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À partir d’avant-hierContrepoints

David Ricardo : qu’en reste-t-il deux siècles plus tard ?

David Ricardo est mort le 11 septembre 1823, il y a deux siècles exactement. Jean-Baptiste Say en personne lui consacra alors un article nécrologique :

« Cet homme éclairé, cet excellent citoyen, est mort dans la force de l’âge, au bout de cinq jours de maladie, à la suite d’une tumeur dans l’oreille. » 1

Moins connu qu’Adam Smith, Ricardo reste associé à la fameuse histoire du vin portugais échangé contre du drap anglais démontrant les vertus du libre-échange. Mais le choix même de cet exemple arbitraire, ne correspondant à aucune réalité, illustre la méthode paradoxale d’un économiste dont les apports restent très discutés, voire très discutables aux yeux de certains.

On a pu parler de « mythe ricardien ».

De Quincey voyait en lui l’apôtre de la vérité. John Stuart Mill exaltait ses « lumières supérieures » à celles d’Adam Smith. Luigi Cossa le considérait, pas moins, comme « le plus grand économiste de ce siècle » (entendons le XIXe siècle). Mais d’autres se montraient plus critiques. Pour Joseph Rambaud, et ce n’était pas un compliment, Ricardo a été  « le métaphysicien de l’économie politique ».

En effet, le marxisme s’est emparé de certaines propositions de Ricardo, notamment la valeur travail, « pour les travestir et pour asseoir sur elles les plus dangereux et les plus subtils sophismes. »2.

Et d’une certaine façon, l’économie telle qu’elle est présentée en France (et dans les documentaires d’Arte) ressemble beaucoup à du ricardisme pour les mal-comprenants.

 

Financier audacieux, écrivain timide

Ricardo tenait son patronyme peu britannique d’un négociant juif d’origine hollandaise « qui le destina, dès l’adolescence aux affaires, mais qui l’abandonna bientôt parce qu’il désapprouva sa conversion au christianisme. »3

Ce fils de financier qui fit fortune en bourse et mourut millionnaire, « passa de la spéculation lucrative à la spéculation désintéressée ». La lecture d’Adam Smith, faite un peu par hasard, décida de sa vocation. La crise des finances publiques en Angleterre lui donna l’occasion d’écrire une brochure en 1809 sur Le haut prix des lingots, preuve de la dépréciation des billets de banque qui établit sa réputation.

Son œuvre maîtresse, Des Principes de l’économie politique et de l’impôt est publiée en 1817 un peu malgré lui. Ricardo « circonspect et timide », « qui n’a pas reçu l’éducation d’un homme de lettres, se défie de son aptitude à exprimer clairement ses pensées, écrit péniblement, et hésite à publier » 4

C’est James Mill, le père de John Stuart Mill, qui le pousse à écrire, tout comme à entrer au Parlement en 1819.

 

Ricardo parlementaire écouté

Selon Jean-Baptiste Say, Ricardo devait être « dans le Parlement, un homme indépendant de tous les partis. Il ne savait pas ce que c’était que d’avoir une opinion de position ; c’est-à-dire de voter pour ce que l’on sait injuste, et de repousser ce que le bien du pays veut qu’on adopte, simplement en raison de la situation où l’on se trouve.[…] Ricardo n’était pas ce qu’on appelle un orateur ; mais comme il ne parlait que sur ce qu’il savait bien et ne voulait que ce qui était juste, il était toujours écouté. »

Dunbar a noté ce curieux paradoxe5 :

« Quand il parlait devant une assemblée, Ricardo puisait largement dans sa vaste et profonde connaissance des faits de la vie, les utilisant pour illustrer, confirmer son argumentation ; mais dans ses Principes de l’Économie politique, les mêmes questions sont traitées avec une singulière exclusion de tout rapport avec le monde actuel qui l’enveloppe. »

 

Ricardo et la distribution des richesses

Les Français font à Ricardo les mêmes reproches qu’à Adam Smith concernant la forme.

« La rédaction de son livre est médiocre ; le plan est informe » mais aucun ouvrage n’a eu « sur les lecteurs de langue anglaise principalement, une influence aussi profonde et aussi durable. »6

L’auteur a clairement défini l’objectif de son livre dans une lettre à Malthus du 10 octobre 18207 : « la recherche des lois qui déterminent le partage du produit entre les classes qui concourent à sa formation ».

Ricardo divise la population en trois classes : les propriétaires du sol qui bénéficient de la rente, les capitalistes qui récupèrent les profits, et enfin les travailleurs qui reçoivent des salaires.

 

L’économie politique devient théorique

Avec Ricardo, à la différence de Smith, l’économie politique devient une théorie détachée de la pratique, qui a pour objet des lois sur la distribution naturelle des richesses. En cela, il se rapproche des économistes français du XVIIIe siècle, des physiocrates, comme de Turgot.

Condorcet avait exprimé, avec sa clarté habituelle, cette volonté d’une science des lois héritée des Lumières8 :

« Quelles sont les lois suivant lesquelles ces richesses se forment ou se partagent, se conservent ou se consomment, s’accroissent ou se dissipent ? […] Comment dans ce chaos apparent, voit-on néanmoins, par une loi générale du monde moral, les efforts de chacun pour lui-même servir au bien-être de tous, et, malgré le choc extérieur des intérêts opposés, l’intérêt commun exiger que chacun sache entendre le sien propre et puisse y obéir sans obstacle ? »

Jean-Baptiste Say s’efforce de réaliser ce programme dans son Traité d’Économie politique (1803).

Au fatras confus de Smith, plein de digressions et de contradictions, se substitue un arrangement logique des matières, comme le reconnaît Ricardo. Il y voit ce qu’il y cherche : « une exposition de faits généraux, constamment les mêmes dans des circonstances semblables ».

 

Ricardo, théoricien déductif

Lors des longues promenades qu’il aimait à faire avec Ricardo, James Mill va lui donner des leçons de méthode et le goût de l’abstraction. C’est par sa médiation que l’économiste découvre les idées de Jean-Baptiste Say, notamment sa loi des débouchés. Cette influence de Mill sera aussi décisive que funeste aux yeux de certains. La métaphore euclidienne fait, par là, son entrée dans le langage de l’économie politique.

Le succès Des Principes de l’économie politique et de l’impôt tient au fait que Ricardo est un théoricien déductif. Il part des principes pour en tirer un ensemble de déductions logiques débouchant sur une théorie générale de la répartition.

La valeur repose ainsi pour Ricardo sur le seul travail :

« Nous avons regardé le travail comme le fondement de la valeur des choses, et la quantité de travail nécessaire à leur production comme la règle qui détermine les quantités respectives des marchandises qu’on doit donner en échange pour d’autres » même s’il doit reconnaître qu’il puisse y avoir « dans le prix courant des marchandises quelque déviation accidentelle et passagère de ce prix primitif et naturel. »

 

Une théorie de la valeur rigide

Cette théorie de la valeur, très rigide, néglige, par exemple, le rôle joué par l’utilité dans la demande. Jean-Baptiste Say fait remarquer9 :

« Quand M. Ricardo dit qu’un produit vaut toujours ce que valent ses frais de production, il dit vrai, mais que valent ses frais de production ? Quel prix met-on aux services capables de produire un produit appelé une livre de café ? Je réponds qu’on y met d’autant plus de prix… que les services propres à produire du café sont plus rares et plus demandés. »

Pour Ricardo, le prix du travail, c’est-à-dire le salaire, repose sur le coût des subsistances : « c’est celui qui fournit aux ouvriers, en général, les moyens de substituer et de perpétuer leur espèce, sans accroissement ni diminution. » Ainsi donc une « hausse du prix de ces objets fera hausser le prix naturel du travail, lequel baissera par suite de la baisse des prix. »

Il n’y a rien là de très nouveau que l’on ne trouve déjà chez Turgot ou Adam Smith, et qui sera repris par Marx. Certes, David Ricardo, optimiste par inadvertance, affirme que le prix naturel du travail peut tendre à la hausse « parce qu’une des principales denrées qui règlent ce prix naturel tend à renchérir, en raison de la plus grande difficulté de l’acquérir », à savoir le blé en raison de la mise en culture de terres de moins en moins fertiles.

 

Ricardo pessimiste

Le prix courant du travail dépend de l’offre et de la demande, et peut ainsi se maintenir plus haut que le prix naturel, mais « dans la marche naturelle des sociétés, les salaires tendront à baisser […] car le nombre des ouvriers continuera à s’accroître dans une proportion un peu plus rapide que la demande. » De plus, la hausse des salaires en argent peut en réalité masquer une diminution du salaire réel si elle n’est pas proportionnelle à celle du prix des marchandises.

Pour Ricardo, l’entrepreneur (ou plutôt le capitaliste) réalise un gain qu’il partage uniquement avec ses ouvriers : si les salaires s’élèvent, les profits diminuent, et réciproquement. Mais là aussi, le pessimisme est de rigueur. « Les profits tendent naturellement à baisser, parce que, dans le progrès de la société et de la richesse, le surcroît de subsistances exige un travail toujours croissant. »

David Ricardo n’envisage nullement qu’une augmentation du revenu de l’entreprise puisse permettre à l’entrepreneur d’avoir un profit accru tout en payant des salaires plus élevés. Le monde ricardien est un monde malthusien soumis à la double malédiction de la loi de la population, et de la loi de la rente foncière.

 

De Ricardo à Marx

La loi des rendements décroissants, comme le note H. Denis, mène à la lutte des classes10 :

« La dynamique abstraite de Ricardo marquera en traits de plus en plus durs l’opposition des intérêts, l’insolidarité grandissante des classes ; elle creusera, si j’ose dire, de plus en plus profondément, l’abime de l’inégalité et aboutira, sans ses conclusions logiques ultérieures, à un déchirement, à un contraste absolu, où la classe des propriétaires dont la rente aura atteint la limite extrême en résorbant tout le produit net, se trouvera en présence de celles des travailleurs dont le salaire sera désormais enchaîné à un minimum inflexible. »

C’était ouvrir un boulevard à toutes les théories socialistes.

C’est bien le reproche que lui faisait Frédéric Bastiat qui rejetait ce « pessimisme, à la fois géométrique et glacial ». Dans cette approche ricardienne, l’accroissement de la population amène inéluctablement « opulence progressive des hommes de loisir, misère progressive des hommes de travail. »

Refusant le travail comme mesure de la valeur, Bastiat devait tâcher de lui substituer une autre définition, le prix du service rendu. Ainsi, les richesses ne s’échangent plus entre elles, seuls les services sont l’objet de l’échange et ont une valeur.

 

Loi de la rente foncière et théorie des prix

David Ricardo a beaucoup contribué à la théorie du prix en démontrant que le prix unique qui se forme sur un marché repose sur le coût le plus élevé de la marchandise nécessaire à l’approvisionnement de ce marché.

Say avait ainsi résumé cette loi de la rente foncière dans la nécrologie de 1823 :

« Le profit que fait un propriétaire foncier sur sa terre, c’est-à-dire ce que lui paie son fermier, ne représente jamais que l’excédent du produit de sa terre sur le produit des plus mauvaises terres cultivées dans le même pays. »

Ainsi, la rente des terres les plus favorisées est d’autant plus élevée que l’excédent de travail appliqué aux terres les moins favorisées est plus considérable.

Ricardo invente ainsi paradoxalement le raisonnement à la marge dont les marginalistes, partisans d’une théorie subjective de la valeur, feront leur miel plus tard !

 

Avec Ricardo, l’économie tourne le dos à l’observation

Pour John Kells Ingram11, l’influence de Ricardo a perverti la méthode économique :

« La science fit fausse route et tourna le dos à l’observation : elle chercha à renverser les lois des phénomènes ; à les tirer, par un jeu de logique, d’un petit nombre de généralisations hâtives. »

Ricardo, étudiant la valeur, néglige ainsi l’importance de la demande et exagère celle de l’offre. Étudiant la rente agricole, il se préoccupe plus de la fertilité des sols que de la distance au marché, il ne songe pas assez à l’influence du progrès susceptible de neutraliser la hausse progressive des denrées agricoles, etc.

Aussi pour Leroy-Beaulieu, « les disciples aveugles de Ricardo ne voulant voir en action dans le monde que la loi découverte par leur maître, sont arrivés à des observations et à des prévisions que tous les faits contemporains ont déjoués. »12

 

Un chef-d’œuvre de théorie déductive

Pour un de ses zélateurs13, « tout en n’ignorant pas que l’utilité est le fondement, mais non la mesure de la valeur, il formula la théorie classique du coût de production et celle du coût comparatif dans les échanges internationaux ».

Malheureusement, « s’étant servi du concept, mal déterminé, de la quantité de travail, qui s’identifiait pour lui avec les dépenses de production (y compris l’influence du capital), on en a tiré la théorie socialiste pseudo-ricardienne du travail cause unique de la valeur ».

En somme, même les admirateurs de David Ricardo conviennent que, dans son œuvre, trop de choses restent incomplètes et « mal formulées ». Les socialistes ont ainsi tiré de la notion de salaire naturel, la loi d’airain du salaire réductible au minimum des subsistances pour faire vivre les ouvriers et leurs familles.

« Au total, la théorie de la Répartition de Ricardo, est un chef-d’œuvre de théorie déductive mais qui, comme toutes les théories déductives, repose sur des propositions insuffisamment démontrées, et, en fin de compte, inexactes. »14

  1. Les Tablettes universelles, 27 septembre 1823, p. 23-26
  2. Rambaud, Histoire des doctrines économiques, 3e édition, Paris 1909, p. 327
  3. Luigi Cossa, Histoire des doctrines économiques, Paris 1899, p. 320
  4. Élie Halévy, La Révolution et la doctrine de l’utilité (1789-1815), Paris 1900, p. 223
  5. Cité dans Revue d’économie politique, 1902, p. 287
  6. Bertrand Nogaro, Le développement de la pensée économique, Paris 1944, p. 77
  7. Revue d’économie politique, 1902, p. 283
  8. Condorcet, Progrès de l’esprit humain, 9e époque
  9. Ricardo, Oeuvres complètes, éd. Guillaumin, 1882, ch XXX, p. 361
  10. Revue d’économie politique, p. 290
  11. John Kells Ingram, « Esquisse d’une histoire de l’économie politique, » Revue positiviste internationale, Paris 1907, p. 156
  12. Leroy-Beaulieu, Traité théorique et pratique d’économie politique, p. 732
  13. Luigi Cossa, op. cit., p. 324-325
  14. Bertrand Nogaro, op. cit., p. 132

Pourquoi certains pays restent-ils pauvres ?

Par Peter Jacobsen.

 

Cette semaine, dans le cadre de la rubrique « Demandez à un économiste », j’ai reçu l’interrogation d’un lecteur nommé Mark :

« J’ai travaillé avec des immigrés qui se sont récemment installés aux États-Unis, ainsi qu’avec des travailleurs qui vivent encore dans leur pays d’origine, et qui travaillent pour moi à distance.

D’après mon expérience, ils sont en moyenne beaucoup plus travailleurs et plus qualifiés (même dans les domaines techniques) que mes collègues américains. Les étrangers travaillent dur, n’ont pas d’excuses, sont reconnaissants pour leur travail et saisissent toutes les occasions de s’améliorer. Les Américains, en revanche, exigent des salaires beaucoup plus élevés, se plaignent du travail et ne font guère d’efforts pour s’améliorer.

Puisque les habitants de bon nombre de ces pays pauvres sont de meilleurs travailleurs, pourquoi leur pays d’origine est-il si pauvre ? En moyenne, les immigrants créent plus d’entreprises et réussissent mieux aux États-Unis que les citoyens nés aux États-Unis. Avec toutes leurs compétences et leur ambition, il semble que leurs pays d’origine devraient être beaucoup plus riches que les villes américaines, mais ce n’est pas le cas. Quelle est la cause de la pauvreté de ces pays ? »

 

Mark pose peut-être la question la plus importante de l’histoire de la pensée économique. Pourquoi certains pays s’enrichissent-ils alors que d’autres restent pauvres ?

 

Une longue histoire de réponses

En 1776, le philosophe écossais Adam Smith a publié l’ouvrage peut-être le plus influent de l’histoire de l’économie politique : An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations (Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations).

Ce livre, généralement appelé La richesse des nations, tente de répondre à la question posée par Mark. Depuis lors, les pays riches se sont considérablement enrichis, certains pays pauvres se sont enrichis, mais un nombre important de pays restent à la traîne.

Avant de nous pencher sur la bonne réponse, nous devrions prendre le temps d’évoquer certaines mauvaises réponses populaires.

L’économiste Bill Easterly a fait un excellent travail en présentant certaines de ces mauvaises réponses dans son livre The Elusive Quest for Growth (La quête insaisissable de la croissance).

Le point de vue d’Easterly dans son livre est simple.

Tout au long de la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle, les États-Unis et d’autres pays ont tenté de stimuler la croissance économique dans les pays pauvres. Ces tentatives ont échoué.

Easterly évoque trois solutions qui ont échoué, et dont les experts pensaient qu’elles déclencheraient le développement :

  1. L’investissement
  2. Le contrôle de la population
  3. L’éducation

 

Avant d’examiner chacune de ces solutions, il convient de se pencher sur le thème unificateur qui les sous-tend. Les pays développés ont tendance à avoir des niveaux d’investissement plus élevés, des taux de natalité plus bas, et davantage d’éducation. Les experts ont tenté d’en déduire que si ces conditions étaient reproduites dans les pays pauvres, le développement s’ensuivrait.

Cette stratégie a échoué. Ces facteurs sont davantage une conséquence de la croissance qu’une cause. Examinons chaque solution qui a échoué.

 

L’investissement

Dans les années 1950, les experts ont commencé à croire que le simple fait de disposer de machines et de capital financier pour entreprendre de grands projets rendrait les pays riches.

Ironiquement, cette croyance était basée sur le (faux) succès de l’Union soviétique. Les chiffres de la production soviétique explosaient et, pendant des décennies, les économistes ont cru qu’ils dépasseraient les États-Unis. Pourquoi ?

L’Union soviétique s’industrialisait grâce à l’épargne forcée. En réaffectant les ressources privées à de gros investissements industriels, l’URSS semblait être en mesure d’amener l’économie à un stade précoce de l’industrialisation. Il s’est avéré que cette croissance était illusoire, comme l’avait prédit à juste titre l’économiste Murray Rothbard, ce qui a conduit à l’effondrement de l’Union soviétique.

Mais l’Union soviétique a dupé de nombreux économistes dans les années 1950, de sorte que le modèle de croissance planifiée par l’investissement a pris son essor. La croyance était que les pays pauvres étaient dans une situation si difficile que les citoyens n’avaient pas la capacité d’épargner. Or, sans épargne, il n’y a pas de croissance. Un cercle vicieux empêchait la croissance.

Les pays en développement pouvaient donc y remédier en réalisant les investissements nécessaires pour connaître une croissance soutenue. Ces investissements augmenteraient les revenus, ce qui accroîtrait l’épargne et stimulerait une croissance naturelle permanente. C’est ce qu’Easterly appelle l’approche du déficit de financement.

Mais l’approche a échoué. Les modèles n’ont pas tenu leurs promesses, et les pays pauvres ne se sont pas enrichis grâce aux investissements parachutés. La raison de cet échec est la même que celle relevée par Rothbard dans son analyse de l’économie soviétique. La production est un moyen de parvenir à la consommation. Si votre production n’est pas liée de manière significative au bien-être des consommateurs par la connaissance des prix, des profits et des pertes, elle ne conduira pas à une croissance soutenue.

Les planificateurs centraux ont tenté de créer la production pour elle-même, ce qui a conduit à une mauvaise répartition du capital et des ressources naturelles. L’investissement seul ne suffit pas – il faut les bons investissements.

 

L’éducation

Les experts en développement se sont naturellement tournés vers l’éducation. Si l’augmentation de la production par le biais du capital physique ne suffisait pas, peut-être que l’augmentation des connaissances ou du capital humain ferait l’affaire. Easterly raconte comment la politique de développement de l’éducation a dominé les années 1960 à 1990.

Les résultats n’ont pas non plus été à la hauteur.

Easterly explique comment, étude après étude, la corrélation entre l’éducation et la croissance économique est faible, voire inexistante. Une étude montre que l’explosion de l’éducation dans les pays pauvres s’est accompagnée d’une baisse du taux de croissance des revenus de ces pays. C’est exactement le contraire de ce à quoi on s’attendrait si les théories de l’éducation étaient exactes. Une autre étude a montré que pour les pays qui croissent 1 % plus vite que la moyenne, l’éducation ne peut expliquer que 0,06 % de cette croissance en termes de croissance du capital humain.

Easterly cite plusieurs autres types d’études qui aboutissent à un résultat simple et cohérent : l’éducation ne crée pas de croissance économique.

 

Politiques démographiques

La pire théorie à avoir été testée dans les pays en développement est sans doute l’idée néo-malthusienne selon laquelle les populations nombreuses sont la cause de la pauvreté. Là encore, ces théories reposaient sur une approche peu rigoureuse consistant simplement à essayer de reproduire les conditions des pays riches (faibles taux de natalité) dans les pays pauvres.

Malgré ce que suggèrent les penseurs anti-population, les gens ne sont pas seulement des consommateurs. Les humains sont aussi des producteurs. J’ai décrit l’échec des politiques démographiques dans plusieurs articles pour la FEE, mais le point essentiel est que les gens ont tendance à créer davantage de solutions que de problèmes. Les êtres humains ne sont pas un frein au développement. Au contraire, ils peuvent être l’une des causes de la croissance, comme l’a affirmé le regretté économiste Julian Simon.

Les faibles taux de natalité dans les pays riches ne prouvent pas qu’ils sont à l’origine de la croissance. C’est l’inverse. À mesure que les pays s’enrichissent, les enfants ont plus de chances de survivre. Les parents ne sont plus obligés d’avoir plus d’enfants qu’ils ne le souhaitent de peur d’en perdre. En outre, à mesure que les pays se développent, ils tendent à s’éloigner de la préférence culturelle pour les bébés de sexe masculin, qui pousse souvent les couples à avoir beaucoup d’enfants dans l’espoir d’avoir un premier fils.

Les agences de développement telles que l’ONU ont applaudi les politiques coercitives anti-population de l’Inde et de la Chine tout au long du XXe siècle. Les présidents Lyndon Johnson et Richard Nixon ont tous deux plaidé pour que l’aide alimentaire aux pays pauvres soit liée à leurs objectifs de lutte contre la pauvreté. Cette démarche a entraîné des dégâts considérables dans les pays en développement, sans pour autant favoriser la croissance.

 

Autres réponses

Il existe d’autres réponses populaires qu’Easterly n’aborde pas de manière aussi approfondie dans « Elusive quest for growth« .

Une réponse courante est la géographie. Il est certain que les ressources, le climat et les caractéristiques physiques d’un pays ont un impact sur son avenir économique, mais de nombreux exemples m’amènent à douter qu’il s’agisse là du principal facteur de croissance.

Par exemple, les États-Unis sont riches en ressources naturelles, et leurs citoyens sont riches. En revanche, Hong Kong ne dispose que de très peu de ressources naturelles, mais ses habitants sont également très riches. D’un autre côté, certains pays riches en ressources naturelles sont pauvres, tandis que d’autres, très pauvres en ressources naturelles, sont pauvres.

Il semble donc que la géographie ne soit pas une fatalité en matière de richesse.

 

La meilleure réponse

Si toutes ces réponses sont fausses, quelle est la bonne ?

Revenons à Adam Smith, et examinons sa célèbre conclusion. Selon Smith, pourquoi les pays deviennent-ils riches ?

Il ne faut pas grand-chose d’autre pour qu’un État passe de la plus basse barbarie au plus haut degré d’opulence, que la paix, des impôts faciles et une administration de la justice tolérable ; tout le reste vient par le cours naturel des choses.

Smith affirme que la cause ultime de la croissance d’un pays provient de ses institutions.

En d’autres termes, les règles qui régissent votre activité économique quotidienne sont à l’origine des différents résultats de croissance auxquels nous sommes confrontés dans notre monde.

Une autre façon de présenter les choses est de dire que pour que l’économie d’un pays se développe, les citoyens ont besoin de liberté économique ou d’accès aux droits de propriété privée.

Lorsque les gens ont des droits de propriété privée, ils peuvent utiliser, vendre ou louer leurs biens. Il en découle plusieurs résultats.

Tout d’abord, les individus sont incités à maximiser la valeur de leur propriété. Si vous êtes propriétaire d’une maison, vous souhaitez la maintenir en bon état, car si elle tombe en ruines, vous perdez de l’argent. La propriété privée incite à la responsabilité.

Ensuite, lorsque les individus sont en mesure de vendre leurs biens, des prix se forment pour ces biens. qui reflètent la valeur d’un bien ou d’un service par rapport à d’autres choses. Ils incarnent le savoir de la société sur ce bien. Lorsqu’une plateforme pétrolière tombe en panne dans l’océan, le pétrole devient plus rare. Il n’est pas nécessaire qu’on nous dise que le pétrole est plus rare pour que nous réduisions notre consommation. La hausse des prix nous incite à réduire notre consommation, que nous le sachions ou non.

Les prix permettent également aux entreprises de faire de la comptabilité pour déterminer leurs profits ou leurs pertes. Si une entreprise réalise un bénéfice sur une vente, cela signifie que les consommateurs ont accordé au produit final une valeur supérieure à celle des intrants utilisés pour le créer. Ce processus de transformation d’intrants de moindre valeur en extrants de plus grande valeur est au cœur de la croissance économique. Pour paraphraser l’économiste Peter Boettke, sans la propriété des divers biens utilisés dans la production, il ne peut y avoir de marchés pour ces biens. Sans marchés pour ces biens, il n’y a pas de prix. Sans prix, il n’y a pas de calcul économique.

 

Les institutions économiquement libres sont donc à l’origine de la croissance économique. Les données le confirment.

Les économistes James Gwartney et Robert Lawson, coauteur de l’étude, ont mis au point l’indice de liberté économique du monde de l’Institut Fraser. Cet indice mesure le degré de liberté des économies des différents pays et utilise ces informations pour examiner le lien entre liberté et prospérité. Les résultats obtenus correspondent parfaitement à la théorie exposée ici. Les pays économiquement libres sont plus riches et en meilleure santé que les pays non libres.

L’économiste Peter Leeson examine également ces données dans un article intitulé « Two Cheers for Capitalism ? » (Deux acclamations pour le capitalisme).

Sa conclusion ?

Selon un point de vue populaire que j’appelle « deux acclamations pour le capitalisme », l’effet du capitalisme sur le développement est ambigu et mitigé. Cet article étudie empiriquement ce point de vue. Je constate qu’elle est erronée. Les citoyens des pays qui sont devenus plus capitalistes au cours du dernier quart de siècle sont devenus plus riches, en meilleure santé, plus éduqués et politiquement plus libres. Les citoyens des pays qui sont devenus nettement moins capitalistes au cours de cette période ont vu leurs revenus stagner, leur espérance de vie diminuer, leurs progrès en matière d’éducation se réduire et leurs régimes politiques devenir de plus en plus oppressifs. Ces données démontrent sans équivoque la supériorité du capitalisme en matière de développement. Les applaudissements nourris en faveur du capitalisme sont bien mérités et trois applaudissements s’imposent au lieu de deux ».

Dans The Elusive Quest for Growth (La quête insaisissable de la croissance), Easterly apporte un autre éclairage qui mérite notre attention sur cette question. Il souligne qu’une grande partie de l’attention portée par le gouvernement américain au développement à la fin du XXe siècle était en réalité une tentative de gagner des alliés contre l’Union soviétique.

C’est extrêmement ironique, étant donné que le gouvernement américain incorporait essentiellement une planification centrale de type soviétique pour tenter d’assurer la croissance dans ces pays en développement.

Au lieu de cela, il aurait été préférable de suivre une recherche de croissance économique à l’américaine. Les institutions qui permettent la croissance économique sont le véritable moteur de la création de richesse. Une fois que l’on permet aux individus de se concurrencer et de coopérer librement, le pouvoir de l’ingéniosité humaine fait le reste.

Sur le web

Adam Smith, le premier socialiste ?

 

 

 

On résume souvent Adam Smith à sa « main invisible », sa volonté de laisser-faire dans tous les domaines.

Si Adam Smith est bien le premier à avoir compris que la richesse d’une nation provient des échanges spontanés entre humains, et non des directives étatiques. Il a aussi parfaitement défini les cas où le laisser-faire était dommageable.

Plus précisément, Adam Smith n’a pas donné une philosophie attachée à un idéal de vie comme a pu l’être le communisme. Non, Adam Smith est un homme de son temps, il cherchait les lois universelles de notre monde, et notamment celle qui régit les interactions humaines.

Cette loi, il l’a trouvé : les humains sont guidés par leurs intérêts personnels, et ce pour le meilleur, comme pour le pire. C’est à nous de bien l’utiliser dans notre société. Là est le point de départ de la pensée d’Adam Smith et de cette conférence.

Quelles conséquences sont engendrées par cette loi dans l’économie ?

On connaît les bienfaits du marché libre pour s’auto-organiser, gagner en efficacité et innover.

On connaît aussi les méfaits d’un État trop présent, capable de conduire à des situations absurdes. Comme devoir payer une licence de taxi dans Paris contre 200 000 euros, soit le prix d’un diplôme d’Harvard. Ou comme la crise du logement que traverse la France, alors qu’il y a assez de logements pour tout le monde.

L’État abuse toujours de son monopole, mais le marché aussi. BigPharma aux États-Unis profite qu’on ne peut évidemment pas se passer de soins pour facturer le plus cher possible aux clients. Beaucoup d’entreprises ont compris qu’il est plus rentable de payer l’État pour avoir un monopole que de livrer une concurrence.

On peut citer l’amende de 500 millions d’euros infligée à SFR, Bouygues et Orange en 2005 pour non-concurrence. Ou encore la « libéralisation » d’EDF, qui permet aux nouveaux fournisseurs d’énergie d’acheter à bas prix le MWh chez EDF, pour le revendre plus haut sur le marché.

La loi d’Adam Smith a donc son corollaire : puisque tout humain est guidé par ses intérêts personnels, tout humain abusera de sa position dominante, qu’il soit un État ou une entreprise. À nous de garder à l’esprit la sagesse d’Adam Smith et d’imposer un État minimal ainsi qu’une concurrence pour conserver nos libertés.

Le vrai sens de la « valeur travail »

La valeur travail est à l’ordre du jour. Les Français ne travaillent pas assez, il faut revaloriser le travail, il faut que la valeur travail soit reconnue grâce à la participation, etc. Sous des formes diverses l’opinion publique, les syndicats, la classe politique s’interrogent pour donner au travail la place qu’il mérite dans la société française contemporaine.

L’interrogation sur la valeur du travail est séculaire. Tripalium à Rome : un instrument de torture à trois pieds. Le travail est souffrance, il ne concerne pas les citoyens, les esclaves s’en chargent. Souffrance peut-être, mais aussi rachat du péché originel dans les religions monothéistes, épanouissement des capacités dans la tradition judéo-chrétienne.

Mais il est incontestable que c’est la référence à Adam Smith dans sa Richesse des nations1qui met le trouble sur la signification de la « valeur travail ».

On trouve en effet dans cet ouvrage, assez désordonné (à la manière d’un « jardin à l’anglaise » a-t-on dit) trois conceptions de la valeur d’un produit :

  1. Le produit a pour valeur le travail incorporé (enbodied) : nombre d’heures nécessaires à la production de ce bien ou service
  2. Le produit a pour valeur le travail épargné (spared) : nombre d’heures de travail qu’il me faudrait pour m’autoproduire ce bien ou service, en économie nous appelons encore ce calcul un « coût d’opportunité »
  3. Le produit a pour valeur le travail échangé : combien d’heures de travail devrais-je faire pour acheter le produit qui m’est proposé ? C’est donc une valeur liée à la fois aux conditions du marché qui est passé et à la subjectivité des choix ; donc du besoin ressenti par chacun des contractants. C’est une valeur marchande.

 

De mon point de vue, il ne fait aucun doute qu’Adam Smith n’avait en tête que la valeur marchande, et pas du tout le coût en travail de la production.

Il faut en effet se référer à deux autres ouvrages écrits par Adam Smith qui éclairent parfaitement le concept de valeur marchande.

Le premier ouvrage est La théorie des sentiments moraux2, publié dix sept ans plus tôt.

Certains ont relevé une différence majeure entre les deux livres au point de parler des « deux Adam Smith ». Certainement pas : la théorie des sentiments moraux explique la grande idée d’Adam Smith, d’ailleurs en partie héritée de David Hume qui s’interrogeait sur la nature et le comportement de l’être humain.

Pour Adam Smith, le sentiment majeur qui préside au marché est l’empathie, c’est-à-dire le souci de savoir ce dont les autres ont besoin. Adam Smith lui-même, dans La richesse des Nations, ne pense pas que le marché soit inspiré par la charité :

« Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais plutôt du soin qu’ils apportent à la recherche de leur propre intérêt. Nous ne nous en remettons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ».

Mais l’être humain ne peut satisfaire lui-même tous ses besoins. Robinson Crusoé va survivre grâce à Vendredi.

Il est donc inévitable que l’on cherche à satisfaire ses besoins en proposant aux autres les moyens de satisfaire les leurs. Ici Adam Smith prend l’exemple des écoliers qui jouent aux billes. L’un d’entre eux est tellement adroit qu’il réussit à gagner toutes les billes de tous ses adversaires. Que fait-il à ce moment-là ? Il va redonner les billes aux autres, car sinon il ne peut plus jouer. Ainsi, dans la Théorie des sentiments moraux, Smith explique que le propre de l’être humain est d’échanger, de connaître et comprendre les autres, de s’y adapter. Seul de toute espèce animale, l’être humain pratique l’échange. Milton Friedman : « On n’a jamais vu des chiens échanger des os ».

Il faudra attendre Carl Menger et la naissance de l’École autrichienne pour que l’on redécouvre, après Smith, la subjectivité des choix : il y a marché parce que les deux échangistes n’ont pas la même appréciation de la valeur du produit dont ils se séparent et de celui qu’ils convoitent. Et finalement l’échange monétaire permet de concrétiser facilement les valeurs respectives des prestations échangées : c’est le prix monétaire – ce qui implique évidemment la confiance et la stabilité pour la monnaie acceptée dans la communauté de paiement.

Et voici maintenant le deuxième ouvrage, ou précisément les deuxièmes écrits d’Adam Smith : ses Leçons sur la jurisprudences3, passées inaperçues jusqu’à ces dernières décennies, qui reprennent les notes des cours de droit naturel donnés à l’Université de Glasgow de 1772 à 1774.

Ici, le doute n’est pas permis.

L’échange, suscité par le service des autres, ne peut se dérouler dans de bonnes conditions que si le contrat est lui-même librement passé et honnêtement exécuté. De ce point de vue, il faut entrer dans la psychologie et le comportement de chaque contractant pour apprécier la justice de l’échange. Et Adam Smith de démontrer la supériorité de la common law sur le droit positif, c’est-à-dire posé par des législateurs qui produisent des règles anonymes et souvent arbitraires (civil law, codes). En particulier, il faut insister sur l’importance et la liberté du contrat, document juridique fondamental et personnalisé.

La conclusion s’impose : c’est bien la valeur marchande, celle qui est retenue dans le contrat, qui seule correspond à la logique d’Adam Smith.

Je voudrais maintenant expliquer pourquoi la valeur travail incorporé et la valeur travail épargné ont été retenues, contrairement à ce que pensait Adam Smith.

Tout d’abord, il existe certaines imperfections dans la théorie économique d’Adam Smith.

La plus grave est à mon sens l’absence de référence à l’entreprise, et plus précisément à l’entrepreneur. Adam Smith se contente d’évoquer l’égoïsme du boucher, la recherche de la rentabilité, mais il précise tout de même que son égoïsme lui commande de bien servir sa clientèle. C’est à ma connaissance Jean- Baptiste Say qui saura le premier dire l’importance de celui qui organise les facteurs de production4. Il est différent de celui qui apporte son capital, son investissement, contre un intérêt à taux fixé (même si un entrepreneur engage souvent son propre patrimoine).

Né dans une famille d’entrepreneurs lyonnais, Jean-Baptiste Say peut faire la différence entre le profit et l’intérêt.

Le profit est bien la rémunération de l’art d’entreprendre, de présenter la bonne offre au bon moment – celui où les besoins de la clientèle sont en attente. Cet art est-il un « travail » ? Non. Ricardo fera l’inverse de Say et le personnage de l’entrepreneur sera également absent. Seul celui qui apporte le capital est important, et le profit est la rémunération de ce capitaliste. Voilà qui va permettre à Marx de dire que le propriétaire du capital est le maître du marché, et exploite celui qui a donné au produit sa vraie valeur : le salarié.

Nous en arrivons ainsi à la conception la plus courante, et la plus erronée de la valeur travail : seul le travail du salarié a de la valeur, et celle-ci n’est pas reconnue à sa juste mesure parce que le propriétaire capitaliste garde pour lui tout le profit qu’il réalisera dans la vente.

Progressivement, même en dehors du marxisme, on en viendra à associer systématiquement valeur et travail. La valeur marchande ne serait qu’un artifice, un trompe-l’œil pour légitimer la spoliation du travailleur par le capitaliste.

À partir de là on peut imaginer plusieurs issues :

  1. La révolution prolétarienne : la lutte des classes se termine par l’élimination de la propriété privée, après une transition politique provisoire (la phase de « dictature du prolétariat »)
  2. Le réformisme socialiste : le pouvoir politique redistribue les fruits de la production au nom de la justice sociale, qui tend à l’égalité des conditions
  3. La participation obligatoire : les entreprises sont amenées à partager les profits avec leur personnel, les actionnaires doivent renoncer à une partie de leurs dividendes
  4. La participation volontaire : l’entrepreneur individuel ou les actionnaires décident de stimuler le travail par l’attribution d’un pourcentage des profits, par des plans d’épargne d’entreprises, ou par des primes. Cela leur semble une façon de désamorcer la lutte des classes (considérée comme un phénomène inéluctable en système capitaliste). L’État ne leur en fait pas une obligation, mais c’est un mode de gestion qui peut aller jusqu’au « paternalisme » qu’il est difficile de perpétuer dans une économie de plus en plus complexe avec des emplois de plus en plus changeants.

 

Pour les libéraux classiques, dans la vraie tradition de Smith et de l’École autrichienne, le marché concurrentiel (procédure de découverte) est la meilleure façon de déterminer la valeur et sa répartition entre ceux qui la créent qui ont apporté du travail, ou de l’épargne, ou de l’art d’entreprendre. Ils ont servi la communauté en recherchant en permanence la qualité et la quantité de produits de nature à satisfaire les préférences des clients. Il n’y a rien de plus extraverti que l’économie de marché.

Sur le web

 

 

Un article publié initialement le 7 juillet 2023.

  1. Essai sur la nature et les causes de la richesse des nations , Puf Éd. 1995
  2. La Théorie des sentiments moraux, Presses universitaires de France, Puf Éd. 2011.
  3. Leçons sur la jurisprudence, Dalloz, Éd. 2009.
  4. Thomas Sowell, La loi de Say Préface Jacques Garello Litec, Éd. 1991

Ce qu’Adam Smith peut enseigner aux futurs dirigeants d’aujourd’hui

Par Zachary A. Collier.

Au cours de votre carrière, vous rencontrerez probablement un certain nombre de patrons différents, certains bons, d’autres moins bons. Vous finirez peut-être par vous retrouver en position de diriger d’autres personnes, peut-être au sein d’une équipe de projet, ou même dans un rôle de supervision directe. Assumer une fonction d’encadrement peut sembler une tâche intimidante. Bien sûr, tout le monde veut être un bon patron, mais tout le monde n’est pas un bon patron.

La gestion au sein d’une organisation est un rôle à multiples facettes, qui comporte de nombreuses possibilités d’erreurs. L’un des pièges que rencontrent les nouveaux managers lorsqu’ils passent de l’exécution du travail à la direction de l’exécution du travail d’autrui est le refus de céder le contrôle. À cet égard, nous pouvons nous inspirer du grand économiste Adam Smith, dans sa Théorie des sentiments moraux, où il décrit l’homme de système : « L’homme de système, sur la base de son expérience et de ses connaissances, l’homme de système est un homme qui n’a pas besoin d’être un homme de système :

« L’homme de système, au contraire, a tendance à être très sage dans sa propre conception ; il est souvent si épris de la beauté supposée de son propre plan idéal de gouvernement qu’il ne peut souffrir la moindre déviation d’une partie quelconque de ce plan. Il s’efforce de l’établir complètement et dans toutes ses parties, sans tenir compte ni des grands intérêts, ni des puissants préjugés qui peuvent s’y opposer. Il semble s’imaginer qu’il peut arranger les différents membres d’une grande société avec autant de facilité que la main arrange les différentes pièces sur un échiquier ».

Smith mettait en garde contre la planification et le contrôle centralisés à l’échelle de l’économie dans son ensemble, mais la même idée peut s’appliquer à l’organisation, voire à un projet complexe. Tenter de tout contrôler du haut vers le bas entraîne invariablement des conséquences inattendues et un manque d’harmonie.

 

Le micromanagement mène au désordre

Le micromanagement est l’une des façons dont les gens tentent d’exercer un contrôle.

Imaginez que votre patron aime tout microgérer. Vous avez probablement une certaine façon d’aborder la réalisation de votre travail, mais il insiste pour vous imposer des contraintes sur la façon dont vous exécutez vos tâches. Contrôlant constamment le travail de leurs employés, les patrons qui pratiquent la microgestion sont démotivants pour les travailleurs. Tout comme l’homme du système de Smith, le patron micromanager veut que le travail soit fait d’une manière spécifique et attend de chacun qu’il applique cette vision particulière. Smith poursuit :

« Il [l’homme de système] ne considère pas que les pièces de l’échiquier n’ont pas d’autre principe de mouvement que celui que la main leur imprime ; mais que, dans le grand échiquier de la société humaine, chaque pièce a un principe de mouvement qui lui est propre, tout à fait différent de celui que le législateur pourrait décider de lui imprimer. Si ces deux principes coïncident et agissent dans le même sens, le jeu de la société humaine se déroulera facilement et harmonieusement, et aura toutes les chances d’être heureux et fructueux. S’ils sont opposés ou différents, le jeu se poursuit misérablement et la société doit être à tout moment dans le plus grand désordre ».

Bien sûr, il arrive qu’au sein d’une organisation, des politiques et des instructions soient nécessaires et qu’elles partent du sommet vers la base. Mais les managers rencontrent des problèmes lorsqu’ils ne laissent pas l’information remonter de la base vers le sommet. Une bonne gestion exige un retour d’information et de la flexibilité, où chaque employé a la liberté de prendre des décisions et de résoudre des problèmes par lui-même – en termes de Smith, lorsque chaque pièce sur l’échiquier suit le principe de mouvement qui lui est propre.

 

Reconnaître les limites de ses connaissances

La flexibilité est importante en raison de notre propre manque de connaissances.

Lorsque la direction gouverne selon des règles descendantes, centralisées et inflexibles, imposant sa volonté à ceux qui se trouvent en dessous d’elle, le système s’effondre. Au fur et à mesure que la taille et la complexité du système organisationnel augmentent, la probabilité qu’une personne possède toutes les connaissances nécessaires pour accomplir avec succès toutes les tâches est réduite à zéro.

Comme l’a noté F.A. Hayek dans son essai L’utilisation du savoir dans la société, le savoir « n’existe jamais sous une forme concentrée ou intégrée », mais est plutôt décentralisé et existe sous la forme de « morceaux dispersés de connaissances incomplètes et souvent contradictoires » détenues par de nombreux individus différents.

Smith commente la nature largement dispersée et profondément individuelle de la connaissance dans La richesse des nations :

« Il est évident que chaque individu peut, dans sa situation locale, juger de l’espèce d’industrie domestique que son capital peut employer et dont le produit est susceptible d’avoir la plus grande valeur, bien mieux qu’aucun homme d’État ou législateur ne peut le faire pour lui. L’homme d’État qui essaierait de dire aux particuliers comment ils doivent employer leurs capitaux, non seulement se chargerait d’une attention des plus inutiles, mais s’arrogerait une autorité à laquelle on ne pourrait se fier en toute sécurité, non seulement à une seule personne, mais à aucun conseil ou sénat, et qui ne serait nulle part aussi dangereuse qu’entre les mains d’un homme qui aurait assez de folie et de présomption pour se croire apte à l’exercer ».

 

Qu’apprendre d’Adam Smith en matière de gestion ?

Tout d’abord, les bons managers ne peuvent pas tout contrôler comme les pièces d’un échiquier.

Ils doivent plutôt communiquer la vision et les exigences, tout en laissant les employés planifier et exécuter le travail.

En outre, des mécanismes de retour d’information doivent être mis en place pour permettre aux employés d’exprimer leurs préoccupations et de proposer des solutions lorsque les choses ne vont pas bien.

La flexibilité est essentielle. Il existe de multiples chemins pour atteindre le même objectif, et la microgestion du processus est contre-productive et conduit à des conflits internes.

Enfin, les managers doivent faire preuve d’humilité quant à la quantité de connaissances qu’ils possèdent réellement. Au lieu de penser qu’ils savent tout, les bons managers savent quand ils doivent s’appuyer sur les connaissances dispersées de leur équipe.

Alors que vous vous apprêtez à jouer un rôle de leader dans votre propre carrière, il est utile de garder l’esprit ouvert, de rechercher des conseils et des mentors, et d’apprendre autant que possible sur le management et le leadership. Les livres, les magazines et les sites web consacrés à ce sujet ne manquent pas.

Et s’il est bon de consulter des sources modernes, n’oubliez pas les leçons de gestion énoncées par Adam Smith il y a plus de 200 ans.

Sur le web

 

Anniversaire d’Adam Smith : l’économie de marché au service des plus modestes

Nous savons très peu de choses sur Adam Smith. Nous ne connaissons même pas la date de naissance du célèbre Écossais. Tout ce que nous savons, c’est la date de son baptême, le 5 juin 1723 (calendrier julien), ce qui signifie que, selon notre calendrier grégorien, il a été baptisé le 16 juin. Il n’a pas connu son père, fonctionnaire des douanes, mort à 44 ans, quelques mois avant sa naissance.

Parmi ceux qui n’ont jamais lu ses livres, certains le considèrent comme un partisan de l’égoïsme ultime, voire peut-être, comme le père spirituel du capitalisme extrême à la Gordon Gekko, qui s’exclame « Greed is good ! » dans le film Wall Street. C’est une image déformée qui découle de l’importance pour Smith de l’intérêt personnel des acteurs économiques dans son livre La richesse des nations.

 

Smith partisan de l’égoïsme ultime ?

Mais cette image est sans aucun doute erronée.

Le premier chapitre de son livre Théorie des sentiments moraux commence par une section intitulée « De la sympathie », qu’il définit comme « le fait de se sentir solidaire d’une passion, quelle qu’elle soit ».

Aujourd’hui, nous utiliserions probablement le mot « empathie » :

« Quel que soit le degré d’égoïsme de l’homme, il est évident qu’il existe dans sa nature certains principes qui l’intéressent à la fortune des autres et qui lui rendent leur bonheur nécessaire, bien qu’il n’en retire rien d’autre que le plaisir de le voir. C’est de ce genre que relève la pitié ou la compassion, l’émotion que nous ressentons pour la misère d’autrui, soit que nous la voyions, soit qu’on nous la fasse concevoir d’une manière très vivante ».

La sympathie de Smith allait surtout aux moins fortunés. De diverses sources de revenus il gagnait 900 livres par an, soit trois à quatre fois le salaire d’un professeur d’université. Mais à la lecture du dernier testament d’Adam Smith, son neveu David Douglas est déçu. Le testament confirme ce que les amis d’Adam Smith soupçonnaient depuis longtemps : il hérite beaucoup moins que ce qu’il espérait car Smith avait fait don de la quasi-totalité de sa fortune aux plus pauvres, la plupart du temps en secret. Sa générosité lui avait même valu, à un moment donné, de rencontrer des difficultés financières.

Si vous lisez ses deux principaux ouvrages, La richesse des nations et La théorie des sentiments moraux, vous aurez du mal à trouver un seul passage où il parle des riches et des puissants en termes élogieux. Les marchands et les propriétaires sont presque exclusivement dépeints sous un jour négatif, principalement comme des personnes égoïstes et avides de monopoles.

« Nos marchands et nos maîtres-fabricants se plaignent des effets néfastes des salaires élevés qui augmentent les prix et diminuent ainsi la vente de leurs marchandises, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Ils ne disent rien sur les effets néfastes des profits élevés. Ils ne disent rien des effets pernicieux de leurs propres gains. Ils ne se plaignent que des autres ».

Ou encore :

« Les gens du même métier se réunissent rarement, même pour se distraire, mais la conversation se termine par une conspiration contre le public ou par un stratagème pour faire monter les prix ».

Le Manifeste du parti communiste de Marx et Engels contient davantage de critiques positives sur les capitalistes que n’importe quel ouvrage d’Adam Smith : Marx et Engels écrivent avec admiration que la bourgeoisie crée constamment des forces de production plus puissantes que toutes les générations précédentes réunies.

 

Adam Smith : entre critique des riches et compassion envers les pauvres

Aucune trace d’une telle admiration dans l’œuvre de Smith. Au contraire, les riches sont la cible d’une critique caustique. Les défenseurs de Smith affirment que cela ne reflète pas un quelconque ressentiment général à l’égard des entrepreneurs ou des riches, mais plutôt le fait que Smith prône la libre concurrence et s’oppose aux monopoles. C’est certainement en partie vrai, mais à la lecture de ses deux principaux ouvrages, il semble qu’en fin de compte, Smith aime les riches autant qu’il n’aime pas les hommes politiques. Même lui n’était pas exempt du ressentiment traditionnellement entretenu par les intellectuels à l’égard des classes possédantes.

À l’inverse, de nombreux passages témoignent de sa sympathie pour la condition des plus modestes,  c’est-à-dire de la grande majorité de la population qui doit échanger son travail contre un salaire afin de gagner sa vie.

Dans Adam Smith’s America, Glory M. Liu passe en revue la perception d’Adam Smith et l’état de la recherche, quasi unanime à conclure que pour Smith, la caractéristique la plus importante de la société commerciale était qu’elle améliorait la condition des pauvres.

Citons un passage célèbre de La richesse des nations :

« Aucune société ne peut être florissante et heureuse si la plus grande partie de ses membres est pauvre et misérable. Il est d’ailleurs équitable que ceux qui nourrissent, vêtent et logent l’ensemble du peuple aient une part du produit de leur propre travail qui leur permette d’être eux-mêmes raisonnablement bien nourris, vêtus et logés. »

Aujourd’hui, ces mots sont parfois interprétés à tort comme un plaidoyer en faveur d’une redistribution des richesses par le gouvernement. Ce n’était pas son intention, et il n’appelait certainement pas à une révolution sociale. Mais selon lui, la pauvreté n’était pas inéluctable, et surtout, il ne faisait pas confiance aux gouvernements.

Dans le chapitre 8 de La richesse des nations, il souligne que la croissance économique continue est le seul moyen d’élever le niveau de vie et d’augmenter les salaires, car une économie stagnante entraîne baisse des salaires, et donc du niveau de vie.

Selon lui, « la famine n’a jamais eu d’autre cause que la violence d’un gouvernement tentant, par des moyens inappropriés, de remédier aux inconvénients d’une disette ».

Nous savons parfaitement à quel point il avait raison 250 ans plus tard, après des centaines, voire des milliers de tentatives infructueuses de maîtrise de l’inflation par le contrôle des prix.

 

Adam Smith vs Karl Marx

Karl Marx, quant à lui, pensait avoir découvert plusieurs lois économiques qui conduiraient nécessairement à la chute du capitalisme, telles que la « tendance à la baisse du taux de profit » ou l’appauvrissement du prolétariat.

Avant l’apparition du capitalisme, la plupart des habitants de la planète vivaient dans une extrême pauvreté.

En 1820, environ 90 % de la population mondiale vivait dans la pauvreté absolue. Au cours des dernières décennies, depuis la fin du communisme en Chine et dans d’autres pays, le recul de la pauvreté s’est accéléré à un rythme inégalé dans l’histoire de l’humanité. En 1981, le taux de pauvreté absolue était de 42,7 % ; en 2000, il était tombé à 27,8 % et il est aujourd’hui inférieur à 9 %.

Smith avait prédit que seule l’expansion des marchés pouvait conduire à une prospérité accrue.

C’est précisément ce qui s’est produit depuis la fin des économies planifiées socialistes. Rien qu’en Chine, l’introduction de la propriété privée et les réformes du marché ont permis de réduire le nombre de personnes vivant dans l’extrême pauvreté de 88 % en 1981 à moins de 1 % aujourd’hui.

À ma question de savoir en quoi Adam Smith était pertinent en Chine, Weiying Zhang, économiste spécialiste du marché libre à l’université de Pékin, m’a répondu :

« Le développement économique rapide de la Chine au cours des quatre dernières décennies est une victoire du concept de marché d’Adam Smith. Contrairement aux interprétations qui prévalent en Occident, la croissance économique et le recul de la pauvreté en Chine n’ont pas eu lieu à cause de l’État, mais malgré l’État, et ont été permis par l’introduction de la propriété privée. »

Alors que Karl Marx pensait que la condition des pauvres ne pouvait être améliorée qu’en abolissant la propriété privée, Smith croyait au pouvoir du marché.

Il n’était pas partisan d’une utopie libertaire sans État – il estimait que les gouvernements avaient des fonctions importantes à remplir.

 

L’importance de l’intérêt personnel

Néanmoins, en 1755, deux décennies avant la parution de La richesse des nations, il a lancé un avertissement lors d’une conférence :

« L’homme est généralement considéré par les gouvernements et les planificateurs comme le matériau d’une sorte de mécanique politique. Les planificateurs dérangent la nature dans le cours de son évolution dans les affaires humaines ; il ne faut rien de plus que les laisser tranquilles, leur donner libre cours dans la poursuite de leurs fins, pour qu’elles puissent établir leurs propres desseins […] Tous les gouvernements qui contrarient ce cours naturel, qui forcent les choses dans une autre voie, ou qui s’efforcent de freiner le progrès à un point particulier, sont contre nature, et pour se soutenir, sont obligés d’être oppressifs et tyranniques ».

Ces paroles étaient en effet prophétiques. La plus grande erreur des planificateurs a toujours été de s’accrocher à l’illusion qu’il est possible, théoriquement, de planifier un ordre économique. Ils croient que quelqu’un, assis derrière un bureau, peut façonner un ordre économique idéal et qu’il ne reste plus qu’à convaincre suffisamment d’hommes politiques de le mettre en pratique.

Aujourd’hui, on reproche souvent à Smith d’avoir souligné l’importance de l’intérêt personnel. En effet, il a souvent insisté sur le poids de l’égoïsme, précisément parce que les individus ont constamment besoin de l’aide d’autrui. Toutefois, il pensait qu’il ne fallait pas compter uniquement sur cette bonne volonté. C’est dans ce contexte qu’il a utilisé l’expression main invisible, qui l’a rendu si célèbre, bien qu’elle n’apparaisse que trois fois dans l’ensemble de son œuvre (ce que l’on retrouve avec Schumpeter et l’expression destruction créatrice, qu’il n’a utilisée que deux fois) :

« Comme chaque individu s’efforce donc, autant qu’il le peut, d’employer son capital au soutien de l’industrie nationale et de diriger cette industrie de manière à ce que son produit ait la plus grande valeur, chaque individu s’efforce nécessairement de rendre le revenu annuel de la société aussi élevé qu’il le peut. En général, en effet, il n’a pas l’intention de promouvoir l’intérêt public, ni ne sait dans quelle mesure il le promeut […] Et il est, dans ce cas comme dans beaucoup d’autres, conduit par une main invisible à promouvoir une fin qui ne faisait pas partie de son intention. Et ce n’est pas toujours le pire pour la société que cela ne fasse pas partie de ses intentions. En poursuivant son propre intérêt, il promeut souvent celui de la société plus efficacement que lorsqu’il a réellement cette intention. Je n’ai jamais vu beaucoup de bien fait par ceux qui affectaient de commercer pour le bien public ».

Les idéologies totalitaires cherchent à réduire le moi. Elles ne veulent rien d’autre que le subordonner au nous, comme le démontrent deux des maximes du national-socialisme :

« Du bist nichts, dein Volk ist alles » (tu n’es rien, ton peuple est tout) et « Gemeinwohl vor Eigenwohl » (l’intérêt public avant l’intérêt personnel)

Dans un discours prononcé en novembre 1930, Adolf Hitler a déclaré :

« Dans toute la sphère de l’économie, l’intérêt public est plus important que l’intérêt personnel : dans toute la sphère de la vie économique, dans toute la vie, il faut en finir avec l’idée que l’intérêt individuel est l’essentiel et que l’intérêt de la collectivité repose sur celui de l’individu, c’est-à-dire que ce dernier est à l’origine de l’intérêt de la seconde. L’inverse est vrai : le bénéfice du collectif détermine le bénéfice de l’individu. Si ce principe n’est pas reconnu, alors l’égoïsme s’installe inévitablement et déchire la communauté ».

Cette conviction est celle de tous les penseurs totalitaires, révolutionnaires et dictateurs, de Robespierre à Lénine, Staline, Hitler et Mao.

Hannah Arendt, l’un des plus grands penseurs du XXe siècle, a écrit dans La révolution :

« Ce n’est pas seulement dans la Révolution française, mais dans toutes les révolutions que son exemple a inspirées, que l’intérêt commun est apparu sous les traits de l’ennemi commun, et la théorie de la terreur, de Robespierre à Lénine et Staline, présuppose que l’intérêt de l’ensemble doit automatiquement, et même en permanence, être hostile à l’intérêt particulier du citoyen. »

Oui, de manière absurde, Arendt prétend que le désintéressement est la plus haute vertu, et que la valeur d’un homme peut être jugée par la mesure dans laquelle il agit contre son propre intérêt et sa propre volonté.

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