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À partir d’avant-hierAnalyses, perspectives

Parc des Princes : l’urgence de la privatisation

Mardi 27 février, Florian Grill, le président de la Fédération française de rugby, menaçait de délocaliser les matchs du XV de France hors du Stade de France à l’occasion d’un entretien à l’AFP. Le bras de fer entre la mairie de Paris et le PSG au sujet du Parc des Princes avait, lui aussi, connu un nouveau rebondissement le mois dernier : l’adjoint écologiste à la mairie de Paris, David Belliard, ne souhaitait pas le voir vendu au Qatar. Le président du PSG Nasser Al-Khelaïfi s’en était ému, accusant à demi-mot la mairie de Paris de racisme. Après avoir menacé de s’installer au Stade de France, le PSG serait désormais à la recherche d’un endroit pour construire un nouveau stade. Cette opération serait une catastrophe pour les Parisiens qui subissent déjà depuis dix ans la fuite en avant financière de la mairie socialiste.

Source : journaldunet.com

Depuis que la coalition socialo-communo-écolo a porté au pouvoir Anne Hidalgo a la tête de la mairie de Paris il y a dix ans, la situation financière de la ville s’est considérablement dégradée.

Profitant des taux exceptionnellement bas, la maire socialiste a dépensé sans compter, et l’endettement de la ville de Paris a été multiplié par deux en dix ans pour atteindre près de huit milliards d’euros. La réalité a commencé à rattraper les Parisiens, et la ville a augmenté la taxe foncière de 62 % l’année dernière pour essayer de colmater les brèches.

Ce n’est pas suffisant : la très forte augmentation des taux d’intérêts pour lutter contre l’inflation causée par des années de taux ultra-bas, et les déficits massifs enregistrés depuis la crise financière et renforcés par le « quoi qu’il en coûte » imposent un rapide désendettement de la ville de Paris. C’est la condition pour éviter d’écraser les Parisiens d’impôts supplémentaires. Il faut donc que la ville de Paris vende vite et bien le Parc des Princes, et cela veut dire le céder au PSG.

Source : journaldunet.com

Le Paris Saint-Germain est un des rares clubs majeurs européens qui n’est pas propriétaire de son stade. L’acquérir permettrait à la fois de renforcer la position financière du club grâce à un important actif immobilier, ainsi que son contrôle sur les revenus de billetterie et d’hospitalité. Le club deviendrait aussi maître de ses investissements, pouvant les planifier sans interférence de la mairie de Paris.

Du côté de la mairie de Paris, il est essentiel que le PSG devienne acquéreur du Parc pour ancrer le club à Paris. La valeur du Parc des Princes tient essentiellement au fait que le PSG en soit le club résident. Perdre le PSG, c’est s’asseoir sur l’activité que les matchs génèrent et sur la valeur du Parc des Princes. Ce raisonnement s’applique aussi au PSG : un PSG propriétaire du stade ne peut en déménager qu’à condition d’accepter une forte dépréciation de la valeur de cet actif. Ce n’est pas grâce aux concerts qui sont en concurrence directe avec le Stade de France et Bercy que le Parc ne deviendra pas un poids mort pour les Parisiens.

Le Parc des Princes n’est pas le seul actif sportif que la ville de Paris doit céder pour accélérer son désendettement. Elle est aussi propriétaire de Roland Garros, du stade Charlety et du stade Jean Bouin. Ce n’est pas le rôle de la mairie de Paris d’être propriétaire d’infrastructures essentiellement utilisées par des entreprises commerciales au rayonnement national et international. La ville doit rapidement enclencher les discussions pour céder ce parc immobilier à la Fédération Française de Tennis, au Paris FC et au Stade Français, et affecter les revenus à son désendettement.

L’État donne pour une fois l’exemple en cherchant à céder le Stade de France. Une bonne privatisation de celui-ci mettrait fin au modèle de la concession et le cèderait à un consortium composé de la Fédération Française de Football, de Rugby, d’Athlétisme et d’une entreprise spécialisée (comme Vinci). Cela permettrait aux fédérations sportives d’améliorer les revenus tirés de leurs évènements et de les diversifier grâce aux spectacles. L’entreprise concessionnaire apporterait son savoir-faire et probablement une meilleure tenue des comptes que si ceux-ci étaient laissés entièrement aux fédérations.

Privatiser ces infrastructures, c’est faire gagner la France plusieurs fois : des organisations sportives plus solides, des finances publiques assainies et des administrations publiques qui peuvent se concentrer sur leurs tâches essentielles. Pour l’État, comme pour la mairie de Paris, c’est notamment la sécurité des biens et des personnes qui se dégrade de façon inquiétante.

L’immunité naturelle liée à une infection antérieure plus forte que les vaccins, selon une étude

Depuis le lancement de la vaccination contre la Covid-19, la question se pose : quelle protection offrent réellement les vaccins ? Les scientifiques multiplient les recherches concernant l’immunité naturelle et la réponse immunitaire donnée par le vaccin. Dans le cadre du tournoi de football Amir Cup organisé au Qatar en décembre 2020, une étude de cohorte a été menée afin d’évaluer la réponse des anticorps après une infection au Covid-19. L’étude a permis de mesurer leur efficacité contre la réinfection. Les chercheurs ont alors observé que l’immunité après une primo-infection au coronavirus peut garantir une protection élevée chez ses personnes. Durant la crise Covid, le virus se propageait naturellement et cela aurait dû conduire à miser beaucoup plus sur l’immunité de groupe.

Une grande partie de la population a développé une immunité contre le SARS-CoV-2 suite à une infection. Après une infection, le corps produit des anticorps immunitaires humoraux qui peuvent rester dans le sang pendant plusieurs semaines. Des recherches antérieures ont montré que ces anticorps offrent une protection contre la réinfection pendant au moins sept mois. Cette étude vise à examiner la persistance des anticorps circulants du SRAS-CoV-2 après une infection au COVID-19 sur une période de suivi de 18 mois, ainsi qu’à évaluer le risque de réinfection chez les personnes non vaccinées.

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Netanyahu est contraint d’envisager un cessez-le-feu à Gaza

Mis sous pression par la tournée d’Anthony Blinken au Proche-Orient, Netanyahu essaie de gagner du temps. Il espère encore faire échouer la phase de négociation en cours où l’Egypte et le Qatar servent de médiateurs. Pourtant, hier, le Hamas a répondu favorablement, au nom de l’ensemble de la Résistance Palestinienne, à une partie des propositions discutées depuis plusieurs semaines. Et Joe Biden a besoin d’un succès diplomatique de son Secrétaire d’Etat. La marge de manœuvre du Premier ministre israélien rétrécit. cela sera-t-il suffisant pour obtenir un cessez-le-feu dès cette semaine?

On connaît, dans les grandes lignes, la réponse que le Hamas a formulée, au nom de l’ensemble de la Résistance Palestinienne au plan de cessez-le-feu qui a émergé des dernières négociations qui se sont déroulées à Paris sous médiation égyptienne et qatarie.

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Le Qatar annonce à Israël que le Hamas a décidé de suspendre les discussions sur l’échange de prisonniers

«Le Hamas a dit aux médiateurs qataris qu'il exigeait un retrait total des troupes israéliennes de la bande de Gaza et la cessation des hostilités comme première étape de tout accord d'échange de prisonniers».

Entretien de Thierry Meyssan avec Monika Berchvok

Réseau Voltaire. «Lorsque la digue cédera, et nous sommes proches de ce moment, l’Occident politique s’effondrera. Nous devons absolument nous détacher de ce radeau avant qu’il ne coule».

Le Qatar, les Frères musulmans, le Hamas et Israël

par Thierry Meyssan. Les nouveaux membres du cabinet de guerre israélien ont découvert avec surprise que le Qatar avait participé au complot de Benjamin Netanyahou pour préparer l’attaque contre Israël, le 7 octobre.

Netanyahou signe son arrêt de mort en donnant l’ordre d’abattre les chefs du Hamas

Par : Faouzi Oki
par Faouzi Oki. Le Premier Ministre israélien Benjamin Netanyahou a donné des ordres à ces agences afin d'élaborer des plans pour traquer les dirigeants du Hamas qui vivent au Liban, en Turquie et au Qatar. 

Les combattants palestiniens ont obtenu la libération de 150 prisonniers par Israël

Les mouvements combattants palestiniens sous l’égide du Hamas ont obtenu une indéniable victoire politique: au terme d’une médiation du Qatar, le gouvernement israélien accepte,en échange de la libération de cinquante des otages emmenés par les Palestiniens le 7 octobre, de libérer 150 prisonniers palestiniens détenus dans les prisons israéliennes. Une trêve de 4 jours doit permettre l’échange. On se doute de la fragilité du dispositif. Néanmoins, il s’agit d’une lourde défaite pour le gouvernement Netanyahu, contraint, sous la pression internationale, à négocier, après six semaines de guerre dont l’objectif déclaré était “d’éradiquer le Hamas”

Une pause de 4 jours dans les combats à Gaza devrait prendre effet ce mercredi 22 novembre. Elle devrait permettre de remplir l’accord suivant, négocié par l’intermédiaire du Qatar, entre les deux belligérants:

  • L’arrêt de toutes les opérations terrestres et actions militaires de l’armée israélienne dans l’ensemble de la bande de Gaza.
  • L’arrêt complet des frappes aériennes israéliennes et du trafic aérien dans le sud de Gaza.
  • La suspension des frappes aériennes israéliennes et du trafic aérien dans le nord de Gaza pendant 6 heures chaque jour, de 10 heures à 16 heures.
  • L’entrée sans restriction des camions transportant de l’aide humanitaire et du carburant dans toutes les zones de Gaza, sans aucune exception.
  • Israël garantira la liberté de circulation des personnes entre le nord et le sud de la bande de Gaza, le long de la route de Salah Al-Deen.
  • Le Hamas libérera 50 otages israéliens détenus à Gaza, dont 38 enfants ou adolescents de moins de 19 ans et 12 femmes.
  • Israël libérera 150 femmes et enfants palestiniens détenus dans les prisons israéliennes.

Une lourde défaite politique pour le gouvernement Netanyahu

On se rappelle que la guerre menée par Israël contre Gaza,depuis six semaines, avait pour objectif “d’éradiquer le Hamas, mouvement terroriste”. Le gouvernement Netanyahu effectue un “tête-à-queue” et accepte un échange de prisonniers au terme d’une négociation menée par l’intermédiaire du Qatar.

Tout ceci se passe après six semaines de bombardements massifs de Gaza, qui ont causé la mort de 15 000 personnes et suscité une réprobation internationale quasi-unanime. Faute d’obtenir une victoire militaire rapide et de réussir à localiser les otages pour les libérer, Tel-Aviv a été obligée de négocier. Le gouvernement américain, en particulier, mis sous pression croissante par ses alliés dans le monde arabo-musulman, n’a pas laissé le choix au gouvernement Netanyahu.

Le Qatar condamne à mort 8 Indiens pour espionnage au profit d’Israël

Donc ça ne plaisante pas au Qatar. L’émirat vient de condamner à mort 8 Indiens accusés d’espionnage au profit d’Israël. La décision ne tombe pas à n’importe quel moment : elle intervient au moment clé où les Qataris, qui hébergent la direction du Hamas, se défient d’Israël et de ses manœuvres. Or l’Inde est une alliée d’Israël dans un dossier de plus en plus compliqué et de plus en plus explosif. On peut imaginer ici que la décision de justice constitue à la fois un avertissement à Israël et une arme politique.

On oublie trop souvent que le Qatar dispose d’une position centrale entre Orient et Afrique du Nord, entre monde arabique et monde persan, qu’il parvient, au fond, à optimiser contre vents et marées. Dans une concurrence étonnante avec l’Arabie Saoudite, le Qatar a par ailleurs lancé un projet diplomatique proche de l’Iran, qui se situe de l’autre côté du Golfe Persique, et au fond antagonique au projet américain.

On sait que le Qatar accueille les dirigeants du Hamas, qu’il protège, dans un écheveau d’intérêts complexes que les Occidentaux ont la tentation de simplifier en permanence. Là où les jeux sont multiples, les Occidentaux, qui croient incarner la civilisation, cherchent du binaire.

Dans cet ensemble, donc, le Qatar mène sa barque et vient d’annoncer une sentence peu agréable : 8 citoyens indiens viennent d’être condamnés à mort pour espionnage au profit d’Israël.

Le Qatar n’a fait aucune déclaration publique concernant les condamnations, qui interviennent alors que son gouvernement joue un rôle crucial dans la médiation des négociations entre Israël et le Hamas pour obtenir la libération des otages civils capturés par le groupe militant palestinien lors de son attaque contre l’État juif le 7 octobre.

Une personne informée de l’affaire a confirmé au Financial Times que les huit Indiens avaient été inculpés d’espionnage au profit d’Israël. Ils pourront faire appel de leurs peines.

Financial Times

Selon le FT, les Indiens sont détenus au Qatar depuis plus d’un an. Autant dire que les négociations doivent aller bon train concernant les contreparties à leur libération…

L’Histoire dira sans doute quel calcul labyrinthique se cache derrière ses tractations où le Qatar s’emploie à tenir la dragée haute aux Occidentaux.

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Le ministre des Affaires étrangères iranien est arrivé au Qatar pour rencontrer Ismaïl Haniyeh, chef du bureau politique du Hamas

Le Journal du Forkane. Les États-Unis envoient un second porte-avions en Méditerranée pour dissuader les acteurs de l’Axe de la Résistance d’intervenir. Si Israël continue comme ça, rien ne pourra l’empêcher.

Il serait temps de laïciser (à nouveau) la politique étrangère française

URBI & ORBI n°48 – Depuis plusieurs années, la politique étrangère française connaît une dérive, loin de sa tradition. Nos gouvernements, nos diplomates acceptent de suivre des pays qui mélangent le religieux et le séculier. On se demande bien pourquoi l’exigence de laïcité s’arrêterait à la frontière. Quand on voit le risque que nos gouvernants, nos parlementaires, nos médias font courir à notre peuple en le mêlant au conflit israélo-palestinien, on comprend qu’il est urgent de retrouver une politique étrangère qui s’en tienne à une saine indifférence à la religion des interlocuteurs. C’est la seule position que peut avoir un pays de tradition chrétienne.

Un attentat à Arras, une attaque de tueur terroriste en série à Bruxelles. Il n’a fallu que quelques jours pour que l’onde de choc du conflit israélo-palestinien atteigne le cœur de l’Union Européenne.

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Football. L'Arabie saoudite aiguise ses ambitions mondiales

Après le succès de la Coupe du monde au Qatar, l'évènement sportif du côté de Riyad était en ce début 2023 l'arrivée tant attendue dans un club saoudien du footballeur portugais star Cristiano Ronaldo. Son contrat doré sur tranche symbolise une stratégie saoudienne qui s'aiguise, en vue de décrocher la Coupe du monde en 2030.

Dans la tribune princière du stade Al-Beyt, Mohamed Ben Salman Al-Saoud (MBS) assiste ce 20 novembre 2022 à la cérémonie d'ouverture de la Coupe du monde de football. Le prince héritier d'Arabie saoudite se tient aux côtés de l'émir du Qatar. Les deux personnalités profitent de ce moment pour se mettre en scène et orchestrer leur communication respective. Si Tamim Ben Hamad Al-Thani revêt les habits de leader arabe, le prince héritier saoudien prépare le coup d'après. Plus qu'un simple rapprochement avec Doha, il s'agit surtout pour Riyad de se concentrer sur sa propre partition politique. Et si l'émirat du Qatar a obtenu l'organisation de la première Coupe du monde arabe, l'Arabie saoudite prépare dans l'ombre la sienne. C'est ainsi qu'il faut comprendre la présence de MBS à Al-Khor, puis le défilé à Doha de plusieurs personnalités saoudiennes de haut rang tout au long de la compétition. Pour les Saoudiens la rancœur est mise de côté, le Qatar a remporté son bras de fer, il s'agit maintenant de se concentrer sur ses propres objectifs. Dans les travées du stade d'Al-Khor s'esquisse une sorte de passage de relais. Riyad s'inscrit désormais dans les pas du Qatar pour en sortir grandi.

« Saint » Cristiano Ronaldo

Et en plein Mondial, les réseaux sociaux saoudiens s'emballent autour du hashtag #KristianoAl-nasrawy. La rumeur de l'arrivée de Cristiano Ronaldo dans l'équipe du club Al-Nassr enfle. Le quotidien saoudien de référence Al-Charq Al-Awsat évoque les sommes astronomiques qui seraient au centre du jeu. À l'été 2022, l'autre grand club de la capitale saoudienne, Al-Hilal, s'était vu opposer un refus, mais en ce mois de novembre la situation a changé. La Coupe du monde touche à sa fin et le Portugais est désormais libre de tout contrat. La voie est libre.

Cristiano Ronaldo est accueilli en rock star. Sur la pelouse du Mrsool Park, l'enceinte flambant neuve d'Al-Nassr, l'année 2023 s'ouvre sur les images du qintuple ballon d'or fêté sous ses nouvelles couleurs. Pour son premier acte, le Portugais prend les rênes d'une équipe inédite, les Riyad Season, et l'adversaire d'un jour n'est autre que le PSG (par ailleurs propriété du Qatar) de Lionel Messi. Le duel Ronaldo-Messi est ainsi ravivé, comme le remake d'un âge d'or du Clásico. Le 19 janvier, le show est au rendez-vous, le PSG l'emporte sur un score fleuve de 5 à 4. Au-delà du résultat, le match ouvre une année qui va marquer un tournant dans la stratégie sportive saoudienne.

Dynamiser l'industrie du divertissement

Derrière cette signature, il faut en effet voir la volonté des autorités d'accélérer la cadence dans la structuration de leur politique sportive. Réformé en 2016, le ministère du sport avait pour mission d'investir sur le plan international. Par l'intermédiaire de son fonds souverain, le Public Investment Fund, le royaume s'était implanté, non sans difficulté en Premier League britannique avec l'achat du club des Magpies de Newcastle.

Le sport constitue un pilier central dans l'intention du pouvoir de rompre avec un système soutenu par la rente pétrolière. Il s'inscrit dans un mouvement de libéralisation économique et doit produire une nouvelle image de l'Arabie saoudite, tout en développant autour du football un écosystème dynamique visant à stimuler le marché national.

Loin des logiques qui animent les monarchies voisines, cette politique n'est pas uniquement centrée sur son agenda international. Pour Riyad, il s'agit de mettre un terme au rigorisme qui frappait sa société. L'objectif est de dynamiser un secteur du divertissement pour satisfaire les envies de sa population en mal de loisirs. Cette ouverture induit mécaniquement le développement d'un nouveau marché et favorise la construction d'une image positive vouée à susciter la confiance des milieux d'affaires étrangers.

Le socle posé, et la Coupe du monde du monde 2022 terminée, il s'agit pour Riyad de préparer la suite. C'est ainsi qu'il faut comprendre la série de faits de ces dernières semaines. De l'annonce surnaturelle — qui n'est pas passée inaperçue — de désignation du royaume comme pays organisateur de l'édition 2029 des Jeux asiatiques d'hiver à l'arrivée de Cristiano Ronaldo, l'Arabie saoudite a décidé de passer à la vitesse supérieure avant sa candidature à la Coupe du monde 2030. La stature quasi sacrée du Portugais au niveau mondial offre au royaume l'assise nécessaire pour mener un tel dessein.

Un drame en 1933

Abdelaziz Ben Fayçal Al-Saoud, la figure centrale du ministère du sport, a souhaité à Cristiano Ronaldo la bienvenue dans sa « nouvelle maison ». Ce prince, homme fort du sport saoudien, illustre les mutations en cours. Comme lieu central de la décision, l'Autorité générale du sport qu'il dirige s'est substituée à la présidence pour le bien-être de la jeunesse, marquant un changement dans la manière de penser le sport dans le logiciel du pouvoir.

Dans l'histoire du royaume, l'essor du mouvement sportif dans les années 1930 inspire avant tout la méfiance. Cette influence étrangère se développe autour des villes du Hedjaz : Djeddah, La Mecque et Médine. Elle prend forme à partir des flux commerciaux et religieux que concentre cette région stratégique de l'ouest de l'Arabie. Les locaux prennent part à des parties de football face à des groupes d'étrangers de passage. À Djeddah, un club est fondé à la fin des années 1920, Al-Ittihad, puis un deuxième au début des années 1930, Al-Bahri, et un troisième, Al-Thaghr, qui deviendra quelques années plus tard le club d'Al-Ahly.

Mais en 1933 un drame se produit sur l'un des terrains de la cité portuaire, freinant l'essor de ce sport. L'historien saoudien Amine Saati rapporte que la mort d'un joueur suite à une crise cardiaque conduit les autorités à interdire aux Saoudiens la pratique du football. La multiplication d'actes violents sur les terrains est un prétexte qui offre l'occasion au pouvoir de prohiber l'exercice de ce sport. La mobilisation des joueurs d'Al-Ittihad menée par Hamza Fitahi, l'un de ses fondateurs, conduit les autorités à faire marche arrière. En 1938, le football reprend ses droits dans le Hedjaz.

L'influence marchande du Hedjaz

Derrière la diffusion de ce sport dans l'ensemble du royaume plane la figure de Mohamed Ali Rida Zainal, riche et influent marchand de perles originaire de Djeddah. Mohamed Saleh Mohamed Salama travaillait pour lui en Inde. Avant d'être le capitaine du club d'Al-Ittihad, il y a appris au contact des Anglais les rudiments du football qu'il enseigne ensuite à Djeddah. Il quitte ensuite le Hedjaz pour l'est du royaume et travaille pour Aramco à Dharan, où il fonde le premier club de football.

Un autre homme-clé de l'histoire du football saoudien, Omar Mahmoud Chams Al-Rachidi est aussi associé à l'entreprise de Mohamed Ali Rida Zainal. Le fondateur d'Al-Ahly, l'autre club de Djeddah, sort de l'école d'Al-Falah, fondée au début du XXe siècle par l'homme d'affaires dans le but de former de jeunes hommes compétents pour construire une administration solide et les bases d'un tissu commercial compétitif.

À l'instar du fondateur du club d'Al-Ahly qui deviendra par la suite un important dirigeant de l'administration du Hedjaz, le système éducatif de cette région conçu en grande partie sous la houlette de Mohamed Ali Rida Zainal a contribué au développement de la puissance étatique dans le royaume. Ces agents ont joué un rôle essentiel dans la diffusion de cette culture dans les années 1950. En Arabie saoudite, le football se développe sous l'impulsion du Hedjaz, mais les ailes politique et religieuse du pouvoir dominent la scène sportive qui émerge. Les institutions sportives et clubs principaux passent progressivement sous la coupe de princes, mais l'essor du sport reste contraint par l'influence conservatrice du clergé.

L'arrivée du roi Salman fait bouger les lignes. Le pan religieux perd de son influence sur le cours politique du royaume et le pouvoir gagne en centralité. Le sport est ensuite mis au service de la montée en puissance du prince héritier MBS. C'est dans ce cadre que s'inscrit le contrat de Cristiano Ronaldo, avec comme principal objectif la Coupe du monde 2030.

Signe de ce changement de logiciel, Achraf Sabahi, le ministre du sport égyptien annonce à l'été 2022 qu'une candidature commune à la Coupe du monde entre Riyad, Le Caire et Athènes est en cours de réflexion. À travers le ballon rond, le royaume consolide ses clientèles régionales. Et au regard de la Fédération internationale de football (FIFA), réunir en une candidature trois confédérations apparaît plus que séduisant. Un format de Coupe du monde élargi — le tournoi passera à partir de 2026 de 32 à 48 sélections — offrira au royaume l'occasion d'aiguiser sa stratégie sportive afin de tenir son rang.

Qatar 2022. Un tournoi hors normes dessine les limites du vieux monde

La Coupe du monde de football 2022 au Qatar a sans nul doute constitué un événement politique de premier ordre pour les relations internationales, régionales et pour la cause palestinienne. Avant et pendant la compétition les débats ont été vifs, notamment sur les droits LGBT+. Pourtant, un mois après la finale à rebondissements du 18 décembre, on peut mesurer combien ce Mondial a agi comme un révélateur des limites occidentales et des transformations du monde.

Rarement événement sportif international aura généré autant de controverses, ici relatives aux droits humains, aux enjeux climatiques, à la question LGBT+ et à la corruption. Avant comme pendant la compétition sportive, c'est bien à une « cacophonie de récits » qu'on a assisté, comme le relève le spécialiste du golfe Arabo-Persique Kristian Coates Ulrichsen dans son bilan publié par l'Arab Center de Washington DC1.

La compétition a dès le départ été perçue comme un test pour le Qatar. L'émirat a dépensé sans compter pour bâtir de nouvelles infrastructures (d'ailleurs insuffisantes au niveau hôtelier) et accueillir fans, journalistes et sportifs. Il possédait par ailleurs une expérience très limitée en termes de gestion de flux touristiques massifs, dont certains supporteurs réputés remuants si ce n'est violents. La Coupe du monde avait été précédée de quelques ratés, par exemple lors des mondiaux d'athlétisme fin 2019. Une fois les rencontres de football débutées, les doutes quant à la qualité de l'organisation ont été rapidement levés. Les norias de charters qui transportaient les fans les jours de match des hôtels de Dubai vers les stades de Doha étaient fonctionnels à défaut d'être vertueux sur le plan climatique.

Un enjeu pour la région

Dans le contexte des vives critiques adressées avant la cérémonie d'ouverture le 20 novembre 2022, la question de savoir si l'événement ne risquait pas d'être coûteux en termes d'image pour le Qatar se posait avec une certaine acuité2. Ainsi, en application du fameux adage : pour vivre heureux vivons cachés, la lumière projetée par l'événement sur le petit émirat à la richesse quasi infinie et les polémiques sur les libertés sexuelles et conditions des travailleurs étrangers pouvaient constituer une bien mauvaise publicité. Divers médias se sont en tout cas employés, avec plus ou moins de sincérité et d'habileté, à saisir l'opportunité offerte pour diffuser un discours critique qui prenait parfois des accents de Qatar bashing.

Au fil des matchs, les succès enthousiasmants de certaines sélections nationales — Argentine, France et Maroc en particulier — ont certes graduellement entrainé une dépolitisation des regards, le caractère sportif reprenant le dessus. Dès lors, les appels au boycott formulés par certains en Europe apparaissaient comme de plus en plus éthérés. C'était surtout le cas dans les grandes villes françaises qui avaient refusé de mettre en place des fan zones, et au sein de certaines rédactions qui auraient probablement préféré une élimination rapide des Bleus pour ne pas avoir à trop parler de la compétition et se dédire.

Il reste qu'au même moment, la discrétion relative de l'Arabie saoudite, des Émirats arabes unis ou encore du Koweït pouvait apparaitre comme une stratégie concurrente payante. Le Qatar devenait alors, dans l'espace médiatique et auprès du public occidental, l'incarnation de l'arrogance, de l'intolérance, de « l'écocide » et de la corruption. Ce discours, porté par quelques chevaliers blancs plus ou moins conscients de la possible instrumentalisation de leurs déclarations dans un contexte régional hautement polarisé, venait donc singulariser le Qatar. Il donnait en tout état de cause des arguments à ceux qui, tel l'émir du Qatar, associaient critique de l'organisateur et racisme, voire islamophobie. Le propos trouvait d'ailleurs un écho réel parmi les citoyens du Golfe qui, au cœur de l'événement, considéraient comme injustes bien des critiques et exprimaient leur sentiment dans leurs conversations et sur les réseaux sociaux.

Un mépris des Arabes ?

Pour eux, les appels au boycott demeuraient largement fondés sur le mépris pour les Arabes. Ils y voyaient une nouvelle déclinaison du « deux poids, deux mesures ». Opportunément, et parfois à dessein, les propos qui ciblaient le Qatar oubliaient combien la situation déplorable des droits des travailleurs, les absurdités environnementales ou les entraves aux libertés sexuelles constituent des réalités régionales tenaces à l'échelle des monarchies du Golfe. En ceci, le Qatar n'est pas différent, et la Coupe du monde a déjà permis selon les ONG de droits humains de faire évoluer, certes de façon insuffisante, certaines pratiques et lois, notamment liées à la kafala. En outre, la question des droits des minorités sexuelles demeure sensible dans les sociétés du Sud en général et non spécifiquement au Qatar, ni même dans les pays arabes ou musulmans. Et l'on pourrait aller jusqu'à noter les manquements aux droits élémentaires des ouvriers étrangers sur les chantiers et dans les arrière-cuisines des beaux quartiers européens pour inviter chacun à « balayer devant sa porte »3.

Sur le plan plus directement diplomatique, le ciblage exclusif du Qatar a également permis de contribuer à faire oublier la bien condamnable politique étrangère saoudienne et émiratie. Ce sont en effet ces deux États qui ont été les fers de lance de la contre-révolution arabe depuis 2011. Ils sont aussi largement responsables de la destruction du Yémen et des crimes de guerre qui y sont perpétrés depuis 2015.

« Nous ne sommes plus seuls au monde »

Mais la question posée par les effets de la compétition sur l'image du Qatar est en fait également biaisée, car elle néglige le fait que les perceptions — et donc l'image du Qatar — sont diverses à l'échelle du monde. Le succès ou l'échec de l'organisation de la Coupe du monde ne pouvait donc se mesurer à l'aune des controverses médiatiques et politiques en Europe et en Amérique du Nord.

De fait, l'événement sportif est venu souligner combien, pour reprendre l'heureuse formule de Bertrand Badie, « nous ne sommes plus seuls au monde ». Il fallait en effet adopter une logique occidentalo-centrée, et par là aveugle aux bouleversements internationaux, pour considérer que l'objectif principal recherché par les organisateurs était de contenter les attentes du public ou même plus exactement des élites à Paris, Londres ou New York. Bien au contraire, en insistant sur la dimension arabe de l'organisation de l'événement et en valorisant des solidarités spécifiques, les autorités de l'émirat et leurs relais, par exemple la chaine BeIn et son journaliste star, le Tunisien Raouf Khelif aux commentaires en arabe plein d'emphase, visaient sans doute prioritairement autre chose.

Le déroulé de la compétition et l'enthousiasmant parcours du Maroc ont permis au Qatar de continuer à s'ériger en défenseur symbolique du Sud, de l'arabité, de l'islam et de la Palestine. Gageons que les perceptions de l'événement en Amérique latine, en Afrique et en Asie, y compris parmi la classe moyenne de travailleurs expatriés vivant à Doha et qui a participé à des célébrations ou rassemblements festifs annexes en dehors des stades étaient largement positives, contribuant à asseoir l'influence du Qatar, y compris dans le cadre de la compétition régionale.

Dans le monde arabe, et parmi les voisins, par exemple en Oman, l'opération de communication a été un succès indéniable, diffusant parmi les populations un sentiment de fierté retrouvée. Admiratifs devant les images des stades à Doha, certains à Mascate se sont demandé quand de telles infrastructures sportives seraient construites dans leur pays. L'enthousiasme suscité par la victoire de l'Arabie saoudite contre l'Argentine lors des phases de poules a produit, comme en Algérie après les victoires successives du Maroc, un renoncement au boycott de fait dans les médias émiratis, y compris anglophones comme The National. Face à un tel événement sportif, le silence apparaissait comme absurde si ce n'est proprement ridicule. La victoire symbolique du Qatar devenait dès lors probante.

Le caractère festif de la compétition a été manifeste, notamment autour de la personnalité expansive de Majumba (alias Muhammad Al-Hajiri), comédien omanais présent à Doha pendant la Coupe du monde. Celui-ci avait porté malheur à neuf sélections dont il portait le maillot dans le stade, s'affichant sur Instagram et Twitter, puis devenant un phénomène médiatique. Habilement, un diplomate français arabophone en poste à Mascate avait diffusé une vidéo humoristique dans laquelle il demandait à Majumba de cesser les hostilités et de porter une tenue neutre, « blanche comme [s]on cœur », pour la demi-finale entre la France et le Maroc, générant des milliers de commentaires amusés. Ménageant le suspense, l'humoriste était finalement apparu lors du match avec le maillot des Bleus, révélant implicitement cette fois qu'il souhaitait voir la dernière équipe arabe en lice avancer vers la finale.

Composer avec des sociétés conservatrices

Au sein de la société qatarie, si certains accommodements, par exemple la consommation encadrée d'alcool ou les tenues parfois exubérantes des supportrices lors des matchs, ont été acceptés, l'événement s'est aussi accompagné de mises en scène permettant de conforter certaines composantes conservatrices. Celles concernant la conversion d'étrangers à l'islam, en particulier une famille brésilienne4, tout comme le prosélytisme mis en place par les ministères des affaires islamiques, diffusant des kits explicatifs aux abords des mosquées, témoignent de l'ambivalence des processus identitaires à l'œuvre lors des grands événements sportifs, entre cosmopolitisme, universalisme, nationalisme et exacerbations des différences.

Les nombreuses vidéos insistant sur l'ouverture d'esprit des étrangers, particulièrement africains ou latino-américains lorsqu'ils découvrent « la réalité concrète de l'islam » au Qatar démontrent combien pour ces groupes, la Coupe du monde a agi comme un potentiel correctif face aux critiques et préjugés diffusés dans les médias occidentaux. L'une des vidéos titrait : « L'islam est le vainqueur de la Coupe du monde de football ». Ce type de discours, souvent mâtiné de fascination autant que de naïveté rassurante constitue un genre en soi dans la production sur Internet et a pu donner lieu à des formes d'expression parfois surprenantes, telle celle concernant des Européens ébahis par les bienfaits hygiéniques des douchettes près des w.c., en remplacement du papier toilette. La longue explication par le géopolitologue égyptien proche des Frères musulmans Saber Mashhour sur le sujet de la surprise des étrangers devant « les toilettes des musulmans au Qatar » a rapidement cumulé plus de 500 000 vues sur YouTube.

Autour de la compétition, c'est le débat sur la question LGBT+ qui a sans doute été le plus discuté. Il révèle un malentendu croissant. Le Qatar, plus ou moins explicitement, a pu s'ériger en rempart contre la diffusion d'une norme qui entend défendre les identités sexuelles minoritaires et fait de cet enjeu un marqueur de tolérance, une forme de thermomètre universaliste. L'émirat a pu jouer ce rôle à travers les médias qu'il contrôle, par exemple lorsque les commentateurs de BeIn se sont moqués de l'élimination expresse de la sélection allemande qui avait protesté contre l'interdiction de porter un brassard pro-droits des minorités sexuelles (dit « One love ») en se présentant la main sur la bouche pour dénoncer la censure. Il l'a fait également en orchestrant la chasse aux drapeaux arc-en-ciel lors des fouilles de sécurité précédant l'entrée des spectateurs dans les stades.

Le principe de reconnaissance des droits LGBT+ est progressivement devenu dominant en Europe et en Amérique du Nord. Il s'accompagne de la diffusion d'un discours militant à vocation universaliste. Ainsi, l'événement sportif organisé dans une société à bien des égards conservatrice et où la législation condamne l'homosexualité y a occasionné une stigmatisation du Qatar, mais aussi plus largement des sociétés musulmanes. Au sein des sociétés du Golfe, cet état de fait entraine en retour un sentiment d'humiliation et un potentiel retour de bâton. Comme nous le confie un intellectuel omanais, « le Qatar a accepté de respecter les droits des gays pendant la compétition, mais en insistant et en demandant toujours plus, les Occidentaux manquent de respect à notre culture et notre religion ».

De fait, la question demeure sensible et les attentes occidentales, portées par divers militants avant et pendant la compétition risquent bien de ne pas être satisfaites. Il est même permis de penser que la mécanique qui s'est mise en place pendant la Coupe du monde accentue les incompréhensions. Le grand mufti d'Oman, Ahmed Al-Khalili l'a bien compris : il a décidé début décembre 2022 de sortir un opus traduit dans dix langues qui condamne l'homosexualité, faisant alors de cet enjeu un marqueur identitaire.

Du fait du discours religieux local, mais aussi de pressions maladroites exercées par quelques militants ou gouvernements européens ou du Canada, les droits LGBT+ sont ainsi de plus en plus associés à une valeur occidentale et donc étrangère. Les relations de défiance entre les sociétés arabes ou musulmanes et l'Occident étant ce qu'elles sont, il est probable que les droits des homosexuels dans les premières ne se trouvent pas confortés par cette séquence incarnée par la Coupe du monde.


2Nabil Ennasri et Raphaël Le Magoariec, L'empire du Qatar. Le nouveau maître du jeu ?, Canéjan, Copymédia, 2022.

Strasbourg, ou l’euroseur arrosé (éditorial paru dans l’édition de décembre)

Par : pierre

Panique et consternation. La petite bulle bruxelloise est en émoi depuis qu’a été révélé ce que les grands médias nomment désormais le « Qatargate » : la mise en cause de collaborateurs parlementaires et d’eurodéputés – italiens, grecs, belges, issus essentiellement du groupe social-démocrate – soupçonnés d’avoir touché rémunérations et avantages de la part du Qatar en échange de la promotion des intérêts de l’émirat. Six personnes ont été interpellées par la police belge, quatre écrouées, dont une vice-présidente de l’europarlement.

Les condamnations ont fusé. La présidente de cette institution a, sans rire, dénoncé une « attaque contre la démocratie européenne ». Son homologue de la Commission, Ursula von der Leyen, s’est alarmée que soit mise en jeu la « confiance des Européens dans nos institutions ». Soyons sérieux. Pour que l’europarlement soit déconsidéré, encore aurait-il fallu qu’il fût considéré – en réalité l’immense majorité des citoyens des vingt-sept pays s’en moquent comme de l’an 40. La seule chose qu’on puisse reprocher à l’Assemblée de Strasbourg est sa totale illégitimité, puisqu’il n’existe pas de peuple européen. Tout le reste n’a dès lors guère d’importance.

La crise de nerfs du ban et de l’arrière-ban européiste a cependant quelques mérites. A commencer par le retour de bâton comique contre une institution, à l’ego boursouflé qui ne cesse de donner des leçons de morale au monde entier en matière de transparence et d’Etat de droit. Au monde entier et même aux Etats membres : c’est précisément ce « parlement » autoproclamé qui avait lancé les hostilités contre la Hongrie, accusant son gouvernement de corruption. Le premier ministre Viktor Orban n’a pas boudé son plaisir devant cette euro-mouture de l’arroseur arrosé.

En outre, l’ex-secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats (CES), Luca Visentini (aujourd’hui président de la Confédération syndicale internationale), fait partie des mis en cause. Ce qui jette une lumière crue sur l’interpénétration incestueuse entre cette centrale syndicale et les institutions bruxelloises.

Par ailleurs, on n’ose imaginer le tollé géopolitique si le corrupteur n’avait pas été Doha, mais Moscou. Que n’aurait-on pas dit sur les relais d’influence que le Kremlin paye pour « déstabiliser notre Europe », et la nécessité absolue d’édicter un trois cent cinquante neuvième paquet de sanctions. L’émir qatari, lui, n’a aucune crainte d’être puni, ne serait-ce que parce que son gaz remplace (en partie) celui que fournissait naguère la Russie. Sa diplomatie s’est d’ailleurs chargée de le rappeler promptement à ceux qui seraient tentés de tenir des propos désobligeants à son égard.

En matière d’influences étrangères, l’ombre de Washington et le poids de l’atlantisme bénéficient d’une immunité de principe, voire d’un tapis rouge permanent

Certes, Raphaël Glucksmann, le sémillant président de la « commission spéciale sur l’ingérence étrangère » (sic !) a qualifié l’affaire de « gravissime ». Jusqu’à présent cependant, il s’était plus excité en pourchassant les prises d’influence russes ou chinoises ; l’on serait surpris que cela change fondamentalement.

Enfin, dès lors qu’il est question de traquer lesdites influences étrangères, force est de constater que l’ombre de Washington et le poids de l’atlantisme bénéficient d’une immunité de principe, voire d’un tapis rouge permanent. En matière de guerre en Ukraine, par exemple, l’on n’imagine pas un instant l’europarlement s’éloigner de la ligne de l’Oncle Sam, solidarité occidentale oblige. Au demeurant, le Trésor américain n’a nul besoin de dépenser le moindre kopek pour cela : les relais de Washington travaillent gratuitement pour la cause – celle de la promotion du « monde libre ».

Il reste qu’en monopolisant la scène médiatique, les affaires de corruption confortent un silence abyssal sur l’essentiel : la responsabilité des institutions européennes dans le malheur des peuples, à commencer par les régressions économiques et sociales. A l’heure où Emmanuel Macron semble décidé à passer en force sur la réforme des retraites, qui soulignera le rôle de Bruxelles comme aiguillon et contrôleur ? Pourtant, dans son analyse de la situation de chaque Etat membre récemment publiée, la Commission rappelle que le Conseil de l’UE avait recommandé à la France, le 12 juillet 2022, de réformer le système de pensions en vue d’« unifier les règles des différents régimes ». Et elle laisse filtrer une certaine impatience : « jusqu’à présent, aucune mesure concrète n’a encore été précisée ».

Dans le brouhaha des turpitudes qataries, ce discret coup de pression semble passer inaperçu. Jusqu’à quand ?

Pierre Lévy

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Mondial. L'équipe marocaine porte-étendard du monde afro-arabe

Le parcours de l'équipe nationale du Maroc dans cette Coupe du monde de football est pour le moins exaltant. Emmenés par l'entraîneur d'origine marocaine Walid Regragui, né en région parisienne et qui a pris ses fonctions il y a seulement trois mois, les Lions de l'Atlas ont dépassé toutes les attentes en battant trois anciennes puissances coloniales européennes, et affrontent la France pour les demi-finales.

Des séances de prière de masse en Indonésie aux célébrations dans les rues de la Somalie et du Nigeria, l'équipe marocaine a conquis le cœur de millions de personnes, Africains, Arabes, musulmans et migrants qui tous s'identifient d'une manière ou d'une autre à cette équipe. Les images perdureront : les jeux de jambes du meneur de jeu Hakim Ziyech, le milieu de terrain Sofian Amrabet — surnommé « ministre de la défense » — et ses accélérations, et l'étreinte d'après-match du capitaine de l'équipe Achraf Hakimi envers sa mère, laquelle travaillait comme domestique à Madrid tout en élevant ses enfants. Mais pour les Marocains, c'est aussi la prise de contrôle des stades qataris qui a captivé le monde : les tambours pulsés, les castagnettes et les chansons élaborées. Un chant fait sauter des dizaines de milliers de personnes, « Bougez ! Bougez ! Li ma bougash, mashi Maghribi » (Bouge, bouge ! Si tu ne bouges pas, tu n'es pas marocain). Les mèmes les plus largement diffusés au Maroc ont été des clips de joueurs et de l'entraîneur s'exprimant en darija (arabe vernaculaire marocain) lors des conférences de presse, et toute la perplexité et l'hilarité que cela a provoqué chez les observateurs occidentaux et arabes. En important la culture des stades marocains à Doha, cette Coupe du monde a également amené le darija sur le devant de la scène mondiale et des débats hyperlocaux sur la langue marocaine et l'identité nationale.

Les commentateurs arabes de foot constituent généralement une ligue à eux seuls, et lors de cette Coupe du monde, ceux de la chaîne qatarie de beIN Sports basée à Doha n'ont pas déçu. Le Tunisien Issam Chaouali est incroyablement éloquent, poétique, voire un peu trop parfois, avec ses multiples références littéraires et historiques. Il a été au top de sa forme pour couvrir ce qu'il appelle « la Coupe du monde des équipes africaines et asiatiques ». Un moment, il fait référence à Charlemagne et aux conquérants musulmans d'Espagne, puis il cite William Shakespeare — enfin, en quelque sorte : « Ya kun ? Na'am, ya kun ! » (Être ? — ouais, être !) Ensuite, il qualifie Lionel Messi de « maniaque » et de « goule », puis il se met à fredonner la chanson italienne antifasciste « Bella Ciao ». Il crie également aux joueurs et au monde de prêter attention aux changements géopolitiques évidents. Lorsque le Cameroun a marqué contre le Brésil, il s'est écrié « Ya Braziwww, ya Braziww ! » Il imite aussi des accents — « Mama Africa est en train de se lever ». Lorsque l'Allemagne, l'Espagne et le Brésil ont été éliminés, il a fait remarquer : « Les lunes peuvent disparaître, mais les étoiles ne manquent pas ». Lors de la dernière victoire contre le Portugal, ce même commentateur a fini en disant : « Mabrouk aux Arabes, aux Amazighs, aux musulmans, aux Africains », ce qui confirme à quel point la victoire marocaine a fait « accepter » le concept d'amazighité/berbérité.

L'équipe marocaine s'est attiré des éloges bien sûr : son ascension serait le signe « de l'ambition arabe » et de la « fierté arabe ». Ses atouts prouvent qu'« impossible » ne figure pas dans le dictionnaire arabe. Les commentaires arabes autour des Lions de l'Atlas sont enivrants. Dans le contexte d'un système d'État en ruine au Proche-Orient, sur fond de guerres civiles et d'une féroce campagne contre-révolutionnaire en cours, la soudaine possibilité, le temps de 90 minutes de jeu, d'une identité, d'une langue et d'une communauté partagées se fait grandissante, touchant les téléspectateurs à travers le monde arabophone.

Quelle langue, quels traducteurs ?

Sitôt que les interviews d'après-match débutent, des fissures apparaissent dans le miroir. Des traducteurs sont convoqués, des sous-titres arabes sont rapidement ajoutés à l'écran, et ce afin de traduire ce que disent les Marocains lorsqu'ils parlent en darija. L'une des dimensions les plus fascinantes de cette Coupe du monde est de voir la méfiance occidentale à l'égard de la langue et de la culture arabes se conjuguer à l'ambivalence proche-orientale à propos de la langue et de l'identité marocaines. Lors des conférences de presse, de nombreux joueurs marocains et Walid Regragui lui-même ne comprennent pas les questions posées par les journalistes arabophones et ont besoin de traducteurs. Un clip viral montre l'attaquant Hakim Ziyech écoutant patiemment une longue question posée en arabe, puis répondant : « English, please ». Ziyech, comme Amrabet, a grandi en parlant le tarifit, une langue berbère du nord du Maroc. Le défenseur Abdelhamid Sabiri parle le tachelhit, une langue berbère du sud, en plus de l'allemand, de l'anglais et du darija.

Sur les réseaux sociaux, des listes de joueurs amazighs/berbères ont été diffusées, avec des appels répétés aux commentateurs arabes du beIN pour qu'ils cessent de qualifier le Maroc d'équipe « arabe ». Des débats similaires ont eu lieu dans les médias sociaux en Occident : le Maroc est-il africain ou arabe ? Après s'être qualifié pour la demi-finale, le New York Times a tweeté que le Maroc était la première « équipe arabe » à se qualifier pour les demi-finales. Le lendemain, le journal a publié une correction indiquant qu'il s'agissait de la première « équipe africaine ».

Cette Coupe du monde a curieusement amené deux débats spécifiques au Maroc sur la scène internationale : d'une part, peut-on considérer que la langue vernaculaire marocaine est de l'arabe (réponse courte : oui, bien qu'il soit socialement plus facile de dire simplement « d'inspiration arabe ») et d'autre part, le Maroc est-il africain ou arabe ? (réponse courte : les deux.)

Les chercheurs qui étudient la hiérarchie sociolinguistique arabe1 relèvent que la langue vernaculaire marocaine est le « mouton noir » de la famille des langues arabes2, systématiquement perçue comme inférieure aux dialectes syrien et égyptien, — même si les Marocains peuvent être considérés comme polyglottes et plus modernes. Le darija serait peu sophistiqué, incompréhensible, voire « non arabe ». Quelques informations de base : les langues vernaculaires arabes sont influencées par des langues préexistantes, le soi-disant substrat ; de sorte que les dialectes levantins sont influencés par l'araméen, l'égyptien ammiya par le copte, et le darija marocain et algérien par diverses langues berbères/amazighes. Les langues berbères, rangées dans le groupe afro-asiatique, sont parlées par environ 30 millions de personnes à travers l'Afrique du Nord, du Maroc à l'est de l'Égypte et de la Tunisie au Niger.

La presse occidentale a beaucoup commenté le fait que les responsables qataris autorisent les drapeaux palestiniens dans les stades, mais interdisent les drapeaux LGBT. Moins commentée a été la présence du drapeau tricolore amazigh — le drapeau panberbère bleu, vert et jaune, visible dans les tribunes à chaque match marocain (et belge) de cette Coupe du monde. Le drapeau amazigh a été autorisé dans les stades, sauf lorsque les autorités ont confondu ses couleurs avec un drapeau LGBT.

Le retour du darija

Le darija, la langue vernaculaire marocaine, se caractérise ainsi par un fort substrat amazigh, ainsi que par un raccourcissement des voyelles, une phonologie particulière et la présence de mots empruntés au français et à l'espagnol. Des mots comme « tamazight », « daba » (maintenant) et « tamara » (difficulté), tous deux présents dans la musique populaire et les chants de football, rendent également le darija difficile à comprendre pour les proche-orientaux. Et puis il y a des mots arabes qui ont acquis des significations différentes au cours des siècles, car les dialectes lointains ont évolué séparément. Au Levant, « taboon » désigne le four en argile utilisé pour la cuisson du pain ; en Tunisie, le « taboona » est un pain traditionnel délicieusement moelleux. Au Maroc, « taboun » désigne les organes génitaux féminins. Ainsi, lorsqu'en décembre 2019, l'Algérie, grand adversaire du Maroc, a élu un président nommé Abdelmadjid Tebboune, et que des manifestants sont descendus dans la rue pour remettre en cause les résultats des élections et scander [« Allahu Akbar, tebboune mzowar » (Dieu est grand, ce tebboune est un faux !), il a inspiré des mèmes marocains sur Tebboune.

Mis à part les mèmes et les blagues, le darija nord-africain est depuis longtemps un point sensible pour les panarabistes. Comment une société qui a élevé l'arabe et l'islam au niveau des palais de Grenade peut-elle massacrer aujourd'hui l'arabe standard moderne ? Comment consolider les liens transfrontaliers quand les Maghrébins parlent un « patois » incompréhensible ? Le président égyptien Gamal Abdel Nasser envoyait des professeurs d'arabe en Algérie indépendante pour enseigner aux habitants l'arabe « approprié » au lieu du français ou du dialecte local. Pour les Arabes du Proche-Orient, le darija et les noms de famille marocains sont les indicateurs les plus forts de l'altérité marocaine. Et c'est historiquement dans les rivalités de football et plus récemment, dans le cadre des shows télévisés montrant les talents de la musique arabe que des tensions surgissent autour de ces différences.

Lors des tournois de football — le plus souvent la Coupe d'Afrique — les commentateurs du Proche-Orient ont du mal à prononcer les noms de famille marocains, observant que si les prénoms des joueurs marocains sont arabes, leurs noms de famille sont, bien sûr, différents. Même lors de cette Coupe du monde, il était assez plaisant d'entendre les commentateurs du Proche-Orient essayer de prononcer les noms de famille marocains Aguerd, Regragui, Ounahi, Tagnaouti). Et dans les émissions de musique arabophone comme « This Is the Voice » et « Arab Idol », les participants marocains se voient obligés de subir ce rite de passage où leur langue est régulièrement tournée en ridicule et où parfois on leur dit brusquement d'aller apprendre l'arabe. Il est donc un peu irréel de voir les commentateurs arabes se répandre soudain en louanges lorsque l'entraîneur marocain Walid Regragui donne une conférence de presse en darija, et de les voir répéter en souriant certains mots en darija : drari (les garçons) et bezaf (beaucoup). « Maintenant, tout d'un coup, vous considérez tous les Marocains comme des Arabes ? », a tweeté Safia, une jeune créatrice.

Lors de cette Coupe du monde, les téléspectateurs arabes ont été interloqués par le darija, l'identité amazighe, mais aussi par certains acteurs du nationalisme africain. On a beaucoup parlé du panafricanisme de l'entraîneur marocain Walid Regragui. Il a d'abord haussé les sourcils lorsqu'il a déclaré lors d'une conférence de presse que leur objectif était de jouer avec une qualité de jeu du niveau européen, mais avec des valeurs africaines. Lorsqu'on lui a demandé quelques jours plus tard si le Maroc représentait l'Afrique ou le monde arabe, il a répondu « Nous, au départ, sans faire de politique, on va déjà parler football et on défend le Maroc et les Marocains. C'est la première des choses. Ensuite, forcément, on est aussi africains et c'est la priorité […] On espère montrer que le football africain est entré dans une nouvelle phase… » Et d'ajouter : « après, forcément, de par notre religion et de par nos origines, pour une première Coupe du monde dans le Moyen-Orient et dans le monde arabe, il y a des gens qui vont s'identifier à nous. Forcément on est des exemples et on espère les rendre heureux. S'ils peuvent nous voir un peu comme un porte-drapeau, on sera contents de les rendre heureux si on peut passer »3.

Après le match contre le Portugal, Azzedine Ounahi, le milieu de terrain et l'une des vedettes du tournoi, a également dédié la victoire en premier à l'Afrique : « Nous sommes entrés dans l'histoire pour l'Afrique et même pour les Arabes… Nous remercions l'Afrique qui nous a toujours suivis et encouragés, et pareil pour les Arabes ».

Quelles que soient les origines de ce discours panafricain, qu'il s'agisse de l'agitation amazighe récente, des tendances panafricaines plus anciennes des années 1960, lorsque le magazine panafricain Souffles prospérait et que Nelson Mandela et Amilcar Cabral avaient trouvé refuge au Maroc, ou encore des impressions partagées au sein des banlieues françaises où Regragui a grandi, il a été intensifié par les soulèvements de 2011 et leurs conséquences et par le retour du Maroc dans l'Union africaine (UA) en 2016.

Des Kurdes aux Berbères, la diversité

Au cours des vingt dernières années, des mouvements sociaux ont lentement émergé au Maroc exigeant que le tamazight soit reconnu comme langue officielle dans la Constitution, et que le darija soit célébré comme langue nationale plutôt que d'être considéré comme une source d'embarras. Certains veulent que le darija reçoive le statut de langue distincte, un peu à la façon dont le créole haïtien a déclaré son indépendance de la langue française. Avec l'essor de la télévision par satellite et des médias sociaux, les gens ont commencé à se demander pourquoi les émissions doublées en dialectes égyptien et syrien étaient diffusées dans le monde arabe, alors qu'aucune émission n'est doublée en darija ? Sur Facebook, des listes noires ont été créées pour interpeller les artistes marocains qui participaient aux concours de talents arabes, mais préféraient s'exprimer ou chanter en syrien, en égyptien ou en libanais.

Ces mouvements identitaires ont pris de l'ampleur avec les soulèvements de 2011, ce que les universitaires américains ont un peu vite qualifié de « printemps arabe », un néologisme qui a eu pour effet d'effacer encore plus les communautés minoritaires (non arabes) longtemps marginalisées : les Nubiens, les Kurdes et les Berbères, lesquelles se sont précisément mobilisées en 2011 pour faire défendre une identité non arabe.

Le néologisme « printemps arabe » laisse entendre que les soulèvements n'étaient pas motivés par des facteurs économiques ou sociaux, mais par le nationalisme arabe, raison pour laquelle ils ne se seraient pas étendus au-delà du monde arabophone. Or, les révoltes maghrébines se sont en réalité étendues à plus d'une douzaine de pays d'Afrique subsaharienne (dont le Sénégal, la Guinée-Bissau, le Togo, le Burkina Faso, l'Éthiopie, le Malawi, le Zimbabwe)4. Comme l'affirment Zachary Mampilly et Adam Branch dans leur livre Africa Uprising, les soulèvements nord-africains peuvent en fait être considérés comme le pic d'une vague de protestations à l'échelle du continent qui a commencé au milieu des années 2000, mobilisant en dehors des canaux politiques traditionnels.

Les soulèvements maghrébins donneront lieu à une nouvelle solidarité panarabe, mais aussi à de nouveaux nationalismes ethniques, qui aboutiront à la reconnaissance du tamazight comme langue officielle en 2011 au Maroc (et en Algérie en 2016). Les soulèvements ont également affiché un retour de bâton contre l'arabisme, d'autant plus que les États du Golfe et l'Égypte ont commencé à soutenir une contre-révolution régionale pour étouffer tout activisme démocratique et, après 2018, pour saper les transitions démocratiques tunisienne et soudanaise. L'une des réponses à l'interventionnisme politique des États du Golfe a été de se retourner contre le panarabisme, considéré comme une façade rhétorique de l'autoritarisme transnational et de l'appropriation des ressources culturelles, matérielles et foncières. Par conséquent, certains dirigeants soudanais appellent à se retirer de la Ligue arabe, et certains leaders amazighs à se distancer des causes politiques arabes (plus précisément la question palestinienne) et à faire pression pour la normalisation avec Israël. Le panarabisme est depuis sa création un curieux mélange d'émancipation, d'anti-impérialisme et d'autoritarisme transnational ; les régimes arabes les plus puissants se réservent depuis les années 1950 le droit d'intervenir dans n'importe quel État arabe et de faire taire toute personne définie comme arabe.

« Je remercie tout le continent africain »

Avec l'effondrement récent des républiques radicales (Syrie, Irak) et des partis politiques baasistes, le panarabisme organisé s'est effondré, tout comme sa rhétorique anti-impériale. Aujourd'hui, nous avons la montée des États du Golfe, dont l'approche est une combinaison de capitalisme effréné, d'islam et d'autoritarisme transfrontalier. L'enlèvement du premier ministre libanais Saad Hariri en novembre 2017 par le prince saoudien Mohamed Ben Salman a révélé que même les chefs d'État n'étaient pas en sécurité dans cette sphère politique arabe intensément répressive. D'où les stratégies de sortie. La nature autocratique et dominatrice des États du Golfe et la nature suprémaciste arabe de divers mouvements nationalistes islamistes et arabes, avec leurs incursions au Maghreb, détourneraient de nombreux jeunes nord-africains du nationalisme arabe.

Pour diverses raisons telles que l'effondrement de la Libye, le déclin de l'Union européenne, la montée de la Chine, les insurrections à travers le Sahel, le Maroc est revenu à l'UA en 2016. Et pour les responsables de l'État, la langue et l'identité amazighes ont constitué une sorte de carte de visite en Afrique, tandis que les langues amazighes, le darija et les pratiques soufies locales sont considérées comme un bouclier contre certains des courants idéologiques les plus nocifs émanant du Proche-Orient. Festivals, expositions, conférences et documentaires télévisés célébrant les liens du royaume avec « Ifriqiya » abondent désormais. Et depuis l'adoption de la Constitution de 2011 (qui parle d'« unité africaine ») et le retour à l'UA, c'est devenu la norme de qualifier le Maroc d'« arabe » et d'« africain » (peu importe dans quel ordre).

Dans la perspective de la demi-finale contre la France, une bande-annonce de buts diffusée en boucle à la télévision publique marocaine, montrant des scènes de célébrations et des joueurs s'embrassant les uns les autres, comme une incarnation de la nation : après cette campagne, une voix solennelle dit : « asbaha arabian ifriqiyan », « il est devenu arabe africain ». C'est peut-être pour cela que quelques jours après le match Maroc-Espagne, l'ailier Soufiane Boufal a présenté ses excuses au monde du football africain, après avoir dédié la victoire contre l'Espagne au monde arabe. « Je m'excuse de ne pas avoir mentionné tout le continent africain lors de l'entretien d'après-match d'hier », a-t-il déclaré, « je remercie tout le continent africain d'être là pour nous et je dédie cette victoire à chaque pays africain », et d'ajouter « les hommes de l'équipe nationale du Maroc sont si fiers de représenter tous nos frères du continent africain »5.

Face à la faiblesse des partis politiques, les mouvements et courants contestataires maghrébins post-2011 ont trouvé leur expression dans les stades de football, un espace que les autorités marocaines et algériennes peinent à contrôler. Ces dernières années, le derby de football marocain, entre les clubs du Raja et du Wydad basés à Casablanca, est devenu un spectacle culturel avec de gigantesques « tifos » et des hymnes politiques sur la corruption, la pauvreté et l'oppression. Dans les stades marocains, ces dernières années, l'hymne national est souvent hué. « Ces jours-ci, l'hymne national ressemble à un moyen de nous imposer le patriotisme, donc notre réaction a été de huer », dit un fan6.

Les drapeaux flottant dans les gradins sont le drapeau tricolore amazigh et le drapeau palestinien. Le drapeau marocain est tout simplement trop étroitement associé au régime. Le drapeau amazigh est quant à lui un rappel à l'Orient arabe que le Maroc est ethniquement et linguistiquement différent — et fier ; le drapeau palestinien est un rappel (voire un doigt d'honneur ?) aux régimes qui ont normalisé leurs relations avec Israël (en important les technologies de surveillance israéliennes testées sur les Palestiniens pour qu'elles soient désormais utilisées sur leurs citoyens), et un geste de solidarité envers les Palestiniens, rappelant que leur libération est un aspect du panarabisme à retenir.

« Nous ne t'abandonnerons pas, Gaza, même si tu es loin... »

Ce brassage culturel marocain est désormais parvenu au Qatar. Deux chants caractéristiques des stades de football marocain se sont répandus dans la région. Le premier est « Fi bladi Dalmouni » (Dans mon pays, je souffre d'injustice), qui s'est lentement propagé vers l'ouest à travers l'Afrique du Nord, et est maintenant chanté à Gaza. Ce chant a été repris par plusieurs groupes de musique. « Dans ce pays, nous vivons dans un nuage sombre. Nous ne demandons que la paix sociale », dit la chanson. « Les talents ont été détruits, détruits par les drogues que vous leur fournissez. Comment voulez-vous qu'ils brillent ? Vous volez les richesses de notre pays et les dilapidez avec des étrangers. »

L'autre chant est Rajawi Falastini, chantée par les ultras du Raja : « Nous ne t'abandonnerons pas Gaza, même si tu es loin… les Rajawi est la voix des opprimés ». Ce chant est maintenant devenu un incontournable de la Coupe du monde qatarie, chanté autant dans les stades que dans les rues de Doha.

Les liens historiques que le Maroc entretient avec l'Orient arabe sont forts, soutenus par une langue, une foi, ainsi que par une souffrance commune. La politique du régime et l'autoritarisme transnational ont néanmoins provoqué un contrecoup. Et « l'Afrique », avec laquelle le Maroc entretient également des liens longtemps négligés, est récemment apparue — également en raison de la politique de l'État — comme une alternative politique, une échappatoire à la domination et à l'effacement arabes. Il n'est pas surprenant que des tensions autour de ces alternatives se jouent dans les stades qatariens. Dès le coup d'envoi du tournoi, les militants marocains criaient à l'appropriation culturelle, demandant pourquoi la cérémonie d'ouverture comportait une réplique du palais marocain, Bab El-Makhzen à Fès. D'autres ont été particulièrement irrités par la vue d'autocrates bedonnants sur le balcon du VVIP agitant des drapeaux marocains, mais aussi par tous ces chefs d'État arabes qui s'approprient le succès des Lions comme une victoire arabe.

Accaparement des terres, sape des mouvements démocratiques, oppression ethnique, arrogance linguistique et maintenant appropriation de notre succès footballistique ? C'est ainsi que se décline l'argumentaire. Il est tout à fait possible que l'on se souvienne de cette Coupe du monde 2022 comme de la Coupe du monde des rois, rappelant celle de 1978 en Argentine, qui avait autant permis à la junte militaire de Buenos Aires de consolider son pouvoir qu'elle avait attiré l'opprobre mondial et l'attention sur le côté répressif du régime. Qatar 2022 braque également les projecteurs sur tous les damnés de la terre : les travailleurs, les minorités et les militants des droits humains en difficulté.

Depuis que le Maroc a joué contre la Croatie, les journalistes et les influenceurs YouTube implorent les diffuseurs du beIN de reconnaître la diversité ethnique des joueurs. Le 6 décembre dernier, alors qu'Achraf Hakimi intervenait pour tirer son penalty lors du match contre l'Espagne, le commentateur du beIN Jaouad Badda priait, haletant, la voix tremblante. Lorsque Hakimi a tiré un audacieux penalty à la Panenka et s'est retourné pour faire sa danse du pingouin, Badda s'est effondré de joie. « L'histoire est écrite… L'impossible n'est pas marocain… Lève la tête, tu es marocain ! Lève la tête, tu es arabe ! Lève la tête, tu es amazigh ! Tu es un Arabe, un Amazigh, un Marocain, un Africain ! » Et d'ajouter, en tamazight : « Tanmirt ! Tanmirt ! Tanmirt ! » (merci !).

Tanmirt, en effet.


1Sur cette question, voir le livre de Nada Yafi, Plaidoyer pour la langue arabe, à paraître le 6 janvier 2023.

6Aida Alami, « The soccer politics of Morocco The New York Review, 20 décembre 2018

Corruption et blanchiment d'argent à Bruxelles, l'Emir du Quatar était très généreux -- Jean-Pierre PAGE

Une affaire de corruption et de blanchiment d'argent impliquant la vice présidente du Parlement Européen Eva Kaili député socialiste grecque et Lucas Visentini le nouveau secrétaire général de la Confédération Syndicale Internationale (CSI) précédemment secrétaire général de la Confédération Européenne des Syndicats(CES) que préside Laurent Berger de la CFDT, à leurs côtés, un ancien euro député italien dirigeant de l'ONG "fight Impunity" et quelques assistants parlementaires. L'émir du (...)

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Coupe du monde de football, un moment palestinien

C'est le drapeau palestinien que l'équipe marocaine a brandi sur la pelouse et dans les vestiaires après sa victoire historique sur l'Espagne et sa qualification historique pour les quarts de finale. L'omniprésence de la solidarité avec le peuple palestinien est l'une des leçons du Mondial du Qatar.

Le lundi 28 novembre 2022, lors de la rencontre du premier tour de la Coupe du monde de football entre le Portugal et l'Uruguay, un homme surgit des tribunes et galope quelques secondes sur la pelouse avant d'être plaqué au sol par le service d'ordre du stade de Lusail, à quinze kilomètres au nord de Doha, la capitale du Qatar. La Fédération internationale de football (FIFA) interdisant la diffusion d'images des irruptions de streakers (personnes qui perturbent les rencontres), les téléspectateurs qui suivaient le match en mondovision ne voient rien ou presque des messages délivrés par Mario Ferri, un habitué de ce genre de happening depuis 2009. Mais le soir même, les agences de presse diffusent les photographies détaillant sa cavalcade. D'abord, un drapeau arc-en-ciel avec dessus le mot « pace » (paix en italien) pour signifier sa solidarité avec les LGBTQ+ et son vœu de paix dans le monde. Ensuite, sur son tee-shirt de Superman, deux messages de soutien, l'un aux femmes iraniennes et l'autre à l'Ukraine. Banni des stades pour le reste de la compétition, Ferri explique à moult médias avoir voulu protester contre la censure imposée par les autorités du Qatar et la FIFA sur ces sujets.

Si « Il Falco » (« le Faucon », surnom de Ferri) a eu droit à une belle couverture médiatique pour son acte de bravoure, tel n'a pas été le cas d'un autre streaker qui, lui, a choisi la rencontre Tunisie-France pour accomplir un beau numéro d'acrobate sur le gazon de l'Education City Stadium à Al-Rayyan. Sous les hourras d'une grande partie du public acquis à la Tunisie et scandant « Falastine ! Falastine ! », l'homme brandissait dans sa course un drapeau palestinien et plusieurs joueurs tunisiens ont même tenté d'intervenir en sa faveur quand le service d'ordre l'a raccompagné sans ménagement en dehors du terrain. On ne connaît pas le nom de ce streaker, et aucun grand média occidental n'a cherché à l'interroger… Quelques jours plus tard, le joueur marocain Jawad El-Yamiq a célébré la victoire de son équipe sur le Canada et sa qualification pour les huitièmes de finale avec un drapeau palestinien agité devant les photographes de presse, mais seuls quelques titres et sites arabes ont diffusé le cliché. Et c'est ce même drapeau que l'équipe marocaine a brandi sur la pelouse puis dans les vestiaires après sa victoire aux tirs au but contre l'Espagne et sa qualification historique pour les quarts de finale.

Depuis le début du mondial, le thème de la Palestine est omniprésent. Il n'est pas une rencontre où keffiehs et drapeaux palestiniens n'ont été brandis dans les tribunes en signe de solidarité. C'est souvent le fait de supporteurs d'équipes arabes ou africaines qualifiées (Maroc, Tunisie, Arabie saoudite, Qatar, Sénégal) mais le phénomène touche désormais d'autres nationalités. Ainsi, des supporteurs argentins ont-ils déployé la bannière au triangle rouge lors du huitième de finale entre « l'Albicéleste » et l'Australie. Les abords des stades, le métro et la corniche de Doha sont les lieux où s'exprime ce soutien.

Déconvenues des envoyés spéciaux israéliens

Dans le même temps, les envoyés spéciaux israéliens multiplient les déconvenues. L'un d'eux, demandant à des supporteurs anglais si « le football va rentrer chez lui » (comprendre : est-ce que l'Angleterre va remporter le trophée ?) a vu ces derniers joyeusement acquiescer avant que l'un d'eux ne s'empare du micro pour hurler « free Palestine ! » L'un de ses confrères a quant à lui fait chou blanc en cherchant à interviewer des supporters marocains, sa phrase « but we have peace, now » mais on a la paix maintenant [entre nos deux pays] »), pour les convaincre de ne pas le bouder, provoquant des commentaires peu amènes et des slogans propalestiniens. Les images de ces échanges tournent en boucle sur les réseaux sociaux et donnent encore plus d'ampleur au phénomène. C'est le cas ainsi d'une vidéo où un ressortissant saoudien, se disant « chez lui » au Qatar, explique vertement au journaliste israélien Moav Vardi de la chaîne Kan qu'il « n'y a que la Palestine », qu'il « n'y a pas d'Israël » avant de conclure : « Vous n'êtes pas le bienvenu ici. » « Le Mondial de la haine », a titré le plus important quotidien israélien Yediot Aharonoth, faussement étonné que la politique de répression des Palestiniens puisse susciter une telle condamnation.

Selon nos informations, l'état-major de la FIFA est agacé par ces emballements. Au début de la compétition, l'organisation a adressé aux équipes une mise en garde très claire appelant à éviter les questions politiques et à se concentrer sur le sport. Cela visait surtout les questions liées aux droits humains et à la condition des travailleurs étrangers, mais l'irruption de la question palestinienne dans les stades — alors même que la Palestine n'est pas qualifiée — n'est guère du goût de l'instance internationale. Si des consignes ont été discrètement renouvelées pour que les joueurs évitent de transformer les conférences de presse d'avant et d'après match en tribunes propalestiniennes, la patronne du football mondial doit néanmoins composer avec des autorités qatariennes bien décidées à laisser le mouvement de solidarité s'exprimer. Ainsi, les drapeaux, brassards, chapeaux et autocollants aux couleurs de la Palestine ne sont pas confisqués à l'entrée des stades, contrairement à ce qui arrive, par exemple, dans bon nombre de stades européens.

La télévision nationale du Qatar et la chaîne Al-Jazira, propriété de l'émirat, insistent elles-mêmes sur cet engouement, multipliant les sujets sur les foules de supporteurs chantant leur amour pour la Palestine dans le quartier commercial de Souk Waqif à Doha. Pour la monarchie qatarie, il s'agit d'une volonté manifeste de se démarquer de ses voisines (Émirats arabes unis et Bahreïn) qui ont signé les accords d'Abraham avec Israël, ou même de l'Arabie saoudite qui multiplie les contacts plus ou moins officieux avec Tel-Aviv. Dans le même temps, Doha rappelle à l'envi que si 20 000 Israéliens étaient attendus sur son sol pour la compétition (leur nombre réel a été bien moindre), c'est à la demande expresse de la FIFA. Laquelle instance ne proteste guère sur le fait que, malgré ses engagements, le gouvernement israélien n'a autorisé que très peu de Palestiniens à se rendre au Qatar. De leur côté, les autorités israéliennes ont recommandé « la discrétion » à leurs ressortissants, mais ont reconnu que leur consulat temporaire à Doha — il fermera à la fin de la compétition — n'a enregistré aucune plainte quant à d'éventuels mauvais traitements.

Une cause commune des Arabes

Il n'a pas fallu attendre ce mondial pour que la Palestine fasse l'objet de chants de soutien dans des stades. Il y a un an, au Qatar déjà, la Coupe arabe des nations fut l'occasion de plusieurs manifestations de solidarité avec force drapeaux et slogans, y compris lors de la finale entre l'Algérie et la Tunisie (présente, l'équipe de Palestine a terminé dernière de son groupe malgré le soutien de tout le public à chaque rencontre). Depuis les années 1980, dans les trois pays du Maghreb, il vient toujours un moment où les galeries de supporteurs cessent de s'invectiver pour chanter de concert leur soutien à la cause palestinienne, l'un des slogans les plus fréquents étant « Falastine, echouhada ! » Palestine [terre de] martyrs »). Ces chants sont aussi une manière indirecte de défier les autorités qui, en maltraitant leurs propres populations, sont jugées comparables aux Israéliens qui infligent violences et humiliations aux Palestiniens.

Dans cette veine, les « ultras » du Raja de Casablanca sont les plus actifs, n'hésitant pas à fustiger la signature par leur pays des accords d'Abraham et à interpeller les dirigeants arabes pour leur couardise et leur empressement à normaliser les relations avec Israël aux dépens des Palestiniens. Parfois, la Palestine permet même des convergences inattendues et bienvenues. Le soir de la victoire des Lions de l'Atlas sur le Canada, de jeunes Algériens se regroupaient aux abords grillagés de l'oued Kiss, frontière naturelle de leur pays avec le Maroc. Alors que, d'habitude, ce genre de face-à-face est l'occasion de s'apostropher en échangeant des noms d'oiseaux, ce fut, cette fois, des félicitations algériennes pour la qualification auxquelles répondirent des remerciements, les deux parties terminant ensemble ces aimables échanges par des chants pour la Palestine. Accords d'Abraham ou pas, la cause palestinienne continue de rapprocher les peuples arabes.

Douze ans avant le Mondial. Retour en images sur les transformations de Doha

À la veille du coup d'envoi de la Coupe du monde de football au Qatar, un chercheur et un photographe ayant mené conjointement en 2011 une enquête « géo-photographique »1 sur les marges urbaines de quelques grandes villes de la péninsule Arabique, dont Doha, réexaminent ici le matériau photographique accumulé douze ans auparavant sur la capitale qatarie.

L'analyse du corpus que nous avons constitué trois mois après l'attribution de la Coupe du monde de football au Qatar en 2011 fournit un aperçu de ce qu'était la capitale de ce pays avant qu'elle n'attire tous les regards du sport-spectacle. Cet exercice invite en outre à ne pas réduire la ville à ses infrastructures sportives à peine sorties de terre en 2011 et à sa skyline, au cœur de la communication officielle de l'émirat, dont les images abondent aujourd'hui.

La série inédite de photos que nous publions ici met plus particulièrement l'accent sur deux aspects de la transformation de Doha au cours de cette décennie de préparation au Mondial qui vient de s'écouler. Premièrement, elle rappelle que, si un nombre très important de chantiers ont bien été lancés après l'attribution de la Coupe du monde, ces derniers s'inscrivent dans la continuité de grands travaux initiés dans les années 2000, en réponse à l'injonction de diversification économique post-hydrocarbures. La décennie 2000 fut aussi celle de l'affirmation du soft power qatari, autour du sport, de l'éducation et de la culture, et de la clientélisation des élites du monde entier. Des réalisations urbanistiques majeures préfigurèrent alors l'extraversion actuelle de Doha et accrurent son attractivité internationale : installation de nombreuses universités étrangères à Education City depuis 1999, inauguration du « quartier du sport » (et de son académie) Aspire Zone en 2004, accueil des jeux d'Asie et réhabilitation du souk Waqif en 2006, construction de l'île artificielle The Pearl en 2007, ouverture du musée d'art islamique en 2008, etc.

Deuxièmement, cette série photographique montre aussi une partie de la ville qui n'est plus, qu'il s'agisse du quartier central Msheireb, détruit aux trois quarts en 2011 dans le cadre d'une opération « bulldozer » de renouvellement urbain, ou d'autres espaces péricentraux et périphériques pourtant habités et appropriés depuis longtemps par les étrangers (qui constituent 88 % de la population du Qatar). Cette ville populaire, fruit de circulations et de logiques transnationales anciennes, n'a pas totalement disparu sous l'effet des grands travaux, mais elle semblait, en 2011 déjà, nettement menacée par les politiques d'urbanisation à l'œuvre.

Le Khalifa International Stadium et la tour Aspire (ou Torch Tower) à Aspire Zone, premier « quartier du sport » de Doha (Al-Aziziyah), ici au lendemain d'une cérémonie traditionnelle sous tente. Plus tard, un stade en forme de tente (Al-Bayt) sera même construit dans la petite ville côtière d'Al-Khor
© Benchetrit 2011
Chantiers d'extension de West Bay, à proximité de la skyline de Doha ; ouvriers au repos sur le terre-plein central
© Benchetrit 2011

La grande extraversion

En une décennie, sept stades (sur les douze initialement prévus !) ont été construits2, un réseau de métros3 et d'autoroutes a été tracé, un nouvel aéroport et des milliers de chambres d'hôtel ont été créés, un musée national (par Jean Nouvel) et une ville nouvelle, Lusail, ont été livrés. C'est à Lusail, dans le flambant neuf Iconic Stadium signé Foster and Partners, que se tiendra la finale de la Coupe du monde 2022.

Doha adhère ainsi, comme Dubaï avant elle, à l'urbanisme de mégaprojets, qu'elle parvient à financer grâce à l'exploitation de North Field, le plus grand gisement de gaz naturel au monde. Juxtaposés, ces mégaprojets connectent la ville au niveau mondial — Doha cherchant à la fois à concurrencer ses voisines du Golfe et à accéder au rang des « villes globales » — mais la fragmentent au niveau local, où ils favorisent l'étalement urbain, engendrent destructions et déplacements et excluent de fait les populations les plus pauvres4.

Cette extraversion urbaine passe par un travail colossal des autorités sur l'image de Doha. En détruisant une partie importante de son centre-ville pour y aménager l'ensemble Sûq Waqif/Msheireb Downtown Doha, la ville fabrique simultanément son passé et son futur, selon la chercheuse Miriam Cooke5. D'un côté elle reconstitue un souk de toutes pièces, plutôt à l'image du Khan Al-Khalili, le grand souk du Caire, qu'à celle de l'ancien marché populaire qui lui préexistait. De l'autre côté, la ville se projette dans la modernité avec Msheireb Downtown Doha, qui promeut une « ville durable et intelligente » en lieu et place d'un quartier de petits immeubles fonctionnels construits dès les années 1960 pour loger les travailleurs migrants venus participer à l'essor économique et urbain du Qatar6.

Dans les deux cas, ces opérations de régénération urbaine se sont traduites par une gentrification à marche forcée, marquée par le remplacement d'une population par une autre : nationaux et expatriés occidentaux ont ainsi pu faire leur retour en centre-ville, tandis que 7 000 à 9 000 résidents originaires d'Afrique et d'Asie ont été délogés avec, dans le meilleur des cas, une compensation leur permettant d'ouvrir une échoppe et de louer un appartement dans des quartiers périphériques tels que Barwa Village, situé dans les marges désertiques entre Doha et Al-Wakrah.

Portion du centre-ville détruite pour faire place au projet Msheireb Downtown Doha ; skyline de West Bay à l'arrière-plan
© Benchetrit 2011
Vue sur Msheireb démoli depuis le toit de l'hôtel Mercure (renommé M Grand Hotel Doha City Centre) ; en face se trouve aujourd'hui un autre hôtel, le 5 étoiles Park Hyatt Doha, et le « district du design »
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Destructions sur les franges du quartier Msheireb
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7 Promotion de la nature en ville et de la piétonnisation sur une palissade du chantier de Msheireb Downtown Doha (alors nommé Dohaland)
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Marketing du projet de nouveau quartier Al-Waab City, à proximité d'Aspire Zone (Al-Aziziyah)
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Démarrage du chantier Al Waab City, qui accueillera surtout des bureaux et de nouveaux compounds résidentiels
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Livraison du « village culturel » Katara au nord de la ville, avec la tour « zig-zag » en arrière-plan (gauche), marquant l'entrée de la ville nouvelle Lusail et de l'île artificielle The Pearl (droite)
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Le travail à la ville

Les pouvoirs en place dans les pays du Golfe ont longtemps cherché à limiter les interactions sociales des travailleurs migrants dans leurs métropoles émergentes, en organisant rigoureusement flux et activités : chantiers nocturnes, déplacements en flottes de bus « scolaires », assignation résidentielle dans des quartiers-camps ségrégués par nationalité, etc. Le développement urbain tous azimuts de ces dernières décennies, au Qatar comme dans les pays voisins où les conditions de travail ont été dénoncées par des ONG, a accru la visibilité de ces individus en ville. Ils sont même souvent, dans certaines zones encore inachevées, les seuls et uniques occupants, affectés aux finitions, à l'entretien et à la sécurisation des nouveaux quartiers et des villes nouvelles en attente d'habitants et de visiteurs.

L'objectif du photographe a pu saisir les corps et les visages de ceux qui n'ont pas tout à fait le « droit à la ville », selon la formule du philosophe Henri Lefebvre, mais qui sont pourtant au cœur de la dynamique capitaliste de production de l'espace urbain qatari. La division du travail par couleur vestimentaire — jaune pour la sécurité, bleu pour la construction, vert pour le paysagisme, orange pour l'entretien, sans oublier le rose, qui manque à cette série, pour le travail domestique féminin — vient rappeler l'extrême codification du travail urbain et sa rationalisation par « compétences » (et par nationalités) largement déshumanisante selon Natasha Iskander7, et ce malgré les récentes réformes en matière de droit du travail adoptées par le Qatar : démantèlement théorique du système de la kafala (mise sous tutelle des travailleurs étrangers), réglementation du travail domestique, création de tribunaux spécialisés, fixation d'un salaire minimum, création d'un fonds d'indemnisation pour les salaires impayés, construction d'une cité-dortoir de 70 000 places (Labour City) en réponse aux critiques faites au sujet des conditions de vie dans les camps de travailleurs.

Vieux bus scolaires servant à acheminer les ouvriers sur le chantier de l'île artificielle The Pearl, en construction depuis 2007
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Sécurisation et entretien de l'amphithéâtre tout juste livré dans le « village culturel » Katara, situé entre West Bay et The Pearl
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Ouvriers portant un foulard censé limiter les effets de la lumière et de l'air brûlant (32 degrés en ce jour de mars) sur un chantier du « village culturel » Katara
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Les débuts du verdissement de la ville : pose de pelouse sur un rond-point à proximité de l'hôtel Intercontinental (West Bay Beach), préfigurant la plantation de milliers d'arbres autour des futurs stades du pays
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Petit entretien de voirie « à la brouette » dans le centre-ville de Doha
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Edification d'un échafaudage dans le centre-ville de Doha
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L'urbanité des marges

La régénération « gentrificatrice » du centre-ville de Doha, où ne subsistent plus que quelques formes résiduelles d'habitat populaire, constitue un précédent en matière de mise aux normes internationales de la ville. L'extension de cette stratégie à des quartiers périphériques était déjà à l'œuvre en 2011, comme le montrent les démolitions survenues à Al-Saad à l'ouest de l'agglomération. Elle a permis de récupérer d'importantes réserves foncières dans ce quartier situé à mi-chemin entre le centre-ville et le « quartier du sport », Aspire Zone, où passe aujourd'hui l'une des trois lignes du métro de Doha.

Les menaces d'expulsion et de démolition qui pèsent sur les quartiers populaires de Doha sont intrinsèques au statut « impermanent » de l'espace urbain, selon la formule de Yasser Elsheshtawy8. Planifiées pour un usage éphémère — ici l'événement sportif — et pratiquées par des résidents temporaires — les travailleurs migrants —, Doha et les autres villes du Golfe sont elles-mêmes, selon ce dernier, des « villes temporaires ».

Mais dans ce contexte, l'attachement, l'ancrage et l'appropriation de l'espace se produisent malgré tout. Dans les interstices de la ville-spectacle standardisée, une autre ville apparaît, ordinaire et cosmopolite, matérialisant, à travers les espaces de consommation et de déambulation notamment, une mondialisation et une citadinité « par le bas ». Ces marges urbaines de Doha, déjà fragilisées par les politiques urbaines pré-Coupe du monde, auront-elles résisté aux transformations de la décennie 2010 ? Il faudra d'autres enquêtes de terrain pour le dire…

Habitat précaire dans les résidus populaires du centre-ville de Doha, entre Msheireb et Sûq Waqif
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Démolition d'immeubles collectifs en vue de libérer du foncier dans le quartier Al-Sadd ; au premier plan, vélos utilisés par les livreurs
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Supermarché asiatique dans le quartier péricentral Al-Sadd, qui accueillera bientôt de nouvelles infrastructures urbaines (le métro notamment)
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20 Commerce diasporique d'Al-Sadd, rue Al-Difaat, au sud de laquelle subsistent aujourd'hui les derniers terrains constructibles d'un quartier désormais très densément loti
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Sociabilités autour d'un artisan horloger devant un supermarché d'Al-Sadd
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Casse automobile et petit habitat collectif de la zone industrielle de Doha (Al-Sanaiyah) où vivent la plupart des travailleurs étrangers, sur les franges occidentales de l'agglomération, non loin de la base militaire américaine d'Al-Udeid
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1Pour un aperçu de ces recherches, voir Manuel Benchetrit, Roman Stadnicki, « Visualizing the margins of Gulf cities », CITY : analysis of urban trends, culture, theory, policy, action, vol. 18, no. 6, 2014 ; Roman Stadnicki, Manuel Benchetrit, « Enquête (géo-photographique) aux marges des villes du Golfe Arabique… Ou comment dépasser la critique », Carnets de géographes, no. 4, 2012.

2Raphaël Le Magoariec, « Les stades de la Coupe du monde 2022, reflets d'un Qatar à deux vitesses », Les Cahiers d'EMAM, no. 33, 2020.

3Construit par Vinci (dont le fonds d'investissement souverain du Qatar, Qatar Investment Authority, est actionnaire) et géré par un consortium RATP/SNCF, le métro de Doha symbolise les relations diplomatiques et économiques étroites entre la France et le Qatar depuis son indépendance en 1971.

4Andrew Gardner, « The transforming landscape of Doha : an essay on urbanism and urbanization in Qatar », jadaliyya.com, 2013 ; Mehdi Lazar, « Doha », Abécédaire de la ville au Maghreb et au Moyen-Orient, PUFR, 2020.

5Miriam Cooke, Tribal Modern. Branding New Nations in the Arab Gulf, University of California Press, 2014.

6Nadine Scharfenort, « Large Scale Urban Regeneration : A New “Heart” for Doha », Arabian Humanities, no. 2, 2013.

7Natasha Iskander, Does Skill Make Us Human ? : Migrant Workers in 21st-Century Qatar and Beyond, Princeton University Press, 2021.

8Yasser Elsheshtawy, Temporary Cities. Resisting Transience in Arabia, Routledge, 2019.

Le boycott du Qatar ou la fable du dromadaire qui ne voit pas sa bosse

Depuis plusieurs mois, la question du boycott de la Coupe du monde au Qatar ne cesse de faire la une du débat en Occident. Si les pratiques de l'émirat sont moralement condamnables, cette mise à l'index laisse néanmoins entrevoir une indignation à géométrie variable.

Vous n'y avez sûrement pas échappé : articles, émissions, livres, vidéos ou statuts sur les réseaux sociaux, la place publique s'anime depuis quelques semaines autour d'une interrogation morale : faut-il boycotter la coupe du monde au Qatar ? Des mairies, quelques médias et un certain nombre de personnalités publiques ont tranché. Pour eux·elles, ce sera niet. Une décision qui n'est pas seulement le lot des plus perméables à leur image publique, puisque de « grandes gueules » comme Éric Cantona ont exprimé haut et fort leur rejet de ce que ce dernier a qualifié à juste titre d'« aberration écologique » et d'« horreur humaine ».

Si quelques informations mensongères se sont mêlées à ces arguments — non, les couples non mariés ou gays ne seront pas interdits de séjour au Qatar, et il n'y a nul besoin de climatiser les stades en décembre —, l'essentiel des critiques adressées à la monarchie gazière : les terribles conditions de travail des ouvriers, le coût écologique, la situation des droits humains et plus précisément des minorités sexuelles dans le pays supportent difficilement la contradiction. On conviendra toutefois que la question des conditions d'attribution du Mondial par la FIFA fait au mieux sourire, le tournoi de 2022 n'étant pas une exception en la matière.

C'est compter sans l'appareil de communication de Doha et l'implication personnelle de son émir, Tamim Ben Hamad Al-Thani, pour laver l'honneur de son pays. Si l'on s'en tient à la défense sérieuse de la monarchie, en évacuant donc d'office la propagande fallacieuse de la neutralité carbone, c'est le racisme et l'islamophobie des pays occidentaux qui expliqueraient ce Qatar bashing requalifié par la chaîne Al-Jazira de « qatarophobie » dont fait l'objet « le premier mondial organisé dans un pays arabe et musulman », comme le rappellent souvent les médias du pays. Doha n'en est pas à sa première expérience en la matière. La crise de 2017 qui a conduit au boycott du pays par ses voisins du Conseil de coopération du Golfe (CCG), ainsi qu'à une campagne de dénigrement sans précédent, suite à un différend avec l'Arabie saoudite n'a fait que renforcer le sentiment nationaliste de ses habitants. Le pays en est sorti renforcé, et le jeune émir y a gagné le titre de « Tamim Al-Majd », Tamim la Gloire. Aujourd'hui, la même fierté nationaliste se sent à travers les messages véhiculés par le Qatar.

Un fond de vérité

S'il est exagéré, l'argument du racisme et de l'islamophobie n'est toutefois pas dénué de vérité. L'image du bédouin nouveau riche — une sorte de M. Jourdain proche-oriental — colle trop souvent aux pays du Golfe, dont les habitants sont régulièrement dépeints en Occident en individus incultes, dont le savoir est exclusivement religieux et qui pensent pouvoir tout acheter avec leurs pétrodollars. Un tableau qui se double d'une dimension politique, au vu du soutien apporté par Doha au mouvement des Frères musulmans, dont elle a accueilli un certain nombre de militants, à l'instar de l'imam et père spirituel de la Confrérie, Youssef Al-Qaradawi, qui officiait sur la chaîne Al Jazira. Les partis issus de cette organisation ont été soutenus au lendemain des printemps arabes dans les différents pays où ils ont pris part à la vie politique, tant financièrement que médiatiquement. Sans parler du soutien actif — et armé — du Qatar à une partie du soulèvement en Syrie.

Or, les Frères musulmans sont désormais systématiquement associés au terrorisme en Occident, y compris en France, où l'Union des organisations islamiques de France (UOIF, aujourd'hui appelée Musulmans de France), dont les liens avec les Frères musulmans sont de notoriété publique était pourtant un interlocuteur historique des autorités. Résultat : la monarchie gazière se trouve éclaboussée par la mauvaise réputation de ses protégés, tandis que ses meilleurs ennemis les Émirats arabes unis entretiennent en France l'image d'un pays soi-disant moderniste à l'islam dit « modéré ». Le dessin publié par Le Canard enchaîné dans son numéro d'octobre 2022 intitulé Qatar, l'envers du décor, et qui montre des hommes barbus et armés portant des maillots de football avec la mention « Qatar », a été la manifestation la plus probante de ce raccourci islamophobe.

Pour contrecarrer ce discours, le Qatar a opté pour ce qu'il sait faire de mieux : jouer la carte du monde arabe face à un Occident jugé ignorant et méprisant. Ainsi, le narratif de « la coupe des Arabes » a été mis en place dès l'année dernière, lorsque l'émirat a accueilli la dixième édition de la Coupe arabe des nations, dont la cérémonie d'ouverture a été marquée par l'interprétation en direct de tous les hymnes nationaux des pays de la Ligue arabe. Depuis quelques semaines, les médias qataris n'ont de cesse de mettre en avant les drapeaux des quatre pays arabes qui participent au Mondial : le pays hôte, l'Arabie saoudite, le Maroc et la Tunisie, interpellant leurs auditeurs et demandant aux ressortissants des pays arabes non qualifiés quelle équipe ils comptent encourager. Le nationalisme qatari a généreusement cédé la place à un panarabisme digne de Gamal Abdel Nasser. Mieux : si pour la traditionnelle chanson du mondial, Doha a produit un hymne en anglais, « Light The Sky » (Allume le ciel), partagé par la chaîne YouTube officielle de la FIFA, elle a produit aussi une deuxième chanson, en arabe cette fois, « Ard El Mondial » (La terre du Mondial). Le morceau, produit par l'étatique Qatar Media Corporation, est interprété par un chanteur qatari, deux Saoudien·nes et un Tunisien, et a été diffusé par la chaîne YouTube officielle Al Kass Sports Channel, chaîne de télévision satellitaire sportive qatarie. Pour toucher les plus récalcitrants, quitte à faire dans le misérabilisme, une reprise de la chanson produite par l'opérateur téléphonique qatari Ooredoo et intitulée Arhebo (Bienvenue) a même été filmée dans un camp de réfugiés dans le nord de la Syrie, et diffusée par Al Jazira. Tant pis si l'annonce de vols entre Israël et le Qatar prévus spécialement pour le Mondial vient gâcher le tableau. Au-delà du monde arabe, ce sont surtout les spectateurs d'Afrique et d'Asie que le pays vise à travers cet événement, bien plus que les fans de football des pays du Nord. Une provincialisation que l'Occident a du mal à reconnaître.

Une première « qualification » pour le Qatar

Mais faisons un pas de côté, ou plus exactement plus au sud : les accusations de racisme et d'islamophobie paraissent alors plus discutables, puisque la critique du Mondial 2022 n'est pas exclusivement occidentale. Tant pis pour le néo-panarabisme qatari, mais l'enthousiasme pour ce premier « mondial arabe » n'est pas unanime. Il y a d'abord les critiques du voisin émirati, qui accueille pourtant une partie des supporteurs de la coupe ; ceux-là qui seront transportés par l'un des 160 vols quotidiens en guise de navettes vers les stades. Rien d'officiel, mais l'auteur Hamad Al-Mazrou'i, proche des cercles du pouvoir, a exprimé plus d'une fois sur Twitter ses doutes ces dernières semaines sur la capacité du Qatar à accueillir cette coupe. Une rengaine qui remonte à 2017.

Mais ces critiques sont à mettre dans le contexte d'une réconciliation entre le Qatar et les autres pays du CCG début janvier 2021 qui n'a toujours pas été digérée par Abou Dhabi. Plus à l'ouest, les intentions se font moins politiques, mais les propos plus acerbes. Si le rapprochement d'Alger et du Caire avec Doha semble limiter la critique médiatique de l'organisation du Mondial, les réseaux sociaux en sont moins avares. En Afrique du Nord, on rit du fait que le pays hôte ne s'est jamais qualifié à la phase finale du mondial avant cette édition. On se remémore aussi la politique de naturalisation des sportifs, très en vogue encore il y a quelques années, pour pallier le manque de joueurs dans ce pays qui compte près de 3 millions d'habitants, mais dont 10 % seulement sont des nationaux. Enfin, le coût exorbitant du tournoi : environ 220 milliards d'euros, renforce dans cette partie du monde arabe aussi l'image d'un pays qui pense pouvoir tout s'acheter. Un jugement que confirme le scandale récent des faux supporteurs étrangers qui défilent dans les rues de la capitale qatarie.

Une différence de taille subsiste cependant entre les critiques occidentales et celles d'une partie du public arabe : ces derniers n'appellent pas au boycott du tournoi. La réponse politique, et surtout morale, demeure ainsi l'apanage des pays du Nord.

Ce n'est pas la première fois qu'une compétition sportive de cette envergure devient l'objet d'appels au boycott. Lors de la dernière édition de la Coupe du monde en Russie (2018), la question s'est posée à la suite de l'empoisonnement de l'ex-agent double russe Sergueï Skripal, quand la participation de Moscou aux bombardements de civils en Syrie était de notoriété publique. La première ministre britannique Theresa May avait alors indiqué qu'aucun ministre ni aucun membre de la famille royale britannique ne se rendrait en Russie. Quatre ans auparavant, le même dilemme tourmentait les Occidentaux quant à la participation aux Jeux olympiques de Sotchi, après la promulgation par Moscou de lois homophobes. Sans donner une connotation clairement politique à son absence, le président français de l'époque, François Hollande, avait décidé de ne pas s'y rendre. Plus récemment, les Jeux olympiques d'hiver à Pékin ont également fait l'objet d'un appel au boycott, lancé cette fois par Washington et suivi par six de ses alliés.

Le privilège moral de l'Occident

Tous ces boycotts étaient cependant diplomatiques. Certes, le choix pour un chef d'État ou de gouvernement de ne pas assister à un tel événement sportif n'est pas anodin. Mais il est sans commune mesure avec le mouvement de boycott actuel, quand des villes comme Paris ou Lille annoncent ne pas diffuser les matchs sur leurs écrans, que le débat est présent au quotidien et que la question est posée même à des personnalités qui n'ont rien à voir avec le monde du football. Il faut dire que le Qatar n'a économiquement et diplomatiquement ni le poids de l'ours russe ni d'un pays-continent comme la Chine.

Ce qui interpelle dans ces appels au boycott, c'est qu'ils sont toujours le fait de pays du Nord contre des pays non occidentaux. C'est une posture morale à sens unique. En 2019, l'organisation Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS) a appelé à mettre à l'index l'organisation du concours de l'Eurovision en Israël, pour dénoncer la politique coloniale de ce pays et son mépris total pour le droit international. Mais cette fois, l'appel a été dénoncé par plusieurs personnalités du monde artistique dans une tribune publiée par The Guardian, où ces dernières mettaient en avant « l'esprit de solidarité » promu par le concours. En France, l'appel a été noyé par la campagne homophobe menée sur les réseaux sociaux contre le candidat queer Bilal Hassani, et qui a été du pain béni pour la politique de pinkwashing de Tel-Aviv1.

L'appel au boycott pose une question morale fondamentale, celle de la ligne rouge, de la limite infranchissable. Le boycott du Mondial 2022 nous apprend que la question des droits humains en est une. Qu'en est-il alors de la politique migratoire de l'Europe ? Les pratiques de Frontex, l'Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, en Méditerranée, ou l'externalisation des frontières européennes en Turquie ou en Afrique du Nord sont-elles des lignes rouges qui justifieraient par exemple que l'on boycotte les Jeux olympiques de Paris 2024, pour lesquelles la mairie de Paris s'est investie ? Pourtant, ces pratiques aggravent le traitement d'une population de migrants — tout comme le sont les ouvriers du Qatar — et transforment la Méditerranée en un cimetière, où plus de 3 200 personnes sont mortes en 2021. Et qu'en est-il de la criminalisation de l'avortement ou du maintien de la peine de mort aux États-Unis ? Ces lois ne sont-elles pas suffisamment graves pour que les villes occidentales boycottent la diffusion des matchs du Mondial 2026, qui aura lieu entre les États-Unis, le Canada et le Mexique ?

Le problème en réalité n'est pas d'appeler au boycott du Qatar, mais de fermer les yeux quand il s'agit des autres. La logique du deux poids, deux mesures est à nouveau à l'œuvre, celle-là même qui a fait rire (jaune) une partie de la population du Sud en entendant le locataire de la Maison Blanche condamner l'invasion d'un pays par un tiers, 19 ans après l'invasion de l'Irak. Celle-là même aussi qui a fait répondre au vice-président de la Commission européenne Josep Borrell, quand Orient XXI l'a interrogé lors d'une conférence de presse en marge du Forum de Doha 2022 sur la différence d'accueil réservé en Europe aux Ukrainiens et aux Syriens, que les seconds n'étaient pas « des réfugiés », « juste » des migrants.

Se voiler de vertu pour dénoncer les tares des autres et être aveugles aux leurs, tel le dromadaire qui ne voit pas sa propre bosse – équivalent arabe de la parabole de la paille et de la poutre — n'est pas nouveau pour les pays occidentaux. Ce qui l'est en revanche, c'est qu'une partie des pays du Sud ont désormais les moyens économiques de se faire entendre. La grande victime dans l'histoire ? L'universalité des droits humains.


1Lire Jean Stern, Mirage gay à Tel-Aviv, éditions Libertalia, 2017.

Qatar, une dynastie à la conquête du monde – Arte

Source : Arte, Youtube

Comment le Qatar, petit royaume du golfe Persique, a-t-il conquis sa place dans le concert des nations ? À travers le portrait de la famille régnante, ce documentaire explore les paradoxes d’un pays dont l’ascension fascine autant qu’elle effraie.

Depuis maintenant trois décennies, le Qatar n’en finit plus de faire parler de lui. De par son pouvoir financier et le secret qui l’entoure, la famille royale qui le dirige fascine autant qu’elle effraie. À travers le portrait de cette dynastie, ce documentaire raconte l’histoire de ce pays aussi minuscule qu’immensément riche : le récit de l’émergence d’un royaume de seulement 300 000 citoyens qatariens assis sur le plus important gisement gazier de la planète, tiraillé entre l’attrait des lumières de l’Occident et le conservatisme de la société bédouine traditionnelle.

Ce portrait non-autorisé des souverains à la tête du pays le plus riche par habitant de la planète raconte aussi bien la « success story » extrêmement rapide que la face la plus sombre du pays : diplomatie sportive agressive, rôle du Qatar dans le printemps arabe et son soutien aux Frères musulmans ou exploitation des petites mains venues d’Afrique et d’Asie.

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Golfe. Un système d'exploitation qu'il faut démanteler

La prochaine Coupe du monde de football organisée au Qatar à compter du 20 novembre 2022 place ce pays sous les projecteurs. Les conditions de vie souvent terribles des travailleurs expatriés sont fréquemment mobilisées pour appeler à un boycott de l'événement sportif. Si le Qatar se trouve pointé du doigt, le mérite de l'ouvrage de Sebastian Castelier et Quentin Müller est de montrer combien le traitement scandaleux des immigrés est consubstantiel à l'histoire de toutes les monarchies pétrolières dans le Golfe. En voici deux extraits.

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La kafala, socle de l'exploitation golfienne

Le Qatar est le seul pays du Golfe à avoir officiellement aboli le système de la kafala. Ses voisins n'ont pas encore osé s'attaquer à ce modèle. Mais cette décision place le Qatar face à un dilemme : comment contenter les grandes familles tribales conservatrices et attachées à leurs privilèges économiques tout en affichant aux yeux du monde un certain progressisme ? Alors, malgré l'abolition de ce lien entre kafeel et employés, certains mécanismes de contrôle sont toujours en place, permettant aux employeurs de garder la main.

Hiba Zayadin, chercheur sur les pays du Golfe à Human Rights Watch.

« La kafala est un système de gouvernance de la relation employeurs-employés qui lie le statut légal d'un travailleur étranger dans le pays hôte à un patron. Les entrées et sorties du territoire, le renouvellement du permis de séjour, la possibilité de quitter ou de changer d'emploi sont autant d'éléments de la vie du travailleur migrant qui sont entre les mains de son employeur. Celui-ci a ainsi un pouvoir quasi absolu sur ses salariés. Ce système existe dans les pays du Golfe, mais également en Jordanie ou au Liban par exemple, sous des formes différentes suivant les pays. La kafala n'est pas le seul problème inhérent aux marchés de l'emploi du Golfe, mais, quel que soit l'angle selon lequel vous choisissez de regarder la situation, la kafala est toujours au centre de l'écosystème dans lequel vivent et travaillent des millions de travailleurs migrants.

Quelles sont les implications de la kafala sur la vie d'un travailleur migrant ? D'abord, seul l'employeur dispose du pouvoir de renouveler le permis de séjour – et tous ne le font pas –, le travailleur étranger ne peut pas se rendre de lui-même au ministère du travail pour effectuer la démarche. Or un permis de résidence non renouvelé place le travailleur en situation d'illégalité, l'exposant au risque d'être arrêté et expulsé après avoir dû acquitter une amende pour dépassement de la validité du titre de séjour, même s'il n'est aucunement responsable de cette situation. Cela arrive souvent et ouvre la porte au travail forcé : des employeurs placent intentionnellement leurs employés dans l'illégalité pour les contraindre à se soumettre. Ensuite, les employeurs peuvent déclarer que leurs salariés sont en fuite. À nouveau, le travailleur se retrouve en situation d'illégalité et risque d'être arrêté et expulsé à tout moment. Ces accusations de « fuite » sont utilisées par les employeurs de plusieurs manières, la plupart du temps dans un esprit d'exploitation : pour punir ou exercer des représailles à l'encontre d'un salarié qui ferait valoir ses droits, par exemple. Aucun État du Golfe ne s'est vraiment emparé de ce sujet. Aucun de ces gouvernements n'a promis de retirer aux employeurs le droit d'accuser leurs employés de fuite.

Il faut replacer ces dynamiques dans la globalité de l'éco-système : les travailleurs migrants, forcés de payer des frais de recrutement exorbitants, arrivent dans le Golfe endettés. C'est un élément central des mécanismes qui permettent aux employeurs de faire glisser leurs salariés vers le travail forcé, sans que ceux-ci se rebellent. Leur dette est trop importante pour qu'ils prennent le risque d'être renvoyés au pays. Tant que cela perdure, les travailleurs demeurent esclaves des dettes contractées.

Les pays du Golfe ont longtemps bricolé avec la kafala, introduisant ici et là des réformes minimales, souvent superficielles, trop rarement structurelles, tout en promettant de protéger davantage les travailleurs. Mais ce que nous constatons est que, tant qu'une sorte d'outil de contrôle restera entre les mains des employeurs, les travailleurs continueront à être victimes d'exploitation et d'abus. C'est donc la kafala dans son ensemble qu'il faut démanteler pour venir à bout du déséquilibre de pouvoir qui existe dans les relations employeurs-employés. Au cours de la dernière décennie, plusieurs pays du Golfe ont annoncé avoir aboli la kafala partiellement ou même totalement : le Qatar, les Émirats arabes unis, le Bahreïn. « C'est fini », ont-ils dit avec audace. Nous avons entendu ces annonces maintes et maintes fois et pourtant nulle part la kafala n'a été véritablement démantelée. Pas même au Qatar où des changements significatifs ont pourtant été introduits.

De tous ces pays, le plus restrictif demeure l'Arabie saoudite. Tout d'abord, la mise en œuvre des réformes dans les pays du Golfe est trop souvent inefficace et les mécanismes de contrôle ne sont pas solides. Deuxièmement, si les réformes au Qatar et en Arabie saoudite prétendent abolir certains aspects de la kafala, d'autres “outils” demeurent à la disposition des employeurs pour extorquer, exploiter et contrôler les travailleurs migrants. Même au Qatar, un travailleur peut encore difficilement changer d'emploi ou quitter le pays. Il doit encore obtenir une permission préalable de son employeur. Cette interdiction ne frappe pas que les travailleurs les plus vulnérables, comme les ouvriers de la construction, les agents de sécurité, les balayeurs, ou les plombiers et les électriciens. Des employés à des postes qualifiés ou de direction sont également victimes de ce contrôle. Eux aussi ont des salaires réduits, en retard ou impayés. Pourtant, tous les pays du Golfe ont introduit ce qu'ils appellent des systèmes de protection des salaires, mais ils ne traitent que les symptômes, pas le mal à la racine, sans compter que la mise en pratique laisse à désirer : il est déjà trop tard quand ils entrent en vigueur, les vols de salaires1 ont déjà affecté les salariés.

Je pense que le démantèlement de la kafala doit être le point de départ de toute une série de réformes systémiques, car s'en débarrasser ne garantit pas la fin de l'exploitation des travailleurs étrangers. Les travailleurs migrants devraient avoir le droit de se syndiquer et de négocier collectivement, de faire grève... Autant de droits qui ne sont pas garantis aujourd'hui. La Coupe du monde 2022 est l'occasion de mettre un peu de lumière sur ces questions, surtout que les pays du Golfe s'observent beaucoup entre eux et ont un esprit de compétition. Dès que l'un fait un pas dans une direction, les autres suivent. Mais au final, ils ne font que répliquer les modèles imparfaits de leurs voisins et le quotidien des travailleurs étrangers ne change pas.

[...]

Malcolm Bidali, l'ouvrier masqué du Qatar

Quand Malcolm Bidali était agent de sécurité au Qatar entre 2018 et 2021, il a commencé à écrire des articles qui décrivaient ses conditions de travail précaires. Après une arrestation musclée, largement médiatisée, et de longs jours de détention, il a pu rentrer au Kenya. Vêtu d'une veste en jean, avec des lunettes de soleil noires, il entre discrètement dans le café perché en haut d'une tour de la capitale kenyane où nous avons rendez-vous. Le jeune homme se remet doucement de ses émotions dans un pays où il reste relativement anonyme. Cet ancien agent de sécurité raconte un Qatar toujours aussi cruel et inhumain avec ses travailleurs venus d'Afrique et d'Asie. Son arrestation et la nature de ses interrogatoires révèlent une peur qatarie : celle de devoir faire face à l'émergence de syndicats de travailleurs ou de complots étrangers visant à déstabiliser les festivités autour de la Coupe du monde de football.

Malcom Bidali, 29 ans, kenyan, ancien agent de sécurité au Qatar, de retour au Kenya.

« Mon voisin au Kenya travaillait à Dubaï et, à l'époque, juste avant de partir, j'avais beaucoup de soucis personnels. Selon lui, je pourrais faire quelque chose de ma vie là-bas et gagner de l'argent facilement. J'ai décidé de suivre ses conseils. La raison de mon départ n'était pas financière. Je voulais juste quitter le Kenya et laisser mes problèmes derrière moi. Pourquoi le Qatar ? Le voyage en Europe est difficile et dangereux. J'aurais pu aller en Afrique du Sud, mais ce n'est pas une destination économique majeure ici. Le Golfe est bien plus populaire, car c'est une option de repli relativement facile si vous ne pouvez pas migrer ailleurs. Vous avez juste à vous rendre dans une agence de travail, à payer les frais de recrutement et de déplacement, et vous obtenez un emploi.

À notre arrivée au Qatar, dans la zone industrielle, on nous a montré nos dortoirs et l'employeur [l'entreprise de gardiennage Group Security System (GSS) Certis] a directement pris nos passeports en salle de briefing. Ils nous ont fait signer un papier disant qu'on acceptait de les leur remettre pour notre sécurité. Tu ne peux pas vraiment refuser : tu as quitté ton pays, tu viens ici pour une vie meilleure et gagner de l'argent. Si tu fais déjà des vagues, tout peut s'arrêter d'un coup.

Il s'est passé quelques jours avant que le travail commence. J'étais parti sans un sou et j'ai donc dû attendre pour avoir de quoi manger et boire. Je suis allé me coucher le ventre vide avec des maux de tête pendant trois jours. Heureusement, j'ai pu compter sur la générosité de mes colocataires de dortoir. Je me souviens d'un ami népalais qui préparait son repas et partageait ensuite sa ration avec moi. Je n'ai jamais oublié ce type. Je vivais donc dans la zone industrielle. Ce lieu n'est pas fait pour être habité, mais c'est là que le Qatar cache tous ses travailleurs. C'est lugubre et sale, très différent du reste du Qatar. On vous fait sentir que vous êtes dans un pays auquel vous n'appartenez pas. Les bâtiments sont ordinaires, recouverts de poussière de ciment. Il y a des déchets d'usine et du plastique usagé partout. Les climatiseurs ne sont jamais réparés. Les cuisines ne sont pas propres et grouillent de cafards. À cause de la surpopulation dans les camps, les lits sont infestés de punaises. Les matelas sont généralement recouverts d'un plastique pour les protéger, mais la nuit, sans climatisation, si vous dormez sur du plastique, la chaleur de votre corps ne s'évacue pas et vous transpirez beaucoup. C'est un dilemme, il faut choisir entre les punaises et la chaleur. J'avais écrit un billet à ce sujet et, pendant ma détention, je me souviens que, lors d'un interrogatoire, les policiers m'ont demandé : “Pourquoi avez-vous publié sur ce sujet ? Que voulez-vous ? Que les gens aient un matelas king size ? Que tous les travailleurs aient une villa ?”

Un jour, il y a eu un contrôle visant à vérifier la conformité de notre camp. Des inspecteurs de Msheireb Properties2 sont venus s'assurer que nos logements étaient habitables. Nos chambres n'étaient jamais fermées à clé. Nous n'étions d'ailleurs pas autorisés à avoir les clés. Les responsables du camp y sont allés en journée, quand nous étions au travail, pour déplacer nos effets personnels, nos valises et faire du rangement. Ils ont fait en sorte, pour chaque pièce, de rendre le tout présentable. Quand je suis revenu, j'ai retrouvé mes affaires abîmées. Msheireb Properties a jugé le logement conforme, sinon nous aurions été transférés ailleurs... C'est à ce moment précis que je me suis dit : c'en est trop. Ce soir-là, j'ai créé une adresse e-mail et j'ai écrit à plusieurs ministères qataris, énumérant tous les problèmes auxquels j'avais dû faire face depuis mon arrivée. Pas de réponse... C'était en décembre 2019. En janvier c2020, j'ai envoyé une lettre à la Qatar Foundation. Ils m'ont répondu de façon très formelle, puis la pandémie de la Covid-19 est arrivée.

Pendant cette période, la zone industrielle a été le seul endroit au Qatar à se retrouver confiné. C'était clairement pour séparer les travailleurs étrangers d'avec le reste du pays. Ils ont posté des policiers et des militaires aux abords pour faire respecter le confinement. Personne n'entrait, personne ne sortait. C'est la raison pour laquelle nos employeurs nous ont logés ailleurs, pour qu'on puisse continuer de travailler. Nos conditions de vie ne se sont pas améliorées pour autant, ça a empiré. Ils nous ont mis dans un complexe de lotissements, près du quartier d'Aspire, au centre-ouest de Doha... Chaque pièce était aménagée pour contenir le plus de lits possibles. Nous étions 54 personnes entassées dans une maison prévue pour une petite famille. Il n'y avait pas de meubles pour ranger nos affaires, rien, seulement un endroit pour cuisiner. Ce n'était pas légal du tout, mais nous n'avions pas le choix ! J'avais déjà écrit aux plus hautes autorités, mais pas de réponse... Avant la pandémie, j'allais à la bibliothèque quand je pouvais, pour ne pas m'abrutir avec un travail répétitif et machinal. J'y avais fait la rencontre d'un homme érudit. Je lui ai demandé s'il avait des contacts avec des journalistes. Je voulais parler de ma situation, être pris au sérieux. Il m'a mis en contact avec Vani Saraswathi, éditrice chez Migrant Rights. Je lui ai envoyé le journal que j'écrivais quotidiennement. Elle a trouvé ça intéressant. Elle m'a demandé d'écrire des articles sur des situations précises dont j'étais témoin.

Jusqu'à ce que je sois arrêté, personne ne savait que c'était moi qui rédigeais les articles. J'étais comme Batman, même si j'étais terrifié. Pourtant, je suis le genre de personne dont on n'imagine même pas qu'elle puisse être capable de formuler une phrase et encore moins d'écrire un paragraphe structuré, donc je pouvais passer inaperçu. Mon premier article a fait du bruit sur les réseaux sociaux. À tel point que, deux jours plus tard, nos chambres de l'époque sont passées de trois lits superposés à trois lits simples avec télévisions, tables de chevet et lampes.

Je pensais que, tant que je portais mon téléphone sur moi, que je ne partageais pas mes mots de passe, tout irait bien, les autorités qataries ne perceraient pas à jour mon identité. C'est du moins ce que je croyais...

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Sebastian Castelier, Quentin Müller
Les esclaves de l'homme-pétrole
Éditions Marchialy
Octobre 2022
300 pages
21,10 euros


1Terme employé par les ONG, regroupant les salaires impayés, en retard et incomplets.

2Msheireb Properties est une société immobilière filiale de la Qatar Foundation liée au pouvoir. Sur son site internet, l'entreprise affirme : « Notre mission est de changer la façon dont les gens perçoivent la vie urbaine et d'améliorer leur qualité de vie globale, grâce à des innovations qui encouragent l'interaction sociale, le respect de la culture et une plus grande attention à l'environnement. »

Qatar. Un derby arabe de prestige en lever de rideau

Deux fameux clubs de football du monde arabe, l'égyptien Zamalek et le saoudien Al-Hilal se rencontrent ce vendredi 9 septembre 2022 pour baptiser l'Iconic Stadium de Lusail, le stade vedette du Qatar. La tonalité du match est jouée d'avance ; une belle fête régionale, à moins de deux mois de la Coupe du monde.

L'international tunisien Youssef Msakni vient de marquer le deuxième but de son équipe d'Al-Arabi SC. Pour la première fois, 22 acteurs foulent la pelouse de l'Iconic Stadium de Lusail lors d'un match officiel. Ce 11 août 2022, flambante neuve, la plus grande enceinte du Qatar qui accueillera le 18 décembre la finale de la Coupe du monde de football donne lieu à l'un des trois derbys de la métropole. Sur leurs gazons, les équipes d'Al-Arabi SC et d'Al-Rayyan SC se disputent la victoire. Malgré la passion, cette affiche reste néanmoins cantonnée aux frontières de la petite péninsule. Pour Doha qui développe autour de sa Coupe du monde un discours centré sur l'idée de don d'une fête du football mondial aux sociétés de l'aire culturelle arabe, ce match s'affirme comme un premier coup d'essai.

La recherche continue de l'aura régionale

L'inauguration du stade s'inscrit dans la droite ligne de son pré-tournoi autour de l'idée élaborée par l'émirat de « Coupe du monde des Arabes » ; Doha l'a mise en scène à plusieurs reprises. L'organisation de la Coupe arabe de la Fédération internationale de football association (FIFA) voyant l'Algérie triompher de la Tunisie à la fin de l'année 2021, puis l'accueil de la Supercoupe d'Afrique dans la foulée, mettant aux prises les deux grands clubs du Raja Casablanca et d'Al-Ahly SC, le club cairote le plus titré d'Afrique, sont des événements qui consacrent cette ligne politique. Ce 9 septembre, c'est au tour d'Al-Hilal SC et de Zamalek SC de prendre place dans l'arène pour renforcer la résonance régionale de l'inauguration en grande pompe de l'Iconic Stadium.

Le Qatar puise dans la culture sportive régionale pour accroître sa centralité. Doha se tourne vers les puissances du football arabe pour capter une part du capital symbolique dont elles jouissent. Centrer l'ouverture de son ultime stade autour de la réception du trophée de la Supercoupe d'Égypte-Arabie saoudite — Kas al-suber al-misri al-sa'oudi — lui offre une aura d'une tout autre dimension. Initialement pensée par Cheikh Fayçal Ben Fahad Al-Saoud, alors président de la fédération de football saoudienne en lien avec son homologue égyptien Samir Zaher, cette Coupe a été créée en 2001. Elle met aux prises les vainqueurs des coupes nationales et des championnats d'Égypte et d'Arabie saoudite.

Abandonnée dès 2003, la Supercoupe est réactivée conjointement, en 2018, par Riyad et Le Caire. En arrière-plan, ce renouveau traduit le renforcement des liens entre élites dirigeantes des deux pays. Quinze années plus tard, la Coupe Fahad devient la Coupe Mohamed Ben Salman quand le trophée maréchal Al-Sissi succède au trophée Hosni Moubarak.

Connexion Égypte-Golfe

Longtemps synonyme de refroidissement marqué par l'épisode de la « guerre froide » arabe, la relation entre l'Égypte et l'Arabie saoudite se résume, des années 1950 à la décennie 1970, à un enjeu de pouvoir structuré par l'opposition entre panarabisme et panislamisme. Une confrontation pouvant aussi être comprise comme une lutte entre une vision anti-impérialiste défendue par Gamal Abdel Nasser faisant front à l'appui de l'allié américain au roi Fayçal, en échange d'un accès privilégié à son marché pétrolier.

Dans ce contexte, l'Arabie saoudite s'est transformée au même titre que les pétromonarchies voisines en une terre d'exil de choix pour les opposants égyptiens. La période suivante marquée par l'infitah, une politique de libéralisation économique lancée par le président Anouar El-Sadate, marque une détente des relations entre les deux puissances régionales. Dans l'élan économique du krach pétrolier de 1973, l'immigration égyptienne vers l'Arabie saoudite s'accélère. En 2022, la péninsule Arabique accueille désormais la plus grande diaspora égyptienne.

Cette région se transforme en un prolongement démographique de l'Égypte , avec près de 3 millions d'Égyptiens en Arabie saoudite d'après les dernières statistiques de 2016 — certes un peu datées, mais qui donnent néanmoins une idée de son ampleur. S'y ajoutent les centaines de milliers d'Égyptiens qui habitent les émirats environnants. Un mélange culturel se produit alors, et le football n'y échappe pas, la Supercoupe naît de cette histoire. La relation de proximité politico-économique entretenue par Riyad et Le Caire aide à sa création.

Une culture du football miroir des migrations

Al-Ahly SC et Zamalek, les clubs mythiques du Caire, Al-Hilal, Al-Shebab et Al-Nasr, les trois grands clubs de Riyad, Al-Ittihad et Al-Ahly Al-Maliky, les clubs historiques de Djeddah jouissent tous d'une grande popularité du Maghreb au Machrek. Cette situation peut à la fois être comprise comme l'héritage du rayonnement culturel passé de l'Égypte conjugué à l'attrait économique plus récent du royaume saoudien.

Dans les années 1950, alors que Zamalek et Al-Ahly brillent déjà et suscitent l'émerveillement régional, dans le royaume saoudien, le football en est à ses débuts. Peu connue, l'histoire de cette pratique dans le pays se déroule par paliers. Sa diffusion se polarise autour des centres commerciaux et religieux du Hejaz dans les dernières années de la décennie 1920, de Djeddah à La Mecque, puis des sites pétroliers d'Al-Sharqiyah, sa région orientale, avant de prendre corps autour de Riyad dans les années 1950. Toute cette période rime avec la fondation des grands clubs saoudiens précités.

C'est dans l'élan modernisateur des années 1970, sous l'impulsion des autorités saoudiennes épaulées par des conseillers occidentaux que s'affirme cette passion, avec l'institutionnalisation du sport au sein de compétitions étatiques. Les institutions s'appuient sur le produit financier de l'industrie pétrolière. S'ensuit une amélioration du niveau sur la pelouse. La ferveur monte dans les travées. Consécutif à la prise d'otages de La Mecque de 1979, le raidissement des mœurs dans l'espace public défendu par le pouvoir réduit le champ des divertissements. Cette rupture politique fait du stade l'un des rares lieux de loisirs en milieu urbain à portée de la jeunesse saoudienne masculine. En Arabie saoudite, une culture du stade s'affirme.

Préparatifs politico-sportifs

Les rivalités internes au football saoudien et les bonnes performances de la sélection nationale contribuent à nourrir cette passion croissante. De plus en plus nombreuses, les diasporas arabes souvent friandes de football s'imprègnent de cette part de la culture saoudienne. Cette présence arabe irrigue l'ensemble de la région et assoit la popularité des grands clubs du royaume, de Djeddah ou de Riyad. L'Arabie saoudite rejoint ainsi l'Égypte en termes de rayonnement. La Supercoupe d'Égypte-Arabie saoudite naît de cet entrelacement transfrontalier des cultures.

Au Caire, Cheikh Hamad Ben Khalifa Ben Ahmed Al-Thani, l'homme fort du football qatarien, était présent au début du mois d'août 2022 pour une entrevue avec son homologue égyptien. C'est ce que relatent plusieurs médias locaux. Pour le président de la Fédération qatarienne de football, il s'agissait de bien s'assurer de la venue du champion d'Égypte en titre. Pour profiter de la popularité de ces deux piliers de la culture footballistique arabe, afin de garantir toute la publicité à cette inauguration qui n'aurait pu être que locale, mais que l'émirat a tenu à marquer d'une empreinte régionale de poids.

Versant de sa politique moins perceptible, cet axe montre un Qatar qui se pense au sein de son espace régional. Le pouvoir fait du sport un langage qu'il décline sous différentes formes avec ses outils médiatiques. Vu de Doha, Zamalek SC vs Al-Hilal SC, c'est se placer au centre du jeu pour nourrir son récit bien cadré de « Coupe du monde des Arabes ».

Accusé d’être un lobbyiste secret du Qatar, le président de Brookings démissionne

Les autorités fédérales ont déclaré que le général quatre étoiles à la retraite John Allen a utilisé son courriel professionnel pour tenter d’influencer la politique américaine au profit de Doha.

Source : Responsible Statecraft, Eli Clifton
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Le général John Allen (C), commandant de la FIAS en Afghanistan, attend, avant de témoigner devant la commission des services armés de la Chambre des représentants au Capitole à Washington, au sujet des « développements récents en Afghanistan », le 20 mars 2012. REUTERS/Larry Downing (ETATS-UNIS – Tags : POLITIQUE MILITAIRE)

Afghanistan, Ukraine, football. Le Qatar au centre du jeu

L'évacuation de l'Afghanistan, la guerre en Ukraine et des réponses partielles aux revendications des travailleurs migrants ont remis l'émirat du Golfe au centre du jeu. Il se prépare à la Coupe du monde de football, du 21 novembre au 18 décembre 2022. Et se rapproche de l'Europe, qui lorgne vers son gaz naturel pour réduire sa dépendance vis-à-vis de la Russie.

Depuis une décennie, une partie de l'attention au sujet du Qatar s'est portée sur le droit du travail dans cet État du Golfe, depuis qu'en 2010 il s'est vu attribuer par la Fédération internationale de football (FIFA) l'organisation de la Coupe du monde 2022. Le Qatar reste la cible des critiques des groupes de défense des droits humains, malgré la mise en œuvre de réformes profondes de son système de kafala, (le « parrainage » de la main-d'œuvre étrangère), qui a longtemps mis les travailleurs à la merci de leurs employeurs.

Les critiques ciblent la faible mise en œuvre des réformes par le Qatar, son système judiciaire problématique, son processus décisionnel centralisé et vertical, et sa mauvaise gestion des affaires liées à la Coupe du monde et au sport. Ainsi, le journal britannique The Guardian, en pointe dans la couverture critique de la Coupe du monde au Qatar rapporte que les travailleurs migrants qui constituent la majorité de la population ont collectivement payé des milliards de dollars en « frais d'embauche » illégaux au cours de la dernière décennie. Dans le cadre de ses réformes, le Qatar a interdit d'imposer ces frais d'embauche aux travailleurs migrants.

Remboursements des « frais d'embauche »

Le Qatar a ouvert des centres de recrutement dans huit pays fournisseurs de main-d'œuvre, afin de garantir que le recrutement respecte les normes éthiques conformes aux recommandations formulées dans une étude de la Qatar Foundation. Ces centres ont permis de réduire le risque de modification unilatérale des conditions d'emploi figurant dans les contrats des travailleurs, mais n'ont pas été en mesure de contrôler les frais d'embauche. Pour compenser cette inefficacité, le Supreme Committee for Delivery and Legacy, l'organisateur qatari de la Coupe du monde, a obligé les entreprises avec lesquelles il passe des contrats à rembourser les frais sans que les travailleurs aient à fournir de preuve de paiement. À ce jour, les entreprises se sont engagées à rembourser environ 28,5 millions de dollars américains (26,51 millions d'euros) à quelque 49 000 travailleurs, dont 22 millions (20,47 millions d'euros) ont déjà été versés.

Il s'agit d'une mesure que le gouvernement pourrait assez facilement appliquer à l'échelle nationale, un moyen de démontrer sa sincérité et, plus fondamentalement, de contrer les critiques. De même, pour répondre aux plaintes soulevées par les groupes de défense des droits humains et autres, le gouvernement pourrait également proposer d'indemniser les familles des travailleurs décédés sur les chantiers de construction. Aucune de ces mesures n'entamerait les budgets qataris, mais elles apporteraient à l'État du Golfe un énorme bénéfice en termes de bienveillance de la part de la communauté internationale.

« Les travailleurs migrants blessés ou les familles de ceux qui sont morts pendant la préparation de la Coupe du monde devraient être pris en charge », a déclaré Lise Klaveness, la présidente nouvellement élue de la Fédération norvégienne de football, lors du congrès de la FIFA qui s'est tenu fin mars à Doha. Le discours vibrant de Klaveness a suscité une réponse enflammée du secrétaire général du Comité suprême, Hassan Al-Thawadi. « Nous ne cherchons pas une quelconque validation. Les résultats sont déjà là, au moment où je vous parle. Nous avons montré au monde entier ce que peut engendrer l'organisation d'un championnat », a-t-il déclaré.

Cinq ans de prison pour avoir refusé de mentir

Néanmoins, le Qatar ne s'est pas rendu service à lui-même dans l'affaire Abdullah Ibhais, un Jordano-Palestinien membre de l'équipe de communication du Comité suprême. Ibhais a refusé de diffuser de fausses informations sur la grève des travailleurs migrants, dont certains étaient affectés à des projets liés à la Coupe du monde. Les travailleurs étaient en grève parce que leurs salaires n'avaient pas été payés. Il a ensuite été accusé d'avoir divulgué des secrets d'État et d'avoir attribué un marché de médias sociaux à un soumissionnaire turc en échange de la citoyenneté turque. Il affirme avoir été contraint de signer des aveux et s'être vu refuser l'accès à un avocat.

Ibhais a été condamné à cinq ans de prison sur la base de preuves qui, selon Human Rights Watch, étaient « vagues, circonstancielles et, dans certains cas, contradictoires ». Une cour d'appel a toutefois réduit sa peine à trois ans. Le Comité suprême a insisté sur le fait que les allégations contre Abdullah Ibhais étaient « fondées ». Le comité a affirmé que l'affirmation selon laquelle les accusations constituent une vengeance pour avoir « soulevé des questions relatives au bien-être des travailleurs est absolument fausse ».

Un rôle clé sur l'Afghanistan

Contrairement à ces problèmes récurrents liés aux droits humains qui ont assombri la préparation de la Coupe du monde qatarie, le Qatar a bénéficié d'un capital de sympathie pendant les trois ans et demi du boycott diplomatique et économique mené contre lui par les Émirats arabes unis (EAU) et l'Arabie saoudite pour le soumettre à leur volonté. Perçu comme un outsider en butte à des exigences qui l'auraient de facto privé de son indépendance, le Qatar a été félicité pour sa résilience et sa fermeté, qui ont finalement obligé les EAU et l'Arabie saoudite à mettre fin au boycott en janvier 2021.

Depuis lors, il a été récompensé pour le rôle clé qu'il a joué en aidant les États-Unis dans leur retrait raté d'Afghanistan, les États-Unis lui accordant le titre d'« allié majeur non membre de l'OTAN ». Le Qatar est le seul État du Golfe à bénéficier de ce statut, qui le place au rang des alliés les plus proches des États-Unis aux côtés de l'Australie et du Japon, et ouvre la porte à davantage d'exercices militaires conjoints et à d'éventuelles ventes d'armes.

Ce processus revêt une importance accrue à un moment où les États du Golfe s'inquiètent des efforts déployés par les États-Unis pour remanier et réduire leurs engagements en matière de sécurité dans la région et pour conclure un accord avec l'Iran en vue de relancer l'accord nucléaire de 2015 qui limitait le programme nucléaire de la République islamique. L'accord lèverait de nombreuses sanctions américaines contre l'Iran et le ramènerait dans le giron international sans aborder le programme de missiles balistiques de l'Iran ni son soutien aux milices au Liban, en Irak et au Yémen — des questions qui préoccupent beaucoup l'Arabie saoudite, les EAU et Israël.

À l'écoute des Européens sur le gaz

Entre-temps, le Qatar a gagné des points dans la crise ukrainienne en gardant ses lignes ouvertes à Moscou et en s'abstenant d'adopter les sanctions américaines et européennes contre la Russie. Contrairement à l'Arabie saoudite et aux EAU qui ont refusé les demandes américaines d'augmentation de la production de pétrole pour empêcher les prix de s'emballer, il a entamé des discussions avec l'Allemagne, la France, la Belgique et l'Italie sur des approvisionnements à long terme en gaz naturel liquéfié qui aideraient l'Europe à réduire sa dépendance vis-à-vis de l'énergie russe.

« Pour les États-Unis, il ne s'agit plus que du Qatar et de l'amitié avec le Qatar. Qu'en est-il de vos alliés qui sont à vos côtés depuis des années ? », s'est plaint un responsable saoudien, visiblement contrarié que Doha réussisse là où le royaume a échoué. « Les Qataris sont dans une position unique en tant qu'acteurs jouissant de la confiance d'un éventail d'acteurs presque sans équivalent, de la Maison Blanche aux talibans en passant par l'Iran et les consommateurs de gaz européens », estime Adel Hamaizia, spécialiste du Proche-Orient.

Dans l'ensemble, à bien des égards, le Qatar a déjà fait valoir ses atouts. Néanmoins, les groupes de défense des droits humains considéreront la dernière ligne droite avant la Coupe du monde prévue à la fin de l'année comme l'occasion d'accroître leur pression pour qu'il réponde à leurs préoccupations. C'est aussi l'occasion pour cet État du Golfe de se montrer sous son meilleur jour en ce qui concerne les questions relatives à l'emploi qu'il reconnaît déjà et pour la résolution desquelles il a progressé.

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Version originale en anglais : “The 2022 World Cup : Is Qatar Putting its Best Foot Forward ? ; traduit par Pierre Prier.

Liberté de la presse : pour Bruxelles, des principes à géométrie variable

Par : pierre

Le 3 mai s’est déroulée « la journée mondiale pour la liberté de la presse ». Le chef de la diplomatie de l’UE, Josep Borrell, n’a évidemment pas manqué l’occasion : il a consacré la quasi-intégralité de sa déclaration à dénoncer « les forces russes (qui) détiennent, enlèvent et ciblent des journalistes et des acteurs de la société civile afin d’empêcher le monde d’entendre la vérité ».

De son côté, la Commission européenne a rappelé qu’elle se considérait modestement comme la championne de la défense de la liberté des médias. Pour sa part enfin, la présidence française du Conseil de l’UE (les Etats membres) concocte des mesures susceptibles de « promouvoir un soutien financier, juridique et professionnel » et de permettre l’accueil de « journalistes indépendants et autres médias exilés, tout particulièrement d’Ukraine, du Bélarus et de la Fédération de Russie, qui ont trouvé refuge dans l’Union européenne ».

Paris suggère aussi des mécanismes pour mettre en place des « critères et des normes » de bon journalisme, qui permettraient notamment d’orienter la publicité vers les médias en ligne qui respectent ceux-ci.

Haut-représentant, Commission et Conseil ont cependant été à l’origine de la décision de « suspendre » la diffusion des chaînes RT et Spoutnik le 2 mars, feront remarquer des esprits chagrins. Mais là, c’est totalement différent : il s’agissait d’empêcher une propagande partiale de déstabiliser gravement nos sociétés…

La Commission vient du reste de rappeler qu’elle restait particulièrement vigilante à l’égard des médias qui seraient tentés de se rendre complices de Moscou : c’est pour cela qu’ont été mises en place les mesures « anti-contournement ».

La chaîne italienne Rete 4 s’est fait rappeler à l’ordre par Bruxelles pour avoir diffusé une interview du ministre russe des affaires étrangères

Et c’est dans ce cadre que la chaîne italienne Rete 4 (groupe Mediaset) s’est fait rappeler à l’ordre. Ce canal grand public avait eu l’outrecuidance de diffuser, le 1er mai, une interview du ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov. C’était certainement un complot ourdi avec succès par Moscou, puisqu’une vice-présidente de l’europarlement, l’Italienne Pina Picierno, a exigé que soit « clarifié ce qui s’est passé ».

L’organisation Reporters sans frontière – qui a publié justement le 3 mai son rapport annuel sur la liberté de la presse dans le monde, et qui n’est pas tendre avec la Russie – a réprouvé le bannissement des RT et de Spoutnik, en rappelant « l’absence de cadre juridique approprié » pour cette interdiction.

De son côté, la Norvège – qui n’est pas membre de l’UE – a estimé que les deux médias publics russes « ne représentent pas une menace pour les intérêts fondamentaux de la société ».

Oslo ferait bien de se méfier : avec une telle remarque iconoclaste, le pays pourrait bien se voir imposer un embargo européen sur ses exportations d’hydrocarbures analogue à celui présenté par Bruxelles contre la Russie.

Bon, cela compliquerait encore un peu plus l’accès des pays de l’UE au gaz et au pétrole (dont la Norvège est un très grand fournisseur).

Mais pas de problème : il reste encore le Qatar (un autre grand du gaz), émirat où Robert Habeck s’est rendu récemment pour chercher de nouveaux contrats. Enfin un fournisseur dont la réputation en matière de droits de l’Homme est irréprochable, et le respect pour la liberté de la presse au-dessus de tout soupçon !

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Comment s'est formé le Conseil de coopération du Golfe ?

Le Conseil de coopération du Golfe (CCG) vit officiellement le jour lors du sommet qui se tint à l'hôtel Intercontinental d'Abou Dhabi les 25 et 26 mai 1981. Étaient présents le roi Khaled Ben Abderrahman Al-Saoud (Arabie saoudite), Cheikh Jaber Al-Ahmed Al-Sabah (Koweït), Cheikh Issa Ben Salman Al-Khalifa (Bahreïn), Cheikh Khalifa Ben Hamad Al-Thani (Qatar), le sultan Qabous Ben Saïd (Oman) et l'hôte du sommet, Cheikh Zayed Ben Sultan Al-Nahyan, émir d'Abou Dhabi et président de la Fédération des Émirats arabes unis (EAU) née une décennie plus tôt, les sept émirats la composant ayant obtenu leur indépendance du Royaume-Uni en même temps que le Qatar et Bahreïn. Les raisons de sa formation remontent à un an.

Une conséquence de la guerre Irak-Iran

En février 1980, le président irakien Saddam Hussein lance l'idée d'une « charte nationale arabe » excluant toute présence étrangère (autrement dit américaine) dans la région du Golfe. Il se pose en glaive et bouclier des États arabes menacés par l'Iran depuis la Révolution islamique survenue un an auparavant. De fait, depuis l'arrivée au pouvoir de l'ayatollah Rouhllah Khomeiny, les nouvelles autorités iraniennes prônent l'exportation de la révolution, et appellent au renversement des « monarchies corrompues » de la péninsule Arabique.

Tout au long de l'année 1980, les émissaires irakiens multiplient les voyages dans les capitales du Golfe pour renouveler l'offre de Saddam Hussein, et probablement aussi pour s'assurer du soutien des souverains du Golfe à l'offensive qu'il prépare contre l'Iran. Mais lorsqu'il déclenche la guerre en septembre, si les capitales du Golfe apportent un soutien verbal et financier à l'Irak, elles s'inquiètent surtout des risques de débordement du conflit sur leur sol.

Dans la foulée du sommet de l'Organisation de la conférence islamique qui se tient à La Mecque fin janvier 1981, les ministres des affaires étrangères des six monarchies de la péninsule Arabique (Arabie saoudite, Bahreïn, Koweït, Qatar, Émirats arabes unis et sultanat d'Oman) se réunissent à Riyad le 4 février et prennent la décision de coordonner leurs politiques dans divers domaines, particulièrement en matière économique et sociale, au sein d'un nouvel organisme : le Conseil de coopération des États du Golfe arabe.

Marginalisation du Yémen et de l'Irak

Le secrétaire général de la Ligue arabe Chedli Klibi et celui de l'Organisation de la conférence islamique Habib Chatty sont également présents, apportant le soutien des deux organisations internationales, l'arabe et l'islamique, à ce nouvel ensemble régional.

Les membres de ce nouveau club ne sont que six : le Yémen républicain, dont l'histoire récente est marquée par des coups d'État et des révolutions n'a pas été convié. Sa population pauvre est pratiquement aussi importante que la somme des populations composant les membres du CCG. L'Irak est l'autre absent notable. Bagdad n'a pas été invité à participer à l'aventure malgré tous les efforts déployés depuis plus d'un an pour constituer un tel regroupement régional, naturellement sous la « protection » irakienne offerte avec insistance, mais en vain, par Saddam Hussein. La guerre dans laquelle il s'est engagé avec l'Iran a offert un prétexte aux six monarques pour le laisser à l'écart.

À l'ouverture du sommet, deux lignes s'affrontent, et le différend qui dure depuis plusieurs mois n'a pas été tranché par les travaux préparatoires des diplomates. C'est donc aux chefs d'État d'arbitrer entre le projet omanais, qui veut une alliance militaire régionale assumant ses liens avec les États-Unis, et le document koweïtien, s'inspirant de la Communauté européenne (CE), qui souhaite un « marché commun » des monarchies du Golfe. Le Koweït est alors le chantre du non-alignement et le seul des membres du CCG à avoir des relations diplomatiques avec l'URSS et plusieurs autres pays du « camp socialiste ». En réalité, sur le fond, les positions ne sont pas si éloignées que cela, mais les Koweïtiens craignent qu'une alliance en bonne et due forme avec les Américains ne donne aux « durs » du monde arabe (Syrie, Algérie, Irak…) des prétextes pour déstabiliser les pétromonarchies en exploitant la fibre nationaliste arabe, très présente parmi les sujets de plusieurs des monarques présents autour de la table.

Le point de vue du Koweït prévaut, du moins à la lecture du communiqué final. Le siège du CCG est fixé à Riyad et le premier secrétaire général, Abdullah Bishara, est koweïtien. Les années suivantes montreront qu'en réalité, les préoccupations sécuritaires des Omanais sont largement partagées par ses cinq partenaires.

Au Qatar, le football est d'abord une histoire de familles

Derrière la Coupe du monde de football qui se profile fin 2022, le Qatar a, contrairement aux idées reçues, une histoire sportive. La rivalité entre les clubs de football de Doha et de sa périphérie traduit aussi celle entre grandes familles qataries. Appelés « al-derby » et « al-klasiko », ces rencontres rythment la passion locale et renvoient à des divisions municipales et sociétales.

À proximité du stade Al-Rayyan flambant neuf, les chaudes températures du mois d'octobre commencent à baisser en cette fin d'après-midi. Dans cette partie désertique du Qatar, située à l'intérieur des terres à une vingtaine de kilomètres à l'ouest de Doha, les taux d'humidité sont moindres. Au centre du club Al-Rayyan SC, c'est l'heure de l'entrainement. Les grosses cylindrées défilent à l'entrée, les joueurs se présentent pour préparer deux matchs de la plus haute importance. Al-Rayyan SC, l'institution la plus populaire du pays entrainée par le Français Laurent Blanc s'apprête à disputer un match de championnat contre Al-Duhaïl SC, la jeune et puissante équipe de l'armée, avant d'affronter en finale de la Coupe de l'émir l'un de ses rivaux historiques, l'Al-Sadd SC, dans le nouveau stade d'Al-Thumama qui sera inauguré pour l'occasion en présence du souverain.

Du côté d'Al-Rayyan SC, ces dernières semaines, c'est surtout l'arrivée de la star colombienne James Rodriguez qui concentre l'attention des médias du monde entier. Pour James Rodriguez, des dirigeants évoquent en coulisse un salaire hebdomadaire qui avoisine les 230 000 euros nets d'impôts. En interne, c'est le sujet numéro un des discussions avant même une finale de Coupe de l'émir ô combien primordiale pour un club en mal de résultats sportifs.

Une légitimité à prix d'or

Le travail du département média du club s'est d'ailleurs considérablement intensifié ces derniers mois, avec l'arrivée de Laurent Blanc puis celle de James Rodriguez, et il croule sous les demandes d'interviews. Le Qatar achète surtout, avec ces vedettes du football, une forme de légitimité pour un émirat jugé à tort comme n'ayant pas de passé sportif. Pourtant, autour des grandes confrontations qui animent ses stades, c'est bien une culture sportive propre à l'émirat qui apparaît.

La faible démographie qatarie doublée par les effets de la mondialisation du football qui détournent le regard des passionnés.e.s vers leurs clubs européens de cœur tend à laisser croire que le Qatar n'a pas de tradition sportive. Pourtant, la passion pour le football est bien là, la chaîne sportive locale Al-Kass en témoigne. Contrairement aux idées reçues, le sport n'est pas nouveau dans l'histoire de l'émirat, son caractère politique et sa volonté de briller sur le terrain non plus. La nouveauté réside dans la dimension mondiale que le sport revêt dans la politique de l'émirat depuis les années 2000.

À Doha, lors de certaines rencontres, la ferveur de passionné-e-s de football espérant la victoire de leur équipe émane des travées. « Al-klasiko » — mot arabisé faisant référence au « clasico », match opposant le FC Barcelone au Real Madrid CF et qui déchaine les passions mondiales —, « al-derby », les mots parlent d'eux-mêmes : un match Al-Rayyan SC contre Al-Sadd SC, une opposition entre Al-Rayyan SC et Al-Arabi SC ne sont pas anodins, et permettent de distinguer des rivalités bien ancrées. Loin du récit officiel qui promeut l'idée d'une société qatarie homogène autour de la figure de l'émir Tamim Ben Hamad Al-Thani, les rivalités du football qatari traduisent des divisions. Al-klasiko, mettant aux prises Al-Rayyan SC à Al-Sadd SC, s'est imposé ces dernières années comme le match phare.

Ces deux puissantes équipes sont, d'ailleurs, cette année une nouvelle fois à l'affiche de la finale de la Coupe de l'émir tant attendue. La fréquence de ce match au cours de ces dernières années témoigne de la domination d'Al-Rayyan SC et Al-Sadd SC sur le football qatari. Al-Duhaïl SC, la jeune institution de l'armée, est venue se greffer à partir de la fin des années 2000 à cette rivalité. Mais cela ne doit pas faire oublier que les matchs qui concentrent le plus de ferveur restent al-derby, opposant Al-Rayyan SC à Al-Arabi SC et Al-Arabi SC à Al-Sadd SC.

Une histoire de familles et de localités

L'identité d'Al-Arabi s'est forgée dès les années 1950 dans les milieux marchands d'une ville de Doha encore compacte, centrée sur son port et son rivage. « Al-Arabi, ce sont les Al-Jaber » nous explique un responsable, attestant ainsi de la division sociale qui structure les appartenances sportives. Parler des Al-Jaber, c'est évoquer les milieux marchands a'jamî, étrangers (au sens de non arabes). Al-Jaber, Al-Hitmi, Al-Khelaïfi, ces noms de famille se retrouvent dans l'ADN du club : pas tous 'ajam, ils reflètent néanmoins un tissu sociologique tourné vers le port.

« Nous sommes les gens du désert, des Bédouins », disent d'eux les supporters d'Al-Rayyan. À Al-Rayyan, au cœur des terres, les clubs d'Al-Rayyan Al-Qadim et d'Al-Shebab Al-Rayyan fusionnent en 1967. Cette nouvelle formation se regroupe autour des leaders de ces deux équipes, Hamad Abdallah Al-Marri et Majid Aman Al-Abdallah. Le premier prend la tête du nouveau club, le second lui succèdera quelques années plus tard. Al-Marri, Al-Abdallah, Al-Hajri, Al-Thani, Al-Kaabi, Al-Khater sont des noms de famille que l'on retrouve au sein de ses premiers effectifs, et ils traduisent la place qu'occupe Al-Rayyan SC en périphérie de Doha.

Définie comme un lieu de résidence par le cheikh Jassim Ben Mohamed Al-Thani au début du XXe siècle, cette importante palmeraie est considérée comme le fief des Al-Thani, et concentre les grandes familles d'origine bédouine et les lignées guerrières à l'instar des Al-Marri. Au Qatar, qui dit grandes familles dit populations affranchies de l'esclavagisme. L'une des légendes du club, Mansour Muftah Al-Abdallah, porte d'ailleurs cette marque de l'esclavagisme à travers le prénom de son père Muftah, attribué aux esclaves ou aux protégés de grandes familles1.

Cette même ligne de fracture entre grandes familles d'origine bédouine et familles issues de milieux marchands vient nourrir l'opposition entre Al-Arabi SC et Al-Sadd SC. Elle met aux prises ces mêmes familles du port à un club fondé, dans la ville de Doha en voie d'éclosion, autour de jeunes du quartier d'Al-Sadd, issus eux aussi de grandes familles d'origine bédouine, les Al-Attiyah et Al-Ali.

Al-Klasiko, symbole des passions sportives

Lors de la dernière décennie, le nombre d'Al-clasiko entre les clubs d'Al-Rayyan et d'Al-Sadd s'est multiplié à l'occasion de matchs cruciaux. La dernière finale de la Coupe de l'émir disputée le vendredi 22 octobre 2021 dans un stade plein et une ambiance houleuse marquée par de nombreux faits de matchs discutables a été une nouvelle fois l'illustration de la rivalité géographique entre Doha et Al-Rayyan. L'histoire, l'identité footballistique ou encore le prestige des effectifs font pencher la balance pour l'un ou l'autre club. Al-Sadd SC demeure le plus titré, appelé Al-Zaim — le leader. Il est de plus par deux fois champion des clubs d'Asie de football. Outre un palmarès qui tend à séduire les jeunes générations, les grands joueurs dans ses rangs pèsent en sa faveur. Ancien président d'Al-Sadd SC, l'émir le soutient, même si en raison de sa fonction ses apparitions en tribune princière se font plus rares. Cultivant son image de Bédouin, marque d'un lien privilégié entretenu avec la localité d'Al-Rayyan, l'émir père a pour sa part toujours été un fervent supporter de son club tout comme son fils Abdallah Ben Hamad Al-Thani, actuel prince héritier et ancien président du club.

En arrière-plan, derrière le ballon rond, on perçoit depuis la prise de pouvoir d'Hamad Ben Khalifa Al-Thani en juin 1995 une rupture sur le plan sportif. Les affiches se concentrent désormais essentiellement autour des clubs des grandes familles d'origine bédouine et des équipes rattachées à l'armée. Un membre du club d'Al-Rayyan se souvient : « Le dernier grand match entre notre club et Al-Arabi remonte à l'année 2011, nous étions alors à la lutte avec notre adversaire pour remporter un championnat serré, le stade était plein. Ces moments sont aujourd'hui moins fréquents ».

Les formations fondées autour des milieux marchands ont perdu de leur superbe, on les retrouve dans des sports plus périphériques, à l'image d'Al-Arabi et du handball. La tendance semble favorable aux clubs des grandes familles bédouines. Un phénomène qui se lit à travers l'engagement de l'émir Hamad Ben Khalifa Al-Thani en faveur des tribus aux dépens des privilèges octroyés aux familles marchandes, prenant ainsi le contrepied de son père. Cela induit une recomposition du paysage sportif qui tend à faire de l'al-klasiko le match au sommet, mais pour autant la passion pour Al-Arabi ne faiblit pas dans le cœur des supporters, et continue de témoigner de la diversité des identités au Qatar.

L'homogénéisation de la structure sportive locale conduite par des personnalités de la famille régnante et ses réseaux de clientèles ne peut toutefois masquer le caractère hétérogène de la scène sportive qatarie.

Coupe du monde 2022 : Amnesty dénonce des promesses non tenues

Une réforme du droit du travail d'envergure tant attendue et promulguée en août 2020, ou encore l'organisation de premières élections législatives dans l'histoire du pays au mois d'octobre 2021 : ces derniers mois, le Qatar multiplie les gestes. Pourtant, au vu de l'accélération du rythme des travaux à Doha et dans sa métropole à l'approche de la Coupe du monde 2022, la condition des travailleurs étrangers reste toujours une question épineuse.

Dans son dernier rapport, Amnesty International pointe ainsi du doigt le fait que derrière les promesses de lois ambitieuses2, sur le terrain les témoignages recueillis par l'ONG mettent à mal ce discours officiel. En l'occurrence de nombreux travailleurs migrants restent soumis aux différents obstacles du système de la kafala et peuvent se voir contraints de payer des sommes jusqu'à cinq fois leur salaire pour bénéficier de leurs nouveaux droits.

Pour limiter les envies de changement d'entreprise ou de sortie du territoire, la pratique de la retenue sur salaire par les employeurs est courante. En plus de cadences de travail infernales, Amnesty International alerte sur le fait que si le Qatar veut réellement respecter ses engagements, l'émirat doit employer plus de moyens de contrôle de son système du travail et mettre en place une justice plus impartiale pour juger les plaintes des employé.e.s étranger.e.s. L'ONG invite enfin l'émirat à être plus transparent autour des décès constatés de milliers d'employés sur ses chantiers. Mais à un an de la Coupe du monde, entre la recherche de grandeur et la justice sociale, le Qatar semble déjà avoir arbitré et manie la communication pour masquer ses manquements criants.


1Annie Montigny, L'Afrique oubliée des noirs du Qatar, Le Journal des Africanistes, numéro 72-2, p. 213-225, 2002.

2Fin du certificat de « non-objection » qui imposait aux travailleurs étrangers d'avoir l'aval de leur employeur pour changer d'entreprise, fin du permis de sortie du territoire, garantie d'un salaire minimum de 1000 QAR soit l'équivalent de 242 euros.

Compagnies aériennes des pays du Golfe, l'art du copier-voler

Contraints par la transition énergétique à se diversifier, les États du Golfe veulent s'assurer un futur après l'or noir. Mais leurs rivalités s'exacerbent sur plusieurs fronts économiques, notamment dans le transport aérien où l'Arabie saoudite entend contrer le Qatar et les Émirats arabes unis.

Au carrefour des routes aériennes qui relient l'Asie, l'Afrique et l'Europe, les flottes d'Airbus A380 d'Emirates et les Boeing 777 de Qatar Airways règnent en maîtres, tandis qu'au sol l'aéroport international de Dubaï (DXB) se pare pour sa septième année consécutive du titre de hub aéroportuaire le plus fréquenté au monde par des passagers internationaux. Malgré la pandémie de la Covid-19 qui met à genoux un secteur réputé pour ses faibles marges, les transporteurs du Golfe peuvent compter sur d'ambitieuses familles régnantes pour lesquelles chaque appareil battant pavillon émirien ou qatari est un objet de fierté et de soft power. « Des compagnies aériennes à succès les ont placés sur la carte, ont fait de ces pays des noms bien connus », commente l'analyste aéronautique Alex Macheras.

Pressé d'inscrire son nom dans l'histoire arabe moderne et de détourner l'Arabie saoudite de son image de royaume ultraconservateur, gardienne des lieux saints de l'islam et fournisseur d'énergie carbonée bon marché, le prince-héritier Mohamed Ben Salman (MBS) semble parier sur une concurrence frontale avec Dubaï, un carrefour commercial dont l'aura mondiale est enviée par ses voisins.

Le prince héritier annonce 550 milliards de riyals (124 milliards d'euros) pour les secteurs du transport et de la logistique, ainsi que la création d'une seconde compagnie aérienne saoudienne. Son objectif premier est de partir à l'assaut du transit, le segment de marché à l'origine de la domination émirienne et qatarie sur l'aviation golfienne. Un réseau fort de 250 destinations censé catapulter le transporteur au rang de porte-étendard d'une Arabie saoudite avide de faire valoir son statut de première économie du monde arabe.

Mais l'audace est prompte à provoquer la réaction courroucée d'une concurrence déjà engluée dans la protection de ses parts de marchés face à une demande pour les voyages internationaux en chute libre : moins 81 % entre mai 2019 et mai 2021 pour la région du Proche-Orient. « Les hubs aéroportuaires tels que Dubaï ont faim et ils ont besoin d'être nourris » s'exclame Robert Kokonis, président du cabinet de conseil canadien en aviation internationale AirTrav. Et Alex Macheras ajoute qu'« il est tout simplement trop tard, ils ont raté le coche […] Il n'est pas nécessaire qu'une autre compagnie aérienne reproduise ce que Qatar Airways et Emirates ont déjà réalisé ».

« Siphonner du business hors des Émirats arabes unis »

Méticuleusement bâties autour de la rente générée par l'exportation de pétrole brut et de gaz naturel vers les pays occidentaux et l'Asie émergente, les économies golfiennes jettent leur dévolu sur des stratégies de diversification sectorielle dont les similitudes enracinent dans la région un esprit de rivalité économique féroce, contraire à celui inscrit dans la charte du Conseil de coopération du Golfe (CCG). Une âpre concurrence économique qui ne se limite pas aux seuls secteurs perçus comme prestigieux, tel le transport aérien, mais s'étend à tous les pans de l'économie.

La perspective de croissance à trois chiffres au cours des décennies à venir sur les marchés de l'hydrogène et des énergies renouvelables attise les convoitises des deux poids lourds de l'économie golfienne. L'Arabie saoudite, qui entend faire de l'entreprise ACWA Power un fleuron national sur le marché de l'énergie décarbonée, annonce la plus grande installation d'hydrogène vert prévue au monde dans la ville futuriste de Neom. De l'autre côté de la frontière, Abou Dhabi se rêve en l'un des producteurs d'hydrogène bleu les moins chers et les plus importants au monde, tout en faisant du développeur d'énergies renouvelables émirati Masdar un champion mondial.

« Chaque dollar que nous pouvons voler à nos voisins est un dollar que nous avons en plus » est l'attitude qui semble prévaloir dans le golfe Persique, résume Frédéric Schneider, économiste et chercheur associé à l'université de Cambridge, en Angleterre. Le phénomène n'a pourtant rien de nouveau. Dans le courant des années 2000, c'est Dubaï et son Centre financier international (DIFC) qui s'empare de la région du golfe Persique, au détriment du voisin bahreïnien relégué au second rang.

En février 2021, Riyad annonce que toute entreprise étrangère refusant de localiser son siège social régional en Arabie saoudite après 2023 se verra refuser l'accès aux contrats longtemps accordés à des multinationales opérant leurs portfolios d'activités golfiennes depuis Dubaï. « Cette idée d'imposer une hégémonie économique est tout simplement très préjudiciable », ajoute Frédéric Schneider. Nouveau coup d'éclat en juillet 2021. Alors qu'une querelle autour des quotas de production d'or noir au sein du cartel pétrolier OPEP+ oppose les Émirats arabes unis et l'Arabie saoudite, le royaume annonce l'arrêt de tarifs douaniers préférentiels accordés aux entreprises basées dans la région du CCG. Sont concernés les produits fabriqués en zone franche ou qui contiennent des composants provenant d'Israël, deux mentions qui, selon les analystes, visent les Émirats arabes unis où la présence de zones franches est un moteur de l'économie et où la normalisation de relations préexistantes avec l'État hébreu ouvre les portes d'un commerce bilatéral estimé à 712 millions de dollars (604 millions d'euros) entre début 2020 et mi-2021.

« Je pense qu'il n'y a aucun doute que le plan de diversification saoudien va siphonner du business hors des Émirats arabes unis », commente Najah Al-Otaibi. L'analyste politique saoudienne basée à Londres note l'impatience des entreprises multinationales à réaffirmer leur présence en Arabie saoudite, quitte à y relocaliser une partie de leurs équipes. Sous l'impulsion de MBS, Riyad entend s'assurer que les acteurs économiques opérant en Arabie saoudite localisent les chaînes de valeurs dans le royaume. Un enthousiasme que ne partage pas ce cadre basé à Dubaï et interviewé sous couvert d'anonymat par le journal économique britannique Financial Times : « Je te donne trois lettres pour notre chance de déménager à Riyad : NFW (pas question) ». L'Arabie saoudite de MBS souhaite projeter une image d'ouverture après des décennies de promotion d'une version ultraconservatrice et puritaine de l'islam. Mais malgré la mise au pas de la police religieuse et l'octroi aux femmes du droit de conduire — le dernier pays du monde à avoir autorisé ces dernières à prendre le volant — le mode de vie en vigueur dans les centres urbains du royaume peine à rivaliser avec le très libéral cosmopolitisme de Dubaï.

En quête de synergies

Selon Cinzia Bianco, chercheuse au Conseil européen des relations extérieures (European Council on Foreign Relations, ECFR), le défi rencontré par les économies golfiennes est un profond manque de complémentarité. « Les pays du CCG sont tous confrontés aux mêmes défis et doivent se disputer les mêmes ressources, car ils ont tous les mêmes stratégies pour surmonter ces défis », renchérit-elle.

Regrettant la logique du « copier-coller », économistes et analystes recommandent l'émergence de pôles de spécialisations distincts les uns des autres afin de tirer parti des spécificités de chacune des nations golfiennes et ainsi limiter le risque de compétition malsaine autour de quelques secteurs économiques hautement convoités. Si le Sultanat d'Oman a su bâtir une économie prospère autour du secteur de la pêche et de l'agriculture — dont la contribution est néanmoins limitée à seulement 2,5 % du produit intérieur brut (PIB) omanais — et de produits naturels tels que la résine naturelle d'encens, à Bahreïn, le Bahrain FinTech Bay s'attache à développer l'industrie de la technologie financière. L'Arabie saoudite, pour sa part, propose à l'industrie cinématographique de tourner des films dans les nombreux paysages inexplorés que compte un royaume longtemps renfermé sur lui-même. Mais en dépit d'opportunités bien réelles, ces secteurs émergents demeurent à la marge d'économies golfiennes droguées aux centaines de milliards de dollars que l'or noir procure chaque année.

Seul Dubaï a su se positionner sur des maillons vitaux pour la globalisation, les secteurs portuaires et logistiques. L'entreprise émirienne DP World opère plus de 60 terminaux portuaires sur six continents, dont son terminal phare à Jebel Ali, en périphérie de Dubaï, faisant de la firme l'un des leaders mondiaux du secteur.

Outre les opportunités offertes par l'émergence de pôles de spécialisations, le développement de synergies transfrontalières présente également l'avantage de pousser à l'union autour de projets qui contribuent à développer une identité économique golfienne au-delà de la vente d'énergies carbonées. En ce sens, le secteur du tourisme occupe une position privilégiée pour donner vie à une approche de coopération. La promotion de tours régionaux permet de tirer parti de la dimension « multifacettes » offerte par les expériences touristiques dans le Golfe : visite des deux principaux lieux saints de l'islam en Arabie saoudite, événements sportifs internationaux de premier plan au Qatar, vie urbaine et nocturne dans la mégalopole des Émirats arabes unis, Dubaï, et exploration du monde sous-marin sur les côtes omanaises.

La loi du plus fort

En termes de recherche et développement, la coopération entre pays du Golfe est « logique » indique l'économiste bahreïnien Omar Al-Ubaydli. « L'Union européenne a montré comment l'intégration économique peut amplifier la production de R&D, par le biais du programme Erasmus. Il serait très utile que les pays du CCG s'inspirent de cet exemple ». Un projet qui n'est pas à l'ordre du jour, entravé par un CCG qui peine à fédérer les pétromonarchies du Golfe autour de projets centrés sur l'intérêt commun.

En effet, la promotion de synergies économiques intra-Golfe demeure un rêve illusoire sans une coordination des stratégies de diversification économique menées indépendamment par chaque État. Un état d'esprit qui se heurte aux réalités politiques d'une région où « rien ne bouge » sans l'adhésion des deux poids lourds, Arabie saoudite et Émirats arabes unis, indique une source proche des cercles de décideurs dans le Golfe, regrettant que les intérêts des États les plus modestes se trouvent relégués au second rang des priorités. La dynamique de la loi du plus fort est accentuée par la montée du nationalisme et l'accent mis sur le sentiment d'appartenance à la communauté nationale, au détriment de l'identité régionale qu'incarne le CCG. Alors que la région peine à panser les plaies d'une violente crise diplomatique qui a opposé le Qatar à ses voisins entre 2017 et début 2021, les affres de la division, économique cette fois, hantent à nouveau les esprits.

Géopolitique du Golfe. Retour du Qatar, affaiblissement des Émirats arabes unis

En quelques années, le Qatar a réussi à sortir de son isolement et à affirmer sa place dans son environnement régional, mais aussi plus loin comme le prouve son rôle en Afghanistan. En revanche, les Émirats arabes unis ont accumulé les revers, même s'ils continuent à disposer de nombreux atouts.

En juin 2017, une coalition d'États arabes menés par les Émirats arabes unis et l'Arabie saoudite imposait un embargo au Qatar. Le petit émirat semblait alors au plus bas de son influence régionale, isolé par l'axe contre-révolutionnaire émirati-saoudien, il réalisait que son long soutien aux Frères musulmans s'était révélé peu productif. Il a alors subi de fortes pressions pour fermer ses médias, y compris son fer de lance, la télévision Al-Jazeera. Alors que l'administration Trump se répandait en louanges pour les dirigeants émiratis et saoudiens, l'avenir du pays semblait fort incertain.

Quatre ans plus tard, la situation s'est inversée. La région du Golfe a connu un rééquilibrage géopolitique drastique. Le Qatar a recouvré une nouvelle stature grâce à la puissance de sa politique étrangère qui surpasse de loin sa petite taille géographique. Et ce sont désormais les Émirats qui se retrouvent sur la défensive, ayant subi de multiples revers sur différents dossiers régionaux. Cette nouvelle donne s'explique avant tout par leurs approches régionales diamétralement opposées. Le Qatar a mis au point une politique étrangère indépendante, inspirée par une vision stratégique sur le long terme, alors que, de leur côté, les Émirats ont appliqué des tactiques à court terme.

Le dossier afghan

La situation en Afghanistan illustre la réhabilitation du Qatar. Ayant longtemps servi de médiateur dans les conflits régionaux, il a décidé — et il s'agissait d'une décision controversée à l'époque — d'accueillir les talibans en 2013 et d'arbitrer par la suite les pourparlers de paix avec les États-Unis. Au lendemain du retrait américain, l'émirat est devenu incontournable pour tout dialogue avec les talibans. Il a facilité les ponts aériens pour l'évacuation de nombre d'Américains et d'Afghans en danger, et aux côtés de la Turquie, il a accepté de gérer l'aéroport de Kaboul au nom du nouveau pouvoir. Les relations entre l'Occident et les talibans dépendent désormais en partie de Doha.

Ceci marque un tournant important pour les intérêts qataris qui s'étendent géographiquement très au-delà de ceux de leurs rivaux du Golfe. Par le passé, les conflits entre États du Golfe et Iran se résumaient à la politique énergétique du Proche-Orient et à assurer la sécurité des réserves locales de pétrole et de gaz. Le cas afghan est diamétralement différent : en tant que champ de bataille de deux décennies d'interventionnisme occidental contre le djihadisme, l'Afghanistan rappelle aux puissances occidentales leurs plus grands traumatismes liés au terrorisme et à l'islamisme. Et c'est ici, loin du détroit d'Ormuz, que l'influence qatarie refait surface.

Le rôle du Qatar en Afghanistan ne manque pas d'ironie : si l'émirat était accusé d'être trop proche de l'islamisme, et donc du terrorisme, il est précisément apprécié pour son rôle de médiateur auprès des talibans. La communauté internationale compte désormais sur ce pays pour surveiller et éventuellement tempérer cette forme extrêmement conservatrice d'idéologie islamiste.

En s'en tenant à l'histoire, les rebondissements géopolitiques en Asie centrale ne mettront certainement pas fin au « grand jeu » entre les grandes puissances, mais ils introduiront de nouveaux acteurs dans l'équation. Le Qatar devra bientôt affronter l'influence du Pakistan, qui soutient depuis longtemps les talibans. L'engagement militaire d'Islamabad en Afghanistan remonte à la guerre froide, lorsque le pays cherchait à accroître son poids stratégique par rapport à l'Inde. Le Pakistan entend également réduire l'influence du nationalisme pachtoune chez lui en soutenant une version islamiste de celui-ci de l'autre côté de sa frontière occidentale. S'engager davantage avec les talibans lui permettrait également de restructurer les mouvements et les madrasa talibanes qui opèrent au sein de ses propres frontières et y sont de plus en plus populaires.

Mais si le Qatar démontre sa force en Afghanistan, il ne perd pas de vue ses objectifs traditionnels et vitaux dans le monde arabe. Dans la région, la Palestine pourrait représenter une prochaine ouverture pour le Qatar et lui permettre de répéter son succès afghan en servant d'intermédiaire entre le Hamas d'une part et les États-Unis et Israël de l'autre. Contrairement aux Émirats, le Qatar, n'ayant pas normalisé ses relations avec Israël, jouit toujours d'une certaine crédibilité auprès des Palestiniens. Et à la différence du reste de l'axe contre-révolutionnaire, il peut traiter plus facilement avec le Hamas, car il n'a jamais considéré le groupe islamiste comme un groupe terroriste. Ce faisant, le Qatar pourrait alléger les souffrances des Gazaouis sans soutenir explicitement le Hamas, et donc préserver sa crédibilité auprès des États-Unis et d'Israël. Il pourrait ainsi devenir, finalement, le principal facilitateur des contacts entre les États-Unis, Israël et les Palestiniens.

Un front contre-révolutionnaire qui accumule les erreurs

À l'inverse de la victoire stratégique du Qatar, les Émirats arabes unis et, par extension, le front contre-révolutionnaire (qui comprend notamment l'Arabie saoudite et l'Égypte) accumulent les erreurs tactiques. Alors que la politique de Doha s'est concentrée sur le soft power et une habile diplomatie indépendante, les Émirats, après le printemps arabe, ont investi dans le hard power. Avec la complicité de l'administration Trump, ils ont lancé des interventions militaires dans la région dans le but d'arrêter toute avancée démocratique. Ils ont également promu de nouvelles technologies comme Pegasus pour réduire au silence les dissidents et les voix critiques à l'étranger.

Cette stratégie a clairement montré ses limites, surtout parce que ces démonstrations de force n'ont fait qu'amplifier les crises économiques et sociales. Les situations humanitaires désastreuses dans lesquelles se débattent la Libye et le Yémen confirment ce bilan mitigé. Les Émiratis se sont également retrouvés pieds et poings liés en Palestine pendant la guerre de Gaza de 2021. Leur soutien enthousiaste à « l'accord du siècle » sous l'administration Trump les a empêchés de s'engager plus avant avec les Palestiniens sur le terrain. Même l'embargo émirati-saoudien contre le Qatar a échoué, comme l'a prouvé la timide réconciliation de Riyad et Abou Dhabi avec Doha en janvier 2021.

Cela ne se s'est pas toujours passé comme ça. L'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis maîtrisaient autrefois la diplomatie comme les Qataris la maîtrisent aujourd'hui. Riyad entretenait une relation spéciale avec le Yémen, comme le Qatar avec l'Afghanistan aujourd'hui. De même, lorsque les talibans ont gouverné l'Afghanistan pour la dernière fois à la fin des années 1990, l'Arabie saoudite et les Émirats étaient les seuls pays arabes à reconnaître leur gouvernement. Ils avaient développé des réseaux qui ont pénétré profondément le pays. Pourtant, ces canaux d'accès et d'influence se sont réduits après les printemps arabes du fait de leurs prises de position contre-révolutionnaires, accompagnées d'une consolidation d'un système rigide et hiérarchique dans leurs propres États.

Ces ajustements n'ont pas donné les résultats escomptés, car l'axe contre-révolutionnaire n'a jamais réussi à écraser les velléités de changement démocratique et la volonté de participation politique dans toute la région. La volonté de restaurer une stabilité autoritaire a aussi été remise en cause par les mouvements populaires qui ont continué à se mobiliser au cours de la dernière décennie. La deuxième vague du printemps arabe tout au long de 2018-2019 en Algérie, au Soudan, en Irak et au Liban a révélé une nouvelle réalité. Si le front contre-révolutionnaire peut entraver les avancées démocratiques, il ne parviendra jamais à revenir en arrière et réimposer un passé devenu obsolète.

Un autre facteur qui a permis la réémergence du Qatar est le manque de cohérence de l'axe contre-révolutionnaire. Dans les années qui ont immédiatement suivi le printemps arabe, les dirigeants saoudiens et émiratis ont évolué au même rythme, en harmonisant leurs politiques étrangères dans de nombreux domaines. Cependant, récemment, avec le prince héritier Mohamed Ben Salman, l'Arabie saoudite a redéfini son approche et appris à agir de manière plus pragmatique en prenant ses distances par rapport aux Émirats arabes unis.

Les raisons d'une telle discorde sont nombreuses. Le régime saoudien s'est trop souvent retrouvé à servir d'appoint aux dirigeants émiratis sans recevoir de grande reconnaissance en retour. Riyad a engagé d'énormes ressources militaires pour financer les grandes aventures contre-révolutionnaires, tout en recevant de sévères critiques sur la question des droits humains. De plus, les Saoudiens ont été pris de court par la décision des Émirats de normaliser les relations avec Israël, sachant pertinemment qu'ils ne pouvaient pas faire de même. En premier lieu parce que la population saoudienne est bien plus nombreuse et l'opposition intérieure bien plus forte, mais aussi parce que les dirigeants saoudiens portent la charge symbolique de la protection du berceau de l'Islam.

Tensions avec l'Arabie saoudite

Fondamentalement, le régime saoudien se bat pour la même part de marché géopolitique que les dirigeants émiratis, et cette compétition a maintenant éclaté au grand jour. Les désaccords publics entre les deux puissances sont devenus plus flagrants, comme l'a prouvé leur divergence, durant l'été 2021, sur la production de pétrole qui a temporairement marginalisé l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP). Cela se perçoit aussi au vu de la récente décision saoudienne de ne faire affaire qu'avec des multinationales qui ont un siège régional en Arabie saoudite, ce qui a amené certaines d'entre elles à abandonner les Émirats pour se replier dans le royaume.

Le rapprochement entre la Turquie et l'Égypte a également favorisé le Qatar. Ce réchauffement des relations montre que Recep Tayyip Erdogan est prêt à réduire le soutien turc aux Frères musulmans, ce qui a encouragé le Qatar à faire de même. Tous deux reconnaissent que les acteurs islamistes de l'establishment, tels que les Frères musulmans en Égypte, Ennahda en Tunisie et le Parti de la justice et du développement (PJD) au Maroc ont perdu de leur influence.

Certes, ce sont trois groupes différents qui opèrent dans des environnements très distincts. Cependant, leur présente situation révèle une tendance générale : un double échec consistant à avoir recours à une idéologie pour s'attirer le soutien populaire, tout en faisant des incursions institutionnelles dans des États autoritaires peu enclins à les voir s'introduire dans leurs appareils. Cela ne marque en aucun cas la fin de l'islamisme en tant que force politique, car des secteurs importants de ces sociétés sont encore prêts à soutenir leurs plateformes conservatrices combinant foi et politique. Cependant, cela permet de faire sortir le dossier de l'islamisme des points de discorde entre Doha et Riyad, tout en déliant les mains du Qatar qui peut agir plus librement.

Des règles du jeu qui changent

Que le Qatar renaisse à travers sa politique étrangère ne signifie pas que ses engagements idéologiques ont changé. Il ne promeut pas le libéralisme, et il ne prône pas un autre printemps arabe. Il ne fait pas partie de la contre-révolution, mais ce n'est pas non plus un acteur révolutionnaire. C'est seulement un acteur pragmatique qui comprend le sens de l'histoire. Mais s'il veut pérenniser ses acquis, il devra néanmoins effectuer une ouverture politique sur le plan intérieur.

De même, si les Émirats ont trébuché, cela ne les affaiblit en rien sur le plan intérieur. Ils se targuent d'une administration publique efficace et de bonnes capacités institutionnelles, qui attirent un éventail impressionnant d'entreprises et de travailleurs venus du monde entier. Leurs réserves énergétiques sont considérables. De plus, bien que leur système politique reste aussi fermé que celui de l'Arabie saoudite, il est moins vulnérable à l'opposition interne et aux protestations publiques compte tenu de leur société plus réduite et de leurs méthodes de contrôle axées sur la technologie. Par conséquent, leurs revers au niveau régional ne se traduiront pas nécessairement par des revers internes.

Néanmoins, le renouveau stratégique du Qatar offre des implications cruciales pour les développements régionaux. Premièrement, maintenant que les règles du jeu entre le Qatar et les Émirats arabes unis ont changé, les deux États chercheront de nouveaux terrains de compétition. La politique qatarie, par exemple, exploite ses ressources éducatives, médiatiques et culturelles pour appuyer son soft power, comme l'ont fait les Émirats. Mais le Qatar doit encore apprendre ce que les Émirats arabes unis ont déjà fait : traduire ces acquis en résultats économiques rentables, par exemple grâce à sa maîtrise de la gestion des ports, de ses investissements ainsi que de son accès aux secteurs économiques cruciaux à l'étranger.

Deuxièmement, les Émirats misent désormais sur Pékin. La présence de la Chine au Proche-Orient repose sur des accords économiques plutôt que sur des moyens militaires comme c'est le cas pour les États-Unis. Et dans le Golfe, les Émirats arabes unis se sont engagés à devenir le point d'entrée de la Chine dans la région. Ils se sont déjà présentés comme une plaque tournante majeure de la diplomatie vaccinale de Pékin, aidant à la fois à produire et à distribuer les vaccins chinois contre la COVID-19 dans le reste du monde arabe. La prochaine étape logique consiste à répondre aux intérêts chinois dans le Golfe en tant que débouchés pour sa « nouvelle route de la soie », ce qui nécessitera des accords plus complexes sur les questions logistiques, le transport et les chaînes d'approvisionnement.

En somme, deux petits États du Golfe aux ambitions démesurées entrent dans une nouvelle ère de compétition géopolitique. Et les résultats de cette confrontation restent imprévisibles.

Au Qatar, les migrants entre réformes timides et abus persistants

L'arrivée de Lionel Messi au PSG ainsi que plusieurs enquêtes pointant du doigt le lourd tribut payé par les ouvriers étrangers sur les chantiers de la Coupe du monde 2022 illustrent la stratégie sportive du Qatar. Hiba Zayadin, chercheuse sur le Golfe à Human Rights Watch s'entretient avec Mouin Rabbani

Mouin Rabbani. — Qui sont les ouvriers impliqués dans la construction des installations de la Coupe du monde de la FIFA 2022 au Qatar ? Disposons-nous de données fiables sur leur nombre, leur pays d'origine, leur salaire moyen, la durée de leur séjour, leur statut légal au Qatar, ainsi que sur les décès et les blessures des travailleurs ?

Hiba Zayadin. — Le Qatar dépend presque entièrement d'environ deux millions de migrants, qui représentent 95 % de la main-d'œuvre du pays dans des secteurs allant de la construction aux services et au travail domestique. Ils sont originaires principalement d'Inde, du Népal, du Bangladesh, du Sri Lanka, du Kenya et des Philippines.

Ils viennent au Qatar parce qu'ils n'ont pas de possibilités d'emploi stable dans leur pays d'origine ou parce qu'ils pensent pouvoir gagner plus d'argent en travaillant à l'étranger. Beaucoup laissent derrière eux des familles qui dépendent d'eux financièrement. Le Qatar a le ratio migrants/citoyens le plus élevé au monde. Sans ces travailleurs, son économie serait paralysée.

Malheureusement, les données du recensement du Qatar ne ventilent pas la population par origine nationale, et le Qatar ne publie pas de statistiques régulières et vérifiables de manière indépendante sur le salaire moyen, la durée du séjour ou le statut juridique dans le pays d'accueil. En septembre 2020, le Qatar a adopté une loi établissant un salaire minimum de base de 1 000 QAR (230 euros) qui s'applique à tous les travailleurs, indépendamment de leur nationalité ou de leur secteur d'emploi.

Au cours des quatre dernières années, Human Rights Watch a exhorté à plusieurs reprises les autorités qataries à enquêter sur les causes des décès inattendus ou inexpliqués parmi des travailleurs migrants, souvent jeunes et par ailleurs en bonne santé, et à rendre régulièrement publiques ces données ventilées par âge, sexe, profession et cause du décès. L'organisation a également exhorté le Qatar à adopter et à appliquer des restrictions adéquates sur le travail en extérieur afin de protéger les travailleurs des risques potentiellement mortels liés à la chaleur. Malheureusement, Doha a refusé de rendre publiques des données significatives sur les décès de travailleurs migrants, et les réglementations conçues pour protéger les travailleurs des dangers de la chaleur et de l'humidité extrêmes sont encore particulièrement inadéquates.

La survivance de la « kafala »

M R.Quelles sont les principales difficultés rencontrées par les travailleurs migrants travaillant dans le secteur de la construction au Qatar, notamment en ce qui concerne les installations construites pour la Coupe du monde de la FIFA 2022 ?

H. Z. — Les travailleurs migrants qui se rendent au Qatar et dans d'autres pays de la région du Golfe sont confrontés à des abus tout au long de leur cycle de migration. Cela commence dans leur pays d'origine, où ils paient souvent des frais de recrutement exorbitants uniquement pour obtenir un emploi au Qatar, et s'endettent souvent lourdement au cours du processus. Lorsqu'ils arrivent dans le pays d'accueil, on leur présente parfois des contrats moins rémunérateurs que ce qui leur avait été promis.

Les recherches de Human Rights Watch ont également montré que les violations des droits des travailleurs migrants au Qatar sont graves et systématiques, et que ces violations découlent souvent de son système de gouvernance du travail connu sous le nom de kafala (parrainage), qui lie le statut légal des travailleurs migrants dans le pays à leurs employeurs. Ce système criminalise la « fuite », c'est-à-dire le fait de quitter un employeur sans autorisation, par exemple pour changer d'emploi. Les travailleurs migrants sont également soumis à la confiscation systématique de leurs passeports par leurs employeurs et doivent payer des frais de recrutement pour obtenir un emploi dans le Golfe, ce qui peut les maintenir endettés pendant des années.

Conjugués à l'interdiction des grèves de travailleurs et à l'inefficacité de la mise en œuvre et de l'application des lois destinées à protéger les droits des travailleurs migrants, ces facteurs ont contribué aux abus, à l'exploitation et même au travail forcé. Parmi les griefs les plus courants des travailleurs migrants figurent le non-paiement ou le retard de paiement des salaires, les conditions de vie dans des logements surpeuplés et insalubres, et les heures de travail excessives. Les travailleurs de la construction et les travailleurs migrants du secteur des services, y compris les nettoyeurs et les agents de sécurité, sont les plus indispensables à l'organisation d'une Coupe du monde réussie et sont pourtant parmi les plus vulnérables.

Le Comité suprême pour la livraison et l'héritage (SC) — l'organisme national chargé de superviser l'organisation de la Coupe du monde au Qatar — a mis en place des protections supplémentaires spécialement pour les travailleurs migrants de la construction employés sur les sites des stades, ce qui a permis d'améliorer les conditions de travail. Mais ces protections ne s'appliquent qu'à environ 28 000 travailleurs, soit un peu moins de 1,5 % de la population migrante totale du Qatar. Elles ne s'appliquent pas aux travailleurs qui construisent le réseau de métro, les autoroutes, les parkings, les ponts, les hôtels et d'autres projets d'infrastructure essentiels pour accueillir les millions de visiteurs que la Coupe du monde attirera. Elles excluent également les nettoyeurs, le personnel de restauration, les agents de sécurité, les chauffeurs et les stewards, des hommes et des femmes qui devront assumer les efforts du secteur de l'hôtellerie pour accueillir l'afflux de personnes visitant le pays. Et même sur les sites des stades, les travailleurs ont signalé des violations de la loi et des protections supplémentaires du SC.

Des réformes insuffisantes

M R.Comment le gouvernement du Qatar, la FIFA et les autres acteurs de la Coupe du monde 2022 ont-ils répondu aux diverses critiques sur le traitement des travailleurs migrants participant à la construction des installations de la Coupe du monde, et les mesures qu'ils ont prises ont-elles eu un impact significatif ?

H. Z. — En octobre 2017, après plusieurs années de pression exercée par des organisations de défense des droits humains, des médias et des syndicats internationaux, le Qatar a promis de démanteler le système de la kafala, qui donne aux employeurs un contrôle excessif sur le statut juridique des travailleurs migrants, et de mettre en œuvre d'autres réformes du travail dans le cadre d'un accord de coopération technique de trois ans avec l'Organisation internationale du travail (OIT).

Depuis lors, le Qatar a introduit plusieurs réformes qui réduisent les aspects abusifs du système de kafala et offrent une protection accrue des travailleurs. Les réformes les plus significatives ont été la levée de l'obligation d'autorisation de sortie pour la plupart des travailleurs, qui empêchait les migrants de quitter le pays sans le blanc-seing de leur employeur. L'autorisation pour les migrants souhaitant changer d'emploi avant la fin de leur contrat n'a également plus cours. Une nouvelle loi établissant un salaire minimum de base non discriminatoire pour tous les travailleurs constitue aussi une avancée. Le Qatar a également mis en place des comités de résolution des conflits du travail, afin de donner aux travailleurs un moyen plus efficace et plus rapide de faire valoir leurs griefs à l'encontre de leurs employeurs ; il a adopté une loi portant création d'un fonds de soutien et d'assurance des travailleurs, destiné en partie à garantir que les travailleurs perçoivent les salaires non payés lorsque les entreprises ne les versent pas ; et il a introduit des amendements prévoyant des sanctions plus strictes pour les employeurs mauvais payeurs.

Pourtant, les travailleurs migrants restent vulnérables aux abus et à l'exploitation. La mise en œuvre et le contrôle inadéquats des dispositions légales actuelles font qu'elles se traduisent rarement par des protections effectives pour les travailleurs, et les employeurs ont tout loisir de choisir eux-mêmes quelles protections ils offrent à leurs employés.

D'autres éléments abusifs du système de kafala restent également intacts. Par exemple, le salaire minimum et l'augmentation des sanctions pour les abus salariaux, bien que positifs, ne sont pas allés assez loin pour éliminer les abus salariaux. Un rapport d'août 2020 de Human Rights Watch a révélé que les employeurs du Qatar violaient fréquemment le droit au salaire des travailleurs et que le système de protection des salaires (Wage Protection System, WPS), introduit en 2015 et conçu pour garantir que les travailleurs migrants soient payés correctement et à temps, ne protège pas les travailleurs contre les abus salariaux. Il peut être mieux décrit comme un système de surveillance des salaires présentant des lacunes importantes.

M R.Quelles mesures clés devraient être mises en œuvre pour sauvegarder les droits et la sécurité de ces travailleurs migrants ?

H. Z. — Tant que le Qatar ne démantèlera pas le système de kafala dans son intégralité et ne permettra pas aux travailleurs migrants de s'affilier à des syndicats et de défendre leurs propres droits, les travailleurs continueront probablement à subir des abus et une exploitation. Bien que certaines réformes aient été introduites, des éléments clés qui facilitent les abus subsistent.

Le Qatar continue également d'imposer des sanctions sévères en cas de « fuite », c'est-à-dire lorsqu'un travailleur migrant quitte son employeur sans autorisation ou reste dans le pays au-delà de la période de grâce autorisée après l'expiration ou la révocation de son permis de séjour. Les sanctions comprennent des amendes, la détention, l'expulsion et l'interdiction de revenir sur le territoire.

Ces dispositions peuvent continuer à favoriser les abus, l'exploitation et les pratiques de travail forcé, d'autant plus que les travailleurs, notamment les ouvriers et les employés de maison, dépendent souvent des employeurs non seulement pour leur emploi mais aussi pour le logement et la nourriture. En outre, les confiscations de passeports, les frais de recrutement élevés et les pratiques de recrutement trompeuses se poursuivent et restent largement impunis, et il demeure interdit aux travailleurs d'adhérer à des syndicats ou de faire grève.

Tous les pays du Golfe concernés

M R.Comment la situation des travailleurs migrants du bâtiment au Qatar se compare-t-elle à celle des travailleurs du bâtiment dans d'autres États du Conseil de coopération du Golfe (CCG) ?

H. Z. — Le Qatar n'est pas le seul pays à utiliser le système de la kafala pour régir sa main-d'œuvre migrante. L'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, Oman, Bahreïn et le Koweït ont également des populations de travailleurs migrants très importantes et imposent diverses formes de ce système. Si le processus de réforme du Qatar a dominé l'actualité internationale, d'autres gouvernements ont eux aussi déclaré leur intention de le restructurer ou de le réformer. Toutefois, ces réformes ne font que du rafistolage et ne contribuent guère à le démanteler.

À l'heure actuelle, les travailleurs migrants des six pays restent liés à leurs employeurs en termes d'entrée dans le pays de destination. La mise en œuvre des réformes déjà adoptées reste inégale dans ces pays. L'une des violations les plus courantes des droits des travailleurs migrants dans les pays du Golfe est le fait que les employeurs ne paient pas les travailleurs à temps et dans leur intégralité, et les travailleurs migrants faiblement rémunérés de toute la région restent extrêmement vulnérables aux violations des droits humains.

Le WPS introduit en 2015 au Qatar a été créé à l'origine par les Émirats arabes unis en 2009. Aujourd'hui tous les pays du CCG, à l'exception de Bahreïn, ont déployé des versions du système de protection de versement des salaires, mais ses limites ont été mises en évidence dans ces pays. Une autre préoccupation dans les six pays du CCG, qui concerne spécialement les travailleurs de la construction et d'autres travailleurs travaillant à l'extérieur, est l'absence de réglementation adéquate en matière de chaleur pour protéger la vie de millions de travailleurs migrants qui effectuent un travail éreintant, jusqu'à douze heures par jour pendant six, voire sept jours par semaine.

Tous les pays du CCG appliquent des interdictions similaires des heures de travail en été, qui ne sont pas liées aux conditions météorologiques et aux températures réelles, mais qui interdisent le travail en plein air à des moments précis de la journée pendant certains mois. Mais les données climatiques montrent que les conditions météorologiques au Qatar et dans d'autres pays du Golfe, en dehors de ces heures et de ces dates, atteignent fréquemment des niveaux qui peuvent entraîner des problèmes de santé liés à la chaleur potentiellement mortels en l'absence de repos approprié. Les six pays doivent faire davantage pour protéger ceux qui construisent leurs infrastructures, font tourner leurs économies et s'occupent de leurs foyers et de leurs enfants. Le point de départ est le démantèlement du système de la kafala et la fin de l'interdiction faite aux travailleurs migrants de se syndiquer.

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Traduit de l'anglais par Laurent Bonnefoy.

La version originale de cet entretien a été publiée le 2 août 2021 par Jadaliyya sous le titre : « Quick Thoughts : Hiba Zayadin on Migrant Workers and the Qatar World Cup ».

Pays du Golfe (S. Boussois)

Voici un livre déconcertant. Au fond, il est mélangé, avec de bonnes choses et quelques unes qui le sont moins. Je n'en suis pas sorti totalement convaincu.

Le titre tout d'abord, qui est finalement assez trompeur. En effet, tout est vu à l'aune de la crise entre l'Arabie Séoudite et le Qatar, déclenchée en 2017. Il s'agit donc moins d'une étude sur les pays du Golfe que sur une crise qataro-séoudienne, qui implique évidemment les autres pays de la péninsule.

Le livre est découpé en une trentaine de courts chapitres, articulés en trois grandes parties : "Aux origines d'une crise", "Une nouvelle guerre froide ?", "D'une crise régionale à une crise mondiale".

La succession de chapitres est finalement assez décousue. Du coup, on se perd un peu à la lecture, sachant que l'appareil de notes est décevant (en plus, reporté à la fin de l'ouvrage, ce qui est profondément agaçant). On n'aperçoit pas de bibliographie ni de carte non plus.

Il reste malgré tout une mine d'informations et de détails qui raviront les spécialistes à l'affut de petites pépites. Mais si l'on cherche un ouvrage de synthèse, permettant un point de situation, il vaut mieux ne pas commencer par cela.

Un autre biais agaçant est le parti-pris de l'auteur, qui charge énormément l'Arabie et se retrouve donc à plaider pour le Qatar. Non pas qu'il faille vouloir établir un équilibre à tout prix, ni même défendre le royaume séoudien et notamment la direction de MBS, qui est comme chacun sait hautement critiquable (brutalité intérieure, interférence au Liban et avec le premier ministre quasi kidnappé, guerre au Yémen, affaire Kashoggi, ... : la liste est longue). Mais du coup, le Qatar est présenté comme un modèle de vertu, ce qui est probablement excessif. Ainsi, le livre de Chesnot et Malbrunot, Nos très chers émirs (ici) n'est pas cité.

Le livre évoque le rôle des Émirats Arabe Unis (on comprend que MBZ est le génie malfaisant derrière MBS) puis très brièvement les autres pays de la région (Oman, Koweït, Barhein). L'Iran ou le Yémen sont rapidement cités, tout comme les États-Unis. Ainsi, l'ouvrage se concentre exclusivement sur une rivalité intra-péninsulaire, ce qui a sa logique mais omet quand même un certain nombre de grands acteurs extérieurs qui auraient mérité une étude plus attentive.

Au final, un livre intéressant, qui vient compléter les connaissances sur un théâtre particulier : encore fait-il avoir des bases assez précises de l'environnement général pour en tirer tout son fruit.

Sébastien Boussois, Pays du Golfe, les dessous d'une crise mondiale, Armand Colin, février 2019, 216 p., 22,9 €. Lien vers l'éditeur

O. Kempf

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