consiste dans l'impossibilité de faire une histoire religieuse autonome sans tenir compte des dynamiques économiques, sociales et politiques. Dans ses travaux des années 1950 consacrés à la vie du Prophète et qui culminent dans une célèbre biographie publiée en 1961 (Mahomet, traduite en une quinzaine de langues), Rodinson interprète de cette manière l'évolution de l'approche orientaliste des débuts de l'islam : « On en est venu à se demander si la religion n'était pas plutôt le revêtement idéologique, le masque spirituel, le décor superficiel de nécessités plus profondes4 ».

On serait ici très proche des théories du reflet de certains sociologues marxistes de la littérature, si Rodinson ne rajoutait aussitôt qu'il faut comprendre l'islam comme « une réaction religieuse à une situation sociale totale ». La deuxième idée importante, comme on le voit, réside en effet dans l'autonomie relative de la religion par rapport au social. En d'autres termes, l'idéologie traduit dans son langage propre les contradictions qui traversent la société.

Dans le cas de l'islam, l'évolution économique rapide de La Mecque et du Hedjaz à la fin du VIe siècle avait accentué les inégalités de richesse et de statut social, et mis en relation étroite la région avec le Proche-Orient et l'Arabie du Sud. Cela aurait provoqué l'apparition de tendances individualistes dans la société mecquoise, en décalage avec l'idéologie dominante du nomadisme et ses valeurs d'égalité, d'honneur et de générosité ostentatoire, la fameuse mourouwwa des poètes préislamiques. Pour Rodinson, qui se fait ici durkheimien, le premier message de l'islam peut se comprendre comme une nouvelle idéologie, qui exploite les tendances socio-économiques à l'œuvre pour rénover la structure sociale en voie de désintégration :

Muhammad tire parti des tendances individualistes existant déjà, mais qui, jusque-là, avaient seulement eu un rôle destructeur vis-à-vis des structures anciennes. Il les sacralise en maintenant aussi d'ailleurs les structures communautaires et il aboutit ainsi à un système nouveau5.

L'islam naît donc comme solution possible d'une tension entre les structures socio-économiques de la société mecquoise qui avait évolué rapidement au cours du VIe siècle, et des mentalités, qui continuaient de dépendre de l'état antérieur de cette société. L'idéologie nouvelle apporte une solution à la fois aux tensions psychologiques (l'islam comme religion du salut individuel) et aux tensions sociales (l'islam comme idéologie d'un État arabe).

La gauche face au défi de la décolonisation

Pendant que Rodinson écrivait sur Mohammed, le Proche-Orient et le Maghreb vivaient les grandes heures de la décolonisation et de l'anti-impérialisme. La gauche française dut alors se confronter au défi du nationalisme arabe, tandis que les pays arabes nouvellement indépendants avaient à définir, après la phase d'unanimisme des luttes d'indépendance, des politiques concrètes de développement. Maxime Rodinson aborda la question nationale (qu'il appelle « nationalitaire ») à deux niveaux. Il mit d'abord en évidence dans plusieurs publications, à partir de 1967, le caractère colonial de l'État d'Israël, et joua un rôle important, au moment de la guerre de juin 1967, dans le retournement de l'intelligentsia française de gauche, jusqu'alors plutôt favorable à Israël, en faveur des Palestiniens.

Dans un livre majeur de 1966, Islam et capitalisme, Rodinson aborde frontalement la question des rapports entre religion et développement économique. Il y montre qu'il n'existe pas un islam, surplombant et anhistorique, mais des islams fort divers, transformés par les conditions historiques dans lesquelles ils s'épanouissent ; ces islams sont des idéologies, qu'il serait donc méthodologiquement faux, et politiquement inefficace, voire dangereux, de considérer comme la cause principale des phénomènes économiques. Ni les généreux appels à la charité du Coran ni l'interdiction de l'usure n'empêchèrent le développement, en islam, d'un capitalisme commercial et de pratiques de crédit. Par conséquent, la compatibilité entre islam et capitalisme (pas plus que celle entre islam et propriété sociale) ne doit être évaluée selon une approche essentialiste de cette religion, qui caractérise les réformistes musulmans puis les Frères musulmans et leurs émules, mais au regard de l'histoire économique concrète des pays d'islam, en l'occurrence, celle de la colonisation qui avait intégré de facto le monde musulman au capitalisme. Quelques mois plus tôt, en avril 1965, Rodinson s'était rendu à Alger pour présenter, lors d'une conférence, les idées développées dans Islam et capitalisme, et avertir ses auditeurs des dangers de l'ambiguïté entretenue, dans le socialisme arabe et dans le Front de libération nationale (FLN) algérien, à propos des rapports entre le nationalisme et l'islam. Islam et capitalisme s'achevait sur une mise en garde : « La théorisation laïque des mécanismes de la société égalitaire est primordiale et ne peut se faire par le seul recours à des préceptes religieux et moraux même si ceux-ci légitiment cette société. »

Iran, le rôle du clergé chiite

À la fin des années 1970, les pays d'islam furent confrontés à l'échec des stratégies de développement mises en place au lendemain des indépendances, et à une réislamisation progressive de l'espace public et des législations nationales. Rodinson consacre plusieurs textes à ces deux phénomènes corrélés, approfondissant les analyses d'Islam et capitalisme. Dès le mois de décembre 1978, il publia dans Le Monde une série de trois articles intitulés « La résurgence de l'islam », dans lesquels, faisant preuve de plus de lucidité que la plupart des intellectuels français de l'époque, il montrait comment le clergé chiite jouait sa propre partition et détournait à son profit le cours de la révolution iranienne.

Rodinson tente de spécifier la nature du rapport d'affinité entre islam et intégrisme. Il note deux facteurs qui distinguent islam et christianisme dans leur rapport à l'intégrisme, défini comme « l'aspiration à résoudre au moyen de la religion tous les problèmes sociaux et politiques et, simultanément, de restaurer l'intégralité de la croyance aux dogmes et aux rites6  ». Dans un article scientifique de 1984, intitulé « L'intégrisme musulman et l'intégrisme de toujours. Essai d'explication », il distingue d'abord entre Jésus, qui fut uniquement un prédicateur juif, et Mohammed, qui fut contraint, en raison de la situation historique de la péninsule Arabique de son temps, d'être également un législateur :

En Islam, le facteur fondamental qui favorise le recours à l'intégrisme politique est la constitution de la communauté des fidèles [oumma], par suite des conditions historiques de sa formation initiale, en une structure politico-religieuse7.

Il faudrait distinguer ici plus nettement entre la sacralisation du droit au cours des premiers siècles de l'islam, qui fit de Mohammed le prophète législateur dont parle Rodinson, et le sentiment d'appartenance à l'oumma, dont la puissance et l'effectivité furent grandement accrues, à partir du milieu du XIXe siècle, par la mise en réseau du monde musulman, d'abord grâce au télégraphe, à la presse écrite et au bateau à vapeur, et désormais par le téléphone, la télévision et Internet.

D'autre part, le monde islamique n'a pas connu une sécularisation semblable à celle de l'Europe moderne, non parce que l'islam l'empêcherait par nature, mais en raison du retard d'industrialisation du tiers-monde musulman, et de la présence de nombreuses minorités non musulmanes parmi les musulmans, qui contribuèrent longtemps à faire de l'appartenance religieuse un attribut de l'appartenance communautaire. Pour toutes ces raisons, les masses populaires continuent à attribuer les malheurs du temps à l'incrédulité ou la corruption morale des dirigeants ; elles demeurent incapables de fournir une explication systématique (par exemple, par les rapports de production ou l'impérialisme) à leur situation. Rodinson défend donc l'idée que l'intégrisme islamique pourrait avancer sur d'autres voies que l'intégrisme catholique et le fondamentalisme protestant, qui connurent eux aussi, du reste, un renouveau important au moment de la Guerre froide.

La responsabilité des élites modernisatrices

Il considère également que les élites modernisatrices des pays d'islam, loin de promouvoir une vision sécularisée du monde, utilisèrent au contraire le moralisme piétiste qu'ils attribuaient aux masses populaires comme véhicules de leurs idéologies nationalistes ou socialistes. Les libéraux et les socialistes arabes, discrédités par leur échec économique, furent pris à leur propre piège et pavèrent la voie de l'intégrisme musulman :

Il devient plus convaincant de combattre pour ces idéaux sous son drapeau que de se lier idéologiquement à des étrangers aux motivations suspectes comme le proposaient aussi bien les nationalismes marxisants que les socialismes8.

Rodinson ne prédit pas davantage de succès à ces intégristes, puisque la religion demeure, pour lui, une idéologie qui ne suffit pas à déterminer le fonctionnement de l'économie ou de la société. Les partis islamiques seront donc confrontés au même dilemme que leurs prédécesseurs : ou bien s'adapter au capitalisme mondialisé et le camoufler sous des « gesticulations musulmanes », ou bien glisser vers le « fascisme archaïsant » qui réduit la religion à un ordre moral. La première voie est celle du Parti démocrate turc, au pouvoir entre 1950 et 1960 (nous penserions aujourd'hui au Parti de la justice et du développement [AKP] de Recep Tayyip Erdoğan) ; la seconde, celle des Frères musulmans (des talibans d'Afghanistan). Comme il l'écrit en février 1979 dans Le Nouvel Observateur, peu de temps après le retour en Iran de l'ayatollah Khomeiny :

Les religions ne sont pas dangereuses parce qu'elles prêchent la croyance en Dieu, mais parce qu'elles ne disposent pas d'autre remède que l'exhortation morale aux maux inhérents de la société. Plus elles croient disposer de tels remèdes et plus elles sacraliseront le statu quo social qui convient le plus souvent à ses cadres. Au pouvoir, elles succomberont à la tentation d'imposer, au nom de la réforme morale, un ordre du même nom9.

Parti de l'idéologie au sens marxiste, Maxime Rodinson enrichit progressivement sa compréhension du concept d'une sociologie. Fidèle à L'Idéologie allemande, Rodinson définit dans un premier temps l'idéologie comme l'ensemble des relations qu'une société pense entretenir avec le monde de l'expérience. Il ajoute que les idéologies sont portées par des groupes sociaux, dont certains finirent par constituer des « Églises-partis universalistes ». La modernité capitaliste transforme peu à peu ces mouvements en partis idéologiques purs, dont le programme cesse de se référer principalement à l'au-delà : c'est ici-bas que les promesses de l'invisible doivent être réalisées. Le mouvement idéologique devient militant et se dote d'un programme temporel sociopolitique. Or, le point de fuite d'une idéologie universaliste, son caractère d'utopie, tient dans la co-extensivité de la société et de l'Église, autrement dit, dans ses visées totalitaires. Au moment où l'utopie est sur le point de se réaliser, elle se mue en idéologie (ici au sens commun péjoratif), cesse d'être militante, troque son programme sociopolitique temporel contre des exhortations morales ou un idéalisme de bon aloi. L'ancienne utopie devenue idéologie pourra être à son tour contestée par une nouvelle utopie, défendue par un groupe social montant (intellectuels, classe sociale, croyants qui prennent au sérieux leur religion). Pour Rodinson, la politisation de l'islam et l'essor de l'intégrisme islamique sont le résultat fatidique de l'assujettissement des pays musulmans aux puissances capitalistes européennes. Cet assujettissement entrave la sécularisation et favorise l'instrumentalisation de la religion par des élites modernisatrices convaincues de la nécessité d'emprunter le « parler religion » avec les masses ignorantes, ou par des partis religieux persuadés de l'efficacité de la religion comme levier de transformation de la société.

Des explications idéalistes

Alors que reviennent en force les explications idéalistes de l'histoire de l'islam — ou de l'histoire par l'islam, ce qui revient au même —, il n'est pas inutile de relire Rodinson. Pour lui, l'explication par la religion était le pis-aller dont on use quand la connaissance historique est insuffisante ; seule l'histoire occidentale, mieux connue que l'histoire des autres parties du monde a pu, en grande partie, échapper à la monocausalité écrasante des explications idéologiques. Il ne faudrait pas, a contrario, négliger les facteurs religieux et culturels, dont l'importance, dans le cas de l'islam, s'explique par le rôle instrumental décisif qu'il joue, depuis le XIXe siècle, non seulement chez les intégristes, mais aussi, encore plus tôt, chez leurs adversaires libéraux et socialistes. La thèse de Rodinson, c'est que les racines de l'idéologisation de l'islam sont moins à rechercher dans l'islam lui-même — quoiqu'il n'hésite pas à mettre en évidence par quelles propriétés spécifiques de l'islam une telle idéologisation peut progresser —, que dans l'ensemble des transformations des pays d'islam intégrés étroitement, et dans une position dominée, au sein de l'économie-monde dominée par l'Occident.

Maxime Rodinson n'abdiqua jamais son rationalisme hérité des Lumières, ce qui le rapproche d'autres historiens de gauche ou ex-communistes comme Pierre Vidal-Naquet (1930-2006) et Jean-Pierre Vernant (1914-2007). Ce fut d'ailleurs Vernant qui remit à Rodinson, en 1991, le prix annuel de l'Union rationaliste, une vénérable association fondée en 1930 par le physicien Paul Langevin, un temps sous la domination du Parti communiste et qui avait servi ensuite, dans les années 1950 et 1960, de lieu de ralliement des communistes antistaliniens soucieux de faire dialoguer marxisme et sciences sociales. Pour Rodinson, l'islam devait (et allait) suivre la voie de sécularisation occidentale : cantonner les expressions de la foi au domaine privé et réserver l'espace public à la délibération démocratique fondée sur la raison laïcisée. Les vicissitudes des dernières décennies ont démontré que cette évolution n'avait rien de certain et que c'était la définition même de l'islam qui était en jeu.

L'avenir reste incertain et la sécularisation n'est plus envisagée comme inéluctable. C'est pourquoi, comme l'écrit le marxiste libanais Gilbert Achcar, grand connaisseur de l'œuvre de Rodinson qu'il fréquenta personnellement, « le combat contre l'intégrisme islamique — contre ses idées sociales, morales et politiques, et non contre les principes spirituels de base de l'islam en tant que religion — devrait rester pour les progressistes l'une de leurs priorités au sein des communautés musulmanes10. » Un combat qui suppose non seulement la bataille des idées, mais aussi, à égalité, la lutte contre le capital et l'impérialisme, fourriers de l'intégrisme.


1Maxime Rodinson, Souvenirs d'un marginal, Fayard, Paris, 2005, p. 204.

2NDLR. Ancêtre de l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco).

3Maxime Rodinson, Entre Islam et Occident. Entretiens avec Gérard D. Khoury, Les Belles Lettres, Paris, 1998 ; p. 274.

4Maxime Rodinson, « La vie de Mahomet et le problème sociologique des origines de l'Islam », Diogène, Presses universitaires de France (PUF), no. 20, 1957 ; p. 41, Paris.

5Ibid.

6Maxime Rodinson, « La résurgence de l'islam. 1) Où Dieu n'est pas mort », Le Monde, 6 décembre 1978.

7« L'intégrisme musulman et l'intégrisme de toujours. Essai d'explication », L'Islam politique et croyance, Fayard, Paris, 1993 ; p. 244.

8« La résurgence de l'islam », op. cit.

9« Khomeyni et la “primauté du spirituel” », Le Nouvel Observateur, 19 février 1979.

10Gilbert Achcar, Marxisme, orientalisme, cosmopolitisme, Actes Sud, coll. « Sindbad », Arles, 2015 ; p. 45.

Maxime Rodinson. Ce que le marxisme peut nous apprendre sur l'histoire de l'islam

Entre les années 1950 et 1990, Maxime Rodinson (1915-2004) fut l'un des plus célèbres arabisants de France. Doté d'une admirable culture encyclopédique, auteur de milliers de comptes-rendus, il fut également un personnage influent de la gauche intellectuelle, régulièrement sollicité par les médias pour commenter l'actualité des pays d'islam.

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L'expérience libanaise

Mobilisé en novembre 1939, Rodinson parvint à être affecté au Levant à la veille de la débâcle de juin 1940. Il y passa la guerre, durant laquelle il fit la connaissance, à Beyrouth, des chefs du mouvement communiste syro-libanais. Son épouse et son fils purent le rejoindre, mais ses deux parents, considérés par le régime de Vichy comme des juifs étrangers, furent livrés à l'ennemi nazi et déportés à Auschwitz, où ils moururent en 1943.

À son retour en France, Rodinson obtint un poste au département des imprimés orientaux de la Bibliothèque nationale de France (BNF). Le début des années 1950 marque l'apogée de son engagement dans le PCF et ses organes de publications, comme la revue Moyen-Orient (1950-1951). La distance avec le Parti commença à se creuser à partir du milieu des années 1950, dans le sillage de la déstalinisation, mais surtout en réaction aux errements de la politique coloniale du PCF. Après une série de conflits autour de ses articles, son exclusion temporaire du Parti pour une durée d'un an fut prononcée en 1958 par la Commission centrale de contrôle politique. Rodinson ne redemanda jamais son adhésion. Il avait succédé entre temps à Marcel Cohen à la chaire d'éthiopien et sud-arabique de l'École pratique des hautes études (EPHE). Il occupa cette chaire jusqu'à sa retraite en 1983.

La découverte de « L'Idéologie allemande »

Malgré son exclusion du PCF en 1958, Maxime Rodinson ne renia jamais le marxisme. Il en retint le matérialisme et la critique des idéologies, à laquelle se livrent Karl Marx et Friedrich Engels dans L'Idéologie allemande, et qui constitue le véritable fil rouge de sa pensée et de son existence.

Dans un entretien accordé à Gérard Khoury au début des années 2000, Rodinson explique sa rupture avec le communisme institutionnel par le sentiment d'avoir été mystifié par un langage religieux irrationnel :

Ce fut une croix pour beaucoup — au départ entrés au Parti en vomissant la religion — que de découvrir que nous étions entrés dans une nouvelle religion ! Nous avions fait le saut de passer au communisme, par haine de l'irrationnel et du mythique, et nous nous trouvions piégés dans du mythique et de l'irrationnel !3

Dès les années 1930, les comparaisons entre communisme et religion étaient fréquentes. Pendant la Guerre froide, elles jouèrent un rôle aussi important que le concept de totalitarisme dans la bataille des idées que se livraient les deux blocs. Que l'on pense à la « religion séculière » de Raymond Aron en France, ou aux « religions politiques » d'Éric Voegelin aux États-Unis. L'originalité de Maxime Rodinson ne réside pas dans la comparaison du communisme et de la religion. Ce qui est décisif, c'est leur subsomption sous le concept d'idéologie : Marx fournit à Rodinson le concept qui lui permit de penser le fond commun du communisme et de la religion d'une autre manière qu'Aron ou que Voegelin, et, ce faisant, de sublimer ce sentiment d'amertume et d'humiliation d'avoir été berné par le Parti — un sentiment si puissant qu'il ne cessa jamais d'écrire et de récrire son autocritique d'ancien communiste.

L'autonomie relative de la religion

Il faut rappeler que L'Idéologie allemande fut écrite par Marx et Engels en 1845-1846 et laissée inachevée. Elle parut pour la première fois à Moscou en 1932. Ce n'est qu'après la seconde guerre mondiale que les intellectuels marxistes commencèrent à s'y référer de manière régulière. Sans entrer dans les nombreux débats suscités par l'interprétation de ce texte difficile, on peut dire que Maxime Rodinson en retint deux idées principales. La première consiste dans l'impossibilité de faire une histoire religieuse autonome sans tenir compte des dynamiques économiques, sociales et politiques. Dans ses travaux des années 1950 consacrés à la vie du Prophète et qui culminent dans une célèbre biographie publiée en 1961 (Mahomet, traduite en une quinzaine de langues), Rodinson interprète de cette manière l'évolution de l'approche orientaliste des débuts de l'islam : « On en est venu à se demander si la religion n'était pas plutôt le revêtement idéologique, le masque spirituel, le décor superficiel de nécessités plus profondes4 ».

On serait ici très proche des théories du reflet de certains sociologues marxistes de la littérature, si Rodinson ne rajoutait aussitôt qu'il faut comprendre l'islam comme « une réaction religieuse à une situation sociale totale ». La deuxième idée importante, comme on le voit, réside en effet dans l'autonomie relative de la religion par rapport au social. En d'autres termes, l'idéologie traduit dans son langage propre les contradictions qui traversent la société.

Dans le cas de l'islam, l'évolution économique rapide de La Mecque et du Hedjaz à la fin du VIe siècle avait accentué les inégalités de richesse et de statut social, et mis en relation étroite la région avec le Proche-Orient et l'Arabie du Sud. Cela aurait provoqué l'apparition de tendances individualistes dans la société mecquoise, en décalage avec l'idéologie dominante du nomadisme et ses valeurs d'égalité, d'honneur et de générosité ostentatoire, la fameuse mourouwwa des poètes préislamiques. Pour Rodinson, qui se fait ici durkheimien, le premier message de l'islam peut se comprendre comme une nouvelle idéologie, qui exploite les tendances socio-économiques à l'œuvre pour rénover la structure sociale en voie de désintégration :

Muhammad tire parti des tendances individualistes existant déjà, mais qui, jusque-là, avaient seulement eu un rôle destructeur vis-à-vis des structures anciennes. Il les sacralise en maintenant aussi d'ailleurs les structures communautaires et il aboutit ainsi à un système nouveau5.

L'islam naît donc comme solution possible d'une tension entre les structures socio-économiques de la société mecquoise qui avait évolué rapidement au cours du VIe siècle, et des mentalités, qui continuaient de dépendre de l'état antérieur de cette société. L'idéologie nouvelle apporte une solution à la fois aux tensions psychologiques (l'islam comme religion du salut individuel) et aux tensions sociales (l'islam comme idéologie d'un État arabe).

La gauche face au défi de la décolonisation

Pendant que Rodinson écrivait sur Mohammed, le Proche-Orient et le Maghreb vivaient les grandes heures de la décolonisation et de l'anti-impérialisme. La gauche française dut alors se confronter au défi du nationalisme arabe, tandis que les pays arabes nouvellement indépendants avaient à définir, après la phase d'unanimisme des luttes d'indépendance, des politiques concrètes de développement. Maxime Rodinson aborda la question nationale (qu'il appelle « nationalitaire ») à deux niveaux. Il mit d'abord en évidence dans plusieurs publications, à partir de 1967, le caractère colonial de l'État d'Israël, et joua un rôle important, au moment de la guerre de juin 1967, dans le retournement de l'intelligentsia française de gauche, jusqu'alors plutôt favorable à Israël, en faveur des Palestiniens.

Dans un livre majeur de 1966, Islam et capitalisme, Rodinson aborde frontalement la question des rapports entre religion et développement économique. Il y montre qu'il n'existe pas un islam, surplombant et anhistorique, mais des islams fort divers, transformés par les conditions historiques dans lesquelles ils s'épanouissent ; ces islams sont des idéologies, qu'il serait donc méthodologiquement faux, et politiquement inefficace, voire dangereux, de considérer comme la cause principale des phénomènes économiques. Ni les généreux appels à la charité du Coran ni l'interdiction de l'usure n'empêchèrent le développement, en islam, d'un capitalisme commercial et de pratiques de crédit. Par conséquent, la compatibilité entre islam et capitalisme (pas plus que celle entre islam et propriété sociale) ne doit être évaluée selon une approche essentialiste de cette religion, qui caractérise les réformistes musulmans puis les Frères musulmans et leurs émules, mais au regard de l'histoire économique concrète des pays d'islam, en l'occurrence, celle de la colonisation qui avait intégré de facto le monde musulman au capitalisme. Quelques mois plus tôt, en avril 1965, Rodinson s'était rendu à Alger pour présenter, lors d'une conférence, les idées développées dans Islam et capitalisme, et avertir ses auditeurs des dangers de l'ambiguïté entretenue, dans le socialisme arabe et dans le Front de libération nationale (FLN) algérien, à propos des rapports entre le nationalisme et l'islam. Islam et capitalisme s'achevait sur une mise en garde : « La théorisation laïque des mécanismes de la société égalitaire est primordiale et ne peut se faire par le seul recours à des préceptes religieux et moraux même si ceux-ci légitiment cette société. »

Iran, le rôle du clergé chiite

À la fin des années 1970, les pays d'islam furent confrontés à l'échec des stratégies de développement mises en place au lendemain des indépendances, et à une réislamisation progressive de l'espace public et des législations nationales. Rodinson consacre plusieurs textes à ces deux phénomènes corrélés, approfondissant les analyses d'Islam et capitalisme. Dès le mois de décembre 1978, il publia dans Le Monde une série de trois articles intitulés « La résurgence de l'islam », dans lesquels, faisant preuve de plus de lucidité que la plupart des intellectuels français de l'époque, il montrait comment le clergé chiite jouait sa propre partition et détournait à son profit le cours de la révolution iranienne.

Rodinson tente de spécifier la nature du rapport d'affinité entre islam et intégrisme. Il note deux facteurs qui distinguent islam et christianisme dans leur rapport à l'intégrisme, défini comme « l'aspiration à résoudre au moyen de la religion tous les problèmes sociaux et politiques et, simultanément, de restaurer l'intégralité de la croyance aux dogmes et aux rites6  ». Dans un article scientifique de 1984, intitulé « L'intégrisme musulman et l'intégrisme de toujours. Essai d'explication », il distingue d'abord entre Jésus, qui fut uniquement un prédicateur juif, et Mohammed, qui fut contraint, en raison de la situation historique de la péninsule Arabique de son temps, d'être également un législateur :

En Islam, le facteur fondamental qui favorise le recours à l'intégrisme politique est la constitution de la communauté des fidèles [oumma], par suite des conditions historiques de sa formation initiale, en une structure politico-religieuse7.

Il faudrait distinguer ici plus nettement entre la sacralisation du droit au cours des premiers siècles de l'islam, qui fit de Mohammed le prophète législateur dont parle Rodinson, et le sentiment d'appartenance à l'oumma, dont la puissance et l'effectivité furent grandement accrues, à partir du milieu du XIXe siècle, par la mise en réseau du monde musulman, d'abord grâce au télégraphe, à la presse écrite et au bateau à vapeur, et désormais par le téléphone, la télévision et Internet.

D'autre part, le monde islamique n'a pas connu une sécularisation semblable à celle de l'Europe moderne, non parce que l'islam l'empêcherait par nature, mais en raison du retard d'industrialisation du tiers-monde musulman, et de la présence de nombreuses minorités non musulmanes parmi les musulmans, qui contribuèrent longtemps à faire de l'appartenance religieuse un attribut de l'appartenance communautaire. Pour toutes ces raisons, les masses populaires continuent à attribuer les malheurs du temps à l'incrédulité ou la corruption morale des dirigeants ; elles demeurent incapables de fournir une explication systématique (par exemple, par les rapports de production ou l'impérialisme) à leur situation. Rodinson défend donc l'idée que l'intégrisme islamique pourrait avancer sur d'autres voies que l'intégrisme catholique et le fondamentalisme protestant, qui connurent eux aussi, du reste, un renouveau important au moment de la Guerre froide.

La responsabilité des élites modernisatrices

Il considère également que les élites modernisatrices des pays d'islam, loin de promouvoir une vision sécularisée du monde, utilisèrent au contraire le moralisme piétiste qu'ils attribuaient aux masses populaires comme véhicules de leurs idéologies nationalistes ou socialistes. Les libéraux et les socialistes arabes, discrédités par leur échec économique, furent pris à leur propre piège et pavèrent la voie de l'intégrisme musulman :

Il devient plus convaincant de combattre pour ces idéaux sous son drapeau que de se lier idéologiquement à des étrangers aux motivations suspectes comme le proposaient aussi bien les nationalismes marxisants que les socialismes8.

Rodinson ne prédit pas davantage de succès à ces intégristes, puisque la religion demeure, pour lui, une idéologie qui ne suffit pas à déterminer le fonctionnement de l'économie ou de la société. Les partis islamiques seront donc confrontés au même dilemme que leurs prédécesseurs : ou bien s'adapter au capitalisme mondialisé et le camoufler sous des « gesticulations musulmanes », ou bien glisser vers le « fascisme archaïsant » qui réduit la religion à un ordre moral. La première voie est celle du Parti démocrate turc, au pouvoir entre 1950 et 1960 (nous penserions aujourd'hui au Parti de la justice et du développement [AKP] de Recep Tayyip Erdoğan) ; la seconde, celle des Frères musulmans (des talibans d'Afghanistan). Comme il l'écrit en février 1979 dans Le Nouvel Observateur, peu de temps après le retour en Iran de l'ayatollah Khomeiny :

Les religions ne sont pas dangereuses parce qu'elles prêchent la croyance en Dieu, mais parce qu'elles ne disposent pas d'autre remède que l'exhortation morale aux maux inhérents de la société. Plus elles croient disposer de tels remèdes et plus elles sacraliseront le statu quo social qui convient le plus souvent à ses cadres. Au pouvoir, elles succomberont à la tentation d'imposer, au nom de la réforme morale, un ordre du même nom9.

Parti de l'idéologie au sens marxiste, Maxime Rodinson enrichit progressivement sa compréhension du concept d'une sociologie. Fidèle à L'Idéologie allemande, Rodinson définit dans un premier temps l'idéologie comme l'ensemble des relations qu'une société pense entretenir avec le monde de l'expérience. Il ajoute que les idéologies sont portées par des groupes sociaux, dont certains finirent par constituer des « Églises-partis universalistes ». La modernité capitaliste transforme peu à peu ces mouvements en partis idéologiques purs, dont le programme cesse de se référer principalement à l'au-delà : c'est ici-bas que les promesses de l'invisible doivent être réalisées. Le mouvement idéologique devient militant et se dote d'un programme temporel sociopolitique. Or, le point de fuite d'une idéologie universaliste, son caractère d'utopie, tient dans la co-extensivité de la société et de l'Église, autrement dit, dans ses visées totalitaires. Au moment où l'utopie est sur le point de se réaliser, elle se mue en idéologie (ici au sens commun péjoratif), cesse d'être militante, troque son programme sociopolitique temporel contre des exhortations morales ou un idéalisme de bon aloi. L'ancienne utopie devenue idéologie pourra être à son tour contestée par une nouvelle utopie, défendue par un groupe social montant (intellectuels, classe sociale, croyants qui prennent au sérieux leur religion). Pour Rodinson, la politisation de l'islam et l'essor de l'intégrisme islamique sont le résultat fatidique de l'assujettissement des pays musulmans aux puissances capitalistes européennes. Cet assujettissement entrave la sécularisation et favorise l'instrumentalisation de la religion par des élites modernisatrices convaincues de la nécessité d'emprunter le « parler religion » avec les masses ignorantes, ou par des partis religieux persuadés de l'efficacité de la religion comme levier de transformation de la société.

Des explications idéalistes

Alors que reviennent en force les explications idéalistes de l'histoire de l'islam — ou de l'histoire par l'islam, ce qui revient au même —, il n'est pas inutile de relire Rodinson. Pour lui, l'explication par la religion était le pis-aller dont on use quand la connaissance historique est insuffisante ; seule l'histoire occidentale, mieux connue que l'histoire des autres parties du monde a pu, en grande partie, échapper à la monocausalité écrasante des explications idéologiques. Il ne faudrait pas, a contrario, négliger les facteurs religieux et culturels, dont l'importance, dans le cas de l'islam, s'explique par le rôle instrumental décisif qu'il joue, depuis le XIXe siècle, non seulement chez les intégristes, mais aussi, encore plus tôt, chez leurs adversaires libéraux et socialistes. La thèse de Rodinson, c'est que les racines de l'idéologisation de l'islam sont moins à rechercher dans l'islam lui-même — quoiqu'il n'hésite pas à mettre en évidence par quelles propriétés spécifiques de l'islam une telle idéologisation peut progresser —, que dans l'ensemble des transformations des pays d'islam intégrés étroitement, et dans une position dominée, au sein de l'économie-monde dominée par l'Occident.

Maxime Rodinson n'abdiqua jamais son rationalisme hérité des Lumières, ce qui le rapproche d'autres historiens de gauche ou ex-communistes comme Pierre Vidal-Naquet (1930-2006) et Jean-Pierre Vernant (1914-2007). Ce fut d'ailleurs Vernant qui remit à Rodinson, en 1991, le prix annuel de l'Union rationaliste, une vénérable association fondée en 1930 par le physicien Paul Langevin, un temps sous la domination du Parti communiste et qui avait servi ensuite, dans les années 1950 et 1960, de lieu de ralliement des communistes antistaliniens soucieux de faire dialoguer marxisme et sciences sociales. Pour Rodinson, l'islam devait (et allait) suivre la voie de sécularisation occidentale : cantonner les expressions de la foi au domaine privé et réserver l'espace public à la délibération démocratique fondée sur la raison laïcisée. Les vicissitudes des dernières décennies ont démontré que cette évolution n'avait rien de certain et que c'était la définition même de l'islam qui était en jeu.

L'avenir reste incertain et la sécularisation n'est plus envisagée comme inéluctable. C'est pourquoi, comme l'écrit le marxiste libanais Gilbert Achcar, grand connaisseur de l'œuvre de Rodinson qu'il fréquenta personnellement, « le combat contre l'intégrisme islamique — contre ses idées sociales, morales et politiques, et non contre les principes spirituels de base de l'islam en tant que religion — devrait rester pour les progressistes l'une de leurs priorités au sein des communautés musulmanes10. » Un combat qui suppose non seulement la bataille des idées, mais aussi, à égalité, la lutte contre le capital et l'impérialisme, fourriers de l'intégrisme.


1Maxime Rodinson, Souvenirs d'un marginal, Fayard, Paris, 2005, p. 204.

2NDLR. Ancêtre de l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco).

3Maxime Rodinson, Entre Islam et Occident. Entretiens avec Gérard D. Khoury, Les Belles Lettres, Paris, 1998 ; p. 274.

4Maxime Rodinson, « La vie de Mahomet et le problème sociologique des origines de l'Islam », Diogène, Presses universitaires de France (PUF), no. 20, 1957 ; p. 41, Paris.

5Ibid.

6Maxime Rodinson, « La résurgence de l'islam. 1) Où Dieu n'est pas mort », Le Monde, 6 décembre 1978.

7« L'intégrisme musulman et l'intégrisme de toujours. Essai d'explication », L'Islam politique et croyance, Fayard, Paris, 1993 ; p. 244.

8« La résurgence de l'islam », op. cit.

9« Khomeyni et la “primauté du spirituel” », Le Nouvel Observateur, 19 février 1979.

10Gilbert Achcar, Marxisme, orientalisme, cosmopolitisme, Actes Sud, coll. « Sindbad », Arles, 2015 ; p. 45.

Prigojine, Wagner et le marché libyen

Dans Wagner, enquête au cœur du système Prigojine (Éditions du Faubourg), Lou Osborn et Dimitri Zufferey décortiquent l'ascension d'Evgueni Prigojine, mort dans des conditions opaques en août 2023, et de sa société paramilitaire Wagner. En Libye, les mercenaires du groupe ont particulièrement été mis à contribution pour soutenir le maréchal Khalifa Haftar. Extrait.

Sécheresse. L'Algérie en panne de céréales... et d'idées

En Algérie, après deux mois de sécheresse, des pluies diluviennes se sont abattues sur le nord du pays fin mai et début juin, mais trop tard pour espérer sauver la récolte de blé. Les services agricoles de l'État manquent d'imagination pour revoir la stratégie de production céréalière.

En Algérie, les incendies ne sont pas les seuls effets du réchauffement climatique. À la mi-mai, après deux mois de sécheresse, des pluies diluviennes se sont abattues sur le nord du pays. Des pluies trop tardives pour espérer sauver la récolte de blé. Les services agricoles restent incapables de revisiter le dry-farming (aridoculture)1. Aussi assiste-t-on à une fuite en avant, comme semer un million d'hectares de blé en plein désert.

Traditionnellement c'est l'ouest du pays qui est touché par le manque de pluie, mais cette année c'est l'ensemble des régions céréalières qui sont concernées. L'année avait pourtant bien commencé, et à la sortie de l'hiver les pouvoirs publics pensaient possible de dépasser largement la moyenne nationale de 17 quintaux à l'hectare. « On dispose de 3 millions d'hectares destinés à la production de céréales. Multipliés par une moyenne de production de 30 quintaux l'hectare cela donne 9 millions de tonnes », avait déclaré fin 2022 le président algérien. De quoi s'affranchir des importations. Le manque de pluie aura réduit à néant ces espoirs.

« Irriguez vos parcelles ! »

Aussi, la priorité a-t-elle été accordée à la production de semences, avec un recours massif à l'irrigation. Mais le manque d'eau est tel que les villes du littoral doivent leur approvisionnement à quatorze usines de dessalement d'eau de mer. Face au tarissement de nombreux puits, des autorisations de forage profond ont été accordées. Le président algérien a déploré les chiffres de l'administration2 : « La superficie des terres cultivées à travers le pays [a été] évaluée, alors, à 3 millions d'hectares, mais les enquêtes menées dans le cadre de la numérisation ont démontré que ce chiffre ne dépassait pas 1,8 million d'hectares ».

Malgré les réserves de productivité des régions céréalières du nord, les espoirs se tournent vers les sables du Sahara où est prévue la mise en valeur d'un million d'hectares3. En 2022, à plus de 1 500 km au sud d'Alger, les régions d'Adrar et de Menéa ont produit près de 2 millions de quintaux de céréales sur les 42 millions de quintaux produits au niveau national. Des céréales produites sous d'immenses rampes pivots. Face à la sécheresse au nord, début mai l'Office algérien interprofessionnel des céréales (OAIC) a envoyé une armada de camions et de moissonneuses-batteuses vers le sud avec le mot d'ordre de récolter le moindre grain. Le sud aura assuré les semences des prochains semis du nord mais au prix de subventions publiques et d'une forte consommation d'eau.

Les autorités clament qu'au Sahara l'eau ne manque pas, avec les 50 milliards de m3 estimés de la nappe albienne. Une eau fossile qui ne se régénère que très peu4. À Menéa, s'il y a vingt ans l'eau affleurait en surface, elle se trouve aujourd'hui à 30 mètres de profondeur.

Un office de développement de l'agriculture saharienne est chargé de l'attribution de concessions agricoles. Alléchés par l'accès à la terre et de généreuses subventions, les candidats se pressent pour tenter l'aventure.

Des services agricoles aux idées courtes

Au nord, suite à la sécheresse, des agriculteurs n'ont rien récolté et n'ont pas les moyens de réensemencer leurs champs ; aussi demandent-ils que l'État efface leurs dettes. Les services agricoles sont en panne d'idées. Ils tardent à reconsidérer les techniques de culture et s'accrochent à un mode d'encadrement administratif des fellahs. Les semis se font avec un mois de retard. Le semis direct représente une alternative. Il permet de mieux valoriser l'humidité du sol et concilie rapidité d'exécution, réduction des charges de mécanisation et assure un minimum de récolte même en cas d'année sèche. De quoi permettre à l'agriculteur de rentrer dans ses frais et relancer un nouveau cycle de culture la saison suivante. C'est l'OAIC qui détient le monopole de la collecte des céréales, aussi les minoteries se trouvent-elles coupées des agriculteurs. Depuis quarante ans, les experts français et australiens de passage à Alger plaident pour une agriculture de conservation, mais les services agricoles restent sourds et préfèrent miser sur la seule utilisation de variétés nouvelles et d'engrais. Il est ainsi question de transférer une partie de l'eau de la nappe saharienne vers les zones céréalières situées à 1000 km du nord.

La paille pour le mouton de l'Aïd

Les pratiques actuelles correspondent à une agriculture minière sans restitution des pailles au sol, seul moyen d'améliorer sa fertilité et d'emmagasiner plus d'eau. Pour les agriculteurs, élever le plus grand nombre de moutons pour la fête de l'Aïd est prioritaire, et le moindre brin de paille leur est réservé. Malgré le relèvement à 6 000 dinars (DA, soit 40,54 euros) le quintal de blé acheté par l'OAIC, l'élevage du mouton reste plus rémunérateur. L'orge est massivement utilisé pour l'engraissement des agneaux, et sur le marché libre il atteint jusqu'à 7 000 DA (47,30 euros) le quintal.

Une partie du blé meunier importé est détourné. Des minoteries trouvent plus avantageux de le vendre à 3 500 DA (23,65 euros) le quintal au lieu de le céder à prix réglementé à 2 200 DA (14,87 euros) sous forme de farine aux boulangers. Le prix des issues de meuneries est en partie libre, aussi des minoteries n'hésitent pas à frauder sur le taux d'extraction de la farine en le réduisant à sa plus simple expression. Un moyen qui leur permet de disposer d'un plus grand volume d'issues de meunerie vendues aux éleveurs. Leur prix au quintal a plus que doublé et a atteint 5 000 DA (33,79 euros) le quintal.

Aujourd'hui, l'Algérie s'intéresse aux blés de la mer Noire. Un programme de renforcement des capacités de stockage des céréales vise à assurer la consommation locale au-delà de six mois, la durée estimée des « stocks stratégiques » du pays.

L'attractivité de l'élevage du mouton et le mirage de la céréaliculture saharienne ont jusqu'ici été les fossoyeurs du développement de la culture du blé au nord du pays. La sécheresse actuelle pourrait être l'occasion de revoir la stratégie céréalière.


1NDLR. L'ensemble des techniques qui permettent la culture non irriguée en sol aride. Ces techniques consistent généralement à aménager les terrains de façon à utiliser au mieux les eaux de surface afin de rendre la culture possible, sans avoir recours à l'irrigation (Wikipedia).

4« L'eau sous le Sahara : pas si fossile que ça », Institut de recherche pour le développement (IRD), mai 2013.

Salah Hammouri, prisonnier de Jérusalem, coupable de résister

Dans un récit de vie publié par Libertalia dans la collection Orient XXI, le franco-palestinien Salah Hammouri raconte dix ans passés dans les prisons israéliennes. Le livre sort ce jeudi 31 août 2023 dans les librairies. Nous publions la préface d'Armelle Laborie-Sivan, qui a recueilli et rédigé les fortes paroles de Salah Hammouri.

Condamné à témoigner

En juin 2023, Salah Hammouri a passé quelques jours à Marseille pour que nous relisions ensemble le manuscrit de ce livre.

À cette occasion, une association de réinsertion de détenus qui intervient à la prison des Baumettes l'a invité à venir assister à la projection d'un film palestinien1 et à rencontrer un petit groupe de prisonniers en fin de peine, âgés pour la plupart de moins de 25 ans. La première question de ces jeunes détenus, formulée avec la participation active d'un surveillant, portait sur l'influence supposée des Juifs qui domineraient les cercles du pouvoir en Occident. Selon eux, cela expliquerait l'indulgence de la communauté internationale vis-à-vis de la politique israélienne. La réponse de Salah Hammouri a été claire et forte. En rappelant, entre autres, que les Palestiniens musulmans, juifs et chrétiens vivaient en bonne entente avant la colonisation britannique, il a démontré qu'aucun propos antisémite n'est acceptable et que la problématique est et doit rester politique.

Il s'est pourtant trouvé une poignée d'individus se prétendant représentatifs des Français juifs, pour l'accuser de « transposer la haine d'Israël sur notre sol  » et de « menacer la communauté juive »2.

Pleinement conscient de la nécessité de contrer l'ignorance, Salah Hammouri continue de s'exprimer publiquement ; il le fait à chaque fois avec calme, précision et pédagogie. La parole est son outil. Depuis sa jeunesse à Jérusalem, où il militait dans des syndicats lycéens et étudiants. Puis en prison, où l'enseignement et les discussions ont structuré ses années de détention. En tant qu'avocat quand il défend les droits des prisonniers palestiniens au tribunal ou dans une association de droits humains. Et finalement aujourd'hui, exilé en Europe, Salah Hammouri continue de parler, témoigner, expliquer, raconter, sans jamais céder aux intimidations, ni aux menaces.

Et c'est de cela qu'il est coupable aux yeux des autorités israéliennes et de leurs soutiens : coupable d'avoir refusé de se soumettre aux lois de l'occupation, coupable d'y résister et coupable d'en témoigner. C'est à ce titre qu'il a été harcelé, poursuivi, puis jugé, qu'il est devenu prisonnier politique (en Israël, on ne dit pas « prisonnier politique », mais « prisonnier de sécurité »), qu'il a été déporté et qu'il vit aujourd'hui en exil loin de son pays.

Pour recueillir sa parole, quelques semaines après son arrivée en France, et rédiger le récit qui suit, il a fallu surmonter une difficulté humaine fondamentale : établir une relation de confiance avec une personne qui n'a cessé de subir des interrogatoires par les agents du Shin Beth3. Il est évident qu'on ne passe pas la moitié de sa vie d'adulte en prison sans en garder des séquelles. À chacune de nos réunions de travail, je devais interroger un interrogé, un homme chez qui on a essayé de briser la capacité à faire confiance et la liberté de montrer ses émotions hors des geôles israéliennes. Il fallait être l'interprète fidèle de quelqu'un qui s'exprime rarement à la première personne, mais préfère utiliser le « nous, Palestiniens ».

Petit à petit, nous avons retracé ensemble la suite des événements que nous avons inscrits dans le cadre de la grande histoire du pays.

Ce livre propose un récit au présent permanent, tant il est vrai qu'il n'est pas possible d'effacer dix années passées en détention, surtout quand on sait que des camarades de captivité y sont toujours. Car, à la différence des récits de prisonniers écrits a posteriori, il s'agit ici d'un événement continu.

C'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles certaines informations relevant des méthodes de survie ou de communication des détenus ne peuvent pas figurer dans cet ouvrage. Car ils concernent encore les milliers de Palestiniens détenus, ainsi que ceux qui continuent d'être arrêtés et emprisonnés chaque jour. Ils sont actuellement 5 000 prisonniers politiques palestiniens, dont 1083 en détention administrative (détention sans inculpation ni procès, pour une durée inconnue) et, en tout, plus d'un million de Palestiniens incarcérés depuis 19484.

Parmi eux, les prisonniers de Jérusalem dépendent d'un statut à part qui reproduit le système complexe établi par les autorités israéliennes pour traiter de façons différentes les Palestiniens de Cisjordanie, de Gaza, de Jérusalem, ceux résidant à l'intérieur d'Israël et les Syriens du Golan occupé.

Comme tous les Palestiniens de Jérusalem, Salah Hammouri n'a pas de nationalité, seulement un titre précaire de résident. Mais par sa mère, il est français. Cette nationalité qui aurait pu être un avantage s'est révélée être un fardeau. Car les autorités israéliennes ont fait de son cas un exemple destiné à intimider la population occupée de Palestine et à braver la diplomatie française. C'est pourquoi son histoire est emblématique non seulement des persécutions et du harcèlement politique subi par les Palestiniens, mais aussi de la faiblesse, voire de la couardise du Quai d'Orsay quand il s'agit d'intervenir en Israël.

En tant que Française, concitoyenne de Salah Hammouri, je ne peux qu'être choquée de la manière avec laquelle la France a traité son cas.

Israël est, pour des raisons personnelles, un pays que je connais bien. Je sais que le silence y est à bien des égards un moyen d'ignorer les réalités de l'occupation et de la colonisation, que ce soit pour les Israéliens eux-mêmes ou pour les visiteurs. Malheureusement, ce silence prévaut aussi dans le cadre des relations diplomatiques avec Israël.

La France aurait pu et dû protéger Salah Hammouri quand il était harcelé par la police et la justice militaires d'un pouvoir d'occupation, puis jugé et emprisonné pendant plus de dix ans, dont plusieurs années sans accusation, preuve, ni procès.

Face à ce silence qui vaut complicité, Salah Hammouri témoigne inlassablement de la nécessité de résister. Comme les figuiers de Barbarie des villages palestiniens détruits en 19485 qui continuent de repousser encore et encore, rappelant l'histoire à ceux et celles qui veulent l'oublier.

Marseille, juin 2023.

Le quatrième livre de la collection Orient XXI chez Libertalia

Depuis maintenant deux ans, Orient XX anime une collection de livres chez Libertalia, un éditeur indépendant, autour de thématiques couvertes par notre site. L'objectif de cette collection est d'aller plus loin sur des sujets traités par notre magazine en ligne, de publier des enquêtes approfondies, des essais inédits et des documents pour l'histoire. Prisonnier de Jérusalem de Salah Hammouri est le quatrième titre de la collection.

Nous avons déjà publié :

La révolution palestinienne et les Juifs, par le Fatah, préface d'Alain Gresh
Ce texte, publié en 1970 par le Fatah, l'organisation de Yasser Arafat, aux éditions de Minuit, porte sur le projet de construire une société progressiste ouverte à tous, juifs, musulmans et chrétiens, et le rejet des slogans « les Arabes dans le désert », « les Juifs à la mer », afin d'en finir avec la société d'apartheid instaurée par l'occupation et que dénoncent plusieurs organisations de défense des droits humains comme Amnesty International ou Human Rights Watch. Dans sa préface, Alain Gresh, directeur de notre site, revient sur les conditions dans lesquelles il fut rédigé et les raisons de son actualité.

« Cet appel constitue une vraie rupture dans la pensée politique de la résistance palestinienne. Il réaffirme qu'il ne s'agit pas d'un conflit religieux, mais bien d'une lutte anticoloniale », Nazim Kurundeyer, Le Monde diplomatique, juin 2022.

Au cœur d'une prison marocaine, de Hicham Mansouri
Pendant dix mois, le journaliste indépendant Hicham Mansouri a été emprisonné dans la prison de Salé, l'une des plus dangereuses du Maroc. Il en a tiré une enquête sur ce royaume de tous les trafics, organisés à grande échelle avec des complicités à tous les niveaux.

« De ces dix mois de prison dans l'enfer, et je pèse mes mots, d'une geôle surpeuplée près de Rabat, Hicham Mansouri a tiré un petit livre implacable et saisissant », Sonia Devillers, France Inter, 21 janvier 2022.

Plaidoyer pour la langue arabe, de Nada Yafi
Interprète, diplomate, directrice du centre linguistique de l'Institut du monde arabe puis responsable des pages arabes d'Orient XXI, Nada Yafi décrypte avec brio dans cet essai inédit la fascination-rejet dont l'arabe fait aujourd'hui l'objet en France.

« Un ouvrage remarquable par sa capacité à résumer la diversité de cette langue, de l'arabe littéraire aux dialectes des différentes régions ou pays, en passant par le rôle joué par les télévisions qui, telles Al-Jazira ou Al-Arabiya, jouent un rôle de transmission de la langue entre les cultures arabes », Nabil Wakim, Le Monde, 31 janvier 2023.

Tous ces livres sont disponibles en librairies, et sur commande sur le site de Libertalia.

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Salah Hammouri
Prisonnier de Jérusalem. Un détenu politique en Palestine occupée
Libertalia, coll. Orient XXI
31 août 2023
144 pages
10 euros


➞ En librairie ce 31 août 2023 et sur commande sur Libertalia.

➞ Salah Hammouri sera notamment présent à la Fête de l'Humanité du 15 au 17 septembre 2023.


1Dans le cadre du Festival Ciné-Palestine (FCP) qui propose chaque année une excellente programmation de films palestiniens, en Ile-de-France et à Marseille.

2« Une conférence du Franco-Palestinien Salah Hamouri à Marseille met en émoi la communauté juive », La Provence, 8 juin 2023.

3Le service de la sécurité intérieure en Israë

5En 1948, au moment de l'établissement de l'État d'Israël, les Palestiniens ont été soumis à un exil forcé et leurs villages ont été détruits (la Nakba, la « catastrophe » en arabe).

Salah Hammouri, prisonnier de Jérusalem, coupable de résister

Dans un récit de vie publié par Libertalia dans la collection Orient XXI, le franco-palestinien Salah Hammouri raconte dix ans passés dans les prisons israéliennes. Le livre sort ce jeudi 31 août 2023 dans les librairies. Nous publions la préface d'Armelle Laborie-Sivan, qui a recueilli et rédigé les fortes paroles de Salah Hammouri.

Condamné à témoigner

En juin 2023, Salah Hammouri a passé quelques jours à Marseille pour que nous relisions ensemble le manuscrit de ce livre.

À cette occasion, une association de réinsertion de détenus qui intervient à la prison des Baumettes l'a invité à venir assister à la projection d'un film palestinien1 et à rencontrer un petit groupe de prisonniers en fin de peine, âgés pour la plupart de moins de 25 ans. La première question de ces jeunes détenus, formulée avec la participation active d'un surveillant, portait sur l'influence supposée des Juifs qui domineraient les cercles du pouvoir en Occident. Selon eux, cela expliquerait l'indulgence de la communauté internationale vis-à-vis de la politique israélienne. La réponse de Salah Hammouri a été claire et forte. En rappelant, entre autres, que les Palestiniens musulmans, juifs et chrétiens vivaient en bonne entente avant la colonisation britannique, il a démontré qu'aucun propos antisémite n'est acceptable et que la problématique est et doit rester politique.

Il s'est pourtant trouvé une poignée d'individus se prétendant représentatifs des Français juifs, pour l'accuser de « transposer la haine d'Israël sur notre sol  » et de « menacer la communauté juive »2.

Pleinement conscient de la nécessité de contrer l'ignorance, Salah Hammouri continue de s'exprimer publiquement ; il le fait à chaque fois avec calme, précision et pédagogie. La parole est son outil. Depuis sa jeunesse à Jérusalem, où il militait dans des syndicats lycéens et étudiants. Puis en prison, où l'enseignement et les discussions ont structuré ses années de détention. En tant qu'avocat quand il défend les droits des prisonniers palestiniens au tribunal ou dans une association de droits humains. Et finalement aujourd'hui, exilé en Europe, Salah Hammouri continue de parler, témoigner, expliquer, raconter, sans jamais céder aux intimidations, ni aux menaces.

Et c'est de cela qu'il est coupable aux yeux des autorités israéliennes et de leurs soutiens : coupable d'avoir refusé de se soumettre aux lois de l'occupation, coupable d'y résister et coupable d'en témoigner. C'est à ce titre qu'il a été harcelé, poursuivi, puis jugé, qu'il est devenu prisonnier politique (en Israël, on ne dit pas « prisonnier politique », mais « prisonnier de sécurité »), qu'il a été déporté et qu'il vit aujourd'hui en exil loin de son pays.

Pour recueillir sa parole, quelques semaines après son arrivée en France, et rédiger le récit qui suit, il a fallu surmonter une difficulté humaine fondamentale : établir une relation de confiance avec une personne qui n'a cessé de subir des interrogatoires par les agents du Shin Beth3. Il est évident qu'on ne passe pas la moitié de sa vie d'adulte en prison sans en garder des séquelles. À chacune de nos réunions de travail, je devais interroger un interrogé, un homme chez qui on a essayé de briser la capacité à faire confiance et la liberté de montrer ses émotions hors des geôles israéliennes. Il fallait être l'interprète fidèle de quelqu'un qui s'exprime rarement à la première personne, mais préfère utiliser le « nous, Palestiniens ».

Petit à petit, nous avons retracé ensemble la suite des événements que nous avons inscrits dans le cadre de la grande histoire du pays.

Ce livre propose un récit au présent permanent, tant il est vrai qu'il n'est pas possible d'effacer dix années passées en détention, surtout quand on sait que des camarades de captivité y sont toujours. Car, à la différence des récits de prisonniers écrits a posteriori, il s'agit ici d'un événement continu.

C'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles certaines informations relevant des méthodes de survie ou de communication des détenus ne peuvent pas figurer dans cet ouvrage. Car ils concernent encore les milliers de Palestiniens détenus, ainsi que ceux qui continuent d'être arrêtés et emprisonnés chaque jour. Ils sont actuellement 5 000 prisonniers politiques palestiniens, dont 1083 en détention administrative (détention sans inculpation ni procès, pour une durée inconnue) et, en tout, plus d'un million de Palestiniens incarcérés depuis 19484.

Parmi eux, les prisonniers de Jérusalem dépendent d'un statut à part qui reproduit le système complexe établi par les autorités israéliennes pour traiter de façons différentes les Palestiniens de Cisjordanie, de Gaza, de Jérusalem, ceux résidant à l'intérieur d'Israël et les Syriens du Golan occupé.

Comme tous les Palestiniens de Jérusalem, Salah Hammouri n'a pas de nationalité, seulement un titre précaire de résident. Mais par sa mère, il est français. Cette nationalité qui aurait pu être un avantage s'est révélée être un fardeau. Car les autorités israéliennes ont fait de son cas un exemple destiné à intimider la population occupée de Palestine et à braver la diplomatie française. C'est pourquoi son histoire est emblématique non seulement des persécutions et du harcèlement politique subi par les Palestiniens, mais aussi de la faiblesse, voire de la couardise du Quai d'Orsay quand il s'agit d'intervenir en Israël.

En tant que Française, concitoyenne de Salah Hammouri, je ne peux qu'être choquée de la manière avec laquelle la France a traité son cas.

Israël est, pour des raisons personnelles, un pays que je connais bien. Je sais que le silence y est à bien des égards un moyen d'ignorer les réalités de l'occupation et de la colonisation, que ce soit pour les Israéliens eux-mêmes ou pour les visiteurs. Malheureusement, ce silence prévaut aussi dans le cadre des relations diplomatiques avec Israël.

La France aurait pu et dû protéger Salah Hammouri quand il était harcelé par la police et la justice militaires d'un pouvoir d'occupation, puis jugé et emprisonné pendant plus de dix ans, dont plusieurs années sans accusation, preuve, ni procès.

Face à ce silence qui vaut complicité, Salah Hammouri témoigne inlassablement de la nécessité de résister. Comme les figuiers de Barbarie des villages palestiniens détruits en 19485 qui continuent de repousser encore et encore, rappelant l'histoire à ceux et celles qui veulent l'oublier.

Marseille, juin 2023.

Le quatrième livre de la collection Orient XXI chez Libertalia

Depuis maintenant deux ans, Orient XX anime une collection de livres chez Libertalia, un éditeur indépendant, autour de thématiques couvertes par notre site. L'objectif de cette collection est d'aller plus loin sur des sujets traités par notre magazine en ligne, de publier des enquêtes approfondies, des essais inédits et des documents pour l'histoire. Prisonnier de Jérusalem de Salah Hammouri est le quatrième titre de la collection.

Nous avons déjà publié :

La révolution palestinienne et les Juifs, par le Fatah, préface d'Alain Gresh
Ce texte, publié en 1970 par le Fatah, l'organisation de Yasser Arafat, aux éditions de Minuit, porte sur le projet de construire une société progressiste ouverte à tous, juifs, musulmans et chrétiens, et le rejet des slogans « les Arabes dans le désert », « les Juifs à la mer », afin d'en finir avec la société d'apartheid instaurée par l'occupation et que dénoncent plusieurs organisations de défense des droits humains comme Amnesty International ou Human Rights Watch. Dans sa préface, Alain Gresh, directeur de notre site, revient sur les conditions dans lesquelles il fut rédigé et les raisons de son actualité.

« Cet appel constitue une vraie rupture dans la pensée politique de la résistance palestinienne. Il réaffirme qu'il ne s'agit pas d'un conflit religieux, mais bien d'une lutte anticoloniale », Nazim Kurundeyer, Le Monde diplomatique, juin 2022.

Au cœur d'une prison marocaine, de Hicham Mansouri
Pendant dix mois, le journaliste indépendant Hicham Mansouri a été emprisonné dans la prison de Salé, l'une des plus dangereuses du Maroc. Il en a tiré une enquête sur ce royaume de tous les trafics, organisés à grande échelle avec des complicités à tous les niveaux.

« De ces dix mois de prison dans l'enfer, et je pèse mes mots, d'une geôle surpeuplée près de Rabat, Hicham Mansouri a tiré un petit livre implacable et saisissant », Sonia Devillers, France Inter, 21 janvier 2022.

Plaidoyer pour la langue arabe, de Nada Yafi
Interprète, diplomate, directrice du centre linguistique de l'Institut du monde arabe puis responsable des pages arabes d'Orient XXI, Nada Yafi décrypte avec brio dans cet essai inédit la fascination-rejet dont l'arabe fait aujourd'hui l'objet en France.

« Un ouvrage remarquable par sa capacité à résumer la diversité de cette langue, de l'arabe littéraire aux dialectes des différentes régions ou pays, en passant par le rôle joué par les télévisions qui, telles Al-Jazira ou Al-Arabiya, jouent un rôle de transmission de la langue entre les cultures arabes », Nabil Wakim, Le Monde, 31 janvier 2023.

Tous ces livres sont disponibles en librairies, et sur commande sur le site de Libertalia.

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Salah Hammouri
Prisonnier de Jérusalem. Un détenu politique en Palestine occupée
Libertalia, coll. Orient XXI
31 août 2023
144 pages
10 euros


➞ En librairie ce 31 août 2023 et sur commande sur Libertalia.

➞ Salah Hammouri sera notamment présent à la Fête de l'Humanité du 15 au 17 septembre 2023.


1Dans le cadre du Festival Ciné-Palestine (FCP) qui propose chaque année une excellente programmation de films palestiniens, en Ile-de-France et à Marseille.

2« Une conférence du Franco-Palestinien Salah Hamouri à Marseille met en émoi la communauté juive », La Provence, 8 juin 2023.

3Le service de la sécurité intérieure en Israë

5En 1948, au moment de l'établissement de l'État d'Israël, les Palestiniens ont été soumis à un exil forcé et leurs villages ont été détruits (la Nakba, la « catastrophe » en arabe).

Georges Ibrahim Abdallah, un prisonnier politique en France

Nous avons reçu cette lettre ouverte adressée aux députés français rédigée par la campagne libanaise pour la libération de Georges Abdallah. Ce cas emblématique, sur lequel Orient XXI a déjà écrit mérite un traitement urgent par les autorités.

La campagne libanaise pour la libération de Georges Abdallah a appris avec gratitude la parution d'une tribune de solidarité de 28 députés de l'Assemblée nationale française avec Georges Ibrahim Abdallah, un prisonnier politique de l'État français depuis 39 ans1 .

Mesdames et Messieurs les Députés, la France détient Georges Abdallah en dépit de ses lois et des décisions juridiques des tribunaux, en dépit des droits humains qu'elle prétend respecter et de toute évidence pour défendre ses intérêts au Liban. Sa condamnation lors d'un procès en 1987 a été le théâtre de nombreuses irrégularités selon les confessions :

– de son avocat de la défense de l'époque, Jean-Paul Mazurier, qui a avoué travailler pour la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) durant ce procès ayant eu lieu entre 1984 et 1987 ;

– et de l'ex-patron de la Direction de la surveillance du territoire (DST), Yves Bonnet, au moment de l'arrestation de Georges Abdallah en 1984, qui a avoué que la police française n'avait pas grand-chose contre lui.

Mesdames et Messieurs les Députés, les ministres de l'intérieur français successifs refusent de signer un arrêté d'expulsion depuis 2013 en dépit des décisions juridiques des tribunaux.

Mesdames et Messieurs les Députés, votre tribune confirme que l'ambassade des États-Unis, en particulier la secrétaire d'État Hillary Clinton en 2013, est intervenue pour peser sur le cours de la justice française et obtenir que Georges Abdallah ne soit pas libéré et renvoyé au Liban.

Ainsi, la France célèbre chaque année la fête de 14 juillet, alors que les autorités gouvernementales enfreignent avec acharnement le principe de la séparation des pouvoirs.

Nous vous écrivons mesdames et messieurs les Députés au moment où Georges Abdallah dépose une dixième demande de libération. Alors qu'il est devenu libérable depuis 1999, le maintien en détention de Georges Abdallah est un scandale qui doit mobiliser l'ensemble des parlementaires français. Mesdames et Messieurs les Députés, vous ne vous êtes pas trompés dans votre décision de soutenir le combattant George Ibrahim Abdallah, un homme communiste qui s'est engagé dans la défense de son peuple contre les milices armées réactionnaires impliqués dans les conflits confessionnels durant la guerre civile qui régnait au Liban entre 1975 et 1990.

Georges Ibrahim Abdallah est un résistant qui s'est mobilisé pour combattre l'occupation israélienne qui perpétrait des massacres contre les habitants de Beyrouth et de plusieurs régions au Liban, et qui continue ses crimes contre le peuple palestinien jusqu'à aujourd'hui.

La France détient alors ce résistant progressiste, pendant qu'elle établit des relations avec les chefs de la guerre civile à travers les conférences successives de Paris qui ont contribué à l'effondrement économique qui ravage le Liban depuis 2019.

La France refuse de libérer un combattant infatigable pour les droits de son peuple, pendant qu'elle soutient le système confessionnel et réactionnaire qu'elle a participé à créer en 1920 en collaborant aux accords de Sykes-Picot et à la déclaration Balfour qui ont divisé la région et créé l'État sioniste.

Aujourd'hui, la France essaye de secourir le régime réactionnaire libanais en s'ingérant dans la réélection d'un président, par l'intermédiaire de l'actuel haut-commissaire, Jean-Yves Le Drian.

Mesdames et Messieurs, vous avez choisi d'être du bon côté de l'Histoire en soutenant le combattant George Abdallah qui incarne la lutte du peuple libanais et palestinien contre l'impérialisme et le colonialisme.

Beyrouth, juillet 2023

Campagne libanaise pour la libération de Georges Abdallah


Immigrés subsahariens, boucs émissaires pour faire oublier l'hémorragie maghrébine

Les autorités tunisiennes mènent depuis début juillet une campagne contre les immigrés subsahariens accusés d'« envahir » le pays, allant jusqu'à les déporter en plein désert, à la frontière libyenne. Une politique répressive partagée par les pays voisins qui sert surtout à dissimuler l'émigration maghrébine massive et tout aussi « irrégulière », et à justifier le soutien des Européens.

La chasse à l'homme à laquelle font face les immigrés subsahariens en Tunisie, stigmatisés depuis le mois de février par le discours officiel, a une nouvelle fois mis en lumière le flux migratoire subsaharien vers ce pays du Maghreb, en plus d'ouvrir les vannes d'un discours raciste décomplexé. Une ville en particulier est devenue l'objet de tous les regards : Sfax, la capitale économique (270 km au sud de Tunis).

Le président tunisien Kaïs Saïed s'est publiquement interrogé sur le « choix » fait par les immigrés subsahariens de se concentrer à Sfax, laissant flotter comme à son habitude l'impression d'un complot ourdi. En réalité et avant même de devenir une zone de départ vers l'Europe en raison de la proximité de celle-ci, l'explication se trouve dans le relatif dynamisme économique de la ville et le caractère de son tissu industriel constitué de petites entreprises familiales pour une part informelles, qui ont trouvé, dès le début de la décennie 2000, une opportunité de rentabilité dans l'emploi d'immigrés subsahariens moins chers, plus flexibles et employables occasionnellement. Au milieu de la décennie, la présence de ces travailleurs, devenue très visible, a bénéficié de la tolérance d'un État pourtant policier, mais surtout soucieux de la pérennité d'un secteur exportateur dont il a fait une de ses vitrines.

L'arbre qui ne cache pas la forêt

Or, focaliser sur la présence d'immigrés subsahariens pousse à occulter une autre réalité, dont l'évolution est autrement significative. Le paysage migratoire et social tunisien a connu une évolution radicale, et le nombre de Tunisiens ayant quitté illégalement le pays a explosé, les plaçant en tête des contingents vers l'Europe, aux côtés des Syriens et des Afghans comme l'attestent les dernières statistiques1 Proportionnellement à sa population, la Tunisie deviendrait ainsi, et de loin, le premier pays pourvoyeur de migrants « irréguliers », ce qui donne la mesure de la crise dans laquelle le pays est plongé. En effet, sur les deux principales routes migratoires, celle des Balkans et celle de Méditerranée centrale qui totalisent près de 80 % des flux avec près de 250 000 migrants irréguliers sur un total de 320 000, les Tunisiens se placent parmi les nationalités en tête. Avec les Syriens, les Afghans et les Turcs sur la première route et en seconde position après les Égyptiens et avant les Bengalais et les Syriens sur la deuxième2.

La situation n'est pas nouvelle. Durant les années 2000 — 2004 durant lesquelles les traversées « irrégulières » se sont multipliées, les Marocains à eux seuls étaient onze fois plus nombreux que tous les autres migrants africains réunis. Les Algériens, dix fois moins nombreux que leurs voisins, arrivaient en deuxième position3. Lorsque la surveillance des côtes espagnoles s'est renforcée, les migrations « irrégulières » se sont rabattues vers le sud de l'Italie, mais cette répartition s'est maintenue. Ainsi en 2006 et en 2008, les deux années de pics de débarquement en Sicile, l'essentiel des migrants (près de 80 %) est constitué de Maghrébins (les Marocains à eux seuls représentant 40 %), suivis de Proche-Orientaux, alors que la part des subsahariens reste minime4.

La chose est encore plus vraie aujourd'hui. À l'échelle des trois pays du Maghreb, la migration « irrégulière » des nationaux dépasse de loin celle des Subsahariens, qui est pourtant mise en avant et surévaluée par les régimes, pour occulter celle de leurs citoyens et ce qu'elle dit de l'échec de leur politique. Ainsi, les Subsahariens, qui ne figurent au premier plan d'aucune des routes partant du Maghreb, que ce soit au départ de la Tunisie et de la Libye ou sur la route de Méditerranée occidentale (départ depuis l'Algérie et le Maroc), où l'essentiel des migrants est originaire de ces deux pays et de la Syrie. C'est seulement sur la route dite d'Afrique de l'Ouest (qui inclut des départs depuis la façade atlantique de la Mauritanie et du Sahara occidental) que les migrants subsahariens constituent d'importants effectifs, même s'ils restent moins nombreux que les Marocains.

Négocier une rente géopolitique

L'année 2022 est celle qui a connu la plus forte augmentation de migrants irréguliers vers l'Europe depuis 2016. Mais c'est aussi celle qui a vu les Tunisiens se placer dorénavant parmi les nationalités en tête de ce mouvement migratoire, alors même que la population tunisienne est bien moins importante que celle des autres nationalités, syrienne ou afghane, avec lesquelles elle partage ce sinistre record.

Ce n'est donc pas un effet du hasard si le président tunisien s'est attaqué aux immigrés subsahariens au moment où son pays traverse une crise politique et économique qui amène les Tunisiens à quitter leur pays dans des proportions inédites. Il s'agit de dissimuler ainsi l'ampleur du désastre.

De plus, en se présentant comme victimes, les dirigeants maghrébins font de la présence des immigrés subsahariens un moyen de pression pour négocier une rente géopolitique de protection de l'Europe5 et pour se prémunir contre les critiques.

Reproduisant ce qu'avait fait vingt ans plus tôt le dirigeant libyen Mouammar Kadhafi avec l'Italie pour négocier sa réintégration dans la communauté internationale, le Maroc en a fait un outil de sa guerre diplomatique contre l'Espagne, encourageant les départs vers la péninsule jusqu'à ce que Madrid finisse par s'aligner sur ses thèses concernant le Sahara occidental. Le raidissement ultranationaliste que connait le Maghreb, entre xénophobie d'État visant les migrants et surenchère populiste de défiance à l'égard de l'Europe, veut faire de la question migratoire un nouveau symbole de souverainisme, avec les Subsahariens comme victimes expiatoires.

Déni de réalité

Quand il leur faut justifier la répression de ces immigrés, les régimes maghrébins parlent de « flots », de « hordes » et d'« invasion ». Ils insistent complaisamment sur la mendicité, particulièrement celle des enfants. Une image qui parle à bon nombre de Maghrébins, car c'est la plus fréquemment visible, et cette mendicité, parfois harcelante, peut susciter de l'irritation et nourrir le discours raciste.

Cette image-épouvantail cache la réalité d'une importante immigration de travail qui, en jouant sur les complémentarités, a su trouver des ancrages dans les économies locales, et permettre une sorte d'« intégration marginale » dans leurs structures. Plusieurs décennies avant que n'apparaisse l'immigration « irrégulière » vers l'Europe, elle était déjà présente et importante au Sahara et au Maghreb.

Depuis les années 1970, l'immigration subsaharienne fournit l'écrasante majorité de la main-d'œuvre, tous secteurs confondus, dans les régions sahariennes maghrébines, peu peuplées alors, mais devenues cependant essentielles en raison de leurs richesses minières (pétrole, fer, phosphate, or, uranium) et de leur profondeur stratégique. Ces régions ont connu de ce fait un développement et une urbanisation exceptionnels impulsés par des États soucieux de quadriller des territoires devenus stratégiques et souvent objets de litiges. Cette émigration s'est étendue à tout le Sahel à mesure du développement et du désenclavement de ces régions sahariennes où ont fini par émerger d'importants pôles urbains et de développement, construits essentiellement par des Subsahariens. Ceux-ci y résident et, quand ils n'y sont pas majoritaires, forment de très fortes minorités qui font de ces villes sahariennes de véritables « tours de Babel » africaines6.

À partir de cette matrice saharienne, cette immigration s'est diffusée graduellement au nord, tout en demeurant prépondérante au Sahara, jusqu'aux villes littorales où elle s'est intégrée à tous les secteurs sans exception : des services à l'agriculture et à la domesticité, en passant par le bâtiment. Ce secteur est en effet en pleine expansion et connait une tension globale en main-d'œuvre qualifiée, en plus des pénuries ponctuelles ou locales au gré de la fluctuation des chantiers. Ses plus petites entreprises notamment ont recours aux Subsahariens, nombreux à avoir les qualifications requises. Même chose pour l'agriculture dont l'activité est pour une part saisonnière alors que les campagnes se vident, dans un Maghreb de plus en plus urbanisé.

On retrouve dorénavant ces populations dans d'autres secteurs importants comme le tourisme au Maroc et en Tunisie où après les chantiers de construction touristiques, elles sont recrutées dans les travaux ponctuels d'entretien ou de service, ou pour effectuer des tâches pénibles et invisibles comme la plonge. Elles sont également présentes dans d'autres activités caractérisées par l'informel, la flexibilité et la précarité comme la domesticité et certaines activités artisanales ou de service.

Ambivalence et duplicité

Mais c'est par la duplicité que les pouvoirs maghrébins font face à cette migration de travail tolérée, voire sollicitée, mais jamais reconnue et maintenue dans un état de précarité favorisant sa réversibilité. C'est sur les hauteurs prisées d'Alger qu'on la retrouve. C'est là qu'elle construit les villas des nouveaux arrivants de la nomenklatura, mais c'est là aussi qu'on la rafle. C'est dans les familles maghrébines aisées qu'est employée la domestique noire africaine, choisie pour sa francophonie, marqueur culturel des élites dirigeantes. On la retrouve dans le bassin algéro-tunisien du bas Sahara là où se cultivent les précieuses dattes Deglet Nour, exportées par les puissants groupes agrolimentaires. Dans le cœur battant du tourisme marocain à Marrakech et ses arrière-pays et dans les périmètres irrigués marocains destinés à l'exportation. À Nouadhibou, cœur et capitale de l'économie mauritanienne où elle constitue un tiers de la population. Et au Sahara, obsession territoriale de tous les régimes maghrébins, dans ces pôles d'urbanisation et de développement conçus par chacun des pays maghrébins comme des postes avancés de leur nationalisme, mais qui, paradoxalement, doivent leur viabilité à une forte présence subsaharienne. En Libye, dont l'économie rentière dépend totalement de l'immigration, où les Subsahariens ont toujours été explicitement sollicités, mais pourtant en permanence stigmatisés et régulièrement refoulés.

Enfin, parmi les milliers d'étudiants subsahariens captés par un marché de l'enseignement supérieur qui en a fait sa cible, notamment au Maroc et en Tunisie et qui, maitrisant mieux le français ou l'anglais, deviennent des recrues pour les services informatiques, la communication, la comptabilité du secteur privé national ou des multinationales et les centres d'appel.

Un enjeu national

Entre la reconnaissance de leur utilité et le refus d'admettre une installation durable de ces populations, les autorités maghrébines alternent des phases de tolérance et de répression, ou de maintien dans les espaces de marge, en l'occurrence au Sahara.

La négation de la réalité de l'immigration subsaharienne par les pays maghrébins ne s'explique pas seulement par le refus de donner des droits juridiques et sociaux auxquels obligerait une reconnaissance, ni par les considérations économiques, d'autant que la vie économique et sociale reste régie par l'informel au Maghreb. Cette négation se légitime aussi du besoin de faire face à une volonté de l'Europe d'amener les pays du Maghreb à assumer, à sa place, les fonctions policières et humanitaires d'accueil et de régulation d'une part d'exilés dont ils ne sont pas toujours destinataires. Mais le véritable motif consiste à éviter de poser la question de la présence de ces migrants sur le terrain du droit. C'est encore plus vrai pour les réfugiés et les demandeurs d'asile. Reconnaître des droits aux réfugiés, mais surtout reconnaitre leur présence au nom des droits humains pose en soi la question de ces droits, souvent non reconnus dans le cadre national. Tous les pays maghrébins ont signé la convention de Genève et accueilli des antennes locales du Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies (UNHCR), mais aucun d'entre eux n'a voulu reconnaître en tant que tels des immigrés subsahariens qui ont pourtant obtenu le statut de réfugié auprès de ces antennes.

En 2013, entre la pression d'une société civile galvanisée par le Mouvement du 20 février et le désir du Palais de projeter une influence en Afrique pour obtenir des soutiens à sa position sur le Sahara occidental, le Maroc avait promulgué une loi7 qui a permis temporairement de régulariser quelques dizaines de milliers de migrants. Elle devait aboutir à la promulgation d'un statut national du droit d'asile qui n'a finalement pas vu le jour8. Un tel statut, fondé sur le principe de la protection contre la persécution de la liberté d'opinion, protègerait également les citoyens maghrébins eux-mêmes. Or, c'est l'absence d'un tel statut qui a permis à la Tunisie de livrer à l'Algérie l'opposant Slimane Bouhafs, malgré sa qualité de réfugié reconnue par l'antenne locale du HCR. C'est cette même lacune qui menace son compatriote, Zaki Hannache, de connaître le même sort.


2Frontex 2023, Ibid.

3Miguel Hernando de Larramendi et Fernando Bravo, « La frontière hispano-marocaine à l'épreuve de l'immigration subsaharienne », L'Année du Maghreb, Éditions CNRS, Aix-en-Provence, 2006 ; p. 153-171.

4Ali Bensaad, « L'immigration en Libye : une ressource et la diversité de ses usages », Politique Africaine, no. 125, mars 2012 ; p. 83-103.

5Ali Bensaâd, « Les migrations transsahariennes, une mondialisation par la marge », in « Marges et mondialisation : Les migrations transsahariennes », Maghreb-Machrek, no. 185, Paris, automne 2005 ; p. 13-36.

6Ali Bensaad, « La grande migration africaine à travers le Sahara », Méditerranée, Aix-en-Provence, no. 3-4, 2002 ; p. 41-52.

7Ali Bensaad, « L'immigration subsaharienne au Maghreb, l'entrée dans le deuxième âge ? Le cas du Maroc » in Camille Schmoll, Hélène Thiollet et Catherine Wihtol de Wenden, Migrations en Méditerranée, éditions CNRS, Paris, 2015 ; p. 241-257.

Pour garder ses frontières, l'Europe se précipite au chevet de la Tunisie

Alors que le régime du président Kaïs Saïed peine à trouver un accord avec le Fonds monétaire international, la Tunisie voit plusieurs dirigeants européens — notamment italiens et français — voler à son secours. Un « soutien » intéressé qui vise à renforcer le rôle de ce pays comme garde-frontière de l'Europe en pleine externalisation de ses frontières.

C'est un fait rarissime dans les relations internationales. En l'espace d'une semaine, la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni, aura effectué deux visites à Tunis. Le 7 juin, la dirigeante d'extrême droite n'a passé que quelques heures dans la capitale tunisienne. Accueillie par son homologue Najla Bouden, elle s'est ensuite entretenue avec le président Kaïs Saïed qui a salué, en français, une « femme qui dit tout haut ce que d'autres pensent tout bas ». Quatre jours plus tard, c'est avec une délégation européenne que la présidente du Conseil est revenue à Tunis.

Accompagnée de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen et du premier ministre néerlandais Mark Rutte, Meloni a inscrit à l'agenda de sa deuxième visite les deux sujets qui préoccupent les leaders européens : la stabilité économique de la Tunisie et, surtout, la question migratoire, reléguant au second plan les « valeurs démocratiques ».

Un pacte migratoire

À l'issue de cette rencontre, les Européens ont proposé une série de mesures en faveur de la Tunisie : un prêt de 900 millions d'euros conditionné à la conclusion de l'accord avec le Fonds monétaire international (FMI), une aide immédiate de 150 millions d'euros destinée au budget, ainsi que 105 millions pour accroitre la surveillance des frontières. Von der Leyen a également évoqué des projets portant sur l'internet à haut débit et les énergies vertes, avant de parler de « rapprochement des peuples ». Le journal Le Monde, citant des sources bruxelloises, révèle que la plupart des annonces portent sur des fonds déjà budgétisés. Une semaine plus tard, ce sont Gérald Darmanin et Nancy Faeser, ministres français et allemande de l'intérieur qui se rendent à Tunis. Une aide de 26 millions d'euros est débloquée pour l'équipement et la formation des gardes-frontières tunisiens.

Cet empressement à trouver un accord avec la Tunisie s'explique, pour ces partenaires européens, par le besoin de le faire valoir devant le Parlement européen, avant la fin de sa session. Déjà le 8 juin, un premier accord a été trouvé par les ministres de l'intérieur de l'UE pour faire évoluer la politique des 27 en matière d'asile et de migration, pour une meilleure répartition des migrants. Ainsi, ceux qui, au vu de leur nationalité, ont une faible chance de bénéficier de l'asile verront leur requête examinée dans un délai de douze semaines. Des accords devront également être passés avec certains pays dits « sûrs » afin qu'ils récupèrent non seulement leurs ressortissants déboutés, mais aussi les migrants ayant transité par leur territoire. Si la Tunisie acceptait cette condition, elle pourrait prendre en charge les milliers de subsahariens ayant tenté de rejoindre l'Europe au départ de ses côtes.

Dans ce contexte, la question des droits humains a été esquivée par l'exécutif européen. Pourtant, en mars 2023, les eurodéputés ont voté, à une large majorité, une résolution condamnant le tournant autoritaire du régime. Depuis le mois de février, les autorités ont arrêté une vingtaine d'opposants dans des affaires liées à un « complot contre la sûreté de l'État ». Si les avocats de la défense dénoncent des dossiers vides, le parquet a refusé de présenter sa version.

L'allié algérien

Depuis qu'il s'est arrogé les pleins pouvoirs, le 25 juillet 2021, Kaïs Saïed a transformé la Tunisie en « cas » pour les puissances régionales et internationales. Dans les premiers mois qui ont suivi le coup de force, les pays occidentaux ont oscillé entre « préoccupations » et compréhension. Le principal cadre choisi pour exprimer leurs inquiétudes a été celui du G 7. C'est ainsi que plusieurs communiqués ont appelé au retour rapide à un fonctionnement démocratique et à la mise en place d'un dialogue inclusif. Mais, au-delà des proclamations de principe, une divergence d'intérêts a vite traversé ce groupement informel, séparant les Européens des Nord-Américains. L'Italie — et dans une moindre mesure la France — place la question migratoire au centre de son débat public, tandis que les États-Unis et le Canada ont continué à orienter leur communication vers les questions liées aux droits et libertés. En revanche, des deux côtés de l'Atlantique, le soutien à la conclusion d'un accord entre Tunis et le FMI a continué à faire consensus.

La fin de l'unanimité occidentale sur la question des droits et libertés va faire de l'Italie un pays à part dans le dossier tunisien. Depuis 2022, Rome est devenue le premier partenaire commercial de Tunis, passant devant la France. Ce changement coïncide avec un autre bouleversement : la Tunisie est désormais le premier pays de départ pour les embarcations clandestines en direction de l'Europe, dans le bassin méditerranéen. Constatant que la Tunisie de Kaïs Saïed a maintenu une haute coopération en matière de réadmission des Tunisiens clandestins expulsés du territoire italien, Rome a compris qu'il était dans son intérêt de soutenir un régime fort et arrangeant, en profitant de son rapprochement avec l'Algérie d'Abdelmadjid Tebboune, qui n'a jamais fait mystère de son soutien à Kaïs Saïed. Ainsi, en mai 2022, le président algérien a déclaré qu'Alger et Rome étaient décidées à sortir la Tunisie de « son pétrin ». Les déclarations de ce type se sont répétées sans que les autorités tunisiennes, d'habitude plus promptes à dénoncer toute ingérence, ne réagissent publiquement. Ce n'est pas la première fois que l'Italie et l'Algérie — liées par un gazoduc traversant le territoire tunisien — s'unissent pour soutenir un pouvoir autoritaire en Tunisie. Déjà, en 1987, Zine El-Abidine Ben Ali a consulté Rome et Alger avant de déposer le président Habib Bourguiba.

L'arrivée de Giorgia Meloni au pouvoir en octobre 2022 va doper cette relation. La dirigeante d'extrême droite, élue sur un programme de réduction drastique de l'immigration clandestine, va multiplier les signes de soutien au régime en place. Le 21 février 2023, un communiqué de la présidence tunisienne dénonce les « menaces » que font peser « les hordes de migrants subsahariens » sur « la composition démographique tunisien ». Alors que cette déclinaison tunisienne de la théorie du « Grand Remplacement » provoque l'indignation, — notamment celle de l'Union africaine (UA) — l'Italie est le seul pays à soutenir publiquement les autorités tunisiennes. Depuis, la présidente du Conseil italien et ses ministres multiplient les efforts diplomatiques pour que la Tunisie signe un accord avec le FMI, surtout depuis que l'UE a officiellement évoqué le risque d'un effondrement économique du pays.

Contre les « diktats du FMI »

La Tunisie est en crise économique au moins depuis 2008. Les dépenses sociales engendrées par la révolution, les épisodes terroristes, la crise du Covid et l'invasion de l'Ukraine par la Russie n'ont fait qu'aggraver la situation du pays.

L'accord avec l'institution washingtonienne est un feuilleton à multiples rebondissements. Fin juillet 2021, avant même la nomination d'un nouveau gouvernement, Saïed charge sa nouvelle ministre des Finances Sihem Namsia de poursuivre les discussions en vue de l'obtention d'un prêt du FMI, prélude à une série d'aides financières bilatérales. À mesure que les pourparlers avancent, des divergences se font jour au sein du nouvel exécutif. Alors que le gouvernement de Najla Bouden semble disposé à accepter les préconisations de l'institution financière (restructuration et privatisation de certaines entreprises publiques, arrêt des subventions sur les hydrocarbures, baisse des subventions sur les matières alimentaires), Saïed s'oppose à ce qu'il qualifie de « diktats du FMI » et dénonce une politique austéritaire à même de menacer la paix civile. Cela ne l'empêche pas de promulguer la loi de finances de l'année 2023 qui reprend les principales préconisations de l'institution de Bretton Woods.

En octobre 2022, un accord « technique » a été trouvé entre les experts du FMI et ceux du gouvernement tunisien et la signature définitive devait intervenir en décembre. Mais cette dernière étape a été reportée sine die, sans aucune explication.

Ces dissensions au sein d'un exécutif censé plus unitaire que sous le régime de la Constitution de 2014 trouvent leur origine dans la vision économique de Kaïs Saïed. Après la chute de Ben Ali, les autorités de transition ont commandé un rapport sur les mécanismes de corruption du régime déchu. Le document final, qui pointe davantage un manque à gagner (prêts sans garanties, autorisations indument accordées…) que des détournements de fonds n'a avancé aucun chiffre. Mais en 2012, le ministre des domaines de l'État Slim Ben Hmidane a avancé celui de 13 milliards de dollars (11,89 milliards d'euros), confondant les biens du clan Ben Ali que l'État pensait saisir avec les sommes qui se trouvaient à l'étranger. Se saisissant du chiffre erroné, Kaïs Saïed estime que cette somme doit être restituée et investie dans les régions marginalisées par l'ancien régime. Le 20 mars 2022, le président promulgue une loi dans ce sens et nomme une commission chargée de proposer à « toute personne […] qui a accompli des actes pouvant entraîner des infractions économiques et financières » d'investir l'équivalent des sommes indument acquises dans les zones sinistrées en échange de l'abandon des poursuites.

La mise en place de ce mécanisme intervient après la signature de l'accord technique avec le FMI. Tandis que le gouvernement voulait finaliser le pacte avec Washington, Saïed mettait la pression sur la commission d'amnistie afin que « la Tunisie s'en sorte par ses propres moyens ». Constatant l'échec de sa démarche, le président tunisien a préféré limoger le président de la commission et dénoncer des blocages au sein de l'administration. Depuis, il multiplie les appels à un assouplissement des conditions de l'accord avec le FMI, avec l'appui du gouvernement italien. Le 12 juin 2023, à l'issue d'une rencontre avec son homologue italien, Antonio Tajani, le secrétaire d'État américain Anthony Blinken s'est déclaré ouvert à ce que Tunis présente un plan de réforme révisé au FMI.

Encore une fois, les Européens font le choix de soutenir la dictature au nom de la stabilité. Si du temps de Ben Ali, l'islamisme et la lutte contre le terrorisme étaient les principales justifications, c'est aujourd'hui la lutte contre l'immigration, devenue l'alpha et l'oméga de tout discours politique et électoraliste dans une Europe de plus en plus à droite, qui sert de boussole. Mais tous ces acteurs négligent le côté imprévisible du président tunisien, soucieux d'éviter tout mouvement social à même d'affaiblir son pouvoir. À la veille de la visite de la délégation européenne, Saïed s'est rendu à Sfax, deuxième ville du pays et plaque tournante de la migration clandestine. Il est allé à la rencontre des populations subsahariennes pour demander qu'elles soient traitées avec dignité, avant de déclarer que la Tunisie ne « saurait être le garde-frontière d'autrui ». Un propos réitéré lors de la visite de Gérald Darmanin et de son homologue allemande, puis à nouveau lors du Sommet pour un nouveau pacte financier à Paris, les 22 et 23 juin 2023.

France. Islamophobie et guerre des cultures, « l'affaire » Bergeaud-Blacker

La France paraît plus que jamais déchirée par des fractures identitaires, entretenues au-delà de l'extrême droite et des racistes patentés. Depuis cinq ans, le débat sur l'islamophobie est devenu très âpre, moins académique et plus politique. Sur la base de son expérience universitaire aux États-Unis, Jocelyne Cesari analyse l'affaire Florence Bergeaud-Blacker. Elle met en lumière une guerre des cultures à la française, facteur significatif de la polarisation du débat sur les études islamiques.

À première vue, Le Frérisme et ses réseaux. L'enquête, publié par Florence Bergeaud-Blackler en janvier 20231 ne fait que s'ajouter à la longue liste des ouvrages traitant de l'influence des Frères musulmans en Europe. Il est donc surprenant qu'il ait déclenché une telle cascade de critiques, d'insultes, de censures et de menaces de mort à l'encontre de Florence Bergeaud-Blackler. Je n'ai pas l'intention de discuter de la pertinence académique du livre, mais d'analyser les réactions qu'il a suscitées, à la fois favorables et hostiles, afin de mettre en lumière la pente glissante et alarmante des guerres culturelles à la française.

Au cours de la période précédant l'élection présidentielle de 2022, des politiciens et des universitaires de tous bords ont dénoncé l'« américanisation » du débat politique qui se concentrait trop à leurs yeux sur les différences ethniques, religieuses et sexuelles qui sapent la nature unificatrice de l'identité française universelle. La politique de l'identité a en effet une emprise forte sur la scène politique française, mais elle est loin d'être simplement une américanisation.

Liberté religieuse contre néolibéralisme

Aux États-Unis, la révolution culturelle/sexuelle/politique des années 1960 a suscité la résistance de nombreux groupes chrétiens conservateurs. Cette tension, principalement au sein de la classe moyenne blanche, s'est transformée en guerre culturelle à la fin des années 1990, opposant les « néo-victoriens » aux « cosmopolites ». Les premiers mettent en garde contre les excès du marché en prônant la discipline et la retenue en matière de sexe, de drogue, d'alcool, de travail, etc. Les seconds louent le pouvoir émancipateur des liens transnationaux du néolibéralisme et sa nature égalitaire et pluraliste qui va de pair avec un sens moral plus « libéré ».

Parmi les questions clés de cette guerre figurent l'avortement, le mariage homosexuel et la contraception, qui sont débattus sous l'angle de la liberté religieuse. Les croyants revendiquent leur droit de ne pas violer la volonté de Dieu (par exemple, en étant obligées, en tant qu'institution religieuse, de fournir des moyens de contraception dans les plans de santé de l'entreprise). À l'inverse, d'autres défendent leur droit à contrôler leur vie sexuelle, leur corps et leurs soins de santé. Un tel débat ne pourrait jamais avoir lieu en France, car le libre exercice de la religion est atténué par la capacité de l'État à discriminer la religion au nom de l'égalité (par exemple, en interdisant le port du foulard à l'école).

La crise financière de 2008 a creusé un fossé entre niveaux supérieur et inférieur de la classe moyenne. Dans le même temps, l'accès à l'enseignement supérieur de couches plus nombreuses de la société américaine a fait entrer la guerre culturelle dans l'arène politique et la culture populaire. Cette expansion est illustrée par les débats autour de la race (une question qui n'était pas une priorité pour la classe moyenne blanche dans les années 1960), de la théorie critique de la race à la discrimination positive dans les écoles.

Une focalisation française sur l'islam

Dans le cas français, la polarisation ne porte pas sur la morale religieuse, mais sur le statut de l'islam dans l'espace public. Le clivage n'est plus entre les idéologies de droite et de gauche concernant l'islam et les musulmans, mais entre les critiques de l'islam qui se posent en défenseurs des valeurs républicaines, et ceux qui défendent l'islam contre le racisme et la discrimination. Cette focalisation divise également les figures publiques de culture musulmane.

Le ministre de l'intérieur d'origine algérienne, Gérald Darmanin, a été l'un des principaux soutiens des efforts du président Emmanuel Macron pour fermer les mosquées et les associations islamiques soupçonnées d'extrémisme. Anissa Khedher, membre de Renaissance, d'origine tunisienne et ayant grandi dans une banlieue, a soutenu le projet de loi « confortant le respect des principes de la République » de Macron - appelée aussi « loi contre le séparatisme » -, arguant qu'elle « n'est pas contre l'islam ou sur l'islam », mais qu'elle se concentre plutôt sur la promotion de la laïcité. De même, Ghaleb Bencheikh, président de la Fondation pour l'islam de France, a qualifié le projet de loi - promulguée depuis - d'« injuste mais nécessaire », pour lutter contre l'extrémisme.

Cette polarité ne concerne pas le statut de l'immigration ou le caractère inclusif de la citoyenneté en tant que tels ; ces sujets divisent toujours la droite et la gauche selon une ligne traditionnelle. Par exemple, dans les années 1980, les partis de droite accusent le socialisme d'être responsable de la perte d'identité nationale, et soutiennent une définition restrictive de la citoyenneté qui allait à l'encontre du pluralisme et des politiques d'immigration promues par la gauche. Ces idées étaient au cœur de la politique du président Nicolas Sarkozy qui avait axé sa campagne sur la restauration de l'identité française, qui serait menacée par la mondialisation et l'immigration musulmane. Il a ainsi contribué à transformer l'insécurité sociale des réformes néolibérales et de la désindustrialisation en une insécurité culturelle due à l'immigration musulmane.

La politique d'Emmanuel Macron va encore plus loin, en ignorant le clivage droite/gauche, puisqu'il a créé son propre mouvement qui ne s'inscrit pas dans le la dichotomie idéologique traditionnelle. Son premier gouvernement, en 2017, comprenait des personnalités issues d'un large éventail de milieux et de partis politiques, notamment le parti d'inspiration gaulliste Les Républicains, le Parti socialiste et le parti centriste le Modem.

Des militaires s'inquiètent de la « guerre civile »

Dans le même temps, Macron s'est profondément engagé dans la guerre culturelle. En 2021, il prononce un discours commémorant le 200e anniversaire de la mort de Napoléon Bonaparte et dépose une couronne sur sa tombe. Ce faisant, il cherche à entériner l'héritage conflictuel de Bonaparte, à la fois figure-clé de la création de l'État français moderne et colonisateur.

Cette commémoration a lieu dans le sillage d'une lettre de vingt généraux à la retraite, publiée en avril 2021 et signée par des milliers d'autres soldats. Elle a été suivie d'une autre lettre un mois plus tard. Les deux missives mettent en garde contre le risque d'une guerre civile en France. Celle-ci serait en état de « désintégration » à cause de l'islamisme, des immigrés et des banlieues. Les auteurs affirment également que les groupes antiracistes en France créent une « haine entre les communautés » et vont à l'encontre de la culture et des valeurs françaises en s'attaquant aux statues de personnages historiques.

Sans surprise, ces missives ont reçu le soutien habituel des politiciens d'extrême droite. Marine Le Pen a appelé les signataires à la soutenir pour l'élection présidentielle. Mais il convient de noter que cette opinion est partagée au-delà des partis d'extrême droite : un sondage a révélé que 58 % des personnes interrogées approuvaient la lettre. Rachida Dati, maire du VIIe arrondissement de Paris Les Républicains, s'en est expliquée : « Quand on a un pays en proie à la guérilla urbaine, quand on a une menace terroriste constante et élevée, quand on a des inégalités de plus en plus criantes et flagrantes... on ne peut pas dire que le pays va bien »2.

Ainsi, ces lettres sont révélatrices de cette guerre des cultures : il s'agit de se positionner contre les anti-racistes qui conféreraient aux immigrés et aux personnes racisées le monopole du statut de victime, et auraient tendance à oublier, selon les signataires, que la police française a une histoire de brutalité contre tous les manifestants, quelle que soit la couleur de leur peau. Une telle perspective de confrontation annule tout potentiel d'unité qui pourrait découler des griefs communs des manifestants français.

Qu'est-ce qui n'a pas fonctionné ?

Tout d'abord, il est important de souligner que la polarisation autour de l'islam est en marche depuis plusieurs décennies, non seulement en France mais dans toute l'Europe. La montée du « problème musulman » est due au fait que les musulmans sont au cœur de trois grands « problèmes » sociaux : l'immigration, l'intégration économique et le multiculturalisme. Contrairement à ce qu'il en est aux États-Unis, l'islam et l'immigration sont considérés comme synonymes en Europe, alors que le prototype de l'immigrant aux États-Unis est un travailleur mexicain ou centraméricain peu qualifié, plutôt qu'un musulman. En outre, les musulmans représentent moins de 3 % de la population immigrée aux États-Unis. Ils ne constituent pas le groupe le plus conservateur sur le plan religieux.

En raison de l'accumulation de ces problèmes, il s'est produit une « culturalisation » de la politique qui met l'accent sur les caractéristiques ethniques et religieuses des personnes au cœur des enjeux liés à l'immigration, l'économie et la diversification culturelle. En d'autres termes, « islam » et « musulmans » sont devenus des substituts pour discuter de toutes sortes de préoccupations, allant des inégalités urbaines à l'éducation, en passant par les crises économiques et l'immigration.

Cet amalgame a été exacerbé par la montée des groupes islamiques radicaux transnationaux, et par leur capacité à mobiliser certains segments de la jeunesse musulmane européenne. La France a été particulièrement frappée : en 2015, environ 600 jeunes Français étaient soupçonnés d'être en contact avec l'Organisation de l'État islamique (OEI), dont 85 avaient effectivement voyagé vers et depuis la Syrie ou l'Irak.

Un autre facteur aggravant, propre à la perception française du « problème musulman », est la spécificité de sa laïcité. Les cultures séculières européennes, du Royaume-Uni à l'Allemagne ou aux Pays-Bas, fonctionnent sur une division moins stricte entre privé et public que la laïcité. Cette division détermine quels aspects des pratiques, actions et organisations religieuses sont légitimes dans l'espace public. En raison de la lutte historique de la République française contre l'Église catholique, la laïcité englobe une plus grande privatisation de la religion qu'ailleurs en Europe : les croyances et les pratiques religieuses sont acceptables uniquement lorsqu'elles ont lieu à la maison ou dans le lieu de culte.

Par conséquent, l'affichage de pratiques religieuses incarnées dans les espaces publics, comme le code vestimentaire, la séparation des sexes, etc. sont plus suspects que dans n'importe quel autre pays européen. Il existe une discrimination sociétale à l'encontre des femmes portant le voile dans toute l'Europe, mais la France est allée plus loin en légiférant à ce sujet3.

Le livre de Bergeaud-Blackler révèle l'aspect le plus récent de la guerre culturelle française, à savoir la criminalisation de la recherche sur l'islam. Son argument selon lequel les Frères musulmans veulent rendre les sociétés européennes « compatibles avec la charia » n'est pas vraiment nouveau. Ce qui l'est en revanche c'est qu'elle soutient qu'ils travaillent à l'« islamisation du savoir » en infiltrant les institutions académiques. Un tel raisonnement est le résultat de la politisation du débat sur l'islamophobie, qui est sorti du monde universitaire feutré et est devenu un enjeu social..

Un sujet académique « illégitime »

Si l'on compare à la recherche anglaise ou allemande, on constate un sous-investissement universitaire dans l'étude de cette forme de racisme : aucune thèse de doctorat en sciences sociales ne contient le terme « islamophobie » dans son titre, et très peu d'entre elles traitent de l'islamophobie en tant que sujet de recherche. Pire encore, les conférences traitant de la question à l'intérieur et à l'extérieur de l'université ont été censurées. En 2017, un colloque à l'université Paris-Est Créteil sur « Penser l'intersectionnalité dans la recherche en éducation » a été annulé sous la pression de mouvements d'extrême droite et d'universitaires, car « le programme traitait des usages politiques du principe de laïcité dans une logique d'exclusion ».

Plus largement, des pans entiers du monde universitaire français se sont engagés dans une disqualification du terme « islamophobie ». L'un des arguments avancés est que celui-ci réduit un phénomène social complexe et multiforme à une peur presque « médicale » d'un islam hégémonique et uniforme. Dans cette veine, selon Milos Mrázek, « Le problème de l'utilisation d'un tel terme dans le vocabulaire académique est que, en raison de sa référence inhérente à un "esprit malade", il est plus émotionnel que scientifique, et justifie le traitement différencié de l'islam et des musulmans »4. Le sociologue Gérard Mauger souligne également que « Le suffixe “phobie” véhicule une image médicale (psychanalytique, comportementaliste et neurobiologique) et, avec elle, une philosophie implicite du social (..). En même temps, l'unité du substantif “islam” ignore les “multiples courants” qui traversent la foi et “la concurrence” entre les différentes "fournitures de l'islam" »5.

Finalement le terme « islamophobie » renvoie à trop de choses à la fois, du racisme aux critiques rationnelles de l'islam. Dans un autre registre, l'anthropologue Jeanne Favret-Saada a proposé d'utiliser le terme de racisme « différentialiste » ou « culturel » au lieu d'« islamophobie », parce que ce serait le terme que « les islamistes » et « leurs partisans d'extrême gauche » utilisent pour désigner les critiques de l'utilisation politique de l'islam et/ou les critiques de l'islam lui-même. De même, le sociologue Luc Boltanski a suggéré de s'en débarrasser, car ce terme serait utilisé pour faire l'amalgame entre le rejet du fanatisme religieux et le racisme à l'égard des immigrés musulmans6. Dans l'ensemble, un consensus se dégage de ces critiques : l'islamophobie serait devenue un outil permettant de protéger l'islam de toute critique, sous couvert de racisme.

Au cours des cinq dernières années, ce débat académique est passé des tours d'ivoire à l'arène politique, devenant ainsi idéologiquement âpre. Certains médias, mais aussi des responsables politiques comme Frédérique Vidal, ministre française de la recherche et de l'enseignement supérieur (2017-2022), ainsi que des universitaires comme Gilles Kepel et Pierre-André Taguieff ont critiqué l'étude du genre, de la race et de l'islam, en arguant que les universitaires antiracistes entravaient la liberté académique et la liberté d'expression. Les universités seraient ainsi touchées par l'« islamo-gauchisme », et les universitaires « de gauche » tenteraient de faire taire quiconque critique l'islam, sous prétexte de protéger les minorités musulmanes françaises. Le postcolonialisme, l'intersectionnalité, les études sur la race et le genre sont particulièrement visés.

À l'exception de Kepel et Taguieff, la majorité des attaques contre l'« islamo-gauchisme » proviennent de chercheurs qui n'ont aucune expertise en matière de racisme ou d'inégalités, ou pire encore, d'experts qui n'ont aucun titre universitaire. Ce qui a commencé comme un débat académique légitime sur la valeur heuristique d'un concept est devenu un sujet de discorde politique, enchevêtré dans la guerre culturelle en cours au sujet de l'islam.

Aveuglement et surdité

Les prises de position favorables ou hostiles au livre de Bergeaud-Blackler sont une illustration alarmante de cette nouvelle itération de la guerre culturelle. Du côté des partisans, des journaux conservateurs comme Le Figaro et Le Point ainsi que le magazine Marianne ont publié des critiques favorables au livre. Une lettre ouverte a été signée par 800 universitaires apportant leur soutien à l'autrice, malgré les vives critiques d'autres acteurs du monde universitaire. En revanche, ceux qui se réclament de la lutte contre l'islamophobie l'ont accusée de « diaboliser l'islam politique » et de criminaliser les musulmans français et les universitaires qui étudient l'islam.

François Burgat a pris la tête des critiques, principalement parce que Bergeaud-Blackler l'accuse de faire la propagande des Frères musulmans au sein du monde universitaire français. Burgat a qualifié le livre de « racisme scientifique » et a déclaré qu'il s'inscrivait dans le « paradigme délirant du Grand remplacement ». La chercheuse a quant à elle été victime de menaces de mort, et a été placée sous protection policière. Ce type d'attaques personnelles est bien sûr inacceptable et n'émane pas d'universitaires. Le problème est que dans le climat politique actuel, toute tentative de faire la différence entre une critique académique du livre et des attaques ad hominem contre l'autrice tombe dans l'oreille d'un sourd.

Il en résulte un impact négatif sur le monde universitaire dans son ensemble, et en particulier sur la liberté académique. La Sorbonne avait prévu d'organiser une conférence sur le livre de Bergeaud-Blackler en mai 2023, mais l'a annulée pour des raisons de sécurité avant de la reprogrammer. L'autrice a accusé l'université d'« islamo-gauchisme » et de complaisance à l'égard de l'islam militant. Un tel argument dénie le rapport de force médiatique et politique en faveur de la position pro-islamophobe du camp Bergeaud-Blackler qui en fait domine le débat.

Malheureusement, une telle polarisation politique est une occasion manquée de discuter de l'idéologisation de la recherche universitaire. Prenons par exemple l'extrait suivant du livre en question :

Le frérisme rêve de la théocratie. L'islam n'est pas pour lui une culture ni une tradition mais un système qui répond à tous les besoins individuels et collectifs. Les musulmans doivent être dignes de l'islam, et non l'islam digne des musulmans. Plutôt que d'adapter l'islam au contexte, il veut adapter le contexte à l'islam. Pour lutter contre la peur de l'islam, il veut changer le regard sur l'islam. Pour que les musulmans s'intègrent, ce n'est pas à l'islam de s'assimiler dans l'Europe, mais à l'Europe d'assimiler l'islam. Il cherche à rendre le monde charia-compatible, à parvenir au point où ce monde en aura si bien intégré les valeurs, si bien accepté les normes et les activités, y compris missionnaires, que les principes de séparation du politique et du religieux seront relativisés ou abolis, qu'il ne sera plus question d'islam, devenu évidence — qu'il n'est plus besoin de nommer. On ne nomme pas l'évidence […]. Solidaire de la communauté, il [l'individu] justifie le jihadiste même s'il ne le soutient pas, il justifie l'antisémitisme (ce n'est que de l'antisionisme) même s'il n'est pas antisémite, et quand c'est une femme, elle justifie le voilement des femmes même si elle ne porte pas le hijab réglementaire. Un frériste ne contredit pas un musulman en public, il cherche plutôt à le raisonner en privé. Si à la lecture de ces lignes votre réflexe immédiat est de chercher d'autres exemples comparables en dehors de l'islam (chez les juifs, les chrétiens, du Moyen Âge ou de Syrie, etc.) pour vous rassurer que ces caractéristiques existent ailleurs et que ce n'est pas si grave, il se peut que vous partagiez vous aussi un peu de cet espace mental frériste…7

Des affirmations aussi larges brouillent les différences entre l'ethos des Frères musulmans et celui des djihadistes. Elles sont également porteuses de connotations culturalistes, essentialistes et anti-sociologiques, dans la mesure où c'est le travail comparatif qui est ici même dé-légitimé, voire suspecté. Plutôt que d'analyser l'islamisme et les Frères musulmans in situ à partir de données de terrain accumulées et nouvelles, l'autrice les étudie à travers le prisme de positions normatives dépassées qui ne reflètent pas les réalités empiriques des musulmans en Europe. Il s'agit là de sérieuses « lacunes » académiques, qui méritent d'être sérieusement discutées.

Ce que la réception du livre de Bergeaud-Blackler révèle plutôt, c'est la grave crise ontologique qui affecte le paysage politique et culturel français. L'islam est devenu le marqueur de valeurs et de normes qu'un nombre croissant de citoyens - mais aussi d'universitaires - considère comme antithétiques aux valeurs politiques et culturelles françaises fondamentales que sont l'égalité et la laïcité. D'une certaine manière, l'impasse actuelle fait écho à l'affaire Dreyfus qui, de 1894 à 1906, a divisé la France entre les dreyfusards pro-républicains et anticléricaux et les « anti-dreyfusards » pro-armée, majoritairement catholiques. Dans ce cas douloureux plus ancien, il en est résulté un renforcement des forces démocratiques dans la société française. Un tel avantage du Kulturkampf français en cours n'est pas encore à l'horizon.

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Traduit de l'anglais par Alain Gresh.


1Odile Jacob, 416 pages, 24,90 euros.

2Rachael Bunyan, Macron Sent Another Chilling Warning from Serving Soldiers on Islamism, Mail Online, 10 mai 2021.

3Il est important de faire la différence entre le voile et le niqab : comme la France, d'autres pays européens ont interdit le niqab pour des raisons de sécurité, mais aucun ne dispose d'une loi équivalente à l'interdiction des signes religieux dans les écoles publiques, adoptée en 2004.

4Miloš Mrázek, « The Word ‘Islamophobia' as a Terminus Technicus of Social Sciences ? », Central European Journal for Contemporary Religion, 2017, no. 2 (November 13, 2017) : 19–28.

5Gérard Mauger, Islamophobie, Savoir/Agir 36, no. 2 (2016) : 113.

6Abdellali Hajjat, « Islamophobia and French Academia », Current Sociology 69, no. 5. 30 octobre 2020.

7Florence Bergeaud-Blackler, op.cit., pp.336-337.

Liban. Dernières contorsions avant une sortie de crise ?

La douzième session électorale pour la présidentielle libanaise devrait se dérouler au Parlement le 14 juin prochain. Deux candidats sont en lice : Sleiman Frangié, soutenu par le tandem chiite, et Jihad Azour, qui a confirmé son entrée en lice ce lundi 12 juin, favorable aux réformes économiques, mais le blocage persistant fait envisager une intermédiation pour trouver – enfin — un consensus. Et la position de la France demeure illisible.

Avec toutes les précautions d'usage concernant un pays imprévisible et incontrôlable, une solution à la longue crise multiforme que traverse le Liban depuis cinq ans paraît enfin en vue avec l'arrivée souhaitée d'un nouveau président dont la chaise est vide depuis neuf mois, avec un gouvernement qui ne dirige que les affaires courantes et à sa tête un premier ministre démissionnaire ; une économie qui traverse, avec un taux d'inflation qui flirte avec les 300 %, la pire récession depuis l'indépendance de cet État intercommunautaire il y a trois quarts de siècle.

Dans un cri d'alarme, le porte-parole du FMI a déclaré jeudi 8 juin 2023 que le Liban devait entreprendre d'urgence des réformes économiques globales, afin d'éviter des « conséquences irréversibles » pour le pays au moment où Jihad Azour, directeur du Département du Moyen-Orient et de l'Asie Centrale de cette institution est lui-même candidat à la première magistrature.

Certes nul n'est à l'abri d'un blocage de dernière minute si aucune majorité ne se dégage au Parlement où se déroule le vote du président. Les élections législatives de mai 2022 n'avaient donné aucune majorité à la chambre qui se trouve morcelée et divisée. Pour l'emporter, un candidat doit réunir au premier tour la majorité qualifiée des deux tiers de l'ensemble des membres du collège électoral, soit 86 voix sur 128. À défaut, un second tour est organisé. Est alors élu le candidat qui remporte les voix de la majorité absolue des membres, soit 65 voix. Si besoin, des sessions supplémentaires sont réitérées jusqu'à ce qu'un candidat atteigne cette majorité.

Pour l'heure la partie se joue entre un leader chrétien proche de la Syrie, Sleiman Frangié (58 ans), petit-fils d'un ancien président, soutenu par le tandem chiite Amal-Hezbollah, et Jihad Azour (57 ans), ouvertement favorable aux réformes économiques. Fort de ses compétences financières, ce dernier peut paraître comme le meilleur candidat pour faire sortir le Liban de la pire crise de son existence alors que les négociations avec le Fonds monétaire international (FMI) pour engager des réformes sont au point mort, faute de volonté politique de ses dirigeants à la tête d'un système corrompu et usé jusqu'à l'os.

L'éclair d'un règlement de la crise politique est en quelque sorte venu du ciel dans ce pays qui croit encore aux miracles. Fin mai, le patriarche maronite Mgr Béchara Raï, chef de la communauté maronite, s'est rendu successivement au Vatican et à Paris où il été reçu, à sa demande, par le président Emmanuel Macron pour tenter d'aboutir à la désignation d'un « président consensuel ». Au Liban, la présidence de la République est attribuée à un chrétien maronite, la présidence du conseil des ministres à un musulman sunnite tandis qu'un musulman chiite est à la tête du Parlement. Mais à côté de cela, le pays est dirigé par une puissante oligarchie, largement décriée comme corrompue, qui contrôle toutes les affaires, aux liens étroits et se confondant avec le pouvoir politique et économique.

Le choix étrange d'Emmanuel Macron

Que vient faire Emmanuel Macron dans ce cirque politique ? La France est depuis des siècles une alliée des chrétiens (plus précisément des maronites) du Liban. « Notre mère la France », disent-ils encore aujourd'hui, tout en reconnaissant le rôle omniprésent que joue l'Iran à travers le Hezbollah chiite dans la gestion à leurs yeux indigeste et dangereuse du pays.

De fait, le président français s'est déplacé deux fois au Liban aux pires moments de la crise, rencontrant tous les protagonistes pour trouver une solution. En vain. Quant au patriarcat maronite, son rôle politique remonte au temps du découpage du Proche-Orient puisqu'il avait joué un rôle essentiel dans la création d'un Liban indépendant. Depuis, d'autres pays se sont engouffrés dans les méandres du jeu politique : Syrie, Israël, Iran et d'autres. Au fil des années, le pays du Cèdre est ainsi devenu de moins en moins indépendant.

Le prélat maronite est donc venu présenter au président français une contre-proposition qui ferait l'objet d'une quasi-unanimité, mais ne semble pas avoir eu l'heur de satisfaire l'Élysée qui avait officieusement adoubé en mai — à la surprise générale — la candidature du leader chrétien Sleiman Frangié, accompagné par Nawaf Salam (73 ans) comme éventuel premier ministre. Ce dernier est une figure sunnite hautement respectée pour sa probité. Plaidant pour les réformes dont le pays a grandement besoin pour sortir de la crise avec l'aide du FMI, cet universitaire a été ces dernières années juge à la Cour internationale de justice (CIJ) et ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire, représentant permanent du Liban auprès de l'ONU de 2007 à 2017.

Frangié appartient à une des grandes familles politiques du Liban-Nord et a été à plusieurs reprises ministre. Il est le petit-fils d'un ancien président et est considéré comme un proche allié de la Syrie (et du Hezbollah), ce qui lui vaut l'inimitié d'autres mouvements réformistes et partis notamment chrétiens comme les Forces libanaises.

Dans ce contexte, la question qui se pose est : pourquoi ce tandem hybride, dans le droit fil d'un jeu d'équilibriste dont les risques sont craints un peu partout ? D'autant que Paris a pris en grippe le pouvoir en Syrie ; et qu'il se trouve être en tête des principaux opposants à une levée des sanctions internationales contre les maîtres de Damas. Soutenir un allié de Damas ? Les chercheurs ont beau se creuser la tête, la réponse ne fuse pas d'elle-même, loin de là. « Il y a une énigme et un mauvais goût amer : pourquoi l'Élysée s'obstine-t-il à soutenir Frangié ? », s'interroge le chercheur en sciences politiques Joseph Bahout, de l'Université américaine de Beyrouth (AUB)1. Nouveau réalisme ? Raisons économiques ? Contexte géostratégique dans le sillage de l'accord entre Ryad et Téhéran visant à une baisse de tensions au Proche-Orient ?

Au mois d'avril, le chef des Forces libanaises (ex-milices chrétiennes) Samir Geagea avait estimé que la position de Paris au sujet de la présidentielle libanaise était due à « des considérations économiques liées à l'extraction du gaz, aux services publics et aux ports de Beyrouth et de Tripoli ». C'est la raison pour laquelle « la France appuie le candidat du Hezbollah ». Il avait ajouté qu'à son sens l'élection présidentielle ne se ferait pas de sitôt.

Pas encore de fumée blanche

« L'approche française de la crise au Liban en général, et surtout dans le dossier présidentiel, se démarque de la position de l'Église maronite. Il y a un courant au sommet de la politique française qui a une vision du Liban et de son avenir qui ne nous convainc pas », avait estimé en avril un proche du patriarche. Du coup, il ne semble pas qu'une fumée blanche se soit élevée après la visite de ce dernier à l'Élysée.

La candidature de Frangié soutenue par le tandem Amal-Hezbollah reste un choix « réaliste en l'absence d'autres options », a ainsi indiqué une source diplomatique française au site d'information Ici Beyrouth. « Paris n'a pas de candidat particulier et n'a de droit de veto sur aucune personnalité » qui brigue la magistrature suprême. « Elle est prête à travailler avec n'importe quel président » dont l'objectif serait de mettre en œuvre des réformes indispensables, selon la même source. En ce sens, Paris rejoint d'autres capitales arabes (Riyad, Doha) qui pèsent d'un poids réel, mais se gardent de soutenir ouvertement un candidat particulier.

Le bras de fer entre Frangié et Azour vient de commencer, car ce dernier a officiellement annoncé sa candidature ce lundi 12 juin, et obtenu le soutien du leader druze Walid Joumblatt dont le parti dispose de 8 sièges. Et il reste les inconnues des défections, et de l'absence de quorum au parlement. Ainsi, la situation reste floue. Selon Bahout, « Frangié n'a pas réussi à décoller de son socle de départ […]. L'opposition » (ou appelée ainsi) a partiellement réussi à relever le défi en alignant un candidat (Azour) capable de faire contrepoids » sans toutefois être sûre de gagner. Enfin, le duo chiite pourrait s'agripper à Frangié en s'annonçant comme le « bloqueur officiel », estime le chercheur au risque d'un clash avec les parties internationales.

L'homme du consensus introuvable

Reste le recours in fine à une intermédiation, via le Qatar par exemple qui ne ménage pas ses efforts, pour trouver le « troisième homme », qui ferait consensus et qui pourrait être Joseph Aoun, le commandant en chef de l'armée, dont le nom est souvent cité. Pour l'instant le Hezbollah, allié de Damas et de Téhéran, ne semble pas avoir mis de l'eau dans son breuvage, bien que le patriarche maronite ait montré sa volonté de discuter avec lui à son retour de Paris.

Dimanche 4 juin 2023, le député du Hezbollah Hassan Fadlallah a déclaré que Jihad Azour, candidat désormais soutenu par l'opposition et le Courant patriotique libre (aouniste) pour la présidence du Liban, est un « candidat de confrontation et de défi », qui « n'arrivera pas » à la présidence, et que le Hezbollah « empêchera l'opposition d'atteindre ses objectifs ». Il a toutefois ajouté une petite et jolie phrase sibylline : « Le nouveau candidat de la confrontation et du défi n'arrivera pas, mais nous accueillons le dialogue »2.


1Les propos de Joseph Bahout sont tirés d'un entretien que nous avons eu avec lui au moment de la rédaction de cet article.

2« Fadlallah : Azour “n'atteindra pas la présidence” », L'Orient-Le jour, 4 juin 2023.

Liban. Dernières contorsions avant une sortie de crise ?

La douzième session électorale pour la présidentielle libanaise devrait se dérouler au Parlement le 14 juin prochain. Deux candidats sont en lice : Sleiman Frangié, soutenu par le tandem chiite, et Jihad Azour, qui a confirmé son entrée en lice ce lundi 12 juin, favorable aux réformes économiques, mais le blocage persistant fait envisager une intermédiation pour trouver – enfin — un consensus. Et la position de la France demeure illisible.

Avec toutes les précautions d'usage concernant un pays imprévisible et incontrôlable, une solution à la longue crise multiforme que traverse le Liban depuis cinq ans paraît enfin en vue avec l'arrivée souhaitée d'un nouveau président dont la chaise est vide depuis neuf mois, avec un gouvernement qui ne dirige que les affaires courantes et à sa tête un premier ministre démissionnaire ; une économie qui traverse, avec un taux d'inflation qui flirte avec les 300 %, la pire récession depuis l'indépendance de cet État intercommunautaire il y a trois quarts de siècle.

Dans un cri d'alarme, le porte-parole du FMI a déclaré jeudi 8 juin 2023 que le Liban devait entreprendre d'urgence des réformes économiques globales, afin d'éviter des « conséquences irréversibles » pour le pays au moment où Jihad Azour, directeur du Département du Moyen-Orient et de l'Asie Centrale de cette institution est lui-même candidat à la première magistrature.

Certes nul n'est à l'abri d'un blocage de dernière minute si aucune majorité ne se dégage au Parlement où se déroule le vote du président. Les élections législatives de mai 2022 n'avaient donné aucune majorité à la chambre qui se trouve morcelée et divisée. Pour l'emporter, un candidat doit réunir au premier tour la majorité qualifiée des deux tiers de l'ensemble des membres du collège électoral, soit 86 voix sur 128. À défaut, un second tour est organisé. Est alors élu le candidat qui remporte les voix de la majorité absolue des membres, soit 65 voix. Si besoin, des sessions supplémentaires sont réitérées jusqu'à ce qu'un candidat atteigne cette majorité.

Pour l'heure la partie se joue entre un leader chrétien proche de la Syrie, Sleiman Frangié (58 ans), petit-fils d'un ancien président, soutenu par le tandem chiite Amal-Hezbollah, et Jihad Azour (57 ans), ouvertement favorable aux réformes économiques. Fort de ses compétences financières, ce dernier peut paraître comme le meilleur candidat pour faire sortir le Liban de la pire crise de son existence alors que les négociations avec le Fonds monétaire international (FMI) pour engager des réformes sont au point mort, faute de volonté politique de ses dirigeants à la tête d'un système corrompu et usé jusqu'à l'os.

L'éclair d'un règlement de la crise politique est en quelque sorte venu du ciel dans ce pays qui croit encore aux miracles. Fin mai, le patriarche maronite Mgr Béchara Raï, chef de la communauté maronite, s'est rendu successivement au Vatican et à Paris où il été reçu, à sa demande, par le président Emmanuel Macron pour tenter d'aboutir à la désignation d'un « président consensuel ». Au Liban, la présidence de la République est attribuée à un chrétien maronite, la présidence du conseil des ministres à un musulman sunnite tandis qu'un musulman chiite est à la tête du Parlement. Mais à côté de cela, le pays est dirigé par une puissante oligarchie, largement décriée comme corrompue, qui contrôle toutes les affaires, aux liens étroits et se confondant avec le pouvoir politique et économique.

Le choix étrange d'Emmanuel Macron

Que vient faire Emmanuel Macron dans ce cirque politique ? La France est depuis des siècles une alliée des chrétiens (plus précisément des maronites) du Liban. « Notre mère la France », disent-ils encore aujourd'hui, tout en reconnaissant le rôle omniprésent que joue l'Iran à travers le Hezbollah chiite dans la gestion à leurs yeux indigeste et dangereuse du pays.

De fait, le président français s'est déplacé deux fois au Liban aux pires moments de la crise, rencontrant tous les protagonistes pour trouver une solution. En vain. Quant au patriarcat maronite, son rôle politique remonte au temps du découpage du Proche-Orient puisqu'il avait joué un rôle essentiel dans la création d'un Liban indépendant. Depuis, d'autres pays se sont engouffrés dans les méandres du jeu politique : Syrie, Israël, Iran et d'autres. Au fil des années, le pays du Cèdre est ainsi devenu de moins en moins indépendant.

Le prélat maronite est donc venu présenter au président français une contre-proposition qui ferait l'objet d'une quasi-unanimité, mais ne semble pas avoir eu l'heur de satisfaire l'Élysée qui avait officieusement adoubé en mai — à la surprise générale — la candidature du leader chrétien Sleiman Frangié, accompagné par Nawaf Salam (73 ans) comme éventuel premier ministre. Ce dernier est une figure sunnite hautement respectée pour sa probité. Plaidant pour les réformes dont le pays a grandement besoin pour sortir de la crise avec l'aide du FMI, cet universitaire a été ces dernières années juge à la Cour internationale de justice (CIJ) et ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire, représentant permanent du Liban auprès de l'ONU de 2007 à 2017.

Frangié appartient à une des grandes familles politiques du Liban-Nord et a été à plusieurs reprises ministre. Il est le petit-fils d'un ancien président et est considéré comme un proche allié de la Syrie (et du Hezbollah), ce qui lui vaut l'inimitié d'autres mouvements réformistes et partis notamment chrétiens comme les Forces libanaises.

Dans ce contexte, la question qui se pose est : pourquoi ce tandem hybride, dans le droit fil d'un jeu d'équilibriste dont les risques sont craints un peu partout ? D'autant que Paris a pris en grippe le pouvoir en Syrie ; et qu'il se trouve être en tête des principaux opposants à une levée des sanctions internationales contre les maîtres de Damas. Soutenir un allié de Damas ? Les chercheurs ont beau se creuser la tête, la réponse ne fuse pas d'elle-même, loin de là. « Il y a une énigme et un mauvais goût amer : pourquoi l'Élysée s'obstine-t-il à soutenir Frangié ? », s'interroge le chercheur en sciences politiques Joseph Bahout, de l'Université américaine de Beyrouth (AUB)1. Nouveau réalisme ? Raisons économiques ? Contexte géostratégique dans le sillage de l'accord entre Ryad et Téhéran visant à une baisse de tensions au Proche-Orient ?

Au mois d'avril, le chef des Forces libanaises (ex-milices chrétiennes) Samir Geagea avait estimé que la position de Paris au sujet de la présidentielle libanaise était due à « des considérations économiques liées à l'extraction du gaz, aux services publics et aux ports de Beyrouth et de Tripoli ». C'est la raison pour laquelle « la France appuie le candidat du Hezbollah ». Il avait ajouté qu'à son sens l'élection présidentielle ne se ferait pas de sitôt.

Pas encore de fumée blanche

« L'approche française de la crise au Liban en général, et surtout dans le dossier présidentiel, se démarque de la position de l'Église maronite. Il y a un courant au sommet de la politique française qui a une vision du Liban et de son avenir qui ne nous convainc pas », avait estimé en avril un proche du patriarche. Du coup, il ne semble pas qu'une fumée blanche se soit élevée après la visite de ce dernier à l'Élysée.

La candidature de Frangié soutenue par le tandem Amal-Hezbollah reste un choix « réaliste en l'absence d'autres options », a ainsi indiqué une source diplomatique française au site d'information Ici Beyrouth. « Paris n'a pas de candidat particulier et n'a de droit de veto sur aucune personnalité » qui brigue la magistrature suprême. « Elle est prête à travailler avec n'importe quel président » dont l'objectif serait de mettre en œuvre des réformes indispensables, selon la même source. En ce sens, Paris rejoint d'autres capitales arabes (Riyad, Doha) qui pèsent d'un poids réel, mais se gardent de soutenir ouvertement un candidat particulier.

Le bras de fer entre Frangié et Azour vient de commencer, car ce dernier a officiellement annoncé sa candidature ce lundi 12 juin, et obtenu le soutien du leader druze Walid Joumblatt dont le parti dispose de 8 sièges. Et il reste les inconnues des défections, et de l'absence de quorum au parlement. Ainsi, la situation reste floue. Selon Bahout, « Frangié n'a pas réussi à décoller de son socle de départ […]. L'opposition » (ou appelée ainsi) a partiellement réussi à relever le défi en alignant un candidat (Azour) capable de faire contrepoids » sans toutefois être sûre de gagner. Enfin, le duo chiite pourrait s'agripper à Frangié en s'annonçant comme le « bloqueur officiel », estime le chercheur au risque d'un clash avec les parties internationales.

L'homme du consensus introuvable

Reste le recours in fine à une intermédiation, via le Qatar par exemple qui ne ménage pas ses efforts, pour trouver le « troisième homme », qui ferait consensus et qui pourrait être Joseph Aoun, le commandant en chef de l'armée, dont le nom est souvent cité. Pour l'instant le Hezbollah, allié de Damas et de Téhéran, ne semble pas avoir mis de l'eau dans son breuvage, bien que le patriarche maronite ait montré sa volonté de discuter avec lui à son retour de Paris.

Dimanche 4 juin 2023, le député du Hezbollah Hassan Fadlallah a déclaré que Jihad Azour, candidat désormais soutenu par l'opposition et le Courant patriotique libre (aouniste) pour la présidence du Liban, est un « candidat de confrontation et de défi », qui « n'arrivera pas » à la présidence, et que le Hezbollah « empêchera l'opposition d'atteindre ses objectifs ». Il a toutefois ajouté une petite et jolie phrase sibylline : « Le nouveau candidat de la confrontation et du défi n'arrivera pas, mais nous accueillons le dialogue »2.


1Les propos de Joseph Bahout sont tirés d'un entretien que nous avons eu avec lui au moment de la rédaction de cet article.

Royaume-Uni. L'islamisme, un mouvement avant tout politique

L'essai de Danila Genovese sur les islamistes britanniques donne du phénomène de l'islam politique en Europe une image exempte de préjugés et de stéréotypes.

Le mot « islamiste » suscite un sentiment de peur et d'insécurité dans l'opinion publique, car on pense alors aux attentats terroristes perpétrés en Europe entre 2015 et 2017 par des cellules djihadistes. Pour expliquer ce phénomène, plusieurs experts ont affirmé qu'il existait un lien entre l'islam et ses racines violentes intrinsèques qui sous-tendrait les choix de ceux qui commettent ces massacres. L'anthropologue Danila Genovese, dans son essai sur les islamistes britanniques nous donne au contraire une image exempte de jugements moraux ou de stéréotypes et qui, par un travail de terrain de cinq ans, se concentre sur les dynamiques à l'origine de la décision de certains jeunes musulmans, à un moment donné de leur vie, de rejoindre des mouvements islamistes présents au Royaume-Uni.

Cinq années de recherche ethnographique

Ce texte est né de la volonté de l'autrice de reformuler de nombreuses interrogations liées aux attentats terroristes au Royaume-Uni, à commencer par celui du 7 juillet 2005 lorsqu'une série d'explosions provoquées par des kamikazes a frappé les transports publics de la capitale britannique faisant 56 morts1. Elle a réalisé un important travail ethnographique de 2005 à 2010, période durant laquelle elle a rencontré et interviewé de nombreux militants islamistes résidant au Royaume-Uni. Elle a écouté leurs discours pour tenter de comprendre les pratiques politiques des uns et des autres, sans les filtres des représentations offertes par l'opinion publique, les think tanks occidentaux et les experts en sécurité, c'est-à-dire en évitant les prismes « classiques » de la radicalisation, de l'intégrisme et du terrorisme.

Un racisme sans hiérarchisation des races

L'objectif principal de sa recherche était de comprendre les dynamiques et les facteurs qui caractérisent les relations des partis et mouvements islamistes avec l'État et les institutions britanniques. Avant d'exposer ses conclusions, l'autrice a tenté d'expliquer comment Londres, au cours des dernières décennies, avait traité les minorités ethniques présentes sur son territoire.

Genovese souligne qu'au racisme colonial, qui s'était estompé avec la chute de l'empire britannique a succédé un nouveau racisme pétri de l'idée du multiculturalisme qui s'est avéré n'être qu'une opération « cosmétique » destinée à masquer les politiques de racialisation à l'égard des minorités. Ce phénomène est contemporain de l'arrivée en Angleterre d'immigrants venus des anciennes colonies. À partir des années 1960, dans les milieux politiques et institutionnels britanniques, les préjugés raciaux n'étaient déjà plus le produit de formes de xénophobie — au sens d'une simple discrimination à l'égard des étrangers —, mais s'exerçaient à l'encontre de ceux qui refusaient d'adopter les modes de vie britanniques et la culture de la nation. Ainsi exprimée, cette approche mettait ses promoteurs à l'abri de toute accusation de racisme, car elle ne proposait aucune hiérarchie des races, supérieures ou inférieures.

Cette approche présentait les immigrants comme une menace et un danger pour l'unité de la nation britannique, ce qui légitimait implicitement leur exclusion. Comme l'affirme l'autrice, « le racisme scientifique a ainsi trouvé un substitut par lequel le bien-être de la nation est basé sur l'application d'une théorie raciste, sans qu'il soit nécessaire d'utiliser le terme de race ou de faire appel aux différences raciales, à l'encontre de ceux que l'on veut expulser de la nation ».

Dépolitisation des revendications

Pour preuve les nombreux appels et proclamations, lancés à la fin des années 1970 par les conservateurs (et pratiquement jamais contestés par les travaillistes) contre l'immigration et pour la nécessité de limiter les entrées sur le territoire, n'ont jamais concerné des Néo-Zélandais ou des Européens, mais uniquement des personnes extérieures à l'Europe. C'est sur la base de ces prémices que les politiques multiculturelles ont été lancées à partir du milieu des années 1980, créant une société caractérisée par de nouvelles formes d'inégalité politique, sociale et même raciale.

Comme le note Genovese, les immigrés présents au Royaume-Uni à cette période étaient moins soucieux de préserver leur diversité culturelle que de manifester contre le gouvernement pour obtenir des formes d'égalité sociale et politique. C'est par le biais des politiques multiculturelles, qui mettaient l'accent sur la préservation de « leur » culture, qu'une forme générale de dépolitisation des revendications des minorités a pu se mettre en place. Le mécanisme était simple : un groupe de représentants ethniques non élus concluait un accord avec l'État au terme duquel la paix sociale était garantie en échange de budgets destinés à des projets culturels. C'est de cette manière que les institutions gouvernementales ont commencé à utiliser les catégories de « religion » et de « culture » pour représenter les membres des minorités ethniques, les dépolitisant de facto et les excluant de l'arène politique.

Tel est le contexte social dans lequel les mouvements islamistes et leurs membres sont nés et ont évolué. L'autrice note en outre que ce récit de la dépolitisation a été si extrême ces dernières années que toute position politique adoptée par les islamistes britanniques a toujours été dépeinte en termes de terrorisme ou de fondamentalisme, représentant donc une menace pour la sécurité nationale2.

« Participationnistes » et « négationnistes »

Grâce à son travail ethnographique, Genovese démontre que les aspirations et les pratiques des islamistes sont « intrinsèquement politiques » et que les expériences personnelles et sociales de marginalisation ont été le terreau fertile de leur élaboration, tant en termes d'activisme politique que d'opposition aux stratégies gouvernementales.

Dans ce contexte, la méthodologie utilisée par l'autrice pour ses recherches évite l'approche culturaliste-orientaliste (qui les traite comme des groupes religieux et les dépolitise ou les diabolise en tant que terroristes), mais analyse plutôt l'islamisme britannique à partir de ce que les militants interrogés disent de leur conception de l'islamisme, comment ils se le représentent et comment ils le pratiquent.

Il en ressort que si les partis islamistes implantés ont été fortement influencés par les textes de Hassan Al-Banna, de Sayyid Qutb et de Aboul Ala Maudoudi, leurs mouvements ont à leur tour reformulé et retravaillé les concepts de l'islamisme exposés par ces auteurs. Sur la base des données recueillies sur le terrain, Genovese définit deux types de groupes islamistes : les « participationnistes » qui entendent interagir avec la vie politique et publique britannique, et les « négationnistes » qui rejettent les institutions et le système politique britannique et envisagent une révolution pour déclencher un processus d'islamisation du pays.

Participer aux élections ?

Les membres du premier groupe participent aux élections et font campagne, mais rejettent catégoriquement la définition de « parti politique », choisissant pour eux-mêmes la catégorie de « groupe confessionnel ». Le paradoxe de ce choix, selon l'autrice, réside dans la négation de leur propre subjectivité politique et dans la répression de leur identité lorsqu'ils entrent en contact avec le gouvernement central et les institutions britanniques, se ghettoïsant de fait et cédant à ceux qui croient que ces groupes n'expriment jamais de demandes politiques légitimes, mais seulement des idées qui menacent la sécurité nationale. Ce premier groupe comprend la Commission islamique des droits de l'homme (IHRC), l'Association musulmane de Grande-Bretagne (MAB), le Conseil musulman de Grande-Bretagne (MCB) et le Comité musulman des affaires publiques (MPACUK).

La déclaration d'une personne interrogée, membre de l'Association musulmane éclaire ce positionnement :

Nous ne sommes pas un parti comme les partis traditionnels qui sont nés d'idéologies laïques. Nous sommes pour la défense religieuse des musulmans en tant que communauté en Grande-Bretagne et dans le reste du monde.

Un autre aspect intéressant de l'étude est que plusieurs militants et dirigeants islamistes ont démontré qu'ils sous-estimaient la façon dont les épisodes constants de violence et de racisme institutionnel subis par les musulmans en tant que membres d'une minorité ont constitué au fil des ans un obstacle majeur à leur participation à la vie politique et sociale.

À titre d'exemple, l'appel lancé à plusieurs reprises par les dirigeants du Conseil musulman de Grande-Bretagne aux musulmans pour qu'ils « sortent du ghetto et participent à la vie de la société britannique » n'a jamais pleinement rendu compte des processus de racialisation de ces mêmes musulmans qui les empêchent de participer à la vie publique.

Dans ces partis, Genovese perçoit un manque de conscience des discriminations économiques, politiques et sociales à laquelle les musulmans sont soumis en Angleterre, non seulement parce qu'ils appartiennent à une foi religieuse minoritaire, mais surtout parce qu'ils sont membres des groupes les plus défavorisés, et donc plus vulnérables. L'autrice estime que cette absence d'approche intersectionnelle (dans laquelle l'appartenance ethnique des membres est liée à leur classe sociale) a considérablement affaibli les groupes islamistes « participationnistes » en termes de soutien populaire. Genovese insiste sur le fait que « l'action politique des partis islamistes a toujours été déclinée comme une pratique défensive de la communauté religieuse et culturelle, et non en termes d'opposition active aux injustices sociales et économiques qui touchent les musulmans ».

Islamisation rêvée et califat

Quant aux groupes « négationnistes », comme Hizb ut Tahrir, Al-Ghurabaa et Saved Sect (ce dernier ayant été déclaré illégal en 2006 en application des lois antiterroristes), leurs programmes ont toujours visé une sorte d'islamisation de la société anglaise et l'établissement d'un modèle de califat en Angleterre également. En ce qui concerne ces trois mouvements, ce qui est apparu de manière significative est le désir de leurs dirigeants respectifs d'obtenir une forme de pouvoir à exercer contre leurs ennemis (d'autres politiciens, des chefs de gouvernements occidentaux ou des « Proche-Orientaux vendus »).

En proposant leurs programmes politiques, ces partis ont toujours représenté l'Islam comme un bloc monolithique dépourvu de toute contingence humaine, d'histoire, de géographie et de relations sociales : une sorte d'orientalisme de l'orientalisé.

D'autre part, les membres les plus jeunes de ces mouvements sont pour la plupart des individus qui ont eu une forte expérience de la discrimination raciale et des injustices quotidiennes : pour beaucoup, devenir des militants islamistes était presque un choix obligatoire, tant ils voyaient dans ces mouvements un « espace de défense » contre le racisme antimusulman quotidien.

Pour la plupart des jeunes militants des partis « négationnistes », la possibilité de se venger des injustices racistes subies, de protéger la communauté islamique en Angleterre et dans le reste du monde et d'acquérir un rôle politique actif a été un facteur déterminant dans leur adhésion à ces mouvements. « Le travail ethnographique a confirmé, écrit l'autrice, que le rôle des idéologies et inclinations personnelles, émotionnelles et psychologiques est moins pertinent dans un processus de radicalisation que les expériences de vie dans la sphère sociale combinées au récit politique institutionnel dominant. »

La recherche a permis aussi de mettre en lumière l'absence de lien entre le radicalisme idéologique et la violence politique : sur l'ensemble des personnes interrogées (plus de cent), une seule a commis un attentat, plusieurs années après avoir été interrogée.

Des actions sécuritaires qui nourrissent la radicalisation

L'anthropologue Genovese conclut donc que ce sont précisément les politiques de sécurité qui paradoxalement favorisent les processus de radicalisation. En effet, la stratégie conçue par les forces de sécurité britanniques pour lutter contre le terrorisme, connue sous le nom de Prevent, a pris la forme d'un contrôle constant de la vie politique, religieuse et sociale des musulmans, et parmi eux, un grand nombre de jeunes, qui n'avaient commis aucun acte de terrorisme, ont été identifiés comme des terroristes potentiels, pour avoir seulement exprimé des idées politiques (très souvent anti-impérialistes et anticoloniales), vaguement rattachées à une construction idéologique du djihadisme.

Genovese souligne ainsi que les stratégies antiterroristes qui reposent sur l'hypothèse que les musulmans ont une tendance innée à se radicaliser, sont inexactes et contre-productives. Pour l'autrice, l'islamisme est un discours politique, semblable à d'autres discours politiques et idéologies tels que le socialisme, le libéralisme et le communisme, et doit être traité comme tel. Selon ce point de vue, l'islamisme britannique va de l'affirmation d'une subjectivité politique à un projet révolutionnaire de refondation de la société selon les principes islamiques, tandis que le terrorisme en tant que phénomène politique est un fait marginal au sein de l'islamisme. Paradoxalement, comme le souligne Genovese, la guerre contre le terrorisme qui a vu l'invasion et l'occupation de l'Afghanistan puis de l'Irak a « tué plus au fil des ans que celles mises au compte du terrorisme ».

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Danila Genovese
La meta-politica e il terrorismo. Gli islamisti britannici tra politiche multiculturali e pratiche di razzismo
Mimesis, Milan, 2023
358 pages
28 euros

Article traduit de l'italien par Christian Jouret.


1Attentats du 7 juillet 2005 : 4 kamikazes prennent pour cible le réseau des transports publics de Londres, provoquant la mort de 52 personnes et en blessant 770 autres (Source : Police des transports britannique).

2Une politique similaire est en œuvre en France.Lire Laurent Bonnefoy, « De la liberté d'expression des « voix musulmanes » en France ».

Guerre au Soudan. L'ombre portée des islamistes

Alors que les combats se poursuivent, notamment à Khartoum et dans le Darfour, les deux protagonistes, Abdelfattah Al-Burhan et Hemetti semblent décidés à poursuivre la lutte jusqu'au dernier Soudanais. Mais derrière les affrontements, on peut déceler la main de l'ancien régime d'Omar Al-Bachir et de ses affidés islamistes.

Le « gang de Kober » s'est fait la malle. Le 23 avril 2023, des inconnus ont ouvert les portes des cellules de la prison historique de Khartoum et les détenus se sont envolés dans les rues de la capitale soudanaise. Ce serait une anecdote de plus dans le fracas de la guerre si ce gang de Kober n'était pas constitué de criminels un peu particuliers. Trois d'entre eux sont recherchés par la Cour pénale internationale (CPI). Y figurent quelques anciens hauts dignitaires du régime d'Omar Al-Bachir. L'autocrate déchu n'était pas, semble-t-il, dans l'établissement pénitentiaire au moment de la « libération » ; il avait été envoyé juste avant dans un hôpital militaire d'Omdourman, ville jumelle de Khartoum. Si le grand chef n'était pas là, ceux qui ont pris la poudre d'escampette ne sont pas pour autant de petits poissons.

Recherché par la justice internationale

Abdelrahim Hussein, ancien ministre de la défense, est sous le coup de sept chefs d'accusation de crimes contre l'humanité et six pour des crimes de guerre commis au Darfour pendant les premières années de la guerre, 2003 et 2004. Ahmed Haroun, accusé des mêmes crimes, fut ministre des affaires humanitaires et a laissé au Sud-Kordofan, dont il a été le gouverneur, des souvenirs sanglants. Ali Osman Taha et Bakri Hassan Saleh, anciens vice-présidents et successeurs putatifs d'Omar Al-Bachir, Nafi Ali Nafi, ancien chef de la police politique (National Intelligence and Security Services, NISS) de sinistre mémoire, Awad Al-Jaz, ministre du pétrole de l'époque Bachir et Al-Fatih Ezzedine, alors ministre du parlement ont compté parmi les membres les plus éminents du Parti du congrès national (PCN), épine dorsale du régime.

Autant dire que, au milieu des frappes aériennes, des pillages et des tirs d'artillerie ressurgissent les fantômes des islamistes qui, derrière l'idéologue Hassan Al-Tourabi, ont voulu mettre la société en conformité avec leur idéal de l'islam politique. Ces mêmes islamistes que la révolution de 2018 a rejetés et que les Soudanais, depuis, voyaient derrière la plupart de leurs malheurs.

Qui a libéré le gang de Kober ? Le ministre de l'intérieur par intérim, car il n'y a plus de gouvernement au Soudan depuis le coup d'État militaire d'octobre 2021, a accusé les paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR, ou RSF selon le sigle en anglais) dirigés par le général Mohamed Hamdan Dagalo, dit Hemetti. Ces derniers nient et accusent les islamistes qui manipulent le commandement de l'armée et qui sont leurs réels adversaires dans la guerre actuelle. Suliman Baldo, analyste, directeur exécutif de Sudan Transparency and Policy Tracker (STPT), souligne que d'autres libérations sont intervenues depuis le déclenchement de l'affrontement entre les deux généraux dans Khartoum le 15 avril.

À chaque fois, au milieu des criminels de droit commun figuraient des anciens du régime Al-Bachir, en particulier du NISS. L'analyste y voit un scénario bien préparé :

Un groupe armé est intervenu dans la prison d'Omdourman et a libéré les membres du NISS qui étaient enfermés là et condamnés à mort. Ils les ont libérés et ont dit aux autres de se libérer eux-mêmes. Je l'ai entendu d'un de ces prisonniers. Il était clair que c'était pour camoufler la libération d'un groupe précis, constitué de 35 anciens du NISS. Il est donc très plausible qu'il se soit agi de certains de leurs anciens collègues, mobilisés dès que le conflit a éclaté. Al-Burhan a reconstitué les forces spéciales du NISS qui avaient été démantelées.

Dans la guerre qui l'oppose aux FSR de Hemetti, l'état-major de l'armée nationale a réactivé toutes les forces parallèles, services de renseignement, milices supplétives, liées à l'ancien régime militaro-islamiste : le NISS donc, mais aussi les Forces de défense populaires (FDP), milice islamiste créé dans la foulée du coup d'État de 1989 d'Omar Al-Bachir, ne répondant qu'à ses ordres et à ceux de son parti, et les « Brigades de l'Ombre », liées d'abord au Front national islamique (FNI) de Hassan Al-Tourabi, chantre de l'islamisation de la société soudanaise jusqu'à sa disgrâce dans les années 2000, puis au PCN d'Omar Al-Bachir. Une vidéo postée sur les réseaux sociaux le 15 avril, jour du début de la guerre, montre des hommes en armes se disant islamistes et prêts au combat.

L'impossible réforme du secteur de la sécurité

De longue date, à Khartoum, il est entendu que l'armée nationale est toujours en grande partie tenue par les islamistes, du moins au niveau des officiers. « Ils ont eu tout le temps, en trente ans, de s'assurer qu'aucun non-membre du mouvement ne soit recruté pour l'école militaire. C'est ainsi qu'ils ont fait de l'armée une brigade islamiste », explique Suliman Baldo. Des coups d'État avortés, en juillet 2019 et septembre 2021, ont impliqué des officiers de l'armée.

« La tension entre l'armée nationale et les FSR, nourrie par une hostilité institutionnelle et personnelle, montait depuis un moment déjà, affirme Amgad Farid, ancien chef de cabinet de l'ancien premier ministre Abdallah Hamdok, et activiste prodémocratie de longue date. Le différend sur l'intégration des FSR dans l'armée nationale, à propos des commandements et de la durée du processus ont eu un effet déterminant. Mais les islamistes ont aussi joué un rôle essentiel dans la montée de la tension. » La réforme du secteur de la sécurité et des institutions militaires était un point important du processus politique lancé en décembre 2022, qui devait aboutit à un retour des civils au pouvoir. Les deux généraux, anciens alliés, désormais rivaux, s'opposaient sur les modalités : Al-Burhan voulait aller vite — deux ans, Hemetti exigeait dix ans et une préséance de commandement sur ses troupes une fois celles-ci intégrées au sein de l'armée. « Bien sûr, les FSR ont ouvert la confrontation en déployant leurs troupes autour de l'aéroport de Meroe et autour de Khartoum, reprend Amgad Farid. Mais je doute fortement que ce soient les soldats de l'armée nationale qui aient tiré le premier coup de feu à Khartoum le 15 avril au matin. »

À l'origine de l'escalade du 15 avril

Plusieurs récits des événements vont dans ce sens : alors que la tension était à son comble, les 13 et 14 avril, des intermédiaires ont, après plusieurs allers-retours entre les deux généraux, obtenu une désescalade. Une réunion était même prévue le 15 avril à 10 heures entre les deux hommes. Elle n'a jamais eu lieu, car deux camps de FSR à Khartoum ont été attaqués juste avant et les paramilitaires ont répliqué. La guerre était lancée. « Pourquoi juste deux camps alors que les FSR en avaient onze dans la capitale ? interroge une personne bien informée. Parce que les islamistes voulaient juste allumer la mèche. » Cette source affirme avoir été prévenue quelques heures avant par un de ses contacts en liaison avec des islamistes de la ligne dure que la guerre allait être déclenchée.

« Les actions de l'armée nationale ne peuvent pas être dissociées de l'orientation politique donnée par le Mouvement islamique soudanais, écrit le journal soudanais d'investigation Ayin dans un article publié juste avant le déclenchement de la guerre. Le mouvement islamique exercerait une forte influence politique et économique sur l'armée et les institutions liées aux [Forces armées soudanaises] SAF en raison de loyautés partagées et du chevauchement des réseaux de financement. »

Les fidèles d'Omar Al-Bachir, que les Soudanais appellent les kaizan1, seraient donc bel et bien à la manœuvre. Ils n'ont jamais vraiment disparu, même si les institutions liées à l'ancien régime avaient été, après la révolution, en partie démembrées. « Ils ont toujours été actifs, ils ont toujours cherché à saboter la transition démocratique. Depuis le début. Ils ont essayé d'entraver l'économie, ils ont fait circuler de fausses informations pendant les deux gouvernements Hamdok, se souvient Amgad Farid, l'ancien chef de cabinet, qui a vécu les choses de l'intérieur. Ils sont derrière la tentative d'assassinat du premier ministre en mars 2020. » Il faut ici rajouter un peu de complexité à une situation déjà peu simple : les islamistes, au Soudan, sont divisés : il y a ceux qui sont fidèles à la ligne Frères musulmans de Hassan Al-Tourabi (décédé en 2016), l'idéologue qui voulait changer en profondeur la société, et ceux qui sont fidèles au parti d'Omar Al-Bachir, le PCN, qui mêlait beaucoup d'affairisme à son idéologie islamiste…

Un retour de l'ancien régime

Le coup d'État d'octobre 2021 porte la marque des deux. Il a scellé l'alliance entre le général Al-Burhan, alors chef du Conseil de souveraineté, et Ali Karti, un historique du Front national islamique d'Al-Tourabi, puis haut dignitaire du PCN. Le parti présidentiel a été dissous en 2019 au moment de la transition démocratique et ses biens ont été confisqués. Quand ils n'avaient pas été arrêtés, ses cadres ont, sur ordre du parti, quitté le Soudan et se sont, pour beaucoup, exilés en Turquie. « Les structures du parti n'ont pas pour autant disparu, explique Clément Deshayes, anthropologue et chercheur à l'Institut de recherches stratégiques de l'École militaire (Irsem). Des groupes en exil en Turquie, c'est celui dirigé par Ali Karti qui a pris le dessus. Il avait été coordinateur des FDP dans les années 1990, ministre de la justice, ministre des affaires étrangères. Au lendemain du coup d'État d'octobre 2021, le parti leur a donné l'ordre de rentrer au pays. Ce qu'ils ont fait. » Ali Karti est donc réapparu au Soudan, sans être inquiété, alors qu'il est sous le coup d'un mandat d'arrêt depuis 2019.

Rapidement après l'arrêt de la transition démocratique, le général Al-Burhan, dirigeant de facto du pays est revenu sur les purges menées dans l'administration après la révolution. Jour après jour, les Soudanais découvraient que tel ou tel, nommé par le gouvernement civil du premier ministre Abdallah Hamdok avait été évincé au profit de son prédécesseur islamiste. « La junte avait besoin de ces cadres du PCN pour gouverner le pays après le coup d'État, reprend Clément Deshayes.

Surtout, les militaires ont redonné de la puissance à l'aile civile des islamistes, celle qui est incarnée par Ali Karti, en leur permettant d'ouvrir toutes les associations, toutes les organisations parapubliques, comme celle de la Daawa islamique qui recevait une partie de la zakat [[L'aumône légale, un des cinq piliers]de l'islam.] et entretenait la base sociale du régime d'Omar Al-Bachir en distribuant des emplois et en menant des actions charitables.

À bas bruit, ils ont repris pied dans le pays.

« Juste avant le déclenchement de cette guerre, ils ont attisé les tensions, sur les réseaux sociaux, sur le terrain », déplore Amgad Farid. On a vu, en effet, des figures islamistes, dans les semaines précédant le 15 avril, appeler à « l'action armée ». Certaines sources expliquent qu'ils ne pardonnent pas à Abdelfattah Al-Burhan d'avoir accepté les pourparlers de Jeddah organisés par l'Arabie saoudite et les États-Unis au sujet de l'application du droit humanitaire, même si l'accord issu de ces rencontres n'a pas été respecté sur le terrain. De même, la libération du gang de Kober attiserait les tensions existantes au sein du mouvement islamiste. Ce sont peut-être là de rares bonnes nouvelles pour le peuple soudanais. Personne n'imagine, de toute façon, accepter un retour des militaires et des islamistes au pouvoir, une fois que les armes se seront tues, après le désastre de cette nouvelle guerre.


1Pluriel de koz, qui désigne le gobelet en fer-blanc servant à boire de l'eau. Hassan Al-Tourabi, idéologue Frère musulman du régime d'Omar Al-Bachir avant d'être écarté dans les années 2000, avait expliqué : « la religion est une mer, et nous sommes ses kaizan ».

Un an après, l'impunité pour l'assassinat de Shirin Abou Akleh

Le 11 mai 2022, la journaliste d'Al-Jazira Shirin Abou Akleh était tuée alors qu'elle couvrait un assaut sur Jénine. L'affaire aurait pu être enterrée, elle n'était ni la première ni la dernière journaliste palestinienne tuée par les forces israéliennes sans que jamais aucun militaire n'ait été poursuivi1. D'ailleurs dans un premier temps, Israël accusa des groupes armés palestiniens, avant finalement de reconnaitre qu'il y avait une « forte possibilité » que son armée soit responsable, mais sans prendre la moindre mesure contre les responsables de ce crime, une impunité qui est la règle dans ce pays.

La popularité régionale et internationale de Shirin, sa double nationalité palestinienne et américaine, ont rendu un peu plus difficile l'enterrement de ce forfait. D'autant qu'une enquête de CNN concluait, avec de nouvelles images, qu'il s'agissait d'une attaque délibérée. En novembre 2022, le FBI ouvrait une enquête, dénoncée par Tel-Aviv, mais elle est au point mort. Pourtant, un nouveau rapport du coordinateur américain pour Israël et l'autorité palestinienne semble confirmer le caractère délibéré de l'assassinat de Shireen ; pour l'instant, l'administration Biden refuse de le transmettre au Congrès avant de l'avoir « édité »2.

Nous republions ci-dessous notre éditorial du 16 mai 2022 « Obscénités israéliennes, complicités occidentales et arabes » sur ce crime et sur l'impunité d'Israël rendue possible par la complicité américaine, européenne — notamment française —, et arabe.

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Obscène. Si l'on en croit le Dictionnaire étymologique de la langue française d'Alain Rey, l'adjectif emprunté au latin obscenus signifie de « mauvais augure, sinistre », et il est passé dans le langage courant au sens de « qui a un aspect affreux que l'on doit cacher ».

Antigone à Jérusalem

C'est le premier qualificatif qui vient à l'esprit avec les images des funérailles de la journaliste palestinienne Shirin Abou Akleh assassinée le mercredi 11 mai 2022 par l'armée israélienne. Des policiers prennent d'assaut son cercueil qui manque d'être renversé, matraquent les manifestants, lancent des grenades assourdissantes et arrachent des drapeaux palestiniens. Cette action, au-delà même de tout jugement politique, porte atteinte au plus profond de la dignité humaine, viole un principe sacré qui remonte à la nuit des temps : le droit d'être enterré dans la dignité, que résume le mythe d'Antigone. Celle-ci lance au roi Créon, qui refuse une sépulture à son frère et dont elle a violé les ordres :

Je ne croyais pas tes proclamations assez fortes pour que les lois des dieux, non écrites et toujours sûres, puissent être surpassées par un simple mortel3.

Israël ne tente nullement de cacher ses actions, car il ne les considère pas comme obscènes. Il agit au grand jour, avec cette chutzpah, cette arrogance, ce sentiment colonial de supériorité qui caractérise non seulement la majorité de la classe politique israélienne, mais aussi une grande partie des médias, alignés sur le récit que propagent les porte-paroles de l'armée. Itamar Ben-Gvir a beau être un député fasciste — comme le sont, certes avec des nuances différentes, bien des membres du gouvernement actuel ou de l'opposition —, il exprime un sentiment partagé en Israël en écrivant :

Quand les terroristes tirent sur nos soldats à Jénine, ils doivent riposter avec toute la force nécessaire, même quand des “journalistes” d'Al-Jazira sont présents dans la zone au milieu de la bataille pour perturber nos soldats.

Sa phrase confirme que l'assassinat de Shirin Abou Akleh n'est pas un accident, mais le résultat d'une politique délibérée, systématique, réfléchie. Sinon, comment expliquer que jamais aucun des journalistes israéliens qui couvrent les mêmes événements n'a été tué, alors que, selon Reporters sans frontières (RSF), 35 de leurs confrères palestiniens ont été éliminés depuis 2001, la plupart du temps des photographes et des cameramen4 — les plus « dangereux » puisqu'ils racontent en images ce qui se passe sur le terrain ? Cette asymétrie n'est qu'une des multiples facettes de l'apartheid à l'œuvre en Israël-Palestine si bien décrit par Amnesty International : selon que vous serez occupant ou occupé, les « jugements » israéliens vous rendront blanc ou noir pour paraphraser La Fontaine, la sentence étant le plus souvent la peine de mort pour le plus faible.

Le criminel peut-il enquêter sur le crime qu'il a commis

Pour une fois, le meurtre de Shirin Abou Akleh a suscité un peu plus de réactions internationales officielles que d'habitude. Sa notoriété, le fait qu'elle soit citoyenne américaine et de confession chrétienne y ont contribué. Le Conseil de sécurité des Nations unies a même adopté une résolution condamnant le crime et demandant une enquête « immédiate, approfondie, transparente et impartiale », sans toutefois aller jusqu'à exiger qu'elle soit internationale, ce à quoi Israël se refuse toujours. Or, peut-on associer ceux qui sont responsables du crime à la conduite des investigations ? Depuis des années, les organisations de défense des droits humains israéliennes comme B'Tselem, ou internationales comme Amnesty International ou Human Rights Watch (HWR) ont documenté la manière dont les « enquêtes » de l'armée n'aboutissent pratiquement jamais.

Ces protestations officielles seront-elles suivies d'effet ? On peut déjà répondre par la négative. Il n'y aura pas d'enquête internationale, car ni l'Occident ni les pays arabes qui ont normalisé leurs relations avec Israël ne sont prêts à aller au-delà des dénonciations verbales qui n'égratignent personne. Ni de reconnaitre ce que l'histoire récente pourtant confirme, à savoir que chaque concession faite à Israël, loin de susciter la « modération » de Tel-Aviv, encourage colonisation et répression. Qui se souvient que les Émirats arabes unis (EAU) affirmaient que l'ouverture d'une ambassade de Tel-Aviv à Abou Dhabi permettrait d'infléchir la politique israélienne ? Et la complaisance de Washington ou de l'Union européenne (UE) pour le gouvernement israélien, « notre allié dans la guerre contre le terrorisme » a-t-elle amené ne serait-ce qu'un ralentissement de la colonisation des territoires occupés que pourtant ils font mine de condamner ?

La Cour suprême entérine l'occupation

Deux faits récents viennent de confirmer l'indifférence totale du pouvoir israélien aux « remontrances » de ses amis. La Cour suprême israélienne a validé le plus grand déplacement de population depuis 1967, l'expulsion de plus de 1 000 Palestiniens vivant dans huit villages au sud d'Hébron, écrivant, toute honte bue, que la loi israélienne est au-dessus du droit international. Trop occupés à punir la Russie, les Occidentaux n'ont pas réagi. Et le jour même des obsèques de Shirin Abou Akleh, le gouvernement israélien a annoncé la construction de 4 400 nouveaux logements dans les colonies de Cisjordanie. Pourquoi se restreindrait-il alors qu'il sait qu'il ne risque aucune sanction, les condamnations, quand elles ont lieu, finissant dans les poubelles du ministère israélien des affaires étrangères, et étant compensées par le rappel permanent au soutien à Israël. Un soutien réitéré en mai 20225 par Emmanuel Macron qui s'est engagé à renforcer avec ce pays « la coopération sur tous les plans, y compris au niveau européen […]. La sécurité d'Israël est au cœur de notre partenariat. » Il a même loué les efforts d'Israël « pour éviter une escalade » à Jérusalem.

Ce qui se déroule en Terre sainte depuis des décennies n'est ni un épisode de « la guerre contre le terrorisme » ni un « affrontement » entre deux parties égales comme le laissent entendre certains titres des médias, et certains commentateurs. Les Palestiniens ne sont pas attaqués par des extraterrestres comme pourrait le faire croire la réaction du ministre des affaires étrangères français Jean-Yves Le Drian Sur son compte officiel twitter : « Je suis profondément choqué et consterné face aux violences inacceptables qui ont empêché le cortège funéraire de Mme Shireen Abou Akleh de se dérouler dans la paix et la dignité. »

Quant à tous les donneurs de leçons qui reprochent aux Palestiniens l'usage de la violence, bien plus limité pourtant que celui des Israéliens, rappelons ce qu'écrivait Nelson Mandela, devenu une icône embaumée pour nombre de commentateurs alors qu'il était un révolutionnaire menant la lutte armée pour la fin du régime de l'apartheid dont Israël est resté jusqu'au bout l'un des plus fidèles alliés :

C'est toujours l'oppresseur, non l'opprimé qui détermine la forme de la lutte. Si l'oppresseur utilise la violence, l'opprimé n'aura d'autre choix que de répondre par la violence. Dans notre cas, ce n'était qu'une forme de légitime défense.

On ne connaitra sans doute jamais l'identité du soldat israélien qui a appuyé sur la gâchette et tué la journaliste palestinienne. Mais ce que l'on sait déjà, c'est que la chaine des complicités est longue. Si elle prend sa source à Tel-Aviv, elle s'étire à Washington, se faufile à Abou Dhabi et à Rabat, se glisse à Paris et à Bruxelles. Le meurtre de Shirin Abou Akleh n'est pas un acte isolé, mais un crime collectif.


1Le 9 mai 2023, le Committee to Protect Journalists à Washington a publié les résultats de son enquête sur la mort d'une vingtaine de journalistes palestiniens.

3Sophocle, Antigone, Flammarion.

4Lire aussi, Olivier Pironet, « Mourir à Jénine », Blogs du Monde diplomatique, 14 mai 2022.

Entre l'Algérie et le Niger, la prison à ciel ouvert d'Assamaka

Depuis 2014, l'Algérie multiplie les expulsions vers le Niger de migrants subsahariens dans des convois plus ou moins officiels, et sans aucune humanité. Abandonnés dans le désert, ils doivent marcher plusieurs heures pour atteindre le village d'Assamaka, où, livrés à eux-mêmes, ils survivent comme ils peuvent.

Israël. Yaïr Nétanyahou, le fou du roi à la droite du père

Le fils aîné du premier ministre israélien est une figure montante dans l'espace médiatique du pays. Militant proclamé du suprémacisme identitaire juif, il est adulé par le camp colonial. Portrait d'un « influenceur » auprès duquel Éric Zemmour paraîtrait pâlichon.

Vous avez aimé Bension Nétanyahou, le grand-père, historien adhérent au sionisme d'extrême droite le plus radical, admirateur affiché de Benito Mussolini dans les années 1920 et, déjà à l'époque, grand pourfendeur des musulmans, ces « barbares ». L'écrivain américain Joshua Cohen en a fait le principal personnage, abject et drolatique, d'un roman qui lui a valu le prix Pulitzer aux États-Unis (Les Nétanyahou, Grasset, 2022).

Vous avez adulé le fils, Benyamin, recordman de longévité à la tête du gouvernement israélien, chantre du « Grand Israël » aujourd'hui aux abois pour des vétilles : trois poursuites judiciaires et des centaines de milliers d'opposant·es dans les rues huant son nom. Vous allez adorer Yaïr, troisième du nom de la dynastie, fils aîné du précédent, suprémaciste juif revendiqué, ici ou là surnommé « Yaïr le dingo » mais en qui d'aucuns voient l'étoile montante de la politique israélienne.

« Mon pote, tu dois être très gentil avec moi »

On est à l'été 2015. Yaïr et son pote Kobi sortent éméchés d'une boîte de strip-tease de Tel-Aviv. Les deux compères envisagent d'aller voir des prostituées. Kobi propose un endroit. Yaïr refuse de payer le taxi. Kobi insiste, son copain lui doit déjà pas mal d'argent. Mais Yaïr, comme sa maman, est connu pour considérer que tout lui est dû. Alors, il dégaine : « Mon pote, tu dois être très gentil avec moi. Mon père a arrangé pour le tien un deal à 20 milliards de dollars. Tu ne vas pas pleurnicher pour 400 shekels [100 euros] que je te dois, espèce de fils de pute. »

Le problème, c'est que Kobi est le fils du milliardaire Ori Maïmon, principal investisseur israélien dans l'exploitation des champs gaziers découverts alors en Méditerranée. L'autre problème, c'est que l'altercation a été enregistrée. Par qui ? Le chauffeur, peut-être. Car trois ans plus tard, une chaîne de télévision israélienne diffuse l'enregistrement.

Les suites seront un peu désagréables pour le fils comme pour le père Nétanyahou, qui parlera de « deux jeunes gens qui plaisantaient ». Mais elles seront vite oubliées et Yaïr, depuis, a vu sa cote d'amour croître sans cesse en Israël dans les milieux suprémacistes juifs.

Aujourd'hui, ses « followers » sur Twitter sont plus de 170 000, son podcast, The Yair Netanyahu Show, est un must. Yaïr anime chaque vendredi une émission sur la chaîne radiophonique Galei Israël, sise dans une colonie en territoire occupé palestinien. On y profère des propos d'un racisme que quelqu'un comme Éric Zemmour rêverait de pouvoir prononcer impunément.

Ce qui séduit ses auditeurs ? D'abord, son franc-parler. Comme Donald Trump, Yaïr Nétanyahou mêle provocations et infox dans un langage dénué de freins. Semaine après semaine, il y conchie ses cibles préférées : les Arabes, l'islam, les intellos et artistes progressistes, et plus simplement tous ceux qui émettent la moindre critique envers son père.

L'espoir « que les gauchistes mourront tous du Covid »

En juillet 2020, l'agence Associated Press notait qu'en un mois, il avait appelé à [expulser de Tel-Aviv les « minorités » (comprendre : les Palestinien·nes), repris la thèse conspirationniste voulant que Barack Obama soit né au Kenya, demandé à une journaliste israélienne qui lui déplaisait si elle avait couché pour obtenir son poste, traité la police enquêtant sur les soupçons de corruption de son père de « Gestapo » et de « Stasi ». Un journaliste israélien a ainsi défini son credo fin mars dans le quotidien israélien Haaretz1 :

Offrir une réponse simple à chaque problème. Les immigrés ? On les expulse. Les terroristes ? On les électrocute. Le terrorisme ? On l'éradique. L'Iran ? On le bombarde. La Cour suprême ? On la rend au peuple. Un ministre de la défense dit que la législation qu'on veut faire voter menace la sécurité du pays ? On le vire !

Depuis une dizaine d'années, la liste des frasques et la quantité « des thèses conspirationnistes, absurdités et mensonges » énoncés par cet homme âgé aujourd'hui de 31 ans est ahurissante. En 2019, il accuse Martin Indyk, ex-ambassadeur américain dans son pays, de vouloir « détruire Israël ». En 2020, il accuse les manifestantes et manifestants hostiles à son père d'être « financés par des fonds européens, par Soros, le pédophile Epstein et Ehoud Barak »2.

La même année, il est traité en guest star en Allemagne par l'Alternative pour l'Allemagne (AfD), le parti d'extrême droite qui accueille en son sein les néonazis. En 2021, il clame qu'il « espère que les gauchistes mourront tous du Covid ».

L'inversion du sens des mots

Depuis que son père a de nouveau remporté les élections législatives en Israël, en novembre 2022, et installé peu après un gouvernement insérant en majesté l'extrême droite coloniale en son sein, le « dingo » semble avoir basculé dans une attitude plus libérée que jamais de toute contrainte — comme, en parallèle, y succombe aussi la fraction de l'opinion israélienne qui soutient l'alliance de l'extrême droite et des partis religieux. Comme si leur accession au pouvoir avait libéré les miasmes les plus nauséabonds et les propensions à la brutalité les plus viles de la société israélienne.

Dès lors, le nouveau gouvernement installé, Yaïr dit dans une interview3 que les procureurs et les policiers chargés des enquêtes sur son père sont « des traîtres », ajoutant qu'en Israël la loi « punit la trahison de la peine de mort ». Il oublie au passage que cette loi israélienne n'est valable que pour la haute trahison en temps de guerre. Réaction du papa : « Bien que chacun ait le droit d'exprimer son opinion, je ne suis pas d'accord avec ces propos »…

Le 18 mars 2023, dénonçant les défilés grandissants en Israël contre le projet de loi soumettant la Cour suprême au pouvoir exécutif que Nétanyahou entend faire voter, Yaïr compare les manifestant·es aux SA, les sections d'assaut mises en place par Hitler en Allemagne. Sur Twitter, il accuse aussi l'actuel Département d'État américain d'« être derrière les manifestations pour renverser Nétanyahou, afin de parvenir à un accord avec les Iraniens ». Sa source ? Breibart News, le site de la « droite alternative » américaine. Et qui est derrière ce complot ? Le financier George Soros, bien sûr.

Ces attaques contre le magnat juif et les références aux nazis pour qualifier ses opposants ne sont pas de simples aberrations. Comme chez Trump, l'utilisation systématique de l'inversion du sens est constitutive chez Yaïr. Ainsi en va-t-il de l'accusation de « nazisme », d'agir en « kapo », SS ou SA… portée à tort et à travers pour qualifier — ou plutôt disqualifier — tout opposant. En 2020 par exemple, Nétanyahou le troisième, qui abhorre toute idée de collectivité, assimile les kibboutz à « l'Allemagne nazie ».

Quand on déteste des gens, on les traite de nazis, c'est la règle. The Daily Stormer, site internet néonazi américain, traitera en 2017 Yaïr Nétanyahou de « frère absolu »4. La recette est connue : plus c'est gros, mieux ça marche. C'est pourquoi Yaïr, en mars 2023, peut aussi tweeter au sujet des manifestants contre son père qu'ils « ne sont pas des protestataires. Ni des anarchistes. Ce sont des terroristes ». Nazi, terroriste, tout ça c'est pareil ; ça ne sert qu'à calomnier l'adversaire.

« Trouve-toi un mari arabe et fous-nous la paix »

Qui s'étonnera que Nétanyahou le Troisième soit un habitué des prétoires ? Souvent attaqué en diffamation, il attaque plus souvent encore le premier ses adversaires. Procédurier compulsif, il part du principe qu'il gagne dans tous les cas. S'il l'emporte, justice est faite. S'il perd, c'est bien que l'État profond est pourri. Un exemple parmi d'autres. Ex-députée travailliste devenue écologiste, Stav Shaffir le traite de raciste et de « harceleur ». Il l'attaque en diffamation. Au procès, il prétend qu'elle s'est elle-même acoquinée au « pédophile Epstein » et termine sa diatribe en lui lançant : « Trouve-toi un mari arabe, convertis-toi à l'islam et fous-nous la paix »5. Il perd son procès, évidemment, mais il gagne parmi les siens.

En Israël, un pays où les sondages ont régulièrement montré que la population juive était favorable à Donald Trump à 70 %, voire 75 %, cette attitude choque moins qu'elle ne convainc. Dès lors, en janvier 2023, à l'invitation de l'« illibéral » président Viktor Orbán, il participe à une conférence à Budapest au cours de laquelle il explique que « critiquer George Soros n'est pas antisémite » devant un parterre de personnalités hongroises qui ont fait du régent Horthy, maître de la Hongrie de 1920 à 1944 qui instaura des lois anti-juives avant même que l'Allemagne nazie n'en adopte, leur idole historique.

Yaïr Nétanyahou, devenu un influenceur à succès, entretient les meilleures relations avec des représentants patentés de la droite alternative, nouveau nom de l'extrême droite identitaire occidentale. A-t-il des ambitions politiques ? La réponse n'est pas évidente. Ambitieux, Yaïr l'est. Politique, c'est moins clair. Ce qui est certain, c'est qu'il a toujours vécu dans une ambiance protectrice où il était prince. Il n'avait que 4 ans lorsque son père, Benyamin, a pris pour la première fois la tête du gouvernement avant, plus tard, de régner quatorze années durant sur le pays. Entre une mère, Sara, qui a montré à satiété qu'elle concevait le service de l'État comme la mise de l'État à son service, et un père acclamé par ses partisans comme « Bibi, roi d'Israël », pas besoin d'être fin psychologue pour imaginer pourquoi Yaïr Nétanyahou se comporte depuis toujours comme ces enfants-rois qui se sentent tout-puissants et n'admettent aucune contrainte. Il n'est pas seul en ce cas. Ainsi se perçoivent aussi ces colons idéologiques fanatiques qui multiplient les menées pogromistes contre les Palestinien·nes avec le même sentiment d'impunité légitime.

Une influence discutée

Pour autant, l'influence réelle de Yaïr sur son père n'est pas claire. Divers commentateurs israéliens pensent que Nétanyahou garde la main et se sert de son fils pour tester les frontières de l'admissible aux yeux de l'opinion. Au contraire, Ben Caspit, biographe de Benyamin Nétanyahou, estime que sa femme et son fils « donnent complètement le ton » et sont les plus influents conseillers du maître.

On raconte, par exemple, que lorsque le soldat Elor Azaria, en 2016, avait assassiné de sang-froid un jeune Palestinien déjà blessé et gisant dans son sang, et que, l'acte ayant été filmé, il était difficile à l'armée de ne pas sanctionner le soldat, Nétanyahou avait d'abord acquiescé. Mais quelques heures plus tard, il tournait casaque. Yaïr lui aurait montré les « milliers de réactions outrées » de jeunes Israélien·nes sur les réseaux sociaux, et le chef du gouvernement aurait alors couru rencontrer chez eux les parents du soldat incarcéré.

Quant à Nir Hefetz, ancien conseiller de Nétanyahou père devenu dans les procès en cours « témoin de l'État » (c'est-à-dire collaborateur de l'accusation en contrepartie de l'abandon des poursuites à son égard), il pense que Yaïr joue un rôle très important dans les décisions politiques de son géniteur. Nétanyahou père aurait, assure-t-il, repoussé un déplacement en Inde en 2017 parce que son fils aurait violemment manifesté son courroux de ne pas être invité dans la délégation israélienne.

Beaucoup, en Israël, estiment que l'influence de Yaïr a commencé de s'imposer au Likoud, le premier parti du pays, comme une alternative possible à son père lorsque ce dernier a connu des difficultés aux quatre scrutins législatifs successifs menés à partir d'avril 2019. « On adorerait pouvoir ne pas tenir compte [de Nétanyahou fils], comme si ce gosse difficile était juste un embarras pour son père. Mais la vérité est que sa grande influence est désormais démontrée », disait dès 2020 Raviv Drucker, un enquêteur respecté de la télévision israélienne (et honni des Nétanyahou).

Yaïr a cependant un handicap. La puissance du père semble décliner. Pas seulement parce que l'extrême droite radicale le tient en otage. Mais parce que son image semble lentement s'éroder. Le 10 avril, il donnait une conférence de presse. Interrogé sur le rôle de son fils, il a déclaré : « Yaïr n'a aucune influence. C'est une personne indépendante, avec ses propres opinions. »

L'ancien premier ministre Naftali Bennett s'est précipité à la radio pour déclarer : « Nétanyahou est un irresponsable. On aurait presque cru entendre Yaïr Nétanyahou. » Ce qui n'était pas une flatterie. Quant à Avigdor Lieberman, qui fut son ministre de la défense, il a eu ce commentaire sur Galei Tsahal, la radio militaire : « Nétanyahou ne prend plus aucune décision. Il ne fait qu'exécuter les ordres de son fils. »6. Vrai, faux ou entre les deux, cela ne sent pas très bon, ni pour le papa, ni pour le fils.


1« Yair Netanyahu's Weekly Radio Show : A Window Into the pro-Bibi Israeli Right's Bubble of Conspiracies ».

2Yaïr hait l'Union européenne ; George Soros est un juif américain, magnat de la finance et progressiste, cible préférée de l'extrême droite américaine ; Jeffrey Epstein était un milliardaire qui organisait des orgies et s'est suicidé en 2019 ; Ehoud Barak est un ex-premier ministre travailliste israélien.

5« Israeli Court Rules MK's Claim That Yair Netanyahu Is ‘Racist' Not Libelous », Haaretz, 30 mars 2023.

Illusoire rapprochement entre Ankara et Damas

Acteur majeur dans le conflit syrien, la Turquie a rompu ses relations diplomatiques avec la Syrie en octobre 2011. Depuis cette date, les deux pays entretiennent les pires relations.Depuis peu pourtant, Ankara tâte la possibilité d'une normalisation, mais les obstacles sont nombreux. Et il n'est pas sûr que la victoire éventuelle de l'opposition aux élections du 14 mai 2023 suffise à les lever, alors même que la Ligue arabe vient de réintégrer le pays après onze années.

En décembre 2022, une rencontre officielle s'est déroulée à Moscou entre les ministres turc et syrien de la défense. En août 2022, Mevlüt Cavuşoğlu, ministre turc des affaires étrangères avait reconnu avoir eu quelques échanges avec son homologue syrien. Parallèlement, le président Recep Tayyip Erdoğan lui-même a déclaré qu'il était important de ne pas complètement rompre le dialogue dans les relations entre les États et qu'en politique, il est inconvenable de ne jamais se parler. Plus largement, Ankara s'est engagé dans une phase de réparation de ses relations avec nombre de pays, comme l'Égypte, les Émirats arabes unis, l'Arménie et même Israël. Dès lors, il serait logique d'inclure la Syrie dans la liste, a fortiori depuis que les deux pays ont été endeuillés par le tragique séisme du 7 février 2023 - une décision qui pourrait être facilité par le retour de la Syrie dans la Ligue arabe. On peut cependant se demander si les signes d'une possible normalisation turco-syrienne relèvent d'un effet d'annonce à portée électoraliste dans le cadre d'une campagne très incertaine ou d'un premier pas diplomatique.

Focus élections turques

Les illusions perdues d'un « printemps syrien »

Conflictuelles par le passé, les relations entre la Turquie et la Syrie ont pris une tournure positive dès 1998 quand le régime de Damas, cédant aux menaces et aux marchandages turcs, expulsa le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et son chef Abdullah Oçalan de son territoire. Une nouvelle ère s'ouvrait alors avec la succession de Bachar à son père Hafez Al-Assad le 10 juillet 2000, puis l'arrivée au pouvoir d'Erdoğan en 2003. Dès lors, les relations bilatérales se sont améliorées, tant les deux pays semblaient partager des intérêts communs, jusqu'au point d'envisager la création d'un espace de libre-échange, dit « Shamgen » — Sham étant le nom donné par les conquérants arabes au Moyen Âge à la Grande Syrie, c'est-à-dire l'équivalent des États actuels de Syrie, Liban, Jordanie, Israël et Palestine, plus une partie du sud-est de l'actuelle Turquie —, par allusion au modèle du traité de libre circulation européen de Schengen.

Puis explosent les printemps arabes. En 2011, quand la révolte gagne Damas, Ankara pense convaincre Bachar Al-Assad de procéder à des réformes d'apaisement social et politique. Cette naïveté s'évapore sous le feu de la violence sanguinaire du régime. De désillusions en humiliations, Erdoğan rejoint le camp de la Ligue arabe et des Occidentaux, à cette différence près que son soutien à l'opposition syrienne est total : politique, militaire et logistique, dans l'espoir de l'avènement d'un gouvernement légitimé par les urnes, plus inclusif et représentatif de la société multiethnique et multiconfessionnelle syrienne. Mais les soutiens turcs sont insuffisants, l'aide occidentale trop molle pour ne pas dire lâche, surtout face aux alliés russes et iraniens de la Syrie, ainsi que du Hezbollah libanais, qui écrasent la rébellion dans le sang. La révolution sombre dans un champ de ruines et le conflit dégénère en guerre civile, confessionnelle et en espace de confrontation entre plusieurs puissances régionales et internationales aux objectifs irréconciliables.

La Syrie redevient ce qu'elle avait toujours été pour la Turquie : un cauchemar instable au Sud et un bastion de guérilla kurde sous le contrôle du PKK. S'y ajoute un afflux de près de quatre millions de réfugiés syriens dont le séjour, initialement perçu comme humanitaire et provisoire, s'inscrit dans un exil définitif qui rebat les cartes démographiques et sociales. Au nom de sa sécurité, Ankara effectue quatre interventions militaires de grande ampleur en Syrie, où elle occupe avec l'aide de ses affidés, une bande de territoire transfrontalier. Ainsi, entre le nombre de Syriens vivant en Turquie et ceux vivant dans les zones occupées par son armée, près du tiers de la population totale de la Syrie se trouve sous contrôle d'Ankara.

Contenir les Kurdes

Le président turc, qui fut l'architecte de l'amélioration des relations bilatérales et qui s'adressait à Bachar Al-Assad en disant « mon frère » prend officiellement acte en octobre 2011 de la rupture. Douze ans plus tard, il doit constater que ce dernier s'est maintenu au pouvoir. Pour sortir de l'ornière, Erdoğan semble contraint de changer de politique. Ceux qui hier soutenaient l'opposition syrienne sont revenus à des positions plus fatalistes et pragmatiques : l'Arabie saoudite en premier lieu, mais aussi les les Émirats arabes unis ont oeuvré à la réintégration de la Syrie dans la Ligue arabe actée le 6 mai 2023. L'Occident, obnubilé par la menace terroriste de l'organisation de l'État islamique (OEI) s'accommode du « boucher de Damas », sans même parler de le réhabiliter, sujet sur lequel les Européens restent divisés.

Ne manque plus qu'Erdoğan sur la photo de famille reconstituée. Ses propres objectifs et intérêts nationaux ont évolué depuis sa première intervention militaire en 2016. Il n'est plus question de renverser Assad ; désormais l'urgence pour Ankara est à contenir la montée en puissance du facteur kurde en Syrie et la place qu'occupent le PKK et ses alliés locaux. Mais deux autres raisons majeures motivent Erdoğan.

Tout d'abord, pour la première fois depuis vingt ans, il constate sa dégringolade dans les sondages pour les élections présidentielle et législatives du 14 mai 2023. Les difficultés économiques s'accumulent et nourrissent le ressentiment populaire ; le débordement après le séisme des services de secours, pourtant aguerris à l'exercice, a renforcé le mécontentement, ce qui incite le président turc à poursuivre sa politique de baisse des tensions avec les voisins, y compris avec la Syrie.

Le fardeau des réfugiés

Et c'est bien cette question migratoire, l'épineuse intégration ou le renvoi de près de cinq millions de réfugiés dans le pays, dont environ quatre originaires de Syrie, qui s'invite en arbitre dans le scrutin. La Turquie est le pays qui accueille actuellement le plus de réfugiés au monde, et cette masse de malheurs humains pèse d'un poids économique, politique, démographique et culturel, très mobilisateur pour l'opposition au régime d'Erdoğan. En ce qui concerne les Syriens, de réfugiés humanitaires temporaires ils sont devenus, crise économique aidant, les boucs émissaires de la vindicte populaire. Déconsidérés comme étant les « petits protégés » d'Erdoğan, ils écopent de la double peine et sont aussi la cible des critiques visant la politique autoritaire d'Ankara.

Le renvoi des réfugiés en Syrie, qu'il soit forcé ou sur la base du volontariat, est l'idée stratégique centrale de plusieurs partis de l'opposition. À des degrés divers, ils soufflent sur les braises d'un fond populiste et ultranationaliste anti-réfugiés, comme chez Ümit Özdag, chef d'un parti de droite qui préconise le renvoi immédiat des Syriens dans leur pays. Il ne cesse de diffuser de purs mensonges sur des crimes commis par des réfugiés, ou sur leur coût économique pour la société. Laisser planer une possible normalisation des relations bilatérales relève donc bien de la tactique électoraliste pour couper l'herbe sous les pieds de l'opposition dont la plupart des partis n'ont jamais approuvé la rupture avec Bachar.

La Turquie entraînée dans le conflit

Dans les premiers mois de la contestation populaire syrienne entre mars et septembre 2011, la Turquie résiste aux pressions internationales et campe sur les principes de non-ingérence hérités de Mustafa Kemal Atatürk, opposé à toute immixtion dans les affaires des pays voisins, surtout dans les pays arabes. Rattrapée par la réalité du terrain, c'est bien l'aggravation du conflit, les répercussions économiques néfastes, la multiplication des attaques sur son territoire, et l'afflux chez elle de réfugiés, qui amènent Ankara à s'impliquer directement. Et elle est presque la dernière à le faire après d'autres acteurs étatiques ou non, dont la sécurité n'est pourtant pas affectée : la Russie, l'Iran, le Hezbollah et le PKK. Même les Occidentaux, pourtant bien éloignés du théâtre syrien, mais touchés par les attentats chez eux, interviennent en Syrie pour mettre en échec l'OEI, qui puise en partie sa force du chaos syrien.

Ce n'est qu'en août 2016 que la Turquie effectue une première invasion en territoire syrien au nom de sa sécurité, comme elle le fait aussi plus loin en Irak. À ce jour, la frontière turco-syrienne n'est toujours pas pacifiée aux yeux d'Ankara et la situation interdit tout retrait de la bande transfrontalière occupée. Depuis la Syrie, l'entité kurde contrôlée par le Parti de l'Union démocratique (PYD), proche du PKK utilise cette zone comme base de repli. Et le risque d'afflux de nouveaux réfugiés n'est toujours pas endigué. La persistance d'un tel contexte questionne : la réconciliation mettrait-elle fin à ces menaces ? La réponse est indéniablement non. Une réconciliation conditionnée au retrait des troupes d'occupation turques est illusoire, puisqu'elle n'apporterait aucune garantie sécuritaire.

En ce qui concerne la « question kurde », depuis 1998 et jusqu'en 2011, Damas contrôlait sa zone kurde, sans l'instrumentaliser contre la Turquie comme elle l'avait fait entre 1984 et 1998. Le soutien d'Erdoğan à l'opposition syrienne a ranimé la coopération entre le PKK et le régime. Bachar Al-Assad, en guise de représailles, a volontairement abandonné certaines zones le long de la frontière pour y permettre le retour du PKK, qui a imposé son hégémonie sur l'ensemble des partis et mouvances kurdes. En échange, le PKK a empêché la participation des partis et intellectuels kurdes à la rébellion contre le président syrien.

Alliance avec les États-Unis

Une décennie de semi-autonomie dans cette région à la tête d'une entité kurde sous la direction du PYD a permis au PKK de renforcer ses positions et son autorité. Il bénéficie en outre du soutien réitéré des Occidentaux pour endiguer toute résurgence de l'OEI. De fait, le chaos syrien comme base arrière et l'armement du PKK contre l'OEI ont servi le PKK. Poussé par Vladimir Poutine, Erdoğan se réconciliera-t-il avec Bachar Al-Assad ? La question centrale demeure : cette réconciliation permettra-t-elle de réduire la menace que fait peser, selon Ankara, le PKK ? Rien n'est moins sûr. Premièrement, il n'est pas évident que le président syrien soit en capacité, si tant est qu'il en ait la volonté, de mettre fin à cette entité kurde. D'autant que cette semi-autonomie kurde bénéficie de la protection d'autres acteurs étatiques, à commencer par les États-Unis. Cette alliance entre le PKK et les États-Unis est trop précieuse pour ces derniers.

Le second obstacle sur le chemin de Damas concerne les réfugiés syriens. Quelle que soit la forme qu'elle prendrait, comment imaginer qu'elle soit acceptable aux yeux de 4 millions de réfugiés ? Même sur la base du volontariat, très peu d'entre eux voudront retourner en Syrie. D'autant plus que la normalisation étant conditionnée au retrait des troupes turques, les zones occupées seront reprises par le régime syrien et jetteront sur les routes de nouveaux cortèges de malheureux. Ceux-là n'auront d'autre choix que la Turquie, pour éviter de se retrouver sous le joug du « boucher de Damas ».

Enfin, à l'exception de la Russie de Poutine qui n'a de cesse de mettre la pression sur son client syrien et son partenaire de circonstance turc, aucune autre puissance étrangère n'est réellement favorable à une réconciliation entre Damas et Ankara. Le plus grand obstacle est de toute évidence l'opposition affirmée des États-Unis à cette normalisation, car pour Washington, elle serait plus porteuse de risques que d'apaisement. Leur analyse s'appuie sur les retombées négatives pour leurs alliés kurdes. Toute réconciliation, qui plus est sous patronage des Russes, réduirait les perspectives de maintien des forces armées américaines en Syrie. Or, sans l'aide américaine, l'entité kurde seule ne ferait pas le poids face à une possible offensive turque, ou syrienne, ou les deux, à supposer que Bachar et Erdoğan unissent leurs efforts. Par ailleurs, moralement, il serait maladroit de laisser un allié de l'OTAN se réconcilier avec un ennemi et un paria international, soumis à des sanctions et dont on espère qu'il pourra à terme être poursuivi pénalement pour crimes contre l'humanité. Enfin, laisser cette réconciliation se faire sous l'égide de Poutine équivaudrait à lui accorder une victoire diplomatique.

Un défi pour l'opposition

Paradoxalement, si l'opposition arrive au pouvoir, elle sera confrontée à des défis supplémentaires. Peut-elle accepter le retrait des forces turques de Syrie, alors que, comme Erdogan, une grande partie de ses composantes elle perçoit les Kurdes du PKK en Syrie comme une menace existentielle ? Et si elle rendait Assad à nouveau fréquentable, alors qu'une partie de la communauté internationale exige qu'il soit jugé devant la Cour pénale internationale (CPI), cela ne ruinerait-il pas son discours sur la défense de la démocratie et des droits humains ? Enfin peut-elle accélérer le départ des réfugiés syriens (bien que ceux-ci soient une manne de main-d'œuvre pas chère pour le patronat) sans compromettre son discours sur l'État de droit ?

Quelle que soit l'issue du scrutin du 14 mai, la marge de manœuvre politique des élites turques sur la Syrie est ténue et apparait inversement proportionnelle au bruit qu'elles déploient sur le sujet dans la campagne électorale. L'agitation politicienne relève davantage de calculs électoralistes court-termistes plutôt que d'une politique mûrement réfléchie pour la défense des intérêts de la Turquie à long terme dans la région.

Sources

– Roberto Aliboni, « Will Turkey and Syria Reconcile ? », Instituto Affari Internazionali, 24 octobre 2022 – Sam Dagher, « Syrian-Turkish Rapprochement », Konrad Adenauer Stiftung, janvier 2023
➞ Mehmet Emin Cengiz, « Turkey-Syrian Regime Talks : Is normalization a Real Possibility ? », Al Sharq Strategic Research, février 2023
➞ Charles Lister, « Turkish-Syrian Re-engagement : Drivers, Limitations, and US Policy implications », Middle East Institute, janvier 2023 – Hussam al-Mahmoud, Khaled Al-Jeratli, Muhammed Fansa, « Obstacles, ceiling of expectations Turkey and Assad regime : Normalization on hot fire », Enab Baladi, janvier 2023
➞ Ömer Taspinar, « United States and the Prospects of Turkey-Syria Rapprochement », Emirates Policy Center, 31 janvier 2023

Turquie. Les clés de scrutins incertains pour Recep Tayyip Erdoğan

Les électeurs votent le même jour pour la présidentielle et les législatives en Turquie, et cela rend les scrutins du 14 mai 2023 particulièrement importants. La crise économique, la corruption et l'incurie des autorités après le séisme de février 2023 fragilisent le président sortant Recep Tayyip Erdoğan et ses partisans. Revue de détail des forces en présence.

Au vu de la configuration politique actuelle, les élections générales qui se tiendront en Turquie le 14 mai 2023 sont susceptibles de conduire à une défaite de Recep Tayyip Erdoğan, dont le Parti de la justice et du développement (AKP) est au pouvoir depuis 2002. Avec les pertes des grandes villes par le régime lors des municipales de 2019, cette possibilité s'est accentuée face à l'incurie des services de l'État après le tremblement de terre qui a causé plus de 50 000 morts en Turquie le 6 février. En 1999 déjà, après le tremblement de terre de la Marmara, le même spectacle navrant de l'incapacité d'institutions corrompues à affronter les conséquences matérielles et humaines de la catastrophe avait facilité l'accès de l'AKP au pouvoir.

Pour saisir les enjeux des élections, il faut rappeler qu'après une période d'expansion à travers une intégration plus poussée dans le capitalisme mondial, avec une économie orientée vers l'exportation industrielle, la Turquie a été fortement secouée par la crise de 2008. Le marasme s'est accéléré ces dernières années en raison d'une politique économique erratique et court-termiste.

Depuis la crise de 2008, l'AKP au pouvoir a connu une fuite en avant autoritaire qui s'est renforcée à mesure que cette évolution générait des oppositions dans la société, a fortiori avec l'engagement du régime turc en Syrie. Sur la question kurde, qui occupe une place structurelle en Turquie depuis la formation de la République, la répression est depuis plusieurs années la principale réponse du régime, avec des milliers de maires, responsables politiques et militants du mouvement kurde (ainsi que des animateurs de mobilisations de gauche) mis en prison.

Enfin, en 20 ans, l'AKP s'est embourbé dans un marécage de corruption tandis que le parti en lui-même, initialement machine politique de masse extrêmement efficace, est devenu une coquille vide composée d'opportunistes bénéficiant des moyens de l'État et des satellites du régime, comme de l'écrasante majorité des médias.

Dans ce contexte, les élections générales qui se tiendront dans quelques jours sont particulièrement importantes. Deux scrutins se dérouleront le 14 mai : un premier tour de l'élection présidentielle et les élections législatives. L'élection présidentielle s'organise en deux tours entre les deux candidats ayant obtenu le plus de voix si aucun candidat n'atteint la majorité au premier tour. Régime présidentiel fort, notamment depuis la suppression en 2018 du poste de premier ministre, les ministres constituent un cabinet avec le président de la République dont les pouvoirs sont étendus. Il n'existe qu'une seule assemblée élue au scrutin départemental de liste avec certaines dispositions spécifiques qui sont cruciales.

Focus élections turques

Une campagne organisée autour de coalitions

Le régime du président sortant se présente sous les couleurs de l'Alliance de la République (Cumhuriyet İttifakı). Sa plateforme est celle d'un nationalisme autoritaire, profondément néolibéral et de plus en plus conservateur et anti-droits des femmes. Elle est composée principalement du parti d'Erdoğan, l'AKP, au pouvoir depuis 2002, et comptant 285 députés sortants sur 600. Le Parti de l'action nationaliste (MHP), ultranationaliste, principal allié de l'AKP au Parlement avec 48 députés, est la seconde force de cette coalition, complétée par plusieurs petits partis nationalistes et conservateurs de moindre importance.

Le principal concurrent de l'Alliance de la République est l'Alliance de la nation (Millet İttifakı), dont la plateforme déroule essentiellement un libéralisme politique anticorruption, et un libéralisme économique mâtiné de droits sociaux minimaux. Cette alliance veut notamment récupérer 418 milliards de dollars (319 milliards d'euros) dont elle estime qu'ils ont été volés à l'État par le régime et ses affidés. Elle s'organise autour du Parti républicain du peuple (CHP), de centre gauche nationaliste, qui en est le pivot avec 134 députés. Il a été rejoint par Le Bon Parti (İyi), ultranationaliste, qui compte 36 députés, ainsi que par plusieurs petits partis.

La deuxième alliance d'opposition, marquée à gauche, est l'Alliance du travail et de la liberté (Emek ve Özgürlük İttifakı). Elle s'est formée autour du Parti démocratique des peuples (HDP), un mouvement national kurde et de gauche, avec 57 députés sortants.

Enfin, l'Alliance ancestrale soutient le nationaliste Sinan Oğan. Muharrem İnce, dissident du CHP, présente aussi une candidature indépendante à la présidentielle.

Si la détermination d'Erdoğan semble sans faille, sa candidature est probablement illégale puisque la Constitution prévoit un maximum de deux mandats consécutifs. Or, Erdoğan considère que la révision constitutionnelle de 2017 remettait les compteurs à zéro. En outre, le président sortant n'a jamais pu prouver qu'il avait obtenu un diplôme universitaire alors que la Constitution stipule qu'il faut être diplômé du supérieur pour être candidat à la présidentielle. Il ne s'agit que d'une illustration, anecdotique, de l'alignement de l'essentiel de l'appareil judiciaire sur la présidence et des nombreux avantages dont dispose le régime dans la compétition électorale. De plus, le régime dispose du contrôle absolu des médias du service public et du soutien de l'écrasante majorité de ceux du privé.

Hésitations et fractures des oppositions

Néanmoins l'ampleur de la crise économique et sociale est telle, le désarroi si grand, que la victoire de Erdoğan semble mal assurée, même si le régime a bénéficié un temps des atermoiements des oppositions sur les candidatures à la présidentielle. Le président du CHP, Kemal Kılıçdaroğlu, souhaitait, contrairement aux précédentes échéances, être le candidat de l'opposition tandis que son partenaire Le Bon parti lui préférait le maire d'Istanbul, Ekrem İmamoğlu ou le maire d'Ankara, Mansur Yavaş, membre du parti d'extrême droite MHP de 1989 à 2013. Si pour Le Bon parti Kemal Kılıçdaroğlu n'avait pas le profil le plus « éligible », c'est sans doute en raison de son identité kurde et alévie (chiite hétérodoxe), dans un pays en grande majorité sunnite et où la « question kurde » fait débat.

Mais entre le profil d'Ekrem İmamoğlu renforcé par les attaques judiciaires contre lui du régime et le fait que le choix de Mansur Yavaş constituait une option inacceptable pour le mouvement kurde au regard de son passé, la désignation du candidat de l'Alliance fut une question complexe. La direction du CHP a cependant fini par convaincre les petits partis de droite de l'alliance de soutenir Kemal Kılıçdaroğlu en se montrant particulièrement généreuse pour leur offrir des places à l'élection parlementaire.

Cela a provoqué la rupture avec Le Bon parti qui a déclaré quitter l'Alliance lors d'un discours virulent de sa présidente Meral Akşener. Toutefois, celle-ci et l'état-major avaient totalement sous-estimé les conséquences extrêmement négatives de cette rupture au sein des secteurs de la société voulant en finir avec l'erdoganisme. En outre,Le Bon parti n'avait aucune solution de rechange puisque les maires d'Istanbul et d'Ankara avaient décliné ses offres de services et réaffirmé leur loyauté envers la direction de leur parti. Totalement acculé, quelques jours seulement après avoir quitté l'Alliance de la nation, Le Bon parti a accepté un accord lui permettant de sauver la face et est revenu, affaibli, au sein de l'Alliance.

Cet accord de gouvernement stipule que le président sera assisté de huit vice-présidents (leur nombre n'est pas fixé dans la Constitution) : les maires d'Istanbul et d'Ankara s'ils le souhaitent, un vice-président pour chaque parti de la coalition (soit six de plus). Le nombre de ministres sera proportionnel au résultat obtenu lors de l'élection parlementaire, chaque parti de l'Alliance étant assuré d'avoir au moins un ministre. Ce dispositif offre une surreprésentation aux petits partis de droite de l'Alliance de la nation. Par exemple le Parti démocrate, qui avait obtenu 0,1 % aux élections législatives en 2015, aurait un vice-président et un ministre !

Subtilités du scrutin parlementaire

Cette élection se fait selon un scrutin de liste départementale à la proportionnelle. Elle présente des subtilités qui peuvent entraîner de nombreuses manœuvres. La première particularité est l'existence d'un barrage national. Celui-ci a longtemps été de 10 % pour empêcher le mouvement national kurde d'entrer en tant que tel au Parlement. Il a été descendu à 7 % et est calculé selon les voix obtenues par l'alliance de partis et non plus par les partis pris isolément. La deuxième particularité est justement le système des alliances : plusieurs partis présentant des listes peuvent déclarer officiellement « être en alliance », ce qui signifie que voter pour un parti de cette alliance équivaut à voter pour toute l'alliance. La troisième particularité réside dans le mode de calcul de la répartition des députés, dont la principale caractéristique est d'avantager la liste arrivée en tête.

Lors du dernier scrutin parlementaire en 2018, la répartition du nombre de sièges avait été calculée par alliances, en additionnant les suffrages obtenus par les listes de chaque parti de ces alliances. Le régime a changé ce système pour 2023 : la répartition des sièges se fera uniquement selon le nombre de voix obtenues pour chaque liste. Ainsi, à part pour franchir le seuil des 7 %, les alliances composées de plusieurs listes n'ont plus d'intérêt. D'un point de vue arithmétique, il vaut mieux une seule liste par alliance, les partis se mettant d'accord en amont. Le régime était convaincu qu'il pourrait présenter des listes communes alors que l'opposition ne le pourrait pas, et espérait ainsi bénéficier de cet avantage qui aurait pu lui faire gagner jusqu'à 25 sièges.

Toutefois, cette manœuvre s'est fracassée sur l'obstacle suivant : le parti ultranationaliste MHP, principal allié de l'AKP, a refusé de faire des listes communes et a présenté ses listes partout. En d'autres termes, le MHP joue la défaite d'Erdoğan et veut préserver son identité dans cette perspective. L'AKP n'a pu obtenir qu'un accord avec les ultraconservateurs du Nouveau Parti du bien-être (Yeniden Refah Partisi, YRP), les djihadistes de Hüda-Par, ainsi qu'avec le pseudo Parti de la gauche démocratique (Demokratik Sol Parti, DSP), pour présenter des candidats sur ses propres listes en place.

Des clauses de non-concurrence

Si l'Alliance de la nation ne présente pas de liste commune CHP-Le Bon parti, certains départements ont fait l'objet de clauses de non-concurrence afin qu'un seul des deux partis y présente une liste. En outre, le CHP a conclu un accord avec les autres petits partis de droite pour leur céder un nombre relativement important de places éligibles. Il s'agit d'une contrepartie pour leur soutien à Kemal Kılıçdaroğlu comme candidat de l'Alliance. Il est ainsi question d'un total de 25 sièges gagnables pour ces formations.

Enfin, l'Alliance du travail et de la liberté se retrouve sur deux listes. Le HDP (avec les autres composantes de l'alliance) se présente dans les 81 départements de Turquie sous les couleurs du Parti de la gauche verte (Yeşil Sol Parti, YSP). En effet, confronté à une procédure judiciaire risquant d'entraîner son interdiction juste avant les élections, le HDP a choisi de concourir sous les couleurs de son allié YSP qui remplit les conditions pour se présenter nationalement.

Pour sa part, et toujours du côté de la gauche, le Parti ouvrier de Turquie (TİP), qui bénéficie d'une aura de sympathie et d'un réel dynamisme militant, a fait le choix de lancer ses propres listes dans 51 départements (qui ne sont pas tous dans le Kurdistan). Dans la majorité de ces départements, le cumul HDP plus TİP ne serait pas suffisant pour obtenir ne serait-ce qu'un seul député. Aussi, il y aura des listes concurrentes dans sept départements où le HDP avait gagné des députés dans le passé : les 3 circonscriptions électorales d'Istanbul, Ankara 1, Izmir 2, Hatay, Adana, Antalya et Mersin.

Les perspectives de la gauche

Ces élections constituent un enjeu historique pour la Turquie. La réélection d'Erdoğan constituerait la perpétuation d'un régime de plus en plus autoritaire et néolibéral qui a franchi un cap en termes d'attaques contre les droits des femmes et des LGBTQI. L'extrême virulence des partenaires ultra-conservateurs de l'AKP voulant criminaliser l'adultère ou abroger la loi sur les violences familiales va dans la même direction.

Quant à l'Alliance de la nation, elle s'engage d'abord contre la corruption et sa principale promesse porte sur la libération des milliers de prisonniers politiques, en grande majorité kurdes, le rétablissement des municipalités kurdes mises sous tutelle de l'État et la recherche d'une solution politique à la question kurde. En cas de victoire, l'Alliance de la nation aura besoin du soutien de l'Alliance du travail et de la liberté afin de s'assurer une majorité au parlement. L'éventuelle victoire de Kemal Kılıçdaroğlu ouvrirait de nouvelles perspectives à une gauche combative.

Apartheid israélien. Les bonnes résolutions d'une partie de la gauche française

Par : Jean Stern

Le député communiste Jean-Paul Lecoq présente à l'Assemblée nationale ce jeudi 4 mai 2023 une seconde version de sa résolution sur l'apartheid israélien. Malgré les cris d'effroi des nombreux pro-israéliens, le sujet n'est plus tabou au Parlement. Si la gauche reste divisée sur l'usage du mot apartheid, la défense des Palestiniens revient sur scène grâce à la ténacité de plusieurs député·es, qui ont répondu aux questions d'Orient XXI.

« Je n'ai pas l'intention de lâcher », nous disait en septembre 2022 Jean-Paul Lecoq, député communiste de Seine-Maritime. Le vice-président de la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale, qui est également membre du groupe d'études à vocation internationale France-Palestine, venait alors de présenter au Parlement un projet de résolution sur « l'institutionnalisation par Israël d'un régime d'apartheid à l'encontre du peuple palestinien », qui avait suscité une tornade de réactions négatives dans la classe politique française, de la droite au Parti socialiste. Eh bien ! Lecoq a tenu parole. L'Assemblée discutera, puis votera, ce jeudi 4 mai 2023, une nouvelle mouture de son projet de résolution « réaffirmant la nécessité d'une solution à deux États et condamnant l'institutionnalisation par l'État d'Israël d'un régime d'apartheid consécutif à sa politique coloniale ».

La première version de la résolution avait été signée par 33 député·es. La seconde est cosignée par 47 élu·es de la nation, du groupe Gauche démocratique et républicaine (GDR) — le Parti communiste français (PCF) et des représentants de l'outre-mer —, de La France insoumise (LFI), mais aussi deux écologistes, Sabrina Sebaihi (Hauts-de-Seine) et Aurélien Taché (Val-d'Oise), clairement en rupture avec la ligne officielle de leur parti. Il est significatif de trouver parmi les signataires Fabien Roussel (Nord), ancien candidat du PCF à la présidentielle et plusieurs figures marquantes de l'Assemblée, dont Elsa Faucillon (PCF, Hauts-de-Seine), souvent en pointe sur Israël et la Palestine, Danièle Obomo (LFI, Paris) ou les jeunes députés Tematai Legayic (GDR, Polynésie française), benjamin de l'Assemblée et Louis Boyard (LFI, Val-de-Marne).

L'hostilité de la majorité des Verts

Il est hautement improbable que le texte soit adopté par l'Assemblée, mais le nombre de votants en sa faveur sera une indication intéressante de l'évolution des positions sur l'apartheid israélien, sujet qui continue de diviser la gauche française, le parti socialiste et la majorité des Verts étant hostiles à l'usage de ce terme. Il sera intéressant de voir comment voteront en séance les députées écologistes Eva Sas (Paris) et Delphine Batho (Deux-Sèvres), qui se sont prononcées en réunion de groupe contre le projet de résolution, ainsi que Sandrine Rousseau (Paris), l'une des voix de la radicalité écologiste qui n'a pas signé le texte « parce qu'elle n'y connaît rien », déplore un de ses détracteurs. Pour lui, la plupart des députés écologistes vont s'abstenir.

En revanche, du côté de LFI, plusieurs élus qui n'ont pas signé la proposition de résolution ont fait savoir à Orient XXI qu'ils la voteraient, dont Danielle Simonnet, députée de la quinzième circonscription de Paris et Hendrik Davi, député de la cinquième circonscription des Bouches-du-Rhône. « Je condamne l'apartheid israélien et je voterai pour la résolution sans aucun problème », nous dit la première, et le second la « votera et la défendra », en dépit de réserves sur sa forme. De bonnes sources parlementaires assurent également que quelques députés du centre et de droite, en particulier des élus du Modem et même d'Horizons — le parti de l'ancien premier ministre Édouard Philippe — pourraient s'abstenir, à défaut de soutenir la résolution.

Mais d'autres à gauche refusent de se prononcer et même, comme au Parti socialiste, condamnent le projet de résolution préparé par Jean-Paul Lecoq1. Car malgré les constats accablants de plusieurs ONG israéliennes, relayés par Amnesty International et Human Rights Watch, malgré les rapports sans appel des Nations unies, notamment de Francesca Albanese, qui suit la situation des droits humains dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, en dépit de l'adoption par le parlement israélien en 2018 de la loi sur l'État-nation qui consacre de fait les règles d'un état discriminatoire à l'égard de ses concitoyens palestiniens, rien n'y fait en France. Pour l'extrême droite, la droite, la majorité et une partie de la gauche, parler d'apartheid à propos d'Israël est mensonger et vaut à ceux qui utilisent le terme des accusations répétées d'antisémitisme et des campagnes de boue, dont Jean-Paul Lecoq est l'une des dernières cibles en date. Il rejette ces accusations et répond à nos questions.

Orient XXI. — Les pro-israéliens de l'Assemblée, de la majorité et de la droite sont vent debout contre votre projet de résolution...

Jean-Paul Lecoq. — L'apartheid est à combattre partout. Où que cette politique existe, les communistes et particulièrement les jeunes communistes ont mené ce combat en France. Pour abolir l'apartheid en Afrique du Sud et faire libérer Nelson Mandela, nous étions déjà là alors que ce combat n'était pas unanime au sein des forces politiques françaises. Donc nous persisterons tant que l'apartheid persistera contre le peuple palestinien.

D'autre part, je pense que la situation empire de mois en mois, a fortiori avec la coalition formée fin décembre dernier par Benyamin Nétanyahou. Cette coalition est tellement radicale qu'elle met à mal l'équilibre démocratique qui subsistait dans cet État. Il était donc important, au moment où de profondes questions se posent sur l'avenir de la démocratie israélienne, de porter à nouveau ce sujet, pour que chacun mesure l'imbrication entre démocratie, colonisation et situation d'apartheid.

O. XXI. — À gauche, vous avez obtenu de très nombreuses signatures du groupe GDR, auquel appartient le PCF, un peu moins chez LFI, encore moins chez EELV, zéro au PS. Déçu ?

J-P. L. — Évidemment au regard du combat, des valeurs qu'il représente et de l'histoire de la gauche française en soutien aux peuples en lutte, je suis déçu du faible soutien, mais je pense que le vote dans l'hémicycle pourra corriger les choses. Peut-être que mes collègues ont été sensibles aux accusations d'antisémitisme qui ont été formulées sans fondement à l'encontre des cosignataires la dernière fois. La violence de ces accusations peut en effet déstabiliser, et je peux comprendre. Mais ils sont députés, représentants du peuple. Et s'ils commencent à se censurer ici, que feront-ils demain ? Que pense leur électorat de ces reniements ou de cet excès de prudence ? Accorder de l'importance à ces insultes et à ces attaques, c'est donner raison aux plus violents, et leur permettre d'exercer une insupportable censure.

« Pas mal de députés insoumis découvrent la question »

Cependant, pour le député LFI de Marseille Hendrik Davi, le problème est plus politique qu'une contre-campagne de propagande, aussi pénible soit-elle. « Ce qui me gêne dans ce projet de résolution, nous explique-t-il, c'est la mise en avant de la solution à deux États. Je suis désormais pour un État unique, je crois qu'il faut travailler sur le sujet. Mais l'apartheid est une réalité, avec des formes différentes à Gaza, en Cisjordanie et en Israël. Et l'amalgame des opposants de la résolution entre antisionisme et antisémitisme est insupportable. Maintenant, pas mal de députés insoumis découvrent la question, il n'y a pas de tradition de gauche sur le sujet. C'est d'autant plus important de réagir qu'il y a un véritable backlash contre nous sur le sujet. Donc bien sûr je voterai la résolution, et j'en ai parlé avec d'autres élu·es de mon parti qui la voteront également ».

Ce backlash, terme désignant une forme de harcèlement public, sa collègue de LFI Ersilia Soudais le connaît bien. Âgée de 35 ans, professeur de français, nouvelle élue de Mitry-Mory en Seine-et-Marne, elle n'a pas les pudeurs communes dans la classe politique sur la situation en Palestine. Assistant avec son compagnon à une rencontre avec Salah Hamouri mardi 18 avril 2023 à l'École des hautes études en sciences sociales (Ehess), elle a été insultée et bousculée par des militants de l'Union des étudiants juifs de France (UEJF) — dont son président Samuel Lejoyeux — qui venaient s'en prendre à l'avocat franco-palestinien. Elle a porté plainte, mais cela ne l'a pas déstabilisée, car Ersilia Soudais connaît l'importance du mouvement de solidarité à l'égard des Palestiniens. C'est évidemment pour cette raison que la députée a signé le projet de résolution. « Tout n'est pas parfait dans ce texte, mais ne pas avoir peur de débattre de la notion d'apartheid, terme qui relève du droit international commence à faire son chemin, au-delà même de la gauche. Il faut en finir avec les amalgames et les anathèmes ». La députée marque une pause. « Je suis sensible aux droits humains, pas seulement en Palestine, au Guatemala et en Iran. J'ai dans ma circonscription le plus grand centre de rétention administrative de France, au Mesnil-Amelot. Se battre pour une vie digne, c'est un combat universel ».

Ce projet de résolution, malgré les divisions de la gauche, est donc à ses yeux essentiel, et Ersilia Soudais ne doute pas que la plupart des députés LFI voteront en sa faveur. Prochaine étape à l'Assemblée nationale : un nouveau vote sur la reconnaissance de l'État de Palestine2, qui devrait aller au-delà des frontières de la gauche, des député·es du Modem, d'Horizons, de Renaissance et des Républicains se disant favorables, pour l'instant en off.

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Mise à jour du jeudi 4 mai à 12 h après le vote de l'Assemblée nationale :

  • 276 député.es ont pris part au scrutin
  • 71 ont voté en faveur de la résolution
  • 199 contre

➞ Parmi les « pour », 47 La France insoumise (LFI) sur 71 dont Mathilde Panot, la présidente du groupe. Plusieurs figures de LFI, comme Clémentine Autain, François Ruffin ou Manuel Bompard n'ont pas pris part au vote.

➞ On retrouve aussi parmi les « pour » 16 Gauche démocratique et républicaine (GDR) sur 22, dont bien sûr Jean-Paul Lecoq et aussi Fabien Roussel, 8 écologistes sur 23, dont Cyrielle Châtelain, la présidente du groupe, et Sandrine Rousseau.

À noter que chez les socialistes, seul Jérôme Guedj a voté contre, les autres députés n'ont pas pris part au vote. Courage fuyons ! Ou signe d'un malaise ?

➞ À droite, seuls 11 députés Les Républicains (LR) sur 62 ont voté contre, les autres n'ont pas pris part au vote. De même, le scrutin a très peu mobilisé les élus Horizons, partisans d'Édouard Philippe. Les deux groupes majoritairement contre sont Renaissance et le Rassemblement national (RN). Marine Le Pen est en effet l'héritière d'un courant politique qui n'a jamais aimé le mot apartheid.


1En particulier Jérome Guedj, député de l'Essonne. Contacté par Orient XXI, il n'a pas donné suite, pas plus que Valérie Rabault (Tarn-et-Garonne), vice-présidente de l'Assemblée nationale et ancienne présidente du groupe socialiste.

2Sous la présidence de François Hollande, le Parlement avait, le 2 décembre 2014, voté en faveur de la reconnaissance de l'État de Palestine par 339 voix pour et 151 contre. Ce vote n'a jamais été suivi d'effet.

Algérie. Affrontements feutrés au cœur du pouvoir

À mots feutrés, les polémiques entre l'armée et la présidence se poursuivent en Algérie. Au cœur des débats, le renouvellement du mandat d'Abdelmajid Tebboune en 2024. Rien n'est encore joué, mais le journaliste Ihsane El Kadi a été la victime indirecte de cet affrontement.

Vendredi 17 décembre 2022 paraît à Alger, sous la signature du journaliste Ihsane El Kadi, un article remarqué qu'Orient XXI a reproduit. Il reflète les doutes de généraux algériens sur l'opportunité de se prononcer sans tarder en faveur d'un deuxième mandat de l'actuel président de la République Abdelmajid Tebboune, alors que celui-ci a démarré une discrète campagne électorale qui ne dit pas son nom. À deux ans de l'élection présidentielle fixée en principe à décembre 2024, ce n'est pas le moment. Il ne serait pas prudent de se déclarer trop tôt en sa faveur et de se retrouver piégés, disent en substance ces généraux.

Six jours plus tard, le journaliste et patron du dernier groupe de presse indépendant d'Algérie est emprisonné en pleine nuit, ses locaux perquisitionnés et ses 25 salariés expulsés de leur lieu de travail. Il rejoint les quelques 300 prisonniers politiques que compte le pays selon les organisations de défense des droits humains. Trois mois plus tard, El Kadi est condamné à cinq ans de prison dont deux avec sursis pour « des actes susceptibles de porter atteinte à la sécurité et au fonctionnement normal des institutions ». La rapidité du « jugement » et la sévérité de la peine traduisent la nervosité et l'embarras de Tebboune qui a ses (mauvaises) raisons de se venger du journaliste.

En quoi un article de presse menace-t-il « la sécurité » (nationale) et interrompt-il « le fonctionnement normal des institutions » de la République algérienne démocratique et populaire ? En rien a priori, à moins qu'il ne soit publié dans une phase de tension entre deux institutions majeures, la présidence et l'armée.

Un pouvoir, trois piliers

Depuis l'indépendance, le système algérien repose sur un trépied : la présidence de la République en assume, chichement, l'expression publique suivant une règle du secret héritée de la guerre contre les Français il y a plus de soixante ans ; l'Armée nationale populaire (ANP) assure sa sécurité dans les rues d'Alger comme aux frontières du pays. Enfin les « services » dits de sécurité, de renseignement ou de documentation, sont en charge, entre autres, de la surveillance du peuple et du contrôle des serviteurs du régime. Ils en sont l'œil et sont plus ou moins influents selon qu'ils sont unifiés sous une seule férule ou éparpillés en féodalités autonomes et rivales. Suivant les périodes, l'une ou l'autre de ces trois institutions impose ses vues aux deux autres. Depuis dix ans, les cartes ont été largement redistribuées entre elles.

Le trépied a perdu deux de ses pieds. D'abord avec la mise à la retraite en 2015 du patron des services, le général Mohamed Médiène, dit Tewfik, en poste depuis un quart de siècle. Son empire a été démantelé, ses lieutenants écartés et lui-même emprisonné avant d'être réhabilité. À son tour, en avril 2019, la présidence de la République est marginalisée par la démission forcée du président de la République Abdelaziz Bouteflika. Il ne reste du trio initial que le chef militaire, Ahmed Gaïd Salah, qui désigne à l'automne 2019 Abdelaziz Tebboune à la tête de l'État. Patatras, quatre jours après son intronisation, le général et protecteur décède aussi subitement que mystérieusement. Un autre général, Saïd Chanegriha, lui succède, avec qui le nouveau président va devoir s'accorder au fil des jours.

Une demi-douzaine de décideurs pour la présidentielle

Les règles du jeu de 2019 s'appliqueront pour 2024 : les décideurs sélectionneront un candidat que de maigres cohortes d'électeurs approuveront sans barguigner. L'étape capitale n'est donc pas l'élection par le peuple — acquise dès le départ —, mais le choix du prétendant qui sera élu sans difficulté par le suffrage universel pris en main par les services de sécurité. Les décideurs sont tout au plus une demi-douzaine, avec en tête le chef d'état-major, le général d'armée Saïd Chanegriha, les chefs des plus importantes régions militaires de l'ouest, le patron de l'armée de terre, et celui de la gendarmerie nationale qui quadrille le pays.

L'article d'Ihsane El Kadi est d'autant plus mal venu en cette période préélectorale que le bilan de la présidence paresseuse de Tebboune n'a rien d'enthousiasmant pour ses « grands électeurs » militaires. Sur le front diplomatique, domaine important à leurs yeux, il a perdu l'appui de l'Espagne dans le conflit du Sahara occidental, rompu les relations diplomatiques avec le Maroc, favorisé par son inertie l'arrivée des Israéliens sur sa frontière occidentale, et il entretient des relations heurtées qui sont plus personnelles avec Emmanuel Macron que bilatérales entre l'Algérie et la France. L'ampleur de la bronca anti-Macron en France comme sans doute des arrière-pensées à Alger sur son opportunité politique à 18 mois de l'élection présidentielle ont fait reporter le déplacement parisien.

Au dernier sommet de la Ligue arabe qui s'est tenu à Alger en novembre 2022, la réintroduction de la Syrie a été bloquée par un veto saoudien sans appel en l'absence du prince héritier Mohamed Ben Salman qui, depuis, néglige ostensiblement Alger. De plus, Tebboune, personnalité peu connue au plan international, a boudé deux sommets internationaux, l'un de l'Union africaine avec l'Union européenne (février 2022), et l'autre de la même UE avec les États-Unis (décembre 2022) et perdu deux occasions de nouer des liens avec ses pairs.

Il est vrai qu'il n'est guère aidé par son entourage : le directeur du cabinet présidentiel a été jusqu'en mars dernier Abdelaziz Khallef, 79 ans, à la santé chancelante, tandis que son conseiller aux affaires extérieures, Abdelhafid Allahoum, un ancien député avec qui le futur président jouait aux cartes l'après-midi durant sa disgrâce, a été expédié récemment comme ambassadeur à Budapest après avoir occupé le plus clair de son temps à faire acclamer son patron par les supporteurs du club de football champion d'Algérie, le Chabab Riadhi Belouizdad (CRB), dirigé par un de ses proches. Avec son nouveau directeur de cabinet Mohamed Nadir Larbaoui, un diplomate qui représentait son pays aux Nations unies à New York, l'équipe présidentielle, plus jeune, devait gérer en mai et juin 2023 deux visites périlleuses du président, en Russie en France, deux pays en conflit presque ouvert en Ukraine.

Un bilan bien maigre

Au plan intérieur, la guerre en Ukraine a sauvé l'économie algérienne de la stagnation en doublant les prix des hydrocarbures, sa seule exportation, ou presque : 42 dollars (38 euros) le baril en 2020, plus de 100 dollars (91 euros) en 2022. Fort de ses 60 milliards de dollars (54,51 milliards d'euros) rapportés en 2022 par la compagnie nationale Sonatrach, le président Tebboune peut espérer tenir ses promesses d'augmenter de 40 % sur trois ans (2022-2024) les revenus de 2,9 millions de fonctionnaires et de 3 millions de retraités qui seront d'ici là, il est vrai, immanquablement « mangés » aux deux tiers par l'inflation (plus de 9 % par an).

La production pétrolière stagne avec un de ses plus mauvais chiffres depuis dix ans et, selon la Banque mondiale, la croissance de l'économie ne dépassera pas 2 % cette année, soit à peine celle de la population, sans parler de promesses inconsidérées d'allocations aux 2 millions de chômeurs diplômés qui encombrent les bureaux de poste au détriment des retraités. Vu de Tagarins, siège du ministère de la défense, il est donc plus urgent que jamais d'attendre avant de reconduire Tebboune, comme le remarque l'article courageux d'Ihsane El Kadi.

Début avril, la controverse rebondit. Dans une interview à la télévision qatarie Al Jazira, Tebboune avance que la sécurité du pays repose d'abord sur une économie puissante. La réplique des militaires ne traine pas, le numéro d'avril d'El Djeich, le mensuel de l'armée, répond qu'en ce monde incertain, la sécurité de l'Algérie dépend plus que jamais de cette dernière. L'épisode signifie-t-il qu'il n'y aura pas de second mandat pour Tebboune ? Il est trop tôt pour le dire et cela suppose que les décideurs, désormais moins nombreux, soient d'accord sur le nom du successeur. Dans le passé, Abdelaziz Bouteflika a gagné trois mandats parce que clans et factions ne parvenaient pas à s'entendre sur un autre nom. Mais aucun journaliste n'avait été atteint au passage par une balle perdue.

Tunisie. À gauche, fractures ouvertes face à Kaïs Saïed

Si elle n'a cessé de se diviser dès le lendemain des élections de 2014, la gauche tunisienne apparaît aujourd'hui plus que jamais menacée par l'autoritarisme de Kaïs Saïed. Plus que par les arrestations dans ses rangs, ce dernier y sème la zizanie en s'attaquant frontalement à son ennemi historique, le parti islamiste.

Avec l'arrestation de Rached Ghannouchi le 17 avril 2023, la gauche tunisienne semble avoir reçu son coup de grâce. Ennemi numéro un des différents courants qui la composent, le leader du parti islamiste Ennahda est considéré comme le principal responsable du naufrage politique du pays. De plus, une grande partie de cette gauche l'accuse d'être responsable de la mort de Chokri Belaïd, leader du Parti des patriotes démocrates (Watad), et de Mohamed Brahmi, leader du parti du Courant populaire, tous deux figures de premier plan de la coalition du Front populaire entre 2012 et 2013, assassinées respectivement le 6 février et le 25 juillet 2013.

De fait, les réactions face à ce qu'un membre du parti nationaliste arabe le Mouvement du peuple a qualifié de « non-événement » ont démontré une fracture de plus — sans doute la plus profonde — au sein de cette mouvance. Car si certaines personnalités et de rares partis refusent les arrestations politiques qui ont lieu depuis le 11 février 2023, les jugeant arbitraires et dangereuses pour l'état des libertés et de la démocratie, nombreux sont ceux pour qui Ghannouchi est un criminel qui mérite d'être puni.

Le coup d'État, un filtre démocratique

Or, cette fracture entre une gauche arrimée malgré tout aux principes démocratiques et celle capable de faire fi de certains d'entre eux dès lors qu'il s'agit de lutter contre l'islamisme politique a été mise en lumière dès le coup d'État du 25 juillet 2021. Si, dans un premier temps, le coup de force a pu paraître légal en plus d'être très populaire, le décret 117 promulgué le 22 septembre 2021 a scellé le sort de la transition démocratique et fait basculer la Tunisie sur le chemin de la dictature, avec la suspension de la Constitution de 2014.

Dès le lendemain de la manœuvre de Kaïs Saïed, deux pôles se dégagent. D'un côté, les opposants à l'exégèse présidentielle de la Constitution. Ainsi le Parti des travailleurs et Al-Joumhoury ont été parmi les premiers à qualifier dans leurs communiqués l'initiative du locataire de Carthage de coup d'État. Les partis sociaux-démocrates du Courant démocratique et du Forum démocratique pour le travail et les libertés (Ettakatol) ont quant à eux été moins virulents, tout en exprimant leur refus et leur désaccord avec la démarche entreprise par le président de la République. Rapidement, leur position évoluera, là aussi, vers une opposition frontale. Ces quatre partis forment avec le Qotb un front progressiste d'opposition à Kaïs Saïed, surnommé en Tunisie « le Quintette ».

De l'autre côté, on trouve les soutiens du président. Il s'agit principalement des partis d'obédience nationaliste arabe, comme Le Mouvement du peuple, le Courant populaire, mais aussi et surtout, des personnalités issues du Watad, à l'instar de Mongi Rahoui, qui jouit d'un poids symbolique important au sein de la gauche tunisienne. Ce dernier avait provoqué notamment l'implosion de la coalition du Front populaire en 2019, lorsqu'il décide de se présenter contre Hamma Hammami, leader de la coalition, à l'élection présidentielle. Ces soutiens de la première heure au président estiment que la transition démocratique en cours depuis 2011 est une supercherie, appelant à en finir avec ce qu'ils appellent « la décennie noire ». Paradoxe : ils ont tous été des acteurs de cette décennie, participant aux différentes élections, portant dans différentes assemblées des élus locaux et nationaux, et ayant même pour certains occupé des postes de ministres.

Les islamistes comme seule boussole

En réalité, ce n'est pas tant la transition démocratique que la présence du parti islamiste Ennahda au pouvoir durant toutes ces années qui explique l'adhésion de cette partie de la gauche à l'autoritarisme de Kaïs Saïed. Ainsi se trouve actualisé, encore une fois, le conflit historique dans le monde arabe entre la gauche et les islamistes, comme ce fut le cas dans la gauche nationaliste arabe sous Gamal Abdel Nasser en Égypte ou, de manière plus exacerbée, sous Hafez Al-Assad en Syrie.

En Tunisie, les deux courants politiques et philosophiques s'affrontent sur les campus universitaires dès les années 1980. La révolution permet à ces affrontements de se dérouler au grand jour et de devenir l'un des clivages structurants du paysage politique. Au sein de la gauche, la question subsiste : peut-on vivre en démocratie avec un parti islamiste ? Les différents acteurs de cette mouvance politique ont longtemps été divisés sur le sujet, entre ceux qui considèrent qu'il faut éradiquer les islamistes pour vivre en démocratie, et ceux qui pensent que ces derniers peuvent tout à faire partie du paysage pluraliste. Or, les années de gouvernance d'Ennahha n'ont pas aidé à répondre à cette question.

Depuis 2011, le parti islamiste n'a jamais quitté le pouvoir. Arrivé en tête des élections de l'Assemblée nationale constituante en octobre 2011, le parti est aux commandes jusqu'à la crise de l'été 2013. Si pendant plus d'un an, le relais est assuré par un gouvernement de technocrates, la chose se fait avec son aval. Lors des législatives de 2014, la formation arrive deuxième derrière son adversaire Nidaa Tounes de Béji Caïd Essebsi, mais les deux partis décident de s'allier pour gouverner durant cinq ans. Enfin, lors des élections législatives de 2019, le parti arrive en tête mais avec de moins de 25 % des voix, ce qui ne lui octroie qu'une faible majorité à l'Assemblée. Là aussi, les islamistes arrivent, par un jeu d'alliance, à se maintenir au pouvoir jusqu'au coup d'État de juillet 2021.

Entre scandales de corruption des dirigeants et accusations de complaisance — voire de complicité — avec le terrorisme, l'anti-islamisme éradicateur a trouvé de quoi se nourrir. L'année 2013 représente de ce point de vue un tournant majeur, avec les assassinats politiques de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi. Tout de suite, les regards se tournent vers Ennahda et son leader Rached Ghannouchi, qu'on accuse d'être complices, sinon d'avoir orchestré ces assassinats.

Dix ans après, la conviction d'une culpabilité d'Ennahda est toujours vivace. Le 7 mars 2023, lors d'une manifestation organisée par l'Union générale tunisienne du travail (UGTT), des manifestants ont scandé à nouveau le slogan de 2013, « Ghannouchi assassin ». Hamma Hammami, alors présent, déclare que « ce n'est pas le moment » de ressortir cette formule, estimant que le seul objectif de cette marche doit être la dénonciation de l'autoritarisme du président de la République. S'en est suivie toute une campagne de harcèlement et d'insultes à l'encontre du leader du Parti des travailleurs, menée par une partie de la gauche sous le hashtag « ce n'est pas le moment », et l'accusant d'avoir trahi ses camarades assassinés.

Or, depuis son coup d'État, Kaïs Saïed n'a cessé d'instrumentaliser cette haine, notamment sur ce dossier en particulier. Ainsi, le 6 février 2022, jour de commémoration de l'assassinat de Chokri Belaïd, il annonce la suppression du Conseil supérieur de la magistrature, qu'il accuse de corruption et d'allégeance au parti islamiste.

L'introuvable troisième voie

Quoique sous une forme différente, la question de la relation avec les islamistes traverse aussi le camp de l'opposition démocrate, qui tente désespérément de trouver sa voie.

L'opposition à Kaïs Saïed se résume à trois principaux blocs : Le Parti destourien libre (PDL) de Abir Moussi, une nostalgique de l'ancien régime, le Front du salut national, une coalition dont la composante principale est le parti islamiste, avec des personnalités importantes venant de la gauche telles que Ahmed Nejib Chebbi, et enfin le Quintette.

Si le PDL semble faire peu de cas de la démocratie et, surtout, vouloir faire cavalier seul, la question d'un rapprochement entre le Quintette et le Front du salut national tourmente la coalition des forces progressistes. Elle a même provoqué une scission au sein du Courant démocratique, avec le départ de plusieurs de ses dirigeants, dont notamment son secrétaire général Ghazi Chaouachi, emprisonné depuis février 2023. Le parti Al-Joumhouri, dont le secrétaire général Issam Chebbi est également en prison, a aussi quitté la coalition, sans doute pour les mêmes raisons.

Ce n'est pas la première fois que la question de l'alliance entre gauche et islamistes se pose dans les rangs de l'opposition. Le 18 octobre 2005, à l'occasion du Sommet mondial sur la société de l'information (SMSI) organisé en Tunisie, une coalition inédite des forces de la gauche et des islamistes voit le jour sous le nom de « Front du 18 octobre ». Plusieurs personnalités célèbres telles qu'Ahmed Nejib Chebbi, Hamma Hammami ou encore Samir Dilou (Ennahda) entament ensemble une grève de la faim, afin de dénoncer la dictature de Zine El-Abidine Ben Ali.

Or, si en 2005 l'alliance était possible, les séquelles laissées par la décennie de transition démocratique et les multiples combats ayant opposé les deux camps rendent l'hypothèse d'un tel rapprochement beaucoup moins réaliste. La gauche démocrate se trouve ainsi tiraillée entre l'alliance avec ses ennemis d'hier, synonyme pour certains de trahison de ses combats passés, ou l'opposition solitaire et inefficace à l'ennemi d'aujourd'hui. Seuls, les partis du Quintette n'ont aucune capacité de mobilisation, comme le montre le faible nombre de manifestants lors des rassemblements auxquels ils ont appelé.

La coalition des partis progressistes reste cependant en place et, malgré toutes les turbulences, continue de faire son chemin. À la veille du troisième congrès du Courant démocratique (28-30 avril 2023), l'hypothèse d'un renouveau générationnel au sein de ces formations serait le seul espoir pour cette gauche de pouvoir un jour peser dans le paysage politique.

Indonésie. Équilibre délicat entre orthodoxie musulmane et nationalisme

Après une vague terroriste au début des années 2000, les postures favorisant un rôle accru de l'islam dominent la classe politique du pays musulman le plus peuplé. Pour le pouvoir, qui s'est souvent montré opportuniste sur la religion, il faut complaire aux conservateurs tout en entretenant un nationalisme indonésien.

Premier pays d'islam par sa population (88 % des 270 millions d'habitants se déclarent musulmans), l'Indonésie offre, depuis quelques mois, un visage contrasté. Accueillant le G20 en novembre 2022, la seule véritable démocratie du monde musulman a su profiter de l'ampleur des attentes que suscite son approche institutionnelle originale de la question religieuse.

Moins d'un mois plus tard, l'adoption d'un nouveau code pénal criminalisant les relations sexuelles hors mariage a suscité les réactions inquiètes de la presse et des chancelleries occidentales, contraignant les autorités indonésiennes à des déclarations alambiquées. Troublante à première vue, cette coïncidence devient intelligible pour peu qu'on la replace dans la longue perspective de ce ballet subtil qui réunit pouvoir et société civile autour de l'identité islamique du pays. Sans revenir trop longuement sur ces transformations, signalons les aspects les plus saillants de ce qui relève davantage du corps à corps désordonné que de la danse de salon.

La chute de Suharto en mai 1998 a inauguré un « printemps démocratique » qui, contrairement à ceux du monde arabe, a su s'installer dans la durée en évitant le face-à-face mortifère entre sécularisme autoritaire et islamisme trop souvent vu ailleurs. Plusieurs considérations, de nature différente, permettent d'expliquer cette réussite relative.

La « Reformasi » a vu l'éclosion de nombreux partis

En premier lieu, l'héritage d'un puissant mouvement démocrate-musulman, progressiste et ouvert à l'égard des minorités religieuses. Incarnée par le parti Masjumi (1945-1960), artisan d'une (ré)conciliation entre islam et Pancasila1, cette tradition continue à infuser la pensée politique musulmane indonésienne malgré la répression subie par ce courant, à la fin de la présidence Soekarno et aux débuts de « l'Ordre nouveau »2.

En second lieu, le virage politique opéré par le régime Suharto au milieu des années 1980 en faveur d'un islam militant jusqu'alors étroitement contrôlé a privé durablement les réseaux islamistes d'une posture d'opposition systématique. Cet héritage de l'Ordre nouveau est d'autant plus important que l'instrumentalisation du référent musulman par les partis séculiers s'est poursuivie après le retour à la démocratie, brouillant l'opposition classique entre forces politiques religieuses et nationalistes.

En ouvrant largement le champ politique, la Reformasi (le nom donné à la période libérale ouverte en 1998) a permis la multiplication des partis se réclamant de l'islam. Ces derniers se sont parfaitement coulés dans un jeu politique dominé par une étroite oligarchie, au gré de coalitions fluctuantes auxquelles ils viennent apporter leur caution religieuse en ordre dispersé. Cette fragmentation politique s'accompagne de profondes divergences qui invalident le message simpliste visant à présenter l'islam comme solution univoque aux problèmes de la nation.

Une vague de violences contenue

Diffuse et mal encadrée la mobilisation des références religieuses a toutefois conduit à deux évolutions majeures depuis une vingtaine d'années.

La première fut une vague de violence religieuse qui secoua l'archipel au tournant des années 2000. Entre 1996 et 2003, exacerbés par l'instrumentalisation de l'islam radical par les séides de l'Ordre nouveau finissant et encouragés par des réseaux internationaux au sein desquels frérisme et salafisme s'épaulaient mutuellement, terrorisme, djihadisme et violence à l'encontre des minorités religieuses — y compris musulmanes — firent vaciller l'État indonésien. Les attentats de Bali, le 12 octobre 2002 (202 morts, Australiens pour la plupart) et de l'hôtel Marriott à Jakarta, un an plus tard (douze morts, dont une majorité d'Indonésiens musulmans) ainsi que l'aggravation du conflit des Moluques amenèrent une vigoureuse réaction du pouvoir qui parvint, en quelques années, à éteindre la plupart des conflits interconfessionnels et à réduire considérablement la menace terroriste.

Des exigences d'islamisation de la société

Cependant, second phénomène, un « mieux-disant islamique » persistant imprègne désormais toutes les sphères de la société. Cette évolution s'appuie sur un indéniable renouveau de la pratique religieuse qu'il est toutefois difficile de distinguer des attitudes prudentielles nées de la criminalisation de l'athéisme après l'élimination sanglante du communisme en 1965-1966. Les exigences d'une plus grande islamisation de la société portées par les organisations radicales ont ainsi marqué la présidence de Megawati Sukarnoputri (2001-2004) et les deux mandats de Soesilo Bambang Yudoyono (2004-2014). Faute de légitimité religieuse, ces deux chefs d'État confièrent — de facto pour la première, officiellement pour le second — leur politique à l'égard de l'islam au Conseil des oulémas (Majelis Ulama Indonesia), un organisme hybride de droit privé, mais bénéficiant de crédits publics.

Ce fut au sein de cette instance, statuant le plus souvent sous la pression de mouvements extrémistes, que le mieux-disant islamique évoqué plus haut acquit une influence remarquable. Porté par une classe moyenne réislamisée, née de quarante ans d'une vigoureuse croissance économique, il devint un enjeu majeur du débat public, adopté par opportunisme, lâcheté ou conviction par une grande partie de la classe politique.

« L'affaire Ahok », une habile manipulation

À la fin de l'année 2016, cette islamisation de la compétition électorale connut un tournant majeur avec « l'affaire Ahok », un chrétien d'origine chinoise, gouverneur de Jakarta et candidat à sa propre succession. Accusé de blasphème à la suite de la diffusion d'une vidéo tronquée et fallacieusement sous-titrée, Basuki Tjahaja Purnama de son vrai nom fut la cible d'une campagne de dénigrement et de vastes manifestations qui entraînèrent sa défaite électorale et sa condamnation à deux ans de prison.

Habilement manipulé par les adversaires politiques de Ahok soutenus par un collectif d'associations radicales, le thème de la défense de l'islam montra, pour la première fois à un tel niveau, son efficacité et obligea le président Joko Widodo (Jokowi) — dont Ahok était un proche allié — à réagir. Il s'efforça de contrer l'influence des organisations islamistes en réaffirmant l'autorité du Pancasila au prix d'une série de mesures autoritaires. Le Hizbut Tahrir Indonesia (branche autoproclamée du mouvement transnational luttant pour la réinstauration d'un califat) puis le Front des défenseurs de l'islam (Front Pembela Islam, une puissante milice alliée de son principal concurrent Prabowo Subianto) furent interdits.

Dans le même temps, prenant acte d'une confessionnalisation de la vie publique à laquelle il avait refusé de sacrifier lors de sa première campagne présidentielle en 2014, il mit en scène, en vue de l'élection présidentielle de 2019, sa propre identité musulmane et choisit comme vice-président Ma'ruf Amin, président du Conseil des oulémas indonésiens et chef suprême (rais 'am) du Nahdlatul Ulama, la plus grande organisation musulmane du pays.

Une alliance avec un bastion traditionaliste

Difficilement compréhensible dans la mesure où ce dernier avait été l'un des artisans de la chute de Ahok, ce choix permit au président sortant d'invalider la thèse de la « criminalisation des oulémas » sur laquelle ses adversaires espéraient faire campagne. Politiquement, cette stratégie fut payante : les bastions de l'islam traditionalistes qui, en 2014, avaient boudé la candidature de Jokowi, votèrent massivement pour lui en 2019. Le Nahdlatul Ulama, pivot de la contre-offensive présidentielle, en fut récompensé l'année suivante lorsque le très convoité poste de ministre des religions échut à l'un de ses responsables, Yaqut Cholil Qumas.

Cette alliance marqua la fin de la délégation officieuse de la politique religieuse au Conseil des oulémas, pratiquée par son prédécesseur. Une fois réélu, le président assuma sa cogestion avec le Nahdlatul Ulama, pour « nous aider à nous protéger » des « politiques identitaires et de l'extrémisme » et renforcer « l'islam et l'indonésianité ».

L'islam de la tradition et du « terroir »

Le président lui-même voulut incarner, en plusieurs occasions, cet « islam archipélagique » (islam nusantara) dont le Nahdlatul Ulama avait, un temps fait son slogan. En août 2022, il célébra la fête de l'indépendance revêtu du costume traditionnel des sultans de Buton (au sud des Célèbes). Quelques mois plus tard, le mariage de son propre fils —roturier comme lui — s'inspirait des cérémonies des sultanats javanais.

En s'appropriant ces références symboliques à un islam de tradition, ancré dans la diversité des terroirs indonésiens, Jokowi assumait désormais son identité de musulman au sein de la première communauté de croyants du monde.

Cette nouvelle stratégie identitaire s'accompagna de la création ou du renforcement de plusieurs institutions chargées de la défense du Pancasila et de la promotion d'une approche « modérée » de la religion, en particulier une Agence pour le développement de l'idéologie du Pancasila (Badan Pengembangan Ideologi Pancasila, BPIP) et des Maisons de modération religieuse (Rumah Moderasi Beragama) au sein des universités islamiques d'état. Le ministère des religions tenta même d'établir une liste de prédicateurs autorisés dans les mosquées dépendant d'établissements publics, avant d'abandonner ce projet.

Ce nouveau cours fut, en un sens, couronné de succès : les accusations visant à le présenter en « mauvais musulman » égaré par ses sympathies cryptocommunistes perdirent toute portée. Le ralliement au Pancasila d'Abu Bakar Ba'asyir, l'ancien émir de la Jemaah Islamiyah (JI), l'organisation terroriste responsable des attentats de Bali constitua, à cet égard, l'un des symboles forts de la réussite de cette politique. Mais elle en signala également le prix à payer : celui d'une consécration du « tournant conservateur » à l'œuvre dans l'islam indonésien depuis une trentaine d'années.

En portant son choix sur Ma'ruf Amin, le président distingua l'aile la plus rigoriste d'une organisation qui compte d'éminents libéraux, héritiers de l'ancien président Abdurahman Wahid. Pour Jokowi, beaucoup plus préoccupé par les enjeux sociaux que par les questions morales, ce choix relevait d'une juste appréciation des rapports de force au sein du Nahdlatul Ulama.

Il lui permit de rallier à sa cause, un mouvement dont la majorité des membres, contrairement à la vulgate irénique colportée par la presse internationale, ne se caractérise pas particulièrement par sa tolérance religieuse. Cette préférence pour les éléments les moins progressistes — les plus à même de séparer la masse des musulmans indonésiens des radicaux — se retrouva dans sa politique à l'égard de l'autre grande association structurant l'islam indonésien, la Muhammadiyah. En 2017, Jokowi nomma Din Syamsuddin, principal représentant du courant de son courant conservateur, « envoyé présidentiel sur le dialogue et la coopération interreligieuse et inter-civilisationnelle ».

La reconnaissance du viol conjugal

Contrainte par l'instrumentalisation politique d'une exigence croissante d'orthopraxie au sein de la communauté musulmane, l'islamisation du statu quo religieux, portée par le pouvoir, ne peut se comprendre qu'en regard de leur vigoureuse défense du Pancasila. Contre-intuitive et d'apparence brouillonne, cette politique équilibriste a été parfaitement illustrée par le nouveau Code pénal adopté en novembre 2022.

Aux côtés de mesures rétrogrades, comme l'interdiction des relations sexuelles hors mariage évoquée plus haut, y figure par exemple la reconnaissance du viol conjugal réclamée par les courants féministes et, surtout, une criminalisation de toute idéologie visant à remplacer ou modifier le Pancasila, fondement d'une république indonésienne dont l'identité musulmane est désormais plus clairement affirmée.


1NDLR. Le Pancasila a été proclamé philosophie d'État en 1945 par le Président Sukarno et a été intégré à la Constitution. Il se compose de cinq principes : la croyance en un Dieu unique, une humanité juste et civilisée, l'unité de l'Indonésie, une démocratie et la justice sociale.

2NDLR. Nom donné aux 31 ans de l'administration Suharto, de 1967 à 1998.

Les risques de désintégration du Soudan

Derrière l'affrontement entre Abdelfattah Al-Burhan et Hemetti, ce qui se joue aussi c'est l'unité du Soudan et la place des régions périphériques. Les risques de désintégration de ce vaste pays sont réels.

Une manifestation a eu lieu à Shendi ce mardi 18 avril 2023. Cela peut sembler anecdotique, alors que les combats à l'arme lourde et les tirs des avions de chasse continuent à terroriser la capitale soudanaise, que des témoignages de pillage et de meurtres arrivent du Darfour, que les habitants de tout le pays sont maintenus dans une terreur sans fin depuis samedi 15 avril par deux généraux rivaux et leurs forces respectives. Ça ne l'est pas. Car cette manifestation risque d'être le signe d'une détérioration supplémentaire de la situation, et d'un engrenage.

Ce défilé de pick-up remplis d'hommes en galabiya blanches brandissant le poing ou une arme légère relève de la démonstration de force belliqueuse : il a été organisé en soutien à l'armée nationale qui se bat contre les paramilitaires de la Force de soutien rapide (Rapid Support Forces, RSF). Le lieu est aussi significatif : Shendi est à 160 km au nord-est de Khartoum, sur la rive orientale du Nil. Le général Abdelfattah Al-Bourhan, dirigeant de facto du pays, commandant en chef de l'armée et l'un des deux protagonistes des combats actuels est né dans un village des environs et a fait ses études secondaires à Shendi. C'est aussi de cette partie du pays qu'est originaire la plus grande partie de la classe dirigeante du Soudan depuis son indépendance. Cette même élite accusée de discrimination et de confiscation du pouvoir par les régions dites périphériques, Darfour en tête. Or le Darfour est le berceau du général Mohamed Hamdan Dagalo, dit « Hemetti »,et de sa RSF.

Khartoum et le centre contre le reste du pays

Bref, il est à craindre, avec Kholood Khair, analyste soudanaise, fondatrice de Confluence Advisory, et très fine observatrice de son pays, que cette démonstration à Shendi n'augure d'un changement de nature du conflit en cours : « L'ethnicisation brutale de ce conflit a commencé pour de bon. Il ne s'agira peut-être bientôt plus de l'ambition à somme nulle de deux hommes, mais d'une nouvelle itération des problèmes éternels du Soudan : qui a des droits sur l'État ? Une contestation qui sape la viabilité même du pays », écrit-elle sur le réseau Twitter.

Pour saisir ce conflit et la violence de l'affrontement, il faut revenir sur l'histoire du Soudan. Depuis son indépendance en 1956, le pays a été dirigé, sauf à de rares et courtes périodes de gouvernance civile et démocratique, par l'armée, dont l'état-major est composé d'officiers du centre et du nord du pays. Depuis son indépendance, des conflits opposent ce centre, c'est-à-dire Khartoum et la vallée du Nil, et les régions dites périphériques. Au Soudan, on a coutume de désigner les habitants du centre comme « arabes » ou « nilotiques ». Ils se dépeignent volontiers eux-mêmes comme « les enfants du pays ». Ceux qui sont originaires des périphéries sont appelés par le nom de leur ethnie (Beja, Funj, Nuba, Fur, Massalit, et nous en oublions beaucoup). Les éleveurs nomades dits « arabes » de l'est sont souvent considérés comme étant à peine soudanais, puisque les tribus sont à cheval sur les pays limitrophes, les frontières ayant été, ici comme ailleurs en Afrique, tracées par les puissances coloniales.

Deux guerres ont opposé le nord au sud, devenu indépendant en 2011, et leurs racines puisaient, davantage que dans la religion, dans les discriminations, la confiscation des richesses et des postes de responsabilité. La partie septentrionale de l'actuel Soudan est encore habitée par ces longues années de guérilla, avec un groupe armé actif, même si un cessez-le-feu est en place depuis la révolution de 2018. De sérieuses tentations séparatistes ont secoué l'est du pays. Quant au Darfour, il est depuis vingt ans le siège d'un conflit atroce qui a valu à l'ancien dictateur Omar Al-Bachir d'être accusé de génocide, crimes contre l'humanité et crimes de guerre.

Si les protagonistes d'aujourd'hui, Abdelfattah Al-Burhan et Hemetti, ont tous les deux servi Omar Al-Bachir et sa guerre au Darfour, le recrutement de leurs forces n'est pas du tout le même. La RSF créée par l'ancien dictateur en 2013 regroupe les anciens janjawid, supplétifs de Khartoum, recrutés dans certaines tribus arabes nomades du Darfour. Omar Al-Bachir en avait fait sa milice privée et, pour contrer une armée régulière qui pouvait le menacer, une « force régulière » avant de la faire venir finalement à Khartoum en 2018, juste avant la révolution.

Le mépris pour l'« éleveur de chèvres »

Des éléments de l'armée nationale ont été transférés à RSF et réciproquement. Le recrutement a été élargi, mais rien de ceci n'a empêché ni fait oublier le ressentiment « périphérie contre centre ». Hemetti, qui n'a pas fréquenté les bancs des académies militaires, est souvent désigné dans la capitale comme « l'éleveur de chèvres », les RSF méprisés. Il y a de la revanche dans une courte vidéo publiée sur le réseau twitter, où on voit les paramilitaires triompher : « Nous sommes dans le commandement général [de l'armée, à Khartoum], à l'intérieur ! oui, à l'intérieur ! ».

Après la révolution, RSF s'était dispersé dans la capitale, investissant de multiples endroits à Khartoum, notamment confisqués aux organisations liées à l'ancien régime. Ainsi un impressionnant building de verre situé comme par hasard juste en face du commandement général de l'armée nationale, énorme complexe renfermant les sièges de toutes les armes. Récemment, un mur de béton avait commencé à être érigé le long du QG militaire. « Ils ont plus peur des RSF que de la population », riait-on à Khartoum. Le duel était déjà là, inscrit dans la cartographie de la ville.

Bien sûr, il n'est pas question de réduire la guerre que se livrent les deux généraux rivaux à cette dimension « centre » versus « périphérie ». Entrent en ligne de compte une lutte pour le contrôle des richesses et les intérêts des sponsors régionaux et internationaux des deux forces. Mais oublier les forces centrifuges serait une erreur d'autant plus grave qu'après un bref intermède de sentiment d'unité nationale pendant le soulèvement populaire de 2018 et les 18 premiers mois de la période de transition démocratique sous le gouvernement civil d'Abdallah Hamdok, les fractures sont apparues plus profondes que jamais après le coup d'État du 25 octobre 2021.

Le putsch a été mené de conserve par Abdelfattah Al-Burhan et Hemetti. Les deux ont œuvré ensemble pour mettre fin à la transition démocratique, arrêter les ministres, dirigeants politiques et activistes les plus importants, lancer la répression contre le mouvement révolutionnaire et notamment les comités de résistance, organisations de quartier et colonne vertébrale de la révolution. Abdelfattah Al-Burhan, réputé proche des islamistes, a remis en selle nombre d'entre eux, anciens du Parti du Congrès national (National Congress Party, NCP), formation tentaculaire de l'ancien régime.

Se préparer à la guerre

Hemetti s'est senti menacé, lui qui se vante d'avoir arrêté Omar Al-Bachir et donc participé à la chute de son régime. Il a cherché à se faire le héraut de la révolution et des forces civiles, s'est autoproclamé barrière contre le retour des islamistes. En somme protecteur des faibles contre les kaizan, partisans de l'autocrate déchu et affairistes kleptocrates des richesses de la nation. À l'été dernier, il a reconnu que le coup d'État avait été un échec et une erreur et a publiquement soutenu le retour des civils au pouvoir. Certains y ont cru. La United Nations Integrated Transition Assistance Mission in Sudan (Unitams), le mécanisme trilatéral (ONU, Union africaine et l'organisation régionale d'Afrique orientale IGAD), le Quartet (États-Unis, Arabie saoudite, Émirats arabes unis et Royaume-Uni) se sont félicités de l'accord-cadre signé le 5 décembre 2022 entre les généraux Burhan et Dagalo, et une quarantaine de partis politiques et organisations représentants des civils. C'est ce processus politique qui vient d'éclater en vol, sur la question de la réforme des institutions militaires et sécuritaires. Al-Burhan voulait une intégration de RSF dans l'armée en deux ans, Hemetti voulait garder la haute main sur ses forces.

Le duel a en fait commencé dès avant le coup d'État. L'inimitié a été renforcée par le putsch et ses suites. Avec des conséquences très tangibles dans le pays. « Hors du centre, le pays a connu une déstabilisation croissante, des tensions ethniques manipulées par certains agendas politiques, l'économie en zone rurale et les moyens de subsistance se sont dégradés. La tension entre le centre et la périphérie s'est aggravée », expliquait, en février dernier, Guma Kunda Komey, chercheur et ancien conseiller pour la paix du premier ministre Abdallah Hamdok, dans un podcast diffusé par l'International Crisis Group.

Les deux camps ont renforcé leur base et préparé la guerre. « Hemetti a utilisé les armes de la violence et de l'argent pour asseoir son contrôle, expliquait en mars dernier Ahmed Gouja, activiste de Nyala au Darfour. Il a distribué des Land Cruisers et des Hilux aux dirigeants communautaires, il a embauché des jeunes pour les envoyer au Yémen. Le mercenariat, ça rapporte énormément d'argent à ces jeunes, 50 000 dollars [46 000 euros] au bout de neuf mois. Avec ça, ils peuvent se marier, se faire construire une maison, monter un business. Hemetti leur offre un avenir. » Et pour faire rentrer dans le rang ceux qui refusent, il use de la carte de la violence : « Il attise les conflits entre ethnies, entre les tribus arabes et les agriculteurs, et il arrive après avec une offre de réconciliation. »

Le poids du Darfour

Au Darfour, l'armée elle aussi a tenté de recruter. Avec moins de succès, car elle n'était pas en mesure d'offrir les mêmes avantages. « C'est pour cela que dans la région, RSF est mieux équipé que l'armée, avec plus de véhicules et des voitures bien plus puissantes », expliquait encore Ahmed Gouja il y a quelques jours. L'armée et les partisans de l'ancien régime ont été accusés ces derniers mois de la mise en place de milices dans le nord et le centre du pays. Ainsi les forces du Bouclier soudanais ont annoncé elles-mêmes leur formation dans la ville de Dongola en décembre 2022, puis ont organisé des rassemblements dans des cités lors de marchés hebdomadaires très fréquentés sans que les autorités interviennent.

Alors que les deux généraux proclamaient à longueur de communiqués et de réunions avec les acteurs internationaux leur acceptation d'un retour des civils au pouvoir, ils mettaient en place les conditions d'une victoire lors de leur affrontement prochain. Ils se sont transformés en seigneurs de la guerre prêts à déchirer leur pays pour le contrôler. Les habitants de Khartoum et ceux du Darfour sont terrés chez eux ou prennent tous les risques pour tenter de fuir.

Ils réagissent, organisent aussi les secours et l'entraide, dans les quartiers et à travers les réseaux sociaux. Un communiqué des comités de résistance de l'État de Khartoum donne des consignes pour combattre la désinformation, organiser des hôpitaux de campagne, faire parvenir à ceux qui en ont besoin nourriture, eau et médicaments. Le slogan « Non à la guerre » doit être répandu partout, dit aussi le communiqué. Sur les réseaux sociaux, nombreux sont ceux qui affirment : « Ce n'est pas notre guerre ». Et quelques vidéos montrent des habitants de Khartoum tracer à la bombe de peinture les mots « Non à la guerre » sur les murs de la ville. Comme ils écrivaient il y a quatre ans : « À bas le régime ».

L'Arabie saoudite mise sur la Chine pour sécuriser sa normalisation avec l'Iran

L'annonce de la normalisation des relations saoudo-iraniennes à Pékin le 10 mars 2023 a eu un écho retentissant. Elle affecte les équilibres géopolitiques qui mettent en concurrence les deux superpuissances américaine et chinoise dans une région sous tension où l'impasse sur le dossier nucléaire iranien perdure.

De nombreux experts et spécialistes de la région conviennent que le rétablissement des relations diplomatiques saoudo-iraniennes prévu le 10 mai 2023 n'est pas une réelle surprise. En effet, des discussions entre l'Arabie saoudite et l'Iran ont débuté en avril 2021 par l'intermédiaire de Bagdad et avec l'aide d'Oman. De fait, depuis l'avènement du nouveau Sultan Haytham (janvier 2020), ce dernier s'est nettement rapproché de Riyad, mais aussi d'Abou Dhabi, au contraire de son prédécesseur Qabous, qui entretenait d'exécrables relations avec ses voisins saoudien et émirati. La dynamique en cours s'est accélérée avec la rencontre des ministres des affaires étrangères saoudien et iranien à Pékin le 6 avril pour discuter des détails du retour des ambassadeurs et consuls, et avec le communiqué assurant leur détermination à éliminer tout obstacle à l'expansion de leurs relations.

La peur de l'embrasement

La médiation de Pékin, a, en revanche, suscité beaucoup plus de surprise en raison du peu d'appétence de la Chine à endosser un rôle sur les questions politiques et de sécurité dans la région. Cependant, au vu du contexte bloqué sur l'accord nucléaire avec l'Iran et des impacts de la guerre en Ukraine sur l'inflation des prix alimentaires et énergétiques dans la région, seul Pékin pouvait agir pour calmer le jeu. Ses excellentes relations avec l'ensemble des acteurs régionaux — l'Arabie saoudite et les autres États membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG), mais aussi avec l'Irak, l'Iran, Israël et l'Égypte — lui offrent l'opportunité de s'ériger en acteur global responsable, en parrainant un accord destiné à apaiser les tensions et à prévenir un conflit ouvert entre Israël et l'Iran. L'échec du président américain Joe Biden à raviver l'accord sur le nucléaire (JCPoA) et à freiner l'escalade entre Tel-Aviv et Téhéran a fait craindre le pire à Riyad et Abou Dhabi.

Depuis la période post-pandémie, les deux pays poussaient Pékin à peser davantage en tant que premier partenaire commercial de la région. La normalisation avec l'Iran, rendue possible par l'engagement de Pékin à s'assurer que les parties respectent les principes de souveraineté et de non-ingérence dans les affaires intérieures, comble de fait la perte d'influence politique américaine auprès des dirigeants du Golfe, de même que l'incapacité des pays régionaux, facilitateurs du dialogue saoudo-iranien, à concrétiser un tel accord. La Chine s'est, à ce titre, révélée l'actrice idoine pour s'assurer du sérieux de Téhéran. En outre, comme l'explique Abdul-Aziz Al-Sager, à la tête du Gulf Research Center (Jeddah)1, la plateforme qu'offre Pékin pour parrainer cet accord de normalisation est une nouvelle occasion à saisir pour Riyad, car tout ce qui a été tenté depuis 45 ans avec Washington pour stabiliser la région a échoué.

L'ensemble des pays de la région, hormis Israël, ont accueilli avec soulagement cette normalisation. C'est surtout l'investissement de la Chine en tant que puissance susceptible d'aider à bâtir des mesures de confiance entre ces deux États qui sont ses partenaires pivots dans la région qui suscite le plus d'espoirs parmi les monarchies du Golfe. Riyad attend que Téhéran agisse pour faciliter les réconciliations internes au Yémen et use de tout son poids pour convaincre les houthistes de conclure une paix durable à la frontière du royaume. Riyad souhaite aussi que cette normalisation puisse contribuer à calmer le jeu avec les milices chiites en Irak et du Hezbollah au Liban. De son côté, la République islamique, défiée depuis septembre 2022 par une contestation populaire, d'abord marquée par la « révolte des femmes » et plus globalement des populations dans les régions périphériques kurde et baloutche où Riyad est accusé de soutenir ces régions majoritairement sunnites, attend du royaume qu'il évite de s'immiscer dans ses affaires intérieures, comme le suggérerait le soutien financier saoudien à un média d'opposition iranien à Londres. Ces leviers dont dispose Riyad, à un moment où la légitimité de la République islamique n'a jamais été aussi faible, semblent avoir pesé pour convaincre le régime iranien, fragilisé à l'intérieur comme à l'extérieur, à négocier avec le royaume saoudien.

Au cœur des négociations, la sécurité

La réactivation de l'accord sécuritaire conclu le 17 avril 2001, mais qui n'a jamais été mis en œuvre est un signe de cette évolution. Ce sont les deux plus hauts responsables à la sécurité nationale qui ont dirigé les délégations des deux pays pendant les quatre jours qui ont précédé la conclusion de l'accord : Moussaad Al-Aiban, conseiller à la sécurité nationale du royaume, et Ali Shamakani, secrétaire du Conseil suprême à la sécurité nationale de la République islamique, sous les auspices de Wang Yi, ancien ministre des affaires étrangères de Chine (mars 2013-décembre 2022).

Du côté de Washington, cet accord suscite un malaise perceptible au vu de son scepticisme quant à la capacité de Pékin à tenir le rôle attendu par Riyad d'imposer à Téhéran de respecter ses obligations. Tous les think tanks américains relaient ce scepticisme. Mais le succès diplomatique de la Chine a entrainé une réaction américaine loin d'être anodine, même si elle est passée inaperçue. En effet, dès le 14 mars, soit quelques jours après la publication du communiqué saoudo-irano-chinois, le Sénat a finalement confirmé la nomination à Riyad de son ambassadeur, Michaël Ratney (arabisant et fin connaisseur du Golfe et du Levant). Ce dernier avait pourtant été désigné un an auparavant, en avril 2022, alors que le poste d'ambassadeur était vacant depuis le mois de janvier 2021.

Yasmin Farouk, chercheuse associée à la Carnegie estime2 quant à elle que l'accord sous patronage de la Chine ne se résume pas pour l'Arabie à contrebalancer la présence américaine. Il reflète la préférence pour l'approche de Pékin qui privilégie le principe des modalités de négociation pour la résolution de conflits entre deux États plutôt que de proposer une architecture de sécurité globale alternative. Ainsi, Pékin aurait convaincu Riyad d'accepter de renouer avec Téhéran sans poser de condition préalable à Téhéran sur la question de l'abandon du soutien aux houthistes. Les déclarations du porte-parole iranien du ministère des affaires étrangères, Nasser Kanani (30 mars) sur la volonté de son pays de tout faire pour parvenir à une paix juste au Yémen, sont à ce titre inhabituelles. Mais l'Iran est-il capable d'imposer à ses alliés le respect de l'accord tripartite ? Ceux-ci ont aussi leur propre agenda, comme en témoignent les réactions négatives de certaines milices irakiennes proches de l'Iran ou celles des houthistes, qui ont toujours affiché leur indépendance vis-à-vis de Téhéran. En revanche, l'allié historique, le Hezbollah libanais, par la voie de son secrétaire général Hassan Nasrallah a accueilli très positivement l'accord, annonçant qu'il aurait des effets immédiats au Liban et au Yémen.

Une relance des négociations sur le nucléaire ?

De leur côté, l'Union européenne (UE) et le Royaume-Uni ont manifesté leur intérêt. À la suite de la visite à Téhéran le 3 mars 2023 de Rafaël Grossi, directeur de l'Agence internationale pour l'énergie atomique (AIEA) — qui a permis le retour des contrôleurs de l'AIEA dans toutes les installations nucléaires du pays —, ils pourraient même relancer les négociations sur l'accord sur le nucléaire. C'est ce que semble indiquer la rencontre à Oslo, le 21 mars, entre Ali Baqeri-Kani, le négociateur iranien du dossier nucléaire et les trois directeurs politiques des ministères des affaires étrangères du Royaume-Uni, de la France et de l'Allemagne, accompagnés d'Enrique Mora, secrétaire général adjoint aux affaires de politique extérieure de l'UE. L'absence de l'envoyé spécial américain pour l'Iran Robert Malley confirme l'embarras américain.

L'essayiste saoudien Abdul-Aziz Alghashian, fin observateur du rapprochement saoudo-israélien qui a assisté au sommet de Jeddah en juillet 2022 — auquel ont participé le président Biden et l'ensemble des chefs d'État du CCG + Jordanie, Irak et Égypte — estime que Riyad a pris conscience à cette occasion que la normalisation avec l'Iran était un prérequis à une future normalisation avec Israël, fût-elle progressive. Face à l'impasse du dossier nucléaire, l'administration Biden s'est efforcée de convaincre Riyad d'intégrer les accords d'Abraham comme ses voisins du Golfe (Émirats et Bahreïn). L'absence de perspective à une solution de la question palestinienne a dissuadé Riyad d'aller au-delà d'un rapprochement informel qui aurait été exploité par Téhéran pour davantage déstabiliser Riyad. Telle n'est pas la vision de Tel-Aviv, qui comptait au contraire normaliser avec Riyad pour constituer un front israélo-arabe pour faire face à l'Iran.

Mohamed Alsulaimi, directeur du think tank saoudien Rassanah insiste aussi sur les nombreux sujets sur lesquels Saoudiens et Iraniens ont discuté lors des pourparlers facilités par Bagdad et Mascate depuis deux ans. De plus, la nouvelle orientation diplomatique saoudienne, consistant à donner dorénavant la priorité à la défense de ses intérêts nationaux sur leurs relations privilégiées avec les États-Unis, pourrait avoir convaincu Téhéran à se montrer mieux disposé à l'égard de Riyad.

Certes, le rétablissement des relations saoudo-iraniennes se concrétise sur la base de l'accord sécuritaire de 2001, mais la référence à l'accord commercial de mai 1998 dans le communiqué, suivi le lendemain de la déclaration du ministre du commerce Mohamed Al-Jadaan sur la disposition de Riyad à investir et à développer ses liens commerciaux avec l'Iran traduisent le changement d'approche diplomatique que Riyad entend donner à cette normalisation. Alors que le prince héritier Mohamed Ben Salman (MBS) est parvenu à tourner la page de son isolement post-affaire Khashoggi, Riyad inscrit dorénavant son action diplomatique dans le cadre du monde multipolaire en gestation afin d'émerger en tant que puissance moyenne, pour rayonner au-delà de son identité de puissance islamique. En faisant miroiter à Téhéran sa volonté d'injecter des investissements, Riyad parie que les relations commerciales vont créer du liant avec Téhéran, et fait de la dynamique économique l'élément clé d'une normalisation durable.

Les rêves de MBS

C'est en effet sur la dynamique économique que le prince héritier mise pour engager les nouvelles orientations de sa diplomatie. Il souhaite la construire sur la base d'une meilleure intégration régionale, en investissant dans les infrastructures, la logistique, la sécurité alimentaire, la transition énergétique et tout ce qui touche aux biens communs et à la sécurité humaine.

Semblant avoir tiré les leçons de son expérience interventionniste désastreuse au Yémen en 2015 et dans la crise qui l'a opposé au Qatar à partir de 2017 dans le sillage de son ancien mentor, le président de la Fédération des Émirats arabes unis, Mohamed Ben Zayed (MBZ), devenu depuis son concurrent, MBS caresse comme son voisin émirati le rêve de faire de son pays le hub économique, technologique et touristique du Proche-Orient. Fort de sa Vision 2030, flanqué de son slogan « Saudi First », MBS ambitionne de faire du royaume, compte tenu de la place qu'occupe son pays au cœur de la péninsule Arabique, le hub logistique de l'Asie occidentale avec l'aide de la Chine et la route de la soie (Belt and Road Initiative, BRI), chère au président Xi Jinping. Atteindre ces objectifs passe d'abord par la fin de la guerre au Yémen et l'évitement de toute confrontation militaire entre Israël et l'Iran.

C'est ainsi qu'il faut comprendre la décision de Riyad de s'associer, en tant que « partenaire du dialogue » à l'Organisation de coopération de Shanghai (OCS) chapeautée par Pékin et Moscou, le 29 mars ou encore son intérêt manifesté en mai 2022 à adhérer aux BRICS aux côtés de l'Égypte, de l'Indonésie, des EAU, du Sénégal ou de l'Algérie. Au niveau régional, cette dynamique se traduit par les multiples partenariats multilatéraux et processus de détente avec la Turquie, Israël, l'Iran et le Qatar. Ou encore l'imminente normalisation avec la Syrie, probablement annoncée avant le sommet de la Ligue des États arabes qui se tiendra le 19 mai à Riyad. Tout comme la Chine a favorisé la normalisation avec l'Iran, la Russie aurait facilité ce rapprochement en s'assurant que Damas empêche les exportations illégales de Captagon, la drogue qui inonde le marché saoudien et des voisins du Golfe.

Ce faisant, l'Arabie ne veut pas se positionner contre les États-Unis. Le pays poursuit avec autant d'entrain ses relations économiques avec les grandes entreprises américaines, à l'image du contrat conclu le 14 mars avec Boeing pour 37 milliards de dollars (34 milliards d'euros), ajoutés aux nombreux contrats d'armements conclus avec Washington après la visite du président Biden dans le royaume (15-16 juillet 2022). Toutes les déclarations officielles de Riyad ont consisté, depuis la conclusion de l'accord, à rassurer le partenaire américain, en soulignant, sa volonté de trouver un juste équilibre entre les deux superpuissances avec lesquelles Riyad partage des intérêts différents, mais pas incompatibles.


1Nous avons rencontré tous les chercheurs cités dans cet article au cours de déplacements en Arabie saoudite et dans le Golfe.

Tunisie. Entre peur et divisions, Kaïs Saïed seul maître à bord

Les restrictions sur les libertés s'ajoutent à la catastrophe économique qui se profile. Plusieurs opposants politiques sont arrêtés et des militants des droits humains sont mis en examen. Loin de susciter un élan de mobilisation, cette situation est marquée par la peur de l'arbitraire et par le défaitisme.

« Est-ce que je vais être accusée de complotisme si jamais on me voit avec un ex-député ? » Ma question, ironique, s'adresse à Nabil Hajji, secrétaire général du Courant démocratique (parti de centre gauche) et ancien député à l'Assemblée des représentants du peuple (ARP), le parlement tunisien dissout par le président de la République le 30 mars 2022. Il répond du tac au tac : « Tu es journaliste et tu vis en France, c'est moi qui risque d'être accusé d'intelligence avec un agent étranger ! »

Décliné sur le ton de l'humour, cet échange n'a pourtant rien de surréaliste. Depuis le 11 février 2023, soit quelques jours après le deuxième tour des élections législatives largement ignoré par la population, plusieurs militants, opposants et personnalités publiques ont été arrêtés. Onze d'entre eux l'ont été dans le cadre de la loi de lutte contre le terrorisme1, qui permet de détenir un individu pendant 48 heures sans la présence de son avocat. Depuis, ils sont toujours emprisonnés par le pôle de lutte antiterroriste. Ni le ministère de l'intérieur ni le parquet ne communiquent sur le sujet.

« Ben Ali faisait mieux son travail ! »

Nous avons pu consulter une partie des dossiers d'accusation qui ont fuité, et dont l'authenticité a été confirmée par les avocats des accusés. Les motifs étonnent et rappellent de sombres périodes de l'histoire du pays : conspiration contre la sécurité de l'État, préparation en vue d'assassiner le président de la République, atteinte à la sécurité alimentaire… Quant aux preuves, elles prêteraient à sourire si les conséquences n'étaient pas aussi graves, faites pour l'essentiel de captures d'écran de conversations WhatsApp, et de témoignages concernant des rencontres avec des diplomates étrangers. Des militants de la société civile ironisent : « Au moins Ben Ali faisait mieux son travail, il fabriquait de vraies preuves pour faire tomber ses opposants ! » Islam Hamza, avocate et membre du Comité de défense des détenus affirme : « Pour l'instant, il n'y a rien de nouveau, car les dossiers sont en cours de montage. Il y aura d'autres arrestations ».

Un organigramme dessiné par la police rassemble les photos des accusés et celles de représentants de consulats étrangers, dont l'actuel ambassadeur français André Parant, son prédécesseur Olivier Poivre d'Arvor, l'ambassadeur italien en Tunisie et deux fonctionnaires de l'ambassade américaine. Un diplomate européen nous a affirmé que les pratiques de la police ont provoqué l'ire de nombreuses chancelleries occidentales, dont les représentants ont été reçus par le chef du protocole tunisien. Mais le mal est fait et la peur règne : « Nous constatons que nos interlocuteurs tunisiens habituels évitent désormais de nous rencontrer. »

Une terreur diffuse

La peur est la sœur de l'arbitraire, et celui-ci est devenu la norme. On parle même de listes qui circulent. Amine Ghali, directeur du Centre Al-Kawakibi pour la transition démocratique fait le constat :

La peur se situe à deux niveaux : une peur institutionnelle que les lois qui régulent les associations changent. Et la peur physique de se faire arrêter, surtout quand on voit des personnalités beaucoup plus célèbres que nous être emprisonnées pour rien.

Les opposants politiques et les militants des droits humains ont migré vers la messagerie Signal, réputée plus sécurisée, avec l'option « messages éphémères » qui efface automatiquement les conversations au bout d'une durée déterminée. Les critiques du pouvoir jusque-là très répandues sur les réseaux sociaux se font de manière moins publique, souvent réduites au cercle d'« amis ». Asrar Ben Jouira, militante féministe et présidente de l'association Intersection pour les droits et les libertés confesse : « Maintenant, je relis un statut dix fois dans ma tête avant de le publier ».

Certains avocats attendaient des pressions étrangères, notamment européennes, vu que des diplomates ont été mêlés au dossier dit de « conspiration », ou tout simplement pour sauver ce qui reste des soulèvements de 2011. Mais si le 20 mars, les ministres des affaires étrangères de l'Union européenne (UE) ont appelé le gouvernement tunisien à respecter « l'État de droit, les droits de l'homme, les engagements pour d'importantes réformes structurelles », c'est d'abord et avant tout par crainte d'une nouvelle crise migratoire en cas de faillite économique. De son côté, l'Italie conduite par la dirigeante d'extrême droite Giorgia Meloni, première partenaire de la Tunisie en matière d'externalisation des frontières, exhorte l'UE et le FMI à apporter leur aide à son voisin du sud. Comment ne pas voler au secours du pays qui consent à recueillir ses sans-papiers expulsés et à intercepter les embarcations des immigrés ?

« Nous nous sommes éprouvés »

Dans ce paysage, les militants de la société civile se sentent plus que jamais isolés. La démobilisation des organisations est visible, et certaines se divisent face à l'omnipotence présidentielle, à commencer par l'Union générale tunisienne du travail (UGTT) qui compte pourtant elle aussi des arrestations dans ses rangs. La centrale syndicale refuse toujours de remettre en question la légitimité du « coup de force » du 25 juillet 2021. Le fait que son secrétaire général Noureddine Taboubi en soit à son troisième mandat après le changement du règlement intérieur qui n'en prévoit initialement que deux n'aide pas à critiquer l'abus de pouvoir de l'autocrate de Carthage. Une source affirme que des dossiers de corruption visant des militants limitent la marge de manœuvre de l'UGTT qui a lancé, début février, une initiative de dialogue national en compagnie de la Ligue tunisienne des droits de l'Homme (LTDH), de l'Ordre des avocats et du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES). Mais la publication de la feuille de route qui devait en émaner ne cesse d'être ajournée. De plus, la volonté du président de la République de diviser les institutions qui peuvent constituer un contrepoids à son autorité est manifeste, comme en témoigne la nomination d'un ancien syndicaliste au poste de ministre de l'éducation le 30 janvier 2023.

Quant à la classe politique, elle est coincée entre le rejet d'une population qui n'a pas vu son quotidien s'améliorer après douze ans de « processus démocratique », et son incapacité à se regarder dans la glace et à faire son autocritique. Nabil Hajji, dont le parti a connu des défections importantes, notamment celle de son ancien secrétaire général Ghazi Chaouachi aujourd'hui arrêté, constate :

Si au moins Ennahda avait accepté de revoir un peu ses positions, si Rached Ghannouchi avait démissionné, on aurait pu envisager de faire un front commun. Mais ils ne reconnaissent pas du tout leur responsabilité dans la situation à laquelle nous avons abouti.

Rejoindre ou non le Front de salut national où se regroupent notamment les principales figures de la dernière coalition au pouvoir en 2021 (Ennahda, Al-Karama et Qalb Tounes) représente toujours une ligne de fracture au sein de l'opposition politique. Le malaise également de certaines organisations de la société civile qui peinent à se mobiliser face aux arrestations des islamistes est palpable. Nous sommes bien loin du Front du 18 octobre 2005 qui avait réuni une partie de la gauche et les islamistes contre Zine El-Abidine Ben Ali : « Nous nous sommes éprouvés entre temps… », constate Hajji. Ce dernier est également lucide quant à l'incapacité des partis politiques, souvent peu connectés aux classes populaires, à penser un modèle économique et à répondre aux attentes sociales depuis 2011 : « Une vision économique ? On n'a même pas été capable de maintenir le même niveau de production que sous Ben Ali ! ». Maher Hanine, essayiste et militant politique pointe du doigt un problème plus structurel :

Les partis politiques sont dans l'autosuffisance. Ils n'ont pas de groupe d'action dans les régions, n'organisent pas de débat autour de questions politiques ou de société. Il n'y a pas de réflexion. Avec l'enchaînement des événements depuis 2011, ils sont dans le mouvement pour le mouvement.

Les soutiens et les « soutiens critiques »

Les travaux de la nouvelle ARP, élue avec à peine 11 % de taux de participation, ont officiellement commencé le 13 mars 2023. Ils sont boycottés par les organisations qui ont suivi pendant dix ans les travaux des parlementaires, à l'instar d'Al-Bawsala. Asrar Ben Jouira regrette la période d'avant le 25 juillet 2021, malgré toutes ses faiblesses :

Au moins avec les islamistes, nous avions une marge de manœuvre. Nous avons pu faire passer des lois comme la loi 50 qui criminalise les actes racistes, ou la loi 58 contre les violences faites aux femmes. Aujourd'hui, tout est verrouillé. Avant, on faisait du plaidoyer auprès des député·es de l'opposition qui étaient idéologiquement proches de nous. Désormais, il n'y a plus que les soutiens et les « soutiens critiques » de Kaïs Saïed à la nouvelle Assemblée.

Le faible taux de participation aux législatives en dit long sur l'indifférence qui entoure ce climat liberticide. L'essoufflement du vent révolutionnaire est une réalité. Mais le désamour de la politique est également nourri par une inflation galopante (officiellement à 10,4 % au mois de février), ainsi que des pénuries ponctuelles, mais chroniques, qui font revoir les priorités à de larges franges de la population. Peu sont celles et ceux qui s'émeuvent des arrestations. « Il y en a même qui sont contents, constate un militant avant de poursuivre : « On a arrêté les bonnes personnes, mais pas avec les bons dossiers est une musique qu'on entend ».

Selon les sondages de fin février, 52 % des Tunisiens seraient satisfaits du bilan du locataire de Carthage, soit 4 points de plus qu'en décembre 2022, mais on est loin des 82 % d'août 2021, quelques jours après le coup d'État. Nabil Hajji explique sans excuser : « En douze ans, la démocratie n'a été utilisée par les uns et les autres que comme outil pour arriver ou se maintenir au pouvoir ». Et le discours présidentiel d'une soi-disant épuration tous azimuts séduit.

Asrar Ben Jouira comme Mahdi Jelassi, le secrétaire général du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), est visée par plusieurs chefs d'accusation, pour avoir manifesté — ou couvert la manifestation — contre le référendum constitutionnel organisé par Saïed le 25 juillet 2023. Certaines ONG étrangères prépareraient leur départ, peu optimistes quant à la possibilité de continuer à exercer leur activité dans les prochains mois. Sous l'ubuesque Troisième République2, la police retrouve son omnipotence d'antan, et la justice est aux ordres. La jeune femme ironise pour ne pas se laisser gagner par la peur : « Le métier de juge est devenu précaire. Même les banques ne leur accordent plus de crédit, car ils peuvent sauter à tout moment ! »

L'introuvable récit commun

Entre isolement et divisions, Mahdi Elleuch, chercheur à l'ONG Legal Agenda, dresse un bilan intransigeant :

La société civile doit se regarder dans la glace. On n'a pas été à la hauteur. On est restés dans le confort du militantisme, dans notre bulle, complètement isolés du terrain et de la politique au sens fort du terme.

Un constat partagé par Maher Hanine qui souligne l'incapacité des organisations historiques à se renouveler après 2011, et celle des partis à adopter un nouveau discours capable de brasser large :

Il n'y a pas d'espace où il se produit une fermentation, un bouillonnement intellectuel. Pas de plateforme non plus pour créer une conscience collective. Les structures classiques qu'on a créées avant la révolution n'ont jamais évolué. Quant aux partis politiques, ils sont invivables pour les jeunes. On n'a pas su remplacer l'absence d'idéologie par un récit commun. C'est facile de parler au prolétariat, les textes sont déjà écrits. Mais le public d'aujourd'hui ? C'est un problème universel bien sûr, mais son impact est plus grave dans un pays aux institutions fragiles.

Or, dépasser sa classe, son microcosme, et parler à une population active dont près de la moitié évolue dans le secteur informel est un défi que les partis n'ont pas essayé de relever.

Jeudi soir, à la maison de la culture Ibn Rachiq, en plein centre-ville de Tunis, plusieurs dizaines de personnes, jeunes et moins jeunes, se retrouvent comme toutes les semaines dans le cadre du Club des amoureux de Cheikh Imam. Entre émotion et enthousiasme, des étudiants d'à peine une vingtaine d'années reprennent à tue-tête le répertoire carcéral du chanteur égyptien :

Aussi longtemps que durent la prison et la répression,
Aussi loin que peut aller le vice du geôlier,
Qui pourrait emprisonner l'Égypte, même pour une heure ?

À quelques centaines de mètres du ministère de l'intérieur, désormais lieu privilégié des allocutions de Kaïs Saïed, le chant sonne comme un vœu pieux, au milieu d'une longue nuit qui ne fait que commencer.


1Votée en 2015 dans la foulée des attentats du Bardo et de Sousse par la majorité parlementaire constituée à l'époque de Nidaa Tounès et d'Ennahda, cette loi a été très contestée à l'époque par les organisations de droits humains.

2La Constitution de Kaïs Saïed, officiellement adoptée le 17 août 2022, fait entrer la Tunisie dans la Troisième République.

France-Maghreb. Les plaies toujours à vif de la crise des visas

Alors que la délivrance de visas pour la France aux ressortissants maghrébins est censée revenir à la normale, retour sur une crise qui, par-delà une crispation conjoncturelle, révèle des dysfonctionnements structurels. Des défaillances que les autorités françaises reconnaissent à demi-mot puisqu'un audit vient d'être commandé pour en faire le diagnostic et proposer des remèdes.

« Vous n'avez pas présenté d'éléments permettant de s'assurer que votre séjour en France à des fins d'études ne présentait pas un caractère abusif ». Coché parmi les 13 motifs types sur une feuille simple tamponnée par le ministère de l'intérieur, ce refus de visa a obligé Sarah, étudiante algérienne admise à l'université de Nîmes en 2023, à revoir sa feuille de route. Sur le papier, son dossier ne présentait pourtant aucune anomalie : deux garants, les preuves d'un compte bancaire fourni à hauteur de 7 500 euros, une garantie de logement réservé à 4 kilomètres de la faculté… Malgré la présentation d'un dossier solide, les refus de visas étudiants sont devenus familiers, y compris pour ceux ayant obtenu des bourses européennes ou qui ont été acceptés dans les universités, signe d'une absence de coordination entre les différentes institutions chargées de l'accueil de l'étudiant. « La plupart de mes camarades en Algérie font face à des demandes de visas éprouvantes, » confie Rayan Assad, étudiant algérien en communication installé en France depuis 2017. Les milliers de témoignages désespérés sur le groupe Facebook « Étudiants et cadres algériens », qui regroupe plus de 145 000 membres, donnent un large aperçu des conséquences de la crise des visas.

Le sujet qui revient en boucle : les motifs de refus, souvent incompris, dont certains sont plus stéréotypés que d'autres, comme le no. 4 qui explique qu'« il existe des doutes raisonnables quant à la volonté de quitter le territoire après l'expiration du visa ». Un refus suspicieux injustifié selon l'avocate Marianne Leloup, spécialisée en droit des étrangers. « Voilà comment une décision administrative laconique, expéditive et illisible vous est présentée après une demande de visa à l'allure de parcours du combattant », déplore-t-elle. En vigueur depuis que Bruxelles a imposé des normes minimales de procédures de refus en 2009, ces formules de refus préécrites sont vécues comme un affront pour les ressortissants, qui nagent souvent en pleine incompréhension à la réception du refus. « La France considère que ce système de refus par case fait l'affaire. Pourtant, la seule manière d'obtenir une réponse détaillée est d'engager un recours, procédure décourageante et onéreuse pour les demandeurs de visas », explique Morade Zouine, avocat spécialiste en droit de l'immigration.

Des frais non remboursés

Cette vague de refus, dénoncée par les ressortissants maghrébins depuis 2021, s'inscrit dans ce qu'on a appelé « la crise des visas », une politique volontariste française visant à réduire de 50 % la délivrance de visas pour l'Algérie et le Maroc, et de 30 % pour la Tunisie. Un choix politique présenté comme une mesure de rétorsion face au manque de coopération des gouvernements dans la lutte contre l'immigration illégale. Entre les mois de janvier et juillet 2021, 14 456 ressortissants d'Algérie, du Maroc et de Tunisie ont reçu une obligation de quitter le territoire français (OQTF). Seuls 233 d'entre eux sont retournés dans leur pays, soit 1,6 % d'expulsion effective. « C'était une façon de mettre la pression sur ces pays après leur refus de délivrer suffisamment de laissez-passer consulaires », indispensables pour mener à bien une expulsion, explique Morade Zouine.

Les menaces ont bel et bien été exécutées. Selon les derniers chiffres communiqués par la Direction générale des étrangers en France, « les trois nationalités du Maghreb qui représentent 360 821 visas délivrés en 2022 en totalisaient 766 299 en 2019, soit plus du double ». Pour ce faire, les conditions d'obtention de visa se sont considérablement durcies. Depuis septembre 2022, le délai de traitement s'est allongé à 45 jours, et la liste de pièces justificatives nécessaires s'est alourdie. Casier judiciaire, relevés bancaires ou encore préréservation du billet d'avion, « le summum reste tout de même le visa de long séjour "salarié", pour lequel on demande, notamment au Maroc, de fournir une impressionnante liste de pièces par mail afin de mâcher le travail de l'administration », complète Morade Zouine. La question de la confidentialité de données parfois sensibles, délivrées aux structures privées en charge des prises de rendez-vous, suscite également des tollés.

Quant aux frais, entièrement à la charge des demandeurs de visas, ils s'établissent entre 80 et 100 euros en fonction du visa demandé (court ou long séjour). Les structures privées VFS Global et TLScontact facturent quant à elles 30 et 40 euros supplémentaires, pour la simple gestion des rendez-vous. Des frais additionnels pour obtenir un rendez-vous premium (salon plus confortable, boissons, accès à un photocopieur…) sont proposés, au tarif de 40 euros. « Ce qui relevait d'un service consulaire répond maintenant à des logiques de marché », s'indigne Nabil. En tout, on estime que la demande de visa peut atteindre plus de 200 euros, soit 20 000 dinars, l'équivalent d'un SMIC algérien. À noter qu'en cas de refus de visa, les frais engagés ne sont en aucun cas remboursés, pas plus d'ailleurs que les frais d'inscription dans les écoles ou les universités.

Si les sanctions ont été effectives, « ni le quai d'Orsay ni la place Beauvau1 n'ont communiqué sur la manière dont elles se sont traduites en pratique » regrette Morade Zouine. Si en novembre 2021 sur Europe 1, dans un argumentaire sécuritaire habituel, le ministre de l'intérieur Gérald Darmanin ciblait les islamistes radicaux et les délinquants visés par des OQTF pour justifier la crise des visas, dans les faits, les restrictions ont pénalisé l'ensemble des ressortissants. « Voilà comment on s'est retrouvé à refuser un visa à des parents algériens qui voulaient être auprès de leur fils en fin de vie en France, et ce malgré les interventions des médecins en soins palliatifs », se rappelle avec émotion Morade Zouine. « On a assisté à des situations jamais vécues auparavant : l'impossibilité d'assister à des enterrements, à des accouchements, à des mariages. Des familles n'ont pas pu se retrouver pendant parfois plus d'un an », ajoute-t-il.

Des pions dans un jeu diplomatique

En dehors de ces récits familiaux, les conditions d'obtention du visa de travail se sont elles aussi obscurcies. Ces revirements suscitent des inquiétudes. « Aujourd'hui, le consulat peut refuser une demande de visa travail, indépendamment du fait que l'inspection du travail a donné son feu vert, et ce pour des motifs parfois un peu obscurs », précise Christophe Pouly, docteur en droit public et avocat au barreau de Paris, spécialisé dans le droit de l'immigration et de l'asile. Une méthode non conforme au droit européen qui gagnerait à être révisée selon lui.

« Nous sommes une variable d'ajustement entre les pays, des pions à jouer dans leurs relations diplomatiques » s'indigne Nabil, marocain et auditeur pour la multinationale Deloitte. Malgré une situation financière confortable, un grand-père français et des allers-retours fréquents en France, il a essuyé plusieurs refus de visas ces deux dernières années. « Au Maroc, les refus de visas sont devenus légion, y compris pour les hommes d'affaires, les journalistes, les artistes, les sportifs et même les anciens ministres, surtout quand il s'agit de personnalités proches des cercles du pouvoir marocain. Ce sont des pratiques limite mafieuses », peste-t-il.

En Tunisie, la crise des visas est officiellement surmontée et les restrictions auraient dû être levées, le gouvernement ayant accepté de reprendre ses ressortissants visés par une OQTF. Mais dans les faits, rien ne change. Les citoyens, premières victimes de ces crises diplomatiques, ont le sentiment qu'en dehors de cette crise des visas, les pays du Sud sont plus affectés par les restrictions de visas, comparativement aux pays de l'Est. « Par conséquent, de plus en plus de citoyens de classe moyenne préfèrent basculer dans l'irrégularité plutôt que de tenter la difficile obtention d'un visa adéquat. C'est le résultat d'un déficit de sécurisation des voies légales d'entrée en France, qui poussent les étrangers à accepter davantage l'irrégularité comme moyen de s'installer », explique Morade Zouine.

Rejeter le contrôle au-dehors

Si un ressortissant décide de contester un refus de visa, là encore il devra s'armer de courage et de patience. Il dispose de deux mois pour saisir la commission de recours. En cas de rejet implicite de cette instance (par absence de réponse), il peut saisir le tribunal administratif de Nantes, seule juridiction compétente en France, « une antichambre sclérosée du ministère de l'intérieur qui dans 95 % des cas ne répond pas, et sur le reste exprime 99 % de refus ». En moyenne, le tribunal met 9 mois à juger un refus. Un parcours désincitatif qui porte ses fruits. En 2022, sur les 19 % de refus tous types de visas confondus, seulement 1,5 % sont allés jusqu'au tribunal administratif. « Qui est capable de mettre 2 000 euros dans une procédure complexe qui n'est pas certaine d'aboutir ? On met à la charge des étrangers les incompétences et les négligences des préfectures et des consulats », s'indigne Marianne Leloup.

La maîtrise de l'immigration la plus efficace étant celle effectuée aux frontières extérieures, la crise des visas a été l'occasion de livrer un message éminemment politique. « La politique des visas est la plus cruciale pour la souveraineté française, c'est d'ailleurs pour cette raison que des voix s'élèvent pour que les demandes d'asile se fassent directement dans les pays de demande. Bientôt, on dira peut-être : ne traversez pas la Méditerranée, on regarde d'abord votre dossier », projette Morade Zouine sans cacher son agacement. Depuis quelques années, les choix politiques relatifs à l'immigration irriguent les pratiques de la profession d'avocat, au grand regret de Marianne Leloup. « À commencer par les projets de loi immigration qui serrent la vis tous les ans ». La fondatrice du cabinet Leloup reproche également à la Cour nationale du droit d'asile d'être « un organe tout sauf indépendant qui s'applique à mettre en œuvre les politiques du gouvernement et convulsions des préfectures ». Elle déplore notamment que des nationalités soient particulièrement ciblées par les refus de visas, en fonction des priorités électorales en vigueur.

Privatisation et corruption

À cela vient s'ajouter la privatisation des services consulaires, obstacle supplémentaire dans le long parcours semé d'embûches vers l'obtention d'un visa. En effet, les consulats ont délégué la gestion des rendez-vous aux prestataires privés VFS Globalet TLScontact, en situation de quasi-monopole sur ce qu'est devenu le marché des visas. Ils sont pointés du doigt pour leurs nombreux dysfonctionnements et leur logique de marché. Leurs sites web, lents et saturés, obligent les demandeurs de visas à une veille acharnée, y compris la nuit, pour espérer dénicher de nouveaux créneaux, renouvelés au compte-gouttes. Peu importe l'urgence de la demande, il faut parfois compter cinq mois d'attente pour obtenir un simple rendez-vous.

Face à cette inertie, cybercafés et particuliers s'engouffrent dans la brèche, en trustant les créneaux disponibles et en les redistribuant contre rétribution, pouvant aller jusqu'à 10 000 dinars en Algérie (environ 71 euros). Ce marché noir en plein essor sur le continent africain avait déjà été pointé du doigt dans un rapport parlementaire remis à l'Assemblée nationale française en janvier 2021. « N'importe qui peut gruger le système, les consulats n'arrivent pas à contrôler ces structures, ils n'ont ni les moyens de le faire ni la compétence », alerte Morade Zouine.

Selon lui, ces défaillances entraînent une nouvelle forme de corruption normalisée devant laquelle les services consulaires ferment les yeux. « En Tunisie, des clients me disent qu'ils ont soudoyé un agent local en poste chez TLScontact pour obtenir un rendez-vous plus tôt », confie-t-il. Pour rappel, cette externalisation ne coûte rien aux services consulaires. Ce sont les frais de visas des demandeurs qui rapportent de l'argent à ces structures. À en croire le récit des ressortissants, la prise de rendez-vous était plus fluide lorsqu'elle était gérée par les consulats. « Vous aviez des personnes formées en face de vous, qui vous aidaient si votre demande de visa n'entrait dans aucune case », confirme un ressortissant tunisien. Une époque qui semble bel et bien révolue.

Depuis plusieurs années, tous ces dysfonctionnements sont dénoncés non seulement par les demandeurs de visas, mais par les services de l'État eux-mêmes. Le manque de cohérence politique est aussi souligné, car comment peut-on d'un côté prétendre encourager la francophonie et de l'autre entraver les échanges entre la France et les pays francophones de son flanc sud, en particulier les jeunes ? Face aux critiques et plaintes répétées, le ministère de l'intérieur et le ministère de l'Europe et des affaires étrangères viennent de missionner Paul Hermelin, président de Capgemini (entreprise française de service du numérique), pour la réalisation d'un audit dont les conclusions devront être assorties de recommandations. Mais la prudence reste de mise : les efforts doivent prioritairement porter sur les publics cibles : étudiants, hommes d'affaires, invités pour des événements spécifiques, et non sur le « tout courant » des demandes. Et il n'est pas interdit de s'interroger sur la neutralité de l'enquêteur, dont la société est déjà prestataire de l'État et qui pourrait bien chercher à interférer sur l'attribution du marché pour la mise en œuvre des nouvelles dispositions préconisées2.


1NDLR. Respectivement ministère des affaires étrangères et de l'intérieur.

La contestation au défi de l'occupation

Après trois mois de contestation d'une ampleur inédite, le premier ministre Netanyahou a été contraint de reporter sa réforme du système judiciaire. Cela n'a pas apaisé les tensions pour autant, et la société juive parait plus que jamais fracturée. Toutefois, une interrogation demeure, ce mouvement « pour la démocratie » est-il capable de questionner les contradictions d'un État « juif et démocratique », et considérer les Palestiniens comme des partenaires politiques à part entière ?

Une marée de drapeaux israéliens ponctuée des couleurs LGBT converge chaque samedi soir à travers Tel-Aviv et d'autres villes, tandis que la foule avance en portant une immense banderole où est reproduite la déclaration d'indépendance de 1948. Ces images du mouvement de protestation contre la réforme judiciaire du nouveau gouvernement israélien sont à la fois porteuses d'espoirs et de doutes. D'un côté, la coalition d'extrême droite de Benyamin Nétanyahou qui paraissait si solide se trouve fragilisée par une révolte inattendue. Dans le même temps, la stratégie de la coordination du mouvement de se concentrer sur un objectif unique polarise la contestation, parvient à rassembler largement, mais ignore la colonisation ou l'occupation, au mépris de l'urgence vécue par Palestiniens.

Démocratie juive et patriotisme

Entre « résignation » et « souffrance d'un quotidien marqué par les inégalités socio-économiques » : c'est ainsi qu'Alon-Lee Green, codirecteur de l'organisation socialiste et arabo-juive Standing Together, analyse la société, au moment du retour au pouvoir de Benyamin Nétanyahou en décembre dernier. À cela s'ajoute un état de stupeur en constatant que les suprématistes juifs de la liste Sionisme religieux disposent de postes-clés au sein du gouvernement.

Avec d'autres associations de la société civile, ainsi que le noyau du mouvement Crime Minister qui depuis 2019 dénonce le maintien au pouvoir d'un premier ministre sous le coup de multiples procès pour corruption, Standing Together lance le 7 janvier 2023 la première mobilisation contre la nouvelle coalition. Reconnaissable à ses banderoles et affiches violettes où les slogans sont inscrits en arabe et en hébreu, cette organisation pousse l'opposition à Nétanyahou à articuler sa lutte à celle pour la défense des droits des Palestiniens, sans pour autant passer sous silence l'urgence de réformes sociales pour combattre la pauvreté.

Sur place, la présence de quelques drapeaux palestiniens ne rivalise pas avec les étendards israéliens, mais ils suffisent à diviser les participants, tout autant que la ligne politique déclarée qui associe la question démocratique à la fin de l'occupation et à la capacité de faire d'Israël une « maison pour tous ». Pour l'opposition juive et sioniste, issue du Parti travailliste ou soutien des leaders Benny Gantz et Yaïr Lapid, l'urgence est de « sauvegarder la démocratie ». Ce n'est pas la place pour des arguments puristes, affirme même l'ex-députée travailliste Stav Shaffir dans un tweet. Ils forment ensemble une nouvelle coordination pour concentrer la mobilisation sur le « coup de force judiciaire ».

Les manifestations sont de plus en plus massives, avec des pics jusqu'à 300 000 Israéliens, soit l'équivalent de 2,5 millions de Français. La protestation dépasse également le strict cadre de Tel-Aviv puisque des dizaines de villes sont touchées, y compris des bastions du Likoud comme Ashdod ou Netanya, ainsi que des colonies telles qu'Efrat. À l'inverse, la présence palestinienne s'estompe. Pour Green, cela s'explique logiquement : « Les Palestiniens d'Israël sont mal à l'aise à l'idée de protester sous les couleurs d'un État par lequel ils ne se sentent pas représentés. » Il ajoute aussi « le ressenti envers ce drapeau », celui « qui les discrimine, qui détruit leurs maisons, qui les empêche d'accéder à une pleine et entière égalité, qui occupe leurs familles dans les Territoires et impose un blocus sur celles de Gaza ». Et ce d'autant que l'action du gouvernement ne se résume pas à un seul front. Simultanément, des lois radicales et extrémistes se multiplient visant prioritairement les Palestiniens.

En réaction, les militants anti-occupation forment à Tel-Aviv le Gush Neged HaKibush (ou « bloc contre l'occupation »), rassemblant de quelques dizaines à plusieurs milliers de personnes, principalement issues de la gauche radicale non sioniste ou d'organisations de défense des droits des Palestiniens. Les réactions des manifestants varient face à ces groupes dont les slogans pointent l'hypocrisie de cortèges appelant à défendre une démocratie qui a légitimé et mis en place l'ensemble des dispositifs encadrant le régime d'apartheid imposé aux Palestiniens, où qu'ils vivent. Si à Jérusalem certains témoignages rapportent des attaques contre des militants arborant des drapeaux palestiniens, les manifestants à Tel-Aviv se contentent surtout d'ignorer le bloc.

Empathie sincère ou honte devant le crime ?

L'attaque de la commune palestinienne d'Huwara par plusieurs centaines de colons, le dimanche 29 janvier 2023, puis surtout la déclaration dans la foulée du ministre Bezalel Smotrich invitant à « raser Huwara » créent un choc en Israël. D'autant plus que, parallèlement le ministre Itamar Ben Gvir, en charge de la sécurité intérieure, presse les polices de réprimer la protestation. Ainsi, les manifestations de février se caractérisent par des cortèges encore plus denses, mais aussi une violence accrue à l'encontre des participants dès lors qu'ils tentent des opérations médiatiques en direction du Parlement ou de la résidence du premier ministre.

Si la répression reste très en deçà des pratiques en Cisjordanie, certaines méthodes jusqu'ici réservées aux Palestiniens, telles que le jet de grenades assourdissantes au milieu d'une foule compacte et sans considération des profils présents, se normalisent. C'est dans ce contexte que la foule réagit par des chants et des pancartes adressés aux forces de sécurité : « Où étiez-vous à Huwara ? ».

Pour l'activiste et journaliste israélien de +972mag Haggai Matar, ce slogan peut avoir un double sens. D'une certaine manière, les manifestants « prendraient conscience que la droite promeut la violence contre eux et contre les Palestiniens, voire que cela fait partie d'un projet plus profond qui est l'apartheid », explique-t-il. Une telle interprétation entrainerait mécaniquement le mouvement vers la prise en considération de l'occupation. Toutefois, ce chant ne s'est normalisé qu'au moment où les premières violences contre les manifestants juifs israéliens sont apparues. En d'autres termes, poursuit Matar, l'autre sens pourrait être : « Ne nous faites pas à nous ce que vous n'avez pas fait aux colons à Huwara ». Dès lors, explique le journaliste, « la souffrance palestinienne n'est pas prise en compte, mais utilisée comme un moyen d'alimenter un conflit interne entre juifs ».

Huwara renforce aussi la division parmi les élites économiques. Schématiquement, Israël s'appuie sur deux grandes bourgeoisies : l'une regroupe les entreprises des nouvelles technologies, le complexe militaro-industriel et l'establishment « libéral », tandis que la seconde est liée à la colonisation et à sa poursuite. Naturellement, les frontières entre ces deux bourgeoisies demeurent poreuses, mais la première tient à l'image qu'Israël renvoie à l'international du fait de sa dépendance aux échanges économiques. Ainsi, entre les multiples dérapages de ministres racistes issus d'un gouvernement qui s'attaque aux institutions de la démocratie juive, et l'indignation internationale qu'ont suscité les images d'Huwara, l'élite économique et militaire se place en tête de la protestation pour proposer une autre image d'Israël, prétendument attachée à la défense des libertés.

Le politiste israélien Yoav Shemer-Kunz y voit un motif de satisfaction : « Enfin, les masques tombent », Ben Gvir et Smotrich incarnant cet Israël que les juifs libéraux tentent de masquer ou de minimiser. Le risque, explique-t-il, c'est qu'un nouveau gouvernement d'unité nationale autour des figures de l'opposition à Nétanyahou se forme et puisse revenir à un statu quo sur le sort des Palestiniens, mais « rassurant la société juive sur ses prétentions démocratiques ».

Reste qu'Huwara semble avoir accéléré la prise de conscience par une partie du mouvement de contestation que la stricte défense de la démocratie ne suffit pas, d'autant plus lorsque des millions d'individus vivent sous le joug de cet État. Haggai Matar constate que « la réflexion se développe d'une semaine à l'autre, les revendications commencent à aller bien au-delà en affirmant le souhait d'une réelle et profonde démocratie ». Sur les réseaux sociaux ou dans les cortèges, les débats fleurissent autour du concept même de démocratie, des questions qui « ne se sont presque jamais posées avec autant de résonance en Israël », poursuit-il.

Dimanche soir, après l'annonce du renvoi par Nétanyahou du ministre de la défense Yoav Gallant qui avait demandé publiquement la suspension de la réforme judiciaire, des milliers d'Israéliens ont envahi les rues pour protester. D'autres ont bloqué l'axe routier majeur d'Ayalon à Tel-Aviv, et ont chanté, parmi différents slogans : « S'il n'y a pas d'égalité, nous bloquerons Ayalon, vous êtes tombés sur la mauvaise génération ». Signe indéniable que le mouvement dépasserait déjà la simple dénonciation du coup de force du gouvernement.

Avec ou sans les Palestiniens ?

Des nationalistes Gantz et Avigdor Lieberman au libéral Yaïr Lapid en passant par la travailliste Merav Michaeli, tous espèrent demeurer les figures de l'opposition à Nétanayhou. Or, les photographies de leurs rencontres illustrent moins leur crédibilité que le fait qu'ils ne représentent qu'un champ réduit de la société israélienne. Le chef de file de la gauche non sioniste, le député palestinien Ayman Odeh, pourtant partie prenante du mouvement de protestation, reste persona non grata. Par ces actes, l'opposition nourrit son propre échec, explique Alon-Lee Green, car « elle se persuade de pouvoir remplacer la droite au pouvoir sans un partenariat avec les Palestiniens ».

À cela s'ajoute la difficulté pour ces leaders du mouvement d'inclure dans la contestation les communautés juives orientales ainsi que des religieux. Au sein de la protestation, Green témoigne de l'erreur répétée de présenter l'ensemble des religieux comme une menace « au nom de la défense d'un État laïc », ou d'oublier que les plus précaires, à l'instar des orientaux ou des falashas, peinent à se sentir représentés par ces leaders.

Pour autant, en s'étendant à l'ensemble du pays, la contestation semble dépasser les fractures ethniques et sociales. Si à Tel-Aviv, centre névralgique du mouvement, quasi aucun Palestinien ne s'exprime, ce n'est pas le cas à Haïfa ou Beersheva. Là-bas, explique Matar, il est davantage question d'égalité entre tous les citoyens. Sauf, ajoute-t-il, « que nous parlons là, en général, des dernières prises de parole dans les plus petites manifestations du pays ». Il continue toutefois de garder espoir dans le mouvement, mais prévient que si la position reste celle de la « préservation » des privilèges, « le résultat ne pourra être que triste et désastreux ».

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Israël. Crise politique, démocratie, colonisation

Avec ce « focus Israël », Orient XXI commence la publication d'une série d'articles inédits qui traitent des conséquences du mouvement d'opposition aux projets du gouvernement de Benyamin Nétanyahou, provisoirement suspendus lundi 26 mars 2023.

Les défilés sont impressionnants par leur nombre, leur durée, la détermination de celles et ceux qui y participent. Le mot d'ordre est clair et unificateur : stopper la réforme constitutionnelle promise par la coalition d'extrême droite suprémaciste juive au pouvoir en Israël. Des officiers et des soldats se sont engagés dans le mouvement. Des centaines de réservistes de l'armée de l'air ont annoncé qu'ils ne participeraient plus aux périodes d'entraînement qu'ils faisaient régulièrement jusque-là. Des vétérans des services de sécurité intérieure (Shin Beth) ont manifesté devant la résidence d'un de leurs anciens chefs, le ministre de l'agriculture Avi Dichter. Des membres des commandos d'élite de l'armée israélienne (Sayeret Matkal) se sont joints aux protestations. Même les travailleurs des industries de l'information, dans lesquelles Israël excelle, ont condamné les réformes en cours. Et Benyamin Nétanyahou a été forcé le 26 mars au soir de suspendre ses réformes judiciaires, non sans avoir accordé au ministre fasciste Itamar Ben Gvir le droit de créer une milice à sa botte. Mais, pour l'instant le mouvement se poursuit.

Ceux qui tuent sans état d'âme

Comment ne pas s'en réjouir ? Pourtant, pour qui prend un peu de distance, ce qui frappe aussi c'est l'aveuglement de ce mouvement et le refus de voir les causes de la dérive autoritaire à l'œuvre qui n'a pas commencé avec le gouvernement de Benyamin Nétanyahou. Ces pilotes ne sont-ils pas les mêmes que ceux qui bombardent Gaza sans aucun état d'âme ? Les recrues des Sayeret Maktal se sont illustrées avant tout par l'assassinat de cadres palestiniens à l'étranger, comme les trois dirigeants de l'Organisation de la libération de la Palestine (OLP) à Beyrouth en 1972 ou celui du numéro deux du mouvement à Tunis, Abou Djihad (Khalil Al-Wazir) en 1988. Quant au Shin Beth, il se consacre depuis des décennies à la chasse aux militants palestiniens dans les territoires occupés et à leur « neutralisation » et, comme l'armée, il « couvre » des pogroms, comme celui qui s'est déroulé à Huwara. Et que dire de ces travailleurs des industries de haute technologie qui ont affiné les instruments de contrôle des Palestiniens avant de les exporter pour aider les dictatures à travers le monde ?

Si demain la réforme était définitivement rejetée, ils se réjouiraient tous de continuer à « faire leur devoir » — on peut même penser que l'immense majorité continuera à le faire, même si Benyamin Nétanyahou impose ses vues. Quant à la Cour suprême, il est bon de rappeler que, si elle est une garantie pour la majorité juive, elle s'est dans l'essentiel des cas rangée du côté des autorités quand il s'agissait de la colonisation et des droits des Palestiniens.

« Quel malheur c'est pour un peuple que d'en asservir un autre ! »

Réfléchissant sur l'oppression de l'Irlande par la Grande-Bretagne et sur le fait que la classe ouvrière britannique avait sombré dans le chauvinisme, Karl Marx écrivait : « Quel malheur c'est pour un peuple d'en asservir un autre. » Il notait que la libération des ouvriers britanniques ne serait possible qu'une fois l'Irlande libre et indépendante. Ce que ne voit pas la grande majorité des Israéliens qui manifestent — et cet aveuglement frappe aussi les gouvernements américain et européens — c'est que la dérive actuelle n'est que l'aboutissement logique de décennies d'occupation, de spoliation, de négation des Palestiniens. Mais, pour la première fois, cette dérive autoritaire se retourne contre les Israéliens juifs. C'est ce qui s'est passé durant la guerre d'indépendance du peuple algérien : on peut facilement imaginer ce que serait aujourd'hui la France si l'armée avait écrasé le Front de libération nationale (FLN) et si l'Organisation armée secrète (OAS), en collusion avec l'armée, s'était emparée du pouvoir.

Certes, une frange très minoritaire du mouvement en Israël s'oppose à l'occupation et brandit le drapeau palestinien, bien que cela soit interdit non seulement par les autorités, mais aussi par la majorité des manifestants. Alors qu'un seul État domine dans les faits tout le territoire qui s'étend de la mer Méditerranée au Jourdain, et impose sa loi — illégale au regard du droit international —, il n'est plus possible de rêver une démocratie pour les seuls Juifs, une démocratie qui exclurait la moitié de la population et qui dans la réalité est synonyme d'apartheid comme le reconnaissent désormais nombre d'organisations de défense des droits humains.

C'est une nouvelle fois l'éditorialiste du quotidien Haaretz (23 mars 2023) Gideon Levy qui a le mieux saisi la nature du mouvement en cours. S'adressant à ses concitoyens, il les exhorte :

Continuez à protester vigoureusement, faites tout ce que vous pouvez pour renverser ce mauvais gouvernement, mais ne prononcez pas le nom de la démocratie en vain. Vous ne vous battez pas pour la démocratie. Vous vous battez pour un meilleur gouvernement à vos yeux. C'est important, c'est légitime et c'est impressionnant. Mais si vous aviez été des démocrates, vous vous seriez battus pour un État démocratique, ce qu'Israël n'est pas — et ce que vous n'êtes pas.

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Le cauchemar du « Nouveau Moyen-Orient »

Le concept de « Nouveau Moyen-Orient » fut popularisé par la secrétaire d'État américaine Condoleezza Rice en 2006. Une carte en dressait même son supposé aboutissement. Le projet a échoué, enclenchant un fiasco humain et financier.

« L'hégémonie est aussi vieille que l'humanité… » Prenant au mot la formule de Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller à la sécurité nationale des États-Unis, sur la capacité américaine à régenter le monde1, c'est en juin 2006, au cours d'une conférence de presse à Tel-Aviv en compagnie du premier ministre israélien Ehud Olmert que la secrétaire d'État américaine Condoleezza Rice a utilisé pour la première fois en public le terme de « Nouveau Moyen-Orient ». Une formule destinée à dessiner les contours d'une future partition de la région, un chantier que les États-Unis, engagés dans plus de 130 guerres depuis 1775, pensaient pouvoir maitriser.

La revitalisation de la « destinée manifeste »

Sans plus attendre, le 12 juillet 2006, dans la foulée des propos de Condoleezza Rice, Ehud Olmert lança une offensive de grande ampleur contre le Liban au prétexte de la capture par le Hezbollah de soldats israéliens sur le sol libanais. Lorsqu'intervint un cessez-le-feu, le pays du Cèdre déplorait plus de 1 000 morts civils dont 30 % d'enfants de moins de 12 ans, plus d'un million de réfugiés (dans un pays de moins de 5 millions d'habitants), de nombreuses infrastructures détruites, des quartiers de Beyrouth-Sud gravement endommagés, une marée noire en Méditerranée. Sans parler des opérations conduites par l'armée israélienne dans les villages du sud qui seront qualifiées de crimes de guerre par Amnesty International.

Durant ces 33 jours d'affrontements intenses, à l'occasion d'une nouvelle conférence de presse, la secrétaire d'État américaine déclara : « (ce) que nous voyons ici [la destruction du Liban par les attaques israéliennes], dans un sens, c'est la croissance — les « affres de l'enfantement » — d'un « Nouveau Moyen-Orient » et quoi que nous fassions, nous devons être certains que nous avançons vers le Nouveau Moyen-Orient [et] ne retournons pas à l'ancien »2.

Cette opération israélienne faisait suite à l'invasion de l'Irak en 2003 par les États-Unis sur la base d'un projet baptisé « Grand Moyen-Orient » — terme qui sera remplacé par « Nouveau Moyen-Orient ». Ces deux attaques devant être les prémices d'un remodelage de la région avec pour ambition affirmée d'y apporter la démocratie. Mais, si l'on se réfère aux propos tenus en 1999 par Dick Cheney, alors dirigeant de la société Halliburton spécialisée dans l'industrie pétrolière et futur vice-président de George W. Bush : « Un endroit au monde avec les plus grandes réserves de pétrole est sous le contrôle des nations du Proche-Orient — le Koweït, les Émirats arabes unis, l'Arabie saoudite, l'Irak et l'Iran. Le problème est que ces réserves de pétrole sont contrôlées par les gouvernements », on doit admettre que la volonté des autorités nord-américaines de faire le bonheur des peuples se réduisait à une vulgaire entreprise d'appropriation des ressources pétrolières des pays concernés et à une mise sous tutelle de leur gouvernement.

Pour mener à bien cette attaque, les États-Unis, assistés du Royaume-Uni et d'Israël, décidèrent de libérer des forces militaires afin de créer un « chaos constructif » propre à intimider les récalcitrants. En 2003, sous les fallacieux prétextes que Saddam Hussein possédait des « armes de destruction massive » et qu'il était le commanditaire des attentats-suicides du 11 septembre 2001, l'Irak fut le premier champ d'expérimentation de cette théorie prédatrice.

Portée par les néoconservateurs au pouvoir à Washington, l'intervention belliciste réactiva le postulat calviniste d'une nation américaine porteuse d'une « destinée manifeste » — un terme forgé en 1845 par John O'Sullivan, un journaliste new-yorkais, afin d'encourager les États-Unis à annexer le Texas alors possession mexicaine. Avec l'armature de cette théogonie messianique, l'imperium militiæ nord-américain était censé être, en tout temps et en tout lieu, l'organisateur d'un nouvel ordre mondial.

De façon à préparer ce qui devait être un bouleversement cataclysmique revendiqué et assumé, l'administration nord-américaine se dota d'une carte concoctée par Ralph Peters, un lieutenant-colonel à la retraite. Publiée dans l'Armed Forces Journal en juin 2006 et légendée sans ambiguïté « Des frontières de sang : à quoi ressemblerait un meilleur Moyen-Orient », ce document stratégique remettait en cause les accords Sykes-Picot de 1916 et effaçait la ligne Durand tracée en 1893 par les Britanniques pour séparer l'Afghanistan du Pakistan.

« A quoi ressemblerait un meilleur Moyen-Orient »
Ralph Peters, in « Blood borders : How a better Middle East would look » , Armed Forces Journal, juin 2006.

Le lieutenant-colonel Peters avait composé ce puzzle en reprenant des ébauches cartographiques élaborées en 1920 sous la présidence de Woodrow Wilson3, au sortir de la première guerre mondiale.

Bien que non officiel, le document fit l'objet d'un exposé aux officiers supérieurs du collège de défense de l'OTAN en septembre 2006 à Rome et à l'Académie nationale de guerre des États-Unis. Tout en représentant l'acmé en matière économique, stratégique et militaire de ce dont Nord-Américains, Britanniques et Israéliens (dont, dans ce contexte, l'adhésion au Traité de l'Atlantique Nord fut envisagée) pouvaient rêver, sa réalisation supposait une acceptation volontaire de l'Arabie saoudite et de la Turquie alors que, pour les autres pays concernés, une guerre à outrance comme en Irak ou en Afghanistan ferait l'affaire.

Le « chaos constructif » dans le ciel des idées

Une fois terminée la guerre conduite par George W. Bush en Irak, le pays serait partagé en trois entités : sunnite au nord, kurde au nord-est et chiite au sud avec extension sur la partie orientale de l'Arabie saoudite et le sud-ouest de l'Iran, délimitant ainsi un encerclement du golfe Persique, zone maritime qui recèle la plus grande réserve d'hydrocarbures de la planète.

De plus, il s'agissait de donner suite à ce que les États-Unis pensaient être la revendication nationaliste d'un vaste État kurde regroupant les Kurdistan turc et iranien avec ceux de Syrie et d'Irak (tous deux riches en pétrole), auxquels s'ajouteraient Kirkouk (le grand centre pétrolier de l'Irak) et Mossoul (qui, elle aussi, regorge de ressources pétrolières) ainsi que des morceaux de l'Arménie et de l'Azerbaïdjan.

Nonobstant le fait que ni la Syrie, ni la Turquie (qui protesta immédiatement lorsque la carte fut dévoilée à Rome devant les instances de l'OTAN), ni l'Iran n'entendaient se laisser déposséder d'une portion de territoire, les Kurdes eux-mêmes avaient dépassé la notion d'État-nation que le traité de Sèvres de 1920 leur avait fait miroiter pour ne revendiquer que des autonomies politico- culturelles dans les quatre pays où ils avaient été assignés.

Dans sa recherche d'obligés parmi les ethnies minoritaires, la Maison Blanche tablait sur l'indépendantisme des Baloutches, un peuple réparti par le Raj britannique4 entre l'Afghanistan, l'Iran et le Pakistan. La création d'un « Baloutchistan libre » se réaliserait en englobant le sud-est de l'Iran, une partie du sud-ouest de l'Afghanistan ainsi qu'une bande de terre à l'ouest du Pakistan, pays où les Baloutches représentent 6 % de la population.

L'Arménie et l'Azerbaïdjan, amputés au bénéfice d'un Grand Kurdistan, n'avaient plus de frontière avec la Turquie, ce qui devait rassurer les Arméniens au regard de leur contentieux avec les Turcs après les massacres de 1915. En revanche, les penseurs de Washington négligeaient que les Azéris, qui, bien que majoritairement chiites, se déclarent ethniquement proches des Turcs sunnites, auraient mal vécu cet éloignement géographique.

Un perdant, l'Arabie saoudite

Paradoxalement, le grand perdant de ce puzzle revisité était l'Arabie saoudite, pourtant alliée inconditionnelle des Nord-Américains. Le charcutage du pays se réalisait au profit de la Jordanie, d'un État arabe chiite d'origine irakienne et de l'extension du Yémen et, pour parachever le tout, par la création d'une curiosité : un État sacré islamique, comprenant les lieux saints de La Mecque et de Médine, une sorte de Vatican dans le Hijaz.

Autre paradoxe : alors que l'administration nord-américaine s'est comportée pour le moins frileusement à chaque fois qu'Israël, après 1967, a étendu son emprise dans les colonies de la Palestine occupée, cet État devait patienter jusqu'à l'achèvement du remembrement pour en avoir sa part. En attendant, les États-Unis envisageaient de créer une Grande Jordanie, rassemblant la Cisjordanie, la Jordanie actuelle et une portion de l'Arabie saoudite sur son flanc nord-ouest. Quant au Liban, débordant sur sa voisine syrienne, Ralph Peters lui ouvrait un avenir en le baptisant « la Phénicie renaissante ».

À l'examen de toutes ces élucubrations, il est difficile de ne pas penser à la séquence du Dictateur (1940) de Charlie Chaplin lorsque celui-ci, grimé en sosie d'Adolf Hitler, jongle avec la planète sous forme d'un ballon de baudruche avant qu'elle ne lui éclate à la figure. Car, bien évidemment, rien ne s'est passé comme la technocratie militaro-politique de Washington l'avait envisagé.

Échec d'une dystopie

À ce jour, une grande partie du Proche-Orient se débat dans des convulsions douloureuses, et ceux qui avaient espéré infléchir son histoire à leur profit ont perdu de leur superbe. La « destinée manifeste » a été reléguée aux rayons des vieilleries idéologiques. Aucune des intentions claironnées ne s'est concrétisée. Les frontières définissent toujours les mêmes espaces géographiques — si ce n'est la Turquie qui, par trois fois, s'est autorisée des agressions militaires assorties d'une présence pérenne dans le nord de la Syrie.

En juillet 2021, après 18 ans d'occupation et un peu plus d'un an de gestion directe du pays par Paul Bremer, un proconsul incompétent, les forces nord-américaines se sont désengagées de l'Irak sans honneur et sans gloire. Un mois plus tard, à l'issue de vingt ans d'une guerre inutile, elles ont abandonné l'Afghanistan aux mains des talibans.

Le constat est sans appel : aucune des tentatives de donner corps à ce « Nouveau Moyen-Orient » n'a abouti, laissant les États-Unis dans une situation de déshérence sociale et morale, de gâchis financiers Cette perspective (qui, selon Zbigniew Brzezinski, devait être suivie d'une balkanisation de l'Eurasie) n'a fait que témoigner d'une approche impérialiste et néocolonialiste de ses concepteurs.

Pas sûr que cet excès d'orgueil ait totalement disparu même si, aujourd'hui, il s'exprime sous des formes moins arrogantes.


1The Grand Chessboard : American Primacy and Its Geo-Strategic Imperatives, Basic Books, New York, 1998.

2Briefing spécial sur le voyage au Proche-Orient et en Europe de la secrétaire d'État Condoleezza Rice, Washington DC, 21 juillet 2006. (state.gov.).

3Au sortir du premier conflit mondial, Woodrow Wilson, le 28e président des États-Unis, coupla ces hypothèses de remembrements des nations avec trois principes : autodétermination des peuples, liberté et paix.

4Le Raj britannique (du hindi rāj, qui signifie règne) est le régime colonial britannique qu'a connu le sous-continent indien de 1858 à 1947.

France-Israël. Un match nul Meyer Habib-Deborah Abisror, et quelques surprises

Par : Jean Stern

Contre le député sortant Meyer Habib invalidé, le parti macroniste Renaissance présente Deborah Abisror-de Lieme dans la 8e circonscription des Français de l'étranger (qui comprend notamment Israël, l'Italie, la Grèce, la Turquie et les territoires palestiniens). Ces deux inconditionnels d'Israël chantent la même chanson et ignorent la crise politique de ce pays. Candidate-surprise, Yael Lerer, soutenue par la Nupes, pourrait les renvoyer dans les cordes. Début du vote en ligne dès le 24 mars 2023.

Ils s'insultent à qui mieux mieux sur l'antenne d'I24News, la chaîne pro-israélienne de Patrick Drahi, se traitant réciproquement de « menteur » et de « mythomane », faisant monter au front leurs avocats respectifs pour des procédures en diffamation à l'issue incertaine. Protagonistes d'une bataille électorale aux enjeux certes mineurs au regard de la tempête parlementaire en France sur l'avenir des retraites, Deborah Abisror-de Lieme (Renaissance) et Meyer Habib (soutenu par Les Républicains), qui vont s'affronter dans les urnes à partir de ce 24 mars 2023 pour une élection partielle dans la 8e circonscription des Français de l'étranger1 ont pourtant bien des points communs. À commencer par leur « amour d'Israël » qu'ils proclament à tour de rôle sur la même chaîne de télé et à qui veut bien les écouter.

Deborah Abisror-de Lieme parlait même il y a quelques semaines de « magnifique démocratie » à propos d'Israël, et n'a pas eu un mot depuis plus de deux mois pour évoquer les centaines de milliers de personnes qui manifestent chaque semaine — pour la onzième semaine consécutive samedi 18 mars — à Tel-Aviv et dans de nombreuses villes pour s'inquiéter de l'avenir de ce pays « formidable », « extraordinaire », « merveilleux »2.

On croirait entendre Meyer Habib. Nulle pique polémique dans ce propos : « On est entièrement d'accord sur la position de Jérusalem comme capitale, vous et moi », lance Deborah Abisror-de Lieme à Meyer Habib, à l'encontre de la position officielle du gouvernement français. Pas plus que sa rivale, Meyer Habib n'a eu un mot pour évoquer les manifestants de Tel-Aviv et d'ailleurs, très remontés contre les projets de réforme judiciaire de Benyamin Nétanyahou et de ses allés d'extrême droite.

Deux candidats en quête de désaccord

Car Meyer Habib, 62 ans, député sortant, est un proche ami du premier ministre israélien et ne manque jamais une occasion de chanter ses louanges. Ses collègues de l'Assemblée l'ont surnommé non sans malice le député du Likoud. Mais la chance semble tourner. S'il est toujours reçu par Emmanuel Macron à Paris et Giorgia Meloni à Rome, Nétanyahou est boudé à Washington.

Pire encore pour Habib, son élection en 2022 a été invalidée par le Conseil constitutionnel pour un certain nombre d'irrégularités électorales, notamment des messages appelant à voter pour le candidat le jour même du scrutin. Habib est par ailleurs visé par une enquête pour détournement de fonds publics, à la suite d'un signalement de Tracfin, les enquêteurs de l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) soupçonnant des irrégularités dans la rémunération de ses collaborateurs parlementaires.

Habib sent désormais le soufre face à Deborah Abisror-de Lieme, 37 ans, une pousse de la Macronie. Ancienne du cabinet du ministre de la santé Olivier Véran, elle est secrétaire générale du groupe Renaissance à l'Assemblée nationale, présidée par Aurore Bergé, avec qui elle partage une passion affichée pour Israël, Bergé étant présidente du groupe d'amitié France-Israël. Ancienne dirigeante de l'European Union of Jewish Students (EUJS), elle a vécu un temps en Israël, et y revient fréquemment. En janvier 2023, elle y accompagnait un voyage de quinze députés Renaissance organisé par Elnet France. « On se bat au quotidien en France pour montrer ce qu'est Israël », explique Deborah Abisror-de Lieme, mais elle ne voit pas les fractures d'une société où beaucoup, y compris au sommet de l'État et de l'armée, s'inquiètent de risques de guerre civile. Pendant qu'ils sonnent le tocsin, elle entonne l'angélus…

Yael Lerer, le joker de la Nupes

Face à ce duo ventriloque, Yael Lerer, 56 ans, venue de la gauche israélienne, a proposé sa « contre-candidature » pour sortir de ce match politiquement nul et a été suivie par la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes)3. Pour le coup, contrairement à ses rivaux, elle n'est ni sourde ni aveugle sur la situation en Israël et en Palestine. Yael Lerer s'oppose « clairement au nouveau gouvernement de coalition d'extrême droite en Israël et à l'escalade du conflit israélo-palestinien » et entend également « défendre les acquis démocratiques en Turquie qui sont menacés » et se battre « contre l'extrême droite italienne ».

Fondatrice des éditions Andalus à Tel-Aviv, qui publiait en hébreu des classiques arabes, elle sait que l'élection ne se joue pas qu'en Israël, mais aussi dans les autres pays de la circonscription électorale, et en particulier en Italie. Le match retour est loin d'être plié, d'autant que Meyer Habib n'avait devancé Deborah Abisror au second tour en 2022 que de 193 voix. Dans une élection où l'abstention est massive — 86,07 % en 2022 —, il suffit de quelques dizaines de voix pour que Lerer soit en mesure de battre et le sortant et sa rivale théorique. Au premier tour, toujours en 2022, la candidate de gauche avait obtenu 18 % des suffrages, contre un peu moins de 30 % pour les deux challengers du second tour.

« D'inacceptables violences »

Dans le cadre de cette élection, il est désolant de constater que Habib comme Abisror gardent un silence lamentable sur la dérive du gouvernement israélien actuel. C'est d'autant plus frappant qu'une partie de la communauté juive française commence sérieusement à s'inquiéter de l'extrême droite au pouvoir en Israël et de ses projets liberticides.

Depuis juin 2022, Yonathan Arfi préside les destinées du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) et vient dans un éditorial peu remarqué, publié le 13 mars 2023, de donner une inflexion notable au soutien inconditionnel que le CRIF apporte à Israël, contre vents et marées, depuis plus de deux décennies. La démocratie, écrit Yonathan Arfi,

s'affaiblit lorsque l'État de droit est débordé par une minorité lors des inacceptables violences à Hawara en vengeance de l'attentat commis quelques heures plus tôt. Quels que soient le deuil et la colère, ces émeutes ont été une atteinte insupportable à la fois aux principes démocratiques et aux valeurs juives. Elle s'affaiblit aussi lorsque surgissent des discours populistes, stigmatisants et haineux dans le débat public israélien, et ce jusque dans les propos de certains ministres en poste. Ils ne sont acceptables dans aucune démocratie.

Un dirigeant communautaire, qui préfère rester anonyme, salue la position nouvelle du président du CRIF en m'expliquant « qu'on ne peut pas être monté au front contre [Marine] Le Pen et [Éric] Zemmour l'an dernier et rester silencieux face à [Bezalel] Smotrich qui est fondamentalement un raciste de la pire espèce ». Le même responsable constate que depuis plusieurs années, une bonne partie de l'opinion juive française « préfère se tenir à l'écart » d'Israël, « contrairement aux communautés nord-américaines, devenues souvent critiques ». L'inquiétude de Yonathan Arfi rejoint celle de plusieurs personnalités influentes du judaïsme français, comme l'avocat Patrick Klugman ou la rabbine Delphine Horvilleur pour qui

non, l'État juif n'a pas gagné contre l'État démocratique… pour la simple et bonne raison que l'un et l'autre sont les immenses perdants du virage actuel. Le judaïsme fait aujourd'hui l'objet d'un kidnapping idéologique, au nom de certitudes messianico-nationalistes qui l'amputent d'une partie de lui-même, de ce qu'il a pu être et ce qu'il pourrait encore dire…

« Pas d'alya vers une dictature »

Plus significatif encore de nouvelles fractures parmi les juifs français, un groupe de personnes ont interrompu à Paris le discours d'Ofir Sofer, ministre israélien de l'intégration, au salon de l'alya dimanche 12 mars 2023 aux cris de « On ne fait pas son alya vers une dictature ». Ils ont été évacués manu militari par les gros bras de la sécurité, mais le ministre a également été exfiltré et n'a pas pu terminer son discours. Secrétaire général du parti d'extrême droite HaTzionout HaDatit, Ofir Sofer est un proche de Bezalel Smotrich, l'actuel ministre des finances, à qui Nétanyahou a donné la responsabilité des colonies, et partage avec lui racisme et homophobie.

Deborah Abisror-de Lieme n'y voit pourtant rien à redire. Bien que travaillant au cœur du parti présidentiel, elle est en désaccord avec sa politique internationale. Certes l'officielle, pas l'officieuse. Pour faire évoluer aux Nations unies la politique de la France sur la Palestine dans un sens plus favorable à Israël, elle assure : « J'irai tous les jours au ministère des affaires étrangères pour demander que le vote de la France change. Je ne lâcherai rien, je suis pugnace ».

Sur le harcèlement du Quai d'Orsay, elle a tout appris de Meyer Habib.


1Cette circonscription comprend par ordre d'importance en nombre d'inscrits : Israël et les territoires palestiniens, l'Italie, la Turquie, la Grèce, Malte, Chypre, Saint-Marin et le Vatican. Le vote par Internet pour le premier tour se déroule du 24 au 29 mars 2023, et dans des bureaux (notamment dans les consulats) le 2 avril.

2Contactée par Orient XXI, Deborah Abisror-de Lieme ne nous a pas répondu.

3Coalition composée du Parti communiste français (PCF), du Parti socialiste (PS), de la France insoumise (LFI), Génération·s et Europe écologie les Verts (EELV.

Islamophobie. Le complotisme d'atmosphère de Florence Bergeaud-Blackler

Le spectre des Frères musulmans hante l'Europe. Administrations, entreprises, partis, associations, écoles, centres de soins, syndicats..., la menace de leurs réseaux tentaculaires serait partout. Tel est le point de départ de l'argumentation que déroule Florence Bergeaud-Blackler. Une vision paranoïaque au service d'un traitement policier du fait musulman en France et en Europe.

« Tout vient du Juif, tout revient au Juif. Il y a là une véritable conquête, une mise à la glèbe de toute une nation par une minorité infime, mais cohésive […] ». Au fil de la lecture de Le frérisme et ses réseaux, la référence au pamphlet antisémite d'Édouard Drumont, La France juive (1885), dont sont extraites ces lignes, s'imposent de manière troublante.

Et pour cause, Florence Bergeaud-Blackler partage avec Drumont une intention, une forme, et une méthode : dénouer dans la société l'élément « frériste » — qui était naguère l'élément juif. Tous deux racontent l'histoire de la France sur le mode tragique1. Tous deux relèvent la difficulté de la tâche : l'œuvre du « frériste » est toujours cachée, il est malaisé de déterminer précisément où elle commence et où elle finit (p. 68). « Tout d'abord, écrit quant à lui Drumont, l'œuvre latente du Juif est très difficile à analyser, il y a là toute une action souterraine, dont il est presque impossible de saisir le fil ». En somme, un grand complot contre la civilisation occidentale.

À l'instar d'un Drumont, qui a voulu de son propre aveu décrire la « conquête juive », Bergeaud-Blackler se propose d'étudier la « conquête islamique », dont la visée n'est autre que « l'instauration d'une société islamique mondiale ». À chacun son ennemi mortel2. Mais la chercheuse au CNRS avertit : « Parler de programme ou de plan, c'est s'exposer à être taxé de complotiste ». À rebours d'une « croyance sans démonstration que l'action concertée et dissimulée d'un groupe détermine le cours des événements », elle présente ainsi sa démarche :

[J]'établis sur une base factuelle des liens entre des causes actives et des effets, je décris un mouvement intelligent, discret et secret, dans son contexte historique, j'analyse son programme, sa vision, l'identité qu'il s'attribue, ses alliances et les opportunités qu'il saisit pour exister et se maintenir depuis plus d'un siècle.

En guise de démonstration, l'ouvrage prend les allures d'un gigantesque répertoire de personnalités musulmanes et d'acronymes d'institutions islamiques. La référence à La France juive s'impose là encore. Drumont a voulu faire un « classement préparatoire » (à quoi ?), et son livre se présentait déjà comme un annuaire décousu. Une déroutante litanie de noms de juifs opérant dans telle société, tel ministère, tel secteur d'activités, etc., à laquelle il faut ajouter celle de leurs affidés, en particulier francs-maçons.

Présenté comme une recherche universitaire sérieuse, Le frérisme et ses réseaux est un ouvrage polémique, salué comme il se doit par Sud Radio, Marianne, Le Figaro, Le Point ou encore Cnews. Un livre au service d'une vision répressive de l'islam, où l'analyse des textes fondateurs de la confrérie des Frères musulmans le dispute à la confusion la plus totale. En témoignent notamment l'usage fréquent dans l'ouvrage de l'expression « fréro-salafiste », le classement du rappeur Booba parmi les propagateurs d'un violent suprémacisme islamique, ou encore la connexion faite entre Youssouf Al-Qaradaoui et le « mouvement décolonial indigéniste des années 2000 ».

Florence Bergeaud-Blackler ne cherche pas, elle combat, et n'hésite pas pour cela à citer des fonctionnaires de la sécurité et des agents de la CIA. Le titre de la préface de Gilles Kepel donne le ton : « Le frérisme d'atmosphère ». Après le « jihadisme d'atmosphère »3, voici sa variante « frériste ». Un titre bien trouvé en ouverture d'un livre au propos gazeux.

« Frérisme », la construction d'un objet

La première partie du livre s'attache à dépeindre à grands traits la matrice du « frérisme » qu'est la confrérie des Frères musulmans, créée en 1928 en Égypte et décrite comme « la première milice des décoloniaux radicaux » (p. 30) et « la première grande lutte culturelle de décolonisation » (p. 41). Rien ne vient appuyer ces assertions, la référence au contexte colonial est ici très superficielle. Prisonnière de sa vision idéologique, l'autrice ne fournit aucun élément de contextualisation. Les circonstances qui imprègnent la naissance et la trajectoire de mouvements politiques ne sont pas même évoquées. Nous sommes aux antipodes d'une quelconque démarche sociohistorique.

À défaut d'une généalogie sérieuse du mouvement des Frères musulmans, le livre se veut avant tout une « synthèse de l'idéologie frériste en Europe ». Pour cela, l'autrice construit un objet d'étude, le « frérisme », carburant en Europe de toutes les théories du complot. À plusieurs reprises, elle affirme qu'il ne s'agit ni d'un parti politique, ni d'une école théologique, mais d'un système d'action :

De la lecture des premières épitres d'El-Banna il est possible de décrire les trois axes du système d'action du frérisme, toujours à l'œuvre aujourd'hui : proposer une vision, une identité et un plan afin de mettre en marche le mouvement islamique qui devra accomplir la prophétie califale, c'est-à-dire l'instauration de la seule société humaine possible, la société islamique. » (p. 41-42)

La vision est celle d'un islam suprémaciste, revanchard et désireux de restaurer un passé glorieux. L'identité est sans altérité, le non-musulman devant être converti ou éliminé. Quant au plan, le frérisme s'attachera surtout à le mettre en œuvre en Europe, à partir des grands mouvements migratoires du XXe siècle. Pour cela, il procèdera sans surprise par infiltration. L'autrice convoque dans son livre tout le champ notionnel de la ruse : entrisme, noyautage, dissimulation, manipulation, pénétration, emprise, secret, déni, mensonge, double discours… Cette réappropriation des poncifs sur l'Oriental perfide et intrigant n'étonne guère. « L'animosité antisémite populaire est passée en douceur du Juif à l'Arabe, écrit Edward Said, puisque l'image est presque la même »4.

Islamophobie imaginaire

En tant que soft power destiné à étendre son influence, la lutte contre l'islamophobie est centrale pour le frérisme, projet malléable qui s'adapte aux contextes et utilise les institutions des démocraties occidentales contre elles-mêmes. Cette lutte est, selon l'autrice, le cheval de Troie permettant d'infiltrer les centres d'influence et de décision, d'abaisser les systèmes de défense (école, police, armée, santé, justice), et d'asseoir un projet politico-religieux de type confessionnel. Selon elle, l'islamophobie serait une notion imprécise qui vise deux choses, qui elles, sont précises : l'instauration du délit de blasphème et l'affirmation identitaire musulmane. En empêchant « toute critique de l'islam ou de la violence islamiste », l'islamophobie serait un « instrument de promotion de l'islam fondamentaliste » (p. 186).

Si elle ne reprend pas à son compte la théorie conspirationniste qui prête la paternité de la notion aux mollahs iraniens, Florence Bergeaud-Blackler balaie d'un revers de main des décennies d'activisme politique et de travaux de recherche en France et à travers le monde. Pour elle, « l'existence de l'islamophobie n'a jamais été démontrée dans les faits ». La raison serait méthodologique : il est impossible d'isoler la caractéristique « musulman » pour savoir si un individu est justement discriminé du fait de sa religion. Les budgets universitaires alloués en France et en Europe à la recherche sur cette question devraient selon elle être affectés ailleurs.

Le propos de l'autrice vient à nouveau conforter la criminalisation en cours de la lutte contre l'islamophobie, assimilée par les autorités à un « discours de haine ». Parmi les démocraties de l'espace euro-atlantique, la France est le seul pays où l'exécutif a procédé à la fermeture d'associations de défense des droits des personnes et institutions musulmanes (dissolutions du Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF) du 2 décembre 2020, et de la Coordination contre le racisme et l'islamophobie (CRI) du 20 octobre 2021). La dénonciation même de ces mesures arbitraires par des responsables musulmans a servi de prétexte à la fermeture de mosquées ou à de nouvelles mesures répressives.

Étudier, surveiller, punir

Le « frérisme » est tout à la fois coupable de dissuader les musulmans de s'assimiler (p. 336) et d'infiltrer tous les rouages de la société :

Les Frères européens procèdent de la même manière qu'en Égypte et dans les pays musulmans en revêtant les habits de la vertu, en combattant les discriminations, pour la défense des droits et des libertés. Ils organisent l'aide sociale, l'aide aux devoirs, l'éducation sportive, la réussite entrepreneuriale, etc. Ils se faufilent dans les interstices d'une association caritative, d'un parti politique, d'une grande entreprise, dans l'ouverture d'une salle de sport ou d'un hôpital (p. 67).

Ce n'est pas là la moindre des contradictions. L'essai est truffé d'approximations, d'erreurs et de confusions (en dépit de quelques précautions de pure forme, on passe souvent du frérisme à l'islamisme, puis parfois à l'islam même). Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur des études sur l'islam. Mais il ne suffit pas d'afficher l'incompétence de l'autrice, qui en outre ne maitrise pas l'arabe (imagine-t-on un spécialiste de William Shakespeare ne comprenant pas l'anglais ?). Comme tout argumentaire conspirationniste, du judéo-bolchévisme à l'islamo-gauchisme, ce qui compte est moins sa prétention à dire le vrai que sa réception et sa diffusion.

À la suite des travaux des Gilles Kepel, Bernard Rougier, ou encore Hugo Micheron, auxquels Bergeaud-Blackler renvoie volontiers, Le frérisme et ses réseaux apporte sa pierre à l'édifice sécuritaire qui rétrécit le champ des droits et libertés civiques en France. Il préconise une surveillance et un contrôle continus des manifestations du fait musulman, du halal aux hijabs, et jusqu'aux programmes pour enfants. La conclusion du livre contient un certain nombre de formules qui auraient toute leur place dans l'exposé des motifs d'une future loi contre les musulmans ou les immigrés. « Aucune des attitudes décrites ici ne se situe en dehors de la loi, mais elles nourrissent une atmosphère de sédition quotidienne et imperceptible » (p. 337). Une prose plus proche de celle du locataire de la place Beauvau que d'une chercheuse au CNRS.

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Florence Bergeaud-Blackler
Le frérisme et ses réseaux, l'enquête
Odile Jacob, Paris, 2023
416 pages
24,90 euros en France


1Voir sur ce point Gérard Noiriel, Le venin dans la plume, La Découverte, 2019.

2Idem.

3Gilles Kepel, Le Prophète et la pandémie. Du Moyen-Orient au jihadisme d'atmosphère, Gallimard, 2021.

4Edward Said, L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident, Seuil, 2005 ; p. 319.

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