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À partir d’avant-hierAnalyses, perspectives

Aux origines d'une « nouvelle laïcité », plus punitive, plus excluante

Le 15 mars 2004, le parlement français adoptait la loi sur « le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics ». Ce vote faisait suite aux travaux de la commission Stasi à laquelle participait Jean Baubérot, et qui facilitera l'adoption d'une nouvelle conception de la laïcité. C'est son témoignage, recueilli par La vigie de la laïcité, que nous reproduisons ci-dessous, avec une introduction d'Alain Gresh.

Ce que l'histoire retiendra de la commission Stasi, du nom de Bernard Stasi, ancien ministre et ancien député centriste, mise en place le 3 juillet 2003 et qui a remis ses conclusions au président Jacques Chirac le 11 décembre de la même année, c'est qu'elle a prôné l'interdiction des signes religieux dans les écoles. Elle a facilité le vote d'une loi en ce sens le 15 mars 2004, texte que tout le monde désignera comme « loi sur le foulard », malgré son titre officiel, « loi encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics ». Alors qu'au départ bon nombre de ses membres étaient hostiles à cette mesure, ils vont s'y rallier au fil des mois et adopter la vision selon laquelle la France ferait face à une « agression », selon les termes du président Chirac.

La commission Stasi, au-dessus de tout soupçon ?

La France vit un printemps 2003 agité, avec des enseignants en grève et des mobilisations contre la loi sur les retraites. Cependant les politiques et les médias préfèrent se focaliser sur des « problèmes de société ». Le 12 juin 2003, Le Canard enchaîné résume la situation sous le titre : « Les mouvements sociaux font bâiller les journaux ». Les médias, en revanche, ont « embrayé » sur le foulard. Il est vrai qu'un tel sujet, poursuit le journaliste du Canard enchaîné, « permet d'aborder certains thèmes en principe plus “vendeurs” : intégrisme, terrorisme, insécurité en tout genre ». Pourtant, un sondage révèle que 68 % des personnes interrogées pensent que les médias ont alors trop parlé du port du foulard.

Paralysé par ses divisions, aphone sur les retraites, coupé du mouvement enseignant, rallié au social-libéralisme, le Parti socialiste (PS) se réunit en congrès à Dijon au mois de mai 2003. Son numéro deux, Laurent Fabius, consacre l'essentiel de son discours à… la laïcité. Enfin un thème « de gauche » susceptible de rencontrer un écho parmi les enseignants. Les délégués, pour une fois capables de surmonter les clivages entre tendances, applaudissent. Ce déchaînement médiatique et politique s'accompagne de nombreuses enquêtes sur « ce qu'on ne peut pas dire sur l'islam ».

Mais on aurait tort de n'y voir qu'une simple diversion. « La guerre contre le terrorisme » et la lutte contre ceux qui chercheraient à mettre en cause la laïcité deviennent les axes des programmes des principales forces politiques. Le Front national (FN, aujourd'hui Rassemblement national) a réussi à imposer à tous la problématique de l'identité.

C'est dans ce contexte que se réunit une commission qui va être manipulée par son rapporteur, Rémy Schwartz. Le haut-fonctionnaire ne cache pas ses préférences pour une loi contre le foulard, et son adhésion à la vision imposée par le pamphlet islamophobe, Les Territoires perdus de la République1, dont il fait l'éloge publiquement. Il veut donc arracher à tout prix une unanimité contre le foulard, question qui n'est pourtant abordée qu'en fin de travaux. Il sélectionne les témoignages pour imposer l'idée selon laquelle les lycées et les hôpitaux seraient les victimes d'une offensive concertée qui « testerait les défenses de la République ». Jean Baubérot, dont nous publions le témoignage ci-dessous2, sera le seul à s'abstenir sur le rapport. Après avoir demandé à plusieurs reprises que l'on auditionne d'autres enseignants que ceux sélectionnés, il se voit opposer une fin de non-recevoir. À aucun moment ne sont auditionnés des chefs d'établissement pour que la question se règle sur le terrain, par la discussion.

Autre membre de la commission, le sociologue Alain Touraine explique comment, malgré son insistance, l'équipe permanente autour de Schwartz n'a jamais pris la peine de chercher des interlocutrices musulmanes. Sans même parler du refus – levé le dernier jour, alors que les jeux étaient déjà faits – d'entendre des femmes portant le foulard. La commission avait pourtant auditionné sans état d'âme le FN. Au final, la commission permettra d'entériner une remise en cause fondamentale de la loi de 1905 et l'imposition d'une laïcité punitive.

Il faudra attendre le mois de juillet 2004 pour que Bernard Stasi le reconnaisse : « La presse et les pouvoirs publics semblent n'avoir retenu, dans le rapport de la commission sur la laïcité, que l'interdiction des signes religieux à l'école, alors qu'il y avait aussi des propositions positives. C'est une erreur que je ne comprends pas et que je regrette »3. Une erreur, vraiment ?

Charles Mercier.Parallèlement à la mission parlementaire Debré, reprenant une suggestion du rapport Baroin (juin 2003), le président de la République, Jacques Chirac, institue en juillet 2003 une commission chargée de « réfléchir à l'application du principe de laïcité dans la République », dont la présidence est confiée à l'ancien député centriste Bernard Stasi. Jean Baubérot, vous avez fait partie de cette commission Stasi, dont vous avez vécu les travaux de l'intérieur. Vous avez d'ailleurs analysé, en sociologue, la dynamique des travaux. Vous qui êtes classé à gauche, est-ce que vous avez hésité avant d'accepter d'intégrer cette commission initiée par un pouvoir de droite ? Comment avez-vous perçu sa manière de fonctionner ?

Jean Baubérot. — Non, je n'ai eu aucune hésitation. Titulaire de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l'École pratique des hautes études, j'estimais, étant rétribué sur fonds publics, que je devais accepter les diverses sollicitations du politique. Or, dans la période entre le 11 septembre 2001 et les débats sur la loi de 2004, celles-ci furent nombreuses, de l'extrême gauche à la droite de gouvernement. D'autre part, nous avions tous voté Jacques Chirac, pour éviter Jean-Marie Le Pen, au second tour de la présidentielle de 2002 et cela créait un certain climat « d'axe républicain ». D'ailleurs, dans ce cadre, j'étais déjà un « visiteur du soir » de l'Élysée en vue de préparer le centenaire de la loi de 1905. Avec Régis Debray nous avions soumis de grandioses projets au président de la République, ceux-ci tombèrent à l'eau, suite au vote de la loi du 15 mars 2004. C'est un fait peu connu mais important : au vu des réactions nationales et internationales que cette loi a suscitées, la célébration du centenaire fut confiée à l'Académie des sciences morales et politique afin d'être aseptisée. Enfin, l'Élysée m'avait assuré que la commission serait pluraliste, transpartisane, ce qui a bien été le cas.

Oui, j'ai tenté ensuite d'analyser comment la commission a fonctionné, comment un esprit de groupe et une idéologie dominante se sont constitués, comment et pourquoi il y a eu, à la fin des séances, un processus de persuasion mutuelle4. Quelques points : la commission a passé l'essentiel de son temps à rédiger un rapport et il n'est pas facile pour vingt personnes d'opinions diverses de se mettre d'accord sur un texte ! Certains commissaires se disputaient parfois pour des virgules, dans la croyance un peu naïve que ce rapport serait considéré comme le centre de leur travail. Quant aux recommandations, celle qui a été, de loin, la plus discutée par la commission a été le projet concernant les jours fériés, afin d'y inclure une fête juive et une fête musulmane. Nous voulions présenter une proposition réaliste, tenant compte des contraintes de l'école et de celles des entreprises. Nous y avons réussi mais cela nous a pris pas mal de temps, et le politique n'a pas pris en compte notre proposition.

Ces différents facteurs ont fait que nous avons pris pas mal de retard et la question du voile n'est arrivée en débat que le dernier jour de nos travaux. Mais elle avait été progressivement, et habilement, mise sur orbite par le staff, opérant un court-circuit entre droit des femmes et laïcité. Un seul exemple, très significatif, pour illustrer cela : trois talentueuses jeunes-femmes - elles avaient fait l'École nationale supérieure (ENS) ou l'École nationale d'administration (ENA) - nous servaient, en début de séance, le café et des croissants. Ce fait, assez étonnant, réducteur quant au genre, n'était pas dû au hasard : elles en profitaient pour discuter avec nous et je me souviens que l'une d'entre elles m'a dit, avec un charmant sourire : « Monsieur Baubérot, vous qui êtes féministe, vous allez, bien sûr, voter en faveur de l'interdiction du voile » !

D'une manière générale, si la commission avait abordé frontalement les droits des femmes, elle aurait dû traiter bien d'autres problèmes. La suite l'a amplement prouvée, mais on le savait déjà : en juin 2003, au moment où elle se constitue, est publiée la grande Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (Enveff). Effectuée, suite à une demande ministérielle, par une équipe pluridisciplinaire, elle met en évidence l'ampleur de l'omerta qui règne sur les violences faites aux femmes et évalue le nombre de viols annuels à environ 50 000. Pour la laïcité, progressivement, il a été clair qu'aucune modification ne serait faite au subventionnement public des écoles privées sous contrat, et que le contrôle de leurs obligations ne serait pas renforcé ; de même, (suscitant la double protestation d'Henri Pena-Ruiz et de moi-même), on a fait l'impasse sur tout examen sérieux de la situation en Alsace-Moselle, où la loi Jules Ferry laïcisant l'école publique et la loi de 1905 séparant les Églises de l'État ne s'appliquent pas.

Donc, par ce court-circuit entre droits des femmes et laïcité, le port du foulard est, in fine, advenu au premier plan. J'ajouterai que la mise en forme de nos séances et du rapport a été assurée par l'adjoint du rapporteur, un certain… Laurent Wauquiez. J'ai protesté, à plusieurs reprises, sur la façon dont il biaisait nos travaux.

Ch. M.Dans cette commission, vous êtes le seul à vous être abstenu sur la section du rapport préconisant l'interdiction du vote des signes religieux ostensibles. Mais, après la remise du rapport, d'autres membres de la commission, comme René Rémond, ont regretté d'avoir voté le rapport et ont dénoncé le projet de loi du 15 mars 2004. Avez-vous aussi cherché à peser, entre janvier et mars 2004, pour tenter de faire bouger les équilibres ?

J. B. — À la fin des travaux de la commission, le 9 décembre5, j'ai émis deux propositions : la première, pour l'honneur car elle n'avait aucune chance d'être adoptée, consistait à transformer en loi l'avis de 1989 du conseil d'État ; celui-ci tolérait un port non-ostentatoire de signes religieux par les élèves et sanctionnait certains comportements. J'avais travaillé l'élaboration d'une proposition de loi avec un juriste. Ma seconde proposition, plus réaliste au vu de l'évolution de la commission (que l'on peut résumer par la métaphore de l'entonnoir), consistait à indiquer que les « tenues religieuses ostensibles » étaient interdites (mais pas les « signes ») et que, dans le rapport, il serait précisé que le bandana n'en était pas une, donc, n'avait pas à être prohibé comme le port du voile, de la kippa et des pseudo grandes croix. Je reste persuadé que si ce compromis avait été adopté, la suite des événements aurait pu être différente. Mais le staff a refusé de le mettre aux voix et la commission n'a pas protesté. Je me suis donc abstenu, ne voulant pas adopter une mesure mettant le doigt dans un dangereux engrenage, mais ne voulant pas non plus, en votant contre, risquer de me faire instrumentaliser par l'islamisme politique. D'autre part, pour moi, comme d'autres faits sociaux, le port du voile est marqué d'ambivalence.

Cependant, il est intéressant de préciser que, lors du vote, en fin de matinée, nous étions trois à nous être abstenus. Le rapporteur, Rémy Schwartz, déclara alors que nous avions l'après-midi pour changer d'avis. Comme certains m'avaient confié leurs doutes, j'ai déclaré : « Tant mieux, nous serons alors six ou sept à nous abstenir ». Cela amena Schwartz à préciser que le changement de vote possible ne concernait que les trois abstentionnistes ; pour les autres, « c'est fini » indiqua-t-il ! C'est ainsi que, finalement, je me suis trouvé le seul à m'abstenir.

En réponse à votre seconde question : non, je n'ai pas tenté de modifier le cours des choses, au début de 2004, car le discours de Chirac, le 17 décembre 2003, juste après la remise du rapport, montrait que les jeux étaient déjà faits. J'ai d'ailleurs trouvé l'attitude de René Rémond et d'Alain Touraine à ce sujet un peu pathétique. Pour ma part, je me suis plutôt préoccupé de contrer le récit légendaire qu'ils propageaient, prétendant que la commission n'avait pas eu d'autre choix, et nous avons alors échangé des mots assez durs. D'autre part, le ministère des affaires étrangères m'a confié la direction du panel « Religion et politique » dans un forum, organisé par Jacques Chirac, qui réunissait des représentants des gouvernements des deux rives de la Méditerranée et du Golfe arabo-persique. Et il était clair que mon abstention était une des raisons de ma désignation. J'ai été d'accord pour endosser cette responsabilité ; en effet, il m'a semblé important, vis-à-vis de certains pays, de montrer qu'en France on pouvait critiquer la politique du gouvernement sans se retrouver en prison, mais, au contraire, en continuant à recevoir des missions officielles.

Ch. M.Dans l'exposé des motifs de la loi du 15 mars 2004, il est écrit : « Ce texte s'inscrit dans le droit fil de l'équilibre qui s'est construit patiemment depuis des décennies dans notre pays autour du principe de laïcité. Il ne s'agit pas, par ce projet de loi, de refonder la laïcité ». Est-ce que malgré cette déclaration d'intention, la loi n'a pas exprimé et produit une nouvelle laïcité, conçue non plus comme un principe garantissant la neutralité de l'État mais comme un instrument d'acculturation aux valeurs républicaines ? Est-ce que la loi n'a pas accéléré la cristallisation d'un nouvel imaginaire de la laïcité ?

J. B. — La loi de 2004 a-t-elle instauré une « nouvelle laïcité » ? Non et oui. Non car, durant le mandat de Chirac, la loi est restée conforme à l'esprit dans laquelle la commission Stasi l'avait proposée : une exception, limitée par la mention explicite des signes ostensibles interdits à des élèves mineurs, dans une liberté qui restait la règle générale. D'ailleurs, conformément à une autre proposition de la commission, Chirac a créé la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (HALDE), et celle-ci a soigneusement veillé à ce que la loi ne déborde pas de son cadre. Mais, à la présidentielle de 2007, Nicolas Sarkozy l'a emporté sur Ségolène Royal : il a normalisé puis supprimé la HALDE (ce que n'aurait certainement pas fait cette dernière). Ensuite, il fait voter la loi de 2010, interdisant le port du niqab dans l'espace public, et son ministre Luc Chatel a interdit le port du foulard aux mères de familles accompagnant les sorties scolaires. La normalisation, puis la suppression de la HALDE, à mon avis, a joué un rôle essentiel, souvent oublié, dans l'établissement de la nouvelle laïcité.

Cependant, oui, la loi de 2004 marque le début d'un glissement de la neutralité arbitrale de l'État vers des mesures de neutralisation vestimentaire d'individus. La circulaire de Luc Ferry (ministre de l'Éducation nationale en 2004) a d'ailleurs accentué cette dérive. Contrairement à la commission, elle a évoqué la possibilité d'étendre la loi à d'autres signes que ceux explicitement proscrits. Dès lors, la boite de Pandore pouvait être totalement ouverte : port du burqini, de robes longues, du foulard dans les entreprises accomplissant une mission de service public, etc. Effectivement, un nouvel imaginaire de la laïcité a prévalu. Je rappelle ce qu'Aristide Briand avait énoncé en 1905 : aux yeux de l'État laïque, la tenue des prêtres, la soutane, « est un vêtement comme un autre ». Cela signifie que la laïcité ne se préoccupe pas de savoir si un vêtement est religieux ou non, car un vêtement est de l'ordre du réversible, une tenue ne porte pas atteinte à la liberté de conscience. Advient donc, à partir de 2004, et encore plus après 2007, une « nouvelle laïcité » qui tourne le dos à la laïcité historique et se nourrit d'affaires médiatisées ; elle avantage les écoles privées sous contrat en édictant une interdiction valable pour les élèves des seules écoles publiques6.

Ch. M.Y a-t-il un continuum avec les décisions politiques ultérieures sur la laïcité ? Avec 20 ans de recul, peut-on dire que le vote de cette loi initie un nouveau cycle ? Dans quelle mesure la présidence de François Hollande, marquée par la création de l'Observatoire de la laïcité, a marqué une inflexion ? Et celle d'Emmanuel Macron ?

J. B. — En réponse à cette question, j'indiquerai que Sarkozy avait confié le dossier « laïcité » au Haut conseil à l'intégration, ce qui revenait à dire que la laïcité concernait avant tout les immigrés et leurs descendants. Les Franco-français étaient, tel Obélix, tombés dans la marmite laïcité à leur naissance ! François Hollande et Jean-Marc Ayrault ont enlevé le dossier laïcité au HCI et ils ont créé l'Observatoire de la laïcité, ce qui, avec l'instauration du mariage de personne de même sexe, restera la mesure la plus positive de ce quinquennat. Mais les attaques que l'Observatoire a subies, dès 2016 avec Manuel Valls, et sa fin actée par Macron, en 2021, montrent la puissance du lobby de la nouvelle laïcité. Alors, bien sûr, les attentats terroristes ont joué un rôle déterminant. Reste qu'en pratiquant des amalgames et une laïcité à géométrie variable, donc discriminante (cf. l'attitude différente des autorités envers les lycées Averroès et Stanislas), on met en œuvre une laïcité inefficace, contreproductive : en fait, on sert la soupe à ceux-là même que l'on prétend combattre.

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L'entretien de Jean Baubérot par Charles Mercier est reproduit avec l'aimable autorisation de La vigie de la laïcité


1Georges Bensoussan et Emmanuel Brenner, Les Territoires perdus de la République - antisémitisme, racisme et sexisme en milieu scolaire, Les Mille et Une Nuits, 2002.

2Ce même entretien a été publié le 14 mars sur le site de la Vigie de la laïcité.

3Cette citation, comme l'essentiel de ce texte, sont tirés de mon livre L'islam, la République et le monde, Fayard, 2004.

4« L'acteur et le sociologue. La Commission Stasi », Jean Baubérot, dans Delphine Naudier & Maud Simonet (dir.), Des sociologues sans qualité ? Pratiques de recherche et engagements, La Découverte, 2011, pp. 101-116.

5Le 10 décembre a été consacré à « toiletter » le rapport, qui fut remis le 11 au matin à Jacques Chirac.

6Voir Stéphanie Hennette-Vauchez, L'École et la République, la nouvelle laïcité scolaire, Dalloz, 2023.

Inde. Comment Modi attaque de front les musulmans et les sciences

Jouant sur l'islamophobie occidentale et exploitant le relativisme postmoderne, les nationalistes hindous du premier ministre indien Narendra Modi tentent d'opposer un islam conquérant et oppressif à de sages traditions hindoues. Leur hostilité cible tout autant les sciences naturelles que l'histoire, avec la volonté d'imposer aux musulmans indiens, comme au reste du monde, un nouveau récit national.

Le 22 janvier 2024, le premier ministre indien Narendra Modi a inauguré une construction kitsch de style néo-classique à l'emplacement précis de la plus ancienne mosquée moghole du sous-continent, détruite en 1992 par des nationalistes hindous. Fondée par Babour, premier sultan de la dynastie ferghanienne, cette relique avait été vandalisée lors d'émeutes, accompagnées d'un massacre impuni de milliers de musulmans.

Le prétexte invoqué est que la mosquée aurait été érigée sur le lieu de naissance du roi divinisé Rāma, un héros védique ayant vécu il y a 4 000 ans. Or, ce saccage intégriste s'inscrit en fait dans l'agenda nationaliste religieux du Bharatiya Janata Party (BJP) de l'actuel premier ministre. L'aspect raciste de cette offensive, justifiée au nom de la foi, du culte, de l'ordre social et de l'identité hindoue, cible principalement les 225 millions de musulmans (contre 220 millions au Pakistan et 155 millions au Bangladesh), constituant 16 % de la population de l'Inde.

Réécrire les sciences naturelles au nom de la décolonisation

En fait, la campagne coordonnée de réécriture contre la vérité scientifique vise tout autant l'histoire naturelle, physique et biologique que l'histoire sociale et politique. Toutes deux contredisent en effet les vérités sacrées sur la création et l'ordonnancement du monde, de même que l'unicité et l'exclusivité hindoue du roman national.

Cet assaut fondamentaliste est justifié par un même argument : la primauté du savoir traditionnel est menacée par les connaissances occidentales, perçues comme coloniales, et toute légitimité prêtée à l'indo-islamité est elle aussi assimilée à une colonisation. Ce retournement de l'argument anticolonial rappelle celui employé par le Japon militariste des années 1920 et 1930. Humilié par un racisme international bien réel, il a prétexté de l'impérialisme européen pour instaurer sa propre hiérarchie ethnique, encore plus oppressive. Ce mécanisme d'exclusion des principes du progrès occidental au nom d'un particularisme national opprimé est d'ailleurs commun au fascisme italien et au nazisme allemand à la même époque.

Réassurer des dominations anciennes

Cet obscurantisme prive avant tout l'accès des collégiens et lycéens indiens à une information impartiale dans les domaines biologique, géologique, astrophysique, sociaux et politiques, alors que la proportion de scolarisation dans le secondaire est passée de 20 % à 70 % en 50 ans. Face à cette massification de la scolarité, le dévoiement de la lutte contre l'hégémonie coloniale et de l'universalisme eurocentré sert bien au contraire à préserver, renforcer et réimposer la domination bien plus archaïque des castes dominantes, présentées comme nationales, en particulier les brahmanes religieux.

La propagande débilitante du BJP est imposée au peuple avant la spécialisation de terminale. Elle a pour effet de maintenir l'ignorance de chacun dans les domaines qui ne sont pas les siens. Ainsi, la réécriture de l'histoire s'appuie sur le lieu commun selon lequel la civilisation indienne daterait de 5 000 ans (ou plus si affinités). L'argument de l'antériorité et de la continuité d'essence justifierait une prétendue supériorité intrinsèque, en empruntant en réalité à un argument de légitimation national récent et occidental. Ce n'est pas le moindre des paradoxes qu'une propagande réactionnaire utilise des outils occidentaux pour prétendre restaurer un ordre pré et antioccidental.

Écriture indigène, pensée européenne

Pour étayer leur argument de l'antériorité, les promoteurs de la réécriture historique affirment, à l'encontre du consensus scientifique, que la civilisation de l'Indus (XXIVe-XVIIIe siècle avant J.-C.) était déjà brahmane et indo-aryenne. Cette assertion ressuscite la thèse (dépassée) voulant que l'Inde soit le berceau des Indo-Européens, une perspective européenne, raciste et coloniale. Cela a l'avantage d'éviter de situer les Turco-Iraniens musulmans (Ghaznévides, Ghourides, Mamelouks, Turco-Afghans, Timourides, Moghols et Afghans) dans une longue suite d'autres envahisseurs antéislamiques (Scythes, Kouchans, Huns et Turcs). Cette succession millénaire de flux de peuples centre-asiatiques sur une plus ou moins vaste portion du nord de l'Inde ne s'achève que du fait du barrage britannique puis américain qui, de 1838 à 1989, s'attache à bloquer la descente de l'empire russe puis soviétique.

Or, ce processus a justement été initié par les premiers envahisseurs historiques venus d'Asie centrale : ces mêmes Indo-Aryens qui, à la fin de l'âge du bronze, fondent la religion védique, organisent les castes des brahmanes et militaires (kshatriya) et exploitent celle des tributaires (vaishya). Inversement, du côté nationaliste, ce discours aryaniste emprunte à une idéologie coloniale européenne qui opposait les « civilisations indo-européennes » glorieuses aux civilisations « sémitiques » ou « tartares » ontologiquement inférieures. Dès lors, ce n'est pas le moindre des paradoxes qu'une telle convocation d'un imaginaire français et britannique colonial vienne soutenir une lutte prétendument anticoloniale.

Une émotion « scientifique » borgne

Ces attaques coordonnées contre l'éducation non conforme à l'hégémonie nationaliste hindoue ont bien suscité quelques réactions, cependant asymétriques et disjointes. D'un côté, le secteur indien des sciences humaines et sociales, notamment sur l'histoire turco-iranienne et islamique, n'a reçu presque aucun soutien universitaire international. Inversement, s'il y a bien eu des mobilisations éparses dans les milieux étudiant la biologie et la physique, elles n'ont pratiquement jamais évoqué le cas de l'histoire. Le régime de Modi exploite ces cloisonnements universitaires, en particulier le clivage artificiel entre un monde islamophile, suspecté d'être hostile à tout progrès, et un monde des « sciences dures », suspectant le prosélytisme chez les islamophiles, avec un recul très relatif sur ses propres préjugés culturels et idéologiques.

Ainsi, un article de Science1 appréhende l'adoption du concept nord-américain et fondamentaliste chrétien d'intelligent design comme une nouveauté, inattendue en contexte non-abrahamique, qui ne serait pas hostile à la théorie de l'évolution2. Si le mécanisme d'appropriation est valide, la seconde proposition sur l'évolution semble refléter d'emblée les préjugés occidentaux qui tendent à valoriser le polythéisme, et a fortiori les « philosophies orientales », sans avoir à démontrer son hypothèse. Pour autant, les auteurs ont sans doute raison de dire que cette importation repose sur une réécriture ultra-chauvine de l'histoire « prétendant que toutes les grandes découvertes scientifiques peuvent être retracées jusqu'à l'Inde antique », divine et brahmanique. Ainsi, la revue Scientific American3 évoque la suppression du passage d'histoire contemporaine portant sur « la révolution industrielle ». Son auteur Dyani Lewis y explique que, outre la biologie, les livres scolaires sont amputés de chapitres entiers sur les sources d'énergie, la « démocratie », la « diversité » et les « défis à l'encontre de la démocratie ».

Enfin, Nature4 observe à juste titre que « l'Inde n'est pas le seul pays postcolonial à se débattre avec la question de la manière d'honorer et de reconnaître les formes de savoir plus anciennes ou autochtones dans ses programmes scolaires ». L'auteur n'a guère que l'exemple du rapport aux Maoris de la Nouvelle-Zélande, pays complètement occidental. Voilà qui limite la portée de l'argument mettant en exergue que là-bas au moins, « on ne supprime aucun contenu scientifique important ».

Cela étant, Science, Nature et Scientific American n'accordent pas une ligne à la question de l'enseignement de l'histoire ancienne, médiévale et moderne. Ils semblent ne pas avoir été informés, ou être incapables de corréler ces attaques avec celles qui ciblent les sciences humaines, l'histoire de l'islam, et finalement les musulmans dont la survie physique, politique et symbolique est menacée, en même temps que l'avenir de la « diversité » et de la « démocratie » de l'Inde toute entière.

Réactions modérées

Comme le résume dans Deutsche Welle (DW) la journaliste Sushmitha Ramakrishnan5, ni la promotion d'un fanatisme religieux-national, ni l'annihilation de toute compréhension de l'histoire humaine ne semble poser un problème « aigu » aux 2 000 signatures réclamant le retour des théories de l'évolution dans les livres scolaires. Seul importe « le déni de notre compréhension moderne de l'évolution », écrit-elle. Ce dernier est absolument crucial, en effet, mais il est indissociable du discours (a)historique nationaliste hindou qui l'utilise et le sous-tend.

Finalement, dans la moisson de références sur Google, seule une infime partie de la presse (jamais les médias spécialisés en sciences) fait allusion à l'aspect anti-islamique et antimusulman de cette réécriture de l'histoire, toujours dans des paragraphes lapidaires. Ainsi, un article du Financial Times6 évoque seulement l'effacement de la toute dernière dynastie indienne des Moghols (XVIe-XVIIIe siècle) et « l'indignation des milieux académiques », sèche et réductrice allusion que le Irish Times reproduit à partir de la même dépêche.

Réciproquement, il n'y a dans cette remarque aucun rapprochement fait avec l'enjeu majeur porté aux sciences en général, aucune montée en universalité et en commune humanité concernant les sciences humaines et sociales, et par conséquent aucune mise en perspective de ce que cela implique pour les droits sociaux et politiques des centaines de millions de citoyens musulmans de l'Union indienne.

La préparation méthodique d'un ethnocide

De l'autre côté, la chaîne Al-Jazeera7 identifie cette focalisation sur les seuls Moghols en ce qui concerne les sciences humaines. Pour autant, le média qatari s'est inquiété dès 2018 des signes avant-coureurs de cette politique anti-islamique, avec le changement de nom de la grande cité d'Allahabad par le gouvernement provincial d'Uttar Pradesh. Cet État-test est en effet à la pointe de cette politique d'hindouisation forcée. Longtemps au cœur des États du sultanat de Delhi et de l'empire moghol, la population musulmane y est en effet la plus importante d'Inde : 20 % de la province, équivalent à 48 millions d'habitants, soit près du quart de tous les musulmans indiens.

Dirigée par un ministre en chef (chief minister) raciste, le « moine » hindou nommé Yogi Adityanath, cette part de la population a déjà perdu la plupart de ses droits. En 2020, ce dirigeant milite plus ou moins ouvertement pour l'expulsion de tous les musulmans vers le Pakistan. Il déclare d'ailleurs à propos des manifestations contre la pénalisation du divorce de droit musulman de décembre 2019 : « S'ils ne comprennent pas les mots, ils comprendront les balles ». Comparable à son homologue birman (et bouddhiste) Ashin Wirathu à l'encontre des Rohingyas, il a notamment préconisé l'enlèvement de musulmanes en représailles (au centuple) pour tout mariage d'une fille hindoue à un musulman.

Une bonne part du récit nationaliste hindou repose sur la vengeance contre une colonisation islamique millénaire des hindous. Un élément clef de ce discours de persécution est celui des dites « conversions forcées ». Mais le simple fait que les hindous soient encore majoritaires montre qu'il s'agit bien d'un fantasme, en outre contredit par le droit musulman (fiqh) qui a habilement projeté sur les hindous le droit théoriquement limité aux seuls monothéistes de conserver leur religion en échange du paiement d'un « cens », ainsi que le pratique des sultanats locaux.

Yogi Adityanath annonce aussi vouloir installer des dieux hindous « dans toutes les mosquées ». On en conclut que s'il se trouve un mouvement hindouiste pour abattre les mosquées et construire des temples polythéistes, c'est précisément parce qu'il n'y a pas eu de conversion forcée en Inde, contrairement au Mexique désormais catholique à 100 %, et où personne ne veut détruire des églises pour ériger des pyramides néo-aztèques.

Modi se garde bien de relayer cet aspect du processus pour éviter les réactions occidentales. Cependant, au niveau fédéral, sa politique s'illustre notamment par le changement du nom officiel du pays, d'« Hindoustan » en persan médiéval8, à « Bharat ».

Les historiens et les islamisants inaudibles

Contrairement à la presse scientifique, les journalistes d'Al-Jazeera ne se contentent pas de parler de mosquées et de dynasties musulmanes. Ils décrivent toute la révision de l'enseignement dans 14 États fédérés, détaillant, en plus du programme des classes de première, les chapitres des classes de seconde et troisième sur l'évolution, la diversité des organismes, et mentionnent la suppression de la deuxième partie du chapitre « Hérédité et évolution ». Ils citent un professeur indien déplorant que ses élèves perdent ainsi le seul « lieu pour débattre et défier les notions religieuses », l'occasion pour un « enseignant d'amener les étudiants à distinguer la "foi comme moyen de savoir" et la "science comme moyen de savoir" »9.

En somme, la presse islamophile critique clairement la suppression des sciences naturelles irréligieuses dans le secondaire indien, tandis que les médias scientifiques ignorent ou minimisent l'éradication des sciences historiques liées à l'islam. Cette asymétrie avantage l'image internationale du régime indien, qui privilégie la promotion du yoga tout en dissimulant ceux qui, parmi ses troupes, en viennent désormais à menacer ouvertement les symboles universels tels que Gandhi ou le célèbre Taj Mahal.

La dissociation entre la réaction aux atteintes envers les sciences naturelles et les sciences humaines en Inde ne découle pas uniquement des préjugés de biologistes ou physiciens occidentaux. Le silence des milieux universitaires internationaux spécialisés dans les études du sous-continent indien, tant anciennes que modernes, mais aussi des chercheurs en sociétés arabo-musulmanes en général porte une grande part de la responsabilité.

Quand islamophobie se marie avec philo-hindouisme

Les nationalistes hindous progressent justement de l'absence de réaction internationale, en attaquant les vérités biologiques et historiques, mettant en péril la science en général. Les communautés occidentales concernées ont réagi timidement, négligeant l'intersection de leurs disciplines, ce qui a permis à cette menace de croître. Modi adopte volontiers, et de façon réussie, une posture décoloniale avec les hippies, et aryaniste avec les fascistes. Dans ce récit euro-compatible, l'Inde aurait été tout à la fois et successivement un phare scientifique écrasé par l'obscurantisme islamique, puis la victime d'un Occident désanimé.

Le BJP exploite habilement l'islamophobie, l'antidarwinisme, l'anticolonialisme et le philo-hindouisme pour mettre en œuvre son programme de « restauration » réactionnaire, considérant tout apport islamique ou occidental comme des agressions « coloniales » contre l'authenticité et la supériorité ontologique de Bharat.

En activant l'islamophobie occidentale et en exploitant le relativisme postmoderne, Modi et les nationalistes hindous établissent un récit qui peut associer d'une main l'islam à l'oppression et à la régression, et de l'autre les traditions hindoues comme des coutumes et sagesses de peuples premiers à imposer aux droits humains et aux sciences expérimentales. S'ils jouent sur un antagonisme commun envers l'islam, ils s'astreignent à rester discrets sur le bouddhisme - cette autre « philosophie orientale », mais appréciée en Occident -, religion réformée du premier empire indien des Maurya et bannie sous les Gupta, n'ayant dans leur récit que la place du silence gêné.

En conclusion, il parait nécessaire de manifester un tant soit peu de solidarité avec ceux qui luttent sur place pour garder le droit de transmettre les connaissances en biologie, en physique ou en géologie, autant qu'en progrès humain, social et politique dans l'histoire islamique, britannique puis laïque de l'Inde médiévale, moderne et contemporaine.


1« Not teaching evolution is an injustice », L.S. Shashidhara et Amitabh Joshi, Science, 23 juin 2023.

2NDLR. Intelligent design ou le dessein intelligent est une théorie pseudo-scientifique selon laquelle certaines observations de l'univers et du monde du vivant s'expliquent mieux par une cause « intelligente » que par des processus non dirigés tels que la sélection naturelle.

3« India cuts periodic table and evolution from school textbooks », Dyani Lewis, Scientific American, 1er juin 2023.

4« Why is India dropping evolution and the periodic table from school science ? », éditorial, 30 mai 2023.

5« India cuts the periodic table and evolution from school textbooks », DW, 6 février 2023.

6« India drops evolution and periodic table from some school textbooks », John Reed and Jyotsna Singh, Financial Times, 6 juin 2023.

7« Mughals, RSS, evolution : Outrage as India edits school textbooks », Srishti Jaswal, Al-Jazeera, 14 avril 2023.

8Dérivé persan de Sindus (d'où le Sind), désignant le fleuve dont le nom latin est conséquemment « Indus ».

9Le gouvernement justifie également cette révision honteuse ou craintive, en invoquant une « rationalisation » dans le contexte de la pandémie de Covid-19.

Clearing the Fog of Black-Palestinian Solidarity

Par : AHH

As oppressors worldwide are in solidarity, a Palestinian calls for solidarity among the oppressed.

By Ganna Eid of Al Mayadeen

In the past decade, whenever there is an uptick in Palestinian revolutionary activity or Zionist aggression, calls come from the USA, Canada, and Western Europe to activate or otherwise recognize historical Black-Palestinian solidarity.

While there are certainly bases for this solidarity, often they are defined in the negative. The argument follows that our common oppressors–the imperialist USA and the Zionist genocidaires–collaborate in repressing our movements through joint police training exercises, weapons trade, colonialism, and criminalization of revolutionaries. This negative solidarity is based on the fact that our oppressors are in solidarity with one another, therefore we must do the same. Undoubtedly true, this argument does not get to the root of the issue.

Which Black people and Black movements are in solidarity with which Palestinian people and movements historically and in the contemporary juncture? The question must be asked again in light of Kenyan President Ruto’s statement in support of “Israel”, other African states’ relations with the colony, and the existence of groups like IBSI, which promote “Black-Israeli” solidarity. The question must be asked again, also, in order to clear the air and answer the fundamental question of politics and war posed by Mao Zedong: “who are our enemies? Who are our friends?”

In this article, I hope to look at concrete examples of Black-Palestinian solidarity, with an eye toward class and nation, which are often erased in the general call for Black solidarity with Palestine. This is done in order to define exactly what Black-Palestinian solidarity has been, is, and what it can be.

In 1964, Malcolm X (Al Hajj Malek El Shabazz) wrote a piece in the Egyptian Gazette, where he detailed the relationship between Zionism and imperialism.

“The Israeli Zionists are convinced they have successfully camouflaged their new kind of colonialism. Their colonialism appears to be more “benevolent” more “philanthropic” a system with which they rule simply by getting their potential victims to accept their friendly offers of economic “aid,” and other tempting gifts, that they dangle in front of the newly independent African nations, whose economies are experiencing great difficulties.”

The Honorable Malcolm X understood the international element of imperialism and its counterpart in the internationalist movements of the day. This statement is particularly true today as the Zionist regime is trying to dangle economic aid in the face of the Malawian government in exchange for migrant farm labor.

Martyr Malcolm continues:

“The number one weapon of 20th-century imperialism is Zionist Dollarism, and one of the main bases for this weapon is Zionist Israel. The ever-scheming European imperialists wisely placed Israel where it could geographically divide the Arab world, infiltrate and sow the seed of dissension among African leaders and also divide the Africans against the Asians.”


The imperialist strategy of “divide and conquer” is present in much of the early Zionist writing, which saw Palestine as the “gate to Africa and bridge to Asia.” The division of Arabs and Africans along racial lines and the conflation of pre-modern slavery in the Islamic world with American chattel slavery is part and parcel of this imperialist strategy.

Although Malcolm X did not live to see the 1967 war and its aftermath, the Black Panther Party took up this mantle of Black anti-Zionism after his martyrdom.

After the 1967 war against the Zionists, the plight of the Palestinians was injected into the consciousness of many anti-colonial groups worldwide. The Black Panther Party (BPP) in the USA made its first statement in support of Palestine in 1970, according to Dr. Greg Thomas.

The statement reads:

“We support the Palestinian’s just struggle for liberation one hundred percent. We will go on doing this, and we would like for all of the progressive people of the world to join in our ranks in order to make a world in which all people can live.”

The BPP was a Marxist-Leninist formation, inspired by the ideas of Juche in the DPRK, as well as other Marxist tendencies of the day. Their ideas of inter-communalism came in part from this revolutionary Marxist understanding, paired with their own revolutionary understanding of being members of the Black nation in the USA. Thomas continues, showing that the BPP was in “daily communication” with the PLO through their office of international affairs in revolutionary Algiers.

The Panthers’ second statement in 1974 not only called for a Zionist retreat to pre-67 borders but also called for a form of revolutionary inter-communalism and a “people’s republic of the Middle East.” Indeed, many Palestinian and Arab revolutionaries share this vision of a region liberated from Zionism, colonialism, and imperialism.

While revolutionary Black organizations after the Panthers continued to support Palestine vocally, the realities of COINTELPRO and mass incarceration have had a profound impact on the organization and scale of Black resistance inside this country. From his cell in “Ramon” prison, PFLP Secretary-General Ahmad Sa’adat highlights the prison as a tool of the oppressors and a site of struggle for the oppressed:

“From Ansar to Attica to Lannemezan, the prison is not only a physical space of confinement but a site of struggle of the oppressed confronting the oppressor. Whether the name is Mumia Abu-Jamal, Walid Daqqa or Georges Ibrahim Abdallah, political prisoners behind bars can and must be a priority for our movements.”

This statement by Sa’adat is written as part of the introduction to a new printing of Huey Newton’s book Revolutionary Suicide. Sa’adat continues in his introduction, stating that the message and necessity of the Black Panthers is still alive today with mass incarceration and police violence coloring the relationship between the police and the Black masses in America. While movements such as Cooperation Jackson exist today – headed by the Malcolm X Grassroots Movement and some former leaders of the Black Liberation Army – we cannot help but call for a rejuvenation and reuniting of revolutionary Black forces in this country after years of repression.

We must renew the calls for a Republic of New Afrika in the Black Belt as one possible solution to the political necessities of ending the settler colonial entity of the United States. Max Ajl comments in his response to Patrick Wolfe’s work on settler colonialism that “Palestinians from Hamas to the PFLP to Islamic Jihad are using land from which they forced settlers, as the physical land-base for an armed nationalist struggle.”

So while we Palestinians can and must learn from and collaborate with revolutionary Black movements worldwide, we must also shine as a beacon of light on the other side of the revolutionary field of action. Our liberation is incomplete without the liberation of Africa and the Black masses of the Americas.

À Marseille, Gaza fait écho à l'histoire du racisme anti-arabe

Dans les années 1970, la mobilisation des travailleurs immigrés pour la Palestine a été importante dans la cité phocéenne. En 1973, cette ville a aussi été l'épicentre d'une vague de criminalité raciste sans précédent. Aujourd'hui, alors que la municipalité de gauche maintient son soutien à l'UNRWA, les initiatives s'inscrivent dans la mémoire collective anticoloniale d'une partie des Marseillais.

Une histoire qui se répète, ou plutôt se reflète. C'est ce que l'on saisit en filigrane de l'engagement pour la Palestine de nombreux jeunes Français issus de l'immigration. À Marseille, Dalal, 23 ans, descend chaque semaine dans la rue pour demander un cessez-le-feu : « J'ai été très tôt sensibilisée par ma famille à la cause palestinienne, mes grands-parents et arrières grands-parents ayant vécu sous le joug colonial français ». Tout comme Sarah, étudiante algérienne à la faculté de droit d'Aix-Marseille, qui lie son soutien à son histoire personnelle et se dit « très sensible aux questions de lutte indépendantiste et de libération des peuples en raison de l'histoire de l'Algérie ».

Mi-novembre 2023, les manifestations en soutien à Gaza essaiment les rues de Marseille depuis plus d'un mois quand des étudiants décident de lancer le Comité étudiant Palestine. Une initiative qui coïncide dans la cité phocéenne avec les cinquante ans d'une page sombre de l'histoire française. En 1973, une vague de meurtres racistes cible ses immigrés maghrébins, noyés, tués à l'arme blanche, ou battus à mort. La ville devient l'épicentre d'une « chasse à l'Arabe », comme nommera rétrospectivement Le Monde cette période de meurtres en série qui fit une cinquantaine de victimes en France, dont au moins 17 dans la région. Une flambée de violences qui intervient au terme d'années de diabolisation de la figure de l'Arabe.

Car le racisme est une histoire française qui s'accorde aux contrecoups du conflit au Proche-Orient. Dès la guerre de juin 1967, l'opinion publique rejette dans sa grande majorité les puissances arabes opposées à Israël dans la région. Aux avant-postes du soutien écrasant à Israël, des associations de pieds-noirs rapatriés d'Algérie instrumentalisent le conflit pour attaquer les immigrés arabes en France.

Mémoires coloniales

« En France, le fait que la parole coloniale n'ait jamais été dite joue beaucoup dans le soutien occidental à Israël. Pour les Occidentaux, Israël est un exemple réussi de reconquête coloniale ». Depuis le 7-Octobre, Pierre Stambul, porte-parole de l'Union juive française pour la paix (UJFP), multiplie les interventions en soutien à la Palestine. Il clame son antisionisme comme prolongement de ses convictions anticoloniales. Le 16 octobre 2023, la militante gazaouie du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) Mariam Abou Daqqa quitte son appartement à Marseille quand elle est arrêtée par la police à la gare Saint-Charles. « On assiste à une criminalisation de la Palestine par l'État français », s'insurge Pierre Stambul.

Fils de Yakov Stambul, résistant et rescapé juif du groupe Manouchian déporté à Buchenwald, survivant des camps, sa parole jaillit régulièrement des manifestations en soutien à la cause palestinienne à Marseille. Pour lui, mal nommer les choses ajoute au malheur de Gaza :

Ce n'est pas une guerre raciale, ni communautaire ni religieuse, mais coloniale. Et nous faisons face à un colonialisme particulier, puisque le colonialisme sioniste n'a jamais visé à exploiter l'indigène mais à l'expulser et à le remplacer.

Le colonialisme est une histoire partagée entre Israël et la France. Les mémoires à vif héritées du règlement de la « guerre d'Algérie » ancrent le conflit israélo-arabe dans le débat français dès la guerre de juin 1967. Elle « correspond à l'un des moments les plus stupéfiants de l'histoire des passions françaises (…). Un véritable vent de folie s'est alors levé sur le pays, saisi par un déchaînement de haine anti-arabe qui n'allait pas retomber de sitôt »1.

En amont de la guerre de juin 1967, les comparaisons entre Gamal Abdel Nasser et Hitler se multiplient. Ainsi que les manifestations en soutien à Israël. À gauche, comme au Parti communiste, on s'inquiète du caractère anti-arabe qu'elles prennent. Sur les Champs-Élysées, différentes organisations de rapatriés d'Algérie « fournissent d'amples contingents » pour klaxonner sur les cinq notes le slogan « Al-gé-rie fran-çaise » rebaptisé « Is-ra-ël vain-cra ». Selon un sondage SOFRES d'octobre 1967, 44 % des personnes interrogées se considèrent plus fortement hostiles envers les Arabes qu'envers les juifs, contre 3 %2.

Rancunes d'après-guerre

À Marseille en particulier, les fractures identitaires qui survivent au conflit algérien nourrissent la haine contre l'immigré et cristallisent les mémoires coloniales françaises. Ainsi le 7 septembre 1972, le quotidien marseillais Le Méridional qualifiait, en réaction à l'attentat de Munich, l'immigration algérienne de « gangrène ». La veille, un commando de l'organisation palestinienne Septembre noir3 avait pris en otage la délégation israélienne aux Jeux olympiques, à l'issue de quoi 11 de ses athlètes seront tués. Un an plus tard, un épisode de violences racistes sans précédent marquera la France.

Dès sa création en octobre 1972 par des anciens de la Waffen-SS4, le Front national de Jean-Marie Le Pen s'attelle à séduire l'électorat pied-noir. En 1973, lors des élections législatives, son programme propose d'indemniser les rapatriés d'Algérie tout en dénonçant les Accords d'Évian. À Marseille, son candidat Roland Soler, ancien membre de l'Organisation armée secrète (OAS), prétend porter la voix des 100 000 pieds-noirs que compte la ville. Depuis l'indépendance de l'Algérie en 1962, l'afflux des rapatriés Français d'Algérie et des travailleurs immigrés font de la cité phocéenne l'épicentre des flux migratoires en France. En 1973, des statistiques du ministère de l'intérieur font état d'un million deux cent mille Maghrébins en France dont environ 18 % dans le sud-est.

À l'époque, le mythe du retour s'éloigne pour beaucoup d'entre eux qui finissent par s'installer en France. Un mouvement qui coïncide avec Mai 68 et le climat de révolution anti-impérialiste qui oriente les luttes de classe, notamment en France. Après la défaite arabe de juin 1967, la cause palestinienne s'ancre à gauche. « Encouragée par ce souffle international, la résistance palestinienne se voudra l'alternative aux échecs du nationalisme arabe nassérien (…) et véhiculera une idéologie révolutionnaire universalisante »5.

En 1970, des Comités Palestine s'organisent au lendemain des massacres de « Septembre noir »6 contre l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) en Jordanie. Des militants immigrés se saisissent de l'événement pour unir leurs revendications. À Marseille, le comité local est pourchassé par les forces de police, convaincues de trouver parmi leurs militants une cellule clandestine du FPLP. Le soutien à la cause palestinienne par les immigrés est appréhendé par les autorités françaises comme un trouble à l'ordre public. L'expérience des Comités Palestine dure deux ans, avant leur intégration dans le nouveau Mouvement des travailleurs arabes (MTA) en 1972 : « C'était une manière de prendre acte de la transformation de la nature même de notre action, qui a dépassé le soutien aux Palestiniens pour devenir presque entièrement centrée sur la problématique des droits et de la lutte contre le racisme », avance Driss El-Yazami, alors étudiant marocain à Marseille7.

L'engrenage de violences

Mais en 1973, c'est l'escalade8. Le 25 août, en plein centre-ville de Marseille, un chauffeur de bus est tué par un déséquilibré d'origine algérienne. Le lendemain, le rédacteur en chef du Méridional, Gabriel Domenech, signe un éditorial qui fera date : « Assez des voleurs algériens, assez des casseurs algériens, assez des fanfarons algériens, assez des trublions algériens, assez des syphilitiques algériens, assez des violeurs algériens (…) ».

Le 28 août 1973, l'assassinat de Ladj Lounès, 16 ans, abattu de trois balles, provoque une grève générale des travailleurs immigrés à l'initiative du MTA. C'est sur son cercueil, rapatrié en Algérie depuis la gare maritime de la Joliette, que l'appel est lancé. Entre août et décembre 1973, une cinquantaine d'agressions et 17 meurtres d'immigrés algériens sont comptabilisés dans la région, informations brièvement évoquées dans les pages des faits divers de la presse locale : « En une ou deux lignes, il est seulement question de crânes fracturés, de morts par balles ou à coups de hache, de coups de feu tirés depuis des voitures, de noyés retrouvés dans le Vieux-Port (…) »9.

Les violences sont si graves que le président algérien Houari Boumédiène décide de suspendre les départs des travailleurs : « Si la France ne veut pas de nos ressortissants, qu'elle nous le dise, nous les reprendrons ! » Le 14 décembre, un attentat revendiqué par le Groupe Charles Martel vise le consulat d'Algérie à Marseille. Le bilan est de 4 morts et 16 blessés. Mais l'antiracisme politique hérité de la mobilisation pour la Palestine est déjà ancré dans l'expérience politique des immigrés arabes en France. En 1974, le sujet du vote des immigrés est notamment posé lors du premier congrès des travailleurs étrangers à Marseille.

Luttes en marche

La création de l'Association des travailleurs maghrébins de France (ATMF) en 1982 marque une étape dans l'approche politique de la question de l'immigration. À l'origine nommée Association des Marocains en France (AMF), fondée par Mehdi Ben Barka, elle prend acte de l'abrogation du décret de 193910. À l'époque la création d'associations dites « étrangères » se fait sur une base nationale et reste subordonnée à l'autorisation du ministre de l'intérieur. Les immigrés de nationalités différentes pouvaient difficilement s'unir au sein d'une même organisation. Une barrière que les Comités Palestine puis le MTA ont contribué à commencer de lever.

Mais à l'heure des 40 ans de la Marche pour l'égalité et contre le racisme, partie de Marseille le 15 octobre et arrivée en fanfare à Paris le 3 décembre 1983, le bilan des luttes antiracistes convoque une mémoire coloniale encore étouffée. La gauche socialiste s'inquiète alors des revendications portées par des jeunes de banlieues arborant le keffieh palestinien. Pour Antoine, 20 ans, étudiant en cinéma à Marseille, « les raisons des violences, physiques ou institutionnelles, qui sont perpétuées sur les immigrés et descendants d'immigrés sont liées idéologiquement au soutien (français) apporté à un État génocidaire »11. Dalel pointe pour sa part les récentes « interdictions de manifester début octobre qui s'inscrivent dans le continuum colonial français ».

Ce que montre tristement la participation du Rassemblement national (RN) et de Reconquête ! à la marche contre l'antisémitisme du 12 novembre 2023 à Paris, Éric Zemmour ne lésinant pas devant les micros des chaînes d'info en continu sur les prétendus dangers de « l'immigration venue des contrées musulmanes » qui entretiendrait l'antisémitisme en France.

Lundi 5 février 2024, plus d'une semaine après l'annonce par un certain nombre de pays de leur suspension à l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), Benoît Payan, le maire (ex-socialiste) de Marseille, déclarait maintenir les 80 000 euros d'aide de la ville à l'UNRWA. L'agence onusienne avait révélé fin janvier avoir licencié 12 employés accusés d'être impliqués dans les attaques du Hamas du 7-octobre. À l'origine de ces allégations, Israël refuse néanmoins de partager avec l'organisme ses éléments de preuves. Une pétition avait invité l'édile marseillais à ne pas participer à une « punition collective » pour Gaza. Message reçu, contrairement à plusieurs pays occidentaux dont les États-Unis.


1Samir Kassir et Farouk Mardam-Bey, Itinéraires de Paris à Jérusalem. La France et le conflit judéo-arabe, tome II, 1958- 1991, Minuit, coll. « Les livres de la Revue d'Études Palestiniennes », 1993, Paris.

2Yvan Gastaut, « La Guerre des Six jours et la question du racisme en France », Cahiers de la Méditerranée, 2005, pp. 15-29.

3NDLR. Organisation fondée à la suite de la répression sanglante, en septembre 1970, par l'armée jordanienne des fedayins palestiniens qui ont pris leurs quartiers dans le royaume hachémite, devenu la base arrière de la résistance armée palestinienne en Cisjordanie. Voir Alain Gresh, « Mémoire d'un septembre noir », Le Monde diplomatique, septembre 2020.

4Comme Pierre Bousquet, premier trésorier du Front national dont il dépose les statuts avec Jean-Marie Le Pen en 1972.

5Georges Corm, Le Liban contemporain, La Découverte, 2003.

6En septembre 1970, l'armée jordanienne s'attaque aux fedayins palestiniens dans tout le pays, notamment à Amman. La Résistance sera chassée du pays l'année suivante.

7Marie Poinsot, « Une idée revenait tout le temps parmi les ouvriers : pas de politique », Hommes & migrations, 2020, pp. 25-29.

8Lire sur ces événements, l'excellent roman de Dominique Manotti, Marseille 73, Les Arènes, 2022.

9Rachida Brahim, La race tue deux fois. Une histoire des crimes racistes en France (1970-2000), Editions Syllepse, 2021.

10Décret-loi qui interdisait aux immigrés de constituer des associations selon la loi de 1901 et instaurait un régime dérogatoire pour les associations étrangères.

11Antoine, 20 ans, étudiant en cinéma et membre du Comité étudiant pour la Palestine à Marseille.

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Le racisme juif, modèle de tous les racismes

«Cette purification ethnique devenue systématique dans l'État d'Israël d'aujourd'hui, découle du principe de la pureté ethnique empêchant le mélange du sang juif avec le «sang impur» de tous les autres».

« Good Bye Julia ». Deux femmes au cœur du Soudan déchiré par la guerre

Sorti en 2023, alors même que le Soudan est ravagé par la guerre civile entre l'armée et des milices, Goodbye Julia porte un regard sensible sur ce pays méconnu. Il est porté par la relation entre deux femmes que tout divise, mais qui vont se retrouver autour de la musique et de l'espoir d'un avenir différent.

Très remarqué et applaudi au dernier Festival de Cannes où il a obtenu le prix de la Liberté dans la sélection « Un certain regard », le film soudanais Good Bye Julia de Mohamed Kordofani actuellement en salles à Paris et en province est une admirable œuvre chorale, qu'il faut absolument voir pour son sujet —ou ses sujets —, ses personnages et sa brillante mise en scène. Il a pour cadre un pays déchiré par ses conflits, aux accents universels. On pense inévitablement au Proche-Orient et à la Palestine, à la haine et à l'intolérance qui les embrasent.

Le film s'adresse autant au grand public qu'aux cinéphiles. Ode à la liberté et à l'amitié de deux femmes que tout sépare, l'une est chrétienne du sud du Soudan, l'autre musulmane du nord. Premier long métrage de son auteur, c'est en outre l'une des rares œuvres cinématographiques provenant de ce pays déchiré par des décennies d'instabilité, de dictatures et de guerres, où le 7e art même est chose rare et le public plutôt porté vers le cinéma égyptien. Donc une sorte de miracle, d'événement unique dans son genre qui nous concerne tous, car s'en dégage une profonde humanité.

GOODBYE JULIA I Bande-annonce - YouTube

Un pays divisé

À la veille de la division du Soudan et de la création du Soudan du Sud le 9 juillet 2011, Mona, ex-chanteuse nord-soudanaise, cherche à se racheter d'avoir accidentellement causé la mort d'un homme sud-soudanais tué par son mari en engageant son épouse Julia comme domestique. Une belle et étrange amitié, entourée de mystère, se noue entre les deux femmes, l'une bourgeoise, l'autre réfugiée à Khartoum. Cette dernière n'a jamais connu son pays natal (le Sud) et qui rêve d'un nouvel exil en prenant le bateau pour l'Europe, eldorado du tiers monde. Mona quant à elle cherche une autre voie vers la liberté, et un moyen de sortir de la solitude, une solitude accentuée notamment par l'incompréhension de son époux et son besoin d'expier et de racheter le crime de celui-ci.

En acceptant de devenir domestique et de loger avec son enfant chez sa maîtresse, elle se heurte au mari de Mona, prisonnier de ses valeurs traditionnelles, issues d'un islam ancestral qui n'a pas évolué. Aussi traite-t-il avec mépris le mari de Julia qu'il a tué devant le porche de sa maison alors qu'il s'en approchait, pour lui un « animal » issu d'une « race d'esclaves ». Au milieu de la tragédie qui se joue entre Israéliens et Palestiniens, on ne peut s'empêcher de penser aux injures proférées par des responsables de l'extrême droite israélienne contre les habitants de Gaza qualifiés eux aussi d'« animaux » méritant d'être éliminés.

« Nous n'avons pas de chants dans nos mosquées ! »

Le film se déroule sur deux registres qui s'entrelacent, l'un politique et historique — le Sud se prépare au référendum de 2011 pour accéder à l'indépendance après cinquante ans de conflit (qui intéresse peu Julia) ; l'autre, personnel, nous plonge dans l'intimité des personnages (jalousie, intolérance, amour et amitié, recherche de la liberté, amitié hors normes, religion, dévotion à la musique). Si besoin était, la musique justement fait saillir encore plus la beauté inépuisable de ce film qui ne verse à aucun moment dans le mélodrame. C'est grâce à elle qu'on peut se retrouver et non se diviser, explique délicatement le film.

L'humour aussi est bien présent, avec discrétion. Ainsi, Mona qui entre pour la première fois dans une église de Khartoum accompagnée de sa nouvelle amie, s'écrie-t-elle : « Tiens, on y chante. Nous n'avons pas cela dans nos mosquées ! » Mona, l'ancienne chanteuse qui a dû renoncer à son métier à cause de son mari prisonnier d'idées d'un autre temps.

Goodbye Julia est construit autour des destins individuels des deux femmes, de leurs chemins de vie, soulignant les déchirements intimes de chacun des personnages. Alors que le Soudan traverse une période critique de son existence, le réalisateur propose son film comme une autre voie possible : celle de la réconciliation, de la compassion, de l'échange. « J'ai déjà pardonné […], mais je ne peux pas faire la paix. Pour faire la paix, on a besoin de l'autre », dit un des personnages. Un message qui va bien au-delà du Soudan.

Le thème de l'enfance est aussi très présent dans l'histoire à travers l'itinéraire du fils de Julia, qui en est un des fils conducteurs dans un monde d'adultes. Il est quasiment adopté par le maître de la maison qui ne peut avoir d'enfants (une tare dans ce milieu très conservateur), choyé autant que faire se peut, et deviendra sans doute soldat dans la nouvelle république du Soudan du Sud vers laquelle il vogue à la fin.

À l'ombre de la révolution de 2019

Sur ce film, le réalisateur quadragénaire né au Soudan s'est expliqué dans un entretien accordé au journal Jeune Afrique daté du 9 novembre, juste avant sa sortie : « Tout part de mon intimité. J'ai grandi entouré d'hommes, de mon père, de mes oncles, tous très conservateurs. Je n'avais pas d'autres options que d'embrasser cette culture traditionnelle. Je ne me suis pas questionné. C'était très dogmatique. À Khartoum, d'où je viens, être conservateur, c'est reproduire la culture du patriarcat, qui est elle-même imprégnée de racisme. J'ai hérité de tout cela. Mais j'ai commencé à changer quand je suis parti étudier en Jordanie, quand j'ai voyagé et me suis ouvert à d'autres façons d'appréhender le monde », explique-t-il.

L'idée du film a jailli pendant la révolution qui a chassé la dictature le 11 avril 2019, puis le coup d'État du 30 octobre 2021 qui a amené les militaires à s'assurer le contrôle total du pouvoir et les évènements qui ont suivi, ce qui a fait qu'il a été réalisé dans des conditions très difficiles en raison de la situation. « Ce film porte plus sur la question de la préservation de ce qui reste du Nord, pour qu'il n'y ait pas davantage de ruptures. Le Nord souffre des mêmes choses encore aujourd'hui. Il y a toujours des discriminations de la part des Arabes envers les populations afrodescendantes, toujours un fossé économique énorme entre elles et la classe supérieure arabe. Les deux personnages féminins sont là pour illustrer ce qui aurait pu se passer. »

Les deux splendides actrices rehaussent la beauté et l'intensité du film. « Pour incarner Mona, raconte encore le réalisateur, je voulais une chanteuse. Quand j'ai vu cette femme [Eiman Yousif], assise à la terrasse d'un café, elle avait un langage corporel et un peu de mélancolie sur le visage, même quand elle souriait. C'est exactement comme cela que j'imaginais Mona. Pour le personnage de Julia [Siran Riak], ça a été plus difficile. Je cherchais une Soudanaise du Sud capable de parler l'arabe de Khartoum. Ce qui est rare, car la plupart d'entre elles sont parties en 2011 ». Puisse-t-on accorder plus de pouvoir aux femmes d'Afrique, du Proche-Orient comme d'ailleurs…

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Goodbye Julia
Film de Mohamed Kordofani
avec Eiman Yousif et Siran Riak
2023
2 h

Antisémitisme. L'extrême droite blanchie par son soutien à Israël

La scène aurait été impensable il n'y a pas si longtemps : des députés et des partisans de l'extrême droite, pour certains compagnons de route du Groupe union défense (GUD), défilant aux côtés de groupes extrémistes juifs comme la Ligue de défense juive (LDJ) et le Bétar, dans la « marche contre l'antisémitisme » du 12 novembre à Paris. Au même moment, une partie de la gauche, qui a accepté de servir de caution à cette manifestation, se faisait huer.

En quelques semaines, les autorités françaises, aidées par nombre de forces politiques et de médias, ont levé le dernier obstacle à la « normalisation » de l'extrême droite dans l'espace politique, en tolérant, voire en se félicitant de la participation du Rassemblement national (RN) et de Reconquête à la marche du 12 novembre contre l'antisémitisme. La haine des juifs n'est donc plus liée aux héritiers du Front national — parti cofondé par un ancien Waffen SS — qui continuent à affirmer que Jean-Marie Le Pen n'est pas antisémite.

Cet antisémitisme n'aurait aucun lien non plus avec Reconquête, dont le dirigeant Éric Zemmour va répétant, malgré ses condamnations, que le maréchal Pétain aurait « sauvé les juifs français ». Désormais, ce racisme se manifesterait notamment par « la désertion de la France insoumise » selon Dov Alfon, directeur de Libération, pour qui « la participation du Rassemblement national à la marche civique » serait simplement « gênante » (sic). Et pour ne pas s'arrêter en si bon chemin, des participantes à cette marche ont, contrairement à ce qu'ont affirmé nombre de médias, arboré des drapeaux israéliens, entérinant ainsi la confusion — trop fréquente, trop systématique, trop dangereuse — entre Israël et les juifs. Un geste qui s'inscrit dans la droite ligne de la volonté déjà affichée par le président Emmanuel Macron en juillet 2017, lors de la commémoration de la Rafle du Vel' d'Hiv' aux côtés de Benyamin Nétanyahou, de faire d'Israël le dépositaire de la lutte contre l'antisémitisme à travers le monde.

Des juifs ? Non, des Israéliens

Car l'exemple est venu de haut. Le gouvernement d'Emmanuel Macron, celui-là même qui affirmait que Philippe Pétain fut « un grand soldat », souhaitait commémorer la naissance de Charles Maurras, défenseur de l'antisémitisme d'État. Quant au ministre de l'intérieur Gérald Darmanin, il a écrit un livre pour expliquer que Napoléon Bonaparte « s'intéressa à régler les difficultés touchant à la présence de dizaines de milliers de juifs en France. Certains d'entre eux pratiquaient l'usure et faisaient naître troubles et réclamations »1.

Pour le RN, le processus de blanchiment a commencé en 2011 : Marine Le Pen affirmait alors le soutien de son parti à Israël, tandis que Louis Aliot, son compagnon et numéro 2 de ce qui s'appelait encore le Front national, se rendait à Tel-Aviv et dans les colonies pour tenter d'y séduire l'électorat français. De quoi faire oublier l'ardoise du père et rassurer les autorités israéliennes qui, depuis plusieurs années, ne cachent pas leurs accointances avec ces sionistes antisémites, dont le populiste hongrois Victor Orban est un des chefs de file. Récemment, Israël a ouvert un dialogue avec le parti Alliance pour l'unité des Roumains, qui glorifie Ion Antonescu, le leader du pays pendant la seconde guerre mondiale. Il avait collaboré avec les nazis et porte la responsabilité de la mort de 400 000 juifs2. De l'Autriche à la Pologne, Nétanyahou ne compte plus ses alliés d'extrême droite, néofascistes, souvent négationnistes, voire nostalgiques du IIIe Reich.

La classe dirigeante israélienne ne fait en réalité que perpétuer ainsi une tradition qui remonte au temps des pères fondateurs du sionisme : trouver dans les antisémites européens des alliés à leur entreprise, et qui se prolonge à la faveur de la « convergence coloniale ». L'universitaire israélien Benjamin Beit-Hallahmi écrivait, à propos de l'alliance entre son pays et l'Afrique du Sud de l'apartheid dans les années 1960 — 1980, dont le parti au pouvoir depuis 1948 avait eu des sympathies pour l'Allemagne nazie :

On peut détester les juifs et aimer les Israéliens, parce que, quelque part, les Israéliens ne sont pas juifs. Les Israéliens sont des colons et des combattants, comme les Afrikaners3.

Ainsi, trouver des accommodements avec l'antisémitisme européen est depuis longtemps le choix des dirigeants israéliens qui ne s'intéressent à la lutte contre ce racisme que pour faire taire les critiques de leur gouvernement, à l'image de Nétanyahou qui qualifie d'« antisémite » toute velléité de la Cour pénale internationale (CPI) ou de l'ONU d'enquêter sur les crimes de guerre commis par l'armée israélienne. Le journaliste Amir Tibon de Haaretz raconte à quel point cette alliance « est une priorité des forces religieuses de droite en Israël, qui proposent aux nationalistes européens un marché : Israël vous donnera un sceau d'approbation (certains l'ont cyniquement décrit comme un "certificat casher"), et en retour vous soutiendrez les colonies israéliennes en Cisjordanie occupée »4. On retrouve la même stratégie à l'égard des États-Unis, quand Nétanyahou ferme les yeux sur l'entourage antisémite de Donald Trump, sur l'idéologie des fondamentalistes chrétiens — le lobby pro-israélien le plus puissant à Washington qui le soutient, ou quand il reçoit le patron de X (ex-Twitter) Elon Musk à Jérusalem, quelques jours après avoir cautionné un tweet antisémite de ce dernier. Si le milliardaire américain s'est finalement excusé, sa plateforme a vu augmenter de 60 % les tweets antisémites depuis qu'il en a pris le contrôle.

La Palestine comme catalyseur

C'est précisément autour de la « convergence coloniale » que s'articule le « nouvel antisémitisme » contre lequel marchent, côte à côte, les partis dits républicains et ceux de l'extrême droite. Ses deux cibles ? La gauche décoloniale d'une part, celle qui refuse la hiérarchie des racismes, qui n'en dénonce pas un (l'antisémitisme) pour nier l'existence de l'autre (l'islamophobie), et les musulmanes dans leur ensemble, qu'on appelait hier encore « les Arabes », et dont les aînées marchaient il y a 40 ans déjà contre le racisme d'État. Cette gauche qui a refusé de blanchir le RN est diabolisée, qualifiée d'antisémite à la moindre critique contre Israël, tandis que le ministre de l'intérieur interdit à plusieurs reprises aux soutiens des victimes palestiniennes de manifester ou de se rassembler, au nom de la lutte contre l'antisémitisme, avant d'être rappelé à l'ordre par les tribunaux.

C'est que les Israéliens comme les dirigeants d'extrême droite européens perçoivent les musulmanes comme l'ennemi principal. Le génocide en cours à Gaza sert de catalyseur à cette stratégie. Autour de la défense d'Israël se rencontrent la fachosphère et les soutiens de cet État, tous deux mobilisant l'imaginaire de la « guerre de civilisations » à l'œuvre depuis le 11 septembre 2001. Aux déclarations belliqueuses et eschatologiques de Nétanyahou, parlant d'une bataille du « peuple de la lumière » contre « le peuple des ténèbres » répondent en écho les propos de Gilles-William Goldnadel dans Le Figaro évoquant « la bataille finale » entre « l'être occidental, sa culture paisible et démocratique » et « l'Orient ». Entre la réalité coloniale en Palestine occupée et celle, fantasmée, d'un « ensauvagement » des banlieues (musulmanes, évidemment) dont « les petits blancs » seraient les premières victimes, il n'y a qu'un pas, qu'une partie de plus en plus large de la classe politique franchit allègrement. Des parallèles que relève le journaliste Daniel Schneidermann dans un tweet du 30 novembre :

Civilisés contre barbares : j'ai parfois l'impression qu'on me raconte des histoires comparables quand on me parle de Gaza et quand on me parle de Crépol5.

C'est ainsi que le sénateur Stéphane Ravier, membre de Reconquête, peut déclarer au Sénat le 11 octobre lors d'une séance de questions au gouvernement :

Ces Frères musulmans qui vivent parmi nous à cause de la folle politique d'immigration que vous tous avez soutenue ici, mes chers collègues, par faiblesse ou par conviction, il faut les traiter comme en Israël : par une réplique radicale et impitoyable.

Ainsi, l'ennemi intérieur est là, hier juif, aujourd'hui musulman. Gagné lui aussi par la rhétorique électoraliste de l'extrême droite, le gouvernement français a décidé de faire de la lutte contre l'immigration sa « grande cause », et tente désespérément d'obtenir le soutien des Républicains que rien ne sépare, sur ce sujet comme sur beaucoup d'autres, du Rassemblement national. « Aujourd'hui, il y a une volonté d'accord », a déclaré à ce propos la présidente de l'Assemblée nationale Yaël Braun-Pivet. Depuis son arrivée à la présidence, Macron a transformé — ou plutôt poursuivi la transformation — de la laïcité de 1905 en laïcité punitive contre les musulmanes. Il a agité le spectre du séparatisme en faisant tout pour que les musulmanes françaises ne se sentent pas chez eux sur notre territoire. Si les actes antisémites ont été, à juste titre, dénoncés, aucune parole publique ne s'est élevée contre le déferlement de propos ouvertement arabophobes et islamophobes, voire les incitations au meurtre et à la violence, sur les chaînes de télévision et sur les réseaux sociaux, y compris contre des journalistes musulmanes.

Ce deux poids deux mesures, l'immobilisme de la France et de l'Union européenne devant le génocide en cours à Gaza et le déchaînement de violence islamophobe institutionnelle n'auront qu'une conséquence : creuser le fossé de plus en plus large non seulement entre les pays du Nord et du Sud — et notamment entre la France et le Maghreb —, rendant performatif le discours du « choc des civilisations », mais également au sein même de nos sociétés. La stigmatisation permanente d'une partie de nos concitoyennes et des immigrées, en plus du musellement de toute voix critique à l'encontre de Tel-Aviv n'auront qu'un seul effet : nourrir une colère qui se transformera en haine, et viendra s'abattre aveuglément dans les rues de nos villes.


1Gérald Darmanin, Le Séparatisme islamiste. Manifeste pour la laïcité, L'Observatoire, 2021.

2« ‘Shared Values' : Netanyahu's Israel Cements Another Grim Alliance With Europe's Far Right », éditorial de Haaretz, 29 août 2023.

3Benjamin Beit-Hallahmi, The Israeli Connection. Who Israel Arms and Why, Pantheon Books, New York, 1987. Cité par Alain Gresh dans De quoi la Palestine est-elle le nom ?, Les Liens qui libèrent, 2010.

4Amir Tibon, « Koshering Antisemites : Israel's Shameful Jewish Year », Haaretz, 14 septembre 2023.

5NDLR. C'est à Crépol qu'a eu lieu le meurtre du jeune Thomas lors d'une rixe. De nombreux responsables politiques et éditorialistes se sont saisi de l'incident pour en faire un cas de « racisme anti-blanc ».

Julien Dray, fondateur de SOS Racisme, invite une Française en désaccord avec Israël à quitter la France

par Marcel D. À en juger par les récentes diatribes de l'un des fondateurs de SOS Racisme, Julien Dray, il semble bien que ce dernier ait abandonné les barricades pour brandir l'étendard d'Israël.

L’enfer est pavé de bonnes intentions (21) – L’antiracisme

En ces temps particulièrement agités, qui ne s’associerait pas volontiers à la lutte contre l’antiracisme ? Certains êtres primaires sans doute hélas, car il est de fait que des actes et des paroles racistes ont lieu depuis toujours et tendent à se développer ces dernières années et ces dernières semaines, notamment avec la montée des tensions communautaires ou internationales. Mais faut-il pour autant, comme le suggèrent certains, en venir à contrôler une liberté d’expression, déjà mal en point ?

 

Quand on cherche à éliminer l’adversaire…

L’assaut vient, cette fois, du sénateur communiste Ian Brossat. Probablement désireux de faire parler de lui et de justifier ses mandats, rien de tel que de défendre en apparence une idée chère au plus grand nombre : agir contre le racisme et l’antisémitisme. Idée d’autant mieux venue que c’est dans l’air du temps après la grande marche contre l’antisémitisme du week-end dernier qui a réuni des milliers de personnes et nombre de personnalités de tous bords politiques… ou presque. Mais surtout, il s’agit là – il faut bien se le dire – d’un moyen bien commode de caricaturer un adversaire et de réclamer sa tête.

Car en effet, si l’on se réfère à cette courte séquence diffusée sur le réseau X, le sénateur ne se cache pas dans sa volonté d’apparenter Éric Zemmour – et nul autre – à la haine, au racisme et à l’antisémitisme. Nous avions la personnification de La Mort, nous avons maintenant celle de La Haine et du Racisme.

 

Une ficelle un peu grosse

La ficelle est un peu grosse (et je ne suis pas là pour défendre particulièrement Éric Zemmour). D’autant plus grosse que, comme le relèvent aussitôt les commentateurs de ce message, il y a beaucoup à dire de ceux qui prétendent afficher ainsi leur vertu. Mais personne n’est complètement dupe.

A-t-on oublié, demande l’un (affiche historique à l’appui), que le parti auquel adhère notre sénateur vertueux a un passé pas toujours très glorieux en matière d’antisémistisme ? Ou qu’il a été responsable, selon certaines estimations de chercheurs, de rien moins que 100 millions de morts, interroge un autre ? Et quid de l’antisémitisme de Karl Marx, inspirateur du même communisme ?

Bien sûr, nous ne sommes pas là pour dresser une liste exhaustive de toutes les réactions à ce message (et nous aurions pu en citer beaucoup de tout à fait légitimes). Mais quand même… Qu’un représentant d’un parti qui est très loin d’avoir toujours été clair sur ces questions mette en avant sa vertu et son exemplarité pour s’attaquer ainsi à une cible exclusive et à travers elle s’attaquer surtout à la liberté d’expression, pose problème.

 

Une liberté d’expression à géométrie variable

C’est d’autant plus navrant que l’on sait tous que les représentants de la justice en France, surtout lorsqu’ils militent auprès d’un syndicat réputé très engagé, n’apparaissent pas toujours comme tout à fait neutres dans leurs décisions. On sait aussi que les accusations de racisme, d’antisémitisme, ou même d’autres propos ou actes odieux, vont parfois bon train, dans la mesure où elles permettent de mettre facilement en difficulté un adversaire et de l’éliminer au moins temporairement ou le décrédibiliser plus durablement.

Donc où commencent et où s’arrêtent la liberté d’expression, la chasse à la parole équivoque ou qui pourra être interprétée de telle ou telle manière, suspectée de telle ou telle arrière-pensée, pourchassée devant les médias puis le cas échéant devant la justice ?

La question vaut la peine d’être posée, car au-delà des apparences se cache trop souvent de la mauvaise foi, de mauvaises intentions, des arrière-pensées politiques. Il est certainement plus sage de s’en tenir aux textes existants et de les appliquer : les actes et propos racistes ou antisémites sont susceptibles d’être jugés et condamnés, très bien. N’y mêlons pas de prétendues bonnes intentions destinées à semer la zizanie dans la prise de parole, notamment politique, et aboutir en pratique à des campagnes de chasse aux sorcières peu glorieuses et souvent très violentes.

Surtout quand on se trouve sur un terrain fragile et miné, où règnent clairement une certaine dose de mauvaise foi, d’aveuglement, de naïveté, voire de mensonges. Quand il ne s’agit tout simplement pas… de peur.

 

Postures et impostures

Une fois encore, nous sommes là dans les habituelles postures politiques. Défendre la vertu, mais détourner le regard en cherchant à pointer du doigt l’arbre qui cacherait la forêt…

N’est-ce pas au sein de cette gauche présumée si vertueuse depuis au moins Robespierre, et adepte des révolutions, que l’on pratique le mieux la privation de la liberté de parole ?

Au lieu de prendre le risque de créer des tensions supplémentaires en brandissant sans arrêt l’arme du racisme et de l’antisémitisme, dont tant de mouvements ou associations aux intentions équivoques nous ont habitués, nous pourrions par exemple de nouveau conseiller une lecture plus saine et faisant bien davantage appel à la Raison : « Faut-il tolérer l’intolérance ? », sous la direction de Nicolas Jutzet. Voilà qui vaudra bien mieux que de simples raccourcis aux intentions à peine voilées.

 

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Pierre Valentin : « Vivre dans des milieux « inclusifs », c’est frôler quotidiennement l’exclusion. »

Pierre Valentin est diplômé de philosophie et de science politique, ainsi que l’auteur de la première note en France sur l’idéologie woke en 2021 pour la Fondapol. Il publie en ce moment Comprendre la Révolution Woke chez Gallimard dans la collection Le Débat.

Contrepoints : Bonjour Pierre Valentin. Avant d’entrer dans le vif du sujet : le wokisme, ça existe ou pas ? Pourquoi utiliser le terme wokisme plutôt qu’un autre, comme gauche identitaire ou encore gauche postmoderne ?

Pierre Valentin : J’utilise le terme car, initialement, c’est une auto-revendication, et non un terme « créé par et pour l’extrême droite » comme on peut l’entendre. Aussi, je ne crois pas à l’idée que ça puisse être un pur épouvantail dans la mesure ou la signification du terme (« éveillé ») est intrinsèquement positive.

Je cite par exemple Alex Mahoudeau qui parle lui-même de « panique morale », et qui pourtant dans une note de bas de page concède qu’il y a très peu de mouvements qui se revendiquent être les « endormis », les « inconscients »…

Enfin, il y a une filiation intéressante avec le protestantisme aux États-Unis, qui a connu dans son histoire plusieurs grands « revival », trois ou quatre selon les historiens que l’on interroge, et qui à chaque fois se vivaient comme des « grands réveils ». Là, on a un mouvement qui se veut à la fois athée et original, et qui a repris sans le savoir ce terme « d’éveil », qui est très chargé symboliquement.

Donc pour toutes ces raisons j’y tiens !

Ensuite, pourquoi est-ce que je ne parle pas simplement de « militants d’extrême gauche » ? Car il y a encore, par exemple, des marxistes « pur jus », à l’ancienne, qu’il faut classer à l’extrême gauche, et qui pourtant vont critiquer le wokisme, estimant que les questions économiques sont trop reléguées au second plan. Sinon on pourrait parler de « gauche intersectionnelle », mais ça parle très peu au public français. Bref, j’ai essayé et, sincèrement, je n’ai pas trouvé de meilleur terme.

Souvent dans l’espace public, les gens qui critiquent l’usage du terme sont rarement dans une critique purement sémantique. C’est davantage qu’ils sont dérangés par le sujet en tant que tel, car ils ne veulent pas apparaître marqués. Certains centristes par exemple, aiment dire que les vrais sujets sont ailleurs (IA, par exemple), et ne veulent pas traiter de sujets « controversé » et « polémique », et donc disent « le wokisme, après tout, ça ne veut rien dire »…

Sur la définition du wokisme, je donne la mienne dans l’ouvrage. Pour le dire simplement, je dis que c’est une idéologie qui perçoit les sociétés occidentales comme étant fondamentalement régies par des structures de pouvoirs, des systèmes d’oppressions, des hiérarchies de dominations qui ont pour but d’inférioriser l’Autre, c’est-à-dire la figure de la minorité sous toutes ses formes, par des moyens souvent invisibles, et le woke est celui qui est « éveillé » à cette réalité néfaste et qui se donne la mission d’aller « conscientiser » les autres.

 

Contrepoints : On comprend en vous lisant qu’il y a une importance considérable apportée à la question de la sémantique, du langage, du discours, du symbole. Vous expliquez dans l’ouvrage qu’il y a une volonté claire de ne pas se laisser nommer, que le wokisme cherche constamment à minimiser l’apparence de son influence pour la maximiser dans les faits. Pourquoi ?

Pierre Valentin : Oui, il y a un rapport très paradoxal au pouvoir. Samuel Fitoussi explique ça très bien : si on est sur un plateau et qu’on a un militant qui se présente en « antiraciste », toute contradiction vous placera dans la position de celui qui défend le racisme. Donc ils forcent une certaine forme de binarité, de manichéisme, faisant disparaître toute notion de neutralité à laquelle ils ne croient pas.

Toutefois, il y a des gens qui, à nouveau, s’en revendiquent. On peut citer Rokhaya Diallo qui a défendu le terme récemment, ainsi que Jean-Michel Apathie. Un sondage montre qu’au Royaume-Uni, 12 % des Britanniques en 2021 revendiquaient le terme.

Je trouve que le débat public est moins faussé en utilisant ce terme que si on entre dans « l’antiracisme face aux autres ».

Par ailleurs, c’est la première fois que la gauche a perdu le contrôle d’un terme qu’elle a elle-même créé. On essaye donc de tuer l’animal de compagnie qui se serait évadé de l’enclos. Une fois qu’on ne le maîtrise plus, il faut qu’il meure et on va dire qu’on ne l’a jamais revendiqué – ce qui est faux et je le démontre dans l’introduction du livre – et que par ailleurs il ne voudrait rien dire, ce qui, à nouveau, est faux car on peut le définir.

 

Contrepoints : La thèse centrale de votre ouvrage est de dire qu’au fond, l’idéologie woke ne possède aucune unité conceptuelle conséquente, si ce n’est le fait qu’elle est, sur le plan des idées, une pure négation, et sur le plan normatif, une simple volonté déconstructrice. Pouvez-vous développer ?

Pierre Valentin : Je suis vraiment rentré dans l’analyse du wokisme il y a plusieurs années maintenant avec une approche la plus analytique possible, en cherchant à dénicher l’unité de ce mouvement. Et j’ai mis beaucoup de temps avant de trouver un axe commun car les contradictions étaient gigantesques.

Prenons l’exemple de la formule médiatique « la communauté LGBT ». De façon arbitraire on s’arrête à la quatrième lettre alors qu’il y a une quantité infinie de lettre dans cet acronyme. De plus, l’ordre des lettres – qui est déjà une hiérarchisation implicite, ce qui pose question dans un mouvement égalitariste – n’est pas adoubé par qui que ce soit et change tout le temps. Il y a parfois des lettres exclues. Au Royaume-Uni il y a « l’alliance LGB », qui veut exclure les Trans du reste. Il y a de surcroît la question du logiciel du sexe VS le logiciel du genre. Enfin, selon l’aveu des lesbiennes et de beaucoup d’homosexuels que je cite dans le livre, ces lettres ne se côtoient pas souvent. Qu’est qu’une « communauté » qui ne se côtoie pas ?

Outre l’acronyme, si l’on prend du recul, et qu’on la mélange avec la question décoloniale, la question du racialisme américain, la question du handicap… Bref, quelle est la cohérence dans cette myriade de contradictions ? Typiquement, l’éloge de la fluidité dans le mouvement queer contraste avec l’éloge de la rigidité dans leurs courants racialistes.

Et pour autant, on sent qu’il y a une forme d’unité dans le désir du racialisme de se « queeriser », et à l’inverse dans le désir du mouvement queer de se racialiser. Il y a là une affirmation d’un désir d’unité, que l’on retrouve avec le slogan de la « convergence des luttes ».

L’autre élément d’unité, c’est celui de l’ennemi commun. Il y a même un rapport dialectique entre les deux, qui est qu’au fur à mesure que vous fragmentez votre schéma intersectionnel avec de plus en plus de catégorisations, plus l’importance d’un ennemi commun est centrale pour réunir tout ce beau monde.

Avec l’effondrement des grands récits qui structuraient la gauche (communisme, social-démocratie, proposition libérale), la seule unité possible va devenir celle du bouc émissaire. Pascal Perrineau écrit dans La logique du bouc-émissaire en politique (PUF) : « On peut avoir l’impression que plus la gauche et la macronie pâtissent d’un déficit d’idéologies de référence plus elles n’hésitent pas à manier la diabolisation de l’adversaire de droite pour retrouver une raison d’être ».

 

Contrepoints : Ces contradictions vous amènent à faire le pari suivant : le wokisme semble condamné, à l’instar peut-être de tout mouvement révolutionnaire, à reproduire ce qu’il dénonce, et donc, pour reprendre une phraséologie marxisante, à s’effondrer sous le poids de ses propres contradictions. Pourquoi ?

Pierre Valentin : Oui, je pense que nous sommes face à une spirale de pureté. L’inclusion, d’ailleurs, n’est pas un état de fait, mais une dynamique derrière laquelle il faut toujours courir. On revient d’ailleurs à l’étymologie du mot, initialement sous la forme d’un hashtag en deux termes, « #Stay Woke », « restez éveillés ». Donc on est toujours menacé d’extrême droitisation, et l’exclusion est une possibilité quotidienne. Vivre dans des milieux « inclusifs », c’est frôler quotidiennement l’exclusion.

Sur les contradictions, je pense qu’il faut faire le parallèle avec le communisme. On sait aujourd’hui que le communisme était voué, lui aussi, à s’effondrer sous le poids de ses propres contradictions. Or, est-ce que L’archipel du Goulag de Soljenitsyne a été futile pour autant ?

Encore une fois, on n’a pas de goulags en Occident fort heureusement, mais Soljenitsyne aurait été ravi que l’URSS s’effondre avant les goulags. Donc la notion de temporalité est loin d’être secondaire dans ce débat.

J’ajouterais également que, là ou il faut tempérer l’optimisme que peut nous inspirer l’idée d’une autodestruction, c’est que, pour prendre une métaphore, si le boulet coulera forcément au fond de l’océan, il menace toutefois de s’accrocher à notre cheville sur son passage. Aux États-Unis, le monde universitaire a déjà aboli toute notion de sélection et de mérite, ce qui veut dire une « médiocrisation » folle de leurs élites. On commence à mettre en place des mathématiques « décolonisées » pour se défaire des mathématiques blanches…

Bref, ce ne sont pas des questions neutres, et la question du moment auquel on va réussir à arrêter cette vague idéologique n’est pas secondaire.

Ce qui m’intéresse aussi, c’est l’état de désarroi existentiel et spirituel dans lequel devaient se trouver les communistes au moment de la chute du mur de Berlin. Redémarrer idéologiquement après cet effondrement sera très compliqué si tous sont « convertis ».

 

Contrepoints : Au fond, le wokisme n’est-il pas une volonté de la part de ces militants et idéologues de simplement prendre le pouvoir ? Et pensez-vous qu’il serait pertinent de parler d’ingénierie sociale pour définir l’idéologie woke sur le plan normatif ?

Pierre Valentin : Oui, tout constructivisme génère un utopisme. Pour les libéraux et les conservateurs, le mal est une donnée inhérente de l’âme humaine que l’on ne parviendra jamais totalement à éradiquer. Quand on dit que tout est construit, la présence du mal dans la société devient d’un même geste scandaleux car elle pourrait ne pas être. Le constructivisme implique un utopisme déconstructeur. Ce qui fait qu’on a des mentalités à changer, une culture à changer…

Je cite par exemple Antonio Gramsci comme le chaînon manquant entre le marxisme à l’ancienne et ce néo-marxisme que l’on a là, notamment sur l’aspect racial, et qui va réhabiliter le militantisme. Si l’on dit que c’est uniquement l’économique qui détermine le culturel, on vient de mettre tous les militants, tous les relais culturels, tous les artistes au chômage moral et intellectuel. Or, pour un militant cela n’est pas acceptable, il faut qu’il ait un rôle à jouer dans la révolution, et ainsi Gramsci va faire l’éloge de la prise des relais culturels pour faire advenir la révolution.

Sur la relation paradoxale au pouvoir elle me paraît fondamentale, et se traduit de différentes façons. Premièrement, ils sont absolument certains, dans leur compréhension d’eux-mêmes, d’être des dissidents. Ils ne sont jamais les dominants, et c’est pour cette raison qu’ils insistent tant sur le terme de « colon », que ce soit pour parler et des Juifs en Israël ou des Français en France, car cela permet de rigidifier la catégorie de dominant. Donc d’un seul coup, ceux qui luttent contre les colons deviennent de gentils résistants courageux.

Ils ont un problème qui est que, lorsque les grandes entreprises mettent en avant leur logo aux couleurs LGBT, lorsque la marque Lego arrête de faire la publicité de leur boîte de police car cela ferait l’éloge des violences policières, lorsque l’on a un unanimisme occidental pro-woke, à ce moment-là ils sont dans une position délicate. Dans le fond ils sont contents que leurs idées soient diffusées, mais ils espèrent également maintenir l’image de dissidents ; garder le statut de David contre des Goliath.

C’est à mon sens l’objectif de la formule de « woke-washing » : résoudre cette contradiction terrible et douloureuse, ou en tout cas atténuer sa portée. Les grandes entreprises seraient de leur côté uniquement dans les paroles et non dans les actes.

C’est ce qui m’a poussé à théoriser la notion de « dissideur », c’est-à-dire de décideurs qui se veulent dissidents, et qui tiennent coute que coute à cette posture. On a le sentiment que pour être un pouvoir aujourd’hui, il faut nécessairement se présenter comme un contre-pouvoir. Pour le dire autrement, si Greta Thunberg, FIFA, l’ONU, Europe Écologie Les Verts, l’UNICEF et l’UE arrivaient à tomber d’accord sur le contenu d’une tribune, ils l’intituleraient « lutter contre le système ». Cet « antisystémisme » me fascine et se révèle une contradiction centrale au cœur de leur œuvre et de leur conception du monde.

 

Contrepoints : Vous évoquez dans un chapitre la question des liens entre la philosophie woke et la psychologie. Pourquoi ?

Pierre Valentin : Je tiens à dire en préambule que je n’ai pas de formation en psychologie, mais que je m’intéresse à ce sujet. Déjà, ce qu’il faut noter, c’est qu’indépendamment de la question du wokisme, il y aurait en soi un immense sujet sur le rapport au corps, sur le rapport aux écrans, sur le rapport à la sociabilité, à la santé mentale en général dans ces jeunes générations.

Depuis les confinements, certains de ces phénomènes se sont même amplifiés, comme l’atomisation sociale et la bureaucratisation des rapports sociaux. Pour moi, ce sont des tendances lourdes à la fois du wokisme et des problèmes plus généraux de santé mentale.

Se pose ensuite la question complexe et délicate de la direction du lien causal. Est-ce leur idéologie qui provoque ces troubles, ou est-ce ces troubles qui favorisent l’émergence de cette idéologie ? Je ne tranche pas définitivement la question, mais je pose les deux directions comme étant possibles, voire probables.

Du psychologique à l’idéologique, il y a énormément de témoignages, comme celui de Nora Bussigny, qui montrent que la phrase « je dois aller voir mon psy » est extraordinairement commune et répandue. Ils ont, souvent, des rapports compliqués avec leurs parents. On voit également qu’il y a au même moment trois choses dans une bonne part du monde occidental : une explosion de l’usage d’Instagram chez les jeunes filles, une explosion des troubles du rapports au corps (anorexie, boulimie) et une explosion de la « transidentité ». De plus, le taux de suicide des trans avant et après transition est deux fois supérieur à celui des homosexuels, qui est déjà très élevé.

Donc il y a une tendance lourde de gens profondément déstructurés, qui ensuite, dans un second temps, chercheraient une idéologie pour justifier cet état de fait. J’ai trouvé que la série de Blanche Gardin sur Canal + était intéressante, car son hypothèse implicite était que c’est d’abord le narcissisme qui va se chercher une cause, et non la cause qui génère le narcissisme.

Quand on a des jeunes qui disent « j’adoube Shakespeare et Jeanne d’Arc uniquement à la condition qu’ils soutiennent mes points de vue ; aujourd’hui, en 2023 » nous avons là du narcissisme pur : le monde extérieur doit venir renforcer mes idées sinon il doit disparaître. Les grandes figures occidentales peuvent continuer à exister à la condition qu’elles soient d’accord avec Moi.

Pour la causalité de l’idéologique vers le psychologique, disons pour commencer qu’il est difficile de tenir ne serait-ce que plusieurs semaines en essayant d’être le plus cohérent possible avec la théorie critique de la race sans tomber en dépression. Cette théorie postule deux prémices : d’abord que le racisme est le pire péché qui existe, et deuxièmement qu’il est présent dans toutes nos structures sociales, dans nos discours… Si on essaye vraiment d’appliquer ces deux prémices, la conclusion qui s’impose est que toute la réalité sociale est condamnable. Le monde devient forcément très sombre et déprimant.

Le psychologue Jonathan Haidt montre que quand on guérit des gens de la dépression, on emploie la CBT (thérapie cognitivo-comportementale) afin de pousser les patients à identifier les distorsions de la réalité et qu’ils arrêtent de les pratiquer.

Le wokisme, assez explicitement, pousse à faire l’inverse : « vous pensez avoir eu un rapport cordial avec quelqu’un d’une autre couleur de peau, vous ne vous rendez pas compte qu’en réalité il y avait un soubassement cynique, raciste, qui fait que vous n’avez pas eu un rapport sain avec cette personne ».

Il me semble difficile de dire qu’il n’y a pas au moins un rapport, une causalité, en ce sens-là.

 

Contrepoints : Vous parlez d’une génération plus fragile, surprotégée, profondément narcissique, dans le culte de la victimisation… Et vous en déduisez que cela mène inévitablement à un besoin accru de protection qui passe par une forme de bureaucratisation et une attente de protection de la part de l’État et de la collectivité dans son ensemble. Pouvez-vous développer pour nous ce point ?

Pierre Valentin : Le psychanalyste Ruben Rabinovitch avait écrit avec Renaud Large une note sur le wokisme très intéressante sur le sujet. Ce qu’il dit aujourd’hui, c’est que s’il est très inquiet du wokisme, il l’est encore davantage de « l’après-wokisme ». On pousse tellement loin dans le désordre, qu’il va y avoir un désir d’ordre, d’une figure du père qui siffle la fin de la récré, brutalement s’il le faut.

Sur la bureaucratisation, il y a un rapport très ambigu entre les associations et l’État. Pour parler, là-encore, en termes psychanalytiques, l’État est pour eux à la fois le père tyrannique et la mère nourricière. L’État c’est celui qui est « systémiquement raciste », mais dont j’ai quand même besoin des subventions mensuelles pour faire marcher mon association. C’est un guichet dont on est dépendant mais que l’on déteste.

Ça touche encore une fois au sujet du narcissisme. La conception de la liberté que l’on a en Occident depuis un certain temps et qui se caractérise par l’absence de contraintes, honnit tout rapport de dépendance, tout en concédant par ailleurs, et là vient la contradiction, que dans les faits l’homme moderne est très dépendant de différentes formes de bureaucraties, privées ou publiques. Donc il y a une tension entre ce désir d’indépendance et l’absence d’indépendance réelle qui génère de la frustration.

 

Contrepoints : On a parfois le sentiment que votre livre est en fait un livre sur l’histoire des fractures de la gauche qui semblent, selon-vous, être la meilleure grille de lecture pour comprendre le wokisme ?

Pierre Valentin : Oui ! Ce n’est pas très original mais il faut rappeler que l’affaire du foulard de Creil en 1989 est un moment de rupture. D’ailleurs, 1989 est l’année de toutes les décisions : Fukuyama écrit sur la fin de l’histoire, Kimberlé Crenshaw publie son premier article sur l’intersectionnalité, et il y a l’affaire du foulard où la gauche est face à un choix décisif entre ses différentes options intellectuelles.

On peut énumérer ces options de façon purement horizontale : il y a l’universalisme, le rationalisme, la croyance dans le progrès, la fascination pour la figure de l’Autre etc. Le problème de cette façon de les poser, c’est que certaines sont entrées en conflit, et que la gauche a été obligée de les hiérarchiser. Or, si ce choix est intellectuellement fascinant, c’est parce qu’il révèle quelles idoles comptaient plus que les autres.

Au moment de Creil, il y avait donc la laïcité, l’universalisme et le rationalisme d’un côté, et la fascination pour la figure de l’Autre combiné à un certain sens de l’histoire de l’autre côté. Dans cette deuxième option, il y avait cette idée de « nouveaux damnés de la terre », des nouvelles minorités qui sont pratiques car, quand on a cette idée de sens de l’histoire, de bougisme, tout ce qui est nouveau est toujours mieux. Donc cette fascination pour la figure du musulman, cet nouvel « Autre », entrait en contradiction avec les idéaux de la laïcité, de l’universalisme, du rationalisme, qui ne sont pas des idéaux que ces nouveaux damnés de la terre tiennent en haute estime.

Et au moment de ce conflit, la gauche a hiérarchisé en faveur du second camp, et c’est à ce moment que des gens comme Alain Finkielkraut, Marcel Gauchet, Michel Onfray etc. se sont retrouvés un peu malgré eux déportés vers la droite, voire l’extrême droite.

Quand un mouvement avance rapidement, c’est qu’il a pris de l’élan ! Ce changement prend racine dans des causes plus profondes, et il faut faire la généalogie de ce bouleversement. Donc je partage votre analyse quand vous dites qu’au fond, c’est autant un livre sur la gauche et son évolution que sur le wokisme.

 

Contrepoints : Sur cette généalogie, un des points communs que l’on peut trouver entre le marxisme et le wokisme, c’est le rapport à la violence et à la manière dont on la légitime…

Pierre Valentin : Oui ! Ce que je trouve intéressant, c’est qu’il y a un quelque chose de vaguement chic qui consiste à dire que cela n’aurait rien à voir avec du marxisme. Sauf que les points d’accords restent très profonds. Je cite les sociologues Jason Manning et Bradley Campbell qui parlent d’une « conflict theory », une « théorie du conflit » qui structure à la fois le marxisme et le wokisme.

Cette théorie repose sur quatre hypothèses.

D’abord, les conflits d’intérêts sont inhérents à la vie sociale. Deuxièmement, ils produisent des résultats à somme nulle, une partie gagnant au dépend de l’autre. Troisièmement, à long terme les élites gagnent aux dépens des autres. Et enfin, seul un changement radical révolutionnaire peut réduire de façon significative la domination des élites. Wokisme et marxisme partagent ces prémisses très structurantes.

On voit également le lien avec la légitimation de la violence. La fin justifie les moyens, la fin étant de faire la révolution, ce qui fait que tout est bon pour la faire advenir, avec un conséquentialisme assumé. La violence serait cette grande accoucheuse de l’Histoire. Le paradoxe étant que ce conséquentialisme a des conséquences désastreuses, comme nous l’avons vu.

Un entretien réalisé par Baptiste Gauthey, rédacteur en chef de Contrepoints.

Victoire de l’extrême droite aux Pays-Bas : trois leçons pour la Flandre

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Le sionisme est à la base une idéologie raciste et génocidaire

par David Miller. L’épidémie de déclarations génocidaires qui a suivi le 7 octobre a choqué le monde. Le sionisme a toujours été une idéologie et un mouvement intrinsèquement raciste et génocidaire.

Cheikh Anta Diop Proved Ancient Egyptians Were Black

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The Israeli-Palestinian Conflict: Haters and Racists on Both Sides

By Scott Lazarowitz Israelis are calling the large-scale terrorist attack by Hamas against Israelis on October 7, 2023 their “9/11.” Over 1,400 Israelis were killed...

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Un dangereux amalgame - Lettre ouverte d'écrivains juifs (nplusonemag)

Un groupe d'écrivains juifs a rédigé cette lettre après avoir constaté qu'un vieil argument gagnait en puissance : l'affirmation selon laquelle critiquer Israël est antisémite. Les rédacteurs d'un grand magazine étaient prêts à publier la lettre, mais leurs avocats leur ont déconseillé de le faire. Les auteurs partagent cette lettre en solidarité avec ceux qui continuent à s'exprimer en faveur de la liberté des Palestiniens. Ajoutez votre nom ici.
Nous sommes des écrivains, des artistes et des militants juifs (...)

Tribune libre & Opinions / , ,

Universités en Californie : quand la lutte antiraciste vire au racisme

Même les luttes bien intentionnées peuvent mal finir. Érigé en norme après la Seconde guerre mondiale, l’antiracisme est en passe de sombrer dans un véritable chaos idéologique, et les universités nord-américaines ne sont pas en reste dans ce travail de sape.

 

Université inclusive

Le journal Le Monde vient de révéler un document stupéfiant, émis par la direction du California Community Colleges (CCC), l’organisme qui gère les cycles courts de l’enseignement supérieur public en Californie.

Ce document est destiné à mettre en œuvre la politique DEI (Diversity, Equity, Inclusion). Pour ce faire, tous les personnels « doivent démontrer qu’ils travaillent, enseignent et dirigent dans un environnement diversifié qui célèbre et inclut la diversité ».

Un engagement individuel est attendu. Il ne s’agit pas d’une simple recommandation, puisque les personnels seront évalués sur leurs compétences et résultats en matière de DEI. Le ton est très vite donné : il est notamment précisé qu’ils doivent être conscients que les identités sont « diverses et fluides », fondamentales pour les individus, et qu’elles sont à l’origine des « structures d’oppressions et de marginalisation ».

 

L’antiracisme au soleil de la Californie

Le document est accompagné d’un glossaire qui est un monument en soi. Tout le vocabulaire woke y figure : racisme structurel, identité de genre, privilège blanc, discrimination, racisme voilé, inclusion, micro-agression, etc. Sa lecture étant vivement conseillé pour qui souhaite disposer d’un condensé de l’idéologie woke.

On peut y déceler cinq idées principales.

Le racisme est partout

C’est ce que soulignent notamment les articles sur le « racisme structurel » et le « racisme institutionnel ». Le racisme imprègne les institutions et les mentalités. Même s’il est difficile de localiser précisément la « domination blanche », celle-ci « se diffuse et infuse dans tous les aspects de la société ». Elle est donc présente dans l’histoire, la culture, la vie politique et l’économie.

Le racisme est à sens unique

Il concerne uniquement l’attitude des Blancs à l’égard des minorités de couleur. Aucune remarque ne concerne le racisme qui pourrait émaner des minorités vers la majorité, ou entre les minorités elles-mêmes. La notion de « privilège blanc » illustre bien ce caractère unidimensionnel du racisme. Seuls les Blancs sont frappés par le mal ; tous les autres groupes en sont épargnés.

La population se divise en deux : les racistes et les non-racistes

Le texte l’affirme explicitement : « les personnes sont antiracistes ou racistes ». Il n’existe donc ni situations intermédiaires ou équivoques ni attitudes contradictoires ou plurielles dans le rapport que chacun peut avoir avec autrui. On est soit du côté du Bien, soit du côté du Mal ; on est pur ou impur.

L’antiracisme nécessite d’effectuer une conversion personnelle

Il doit se traduire par un engagement total. Ceux qui prétendent être non-racistes sont dans le déni des problèmes. Un antiraciste authentique est celui qui commence par confesser ses torts : il doit admettre qu’il a lui-même été raciste. Une fois converti, il doit mettre toute son énergie dans la lutte pour abattre le racisme systémique. Un prosélytisme authentique est la seule manière de racheter ses errements passés et de montrer que l’on est passé du côté des purs.

Il ne faut pas céder aux sirènes des faux arguments

Les faux arguments sont le rejet de la discrimination positive et la défense de la méritocratie. La politique de traitement préférentiel est une bonne chose. Ceux qui s’y opposent en parlant d’un « racisme inversé » sont dans l’erreur. Ce sont les opposants à la discrimination positive qui sont les vrais racistes car ils sont aveugles au racisme structurel. Il en va de même pour la méritocratie, qui est un concept fallacieux et pervers. Le mérite est une notion faussement neutre : elle relève de « l’idéologie de la blanchité » (ideology of Whiteness) et ne fait que protéger le privilège blanc, donc le racisme systémique.

 

Désastreuse université

Qu’un tel recadrage idéologique puisse intervenir au pays de la liberté, dans sa partie la plus riche et la plus avancée, ne peut manquer de surprendre.

Bien sûr, on comprend que la société américaine soit marquée par l’histoire de la ségrégation raciale et qu’elle peine à sortir de ses fractures. Mais sachant que ces questions sont sensibles et âprement controversées, on aurait pu s’attendre à ce que les autorités universitaires fassent preuve de tact et de retenue, en tout cas qu’elles sortent des lectures dogmatiques, et proposent au minimum quelques arguments factuels.

Or, elles font exactement le contraire, ce qui est particulièrement inquiétant sur l’état des universités américaines.

 

Composition des étudiants de première année à l’UCLA par ethnicité/race (2022).

Africain Américain          8 %
Indien américain ou Natif Alaska          1 %
Asiatique       38 %
Hispanique       22 %
Blancs       27 %
Inconnus         4 %
Total   100 %

Source : UCLA

 

Car la lutte contre le racisme ne justifie pas tout. Elle ne doit pas conduire à renoncer à l’objectivité et à la rigueur. Un simple regard sur la composition des étudiants de l’UCLA (université de Californie) apporte un autre éclairage. Certes, les Noirs sont faiblement représentés (8 %), mais les Blancs sont devenus minoritaires (27 %) : ils sont largement devancés par les Asiatiques (38 %), et la part des Hispaniques ne cesse de progresser pour se situer juste derrière celle des Blancs (22 %).

On ne voit pas comment un système prétendument gangréné par le racisme des Blancs pourrait accepter une telle remise en cause de la prééminence de ses membres.

 

L’ennemi Blanc

Loin de tenir un propos apaisant et objectif, le CCC désigne clairement un ennemi : les Blancs.

Dans le glossaire, la « Suprématie blanche » (White Supremacy) est présentée comme « un système d’exploitation et d’oppression à l’égard des nations et des peuples de couleur » qui a été instauré par « les nations blanches du continent européen dans le but de maintenir et défendre leur bien-être, leur pouvoir et leur privilège ».

Ce raccourci historique est déjà très discutable, mais il laisse entendre que rien n’a changé, ce qui sous-entend que ce terrible système d’oppression est toujours en place.

Les étudiants sont donc invités à communier dans la détestation des Blancs. Aussi déroutant que cela puisse paraître, tous les thèmes du discours raciste, qui sont dénoncés à juste titre, sont appliqués aux Blancs : l’essentialisation, la stigmatisation, la haine viscérale et la logique du bouc émissaire. En somme, après avoir identifié les caractéristiques du racisme, le glossaire DEI les transpose sans difficultés aux Blancs. Cette évidente contradiction ne saute pas aux yeux des auteurs.

 

L’université, école de la haine ?

Au-delà de l’aspect stupéfiant de ce document, on se demande sur quoi peut déboucher une telle rhétorique ? Quel programme d’action est-elle en mesure de tracer ?

Si le racisme imprègne profondément les mentalités, on voit mal ce qui pourrait permettre d’y échapper. Si le racisme est partout, à quoi bon agir ?

Le mouvement antiraciste est alors condamné à se radicaliser : seule une lutte totale, de type révolutionnaire, peut être à la hauteur de la situation. Ce faisant, le mouvement antiraciste est condamné à se refermer sur lui-même. Curieusement, le glossaire commence par le mot « Allié ». Il indique que, dans le cas de la lutte contre l’oppression raciale, les alliés « sont souvent des Blancs qui travaillent à mettre fin à l’oppression systémique des gens de couleur ».

Mais comment convaincre les Blancs de rejoindre une cause qui les insulte et qui fait d’eux l’incarnation du mal ? Du reste, les Blancs ne vont-ils pas se mettre à penser que l’antiracisme est devenu une nouvelle idéologie totalitaire et raciste qui menace la démocratie elle-même ?

 

Faillite de l’université

L’hypothèse d’une régression intellectuelle de l’université doit être prise au sérieux. Les manifestations de sympathie à l’égard du Hamas qui ont récemment été observées sur plusieurs campus, y compris à Harvard, ne sont pas faites pour rassurer.

Ce soutien à un mouvement terroriste a un mérite : il fait tomber les masques. Il dévoile toute l’hypocrisie qui se cache derrière le discours lénifiant sur la création d’un environnement bienveillant et inclusif à l’égard des étudiants. La création de Safe space, le bannissement des prétendues « micro-agressions » et autres discours de haine n’empêche aucunement de laisser s’exprimer la haine à l’égard des juifs sans que les directions universitaires n’y trouvent rien à redire.

Comment en sommes-nous arrivés là ?

Il reviendra aux historiens de demain de résoudre cette énigme. Certains ont pointé le rôle de la féminisation de l’enseignement supérieur en expliquant que les hommes ont moins peur du conflit et des idées offensantes, alors que les femmes sont surtout attachées à la compassion et à la protection des groupes vulnérables, mais il est évident que cette explication est insuffisante.

Toutes les universités américaines ne sont évidemment pas sur le même plan. Il n’empêche que la Californie n’est pas n’importe quel État, et il se pourrait bien qu’elle représente l’avant-garde d’un mouvement plus large. L’enjeu est de savoir comment s’en protéger.

La guerre économique des entreprises américaines contre les Blancs

Bloomberg News a rapporté qu’au cours de l’année qui a suivi les manifestations « Black Lives Matter » (2020-2021), seuls 6 % des nouveaux employés des entreprises du S&P 100 étaient des Blancs. Par ailleurs, 68,5 % des personnes touchées par les réductions d’effectifs dans les entreprises étaient des Blancs.

L’article La guerre économique des entreprises américaines contre les Blancs est apparu en premier sur Strategika.

Le racisme savant d'Ernest Renan au service de l'œuvre coloniale

Si l'œuvre d'Ernest Renan porte sur des questions théoriques de linguistique et de philologie, elle reflète plus généralement sa perception de l'identité et de l'altérité « sémitiques », construite dès le départ sur une dimension binaire, essentialiste et conflictuelle. Renan aura ainsi contribué à l'élaboration d'une pensée légitimant l'entreprise coloniale dans la seconde moitié du XIXe siècle.

L'Arabe du moins, et dans un sens plus général le musulman, sont aujourd'hui plus éloignés de nous qu'ils ne l'ont jamais été.

Cette citation d'Ernest Renan extraite de son texte De la part des peuples sémitiques dans l'histoire de la civilisation1 s'inscrit dans la formation du discours orientaliste du XIXe siècle.

Docteur ès lettres avec une thèse sur le philosophe Averroès achevée en 1852, Ernest Renan poursuit ses études de philologie et rédige une Histoire générale et systèmes comparés des langues sémitiques, qui sera publiée en 1855. Il va alors réaliser un travail — inédit en France — de codification de la grammaire arabe d'une part, et il va également inaugurer ce qu'on appelle la linguistique historique ou philologie comparée.

Parti sur le projet d'une grammaire hébraïque, il donne une profondeur historique à sa démarche de recherche linguistique, se démarquant ainsi des recherches purement grammaticales qui lui sont contemporaines, tels que les travaux des linguistes Charles de Rémusat, Silvestre de Sacy ou encore Saint-Martin. Cette volonté de reconstituer l'histoire des langues, des religions et des grandes civilisations signe la particularité de son œuvre. Par l'Histoire générale et systèmes comparés des langues sémitiques, Ernest Renan donne leur place aux langues sémitiques dans le champ de la philologie comparée française, comme l'explique l'historienne Perrine Simon-Nahum2.

« L'Orient créé par l'Occident »

Le contexte politique dans lequel s'inscrit Ernest Renan a indéniablement marqué sa pensée au-delà de la linguistique pure. Reprenant les principaux travaux de l'école allemande, plus avancée sur le terrain de la linguistique, il inaugure un « orientalisme franco-allemand » qui, non seulement marquera les sciences sociales, mais constituera aussi l'une des bases de la notion d'État-nation. Son célèbre discours prononcé à la Sorbonne en 1882 : Qu'est-ce qu'une nation, est encore cité aujourd'hui par de nombreux États comme un modèle de référence. C'est aussi l'époque où l'Europe connaît le développement des sciences sociales (dont la linguistique historique) et le début de l'entreprise coloniale française.

L'expédition militaire française menée par Napoléon Bonaparte en Égypte en 1798 va nourrir les imaginaires et la représentation d'une Europe plus avancée que l'Orient en proie à sa propre perdition. Cela va cristalliser une distinction culturelle binaire élaborée par les orientalistes entre l'Orient et l'Occident. L'un des tenants majeurs de la lecture critique de l'orientalisme est Edward Saïd, théoricien littéraire palestinien qui dans son œuvre L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident (Seuil, Paris, 1980) étudie les discours produits par les savants orientalistes et leur reproche de présenter l'islam comme une « synthèse culturelle qui pouvait être étudiée en dehors de l'économie, de la sociologie et de la politique des peuples islamiques ». Il adresse plus particulièrement ses critiques au travail d'Ernest Renan et lui reproche d'avoir omis l'étude des réalités sociales au profit d'une polarisation sur les traditions classiques.

Car si Ernest Renan a mené un travail de philologie comparée aussi remarqué que remarquable, il a néanmoins tenté de démontrer l'infériorité des langues sémitiques par rapport aux langues indo-européennes. C'est ce que nous allons explorer à travers ces deux œuvres majeures que sont l'Histoire générale et systèmes comparés des langues sémitiques et De la part des peuples sémitiques dans l'histoire de la civilisation.

Le « caractère général des peuples »

Dans l'introduction de De la part des peuples sémitiques dans l'histoire de la civilisation, Ernest Renan explique sa méthodologie :

Je consacrerai cette première leçon à m'entretenir avec vous du caractère général des peuples dont nous étudierons ensemble la langue et les littératures, du rôle qu'ils ont joué dans l'histoire, de la part qu'ils ont fournie à l'œuvre commune de la civilisation (p. 9).

Ernest Renan expose ici le schéma de sa pensée générale, la méthodologie à laquelle il recourra tout au long de son œuvre, qui est de partir de l'étude des langues pour en définir les caractères généraux des peuples, ce qui est le propre de la philologie comparée. Il opère un glissement d'une analyse technique de la langue vers la mise en place d'un procédé qui prétend en déduire les caractères des peuples qui la parlent :

Nous sommes autorisés à établir une rigoureuse analogie entre les faits relatifs au développement de l'intelligence et les faits relatifs au développement du langage.

L'unité et la simplicité, qui distinguent la race sémitique, se retrouvent dans les langues sémitiques elles-mêmes. L'abstraction leur est inconnue ; la métaphysique, impossible. La langue étant le moule nécessaire des opérations intellectuelles d'un peuple, un idiome presque dénué de syntaxe, sans variété de construction, privé de ces conjonctions qui établissent entre les membres de la pensée des relations si délicates, peignant tous les objets par leurs qualités extérieures devait être éminemment propre aux éloquentes inspirations des voyants et à la peinture de fugitives impressions, mais devait se refuser à toute philosophie, à toute spéculation purement intellectuelle (Histoire générale et systèmes comparés des langues sémitiques, p. 471).

Les éléments essentiels de la conception d'Ernest Renan sont ici réunis : la parenté des langues sémitiques d'une part et indo-européennes d'autre part. En cela, il essentialise les effets de chaque langue sur la pensée de peuples auxquelles elles sont attachées, et distingue clairement également les langues sémitiques des langues indo-européennes. Il met en évidence des caractéristiques de la langue qui serait partagée par tous les peuples « sémitiques » :

L'Arabe du moins, et dans un sens plus général le musulman, sont aujourd'hui plus éloignés de nous qu'ils ne l'ont jamais été. Le musulman (l'esprit sémitique est surtout représenté de nos jours par l'islam) et l'Européen sont, en présence l'un de l'autre, comme deux êtres d'une espèce différente, n'ayant rien de commun dans la manière de penser et de sentir (De la part des peuples sémitiques dans l'histoire de la civilisation, p. 18).

Dans son discours inaugural, Ernest Renan retrouve dans l'organisation politique des républiques grecques et romaines et dans les idéaux de la Révolution française : « un vigoureux élément moral, une forte idée du bien public » où « le sacrifice à un but général ». L'Orient n'a quant à lui « jamais connu de milieu entre la complète anarchie des Arabes nomades et le despotisme sanguinaire et sans compensation ». Pour conclure, « Théocratie, anarchie, despotisme, tel est, Messieurs, le résumé de la politique sémitique ; ce n'est pas heureusement la nôtre » (De la part des peuples sémitiques, p. 14). Aussi, le « vieil esprit sémitique », « antiphilosophique et anti-scientifique » par essence ne permettra aux Arabes d'éclairer l'Europe que pendant « un siècle ou deux », avant que celle-ci ne « connaisse les originaux grecs » (p. 17).

La négation des influences arabes

Plus que l'absence d'héritage politique et scientifique arabe à l'Europe, Ernest Renan s'attachera à nier les influences arabes dans l'art en général. S'il écrit par exemple que la « poésie hébraïque [qui] a pris place pour nous à côté de la poésie grecque, non comme nous ayant fourni des genres déterminés de poésie, mais comme constituant un idéal poétique » (De la part des peuples sémitiques, p. 16). C'est pour ensuite préciser « l'absence complète d'imagination créatrice, et par conséquent, de fiction », trait qui serait caractéristique de l'esprit sémitique (Histoire générale et systèmes comparés des langues sémitiques, p. 151).

Il reconnaît cependant deux apports aux « sémites » : l'écriture, dont les caractères, qui servirent pour exprimer les sons des langues sémitiques, servent encore aujourd'hui aux langues indo-européennes, et la religion, que les indo-européens auraient adoptée. Selon Ernest Renan, « Le monde civilisé ne compte que des juifs, des chrétiens et des musulmans. La race indo-européenne en particulier, si l'on excepte la famille brahmanique et les faibles restes des Parses, a passé tout entière aux religions sémitiques ». Mais il s'empresse d'ajouter dans son discours de 1862 qu' « en adoptant la religion sémitique, nous l'avons profondément modifiée. Le christianisme, tel que la plupart l'entendent, est en réalité notre œuvre » (p. 21).

Après avoir procédé à une analyse comparative des langues indo-européennes et sémitiques, Ernest Renan entame une nouvelle argumentation par laquelle il établit une division hiérarchique des « races ». Il explique ainsi :

Quelque distincts, en effet, que soient le système sémitique et le système aryen, on ne peut nier qu'ils ne reposent sur une manière semblable d'entendre les catégories du langage humain, sur une même psychologie, si j'ose le dire, et que, comparés au chinois, ces deux systèmes ne révèlent une organisation intellectuelle analogue. Je suis donc le premier à reconnaître que la race sémitique, comparée à la race indo-européenne, représente réellement une combinaison inférieure de la nature humaine (Histoire générale et systèmes comparés des langues sémitiques, p. 469).

Si les caractéristiques d'une langue et d'une race sont données une fois pour toutes et sont par-là « a historiques », il conclut son discours en argumentant que la civilisation européenne ne perdurera qu'à la condition de la « destruction de la chose sémitique », qui :

(…) est la plus complète négation de l'Europe ; (…) ; l'islam est le dédain de la science, la suppression de la société civile ; c'est l'épouvantable simplicité de l'esprit sémitique, rétrécissant le cerveau humain, le fermant à toute idée délicate, à tout sentiment fin, à toute recherche rationnelle, pour le mettre en face d'une éternelle tautologie : Dieu est Dieu. (…) L'avenir, Messieurs, est donc à l'Europe et à l'Europe seule.

Finalement, selon Ernest Renan, l'appartenance à une famille linguistique assigne à une appartenance raciale, comme l'explique le linguiste Djamel Doukoughli. Il fonde les races selon leur organisation linguistique et par là démontre la prétendue pauvreté intellectuelle de certaines « races ».

Une prétendue infériorité

Le travail d'Ernest Renan comporte des limites, aux conséquences encore actuelles. Comme l'explique l'historien français Henry Laurens, les écrits d'Ernest Renan ont été utilisés à des fins colonialistes, car dans la seconde moitié du XIXe siècle, les pouvoirs politiques ont « justifié l'œuvre colonisatrice en ayant recours au discours des devoirs de la race supérieure “aryenne” envers les races inférieures (sémitiques) »3. Son travail de philologie comparée a ainsi servi de justificatif à l'entreprise coloniale.

En démontrant une prétendue infériorité des langues sémitiques sur les langues indo-européennes, Ernest Renan a également contribué à cristalliser les imaginaires qui dessinent encore des lectures essentialistes du monde, notamment des relations entre Europe et islam. Il semble que la représentation qu'a aujourd'hui de l'islam la pensée dominante soit figée, comme si elle ne connaissait pas une pluralité, liée à son histoire et ses idées.

C'est ce qui constitue l'essentiel de la critique d'Edward Saïd lorsqu'il questionne ces essentialisations identitaires et propose une autre façon de penser l'« Autre », notamment au regard de notre propre histoire.


1Texte prononcé lors de son discours inaugural du cours de langue hébraïque chaldaïque et syriaque donné au Collège de France le 23 février 1862.

2« Renan et l'histoire des langues sémitiques », dans Histoire Épistémologie Langage, tome 23, fascicule 2, 2001, Dix siècles de linguistique sémitique, p. 61.

3Henry Laurens, « Présentation générale de l'œuvre de Renan », in Ernest Renan : la science, la religion, la République, Paris, Collège de France/Odile Jacob, 2013 .

Qamis et abaya, des vêtements religieux ?

Objets de la panique vestimentaire de cette saison printemps-été 2023, deux termes arabes ont fait leur irruption dans le débat publique : le qamiṣ et la ʿabaya sont d'ores et déjà devenus les nouveaux objets des fantasmes d'exotisme xénophobe. Si leurs détracteurs médiatiques et politiques y voient un nouveau signe de la sournoise invasion des « musulmans », c'est-à-dire des Maghrébins, leur histoire n'a cependant rien à voir avec l'Occident musulman.

Les spécialistes de la littérature arabe se tourneront vers l'ouvrage orientaliste de référence sur la question : le Dictionnaire détaillé des noms de vêtements chez les Arabes publié par Reinhart Dozy en 1845. Gageons que ce résumé lexicographique recèlera pour nos éditorialistes et ministres français une réserve inépuisable d'obsessions textiles, pour un siècle au moins de lois et réglementations.

Une simple « chemise »

Le qamiṣ n'y a même pas droit à une description préalable, tant l'auteur considère que l'étymologie est transparente avec le latin camisia : « Les Orientaux portent la chemise par-dessus le caleçon, et non pas, comme c'est la coutume en Europe, par-dessous le caleçon ». Ce concept distingue surtout le costume oriental ET européen de celui qui prédomine en Occident musulman (Maghreb) et y est appelé entre autres la gandoura : à manches courtes voire inexistantes elle correspondrait donc plutôt à un t-shirt. Au Proche-Orient, à l'époque prémoderne, la « chemise » était aussi portée par les femmes, comme en attestent les Mille et une Nuits, si bien qu'un émir mamelouk de Syrie du Nord avait pris l'initiative de réglementer la largeur des manches pour en limiter l'impudeur. Toutefois, Dozy note également que qamiṣ porte une charge symbolique en lien avec le Coran et le Prophète, mais il n'en connait pas la cause. En fait, qamiṣ figure bien dans le texte sacré, mais exclusivement pour désigner le motif récurrent de la « tunique » de Joseph (sourate XII) : celle qui est tachée du sang d'un agneau lorsqu'il est jeté au puits (hébreu : Ktnt), qui est ensuite déchirée par la femme de Potiphar et enfin posée sur les yeux de Jacob pour lui rendre la vue.

Le vocable est attesté en syriaque (qamista) et c'est sans doute dans ce contexte du début du Moyen-Âge que qamiṣ se retrouve comme un vêtement récurrent et donc banal pour les personnages mentionnés dans la première littérature exégétique et légale (VIIIe siècle).

Il est probable que ce fût à partir de cette quantité de mentions associées aux premiers compagnons que la simple « tunique » finit par receler un potentiel normatif dans l'imaginaire des spécialistes moyen-orientaux du ḥadith prophétique. Or, le mouvement salafiste se fonde d'une part exclusivement sur cette littérature canonique, et, d'autre part, il se développe justement en péninsule Arabique à l'époque de Dozy. Dès lors, la rencontre de la norme, de la praticité et de la banalité aura eu tendance à transformer cette autre coupe moderne de la « chemise », dans le Golfe, en standard vestimentaire de l'islam moderne salafisé.

L'abaya, un costume avant tout masculin

La ʿabaya a une histoire plus intéressante et contre-intuitive : le terme est dérivé de l'araméen ʿbayta (ou ʿabita) qui veut dire : « grossière » ou « épaisse ». Cela désigne explicitement une lourde tunique rustique en laine, souvent rayée de noir et de blanc, qui ne comporte « qu'un rudiment de manches » comme l'écrit le lexicographe Kazimirki. Cette simplicité qui traverse les millénaires explique que ʿabaʾ charrie encore en arabe le sens sémitique primitif de « grossier », sans rapport avec sa racine principale.

En l'espèce, cette forme d'arabe standard est généralement déclinée au féminin en ʿabaʾa, avec une variante en ʿabaya qui s'avère l'objet d'un long débat chez le philologue tuniso-égyptien Ibn Manẓour au XIIIe siècle. C'est probablement sa prédominance en Égypte qui explique que cet usage, qui y était encore seulement émergent à l'époque de Dozy (p. 292-297), ait fini par l'emporter de nos jours via les travailleurs immigrés dans le Golfe. Mais surtout, il faut dire ici qu'il est question d'un costume avant tout masculin : c'est tout bonnement l'uniforme « caractéristique des Bédouins d'à peu près tous les temps ». Ici aussi, cet apanage du rural arabophone à dominante pastorale est purement proche-oriental. Dès lors, son équivalent maghrébin serait plutôt la djellaba, laquelle comporte une capuche et des manches longues.

Cela étant, cette simple couverture pliée et fendue pour passer la tête convient aussi bien aux Kurdes d'Urfa que comme bure pour les curés maronites du Liban. Pour autant, elle est également portée « au dessus de la chemise », donc du qamiṣ, chez les bédouines de toute condition, les nobles dames portant « des abas de satin, ou de velours comme celles des hommes », selon les mots du chevalier d'Arvieux (m. 1702).

C'est aussi le cas chez les Bagdadiennes. Dans ces conditions, c'est également le costume que revêt une prostituée (kura, du grec kore : « fille ») dans les Mille et une Nuits, et cet usage semblerait bien avoir subsisté jusqu'à nos jours. Dozy témoigne du fait que la ʿabaya égyptienne commence à se moderniser et à s'embourgeoiser au cours du XIXe siècle : elle reçoit des manches et s'allonge jusqu'aux pieds (de même que le qamiṣ, lorsque le shirt européen se raccourcit au contraire).

Le fait que ce costume normalement masculin devienne un apanage féminin rappelle le phénomène que connut la djellaba au Maroc, lorsqu'elle fut revêtue par les femmes à partir des années 1950-1960, au moment de quitter l'inconfortable drap (ḥayek) blanc pour pouvoir sortir de la maison et travailler avec les mains libres tout en restant pudiques. En péninsule également, son équivalent est devenu standard, d'autant qu'il est même codifié dans la loi saoudienne (contrairement au couvre-chef, qui n'est pas obligatoire). Ce faisant, il y constitue un uniforme de pudeur réglementée dans un contexte urbain et moderne où les femmes, notamment immigrées, travaillent. Du fait de la richesse économique de la région, elle a donc pu devenir un objet de distinction capable de se décliner en coloris, coupe et accessoires luxueux. Ce compromis de couture moderne a pu, à la différence de la djellaba des prolétaires maghrébins, le transformer en objet d'exportation partout là où l'articulation de ces mêmes besoins préexistaient sans être satisfaits.

France. Une « nouvelle laïcité » toujours plus répressive

Avec sa décision d'interdire l'abaya dans les établissements scolaires, le ministre de l'éducation nationale Gabriel Attal poursuit l'encadrement politique du religieux. Cette « nouvelle laïcité » que promeut à son tour Emmanuel Macron entraine une stigmatisation toujours plus poussée des musulmanes et assigne le corps éducatif au rôle de police des intentions.

Comment expliquer la récurrence des polémiques autour des « signes religieux » dans les écoles publiques, en proie à une pénurie sans précédent de professeurs et de personnel éducatif ? L'argument de la diversion échoue à rendre compte de l'ampleur de l'offensive réactionnaire. Celle-ci a érigé depuis trois décennies la défense d'une « laïcité assiégée » érigée en cause nationale, mobilisable à tout moment. Y compris en temps de crise ou d'agitation sociale.

La catégorie des « atteintes à la laïcité » permet désormais de donner corps à une panique morale1, tout en appelant une réponse des pouvoirs publics pour endiguer un phénomène jugé inquiétant, au besoin par l'adoption de nouvelles mesures restrictives.

Pour démêler l'écheveau autour de la laïcité à l'école, devenue une laïcité essentiellement négative, il convient de distinguer deux aspects. Le premier a trait à la loi de 2004 elle-même, son texte et son esprit, au renversement de sens qu'elle opère et à ses conséquences pratiques depuis son entrée en vigueur il y a vingt ans. Le second renvoie à la question plus ancienne du sécularisme français et à l'encadrement politique du « religieux ».

L'interdiction comme principe, l'autorisation comme exception

Année du bicentenaire de la Révolution française, 1989 marque la première « affaire du foulard » à l'école. À Creil, en région parisienne, le principal du collège Gabriel-Havez exclut temporairement trois élèves (Fatima, Leïla et Samira) qui refusent d'enlever leur foulard en classe. Le tapage médiatique et politique autour de cette affaire conduit le ministre de l'éducation nationale de l'époque, Lionel Jospin, à saisir pour avis le Conseil d'État pour savoir si « le port de signes d'appartenance à une communauté religieuse est ou non compatible avec le principe de laïcité », et à quelles conditions ce port pourrait être admis.

Dans son avis du 27 novembre 1989, le Conseil d'État pose une autorisation de principe des signes religieux à l'école :

Le port par les élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n'est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité, dans la mesure où il constitue l'exercice de la liberté d'expression et de manifestation de croyances religieuses.

La haute juridiction administrative entoure toutefois cette autorisation de principe de réserves. Le port de signes d'appartenance religieuse par les élèves ne doit pas constituer un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande, et ne doit pas porter atteinte à la dignité ou à la liberté de l'élève ou d'autres membres de la communauté éducative, ni compromettre leur santé ou leur sécurité, ni perturber le déroulement des cours et le rôle éducatif des enseignants, ni enfin troubler le fonctionnement normal du service public.

Sur le fondement de cet avis, la jurisprudence administrative a donc autorisé le port de signes religieux sous les réserves émises par le Conseil d'État. La plupart des décisions étaient rendues en faveur des élèves (le plus souvent musulmanes) et venaient infirmer les exclusions prononcées contre elles. La loi du 15 mars 2004 va opérer un renversement complet de la logique à l'œuvre. L'interdiction devient de principe, tandis que l'autorisation demeure l'exception.

Le coup de force de la loi de 2004

Le contexte politique du début de millénaire, marqué par les attentats du 11 septembre 2001 et une polarisation du débat public en France autour des thèmes de l'islam et de la laïcité, sur fond de discours sur le « choc des civilisations », a permis le coup de force opéré en 2004 par le législateur : assurer la neutralité du service public en matière religieuse en faisant peser l'obligation de neutralité non plus seulement sur les agents, mais sur ses usagers.

À la suite des travaux de la « Commission de réflexion sur l'application du principe de laïcité » installée par Jacques Chirac à l'été 2003, plus connue sous le nom de « Commission Stasi », la loi sur les signes religieux à l'école est adoptée le 15 mars 2004. Elle ajoute un article L. 141-5-1 du Code de l'éducation, qui interdit « le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse ».

Quelques semaines plus tard, la circulaire 2004-084 du 18 mai 2004, qui précise les modalités d'application de la loi, est venue étendre le champ de l'interdiction. Ce texte passé presque inaperçu à l'époque distingue en effet deux types de signes ou vêtements religieux. D'un côté, ceux « dont le port conduit à se faire immédiatement reconnaître par son appartenance religieuse comme le voile islamique, quel que soit le nom qu'on lui donne, la kippa ou une croix de dimension manifestement excessive ». De l'autre, les tenues a priori anodines auxquelles l'élève attache un « caractère religieux », qui peuvent être assimilées à une tentative de contourner la loi. Si l'expression « signes religieux par destination » n'est pas employée dans la circulaire, on la retrouve toutefois dans des articles de doctrine2.

Sonder « l'intention religieuse »

En mettant en garde sur la possible apparition de « nouveaux signes », la circulaire Fillon, du nom du ministre de l'éducation nationale d'alors, va plus loin que l'interdiction posée par la loi. À côté de l'élément objectif (la manifestation ostensible d'une appartenance religieuse), elle ajoute un élément subjectif : le comportement ou les intentions de l'élève.

Placé au cœur du dispositif, cet élément intentionnel plonge les chefs d'établissement dans une casuistique délicate qui prend souvent la forme de mesures de profilage racial3. Certains conseillers principaux d'éducation (CPE) demandent par exemple aux surveillants d'établir des listes d'élèves qui portent le voile en dehors de l'école, pour pouvoir ensuite déterminer si leurs tenues portées dans l'établissement sont « religieuses ». En droite ligne de la circulaire, l'ancien ministre de l'éducation nationale, Pap Ndiaye, indiquait dans les colonnes d'un quotidien du soir la marche à suivre :

Est-ce que la jeune fille qui porte telle ou telle robe la met régulièrement ? Est-ce qu'elle refuse de changer de tenue, est-ce que cela s'accompagne d'autres signaux ? Voilà des éléments qui peuvent laisser à penser qu'il s'agit bien d'un signe religieux amenant à du prosélytisme4.

Il appartient alors aux directeurs et directrices d'établissement de qualifier une tenue de « religieuse » sur la base de ce qu'elles ou ils connaissent ou croient connaitre des religions en question, en particulier de l'islam. Le personnel éducatif doit se faire expert en religion, au nom même de la garantie de neutralité du service public de l'enseignement, pour déterminer si la tenue litigieuse est bien un signe de la religion de l'élève.

Des signalements pour « atteinte à la laïcité »

Pour aider le personnel éducatif à déchiffrer l'intention « religieuse » des élèves, les autorités ont mis en place un certain nombre d'outils et de ressources pédagogiques, parmi lesquels un formulaire en ligne « atteinte à la laïcité », réservé à tous les personnels de l'éducation nationale. Ces derniers sont invités à l'utiliser s'ils « pressentent que le principe de laïcité est remis en cause ». Les signalements collectés sont ensuite classés par type d'atteinte et rendus publics, sur le modèle des « chiffres de la délinquance ».

En dépit de l'autorité dont on tente de la parer, la catégorie des « atteintes à la laïcité » n'a rien d'objectif. Fonctionnant sur une base déclarative, elle mesure les signalements effectués de manière unilatérale et non contradictoire par le personnel éducatif, en fonction de ses opinions sur les questions de laïcité et d'islam, qui concerne la quasi-totalité des signalements. Autrement dit, c'est un décompte des dénonciations, qui peut tout au plus servir de baromètre de l'opinion au sein du personnel éducatif.

Mais cette catégorie remplit d'autres objectifs. Elle donne corps aux paniques morales autour de la visibilité du fait musulman et appelle une réponse des autorités face à un phénomène que l'on peut désormais mesurer, dénoncer, et par suite, juguler. Un article de L'Opinion titrait en juin 2022 : « L'Éducation nationale confrontée à une "épidémie" de tenues islamiques ». « Quand il y a des épidémies, il faut qu'il y ait des symptômes, et on mesure », réagissait dans la foulée le président de la République, assurant qu'il comptait bien avec son ministre « regarder, mesurer et répondre avec la plus grande clarté à toutes les situations qui ne respectent pas les lois de la République ».

Une vision autoritaire de la laïcité

La reconfiguration du paysage intellectuel autour de la promotion d'une « nouvelle laïcité »5, les politiques menées par les majorités successives et la « mise en ordre » médiatique du sens commun sur l'islam ont permis, nourri et intensifié cette extension du domaine de la neutralité religieuse. L'interdiction de toute expression religieuse ostensible en divers espaces conduit, non pas à un reflux du « religieux », mais à sa politisation permanente. « La République est testée », déclare ainsi Gabriel Attal le lundi 28 août 2023 à propos du port d'abayas à l'école. Il ne s'agit donc pas d'une entorse au principe de laïcité, mais de la promotion d'une vision autoritaire de celui-ci, qui veut que l'État encadre strictement les religions.

Nous avons tendance à oublier que la loi du 9 décembre 1905 sur la laïcité hérite de toute la tradition concordataire mise en place par Napoléon Bonaparte, notamment l'institution, le financement et le contrôle des cultes sous la forme d'instances verticales et représentatives. Si elle interdit formellement le financement des cultes, cette loi reprend néanmoins dans son titre V les dispositions sur la « police des cultes » (articles 25 à 36).

Entre le principe de séparation et de stricte neutralité de l'État, celui de liberté religieuse, ou enfin celui de surveillance et de contrôle des cultes par les pouvoirs publics, une bataille à la fois politique et intellectuelle a lieu sur la manière de comprendre et d'articuler ces visions concurrentes. L'œuvre pionnière de Talal Asad sur le sécularisme6, montre que la laïcité ne se définit pas seulement par le principe de séparation du politique et du religieux, mais comme un processus de redéfinition de ce qu'est censée être la religion.

Dans ce processus, le « laïque » est défini par opposition à son envers, le « religieux ». Cette production permanente de la séparation est au cœur du procès de sécularisation. D'autant que l'islam est considéré comme le lieu même de la confusion entre politique et religieux, ce qui explique par exemple que des tenues décrites comme islamiques soient assimilées à des actes de prosélytisme, comme l'a exprimé Pap Ndiaye.

Sortir du trou noir

Invisible et extrêmement compact, le trou noir est un phénomène astrophysique atypique, dont le champ gravitationnel est si intense que rien ne peut en sortir. Pas même la lumière. C'est ce qui fit dire à Edgar Morin en 1989 au moment de la première « affaire du foulard », qu'on ne savait plus exactement ce que signifiait la laïcité, et qu'un « trou noir » s'était creusé sous ce terme7. Comment retrouver un sens de la notion qui puisse permettre de renouer avec ses objectifs initiaux de neutralité et de liberté de croyance ?

La première chose à faire est de sortir de l'impasse que constitue l'argument de la diversion. Dans son analyse de l'antisémitisme, Hannah Arendt avertit d'emblée son lectorat contre la tentation de faire de l'idéologie raciste nazie un simple « moyen de gagner les masses » ou un « artifice démagogique »8 Dans le sillage d'Arendt, nous devons, mutatis mutandis, comprendre que le racisme systémique ne s'est pas cristallisé de manière accidentelle sur les personnes musulmanes, et prendre au sérieux ce que les racistes eux-mêmes proclament. Sans cela, le risque est grand de laisser un boulevard à la réaction, qui ne se prive pas depuis des décennies de profiter des atermoiements des forces de gauche sur le sujet.

Il convient ensuite d'abandonner la polarisation du débat autour de la qualification de tenue « religieuse ». Le philosophe Jean-Fabien Spitz fait remarquer, dans la lignée des arguments développés en son temps par Aristide Briand, que « l'idée même d'un vêtement "religieux " est une absurdité. Dans une république laïque, aucun vêtement n'est musulman, ni juif, ni chrétien »9. La loi de 2004 prohibe « les signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse ». C'est bien ce texte et son interprétation stricte par le Conseil d'État qui constitue le nœud du problème, en demandant au personnel éducatif de déchiffrer en permanence l'appartenance religieuse des élèves.

Donner un cadre d'expression au personnel éducatif qui refuse le rôle policier qu'on lui assigne est tout aussi important. Les élèves musulmanes viennent à l'école pour apprendre, non pour discuter de la longueur ou de l'amplitude de leurs robes. La prise en compte de l'érosion de l'autorité du corps professoral et de ses conditions de travail et de rémunération est essentielle pour saisir les raisons pour lesquelles une partie de ce personnel rallie « à sa façon l'idéologie sécuritaire, où se combinent le sentiment d'impuissance, l'appel à l'autorité étatique et la peur des transformations du monde contemporain ».10

Il convient enfin de contester les usages de la laïcité dans un sens toujours plus attentatoire aux libertés d'expression et de conviction. Que la notion soit « passée à droite » — et souvent à l'extrême droite — est un phénomène déroutant, mais pas exceptionnel : songeons à l'instrumentalisation tout aussi intéressée du féminisme ou de la cause LGBT à des fins racistes. Signifiant flottant par excellence, au même titre que la démocratie, la laïcité est l'enjeu de conflits et d'âpres débats. Ne pas laisser l'idée laïque à celles et ceux qui veulent en faire une arme de ségrégation massive est une question de première importance.


1Stanley Cohen, Folk Devils and Moral Panics, Mac Gibbon and Kee, Londres, 1972.

2Frédéric Dieu, « Le Conseil d'État et la laïcité négative », La lettre juridique, janvier 2008.

3Fabien Jobard et al., « Mesurer les discriminations selon l'apparence : une analyse des contrôles d'identité à Paris », Population, vol. 67, no. 3, 2012 ; p. 423-451.

4« Pap Ndiaye, ministre de l'éducation nationale : « Il y a bel et bien une vague de port de tenues pouvant être considérées comme religieuses » », Le Monde, 13 octobre 2022.

5Abdellali Hajjat, Marwan Mohammed, Islamophobie, Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », La Découverte, 2022 ; p. 167-186.

6Voir notamment Genealogies of Religion (The Johns Hopkins University Press, 1993) et Formations of the Secular (Stanford University Press, 2003).

7Edgar Morin, « Le trou noir de la laïcité », Le Débat 1990/1, no. 58) ; p. 35-38.

8Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, Quarto Gallimard, 2002 ; p. 219.

9Jean-Fabien Spitz, « L'abaya, l'arbre qui cache la forêt ? », propos recueillis par Lilia Ben Hamouda, Le Café pédagogique, 15 juin 2023.

10Étienne Balibar, « Dissonances dans la laïcité », Mouvements 2004/3, no. 33-34, p. 148-161.

L’Amérique blanche : Disparue et remplacée

La famille blanche est devenue une expression négative de la "diversité". La diversité a supplanté la base d'un État-nation, qui est une population homogène. Une population diverse et multiculturelle est une tour de Babel, pas une nation. Sans culture commune, il n'y a pas d'intérêt commun. Sans intérêt commun, il n'y a pas de nation.

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En France, les mensonges racistes se répandent sur le terrain médiatique

Coïncidence bienvenue, au lendemain des nuits de révolte, la Commission nationale consultative des droits de l'homme a publié son rapport annuel sur la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la xénophobie. S'en dégage un paradoxe : la « tolérance » est devenue largement majoritaire, mais les préjugés racistes se répandent, notamment dans des médias prompts à stigmatiser les étrangers. Cette haine de l'Autre cible prioritairement l'immigration.

Tel Sisyphe, la CNCDH ne cesse, depuis 1990, de monter et remonter son rocher. Seuls ceux qui ignorent ou négligent ses rapports s'étonnent des violences que vient de connaître la France. De 2005 à 2023, les mêmes causes produisent les mêmes effets, cette fois généralisés aux villes moyennes. Ces émeutes ont un même détonateur : le décès de Zied et Bouna il y a 18 ans, l'assassinat de Nahel cette année. Mais ces morts n'auraient pas produit un tel effet sans la poudrière qu'est devenue la société française, et notamment ses banlieues. Au-delà des « casseurs », des millions de jeunes partagent le sentiment d'être des citoyens de seconde zone.

Le terreau principal, c'est la situation économique et sociale précaire d'une majorité de jeunes, les discriminations concrètes dont ils sont victimes dans des quartiers ghettoïsés et les violences policières qu'ils subissent. Autant de facteurs essentiels dont on peut regretter qu'ils soient trop peu présents dans le rapport 2022 de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH). En revanche, ce dernier propose une analyse toujours plus fine de la contradiction que les enquêtes révèlent : l'essor de la tolérance et celui, simultané, des préjugés racistes, qu'alimentent de plus en plus ouvertement la classe politique et médiatique1.

Sur ce point, la dernière partie du rapport est claire :

Le bilan de l'année 2022, ainsi que la teneur des campagnes électorales qui l'ont ponctuée conduisent à s'interroger sur les évolutions de la scène politique et médiatique en matière de racisme, d'antisémitisme, de xénophobie. Au-delà du thème déjà ancien d'une identité nationale mise en péril par les migrations, on a assisté à une cristallisation et à un usage désinhibé de préjugés, mensonges, fake news et amalgames à l'encontre de l'étranger. Cette stigmatisation a opéré à visage découvert en réclamant qu'un principe d'inégalité devienne un élément structurant de notre vie sociale, politique, culturelle. Ainsi, l'idée de mettre en œuvre des politiques de « préférence nationale », longtemps portée par le seul Front/Rassemblement national dans la lignée des décrets discriminatoires du début des années 1930, semble maintenant acceptée et banalisée dans les débats politiques et médiatiques. De même, le fantasme d'un « grand remplacement » aura alimenté petits mots et petites phrases au sein de la classe politique.

Des progrès significatifs

Pourtant, plusieurs tableaux du rapport 2022 indiquent un recul des théories racistes. À commencer par l'Indice de tolérance cher au sociologue Vincent Tiberj :

Il en va de même de ce tableau témoignant de la marginalisation du « racisme biologique » :

L'autodéfinition des personnes sur l'échelle du racisme est également encourageante :

Enfin la perception de l'intégration des différentes communautés — à l'exception des Roms — s'améliore depuis le début du siècle :

Malgré ces signes positifs, écrit, dans son avant-propos, le président de la CNCDH, Jean-Marie Burguburu, « les idées racistes favorisant l'exclusion peuvent revenir rapidement dans le débat public quand elles sont endossées et légitimées par des responsables politiques et médiatiques. » Car, poursuit-il, « dans un contexte de crise politique, sociale, économique et identitaire, un certain nombre de personnalités politiques ont activement participé de la politisation du rejet de l'Autre2 figure mouvante aux visages multiples.  ».

Des évolutions négatives

La première évolution négative, c'est le nombre d'atteintes racistes aux biens et aux personnes que le rapport recense. D'autant que, malgré les lois antiracistes d'ailleurs remises en cause par l'extrême droite « une large majorité des victimes ignorent leurs droits ou sont réticentes à porter plainte ».

La principale source de la CNCDH, c'est le Service central du renseignement territorial (SCRT), du ministère de l'intérieur :

L'année 2022 a donc vu refluer les trois grandes catégories de faits racistes. Mais, comparée à 2019, avant le Covid, leur recul global est de 17 %, mais « le fait notable est ici une singularité des faits antimusulmans pour lesquels on enregistre une hausse de 22 % » , contre une baisse de 35 % pour les faits antisémites et de 11 % pour les « autres faits ».

Les faits antisémites ont plutôt tendance à reculer sur le long terme depuis le pic de 2004, ce qui n'empêche pas un fort sentiment d'insécurité chez nombre de juifs du fait de leur caractère meurtrier :

Sur le long terme également, les faits antimusulmans connaissent une baisse depuis le pic de 2015, mais restent à un niveau élevé :

Quant aux « autres faits racistes », leur tendance globale est à la hausse depuis 1992 :

Les autres sources utilisées par la CNCDH (SSMSI, police, gendarmerie, Signal Discri, Stro-Discri, Sivis, ministère de la justice, Teo, Tepp, Credoc Dares, Pharos, Défenseur des droits, etc.) confirment l'ampleur des faits racistes. La police et la gendarmerie ont enregistré en 2021 6 267 crimes ou délits. Et, selon le ministère de la justice, toujours en 2021, 7 812 personnes ont été mises en examen, dont la moitié classé sans suite…

Les auteurs d'infractions, précise le rapport, sont une population très mal connue, car, pour une part non négligeable de faits, ils ne sont tout simplement pas identifiés, ou bien, s'ils sont identifiés, ils ne sont pas forcément interpellés.

Le chiffre noir

C'est pourquoi le rapport évoque un « chiffre noir », l'ensemble « des actes délictueux qui échappent totalement au radar de la justice fausse en effet les contours du racisme en France […] L'état de sous-déclaration massive des actes racistes auprès des autorités judiciaires accentue la méconnaissance de ce phénomène ».

Et de préciser : « Au total, 1,2 million de personnes de 14 ans ou plus en France métropolitaine auraient été victimes d'au moins une atteinte à caractère raciste (injures, menaces, violences ou discriminations) », soit une personne sur 45. « Qu'il s'agisse d'injures, de menaces, de violences ou de discriminations “raciste”, les personnes immigrées et descendantes d'immigrés apparaissent largement surexposées. »

Des préjugés qui peuvent tuer

Le second signe négatif est celui des préjugés. Or l'affaire Halimi comme la multiplication des victimes maghrébines de la police3 nous rappellent qu'un préjugé peut tuer…

Le rapport conclut notamment à une montée des préjugés sur l'immigration. « Près d'un Français sur deux estime désormais qu'“aujourd'hui en France, “on ne se sent plus chez soi comme avant” (48 %) », soit + 5 % en un an. Ce sentiment est particulièrement présent « chez les personnes se disant “plutôt racistes” (98%) ou “un peu racistes'' (79 %) […] ou encore chez les sympathisants LR (69 %) et RN (94 %). » Il « semble donc étroitement lié au rejet d'une France perçue comme étant de plus en plus multiculturelle. » Ainsi observe-t-on « une progression de l'opinion selon laquelle “il y a trop d'immigrés en France” : 53 % des Français l'approuvent, en hausse de 4 points par rapport à l'an dernier. » 55 % soutiennent néanmoins le droit de vote des étrangers non européens résidant en France aux élections municipales : plus généralement, 57 % estiment que « les étrangers devraient avoir les mêmes droits que les Français ».

Autre glissement inquiétant :

Une nette majorité de l'opinion rend les immigrés en partie responsables de la situation économique et sociale actuelle du pays, leur arrivée supposément massive étant jugée difficilement supportable pour le modèle social. Ainsi, 60 % des Français pensent que “de nombreux immigrés viennent en France uniquement pour profiter de la protection sociale” un chiffre en nette hausse (+ 8 points).

Et, pour 42 %, + 7 points4, « l'immigration est la principale cause de l'insécurité ».

L'idée, agitée par la droite macroniste comme lepéniste, d'« un fort communautarisme de certaines minorités présentes en France est aussi globalement en hausse ». Ainsi les Roms sont perçus comme « formant un groupe à part dans la société » : 67 % (+ 6 %). Il en va de même, à un moindre degré, des Chinois » (38 %, + 2 %), des musulmans (32 %, + 3 %), des Asiatiques (30 %, + 2 %) et des Maghrébins (24 %, + 3 %).

Une vision négative de l'islam

Une majorité semble même penser que les problèmes d'intégration sont avant tout le fait de « personnes étrangères qui ne se donnent pas les moyens de s'intégrer » (49 %), seuls 35 % mettant en cause « la société française qui ne donne pas aux personnes d'origine étrangère les moyens de s'intégrer ». La première affirmation est plus fréquente chez les personnes se disant « plutôt racistes » (92 %), les sympathisants RN (90 %), les personnes « très à droite » (87%) et les électeurs LR (65 %). La seconde est majoritaire chez les sympathisants Europe Écologie Les Verts (EELV) (56 %) et La France insoumise (LFI° (67 %) ainsi que chez les personnes se disant « pas racistes du tout ». Toutefois, seule une petite minorité croit que « les enfants d'immigrés nés en France ne sont pas vraiment français » (22 %, + 2 %) ». Ce sentiment n'est majoritaire que « chez les personnes se considérant comme “très à droite” (54 %) et “plutôt racistes” (78 %) ».

Autre élément positif, l'ensemble des catégories politiques se réclame de la laïcité, mais elles n'en donnent pas toutes la même définition : 57 % y voient « la liberté de pratiquer la religion que l'on souhaite ou de n'en pratiquer aucune », 55 % le fait de « permettre à des gens de convictions différentes de vivre ensemble », 32 % « la séparation des Églises et de l'État » et 25 % « l'interdiction des signes et des manifestations religieuses dans l'espace public ». Pour 15 %, la laïcité équivaut à « la préservation de l'identité traditionnelle de la France » et pour 7 % au « rejet de toutes les religions et convictions religieuses ».

Pour 94 %, il est « grave » de « refuser l'embauche d'une personne noire qualifiée » et pour 92 % d'une personne « d'origine maghrébine ». Il est grave également, pour 80 % , d'être « contre le mariage d'un de ses enfants avec une personne noire » — 77 % dans le cas d'un mariage avec une personne « d'origine maghrébine ». Si 40 % pensent que les réactions racistes peuvent parfois être « justifiées par certains comportements », 56 % estiment que « rien ne peut les justifier ». Progresse toutefois l'opinion selon laquelle « il y a trop d'immigrés en France » : 53 %, soit + 4 %en un an.

Même contradiction sur l'islam. Seuls 32 % en ont une opinion « positive » contre 30 % « négative ». Ils sont même 42 % à considérer que « l'islam est une menace pour l'identité de la France » (+ 4 % en un an). Et de citer des pratiques considérées comme difficilement compatibles avec notre société : « le port du voile intégral » (75 %), le « port du voile » (49 %) et du « foulard » (42 %), « l'interdiction de montrer l'image du prophète Mahomet » (50 %). Mais ils sont 82 % à affirmer qu'«  il faut permettre aux musulmans de France d'exercer leur religion dans de bonnes conditions ». Et 85 % des sondés jugent que « les Français musulmans sont des Français comme les autres ».

Judaïsme, antisémitisme et Israël

Idem pour les juifs. Si 89 % voient en eux « des Français comme les autres », 18 % pensent qu'ils « ont trop de pouvoir en France », 38 % qu'ils « ont un rapport particulier à l'argent » et 36 % que, pour eux, « Israël compte plus que la France ». Ces préjugés sont surtout présents à l'extrême droite, alors que « les sympathisants des partis de gauche et du centre y sont relativement imperméables ».

L'image des juifs pâtit aussi de celle d'Israël, qui « s'est progressivement détériorée ». Depuis novembre 2022, « les jugements négatifs ont nettement pris le pas sur les jugements positifs (34 % vs 23 %) ». L'image de la Palestine s'est aussi dégradée : « 23 % d'évocations positives vs 34 % négatives ». Mais, poursuit le rapport,

le lien entre l'image de ces deux États et le positionnement politique des sondés est plus complexe que ne le suggère la thèse d'un nouvel antisémitisme à base d'antisionisme qui serait passé en bloc de l'extrême droite à l'extrême gauche du champ politique […] L'image d'Israël est toujours plus négative aux deux extrêmes du champ politique et ce rejet n'est pas le seul privilège de l'extrême gauche même s'il y est plus marqué qu'à l'extrême droite.

Selon le rapport, un point commun explique les préjugés racistes : l'ethnocentrisme, défini comme « la tendance à voir le monde au prisme des valeurs et des normes de sa société ou de son groupe, perçues comme supérieures à celles des autres groupes ». Le rejet des minorités relève « d'une même attitude qui consiste à valoriser son groupe d'appartenance (ingroup) et à dévaloriser les autres (outgroups) ». En outre, l'ethnocentrisme se conjugue avec une demande d'autorité :

Le degré d'antisémitisme, d'islamophobie et d'ethnocentrisme varie avec l'âge et le genre (les soixante-huitards et les femmes sont plus tolérants), mais surtout en fonction des options politiques. « L'intolérance s'élève à mesure qu'on se rapproche du pôle droit de l'échiquier politique, où prédomine une vision hiérarchique et autoritaire de la société, explique le rapport. Chez les personnes se situant à l'extrême droite, la proportion de scores élevés […] atteint des niveaux records (94 %, 71 % et 57 %) ».

N'en déplaise à Manuel Valls, expliquer n'est pas justifier. Si « casser » ne fait pas avancer la cause de la jeunesse issue de l'immigration, il serait absurde de ne pas prendre en compte, avec les discriminations dont elle est victime, le harcèlement politique et médiatique qu'elle subit. La lutte pour une véritable égalité des droits est inséparable du combat contre toutes les formes de racisme et de préjugés.


1Le rapport de la CNCDH comporte une enquête sur « le discours de haine sur YouTube » qui n'est pas traitée ici, faute de place.

2Un long chapitre du rapport est consacré à la manipulation de « la haine de l'Autre » : pp.255 à 281.

3Cette multiplication est incompréhensible si l'on oublie que la majorité des forces de l'ordre vote pour l'extrême droite.

4Sur Twitter, des comptes d'extrême droite, à l'instar de F_Desouche, se consacrent exclusivement aux faits divers… dans lesquels un étranger ou un immigré est soi-disant impliqué.

Immigrés subsahariens, boucs émissaires pour faire oublier l'hémorragie maghrébine

Les autorités tunisiennes mènent depuis début juillet une campagne contre les immigrés subsahariens accusés d'« envahir » le pays, allant jusqu'à les déporter en plein désert, à la frontière libyenne. Une politique répressive partagée par les pays voisins qui sert surtout à dissimuler l'émigration maghrébine massive et tout aussi « irrégulière », et à justifier le soutien des Européens.

La chasse à l'homme à laquelle font face les immigrés subsahariens en Tunisie, stigmatisés depuis le mois de février par le discours officiel, a une nouvelle fois mis en lumière le flux migratoire subsaharien vers ce pays du Maghreb, en plus d'ouvrir les vannes d'un discours raciste décomplexé. Une ville en particulier est devenue l'objet de tous les regards : Sfax, la capitale économique (270 km au sud de Tunis).

Le président tunisien Kaïs Saïed s'est publiquement interrogé sur le « choix » fait par les immigrés subsahariens de se concentrer à Sfax, laissant flotter comme à son habitude l'impression d'un complot ourdi. En réalité et avant même de devenir une zone de départ vers l'Europe en raison de la proximité de celle-ci, l'explication se trouve dans le relatif dynamisme économique de la ville et le caractère de son tissu industriel constitué de petites entreprises familiales pour une part informelles, qui ont trouvé, dès le début de la décennie 2000, une opportunité de rentabilité dans l'emploi d'immigrés subsahariens moins chers, plus flexibles et employables occasionnellement. Au milieu de la décennie, la présence de ces travailleurs, devenue très visible, a bénéficié de la tolérance d'un État pourtant policier, mais surtout soucieux de la pérennité d'un secteur exportateur dont il a fait une de ses vitrines.

L'arbre qui ne cache pas la forêt

Or, focaliser sur la présence d'immigrés subsahariens pousse à occulter une autre réalité, dont l'évolution est autrement significative. Le paysage migratoire et social tunisien a connu une évolution radicale, et le nombre de Tunisiens ayant quitté illégalement le pays a explosé, les plaçant en tête des contingents vers l'Europe, aux côtés des Syriens et des Afghans comme l'attestent les dernières statistiques1 Proportionnellement à sa population, la Tunisie deviendrait ainsi, et de loin, le premier pays pourvoyeur de migrants « irréguliers », ce qui donne la mesure de la crise dans laquelle le pays est plongé. En effet, sur les deux principales routes migratoires, celle des Balkans et celle de Méditerranée centrale qui totalisent près de 80 % des flux avec près de 250 000 migrants irréguliers sur un total de 320 000, les Tunisiens se placent parmi les nationalités en tête. Avec les Syriens, les Afghans et les Turcs sur la première route et en seconde position après les Égyptiens et avant les Bengalais et les Syriens sur la deuxième2.

La situation n'est pas nouvelle. Durant les années 2000 — 2004 durant lesquelles les traversées « irrégulières » se sont multipliées, les Marocains à eux seuls étaient onze fois plus nombreux que tous les autres migrants africains réunis. Les Algériens, dix fois moins nombreux que leurs voisins, arrivaient en deuxième position3. Lorsque la surveillance des côtes espagnoles s'est renforcée, les migrations « irrégulières » se sont rabattues vers le sud de l'Italie, mais cette répartition s'est maintenue. Ainsi en 2006 et en 2008, les deux années de pics de débarquement en Sicile, l'essentiel des migrants (près de 80 %) est constitué de Maghrébins (les Marocains à eux seuls représentant 40 %), suivis de Proche-Orientaux, alors que la part des subsahariens reste minime4.

La chose est encore plus vraie aujourd'hui. À l'échelle des trois pays du Maghreb, la migration « irrégulière » des nationaux dépasse de loin celle des Subsahariens, qui est pourtant mise en avant et surévaluée par les régimes, pour occulter celle de leurs citoyens et ce qu'elle dit de l'échec de leur politique. Ainsi, les Subsahariens, qui ne figurent au premier plan d'aucune des routes partant du Maghreb, que ce soit au départ de la Tunisie et de la Libye ou sur la route de Méditerranée occidentale (départ depuis l'Algérie et le Maroc), où l'essentiel des migrants est originaire de ces deux pays et de la Syrie. C'est seulement sur la route dite d'Afrique de l'Ouest (qui inclut des départs depuis la façade atlantique de la Mauritanie et du Sahara occidental) que les migrants subsahariens constituent d'importants effectifs, même s'ils restent moins nombreux que les Marocains.

Négocier une rente géopolitique

L'année 2022 est celle qui a connu la plus forte augmentation de migrants irréguliers vers l'Europe depuis 2016. Mais c'est aussi celle qui a vu les Tunisiens se placer dorénavant parmi les nationalités en tête de ce mouvement migratoire, alors même que la population tunisienne est bien moins importante que celle des autres nationalités, syrienne ou afghane, avec lesquelles elle partage ce sinistre record.

Ce n'est donc pas un effet du hasard si le président tunisien s'est attaqué aux immigrés subsahariens au moment où son pays traverse une crise politique et économique qui amène les Tunisiens à quitter leur pays dans des proportions inédites. Il s'agit de dissimuler ainsi l'ampleur du désastre.

De plus, en se présentant comme victimes, les dirigeants maghrébins font de la présence des immigrés subsahariens un moyen de pression pour négocier une rente géopolitique de protection de l'Europe5 et pour se prémunir contre les critiques.

Reproduisant ce qu'avait fait vingt ans plus tôt le dirigeant libyen Mouammar Kadhafi avec l'Italie pour négocier sa réintégration dans la communauté internationale, le Maroc en a fait un outil de sa guerre diplomatique contre l'Espagne, encourageant les départs vers la péninsule jusqu'à ce que Madrid finisse par s'aligner sur ses thèses concernant le Sahara occidental. Le raidissement ultranationaliste que connait le Maghreb, entre xénophobie d'État visant les migrants et surenchère populiste de défiance à l'égard de l'Europe, veut faire de la question migratoire un nouveau symbole de souverainisme, avec les Subsahariens comme victimes expiatoires.

Déni de réalité

Quand il leur faut justifier la répression de ces immigrés, les régimes maghrébins parlent de « flots », de « hordes » et d'« invasion ». Ils insistent complaisamment sur la mendicité, particulièrement celle des enfants. Une image qui parle à bon nombre de Maghrébins, car c'est la plus fréquemment visible, et cette mendicité, parfois harcelante, peut susciter de l'irritation et nourrir le discours raciste.

Cette image-épouvantail cache la réalité d'une importante immigration de travail qui, en jouant sur les complémentarités, a su trouver des ancrages dans les économies locales, et permettre une sorte d'« intégration marginale » dans leurs structures. Plusieurs décennies avant que n'apparaisse l'immigration « irrégulière » vers l'Europe, elle était déjà présente et importante au Sahara et au Maghreb.

Depuis les années 1970, l'immigration subsaharienne fournit l'écrasante majorité de la main-d'œuvre, tous secteurs confondus, dans les régions sahariennes maghrébines, peu peuplées alors, mais devenues cependant essentielles en raison de leurs richesses minières (pétrole, fer, phosphate, or, uranium) et de leur profondeur stratégique. Ces régions ont connu de ce fait un développement et une urbanisation exceptionnels impulsés par des États soucieux de quadriller des territoires devenus stratégiques et souvent objets de litiges. Cette émigration s'est étendue à tout le Sahel à mesure du développement et du désenclavement de ces régions sahariennes où ont fini par émerger d'importants pôles urbains et de développement, construits essentiellement par des Subsahariens. Ceux-ci y résident et, quand ils n'y sont pas majoritaires, forment de très fortes minorités qui font de ces villes sahariennes de véritables « tours de Babel » africaines6.

À partir de cette matrice saharienne, cette immigration s'est diffusée graduellement au nord, tout en demeurant prépondérante au Sahara, jusqu'aux villes littorales où elle s'est intégrée à tous les secteurs sans exception : des services à l'agriculture et à la domesticité, en passant par le bâtiment. Ce secteur est en effet en pleine expansion et connait une tension globale en main-d'œuvre qualifiée, en plus des pénuries ponctuelles ou locales au gré de la fluctuation des chantiers. Ses plus petites entreprises notamment ont recours aux Subsahariens, nombreux à avoir les qualifications requises. Même chose pour l'agriculture dont l'activité est pour une part saisonnière alors que les campagnes se vident, dans un Maghreb de plus en plus urbanisé.

On retrouve dorénavant ces populations dans d'autres secteurs importants comme le tourisme au Maroc et en Tunisie où après les chantiers de construction touristiques, elles sont recrutées dans les travaux ponctuels d'entretien ou de service, ou pour effectuer des tâches pénibles et invisibles comme la plonge. Elles sont également présentes dans d'autres activités caractérisées par l'informel, la flexibilité et la précarité comme la domesticité et certaines activités artisanales ou de service.

Ambivalence et duplicité

Mais c'est par la duplicité que les pouvoirs maghrébins font face à cette migration de travail tolérée, voire sollicitée, mais jamais reconnue et maintenue dans un état de précarité favorisant sa réversibilité. C'est sur les hauteurs prisées d'Alger qu'on la retrouve. C'est là qu'elle construit les villas des nouveaux arrivants de la nomenklatura, mais c'est là aussi qu'on la rafle. C'est dans les familles maghrébines aisées qu'est employée la domestique noire africaine, choisie pour sa francophonie, marqueur culturel des élites dirigeantes. On la retrouve dans le bassin algéro-tunisien du bas Sahara là où se cultivent les précieuses dattes Deglet Nour, exportées par les puissants groupes agrolimentaires. Dans le cœur battant du tourisme marocain à Marrakech et ses arrière-pays et dans les périmètres irrigués marocains destinés à l'exportation. À Nouadhibou, cœur et capitale de l'économie mauritanienne où elle constitue un tiers de la population. Et au Sahara, obsession territoriale de tous les régimes maghrébins, dans ces pôles d'urbanisation et de développement conçus par chacun des pays maghrébins comme des postes avancés de leur nationalisme, mais qui, paradoxalement, doivent leur viabilité à une forte présence subsaharienne. En Libye, dont l'économie rentière dépend totalement de l'immigration, où les Subsahariens ont toujours été explicitement sollicités, mais pourtant en permanence stigmatisés et régulièrement refoulés.

Enfin, parmi les milliers d'étudiants subsahariens captés par un marché de l'enseignement supérieur qui en a fait sa cible, notamment au Maroc et en Tunisie et qui, maitrisant mieux le français ou l'anglais, deviennent des recrues pour les services informatiques, la communication, la comptabilité du secteur privé national ou des multinationales et les centres d'appel.

Un enjeu national

Entre la reconnaissance de leur utilité et le refus d'admettre une installation durable de ces populations, les autorités maghrébines alternent des phases de tolérance et de répression, ou de maintien dans les espaces de marge, en l'occurrence au Sahara.

La négation de la réalité de l'immigration subsaharienne par les pays maghrébins ne s'explique pas seulement par le refus de donner des droits juridiques et sociaux auxquels obligerait une reconnaissance, ni par les considérations économiques, d'autant que la vie économique et sociale reste régie par l'informel au Maghreb. Cette négation se légitime aussi du besoin de faire face à une volonté de l'Europe d'amener les pays du Maghreb à assumer, à sa place, les fonctions policières et humanitaires d'accueil et de régulation d'une part d'exilés dont ils ne sont pas toujours destinataires. Mais le véritable motif consiste à éviter de poser la question de la présence de ces migrants sur le terrain du droit. C'est encore plus vrai pour les réfugiés et les demandeurs d'asile. Reconnaître des droits aux réfugiés, mais surtout reconnaitre leur présence au nom des droits humains pose en soi la question de ces droits, souvent non reconnus dans le cadre national. Tous les pays maghrébins ont signé la convention de Genève et accueilli des antennes locales du Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies (UNHCR), mais aucun d'entre eux n'a voulu reconnaître en tant que tels des immigrés subsahariens qui ont pourtant obtenu le statut de réfugié auprès de ces antennes.

En 2013, entre la pression d'une société civile galvanisée par le Mouvement du 20 février et le désir du Palais de projeter une influence en Afrique pour obtenir des soutiens à sa position sur le Sahara occidental, le Maroc avait promulgué une loi7 qui a permis temporairement de régulariser quelques dizaines de milliers de migrants. Elle devait aboutir à la promulgation d'un statut national du droit d'asile qui n'a finalement pas vu le jour8. Un tel statut, fondé sur le principe de la protection contre la persécution de la liberté d'opinion, protègerait également les citoyens maghrébins eux-mêmes. Or, c'est l'absence d'un tel statut qui a permis à la Tunisie de livrer à l'Algérie l'opposant Slimane Bouhafs, malgré sa qualité de réfugié reconnue par l'antenne locale du HCR. C'est cette même lacune qui menace son compatriote, Zaki Hannache, de connaître le même sort.


2Frontex 2023, Ibid.

3Miguel Hernando de Larramendi et Fernando Bravo, « La frontière hispano-marocaine à l'épreuve de l'immigration subsaharienne », L'Année du Maghreb, Éditions CNRS, Aix-en-Provence, 2006 ; p. 153-171.

4Ali Bensaad, « L'immigration en Libye : une ressource et la diversité de ses usages », Politique Africaine, no. 125, mars 2012 ; p. 83-103.

5Ali Bensaâd, « Les migrations transsahariennes, une mondialisation par la marge », in « Marges et mondialisation : Les migrations transsahariennes », Maghreb-Machrek, no. 185, Paris, automne 2005 ; p. 13-36.

6Ali Bensaad, « La grande migration africaine à travers le Sahara », Méditerranée, Aix-en-Provence, no. 3-4, 2002 ; p. 41-52.

7Ali Bensaad, « L'immigration subsaharienne au Maghreb, l'entrée dans le deuxième âge ? Le cas du Maroc » in Camille Schmoll, Hélène Thiollet et Catherine Wihtol de Wenden, Migrations en Méditerranée, éditions CNRS, Paris, 2015 ; p. 241-257.

10 citations de Thomas Sowell qui nous éclairent sur la crise des banlieues

Descendant d’esclaves, Thomas Sowell est né en Caroline du Nord en 1930, dans un régime de ségrégation légale (le racisme systémique, le vrai). Orphelin très tôt, il grandit dans une extrême pauvreté et s’installe à New York où, grâce à une éducation poursuivie avec acharnement, et face à l’adversité, il devient l’un des intellectuels les plus influents aux États-Unis jusqu’à aujourd’hui.

Économiste de formation, il a cependant beaucoup étudié les problèmes sociologiques, politiques, historiques et culturels qui agitaient déjà l’Amérique au pic de sa carrière dans les années 1970-1980, cherchant toujours à remettre en cause les hypothèses acceptées sans discussion ou les affirmations réfutées par les faits.

Ses travaux empiriques extrêmement riches et documentés (des dizaines d’ouvrages à son actif) l’ont  érigé en critique sévère de la gauche américaine : en cédant aux explications commodes en matière d’inégalités, elle constituerait le pire obstacle à l’amélioration des conditions de nombreuses minorités qu’elle a tout fait pour enfermer dans un assistanat économique tout en freinant les initiatives individuelles qui pourraient mettre en lumière les failles de l’éducation publique. Brillants d’intelligence et d’un sérieux irréprochable, ses ouvrages méritent d’être lus car les questions traitées sont hélas toujours d’actualité, et pas seulement en Amérique.

Sowell ayant un don certain pour des formules marquantes qui stimulent l’esprit, nous avons sélectionné pour vous dix citations qui peuvent nous éclairer sur la situation dans les banlieues françaises. 

 

1 – « Le racisme n’est pas mort. Mais il est sous assistance respiratoire, maintenu en vie principalement par ceux qui l’utilisent comme excuse ou pour maintenir les minorités dans un état de peur ou de ressentiment suffisant pour qu’elles votent en bloc le jour de l’élection. »

 

2 – « La vision de la gauche, pleine d’envie et de ressentiment, fait payer le plus lourd tribut à ceux qui sont au bas de l’échelle – quelle que soit leur couleur de peau – et qui trouvent dans cette vision paranoïaque une excuse pour des attitudes et des comportements contre-productifs et, en fin de compte, autodestructeurs. »

 

3 – « Il semble que nous nous rapprochions de plus en plus d’une situation où personne n’est responsable de ce qu’il a fait, mais où nous sommes tous responsables de ce que quelqu’un d’autre a fait. »

 

4 – « Une grande partie de l’histoire sociale du monde occidental, au cours des trois dernières décennies, a consisté à remplacer ce qui fonctionnait par ce qui semblait être une bonne solution. »

 

5 – « Personne n’est égal à personne. Même un homme n’est pas égal à lui-même à des jours différents. »

 

6 – « On ne peut pas subventionner l’irresponsabilité et s’attendre à ce que les individus deviennent plus responsables. »

 

7 – « Il n’y a rien de si bon que les politiciens ne puissent rendre mauvais et rien de si mauvais que les politiciens ne puissent rendre pire. La compassion est une bonne chose, mais les politiciens l’ont transformée en État-providence. La criminalité est une mauvaise chose, mais les politiciens l’ont aggravée en se montrant indulgents envers les criminels. »

 

8 – « Lorsque les hommes politiques disent « répartir les richesses », traduisez « concentrer le pouvoir », car c’est la seule façon pour eux de répartir les richesses. Et une fois le pouvoir concentré, ils peuvent faire tout ce qu’ils veulent, comme les gens l’ont découvert – souvent avec horreur – un peu partout dans le monde. »

 

9 – « De nombreux membres de la gauche politique sont tellement fascinés par la beauté de leur vision qu’ils ne voient pas l’horrible réalité qu’ils sont en train de créer dans le vrai monde. »

 

10 – « Lorsque les gens essaient de voir jusqu’où ils peuvent pousser les choses, c’est le moment de leur faire savoir qu’ils les ont déjà poussées trop loin. »

 

Et comme il est difficile de se limiter à dix, ne résistons pas à en ajouter une onzième. Vous retrouverez toutes les citations de Thomas Sowell qui n’ont pas été retenues pour la liste finale sur sa page Wikibéral.

11 – « Lorsque les gens s’habituent à un traitement préférentiel, l’égalité de traitement est bientôt considérée comme de la discrimination. »

La Cour suprême sonne la fin de la discrimination positive : et la France ?

La Cour suprême des États-Unis vient de porter un rude coup à la discrimination positive. Dans sa décision du 29 juin 2023, elle a considéré que les universités de Harvard (privée) et de Caroline du Nord (publique) ne sont pas habilitées à utiliser la race dans les procédures d’admission de leurs étudiants.

Cette décision marque la fin du cycle débuté dans les années 1960 à la fin de la ségrégation raciale. Elle porte un rude coup à l’affirmative action, cette politique qui a pourtant été largement cautionnée par la Cour suprême, avant d’être désormais désavouée.

Faut-il voir dans ce revirement l’expression du conservatisme ou du simple bon sens ? La leçon doit être méditée en France.

 

L’affirmative action, une politique américaine

La politique d’affirmative action doit beaucoup au contexte nord-américain. Elle découle du sentiment de culpabilité par rapport à l’esclavage et à la ségrégation raciale (qui a été autorisée par la Cour suprême en 1896). Il faut aussi tenir compte des calculs électoraux du Parti démocrate qui a progressivement délaissé son électorat populaire traditionnel pour se tourner vers d’autres électorats, notamment les minorités raciales.

Si la race a été aussi facilement acceptée en tant que paramètre institutionnel, c’est également parce que, aux États-Unis, la race a été abondamment utilisée dans la législation et les politiques publiques. En somme, les esprits y étaient habitués. Placée au cœur de la ségrégation, la race est apparue comme un critère naturel pour lutter contre la ségrégation.

C’est la raison pour laquelle l’affirmative action, devenu l’emblème du progressisme, a été très largement cautionnée par la Cour suprême. Certes, les juges ont refusé les quotas par race, sans doute en raison du souvenir honteux d’avoir vu Harvard et d’autres universités plafonner le nombre de juifs durant l’entre-deux guerres, mais ils ont autorisé les universités à tenir compte de la race pour pondérer les candidatures en fonction de ce critère.

Le résultat n’est pas très glorieux : alors qu’auparavant la race privilégiait les Blancs, voici qu’en guise de compensation elle accorde un privilège aux Noirs et aux Hispaniques. Chassée par la porte, la race est revenue par la fenêtre.

Il est vrai toutefois qu’aux États-Unis, la plupart des universités ont renoncé à recourir à la race pour la sélection de leurs étudiants. En outre, la discrimination positive est désormais impopulaire dans l’opinion, y compris chez les Démocrates.

 

Une décision logique

Dans sa décision du 29 juin, la Cour suprême a considéré que la procédure utilisée par les universités de Harvard et Caroline du Nord est inacceptable : non seulement elle est contraire au Quatorzième amendement (1868) sur l’égale protection devant la loi (Equal Protection Clause) mais de plus, elle remet en cause la volonté de démanteler la ségrégation raciale, qui s’est notamment manifestée par le célèbre arrêt Brown vs. Board of Éducation (1965).

Indirectement, les juges sont sévères avec leurs prédécesseurs. Ils considèrent que la jurisprudence qui a laissé s’instaurer des discriminations en fonction de la race est tout aussi irrecevable que la ségrégation elle-même. « Éliminer la discrimination raciale signifie éliminer entièrement celle-ci », clament-ils.

La Cour achève sa démonstration en disant que les procédures de discrimination positive ne s’appuient pas sur des éléments objectifs et véhiculent même des stéréotypes raciaux. Elle accuse les universités incriminées de n’avoir pas fait la preuve que la race affecte la vie des individus.

Toutes ces observations sont pertinentes. Comment évaluer la race ? Comment savoir quelle situation personnelle recouvre la couleur de peau ? C’est un peu comme lorsqu’il est dit que si les Noirs américains pratiquent peu la natation, c’est parce que l’accès aux piscines publiques leur a été longtemps interdit. Un tel raisonnement laisse sceptique car, jusqu’à preuve du contraire, l’apprentissage de la natation ne s’effectue pas sur plusieurs générations. Le critère social est ici certainement plus explicatif que le critère historico-racial.

 

Une politique inconnue en France 

L’affirmative action n’a jamais été bien vue en France. Même si cette politique a pu susciter une certaine sympathie, elle n’a jamais fait l’objet d’un enthousiasme dithyrambique. Rares sont ceux qui ont plaidé pour sa transposition en France.

La discrimination positive à la française, instaurée dans l’enseignement à travers les ZEP (1981), s’est contentée de recourir à des critères sociaux ou géographiques, éventuellement nationaux (la proportion d’élèves étrangers). Cette politique ne manque pas d’hypocrisie car tout le monde sait pertinemment que le classement en ZEP dépend surtout de la proportion d’enfants issus de l’immigration, mais elle permet de faire une entorse à l’égalité républicaine sans provoquer des réactions de rejet.

On comprend alors que la décision la décision de la Cour suprême n’ait pas déclenché une vague de critiques comparable à celle qui a accompagné l’an dernier la décision sur l’avortement. Peu de commentaires sont comparables à ceux que l’on rencontre par exemple dans la presse canadienne.

Globalement, la presse française s’est contentée de présenter factuellement la décision des juges.

Si tel commentateur déplore une « décision redoutée » qui met un terme « au système qui permettait de garantir une certaine diversité dans les facs du pays », et si tel autre estime que la Cour « continue de dérouler son programme réactionnaire », le ton général est resté très modéré, et même franchement approbateur pour la presse de droite, et certains universitaires ont fait part de leur satisfaction.

 

Le progressisme est-il devenu raciste ?

On peut tirer deux remarques.

La première consiste à se demander si cette relative neutralité des commentaires ne va pas peser sur la perception de la Cour suprême américaine.

Depuis les dernières nominations de l’ère Trump, celle-ci est en effet supposée être l’antre du conservatisme. Pourtant, la suppression de la discrimination positive paraît frappée du coin du bon sens. Se pourrait-il dès lors que la Cour suprême soit moins idéologique que l’affirment ses adversaires ? Pire : se pourrait-il que les vrais progressistes ne soient pas ceux que l’on croît ?

À tout le moins, puisqu’il revient à une cour supposément conservatrice d’avoir mis un terme à une politique qui, quoiqu’on en dise, était d’inspiration raciale, créant des privilèges pour certains groupes et des désavantages pour d’autres (en l’occurrence les Asiatiques, qui ont été à l’origine du recours), ne doit-on pas avoir des doutes sur le sens du progressisme actuel ? Si être progressiste signifie défendre une politique raciale, n’est-il pas plus glorieux de se dire conservateur ?

 

Et la discrimination positive en France ? 

En second lieu, la décision de la Cour suprême invite incidemment à s’interroger sur la situation en France. Car paradoxalement, c’est au moment où la discrimination positive est en voie d’abrogation aux États-Unis qu’elle paraît gagner en légitimité en France.

On sait en effet que la notion de mérite subit une offensive sans précédent. Comme jadis aux Etats-Unis, les concours anonymes sont accusés de discriminer les minorités. La culture générale est particulièrement visée. Les classes préparatoires et les Grandes écoles annoncent régulièrement vouloir diversifier leur public, ce qui signifie avoir plus d’indulgence pour les filles ou les descendants d’immigrés. Il est aussi question d’avoir une haute fonction publique « plus représentative ».

Par un hasard de calendrier, le verdict des juges américains est tombé au moment où le gouvernement français a décidé d’accorder un privilège aux étudiants boursiers : désormais, en cas de redoublement en classe préparatoire, ceux-ci pourront bénéficier de points supplémentaires pour accéder aux écoles d’ingénieurs. Le raisonnement est étrange : pourquoi un échec (le redoublement) devrait-il être récompensé ?

Une forme de discrimination positive s’impose désormais subrepticement. Il y a alors une contradiction abyssale entre, d’une part, un discours officiel qui dénonce chaque jour les discriminations dont sont supposés victimes certains groupes et, d’autre part, la valorisation de la discrimination positive.

Il faudrait pourtant tirer les leçons de ce qui vient de se passer aux Etats-Unis. L’expérience américaine nous montre que la discrimination positive porte atteinte aux principes fondamentaux d’un État de droit et qu’elle génère un vif ressentiment dans la population. On ne voit pas pourquoi il en irait différemment en France, où nous sommes bien placés pour savoir que les privilèges peuvent déboucher sur des révoltes.

Manuel d'autodéfense pour un monde féministe, anticapitaliste et décolonial

MADAM, œuvre théâtrale hors norme, mélange le one woman show, les conférences et les tribunes. Elle a été conçue en collaboration avec six auteures, six actrices et de nombreuses chercheuses et contributrices. Les trois premiers épisodes remettent en question les oppressions liées au genre, à la race et à la classe et les trois derniers incitent à utiliser le pouvoir de l'imaginaire pour créer de nouveaux récits et agir.

Avec ce titre : MADAM, pour « Manuel d'autodéfense à méditer », Hélène Soulié annonce clairement ses intentions. Cela fait plus de quatre ans qu'elle a commencé à élaborer et mettre en scène cette fresque en six tableaux qui revisite le patrimoine féministe depuis le Mouvement de libération des femmes (MLF) des années 1970 jusqu'à aujourd'hui. Quatre ans pendant lesquels elle a parcouru l'Hexagone, de villes en villages, de bord de mer en montagne, interrogeant cette notion de féminisme et recueillant analyses et témoignages, récits de vie, se nourrissant de toutes ces rencontres plurielles, complices ou frictionnelles. Avec des autrices, des chercheuses et des comédiennes, elle a échafaudé un véritable programme politique et utopique pour en finir avec les oppressions de race, de genre ou de classe, et toutes les formes de domination.

Les intitulés de chaque pièce, qui dure autour d'une heure, et entremêlent fiction et réalité, sont en eux aussi éloquents, percutants et malicieux : « Est-ce que tu crois que je dois m'excuser quand il y a des attentats ? », « Faire le mur — ou comment faire le mur sans passer la nuit au poste ? », « Scoreuses — parce que tu ne peux que perdre si tu n'as rien à gagner », « Je préfère être une cyborg qu'une déesse », « Ça ne passe pas », « Et j'ai suivi le vent »…

Islamophobie et rejet des migrants

Pour Orient XXI, les plus intéressants sont les épisodes « #1 — « Est-ce que tu crois que je dois m'excuser quand il y a des attentats ? » et « #5 — « Ça ne passe pas » qui sont d'ailleurs joués par la même actrice, Lenka Luptakova, et renforcent ce sentiment. Le premier épisode aborde en effet frontalement l'islamophobie et veut faire entendre la parole de celles que l'on n'entend jamais : les femmes voilées. C'est donc une jeune femme, vêtue d'un jean et le visage cerclé d'un foulard rouge, qui raconte sobrement son choix de vie et de liberté, celui de ses compagnes de toutes conditions sociales, et le prix qu'elles paient pour cela. Il n'est pas sûr que sa présence sobre mais puissante fasse bouger les lignes et saisir un propos qu'on ne veut pas entendre aujourd'hui. Hélène Soulié avait d'ailleurs été dépassée par le niveau d'hostilité qu'avait déclenché ce premier épisode, présenté au festival d'Avignon en 2021 et dont elle n'avait pas anticipé la violence… C'est alors que la sociologue Hanane Karimiqui intervenait sur le plateau a ultérieurement mis fin à sa participation à la tournée.

Des réactions éclairées ensuite avec finesse et humour par Maboula Soumahoro, spécialiste en études postcoloniales.

Dans l'épisode #5, Lenka Luptakova, après ce premier récit immobile, donne toute la puissance d'un jeu fiévreux, corps et voix. Il rend vibrant le texte, remarquable, de Claudine Galéa sur les migrations. La scénographie prend le parti de ne pas montrer l'une de ces plages terrifiantes où échouent les réfugié·es, mais la rive d'en face où les touristes se font bronzer, indifférent·es à cette tragédie qui fait de la Méditerranée un cimetière. Les mots de l'autrice tailladent alors notre imaginaire plus sûrement que n'importe quelle image. Puis deux jeunes femmes marins, Claire et Marie Faggianelli, témoignent de leur action quotidienne auprès de cette population d'hommes, de femmes, enfants et nouveau-nés, décrivant leur colère et leur impuissance dans une rage qui nous étreint, avec une détermination à ne pas se soumettre à des règles, des délimitations, des frontières, qui nous interpelle.

« Faire société autrement »

Une sorte de carnet de route intellectuel et militant, avec ses questionnements sur le genre, les identités, le capitalisme, le devenir humain, l'utopie qu'elle partage avec ses interlocutrices et avec le public. Dans une adresse collective : « Que faire pour changer ce monde ? »

S'il n'est pas facile de programmer l'intégrale des pièces, plutôt présentées en un ou deux épisodes, il arrive que des directeurs de lieux — souvent plutôt des directrices — l'assument, ce qui était le cas en avril au Théâtre Molière de Sète, à l'initiative de Sandrine Mini. C'est alors un geste artistique et politique puissant et passionnant qui va mettre à jour les différences de réception des un·es et des autres selon le thème abordé.

Conçus en collaboration avec six autrices (Marine Bachelot Nguyen, Marie Dilasser, Mariette Navarro, Solenn Denis, Claudine Galea, Magali Mougel), six actrices (Lenka Luptakova, Christine Braconnier, Lymia Vitte, Morgane Peters, Claire Engel, Marion Coutarel), et des chercheuses (dont Maboula Soumahoro, Rachele Borghi, Éliane Viennot et Delphine Gardey, présentes sur scène), les formes en sont à la fois variées et en résonance. Les trois premiers volets cherchent à ébranler des préjugés et, après une première partie interprétée par une comédienne, mettent en regard une chercheuse qui approfondit le thème, Hélène Soulié intervenant, un peu comme le Candide de Voltaire, pour creuser ces préjugés. Les trois derniers sont pour elle une invitation à « hacker le réel », à « formuler des récits neufs », « faire émerger de nouveaux imaginaires », plus joués, et sans controverse. Mais tous se veulent « des récits trouble-fêtes qui dérangent l'ordre des choses et les hiérarchies de la parole ».

Au final, Hélène Soulié remporte haut la main son invitation « à faire société autrement, et à inventer de nouvelles réalités ».

Hélène Soulié dirige la Compagnie Exit depuis 2008, et associe des comédien·nes, dramaturges et chercheur·es à son travail. On aime aussi la définition de cette compagnie :

EXIT  : Voyants qui dans la nuit des théâtres signalent la sortie de secours. Ou didascalie qui indique que le personnage sort.
EXIT : Sortir.
Créer un hors cadre.
Sortir de notre façon de concevoir le monde.
Savoir se remettre en question.
Se déplacer.
Se rencontrer.
Se mélanger.
Questionner ce qui fait notre présent commun.
S'enrichir mutuellement.
Inventer une façon de faire théâtre ensemble.
Créer des espaces d'exploration de soi. Des autres. Du monde. De la langue. Avec urgence. Avec exigence.
Créer des mises en relation multiples.
Décoloniser et décloisonner les imaginaires.
Faire advenir de nouveaux récits.
Il n'y a pas une personne plus importante qu'une autre.
Il n'y a pas de spectacle plus important qu'un autre.
Il n'y a pas de spectateur·trices plus important·es que d'autres.
Il y a le théâtre.
Engagé par essence.
Dans la vie.
Dans la cité.
Et notre nécessité
À dire.

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Hélène Soulié, Marine Bachelot Nguyen, Maboula Soumahoro, Marie Dilasser et al.
MADAM. Manuel d'autodéfense à méditer
Éditions Deuxième époque
8 juin 2023
208 pages
20 euros

« La Reine Cléopâtre », entre négrophobie et afrocentrisme

Le docu-fiction La Reine Cléopâtre produit par la réalisatrice Tina Gharavi et produit par Jada Pinkett Smith pour Netflix a suscité de vives controverses dès la sortie de sa bande-annonce, à cause du choix d'une actrice afro-américaine pour interpréter la reine. Depuis le début de sa diffusion le 10 mai, les Égyptiens dénoncent, non sans racisme, une appropriation culturelle. Quant au camp adverse, il pointe du doigt une négrophobie parée d'arguments culturels.

Le docu-fiction produit par Jada Pinkett Smith s'insère dans la mouvance « Black Royalty » ou « Black is King » (titre d'un film musical produit par Beyoncé en 2020). Au-delà d'une récupération militante de figures historiques, c'est une volonté de construire une dignité noire, de contrer des siècles de subalternité et d'humiliation et de bien faire comprendre que l'Afrique « noire » a une histoire et des civilisations millénaires, notamment à travers la mise en scène d'une royauté noire. La figure de la royauté est une forme d'utopie décoloniale, un roi étant l'absolu opposé d'un esclave, et permet de se réapproprier une histoire décimée par la « blanchité » coloniale.

En effet, l'eurocentrisme, dont la fondation est le suprémacisme blanc, a inventé et reproduit l'histoire de ses dominés, principalement pour rendre « naturelle » sa domination et donc, la subalternité des colonisés. Le colonialisme européoaméricain n'aurait pu exister sans l'invention de la race, la hiérarchisation raciale qui a suivi ayant permis de « naturaliser » le fait colonial. Dans sa continuation, nous vivons dans un monde où la production du savoir reste prisonnière de l'eurocentrisme de l'Histoire, bien que de plus en plus contesté. L'infériorisation de la « blackness » pour les besoins de la traite transatlantique ayant permis l'essor du capitalisme et des économies du Nord, ne produit pas simplement du racisme dans sa compréhension classique. Elle influe sur la manière dont la cartographie du continent est imaginée encore aujourd'hui.

Une partition coloniale de l'Afrique

L'Afrique telle que nous la vivons est le produit d'une partition coloniale en trois parties, conceptualisée par le philosophe allemand Friedrich Hegel : une Afrique « européenne », celle du nord, une Égypte « asiatique », et la « véritable » Afrique, celle que l'on nomme aujourd'hui subsaharienne, mais qui, à l'époque coloniale, se nommait simplement « Afrique noire ». Pour Hegel, cette dernière est « une terre anhistorique et non développée, encore imprégnée de l'esprit de la nature ». Une traduction quotidienne de cette cartographie radicalisée du continent est la pratique consistant à nommer « Africain » un subsaharien en Afrique du Nord. Cette tendance à ne pas se penser africain, et à assimiler l'africanité au fait d'être noir nourrit la négrophobie arabo-africaine. La campagne lancée contre le documentaire en Égypte s'est d'ailleurs largement focalisée sur la « pureté » de l'ADN égyptien et sa dissociation de l'ADN « africain ». Ainsi, un communiqué du ministère égyptien du tourisme et des antiquités datant du 27 avril dénonce les traits « africains » d'une Cléopâtre censée avoir « la peau claire » et argue l'assimilation historique de tout « trait étranger » aux Égyptiens. Le mythe d'une nation (racialement) homogène, cimenté par les constructions nationales post-indépendance rejoint ainsi un déni d'africanité, cette identité étant toujours perçue comme rattachée à une Afrique noire primitive et en marge de la modernité.

Ironiquement, la négrophobie en Afrique du Nord se fonde sur le déni de toute origine noire à la région, déni affectant notamment l'écriture de l'histoire africaine par des africanistes occidentaux ayant intériorisé la partition hégélienne du continent et opérant une analogie numérique entre la traite transatlantique et la traite transsaharienne, comme Humphrey Fisher, Ralph Austen, John Hunwick et Philip Curtin. Selon cette vision, les noirs africains en Afrique du Nord ne peuvent être que des descendants d'esclaves formant une sorte de « diaspora africaine en Afrique ». L'éminent universitaire kenyan Ali Mazrui prévenait pourtant que considérer que « rien n'est africain à moins qu'il soit noir, c'était justement tomber dans le sophisme de l'homme blanc »1.

Face à cela, la théorie de l'afrocentrisme fait d'une Égypte « noire » la pierre angulaire de sa rhétorique. Dans le monde francophone, la théorie d'une Égypte négro-africaine, berceau des civilisations subsahariennes, fut lancée par le penseur sénégalais Cheikh Anta Diop. Elle est emblématique de la disjonction du continent africain au lendemain de l'espoir suscité par les indépendances et l'espace permis pour la circulation de figures et théories de la libération radicale du Sud, notamment avec le séjour d'un nombre d'intellectuels afro-américains au Caire au début des années 1960, et la « Mecque révolutionnaire » que fut Alger pour un nombre de mouvements radicaux, dont les Black Panthers.

C'est d'ailleurs l'argument d'une « réappropriation imminente » d'une Afrique du Nord « colonisée » que l'on pensait propre aux « guerres culturelles » (cultural wars) américaines qui a nourri en février-mars 2023 la psychose à l'encontre des migrants subsahariens en Tunisie, instrumentalisée par un groupuscule fasciste qui a eu l'oreille du pouvoir. Partout, on pouvait entendre un racisme des plus abjects justifié par un soi-disant plan de colonisation du Maghreb par les migrants subsahariens.

Hégémonie américaine et post-colonialisme

Or, l'afrocentrisme doit tout d'abord être compris comme une réaction à la rhétorique coloniale selon laquelle l'Afrique subsaharienne ne possédait pas d'histoire avant sa colonisation par l'Europe, et que toute trace de civilisation lui serait forcément exogène, lui venant d'Orient, des Berbères, des Arabes ou de l'Europe. C'est donc un mouvement qui vise à retourner le stigmate et à écrire l'Histoire du point de vue de l'Afrique, qui ici se confond souvent avec le point de vue afro-américain sur l'Afrique, l'afrocentrisme étant né de la réflexion d'intellectuels afro-américains à partir du contexte racial étatsunien.

Notre manière de penser la race, et donc le racisme, reste intrinsèquement liée à la sémantique et au vécu des afrodescendants de la traite transatlantique. Depuis l'avènement des études postcoloniales et décoloniales, des chercheurs du Sud évoluant au sein d'universités nord-américaines comme Hassan Mohamed, Ali Mazrui ou plus récemment Abdelmajid Hannoum et Hisham Aïdi ont mis en garde contre une lecture « américanisée » de la traite arabo-berbère, et contre la partition racialisée de l'Afrique. Ils prônent la nécessité de situer la race dans la modernité occidentale. Pourtant, pour ce qui est de « désaméricaniser » la race, le pari est loin d'être gagné : d'abord parce que la traite transatlantique a été déterminante pour l'expansion du capitalisme, du racisme et de la mise en équivalence de la figure du « noir » avec celui de l'esclave. Ensuite, parce que les afrodescendants aux États-Unis ont joué un rôle fondateur dans la formation et l'expansion de l'idéologie panafricaniste. Enfin, parce que les États-Unis exercent une hégémonie culturelle sur le monde qui permet aux représentations et enjeux nés en leur sein de s'exporter et de devenir hégémoniques, notamment à travers les médias de masse et les productions académiques.

Ces représentations qui promeuvent la dignité noire doivent être encouragées et célébrées. Elles sont salvatrices pour nos subjectivités postcoloniales, et permettent de nous imaginer au-delà du regard du colonisateur. Pourtant, il ne faut pas perdre de vue la question du pouvoir. Une réappropriation de l'Histoire ne doit pas se faire aux dépens d'une autre communauté de destin, elle aussi dominée.

La Reine Cléopâtre s'ouvre sur les mots d'une professeure d'études africaines : « Ma grand-mère m'a dit, peu importe ce qu'ils t'enseignent à l'école, Cléopâtre était noire ». Dans le documentaire, ce n'est pas seulement Cléopâtre qui est représentée comme noire, mais l'Égypte entière, rappelant l'imaginaire d'une Égypte berceau des civilisations négro-africaines. Cette représentation serait peut-être passée inaperçue si le documentaire n'était pas produit par Netflix, et donc disponible au plus grand nombre.

Pacifier les contestations

Ces dernières années, les structures néolibérales telles que les plateformes de streaming ont eu massivement recours au tokénisme, pratique consistant à (sur)représenter des minorités raciales, de genre et sexuelles afin de se targuer d'inclusivité, et d'invisibiliser la violence structurelle à laquelle ces minorités font face. Depuis l'assassinat de George Floyd en mai 2020 et l'émergence du mouvement Black Lives Matter, une contre-révolution s'est mise en place afin de pacifier un mouvement questionnant le racisme structurel aux États-Unis et dans le monde. La volonté d'une plateforme comme Netflix de produire un documentaire tel que celui de Jada Pinkett Smith doit être comprise dans ce contexte.

Ceci dit, ce n'est pas tellement l'Amérique blanche qui est ici attaquée, mais un autre groupe dominé : les Arabes, plus particulièrement les Égyptiens qui ont dénoncé un blackwashing2, se voient confisquer une représentativité par deux fois : une actrice américaine blanche — Elizabeth Taylor — ayant interprété Cléopâtre en 1963 dans le film de Joseph Mankiewicz, et une actrice noire américaine en 2023. L'intervention de l'humoriste en exil Bassem Youssef dans un talkshow américain concernant la polémique est en ce sens révélatrice d'un malaise, lorsqu'il dénonce l'appropriation de la culture égyptienne pour les besoins d'un narratif afro-américain, celui de la surreprésentation d'une minorité aux dépens de l'invisibilisation d'une autre. L'effacement de l'historicité des Nord-Africains non noirs reproduit la narration coloniale, mobilisée par exemple par la colonisation française au Maghreb pour opérer une distinction ethnolinguistique binaire entre Berbères autochtones et Arabes envahisseurs, et rattacher ainsi ses colonies à une identité méditerranéenne.

Décoloniser la question raciale donc, sans complaisance aucune avec une négrophobie bien ancrée, mais sans pour autant se laisser envahir par des débats américanocentrés, là est tout l'enjeu.


1Ali Mazrui, The Africans : A Ttriple Heritage, BBC Publications, Londres, 1986.

2Pratique consistant à choisir des acteurs noirs pour incarner des personnages non noirs.

Royaume-Uni. L'islamisme, un mouvement avant tout politique

L'essai de Danila Genovese sur les islamistes britanniques donne du phénomène de l'islam politique en Europe une image exempte de préjugés et de stéréotypes.

Le mot « islamiste » suscite un sentiment de peur et d'insécurité dans l'opinion publique, car on pense alors aux attentats terroristes perpétrés en Europe entre 2015 et 2017 par des cellules djihadistes. Pour expliquer ce phénomène, plusieurs experts ont affirmé qu'il existait un lien entre l'islam et ses racines violentes intrinsèques qui sous-tendrait les choix de ceux qui commettent ces massacres. L'anthropologue Danila Genovese, dans son essai sur les islamistes britanniques nous donne au contraire une image exempte de jugements moraux ou de stéréotypes et qui, par un travail de terrain de cinq ans, se concentre sur les dynamiques à l'origine de la décision de certains jeunes musulmans, à un moment donné de leur vie, de rejoindre des mouvements islamistes présents au Royaume-Uni.

Cinq années de recherche ethnographique

Ce texte est né de la volonté de l'autrice de reformuler de nombreuses interrogations liées aux attentats terroristes au Royaume-Uni, à commencer par celui du 7 juillet 2005 lorsqu'une série d'explosions provoquées par des kamikazes a frappé les transports publics de la capitale britannique faisant 56 morts1. Elle a réalisé un important travail ethnographique de 2005 à 2010, période durant laquelle elle a rencontré et interviewé de nombreux militants islamistes résidant au Royaume-Uni. Elle a écouté leurs discours pour tenter de comprendre les pratiques politiques des uns et des autres, sans les filtres des représentations offertes par l'opinion publique, les think tanks occidentaux et les experts en sécurité, c'est-à-dire en évitant les prismes « classiques » de la radicalisation, de l'intégrisme et du terrorisme.

Un racisme sans hiérarchisation des races

L'objectif principal de sa recherche était de comprendre les dynamiques et les facteurs qui caractérisent les relations des partis et mouvements islamistes avec l'État et les institutions britanniques. Avant d'exposer ses conclusions, l'autrice a tenté d'expliquer comment Londres, au cours des dernières décennies, avait traité les minorités ethniques présentes sur son territoire.

Genovese souligne qu'au racisme colonial, qui s'était estompé avec la chute de l'empire britannique a succédé un nouveau racisme pétri de l'idée du multiculturalisme qui s'est avéré n'être qu'une opération « cosmétique » destinée à masquer les politiques de racialisation à l'égard des minorités. Ce phénomène est contemporain de l'arrivée en Angleterre d'immigrants venus des anciennes colonies. À partir des années 1960, dans les milieux politiques et institutionnels britanniques, les préjugés raciaux n'étaient déjà plus le produit de formes de xénophobie — au sens d'une simple discrimination à l'égard des étrangers —, mais s'exerçaient à l'encontre de ceux qui refusaient d'adopter les modes de vie britanniques et la culture de la nation. Ainsi exprimée, cette approche mettait ses promoteurs à l'abri de toute accusation de racisme, car elle ne proposait aucune hiérarchie des races, supérieures ou inférieures.

Cette approche présentait les immigrants comme une menace et un danger pour l'unité de la nation britannique, ce qui légitimait implicitement leur exclusion. Comme l'affirme l'autrice, « le racisme scientifique a ainsi trouvé un substitut par lequel le bien-être de la nation est basé sur l'application d'une théorie raciste, sans qu'il soit nécessaire d'utiliser le terme de race ou de faire appel aux différences raciales, à l'encontre de ceux que l'on veut expulser de la nation ».

Dépolitisation des revendications

Pour preuve les nombreux appels et proclamations, lancés à la fin des années 1970 par les conservateurs (et pratiquement jamais contestés par les travaillistes) contre l'immigration et pour la nécessité de limiter les entrées sur le territoire, n'ont jamais concerné des Néo-Zélandais ou des Européens, mais uniquement des personnes extérieures à l'Europe. C'est sur la base de ces prémices que les politiques multiculturelles ont été lancées à partir du milieu des années 1980, créant une société caractérisée par de nouvelles formes d'inégalité politique, sociale et même raciale.

Comme le note Genovese, les immigrés présents au Royaume-Uni à cette période étaient moins soucieux de préserver leur diversité culturelle que de manifester contre le gouvernement pour obtenir des formes d'égalité sociale et politique. C'est par le biais des politiques multiculturelles, qui mettaient l'accent sur la préservation de « leur » culture, qu'une forme générale de dépolitisation des revendications des minorités a pu se mettre en place. Le mécanisme était simple : un groupe de représentants ethniques non élus concluait un accord avec l'État au terme duquel la paix sociale était garantie en échange de budgets destinés à des projets culturels. C'est de cette manière que les institutions gouvernementales ont commencé à utiliser les catégories de « religion » et de « culture » pour représenter les membres des minorités ethniques, les dépolitisant de facto et les excluant de l'arène politique.

Tel est le contexte social dans lequel les mouvements islamistes et leurs membres sont nés et ont évolué. L'autrice note en outre que ce récit de la dépolitisation a été si extrême ces dernières années que toute position politique adoptée par les islamistes britanniques a toujours été dépeinte en termes de terrorisme ou de fondamentalisme, représentant donc une menace pour la sécurité nationale2.

« Participationnistes » et « négationnistes »

Grâce à son travail ethnographique, Genovese démontre que les aspirations et les pratiques des islamistes sont « intrinsèquement politiques » et que les expériences personnelles et sociales de marginalisation ont été le terreau fertile de leur élaboration, tant en termes d'activisme politique que d'opposition aux stratégies gouvernementales.

Dans ce contexte, la méthodologie utilisée par l'autrice pour ses recherches évite l'approche culturaliste-orientaliste (qui les traite comme des groupes religieux et les dépolitise ou les diabolise en tant que terroristes), mais analyse plutôt l'islamisme britannique à partir de ce que les militants interrogés disent de leur conception de l'islamisme, comment ils se le représentent et comment ils le pratiquent.

Il en ressort que si les partis islamistes implantés ont été fortement influencés par les textes de Hassan Al-Banna, de Sayyid Qutb et de Aboul Ala Maudoudi, leurs mouvements ont à leur tour reformulé et retravaillé les concepts de l'islamisme exposés par ces auteurs. Sur la base des données recueillies sur le terrain, Genovese définit deux types de groupes islamistes : les « participationnistes » qui entendent interagir avec la vie politique et publique britannique, et les « négationnistes » qui rejettent les institutions et le système politique britannique et envisagent une révolution pour déclencher un processus d'islamisation du pays.

Participer aux élections ?

Les membres du premier groupe participent aux élections et font campagne, mais rejettent catégoriquement la définition de « parti politique », choisissant pour eux-mêmes la catégorie de « groupe confessionnel ». Le paradoxe de ce choix, selon l'autrice, réside dans la négation de leur propre subjectivité politique et dans la répression de leur identité lorsqu'ils entrent en contact avec le gouvernement central et les institutions britanniques, se ghettoïsant de fait et cédant à ceux qui croient que ces groupes n'expriment jamais de demandes politiques légitimes, mais seulement des idées qui menacent la sécurité nationale. Ce premier groupe comprend la Commission islamique des droits de l'homme (IHRC), l'Association musulmane de Grande-Bretagne (MAB), le Conseil musulman de Grande-Bretagne (MCB) et le Comité musulman des affaires publiques (MPACUK).

La déclaration d'une personne interrogée, membre de l'Association musulmane éclaire ce positionnement :

Nous ne sommes pas un parti comme les partis traditionnels qui sont nés d'idéologies laïques. Nous sommes pour la défense religieuse des musulmans en tant que communauté en Grande-Bretagne et dans le reste du monde.

Un autre aspect intéressant de l'étude est que plusieurs militants et dirigeants islamistes ont démontré qu'ils sous-estimaient la façon dont les épisodes constants de violence et de racisme institutionnel subis par les musulmans en tant que membres d'une minorité ont constitué au fil des ans un obstacle majeur à leur participation à la vie politique et sociale.

À titre d'exemple, l'appel lancé à plusieurs reprises par les dirigeants du Conseil musulman de Grande-Bretagne aux musulmans pour qu'ils « sortent du ghetto et participent à la vie de la société britannique » n'a jamais pleinement rendu compte des processus de racialisation de ces mêmes musulmans qui les empêchent de participer à la vie publique.

Dans ces partis, Genovese perçoit un manque de conscience des discriminations économiques, politiques et sociales à laquelle les musulmans sont soumis en Angleterre, non seulement parce qu'ils appartiennent à une foi religieuse minoritaire, mais surtout parce qu'ils sont membres des groupes les plus défavorisés, et donc plus vulnérables. L'autrice estime que cette absence d'approche intersectionnelle (dans laquelle l'appartenance ethnique des membres est liée à leur classe sociale) a considérablement affaibli les groupes islamistes « participationnistes » en termes de soutien populaire. Genovese insiste sur le fait que « l'action politique des partis islamistes a toujours été déclinée comme une pratique défensive de la communauté religieuse et culturelle, et non en termes d'opposition active aux injustices sociales et économiques qui touchent les musulmans ».

Islamisation rêvée et califat

Quant aux groupes « négationnistes », comme Hizb ut Tahrir, Al-Ghurabaa et Saved Sect (ce dernier ayant été déclaré illégal en 2006 en application des lois antiterroristes), leurs programmes ont toujours visé une sorte d'islamisation de la société anglaise et l'établissement d'un modèle de califat en Angleterre également. En ce qui concerne ces trois mouvements, ce qui est apparu de manière significative est le désir de leurs dirigeants respectifs d'obtenir une forme de pouvoir à exercer contre leurs ennemis (d'autres politiciens, des chefs de gouvernements occidentaux ou des « Proche-Orientaux vendus »).

En proposant leurs programmes politiques, ces partis ont toujours représenté l'Islam comme un bloc monolithique dépourvu de toute contingence humaine, d'histoire, de géographie et de relations sociales : une sorte d'orientalisme de l'orientalisé.

D'autre part, les membres les plus jeunes de ces mouvements sont pour la plupart des individus qui ont eu une forte expérience de la discrimination raciale et des injustices quotidiennes : pour beaucoup, devenir des militants islamistes était presque un choix obligatoire, tant ils voyaient dans ces mouvements un « espace de défense » contre le racisme antimusulman quotidien.

Pour la plupart des jeunes militants des partis « négationnistes », la possibilité de se venger des injustices racistes subies, de protéger la communauté islamique en Angleterre et dans le reste du monde et d'acquérir un rôle politique actif a été un facteur déterminant dans leur adhésion à ces mouvements. « Le travail ethnographique a confirmé, écrit l'autrice, que le rôle des idéologies et inclinations personnelles, émotionnelles et psychologiques est moins pertinent dans un processus de radicalisation que les expériences de vie dans la sphère sociale combinées au récit politique institutionnel dominant. »

La recherche a permis aussi de mettre en lumière l'absence de lien entre le radicalisme idéologique et la violence politique : sur l'ensemble des personnes interrogées (plus de cent), une seule a commis un attentat, plusieurs années après avoir été interrogée.

Des actions sécuritaires qui nourrissent la radicalisation

L'anthropologue Genovese conclut donc que ce sont précisément les politiques de sécurité qui paradoxalement favorisent les processus de radicalisation. En effet, la stratégie conçue par les forces de sécurité britanniques pour lutter contre le terrorisme, connue sous le nom de Prevent, a pris la forme d'un contrôle constant de la vie politique, religieuse et sociale des musulmans, et parmi eux, un grand nombre de jeunes, qui n'avaient commis aucun acte de terrorisme, ont été identifiés comme des terroristes potentiels, pour avoir seulement exprimé des idées politiques (très souvent anti-impérialistes et anticoloniales), vaguement rattachées à une construction idéologique du djihadisme.

Genovese souligne ainsi que les stratégies antiterroristes qui reposent sur l'hypothèse que les musulmans ont une tendance innée à se radicaliser, sont inexactes et contre-productives. Pour l'autrice, l'islamisme est un discours politique, semblable à d'autres discours politiques et idéologies tels que le socialisme, le libéralisme et le communisme, et doit être traité comme tel. Selon ce point de vue, l'islamisme britannique va de l'affirmation d'une subjectivité politique à un projet révolutionnaire de refondation de la société selon les principes islamiques, tandis que le terrorisme en tant que phénomène politique est un fait marginal au sein de l'islamisme. Paradoxalement, comme le souligne Genovese, la guerre contre le terrorisme qui a vu l'invasion et l'occupation de l'Afghanistan puis de l'Irak a « tué plus au fil des ans que celles mises au compte du terrorisme ».

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Danila Genovese
La meta-politica e il terrorismo. Gli islamisti britannici tra politiche multiculturali e pratiche di razzismo
Mimesis, Milan, 2023
358 pages
28 euros

Article traduit de l'italien par Christian Jouret.


1Attentats du 7 juillet 2005 : 4 kamikazes prennent pour cible le réseau des transports publics de Londres, provoquant la mort de 52 personnes et en blessant 770 autres (Source : Police des transports britannique).

2Une politique similaire est en œuvre en France.Lire Laurent Bonnefoy, « De la liberté d'expression des « voix musulmanes » en France ».

En Mauritanie, la bombe à retardement de la ségrégation raciale

En dépit de quelques progrès juridiques accomplis pour tenter de lisser les clivages ethniques en Mauritanie, une crise identitaire et de lourdes inégalités sociales et économiques fracturent le pays. Rencontre avec deux figures de la défense des droits humains pour qui cette ségrégation contre les populations noires ne pourra pas durer indéfiniment.

France. La place introuvable des musulman·es dans la cité

Pourquoi les femmes musulmanes font-elles l'objet d'un tel rejet en France dès qu'elles affirment leur identité ? Deux livres tentent de répondre à cette question en s'appuyant sur des analyses féministes qui rompent avec la vison occidentale.

Les femmes musulmanes ne sont-elles pas des femmes ? C'est la question que pose Hanane Karimi, maîtresse de conférences en sociologie à l'université de Strasbourg, dans l'essai qui vient de paraître aux éditions Hors d'atteinte. Elle y analyse la construction politique et médiatique de la figure de la femme voilée et questionne les contradictions et limites d'un féminisme hégémonique prétendument universel. La sociologue Marie-Claire Willems, membre d'Islams et chercheurs dans la cité, publie, elle, aux éditions du Détour, Musulman. Une assignation ? où elle interroge l'identité, vécue ou attribuée, des musulmans et les enjeux de cette catégorisation dans la société française. L'une et l'autre ont analysé une multitude de sources documentaires et mené des enquêtes de terrain au long terme auprès des principaux concernés.

Bien qu'étant confrontée quotidiennement au racisme antivoile, Hanane Karimi expérimente une blessure cuisante lorsqu'elle se rend, en janvier 2017, à une audition au Sénat, dans le cadre d'un débat autour du rapport intitulé La laïcité garantit-elle l'égalité femmes-hommes ? Ce n'est pas la première fois qu'elle y est conviée, mais elle est cette fois prise à partie par des associations comme Femmes sans voile et la Brigade des mères qui vont s'acharner à lui couper la parole et à la faire huer. « Quelle égalité femmes-hommes peut ainsi être défendue en attaquant des femmes ? », s'insurge-t-elle. « Depuis quand cette égalité est-elle suffisamment acquise en France pour qu'on s'autorise à attaquer spécifiquement des musulmans et des musulmanes qui la menaceraient ? »

Un ordre colonial

Ce traumatisme, qui dévoile pour elle « les règles de l'ordre genré et racial », elle le dépassera en poursuivant ses combats — dont celui pour l'autonomie des femmes musulmanes dans leur propre communauté — et en se dotant des outils d'analyse critique qu'elle cherche aussi transmettre à d'autres. Même s'ils ne font pas la une des médias, ces outils ne manquent pas, depuis les travaux d'Abdelmalek Sayad qui ont montré comment l'islam est dans l'ordre colonial incompatible avec la citoyenneté française jusqu'aux recherches plus contemporaines de Marwan Mohammed, Abdellali Ajjat, Nacera Guenif, les prises de position de féministes historiques comme Christine Delphy, ou les éclairages des autrices postcoloniales africaines-américaines. Ses sources sont plurielles et nombreuses pour affronter un débat clivant qui s'est exacerbé d'année en année. Elle commence alors un travail de thèse, fondé sur son propre engagement, sur la capacité à agir des femmes musulmanes en France pour en faire des sujets et non plus des « objets » du débat public, s'appuyant notamment sur les observations de l'anthropologue Saba Mahmood à laquelle elle rend hommage.

Déterminée à défendre ses droits et ses choix, et ceux de ses compagnes de route, elle cherche aussi à rendre compte du prix fort qu'on leur fait payer et dont la mesure n'est jamais prise. La stigmatisation et l'exclusion qu'elles subissent en permanence, la contrainte à se dévoiler pour pouvoir travailler à laquelle elles sont la plupart du temps acculées, conduisent à des mécanismes psychologiques de dépersonnalisation, et à des troubles physiologiques qui montrent comment la domination s'exerce en premier lieu sur les corps. « La domination abîme nos perceptions, nos perspectives, notre champ des possibles et même nos goûts… Elle atteint également l'image de soi. » Comment ne pas se rebeller alors contre la catégorisation des individus selon leur couleur de peau, leur origine et leur religion d'une République soi-disant « une et indivisible » ?

La « racisation » des musulmans

C'est aussi cette catégorisation de l'identité musulmane (vécue, présumée ou attribuée) et les représentations qui lui sont associées qu'étudie Marie-Claire Willems. Elles conduisent à la « racisation » de la figure du musulman en France, toujours considéré comme étranger, à laquelle n'échappent pas les enfants de l'immigration, même à la deuxième ou troisième génération. À partir d'une large enquête de terrain, elle rencontre des musulmans et musulmanes dont certains se disent « musulman·e athée » ou « musulman·e non-croyant·e », ce qui l'amène à essayer de définir la complexité du terme et ses changements de signification historiques et sociologiques. Pour certains, il s'agit davantage d'une culture, d'une origine, même s'ils revendiquent un athéisme ou une forme d'agnosticisme. Pour d'autres, la croyance est liée à l'appartenance à une culture ou une origine. Il n'y a parfois pas de séparation entre ces différentes identifications, les identités n'étant jamais figées.

C'est la colonisation algérienne, lorsque « musulman » devient un statut juridique opposé au statut juridique d'un Européen, qui a racisé la figure du musulman en France en associant « arabe » à « musulman » et à « étranger ». Une opposition dont l'impact se perpétue, les musulmans étant aussi définis par le regard des autres, qu'ils aient une religion ou pas. Cette double perspective, à partir de ce que les gens disent d'eux-mêmes, et de comment ils sont définis par les autres, et dans les discours politiques et médiatiques en particulier, est très instructive. Elle se fonde sur un vaste corpus en histoire et sciences sociales, des rencontres avec des associations cultuelles, culturelles, militantes (dont le Parti des Indigènes de la République trop souvent diabolisé), la participation à des colloques, formations, etc. Elle traite aussi des nouvelles formes d'islamité en France où une signification exclusivement religieuse est investie comme un facteur d'émancipation, pour refonder des valeurs, reprendre des études, aider les autres, etc. Pour finir, elle pose à tous la question : « Comment être sujet de soi-même ? » Et y répond en concluant qu'il semblerait toutefois « que tous les individus ne soient pas logés à la même enseigne, lorsqu'il s'agit d'avoir le droit de faire sujet. »

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➞ Hanane Karimi, Les femmes musulmanes ne sont-elles pas des femmes ?, Hors d'atteinte, coll. "Faits et idées," 3 mars 2023 ; 210 pages, 18 euros

➞ Marie-Claire Willems, Musulman : Une assignation ?, Éditions du détour, 19 janvier 2023 ; 200 pages, 18 euros

Smotrich et Zemmour derniers avatars du fascisme juif né avec Mussolini

Des juifs ont compté parmi les combattants les plus déterminés dans la lutte contre le fascisme au XXe siècle. Mais d'autres ont ouvertement affiché des idées fascistes. Leur histoire débute en Italie, s'étend en Europe centrale puis en Palestine. Elle se poursuit aujourd'hui en Israël et en France.

Les troupes de Napoléon Bonaparte, parties combattre les Autrichiens qui occupent alors le nord de l'Italie, apportent la liberté politique aux juifs italiens en 1796. Les portes des ghettos sont arrachées et brûlées, les notables juifs peuvent siéger dans les municipalités. La population juive en Italie est alors estimée à 30 000 personnes. Avec la chute de Napoléon, la condition des juifs est remise en question : les autorités catholiques les avaient identifiés aux Français athées. Ils sont alors victimes d'émeutes antijuives tandis qu'on retourne aux lois anciennes les concernant, particulièrement dans les États pontificaux. Ainsi le ghetto de Rome est rétabli.

Protagonistes de la marche sur Rome

La participation de certains juifs à la cause nationale du Risorgimento fut enthousiaste, et des banquiers juifs financent les insurrections anti-autrichiennes dès 1830. Isacco Artom, issu d'une famille aisée du Piémont, volontaire en 1848 contre l'Autriche, devint le secrétaire particulier du comte de Cavour, figure de proue du nationalisme italien. En 1871, onze députés juifs siègent dans le premier parlement de la nouvelle Italie, contre huit au Royaume-Uni, six en France et quatre en Prusse. Le judaïsme italien fournit le premier ministre de la guerre juif de l'histoire moderne : Giuseppe Ottolenghi, et deux premiers ministres : Luigi Luzzati et son prédécesseur Sidney Sonnino. Ernesto Nathan est maire de Rome de 1907 à 1913. Des juifs font bâtir des synagogues monumentales à Turin, puis à Florence et à Rome. En 1911, l'Italie conquiert sur l'empire ottoman les colonies de Cyrénaïque et de Tripolitaine où habite une communauté juive de plusieurs dizaines de milliers de personnes.

Avec la première guerre mondiale, pour la première fois dans l'histoire européenne, des juifs se trouvent engagés dans un combat qui les oppose à d'autres soldats juifs. En effet, 5 000 juifs de l'armée italienne affrontent, sur les champs de bataille, 350 000 juifs de l'armée austro-hongroise, 600 000 soldats juifs russes, 50 000 juifs dans les rangs des Britanniques, autant dans l'armée française et 100 000 dans l'armée allemande.

Benito Mussolini fonde le fascisme à Milan après la première guerre mondiale. Dans les confrontations avec les membres du Parti socialiste entre 1919 et 1922, trois juifs meurent : Duilio Sinigaglia, Gino Bolaffi et Bruno Mondolfo, déclarés « martyrs fascistes » ; 230 juifs participent à la marche sur Rome et 746 sont inscrits pour certains au Parti national fasciste et pour d'autres au Parti nationaliste, qui fusionnera avec le premier. En 1921, neuf députés juifs fascistes sont élus. Ettore Ovazza, banquier et homme d'affaires, membre du Parti national fasciste, anime le journal La Nostra Bandiera (Notre drapeau), dans lequel est affirmé le soutien des juifs italiens au nouveau régime. Sept cent cinquante juifs avaient alors leur carte de membre du parti fasciste.

Margherita Sarfatti devient la conseillère, la financière, la maîtresse, l'égérie du Duce. Rédactrice de Gerarchia, la revue théorique du fascisme, fondée par Mussolini, elle en trace les principes et les objectifs. Se faisant la chantre de la révolution culturelle fasciste, elle proclame que le temps est venu du « retour à l'ordre » et d'une nouvelle figuration puisant aux sources du classicisme. En 1925, le gouvernement français lui offre le titre de vice-présidente du jury international à l'Exposition internationale des arts décoratifs — elle est aussi commissaire pour le pavillon italien — et la décore de la Légion d'honneur. Elle accède à la célébrité internationale avec Dux, son hagiographie de Mussolini, publiée en 1925 d'abord à Londres (en Italie dès 1926) vendue en 25 000 exemplaires dès la première année, puis à des millions d'exemplaires et traduite en 17 langues.

À la suite de la publication de l'ouvrage aux États-Unis, le patron de presse américain William Randolph Hearst offre à Mussolini des contrats faramineux pour des articles qui le présentent sous le meilleur jour et plaident en faveur du réarmement de l'Italie en vue de son extension coloniale. Le contrat est double, il prévoit qu'ils soient écrits par Margherita Sarfatti et signés par le dictateur. Il sera reconduit jusqu'en 1934.

Le tournant de 1938

En 1920, la conférence de San Remo décide de l'établissement d'un « foyer national juif » en Palestine, supervisé par les Britanniques. Cette même année, Chaim Weizmann, né en Biélorussie et citoyen britannique depuis 1910 devient le président de l'Organisation sioniste mondiale (OSM), et le restera presque sans interruption jusqu'en 1946. Le sionisme est en plein essor. En 1922, les sionistes obtiennent 32 élus (sur 47 députés et sénateurs juifs) au Parlement polonais. Weizmann rencontre Mussolini à trois reprises. Lors de la seconde, en 1934, ce dernier déclare que Jérusalem ne peut être une capitale arabe ; Weizmann propose de mettre à disposition de l'Italie fasciste une équipe de savants juifs. Près de 5 000 juifs italiens adhèrent à cette époque au parti fasciste sur une population juive italienne de 50 000 personnes.

Guido Jung est élu député sur la liste fasciste et nommé ministre des finances de 1932 à 1935, alors qu'à Maurizio Rava est confiée la charge de gouverneur de Libye et de Somalie, ainsi que celle de général de la milice fasciste. De nombreux bourgeois juifs participent au financement de la guerre d'Éthiopie. Beaucoup de juifs s'engagent dans les troupes pour lesquelles on crée un rabbinat militaire. Mussolini nomme l'amiral Ascoli commandant en chef des forces navales. La Betar Naval Academy est une école navale juive établie à Civitavecchia en 1934 par le mouvement sioniste révisionniste sous la direction de Vladimir Jabotinsky, avec le soutien de Mussolini. L'école participera à la guerre d'Éthiopie en 1935-1936. Certains futurs officiers de la marine israélienne en seront issus.

La campagne de discriminations racistes et antisémites du fascisme italien débute officiellement en 1938. Les reproches formulés à l'encontre des juifs sont qu'ils se croiraient d'une « race supérieure » et formeraient le terreau de l'antifascisme. Huit mille juifs italiens sont exterminés entre 1943 et 1945 dans la destruction fasciste, raciste et antisémite des juifs d'Europe sur un total estimé à six millions de juifs assassinés.

De Riga à Jérusalem par la violence

À Riga en Lettonie vivaient 40 000 juifs après la première guerre mondiale. En 1923, des étudiants juifs y créent le Betar, une organisation de jeunesse nationaliste juive et anticommuniste. Zeev Jabotinsky en prend la direction. Il est l'objet d'un culte de la personnalité inconnu jusqu'alors dans le sionisme. Les militants du Betar presseront Jabotinsky de créer un mouvement politique pour regrouper la droite nationaliste. Le Betar prend une orientation paramilitaire.

Jabotinsky fonde à Paris en 1925 l'Alliance des sionistes révisionnistes. Le terme « révisionniste » exprime leur volonté de « réviser le sionisme ». En 1928, trois hommes entrent au Parti révisionniste. Ils viennent de la gauche sioniste, mais se sont retournés contre elle et affichent maintenant des sympathies fascistes. Ce sont le journaliste Abba Ahiméir, le poète Uri Zvi Greenberg et le médecin et écrivain Yehoshua Yevin. Ils organisent une faction fasciste et radicale en Palestine mandataire et rêvent d'une organisation de « chefs et de soldats ». Ahiméir fait figure d'idéologue et influence fortement le Betar. Menahem Begin intègre le Betar en 1928, puis en prend la tête en 1939.

David Ben Gourion est l'un des dirigeants de l'aile droite de la gauche sioniste. Il privilégie le nationalisme par rapport au projet de transformation socialiste. En particulier, Ben Gourion s'opposera à ce que des travailleurs non juifs (palestiniens) puissent être organisés au sein du syndicat juif en Palestine, Histadrout. Il est également un des partisans du soutien de la gauche sioniste à Weizmann comme président de l'OSM

Au début 1933, Ahimeir déclare qu'il y a du bon en Adolf Hitler, à savoir la « pulpe antimarxiste ». Ben Gourion traite alors Jabotinsky de « Vladimir Hitler ». Eri Jabotinsky, le chef du Betar en Palestine était le fils de Vladimir Jabotinsky. Ben Gourion redevient en 1935 président de l'Agence juive, et démissionne de son poste au sein de la Histadrout. Il devient alors le principal dirigeant sioniste en Palestine et se rapproche de Jabotinsky. De 1936 à 1939, des Arabes se révoltent contre le mandat britannique. Cette révolte exprime aussi le refus de voir un « foyer national juif » s'installer en Palestine, un des objectifs du mandat.

Durant cette révolte, la Haganah se développe fortement. Groupe armé de défense des juifs de Palestine, officiellement interdite par le mandat britannique, elle était depuis sa création en 1920 sous l'autorité de la Histadrout. Passée en 1931 sous la direction de l'Agence juive, son responsable politique suprême était Ben Gourion.

Jabotinsky décide en 1935 que le parti révisionniste doit quitter l'OSM dominée par les socialistes. Pour obtenir le ralliement des religieux, le parti révisionniste, originellement aussi laïc ou presque que la gauche, prend un virage vers la religion. Dans les années 1970, il bénéficie de cette nouvelle orientation à laquelle il est resté fidèle depuis 1935, ralliant à lui les partis religieux.

Nationalistes et religieux au pouvoir

Ben Gourion et ses alliés incarnent les succès du nationalisme juif radical avec la création d'un nouvel État-nation en Palestine en 1948. Il a imposé son autorité sur les groupes armés, et les a fondus dans une armée nationale unique. Créé la même année par Begin, le parti Hérout reprend l'idéologie nationaliste et colonialiste du parti révisionniste : annexion de la Cisjordanie, de la bande de Gaza et de la Jordanie, pour former un « grand Israël » sur les deux rives du Jourdain, libéralisme économique, anticommunisme, hostilité à la gauche, exaltation de l'armée.

En 1973, le Hérout et le Parti libéral fondent un nouveau parti, le Likoud, dirigé par Begin. L'idéologie est surtout celle du Hérout et de l'ancien parti révisionniste. Puis, en 1977, le Likoud remportera les élections, et mettra fin à un demi-siècle de domination politique de la gauche sioniste. En 2022, le Likoud et ses alliés nationalistes religieux remportent une majorité au Parlement, permettant le retour de Benyamin Nétanyahou au poste de premier ministre. Ce gouvernement est le plus à droite et le plus nationaliste et colonialiste de l'histoire du pays, intégrant des partis nationalistes de droite, des ultra-orthodoxes (haredim) et des représentants des colonies juives.

Un déchaînement de violence inouï, inédit, se produit en Cisjordanie occupée. Des centaines de colons juifs israéliens attaquent la ville palestinienne de Huwara, au sud de Naplouse. Des dizaines de maisons et de voitures sont incendiées. Bilan : un Palestinien tué et une centaine de blessés, après la mort de deux colons juifs tués par un Palestinien le 26 février 2023. Le ministre des finances israélien Betsalel Smotrich avait appelé à « anéantir » Huwara. Le 19 mars 2023, Smotrich est venu à Paris, à une soirée de gala, organisée par une association française juive nationaliste radicale et sioniste de droite radicale, Israel is forever.

En France, le nationalisme fleurit

Éric Zemmour n'est pas le premier juif à incarner le nationalisme français. Parmi ses précurseurs, on compte dans les années 1930 l'avocat Edmond Bloch. Il avait mis sur pied l'Union patriotique des Français israélites (UPFI), destinée à combattre la gauche, les communistes, les socialistes et leur chef Léon Blum comme l'a raconté Charles Enderlin.

Pendant l'occupation fasciste du territoire français de 1940 à 1944, Edmond Bloch collabore activement. Il est protégé par le député nationaliste radical Xavier Vallat, premier commissaire général aux questions juives de mars 1941 à mai 1942, qui mettra en œuvre les discriminations antijuives ciblant prioritairement les juifs étrangers. Après la Libération, Bloch sera un des témoins à décharge au procès de Xavier Vallat devant la Haute Cour de justice, lui évitant le peloton d'exécution. Bloch n'a pas changé d'idéologie. En 1954, il écrit : « Pierre Mendès-France (le socialiste, chef du gouvernement) n'engage que lui… Ses coreligionnaires ne demandent à partager avec lui ni gloire ni opprobre ». Converti au catholicisme, Edmond Bloch meurt en 1975 à Paris.

Un grand ami de l'antisémite Jean-Marie Le Pen

Éric Zemmour est issu d'une famille bourgeoise de juifs d'Algérie arrivée en métropole en 1952. Dans cette famille, le patriotisme est une valeur cardinale, et la question de l'identité est centrale. Journaliste, il plaide dès les années 1990 pour l'union nationaliste des droites, fort d'une proximité cultivée avec le fondateur du Front national, Jean-Marie Le Pen, qu'il est le seul journaliste à appeler « président », et avec son rival Bruno Mégret.

Zemmour a déjeuné, en 2020, avec Jean-Marie Le Pen et Ursula Painvin, fille de Joachim von Ribbentrop, ministre des affaires étrangères du IIIe Reich, pendu en 1946 après le procès de Nuremberg. Depuis Berlin, Ursula Painvin encourage Éric Zemmour avec ses « pensées les plus admiratives et amicales ». En 2021, Zemmour annonce le nom de son parti politique : Reconquête. Il fait référence à la reconquête militaire de la péninsule ibérique par des royaumes chrétiens contre les États musulmans du VIIIe au XVe siècle. Reconquête devient le parti des nationalistes identitaires. Le nationalisme raciste, xénophobe et islamophobe de Zemmour contribue à la banalisation du nationalisme radical de Marine Le Pen et de son parti, le Rassemblement national (RN).

Quand les problèmes s'aggravent et que les tensions s'exacerbent, les fascistes se présentent d'un côté comme les troupes de choc du nationalisme, prêts à en découdre avec les traîtres à la patrie, à envahir les parlements ou à les incendier pour mettre fin à petit feu ou brutalement à la démocratie, et de l'autre côté comme les seuls capables de rétablir la grandeur nationale et l'ordre économique, social, moral ou religieux par des régimes illibéraux, autoritaires ou dictatoriaux. Des juifs fascistes comme Betsalel Smotrich et Éric Zemmour incarnent ces combats contre la démocratie et les droits humains.

Tunisie. « Le président a éveillé un monstre »

Depuis quelques jours, la Tunisie est le théâtre d'une furieuse poussée de racisme contre les populations subsahariennes, déclenchée notamment par les récentes déclarations du président Kaïs Saïed. Du sud du pays à la capitale, Tunis, la crainte d'une escalade est grande.

Les réfugiés syriens de Turquie redoutent un transfert

Confrontés à la violence du régime de Damas, de nombreux Syriens ont trouvé refuge en Turquie, mais leur situation s'est dégradée au fil des années sous l'effet d'une xénophobie alimentée par la crise économique et le discours populiste des autorités turques. Le tremblement de terre de début février rend leur sort encore plus dramatique et leur avenir encore plus incertain.

« Nous ne sommes pas du tout traités comme des invités [diyuf] et tu le sais très bien ! », me dit Oumm Nidal, lors d'une visite dans son appartement de la vieille ville de Gaziantep un matin du printemps 2015. Elle poursuivit en développant ce point : “Désormais, même avec une kimlik [document d'identification], nous ne pouvons voyager dans une autre ville sans une autorisation du wali [autorité administrative locale]  ! »

Cet article se penche sur la situation précaire des Syriens déplacés en Turquie de 2015 à 2023, en s'appuyant sur un travail ethnographique conduit depuis 2014 et sur des informations transmises par des interlocuteurs toujours présents sur place. Alors que la Turquie est le pays qui accueille le plus grand nombre de Syriens hors de Syrie — plus de 3,6 millions à l'heure actuelle —, ils n'ont pas le statut de réfugiés. Dans la ville de Gaziantep où a été conduit le terrain dont est issu cet article, on estimait à, 17 % la composante syrienne de la population en 20171.

Comme Oumm Nidal y fait allusion, pendant longtemps les Syriens réfugiés en Turquie ont été qualifiés d'« invités » (misafir en turc, diyuf en arabe). En effet, jusqu'en mai 2015, la Turquie menait une politique de porte ouverte avec la Syrie qui s'inscrivait dans la continuité d'un accord de libre-échange et de circulation sans visa entre les deux pays datant de 2007. La circulation était également favorisée par les liens historiques et familiaux unissant les populations des deux côtés de la frontière, notamment entre les villes d'Antakya, Gaziantep et Alep.

Les Syriens ayant fui la répression féroce du régime de Bachar Al-Assad et les localités qui s'étaient soulevées contre le régime ont été qualifiés en Turquie de misafir ou muhacir. Ce dernier terme a été repris par le Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir, pour établir une continuité historique avec les musulmans des Balkans ayant trouvé refuge à l'intérieur des frontières de l'empire ottoman après la perte de leurs terres d'origine. Le déplacement des Syriens faisait ainsi écho à un passé ottoman, avec une résonance particulière à Gaziantep qui a fait partie pendant cinq siècles de la région ottomane d'Alep avant d'être incorporée à la nouvelle République de Turquie en 1923.

Si dans les premières années de leur déplacement, les Syriens ont fréquemment été appelés « frères » et « sœurs », selon un lexique religieux qui les inclut dans une oumma partagée, un statut légal particulier leur a été attribué en 2014. En effet, si jusqu'en 2012 les déplacements étaient souvent temporaires — les Syriens retournant dans leurs villes et villages une fois les bombardements passés2, ils deviennent de plus en plus permanents avec l'intensification de la répression en Syrie, quand les manifestations, d'abord réprimées par des policiers armés, sont la cible de l'armée, des chars et de l'aviation.

La protection temporaire et autres statuts

Pour répondre à un déplacement de plus en plus massif et permanent, la « protection temporaire » ou le statut d'« invité » a été octroyé aux Syriens, qui ne sont pas, officiellement et légalement, des « réfugiés » en Turquie. Car si le pays est bien signataire de la convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés, il a introduit une restriction géographique, si bien que seuls des citoyens européens peuvent y accéder au statut de réfugiés.

Le statut d'invité ou de protection temporaire octroie aux Syriens un accès limité à l'emploi, à l'éducation et à la santé. Il était initialement corrélé à trois règles : une politique de la porte ouverte (tout Syrien peut entrer en Turquie par la frontière syrienne) ; de non-refoulement (les Syriens ne peuvent pas être renvoyés en Syrie) ; et d'enregistrement en Turquie3. En d'autres termes, les Syriens peuvent résider en Turquie tant que la situation en Syrie ne permet pas leur retour. Une kimlik leur est délivrée lors de leur enregistrement, qui devient obligatoire en 2015.

Cependant, dès 2015, de nombreuses grandes villes ne délivrent plus de kimlik ou le font de façon arbitraire et irrégulière. Depuis 2016, avec l'entrée en vigueur de l'accord EU-Turquie visant principalement à réduire le départ des Syriens de Turquie vers l'Union européenne (UE) par la Méditerranée et la route des Balkans, la kimlik ne permet plus de voyager librement dans le pays. Il faut désormais obtenir une autorisation, même pour voyager entre deux villes proches. Le détenteur doit en outre résider dans la ville où la kimlik a été délivrée. En théorie, elle donne droit à un permis de travail, devenu dans les faits quasi impossible à obtenir et en cas d'obtention, il est obligatoire de travailler dans le lieu d'émission du permis.

Ces restrictions géographiques sont d'autant plus problématiques que les kimlik ne peuvent plus être obtenues dans les grandes villes, où vit la majorité des Syriens et où ils peuvent trouver du travail. Cela les contraint à l'illégalité et les rend particulièrement vulnérables aux vendeurs de sommeil et à tout type d'exploitation, notamment des conditions de travail impossibles, avec des journées de douze à quinze heures sans aucune protection légale. Cette situation favorise, depuis 2017, la déportation pourtant illégale des ressortissants syriens vers leur pays d'origine, bien que celui-ci soit toujours en guerre, dès lors que les personnes sont arrêtées dans une localité autre que celles dans laquelle le document a été délivré.

Des lois et des décrets changeants

Il faut aussi évoquer le problème plus large de la non-application et de l'instabilité des lois, en l'occurrence des décrets censés s'appliquer aux Syriens. En théorie, ceux-ci peuvent également obtenir une ikamet (permis de résidence), accordée pour différents motifs : études, tourisme, travail, etc. Cependant, ce sont des permis non seulement complexes à obtenir, mais aussi coûteux et qui doivent être renouvelés tous les ans ou tous les deux ans. On constate une complexification des procédures, mais également, et de façon plus inquiétante, une diminution arbitraire de la durée des permis.

Un exemple parmi bien d'autres. Mahmoud, ancien détenu politique qui a passé quatre ans dans les geôles d'Assad pour avoir mené des activités non violentes au début de la révolution syrienne de 2011, vivait à Gaziantep depuis 2016 où il travaillait dans une petite organisation de la société civile. Il s'est vu forcé de quitter le pays et de demander l'asile en Suède en juin 2022. En effet, depuis un an, il essayait de renouveler son permis de travail sans résultat : on lui a d'abord délivré un permis de six mois — au lieu d'un an — puis de trois mois, et lors de sa dernière demande, on lui a clairement signifié qu'on ne le lui renouvellerait plus. Il a quitté le pays à contrecœur, ne pouvant prendre le risque d'être expulsé vers la Syrie s'il perdait son permis de travail, d'autant qu'il n'avait pas obtenu de kimlik à son entrée en Turquie en 2016. Il ne pouvait pas faire durer une situation d'une précarité et d'une instabilité extrêmes en restant dans une ville où il risquait sans cesse d'être arrêté, maltraité et expulsé vers la Syrie. Il était clair en effet qu'il ne serait en sécurité ni dans les zones contrôlées par le régime (où il a déjà été emprisonné et serait réemprisonné), ni dans le nord où il risquerait d'être arrêté du fait de son travail dans une organisation ouvertement « laïque ».

Certains Syriens ont obtenu la citoyenneté turque, mais ils restent une minorité, évaluée à 200 000 personnes, dont la moitié sont des enfants. Les chiffres sont difficiles à vérifier, et les critères d'obtention sont encore plus obscurs que pour les documents précédemment évoqués. On peut toutefois repérer des constantes : les chefs d'entreprise obtiennent plus facilement le passeport turc, par exemple. En revanche, les médecins, les dentistes et les avocats l'obtiennent rarement. Ce titre est cependant le plus prisé, car il garantit une stabilité — on ne peut a priori pas être déchu de cette nationalité — et exclut le renvoi vers la Syrie tout en permettant une véritable mobilité à l'intérieur et à l'extérieur de la Turquie. C'est donc le titre que les Syriens souhaitent obtenir en priorité, parce qu'il permet de rester proche de la Syrie et surtout parce qu'il permet de vivre en famille. Un des problèmes pour les Syriens réfugiés en Europe est en effet qu'il leur est très difficile — et souvent même impossible — d'obtenir un visa pour revenir en Turquie visiter leur famille…

En résumé, il n'y a donc pas de statut légal bien défini ni de loi édictant de façon claire et stable les conditions d'obtention de l'un de ces statuts. Cette absence de statut stable et ce flou juridique constituent l'une des principales raisons d'exil des Syriens de Turquie vers l'UE. En effet, l'Europe promet un statut de réfugié plus clair, plus protecteur et beaucoup plus stable. En outre, jusqu'à présent, les risques de refoulement vers la Syrie y sont beaucoup moins importants.

Expulsions illégales

La précarité du statut des Syriens en Turquie est devenue une question de plus en plus pressante depuis l'été dernier, qui a été marqué par une vague sans précédent de détentions et d'expulsions arbitraires et illégales vers la Syrie. Le pays avait déjà connu une série d'expulsions importantes en 20194, mais sans comparaison avec l'été 2022 : Human Right Watch parle de centaines d'hommes et de garçons5, mais il s'agit plus vraisemblablement de plusieurs milliers. Ce qui est inquiétant, en plus de ces chiffres, c'est le nombre d'arrestations arbitraires et les conditions de détention décrites par les Syriens arrêtés (violence, parfois torture, promiscuité, manque d'hygiène, etc.). Les Syriens se voient également contraints de signer des documents dits de « retour volontaire », notamment sous la torture. Tous ces faits semblent bien annoncer le début du retour de plus d'un million et demi de Syriens dans le nord de la Syrie annoncé par l'AKP.

À cette situation tendue au niveau administratif et légal qui vise à faire basculer les Syriens de Turquie dans l'illégalité de manière à pouvoir ensuite les arrêter et les déporter vers la Syrie, s'ajoute l'absence d'alternative, qu'il s'agisse des relocalisations pilotées par le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies (UNHCR), ou du départ pour la France. En effet, les Syriens pouvaient jusqu'à présent faire une demande de visa afin de déposer une demande d'asile politique en France. Même si le nombre de réponses positives restait très bas, il constituait une dernière route légale pour atteindre un lieu d'exil sûr. Mais aujourd'hui, la délivrance de ces visas est presque au point mort. Avant de se raviser en raison du tremblement de terre, l'ambassade de France prévoyait même de fermer définitivement son bureau d'Ankara en charge de ces dossiers. Ne serait plus resté alors qu'un bureau à Istanbul pour traiter ces demandes, allongeant encore les délais d'attente (sachant qu'il faut actuellement souvent plus de douze mois pour obtenir une première réponse et plus de six mois pour obtenir ensuite le visa).

Le séisme du 6 février, une circonstance aggravante

Les entraves à la circulation des Syriens en Turquie et dans le nord-ouest de la Syrie s'étaient donc multipliées avant que ces mêmes populations soient particulièrement touchées par le tremblement de terre qui a ravagé les deux pays dans la nuit du 6 février, faisant plus de 44 000 morts (selon un bilan provisoire établi mi-février). Les sinistrés syriens ont plus que jamais besoin de couloirs humanitaires pour rejoindre leurs proches en Europe et pour trouver des lieux d'exil sûrs, la Turquie ne pouvant plus à l'évidence être considérée comme telle.

Le sud du pays compte en effet de nombreuses villes fortement peuplées par des Syriens, notamment les villes de Gaziantep et d'Antakya, mais aussi Urfa. Depuis le séisme, ces populations font part de nombreuses discriminations dans l'octroi de l'aide humanitaire. Des vidéos partagées sur des groupes WhatsApp témoignent par exemple de l'interdiction faite aux Syriens d'entrer dans l'enceinte même de l'aéroport de Gaziantep. D'autres vidéos signalent des appels à s'en prendre aux Syriens, notamment dans la ville de Mersin où de nombreuses familles avaient trouvé refuge dans les dortoirs de l'université, d'où elles ont été chassées en pleine nuit. Des activistes ont commencé à collecter les tweets haineux pour les présenter devant les tribunaux et demander la fermeture de leurs comptes.

Les Syriens des régions turques affectées par le tremblement de terre et ceux qui ont réussi à trouver refuge dans d'autres régions font face à un flou juridique total quant à leurs nouvelles situations. Des directives officielles révoquant l'interdiction faite aux Syriens de circuler sans autorisation d'une ville à une autre ont été publiées. Cependant des informations (officielles ?) largement relayées par les associations émettent aussi des conditions à ces déplacements : les Syriens ne doivent pas se rendre à Istanbul — alors que beaucoup y ont des proches — ; ils ne doivent pas sortir de leur ville (touchée par le tremblement de terre) s'ils ne peuvent utiliser leur propre moyen de locomotion (interdiction notamment de monter à bord des avions) et s'ils ne peuvent survenir à leurs besoins et loger chez leur famille. Ce qui montre bien, en creux, qu'ils ne peuvent pas bénéficier des nombreuses aides d'urgence mises en place par l'État.

Les Syriens doivent en outre s'enregistrer avant leur départ et à l'arrivée dans les nouvelles villes, pour bénéficier d'un permis temporaire de deux mois. Cette exigence expose les Syriens qui étaient déjà dans une situation légale précaire, du fait d'un déplacement antérieur. Quelle va être la situation de ceux qui ne pourront pas retrouver de logement du fait de la pression sur le parc immobilier et des discriminations liées à la préférence nationale que la Turquie semble promouvoir dans cette période de crise humanitaire sans précédent ? Et qu'adviendra-t-il de ceux qui ne retourneront pas dans les villes qu'ils ont quittées, du fait de la difficulté, voire de l'impossibilité, d'y retrouver un logement ? Ils se retrouveront dans l'illégalité et pourront être facilement déportés vers le nord-ouest de la Syrie, comme l'été dernier.

C'est ce que laissent craindre le regain de propos haineux sur les réseaux sociaux en écho aux discours antisyriens de la presse pro-AKP et les promesses du président Recep Tayyip Erdoğan, qui devrait jouer sa réélection au printemps. Les Syriens pourraient alors être transférés dans un pays confronté à une crise humanitaire colossale, où les pertes et les dégâts liés au tremblement de terre ne font que s'ajouter à ceux causés par dix ans de guerre et de bombardements féroces du régime sur les civils et sur toutes les institutions vitales.


1Estella Carpi, H. Pinar Şenoğuz, « Refugee hospitality in Lebanon and Turkey. On making ‘The Other' », International Migration 47 (2), 6 juin 2018, p. 126–142

2Dawn Chatty, Syria : The Making and Unmaking of a Refugee State, London : Hurst and Company, 2021.

3Şenay Özden, Syrian Refugees in Turkey, Migration Policy Center, mai 2013.

Tunisie. Kaïs Saïed ouvre les vannes du racisme

Les agressions verbales ou physiques à l'encontre des Noirs en Tunisie – qu'il s'agisse de nationaux ou d'immigrés – ne datent pas d'hier. Mais en reprenant à son compte un discours complotiste sur le danger démographique de l'immigration subsaharienne, le président de la République a donné le feu vert à une vague de violence raciste sans précédent. Orient XXI organise une rencontre en direct (Space) sur Twitter mercredi 1er mars à 20 h autour de cette actualité.

Les vidéos pullulent sur les réseaux sociaux, témoignant d'une accélération inouïe de la vague de violence raciste qui embrase la Tunisie depuis une semaine. Incendies de maisons, agressions, visages et corps ensanglantés d'un côté. De l'autre, toujours plus d'appels à « renvoyer les immigrés subsahariens » et à empêcher ce que les soutiens d'un nationalisme primaire appellent une « colonisation de peuplement ». Consciemment ou pas, ces derniers reprennent les éléments de langage distillés par le « Parti nationaliste tunisien », que l'on retrouve jusque dans les plus hautes sphères de l'État.

« La Tunisie aux Tunisiens »

Fondé en 2018 mais inconnu du grand public il y a encore quelques mois, la page Facebook – principal outil de communication dans le pays, y compris pour les institutions officielles – du Parti nationaliste tunisien est suivie par plus de 22 000 internautes. Le message de ses administrateurs est limpide et digne de Jean-Marie Le Pen : la Tunisie aux Tunisiens. Les statuts du parti récusent d'ailleurs toute appartenance à un groupe supranational, qu'il s'agisse de la nation arabe, musulmane ou berbère.

Dans un paysage médiatique accro au buzz, la principale figure de ce mouvement, Sofiene Ben Sghayer, a finalement eu accès aux plateaux télé à partir du 25 janvier, d'abord chez le propagandiste du régime de Ben Ali, Borhane Bsaiess, jusqu'à la très nationale – pour ne pas dire étatique – chaîne Wataniya 1, qui se fait depuis le 25 juillet 2021 le porte-parole exclusif du pouvoir de Kaïs Saïed. Rarement on aura entendu un discours aussi haineux se déployer sans une once de contradiction de la part de l'animatrice. Non content de mobiliser la rhétorique du « Grand remplacement » de l'extrême-droite européenne, ou de gonfler les chiffres des immigrés subsahariens en Tunisie pour les porter à un million (alors que les estimations les plus élevées les situent à 50 000), l'invité n'hésite pas à faire le parallèle entre leur présence… et le projet colonial sioniste. Quelques heures plus tard, c'est depuis le Palais de Carthage que l'écho de ce discours raciste viendra.

« Changer la composition démographique de la Tunisie »

Le mardi 21 février 2023 au soir, le communiqué du président de la République reprend à son compte cette rhétorique. Il y est question d'un « plan criminel préparé depuis le début de ce siècle afin de changer la composition démographique de la Tunisie ». Tout comme le Parti nationaliste, le chef de l'État parle de criminalité et d'organisations recevant de l'argent de l'étranger pour participer à cette entreprise de peuplement. Devant les accusations de racisme, le président persiste et signe deux jours plus tard en parlant d'un « complot », tout en jouant sur la distinction entre les résidents légaux et les sans-papiers.

Si en France, Éric Zemmour n'a pas manqué de saluer le discours de Saïed sur Twitter, en Italie, le ministre des Affaires étrangères Antonio Tajani a même fait part du soutien total de son pays aux autorités tunisiennes, lors d'un entretien téléphonique avec son homologue tunisien Nabil Ammar. Dans un entretien à France 24 samedi 25 février, ce dernier a défendu Kaïs Saïed en évoquant « une interprétation erronée et infondée » du communiqué officiel. Mieux, il a repris à son compte la conception des pays du Nord de la mobilité des populations du Sud en déclarant : « La migration illégale pose des problèmes dans tous les pays où elle existe. Ce n'est pas aux pays européens que je vais le dire ».

Les autorités tunisiennes ont endossé depuis l'époque de Zine El-Abidine Ben Ali le rôle du flic à la solde de l'Europe, qui s'est renforcé depuis 2011. Le pays est devenu un point de départ pour les migrants passés par la Libye - et plus récemment par l'Algérie – et qui souhaitent atteindre l'Europe. Entre 2011 et 2022, 47 millions d'euros ont été alloués à la Tunisie par l'Italie pour « le contrôle de ses frontières et des « flux » migratoires », selon le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES). Mais jamais jusque-là un discours complotiste n'a été ainsi porté par le plus haut représentant de l'État.

Des centaines d'appels de détresse par jour

Les actes de violence connaissent une accélération après le communiqué présidentiel. Dès le lendemain, les agressions et les expulsions, qui ont surtout lieu la nuit, se multiplient. Hazem Chikhaoui est membre de la cellule média du Front de lutte contre le fascisme, un collectif né à la suite d'une réunion entre différentes composantes de la société civile, alertées par la gravité du discours présidentiel.

« C'est du jamais vu, on s'attendait à une grande vague de violence, mais pas à ce point. Les insultes dans la rue sont devenues le pain quotidien. J'entends tous les jours des gens dire ‘les Noirs vont nous envahir'. Sans parler de la violence physique, entre les maisons incendiées, les braquages, les attaques à l'arme blanche et même les viols ».

Une membre d'une association qui vient en aide aux femmes victimes de violence – et dont nous ne révélons pas le nom par sécurité pour son personnel- témoigne de cette aggravation :

Nous vivons une véritable crise humanitaire. Depuis la publication du communiqué présidentiel, nous recevons des centaines d'appels par jour. Beaucoup d'immigrés subsahariens ont été expulsés de leurs logements. Les propriétaires ont peur que la police fasse des descentes et les accuse de loger des migrants, même s'il s'agit d'étudiants ou de demandeurs d'asile. Il y a aussi les voisins qui font pression. On essaye de les reloger comme on peut, entre les foyers ou les hôtels, en donnant la priorité aux femmes enceintes et avec enfants en bas âge. Mais nous sommes démunis devant l'ampleur de cette crise. Les gens ont peur de venir en aide subsahariens de peur d'être accusés de complicité.

Jean Bedel Gnabli, président de l'association des Ivoiriens actifs en Tunisie, témoigne de la peur qui a saisi l'ensemble de la communauté :

Depuis 48 heures, des ressortissants ivoiriens viennent demander à être rapatriés, qu'il s'agisse de sans-papiers ou de personnes résidant légalement en Tunisie. Ceux qui n'ont pas été agressés ont vu leurs amis l'être et ils ont peur de subir le même sort. Personne n'ose aller porter plainte car on ne sait même pas ce que la police appelle « être en règle ». Il y a des personnes qui ont des cartes du HCR [Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés] mais qui ont quand même été arrêtées. Et vu les délais d'attente pour les titres de séjour, beaucoup ont vu leur carte provisoire de trois mois expirer et ils n'ont toujours pas de rendez-vous. Les associations font de leur mieux pour nous aider, mais tout le monde a peur.

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RDV mercredi 1er mars sur le compte Twitter d'Orient XXI pour un Space (salon de discussion) en direct sur le racisme contre les noirs au Maghreb, où il sera notamment question de l'actualité tunisienne.

Le « deux poids deux mesures » occidental en matière d'asile politique

L'accueil des réfugiés en Occident n'a jamais été exempt de contradictions, mais l'invasion russe de l'Ukraine et la fuite de quelque cinq millions de personnes ont rendu ces contradictions plus explicites. Les politiques gouvernementales créent partout un système de sélection des réfugiés basé sur l'origine ethnique et la religion.

Les politiques gouvernementales occidentales mettent partout en place un système de sélection des réfugiés basé sur l'origine ethnique et la religion : accueil généralisé et accès rapide à la protection pour les « bons » réfugiés ; refus, camps et barbelés pour tous les autres, les « mauvais ». La mutation du droit d'asile semble si grave qu'elle augure de sa mort imminente.

L'asile politique dans la tempête mondiale

L'extrême instabilité politique, économique, sociale et environnementale qui a balayé le monde ces dernières années a entraîné une augmentation sans précédent du nombre de personnes contraintes de quitter leur foyer ou leur pays.

Selon les estimations du Haut-Commissariat des Nations unies aux réfugiés (HCR), on dénombrait plus de 84 millions de personnes déracinées et déplacées dans le monde en juin 2021 (personnes déplacées internes, demandeurs d'asile et réfugiés). Ces données ne prennent donc pas en compte les 5 millions d'Ukrainiens qui ont fui après l'invasion russe de février 2022, ni les Afghans qui ont quitté leur pays après le retrait brutal de l'armée américaine et l'installation des talibans en août 2021, ni les Kurdes contraints de quitter leurs foyers par suite de l'intensification des violences militaires à leur encontre, ni évidemment les transfuges russes qui refusent de combattre en Ukraine depuis la mobilisation partielle des réservistes.

La Convention de 1951 relative au statut des réfugiés, composante fondamentale de la législation sur les droits humains et tout juste sortie des célébrations de son 70e anniversaire est perçue comme la boussole qui devrait guider les actions des États et des institutions supranationales en matière de protection des réfugiés. Son article 1, basé sur le principe universaliste, établit le devoir des États d'offrir une protection adéquate à toute personne fuyant son pays par crainte de persécution en raison de sa race, de sa nationalité, de sa religion, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques. Le principe de non-discrimination est donc le fondement éthique et juridique de l'asile et la protection accordée aux réfugiés sert à réparer la condition discriminatoire qui a conduit à leur fuite. Sous peine de voir disparaître la Convention de Genève, le droit d'asile ne permet donc pas d'approches sélectives et discrétionnaires fondées sur des hiérarchies raciales, nationales, religieuses, sur des opinions politiques ou autres. Et malgré tout, retentit désormais de toutes parts le glas de la faillite de la Convention de 1951, notamment en Occident où elle a vu le jour.

La politique américaine sélective

Aux États-Unis, les groupes de défense des droits humains ont récemment dénoncé non seulement le nombre record de demandeurs d'asile détenus pendant la présidence Biden (plus d'un million de demandeurs d'asile détenus de novembre 2021 à avril 2022)1, mais aussi la violence policière brutale exercée contre les réfugiés d'Amérique centrale et d'Amérique du Sud. Les opérations Lone Star de la Garde nationale au Texas et Vigilant Sentry des garde-côtes en Floride représentent les développements les plus inquiétants dans le long processus de militarisation de l'asile aux États-Unis. S'y s'ajoute la discrimination pratiquée selon l'origine des réfugiés : ceux qui viennent d'Haïti, du Mexique, de Cuba, du Venezuela et du Cameroun sont soumis à d'énormes restrictions, tandis que les réfugiés ukrainiens bénéficient d'un bien meilleur traitement, notamment d'un accès accéléré au statut de réfugié et même d'une exemption de l'application du titre 42 du code gouvernemental américain de 1944 qui permet aux autorités fédérales d'empêcher l'entrée dans le pays pour des raisons sanitaires. Cette règle était le plus souvent utilisée par les administrations précédentes, notamment l'administration Trump lors de la pandémie de Covid-19, pour empêcher les demandeurs d'asile d'entrer sur le territoire américain.

Réfugiés et « faux » réfugiés dans la schizophrénie européenne

De l'autre côté de l'Atlantique, le gouvernement britannique promet via Twitter de mener à bien la « politique du Rwanda » mise au point quelques mois plus tôt par le gouvernement de Boris Johnson. Il s'agit de l'accord conjoint signé avec le gouvernement du Rwanda en application duquel Londres pourra expulser vers le Rwanda des demandeurs d'asile en contrepartie d'une dotation de 120 millions de livres sterling (environ 135 millions d'euros). Cet accord est justifié par l'incapacité du Royaume-Uni à accueillir des réfugiés, comme l'a expliqué Boris Johnson lui-même le 14 avril dernier : « Notre compassion est peut-être infinie, mais notre capacité à aider les gens ne l'est pas. »2

Pourtant, les deux gouvernements conservateurs ont promis une aide de 350 livres sterling par mois (environ 400 euros) exonérée d'impôts, pendant un an, à chaque famille britannique prête à accueillir des réfugiés ukrainiens qui sont manifestement considérés comme méritant d'être accueillis. Il convient également de préciser que la « politique rwandaise » n'a pas encore été mise en œuvre, la Cour européenne des droits de l'homme ayant réussi à bloquer les vols aériens prévus. Sans grande originalité, l'ancien premier ministre italien Mario Draghi a répété la même (et fausse) litanie sur la limite de l'accueil italien, lors d'une rencontre bilatérale entre l'Italie et la Turquie le 5 juillet : « À un certain point, le pays qui reçoit ne peut plus faire face. Nous sommes peut-être le pays le moins discriminant et le plus ouvert possible, mais nous avons aussi des limites et nous les avons atteintes. »

Selon les données de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), on décomptait au 30 juin 2022 : 5 856 arrivées en Italie en provenance de Turquie, contre 15 187 de Libye, 5 843 de Tunisie, 472 du Liban et 6 de Grèce. Par comparaison, il y a eu plus de 145 000 réfugiés d'Ukraine depuis le début de l'invasion russe. La limite invoquée par le premier ministre italien de l'époque ne concernait donc pas l'accueil des réfugiés ukrainiens. De même, le « blocus naval » promis pendant la campagne électorale par Giorgia Meloni et Matteo Salvini ne concerne pas les Ukrainiens, mais bien tous les autres. C'est à ces « autres » que le futur gouvernement italien s'apprête à déclarer la guerre : fermeture totale des ports, camps de rétention en Afrique, réduction drastique des fonds d'accueil et législation ultrarépressive. Le tout accompagné d'un déluge hystérique de hashtags, comme l'exige la « gouvernance des tweets » de l'époque.

Le pouvoir discrétionnaire des gouvernements italiens en matière d'asile s'étend également à d'autres domaines, faisant craindre de nouveaux abîmes de racisme institutionnel. Un décret du ministère de l'intérieur de mars 2022 indique que sont a priori « inaccessibles » les actes relatifs à la « gestion des frontières et de l'immigration », y compris la collaboration avec Frontex, intensifiant par là-même l'opacité de l'action institutionnelle en matière d'asile et d'immigration, et portant substantiellement atteinte aux droits des réfugiés, qui finissent par être considérés comme une menace pour la sécurité nationale. Ainsi, la transparence opérationnelle, déjà peu fréquente, des gouvernements et de la police dans la gestion des frontières — façonnée davantage par les circulaires et les accords (semi) secrets que par les lois en vigueur — est réduite à néant, faisant de la gouvernance de l'asile le domaine de l'arbitraire.

Désormais, pour savoir ce qui se passe en haute mer, dans les déserts ou les camps de réfugiés, il faudra se fier à ce que les officiers de service, y compris libyens ou turcs, voudront bien déclarer. Ces derniers, selon l'ultime accord signé entre Draghi et Erdoğan, seront désormais également présents sur les lieux de débarquement et dans les aéroports italiens pour « empêcher les arrivées ».

Le décret ministériel italien exclut également la possibilité de faire toute la lumière sur les innombrables tragédies que connaissent les réfugiés le long des routes méditerranéennes, les plus meurtrières au monde. C'est ce qu'écrit le HCR dans une déclaration datée du 10 juin 2022 :

Malgré la diminution du nombre de traversées, le nombre de morts a fortement augmenté. L'année dernière, environ 3 231 personnes ont été signalées mortes ou portées disparues en Méditerranée et dans l'Atlantique nord-ouest. En 2020, le nombre enregistré était de 1 881, 1 510 en 2019 et plus de 2 277 en 2018. Le nombre pourrait être encore plus élevé, avec des morts et des disparus le long des routes terrestres à travers le désert du Sahara et les zones frontalières éloignées.

Le gouvernement espagnol, en revanche, ne fait rien pour occulter l'information sur les morts violentes de réfugiés. Au contraire, il s'en fait presque une gloire qui vaut avertissement à tous ceux qui voudraient à l'avenir revendiquer le droit de demander l'asile en Espagne. Lorsque le 24 juin 2022, des centaines de réfugiés africains ont tenté de prendre d'assaut la forteresse Europe en escaladant les fils barbelés qui entourent Melilla, la Guardia civil espagnole et la gendarmerie marocaine ont réagi fermement, provoquant la mort de 37 personnes et faisant des centaines de blessés. Au même moment, le gouvernement espagnol et Sanchez lui-même accueillaient 134 000 réfugiés ukrainiens.

Même la politique « zéro asile et beaucoup de barbelés » de la Pologne et de la Hongrie, que nous avons douloureusement vécue ces dernières années, s'est dissoute dans les larmes et dans les appels à la solidarité pour accueillir les réfugiés d'Ukraine. Le gouvernement allemand, qui applique une politique d'asile très restrictive, allant jusqu'à expulser 6 198 réfugiés au cours des six premiers mois de 2022, a généreusement accueilli 900 000 réfugiés ukrainiens, auxquels il garantit une procédure administrative simplifiée, permettant l'accès aux prestations, au travail et au logement. Le même accueil semble être réservé aux transfuges russes, comme l'a récemment expliqué la ministre de l'intérieur Nancy Faeser dans une interview accordée au Allgemeine Zeitung. Le gouvernement français accepte également des milliers de réfugiés ukrainiens sans aucun problème alors qu'il ne cesse de pourchasser les réfugiés africains, asiatiques et du Proche-Orient qui tentent de franchir la frontière à Vintimille.

L'évidente schizophrénie qui est désormais la marque des politiques d'asile des États européens n'est pas étrangère aux institutions de l'UE. Pendant des années, les États ont respecté l'accord passé avec la Turquie, en contrepartie de millions d'euros, pour « libérer » l'Europe des réfugiés du Proche-Orient (principalement des Syriens). Ils ont aussi promu d'autres accords similaires avec des pays africains, mais lorsqu'il s'est agi de garantir la protection des Ukrainiens fuyant la guerre, ils ont décidé comme par magie d'appliquer une règle communautaire délibérément ignorée depuis 21 ans, à savoir l'article 5 de la directive 2001/55/CE qui garantit des droits et une protection temporaire immédiate en cas d'afflux massifs, c'est-à-dire sans bureaucratie inutile ni attente épuisante pour se présenter devant les commissions ou pour chercher un travail et un logement.

Entre politique de pouvoir et racisme d'État

Ce qui est le plus frappant dans cette tendance schizophrénique des politiques d'asile et d'accueil en Occident, ce n'est évidemment pas le traitement bienveillant réservé aux réfugiés ukrainiens, mais le fait de ne pas en faire autant pour les autres. Un droit d'asile sélectif, basé sur la race, la nationalité ou la religion, s'affirme progressivement, avec l'apparition d'une politique du « deux poids deux mesures » entre les réfugiés : camps, répression et refoulement pour les populations non blanches et non chrétiennes, et « accueil généralisé » pour les réfugiés blancs et chrétiens, dans le respect de l'État de droit et de la Convention de Genève. La politique de puissance des États en temps de crise peut expliquer en partie ce qui se passe. C'est Weber qui, le premier, a souligné qu'il n'y avait aucun lien entre l'État de droit et les intérêts de puissance des nations :

Les luttes de pouvoir sont finalement aussi les processus de développement économique qui sont les intérêts de pouvoir de la nation, où ils sont remis en question, les derniers et décisifs intérêts au service desquels leur politique économique doit se tenir […] Et l'État-nation est l'organisation laïque du pouvoir de la nation »3.

Accepter certains réfugiés et en rejeter d'autres est l'expression d'une politique d'État qui a pour objectif premier la réalisation de son propre pouvoir sur la scène internationale, c'est-à-dire l'affirmation de ses intérêts économiques et géopolitiques particuliers. Dans ce cas précis, cela pourrait coïncider avec la nécessité de soutenir le gouvernement ukrainien dans une perspective antirusse, ou avec le positionnement privilégié des entreprises nationales dans la compétition internationale pour la reconstruction de l'Ukraine dans l'éventuelle prochaine après-guerre.

La politique de pouvoir des nations, pour se réaliser, doit nécessairement mettre en jeu le racisme institutionnel, fondé sur un traitement différentiel et arbitraire entre les groupes et les populations. Ce faisant, elles mettent à nu le rôle des États dans la propagation du racisme, qui, comme l'écrivait Jean-Paul Sartre, n'est pas seulement une idéologie, mais une violence qui se justifie d'elle-même :

Le racisme doit se faire pratique : ce n'est pas un réveil contemplatif des significations gravées sur les choses ; c'est en lui-même une violence se donnant sa propre justification : une violence se présentant comme violence induite, contre-violence et légitime défense »4.

L'émergence récente de la schizophrénie occidentale en matière d'asile dévoile le (vieux) caractère raciste des politiques migratoires visant à créer des hiérarchies entre les populations et les individus. La construction sociale des races selon un ordre hiérarchique, explique Satnam Virdee, a toujours pour fonction de mettre en mouvement, partout, « un processus de différenciation et de réorganisation hiérarchique du prolétariat mondial » [[Satnam Virdee (2019). « Racialized capitalism : An account of its contested origins and consolidation »]. Les guerres, la violence, les persécutions et les catastrophes écologiques ne produisent pas seulement la destruction et la mort, elles forment aussi des tsunamis de travailleurs pauvres et désespérés bons à être jetés aux quatre coins du marché mondial du travail qui les préfère évidemment divisés et hiérarchisés.

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Traduit de l'italien par Christian Jouret.


2« Our compassion may be infinite but our capacity to help people is not », 14 avril 2022, discours sur les mesures prises pour enrayer les migrations illégales.

3Max Weber, Der Nationalstaat und Volkswirtschaftpolitik. Akademische Antrittsrede, Akademische Verlagsbuchhandlung, Freiburg i.B.-Leipzig, traduit en français sous le titre L'Etat national et la politique de l'économie politique, in Œuvres politiques, Albin Michel, 2004.

4Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique. Tome I. Théories des ensembles pratiques, Gallimard, Paris, 1960 (p. 677).

Liban. Les employées de maison prisonnières de la kafala

Elles viennent d'Éthiopie, du Kenya, des Philippines ou du Bangladesh, pour travailler comme domestiques dans des familles libanaises. Le système de la kafala les livre pieds et poings liés à leur employeur, et la grave crise économique libanaise a aggravé encore leur situation. Devant leurs réclamations et leurs demandes d'aide au retour, les consulats regardent ailleurs.

« Le moindre événement qui se passe au Liban nous affecte davantage, car nous vivons en dessous des Libanais. Nous n'avons personne vers qui nous tourner. Nous n'avons pas de lieu où protester », déplore Viany. Cette jeune Camerounaise est arrivée à Beyrouth en 2018, recrutée par une agence qui lui a proposé un contrat temporaire de six mois en tant qu'employée de maison dans une famille libanaise. Viany voulait économiser de l'argent pour poursuivre ses études dans un autre pays, mais pendant ces six mois, elle n'a reçu aucun salaire. La famille a également refusé de résilier le contrat et de lui rendre son passeport. « J'ai atterri mentalement au Liban le jour où ils ont refusé de me donner mon argent. Avant, je ne faisais que rêver. J'ai commencé à ressentir tout le poids de mon travail, des presque vingt heures debout, des nuits sans sommeil, des limites que m'impose ma famille, comme celle de ne pas me laisser utiliser mon propre téléphone », explique-t-elle.

Elle est victime de la kafala, un système de travail pour les migrants qui ne prévoit ni salaire minimum, ni quota d'heures de travail, ni liberté d'association. Le séjour des migrants dans le pays dépend de l'employeur et ils ne peuvent pas changer d'emploi sans son autorisation. « Ils sont constamment maltraités et travaillent un nombre d'heures scandaleux. Souvent, ils ne sont pas payés. S'ils tentent de s'échapper, les employeurs peuvent les dénoncer ou lancer une alerte sur les réseaux sociaux », explique Kareem Nofal, membre du Mouvement antiraciste (Anti-Racist Movement, ARM), une organisation humanitaire qui dénonce les abus dont sont victimes les migrants.

« La kafala nous piège »

Le ministère du travail libanais estime que le pays accueille 250 000 travailleurs domestiques, principalement des femmes originaires d'Éthiopie, du Kenya, des Philippines et du Bangladesh. Elles représentent 4 % de la population résidente totale du pays et sont très présentes dans les quartiers aisés de Beyrouth, où elles promènent les chiens de leurs familles, sortent les poubelles ou accompagnent leurs employeurs dans leurs courses.

« La kafala nous piège dans le pays. Depuis le jour où j'ai atterri à l'aéroport, je n'ai plus revu mon passeport. J'ai dû continuer à travailler pendant un certain temps pour cette famille. Lorsque j'ai réussi à déménager, je pensais que le plus dur était passé, mais la suite a été pire encore », explique Viany. « Une famille m'a menacée avec un couteau sur le cou. Une autre ne m'a pas nourrie pendant deux jours. Ils vous donnent l'impression que vous n'êtes pas une personne humaine. Ils vous disent où prendre une douche, où manger. Toujours à l'écart des autres, il n'y a pas de place pour nous dans ces maisons », décrit-elle.

La situation des travailleuses migrantes s'est aggravée avec le début de la grave crise économique qui frappe le Liban depuis 2019. La livre a perdu plus de 90 % de sa valeur par rapport au dollar sur le marché noir et les agences de crédit s'attendent à ce que l'inflation atteigne 178 % cette année. La pénurie d'électricité a entraîné une énorme charge financière pour les ménages, qui sont contraints de payer chaque mois un supplément pour la consommation des générateurs d'électricité. « Tout choc frappe plus durement ceux qui sont déjà dans une situation très vulnérable, comme les travailleuses migrantes. Elles souffraient déjà avant la crise, mais la situation a empiré. Souvent, elles ne sont pas payées et le système de kafala ne permet pas aux travailleurs de déménager, sauf si les employeurs le leur ordonnent », explique Ghina Al-Andary, membre de Kafa, une ONG qui aide les victimes du travail et de l'exploitation sexuelle.

Plusieurs organisations humanitaires soulignent que de nombreux employeurs sont passés du paiement en dollars au paiement en livres, jouant avec le taux de change et sapant le pouvoir d'achat des femmes migrantes, qui envoient de l'argent à leurs proches dans leur pays d'origine. « Souvent, leur salaire ne représente pas le taux de change réel de la livre libanaise. Par exemple, un dollar au taux de change réel équivaut à 30 000 livres, mais l'employeur paie toujours le montant officiel de 1 500 livres », explique M. Nofal de l'ARM. C'est une tromperie que subit constamment Aluna, une Kenyane qui travaille depuis trois ans dans une maison d'Achrafieh, un quartier huppé de Beyrouth. Depuis un an, la famille insiste pour payer son salaire en livres libanaises, mais en utilisant le taux de change officiel. « Je recevais 150 dollars par mois, mais quand ils ont changé en livres, c'est devenu l'équivalent de 8 dollars. Je me suis plainte et ils m'ont battue. Parfois, je n'ai même pas d'argent pour acheter du savon », déplore-t-elle.

Trompées par les agences de recrutement

Les femmes qui ont réussi à échapper à leurs patrons cumulent des emplois encore plus précaires pour payer leur loyer et vivent dans la crainte constante d'être arrêtées. Malgré ces difficultés, plusieurs organisations s'accordent à dire que les travailleuses migrantes continuent d'arriver dans le pays, trompées par les agences de recrutement. Ces entreprises font miroiter la sécurité d'emploi dans un pays étranger, même si le contrat ne correspond souvent pas à la réalité des conditions de travail. Ils ne mentionnent pas non plus qu'elles n'auront pas la possibilité de quitter leur poste quand elles le souhaitent. Les agences font la promotion de prétendues réussites au Liban et insistent sur l'avantage d'avoir un emploi avec un endroit où dormir et un salaire en dollars, ce qui, au taux de change en vigueur dans d'autres pays, représente une grosse somme d'argent. Certaines entreprises travaillent en recrutant des travailleurs par Internet et d'autres par le biais d'intermédiaires dans les pays d'origine des migrants. « Qui voudrait travailler dans un pays en crise économique ? », dit Viany. La jeune Camerounaise a réussi à échapper au travail domestique il y a plus d'un an et travaille désormais pour le Migrant Community Centre (MCC), une initiative qui crée des projets pour la communauté des migrants. Cependant, la famille qui l'employait ne lui a pas encore rendu son passeport et son statut dans le pays est devenu illégal.

« La situation économique actuelle est très mauvaise. De nombreuses femmes se rendent dans les consulats de leur pays pour demander de l'aide et sont également trompées. J'ai entendu parler de consuls qui conseillaient aux femmes de se prostituer si elles n'arrivaient pas à joindre les deux bouts. Nous ne pouvons faire confiance à personne », déplore Viany. Aluna est d'accord avec elle et a une amie qui a reçu le même conseil des autorités de son consulat. « Ce n'est pas la première fois que nous entendons cela. Bien sûr nous n'avons pas non plus de preuve pour le confirmer, même si c'est probable », déclare Ghina Al-Andary de Kafa. « Lorsqu'une femme se trouve dans une situation vulnérable, il est beaucoup plus facile de l'exploiter. Les employées de maison ne bénéficient d'aucun soutien institutionnel dans ce pays », ajoute-t-elle.

En 2015, un groupe de travailleuses migrantes a tenté de créer un syndicat pour défendre leurs droits. L'initiative n'a pas abouti en raison du manque de soutien institutionnel. Le système de la kafala, étant exclu du droit du travail, il ne leur permet pas de former un syndicat, et selon la Constitution du pays, il leur faut un pourcentage minimum de ressortissants libanais pour pouvoir faire avancer l'initiative. Les seules autorités qui peuvent les aider sont les consulats ou les ambassades, qui sont tenus de protéger leurs droits en tant que citoyennes de leur pays », explique Farah Baba, membre d'ARM

Des protestations massives

L'arrivée de la pandémie de covid et l'explosion du port de Beyrouth ont gravement affecté les travailleuses migrantes, victimes du système de kafala et du racisme dans le pays. ARM a détecté de nombreux cas de négligence à l'égard des migrantes blessées après l'explosion, tandis que d'autres ont été jetées hors des foyers où elles travaillaient pendant les restrictions liées à la pandémie. Cette situation a donné lieu à des manifestations massives de migrantes devant leurs consulats, demandant de l'aide pour retourner dans leur pays.

Baba de l'ARM explique que la réponse diplomatique a varié d'un pays à l'autre, mais qu'en général, ils ont été inattentifs, certains ayant même appelé la police pour arrêter les manifestantes. « Le cas du Kenya était très particulier, car elles ne demandaient pas seulement de l'aide pour rentrer : elles manifestaient aussi contre le consulat », explique Baba. « Beaucoup n'avaient pas l'argent pour acheter un billet d'avion parce que le consulat le leur avait volé. On leur a dit pendant des années que leurs économies pouvaient être gardées au consulat et elles ne les ont pas récupérées », dit-il. Les femmes éthiopiennes forment la plus grande communauté étrangère d'employées de maison au Liban et étaient les plus présentes dans les rues. Leur consulat n'a pas répondu à leurs sollicitations en prétextant avoir déjà de nombreuses demandes en cours de traitement. Les fonctionnaires du consulat ivoirien ne savaient pas s'ils pouvaient demander les passeports des migrants à leurs employeurs, tandis que le consulat camerounais a refusé catégoriquement de rencontrer les travailleuses. « Il y avait beaucoup de problèmes quand on traitait avec des fonctionnaires de nationalité libanaise. Ils n'assumaient aucune responsabilité d'aucune sorte », explique Baba.

Un système lucratif

Après les manifestations et avec l'aide des organisations humanitaires, des dizaines de travailleuses ont pu retourner dans leur pays, la plupart grâce à des campagnes de crowdfunding. « Quelque 195 travailleuses rapatriées ont débarqué à Nairobi. Elles n'avaient aucun soutien du gouvernement libanais. Elles sont arrivées avec de graves troubles de stress post-traumatique », explique Mutuku, membre de Counter Human Trafficking Trust-Ea (Chtea), une organisation qui lutte contre la traite des êtres humains en Afrique de l'Est. « Nous avons détecté des cas d'abus sexuels, de non-paiement de salaires, d'agressions physiques, de racisme et de confiscation de documents officiels », dit-il.

Plusieurs organisations humanitaires s'accordent à dire que les manifestations ont permis une meilleure prise de conscience sociale du problème de la kafala au Liban. « Elle n'a pas été dissoute, même si beaucoup de gens souhaitent sa disparition ; rien n'a changé, mais il y a une plus grande prise de conscience du problème », explique Baba de l'ARM. L'une des raisons pour lesquelles le système n'a pas été aboli est qu'il s'agit toujours d'une activité très lucrative. Selon une étude de Human Rights Watch (HWR), la kafala génère plus de 100 millions de dollars (101,85 millions d'euros) par an, tandis que les agences de recrutement empochent 57 millions de dollars (58,06 millions d'euros) par an. « L'un des facteurs est l'argent, mais je pense que le pouvoir est également un facteur déterminant. Les élites du pays profitent du système », ajoute Nohal d'ARM.

Pour les travailleuses migrantes, dénoncer publiquement les abus auxquels elles sont exposées peut avoir des conséquences telles que l'arrestation pour cause de statut illégal dans le pays. C'est le cas de N. M., une employée de maison kenyane et demandeuse d'asile qui est détenue depuis le mois d'août et risque d'être expulsée vers son pays d'origine. N. M. militait pour la défense des droits des travailleuses migrantes et l'on pense que sa détention est liée à son activité publique. « C'est [la détention] un outil qui peut être utilisé contre elles. La question de la liberté d'expression n'est même pas soulevée », explique Ghina Al Andary de Kafa, ajoutant : « Malheureusement, si un Libanais se sent visé par ces activités, c'est facile. Il dénonce l'ouvrière et attend son arrestation. »

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Traduit de l'espagnol par Françoise Feugas.

And now a word from a true Saker hater (Troll “SITREP” of sorts)

Par : The Saker
The mods have to intercept a lot of plain ugly and sophomoric (or even semi-literate) comments.  The trolls go especially crazy when I post any appeals for support (I guess

Ces juifs orientaux honnis par Israël

Par : Rita Sabah

Dans un film qui sort le 8 juin 2022 en France, Mizrahim, les oubliés de la terre promise (2022), Michale Boganim revient sur l'histoire de ces juifs orientaux « montés » en Israël et qui se heurteront au mépris et au racisme des élites ashkénazes.

« Ma fille, j'aimerais te dire que je suis une exilée de la Terre promise. Enfant, ce départ, je l'ai vécu comme une déchirure… On ne quitte pas le paradis de l'enfance sans un sentiment de trahison. » C'est sur ces mots adressés à sa fille que s'ouvre le documentaire de Michale Boganim, Mizrahim, les oubliés de la terre promise. Des mots qui pourraient être ceux de n'importe quel exilé de ce monde, blanc ou noir, occidental ou oriental.

Née en Israël à Haïfa, Michale Boganim a d'abord étudié la philosophie à l'université hébraïque de Jérusalem avant de se consacrer à l'anthropologie à Paris sous la direction de Jean Rouch et d'intégrer la National Film School de Londres. Elle a réalisé notamment Tel Aviv/Beyrouth (2021), La Terre outragée (2012) et Odessa… Odessa ! (2005).

Une élite ashkénaze ignorante du monde arabo-musulman

Avec Mizrahim, les oubliés de la terre promise, Michale Boganim signe une œuvre à la fois personnelle et historique dédiée aux mizrahim (orientaux en hébreu), les juifs venus du monde arabe et des pays musulmans (Proche-Orient et Afrique du Nord), mais aussi de Géorgie, des Balkans, d'Iran, du Yémen, d'Inde ou du Kurdistan. Souvent partis à la hâte, ces juifs orientaux ont fait leur aliyah (montée) vers Israël peu après la naissance de l'État hébreu. Fondé par des juifs occidentaux, l'État d'Israël naissant était alors dirigé par une élite ashkénaze travailliste ignorant tout du monde arabo-musulman, voire le méprisant. Les mizrahim y furent longtemps traités comme des citoyens de seconde zone, au même titre que les « Arabes » palestiniens, ou les Éthiopiens aujourd'hui.

Venus du Maroc, d'Irak, du Yémen, de Libye…, les mizrahim étaient venus réaliser eux aussi leur rêve d'un État juste et égalitaire en terre promise. La réalité fut moins rose. « We don't promise you a rose garden », annonçait en 1971 un slogan du ministère de l'immigration et de l'absorption placardé dans tous les offices d'immigration du monde. Mais au lendemain de l'indépendance, on faisait moins dans la dentelle. Il fallait vite peupler Israël et trouver une main-d'œuvre corvéable et bon marché, juive ou pas.

De la Terre promise « où coulent le lait et le miel », les mizrahim ne goûtèrent qu'à la saveur amère des ma'abarot (camps de transit) et des « villes de développement », qui tardent encore aujourd'hui à prospérer. D'abord des tentes plantées serrées les unes contre les autres, balayées par le sable, puis des cités-dortoirs comme on en connaît dans les banlieues parisiennes pauvres, mais chauffées à blanc par un soleil implacable. Bâties à la hâte pour peupler le désert du Negev face à Gaza, des villes comme Yeruham, Sderot, Dimona, Ofakim surgissent du sable, éloignées de tout, sans eau, sans transport. L'Agence juive n'y installe que des juifs orientaux. Comme si « on avait pris des morceaux du peuple juif et on les avait jetés ensemble dans une réserve naturelle, avec les bons côtés de la réserve, mais aussi avec les aspects durs du ghetto », explique l'essayiste Haviva Pedaya, enseignante à l'Université Ben Gourion du Néguev.

Des blocs rectangulaires de HLM (« chikounim »), nus, parfaitement alignés, sans arbre ni végétation, plantés au milieu de nulle part, où l'on mord la poussière à longueur d'année. Où l'on subit la plaie du chômage, l'oisiveté, l'ennui, la pauvreté, la désolation, l'absence d'infrastructures culturelles, la délinquance, la drogue. Aucun espoir d'en sortir ni de grimper un beau jour dans l'échelle sociale.

Marx et la Bible

C'est après la mort de son père que Michale Boganim se lance dans la réalisation de ce documentaire, en germe depuis plusieurs années. Membre fondateur du mouvement israélien des Panthères noires (« des gens pas sympathiques », disait d'eux la première ministre Golda Meïr, non sans mépris), Charles Boganim créera par la suite une association d'aide aux enfants des villes de développement (Oded) pour lutter contre la relégation des mizrahim dans les quartiers misérables de la périphérie. Mais il finit par jeter l'éponge et quitte Israël. Arrivé du Maroc en 1965, des rêves de justice et d'égalité plein la tête, Charles Boganim voulait « participer à la construction de ce pays nouveau, qu'il a imaginé fondé sur une société juste et égalitaire », un pays né « d'une constellation de rêves souvent contradictoires, les uns nourris par Marx, les autres par la Bible ».

Dans ce road-movie, Michale Boganim va de ville en ville à la rencontre de témoins. D'abord la ville de Yeruham, que son maire Michaël Biton, fils d'immigrés marocains de Ouarzazate Tamassinte, s'évertue à développer pour attirer de nouvelles populations. Contre leur gré, et croyant arriver à Jérusalem, les émigrés du Maroc y furent déversés en masse dans les années 1950-1960, de préférence la nuit pour ne pas découvrir la supercherie.

Puis la ville de Lod, où le poète Erez Bitton, né à Oran de parents marocains, émigre à la fin des années 1940. Après quelques mois dans un camp de transit de Ra'anana, ses parents occupent une maison arabe de Lod puis une « cabane ». Les enfants jouent dans les terrains vagues alentour. Sans le savoir, ils s'emparent d'une grenade, qui traîne là. Erez Bitton, alors âgé de 10 ans, est gravement blessé, il perd une main et la vue. Reconnu comme le père fondateur de la « poésie israélienne orientale », il écrit ses premières œuvres dans les années 1960-1970, perçues alors comme marginales. Il faudra attendre l'année 2015 pour qu'il bénéficie d'une reconnaissance officielle en recevant le prestigieux prix Israël de poésie et de littérature hébraïque.

Des images de propagande

À Elyakhin (au sud de Hadera), l'activiste d'origine yéménite Shlomi Hatuka rappelle que la plupart des Israéliens ont eu des comportements racistes envers les mizrahim, toujours décrits comme des gens « violents, bêtes, machistes et criminels ». La grand-mère de Shlomi s'est fait voler sa fille dans les années 1960, alors il fonde une association pour documenter ces disparitions et recueillir les témoignages de femmes yéménites dont le nouveau-né a été enlevé et confié (ou vendu) pour adoption.

Tous ces témoignages sont émaillés d'images d'archives du Fonds Spielberg (pour beaucoup des images de propagande de l'Agence juive acquises par le Fonds) et de la télévision israélienne montrant l'arrivée d'immigrés orientaux souriants, et émus de fouler le sol de la Terre promise.

Depuis ces années noires, les Orientaux ont continué à faire parler d'eux, pour le meilleur ou pour le pire. Ils contribuèrent notamment au renversement du pouvoir travailliste historique en votant massivement en 1977 pour le Likoud de Menahem Begin, sans jamais changer de bord politique depuis. David Lévy, un des premiers ministres israéliens du Likoud à être né au Maroc, fit en son temps l'objet de nombreuses railleries et plaisanteries racistes dans les milieux ashkénazes. Puis ils fondèrent le parti politique ultra-orthodoxe Shas en 1984, présidé par l'indéboulonnable Aryé Dery, qui fut à deux reprises ministre de l'intérieur malgré des accusations de corruption.

Et en 2016, le poète Erez Biton fut chargé par le ministre de l'éducation de l'époque Naftali Bennett de proposer des recommandations sur l'intégration des communautés orientales dans la société israélienne. Répondant enfin au vif désir de la chanteuse d'origine marocaine Neta Elkayam, qui aurait tant voulu entendre parler de l'histoire de sa grand-mère à l'école, une histoire marocaine exclue de la grande geste officielle d'Israël.

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Mizrahim, les oubliés de la Terre promise
Documentaire, 2022
Réalisé par Michale Boganim
93 minutes
Sortie en salles en France le 8 juin 2022

Le détective queer radical qui démonte Tel-Aviv

Par : Jean Stern

Oded Héfer, le privé imaginé par Yonatan Sagiv parle de lui au féminin, traîne ses savates dans un Tel-Aviv moite où il affronte des nouveaux riches cyniques et des petits vieux retors. Héfer taille en pièces avec une ironie féroce une ville friquée, raciste et dépolitisée.

« Mon personnage est beaucoup plus radical que moi », dit en riant l'écrivain Yonatan Sagiv, que je rencontre à Tel-Aviv en mars 2022. « Déjà, je ne parle pas de moi au féminin ! » J'ai du mal, effectivement, à imaginer, dans les traits de ce quadra à l'allure post-étudiante qui parle chaleureusement, le détective Oded Héfer, dit La Fouine. Personnage central des romans policiers de Yonatan Sagiv, ce quadra bedonnant, négligé et fauché traîne ses savates en ville en menant des enquêtes à rebondissements et envoie balader méchamment la plupart de ses interlocuteurs.

Deux polars traduits avec brio par Jean-Luc Allouche et publiés par l'Antilope, Secret de Polichinelle et Le silence est d'or font la part belle à ce privé hors-norme. Pour les amateurs du sous-genre polar gay, Oded Héfer est aussi réjouissant que Léonard Pine, privé black et gay dans le sud américain imaginé par Joe R. Lansdale, même si Pine est assez réac contrairement à Héfer1. Outre son extrême drôlerie, la plume de Yonatan Sagiv taille en pièces le capitalisme sauvage de la nouvelle bourgeoisie israélienne, le pinkwashing de Tel-Aviv et ses gays inconséquents. Tous oublient la Palestine, pourtant au cœur de tout depuis 1948.

Tel-Aviv, l'une des capitales mondiales du bling-bling a aussi, comme toutes les grandes villes, sa face putride, ses affairistes, ses opportunistes et ses arrivistes. Mais aussi ses assassins. Et ce privé improvisé les traque à sa manière foutraque chez les nouveaux riches des condominiums luxueux du bord de mer et chez les petits vieux aigris qui furent des pionniers d'Israël. « Oded est un type qui vit dans la fantaisie, qui se prend pour une star glamour, je suis plus modéré que lui, même si d'une certaine manière je suis d'accord, m'explique Yonatan Sagiv. Le mouvement de protestation LGBTQ a d'abord été un mouvement radical ».

Il n'y a ni amertume ni engagement chez le privé d'opérette qu'est Oded Héfer, bien trop centré sur sa propre survie, à propos des gays et de ce que l'on qualifie souvent en Israël de « problème » palestinien. Mais une sorte d'exaspération, traitée par Sagiv avec une ironie féroce, sur une réalité têtue que les Israéliens ont le tort de vouloir ignorer. L'auteur Sagiv fait partie des rares qui ne l'ignorent pas, souvent pour le pire. Qu'il remonte à 1948 dans une des intrigues (dont on ne dira rien) exprime simplement que les racines du « problème » s'y trouvent peut-être. À sa comique manière, il se situe dans un courant intellectuel israélien qui approfondit, depuis quelques années, la réflexion sur la nature même de leur pays.

Un personnage antocentré et auto-ironique

Et comme auteur de polars, Sagiv va imaginer des personnages palestiniens particulièrement sexys. Dans le nouveau modèle israélien de masculinité gay, il y a une vision de « l'Arabe » aussi sexualisée que superficielle. Elle est tournée en dérision par les queers radicales. Le privé Oded se fait le porte-parole de leurs critiques, à sa façon imagée et crue. Et le centre de son monde, c'est savoir comment il va payer le loyer de son studio minable, manger le lendemain tout en mettant à jour les magots des autres. Comme le résume Sagiv, « Oded est un mixte entre une critique radicale de la société et une vision subjective et jalouse de la vie des autres. C'est un outsider, pour les gays comme pour les autres. Il est dans ses rêves dans ce monde capitaliste et libéral, il est autocentré, mais aussi auto-ironique ».

Je rencontre Yonatan Sagiv au printemps 2022 dans un élégant restaurant de Lilienblum Street, non loin des Allées Rothschild, au cœur de Tel-Aviv. Cette rue paisible mène au charmant quartier de Neve Tzedek, berceau de l'implantation sioniste à Tel-Aviv fondé en 1887, aux portes de Jaffa. On y découvre l'Eden Cinema, le plus vieux de la ville, de style Art déco. Il est à l'abandon depuis des lustres. Alentour poussent des dizaines de luxueux gratte-ciel. C'est dans cette rue que Sagiv situe la maison de retraite Quiétude, au centre du second volet d'une trilogie noire imaginée par cet écrivain de 43 ans qui a passé la majeure partie de sa vie d'adulte en dehors de Tel-Aviv, décrit avec une réjouissante férocité.

« J'ai d'abord été journaliste au Time out Tel Aviv puis à Walla, un site internet pour les jeunes, puis je suis allé à New York et à Londres travailler à mon doctorat sur Shmuel Yosef Agnon, puis enseigner ». Prix Nobel de littérature en 1966, auteur religieux et ironique, Agnon est considéré, explique Sagiv, comme le « Flaubert israélien ». Né en Galicie en 1887, parti à Berlin sous les auspices de Martin Buber, il s'établit en Palestine mandataire en 1924.

Proche et loin à la fois

Sagiv commence par écrire un roman historique, qu'il abandonne. Lecteur de romans d'Agatha Christie, de Raymond Chandler et de P. D. James, il voulait « utiliser la littérature pour explorer la société et les questions d'identité, omniprésentes ici, explique-t-il. Avec Oded Héfer, c'était important pour moi de subvertir la figure du détective, mais aussi du gay. Il y a beaucoup de conservatisme chez les homos normatifs, prenez Amir Ohana, un député de droite qui a été ministre de la justice de Nétanyahou ».

Le Tel-Aviv en toile de fond de ses livres, il le décrivait à distance, installé et écrivant à New York et à Londres. « J'ai toujours été connecté avec Tel-Aviv, avec la manière dont les gens vivaient, sortaient, s'habillaient. J'étais proche et j'étais loin, je regardais tout le temps Google Maps, suivait les réseaux sociaux ». Il va aussi scruter le langage. « Il y a un dialecte gay spécifique à Tel-Aviv et c'est assez populaire de parler de soi au féminin. Ce n'est pas du tout la langue du gay conservateur, qui ne va certainement pas parler de lui au féminin ». Cet argot queer, dont se délecte Sagiv est restitué avec astuce par le traducteur Jean-Luc Allouche, ce langage étant d'ailleurs largement sans frontières.

Au-delà de cette question réjouissante du vocabulaire, c'est bien celle de l'engagement, mais aussi de ses limites individuelles et collectives, dans un pays où les gens ont tendance à prendre la tangente, à faire l'autruche sur le capitalisme, la pauvreté, l'occupation, la surveillance numérique, que pose Sagiv. « C'est une honte que de voir que des gays n'essayent pas de créer un lien avec d'autres minorités, de lutter ensemble contre les discriminations. Mais il y a un grand confort à être accepté par la société, je suis aussi comme cela ; j'ai un partenaire, je suis marié, je veux des enfants, je suis un bourgeois, poursuit Sagiv. Je suis un complet conformiste, je ne suis pas un radical protest à me battre jour et nuit contre l'injustice et les discriminations. Oded est obsédé par l'argent parce qu'il n'en a pas, mais il est comme moi plus encore obsédé par le capitalisme ».

« L'hypocrisie de la gauche »

Et sur la Palestine, Sagiv est encore plus circonspect sur ce qu'il décrit comme des engagements de façade. « Il y a une contradiction entre être un gauchiste pro-paix et palestinien ; parfois on va à une manifestation, cela donne bonne conscience. Mais c'est beaucoup de paroles en l'air, ici on dit de la bouche au-dehors. C'est le symbole de l'hypocrisie de la gauche israélienne, de sa déconnexion totale. Ils parlent des Palestiniens, mais pas avec des Palestiniens. Moi-même, j'ai rencontré des étudiants palestiniens quand j'étais à New York. J'ai grandi près de Tel-Aviv dans une famille de classe moyenne, dans une banlieue de classe moyenne, je ne connaissais pas de Palestiniens ».

À ce sujet, un des nombreux gimmicks du privé de Sagiv porte sur l'utilisation polémique des termes « Arabes israéliens » vs « Palestiniens de l'intérieur ». C'est en Israël un débat aussi sémantique que politique. Oded ne manque pas une occasion de le rappeler, à rebours de ce que Sagiv qualifie de « gays bourgeois hétéronormaux conservateurs » — je synthétise divers termes employés au fil de notre entretien — dont les Palestiniens ont disparu des radars, sauf ceux chargés de les surveiller.

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Secret de Polichinelle
Traduit de l'hébreu par Jean-Luc Allouche
L'Antilope, 2019
480 pages ; 23,50 euros

Le silence est d'or
Traduit de l'hébreu par Jean-Luc Allouche
L'Antilope, 2022
432 pages, 22 euros.

Troisième enquête à paraître en 2023.


1Lire par exemple Joe R. Lansdale, Rusty Puppy, Folio noir. Hilarant et féroce.

« Oussekine ». Quand Disney noie un crime policier

Produite par la plateforme Disney+ et diffusée depuis le 11 mai 2022, Oussekine revient en quatre épisodes d'une heure sur le destin tragique du jeune Malik, tabassé à mort à Paris par des policiers dans la nuit du 5 au 6 décembre 1986. Une affaire d'État qui a durablement marqué l'opinion, mais que la série noie dans un mélo dépolitisant — une des raisons sans doute pour lesquelles il a été largement encensé par la critique.

Malik Oussekine avait l'avenir devant lui et des rêves plein la tête. Cet étudiant sérieux, dernier d'une fratrie de sept, ne rêvait pas de grand soir comme certains de ses camarades. Au tumulte des assemblées générales, il préférait les vibrations des clubs de jazz parisiens. C'est en sortant de l'un d'eux qu'il s'est trouvé aux prises avec les sinistres unités de voltigeurs chargées de disperser sans ménagement les étudiants qui manifestaient contre le projet de loi dit « Devaquet »1.

Cette nuit du 5 au 6 décembre 1986, Malik n'avait pas conscience du danger. Lui qui s'était toujours senti pleinement français, qui ambitionnait de devenir prêtre jésuite pour pouvoir, disait-il, prier Dieu dans une langue qu'il comprenait, pensait n'avoir aucune raison de craindre quoi que ce soit. Les policiers qui le suivirent dans l'immeuble où il a fini par se réfugier rue Monsieur-Le-Prince à Paris lui infligèrent un terrible démenti, rappelant à quel point la vie d'un Arabe, aussi « exemplaire » soit-elle, peut être précaire. Mohamed (Tewfik Jallab), l'ainé de la fratrie qui avait pris le relais après le décès prématuré du père, exprime son désarroi dans un témoignage d'une douloureuse lucidité lors du procès des deux policiers qui s'est tenu en 1990 :

J'ai fait le maximum pour que [Malik] se sente autorisé à tout faire. Tout. Je lui ai appris qu'il fallait avoir de l'ambition, croire en soi-même. Et ça a marché. Il n'avait pas peur, il était très confiant. Il avait beaucoup d'assurance mon frère, et j'étais fier de l'avoir poussé à avoir cette assurance-là. Et c'est là où je m'en veux, moi. Parce que c'est ma faute. Parce que je l'ai sorti de la réalité. […] Je voulais le préserver. Aujourd'hui je me sens responsable de sa mort, en quelque sorte. Parce que c'est moi qui lui ai appris qu'on était en sécurité dans notre pays. Qu'on était fort, qu'on était chez nous. Et chez soi, normalement, on se sent en sécurité. On se sent à l'abri. On se sent protégé.

L'histoire de Malik Oussekine, c'est une histoire française. Et ce n'est pas une belle histoire. Elle condense un certain nombre de réalités sociales et politiques dont nous demeurons les contemporains : brutalités et impunité policières, montée du Front national (FN), répression de la contestation, racisme et instrumentalisation de l'antiracisme… Cela explique en partie pourquoi Disney+ a choisi de produire cette série, les fortes attentes qui l'entourent, la déception que l'on peut ressentir après le visionnage. Par l'importance du sujet qu'elle traite, Oussekine est le type même de série qu'on aurait aimé apprécier davantage.

Privilégier la dimension intime et familiale

L'affaire a tout de suite pris une dimension politique nationale. Sur fond de première cohabitation2, elle a été utilisée par l'opposition contre le gouvernement de Jacques Chirac, en particulier son ministre de l'intérieur Charles Pasqua, et ses si décriées brigades motorisées qui ont fini par être dissoutes. Elle a aussi servi de tremplin à quantité de carrières politiques, le plus souvent au Parti socialiste. Au cours d'une scène de manifestation, on aperçoit en tête de cortège les initiateurs de SOS Racisme tandis que la main jaune de leur logo apparait dans une scène ultérieure. François Mitterrand en personne a rendu une visite très médiatisée à la mère, Aïcha Oussekine (Hiam Abbass dans la série).

Conscients de l'opportunisme de la gauche parlementaire dans cette histoire, les scénaristes ont pourtant choisi de ne pas creuser davantage le volet politique, exception faite des scènes précitées et des entretiens entre Robert Pandraud (ministre délégué chargé de la sécurité) et ses collaborateurs. Il n'est question ni de Pasqua, ni du FN, alors au début de son ascension et bénéficiant — déjà — d'appuis solides dans les services de police.

Privilégiant la dimension judiciaire (le dernier épisode est entièrement consacré au procès des policiers), Oussekine s'articule pour l'essentiel autour des membres de la famille, retraçant leur parcours, donnant à voir leur chagrin, leurs doutes, le vide que laisse la mort de Malik et les terribles répercussions sur leurs existences de la procédure judiciaire qu'ils engagent aux côtés du très médiatique Georges Kiejman (Kad Merad). En France, nul ne s'attaque à la police impunément, fût-ce par la voie balisée des tribunaux.

Comme la plupart des familles de victimes de crimes policiers, les Oussekine ont été pris de court et débordés par des enjeux qui dans un premier temps les dépassaient. La sœur de Malik, Sarah Oussekine (Mouna Soualem) a, semble-t-il, été la seule à avoir pris la mesure des multiples instrumentalisations de l'affaire. Rares sont pourtant les familles immigrées prêtes à affronter le déferlement médiatique, la machine policière et politique, la théâtralité de l'épreuve judiciaire. Refusant les approches surplombantes, la série a choisi de se mettre à hauteur de femme et d'homme, donnant à voir la dimension personnelle, intime, du drame. Une approche bienvenue, qui aurait pu être l'atout majeur du programme si cette intention n'avait été noyée par la paresse esthétique et la maladresse de la réalisation.

Le choix hasardeux du mélo

À la manière de Si Beale Street pouvait parler de Barry Jenkins (réalisateur du gracieux Moonlight), le sujet et la forme sont en constante contradiction dans Oussekine, qui sombre rapidement dans un maniérisme rédhibitoire. Le rythme est sans cesse ralenti par des flashbacks pas toujours réussis et de longues séquences en gros plan montrant des personnages absorbés, en proie à la réflexion, à la douleur, au doute. Comme dans toute grosse production commerciale, le réalisateur Antoine Chevrollier fait un usage démesuré d'une musique émotionnelle qui accompagne ou ponctue presque chaque scène.

Cet aspect mielleux, poseur, annihile la charge conflictuelle du drame social sur lequel repose la série, ainsi que la dimension politique de l'affaire. Or, rappelle à juste titre le réalisateur Jean-Gabriel Périot3, les questionnements politiques qui sous-tendent un film dit politique doivent être portés par une forme. « Il n'existe pas de technique ou de forme cinématographique qui serait “neutre” en soi et que l'on pourrait utiliser indépendamment de son sujet ». On ne saurait confondre en effet film politique et filmer politiquement. Périot poursuit :

Cela devient particulièrement problématique lorsque des réalisateurs prétendent exprimer un point de vue politique dissensuel avec les outils du cinéma industriel ou de la télévision. Ils utilisent alors, souvent par pure inconscience, des techniques et des processus narratifs politiquement déterminés — au service du capitalisme — qui annihileront toujours in fine la portée contestataire de leurs films. […] Selon moi, toute tentative de faire du cinéma un lieu d'expression ou de réflexion « politique » ne peut se faire sans interroger les moyens techniques utilisés »4.

Signe des temps, critiques et commentateurs de la série se bornent à en parler comme si elle se résumait à son script et aux grands thèmes qui y sont abordés (racisme, immigration algérienne, police, justice, etc.). Rien ou presque sur la mise en scène, l'écriture surlignée, la direction artistique, l'omniprésente lumière orangée… L'utilisation des codes dominants pour une série qui se veut « politique » ou « engagée » n'est jamais évoquée. Comme si Oussekine était écrasée par son sujet et empêchait toute analyse critique de sa forme.

Subjectivités rebelles

Pourquoi la plateforme Disney+ s'est-elle embarquée dans cette affaire ? Évidemment Malik Oussekine incarne la victime consensuelle, un exemple d'intégration. Son meurtre ne souffre d'aucune « zone grise » : il n'avait pas bu ni fumé, n'avait pas de casier, n'a pas été abattu au bas d'une cité HLM ou lors d'un contrôle routier. Un autre argument se trouve du côté du carton retentissant de la minisérie Dans leur regard (When They See Us) d'Ava DuVernay. Mise en ligne en 2019, elle utilise elle aussi les codes des séries commerciales pour raconter le calvaire judiciaire de cinq jeunes Afro-Américains condamnés à tort pour le meurtre d'une joggeuse. Elle constitue à ce jour un des plus gros succès d'audience de Netflix.

Mais le phénomène de récupération néolibérale des causes antiracistes, en particulier la lutte contre les brutalités policières, dépasse de loin ce cadre. De la National Basket Association (NBA) américaine transformée un temps en plateforme aseptisée pour Black Lives Matter aux productions hollywoodiennes (The Hate U Give…) en passant par la captation néolibérale des subjectivités au profit des intérêts de l'entreprise, l'époque est au mélange des genres.

Tirant parti du besoin de reconnaissance des minorités raciales, la société marchande exalte à longueur de publicités la « diversité », présentée comme étant en soi un progrès, indépendamment des buts et objectifs de la structure qui la promeut. De nombreuses multinationales, dont l'activité provoque d'innombrables dégâts écologiques et sociaux, créent ainsi des comités « diversité » en leur sein et soutiennent ostensiblement des causes féministes, écologiques ou antiracistes, tout en continuant pour certaines à faire fabriquer leurs produits par des mineures au Bangladesh payées à peine plus d'un dollar par jour. Sans surprise, certaines des usines de jouets de Disney en Chine figurent parmi celles accusées de faire vivre un enfer à leurs ouvriers.

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Oussekine
Réalisation Antoine Chevrollier
Acteurs principaux : Kad Merad, Hiam Abbass, Sayyid El Alami
4X52 minutes
Sur Disney+


1NDLR. Du nom du ministre Alain Devaquet, délégué chargé de l'enseignement supérieur et de la recherche qui l'a présenté fin 1986, ce projet de loi visait à réformer le système universitaire. Il prévoyait notamment de sélectionner les étudiants à l'entrée des universités, et de mettre celles-ci en concurrence. Très contesté en novembre et décembre 1986 par un mouvement étudiant et lycéen notamment marqué par la mort de Malik Oussekine, il a été retiré le 8 décembre 1986.

2NDLR. Après la victoire de la droite aux élections législatives de 1986, Jacques Chirac est désigné par le président socialiste François Mitterrand pour exercer la fonction de premier ministre ; il est ainsi le premier chef du gouvernement d'une cohabitation entre la droite et la gauche sous la Ve République.

3Auteur notamment d'Une jeunesse allemande, réalisé en 2015, un documentaire sur la Fraction armée rouge allemande

4Alain Brossat, Jean-Gabriel Périot, Ce que peut le cinéma. Conversations, La Découverte, 2018.

Les ratonnades, une histoire du racisme colonial

Parmi les nombreuses manifestations de la violence coloniale en Algérie, il y a celles, assez méconnues, des « ratonnades ». Ce terme raciste rappelle une réalité propre au colonialisme de peuplement. Il éclaire, par la logique démographique dont il procède, certaines dynamiques encore à l'œuvre dans la société française d'aujourd'hui.

Le 31 décembre 1956, s'ils ont ouvert leur quotidien du soir avant de réveillonner, les lecteurs du Monde ont pu découvrir un récit glaçant de violences commises deux jours plus tôt, le samedi 29 décembre 1956, entre 14 et 20 h, dans une Alger pluvieuse où la nuit tombait alors assez tôt.

Tout avait commencé par un rassemblement au domicile d'un défunt porté en terre ce jour-là — Amédée Froger, haute figure de l'Algérie française. Des participants avaient manifesté devant le consulat des États-Unis tout proche — les États-Unis étaient honnis pour leur position compréhensive envers les mouvements indépendantistes, en Algérie ou ailleurs. De la foule sont partis des « cris hostiles » visant le chef du gouvernement Guy Mollet, Robert Lacoste, le ministre résident qui incarnait alors le pouvoir parisien sur place, Jacques Chevallier, le maire d'Alger réputé « libéral », car ouvert au dialogue avec les élus algériens de sa municipalité, ou encore Ahmed Ben Bella, l'un des dirigeants du Front de libération nationale (FLN) emprisonné en France.

« Des hommes et des femmes s'acharnèrent sur le cadavre »

Après l'office religieux, célébré dans une église elle aussi située tout près, les officiels ont été conspués, bousculés et des milliers de personnes ont choisi de suivre le fourgon mortuaire à pied jusqu'au cimetière Saint-Eugène, à l'autre bout de la ville. Au début de ce trajet d'environ 5 km, raconte le journaliste du Monde, « quelques dizaines de jeunes gens commencèrent à pourchasser les Arabes dans les tramways et les trolleybus ». Puis,

vers 16 heures, place du Gouvernement, se produisirent les incidents les plus graves. Les manifestants détruisirent de fond en comble baraques en plein air, échoppes et magasins musulmans. Les musulmans fuyaient en tous sens. Une « 203 » montée par quatre d'entre eux fut prise dans la foule. Des coups de revolver claquèrent. Le chauffeur fut tué, un des voyageurs blessé, et les autres ne durent leur salut qu'à la protection des militaires, placés en cordon devant la place du Gouvernement, où stationnaient plusieurs automitrailleuses. Non loin de là, une camionnette fut renversée, tandis que de petits groupes se répandaient dans les ruelles et brisaient les devantures des magasins. Devant le Majestic, deux coups de revolver claquèrent à nouveau, suivis de plusieurs autres. Ils avaient été tirés par des manifestants contre un musulman qui, dit-on, avait eu un geste obscène à l'adresse de la foule. Après une véritable chasse à l'homme, celui-ci fut abattu de plusieurs rafales de mitraillettes près du collège Lazerges. Des hommes et des femmes s'acharnèrent sur le cadavre. Un autre musulman fut grièvement blessé à coups de poings et de pieds. Un Européen au faciès arabe fut molesté malgré ses protestations.

Après l'inhumation rapide du défunt, « c'est sous une pluie torrentielle que la foule prit le chemin du retour », un chemin au long duquel les violences ont repris. Le journaliste en fait un récit qui demeure l'un des plus utiles pour donner un aperçu rapide et juste de ce qu'elles ont été, des gestes commis, du degré qu'elles ont atteint — jusqu'à la mort infligée par balle.

Une pratique consubstantielle au colonialisme de peuplement

Les contemporains ont parlé de ces violences comme des « ratonnades ». Le terme en exprime parfaitement la dimension raciste, précisément parce qu'il contient l'odieuse insulte animalisant ceux qui étaient alors appelés, outre « musulmans », « Nord-Africains ». Le mot « ratonnade » ne sert pas qu'à dire cette dimension raciste, cependant : il la dénonce aussi, historiquement. En 1962, l'éditeur François Maspero a publié un ouvrage documentant la répression du 17 octobre précédent, à Paris, sous ce titre : Ratonnades à Paris1. Ni lui ni les auteurs du livre (les Péju, un couple d'anciens résistants engagés dans l'anticolonialisme) n'ont justifié l'emploi de ce mot potentiellement choquant. La dénonciation du racisme consubstantielle au terme devait leur être évidente. C'est dans cette veine qu'il est possible de s'en ressaisir comme historienne, plus d'un demi-siècle après.

L'enquête menée sur ces ratonnades, des années durant, dans les archives sans exclure d'autres sources (iconographiques en particulier) est sans appel. Pour comprendre ces violences, il faut revenir à la structure sociale de l'Algérie coloniale : une colonie de peuplement ne pouvant tenir que par la ségrégation. Au début de la recherche, rien n'était à exclure, ni l'effet psychologique des attentats indépendantistes alors commis en nombre à Alger, ni une manipulation de groupuscules d'extrême droite, très actifs alors parmi les Français d'Algérie.

En effet, Amédée Froger, le défunt porté en terre ce samedi 29 décembre 1956 avait été tué la veille à coups de revolver alors qu'il sortait de son immeuble, au 108 de la rue Michelet. Il incarnait la colonisation de multiples façons : économiquement, car après avoir géré un domaine agricole de Boufarik, il travaillait à la commercialisation des engrais de la compagnie des phosphates de Constantine ; politiquement, car il cumulait les mandats locaux (maire de Boufarik, conseiller général, élu à l'Assemblée algérienne) et représentait si bien les édiles de la colonie qu'il était appelé « le président des maires ». En 1956, il a été l'un des leaders des mobilisations contre le pouvoir parisien. Les gouvernements étaient accusés de ne pas en faire assez pour sauver l'Algérie française, soupçonnés de vouloir la réformer au risque de la conduire à sa perte. Il leur était demandé notamment d'exécuter les condamnés à mort indépendantistes.

Ces mobilisations ont largement dépassé la seule date du 6 février 1956, célèbre dans l'histoire politique de la France : ce jour-là, les Français d'Alger ont massivement et violemment protesté contre la venue de Guy Mollet, le chef du gouvernement tout juste formé. Appelée « la journée des tomates » en raison des projectiles divers lancés sur Mollet et dont les tomates sont restées le symbole, cette journée n'est que l'acmé d'un mouvement de protestation et de revendication s'étalant sur plusieurs mois.

Une logique démographique et spatiale

Les ratonnades, cependant, n'ont pas explosé spontanément après l'attentat, sous le coup de l'émotion, au fur et à mesure que la nouvelle de l'assassinat se répandait dans la ville. Si l'effet des attentats a joué, il n'est pas le facteur crucial du déclenchement des violences racistes visant les « musulmans » d'Alger. Les groupuscules d'extrême droite, quant à eux, étaient connus de la police. Les renseignements généraux les surveillaient de près pour déjouer leurs complots contre le pouvoir. Le soutien qu'étaient susceptibles de leur apporter nombre de Français d'Alger les rendait particulièrement dangereux. Ces groupuscules, en outre, commettaient eux aussi des attentats, mais sans disposer de moyens d'action équivalents à ceux du FLN. Néanmoins, l'Organisation de résistance de l'Afrique française (ORAF) a frappé en pleine Casbah, rue de Thèbes, en 1956, faisant de 15 à 60 morts selon les sources.

Le jour des obsèques, toutefois, ces groupuscules n'étaient pas à la manœuvre. Les sources policières n'identifient pas leurs membres parmi les auteurs des ratonnades. Les militants de l'extrême droite algéroise n'ont pas provoqué les violences en vue de semer le désordre et de mettre les autorités en difficulté — en dépit de ce que Philippe Castille, l'un des chefs de l'ORAF, a prétendu plus tard2. L'envie de le faire ne leur manquait pas, mais ils n'étaient pas prêts, tout simplement. L'attentat contre Froger, suivi de ses obsèques le lendemain, les a pris de court. Ils n'ont pas eu le temps de s'organiser.

Les auteurs des ratonnades sont décrits dans les sources comme agissant en petits groupes. Il s'agirait de jeunes, quasi exclusivement des hommes. Ils sont souvent qualifiés d'étudiants. Avec les associations d'anciens combattants et celle des élus, en particulier celles des maires que Froger dirigeait, les organisations étudiantes ont été à la pointe des mobilisations pendant l'année 1956 ; des mobilisations suivies en masse, qu'il s'agisse de grèves, de manifestations et de rassemblements.

C'est la société des Français d'Alger qu'il faut sonder pour comprendre les ratonnades. Celles-ci procèdent d'une double logique : démographique et spatiale. L'Algérie française, en effet, compte en 1954 environ un million de Français dits « européens » et 8 millions d'Algériens dits « musulmans ». Il est évident, dans ces conditions, que l'Algérie française ne pouvait exister sans une infériorisation ni une discrimination constantes des Algériens. Pour cette raison, cette société s'est organisée selon une logique ségrégative. En politique, la ségrégation est institutionnalisée : toutes les élections sont organisées en deux collèges, assurant la majorité aux Français pleinement citoyens sur les Français dits « musulmans ». Chaque groupe correspond à un collège d'électeurs et le premier bénéficie d'une représentation disproportionnée. Ainsi l'Assemblée algérienne compte 120 membres, 60 pour chaque collège.

À Alger, la tension démographique est d'autant plus vive que longtemps, les Européens ont été les plus nombreux. Depuis l'entre-deux-guerres et plus encore depuis 1945, l'exode rural a remis en cause leur domination. L'enjeu est alors, pour cette minorité coloniale sur la défensive, de préserver sa suprématie, et ce en particulier dans les espaces de la ville où elle règne. Les analyses contemporaines de l'espace urbain font toutes le constat d'une ségrégation subtile. Il n'existe pas de coupure franche entre des secteurs européens et des secteurs musulmans, sauf exception : d'un côté, le centre-ville qui est à dominante européenne avec ses fonctions administratives, culturelles et commerciales, Bab El-Oued qui est un quartier populaire de tonalité plutôt espagnole ; de l'autre, la Casbah en tant que vieille ville musulmane et les bidonvilles nés de l'exode rural. Pour le reste, le géographe Jean Pelletier, qui a travaillé sur le recensement de l'année 1954, a légué une formule fameuse et significative : Alger est un « habitat d'arlequin »3. Européens et musulmans s'y côtoieraient.

Néanmoins, la ségrégation s'impose dans les rues ou les immeubles, dans un contexte où le social et le racial se superposent. La répartition des catégories socioprofessionnelles est à cet égard fondamentale. Pelletier calcule ainsi que la population musulmane compte 69 % de manœuvres, ouvriers ou chômeurs et 11 % de « petits commerçants », tandis que la « haute bourgeoisie » n'est qu'« une infime minorité ». Au contraire, les Européens comptent 1 % de manœuvres, 58 % de couches intermédiaires (employés de bureau, fonctionnaires, professions libérales), tandis que « les situations sociales assez élevées sont répandues, surtout par comparaison avec la population musulmane ».

Le samedi 29 décembre 1956, le trajet du cortège funèbre d'Amédée Froger traverse les espaces les plus aisés ; il longe les édifices les plus prestigieux abritant les autorités (comme la préfecture et le nouvel hôtel de ville) avant de passer en contrebas de la Casbah et de Bab El-Oued. Les ratonnades en chassent à proprement parler les musulmans qui s'y trouvent. C'est bien la tension structurant la société coloniale algérienne qui joue dans les ratonnades : elles sont le fait d'une minorité coloniale cherchant à maintenir la majorité algérienne dans la sujétion, par la violence. Si elle éclaire ainsi la dynamique fondamentale de l'Algérie française, cette histoire n'est pas moins significative au présent.

Non seulement la catégorie « musulmans », catégorie pratique du racisme et de la discrimination en Algérie coloniale est redevenue opérante dans la société française actuelle, mais comment ne pas voir également dans cette histoire l'une des clés de compréhension du succès de l'idée du « Grand Remplacement » ? En quoi le souvenir de la société coloniale algérienne et de sa minorité européenne sur la défensive ne joue-t-il pas ? Il y aurait là matière à d'autres développements. Pour l'heure, poser la question et rappeler cette histoire est lourd d'enjeux citoyens.

Photo d'illustration : Alger, 12 décembre 1956. Des manifestants renversent la voiture d'un « musulman », à la suite des funérailles d'Amédée FrogerAFP

POUR ALLER PLUS LOIN

➞ Claudine Descloitres, Robert Descloitres, Jean-Claude Reverdy, L'Algérie des Bidonvilles, Mouton, Paris, 1961
➞ Jean Pelletier, Alger 1955. Essai d'une géographie sociale, présentation actualisée et commentée par Rachid Sidi Boumedine, APIC éditions, Alger, 2015
➞ Sylvie Thénault, Les ratonnades d'Alger, 1956. Une histoire de racisme colonial, Seuil, Paris, 2022


1L'ouvrage a été réédité par La Découverte en 2000.

2Voir la démonstration détaillée dans le chapitre 11 de mon ouvrage Les ratonnades d'Alger, 1956. Une histoire de racisme colonial, Paris, Seuil, 2022.

3Jean Pelletier, Alger 1955. Essai d'une géographie sociale, présentation actualisée et commentée par Rachid Sidi Boumedine, Alger, APIC éditions, 2015.

Peter Beinart. « Un quart des juifs américains considère Israël comme un État d'apartheid »

À l'occasion du Forum de Doha (26-27 mars 2022), nous avons rencontré Peter Beinart, directeur de la revue progressiste juive Jewish Currents pour évoquer avec lui l'évolution de l'opinion aux États-Unis et de celle de la communauté juive à l'égard d'Israël.

Le 15 mars 2022, l'American Israel Public Affairs Committee (Aipac), le lobby pro-israélien officiel au Congrès américain, annonçait la liste des bénéficiaires de son soutien financier pour les élections législatives et sénatoriales de novembre 2022 aux États-Unis. Parmi eux figurent 40 candidats républicains de la frange la plus extrémiste, qui contestent toujours l'élection du démocrate Joe Biden à la présidence, et surtout refusent de se désolidariser des émeutiers trumpistes qui, le 6 janvier 2021, ont investi le Capitole dans l'espoir d'empêcher l'intronisation du nouveau président. Le soutien financier apporté par le lobby pro-israélien à ces candidats a suscité des réactions outrées aux États-Unis, y compris au sein de la communauté juive.

Richard Haass, un célèbre diplomate aujourd'hui président du Council on Foreign Relations, le principal think tank spécialisé dans les questions internationales, a jugé que le soutien de l'Aipac à des politiciens qui œuvrent à « saper la démocratie » marque la « faillite morale » du lobby. Abe Foxman, longtemps président de l'Anti-Defamation League, la principale organisation américaine de lutte contre l'antisémitisme, a jugé que l'organisation commettait « une faute affligeante ». « Ce n'est pas le moment, pour le mouvement pro-Israël de faire une sélection parmi ses amis », a rétorqué le lobby. En d'autres termes, pas question pour Israël de se priver du soutien de gens mus par la préservation du suprémacisme blanc, y compris au prix de l'abandon de la démocratie.

Ce sont toutes ces questions que nous avons abordées avec Peter Beinart, dont nous avons rassemblé les propos ci-après sous forme de tribune.

Fin de la ligne bipartisane du lobby pro-israélien

« Les États-Unis sont une très jeune démocratie. Jusqu'aux années 1960, ce pays n'en était pas réellement une, puisque la ségrégation raciale y dominait. Depuis, elle a été abolie, mais l'Amérique continue de véhiculer une grande quantité de normes sociales de son passé. Or, la population devient chaque jour moins blanche et moins chrétienne. Le débat qui émerge dans ce pays est le suivant : est-il capable de devenir une véritable démocratie multiraciale ? Il y a soixante ans, le mouvement des droits civiques avait engagé cette mutation. Elle fut favorisée par le fait qu'à partir de 1965, de nouvelles lois migratoires ont permis l'installation d'un très grand nombre d'immigrants aux États-Unis1, dont 90 % n'étaient pas des Européens. Cela a mené à la victoire de Barack Obama en 2008. Mais à ce moment-là, on ne pouvait imaginer la réaction que ce processus allait susciter. Elle a suivi une voie de plus en plus clairement assumée : si la démocratie doit aboutir à la perte de la domination des blancs, alors on n'a que faire de cette démocratie. Cela a mené à l'élection de Donald Trump, et ce mouvement réactionnaire se poursuit aujourd'hui, peut-être plus fortement encore.

« Pendant très longtemps, les États-Unis ont été dirigés par deux partis qui, au fond, n'étaient pas radicalement distincts. Bien sûr, ils avaient des différends, mais ils étaient aussi très proches. Si l'on regarde la réélection de Bill Clinton contre le républicain Bob Dole en 1996, le fossé entre eux n'était toujours pas très profond. Mais en une génération, le parti démocrate est devenu le « parti de la diversité », plus ouvert aux revendications des femmes, des minorités raciales et des immigrants, et le républicain celui des mâles blancs chrétiens. Il y a trente ans, il y avait des démocrates hostiles à l'avortement et des républicains soutenant la liberté des femmes de décider. Aujourd'hui, ce serait impossible. Nous avons deux partis complètement polarisés dans un face-à-face radical.

« Quel est le lien entre cette évolution et le rapport à Israël ? Si je prends le cas de l'Aipac, historiquement, ce lobby a toujours agi dans le but de préserver un accord bipartisan de la classe politique dans son soutien à Israël. Mais dans l'atmosphère qui règne désormais aux États-Unis, la division est telle entre l'adhésion sans réserve des républicains à la droite et l'extrême droite israélienne et les démocrates formellement critiques de la politique israélienne de colonisation, qu'un soutien bipartisan devient de moins en moins possible. La décision d'Aipac de soutenir le camp des élus favorables aux émeutiers du 6 janvier 2020 est la conséquence du fossé croissant entre les deux camps. Et ce fossé ne se creuse pas seulement au seul échelon politique. Il traverse toute la société américaine. Quand j'étais adolescent, la différence entre être démocrate et républicain n'était pas identitaire. Désormais, chacun a le sentiment que l'enjeu est existentiel ; chacun perçoit l'autre camp comme une menace pour sa propre identité et son intégrité.

« Le jour où la victoire de Joe Biden a été officialisée, après tous les recomptages des voix, c'était fou : à New York, où j'habite, les gens ouvraient leurs fenêtres et criaient de bonheur. Ce n'était que l'élection de Biden, mais ils la vivaient comme si c'était une révolution ! Le cauchemar Trump était fini. Mais ailleurs, les supporters républicains étaient soit effondrés, soit rageurs, convaincus que l'élection leur avait été volée. Bref, le centre de l'échiquier politique a quasi disparu. C'est pourquoi la décision de l'Aipac de soutenir des élus qui récusent le résultat de l'élection présidentielle de 2020 et refusent de se désolidariser des émeutiers est particulièrement importante. Elle signifie que sa ligne « bipartisane » a pris fin. Désormais, le lobby s'allie au camp qui soutient Israël en toutes circonstances, et peu importe que ce camp mène la bataille contre la démocratie aux États-Unis. L'Aipac le sait et s'y rallie en toute connaissance de cause.

Américains juifs plutôt que Juifs américains

« Parallèlement, on assiste à une polarisation croissante au sein du judaïsme américain. Dans les années 1950, il y avait un grand camp « centriste » dans la communauté juive. Il était constitué des juifs affiliés à deux synagogues : celle appelée « réformée » et la synagogue dite « conservatrice ». Ces deux tendances ne suivaient pas rigoureusement les règles religieuses du judaïsme et souhaitaient l'insérer dans la modernité. La plupart des juifs suivaient l'une de ces deux mouvances. Qu'en est-il aujourd'hui ? L'obédience conservatrice a quasi disparu. Les juifs réformés restent majoritaires, mais l'obédience dite « orthodoxe » (ou « ultra-orthodoxe ») connait depuis plusieurs décennies une formidable croissance. Pour la génération qui a moins de dix ans aujourd'hui, elle sera sans doute majoritaire. En face, l'autre tendance qui croit fortement parmi les juifs est celle de la désaffiliation de tout courant religieux.

« Ça ressemble beaucoup à ce qui advient en Israël, à une différence notoire : parmi les juifs américains, les non-religieux sont beaucoup plus à gauche que les Israéliens. Aujourd'hui, dans la communauté juive ultra-orthodoxe, vous ne trouverez pas une personne qui a voté pour Joe Biden. De l'autre côté, la vraie religion des juifs séculiers américains, c'est le progressisme. Ce camp-là s'éloigne de plus en plus d'Israël. Et les jeunes juifs progressistes ne se perçoivent pas comme des Juifs américains, mais comme des Américains juifs. Contrairement à la génération précédente, leur identité américaine est plus forte que leur identité juive. Ce n'est pas qu'ils détestent Israël, c'est qu'Israël n'est pas leur préoccupation première.

« Cela dit, on trouve aussi parmi les non-religieux des jeunes qui s'identifient toujours très clairement comme juifs et qui sont les plus féroces critiques d'Israël, parce qu'ils adhèrent à une vision beaucoup plus universaliste du judaïsme. On en trouve chez J-Street (un petit lobby progressiste pro-israélien] mais plus encore dans Jewish Voice for Peace (JVP)2. On en trouve aussi beaucoup parmi les lecteurs de Jewish Currents. Leur rôle est croissant. Cette catégorie de juifs américains est de plus en plus insérée dans la gauche radicale au sens large : elle est connectée aux combats en faveur des noirs, des immigrés et des Palestiniens.

« We Shall Overcome » à un checkpoint

« Sur ce dernier point, la différence entre J-Street et JVP est très grande. J-Street représente ceux qui disent : « Nous sommes les bons juifs qui veulent sauver Israël de lui-même ». JVP a une stratégie qui me semble plus sérieuse : pour eux, il s'agit d'être les alliés des Palestiniens, comme les blancs progressistes sont les alliés des noirs. Ils sont aussi plus attractifs. Dans les années 2010, un grand nombre de jeunes juifs passés par J-Street l'ont quitté pour poursuivre leur radicalisation en adhérant à If Not Now, une association dont l'ambition est de représenter les juifs qui luttent contre l'occupation des Palestiniens. Mais ils commencent à être en crise. Pourquoi, plus simplement, ne pas basculer du côté palestinien ? Car ce mouvement qui a le vent en poupe aujourd'hui n'entend plus s'exprimer au nom des « valeurs juives », mais au nom des valeurs universelles, de l'antiracisme et de l'anticolonialisme.

« Ce tournant des jeunes juifs s'insère dans un tournant plus général qui advient aux États-Unis. Black Lives Matter a renoué le fil du combat antiraciste des années 1960. Dans les années 1980-2000, ce combat-là s'était beaucoup affaibli. Mais les figures émergentes de la lutte des noirs sont plus radicales. Leur connexion avec les Palestiniens est beaucoup passée par les images des violences des forces d'occupation à leur égard, de la brutalité quotidienne de cette occupation. La répétition des crimes policiers aux États-Unis ces dernières années, du meurtre de David Brown à Ferguson, et à New York en 2014 celui d'Eric Garner3, a beaucoup joué pour amener les noirs américains à faire le lien avec le sort des Palestiniens. Désormais, ils perçoivent un peu les Palestiniens comme les victimes d'un sort identique : nous avons notre apartheid, ils ont le leur. Évidemment, ça rend fous les dirigeants des organisations juives américaines qui crient à l'insulte, dénoncent l'ignorance de cette analogie. Mais leur discours ne passe pas, parce que le sentiment est que les noirs aux États-Unis sont toujours discriminés, et que les Palestiniens le sont en Palestine.

« L'Aipac, à un moment, a beaucoup investi pour trouver des alliés d'Israël au sein de la communauté noire américaine, avec un certain succès d'ailleurs. Mais aujourd'hui, lorsque des noirs visitent Israël et vont dans les territoires occupés, l'identification au sort réservé aux Palestiniens est quasi instantanée. Il y a quelques années, des élues noires américaines qui visitaient Israël avaient été amenées à un check-point. Elles ont été tellement choquées qu'elles se sont mises à chanter ensemble « We Shall Overcome », la plus célèbre chanson protestataire américaine, chantée entre autres par Pete Seeger et Joan Baez. Ces personnes, lorsqu'elles retournent aux États-Unis, sont souvent les plus décriées par les partisans d'Israël, parce qu'elles témoignent de ce qu'elles ont vu et combien cela les a bouleversées. Pour ceux qui ont fait cette expérience, le lien avec la lutte des Palestiniens devient alors très fort.

Une nouvelle alliance entre ultra-orthodoxes et évangélistes

« Où cela va-t-il mener ? Je suis relativement optimiste, mais beaucoup dépendra de l'évolution de la société américaine. La droite républicaine, je le crains, a de très bonnes chances de l'emporter aux élections législatives de novembre 2022. Mais le temps long ne joue pas en sa faveur. À l'élection présidentielle, les républicains n'ont plus gagné un seul suffrage universel depuis 2004. Et l'évolution démographique ne joue pas en faveur des blancs. Il en va de même pour la société juive aux États-Unis. Une récente enquête d'opinion montre que d'ores et déjà un quart des juifs américains considèrent Israël comme un « État d'apartheid »4. Alors, bien sûr, le conflit israélo-palestinien ne fait plus partie des enjeux primordiaux aux États-Unis. Et chaque fois que surgit un conflit armé entre Israël et le Hamas, une mobilisation se manifeste en faveur d'Israël. Mais le phénomène marquant, c'est que la critique d'Israël enfle beaucoup plus.

« S'il se passe au Proche-Orient des événements si graves qu'ils font la une des grands journaux, si les images d'Israël bombardant des bâtiments civils à Gaza se multiplient, le processus de division au sein des démocrates va s'approfondir. Dans le dernier affrontement, au printemps 2021, à Gaza, même un partisan d'Israël aussi systématique que le sénateur démocrate de New York Chuck Schumer a été obligé de prendre des distances avec les bombardements israéliens. Faites un tour à l'Aipac. Vous constaterez que toutes les personnes âgées de plus de 60 ans sont des laïcs ; leur judaïsme se résume au sionisme. Mais leurs enfants ne sont pas membres de l'Aipac. Qui les a remplacés ? Des jeunes « craignant-Dieu » (autre surnom des juifs ultra-orthodoxes). Allez voir la parade annuelle en faveur d'Israël sur la 5e avenue à New York, vous y verrez une forte majorité de ces jeunes. Pas étonnant que l'Aipac soit devenu le lieu d'une nouvelle alliance : celle des ultra-orthodoxes juifs et des évangélistes.

« Dans leur soutien inconditionnel à Israël, les républicains sont beaucoup plus sincères que les démocrates. C'est pour cela que l'Aipac ne mise plus sur une politique de soutien « bipartisan » à Israël. De fait, beaucoup d'élus démocrates exprimeraient des opinions très différentes de ce qu'ils énoncent aujourd'hui s'ils sentaient que modifier leur position vis-à-vis d'Israël ne leur coûterait pas cher politiquement. Ce phénomène est aussi de plus en plus vrai d'une partie des dirigeants de la communauté juive américaine. Quand en 2020 j'ai écrit mes articles dans Jewish Currents et le New York Times, appelant, à l'établissement d'un seul État commun aux juifs et aux Palestiniens5, je me suis heurté à quelques réactions un peu inquiétantes. Mais elles étaient sans commune mesure avec celles qui s'étaient abattues sur [l'historien anglo-américain] Tony Judt lorsqu'il avait publié en 2003 son fameux article, appelant le premier à la formation d'un seul État réunissant Palestiniens et Israéliens6. Judt a alors été quasi exclu du champ de la parole légitime. Cela n'a pas été mon cas. Cela montre toute l'évolution qui a eu lieu dans la société américaine dans le rapport à Israël. Il y a vingt ans, ce ne sont pas les conservateurs qui ont assassiné Judt et son texte, ce sont les juifs progressistes ! À l'époque, ils étaient les figures de proue du soutien à Israël.

« Aujourd'hui, leur poids a considérablement diminué. Les principales voix du soutien à Israël sont désormais conservatrices. À ce phénomène s'ajoute l'évolution notoire des grands médias. Aujourd'hui lorsque vous regardez MSNBC, lorsque vous lisez le New York Times, The New Republic ou le Washington Post, quand vous allez sur Slate, les Palestiniens sont désormais présentés sous un jour beaucoup plus favorable. De sorte que quand j'ai publié mes articles, les choses avaient changé. Beaucoup de gens peuvent être en désaccord avec moi, mais ma parole n'est pas illégitime. Enfin, Tony Judt était juif7, mais il parlait au nom d'une philosophie universaliste, de la défense des droits humains, pas au nom d'une vision spécifiquement juive. Moi, je revendique mon attachement au judaïsme et à une forme d'éthique juive. Peut-être suis-je dès lors plus audible. »

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Propos traduits de l'anglais par Sylvain Cypel.


1Entre 1965 et 2015, 60 millions d'étrangers se sont installés aux États-Unis et depuis le rythme se maintient peu ou prou.

2Une organisation juive antisioniste qui soutient le mouvement international pour le boycott, le désinvestissement et les sanctions (BDS) contre Israël. Les membres du bureau de JVP incluent des figures connues comme le linguiste Noam Chomsky, le dramaturge et scénariste Tony Kushner, la philosophe Judith Butler, l'essayiste Naomi Klein, la romancière Sarah Schulman, l'acteur et scénariste Wallace Shawn, et d'autres.

3Il fut le premier, en 2014, à répéter, sous la pression des policiers, « je ne peux plus respirer » avant de décéder, comme le fera George Floyd en 2020 à Minneapolis.

4Étude réalisée par le Jewish Electorate Institute. Le même sondage montrait que 34 % des juifs américains estiment que le traitement réservé aux Palestiniens par Israël est similaire au racisme existant au États-Unis.

5Peter Beinart, « Yavneh : A Jewish case for equality in Israel-Palestine », Jewish Currents, 7 juillet 2020, et « I no longer believe in a Jewish State », The News York Times, 8 juillet 2020.

6Tony Judt : « Israel, the Alternative », The New York Review of Books, 23 octobre 2003.

7Il est décédé en 2010.

Zemmour, de Gaulle, Lyautey. L'enterrement de l'universalisme républicain

Éric Zemmour lance sa campagne présidentielle autour d'un projet politique se présentant comme gaullien. Comme le polémiste, de Gaulle était en effet fasciné par Hubert Lyautey, « héros » des guerres coloniales et partisan d'un empire dans lequel les colonisés ne devaient pas pouvoir obtenir les droits politiques et sociaux des Français d'origine européenne. Il y aurait comme une forme de continuité…

Pour alimenter son discours réactionnaire et identitaire, Éric Zemmour invoque un grand nombre de figures historiques devenues consensuelles, à commencer par celle d'Hubert Lyautey, qui faisait partie du courant indigéniste de l'empire français à l'aube du XXe siècle. Comme de Gaulle, il est aujourd'hui vu comme ayant défendu le respect de la culture des peuples colonisés. Zemmour a beau jeu de présenter leurs approches comme autant de brevets de sympathie pour les peuples colonisés, mais cette idéologie n'a jamais rien eu d'anti-impérialiste. En effet, Lyautey et ses camarades n'étaient pas hostiles à l'expansion militaire de la France sur le continent africain, bien au contraire. Ils jugeaient simplement qu'elle devait s'exercer avec le minimum d'immixtion de la culture européenne républicaine, égalitaire et sécularisée sur la société indigène. Il fallait s'inspirer du self-government britannique.

En réalité, cette philosophie s'ancre dans une cohérente tradition de la droite monarchiste qui rejetait par principe toute intégration républicaine. En effet, le maréchal Lyautey, comme tous les officiers monarchistes et antidreyfusards de la fin du XIXe siècle participait alors à la recomposition maurrassienne de la nostalgie de l'ancien régime1, du nationalisme bonapartiste et de l'antisémitisme des disciples d'Ernest Renan. Dans ce programme, les indigènes, juifs et musulmans d'Algérie étaient considérés comme inassimilables à la « francité » catholique, et c'est tout naturellement qu'ils se félicitèrent de la dénaturalisation des juifs en 1940.

Xénophobie et mépris de classe

Par ailleurs, Lyautey était radicalement hostile à l'idée d'une colonisation de peuplement, et pas uniquement par générosité pour les indigènes. C'était avant tout par mépris de classe qu'il voulait « protéger » la notabilité indigène de l'irruption de ces prolétaires. À cela s'ajoutait la xénophobie pure et simple, dominante en ce moment confusionniste des « années Boulanger »2 : il s'opposait aussi à la naturalisation de ces centaines de milliers de travailleurs émigrés espagnols, maltais, italiens et portugais qui avaient gagné l'Algérie. Et pourtant, la catholicité, critère sur lequel cette naturalisation avait été promulguée par des républicains anticléricaux en cette fin d'année 1880, visait paradoxalement à satisfaire le camp catholique. C'est cet anticolonialisme fondé sur le mépris de caste, la xénophobie et le racisme antisémite qui constitue un des fondements de l'approche de l'indigénisme par Lyautey.

Ce qui plaisait à ces romantiques attardés dans l'idée fantasmagorique qu'ils se faisaient de la société marocaine n'était évidemment ni le caractère multidimensionnel des relations politiques, ni la dispersion du pouvoir et encore moins la démocratie des assemblées villageoises. Ce n'était pas la société indigène qu'ils voulaient à tout prix « conserver », mais bien un fantasme qu'ils projetaient d'une société d'ancien régime religieusement conditionnée autour d'une caste d'élite et de son « empereur chérifien ». Ils façonnaient ainsi une monarchie féodale imaginaire, avec pour priorité de prévenir toute contamination des idées progressistes dans l'empire.

La nouvelle aristocratie indéboulonnable ainsi instituée continue à se reproduire jusqu'à nos jours, soudée par la même crainte que les idées d'égalité sociale et de démocratie républicaine gagnent le peuple. Elle ne commémore donc pas les trente années de résistance du « pays indépendant » (Blad siba) entre 1907 et 1934, au cours de cette guerre brutale et destructrice menée par l'armée française et le makhzen du sultan fantoche de Rabat dont Lyautey se rêvait le proconsul.

Un collège unique pour tous les citoyens

Parmi les grands admirateurs de Lyautey, avant Zemmour, et parmi cette majorité d'officiers tentés par la sédition maurrassienne, il y avait un certain colonel de Gaulle. Ainsi, la filiation que revendique l'agitateur d'extrême droite n'est pas factice, elle est logique et argumentée. Comme son inspirateur Lyautey avant lui, de Gaulle n'avait rien contre l'empire français. C'était avant tout son existence, qui supposait que la métropole n'était qu'une partie de la France, qui lui permettait en 1940 d'espérer la victoire, comme il le proclama lors du discours du 18 juin :

Car la France n'est pas seule ! […] Elle a un vaste empire derrière elle.

L'image anticolonialiste de De Gaulle tient encore une fois à une méprise sur ses intentions politiques et idéologiques. Elle dérive de son aversion pour les petits colons européens autant que de son hostilité à l'universalisme républicain, mais surtout d'une conception racialiste de l'identité française. Elle repose finalement sur les circonstances des années 1958-1962 de son arrivée au pouvoir et sur la cécité générale et complice qui conditionne le privilège blanc jusqu'aujourd'hui.

En 1945-1946, les parlementaires communistes, socioréformistes, radicaux et chrétiens-démocrates l'ont vite poussé vers la sortie en rejetant son projet de république plébiscitaire, déjà expérimenté en 1848-1851 avec la conséquence que l'on connait : la restauration de l'empire. En plus de la sécurité sociale dont de Gaulle ne voulait à aucun prix, ces parlementaires rédigèrent la Constitution la plus démocratique de l'histoire de France. Et le progrès ne s'arrêtait pas à la métropole : ils proclamèrent aussi l'égalité de tous les habitants de l'empire avec ceux de la métropole et, dès 1946, abolirent l'indigénat et le travail forcé. La gauche républicaine mit sur pied l'Union française qui, inspirée de l'URSS, permettait de concilier la préservation de l'empire et le principe d'égalité entre les peuples et d'autodétermination politique en conférant la citoyenneté française à tous les colonisés.

Cependant, ultime concession à la droite de l'hémicycle, le droit de vote était de facto réservé aux blancs et aux élites « naturalisées », au sein du « premier collège » électoral. Ce faisant, la discrimination à l'égard des 99 % d'anciens indigènes n'était pas officiellement raciale. Elle se cachait derrière un vieux chantage : pour obtenir droit de cité dans la République laïque, un colonisé devait renoncer à son statut personnel traditionnel, et donc abjurer sa religion et embrasser le droit familial catholique. En 1916, le député socialiste du Sénégal, Blaise Diagne avait déjà obtenu l'extension de la citoyenneté aux musulmans des communes françaises dites « libres » en vendant à l'état-major qu'il pourrait ainsi les soumettre à la conscription. C'est sur ce précédent juridique fondamental que l'on a pu concevoir d'étendre la citoyenneté française aux indigènes de statut personnel coutumier ou musulman, donc aux Africains, Océaniens et Algériens musulmans. Ce chantage continue de peser sur Mayotte, lorsqu'à l'heure de demander des droits sociaux liés à la départementalisation, on leur reproche encore leur polygamie.

Finalement, les coalitions républicaines de centre gauche des années 1954-1955 accouchèrent d'un texte unique en son genre, la loi-cadre Defferre du 23 juin 19563 qui abolissait la distinction et fixait que, dans tous les Territoires d'outre-mer (TOM) :

[…] les élections à l'Assemblée nationale […] ont lieu au suffrage universel des citoyens des deux sexes […] quel que soit leur statut […] (T. III, articles 10).

L'élection des membres de l'Assemblée nationale […] a lieu au collège unique (T. III, articles 12).

En d'autres termes, la loi Defferre se proposait de sortir de l'impérialisme par le haut : il n'y avait désormais dans toutes les colonies françaises que des citoyens français de plein droit. Les colonisés allaient être représentés au Parlement, et peser à égalité dans les coalitions gouvernementales. Ce faisant, ils allaient pouvoir rapidement obtenir une convergence des niveaux de salaires et la protection de la sécurité sociale.

Mais, comme nous le savons, cela ne s'est pas produit.

La destruction dans l'œuf de la loi Defferre

Dix-huit mois plus tard, l'état-major renversait la Quatrième République et, sous la menace d'une invasion de la métropole, imposait que de Gaulle prenne le pouvoir comme caution républicaine paradoxale d'une nouvelle Constitution d'inspiration monarchiste et bonapartiste. Outre le coup de force et le recul démocratique institutionnel, le nouveau régime ne pouvait abroger les acquis sociaux et politiques d'un siècle de lutte républicaine puis sociale. Cependant, il y avait un progrès qui était jugé inacceptable par les partisans du général : l'égalité civique et politique des Africains noirs et des Algériens musulmans. Pour le monarchiste inspiré par le projet indigéniste lyautéen, « l'intégration » n'était pas même concevable. Les mémoires d'Alain Peyrefitte dans son livre C'était de Gaulle (Gallimard, 1994) sont à ce titre de plus en plus invoqués par des politiciens de droite, précisément afin de légitimer des opinions racistes. Il faut bien reconnaître que certaines illustrent parfaitement sa conception de l'avenir de l'empire :

Nous ne pouvons pas tenir à bout de bras cette population prolifique comme des lapins […]. Nos comptoirs, nos escales, nos petits territoires d'outre-mer, ça va, ce sont des poussières. Le reste est trop lourd.

(tome I, chapitre 7).

Ainsi, dans le texte de la Constitution soumis à référendum en 1958, il y avait deux titres concernant les TOM et la « Communauté ». Sans même avoir jamais eu à le prononcer, l'Union française était abolie et remplacée par un forum de chefs de territoires et d'États (article 82), aux ordres du seul président de la République (articles 80 et 81) sans aucune participation citoyenne à l'Assemblée nationale (article 83). Lyautey n'aurait pas pu rêver mieux.

Or, c'était justement en vertu de leur citoyenneté liée à la politique intégratrice de l'Union française, en vertu de leur égalité politique acquise par la loi Defferre deux ans plus tôt, que les Africains et les Algériens avaient eux aussi été convoqués au scrutin constitutionnel d'octobre 1958. Pour les premiers, ce fut la première et dernière fois qu'ils purent réellement voter. Par une coïncidence tragicomique, ils adoubèrent massivement un texte qui revenait à abolir les droits civils et politiques si chèrement et tardivement acquis deux ans plus tôt, après un siècle de travail forcé et de service militaire. En effet, une immense majorité aurait voté « oui » sur pression de l'administration coloniale et de leaders politiques opportunément ralliés à de Gaulle.

Seul le Guinéen Sékou Touré était parvenu à faire voter « non » à ses partisans. La Guinée fut immédiatement expulsée de la zone franc et privée de toutes subventions publiques : une belle illustration des considérations démocratiques et anticolonialistes de la droite gaullienne. La raison pour laquelle de Gaulle rejeta la demande de l'Assemblée gabonaise de passer au statut de Département d'outre-mer (DOM) était très précisément la crainte de partager les droits sociaux et économiques avec des non-blancs :

En pleine Afrique équatoriale ! Ils nous seraient restés attachés comme des pierres au cou d'un nageur ! Nous avons eu toutes les peines du monde à les dissuader de choisir ce statut.

(C'était de Gaulle, tome II, chapitre 7)

Un logiciel racialement conditionné

Le pire dans cette histoire fut que la gauche antigaulliste ne contesta pas au promoteur du « coup d'État permanent »4 d'avoir abrogé les droits civiques des Africains. Personne n'en parla, à part pour reprocher au nouveau président, à l'inverse, de les avoir fait voter ! Ceci, en effet, avait conforté sa large majorité et lui avait économisé des concessions à la gauche. Cela étant, le logiciel des métropolitains, de droite comme de gauche, était tellement racialement conditionné qu'ils se sont satisfaits de la dissolution de l'Union française et de l'éviction des droits de cité des non-blancs. De Gaulle, au moins, avait eu la conscience de restaurer ce privilège un temps menacé par la loi Defferre. Zemmour évoque lui aussi avec nostalgie cette froide abolition de l'égalité politique entre blancs et non-blancs, que le général justifiait à Peyrefitte en 1959 :

Vouloir que toutes les populations d'outre-mer jouissent des mêmes droits sociaux que les métropolitains, d'un niveau de vie égal, ça voudrait dire que le nôtre serait abaissé de moitié. Qui y est prêt ? Alors, puisque nous ne pouvons pas leur offrir l'égalité, il vaut mieux leur donner la liberté ! Bye bye, vous nous coûtez trop cher !

(C'était de Gaulle, tome 1, chapitre 7)

L'astuce sophistique se cache bien entendu dans le verbe « pouvoir » qui déguise une volonté politique raciste en état de fait. On refusait aux colonisés le partage des revenus et la puissance militaire de la France auxquels ils avaient pourtant tellement contribué. Nous jouissons depuis lors de ce privilège racial tout juste rétabli par la « communauté » de la Constitution gaullienne. En révoquant leur droit de cité de 1946 et de 1956, on renvoyait tout simplement les Français des TOM au rang d'« indigènes », sous le nouveau nom d'« étrangers ». La Constitution garantit aux seuls métropolitains le droit d'appartenir à une puissance occidentale riche. Or, d'un point de vue historique, tous les descendants des Français des TOM devraient avoir un droit de cité imprescriptible, car on ne peut dénaturaliser un citoyen français. Peut-être est-ce cela le consensus mou sur lequel repose le privilège blanc : l'allogénité des Africains et des Algériens lorsqu'ils doivent demander un visa et une carte de séjour pour pouvoir vivre en France, travailler à juste prix et bénéficier des droits sociaux. L'inégalité socio-économique criante des niveaux de vie, des mortalités infantiles, des conditions de subsistance, des espérances de vie, au nom d'une citoyenneté que de Gaulle a prétendu différente.

Zemmour aujourd'hui revendique cette même logique pour rejeter ceux qui ne correspondraient pas à son idée autoritaire et prescriptive de la France, résumée dans cette citation des propos du général consignés par Alain Peyrefitte (C'était de Gaulle, tome I, chapitre 7) et reprise par l'eurodéputée Nadine Morano en 2015 :

C'est très bien qu'il y ait des Français jaunes, des Français noirs, des Français bruns […] mais à la condition qu'ils restent une petite minorité. Sinon, la France ne serait plus la France. Nous sommes quand même avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne.

Si les colonisés des TOM de l'Union française avaient subitement perdu tous leurs droits politiques, les Algériens musulmans avaient au contraire obtenu la fusion des deux collèges au printemps 1958 et leurs départements gardaient leur statut français de plein droit. Ce faisant, de Gaulle allait profiter du malaise racial expérimenté par les métropolitains lorsqu'à l'issue des élections de novembre 1958, 33 parlementaires africains (révoqués à l'été 1959 en application de la communauté) et 44 Algériens musulmans arrivèrent au Palais-Bourbon5. Et c'est ici qu'il faut exhumer une dernière de ses indigestes maximes, lorsque, sur un ton de boutade indécente, il évacuait l'hypothèse d'une intégration des Algériens musulmans en s'exclamant :

Si nous faisions l'intégration, si tous les Arabes et Berbères d'Algérie étaient considérés comme Français, comment les empêcherait-on de venir s'installer en métropole, alors que le niveau de vie y est tellement plus élevé ? Mon village ne s'appellerait plus Colombey-les-Deux-Églises, mais Colombey-les-Deux-Mosquées !

(C'était de Gaulle, tome I, chapitre 6)

La large acceptation du repli racialiste

De Gaulle s'opposait dans ce propos au projet « d'intégration » porté par les plus modérés des milieux européens d'Algérie (les autres préconisaient une partition sur fondements raciaux, d'inspiration israélienne). C'est l'origine de toute la bizarre dissonance entre Zemmour et son collègue de la nouvelle réaction, fils de rapatriés d'Algérie comme lui : le maire de Béziers Robert Ménard. Le premier considère de Gaulle comme le liquidateur de l'Algérie française sans égard pour les pieds-noirs, et le second, qui agrège à sa communauté les juifs naturalisés — ce qui aurait aussi beaucoup interloqué à l'époque —, se réjouit de ce repli racialiste sur le pré carré blanc et chrétien. Pour que la France reste blanche et catholique, il fallait liquider cette colonie qui ne voulait pas être un protectorat à la Lyautey.

Or les deux aspects ne sont contradictoires qu'en apparence ; comme son maître à penser, de Gaulle n'avait que mépris pour les colons. Ici encore, il s'agit d'une hostilité aux principes politiques et sociaux républicains : il ne pouvait pas plus envisager que les musulmans et les juifs puissent jouir de l'égalité politique que comprendre que les descendants de quatre générations de travailleurs immigrés espagnols, italiens ou maltais étaient français. Il imaginait que ces gens devraient rentrer chez eux…, et ce « chez eux » n'était pas l'Hexagone.

Il y avait bien cependant une population qui trouvait grâce à ses yeux, et jouissait d'une « francité » ontologique : les Québécois. Et pour cause : blanche et chrétienne, cette population francophone n'avait jamais fait la Révolution française, étant alors sujette britannique. On ne se demandera pas pourquoi il n'a pas eu les mêmes égards pour les Haïtiens, pourtant descendants de Français qui luttèrent contre leurs maîtres blancs, monarchistes puis bonapartistes, dans le camp de tous les républicains français, entre 1789 et 1804.

Ce système de valeurs assumé par l'intéressé et accepté dans le silence coupable d'une opinion publique rassurée de ne pas avoir à partager ses privilèges avec des non-blancs s'exprime encore parfaitement dans l'ordre préfectoral du 17 octobre 1961, et dans le caractère tronqué de sa mémoire jusqu'à aujourd'hui. Ce jour-là, ce n'étaient pas des « Algériens » qu'on avait noyés, mais bien des citoyens français. C'était en tant que musulmans qu'ils avaient été spécifiquement ciblés par un ordre de couvre-feu illégal. Contre cette discrimination objective, ils sortirent courageusement en masse pour défendre leurs droits civiques de Français. Et furent massacrés par centaines par une police zélée.

Éric Zemmour revendique ce crime contre l'humanité. Il le justifie, comme à l'époque, en termes sécuritaires. En outre, il n'envisage pas qu'on ait pu ainsi tuer des centaines de personnes qui dans son opinion comme dans celle de De Gaulle — ou de son préfet Maurice Papon qui n'en était pas à son premier génocide — n'étaient pas français, sans un ordre de l'Élysée. Nous lui laissons donc cette affirmation comme mot de la fin.


1NDLR. Charles Maurras (1868-1952), journaliste, essayiste, homme politique, est membre de L'Action française, d'inspiration royaliste, nationaliste et contre-révolutionnaire qui devient le principal mouvement intellectuel et politique d'extrême droite sous la Troisième République. Il prône une monarchie héréditaire tout en se revendiquant antisémite, antiprotestant, antimaçonnique et xénophobe.

2Mouvement politique qui réunit, sous le nom du général Boulanger, entre 1886 et 1889, un grand nombre d'opposants au régime, venus à la fois de l'extrême droite et de l'extrême gauche. Ils voulaient établir un gouvernement fort et préparer la revanche sur l'Allemagne.

3Du nom de Gaston Defferre, ministre français d'outre-mer et maire de Marseille ; rédigée avec Félix Houphouët-Boigny, ministre délégué et futur président de la Côte d'Ivoire et cosignée par eux deux et François Mitterrand, alors garde des sceaux du gouvernement Guy Mollet.

4NDLR. Titre d'un essai écrit par François Mitterrand et publié en 1964, dans lequel il dénonce la pratique du pouvoir personnel par le général de Gaulle.

Antisémitisme et islamophobie

Dans le cadre de sa dernière campagne de dons, Orient XXI a organisé le 14 décembre à l'iReMMO une rencontre-débat avec Reza Zia-Ebrahimi, autour de son dernier livre, Antisémitisme et islamophobie. Une histoire croisée.

Si ces deux phénomènes ne se déploient pas de manière identique à travers l'histoire, leur croisement révèle toutefois des mécanismes similaires : la racialisation d'un groupe religieux sur la base de critères biologiques et culturels, sa désignation comme une altérité absolue et l'attribution aux juifs comme aux musulmans de desseins complotistes, qui atteignent leur paroxysme pour les premiers avec Le Protocole des sages de Sion, et pour les seconds avec la théorie du « Grand Remplacement ».

À travers une analyse tout aussi pédagogique que rigoureuse, l'historien Reza Zia-Ebrahimi éclaire de manière originale les points de rencontre et les particularités de deux mécanismes que l'on peine encore à qualifier de racismes.

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Reza Zia-Ebrahimi
Antisémitisme et islamophobie. Une histoire croisée
Éditions Amsterdam, août 2021
220 pages ; 16 euros

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